PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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publié le 29 septembre 2021

Enquête de l'Ifop. Frédéric Dabi :

« Chez les jeunes, l ’idéal de liberté est supplanté par l’égalité »


 

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr


 

En 1957, l’Ifop lançait pour la première fois une grande enquête sur la jeunesse. Un sondage réitéré en 1968, 1978, 1988, 1999, puis en 2021, à l’initiative de Frédéric Dabi et de son confrère Stewart Chau, de l’institut ViaVoice, auprès de 1 500 jeunes âgés de 18 à 30 ans. De ces six « photographies », ils ont tiré un ouvrage, « la Fracture », qui met en lumière les espoirs, les valeurs et les contradictions de la jeunesse actuelle. Entretien.


 

C’est une des données frappantes de votre enquête : le niveau de bonheur des jeunes s’écroule. De quelle ampleur est le phénomène et quel rôle le Covid joue-t-il ?

Frédéric Dabi C’est un véritable effondrement : la réponse « très heureux » obtient 27 points de moins qu’en 1999. S’il existe bien non pas une mais des jeunesses, qu’il s’agisse de lycéens, d’étudiants, de jeunes en recherche d’emploi ou au travail, trois indicateurs se dégradent. Le niveau de bonheur plonge, le sentiment de vivre une période de malchance est très partagé, et la notion d’idéal s’évanouit. Une génération Covid s’est construite du fait d’un vécu partagé – « on va payer pour la dette » ; « on a été stigmatisés » ; « on a été sacrifiés » –, avec une logique de citadelle assiégée. Néanmoins, ce n’est pas une explication suffisante.

Dans les années 1980, le sida, le chômage de masse, les TUC (contrats aidés créés en 1984 – NDLR), les nouveaux pauvres n’avaient eu qu’un effet marginal sur l’indicateur de bonheur. Cette fois, le Covid a eu un effet amplificateur pour des jeunes qui ont préalablement vécu une succession de chocs comme le terrorisme, ou encore l’urgence écologique. Mais la réduction ad Covidum n’est pas juste. Notre enquête montre aussi une jeunesse résiliente et d’un optimisme individuel beaucoup plus fort que parmi l’ensemble des Français. Par exemple, 90 % estiment que « la vie a beaucoup à leur à offrir ».

Outre un rapprochement entre les valeurs des jeunes et celles de leurs aînés, vous relevez un retour des valeurs dites traditionnelles, comme la famille. Est-ce là aussi un effet de la crise ?

Frédéric Dabi Les jeunes sont très pragmatiques, désidéologisés, et font leur marché entre des valeurs plutôt modernes, d’ouverture et des valeurs dites traditionnelles, qu’ils ne perçoivent pas forcément comme telles. Sur la famille, la crise a un effet accélérateur parce qu’elle a renforcé les liens. Certains jeunes sont retournés chez leurs parents, d’autres ont été aidés. Mais c’est aussi une rupture avec l’imagerie de relations intrafamiliales ontologiquement conflictuelles, très valable dans les années 1960-1970. Pour les jeunes, elle est de moins en moins le lieu du conflit sur la libération de la femme, sur la politique, sur les mœurs, sur l’avortement, l’homosexualité… Car un mouvement d’homogénéisation s’est opéré. En revanche, sur certains sujets de société, s’ils ne sont pas dans l’opposition, ils font bande à part, ils ne se comprennent pas avec leurs aînés. Par exemple, quand les jeunes parlent d’islamophobie, les plus de 40 ans jugent que c’est exagéré.

Les critères de définition d’un bon travail évoluent. Bien sûr, la rémunération compte, mais l’intérêt, la quête de sens, l’utilité du travail montent en puissance.

Comment la crise a-t-elle affecté leur rapport au travail ?

Frédéric Dabi Ce qui est nouveau, c’est que ceux qui ont un travail lient plus que par le passé les sphères personnelle et professionnelle. Ils réhabilitent également l’entreprise, avec un regard globalement positif, tout en opérant une distinction entre TPE-PME et grands groupes, toujours jugés sévèrement, avec même un effet repoussoir. Surtout, les critères de définition d’un bon travail évoluent. Bien sûr, la rémunération compte, mais l’intérêt, la quête de sens, l’utilité du travail montent en puissance.

Sur les questions économiques, les conceptions libérales, voire conservatrices, semblent imprégner la jeunesse. Y voyez-vous un effet collatéral de la droitisation du débat public ?

Frédéric Dabi C’est une jeunesse kaléidoscopique, mais le libéralisme est un mot devenu moins tabou. Alors qu’il a pu être un terme « Voldemort » (l’ennemi d’Harry Potter dont on ne doit pas dire le nom – NDLR) qu’on prononçait à peine, il est jugé positif par six jeunes sur dix. 60 % des 18-30 ans estiment aussi qu’un « chômeur peut trouver du travail s’il le veut vraiment ». Mais cela n’empêche pas l’idéal de liberté, sur le plan des valeurs, d’être supplanté par l’égalité. Plus qu’une droitisation, c’est une forme de pragmatisme absolu avec des cadres idéologiques un peu rompus. Cela induit certains décalages.

La jeunesse serait aussi plus favorable à une conception multiculturelle de la société, tout en étant encline à partager certaines propositions du RN, comme la préférence nationale. Est-ce le fruit de clivages qui traversent cette génération ?

Frédéric Dabi Cela peut paraître surprenant. Pour 60 % d’entre eux, le « droit d’asile » a une connotation positive – contre 44 % seulement pour l’ensemble des Français –, 69 % sont favorables à l’idée de multiculturalisme, 61 % au droit de vote des étrangers… Mais ce tropisme d’ouverture se fracasse sur les réalités socio-économiques. Quand on leur demande s’il faut, en période de crise, réserver en priorité les embauches aux Français, près des trois quarts approuvent. C’est quand même la préférence nationale de Jean-Marie Le Pen, mais cette génération n’a connu ni ses calembours douteux, ni ses dérapages. Cette idée est davantage partagée par les jeunes hommes et par les 25-30 ans qui sont en insertion et constituent cet électorat jeune tenté par Marine Le Pen.

Quatre jeunes sur dix estiment qu’il existe un privilège blanc ; six sur dix pensent que l’islamophobie est une réalité, quatre sur dix qu’il y a un racisme d’État.

 

Dans le même temps, ils sont aussi bien plus sensibles aux différentes formes de discrimination…

Frédéric Dabi Ils ont une capacité d’indignation permanente et font le constat d’une société injuste à presque 60 %. Ils ne sont pas « wokes » (éveillés en français, désigne le fait d’être conscients des problèmes liés à la justice sociale et à l’égalité raciale – NDLR), ils ne connaissent pas ce mot, mais ils en partagent certains piliers comme le rejet des injustices et la défense des identités. Ils ne sont pas dans une logique assimilationniste. C’est un vrai point de divergence avec l’ensemble des Français. Quatre sur dix estiment qu’il existe un privilège blanc ; six sur dix pensent que l’islamophobie est une réalité, quatre sur dix qu’il y a un racisme d’État. Cela ne se traduit pas par une opposition avec les autres générations mais par un dialogue de sourds.

 

Pour les jeunes, la laïcité, c’est d’abord mettre les religions sur un pied d’égalité et garantir la liberté de conscience. 

 

Alors que religion et laïcité font régulièrement la une, quel rapport les jeunes entretiennent-ils avec ces sujets ?

Frédéric Dabi Pour le grand public, le principe de laïcité renvoie à la séparation de la politique et des religions ou à l’idée de faire reculer l’influence de ces dernières. Pour les jeunes, c’est d’abord mettre les religions sur un pied d’égalité et garantir la liberté de conscience. 67 % jugent justifié que les enseignants montrent des caricatures. 75 % des jeunes considèrent qu’il faut respecter les religions et ne pas offenser les croyants. En conséquence, et contrairement à l’ensemble des Français de plus de 35 ans, ils n’opèrent pas de distinction entre le droit au blasphème et l’interdiction de discriminer. En outre, 36 % des jeunes assurent que la religion est très importante pour eux. Et 51 % déclarent croire en Dieu. Mais ils sont aussi 49 % à dire croire en l’astrologie. On observe, certes, un retour à la religion mais aussi une envie de croire dans un contexte où tous les modèles, tous les cadres traditionnels ont beaucoup décliné.

L’importance de l’enjeu climatique est une autre grande spécificité. Dans quelle mesure cette préoccupation est-elle partagée ?

Frédéric Dabi C’est vraiment l’enjeu prioritaire. Trois quarts des jeunes se considèrent engagés vis-à-vis du climat et ils se montrent très critiques sur l’action politique. Que ce soit par Emmanuel Macron ou les écolos, ils ont été déçus. Ils ne supportent pas la procrastination. Cela conduit à une certaine radicalité : un sur cinq se dit prêt à se sacrifier pour le climat. Évidemment, ce n’est qu’une déclaration, mais cela témoigne de l’importance de la question. Si c’est un des rares sujets sur lesquels ils croient au collectif, ils font davantage confiance aux citoyens, voire aux entreprises, qu’à l’État pour faire avancer les choses. Contrairement à d’autres sujets, en la matière, cette génération est très diffusionniste : elle a imposé l’équation écologie égale climat.

Sur le rapport des jeunes à la démocratie, vous pointez une tentation pour un modèle autoritaire. La République et ses institutions ne convainquent-elles plus ?

Frédéric Dabi Avant tout, il faut rappeler que 78 % de ces jeunes estiment que la démocratie est la seule forme de gouvernement acceptable. Mais l’enquête montre également un essoufflement d’une République rendue responsable de l’installation d’inégalités et de discriminations. La tentation d’un chef autoritaire qui n’aurait pas à se soucier des élections – perçu comme positif par près d’un jeune sur deux (73 % chez ceux qui se classent parmi les privilégiés, contre 40 % pour les catégories défavorisées – NDLR) – vient de l’attente d’une plus grande efficacité. Ce qui est le plus dévastateur pour le politique, ce n’est pas tant le « tous pourris », que le « tous impuissants ». Cela vient aussi d’une remise en cause du principe de représentativité, déléguer son pouvoir à quelqu’un va moins de soi pour eux. D’où une appétence pour des formes plus directes de démocratie, comme la démocratie participative.

Les derniers scrutins ont été marqués par une surabstention des plus jeunes. Un tel « exil électoral » est-il susceptible de se reproduire à la présidentielle de 2022 ?

Frédéric Dabi C’est la question la plus difficile. L’abstention n’est pas une fatalité : en 1981, en 1995 ou en 2007, les jeunes motivés par le changement ont voté autant, voire plus, que les Français. Mais nous sommes aussi dans un cycle abstentionniste jamais vu. À toutes les élections depuis 2017, sauf les européennes, le seuil de 50 % d’abstention a été franchi. Parmi les jeunes, la proportion est terrible, un véritable exil : 84 % d’abstention aux régionales. Cela recouvre plusieurs réalités. D’abord une désaffiliation, avec une offre électorale qui n’est pas jugée satisfaisante. Mais surtout, un sentiment de vanité du vote, l’idée que voter ne change pas la vie, ne résout pas les problèmes. Est-ce que cela signifie automatiquement que la présidentielle sera un véritable cimetière de participation ? Difficile à dire. Deux tiers des jeunes estiment tout de même que cette élection est une chance pour la France. Et avec le Covid, tous les candidats investissent encore davantage la question de la jeunesse.

 

 « La Fracture », de Frédéric Dabi avec Stewart Chau. Éditions les Arènes, 278 pages, 19,90 euros.

publié le 29 septembre 2021

Mal-être et agents désenchantés :

crise de sens dans le service public 

Par Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.fr

Des milliers de fonctionnaires et contractuels ont répondu à une enquête révélant une perte de sens de leur travail et de leurs missions. Plus de de 3 000 d’entre eux ont rédigé un témoignage. Des récits éclairants sur l’état, mal en point, des troupes du service public.


 

Parfois, un seul mot suffit pour résumer son état d’esprit. « Désabusée », lâche ainsi une enseignante, pour décrire la perte de sens de son travail. « Lassitude », synthétise un soignant. D’autres sont plus prolixes, comme ce cadre du ministère du travail, qui rêve d’efficience : « C’est quand même souvent le foutoir et les sujets [d’organisation] sont souvent vus comme secondaires […]. L’action de l’État serait plus efficace si on réfléchissait un peu avant d’agir ! »

Ces témoignages ont été déposés dans le cadre d’une enquête du collectif Nos services publics. Fonctionnaires et contractuels ont été interrogés, entre avril et août 2021, « sur le sens et la perte de sens de leur travail ». 4 555 agents ont répondu. Plus de 3 000 ont rédigé un témoignage et accepté, dans leur majorité, que ces récits soient rendus publics et compilés dans un fichier.

Parcourir ce document provoque un léger vertige. On y lit l’absurdité de certaines tâches ou injonctions du quotidien, la lourdeur de la hiérarchie, la détresse, la souffrance et, parfois, la violence du management. « J’ai subi une mise au placard durant trois ans. Je ne savais plus pourquoi je me levais », raconte un anonyme. Un autre dépeint « la face cachée et sordide » de la direction générale d’une collectivité territoriale et développe : « Une fois entré dans ce cercle très fermé, j’ai réalisé combien le pouvoir était concentré dans une poignée d’individus dont l’ambition n’avait rien à voir avec l’intérêt général. J’ai pu appréhender leur soif de carriérisme, le déni de leur désintérêt pour le bien commun […]. »

Les résultats de cette enquête révèlent « un mal-être profond », souligne le collectif. 80 % des répondants déclarent être confrontés « régulièrement ou très fréquemment à un sentiment d’absurdité dans l’exercice de leur travail ». Ils déplorent une perte de sens qui égratigne leur engagement. Plus de deux tiers des sondés (68 %) déclarent en effet avoir rejoint le service public « pour servir l’intérêt général ». Aujourd’hui, ils en sont déçus.

En toute transparence, les auteurs de l’enquête concèdent quelques biais. Et en premier lieu, un panel non représentatif de l’ensemble des agents français. Ceux de catégorie A sont ainsi surreprésentés (60 %) dans le sondage par rapport aux catégories B et C. Les contractuels, eux, représentent 12 % de l’échantillon. Le collectif estime toutefois que le volume de réponses et la concordance des témoignages demeurent significatifs. Et que le mal-être fait peu de doutes.

Les difficultés citées battent en brèche certains préjugés. La carrière et la rémunération arrivent loin derrière le manque de moyens, premier motif de désenchantement. Selon le collectif, ce motif est particulièrement marqué dans les secteurs de la justice, de l’Éducation nationale et de la santé. « L’hôpital public est devenu un endroit où l’on ne soigne plus les gens, raconte un infirmier en psychiatrie. Les patients sont des chiffres qu’il faut vite faire sortir [pour que] d’autres prennent leur place pour faire plus de chiffre. Moi, je suis là pour faire du soin, faire du bien aux malades, pas pour les réexpédier chez eux, presque aussi mal qu’à leur arrivée. »

Parmi les problèmes rencontrés, les répondants citent en tout premier lieu ceux qui limitent l’accomplissement de leur mission.

Stéphanie, professeure des écoles, résume sa vision, côté Éducation nationale : « faire toujours plus avec de moins en moins de moyens », tandis qu’un autre enseignant déplore de devoir « être rentable ». Les réformes successives au sein de l’Éducation nationale sont maintes fois citées comme un motif de perte de sens... et de boussole. « Faire et défaire selon les orientations du ministre en poste », cingle une prof. Jean-Michel Blanquer est d’ailleurs nommé près de trente fois comme étant la source du problème.

Un de mes supérieurs m’a dit : “J’assume la baisse de qualité du service”.

Manque de moyens, manque de temps et parfois... manque d’humanité. L’expression revient à maintes reprises, dans les milliers de témoignages. « Je n’ai plus le temps d’être à l’écoute des personnes, alors qu’il s’agit du cœur de mon métier », déplore une assistante sociale qui s’indigne de devoir « mettre des familles dans des cases » par souci de « rentabilité ». Une conseillère emploi-formation, elle, dénonce « une instruction des demandes de RSA dématérialisée et sans prise en compte de l’individu et de ses besoins spécifiques ».

D’autres motifs de désillusion « s’entrecroisent régulièrement », selon le collectif à l’origine de l’enquête. Parmi eux, les lourdes et interminables procédures, « ces formulaires administratifs sans fin et qui ne seront jamais lus » ou les petites – mais agaçantes et répétées – absurdités : « Des palettes livrées au rez-de-chaussée alors qu’elles sont stockées au sous-sol. »

Les témoignages révèlent aussi l’impression « de servir un intérêt particulier plus que l’intérêt général », allant de pair avec une hiérarchie régulièrement jugée hors sol. « Ce qui importe pour mes supérieurs, c’est le paraître, la communication et leur carrière », raconte un bibliothécaire, qui décrit le moment précis où sa mission a perdu tout son sens : « Un de mes supérieurs m’a dit : “J’assume la baisse de qualité du service.” »

Quant à ceux qui se décrivent comme « la base », ils regrettent de n’avoir que rarement leur mot à dire : « Tout descend d’en haut, on n’écoute plus les gens de terrain », pointe Olivier, adjoint gestionnaire dans l’Éducation nationale.

Le « sentiment d’absurdité » dépeint par 80 % des répondants « croît légèrement avec l’âge des enquêtés », soulignent les auteurs du sondage. En clair : plus ils sont âgés – et expérimentés –, plus les agents sont désappointés. Un inspecteur des affaires sociales dépeint ainsi « une lente impression [d’être] transformé au fil des années en simple contrôleur de gestion, dont l’unique objectif serait de faire remonter des chiffres sur des réformes prioritaires conduites en nombre ». Il déplore que « la tutelle/le cabinet ne s’engage [jamais] en retour à tenir des discussions sur des problématiques de long terme et sur les moyens pour y faire face ».

Seule petite lueur d’espoir dans cet océan de désillusions et de paperasse, le service de l’intérêt général et l’intérêt pour la mission restent, selon le sondage, les premiers motifs évoqués par les agents pour rester en poste. « Je rêve de construire un service public à partir [des habitants] et avec les habitants », témoigne ainsi Vanessa, employée de mairie. Malgré ses critiques sur « la recherche de l’optimisation », elle confie un autre sentiment, celui « de ne pas servir à rien, pour [s]on territoire ».

publié le 28 septembre 2021

« Du côté des politiques, plus grand-monde n’ose aborder la question du logement, pourtant fondamentale »

par Maïa Courtoissur www.bastamag.net

Encadrement des loyers, logement social, rénovation... Alors que les confinements ont mis en exergue les inégalités de logement, Manuel Domergue, de la Fondation Abbé Pierre, convoque ces enjeux historiques à l’approche des présidentielles.

Basta ! : Les expulsions locatives ont repris cet été. Près de 30 000 ménages sont menacés. Quelles conséquences de la crise sanitaire observez-vous sur la difficulté de se maintenir dans le logement ?

Manuel Domergue [1] : Les conséquences sociales sont encore à déterminer, dans la mesure où la crise sanitaire n’est pas finie. Pour l’instant, les victimes sociales de cette crise sont essentiellement les personnes déjà fragilisées, qui avaient du mal à payer leur loyer. La crise leur a maintenu la tête sous l’eau : elles ont eu plus de mal à trouver des arrangements avec leurs bailleurs, à commencer à régler leurs dettes, et à sortir des procédures d’expulsion par le haut. Dans les mois qui viennent, peut-être y aura-t-il davantage de nouveaux pauvres : certaines entreprises qui se maintiennent encore grâce aux aides publiques pourraient couler... Dans toutes les crises, les conséquences sociales s’observent sur le long terme ; et il faut parfois des années avant que cela se transforme en expulsions locatives. Entre la perte d’emploi, puis la fin de droits, et enfin le moment où les ménages n’arrivent plus à payer leurs loyers, il s’écoule toujours des mois, voire des années. Ceci étant, au vu des files d’attente pour les distributions alimentaires, il y a déjà de la casse sociale.

Le gouvernement a annoncé le maintien de 43 000 places d’hébergement d’urgence, même hors période hivernale, et ce jusqu’en mars 2022. La ministre du logement Emmanuelle Wargon vient d’annoncer, le 6 septembre, un travail autour d’une loi de programmation pluriannuelle des places d’hébergement. Assiste-t-on à une rupture avec la traditionnelle gestion au thermomètre ?

Chaque année, jusqu’à la fin de la période hivernale, on ne sait pas si les places d’hébergement seront pérennisées : cela créé de l’incertitude pour les personnes. Cette annonce ministérielle, en visant à pérenniser des places, relève d’une bonne orientation. Mais elle n’engage pas à grand-chose. D’abord, ce n’est que l’acceptation de travailler ensemble sur le sujet. Ensuite, elle arrive en fin de mandat [2], alors que tout l’intérêt d’une loi de programmation pluriannuelle est d’être établie en début de quinquennat. Par ailleurs, il y a une limite au maintien des places : il n’équivaut pas au maintien des personnes. Il peut y avoir du turn-over, des remises à la rue pour faire entrer d’autres personnes : nous n’avons pas de garantie que la continuité de l’hébergement soit respectée. Par-dessus tout, l’objectif n’est pas de laisser les personnes pendant des mois dans de l’hébergement précaire, des hôtels parfois surpeuplés, où enfants et parents dorment dans le même lit, en périphérie des villes... On peut se féliciter que les personnes ne soient pas à la rue, mais on ne peut pas s’en contenter. Cela ne respecte pas l’ambition affichée par la politique du Logement d’Abord [le programme social lancé par Emmanuel Macron après son élection, qui vise à reloger les personnes sans domicile, ndlr]. Dans l’idéal, il faudrait une loi qui planifie les dépenses de l’État sur le logement social et le Logement d’Abord.

Justement, à moins d’un an de la fin du quinquennat, quel bilan faites-vous du plan Logement d’Abord ? Lancé par ce gouvernement, il visait précisément à mettre fin aux parcours sinueux dans l’hébergement pour favoriser l’accès direct au logement.

Le bilan est assez critique. Sur le papier, c’était à saluer : beaucoup de mesures reprenaient les préconisations des associations, deux appels à manifestation d’intérêt en 2018 et 2020 ont permis à 46 collectivités de s’approprier cette politique. Un consensus s’est créé. Chaque année, ​​davantage de ménages sortent de leur situation de sans-domicile pour aller vers un logement pérenne. Mais il y a des signaux contradictoires. Dans la plupart des collectivités engagées, on a augmenté un peu les objectifs de logements très sociaux, créé une ou deux pensions de famille... On reste dans une dimension expérimentale, marginale. Quant au gouvernement, il n’a pas du tout mis les moyens à la hauteur de son plan. Ceux-ci ont été cannibalisés par l’hébergement d’urgence, à l’opposé des objectifs du Logement d’Abord. Surtout, ce gouvernement a coupé dans les politiques traditionnelles servant à faire du Logement d’Abord – même lorsque cela ne s’appelait pas encore ainsi. C’est très paradoxal de demander aux bailleurs sociaux d’accueillir les ménages qui viennent de la rue, d’éviter les expulsions, tout en leur coupant les vivres. Cela a été le cas avec la réforme des APL, ou encore avec le dispositif de réduction du loyer de solidarité – une ponction de 1,3 milliard par an. Alors que les bailleurs sociaux devraient être les acteurs principaux du Logement d’Abord…

Aujourd’hui, comment décririez-vous la santé financière des bailleurs sociaux ?

Avant le début du quinquennat, ils étaient plutôt en bonne santé financière. Et heureusement, car on en a besoin ! Cette bonne santé financière ne se traduit pas par des dividendes ou des stock-options, puisque ce sont des acteurs à but non lucratif, ou à la lucrativité très encadrée. Depuis quinze ans, celle-ci leur a permis de faire de la rénovation urbaine, de doubler la production HLM, d’accueillir des ménages de plus en plus pauvres, dans un contexte où les aides à la pierre avaient quasiment disparu. Aujourd’hui, ils sont en moins bonne santé financière, avec un endettement accru auprès de la Caisse des dépôts. Cela se traduit par une baisse de la production neuve, ou par des loyers de sortie trop élevés, que les pouvoirs publics acceptent pour pouvoir boucler les opérations. Ces logements neufs ne sont dès lors pas destinés aux plus pauvres. Ceux qui paient vraiment les ponctions de l’État, ce ne sont donc pas tant les bailleurs sociaux et leurs salariés ; mais bien les gens qui ne pourront pas accéder au parc social ou qui y paient des loyers trop élevés. Autre conséquence : la baisse des dépenses d’entretien – ascenseurs, isolation… – pour rééquilibrer les comptes. Le parc va se dégrader au fil des années... À un moment, il faudra faire des rénovations à grands frais.

Dans le parc privé, comment percevez-vous la progression de l’idée d’encadrement des loyers ?

Au début du quinquennat, nous étions très inquiets. Votée dans la loi ALUR en 2014, cette mesure avait été détricotée par le gouvernement Valls. Seules Paris et Lille l’avaient mise en place, avant que cela ne soit cassé par les tribunaux. Puis, nous avons eu de bonnes surprises : d’abord, la juridiction administrative a acté la légalité de l’encadrement à Paris. La loi ELAN a clarifié ce point de droit, en affirmant qu’une collectivité pouvait mettre en place l’encadrement sur une seule partie de l’agglomération. Une sorte de compromis, reflétant l’avis mitigé de la majorité et d’Emmanuel Macron. Après les élections municipales de 2020, beaucoup de collectivités se sont lancées. On compte aujourd’hui Paris et Lille, Grenoble, Lyon, Villeurbanne, Montpellier, Bordeaux, Plaine Commune depuis le 1er juin et bientôt Est Ensemble en Île-de-France... Le projet de loi 4D va aussi prolonger l’expérimentation de 2023 à 2026. Les premiers retours à Paris sont assez positifs. Il n’y a pas de baisse massive des loyers, mais un écrêtement des loyers les plus abusifs. C’est un acquis important, qui n’était pas du tout gagné. Nous espérons que les villes et les habitants se l’approprieront de plus en plus, que les propriétaires bafouant la loi seront davantage sanctionnés… Pour que l’on puisse envisager, dans un second temps, un encadrement plus strict dans les villes très chères. Aujourd’hui, on prend le loyer médian du marché, on rajoute 20 %, et il est interdit d’aller au-delà ; on pourrait passer à 10 %, ou 0 %...

Quelle place peut-on espérer pour le logement dans le débat politique de ces présidentielles ?

C’est un sujet que nous avons beaucoup de mal à politiser, ces dernières années. Au début du quinquennat Hollande, ce chantier était très investi politiquement, avec des mesures identifiées à gauche sur la production HLM ou l’encadrement des loyers. Puis il y a eu un retour en arrière avec le gouvernement Valls. Cette partie de la gauche a mis en sourdine ses revendications, parce qu’elle a fait tout et son contraire. Emmanuel Macron, lui, est arrivé avec une idéologie de la dérégulation, du choc de l’offre. Il s’est aperçu que cela ne marchait pas et, face à cet échec, a également mis en sourdine ses ambitions. En somme, plus grand-monde n’ose aborder cette question. Idem chez les écologistes, pris dans une tension entre la volonté de ne pas artificialiser davantage, de ne pas faire trop de densité, et en même temps la nécessité de faire du logement.

Les confinements ont montré que le logement était fondamental pour vivre, travailler, se protéger. Il faut arriver à transformer cette prise de conscience en une politique publique offensive. Notre crainte, c’est que cela ne se traduise que par des réactions individuelles : des cadres s’achetant des résidences secondaires, ou télétravaillant depuis une banlieue lointaine et verdoyante… Et des gens vivant dans des taudis ou des logements surpeuplés qui y restent. Pendant cette campagne, nous misons beaucoup sur le thème de la rénovation énergétique. Pour les politiques de tous bords, c’est un boulevard : il s’agit de relance économique, de diminution de l’empreinte carbone, de pouvoir d’achat des ménages, de santé des occupants… Même si, dans le fond, le sujet n’est pas si consensuel, car il pose la question des aides publiques pour les ménages les plus modestes, de l’obligation, de la planification.

Vous évoquez la difficulté de politiser le thème du logement. Du côté de la société civile, il semble également compliqué de mobiliser. En dehors des actions associatives, il n’existe pas de mouvement citoyen d’ampleur...

C’est en effet un gros écueil. Et c’est notre difficulté depuis toujours – sauf exceptions, comme l’appel de l’Abbé Pierre en 1954 ou les Enfants de Don Quichotte en 2006. Les gens sont sensibilisés à des sujets comme l’encadrement des loyers, les impacts d’Airbnb... Mais les mobilisations demeurent ponctuelles, éphémères. À Lyon, le collectif Jamais sans Toit est porté par des parents d’élèves qui occupent des écoles pour loger des élèves sans domicile : c’est très intéressant, mais cela reste local. En ce moment, les mobilisations citoyennes ne sont pas florissantes. Et puis le sujet est perçu comme très technique. Les personnalités politiques en campagne, tout comme nous, dirigeants associatifs, avons la responsabilité de montrer qu’il y a des solutions, nécessitant un peu de courage politique… Mais aussi des choix à faire entre groupes sociaux. C’est cela qui n’est pas simple à expliquer. Si vous faites du Logement d’Abord, cela implique d’attribuer des logements sociaux à des sans-domicile plutôt qu’à d’autres ménages. Si vous faites de l’encadrement des loyers, vous privilégiez les locataires du parc privé par rapport à leurs bailleurs. Ces arbitrages financiers font des gagnants et des perdants... Il y a donc du conflit. Du conflit de classe. Mais c’est cela, politiser un sujet.

Notes

[1] Directeur des études de la Fondation Abbé Pierre.

[2] Selon le ministère, les rendus des groupes de travail auront lieu au premier trimestre 2022.

publié le 26 septembre 2021

Précarité. Le cri des jeunes :

« À 20 ans, on veut vivre, pas survivre »

Alexandra Chaignon sur www.humanite.fr

La crise sanitaire, qui a exacerbé une précarité déjà criante, les a heurtés de plein fouet. La réponse de Macron ? Une mesurette, le « REJ » (revenu d'engagement pour les jeunes), quand il faudrait à la jeunesse un plan à la hauteur de ses aspirations. La grande enquête de l’Ifop auprès des 18-30 ans le dit : le niveau de bonheur des jeunes s’écroule. Pourtant, ils estiment que la vie a beaucoup à leur offrir...

Morgan a 21 ans. L’âge de tous les possibles, normalement. Sauf que l’horizon du jeune homme est aujourd’hui bouché. Sans boulot, sans revenu, il en est réduit à vivre au jour le jour. « Je travaillais dans la restauration. Je ne roulais pas sur l’or, mais je pouvais payer mon loyer, manger, sortir. Avec le Covid, tout s’est arrêté. J’ai perdu mon emploi. J’ai tenu quelques mois sur mes maigres économies, car je n’ai pas droit à des aides. J’ai fini par rendre mon studio, car je ne pouvais plus payer les charges. Depuis, je suis hébergé à droite, à gauche. J’ai quand même passé quelques nuits dans ma voiture. » Comme beaucoup, ce jeune Normand venu à Paris en espérant trouver un emploi survit grâce aux associations et à leurs distributions alimentaires. « À 20 ans, on veut vivre, pas survivre », lâche-t-il, amer.

L’Observatoire des inégalités indique que, en 2002, 8,2 % des 18-29 ans sont pauvres, contre 12,5 % en 2018, soit une progression de plus de 50 % !

Si la crise sanitaire a principalement frappé les plus âgés, la crise économique et sociale qui la suit affecte en premier lieu les jeunes. En réalité, elle a révélé la grande précarité des moins de 25 ans. Dans son dernier rapport, paru en septembre, l’Observatoire des inégalités indique que, en 2002, 8,2 % des 18-29 ans sont pauvres, contre 12,5 % en 2018, soit une progression de plus de 50 % ! « Les jeunes adultes constituent la tranche d’âge où le risque d’être pauvre est le plus grand et pour qui la situation s’est la plus dégradée en quinze ans », note l’Observatoire.

Obligés de sauter des repas

Épiceries solidaires, maraudes, distribution de colis alimentaires sont autant d’illustrations de la précarité des jeunes, qui s’est accentuée en nombre et en intensité depuis la crise sanitaire. « À Lyon, pendant le confinement, 4 000 étudiants ont fréquenté les épiceries sociales et solidaires, et 95 % d’entre eux étaient inconnus de ce réseau », notait ainsi Antoine Dulin, vice-président du Conseil économique, social et environnemental (Cese) et rapporteur de plusieurs avis sur l’insertion et les droits des jeunes, dans le dernier rapport de la Fondation Abbé-Pierre sur le logement.

   Un quart des 24-35 ans déclarent vivre dans l’insécurité des découverts bancaires, soit   10 points de plus que l’ensemble des Français.

Samia, 23 ans, en est la parfaite illustration. Étudiante à Marseille, elle a perdu son job dans une enseigne de prêt-à-porter en mars 2020. « Les quelques heures que je faisais me permettaient d’aider ma mère, chez qui je vis avec ma petite sœur. Ma mère s’est retrouvée au chômage partiel; du coup, c’était difficile », résume-t-elle de façon pudique. Elle avoue avoir eu « parfois un peu faim ». « Heureusement, une association étudiante livrait sur le campus des colis chaque semaine. J’en bénéficie encore une fois par semaine », confie-t-elle.

Selon le dernier baromètre de la pauvreté du Secours populaire français, 34 % des moins de 35 ans sautent des repas. Autre enseignement de cette étude : « Affectés par les cours à distance, la fin des jobs étudiants ou celle des missions d’intérim », un quart des 24-35 ans déclarent vivre dans l’insécurité des découverts bancaires, soit 10 points de plus que l’ensemble des Français.

Une solidarité familiale mise à mal

« Comme d’habitude, ce sont les plus vulnérables qui ont été les plus exposés », rappelle la sociologue Patricia Loncle, coauteure de l’ouvrage « Une jeunesse sacrifiée ? », pointant notamment les « inégalités entre générations ». « Au sein d’une même génération, les inégalités sociales demeurent très fortes. Avec la crise, par le biais de l’enseignement à distance, de l’accès à Internet, du fait de bénéficier d’une chambre à soi, etc., ces inégalités se sont renforcées. » Depuis l’après-guerre, la protection sociale repose en effet sur la solidarité de la famille. Sauf qu’avec la crise sanitaire, elle n’a pas pu fonctionner partout. Les familles modestes n’ont pu répondre et de nombreux jeunes se sont retrouvés démunis.

D’après les données récentes de la Fondation Abbé-Pierre, 25 % des moins de 25 ans n’ont pas d’emploi.

« Les politiques sociales ont pourtant un rôle primordial à jouer en matière de lutte contre les inégalités, poursuit Patricia Loncle. Mais du fait de la suspicion d’un “assistanat” potentiel des jeunes, l’accès aux droits sociaux leur est refusé pour valoriser leur insertion professionnelle, alors même que le marché du travail est dégradé. » Sachant que même le diplôme ne garantit plus l’accès à un emploi, notamment de qualité. Aujourd’hui, un jeune trouve son premier emploi en moyenne à 27-28 ans. Dans les années 1990, c’était aux environs de 22 ans. D’après les données récentes de la Fondation Abbé-Pierre, 25 % des moins de 25 ans n’ont pas d’emploi.

Une situation aggravée par la ­pandémie, comme le montre une étude de la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques), parue le 16 septembre dernier, et intitulée « Comment la situation des jeunes sur le marché du travail a-t-elle évolué en 2020 ? » : au plus fort du premier confinement, au mois d’avril, parmi les moins de 30 ans, les embauches ont chuté de 77 % sur un an et le nombre d’inscrits à Pôle emploi a augmenté de 36 %. Entre fin 2019 et fin 2020, le nombre de jeunes inactifs a crû de 2,4 % : la durée en études s’est allongée (+ 0,2 année en moyenne) et le nombre de jeunes ni en emploi, ni en études, ni en formation parmi les 16-29 ans s’est accrû de 4,6 %.

Une exception française

Mais alors que les chiffres prouvent l’ampleur de la précarité de cette catégorie de la population, le gouvernement continue à suivre la même logique, en refusant notamment l’ouverture du RSA aux moins de 25 ans. Une spécificité française : dans la quasi-totalité des pays européens, les jeunes peuvent bénéficier d’un revenu minimum dès 18 ans. « Les dispositifs qui existent proposent des petits fonds. Ce sont des aides fragmentées, sans compter qu’elles dépendent en grande partie des départements. Et là aussi, il y a de fortes disparités territoriales », précise la sociologue.

C’est d’une véritable stratégie de lutte contre la pauvreté dont les jeunes ont besoin, qui leur garantisse « l’accès aux droits fondamentaux que sont un revenu suffisant et un logement pérenne ».

Le gouvernement s’est gargarisé d’avoir versé en décembre 2020 une prime de 150 euros à 1,3 million de jeunes en situation précaire. Mais rien pour les moins de 25 ans, qui ne bénéficient d’aucun dispositif, d’aucune aide. « Et quand bien même, combien de temps vit-on avec 150 euros ? » interroge Samia. La garantie jeunes ? Si elle assure une formation et une allocation aux 16-25 ans pendant un an, elle laisse encore trop de jeunes sur le bord de la route du fait de sa limitation dans le temps et elle ne garantit pas l’accès à d’autres droits.

Comme le rappellent toutes les associations de solidarité, c’est d’une véritable stratégie de lutte contre la pauvreté dont les jeunes ont besoin, qui leur garantisse « l’accès aux droits fondamentaux que sont un revenu suffisant et un logement pérenne », ainsi que le martèle la Fondation Abbé-Pierre. Pour rappel, en 2020, note la Drees (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques), 74 % des adultes vivant chez leurs parents n’avaient pas les moyens financiers de vivre dans un logement indépendant et subissaient majoritairement la situation. Parmi eux, 42 % étaient étudiants, 30 % occupaient un emploi et 19 % étaient au chômage.


 

Ulysse Guttmann-Faure, CO'P1 : « Notre association comble un trou de la solidarité 

Nous avons lancé notre association à la rentrée 2020 en réaction à la crise sanitaire. Quand vous avez une amie qui vous dit qu’elle ne s’est pas lavée depuis trois jours parce qu’elle n’a pas de quoi s’acheter un gel douche, cela pousse à agir. En un an, nous sommes passés de 6 étudiants de l’université Paris-I à près de 600 bénévoles agissant sur 30 sites d’enseignement supérieur à Paris. Nous distribuons des denrées alimentaires et des produits hygiéniques, mais nous mettons aussi en relation des étudiants avec les entreprises afin de trouver des stages. Nous comblons un trou dans la raquette de la solidarité en aidant des étudiants. Assez rapidement, des associations comme le Secours populaire français nous ont aidés. La Ville de Paris a même mis à notre disposition des moyens financiers mais aussi un local et une voiture. Et, pour rassurer les étudiants qui n’osent pas venir demander de l’aide, nous levons des barrières avec une organisation horizontale où chacun intervient comme il le souhaite. D’ailleurs, un tiers de nos bénéficiaires sont eux aussi des bénévoles. »


 


 

Les propositions des organisations de jeunesse :


 

« Créer une allocation d’autonomie pour les étudiants »

Mélanie Luce Union nationale des étudiants de France (Unef)

La crise du Covid a mis en avant la faillite de notre système social. Pour subvenir à leurs besoins, les étudiants sont obligés de dépendre de leurs parents ou de se salarier. Ces deux béquilles – elles-mêmes handicapantes, puisqu’elles empêchent l’autonomie des étudiants et favorisent l’échec scolaire – ont toutes les deux été affectées par la crise. Notre société a su reconnaître un âge de la vie quand nous avons mis en place les minima sociaux pour les plus âgés. Il est temps de faire de même pour la jeunesse. C’est pour cela que nous plaidons pour une allocation d’autonomie pour les étudiants, une aide universelle calculée en fonction de la situation de l’étudiant, mais au-dessus du seuil de pauvreté. Et, pour les jeunes en insertion, nous appelons à l’ouverture du RSA. Même s’il ne va pas suffire pour vivre, c’est une mesure de justice sociale qui s’impose. Il est aberrant d’être exclu de la solidarité nationale quand on a moins de 25 ans sous prétexte qu’il serait possible de se reposer sur nos parents. »


 

« Garantir un emploi à chaque jeune pour vivre dignement »

Léon Deffontaines Mouvement des jeunes communistes de France (MJCF)

Dans notre société, il y a un paradoxe injustifiable. D’un côté nous avons des besoins de main-d’œuvre et de l’autre 1,5 million de jeunes se retrouvent sans emploi ni formation. Il y a urgence à dépasser cette contradiction, en mettant en place un plan pour garantir un emploi à chaque jeune afin que tous puissent vivre dignement. Concrètement, cela consiste en des prérecrutements dans le service public, mais aussi à agir dans le secteur privé en réindustrialisant le pays et en interdisant les délocalisations.

Nous souhaitons également conditionner les aides publiques à l’embauche en CDI et à la formation professionnelle des jeunes. Outre un véritable service public de l’orientation, pour éviter que des jeunes ne disparaissent des radars, nous ambitionnons de créer un nouveau service public de l’emploi. Tout en travaillant avec Pôle emploi, il s’agira d’une évolution des missions locales, avec les moyens nécessaires pour accompagner les jeunes, identifier leurs besoins et leurs aspirations, tout en les mettant en lien avec les acteurs économiques. »


 

« Une obligation d'embauche pour les apprentis »

Manon Schricke Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC)

Aujourd’hui, les entreprises préfèrent prendre un jeune en apprentissage plutôt qu’en CDD. D’ailleurs, l’apprentissage a été facilité avec les aides débloquées pour faire face à la crise, sans que cela ne contraigne pour autant à une véritable embauche ensuite. De plus, dans de nombreux cas, les apprentis se retrouvent sans réel tuteur dédié, altérant ainsi la qualité de leur formation. Le tout avec un chantage exercé sur l’apprenti pour qu’il travaille plus d’heures contre la promesse d’une embauche. Il est temps de revenir à la base de l’apprentissage : un lieu de formation pour le jeune, avec un encadrement par des tuteurs qualifiés et un droit de regard des écoles sur ce qui se passe dans l’entreprise. Nous souhaitons aussi l’instauration d’une grille minimale de rémunérations et appelons à rendre obligatoire pour les entreprises la transformation des contrats d’apprentissage en emploi. Quand un jeune passe deux ans à se former, à adopter un rythme de vie et à nouer des liens avec ses collègues, il est cruel de se retrouver sans rien à la clef et parfois même de voir un autre apprenti prendre la suite. »

« Réformer le système des bourses »

Paul Mayaux Fédération des assemblées générales étudiantes (Fage)

Le système de bourse à critères sociaux actuel est profondément injuste. Toute une partie des étudiants issus des catégories socioprofessionnelles moyennes basses en sont exclus d’emblée parce que l’on considère que leurs parents gagnent trop. C’est donc une double peine, dans la mesure où les parents ne peuvent souvent pas accompagner leurs enfants, sans pour autant que ces derniers puissent bénéficier d’une bourse. Il faut ajouter à cela une crise sanitaire qui a provoqué une dégradation de la situation sociale des parents et des étudiants sans que pour autant les critères sociaux et d’attribution des bourses ne bougent.

Il est donc urgent d’engager une réforme. À la Fage nous voulons linéariser le système pour que les bourses ne soient plus calculées par échelons mais au pourcentage des ressources perçues. De manière concrète, nous ne voulons plus que deux étudiants, dont l’un a des parents qui gagnent 24 000 euros et l’autre 34 000 euros, perçoivent une même aide de 100 euros. »

publié le 25 septembre 2021

« Au paléolithique,
la femme occupait
une place décisive »

Laurent Etre sur www.humanite.fr

Jusqu’à récemment, le rôle des femmes dans le fonctionnement des sociétés préhistoriques était minoré, vu au prisme de clichés sexistes. Réalisé par Thomas Cirotteau, le documentaire « Lady sapiens » – diffusé le 30 septembre sur France 5 – entreprend, grâce au concours de scientifiques, de rétablir la vérité. Entretien.

Les peintres du XIXe siècle, Émile Bayard ou Paul Jamin, représentent la femme préhistorique soumise. De même, les Gaz et électricité : face à l’inflation, l’option d’un blocage des prix

premiers préhistoriens n’imaginent pas que l’homme des cavernes ait pu ne pas avoir le monopole des activités de chasse ou de l’art rupestre. Lorsque des ossements datant de 27 000 ans sont découverts, en 1868, dans la vallée de la Vézère, les archéologues n’ont aucun doute sur le fait qu’il s’agisse de restes masculins car des pierres taillées, vraisemblablement à des fins de prédation, jouxtent les sépultures. Pourtant, on découvrira plus tard que, parmi ces squelettes, l’un est féminin.

Avec la participation de nombreux spécialistes, parmi lesquels Henry de Lumley ou Marylène Patou-Mathis, « Lady sapiens », de Thomas Cirotteau, redonne toute sa place aux femmes de la préhistoire, en s’appuyant sur les travaux les plus récents et les plus novateurs. L’étude des dents, par exemple, permet désormais d’évaluer la durée d’allaitement, le nombre moyen d’enfants et donc la part réellement dévolue aux activités maternelles. Fascinant sous sa forme documentaire, le film, dont l’univers graphique est directement inspiré du jeu vidéo « Far Cry Primal », d’Ubisoft, est aussi décliné en modules pédagogiques pour les plus jeunes, sur Lumni.fr. Il trouvera par ailleurs son pendant dans un livre éponyme, à paraître aux éditions des Arènes, ainsi qu’au travers d’une expérience interactive proposée par France TV StoryLab. Un véritable dispositif transmédia, propre à toucher le public le plus large.

Quel est le sens de cet intitulé, « Lady sapiens » ?


Thomas Cirotteau Nous voulions un titre qui évoque à la fois le genre féminin, la préhistoire, mais également l’humanité dans son ensemble. Nous sommes tous des sapiens, que nous vivions en Europe, en Asie, en Afrique, Océanie ou Amérique. Le film, comme le livre qui l’accompagne, se devait de parler à tout le monde. Le terme « lady » renvoie aussi à un certain esprit chevaleresque, fait de générosité, de courage et de respect.

Quel est l’enjeu principal du film ?

Thomas Cirotteau Le projet de départ était de redonner toute sa place aux femmes de la préhistoire. Dans cette démarche, deux points nous tenaient particulièrement à cœur : d’une part, confronter les idées reçues avec les dernières découvertes scientifiques ; d’autre part, mener une enquête rigoureuse afin d’être en mesure de dresser le portrait de Lady sapiens.

Justement, pouvez-vous en indiquer les traits essentiels ?

Thomas Cirotteau La première caractéristique qui se dégage, c’est la pluralité. On ne peut pas affirmer que toutes chassaient ou que toutes étaient artistes… Le portrait est nécessairement pluriel : il élargit la représentation en donnant à voir tout le potentiel.

Il est rappelé que, longtemps, la femme préhistorique a été réduite à une image de mère nourricière ou, éventuellement, de séductrice… Elle est représentée, dans la peinture du XIXe siècle, comme fondamentalement vulnérable et dépendante de l’homme.

Thomas Cirotteau Le XIXe siècle avait dressé, pour des raisons culturelles et sociétales propres à l’époque, le portrait d’une femme de la préhistoire cantonnée à la sphère domestique. Elle s’occupait des enfants ou du campement, tandis que l’homme chasseur allait vaillamment chercher des vivres. C’est ce portrait du XIXe siècle que nous avons cherché à déconstruire grâce aux récentes avancées scientifiques. Celles-ci nous permettent de couvrir un champ très large, touchant aussi bien à la question de la morphologie féminine, des activités, du statut…

Longtemps, la chasse a été considérée comme ce qui avait fait évoluer l’humanité, par les progrès techniques induits. Or, on se rend compte que les sociétés du paléolithique supérieur étaient culturellement bien plus riches que ce que l’on pouvait imaginer, et, qu’en leur sein, la femme occupait une place décisive, y compris au plan économique, dans la quête de ressources alimentaires pour la tribu. Nous nous sommes aperçus, par le biais d’analyses ethnographiques, que la cueillette représentait alors pratiquement 70 % des apports, ce qui est considérable. Et c’était aussi le rôle des femmes, traditionnellement, que de participer à cette activité, à laquelle on peut également adjoindre, entre autres, ce qui relève de la chasse aux petits animaux.

Au-delà de la seule question du rôle des femmes, « Lady sapiens » fait ressortir l’importance de l’entraide, la complémentarité des sexes dans l’organisation sociale et, au final, dans le progrès de l’humanité…

Thomas Cirotteau Tout à fait. Ce dont on se rend compte à travers les différentes études, qu’elles soient archéologiques ou anthropologiques, c’est que le mode de société en vigueur repose plutôt sur la coopération. La répartition des tâches ne se fait pas selon le sexe, mais probablement beaucoup plus selon la situation, les besoins et les compétences.

Peut-on discerner une dimension politique dans votre film ?

Thomas Cirotteau Il ne s’agit aucunement d’un film militant. Ceci étant, ce qui nous a frappés lorsque nous avons commencé à explorer le sujet, en 2018, c’est que rien n’avait vraiment été entrepris en matière de vulgarisation scientifique quant à la place des femmes. Des livres de spécialistes existent, bien sûr. Mais ce que nous voulions, de notre côté, c’était transmettre ces connaissances au plus grand nombre, en suivant les chercheurs sur le terrain, dans les laboratoires comme sur les sites archéologiques.

C’est l’actrice Rachida Brakni qui prête sa voix pour le commentaire. Quels ont été vos critères de sélection ?

Thomas Cirotteau Il était évident, pour nous, que le commentaire de cette histoire devait être porté par une voix féminine. Nous avons organisé un casting. Et ce qui nous a énormément plu chez Rachida Brakni, c’est qu’elle avait à la fois cette gravité et cette poésie, capables de nous transporter par les émotions. « Lady sapiens » est un documentaire scientifique, au contenu parfois assez complexe. Or, je suis, pour ma part, convaincu que la transmission d’une information n’est pleinement réussie que lorsqu’elle touche à la fois le cœur et le cerveau. Rachida Brakni dispose de cette capacité à nous faire vibrer, avec une véritable profondeur dans le récit. Sa voix correspondait parfaitement à ce que nous recherchions.

publié le 22 septembre 2021

En quête d’un emploi : « Traverser la rue ne suffit plus. Il faut traverser le désert »

Par Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.fr

Face à la petite musique qui monte sur les patrons peinant à recruter, Mediapart fait entendre la voix de celles et ceux qui cherchent, font des concessions, mais ne trouvent pas de travail. Même dans des secteurs dits « en tension ». Témoignages.

Postuler, attendre, espérer, déchanter. C’est le quotidien, pesant, décrit par bon nombre de demandeurs d’emploi. À la suite de notre appel à témoignage, nous avons recueilli la parole de femmes et d’hommes aux parcours professionnels, âges et niveaux d’études différents. Tous, sans exception, déplorent de n’avoir presque jamais de réponse à leurs candidatures. Et ne supportent plus de passer pour des « fainéants » et des « profiteurs ».

Jean-Michel, 60 ans. « Pour les uns, je n’ai pas assez de compétences. Pour les autres, j’en ai trop »

Journaliste, Jean-Michel est sans emploi depuis un an et demi. Le quotidien local qui l’employait n’a pas renouvelé son contrat, faute de moyens. Il avait trouvé dans la foulée une nouvelle – et enthousiasmante – collaboration mais elle a été tuée dans l’œuf par la pandémie, en mars 2020.

Dans son secteur , il n’y a aucune offre. Jean-Michel, qui survit avec 900 euros mensuels d’allocation-chômage, postule désormais « pour des emplois peu qualifiés » d’employé de drive ou d’ouvrier de production en usine. « Je n’ai jamais de réponse aux candidatures par courrier ou sur le Net. Alors je me déplace directement sur le site qui embauche. »

Et souvent, c’est une épreuve. « Quand les patrons voient mon CV, ça les fait rire. Je suis journaliste, j’ai 60 ans mais aucune expérience dans leur domaine d’activité. Un jour, on m’a demandé : “Mais pourquoi vous êtes là ?” Parce que j’ai faim, ai-je répondu. Heureusement, tous ne rient pas. Certains ont de la compassion mais mon âge et mon manque d’expérience sont des freins. On me le dit clairement. »

Récemment, Jean-Michel a postulé à un emploi dans le domaine de la communication. « Il était pour moi, ce travail ! Tout me correspondait, j’y ai vraiment cru. Mais cette fois, on m’a répondu que j’étais “surdimensionné pour le poste”. Pour les uns, je n’ai pas assez de compétences, pour les autres, j’en ai trop. Je ne sais plus comment manœuvrer. Que dois-je faire ? Mentir sur mon parcours ? Mentir pour être employé de drive, non merci... »

Jean-Michel tente de tenir bon. Mais son moral s’érode. « J’oscille entre désespoir et, parfois, lueur d’espoir quand il y a une offre. Et puis, les journées sont extraordinairement longues. J’ai l’impression d’être inutile. Financièrement, c’est très dur. Je n’ai plus de voiture, j’ai vendu mes guitares, je ne peux plus répondre à chaque petit – ou gros –accident de la vie, comme un reliquat des impôts, qu’on me réclame actuellement. Je ne demande pas grand-chose. Juste un peu de lumière. »

Valérie, 52 ans : « Ce qui me frappe, ce sont les offres pour des petits contrats, de quelques heures ou quelques jours »

Depuis fin août, c’est le retour à la case chômage pour Valérie, après une brève éclaircie. Elle vient de terminer un CDD de six mois durant lequel elle a fait du « contact-tracing » pour l’assurance-maladie. Grâce à ce contrat, Valérie peut de nouveau prétendre à des allocations-chômage. Avant cela, elle percevait 500 euros par mois d’ASS (allocation de solidarité spécifique).

La quinquagénaire, qui vit chez sa mère, est en quête d’un emploi de secrétaire ou d’assistante de direction. Elle connaît et subit depuis de longues années le chômage. Ce contrat de six mois lui a permis de souffler un peu. « On revit, quand on travaille ! Le jour de ma première paye, j’ai eu l’impression d’avoir gagné au Loto ! Personne ne se complaît dans la précarité. Personne n’est heureux de vivre avec quelques centaines d’euros par mois. Ceux qui font la leçon sur les chômeurs n’ont jamais connu cette situation. Qu’ils essaient de prendre ma place pendant trois mois. Je leur laisse tout : mes petits revenus, mon logement, mes soucis. Tout. Et on en reparle. »

Ceux qui cherchent un emploi se confrontent à de nombreuses difficultés, bien loin du simple “traversez la rue” prôné par Emmanuel Macron. © Photo Guillaume Nédellec / Hans Lucas via AFP

Valérie passe beaucoup de temps à regarder les offres d’emploi. Elle a d’ailleurs continué à chercher un travail pendant son CDD. « Je postule mais je n’ai jamais de réponse. Pourtant, je vois l’offre tourner quelque temps, disparaître et puis revenir. C’est désespérant. Ce qui me frappe également, ce sont les offres pour des tout petits contrats de quelques heures ou quelques jours, note-t-elle. On entend qu’il y a un million d’offres sur le site de Pôle emploi mais il faut voir ce qui se cache derrière ! Aller distribuer des flyers devant une gare pendant sept jours et à mi-temps, c’est pas un boulot, ça ! Le CDI, pour moi, ce n’est pas le Graal. Mais la société fait que vous ne pouvez rien faire sans un CDI. Vous loger, faire un prêt, acheter une voiture… »

Mickaël, 34 ans. « Prêt à accepter un salaire en deçà de mes allocations-chômage »

Des candidatures, par dizaines, dans un secteur qui recrute. Des concessions, de taille, sur le salaire. Mais rien n’y fait. Mickaël*, au chômage depuis près de dix mois, commence à désespérer. « Ça m’inquiète, car plus on s’éloigne de l’emploi, plus c’est difficile d’y retourner. À l'évidence, traverser la rue ne suffit plus. Il faut désormais traverser le désert ! »

Ex-cadre commercial dans une compagnie aérienne, il a été licencié fin décembre 2020. Rapidement, le trentenaire a construit un projet de reclassement dans le management hôtelier. « On parlait déjà à l’époque d’un secteur qui allait manquer de main-d’œuvre, se souvient-il. Je me disais aussi que ma connaissance du monde du tourisme, du marketing et de l’encadrement d’équipe allait jouer en ma faveur. »

Pour consolider son projet, Mickaël se forme et consulte à tout-va : « J’ai suivi les conseils fournis par Pôle emploi et un cabinet de reclassement. Je me suis formé en ligne via des supports gratuits, pour approfondir mes connaissances en management et gestion d’outils informatiques. J’ai réalisé des enquêtes-métiers auprès de professionnels du secteur… »

Mais depuis, « les échecs se suivent et se ressemblent, souffle Mickaël. La plupart des candidatures reviennent avec une réponse négative, dans le meilleur des cas. Pour les grands discours sur les besoins non pourvus dans le secteur de l’hôtellerie-restauration, on est clairement dans de la communication absolue : oui, les besoins existent, preuve en est des offres d’emploi régulières. Mais l’ouverture à des profils hors secteur n’est pas encore à l’ordre du jour. Ou alors uniquement les offres concernant les métiers dits opérationnels comme réceptionniste, plongeur ou barman, qui ne sont pas en lien avec mon statut de cadre ».

Mickaël est toutefois prêt à revoir sérieusement ses prétentions salariales à la baisse, quitte à gagner « 10 000 à 15 000 euros par an de moins qu’avant ». Quitte, même, à accepter un salaire en deçà de ses allocations-chômage, auxquelles il a droit pendant encore plus d’un an. « Comme quoi, ça prouve que les gens n’ont pas envie de rester chez eux car c’est plus confortable », lâche-t-il, agacé par les idées reçues régulièrement véhiculées sur les chômeurs.

« D’ailleurs, avec Pôle emploi, j’ai l’impression d’être en permanence dans la justification de mes recherches plutôt que dans un vrai accompagnement, regrette-t-il. Si ça n’aboutit pas, c’est forcément que je n’ai pas su bien me vendre auprès de l’employeur. C’est culpabilisant. »

Ghislaine, 58 ans. « Vous voyez des gens jeunes qui ont bac+5 et qui vont se contenter d’un Smic. On ne peut pas lutter »

Sans emploi depuis six ans, Ghislaine n’a aucun revenu. « Ni allocation-chômage, ni RSA. Mon mari apporte l’unique salaire du foyer. »

Son CV affiche 20 ans d’expérience dans le secrétariat et la comptabilité. Elle a même repris ses études pour « se remettre à jour » et obtenir un titre professionnel de niveau bac, qu’elle n’avait pas jusqu’alors.

Mais depuis trois ans, Ghislaine ne prospecte plus. « J’ai baissé les bras, murmure-t-elle. J’ai longtemps cherché activement. J’avais un moral d’acier, j’étais à fond. Certains mois, j’envoyais au moins 200 CV. Mais jamais, jamais je n’étais retenue. Je pense que le problème principal, c’était mon âge. Déjà, à 40 ans, on me disait que j’étais trop vieille ! »

Ghislaine a en tête une collection de motifs de refus. « J’ai entendu dix mille excuses des recruteurs, je ne les compte même plus. On m’a même dit un jour que je n’étais pas retenue parce que j’avais “une voix trop bizarre”. J’ai une maladie aux poumons qui m’empêche de bien reprendre mon souffle. Ça me donne un débit de voix un peu saccadé. C’est désagréable de ne pas être retenue à cause de ça, mais je préfère quand on me dit la vérité, finalement. »

Ce qu’elle décrit comme « un parcours du combattant » a fini par l’épuiser et la faire sombrer. « Je pleurais tout le temps. Je m’étais beaucoup battue mais je ne pouvais plus. L’exigence des employeurs était trop forte. Et la concurrence, aussi. Dans la salle d’attente pour les entretiens, vous voyez des gens jeunes, qui ont bac+5 et qui vont se contenter d’un Smic. On ne peut pas lutter. Pourtant, moi aussi je demande le Smic, alors qu’on ne me dise pas que je coûte trop cher. »

Isabelle, 30 ans : « Ne pas avoir de réponse des recruteurs, ça vous pourrit la vie »

Un doctorat de biochimie en poche, Isabelle* cherche, depuis six mois, un emploi de chef de projet ou de conceptrice-rédactrice médicale. Elle n’a pas droit aux allocations-chômage et se dit chanceuse d’avoir un compagnon qui travaille.

Isabelle scrute les offres sur les réseaux sociaux professionnels ou des sites d’emploi spécialisés dans son domaine. « Le monde de la recherche est compliqué. On est trop nombreux dans ce domaine pour peu d’emplois », constate-t-elle.

Elle consigne toutes ses candidatures dans un dossier. « À chaque fois, jenvoie un CV et une lettre de motivation personnalisés. J’y passe du temps, je fais des recherches sur l’entreprise. Mais les trois quarts du temps, je n’ai aucune réponse », se désole-t-elle. Tenace, Isabelle insiste. « Au bout d’un certain temps sans nouvelles, jécris toujours une autre lettre pour essayer de comprendre pourquoi ma candidature n’a pas été retenue. Je veux m’améliorer et avancer. Mais là non plus, je n’ai jamais de réponse. Ça fait mal. Il y a des jours, c’est horrible, ça vous pourrit la vie. »

Il y a quelques semaines, la jeune femme a réussi à décrocher deux entretiens. D’abord au téléphone puis au sein de l’entreprise. « Le premier contact téléphonique était encourageant. Mon CV a été applaudi, j’étais pleine d’espoir. Mais le deuxième entretien, c’était une catastrophe. La personne en face de moi faisait la gueule, il n’y a pas d’autre expression pour décrire son attitude ! Je n’ai pas compris... »

Là encore, l’expérience s’est soldée par une immense déception et un silence, « humiliant », du recruteur. « Ils m’ont dit de surveiller ma boîte mail... mais rien. Pas même un courriel de refus. J’ai fini par en déduire que je n’étais pas prise. Ce n’est pas correct. »

Isabelle réalise, ponctuellement, quelques missions de rédaction grâce à son réseau personnel. « Ça me permet de ne pas devenir folle », soupire-t-elle. L’inactivité pèse sur son moral. Et les discours sur les chômeurs la minent. « On nous considère comme des fainéants qui ne profiteraient pas d’une multitude d’offres d’emploi à notre disposition ! Ça aussi, ça fait mal. Moi, je sais ce que je fais et je vois la réalité autour de moi. On est plein, on est juste plein dans ce cas. »

 

publié le 20 septembre 2021

Covid-19. Obligation vaccinale : les soignants meurtris par les sanctions

Cécile Rousseau sur www.humanite.fr

Depuis mercredi et l’entrée en vigueur de cette disposition, près de 3 000 agents ont été suspendus selon le ministère de la Santé. Un chiffre minoré au vu des remontées du terrain. L’impact commence à se faire sentir sur les soins.

Des mises à pied pas si indolores. Au lendemain de l’entrée en vigueur de l’obligation vaccinale pour les soignants, le 15 septembre, le ministère de la Santé tentait de minimiser l’ampleur des sanctions contre les réfractaires. Selon Olivier Véran, jeudi dernier, 3 000 agents auraient été suspendus et une dizaine de démissions constatées.  « Nous parlons d’un public de 2,7 millions de salariés », a-t-il précisé, assurant que « la continuité des soins a été assurée (…) Un grand nombre de ces suspensions ne sont que temporaires et concernent essentiellement du personnel des services supports ». Un chiffre qui semblait toutefois sous-estimé. L’AFP avait relevé 1 500 sanctions rien que sur une quinzaine d’hôpitaux. De fait, au CHU de Nice, 450 personnels ont été pénalisés, 100 à Perpignan et 350 à l’Assistance publique des hôpitaux de Paris (AP-HP), dont 5 médecins.

Coups de pression par SMS

Si le recensement du gouvernement est à prendre avec des pincettes, c’est qu’il ne tient pas non plus compte des agents en arrêt maladie ou en congé ce jour-là. Certains voient donc le couperet s’abattre après coup. Camille (1), sage-femme qui manifestait jeudi devant le siège de l’AP-HP à l’appel de la CGT et de FO comme une centaine d’autres blouses blanches, est dans ce cas. À peine revenue de repos, elle reçoit un mail de sa DRH la convoquant. Elle subit aussi les coups de pression de sa cadre par SMS lui intimant de « penser à ses collègues ».

« Lors de l’entretien, je leur ai montré mon rendez-vous pris pour une injection le 17 septembre. J’ai demandé à poser deux jours de congé d’ici là, raconte-t-elle. Mais la direction a refusé et préféré me suspendre. Leur radicalité montre bien que l’objectif n’est pas de garder des soignants. J’ai trouvé ça tellement brutal. Je me suis sentie mal. Mon médecin m’a arrêtée. »

La jeune femme a en revanche pu compter sur le soutien de ses collègues vaccinés : « Il y a un vrai malaise, explique-t-elle.  Tous les jours, on apprend des démissions. Nous n’avons reçu qu’un seul CV de candidature en plusieurs mois. Il faut aussi entendre les craintes autour du vaccin et y répondre ! J’ai franchi le pas car je ne voulais pas qu’on m’oblige à abandonner mes patientes. »

« Je vais essayer de faire des petits boulots »

Si l’immense majorité des soignants en Ehpad et à l’hôpital ont reçu au moins une dose – ils sont 89,8 % selon Santé publique France –, ces milliers de sanctions s’ajoutent aux multiples départs. Secrétaire indispensable au bon fonctionnement de son service de médecine interne, Mathilde (1) ne s’attendait pas à être suspendue, comme 14 autres agents de son hôpital. Après trente-cinq années de loyaux services, couplés aux efforts consentis dans la période, la pilule a du mal à passer.

Lire aussi : Obligation vaccinale. En Ehpad, un rejet minoritaire, mais explosif

« C’est inhumain, il n’y a pas de mots ! s’étrangle-t-elle. Comme j’ai un poste stratégique, la direction va essayer de recruter pour affecter quelqu’un. C’est un métier que j’aime, dans lequel je suis impliquée. Le côté “obligatoire” de cette vaccination m’a rebutée. Jusqu’au 15 septembre, j’allais faire des tests PCR sans problème. » Seule avec une fille étudiante à charge, désormais sans salaire, elle s’inquiète : « Je vais essayer de faire des petits boulots et de filer des coups de main dans des associations. J’espère que les choses vont bouger dans le bon sens. »

Déprogrammations d’interventions

En attendant, ces pertes de personnels risquent de continuer à dégrader l’accès aux soins des usagers déjà sévèrement mis à mal par le Covid-19. À l’hôpital de Montélimar (Drôme), des déprogrammations d’interventions non urgentes du fait de l’absence de trois médecins anesthésistes travaillant au bloc ont été décidées, selon le directeur adjoint. La voilure va également être réduite dans un autre service, où trois allergologues sont aussi absents.

Du côté de l’hôpital Beaujon, à Clichy (Hauts-de-Seine), 18 mises à pied sont déjà tombées. Des agents manquent en radiologie, dans les laboratoires et dans les blocs opératoires. « Deux cadres sont suspendus, dont une qui s’occupait de la logistique autour des plannings des blocs opératoires. Il risque d’y avoir des conséquences », prédit Paul Bénard, secrétaire de la CGT en rappelant : « Nous avons été les premiers à revendiquer la vaccination et la réalisation d’un test PCR avant chaque prise de poste. On nous avait ri au nez à l’époque. »

Au fil des mois, les sentiments d’injustice s’accumulent. Bon nombre d’infirmières et d’aides-soignantes touchées par le Covid ne digèrent de ne pas pouvoir être reconnues en maladie professionnelle. « On a subi toutes les vagues et maintenant, ce serait nous qui contaminerions les patients ! dénonce Brahim Yatera, délégué syndical FO. Nous avons perdu 80 lits en trois ans, faute de personnel. Ces suspensions vont aussi servir de prétexte pour continuer à restructurer notre hôpital avec en ligne de mire le projet de fusion avec Bichat contre lequel nous nous battons (qui s’inscrit dans le cadre du projet du nouvel hôpital Grand Paris Nord avec une capacité de 300 lits en moins – NDLR). »

Pour Olivier Cammas, de l’Usap-CGT, la bataille ne fait donc que commencer. « Tous les corps de métier sont touchés par ces sanctions. Nous allons continuer à recenser les collègues concernés et à les accompagner. Nous nens lâcherons rien pour leur réintégration. »

(1) Les prénoms ont été changés.

En Guadeloupe, l’impossible mise en œuvre

Le CHU de Guadeloupe a estimé jeudi être dans l’impossibilité de sanctionner les personnels non vaccinés. « Je ne peux pas appliquer la loi », a affirmé Gérard Cotellon, directeur de l’établissement hospitalier, où 74,19 % du personnel non médical n’a pas encore entamé de parcours. Une situation qui le met « dans l’impossibilité » de suspendre les agents non vaccinés, sous peine de pénaliser l’activité du CHU. Mercredi, la directrice générale de l’ARS, Valérie Denux, disait prévoir des « rappels pédagogiques aux soignants non vaccinés » par écrit « pour que les professionnels concernés puissent comprendre l’importance majeure de la vaccination », avant l’instauration de contrôles plus stricts, voire de sanctions. Depuis le début de la pandémie, les autorités en Guadeloupe se heurtent à une forte opposition à la gestion de la crise sanitaire.


 


 

Obligation vaccinale. Anne Geffroy-Wernet : « Il est censé y avoir une confidentialité entre l’employeur et le salarié »


 

Selon Anne Geffroy-Wernet, présidente du SNPHARE (syndicat des médecins anesthésistes-réanimateurs), cette mesure, instaurée dans la précipitation, laisse de nombreuses zones d’ombre en matière de respect du secret médical. Entretien

Quelle légalité pour les fichiers de vaccinés ? Quelle durée de conservation des données ? La praticienne hospitalière répond à nos questions. Elle déplore que la médecine du travail n’ait pas pu jouer un rôle central dans la vaccination contre le Covid des professionnels de santé.

Quels manquements au secret médical avez-vous pu constater dans le cadre de l’obligation vaccinale des soignants ?

Anne Geffroy-Wernet En matière de santé, il est censé y avoir une confidentialité entre l’employeur et le salarié. C’est un principe qui découle du secret médical. Or, cet été, des listings de non-vaccinés ont circulé dans de nombreux hôpitaux. Ça a commencé à Mayotte. Cela s’est vite résolu avec l’intervention de l’agence régionale de santé (ARS). Les fichiers ont été détruits. Mais nous savons que cela s’est également déroulé de manière assez endémique, comme à Rennes ou à Toulouse… À l’Assistance publique des hôpitaux de Paris (AP-HP), un portail interne où déposer son attestation de vaccination a été mis en place. La pratique est toujours en vigueur. Dans mon hôpital, nous n’avons pas eu ce cas de figure, le directeur nous a bien précisé que cela devait passer uniquement par la médecine du travail.

Pourquoi préconisez-vous un contrôle de l’obligation vaccinale par la seule médecine du travail ?

Anne Geffroy-Wernet Pour entrer à l’hôpital public, on doit être vacciné contre le BCG, l’hépatite B… Tout ceci est géré par la médecine du travail, qui peut même demander des titrages d’anticorps. Elle communique ensuite aux établissements la satisfaction ou non de l’obligation vaccinale. Ça ne passe jamais par l’employeur et le reste des informations est confidentiel. Pour l’obligation vaccinale liée au Covid, la circulaire d’application de la loi émise par la Direction générale de l’organisation des soins (DGOS) n’est sortie que le 14 septembre, soit la veille de l’entrée en vigueur. Il apparaît que les services de médecine au travail ont été clairement squeezés, en indiquant aux personnels qu’ils n’étaient pas obligés de passer par là.

La DGOS nous a répondu que la médecine du travail n’avait pas les moyens de faire face. Ce qui est très agaçant, parce que cela fait des années que nous demandons plus de moyens. C’est ainsi que de nombreux agents se sont retrouvés obligés de signaler directement à leur employeur s’ils avaient eu un Covid ou une contre-indication à la vaccination.

Vous demandez un plan national pour la médecine du travail. De quoi s’agit-il ?

Anne Geffroy-Wernet Ce chantier de la médecine du travail n’a pas été lancé. Dans le protocole d’accord du Ségur de la santé, une visite annuelle pour les praticiens avait par exemple été promise, mais elle n’a pas été mise en place. Cela fait plus de vingt ans que je suis médecin, j’ai eu une visite d’embauche au bout de huit ans parce que j’ai été en contact avec quelqu’un qui avait eu la tuberculose. Les professionnels de santé sont exténués et ont plus de troubles musculo-squelettiques que dans le bâtiment et les travaux publics ! Il faudrait donc des médecins du travail supplémentaires, des financements pour la prévention. Mais aussi leur donner plus de pouvoirs d’intervenir dans les CHSCT afin d’améliorer les conditions de travail. Si on l’avait lancé, ce plan national, on aurait aussi sans doute un taux de vaccination plus élevé en outre-mer et ailleurs.

Vous posez aussi l’épineuse question du devenir des données collectées dans le cadre de l’obligation vaccinale…

Anne Geffroy-Wernet Au début, l’AP-HP voulait les garder six ans, puis finalement le temps de la durée vaccinale, comme le prévoit la loi. Or, cette obligation vaccinale n’est pas près d’être abrogée… Il faudra donc faire attention à comment elles vont être conservées. Si ces données avaient transité par la médecine du travail, cette problématique n’aurait pas lieu d’être.

Que pensez-vous de la manière dont a été mise en place l’obligation vaccinale pour les soignants ?

Anne Geffroy-Wernet Les personnels de santé ont accès à la vaccination depuis janvier. Quand on n’adhère pas aux données acquises de la science, déontologiquement, on ne peut pas être dans l’exercice de ce métier. Il faut rappeler que la non-vaccination ne touche qu’une toute petite partie des soignants. Quant aux suspensions, je trouve que c’est extrêmement violent.

publié le 20 septembre 2021

Loin des micros officiels, discussions avec des manifestants anti-pass |

6ème entretien

 


note des animateurs du site 100.paroles : Le site d’information « lepoing.net » a publié une série d’entretiens avec certains des manifestants antipass sanitaire, entretiens réalisés lors des manifestations montpelliéraine du 28 août et 4 septembre derniers. L’entretien est précédé d’une introduction rédigée par le site lepoing.net dont nous retranscrivons l’essentiel. Contrairement à notre habitude nous avons laissé les hyperliens présents dans l’article de lepoing.net car ils sont en accès libres et permettent d’aller plus loin, pour ceux qui le souhaitent. Vous pouvez lire les 5 premiers entretiens (ainsi que les comptes-rendus des manifs antipass montpelléraines) sur le site lepoing.net

Sur le site https://lepoing.net/

(…) Le Poing vous a déjà, avec d’autres médias indépendants, proposés des vérifications de faits. Dans le cas des manifs anti pass, souvent sur l’extrême-droite, sur certaines théories sorties de sources non fiables, ou encore sur la nature du leadership du mouvement montpelliérain. Et nous continuerons à le faire. Nous avons, comme d’autres, exprimé notre point de vue de manière raisonnée et documentée, via des éditos ou des analyses. Et nous continuerons à la faire.

Vérifiez toujours vos sources, recoupez les pour voir si vous tombez sur la même chose ailleurs, ne cédez pas aux rumeurs de couloirs, c’est crucial dans une période où les vautours de toutes sortes manipulent les justes colères !

Mais cette fois-ci notre démarche sera différente. Nous nous intéresserons très directement aux gens présents, en silence. Aussi comprenez que si tout n’est pas sourcé, ça ne relève pas de la négligence. Une conviction humaine, contrairement à un fait, ne se source pas : elle se constate, se discute, évolue parfois. Comprenez aussi que l’absence de commentaires ne relève pas d’une volonté de permettre à n’importe quelle thèse de se répandre. Il s’agit plutôt, avec nos maigres moyens, de saisir une époque.

Nous n’entretenons aucune illusions quant au fait que le mouvement anti-pass soit un mouvement entièrement ouvrier ou populaire. On y trouve de tout. Y compris des gens des classes populaires. (...)

Montpellier. Nouvelle manifestation contre le pass sanitaire, le 4 septembre. Alors qu’une bonne partie du rassemblement est encore place de la Comédie, j’aborde un homme, blouse blanche, autour d’un regroupement de soignants.


LP : Qu’est ce qui vous fait venir dans ces manifs ?

Lui : Je fais partie des premiers concernés dans le sens où je suis aide-soignant, donc je risque la suspension. Dans six mois et pas dans quelques jours parce que j’ai chopé le covid il y a un mois. [NDLR : Initialement instauré jusqu’au 30 septembre 2021, le passe sanitaire peut désormais être imposé jusqu’au 15 novembre 2021 seulement… sous réserve d’une nouvelle prolongation]. Le tout pour une mesure dont je pense qu’elle a plus à voir avec le politique qu’avec le sanitaire. Et puis moi qui ait toujours pris la devise “liberté ,égalité, fraternité” comme une vaste mascarade, je pensais pas me retrouver un jour à la défendre. Non pas parce que je n’y adhère pas, mais parce que jusqu’ici j’avais l’impression que d’autres la défendait. Du coup je reprend le flambeau, parce qu’eux apparemment ne sont plus là pour le faire. Paradoxalement, quand j’ai pris la décision de ne pas me faire vacciner, je me suis jamais senti aussi libre.

LP : Pourquoi est-ce que t’es réticent à ce vaccin personnellement ?

Lui : Pour de nombreuses raisons. La toute première déjà c’est le principe de précaution. C’est quand même un vaccin qui est en essai clinique phase 3. [NDLR : c’est une des thèses répandues notamment par le réseau RéinfoCovid pour avancer la dangerosité potentielle du vaccin. Cet article explique pourquoi ce n’est pas forcément un problème en terme de risques pour la santé.] C’est marqué nul part que c’est un vaccin, au niveau légal, donc c’est pas rien. Ce qui suffit à me rendre très méfiant pour ma santé. Après quand on commence à se renseigner sur les chiffres et qu’on a des retours des collègues sur les effets des vaccins on est encore plus réticents. Et puis le simple principe d’obliger, de forcer quelqu’un à se faire vacciner, au mépris du code du travail, au mépris des droits de l’homme. Rien que ça, je trouve ça extrêmement grave. Y’a des générations entières qui se sont battues pour la liberté. Et de mettre l’intérêt général au dessus de la liberté, ça ne va pas, parce que c’est elle qui fait de nous des citoyens. Si je ne suis pas libre, ma vie n’a pas de sens.

LP : Comment ça s’est passé pour toi au boulot au plus fort de la crise sanitaire ?

Lui : Déjà précisons que je suis aide soignant à domicile. Pendant la première vague, on a eu un patient en réanimation, mais aucun morts parmi eux. Dans les familles des patients, oui, il y en a eu. Après la première vague, tous les problèmes de contaminations qu’on a eu concernaient les soignants, et étaient reliés au variant delta. C’est là que j’ai été contaminé. Donc, oui, je confirme, le variant delta a l’air très contagieux. Je dirais à vue de nez qu’entre collègues non vaccinés et vaccinés ça été à peu près du 50/50. J’ai passé trois jours alité, faible, mais pas plus que ça. [NDLR : ce papier montre que le variant delta est en capacité de provoquer des formes graves] J’ai eu des gueules de bois pires que ça. Dans lehttps://lepoing.net/loin-des-micros-officiels-discussions-avec-des-manifestants-anti-pass-6eme-entretien/ même temps les lits d’hôpitaux disparaissent. Je pense que le gouvernement devrait investir plus massivement dans la santé. Ce qui est vraiment fatiguant aussi, c’est le double discours concernant les soignants. Ca m’est arrivé encore récemment, avec une personne qui est âgée, et qui a des problèmes cognitifs aussi faut dire, mais c’est pas anodin quand même. Il m’a reproché de pas être vacciné, et je lui avais expliqué que j’avais été contaminé récemment, et donc que j’avais une bonne immunité et pas besoin du vaccin [NDLR : Santé publique france considère effectivement qu’on n’a quasiment aucune chance d’être contagieux pendant une période de six mois après une contamination]. Puis il s’est mis à taxer les non-vaccinés de salauds, de meurtriers inconscients. Ce qui me désole c’est pas tant son attitude, mais le fait que quand on entend toute la journée en boucle des messages du genre, la relation au patient se dégrade énormément. C’est hallucinant de voir comment on peut retourner une population en quinze jours, les faire applaudir, puis les faire haÏr les soignants réfractaires au vaccin. Par exemple à la télé j’ai vu un débat entre amis, mais qui n’est pas du tout mené sur le ton d’un débat entre amis. C’est une manière pour moi de valider, de faire passer le message suivant :“Vous avez le droit de gueuler sur les gens qui ne sont pas vaccinés, qui sont des dangers pour la société.”

LP : Comment tu penses que cette lutte pourrais être gagnée, autrement qu’en manifestant tous les samedis ? Parce que les gilets jaunes, après une phase très féconde en actions diverses, l’ont fait longtemps, et ça a pas vraiment fonctionné.

Lui : Je te montre mon panneaux, sur lequel il y a marqué “cherche réseaux pour pouvoir choisir dans quel monde je veux vivre”. Louis Fouché en est l’inspirateur [NDLR : sulfureux médecin poussé à démissionner, fondateur du site RéinfoCovid, véritable “pépinière d’extrême-droite” aux antipodes du désir d’horizontalité exprimé par l’interviewé]. Je vois les manifestations, auxquelles je participe en même temps, comme l’enfance de notre mobilisation, comme si on disais “papa, fais quelques chose”. La prochaine étape pour l’humanité, ce serait de grandir, d’être adultes. De s’organiser en réseaux, de parler, de fonctionner autrement. Peut-être que ça prendra des plombes, peut-être que ça se fera pas. Dans tous les cas, même si ça ne devais se faire que partiellement ou brièvement, ça serait toujours quelque chose qui germerait, des expériences qui pourraient être réinvesties pour le futur. On pourrait comme ça lancer une logique de fonctionnement en société plus horizontale, sortir de la hiérarchie. Apprendre à faire les choses par nous même. Là bientôt je vais faire ma première réunion dans un groupe RéinfoCovid local, et je trouve ça super parce que y’a beaucoup de médecins, de soignants. Ca me donne beaucoup d’énergie, l’idée de rentrer dans un groupe, de pouvoir refaire confiance. Pas comme on rentre dans un uniforme, mais un groupe avec des idées, des convictions, qui souhaite un monde différent. Un monde bâti autour de la valeur de liberté déjà, ça je pense que ça peut réunir beaucoup de gens. Humainement je compte beaucoup là dessus, pour me booster quand les poches seront vides par exemple, parce que professionnellement ça risque de pas être tout rose.

LP : Est ce que toi personnellement tu trouves du temps pour te mobiliser en semaine, et si oui comment ?

Lui : Déjà il va y avoir l’investissement dans RéinfoCovid. Sinon y’a une manifestation à Nîmes, lundi, à laquelle je pourrais pas assister parce que je bosse. C’est un peu difficile, parce que j’ai l’impression d’encore collaborer à un système en y allant. Et en même temps en tant que soignant c’est difficile de planter mes collègues. En tout cas j’encourage les gens à y aller, c’est à 11h au CHU de Nîmes, en soutien aux soignants en grève contre l’obligation vaccinale.

LP : Qu’est ce que tu penses de la présence de groupes d’extrême-droite dans ces mobilisations ?

Lui : C’est des pièges médiatiques. Aussi bien ici à Montpellier deux semaines auparavant ça a été des fachos qui ont barré la route à la manifestation, et la semaine dernière place de la préfecture y’a eu bisbille entre des antifas et des fascistes vers la préfecture. A part ça je vois des drapeaux français, mais si ça veut dire que les gens aiment bien la France ça fait pas d’eux des fachos, ils ont bien le droit. Des deux côtés je pense que la violence entre les manifestants est un piège. J’ai été très surpris que des fachos barrent la route à la manifestation deux semaines en arrière. Je dis pas qu’ils sont proches de nos idées. Par contre y’a des thèmes qui devraient faire consensus. C’est pas comme si on était en train de fêter les 200 ans de l’esclavage. Ils avaient aucune raison de nous barrer la route. A part s’ils étaient manipulés. Après j’ai pas d’infos sur le sujet, mais j’ai pas d’autres explications.

LP : C’est l’inverse qui s’est produit en fait. Ce jour là des antifascistes ont bloqué le cortège, pour dénoncer la présence de l’extrême-droite constituée en garde rapprochée de M. Derouch, un temps leader autoproclamé des manifs montpelliéraine, maintenant discrédité et hors course. Et expulser les fascistes, qui avaient agressés.

Lui : Peu importe. J’appelle en tout cas tous les manifestants à n’attaquer personne. Se défendre oui, évidemment, mais pas attaquer. C’est un piège, après les gens vont se dire qu’on est des casseurs, des violents, qu’on ne manifeste pas pour la liberté. Quelque part c’est le même piège qui a été tendu aux gilets jaunes.

Nous nous sommes entretenus avec des personnes aux sensibilités variées. Retrouvez prochainement notre entretien suivant dans Le Poing.

publié le 19 septembre 2021

50 millions de vaccinés : un succès sanitaire, mais une société fracturée

Par Caroline Coq-Chodorge sur www.mediapart.fr

Le passe sanitaire a indéniablement permis à la France d’atteindre un bon niveau de vaccination. Mais ce passage en force a aussi fracturé une partie de la société. Même parmi les plus fragiles face au virus, certains ont perdu toute confiance dans la parole médicale, politique ou médiatique.

La France franchit ce week-end le cap symbolique des 50 millions de Français vaccinés. Depuis le 12 juillet, jour de l’annonce par Emmanuel Macron du passe sanitaire et de l’obligation vaccinale des personnels de santé, 14 millions de Français ont fait le pas vers le vaccin. Le gouvernement a ainsi mis à l’abri une grande partie de la France d’une quatrième vague portée par le variant delta.

Les exceptions, comme la Guadeloupe et la Martinique, en sont la preuve tragique : sur ces deux îles, où moins de 30 % de la population est vaccinée, l’hôpital a été soufflé par le Covid. La Martinique compte, en temps normal, vingt-neuf lits de réanimation. Depuis le milieu du mois d’août, vingt malades graves du Covid y sont admis en réanimation chaque jour. Malgré les renforts, le matériel arrivé de métropole, de très nombreux soignant ont témoigné de pertes de chance pour les malades de Martinique (notre reportage ici). La soixantaine d’évacuations sanitaires vers la métropole n’a pas suffi, la plupart des patients n’étant pas transférables. 

Les vaccins ne protègent pas parfaitement, mais très largement contre les formes graves du Covid. Les preuves ne cessent de s’accumuler. En France, entre le 30 août et le 5 septembre, « 81 % des admissions en soins critiques et 76 % des admissions en hospitalisation conventionnelle sont le fait de personnes non vaccinées », comptabilise la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques. Elle estime qu’il y a « environ douze fois plus d’entrées en soins critiques parmi les personnes non vaccinés que parmi celles complètement vaccinés », « cinq fois plus de décès parmi les personnes non vaccinées ».

Public Health England compte autrement mais arrive à des résultats semblables : au 14 septembre, l'agence de santé publique anglaise estime que l’efficacité du vaccin contre une hospitalisation reste, vingt semaines après la vaccination, de 95 % avec le vaccin Pfizer et de 80 % avec l’Astra Zeneca. Une baisse d’efficacité apparaît chez les personnes les plus âgées, au système immunitaire affaibli.

Une vaccination complète diminue cinq fois le risque d’infection et plus de dix fois le risque d’hospitalisation et de décès.

Les Center for Disease Control (Centres de contrôle des maladies) américains ont suivi le nombre d’infections, d’hospitalisations et de décès en fonction du statut vaccinal, dans la population américaine, entre le 4 avril et le 17 juillet. D’une étude fouillée, ils tirent un message très clair : contre le variant Delta devenu dominant, une vaccination complète diminue cinq fois le risque d’infection et plus de dix fois le risque d’hospitalisation et de décès.

Seule mauvaise nouvelle, tombée cet été : l’efficacité des vaccins est un peu diminuée contre une infection par le variant Delta, bien plus contagieux. Du côté de la pharmacovigilance, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) française a repéré à l’été un signal de moindre efficacité du vaccin Janssen, administré en une seule dose. Les autorités françaises conseillent donc une seconde dose avec un vaccin à ARN messager.

Il y a peu de raisons de douter de l’efficacité des vaccins. Pourtant, les cortèges qui défilent chaque samedi contre le passe sanitaire regorgent de slogans et de paroles défiants ou hostiles à la vaccination. 13 % des Français éligibles ne sont pas toujours convaincus. Le refus du vaccin reste majoritaire en Guadeloupe et en Martinique, pourtant dévastées par le virus, mais aussi à Mayotte et en Guyane. Une partie des non vaccinés, les plus jeunes, ceux qui sont en bonne santé, peut légitimement se considérer peu à risque face au virus. Mais des personnes âgées ou malades ne sont toujours pas convaincues par l’utilité du vaccin.

C’est la grande faiblesse de la France : plus de 10 % des personnes âgées de plus de 75 ans ne sont pas vaccinées. De très nombreux pays européens – l’Italie, l’Espagne, le Portugal, ou le Danemark – sont au contraire parvenus à vacciner la totalité de leur population âgée.

Les territoires urbains et ruraux les plus pauvres accusent également un net retard (voir notre article sur les inégalités de vaccination). Dans les territoires non vaccinés, les discours hostiles aux vaccins « se propagent comme une flamme », nourrissent des peurs irrationnelles, racontent des professionnels de santé dans les quartiers nord de Marseille (voir notre reportage). « On a du mal à contrer un tel mur d’hostilités », dit encore l’adjointe à la santé de la mairie de Creil.

Le niveau de vaccination honorable en France est une façade lézardée de toutes parts. La société française est fracturée entre ceux qui placent leur confiance dans la médecine et la science, et ceux qui les rejettent, les mettant dans le même sac que des politiques et des médias honnis. La fracture est désormais physique, bientôt financière : il y a les vaccinés, libres d’aller et venir, et les non vaccinés contraints de se faire tester, et qui devront payer pour le faire à compter du 15 octobre. La fracture est même scolaire, entre les collégiens et les lycéens non vaccinés qui doivent rentrer chez eux s’ils sont cas contact, et leurs camarades vaccinés qui poursuivront les cours en présentiel.

Personne ne peut prédire le cours de l’épidémie, le virus nous réserve encore des surprises, heureuses ou malheureuses. Grâce aux vaccins, à des traitements plus efficaces, le Covid peut devenir une maladie comme une autre, remplissant de manière saisonnière des lits dans les hôpitaux, sans les déborder. Le virus peut aussi muter, profitant d’une flambée épidémique pour trouver une parade à l’immunité acquise par la population humaine.

Les virologues ne cessent de le répéter : plus le virus circule, plus le risque est grand que survienne une mutation dangereuse. Les pays riches ont encore trop peu partagé le vaccin, une grande partie du monde reste sans protection.

Le virus est imprévisible, il faudrait savoir collectivement s’y adapter, en souplesse. Seulement, en France, la politique sanitaire est décidée par un homme seul, péremptoire. Emmanuel Macron a annoncé le passe sanitaire le 12 juillet, ensuite voté en urgence au Parlement. En avril, il avait pourtant promis que ce passe « ne serait jamais un droit d’accès qui différencie les Français ». « Je l’ai dit, je le répète : le vaccin ne sera pas obligatoire », s’est-il aussi engagé au début de la campagne vaccinale.

Puisque le virus reflue, il s’est déclaré disposé à desserrer l’étau du passe sanitaire : « Il y a des départements où on va être amené à alléger un peu les contraintes en fonction de l’évolution de l’épidémie », a-t-il déclaré mercredi 15 septembre. Il n’a manifestement même pas pris la peine de concerter son gouvernement : « Nous n’y sommes pas encore […]. Nous n’avons pas fait d’annonce », l’a contredit son ministre la santé le lendemain.

Aux prémices de l’épidémie, le 14 avril, nous révélions une note du président du conseil scientifique Jean-François Delfraissy adressée à l’Élysée. « Même en situation d’urgence, l’adhésion de la population est une condition importante du succès de la réponse. La confiance des citoyens dans les institutions suppose que celles-ci ne fonctionnent pas exclusivement par un contrôle opéré d’en haut. » En décidant d’en haut, à toutes les étapes de l’épidémie, Emmanuel Macron a perdu la confiance d’une partie de la population.

publié le 18 septembre 2021

Les « sept de Briançon » relaxés !

par Pierre Isnard-Dupuysur www.politis.fr

 

La cour d'appel de Grenoble a relaxé la semaine dernière les « 7 de Briançon », qui avaient manifesté le 22 avril 2018 pour dénoncer l'action anti-migrants de Génération identitaire au col de l’Échelle. Ils avaient été condamnés en première instance pour « aide à l'entrée irrégulière d'étrangers en France ».

 

Tout ça pour ça ! » À la sortie du Palais de justice de Grenoble, Agnès Antoine de l'association Tous Migrants ne mâche pas ses mots malgré sa satisfaction. Ce jeudi 9 septembre, la cour d'appel vient de clore l'affaire des « sept de Briançon » par une relaxe. Le 22 avril 2018, Lisa, Mathieu, Juan, Benoit, Eleonora, Theo et Bastien avaient participé à une manifestation transfrontalière de l'Italie à la France pour dénoncer l'action anti-migrants engagée la veille par Génération identitaire, ainsi que « la militarisation de la frontière ». Le groupe d’extrême droite a été dissout depuis, en mars 2021, par le ministère de l'Intérieur.

 

Fin 2018, les « sept de Briançon » avaient été condamnés pour « aide à l'entrée irrégulière d'étrangers sur le territoire national » à des peines de six mois de prison avec sursis pour cinq d'entre eux, à douze mois dont quatre fermes pour les deux autres. Les enquêteurs ont affirmé qu'une vingtaine de personnes en situation irrégulière avaient pu venir en France grâce à la manifestation.

 

« Il n’est pas démontré que cette marche a été organisée avec l’intention d’aider des étrangers à entrer irrégulièrement en France, cette marche constituant à l’évidence une réaction à la présence de Génération identitaire », considère l'arrêt de la cour d'appel.

 

« C'est un très bon message pour les maraudeurs »

« C'est un signal positif pris par des magistrats qui ont su se montrer indépendants », se réjouit Me Vincent Brengarth. L'avocat de cinq des prévenus regrette toutefois que les questions préjudicielles qu'il avait demandé de transmettre à la Cour de justice européenne aient été rejetées. Ils pointait des incohérences entre le cadre juridique européen et le droit des étrangers en France.

 

« On savait depuis le début qu'il n'y avait pas matière à poursuivre. Le droit de manifestation est quelque chose que l'on ne peut pas nous enlever », affirme pour sa part Agnès Antoine. Elle dénonce au passage trois ans et demi de pression non seulement sur les prévenus mais aussi sur l'ensemble des solidaires, par la crainte de la condamnation et s’étrangle :

 

On a dépensé beaucoup d'argent et d'énergie pour la justice, alors qu'on aurait pu les dépenser pour mieux accompagner des exilés.

 

Du côté de Lisa, Benoît et Mathieu, les trois prévenus venus entendre le délibéré, le soulagement prédomine après de longues minutes de circonspection. « Ça va faire du bien dans le Briançonnais. On était inquiet pour l'hiver qui va arriver et de l'aide extérieure que l'on va recevoir. Cette décision va nous aider à nous organiser », dit Benoît Ducos, les yeux rougis après avoir laissé échapper quelques larmes.

 

« Si ça fait jurisprudence, c'est un très bon message pour les maraudeurs », se réjouit le Belgo-Suisse Theo Buckmaster, joint par téléphone. Principalement l'hiver, des maraudeurs bénévoles se rendent chaque nuit en montagne afin de mettre à l'abri les personnes exilées qui transitent à pied en essayant d'échapper aux forces de l'ordre.

Condamnation pour « rébellion »

Seul bémol dans la décision rendue ce jeudi, Mathieu Burelier voit sa condamnation pour « rébellion » maintenue. Il écope de 4 mois de prison avec sursis ainsi que de 300 euros à verser à chacun des sept policiers qui ont tenté de l'arrêter au titre de préjudices moraux et 1.000 euros en tout pour leurs frais de justice. « Je me retrouve inscrit dans ce que beaucoup de personnes subissent après avoir subi des violences policières. La rébellion et l'outrage ça tape dure », expose Mathieu, qui a fait constater 10 jours d’interruption temporaire de travail suite à une entorse cervicale consécutive aux faits. Me Vincent Brengarth dénonce un « dossier artificiellement gonflé par les fonctionnaires de police. » Son client a déposé pour cela une plainte, d'abord classée par le parquet. Puis il s'est constitué partie civile, ouvrant une instruction judiciaire en juillet dernier. Les « sept de Briançon » c'est fini, mais l'affaire dans l'affaire se poursuit.


 

publié le 18 septembre 2021

Écrans plats ou impayés de cantine : le fantasme des pauvres irresponsables

Par Faïza Zerouala sur le site www.mediapart.fr

Ces derniers jours, plusieurs histoires ont enflammé les médias, stigmatisant à chaque fois des personnes pauvres accusées de mal gérer leur argent ou de frauder. Pour les sociologues Vincent Dubois et Denis Colombi, ces affirmations reposent sur des fantasmes mais sont ressuscitées à intervalles réguliers pour des raisons politiques.
 

Le problème avec les polémiques, c’est qu’elles ne sont pas infinies. Alors rien ne vaut le recyclage de vieilles antiennes. Et cela vaut aussi lorsqu’il s’agit de brocarder les plus pauvres.

Ces derniers jours, plusieurs histoires ont illustré cette tendance. Elles n’ont d'autre lien entre elles que de concerner des familles en difficulté et de montrer à quel point l’appel à se responsabiliser ne vise que les plus modestes. Surtout dans ce moment particulier où la pauvreté s’accroît, et que 45 % des Français interrogés ont indiqué avoir perdu des revenus, comme l’a démontré la dernière enquête du Secours populaire, publiée le 10 septembre.

Premier exemple : un enfant de 7 ans, scolarisé à Saint-Médard-de-Guizières (Gironde), a été exclu de la cantine scolaire le 10 septembre, pour cause d’impayés. Il a été escorté chez lui par un policier municipal à l’heure du déjeuner. Ce qui n’a pas manqué de susciter un émoi généralisé.

La maire de la commune, Mireille Conte-Jaubert, a affirmé deux jours plus tard dans un entretien à Sud Ouest qu’elle sollicitait la mère de l’enfant « depuis 2019 » pour régler cette dette qui s’élève selon l’élue à 800 euros, soit « 350, voire 400 repas 15 septembre 2021». « Je n’ai pas eu d’autres choix pour récupérer l’enfant. Soit j’appelais la police, soit j’appelais les services sociaux », a expliqué à France info la maire du village, assurant avoir fait au mieux.

Invitée sur le plateau de Cyril Hanouna sur C8 le 13 septembre, Chirley, la mère de l’enfant, livre une autre version des faits. Elle commence par raconter que son fils s’est senti humilié par cet incident et a dû subir les moqueries du type « tu vas aller en prison » par ses camarades de classe. Sans emploi, elle a reconnu avoir cumulé 870 euros de dettes de cantine depuis janvier 2020 pour ses deux fils, l’aîné vient d’aller au collège. Elle a expliqué avoir déjà lancé des démarches pour se remettre en règle mais, n’étant pas véhiculée, elle peine à se rendre au Trésor public, dans la ville voisine.

Après avoir été questionnée pendant près de vingt minutes dans tous les sens par les chroniqueurs et accusée de laxisme par certains d’entre eux, la mère de famille a promis qu’elle allait régulariser sa situation au plus vite, avec l’aide financière de sa mère, a-t-elle été obligée de préciser, un peu gênée. Avec une mise en scène propre à ce genre d’émission, Chirley s’est vu proposer par l’animateur d’éponger cette dette en la prenant en charge « avec la production ».

Autre exemple, désormais récurrent. Lors de la rentrée, le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a fustigé, sur France 3 le 29 août, le fait que l’allocation de rentrée scolaire soit détournée par les familles à d’autres fins que l’achat des fournitures scolaires. Selon le locataire de la Rue de Grenelle, elle serait utilisée par certaines familles pauvres pour s’offrir des écrans plats, ressuscitant ainsi une vieille accusation lancée notamment par la droite dès 2008.

Le député Édouard Courtial, alors à l’UMP, expliquait dans un entretien au Parisien que l’allocation de rentrée scolaire ne devait pas servir à acheter un écran plat. Mot pour mot les termes et arguments employés par Jean-Michel Blanquer.

Et même s’il y a quelque chose d’absurde à vérifier si les ventes de téléviseurs à écran plat (les tubes cathodiques n’existent plus, donc tous les écrans sont plats par définition) sont en hausse au mois d’août (le mois de versement de l’allocation) et septembre, Libération, entre autres, s’y est attelé dans sa rubrique de fact-checking.

Résultat, le ministre a tout faux. Deux études de 2002 et 2013, réalisées par la Caisse d’allocation familiales (CAF), démontrent que les récipiendaires de l’allocation de rentrée scolaire l’utilisent pour acheter des fournitures scolaires, des équipements de sport ou payer la cantine scolaire. Et que les mois de septembre et août sont les pires mois de l’année en matière de vente de télévisions en France.

Enfin, dernière histoire. À Nice, une habitante du quartier des Chênes a vu son bail résilié par l’office HLM Côte d’Azur Habitat parce que son fils de 19 ans a été condamné à 20 mois de prison pour trafic de stupéfiants et serait coupable d’incivilités. Le bail de l’appartement est au nom de cette mère de famille. Là encore, l’affaire a créé de l’émoi et soulevé des interrogations. 

Dans Libération, Anthony Borré, président de Côte d’Azur Habitat, le plus grand bailleur social du département, et premier adjoint (LR) au maire de Nice, justifie cette future expulsion : « L’urgence sociale ne suffit pas pour prioriser les dossiers. Je prends en compte la méritocratie. Ceux qui ne respectent pas les lois de la République ne sont pas les meilleurs candidats, expose-t-il. On est responsable des actes de ses enfants et des personnes que l’on héberge sous son toit. Je veux faire savoir à ceux qui trafiquent que je serai intraitable : qu’ils quittent ces quartiers. »

Le 7 septembre, Christian Estrosi, le maire de Nice, a indiqué sur France 2 que d’autres procédures seront lancées concernant des familles dans la même situation que celle expulsée dans le quartier des Chênes. 70 autres familles sont concernées, a avancé Côte d’Azur Habitat.

Ce nouveau règlement à l’œuvre, voté fin mars en conseil municipal, a été dénoncé notamment par la Fondation Abbé-Pierre. Son directeur régional, Florent Houdmon, questionnait déjà auprès de l’AFP l’efficacité de la méthode en avril, la comparant à une punition collective.

« Est-ce que la punition collective est la bonne réponse ? C’est injuste et assez aberrant pour les autres occupants », non condamnés mais visés par l’expulsion, voire « irresponsable » selon lui. « Je ne nie pas le droit à la sécurité. Il y a des familles qui subissent le manque de présence policière et d’actions de prévention, mais quand ce ménage aura quitté son HLM, on va le retrouver ailleurs dans des copropriétés dégradées du parc privé. La réponse est dans la répression et la prévention. »

L’affaire de l’enfant privé de cantine a créé la polémique. Face à cela, la Défenseuse des droits, Claire Hédon, s’est « saisie d’office » afin d’enquêter sur la situation de cet enfant et de sa famille. « Les enfants doivent être laissés à l’écart des conflits entre leurs parents et l’administration », a-t-elle rappelé dans un communiqué le 14 septembre.

Dans un rapport publié en juin 2019, le Défenseur des droits avait déjà appelé à ce que le règlement des factures impayées fasse uniquement l’objet de procédures entre les collectivités et les parents, sans impact sur les enfants. L'institution appelle à bannir la pratique du « déjeuner humiliant » visant à servir aux enfants des menus différenciés afin de faire pression sur les parents et ne pas recourir aux exclusions.

De son côté, la FCPE, principale fédération de parents d’élèves, a salué l’initiative de la Défenseuse des droits dans un communiqué et rappelle que la restauration scolaire est « un temps éducatif et de socialisation et peut-être, pour certains enfants, le seul repas équilibré de la journée. Il est crucial d’accompagner les familles et non de les mettre à l’index ». La FCPE a rappelé qu’elle défend depuis toujours la gratuité de la restauration, avec une prise en charge par l’État, à l’image de la Suède et de la Finlande. Ce qui éviterait ce genre d’incidents.

Toutes ces histoires démontrent bien comment les personnes pauvres sont accusées avec facilité d’être irresponsables et sont infantilisées. Il faudrait les punir en cas de manquement et les surveiller davantage que toute autre frange de la population.

L’enseignant et sociologue Denis Colombi s’est précisément penché en 2019 sur ce sujet dans son ouvrage Où va l’argent des pauvres ? (Payot). Il est formel à propos du mauvais usage de l’allocation de rentrée scolaire : « Aucun rapport, aucune enquête n’est venue la placer sur l’agenda médiatique et politique pour signaler l’existence d’un problème qui demanderait une intervention urgente. Mais en la matière, l’anecdote et la suspicion sont amplement suffisantes et il n’en faut pas plus pour attirer le feu des projecteurs et les commentaires les plus assurés. »

Mais le fantasme perdure. Denis Colombi rappelle aussi qu’en 2015 le conseil départemental des Bouches-du-Rhône a décidé, au lieu d’un virement, de verser la prime de Noël des allocataires du RSA sous forme de bons d’achat de jouets de 50 euros, un par enfant de moins de 12 ans, pour éviter que l’argent échoie à une autre dépense.

La même année, aux États-Unis, le Missouri a décidé d’interdire l’achat de certains aliments comme les cookies, les chips ou les steaks avec les food stamps, les bons alimentaires, parce que trop associés à l’idée de plaisir. Les personnes pauvres sont censées avoir une relation utilitaire à la nourriture et ne savent pas résister à la tentation.

Ce présupposé que les bénéficiaires des allocations et personnes modestes fraudent et ne sont pas responsables, le sociologue Vincent Dubois, auteur de Contrôler les assistés (éditions Raisons d’agir), l’a rencontré maintes fois lors de ses travaux de recherche.

Interrogé par Mediapart, il confirme que « cette polémique autour de l’allocation de rentrée scolaire ne repose sur rien d’objectivé, et on fait pourtant des tendances générales. Il n’est pas exclu que quelques familles ne l’utilisent pas pour des fournitures scolaires mais il n’y a aucun moyen de le vérifier. À part si on supervisait les comptes des bénéficiaires par des assistantes sociales et conseillères en économie sociale et familiale. Mais cela supposerait un degré très fort de supervision et d’immixtion dans le quotidien des familles pauvres, ce qui deviendrait légitime pour eux mais serait insupportable pour des familles ne serait-ce que de classe moyenne ».

À chaque fois, explique Denis Colombi dans son ouvrage, des considérations morales sous-tendent ces décisions. Les pauvres ne sauraient pas gérer leur argent : « On reproche implicitement de ne pas être capable de se contrôler, de se retenir ou de faire les bons choix. » D’où l’idée récurrente de contrôler les dépenses des personnes pauvres. « Donnez-leur de l’argent, disent ainsi les critiques des revenus d’assistance, et vous les enfermerez dans l’oisiveté, les découragerez de faire des efforts et, finalement, les maintiendriez dans la pauvreté », écrit encore Denis Colombi.

Le sociologue Vincent Dubois relève pour sa part dans ces déclarations une opportunité politique de la part du ministre de l’éducation nationale qui flatte ainsi à peu de frais l’électorat de droite, et « droitise » un peu plus le camp macroniste.

Au-delà de l’aspect opportuniste, Vincent Dubois voit dans ces différentes histoires une réactivation d’un « schème très ancien de mise en cause des comportements des personnes pauvres. Ils sont considérés par une partie de la société comme responsables de leur propre situation, comme n’étant pas courageux ou encore comme ne cherchant pas de travail ».

Ce qui appelle au contrôle des comportements des personnes qui bénéficient des aides publiques, car elles pourraient se rendre coupables d’abus ou de mauvais usage du soutien financier apporté. Certains aimeraient aussi réclamer des contreparties aux plus pauvres, là où ce serait « une hérésie » quand il s’agit d’entreprises, indique Vincent Dubois.

L’affaire de la cantine scolaire est relativement proche, selon lui, et convoque les mêmes mécanismes d’accusation d’incurie, de malhonnêteté ou de combinaison des deux. « Plus il y a de pauvres, plus on met en cause les individus dans la responsabilité de leur situation. C’est comme pour le chômage, plus il est élevé et se stabilise à un haut niveau, plus on accuse les chômeurs, sauf en période de forte crise où on admet un effet conjoncturel. »

L’expulsion locative pour cause de condamnation pénale obéit à la même logique de la responsabilité individuelle et de mise en cause des individus qui subissent ainsi une double peine. Et sans garantie que la sanction soit efficace. De la même manière que le retrait des allocations familiales aux parents d’enfants pour cause d’absentéisme n’a jamais été efficace. Vincent Dubois juge que « c’est un remède pire que le mal ».

publié le 23 juin 2021

Les couleurs perdues de Gérard Fromanger

Maurice Ulrich sur le site www.humanite.fr

Grande figure de ce que l’on a appelé la Figuration narrative attachée pour beaucoup aux aspirations révolutionnaires et critiques il est décédé à 81 ans.

La dernière grande exposition qui lui avait été consacrée était à Landerneau, au fonds Hélène et Edouard Leclerc en 2012. Elle redonnait au propre comme au figuré ses couleurs à l’une des grandes figures de ce que l’on a appelé dans les années soixante La figuration narrative, en démontrant en même que son œuvre, loin s’en faut, ne se limitait pas à cette même décennie avec le grand tournant de mai 68, où il avait été l’un des créateurs et animateurs de l’atelier populaire des Beaux-arts de Paris, voué à l’expression contestataire de l’époque. Il y réalise entre autres une série de vingt sérigraphies intitulées Le rouge, prolongées par un film avec Jean-Luc Godart, Rouge, puis un autre avec Marin Karmitz deux ans plus tard.

Mort vendredi, Gérard Fromanger avait 81 ans. Né à Pontchartrain, dans les Yvelines il travaille dès ses vingt ans, après un bref passage aux beaux-arts, dans l’atelier du sculpteur César. Il se lie avec ceux qui vont devenir les figures importantes de l’époque et de cette nouvelle figuration qui va réagir à l’abstraction dite lyrique de l’école de Paris, aussi bien qu’au Nouveau réalisme. Gilles Aillaud, Eduardo Arroyo, puis Erro, Monory, Adami… En 1965, Jacques Prévert préface son travail, influencé pour partie par Giacometti dont il a également fait la connaissance, des portraits, le plus souvent dans des dominantes de gris. Il passe à la couleur avec cinq portraits de Gérard Philippe dans Le prince de Hombourg mais c’est bien à partir de mai 68 qu’il va développer son univers de silhouettes en rouge dans les rues de Paris, comme en rendant les passants anonymes dans la grande machine uniformisante de la politique et de la consommation. La figuration narrative n’est pas un retour au réalisme de la représentation. Elle entend être un récit, remettant en cause de manière formelle et conceptuelle les représentations et l’idéologie dominantes.

Fromanger, comme Rancillac, mais aussi d’autres comme Cueco, le groupe des Malassis, vont se situer du côté des aspirations révolutionnaires de l’époque, souvent et non sans illusions du côté de la chine de Mao. Mais ce qui fait leur force c’est l’invention plastique sans laquelle elle ne serait que discours. De ce point de vue, Fromanger fut sans aucun doute l’un des plus novateurs. Ses portraits de Foucault, Prévert, Sartre dans les années soixante-dix, comme sa série Tout est allumé font date en mêlant précisément les jeux abstraits de la forme et de la couleur au réalisme quasi photographique des figures. Dans les années 2000, il réinvente ses silhouettes colorées sur des fonds noirs et joue de la couleur « dans tous ses états » dit-il avec des drapeaux et des noms de pays. En 2008, une rétrospective au centre Pompidou avait remis en avant son œuvre et rendu justice du même coup à la figuration narrative occultée dans les années quatre-vingt dix. On garde le souvenir d’un homme souriant et affable. Gérard Fromanger était un grand peintre.

publié le 7 juin 2021

Les parquets demandent plus de moyens contre les violences conjugales


 

Par Agence France-Presse

Les procureurs ont demandé lundi des moyens supplémentaires pour lutter contre les violences conjugales, exigeant notamment de doter chaque parquet d’un assistant spécialisé ou d’un juriste assistant dédié spécifiquement à « cette grande cause nationale ».


 

« Il faut plus de moyens pour pouvoir, par exemple, vérifier qu’une mesure d’interdiction d’entrer en contact est respectée, et pouvoir s’adapter rapidement, par exemple pour prescrire un bracelet si elle ne l’est pas. Il faut avoir moyen d’être réactif... », a indiqué à l’AFP Eric Mathais, procureur de la République de Dijon et président de la Conférence nationale des procureurs de la République (CNPR) à l’initiative de ce mouvement.

« La lutte contre les violences conjugales est une des priorités majeures des procureurs de la République », rappellent dans des communiqués distincts les procureurs des différents parquets de France.

« Il faut impérativement doter les parquets de moyens supplémentaires dédiés à cette grande cause nationale », soulignent-ils en rappelant que « les parquets traitent 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 des milliers d’affaires urgentes, dont beaucoup ont des conséquences importantes sur la vie des citoyens concernés ».

La procureure de Versailles, Maryvonne Caillibotte, constate « une augmentation très substantielle » depuis 2019 « du volume des procédures en matière de violences conjugales.  »Il n’y a pas forcément plus de violences mais elles remontent«  mieux, notamment  »grâce aux mouvements MeToo et BalanceTonPorc [qui] ont libéré la parole« , dit-elle à l’AFP.

Or  »la procédure pénale obéit à des règles, on a besoin de preuves, donc d’enquêteurs« , insiste la magistrate.  »Le téléphone grave danger, ce n’est pas seulement un boîtier, le bracelet anti-rapprochement pas seulement un bracelet: il y a un accompagnement et qui dit "accompagnement+ dit "des gens« .

 »Si l’écho donné aux récents féminicides semble axé sur le fait que l’institution judiciaire en porterait la responsabilité, les professionnels confrontés à ces drames savent bien que dans toute situation de violence ou d’abus intra-familial, le défaut de vigilance sur des signes avant-coureurs est toujours collectif et doit interroger la société dans son ensemble« , écrit ainsi le procureur de la République de Draguignan, Patrice Camberou.

La procureure de la République de Meaux (Seine-et-Marne), Laureline Peyrefitte, comme son collègue de Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), Jérôme Bourrier, reprennent les mêmes mots dans leurs communiqués:  »Nous avons reçu pas moins de dix circulaires de politique pénale dans ce domaine depuis le début de l’année, toutes parfaitement légitimes dans leurs objectifs mais qui reposent pour l’essentiel sur les parquets. Pour les mettre en oeuvre (...) il nous faut des moyens supplémentaires« .

Le garde des Sceaux a rencontré la semaine dernière la conférence des procureurs de la République, a rappelé l’entourage du ministre contacté par l’AFP.  »Il est a l’écoute de leur demande de moyens« .

Les 1.000 bracelets anti-rapprochement dont dispose la Chancellerie  »n’ont pas vocation à rester dans les tiroirs« , avait déclaré Eric Dupond-Moretti après le féminicide de Mérignac, commis le 4 mai par un homme qui purgeait une peine pour violences conjugales mais n’avait pas été équipé du dispositif.

Des circulaires avaient ensuite été envoyées aux magistrats pour pousser au déploiement du dispositif, disponible en France depuis l’automne mais dont les juridictions peinaient à se saisir.

Le ministre demandait notamment à ce que  »tous les dossiers«  de personnes condamnées pour violences conjugales soient repris, afin de vérifier que  »les antécédents et la personnalité«  de ces hommes ne rendaient pas  »nécessaire«  la pose d’un bracelet.

Selon le collectif  »Féminicides par compagnons ou ex", 49 féminicides ont été recensés en 2021. En 2020, le ministère de l’Intérieur en avait décompté 90, contre 146 l’année précédente.

 

publié le 31 mai 2021

La Commune : 150 ans après, des combats brûlants d’actualité

Aurélien Soucheyre sur le site www.humanite.fr

 

La révolution de 1871 n’a duré que 72 jours. Si beaucoup de ses aspirations ont fini par obtenir gain de cause, d’autres restent inaccomplies mais gardent une puissante modernité. Travail, salaires, logement, égalité... L’écho de ses batailles, en phase avec notre époque, retentit encore et nous inspire. En témoigne la foule rassemblée samedi pour la traditionnelle montée au Mur des fédérés, à Paris.


 

Le 28 mai 1871, il y a cent cinquante ans, les troupes versaillaises achèvent d’écraser dans le sang la Commune de Paris. Cette formidable expérience populaire, démocratique et sociale est terminée. Adolphe Thiers et le « parti de l’ordre » s’acharnent même sur les survivants, afin de leur faire passer le goût de la révolution et d’intimider les générations futures.

Mais qu’a donc fait la Commune de Paris pour susciter une telle haine et une telle violence ? Qu’a-t-elle donc proposé, sur une période d’uniquement soixante-douze jours, pour que son souvenir ait une place si prépondérante dans l’histoire du mouvement ouvrier ?

Des basculements sociaux, voire civilisationnels

« Jamais sans doute événement aussi court n’a laissé tant de traces dans les représentations collectives », mesure l’historien Roger Martelli, président de l’association des Amis de la Commune de Paris. « Jamais révolution n’avait plus surpris les révolutionnaires », considérait même le communard Benoît Malon. Car l’insurrection du 18 mars, spontanée et impromptue, fait immédiatement face à une double menace : la présence de l’armée prussienne aux portes de Paris et celle des troupes de Thiers, qui attaquent la capitale dès le mois d’avril. La Commune de Paris, à peine installée, est donc confrontée à une guerre permanente.

Sur les 42 millions de francs qu’elle dépense, 33 millions sont attribués à la délégation à la guerre. Près de 75 % de son budget passent donc dans le soutien aux combats ! Que peut-elle bien réaliser à côté et inscrire au panthéon de notre histoire politique et sociale ? Le maximum possible ! « Malgré sa situation précaire, la Commune lance des basculements sociaux et parfois même civilisationnels », note Roger Martelli. Nombre des décrets qu’elle prend et des réformes qu’elle ébauche sont encore aujourd’hui d’une incroyable modernité et d’une brûlante actualité.

Paris, capitale du progrès

Paris redevient pour quelques semaines la capitale mondiale du progrès et de la citoyenneté. En pleine ébullition démocratique, les communards et les communardes se prononcent pour la séparation de l’Église et de l’État, qui ne reviendra qu’en 1905. Ils se mobilisent pour l’instruction laïque, gratuite et obligatoire, à destination des enfants des deux sexes, dix ans avant les lois Ferry. Ils brûlent les guillotines et se prononcent contre la peine de mort, sans pour autant légiférer. Elle ne sera abolie en France qu’en 1981. Autant de mesures phares qui seront ensuite reprises peu à peu, de la IIIe à la Ve République.

Mais la Commune va aussi s’attaquer à la question du travail et de la répartition de ses fruits. Elle met en place le tout premier ministère du Travail (dont le retour ne s’effectuera qu’en 1906). Elle interdit les amendes et retenues sur salaire opérées par le patronat. Elle fixe la journée de travail à 10 heures, contre 15 auparavant. Elle réglemente le travail de nuit, augmente les salaires pour les agents communaux et fixe un salaire minimum. Rien d’inconnu aujourd’hui ? Attendez : la Commune se prononce aussi pour une échelle des salaires afin de stopper les écarts de rémunération affolants. Ils sont actuellement de 1 à 860 dans plusieurs entreprises…

La Commune impose de plus l’égalité salariale entre les institutrices et les instituteurs. On attend toujours qu’elle s’étende à toutes les femmes et tous les hommes quelle que soit la profession. Elle organise enfin la réquisition des ateliers de production abandonnés par les patrons, et les remet aux travailleurs, qui se constituent en société coopérative. On parle aujourd’hui de Scop, où les salariés possèdent eux-mêmes les moyens de production et gèrent collectivement leur entreprise.

Le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple

La Commune se distingue surtout par son fonctionnement en démocratie directe pour l’ensemble de la société. Un pouvoir réellement du peuple, par le peuple et pour le peuple. « L’assemblée communale voulait répondre aux aspirations immédiates de la population, tout en refondant un nouvel ordre social dans le domaine économique, judiciaire et scolaire », note l’historien Pierre-Henri Zaidman. C’est ce qui la conduit à organiser un moratoire sur les dettes privées et à instituer la fin de la vénalité des offices pour assurer une justice indépendante et gratuite. Ou encore à attribuer des postes de ministres et de commandants à des citoyens étrangers, sur le simple critère de la compétence. Elle réquisitionne enfin les logements vacants pour les sans-abri, ce que nous sommes toujours incapables de faire.

À une heure où le gouvernement et la droite appellent à « éviter tout anachronisme » dès lors qu’il s’agit de lier politique et mémoire (que l’on parle de 1871 ou de Napoléon…), force est de constater toute la modernité de la Commune, dont les mesures prises il y a cent cinquante ans sont encore en phase avec les problèmes de notre époque. « Cela témoigne de la force d’anticipation de la Commune, de son caractère profondément novateur. Au final, elle s’est heurtée à un Adolphe Thiers qui défendait de façon absolue la propriété privée et donc la domination des possédants », note le député PCF Pierre Dharréville.

La République doit être pleinement démocratique

« La question démocratique et sociale a traversé les siècles et reste d’une violente actualité. Ce que nous dit la Commune, c’est que la République doit être sociale pour être pleine et entière. Elle nous dit aussi qu’elle doit être pleinement démocratique : lors de la Commune, l’acteur qui bouleverse le cours des événements, c’est le peuple de Paris », analyse le député FI Alexis Corbière. « Elle ouvre le champ des possibles grâce à l’implication pleine et entière des hommes et des femmes. Elle a été balayée, mais ce qu’elle proposait est peu à peu revenu. Il faut continuer de s’en inspirer », insiste Pierre Dharréville.

Où en sont aujourd’hui les questions du mal-logement, de la citoyenneté des étrangers, du temps de travail, des écarts de rémunération et de la propriété des moyens de production ? C’est cette actualité qu’a souhaité interroger « l’Humanité Dimanche », juste avant la traditionnelle montée au mur au Père-Lachaise, qui a lieu tous les ans en hommage à la Commune. Avec deux citations à l’esprit. L’une d’Eugène Varlin : « Tant qu’un homme pourra mourir de faim à la porte d’un palais où tout regorge, il n’y aura rien de stable dans les institutions humaines. » L’autre de Marx : « Les principes de la Commune sont éternels et ne peuvent être détruits ; ils seront toujours mis à nouveau à l’ordre du jour, aussi longtemps que la classe ouvrière n’aura pas conquis sa libération. »


 

<publié le 22 mai 2021

 

Drogues. Les impasses du tout-répressif

Paul Ricaud sur le site www.humanite.fr

 

En recourant à une rhétorique droitière à la visée électoraliste, l’exécutif semble oublier que sa « guerre contre la drogue » n’est ni nouvelle ni efficace. Au contraire, elle semble causer plus d’effets délétères que la consommation elle-même.

Éric Masson avait 36 ans. Policier depuis quatorze ans, c’est lors d’une opération « antistups » que ce brigadier, père de deux enfants, a été tué à Avignon, le 5 mai. À un an de l’élection présidentielle, le drame représente une aubaine pour la ligne sécuritaire du gouvernement, renforcée depuis des mois et promouvant le durcissement de « la guerre contre la drogue ». Le terme n’est plus tabou pour le ministre de l’Intérieur. Gérald Darmanin assume un discours martial contre « cette merde qu’est la drogue », reprenant un slogan et une politique éculés depuis des décennies.

Sur le terrain, associations, professionnels et observateurs s’accordent à dire que cette rhétorique guerrière n’a eu d’effet ni sur la prévalence de la consommation de drogue, ni sur l’ampleur des trafics. « Clairement, ce policier mort est une victime de la guerre contre la drogue », tranche Yann Bisiou, juriste et expert en matière de lutte contre les drogues auprès d’instances nationales et internationales. « On met les policiers dans des situations impossibles, ajoute-t-il. Depuis cinquante ans, une loi est votée tous les six mois au Parlement pour renforcer la répression mais elle ne donne aucun résultat. La consommation a explosé, la prévalence est massive et on n’a pas réussi à faire de prévention sérieuse. »

Multiplication des sanctions pénales

Dès l’instauration des premières politiques publiques en la matière, la France conçoit la consommation de drogue comme un problème sécuritaire et sanitaire. La loi du 31 décembre 1970 fixe le cadre. Elle considère le consommateur à la fois comme un délinquant, condamnable à un an d’emprisonnement, et un malade que le système de soin peut suivre et prendre en charge. « Elle fait suite à Mai 68 et à la guerre contre la drogue déclarée par Nixon aux États-Unis », décrypte le sociologue Michel Kokoreff, pour qui cette pénalisation des usagers s’inscrit dans un contexte de « panique morale » et une « stratégie de disqualification de la jeunesse, en partie contestataire », sous la présidence Pompidou

Depuis sa proclamation, le texte a plus servi à punir les simples consommateurs (80 % des infractions) qu’à proposer un accompagnement médico-social. Dans sa dernière étude, l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT) note que les sanctions pénales se sont multipliées, quand les mesures à caractère sanitaire ne représentent plus que 7 % des alternatives prescrites.

4 000 points de deal recensés par les autorités

Si la France est le pays avec la politique la plus répressive d’Europe en la matière, le nombre de consommateurs y est aussi parmi les plus élevés : 45 % des 18-64 ans ont déjà essayé le cannabis, selon Santé publique France, et 11 % en ont consommé dans l’année – presque trois fois plus qu’en 1992 –, selon l’OFDT. Devant ce constat d’échec, certains choisissent de prendre le contre-pied de cette politique aussi nocive qu’inefficace.

« C’est l’interdit qui crée la fraude, rappelle Yann Bisiou. Le système prohibitionniste crée un marché capitaliste ultradérégulé. Ceux qui y travaillent ne sont pas protégés et c’est celui qui réussira à passer entre les mailles du filet qui gagnera le plus d’argent. Plus il y a d’interdits, plus le marché s’adapte et se développe. » Le chercheur a fait le calcul : avec 4 000 points de deal recensés par les autorités, dont un ferme chaque jour comme l’affirme Emmanuel Macron, onze ans seraient nécessaires pour tous les éradiquer du territoire, en supposant qu’aucun ne rouvre ou ne se déplace. Ce vœu pieux s’accompagne de la promesse d’intensifier les opérations de police et les contrôles, autant d’actions qui ne démontrent pas d’efficacité sur la réduction des trafics mais dont les effets néfastes sont connus.

Ni pédagogique, ni dissuasif

Depuis décembre, l’usage de stupéfiants peut être puni par une amende de 200 euros, dressée directement par les agents. Son instauration a permis à Yann Bisiou d’effectuer un autre calcul sur l’efficacité des sanctions. « Au rythme actuel, on peut estimer qu’on atteint 200 000 amendes par an. Cela reste très marginal ! Si on considère qu’il y a 900 000 usagers quotidiens, on verbalise un joint sur 1 650. Cela n’a aucun effet, ni pédagogique, ni dissuasif », affirme le professeur de droit.

" La poursuite des usages de drogue est aussi un outil de répression et de contrôle, en particulier de la jeunesse populaire et racisée ". Michel Kokoreff Sociologue

 

D’autant plus que ces sanctions, tout comme les contrôles, ne touchent pas tous les citoyens de la même manière. « La poursuite des usages de drogue est aussi un outil de répression et de contrôle, en particulier de la jeunesse populaire et racisée. Les usages des classes moyenne et supérieure sont beaucoup moins réprimés », affirme Michel Kokoreff, auteur de la Catastrophe invisible. Histoire sociale de l’héroïne. S’il ne minore pas l’insécurité que créent les trafics dans les milieux populaires qu’ils touchent, le sociologue considère que la réponse répressive à ce problème ne le règle pas.

Pour l’exécutif en campagne, pourtant, pas question de changer d’approche. « On se roule un joint dans son salon et à la fin on alimente la plus importante des sources d’insécurité », accusait ainsi Emmanuel Macron dans un entretien au Figaro en avril. « Derrière la guerre contre la drogue, il y a une guerre aux drogués assumée, réagit Nathalie Latour, déléguée générale de la Fédération addiction. On fait porter ce poids sur les épaules d’individus, alors que la drogue est un problème bien plus global. Il nécessite des réponses bien plus ambitieuses et fermes, en matière de sécurité mais aussi de santé, d’éducation, de justice, etc. »

« Plutôt que d’être punie, notre jeunesse mérite d’être protégée »

Pour le réseau de professionnels de la prise en charge des addictions qu’elle représente, une réponse adaptée commencerait par des mesures de soutien aux usagers plutôt qu’une condamnation morale. « Il est clair que la sanction pénale ne permet pas de s’engager dans des démarches d’accompagnement et retarde l’accès aux soins. Plutôt que d’être punie, notre jeunesse mérite d’être protégée par les adultes que nous sommes », estime-t-elle. Pour la Fédération addiction, comme pour d’autres organisations, la régulation du marché du cannabis apparaît comme une sortie de l’impasse sécuritaire et une approche intéressante pour régler le problème, tant du point de vue de la sécurité que de la santé publique.

La question de la légalisation de la drogue illicite la plus répandue de France n’est plus l’apanage des militants pro- et anti-cannabis. « La proposition part du constat que cela fait cinquante ans que la drogue n’a jamais été aussi répandue, qu’elle génère de l’insécurité et qu’elle tue des petites mains du trafic, des habitants et des policiers », explique le député Éric Coquerel (FI). Élu dans une circonscription marquée par les ravages du trafic, à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), il a rédigé une proposition de loi après la mort de deux jeunes dans une fusillade en septembre 2020. En proposant, dès le 25 mai, de légaliser et de réguler la vente de cannabis, elle cherchera à poser de nouveaux termes dans le débat.

Au début du mois déjà, le rapport d’une mission parlementaire, porté par des députés de l’opposition mais aussi de la majorité, entrouvrait la porte à une possible légalisation. Elle a aussitôt été refermée par l’exécutif, Gérald Darmanin qualifiant l’idée d’un « drôle de raisonnement ». Pour Éric Coquerel, soulever la question permettrait de faire un premier pas vers la dépénalisation de l’usage des autres produits, à laquelle il est personnellement favorable. « Les esprits ne sont pas mûrs, mais on voudrait qu’un travail sérieux soit fait là-dessus », ajoute-t-il. L’horizon semble bien éloigné, tant Emmanuel Macron se borne à la même vision prohibitionniste et conservatrice que ses prédécesseurs. Le président avait annoncé « un grand débat national sur la consommation de drogue », il y a un mois. Il semble avoir trouvé les réponses à ses questions.


 

Publié le 26/03/2021

 

 

Pour la réouverture immédiate, totale et définitive de tous les lieux de culture

 

 

Appel du collectif citoyen « Ami entends-tu »

Si vous souhaitez signer leur pétition : https://petition.amientendstu.fr

 

 

 

Nous citoyens, artistes, musiciens, comédiens, chanteurs, auteurs, compositeurs, écrivains, danseurs, circassiens, techniciens, costumières, chargés de productions, producteurs, diffuseurs, attachés de presse, agence d’événementiels, directeurs de salles, organisateurs de festivals, spectateurs, amoureux de la culture…

 

Nous refusons cette dictature sanitaire.

 

Bien sûr nous compatissons avec ceux qui de près ou de loin ont été touchés par ce virus. Cependant, depuis 11 mois notre secteur d’activité a été directement impacté par la gestion de cette situation qui ruine les entreprises culturelles, plonge dans la précarité la grande majorité des artistes et techniciens et met gravement en danger les théâtres, salles de spectacles, festivals et l’ensemble des acteurs culturels de notre pays sans qu’aucune perspective d’assouplissement soit envisagée. Entre faux espoirs et discours anxiogènes ces mesures se prolongent de mois en mois.

 

Nous valons mieux que ça !

 

Ces décisions entraînent des dégâts psychologiques de plus en plus importants dans la population et détruisent le lien social. L’être humain n’est pas un robot. Sa vie ne peut se résumer à travailler, manger et dormir.

 

Or depuis le 17 Mars 2020, vous avez privé les Français en grande partie de leur droit constitutionnel d’accès à la culture en imposant la fermeture des lieux culturels.

 

L’article 13 du préambule de la constitution du 27 Octobre 1946 qui fait partie intégrante de la constitution Française stipule : « La nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture ».

 

Les biens culturels et notamment le spectacle vivant, la liberté de circuler, d’assister à des spectacles sont indispensables à sa bonne santé psychique et physique. Cette bonne santé est la meilleure garantie contre toutes les maladies ou virus qui la menacent.

 

Nous sommes des milliers, des centaines de milliers à faire notre métier la passion chevillée au corps pour transmettre la culture, le rêve, la force, l’énergie… tout ce qui fait qu’un peuple se sent fort et en appartenance avec son époque.

 

La question est : Que faisons-nous de la culture, de la libre création qui font rayonner la France dans le monde ? Nous représentons une des activités économiques qui génère le plus de revenus dans notre pays. Plus que l’industrie automobile.

 

Nous exigeons de pouvoir exercer nos métiers comme cela doit être la règle dans toute démocratie qui se respecte. Même pendant la seconde guerre mondiale, une vraie guerre, à Londres et à Paris, à l’apogée des bombardements, les théâtres, les cabarets et les lieux de culture sont restés ouverts.

 

Les décisions prises contre les activités culturelles dans notre pays sont incompréhensibles, injustifiées et inacceptables. Pendant le mois et demi où il nous a été permis de faire notre métier, aucun cluster n’a été signalé dans un lieu de culture.

 

Nous exigeons aujourd’hui la réouverture de tous les lieux de culture : théâtres, salles de spectacles, musées, bibliothèques… la levée de l’interdiction des représentations culturelles et la reprise immédiate de nos activités.

 

Nous refusons d’être gouvernés par la peur. Nous valons mieux que ça !

 

Nous choisissons de prendre le risque de vivre libre et en bonne santé.

 

La peur de mourir n’empêche pas de mourir, elle empêche de vivre.

Publié le 06/03/2021

 

 

Petits secrets entre amis A Sciences Po

 

 

Par Alain Garrigou sur www.monde-diplomatique.fr

 

 

Accusé d’inceste, le politologue Olivier Duhamel est subitement passé de la lumière à l’ombre. Habitué des cérémonies officielles et des plateaux de télévision, il y est devenu persona non grata. A Sciences Po, certains connaissaient pourtant l’affaire depuis plusieurs années, et ils continuaient de célébrer leur collègue. Dans cette institution où règnent l’entre-soi et la cooptation, les secrets sont bien gardés…

 

 

A quoi tient l’importance d’un scandale sexuel ? A la gravité de la faute ? A la personnalité de l’accusé ? A l’information sensationnelle ? Ou aux effets collatéraux ? Dans l’affaire Olivier Duhamel, la révélation d’un inceste commis il y a trente ans s’inscrit dans le mouvement de dénonciation des violences sexuelles qui, avec #MeToo (« moi aussi »), a mis en cause des prédateurs longtemps ignorés. Cette fois, c’est un personnage d’influence, dont l’affaire souligne l’accumulation des titres et des positions : diplômé de Sciences Po, agrégé de droit public, professeur de droit constitutionnel, fondateur de la revue Pouvoirs, membre puis président de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), président du club Le Siècle, membre du Club des juristes, conseiller de dirigeants politiques ou de chefs de parti…

 

Lorsque l’affaire éclate, cet homme d’influence n’est pas un homme de l’ombre, puisqu’il intervient régulièrement à la télévision et à la radio, sans oublier des activités ponctuelles telles que la participation à des commissions d’enquête composées de « sages », si on en croit la presse. Duhamel avait besoin de la lumière. Elle l’a probablement trahi quand, lassée de le voir chercher les honneurs, sa belle-fille Camille Kouchner a publié un livre l’accusant d’inceste sur son frère jumeau. S’agissant d’une personnalité qui a accumulé autant de relations, la charge rejaillit forcément sur les amis et les institutions, soupçonnés d’une sorte de délit d’initiés. En première ligne : Sciences Po.

 

« L’école du pouvoir » — on ne compte plus ses anciens élèves devenus présidents de la République, premiers ministres ou ministres — essuie une nouvelle tempête après la mort, en 2012, de son directeur Richard Descoings, lors de laquelle avaient été révélées ses relations sexuelles avec des étudiants de son établissement. Un « secret » bien connu rue Saint-Guillaume. Un successeur fut choisi pour retourner à la quiétude. Pourtant, le 4 janvier 2021, l’affaire Duhamel survient. Sonné, le directeur, M. Frédéric Mion, proteste de son ignorance et envisage d’assumer ses responsabilités. Sur les deux points, il se ravise le lendemain : il admet qu’il savait depuis deux ans, mais il ne démissionnera pas pour autant. En espérant que les choses « se tassent ». Elles ne se sont pas tassées, et M. Mion a fini par quitter son poste le 9 février. Au même moment, un nouveau mot-clic apparaissait sur les réseaux sociaux : #SciencesPorcs. Des élèves des dix instituts d’études politiques (IEP) évoquent des viols et des agressions sexuelles subis par eux et dénoncent la passivité coupable des administrations.

 

 

Des intérêts enchevêtrés

 

 

Comme huit ans plus tôt, Sciences Po annonce réfléchir à une réforme de sa gouvernance. Le ministère de l’enseignement supérieur lance une enquête pour trouver d’éventuelles failles. On devine que la solution choisie consiste à prétendre que le coupable aurait aussi abusé… de l’institution. Mais, si Duhamel s’est bien servi de Sciences Po pour réaliser ses ambitions, il en a également été un serviteur.

 

L’enquête devrait revenir au point de départ : Sciences Po n’a pas été nationalisée en 1945. Du moins, pas complètement. L’École libre des sciences politiques, alors école privée régnant sur le recrutement de la haute fonction publique, était disqualifiée par les défaillances de l’État sous la IIIe République, par son pétainisme et par de menus faits de collaboration. Elle eut la chance de négocier avec un État représenté par deux anciens élèves : Michel Debré et Jean-Marcel Jeanneney. « Sciences Po », comme on l’appelait déjà, fut bien traitée. Une concession apparente fut accordée aux anciens propriétaires avec la création de la FNSP, fondation de statut privé mais financée par l’État. Les fondateurs disposaient d’un nombre de sièges suffisant au conseil d’administration (aujourd’hui, dix sur vingt-cinq) pour contrôler cette instance qui nomme le directeur de Sciences Po, décide de ses orientations et supervise les IEP de province. Le président de la FNSP sélectionne les représentants des fondateurs, hauts fonctionnaires, anciens dirigeants politiques, membres éminents du patronat, parmi ses connaissances dans les clubs, think tanks et organismes publics. Cette cooptation élitiste est censée apporter des ressources à la « grande école ».

 

Sans administration propre, la FNSP est gérée par celle de l’école, à laquelle on attribue communément le titre de « Sciences Po ». Ce nom, par accord entre les IEP, est réservé à l’IEP de Paris, ceux de province devant y accoler le nom de leur ville. La gestion est globalement fluide entre des gens qui se connaissent si bien que l’entre-soi est installé. Feu l’historien René Rémond se montrait ainsi paternel avec son « cher Richard », de même que son successeur à la tête de la FNSP, l’économiste Jean-Claude Casanova. En 2012, à la mort de Descoings, la désignation du nouveau directeur suscita des candidatures aux titres de compétence assurés, comme celle de M. Jean-Michel Blanquer, l’actuel ministre de l’éducation nationale, ou du directeur de l’IEP de Lille, M. Pierre Mathiot. Aucune n’emporta la décision. M. Mion, conseiller d’État en situation de pantouflage, fut sollicité pour un second tour ; Duhamel compta au nombre de ses soutiens puissants au sein du conseil d’administration de la FNSP. Quatre ans plus tard, M. Mion appuya évidemment la candidature de Duhamel à sa présidence.

Le jeu des échanges de bons procédés s’étend au-delà de Sciences Po. Ainsi, c’est avec le soutien de Duhamel que M. Marc Guillaume, secrétaire général du Conseil constitutionnel, puis du gouvernement, est entré au conseil d’administration de la FNSP. Et le second a parrainé le premier pour entrer au club Le Siècle, avant de l’aider à en devenir président en 2020. Recenser les renvois d’ascenseur qui composent un réseau est une entreprise de longue haleine…

 

A tous les niveaux, tel est le mode courant de fonctionnement de Sciences Po, où la plupart des enseignants ne sont pas universitaires, mais vacataires. À côté d’une pléiade d’enseignants « ordinaires », des personnalités de la politique, de la presse ou de la haute administration apportent leur prestige à l’institution, et réciproquement. Pas avec les mêmes émoluments, mais c’est une distinction symbolique que d’être « professeur à Sciences Po ». Comme d’autres, Duhamel a placé des amis de plateau bien connus. Et il a poussé des collègues de Sciences Po dans des médias ou des cénacles d’influence.

 

Dès lors, les intérêts sont si enchevêtrés que la vie professionnelle se mêle étroitement à la vie personnelle. Si, aujourd’hui, l’information politique se lit de plus en plus dans la presse people, et si la presse généraliste fait à l’inverse plus de place à l’information people, ce n’est pas à cause de changements de ligne éditoriale, mais parce que les personnalités politiques évoluent dans un univers d’interconnaissances où les affaires officielles sont aussi souvent des affaires intimes. On n’en finirait pas non plus de compter les « coups », petites opérations ponctuelles pour faire passer une idée, une émission, un documentaire, qui lient les personnes ponctuellement et amorcent de longues complicités, tantôt continues, tantôt intermittentes.

 

Quand des journalistes s’étonnent d’un fonctionnement opaque, il y a matière à s’en étonner. Souvent eux-mêmes anciens élèves de l’institution, ils y ont dispensé ou y dispensent un enseignement, ils interviewent ou invitent sur leur plateau des spécialistes de Sciences Po… Ne savaient-ils pas ? Étaient-ils mal informés ? Quoi qu’il en soit, l’omerta participe banalement au fonctionnement de l’institution. Les bruits circulent, mais ce ne sont que des rumeurs, qu’on peut à sa guise croire ou non. On échange sur le mode de la confidence. De là à protester, comme cela aurait déjà pu être le cas face à la conduite de Descoings ? Les informateurs, puisqu’il en faut, se cachent derrière l’anonymat et les rendez-vous secrets. D’autres s’abritent derrière le loyalisme, méfiants à l’égard des curieux, érigés en véritables ennemis extérieurs. La rumeur ne suffit pas, on en convient. S’en contenter est plus confortable. En somme, la vertu, c’est le silence. Membre du conseil d’administration de la FNSP, président de l’association des anciens étudiants Alumni, le politologue Pascal Perrineau en livrait une version ambiguë, immédiatement après les accusations portées contre Duhamel : « Seuls ceux qui savaient les faits dans leur réalité nue peuvent être accusés de les avoir dissimulés. Il faut donc éviter d’ajouter la crise au scandale et s’abstenir de tout faux procès. » La « réalité nue », une formule alambiquée qui pourrait suggérer que l’on connaissait la rumeur, mais que ce savoir ne fondait pas une complicité.

 

Les affaires sexuelles révèlent moins de véritables secrets que de « petits secrets ». Les petits secrets ne sont pas si secrets. Ils vivent dans un silence diffus, qui ne doit rien à la vertu publique. « Si Frédéric Mion m’avait appelée, je n’aurais pas menti, avoua benoîtement la politologue et sociologue Janine Mossuz-Lavau, amie de Duhamel et auteure d’un livre sur la sexualité des Français. Je lui aurais même confirmé [la rumeur], mais je peux vous dire qu’il ne l’a pas fait. » Très vite, on apprit que l’information circulait déjà en 2000, lors de l’assemblée générale de l’association des anciens étudiants. C’est dire qu’on en a beaucoup parlé entre initiés, dirigeants politiques, journalistes influents, collègues réunis par ce qu’ils savent. Les petits secrets contribuent à la cohésion de petits groupes où l’on se reconnaît par la confidence.

 

En l’occurrence, le scandale ne nous en apprend guère sur l’existence d’une loi du silence à Sciences Po : c’est le fonctionnement normal d’une institution de pouvoir qui perpétue une logique oligarchique. L’affaire Descoings l’avait mise en évidence, mais il suffisait d’observer les choix des dirigeants, les intrigues, pour repérer les liens étroits et discrets avec les sommets de l’État. Les réformes de Descoings ont toujours été validées par le pouvoir. Les ministres, mais aussi les anciens élèves peuplant les cabinets ministériels et la haute administration, ne pouvaient rien refuser au conseiller d’État qui dirigeait leur ancienne école. Les secrets de famille ont une affinité élémentaire avec les univers d’initiés, régis par la confidentialité et métaphoriquement décrits dans les termes de la consanguinité, de l’endogamie ou même de l’inceste.

 

Contrairement à ce que pourrait laisser croire une vision spontanée de la politique partisane, ce n’est pas tant en fonction des opinions que les relations sont choisies et les conduites calculées. Fidèle à sa tradition d’origine de conservatisme éclairé, Sciences Po garde le cap d’un pluralisme souple, familier aux élites. Les voies de passage transpartisanes sont nombreuses. Les ralliements et les abandons n’offusquent guère. On est censé dialoguer entre gens courtois, selon les principes affichés des clubs élitistes, mais aussi des plateaux médiatiques. Cela ne va pas sans arrogance envers le monde profane. Les cours des professeurs issus du pouvoir et des médias sont immanquablement qualifiés de « classiques » ou de « grands ». Tant pis si l’œuvre est souvent modeste, tant il est difficile de cumuler une vie mondaine intense et l’austère travail intellectuel.

 

L’accès facile à la parole médiatique ne flatte pas seulement le narcissisme, mais permet également d’imposer des idées et des modes de pensée. Et ceux-ci visent aussi à la marginalisation de la concurrence. Les qualités intellectuelles requises sont plus celles du légitimisme et du sens commun que de l’originalité et de la profondeur. Rien de catastrophique, au demeurant, si ces qualités médiatiques ne l’emportaient que sur les plateaux, et pas dans les amphithéâtres, où les universitaires de pouvoir aiment pouvoir briller en évoquant leurs relations intimes avec les puissants et les célébrités.

 

 

« Modestie » et « humilité »

 

 

Dans une institution comme Sciences Po, où les relations professionnelles sont enchantées, le fonctionnement est permissif. La réussite sociale, l’appartenance à la caste des « importants » (comme les qualifiait le philosophe Alain) se manifestent à travers des démonstrations de hauteur intellectuelle ou de scepticisme moral, ponctuées de mots osés, parfois d’outrecuidance à l’égard des femmes et de jugements à contre-pied du conformisme ordinaire. Cela n’a rien à voir avec une « gauche caviar » ou une « génération 68 », comme des commentateurs pressés le prétendent en ignorant l’histoire sociale des aristocraties depuis l’Ancien Régime. Il s’agit plutôt d’une conduite récurrente liée à un sentiment de supériorité sociale. À l’évocation des plaintes relatives aux opérations de séduction de Descoings en direction de ses étudiants, Duhamel objectait que ceux-ci étaient « majeurs » (Le Monde, 9 janvier 2021). Il fut encore à la manœuvre pour recruter M. Dominique Strauss-Kahn à Sciences Po, alors que l’ancien ministre traînait une réputation sulfureuse. Il arrive que le sentiment de supériorité qui s’exprime en paroles se double de transgressions dans les conduites.

 

A l’occasion de la rentrée 2020 des campus Sciences Po, M. Mion introduisait la leçon inaugurale de Duhamel par un hommage appuyé à celui qui était au « confluent des mondes », malgré ses qualités « de modestie et d’humilité » (sic). Dans la foulée, l’orateur prononça une leçon sur la démocratie, l’amitié et l’amour. Les enseignants de Sciences Po continueront à célébrer la démocratie, le droit, la citoyenneté et le service public, la transparence et l’intégrité, la vertu publique. Ils continueront aussi à s’inquiéter des dangers pesant sur cette même démocratie, de la défiance des électeurs, du copinage, des délits d’initiés, de l’autoritarisme. In actu et in situ, l’affaire Duhamel aura donné aux étudiants une leçon réaliste à ce point éloignée de leurs enseignements universitaires qu’ils risquent de n’y voir, selon la formule du cardinal de Retz, que « verdures et pastourelles ».


 

Publié le 24/12/2020

Le couscous fait l’union

 

par Akram Belkaïd, (site blog.mondediplo.net)

 

Quelques grains d’euphorie en ces temps moroses. Le couscous fait désormais partie du patrimoine culturel immatériel de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). Ce n’est que justice pour un plat qui remonte à l’Antiquité — il existait déjà à la table des royaumes numido-berbères qui tinrent la dragée haute à la Rome impériale — et qui demeure aujourd’hui le plat familial par excellence au Maghreb. Ce sont d’ailleurs quatre pays d’Afrique du nord, l’Algérie, le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie qui ont porté en commun la candidature du dossier « Savoirs, savoir-faire et pratiques liés à la production et la consommation du couscous ». Cette démarche unitaire à laquelle aurait mérité de se joindre la Libye, est suffisamment rare pour être saluée (1).

En mai 1961, le jeune écrivain Kateb Yacine, tout auréolé du succès de son roman Nedjma, publiait dans Le Monde diplomatique un article intitulé « Tous les chemins mènent au Maghreb » où il rappelait la communauté de destin des pays d’Afrique du nord. C’était trois ans après la Conférence de Tanger, aujourd’hui tombée dans l’oubli, où les trois grands partis indépendantistes (Istiqlal pour le Maroc, Front de libération nationale (FLN) pour l’Algérie et Néo-Destour pour la Tunisie) proclamèrent leur foi en un Maghreb uni sur le plan politique. Il s’agissait-là d’une espérance partagée par plusieurs générations de militants qui s’étaient dressés contre la présence française. Comment ne pas croire alors en cette union ? Un Maghreb uni faisait — et fait toujours —, sens : une homogénéité religieuse, l’islam sunnite étant largement majoritaire, deux langues partagées (l’amazigh dans ses différentes versions et l’arabe maghrébin), des habitudes culturelles communes et une histoire partagée marquée notamment par la solidarité qui se jouait des frontières.

Ainsi, quand la France décide, en 1953, d’exiler à Madagascar le sultan marocain Mohammed V, grand-père de l’actuel souverain Mohammed VI, c’est tout le Maghreb qui s’embrase. La même chose s’était produite en décembre 1952 après l’assassinat par les services secrets français de Ferhat Hachad, la grande figure du syndicalisme tunisien. À peine connue l’information de sa mort, le Maroc s’enflamme ; c’est à Casablanca qu’eurent lien les émeutes les plus violentes (40 morts parmi les manifestants). Enfin, le FLN algérien puis le Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) trouvèrent soutien, appui et refuge au Maroc comme en Tunisie durant la guerre d’indépendance (1954-1962).

Les indépendances ont balayé le projet maghrébin qui s'est transformé peu à peu en incantation stérile

Lire aussi Jean Ziegler, « Et pourquoi pas un Maghreb à six », Le Monde diplomatique, mars 1989. Mais les indépendances ont balayé le projet maghrébin qui s’est transformé peu à peu en incantation stérile. En 1963, un conflit frontalier oppose le Maroc et l’Algérie. Douze ans plus tard, la prise de contrôle de l’ex-Sahara espagnol par le Royaume chérifien provoque deux affrontements meurtriers entre les deux pays et installe entre eux une paix froide qui, aujourd’hui encore, fait du Maghreb une zone très peu intégrée. Créée en 1989, l’Union du Maghreb arabe (UMA) demeure une coquille vide. Sur le papier, cet ensemble élargi à la Libye et à la Mauritanie, se voulait ambitieux : libre-circulation des personnes et des marchandises, normes communes, monnaie unique, échanges intenses en matière d’éducation et de formation, etc. De cela, rien ou presque n’a été réalisé. La frontière terrestre algéro-marocaine est fermée depuis 1994, il n’existe aucun équivalent de programme Erasmus pour les étudiants des trois pays et la liste des divisions — politiques, culturelles ou sportives —, semble interminable. Pour un exportateur de la région, il est plus facile de faire des affaires avec la France qu’avec le pays voisin. Et les chercheurs qui travaillent sur la région constatent régulièrement le coût de ce « non-Maghreb ».

C’est dire à quel point cette démarche commune auprès de l’Unesco relève de la surprise agréable. Un autre exemple, peu connu, concerne l’interconnexion des réseaux électriques maghrébins qui a été achevée il y a quelques années ce qui démontre que des progrès peuvent être accomplis pour peu que le chauvinisme et les calculs politiques mesquins ne s’en mêlent pas.

Certes, cela n’empêchera pas chaque pays de continuer à revendiquer la paternité du couscous. Rappelons qu’en 2016, l’Algérie avait tenté de déposer seule un dossier auprès de l’Unesco avant de faire machine arrière après les protestations tunisienne et marocaine. Mais ces querelles picrocholines existent aussi à l’intérieur de chaque pays, l’adage affirmant qu’il y a autant de couscous que de familles. Plat du vendredi ou du dimanche, selon le jour de repos hebdomadaire des uns et des autres, le « t’âm » (ou « nourriture », le terme couscous est très rarement employé dans les dialectes arabes maghrébins sauf en Tunisie avec « kouskssi ») ou « seksou », ou encore « kseksou », se décline en plusieurs centaines de recettes, qu’il soit à base de blé dur, d’orge ou même de maïs, avec ou sans épices, avec ou sans viande d’agneau, poisson ou poulet, chacune de ses recettes est propre à une région, une ville ou même un village. L’auteur de ces lignes privilégie ainsi une recette basique, issue de la tradition familiale : un couscous simple, au beurre ou, c’est encore mieux, à l’huile d’olive, mélangé à des petits pois de saison cuits à la vapeur. Autre recette, proustienne celle-ci : du lait chaud, un peu de miel et de la semoule çabha, c’est-à-dire qui reste du couscous de la veille.

Une hérésie sans nom

Mais, au-delà des divisions à propos de cet emblème par excellence de la convivialité et du partage — le couscous est mangé dans les joyeuses comme les tristes occasions —, deux choses uniront tous les Maghrébins : d’abord, leur méfiance atavique à l’égard de la semoule dite « express » censée permettre d’obtenir un couscous en moins de cinq minutes (semoule arrosée d’eau bouillante). Ensuite, et c’est le pire des crimes gastronomiques, la combinaison couscous-merguez si chère aux restaurateurs, patrons de relais-routiers et autres gargotiers et bistrotiers de France et de Navarre. Il s’agit-là d’une hérésie sans nom, d’une grave atteinte au bon goût culinaire, d’une dérive inacceptable en matière de (mauvaise) appropriation culturelle. Cela vaut pour toute viande grillée ou braisée, comme le méchoui, qui viendrait à accompagner ce plat. Imagine-t-on un cassoulet au haddock ? Une choucroute à la viande de chèvre ? Espérons que l’Unesco œuvrera fermement pour bannir cette pratique regrettable…

 Publié le 23/12/2020

Covid-19: Macron veut faire entrer dans le droit commun des mesures d’exception

 

Par Laurent Mauduit (site mediapart.fr)

 

L’état d’urgence sanitaire prenant fin le 1er avril, un projet de loi prévoit, au-delà de cette date, de faire entrer dans le droit commun certaines mesures d’exception. Des mesures privatives de liberté pourraient être prises, dans certaines circonstances, pour ceux qui ne se font pas vacciner.

Emmanuel Macron l’a souvent dit : il sera hors de question de rendre le vaccin obligatoire. Et comme il l’a souvent répété, on connaît les raisons de ce choix : une telle obligation serait une atteinte aux libertés publiques et individuelles les plus fondamentales.

Et, pourtant, le chef de l’État organise la possibilité de déroger à cette promesse. Pas dans le cadre du Covid-19, assure l’exécutif, mais à l’avenir. À l’occasion d’un Conseil des ministres extraordinaire qui s’est tenu lundi 21 décembre en visioconférence et auquel il a participé depuis la Lanterne, là où il s’est placé à l’isolement, un projet de loi « instituant un régime pérenne de gestion des urgences sanitaires » a été examiné. Et s’il est adopté en procédure d’urgence par le Parlement, il donnera le droit au gouvernement, « le cas échéant », de subordonner l’accès de certains lieux et certaines activités à la présentation d’une attestation de vaccin.

Face à la polémique naissante, notamment sur les réseaux sociaux, le ministre de la santé, Olivier Véran, en visite dans l’une des plateformes logistiques mobilisées pour la campagne de vaccination, à Chanteloup-en-Brie (Seine-et-Marne), a tenté de rassurer en indiquant que ce texte « a vocation à faire son chemin, à mûrir ». « C’est un cadrage général proposé par le gouvernement. Le texte vivra au Parlement et le débat aura lieu », garantit Matignon au Parisien.

Si le gouvernement a élaboré ce projet de loi (accessible ici), c’est que l’état d’urgence sanitaire prend fin le 1er avril prochain. Emmanuel Macron et le premier ministre ont donc souhaité prendre des dispositions d’ordre public qui permettent de prendre des mesures d’urgence au-delà de cette date. Voici ce que dit l’exposé des motifs de ce texte : « Bien que ce régime [de l’état d’urgence] ait fait ses preuves, cette échéance n’a été remise en cause par aucune des trois lois de prorogation intervenues depuis lors. Elle a même été étendue aux systèmes d’information institués pour gérer la crise sanitaire par la loi du 11 mai 2020. L’ambition du présent projet de loi est ainsi de substituer à ces dispositions, conçues dans des circonstances particulièrement contraintes et pour faire spécifiquement face à l’épidémie de Covid‑19, un dispositif pérenne dotant les pouvoirs publics des moyens adaptés pour répondre à l’ensemble des situations sanitaires exceptionnelles. »

Et l’exposé des motifs ajoute : « La refonte prévue par le présent projet de loi distingue deux niveaux d’intervention selon la gravité de la situation et la nature des mesures à prendre pour y faire face : l’état de crise sanitaire, d’une part, et l’état d’urgence sanitaire, d’autre part. Ces deux régimes pourront rester parfaitement autonomes, mais ils pourront également s’inscrire dans le prolongement l’un de l’autre, car l’état de crise sanitaire pourra être déclenché avant comme après l’état d’urgence sanitaire, soit pour juguler une crise naissante qui n’a pas encore l’ampleur d’une catastrophe sanitaire, soit pour mettre un terme durable aux effets d’une catastrophe qui n’aura pu être empêchée. Pendant la catastrophe sanitaire elle-même, c’est le régime de l’état d’urgence sanitaire qui s’appliquera avec ses prérogatives propres auxquelles s’ajouteront celles de l’état de crise sanitaire, applicables de plein droit. »

Ce projet de loi est dénoncé pour une première raison : ses détracteurs y voient l’instauration d’une sorte d’état d’urgence permanent. À plusieurs reprises au cours des derniers mois, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’est inquiétée des atteintes aux libertés publiques perpétrées à l’occasion des mesures de lutte contre la pandémie. Elle pourrait, cette fois-ci encore, s’alarmer.

Mais, dans ce projet de loi, il y a encore plus étonnant : le texte, s’il est adopté par le Parlement, offrira effectivement la possibilité au gouvernement de prendre des mesures autoritaires en plusieurs domaines. Cela commence de la sorte : « Le premier ministre peut également, par décret pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, prendre aux seules fins de garantir la santé publique les mesures suivantes : “1° Réglementer ou interdire la circulation des personnes et des véhicules et réglementer l’accès aux moyens de transport et les conditions de leur usage ; 2° Interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé ; 3° Ordonner la fermeture provisoire et réglementer l’ouverture, y compris les conditions d’accès et de présence, d’une ou plusieurs catégories d’établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunion, en garantissant l’accès des personnes aux biens et services de première nécessité ; 4° Limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public ainsi que les réunions de toute nature, à l’exclusion de toute réglementation des conditions de présence ou d’accès aux locaux à usage d’habitation ; 5° En tant que de besoin, prendre toute autre mesure limitant la liberté d’entreprendre. »

Aussitôt après, il y a cet autre ajout, qui concentre les critiques : « 6° Le premier ministre peut, le cas échéant dans le cadre des mesures prévues aux 1° à 5°, subordonner les déplacements des personnes, leur accès aux moyens de transports ou à certains lieux, ainsi que l’exercice de certaines activités à la présentation des résultats d’un test de dépistage établissant que la personne n’est pas affectée ou contaminée, au suivi d’un traitement préventif, y compris à l’administration d’un vaccin, ou d’un traitement curatif. Le décret mentionné au deuxième alinéa du présent article précise l’étendue de cette obligation ainsi que ses modalités d’application s’agissant notamment des catégories de personnes concernées. »

C’est dit avec beaucoup de précautions, mais c’est dit tout de même : en certaines circonstances, et pour certaines personnes, le premier ministre aura donc la faculté de rendre obligatoire « l’administration d’un vaccin ».

L’étude d’impact du projet de loi précise que « cette disposition n’a pas vocation à être utilisée dans le cadre de la crise sanitaire actuelle » mais qu’elle pourrait l’être « face à une menace épidémique plus sérieuse encore ».

Le fait qu’un vaccin soit légalement obligatoire n’est certes pas une nouveauté en France. Depuis 2018, 11 vaccins sont ainsi obligatoires, dont ceux contre la diphtérie, le tétanos, la poliomyélite ou encore la coqueluche.

« Le risque c’est celui de la banalisation de mesures d’exception »

Évoquant la vaccination contre le Covid-19, pour laquelle la communauté scientifique ne dispose que d’un faible recul sur de possibles effets secondaires, le chef de l’État a toujours répété préférer la persuasion à l’obligation.

 « On ne répond pas à la défiance par l’obligation », a-t-il insisté le 4 décembre dernier, lors de son entretien avec le média Brut, comme s’il s’agissait d’un principe. On peut désormais en douter.

Dans un avis rendu ce lundi 21 décembre, le Conseil d’État valide pour l’essentiel le projet de loi du gouvernement, se bornant à quelques suggestions d’ajustement. « Le Conseil d’État relève qu’une mission d’information parlementaire, conduite par MM. Houlié et Gosselin, députés, a, d’ores et déjà, examiné la question du régime juridique de l’état d’urgence et réfléchi aux conditions dans lesquelles celui-ci pourrait être pérennisé. Elle a présenté son rapport à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République de l’Assemblée nationale le 14 décembre 2020. Le Conseil d’État estime que ces travaux et ceux qui seront menés lorsque la catastrophe actuelle aura pris fin devraient permettre d’affiner le dispositif résultant du projet de loi », lit-on ainsi dans l’avis.

Et la juridiction administrative ajoute : « Le Conseil d’État souscrit, de manière générale, à l’objectif du gouvernement visant à donner un cadre juridique spécifique, limité dans le temps, aux mesures de police administrative exceptionnelles nécessaires en cas de menace, de crise ou de catastrophe sanitaire, compte tenu de la nature de ces mesures, de leur incidence sur l’exercice de droits et libertés constitutionnellement protégés, et de leur portée possiblement dérogatoire aux textes en vigueur. Le Conseil d’État rappelle que la Constitution n’exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir, à cette fin, un régime d’état d’urgence sanitaire. »

Et même pour les pouvoirs exceptionnels dont pourrait disposer le premier ministre, lui offrant notamment de rendre obligatoire la vaccination en certaines circonstances exceptionnelles, le Conseil d’État ne pose pas son veto : « De manière générale, le Conseil d’État estime que ces dispositions, dont la mise en œuvre, sous le contrôle du juge, est réservée aux hypothèses de déclenchement de l’état d’urgence sanitaire procèdent à une conciliation qui n’apparaît pas déséquilibrée entre les exigences constitutionnelles » et les exigences de santé publique.

Certains juristes accueillent également le projet de loi avec une relative compréhension. C’est le cas, par exemple, du professeur de droit public Serge Slama, qui insiste sur le fait que le projet de loi, dans sa portée générale, instaure en fait deux niveaux, d’une part celui de la crise sanitaire et, d’autre part, celui de l’urgence sanitaire, en cas de besoin. Il n’y voit donc pas une prolongation masquée de l’état d’urgence permanent, mais plutôt l’instauration d’un système de vigie et de surveillance, qui aura sa cohérence si la pandémie perdure.

Pour le dispositif sur les vaccins, le professeur de droit public souligne également que le dispositif envisagé « ne le choque pas », car « s’il y a une troisième ou une quatrième vague, il n’est pas totalement incohérent que ceux qui se sont fait vacciner retrouvent une vie normale », et que des mesures de précautions soient maintenues pour les autres. Il observe également que cette obligation vaccinale, qui est ainsi envisagée, n’a jamais eu de « portée aussi étendue » que celle prévue par le projet de loi, mais elle est déjà en vigueur, par exemple, pour les déplacements de la métropole vers la Guyane ou la Guadeloupe et ne pourra être mise en œuvre que dans le cas de l’urgence sanitaire, mais pas si le pays est dans la phase seulement de crise sanitaire.

Également professeure de droit public, Stéphanie Hennette est, elle, beaucoup plus critique. Elle fait valoir qu’il se passe avec l’état d’urgence sanitaire exactement ce qui était advenu avec l’état d’urgence terroriste : le pouvoir profite des circonstances « pour faire entrer dans le droit commun des mesures prises dans le cadre exceptionnel de l’état d’urgence ». Juste avant que le pays ne sorte de l’état d’urgence terroriste, le 1er novembre 2017, le gouvernement avait fait voter la loi sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (dite loi Silt), pérennisant dans le droit commun des mesures d’exception attentatoires aux libertés publiques.

Or, fait-elle valoir, l’histoire bégaie : « Ce projet de loi, c’est la Silt sanitaire. Et le risque, on le connaît : c’est celui de la banalisation, de la normalisation (pérennisation) de mesures d’exception. On brouille la frontière entre la norme et l’exception ; et c’est pour le moins inquiétant. »

Et, dans le cas du vaccin, la juriste use du même raisonnement, en pointant que le système envisagé, dont elle estime la portée « inédite », n’a plus grand-chose à voir avec l’obligation à l’œuvre pour les enfants.

Quoi qu’il en soit, le projet de loi suscite une très vive polémique. Au cours des derniers mois, Emmanuel Macron a de plus en plus été critiqué pour exercer un pouvoir autoritaire. Le texte qui arrive devant le Parlement en est une nouvelle illustration.

 Publié le 21/12/2020

Soldat augmenté, drones, reconnaissance faciale... Quand le pire de ce qu'a imaginé la SF débarque dans nos vies

 

Aurélien Soucheyre (site humanite.fr)

 

Le ministère des Armées ouvre la recherche sur le « soldat augmenté ». Il a également fait savoir qu’il constituait une « Red Team », composée de dix auteurs de science fiction chargés de préparer les conflits du futur. Fichage généralisé, militaires de l’espace, capitalisme sauvage, dérèglement climatique… La réalité semble rejoindre le plus sombre de la science-fiction. Un sursaut citoyen s'impose. Dossier.

La science-fiction a envahi cette fin d’année 2020. Ou plutôt le pire de ce genre qui envisage tous les possibles, au point d’anticiper de nombreuses avancées technologiques et d’alerter sur des dérives politiques. En ce mois de décembre, le ministère des Armées a annoncé ouvrir la recherche sur le « soldat augmenté » par la science. Il a également fait savoir qu’il constituait une « Red Team », composée de dix auteurs de science fiction chargés de « proposer des scénarios de disruption » afin de préparer les conflits du futur. Mais ce n’est pas tout : le projet de loi « sécurité globale », déjà adopté en première lecture à l’Assemblée nationale, prévoit de généraliser l’usage des drones pour surveiller les rassemblements et assurer le maintien de l’ordre. Son article 24 sombre carrément dans le délit d’intention et la prédiction puisqu’il autorise, en l’état, les policiers à empêcher les journalistes et citoyens de les filmer au prétexte de la commission d’un futur délit. Comme si cela ne suffisait pas, le gouvernement a publié trois décrets, toujours en ce mois de décembre, visant à ficher les citoyens pour « opinions politiques », « convictions philosophiques, religieuses » et « appartenance syndicale ». Enfin, le ministère de l’Intérieur, dans son nouveau Livre blanc, indique vouloir se « porter » à un nouveau niveau de « la frontière technologique » en ayant recours à la biométrie et la reconnaissance faciale…

« La technologie, outil pour servir ou asservir »

Vous avez l’impression d’être dans un scénario digne de Minority Report, 1984 ou du Meilleur des mondes ? C’est normal. « Cette actualité est pleine de gros clichés de la science-fiction dystopique qui risquent de passer dans la réalité », s’alarme André-François Ruaud. L’écrivain et fondateur des éditions les Moutons électriques note à regret que cela fait des décennies que la SF sonne l’alerte en explorant les questions de la surveillance généralisée, du réchauffement climatique et du transhumanisme guerrier. « Il est dramatique de se retrouver aujourd’hui dans un monde qui incarne petit à petit les idées les plus pessimistes du genre », souffle l’auteur. Car il existe aussi, bien sûr, une SF optimiste. « La dystopie dénonce un monde à éviter, mais son omniprésence a pu créer une chape de plomb idéologique, un effet pervers, pesant et fataliste. C’est pourquoi plein de jeunes autrices et auteurs se lancent en ce moment dans le solarpunk, une branche de la SF où l’on retrouve l’aspect optimiste, solaire, humaniste et utopiste du genre, en apportant des solutions », apprécie André-François Ruaud.

De quoi réveiller les consciences, afin de refuser une société toujours plus inégalitaire dans laquelle la technologie est utilisée pour espionner, uniformiser et pousser à la consommation ? « La littérature de l’imaginaire cherche sans cesse à nous montrer que les constructions qui nous entourent peuvent être déconstruites. Elle permet d’envisager l’avenir sous un jour nouveau en réinterrogeant notre monde », abonde David Meulemans. Le directeur des éditions Aux forges de Vulcain cite ici Star Trek : « Vous vous rendez compte de l’audace de cette série américaine, dans laquelle il n’y a plus de nation, plus de salaire, plus d’argent, plus de pyramide sociale, plus aucun écart de richesses ? » Ce n’est certes pas ce pan de la SF qui s’impose de plus en plus dans nos vies. « Il y a une guerre des imaginaires. L’histoire est pleine de possibilités qui ne sont jamais advenues. La technologie peut permettre de réaliser de grands rêves de l’humanité, ou servir à l’asservir. Mais elle n’est ni bonne ni mauvaise. Tout dépend de son usage, et de qui en a la maîtrise », mesure Pierre Dharréville.

Un projet vieux comme la guerre

Le député PCF, et écrivain, pointe ici les débats sur le « soldat augmenté ». Dès 2002, l’Agence pour les projets de recherche avancée de défense des États-Unis (Darpa) affirme que le soldat est « devenu le maillon faible » des champs de bataille. Mais le recours unique à des robots poserait lui aussi problème. D’où l’idée du soldat augmenté, grâce à l’implant de puces, de stimulants, de prothèses et de gènes permettant de le rendre toujours plus fort de corps et d’esprit. Un projet vieux comme la guerre, qui a abouti dans les comics à la création de Captain America. « Le corps humain ne peut devenir le champ d’expérimentation des rivalités entre nations. Ce n’est pas parce que c’est possible que c’est souhaitable. On ne doit pas franchir cette frontière éthique qui mettrait en cause notre humanité », insiste Pierre Dharréville.

Nous disons oui à l’armure d’Iron Man et non à l’augmentation et à la mutation génétique de Spider-Man. Florence Parly Ministre des Armées

La France est d’ailleurs l’un des seuls pays au monde à s’être doté d’un Comité d’éthique de la défense, qui a rendu ce mois-ci un avis favorable à l’ouverture de recherches sur le soldat ­augmenté. La ministre des Armées s’est voulue rassurante. « Nous disons oui à l’armure d’Iron Man et non à l’augmentation et à la mutation génétique de Spider-Man », a déclaré Florence Parly, qui précise : « Nous rechercherons toujours des alternatives aux transformations invasives, c’est-à-dire des augmentations qui ne franchissent pas la barrière corporelle. Plutôt que d’implanter une puce sous la peau, nous chercherons à l’intégrer à un uniforme. »

Le rapport du Comité d’éthique, dans ses conclusions, ouvre pourtant en grand la porte à de possibles interventions invasives, sur les yeux et le reste du corps. Il est « impératif de ne pas inhiber la recherche sur le soldat augmenté afin d’éviter tout risque de décrochage capacitaire de nos armées », argumentent ses rédacteurs. Si la question de la « réversibilité » des interventions est évoquée, celle du « consentement » des soldats est d’emblée malmenée, puisque le document stipule qu’il conviendra de « formaliser au bon niveau les éventuels impératifs qui conduiraient à passer outre ».

« On ne doit pas franchir la frontière éthique »

« D’un côté, le Comité d’éthique dresse des garde-fous, dont l’interdiction d’interventions génétiques. Mais de l’autre, il n’exclut absolument pas des solutions extrêmes en cas de danger. On sent bien qu’il est ici question de repousser les limites et d’avancer en marchant, ce qui est préoccupant », observe André Chassaigne. Le président du groupe GDR, membre de la commission de la Défense, considère qu’il faut plus que jamais prendre la SF au sérieux. « Les défis sont immenses. Il y a à la fois le développement du concept de ‘‘zéro mort’’ pour nos troupes, via les drones. Mais la guerre à distance, la virtualisation de l’acte de tuer, peut avoir des conséquences psychologiques terribles pour les deux camps », prévient-il. L’élu alerte aussi sur la possibilité de se faire pirater le matériel déployé. « Nous sommes parfois incapables de ­remonter à la source des cyberattaques. Dans l’espace public, les caméras et GPS ont déjà été détournés par des hackers pour identifier des bases militaires secrètes ou des agents des services secrets. » De la SF pure et dure, en somme… Plutôt que de participer à une escalade militaire et technologique intrusive et déshumanisante, le député appelle à une réglementation internationale.

La bascule s’est faite en 1945, quand la bombe A est tombée sur Hiroshima. L’idée que le progrès scientifique ne pouvait amener que le bonheur est morte ce jour-là. André Chassaigne Président du groupe GDR et membre de la commission de la Défense

« Donald Trump a créé une armée de l’espace. Il faudrait plutôt renforcer le traité de 1967 qui interdit toute intervention militaire au-delà du ciel. Et nous devons absolument prohiber les systèmes d’armes létaux autonomes, car c’est à l’humanité de garder la main sur les décisions, et de tendre toujours vers la paix », liste André Chassaigne. Pour l’élu, l’ensemble de ces considérations ne datent pas d’hier, même si leurs résonances sont aujourd’hui très fortes. « En définitive, la bascule s’est faite en 1945, quand la bombe A est tombée sur Hiroshima. L’idée que le progrès scientifique ne pouvait amener que le bonheur est morte ce jour-là. L’éditorial d’Albert Camus dans Combat , le 8 août 1945, ne dit pas autre chose : ‘‘Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques.’’ »

Des auteurs chargés de « challenger » l’armée

Ils sont dix créateurs de SF à avoir rejoint la Red Team, sous l’égide du ministère de la Défense. Parmi eux, des grands noms de la création française, comme Xavier Mauméjean, Laurent Genefort, Xavier Dorison ou Romain Lucazeau. Deux autres auteurs ont choisi des pseudos afin de rester anonymes : Hermes et Capitaine Numericus. Ils ont été sélectionnés parmi 600 candidats. « La science-fiction passe à l’action pour protéger les intérêts de la France, sa résilience et son autonomie stratégique », s’est enthousiasmée la ministre Florence Parly. Charge à eux d’imaginer les agressions du futur, et comment y répondre. « J’entrevois la démarche intellectuelle de certains membres, mais ce n’est pas du tout le rôle de la SF d’être instrumentalisée par l’armée », regrette l’écrivain André-François Ruaud.

Publié le 20/12/2020

En 2020, 27 décès suite à une intervention des forces de l’ordre, dont 12 pendant le confinement

 

par Ivan du Roy, Ludovic Simbille (site bastamag.net)

 

Qu’elles soient soit légitimes, discutables ou illégales, Basta ! poursuit son recensement des interventions policières létales. 27 décès sont survenus en 2020 dont onze tués par balles – deux lors d’opérations anti-terroristes – et sept suite à un « malaise » en détention ou asphyxiés lors d’une interpellation. Voici le bilan que l’IGPN se refuse de faire.

Basta ! actualise son recensement des décès liés à l’action de la gendarmerie et de la police nationale. Pour rappel, notre décompte intègre l’ensemble des interventions létales des forces de l’ordre, quelles que soient les circonstances, que le recours à la force y soit légitime, discutable ou illégal – ce n’est pas à Basta ! d’en juger mais à la justice lorsqu’elle est saisie (voir notre méthodologie ici).

Au cours de l’année 2020, 27 personnes sont, selon les informations à notre disposition, décédées suite à une mission des forces de l’ordre. À cela s’ajoute, une femme tuée par un agent en dehors de ses heures de travail. Depuis 1977, nous recensons au total au moins 746 personnes décédées du fait d’une intervention des forces de l’ordre ou de l’action de l’un de ses représentants. Parmi elles, 26 sont décédées au cours d’une opération classée antiterroriste et 78 du fait d’un agent hors-service (consulter la visualisation de notre base de données ici).

L’année 2020 confirme ainsi la tendance à la hausse observée depuis 2016 (sans les décès liés à un agent en dehors de son service) : 24 en 2019, 26 en 2018, 24 en 2017, 22 en 2016. Nous vous proposons une série d’infographies récapitulant les causes, les circonstances de ces interventions létales ainsi que les unités impliquées sur ces cinq dernières années (2016-2020).

En 2020 : 10 personnes tuées par balles

Dix personnes ont été tuées par l’ouverture du feu d’un policier ou d’un gendarme. Parmi elles, on compte deux interventions suite à une attaque classée terroriste : Abdoullakh Anzorov, l’assassin de l’enseignant Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine, Nathan C. qui a poignardé en début d’année deux personnes à Villejuif (Val-de-Marne) avant d’être abattu par des agents de la brigade anticriminalité (Bac).

Autre situation particulière, Pascale Casarre abattu par le GIGN en Gironde alors qu’il s’était retranché chez lui armé d’un fusil, après avoir agressé un de ses voisins. Dernièrement, Fabien Badaroux, est tué à Avignon après avoir agressé avec une arme de poing un chef d’entreprise d’origine maghrébine.

Lors d’interventions plus classiques, et parfois controversées, quatre personnes ont été tuées alors qu’elles étaient potentiellement armées (les versions policières et de certains témoins peuvent diverger), dont trois d’une arme blanche. En février, à Mayotte, la Bac tire sur un homme muni d’une matraque qui agressait une tierce personne. L’agent auteur du coup de feu a été placé en garde à vue, puis sous le statut de témoin assisté.

Les versions divergent autour de la mort de Mehdi Bourogaa, tué le 22 février par un membre la Bac à Marseille. Arrivés dans la cité des Maronniers suite à une tentative de braquage d’un supermarché, les policiers auraient été « mis en joue par un des malfaiteurs armés d’un fusil », d’après le parquet. Ce récit est contesté par plusieurs témoins de la scène. Selon ces derniers, le jeune homme avait son arme pointée vers le sol et a été « menotté et roué de coups » avant de mourir [1]. Malgré ces divergences, l’enquête de l’IGPN est classée sans suite pour légitime défense, huit mois après les faits.

Le 4 avril, Jimmy B., un Réunionnais de 47 ans, meurt dans son appartement toulousain sous les balles de policiers appelés en raison de possibles violences conjugales. L’homme était-il armé au moment de s’effondrer ? Selon la presse, cet ancien légionnaire « alcoolisé » se serait rué sur les fonctionnaires muni d’un couteau. La compagne du défunt, présente sur les lieux, dit n’avoir jamais vu une telle arme. Son avocat demande pourquoi avoir usé d’une arme à feu. L’Inspection générale de la police nationale (IGPN) est saisie.

Le 14 avril, Zar Muhammad Miakhil, un demandeur d’asile Afghan, est tué dans le Parc de La Courneuve (Seine-Saint-Denis). Souffrant de troubles psychologiques et ne parlant pas français, Zar Muhammad se serait jeté sur une patrouille avec son couteau avant d’être atteint de trois balles sur les cinq tirées par les fonctionnaires. « La police pouvait cibler sa jambe. Il faut une enquête complète pour comprendre pourquoi il a été tué », interpelle le frère de la victime auprès de Streetpress. L’IGPN a été saisie.

Deux personnes n’étaient pas armés au moment où les forces de l’ordre ont ouvert le feu. Olivio Gomes, 28 ans, est atteint de trois balles dans l’épaule et l’omoplate. L’agent de la Bac a tiré alors qu’Olivio se trouvait dans son véhicule en bas de chez lui, à Poissy. Alors que la Bac voulait interpeller Olivio, celui-ci aurait redémarré en « mettant en danger » le policier. Cette version est rapidement remise en cause par les expertises balistiques et les proches de la victime, interrogés par la journaliste Sihame Assbague. Fait rare, l’auteur du coup de feu est mis en examen pour « homicide volontaire ».

 

Autre affaire : un routier intérimaire qui s’est soustrait à un contrôle des forces de l’ordre, près de Montauban, n’était pas armé. Il a été tué de deux balles par un gendarme qui tentait de stopper sa fuite. [2].

Deux morts par asphyxie

L’année a tristement commencé en janvier avec l’agonie filmée de Cédric Chouviat. La mort de ce livreur de 43 ans, asphyxié suite une « fracture du larynx », a relancé la polémique sur les gestes et techniques d’immobilisation, comme la clef d’étranglement ou le plaquage ventral (Lire ici). Les derniers éléments dévoilent qu’il a répété sept fois « j’étouffe » avant de succomber.

Ce drame n’empêchera pas le décès, deux mois plus tard, de Mohamed Gabsi, dans des conditions similaires. Étouffé par des policiers municipaux de Béziers, ce père de famille, âgé de 33 ans, que les médias vont présenter comme sans-abri, est maintenu au sol, menotté, pendant plusieurs minutes avant d’être transporté au commissariat où, inconscient, les pompiers ne peuvent le réanimer. L’autopsie, en partie occultée par les autorités, mentionne une « asphyxie » causée par la méthode d’interpellation.

Cinq « malaises » dans un commissariat ou une gendarmerie

Cinq personnes ont également péri alors qu’elles se trouvaient en cellule, dans des circonstances troubles. La plupart de ces affaires se sont déroulées pendant le premier confinement.

« Le fonctionnaire de police ayant la garde d’une personne dont l’état nécessite des soins doit faire appel au personnel médical et, le cas échéant, prendre des mesures pour protéger la vie et la santé de cette personne », précise le code déontologie de la police nationale.

Le 15 avril, un sexagénaire placé en garde à vue pour état d’ivresse à Rouen, aurait fait un malaise lorsque les policiers seraient venus le chercher pour l’auditionner. Selon le procureur, l’autopsie « n’a pas mis en évidence d’intervention extérieure ». Circonstance similaire le 10 avril pour un homme dans une gendarmerie de Sorgues (Vaucluse).

Le 28 avril, Dine Benyahia, souffrant d’asthme, succombe dans une cellule de dégrisement du commissariat d’Albi. Son père a porté plainte. Le 1er mai, Romain B., interpellé en bas de chez lui en état d’ébriété à Saint-Denis, dans le nord de Paris, est emmené au commissariat et placé en cellule de dégrisement. À 1 h 30 du matin, son corps est découvert inanimé. Sa famille porte plainte pour « non-assistance à personne en danger ». Une enquête est menée par les fonctionnaires du commissariat où est décédée la victime...

Le 23 août, Toufik Sahar, de nationalité algérienne, meurt dans des conditions troubles au commissariat central de Lille-Sud. Selon les informations du journal lillois La Brique, la famille aurait été contrainte de reconnaître le corps sur la base de photographies en raison du coronavirus.

7 décès lors d’accidents routiers, la plupart en fuyant les forces de l’ordre

Sept personnes sont décédées lors d’un accident routier, six de ces décès sont survenus a priori en fuyant un contrôle ou une interpellation des forces de l’ordre, la septième personne a été renversée par un véhicule de police.

Une note de la Direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne, datée du 06 mars 2015, précise que « la poursuite des véhicules, qu’il s’agisse de deux ou quatre-roues, ne peut se justifier qu’en raison d’un fait particulièrement grave ».

Le 9 janvier, à Rennes, Maëva Coldeboeuf, 21 ans, est tuée par un véhicule de la police nationale qui roule en sens inverse sur une voie de bus. Sa mère porte plainte pour connaître les circonstances exactes du drame. Dix mois plus tard, les deux policiers sont condamnés à douze mois de prison avec sursis par le tribunal correctionnel de Rennes. Ils font appel de la décision.

À Estourmel (Nord), le 10 avril : A. E. est au volant d’une voiture avec un passager. Les occupants sont « connus » des agents de la Bac locale qui tentent de les contrôler. Dix kilomètres plus loin, le conducteur perd le contrôle du véhicule et meurt sur le coup, l’autre passager reste quelques temps entre la vie et la mort. La famille de ce dernier s’interroge sur la version de la police qui assure ne pas avoir pourchassé le véhicule. Les proches des victimes demandent au procureur de faire « toute la lumière sur cette enquête » [3]. Drame similaire fin avril, à Clermont-Ferrand : un mineur de 14 ans, conduisant une voiture, s’encastre dans un magasin pour éviter contrôle de la Bac.

Le 17 juin, au Plessis-Robinson, un motard de 28 ans, fortement alcoolisé, fait une chute mortelle alors qu’il avait été pris en chasse par deux policiers en moto qui tentaient de le contrôler. L’IGPN a entendu les agents qui affirment avoir cessé la poursuite avant le drame.

Ce 8 décembre, c’est même un policier qui a payé de sa vie une course poursuite engagée par la Bac, en Seine-et-Marne [4]. Alors qu’elle poursuivait un automobiliste en état d’ivresse, une équipe de la Bac a renversé un de leur collègue. Hospitalisé, l’agent a succombé à ses blessures. L’IGPN a été saisie. Le conducteur de la Bac n’est pas mis en cause.

Quel rôle précis a joué l’intervention des forces de l’ordre dans la mort d’une personne qui aurait tenté de les fuir ? À cet égard, deux décès restent à ce jour controversés quant à l’implication de policiers.

En janvier, dans un quartier de Saint-Denis sur l’Île de la Réunion, Miguel K. a perdu la vie après avoir percuté, en scooter, une voiture de la Bac. Sa mort déclenche la révolte d’habitants du quartier. Les premiers éléments de l’enquête excluent toute responsabilité des fonctionnaires. La mère porte plainte pour connaître les circonstances exactes de son décès. Un collectif de soutien, « Komité Miguel » lance un appel à témoins et réclame « vérité et justice ».

Le 17 mai, Sabri, 18 ans, circulant en moto à Argenteuil, meurt en heurtant un poteau après avoir croisé une voiture banalisée de la Bac. Le procureur de la République disculpe les agents qui assurent n’avoir pas poursuivi la moto. L’enquête est classée sans suite. Selon les proches du défunt, plusieurs éléments posent question sur le niveau d’implication des policiers. D’après l’une de ses avocates, la famille du jeune homme s’apprêterait à porter plainte pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner » afin de faire la lumière sur cette affaire.

Au moins une noyade et une chute mortelle

Le 10 avril, à Angoulême, Boris saute d’un pont avant de se noyer dans la Charente afin d’échapper un contrôle de la Bac. Toujours pendant le confinement, le 7 mai, à Grenoble, un homme meurt en tentant d’échapper à la police qui intervient à la demande du bailleur social pour vérifier un appartement « squatté ». Les occupants s’enfuient par le balcon. L’un d’eux fait une chute mortelle. Selon nos informations, la famille ne souhaiterait pas donner suite.

Une affaire mérite encore des éclaircissements : Mahamadou Fofana est-il lui aussi mort noyé en échappant à une tentative d’arrestation tel que l’affirment les policiers. Ces derniers auraient tenté d’interpeller ce père de famille qu’il soupçonnait de vol de moto. Au terme d’une course poursuite, il serait tombé dans la Seine. Cette version est réfutée par des témoins qui attestent que Mahamadou Fofana n’a pas sauté dans le fleuve. Ses proches soupçonnent des violences policières. Une plainte est déposée pour « violence volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Une contre-expertise est demandée. Leur avocat, Yassine Bouzrou, s’interroge sur les traces de « lésions au niveau de la tête qui correspondent à un choc contre un plan dur » et pointe les contradictions du rapport d’autopsie et le compte rendu intermédiaire délivré par le même médecin légiste. Yassine Bouzrou n’exclut pas une « possible noyade » mais due à l’intervention d’un tiers.

12 décès pendant le confinement

L’année 2020 a été marquée par le premier confinement décrété du 17 mars au 11 mai pour lutter contre la propagation du Covid-19. Au total, 12 personnes (presque la moitié des morts de 2020) sont décédées dans le contexte de ces mesures de restriction de la liberté de circulation. La plupart de ces morts ont eu lieu en avril, dont 3 le même jour (le 10 avril). Pour retrouver une telle fréquence, il faut remonter au printemps 1993 où neuf personnes sont décédées en l’espace de trois semaines, entre les 1er et 22 avril. Le ministre de l’Intérieur d’alors s’appelait Charles Pasqua. Prenant pour la première fois ses fonctions Place Beauvau, en 1986, il avait alors déclaré que le gouvernement était décidé à « couvrir les policiers ». Le mois suivant, six personnes mourraient entre les mains de la police en moins de quinze jours (du 9 au 22 juin 1986).

Un agent hors-service tue sa compagne

À ces interventions, s’ajoute un décès dû à un agent hors-service. À Toulon, une femme est assassinée par son compagnon, armé de son arme de dotation, alors qu’ils étaient en instance de séparation. Ce membre de la Bac a ensuite mis fin à ses jours en retournant son revolver contre lui. En dix ans, ce type de scénario – succomber à des violences domestiques perpétrées avec l’arme de service d’un agent – a coûté la vie à au moins 16 personnes (sept ex-compagnes de policiers, un ex-compagnon, deux enfants et six voisins ou proches).

Ludovic Simbille et Ivan du Roy

Outre l’année 2020, notre actualisation du 18 décembre intègre une quarantaine de cas supplémentaires retrouvés grâce à de nouvelles recherches dans les archives de presse, dans les ouvrages, notamment ceux de l’historien de la répression policière Maurice Rajsfus, décédé en juin dernier. Certaines affaires n’ont pas encore été ajoutées car en cours de vérification.
 

Notes

[1] Lire notamment ici.

[2] Voir La Dépêche.

[3] Dans une vidéo publiée par La Voix du Nord.

[4Article de Ouest-France.

Publié le 16/12/2020

Gérald Darmanin a maquillé les chiffres des interpellations lors de la manifestation à Paris

 

Par Antton Rouget (site mediapart.fr)

 

Au terme d’une manifestation sévèrement réprimée, le ministre de l’intérieur a annoncé l’interpellation de 142 « individus ultra-violents ». C’est faux. Les éléments réunis par Mediapart montrent que les policiers ont procédé à des arrestations arbitraires dans un cortège pacifique.

 Pendant toute la manifestation parisienne contre la proposition de loi « Sécurité globale », Gérald Darmanin a pianoté sur son iPhone. À 14 h 12, un quart d’heure avant le départ du cortège, le ministre de l’intérieur lançait, sur son compte Twitter, le décompte d’une journée qui s’annonçait riche en arrestations : « Déjà 24 interpellations », postait-il, en joignant à son message une photo d’un tournevis et d’une clé à molette, deux outils « qui n’ont pas leur place dans une manifestation ».

Une heure et demie plus tard, M. Darmanin reprend son portable. « 81 interpellations désormais, à 15 h 50 », annonce-t-il, sans photo d’outils cette fois, mais en parlant d’« individus ultra-violents ». À 17 h 50, le chiffre monte à « 119 interpellations », « des casseurs venus nombreux ». Pour finir, à 18 h 56, à « 142 interpellations » officielles, chiffre repris dans le bandeau des chaînes d’info en continu.

Il aura pourtant fallu moins de 24 heures pour que la communication du ministre de l’intérieur, dont les résultats médiocres depuis son arrivée Place Beauvau font jaser jusque dans son propre camp, se dégonfle comme un ballon de baudruche.

Selon les éléments et témoignages recueillis par Mediapart, les personnes interpellées dans le cortège parisien étaient en grande partie des manifestants pacifiques, qui ne sont d’ailleurs par poursuivis pour des faits de violences – ce qui prouve que la stratégie policière était bien de foncer dans le tas et de procéder à des arrestations arbitraires. Des journalistes indépendants ont également été arrêtés au cours des différentes charges, alors qu’ils étaient parfaitement identifiables.

Les chiffres communiqués par le parquet de Paris, dimanche soir, donnent la mesure de la manipulation de communication orchestrée par la place Beauvau : alors que 39 procédures ont dores et déjà classées sans suite, seulement six manifestants seront jugés en comparution immédiate. Le parquet a aussi procédé à 27 rappels à la loi, estimant qu’il n’y avait pas matière à renvoyer devant les tribunaux. Une personne a accepté une CRPC (procédure de plaider coupable), 30 gardes à vue sont toujours en cours, et deux enquêtes visant deux personnes remises en liberté n’ont pas encore été classées.

Sur les 19 mineurs arrêtés, le parquet a dores et déjà classé neuf enquêtes. Cinq autres dossiers ont été traité par un simple rappel à la loi, tandis que quatre jeunes sont convoqués devant le délégué procureur. Les investigations se poursuivent dans un seul cas.

Alexis Baudelin fait partie des 142 personnes arrêtées au cours de la manifestation. Son cas a été jugé suffisamment emblématique pour que le Syndicat indépendant des commissaires de police (SICP) relaie une vidéo de son interpellation avec le commentaire suivant : « Les ordres de la préfecture de police sont clairs : empêcher toute constitution de Black bloc ! Ces factieux viennent semer la violence et le chaos. Ils sapent les manifestations. Nous nous félicitons des interpellations de ces individus très violents ! »

Malgré les certitudes du syndicat des commissaires, Alexis Baudelin n’a même pas été poursuivi par le parquet. Il a été relâché samedi soir, cinq heures après son interpellation, sans la moindre charge, non sans avoir rappelé quelques règles de droit aux policiers. Et pour cause : Alexis Baudelin exerce la profession d’avocat, ce que les forces de l’ordre ignoraient puisqu’il ne défilait pas en robe.

Le jeune homme a été interpellé lors d’une des nombreuses charges des voltigeurs des brigades de répression des actions violentes motorisées (Brav-M), venus scinder la manifestation juste après son départ (relire le récit de la manifestation ici). Ainsi que le montre une vidéo qu’il a lui-même filmée, l’avocat a été violemment attrapé par le cou et sorti du cortège, sans que les policiers ne soient en mesure d’expliquer les raisons de son interpellation. Avant d’être arrêté, Alexis Baudelin avait protesté contre une violente charge policière (ce qui n’est pas interdit) et portait avec lui un drapeau noir (ce qui n’a également rien d’illégal). 

« Les policiers m’ont ensuite menotté mais ils se rendaient bien compte qu’ils n’avaient rien contre moi », témoigne-t-il auprès Mediapart. Pendant cinq heures, M. Baudelin est ensuite déplacé de commissariat en commissariat avec d’autres manifestants, qui « se demandaient comme [lui] ce qu’on pouvait bien leur reprocher ». Finalement présenté à un officier de police judiciaire du commissariat du XIVe arrondissement, l’avocat est relâché, sans même avoir été placé en garde à vue. « J’ai été arrêté puis retenu pendant cinq heures de manière totalement arbitraire, sans même qu’un fait me soit reproché », dénonce-t-il.

Interrogé par Mediapart, le parquet de Paris indique que sur les 142 personnes arrêtées en marge de la manifestation, 123 ont été placées en garde à vue. C’est notamment le cas du journaliste indépendant Franck Laur, finalement libéré sans charge dimanche en début d’après-midi. « Il paraît que je suis parmi les 142 casseurs recensés par Gérald Darmanin », cingle le journaliste au terme de sa garde à vue, avant de raconter les circonstances de son interpellation : « J’ai été interpellé au cours d’une charge en fin de manifestation, à 18 heures, sur la place de la République [où s’est terminée la manifestation – ndlr]. Je filmais, j’étais identifiable comme journaliste, j’ai été frappé à coups de matraques et j’ai dit un mot qu’il ne fallait pas », indique-t-il.

M. Laur est placé en garde à vue dans le commissariat du VIIIe arrondissement pour « outrage » mais aussi pour des faits de « port d’arme de catégorie D », en raison de son masque à gaz. Ces charges ont ensuite été abandonnées sans même que le journaliste ne soit entendu sur les faits. « On est venu me chercher en geôle ce dimanche et on m’a dit : “Votre garde à vue est terminée” », raconte-t-il. Franck Laur doit en revanche passer un IRM dans les prochains jours : « J’ai été amené à l’Hôtel-Dieu samedi soir pour passer une radio. Ils pensent que j’ai deux vertèbres fissurées en raison des coups de matraque », explique-t-il.

Au commissariat, Franck Laur a partagé la cellule de Thomas Clerget, un autre journaliste indépendant membre du collectif Reporters en colère (REC). Lui aussi a été libéré sans charge ce dimanche après avoir été suspecté du délit de « participation à un groupement en vue de commettre des dégradations ou violences ». « J’ai été arrêté au cours d’une charge totalement gratuite, au milieu de gens qui marchaient. J’ai été matraqué par terre à la tête et à l’épaule », raconte cet habitué de la couverture des manifestations, qui a « eu l’impression que les policiers allaient à la pêche à l’interpellation ».

Un communiqué de presse diffusé ce dimanche par le collectif REC et 15 autres organisations (dont la Ligue des droits de l’homme, la CGT et des syndicats de journalistes) a dénoncé un « déploiement policier et militaire brutalisant et attentatoire au droit de manifester ». Organisations bientôt rejointes dans leur constat par des élu·e·s comme Bénédicte Monville, conseillère régionale écologiste en Île-de-France. « Ma fille a été arrêtée hier alors qu’elle quittait la manifestation la police a chargé elle filmait, un policier la saisit et ils l’ont emmenée. Plusieurs personnes témoignent qu’elle n’a rien dit, opposé aucune résistance mais elle est en GAV pour “outrage” », a dénoncé l’élue sur Twitter. La mère d’un autre manifestant lui a répondu en faisant part de la même incompréhension : « Mon fils Théo a lui aussi été arrêté en tout début de manifestation, il est en GAV avec votre fille, commissariat du 20ième. Ils n’ont pas de faits à lui reprocher, juste des supposées intentions ».

« La grande majorité des personnes arrêtées ne comprennent pas ce qu’elles font au commissariat », appuie Me Arié Alimi, dont le cabinet assiste une quinzaine d’interpelés. L’avocat estime que « ces personnes ont été interpelées alors qu’elles participaient tranquillement à une manifestation déclarée, cela signe la fin du droit de manifester ». Les avocats interrogés par Mediapart ignorent ce qui a pu pousser les policiers à arrêter certains manifestants pacifiques plutôt que d’autres, même si certains indices semblent se dessiner. Par exemple, des manifestants interpelés avaient des parapluies noirs, ce qui peut être utiliser pour former un black bloc (pour se changer à l’abri des drones et des caméras), mais est avant tout un accessoire contre la pluie (il pleuvait à Paris hier). « On a l’impression que les manifestants ont été arrêtés au petit bonheur la chance », témoigne Me Camille Vannier.

Parmi les signataires du communiqué diffusé par le collectif REC figure aussi l’association altermondialiste Attac, dont un militant, Loïc, a aussi été interpelé à la fin de la manifestation, place de la République. « On discutait tranquillement ensemble quand les policiers ont commencé à charger, matraques en l’air. On s’est mis à courir. Ils voulaient visiblement vider la place, mais il n’y avait pas eu la moindre sommation », raconte Pascal, un autre membre d’Attac présent lors de l’arrestation. Au terme de 24 heures de garde à vue, Loïc a été remis en liberté dimanche soir sans charge, a informé son association.

Un autre journaliste, le reporter Adrien Adcazz, qui travaille pour le média Quartier général, a pour sa part vu sa garde à vue prolongée ce dimanche soir. « Une décision totalement abusive », dénonce son avocat David Libeskind. « Vers 16 heures, sur le boulevard de Sébastopol, mon client a été pris dans une charge. Il a crié : “Journaliste ! Journaliste !” », précise l’avocat, qui indique que si son client n’avait pas de carte de presse (qui n’est pas obligatoire pour les journalistes), il avait bien un ordre de mission de son employeur.

Selon Me Libeskind, Adrien Adcazz a été entendu pour des faits de « participation à un groupement en vue de commettre des dégradations ou violences », de « dissimulation de son visage » (en raison du cache-cou noir qu’il portait), de « rébellion » et de « refus d’obtempérer ». Le 12 septembre, lors d’une précédente manifestation, Adrien Adcazz avait déjà été interpelé pour des faits similaires, avant que l’enquête ne soit classée sans suite, signale son avocat.

Un autre client de David Libeskind, street-medic d’une cinquantaine d’années mobilisé pour soigner les manifestants victimes de violences policières, est sorti de garde à vue dimanche soir avec un « rappel à la loi » du procureur de la République pour « participation à un groupement en vue de commettre des dégradations ou violences ».

Depuis les manifestations contre la loi Travail en 2016, la « participation à un groupement en vue de commettre des dégradations ou violences » est une infraction « systématiquement utilisée » par les officiers de police judiciaire, relève l’avocat Xavier Sauvignet, qui a assisté cinq manifestants interpelés samedi à Paris. Ce délit sanctionne le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation de violences volontaires contre les personnes ou de dégradations de biens.

« La problématique, c’est qu’une fois que les personnes sont renvoyées devant un tribunal, elles sont bien souvent relaxées faute de preuves tangibles », indique Me Sauvignet. Alors, le parquet opte bien souvent pour un « rappel à la loi », une « pseudo-peine sans possibilité de se défendre », dénonce l’avocat, mais qui présente l’avantage de gonfler les statistiques du ministère de l’intérieur. Cette mesure présente d’autres conséquences, complète Xavier Sauvignet : « Cela a un double effet d’intimidation à l’égard des manifestants et d’affichage à l’égard de l’extérieur. »

Publié le 15/12/2020

Violences sexuelles : un combat loin d’être gagné

 

par Pierre Jacquemain (site regards.fr)

 

La vague #MeToo continue son chemin. Après le monde du cinéma, celui du sport, c’est au tour du milieu universitaire. Et la politique ? Et la gauche ? Le combat politique, culturel, judiciaire, sera encore long.

La semaine dernière a été terrible. Pour les femmes victimes d’agressions sexuelles, en particulier. Dans les rues désertes, dans l’espace public – pensé par et pour les hommes –, les femmes ont constaté l’augmentation du harcèlement et des agressions sexuelles. Dans les foyers, au domicile conjugal, les violences ont progressé. Selon le ministère de l’Intérieur, les violences sexuelles et sexistes ont enregistré une hausse de 15% depuis le 30 octobre. Reste que le problème n’a rien de contextuel.

Bien sû, #MeToo est passé par là. De nombreuses affaires ont ainsi pu être révélées, notamment dans le cinéma. Dans le monde du sport aussi, avec les révélations dans les milieux du patinage, du judo ou de l’équitation. Le monde universitaire n’est pas épargné. Des étudiantes se sont confiées cette semaine au journal Le Monde. La journaliste Sylvia Zappi a ainsi révélé une affaire de harcèlement et d’agression sexuelle d’un enseignant sur une dizaine d’étudiantes. « Une figure de la gauche intellectuelle mise en cause à l’Université de Paris », a titré lemonde.fr.

À gauche, on se dit horrifié. On se félicite que le mouvement #MeToo ait réveillé la classe politique. Mais en dehors de l’affaire Baupin – rendue possible par quelques militantes écologistes – ou plus récemment avec l’affaire Aidenbaum (ex-maire du 3ème arrondissement de Paris), peu de faits déclarés ou supposés ont émergé dans le domaine public. La gauche serait-elle épargnée ? L’ensemble du champ politique serait-il clean ? En politique, comme souvent dans l’entreprise, on préfère s’épargner des frais de justice et les éclaboussures médiatiques, en privilégiant les règlements internes.

Plusieurs partis de gauche et syndicats ont mis en place des commissions de règlements des conflits au sein de leurs instances. Force est de constater que ça n’a pas été couronné de succès et pose, par conséquent, la question de leur légitimité. Parce que la question des violences, des agressions ou du harcèlement sexuels, ne se règle pas entre soi. Parce qu’il y a un problème, structurel, culturel qui ne peut pas se régler au sein des partis politiques, des syndicats ou des associations. C’est bien devant les tribunaux que ça doit – ou plutôt que ça devrait – se régler.

Hélas, lorsque les affaires se sont portées en justice, elles se sont souvent soldées par des non-lieux. Des prescriptions. Voire des condamnations insignifiantes. Et il y a ceux qui se cachent derrière leur immunité parlementaire comme le député Benoit Simian (LREM), accusé de violences et d’harcèlement. La lutte contre les violences faites aux femmes devait être la grande cause nationale du quinquennat, avait assuré le président de la République. Pourtant, le bureau de l’Assemblée nationale vient de rejeter cette semaine la demande du parquet de Bordeaux de lever l’immunité parlementaire du député de la majorité.

À la rescousse de DSK

Une autre affaire refait surface dans l’actualité. Celle d’une personnalité politique connue pour l’assurance de son irrésistibilité. Dominique Strauss-Kahn a annoncé cette semaine la sortie en 2021 d’un documentaire pour donner « sa version des faits » dans l’affaire dite du Sofitel. Au même moment, Netflix diffusait sa série-documentaire, « Chambre 2806 : l’affaire DSK », réalisée par Jalil Lespert. On y retrouve les témoignages de la femme de chambre du Sofitel, Nafissatou Diallo, des proches de DSK au FMI mais aussi au Parti socialiste.

En tête des films les plus regardés sur la plateforme américaine, on y revoit avec stupéfaction la réaction des socialistes à l’annonce de l’arrestation du patron du FMI – à l’époque champion des sondages pour succéder à Nicolas Sarkozy. Une réaction unanime que n’a pas manqué de relever la journaliste Raphaëlle Bacqué, présente dans le documentaire : « Ils disaient tous : ça ne lui ressemble pas ». Pas un mot, jamais, pour la supposée victime Nafissatou Diallo. Les apparatchiks du Parti socialiste ne se remettent visiblement pas de leur idole perdue.

Même interrogés après #MeToo, les socialistes persistent et signent. Cela fait froid dans le dos. Jack Lang ose : « L’amour n’est pas un complot du diable. L’amour appartient aux êtres humains. Il est peut-être plus spécialement porté vers les choses de l’amour. Et alors ? Et alors ? Un président de la République doit être un homme sans sensualité ? » De l’accusation de viol, Jack Lang retient un trop plein « de sensualité ». D’une série documentaire, nous voilà passé au film d’horreur. Et Jack Lang n’est pas le seul à venir à la rescousse de DSK.

DSK avait tout : l’argent et le pouvoir. Voilà qui suffit à le déclarer innocent. Comme si les violences sexuelles étaient le crime des hommes sans argent, sans pouvoir. Le crime des pauvres.

Elisabeth Guigou qui vient d’être nommée – sans rire ! –, à la tête d’une commission sur les violences sexuelles commises contre les enfants déclare : « Que nous ayons l’idée que Dominique était un séducteur… mais il y a une très grande différence entre être charmeur, être séducteur et puis la contrainte, le viol. D’ailleurs pourquoi aurait-il besoin de le faire ? C’est un homme charmant, brillant, intelligent, il peut être drôle par moment. Pourquoi ? » DSK avait tout : l’argent et le pouvoir. Voilà qui suffit à le déclarer innocent. Comme si les violences sexuelles étaient le crime des hommes sans argent, sans pouvoir. Le crime des pauvres.

C’est quand le film-documentaire évoque l’affaire du Carlton à Lille (où DSK fréquentait des prostituées) que l’ancienne ministre du Travail, par ailleurs ex-Garde des Sceaux, s’indigne : « On découvre une vie personnelle… ce n’est pas possible de se comporter comme ça. Pour toutes les femmes, pfff… c’est un comportement condamnable ». L’histoire ne dit pas si Elisabeth Guigou condamne DSK sur le plan moral, à savoir celui de ses pratiques sexuelles, ou si elle le condamne pour les agressions sexuelles dont il est accusé. Rien n’est moins sûr et c’est sans doute le plus déroutant.

Enfin, c’est au tour de l’avocat Richard Malka, d’assumer et de défendre Dominique Strauss-Kahn : « Elles [les prostituées, ndlr] disent qu’il y a des comportements brutaux mais c’est relatif. Surtout, c’est un jeu. C’est consenti. Et c’est ça la sexualité. » Se rend-il compte que s’il est un jeu, il est celui des hommes puissants, de pouvoir et d’argent ? Celui de ces hommes qui croient pouvoir disposer du corps des femmes ? Un combat politique, culturel, judiciaire loin d’être gagné…

 

Pierre Jacquemain

 Publié le 12/12/2020

TRIBUNE. La France sous Macron : un nouveau modèle international de répression

Notre pays sert désormais de caution aux pires répressions dans le monde: si même le pays des droits de l’Homme le fait, pourquoi les autres s’en empêcheraient?

 

(site huffingtonpost.fr)

 

Par Mathilde Panot Députée LFI du Val-de-Marne, Vice-présidente du groupe LFI à l'Assemblée nationale

Danièle Obono Députée de Paris France insoumise, membre de la commission des Lois et de la commission des Affaires européennes

Jean-Luc Mélenchon Président du groupe France insoumise à l'Assemblée nationale et ancien candidat à la présidentielle

Ugo Bernalicis Député France insoumise, membre de la commission des lois

 

Anadolu Agency via Getty ImagesLors du deuxième week-end de manifestations, des milliers de personnes ont protesté contre les violences policières et contre l'article 24 de la loi sécurité globale, visant à interdire la diffusion d'images de policiers prises en intervention, le 5 décembre 2020 (Photo Julien Mattia/Anadolu Agency via Getty Images)

Cette année, célébrer la journée internationale des droits humains laisse un goût amer. Peu à peu, tout s’assombrit au pays des Lumières. 

La loi “sécurité globale” a été votée à l’Assemblée nationale, la même semaine où un déferlement de violence policière gratuite s’abattait sur les exilés de la place de la République et sur le producteur Michel Zecler sous les caméras des passants. L’article 24 cristallise la colère et nous couvre de honte à l’étranger: pour le Financial Times, Macron “protège la police de ses propres excès”, à Bruxelles, Le Soir évoque une “affaire Georges Floyd à la française”, pour le Frankfurter Rundschau, “Emmanuel Macron gouverne la France de façon plus autoritaire que Donald Trump les États-Unis”. 

Si le gouvernement a cédé à la pression populaire en proposant la réécriture de cet article, c’est bien l’intégralité de la loi qui acte une dérive dangereuse, liberticide et anti-démocratique du régime macroniste. 

La doctrine de maintien de l’ordre combine militarisation et pratiques poussant à aller au contact des personnes.

La France a été avertie par la Cour européenne des droits de l’Homme, rappelée à l’ordre par l’ONU, dénoncée par les organisations de défense des libertés publiques ou des droits humains. La semaine de la honte fait dire à un haut cadre de la sécurité: “Ce pays sombre, on se croirait en Hongrie”. Et pour cause, les images de violences policières d’ici ou d’ailleurs se ressemblent à s’y méprendre. Le gouvernement d’Emmanuel Macron, anciennement composé de l’éborgneur Castaner, désormais remplacé par l’agité Darmanin, est comptable d’un bilan désastreux en matière de répression et d’atteinte à nos libertés publiques. La séquence des Gilets jaunes en témoigne: 3 morts, 32 éborgnés, 5 mains arrachées, 2500 blessés côté manifestants, 1800 blessés côté police et gendarmerie.   

Le signal politique envoyé est dangereux: si même le pays des droits de l’Homme réprime comme il le fait, alors pourquoi les autres s’en empêcheraient?  

À Hong Kong, la loi anti-masque qui interdit à la population de dissimuler son visage est directement inspirée de notre loi anti-manifestants votée en avril 2019. Les véhicules anti-émeutes avec lanceurs d’eau sont “Made in France”, et des journaux locaux ont indiqué que des officiers français s’étaient rendus sur place pour former les autorités chinoises à leur utilisation. Françaises, comme les armes soi-disant “non létales” utilisées au Pérou pour réprimer les manifestants en lutte contre la corruption et pour le départ du président par intérim Mérino. Bilan: 3 morts parmi les manifestants. 

La semaine de la honte fait dire à un haut cadre de la sécurité: “Ce pays sombre, on se croirait en Hongrie”.

Au Liban, ce sont des grenades lacrymogènes françaises qui ont aveuglé les manifestants contre les dirigeants du pays, une semaine après l’explosion à Beyrouth. Le 12 août, Amnesty International recensait 738 blessés, dont 7 manifestants hospitalisés pour lésion oculaire. Un manifestant avait perdu son œil. “Arrêtez de viser les yeux!”, avaient massivement scandé les Libanais sur les réseaux sociaux, faisant écho à un slogan tristement connu en France. 

Au Chili, le sénateur Rodrigo Galilea avait pris la France comme exemple pour justifier le déploiement des forces armées locales pour mater la contestation. Il s’exprimait ainsi au Sénat: “Dans un pays comme la France, les choses ont été résolues de la même manière dont elles doivent être résolues au Chili. Évidemment que le président Macron a dû faire appel à la police et à l’armée”

Notre pays sert désormais de caution de la répression, avec une doctrine de maintien de l’ordre qui combine militarisation tous azimuts et pratiques poussant à aller au contact des personnes. Cette doctrine conduit à une escalade inédite de la violence et à une défiance continue entre la police et la population. En Europe, la France s’isole et refuse de participer à toute réflexion relative au concept de désescalade. Ainsi, nos pays voisins expérimentent des méthodes de désescalade, là où ce gouvernement réprime tout opposant. 

La France s’isole et refuse de participer à toute réflexion relative à la désescalade.

Depuis trois ans, nous avons formulé des propositions à l’Assemblée nationale pour enclencher la désescalade de la violence: une réflexion sur la militarisation de la police à travers l’interdiction des LBD, des grenades GLI-F4, de certaines techniques d’interpellation comme le plaquage ventral, des pistes de réforme de l’IGPN et du défenseur des droits, le renforcement de l’effectivité du contrôle judiciaire, la défense d’un budget renforcé de la police nationale et de la gendarmerie, en particulier sur l’immobilier et le parc automobile, la prise en compte des revendications légitimes des effectifs comme le paiement des heures supplémentaires des policiers. 

Le gouvernement d’Emmanuel Macron doit impérativement cesser sa fuite en avant autoritaire. Nous pouvons choisir d’être à la hauteur de notre histoire et du symbole de liberté, d’égalité et de fraternité que nous envoyons au monde.

Publié le 11/12/2020

Gaye Camara, Olivio Gomes, Ibrahima Bah : trois jeunes tués par la police dans des circonstances troubles

 

par Emilie Rappeneau (site bastamag.net)

 

L’intense, et juste, médiatisation de l’affaire Michel Zecler ne doit pas faire oublier que depuis de nombreuses années les violences policières affectent tout particulièrement les quartiers populaires. De jeunes hommes meurent sous les balles des forces de l’ordre, souvent dans des circonstances troubles, et leurs proches doivent mener de longs combats pour que des enquêtes impartiales soient enfin menées. Retour sur trois récentes affaires en banlieue parisienne.

« Nous, cela fait 50 ans qu’on subit les violences policières, et malheureusement c’est la vie qu’on perd aujourd’hui, s’insurge Mahamadou Camara. Certains Français commencent à comprendre ce qu’on dénonce depuis si longtemps. » Son petit frère, Gaye Camara, est décédé à 26 ans, tué par des policiers d’Épinay-sur-Seine (93) dans la nuit du 16 au 17 janvier 2018. Ce soir-là, une équipe de la BAC est en planque, surveillant une voiture signalée comme volée. Gaye, en voiture avec son petit cousin, dépose un de ses amis qui s’apprête ensuite à entrer dans le véhicule en question. Son ami est interpellé en flagrant délit, et alors que Gaye s’apprête à repartir, les policiers surgissent et lui demandent de s’arrêter. Sans aucune autre sommation, ils tirent à huit reprises sur son véhicule, tuant Gaye d’une balle dans la tête.

« On nous a dit qu’il avait participé à un vol de véhicule, alors qu’il n’était même pas sur le territoire français lors du vol. On nous a dit qu’il avait forcé un barrage, alors que les policiers étaient en planque et donc qu’il n’y avait pas de barrage, nous raconte Mahamadou Camara. On nous a menti sur sa mort. »

Ces versions officielles partiales, voire mensongères, Leonel Gomes ne les connaît que trop bien. Son grand frère, Olivio, père de trois jeunes enfants, est décédé à 28 ans, tué il y a à peine un mois par un policier de la BAC, à Poissy (78) dans la nuit du 16 au 17 octobre. Un premier article du Parisien se contente de reprendre la version de la préfecture qui laisse entendre qu’une course-poursuite sur 30 kilomètres aurait conduit au drame. Lorsque la journaliste indépendante Sihame Assbague contacte les proches d’Olivio, c’est une tout autre histoire qui apparaît.

 « La police et les médias ont parlé de mon frère comme si c’était du gibier »

« Il n’y a eu aucune course-poursuite, la police les a suivis jusqu’à Poissy. S’ils avaient réellement voulu arrêter sa voiture sur l’A13, ils l’auraient fait », raconte Leonel Gomes. Une fois arrivés en bas de chez Olivio à Poissy, la voiture de la BAC bloque sa portière. « Ils lui ordonnent de sortir, mais son accès est bloqué. Il redémarre pour sortir, et le policier tire trois coups à bout portant sans raison. » Le rapport balistique confirme que l’agent, moniteur de tir dans son temps libre, n’était pas en danger au moment où il a tiré car il se tenait côté conducteur du véhicule. « La police et les médias ont parlé de mon frère comme si c’était du gibier, un chauffard qu’ils avaient abattu », se révolte Leonel. « Chauffard tué », « chauffard abattu », ont alors titré plusieurs médias...« Ça dépasse la bavure, c’est un meurtre commis par la police. »

Quand les agents impliqués ne mentent pas ouvertement, comme dans l’affaire du tabassage – filmé – de Michel Zecler à Paris, ils dissimulent la vérité par omission. « Dans le dossier, il y a trois caméras de vidéosurveillance. Jusqu’à présent, en tant que partie civile, nous n’avons vu aucune de ces images », explique Thierno Bah. Son petit frère, Ibrahima Bah, est mort à 22 ans le 6 octobre 2019 à Villiers-le-Bel (95) en évitant une camionnette de police qui lui a soudainement barré la route alors qu’il circulait à moto. Depuis plus d’un an, sa famille milite pour obtenir les images des caméras de surveillance actives sur le lieu et au moment de l’accident. En vain.

Même refus d’un accès aux images dans l’affaire Gaye, là encore la police laisse délibérément les proches des victimes dans l’incertitude. « Ils disent que c’est flou, qu’il faisait nuit, qu’il pleuvait, qu’il n’y a rien à tirer des vidéos de l’intervention à Épinay », raconte Mahamadou Camara. « Mais quand il s’agit de jeunes commettant des erreurs, là les vidéos sont faciles à trouver », ironise-t-il.

Le long combat des comités Vérité et Justice contre l’impunité policière

Aujourd’hui, ces trois collectifs, Vérité et Justice pour Gaye, Justice pour Ibo et Justice pour Olivio Gomes se battent pour que les policiers impliqués soient jugés. « Le policier qui a tué Olivio est mis en examen pour homicide volontaire, c’est presque une première pour ce type d’affaire, explique Leonel Gomes. Ce qu’on veut, c’est une peine exemplaire. Tout être humain doit être jugé équitablement. »

Par l’organisation de manifestations, de concerts, de pique-niques ou de matchs sportifs, ces collectifs tentent de mobiliser l’opinion publique et de faire prendre conscience de ce racisme systémique qui perdure au sein de la police. « À Champs-sur-Marne, on fait de l’éducation populaire dans nos quartiers. Il faut expliquer à nos jeunes qu’ils ont des droits comme des devoirs, que les policiers ont un code de déontologie à respecter, explique le grand frère de Gaye. On s’est aussi engagés politiquement dans notre ville. Deux membres actifs du collectif sont élus à la mairie. »

Malgré ces efforts, l’impunité policière règne. En juillet, Basta ! révélait qu’en 43 ans, sur 213 interventions létales ayant impliqué les forces de l’ordre, seuls dix officiers ont été condamnés à un emprisonnement ferme pour homicide. La dernière condamnation remonte à 1999. Une analyse de StreetPress montre qu’entre 2007 et 2017, 47 hommes désarmés sont morts à la suite d’interventions des forces de l’ordre. Aucun des policiers ou gendarmes impliqués n’a fini en prison. Plus d’un tiers des procédures ont abouti à un classement sans-suite, un non-lieu ou un acquittement des fonctionnaires. La majorité des affaires sont encore en cours.

Face à cette impunité de fait, il est impossible pour les membres de collectifs Justice et Vérité de trouver la paix. « C’est très difficile car on nous cache réellement la vérité, » soupire Thierno Bah. Sa famille ne pensait pas que l’affaire serait toujours en cours aujourd’hui. Cela fait plus d’un an qu’Ibrahima Bah est mort, et aucun des témoins n’a été appelé par le juge. « Comment ne pas penser qu’ils nous cachent quelque chose ? », s’interroge son grand frère. « Ce qu’on n’accepte pas, c’est qu’un policier décide du destin d’un citoyen, de sa vie et de sa mort ! », dit de son côté Mahamadou Camara.

Un besoin de soutien sans failles, pas toujours relayé par les mouvements sociaux

Dans le soutien d’autres militants, les collectifs anti-violences policières trouvent parfois le réconfort et la motivation. « On est entrés en contact avec Assa Traoré. Elle est venue chez nous, a rencontré la famille et nous a conseillé de faire une vidéo explicative, raconte Leonel Gomes. Dès qu’elle est partie, on s’est activés et on a réparti les rôles. »

« Quand Gaye a été assassiné, les premières personnes à nous soutenir étaient Almamy Kanouté et Samir Baaloudj du collectif Vérité et Justice pour Adama, ajoute Mahamadou Camara. Ramata, la sœur de Lamine Dieng, est venue nous expliquer comment l’affaire allait se dérouler. Elle avait raison. » Lamine Dieng est mort à 25 ans, le 17 juin 2007, dans un fourgon de police à Paris suite à un plaquage ventral. Treize années de combat judiciaire ont été nécessaires pour que l’État reconnaisse implicitement sa responsabilité et qu’un accord amiable soit conclu en mai 2020. Le gouvernement français va verser 145 000 euros à la famille de Lamine.

Les collectifs de victimes de violences policières se mobilisent sur tous les fronts. Nombre d’entre eux étaient présents aux récentes manifestations contre la loi Sécurité globale. « On se bat contre tout un système. Si la loi Sécurité globale est adoptée, c’est un gros pas en arrière pour la France, la démocratie, la liberté d’informer », explique Thierno Bah.

Cependant, un soutien plus affirmé des mouvements sociaux se fait toujours attendre, estiment certains collectifs. « C’est bien beau de dire qu’il faut manifester parce qu’on va interdire de filmer la police, mais il ne faut pas oublier qu’il y a déjà des affaires concrètes, des jeunes hommes morts », nuance Mahamadou Camara. « On parle de violences policières parce qu’elles sont arrivées dans les centres-ville. Mais elles ont commencé dans les quartiers », a rappelé Assa Traoré à l’occasion de la Marche des libertés du 28 novembre dernier.

« Olivio c’est mon grand frère, mon meilleur ami, mon conseiller. Je ne le reverrai plus dans ce monde-là, mais on se reverra un jour, conclut Leonel. Il était franc avec tout le monde, c’était quelqu’un de vrai, de serviable. Si je prends la parole aujourd’hui, c’est pour ses trois enfants, sa femme Kadi, mes parents. Jamais quelqu’un ne pourra se lever et dire qu’il était mauvais : je pourrai mener ce combat pendant dix ans. On ne lâchera pas. »

Émilie Rappeneau

Sur ce sujet :
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Publié le 08/12/2020

Ventes d’armes: l’exécutif déclare secrètement la guerre au Parlement

 

Par Disclose (site mediapart.fr)

 

Un document classé « confidentiel défense » obtenu par Disclose dévoile le plan secret du gouvernement pour torpiller les propositions d’un rapport parlementaire en faveur d’un contrôle démocratique en matière de vente d’armes. 

Silence radio. Depuis la publication, le 18 novembre dernier, du rapport parlementaire sur les ventes d’armes françaises, l’exécutif n’a pas réagi. Du moins pas officiellement. Car, en réalité, le gouvernement a préparé la riposte dans le secret des cabinets ministériels. Objectif : torpiller le rapport des députés Jacques Maire (La République en marche, LREM) et Michèle Tabarot (Les Républicains, LR), et les pistes qu’ils suggèrent pour impliquer le Parlement dans le processus de contrôle des exportations d’armement.

Disclose a été destinataire d’une note de quatre pages rédigée par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), un service directement rattaché à Matignon. Classée « confidentiel défense » – le premier niveau du « secret défense » –, elle a été transmise au cabinet d’Emmanuel Macron mais aussi à Matignon, au ministère des armées et à celui des affaires étrangères et de l’économie, le 17 novembre dernier. Soit la veille de la publication du rapport Maire-Tabarot.

Sobrement intitulé « Analyse des 35 propositions du rapport de la mission d’information sur les exportations d’armement Maire-Tabarot », ce document stratégique révèle l’opposition ferme et définitive du gouvernement à une proposition inédite : la création d’une commission parlementaire chargée « du contrôle des exportations d’armement ». D’après Jacques Maire et Michèle Tabarot, « cet organe n’interviendrait pas dans le processus d’autorisation des exportations mais contrôlerait, a posteriori, les grands choix de la politique d’exportation de la France ». Impensable pour le gouvernement, qui entend peser de tout son poids pour étouffer dans l’œuf ces velléités de transparence.

Selon les analystes du SGDSN, cette proposition doit constituer le « point d’attention majeur » du pouvoir exécutif ; autrement dit, celui qu’il faut absolument enterrer. Le document explique pourquoi : « Sous couvert d’un objectif d’une plus grande transparence et d’un meilleur dialogue entre les pouvoirs exécutif et législatif, l’objectif semble bien de contraindre la politique du gouvernement en matière d’exportation en renforçant le contrôle parlementaire. » À lire les gardiens du temple militaro-industriel français, plus de transparence reviendrait à entraver la liberté de commerce de l’État français. Et le SGDSN de prévenir : ces mesures pourraient « entraîner des effets d’éviction de l’industrie française dans certains pays ».

Si cette commission devait malgré tout voir le jour, le rapport préconise qu’elle ne puisse « en aucun cas » obtenir un suivi précis des transferts d’armes. Les parlementaires devront se contenter du rapport qui leur est remis par le gouvernement chaque année, lequel ne précise ni les bénéficiaires des livraisons d’armes ni leur utilisation finale.

« Cette implication de parlementaires, alertent encore les auteurs, pourrait mener à une fragilisation du principe du secret de la défense nationale […] ainsi que du secret des affaires et du secret lié aux relations diplomatiques avec nos partenaires stratégiques. » Le risque pour l’État ? Que « les clients » soient « soumis à une politisation accrue des décisions » qui nuirait aux affaires et provoquerait la « fragilisation de notre crédibilité et de notre capacité à établir des partenariats stratégiques sur le long terme, et donc de notre capacité à exporter ». Notamment vers des pays aussi susceptibles que l’Arabie saoudite ou l’Égypte.

Selon les analystes du SGDSN, la création d’un contrôle parlementaire sur les exportations aurait également « des conséquences pour le gouvernement, dont les différents ministres seraient exposés ». En 2019, la ministre des armées, Florence Parly, avait dû s’expliquer sur ses mensonges répétés à propos des ventes d’armes à l’Arabie saoudite, à la suite des révélations de Disclose sur leur utilisation dans la guerre au Yémen. Un épisode que le gouvernement ne souhaite pas voir se reproduire.

Un autre élément semble susciter l’inquiétude au plus haut sommet de l’État : la volonté de convergence entre les représentants des différents parlements de l’Union européenne. Pour Jacques Maire et Michèle Tabarot, ce « dialogue interparlementaire » permettrait une meilleure coopération entre États membres. Trop risqué, selon le gouvernement, qui y voit « le risque d’un effet de bord qui exposerait notre politique à des enjeux internes propres à certains de nos voisins européens ».

Sur ce point, l’analyse aurait pu s’arrêter là. Mais le Quai d’Orsay a voulu préciser le fond de sa pensée, comme le révèlent les modifications apportées au document d’origine. Le cabinet de Jean-Yves Le Drian précise, en rouge dans le texte, qu’une telle convergence entre élus européens serait « particulièrement préoccupante », en particulier concernant le Parlement allemand. « Nous n’avons aucun moyen de maîtriser les vicissitudes [de la politique intérieure allemande] », et la « forte mobilisation, très idéologique, du Parlement [allemand] sur les exportations d’armement », souligne le ministère des affaires étrangères dans ce mail que Disclose s’est procuré.

Ce commentaire illustre les tensions sur ce sujet avec le voisin allemand, qui a mis en place en octobre 2018 un embargo, toujours en vigueur, sur ses ventes d’armes à l’Arabie saoudite à la suite de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi à Istanbul. Une décision jugée à l’époque incompréhensible par Emmanuel Macron. Les ventes d’armes « n’ont rien à voir avec M. Khashoggi, il ne faut pas tout confondre », avait alors déclaré le chef de l’État, précisant que cette mesure était, selon lui, « pure démagogie ». Une fois le problème allemand évacué, le Quai d’Orsay désigne enfin le véritable ennemi : les institutions européennes, considérées comme « hostiles à nos intérêts dans le domaine du contrôle des exportations sensibles ».

L’exécutif aurait-il peur du contrôle démocratique ? Il s’en défend et feint même de vouloir protéger les députés contre un piège tendu à eux-mêmes. « Les parlementaires impliqués dans le contrôle des exportations […] ne pourraient pas répondre aux demandes de transparence » et se retrouveraient « de facto solidaires des décisions prises », explique le document. En d’autres termes, s’il leur prenait envie de contester la politique de ventes d’armes de la France, les élus seraient de toute façon soumis au « secret défense ». Inutile, donc, qu’ils perdent leur temps.

Pour finir, les services du premier ministre formulent une liste de recommandations quant à la réaction à adopter face à cet épineux rapport. Première d’entre elles, « adopter une position ouverte » sur les propositions sur le « renforcement de l’information du Parlement ». Un signe d’ouverture en trompe-l’œil, car l’essentiel est ailleurs. « Il convient, poursuit le texte, de confirmer avec les principaux responsables de l’[Assemblée nationale] » qu’ils s’opposeront à la principale proposition du texte, soit la création d’une délégation parlementaire.

En guise de dernière suggestion, les auteurs de la note invitent l’exécutif à définir « une ligne de communication » face à la médiatisation du rapport et aux réactions des ONG. Une ligne de communication désormais beaucoup plus claire, en effet.

 Publié le 06/12/2020

5 mesures pour bâtir cette police que la République mérite

 

Lola Ruscio, Aurélien Soucheyre (site humanite.fr)

 

La polémique sur la loi de sécurité globale et les violences dont a été victime Michel Zecler appellent à une refonte de l’institution. Tour d’horizon des mesures pour que les forces de l’ordre soient avant tout des gardiens de la paix.

Policier est un métier très difficile. Et essentiel. Il s’agit d’assurer la sûreté des citoyens, l’un des droits « naturels et imprescriptibles » de l’être humain, selon la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Aux premières loges face à ce que la société a de plus violent, la police doit être au service du peuple, et respectée en tant que telle. Mais elle est aujourd’hui en crise. Les manques de moyens et le mal-être la rongent. L’usage des policiers par les gouvernements à des fins de répressions politiques ainsi que les violences arbitraires de certains fonctionnaires creusent un fossé dangereux, pour les citoyens, pour les policiers et pour la République. « Voilà une classe qui se tient sage ! » Les images d’élèves humiliés au sol par des policiers, à Mantes-la-Jolie (Yvelines), en 2018 ont choqué le pays. Mais l’IGPN, la police des polices, a conclu à l’absence de « comportements déviants de la part des policiers ». De nombreux gilets jaunes ont été mutilés. Zineb Redouane, Steve Caniço, Cédric Chouviat et Adama Traoré sont morts à cause d’un matériel dangereux, de techniques fatales et d’ordres nocifs. L’ONU elle-même a demandé au gouvernement français de se reprendre. Mais il ne trouve rien de mieux que d’interdire de filmer les agents au moment où des vidéos du tabassage de Michel Zecler accablent des policiers… Il est urgent de sortir de cette spirale dramatique. Et de redonner ses lettres de noblesse à cette institution, en termes de doctrine, de moyens, de formations, de missions, de matériels et de contrôle indépendant.

1. Redéfinir la doctrine

La police dit beaucoup d’un régime politique. En France, la mission de « défense des libertés et de la République » a été supprimée du Code de déontologie des services de police en 2014 par Manuel Valls. Cette réécriture acte une dérive fondamentale de la définition et de l’usage de la police. Il convient donc de revoir le Code de déontologie, sa signification et son but, ainsi que le schéma de maintien de l’ordre, en conservant tout ce qui va dans le sens d’une police républicaine et en expurgeant ce qui la dénature. « Nous avons besoin d’une police du peuple au service du peuple, pas d’une police d’État dirigée contre les citoyens. La police doit être exemplaire et assurer des missions de prévention et de répression », insiste Stéphane Peu. Le député PCF alerte sur les dérives de la politique du chiffre, visant la communication et non l’efficacité, en plus du danger des transferts de compétences vers les polices municipales et officines privées : « L’État risque d’être de moins en moins le garant de la sécurité sur le territoire de la République, une et indivisible. À terme, nous pourrions avoir une sécurité de riches pour les riches et une sécurité de pauvres pour les pauvres. C’est le chemin inverse, celui de l’égalité, qui doit être pris. »

2. Revoir l’armement et les techniques

La répression des gilets jaunes a fait environ 2 500 blessés, dont 82 graves, 17 éborgnés et quatre mains arrachées, selon le décompte du journaliste David Dufresne. « Après avoir diminué depuis le début du XXe siècle, les violences policières sont en hausse depuis quelques années », note Sebastian Roché. Le sociologue du CNRS pointe une raison : « La combinaison inédite en Europe occidentale d’un matériel singulier, avec à la fois des lanceurs de balle de défense et des grenades (LBD), qui ont occasionné des blessures irréversibles dans des proportions précédemment inconnues en France et dans les démocraties européennes. » La police de Catalogne, après avoir éborgné cinq personnes, a décidé d’arrêter l’usage des LBD. Mais pas la France, qui maintient aussi l’usage des grenades de désencerclement qui ont pris la vie de Rémi Fraisse. Cette situation a amené les sénateurs PCF à déposer une proposition de loi afin d’interdire les LBD, également à l’origine de mutilations dans les quartiers populaires, au-delà du mouvement des gilets jaunes. La FI appelle aussi à interdire les techniques de soumission et plaquages ventraux ayant provoqué le décès de Cédric Chouviat lors d’un contrôle de police.

3. Le retour d’une police de proximité

La restauration de la police de proximité, torpillée sous Nicolas Sarkozy, fait consensus à gauche. « Il y a urgence à renouer un lien de confiance entre la police et les citoyens », plaide Olivier Dartigolles, membre de la commission sur le droit à la sécurité du PCF. En 2017, les sénateurs communistes avaient déjà déposé une proposition de loi en ce sens, pour rétablir une « véritable politique de sécurité publique », à des kilomètres du tout-répressif prôné à droite. Et avec des moyens conséquents : le PCF propose 30 000 embauches. Anthony Caillé, enquêteur à la police judiciaire et secrétaire national du syndicat de police CGT intérieur, ébauche aussi des pistes concrètes. À commencer par privilégier « les patrouilles pédestres » en tenue afin que « les habitants puissent les identifier et les aborder dans la rue », et qui pourraient avoir une finalité de renseignement. Le syndicaliste plaide aussi pour la réouverture de commissariats dans les villes populaires. Autant de moyens supplémentaires indispensables pour améliorer les conditions de travail. Et il y a urgence : en 2019, pas moins de 59 policiers ont mis fin à leurs jours, contre 35 en 2018.

4. Améliorer la formation initiale et continue

« Raccourcir la formation de policier a été une erreur fondamentale », a concédé Gérald Darmanin devant les députés. Depuis juin, le passage par l’école de police a été ramené de douze à seulement huit mois. « On répète sans cesse les mêmes choses aux ministres de l’Intérieur : rallongez les formations, c’est nécessaire pour que la police soit plus efficace, et rouvrez des écoles de police ! », insiste le député FI Ugo Bernalicis, en citant l’exemple du Danemark, où elle dure trente-six mois. Muscler ce volet sur les questions de discrimination et de racisme est également nécessaire, selon le PCF. « La police n’est pas raciste, mais c’est une institution où le racisme est trop incrusté. C’est un sérieux problème », constate Olivier Dartigolles, favorable à l’instauration d’un récépissé pour lutter contre les contrôles au faciès. Jean-Luc Mélenchon va plus loin, en proposant que les fonctionnaires soient soumis au strict respect de l’article 78-2 du Code de procédure pénale, qui suppose la constatation d’une infraction pour procéder à un contrôle.

5. Une refonte nécessaire de l’IGPN

La police des polices n’est pas assez indépendante. Rattachée directement au ministère de l’Intérieur, l’inspection générale de la police nationale (IGPN) doit faire l’objet d’une réforme pour être enfin impartiale. « Je ne crois pas à l’autorégulation », argumente à ce sujet François Ruffin. Le député FI vient de sortir l’ouvrage Que faire de la police ?, dans lequel il plaide pour un contrôle externe. « Il faut aujourd’hui une IGPN qui soit totalement indépendante », abonde le premier secrétaire du PS, Olivier Faure. « L’IGPN doit être remplacée par un contrôle démocratique », confirme enfin Olivier Dartigolles.

Même au sein de la majorité, des voix s’élèvent pour dénoncer son fonctionnement opaque. Le vice-président LaREM de l’Assemblée, Hugues Renson, a demandé sa « suppression » et la « création d’un corps d’inspection auprès du Défenseur des droits », organe qui serait composé « de policiers, magistrats spécialistes de la déontologie et juristes ». Pour le sociologue Sebastian Roché, il faut aller plus loin et revoir « le bloc IGPN-IGGN, inspection générale de l’administration (IGA), Cour des comptes et Défenseur des droits », avec plus de pouvoir pour ce dernier. Si Gérald Darmanin s’est dit « prêt à tout étudier » concernant la refonte de l’IGPN, il n’est pas question à ce stade de changer le fond du système.

 Publié le 03/12/2020

Le Bureau des Retouches

Maîtriser les images pour calibrer les perceptions

 

paru dans lundimatin#265, (site lundi.am

 

Dans cet article, Jérémy Rubenstein et Johan Sébastien nous proposent de penser le débat autour de la loi Sécurité Globale et de son article 24 depuis la fiction et à partir de l’histoire de la guerre psychologique. Ou comment la maîtrise des image, le travail sur le sensible et les perceptions, ont toujours été au cœur des stratégies de contre-insurrection.

« La Com-Ré (commissaire-réalisatrice) éructait au téléphone tandis que j’essayais, tant bien que mal, de monter les images envoyées au petit matin par la BIF (Brigade d’Intervention Filmique). C’était à peu près impossible. Outre des cadrages pourris, les bras-cassés de la BIF avaient presque exclusivement filmé nos agents écrasant de leurs tonfas les têtes noires des sans-papiers. Dans l’obscurité, avec l’infra-rouge, on voyait une battue de personnes effrayées tâchant de fuir les coups de Robocops. Tout ce qu’il ne fallait pas. L’Inspecteur-Chef Scénariste avait pourtant été très clair : il s’agissait d’une attaque caractérisée de sans-paps qui, ivres de rage musulmane, s’en prenait à un couple de jeunes parents blancs promenant paisiblement leur poussette. Prenant leurs jambes à leur cou, et le bébé dans les bras, les parents parvenaient à se réfugier in extremis dans un hall d’immeuble, poursuivis par la horde. Les sans-paps devaient être en train de caillasser l’entrée quand la BAC intervenait en sous nombre, se frayant un chemin parmi les barbares jusqu’à rejoindre le couple terrifié. La scène principale devait être le siège acharné, durant toute la nuit, de ce couple défendu avec l’énergie du désespoir par les baqueux.

L’équipe drone avait déjà filmé le couple des agents-comédiens, les images étaient parfaitement aux normes HV (Haute Vraisemblance) de notre Commissariat à l’Image. Un plaisir à monter, si bien que je m’étais mis à l’ouvrage dès réception la veille. Ainsi, ce matin il ne me restait qu’à me concentrer sur la scène principale prise durant la nuit. C’était sans compter sur ces crétins de la BIF, que ma Com-Ré continuait à pourrir au téléphone. Elle finit par raccrocher et me regarda avec abattement : nous savions tous deux qu’il n’y avait d’autre solution que d’appeler, à nouveau, le commissaire Casta et son équipe préposée aux Effets Spéciaux (la Brigade Spé). »

Pour commencer cet article j’ai demandé à mon ami Johan Sébastien, auteur de petites nouvelles d’anticipation, l’autorisation de publier cet extrait d’un texte qu’il m’a récemment soumis. Bien sûr, en imaginant tout un pan de la police dédié au traitement d’images –un commissariat converti en un studio d’Hollywood en somme- Johan s’inspire de la loi dite de “Sécurité Globale”. En effet, celle-ci a pour ambition de blinder les forces de l’ordre dans la guerre de l’image. Elle est conçue comme à la fois défensive (la loi vient légaliser la pratique policière courante qui consiste à empêcher de filmer ses agents) et offensive (elle légalise les tentatives, jusqu’alors judiciairement repoussées –mais tout de même poursuivies-, de filmer la population entre autres par drones). Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de tarir des sources d’image mais aussi d’en produire, si bien que, effectivement, le ministère doit y dédier une partie de ses ressources, technologiques et humaines, c’est-à-dire qu’il fonde sa propre maison de production.

Pour ma part, un peu préposé à la guerre psychologique et son usage par l’armée française, j’aurais pu écrire un article, par exemple sur la mise en place du Service Presse Information (SPI) en Indochine. Cette appellation est en soi intéressante, le même service s’appelait auparavant « Service presse propagande information » puis « Service moral information », des noms plus explicites sur sa fonction de propagande. Il est rebaptisé SPI en juin 1950, sans plus de référence au moral ou à la propagande, probablement du fait du capitaine Michel Frois qui en prend la tête [1]

. Celui-ci travaille en étroite collaboration avec un civil, Jean-Pierre Dannaud (1921-1995), normalien agrégé de philosophie, qui occupe une place similaire dans l’administration civile de l’Indochine. Bientôt, les deux hommes se retrouvent sous les ordres d’un même patron en 1951, à la fois haut-commissaire et chef des armées en Indochine : de Lattre de Tassigny qui « sait que les choses ne sont pas ce qu’elles sont, mais ce qu’on les fait apparaître. » (M. Frois). Cette équipe donne une impulsion et un soin inédit au contrôle et la production d’images, si bien que Frois peut affirmer que son service « ne renseignait pas seulement la presse écrite sur les opérations, il lui donnait un élément capital : des documents photographiques. […]Ainsi, la presse illustrée du monde entier n’a été informée sur la guerre que par nos services ». C’est en grande partie grâce à ce travail, la mise en place d’une infrastructure efficace en mesure de fournir les journaux en matière première, que l’armée parvient peu après à promouvoir l’un de ses produits-phare, une vraie star : Marcel Bigeard qui apparaît sur la scène médiatique en 1952 pour ne plus jamais la quitter.

Mais, dans le fond, si j’avais écrit un tel article, on n’aurait pas appris grand-chose. Que l’armée cherche à maîtriser son image pour ne pas paraître être ce qu’elle est, à savoir une machine à terroriser des civils, la belle affaire ; pour cela j’aurais mieux fait d’inciter l’ami Johan à terminer sa nouvelle. D’autant que s’il s’agit de parler de ce qui se passe actuellement en France –et c’est le but dans les deux cas- qu’une police admette si clairement qu’elle souhaite contrôler l’image pour manipuler les opinions tient bien plus de la science fiction que de l’histoire académique. Ou, pour mieux dire, une telle ambition s’inscrit dans des histoires, celles des polices soviétiques par exemple, dont je ne me sens pas autorisé à dire grand-chose par manque d’expertise. Aussi, je vous propose plutôt de continuer avec Johan, à qui je recommande de rebaptiser sa « Brigade Spé » en « Bureau des Retouches » (par simple esthétique) et son « Commissariat à l’Image » en « Commissariat Général à l’Information (cette fois pour la référence historique à une telle institution fondée en juillet 1940 et dirigée –très maladroitement- par Jean Giraudoux afin de contrer la propagande allemande du docteur Goebbels).

« Le Bureau des Retouches du commissaire Casta avait, avec le temps, véritablement colonisé notre Commissariat à l’Image. Sa formalisation en brigade n’était que la consécration de son poids toujours croissant. Celui-ci s’explique facilement par la difficulté technique que nous, tous les autres services, avons à produire les images qu’exigent les inspecteurs-scénaristes qui eux-mêmes suivent les directives précises du ministre.

En outre, le roublard Casta compte dans son équipe l’ambitieux brigadier Darvilain. Un vrai petit génie dans son domaine celui-là, capable de transformer une ratonnade contre des miséreux en une attaque de monstrueux zombis. Avec lui, notre paisible ville apparaît chaque jour comme un vaste champ de bataille, engloutie par des invasions barbares, avec un degré de vraisemblance époustouflant. Ce degré de vraisemblance reste d’ailleurs notre principal contentieux avec la commission des normes HV. Composée de pleutres, limite traîtres, cette commission refuse encore et toujours de changer son protocole, si bien que les images du Bureau des Retouches restent non-certifiées HV. Ce sont les mêmes salauds qui nous avaient déjà obligé à baptiser HV en “Haute Vraisemblance” alors que, à la base, la proposition était “Haute Véracité”. Une plaie cette commission, toujours à pinailler, entièrement dédiée à nous empêcher de travailler. Je peux quand même m’enorgueillir d’en avoir découvert la parade. C’est moi qui ai inventé le système du clignotement lent du certificat HV sur les images. Comme le label apparaît et disparaît de manière apparemment aléatoire, après le montage peu de gens se rendent compte de la différence entre images certifiées et non-certifiées. Je ne compte plus les félicitions de mes collègues pour cette trouvaille.

Quoiqu’il en soit, Darvilain était l’homme de la situation. Avec ma Com-Réal, nous avions foi en sa magie. J’imaginais déjà le bruit des tonfas s’écrasant sur les têtes des migrants se transformer en d’inquiétants grognements de ces mêmes migrants, leurs visages effrayés prendre les atours de féroces islamistes-ultra-gauchistes. »

Toute la difficulté de la guerre de l’image tient à la place qu’occupe la victime dans l’imaginaire contemporain. Il n’y a pas si longtemps, la victime était assez peu publicité, il fallait certes la protéger mais elle occupait une place tout à fait subalterne par rapport à celle de héros. À ce titre les statuts comparés des Juifs et des résistants dans les récits de l’immédiat après-guerre, sont éloquents : la victime juive n’y a pratiquement pas sa place tandis que le résistant convient à peu près à tout le monde. La transformation du statut de la victime est pour bonne part liée au poids qu’acquiert progressivement le génocide des Juifs (à partir du procès Eichmann, 1961). Dès la guerre du Vietnam ce renversement est acté par l’image. L’image d’une enfant en feu, brulée par le napalm, dit désormais plus que toute la propagande anticommuniste pourtant peu avare de moyens.

Le documentaire de Patrick Barbéris Vietnam, la trahison des médias (2008, Zadig/Arte) permet de bien saisir le rôle clef de l’image dans la guerre du Vietnam et, surtout, les conclusions qu’en tirent les états-majors étatsuniens. Par la suite, jamais plus les journalistes ne seront laissés à leurs logiques propres (que ce soit celle d’informer ou d’obtenir plus d’audience). Les invasions étatsuniennes suivantes, du Panama ou d’Irak par exemples, sont médiatiquement solidement encadrées. C’est que la guerre du Vietnam a été largement rendue insupportable non par des images produites par des communistes (qui auraient été discréditées quelle qu’en fusse la véracité) mais par les rédactions étatsuniennes. Celles-ci ont montré des images d’autant plus insoutenables qu’elles étaient consommées par un pays en paix ou, pour mieux dire des quartiers, des familles qui vivaient dans un environnement au degré de violence très bas. C’est le déphasage entre l’absence de violence explicite aux États-Unis et celle déployée au Vietnam qui rendent leur compte-rendu en images insoutenable. (Nous ne supportons pas les images d’un massacre parce que nous les recevons dans un tout autre contexte, où la violence explicite est relativement absente, si nous côtoyions tous les jours des meurtres horribles, alors il ne s’agit que de notre triste quotidien).

Il n’y a pas d’image insoutenable en soi, il y a une perception sensible liée à une norme (définissant ce qui est acceptable de ce qu’il ne l’est pas). Or, cette dernière dépasse de loin ce que peut faire la seule image. En ce sens, la Brigade d’Intervention Filmique (pour la fiction) ou le Service Presse Information (pour la réalité historique) s’adaptent plus à ce sensible qu’ils ne le construisent. C’est aussi ce que cherche à faire le ministère de l’Intérieur actuel : adapter l’image de ses agents à la norme de l’acceptable. Pour cela, il doit à la fois produire les images et interdire les productions concurrentes qui choquent la sensibilité de ses administrés. En somme, pour l’instant, il ne travaille qu’à faire passer le bourreau pour la victime. Il suffit de regarder un instant une chaîne d’info-en-continue, pour saisir la banalité de la constante mis-en-scène de la vulnérabilité policière.

Mais nous pouvons facilement imaginer une ambition d’une toute autre ampleur. En effet, avec le temps, cette acrobatie toujours un peu malaisée (les éditorialistes peuvent bien répéter en boucle que de diaboliques gauchistes ont instrumentalisé des centaines de migrants afin d’obtenir des images de ratonnade, même leur ministre Darmanin doute que ce récit soit en mesure de contrecarrer les faits et leurs images –enfin, pour lui, ce serait plutôt l’inverse, si tant est que les faits aient une quelconque importance dans son mode de penser-). Mais, avec le temps, disais-je, cette acrobatie peut être rendue inutile, le travail sur le sensible aura été si bien mené que voir une personne démunie pourchassée, tabassée, humiliée, écrasée, sera une norme acceptable. Autrement dit, avec le long travail sur les esprits par les images, nous pouvons parfaitement envisager que tout le processus actuel de meurtres, de mis en esclavage et de viols quotidiens qui s’exercent sur les personnes migrantes du sud –du fait de la politique migratoire de l’UE ou des USA- puissent non plus être relativement cachés comme aujourd’hui mais produire des spectacles destinés à un grand-public. Disons-le franchement, la nouvelle de Johan est sinon optimiste un peu fleur-bleu. Le danger de l’industrie de l’image produite par le ministère de l’Intérieur serait, à terme, plutôt une sorte de normalisation (fini les indignations sur twitter) de la réalité actuelle, ce cauchemar. Mais je vous laisse avec Johan car ma sensibilité (à ce stade, devenue un peu archaïque) me rend tout à fait insoutenables les pleines dimensions de l’horreur dans laquelle nous vivons.

« La catastrophe est arrivée par Darvilain. L’enfant prodige du Commissariat à l’image, notre doigt-de-fée du subterfuge, s’était bêtement fait pirater. Il nous avait ainsi montré une séquence extraordinairement réaliste où, épiques, nos fiers baqueux se défendaient d’une meute cauchemardesque de loqueteux infrahumains. Il avait poussé le détail jusqu’à leurs fournir des dents taillées en pointe prêtes à vous mordre la jugulaire. Affreux. Travail d’orfèvre, mais une fois envoyées sur les réseaux, les images se défaisaient toutes seules et reprenaient, inéluctablement, leurs formes initiales. C’était pénible d’assister ainsi, impuissants, au démontage en direct de notre minutieux travail. Le logiciel pirate poussait le vice jusqu’à afficher, en même temps, chacun de nos logiciels, détaillant leurs fonctions. C’était terriblement impudique. Surtout, à l’écran, apparaissaient des visages humains, des personnes d’une effroyable dignité dans leur douleur si proche, que les bâtons abimaient avec une rage mécanique. Les nôtres apparaissaient d’une telle cruauté que le spectateur ne pouvait ne serait-ce que croire appartenir à la même espèce. Après, comme chacun le sait, toute notre institution fut abolie… un si bel outil, c’est dommage, non ? »

Jérémy Rubenstein et Johan Sébastien

 

[1] Nous avons déjà rencontré ce personnage qui après sa carrière dans l’armée exerce ses talents au service du patronat français, au point d’être souvent reconnu comme le fondateur de l’industrie française des relations publiques, voir “Réduire les Gilets Jaunes par l’arme psychologique”, Lundimatin n°193, https://lundi.am/Reduire-les-Gilets-Jaunes-par-l-arme-psychologique

 Publié le 02/12/2020

La Révolution française et la conquête du pain

 

Par Xavier Vest (site lvsl.fr)

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La crise sanitaire qui touche durement la France depuis mars 2020 a eu pour conséquence l’accroissement du nombre de personnes victimes de précarité alimentaire. D’après un rapport du Secours Catholique, 8 millions de personnes auront besoin d’une aide alimentaire au mois de novembre. Si, à l’heure actuelle, les banques alimentaires parviennent à maitriser les demandes d’aide alimentaire, le Canard enchainé révélait en avril 2020 la crainte du préfet de Seine Saint-Denis de voir apparaître sur ce territoire des « émeutes de faim ». Cette crainte des autorités apparait aujourd’hui comme exceptionnelle. Pourtant, durant la seconde moitié du XVIIIème siècle, la question de l’État comme garant de la sécurité alimentaire des français fut un des débats majeurs du temps et une source de conflits entre les promoteurs de la liberté du commerce et leurs opposants qui militaient pour un droit à l’existence.


La guerre des farines : une contestation anti-libérale, prologue de la Révolution française 

Pour l’historien américain Steven Kaplan, le « pain est l’un des plus grands acteurs de l’Histoire de France ». On peut sans doute estimer que cet acteur singulier a eu le plus d’importance dans les évolutions socio-politiques françaises durant la seconde moitié du 18ème siècle. À cette époque, la majorité de la population française est rurale et travaille la terre avec un but d’autosubsistance, tandis qu’il n’existe pas encore de marché intérieur national et concurrentiel comme c’est déjà le cas en Angleterre. De nombreux droits de douanes existent en fonction du maillage territorial hérité du féodalisme. La vie paysanne est le plus souvent régie sous la communauté rurale avec des règles morales où même les plus pauvres peuvent cultiver leur bétail dans les espaces communaux. La paysannerie française voit son travail soumis à une imposition indirecte par des impôts locaux, résidus du féodalisme, ou directe par l’État royal, de plus en plus centralisé à travers l’action successive de Richelieu puis de Louis XIV. En échange de ces impôts, le Royaume de France assure la sécurité de ses sujets à travers une armée de plus en plus puissante et des forces de police organisées. À cela s’ajoute aussi le besoin pour le Roi d’alimenter ses sujets pour garantir la concorde sociale et d’éviter les « émotions populaires » en cas de famine ou de disette dans les campagnes et dans les grandes villes. Paris compte déjà au milieu du XVIIIème siècle plus de 500 000 habitants.

En ce qui concerne l’alimentation, Steven Kaplan écrit qu’à cette période « par temps ordinaire, une ration de pain et de soupe pouvait coûter à une famille ouvrière ou paysanne jusqu’à 50 % de son revenu ». Dans une époque encore soumise aux disettes et aux famines, dues au manque de progrès technique agricole et aux conditions écologiques néfastes(1), Steven Kaplan voit donc l’existence d’un contrat social informel entre le « Roi nourricier » et ses sujets. Il doit subvenir à leur alimentation à travers une politique d’approvisionnement fondée sur un contrôle strict du commerce des grains.

Or vers les années 1750-1760, le royaume de France est en crise, notamment après la Guerre de 7 ans qui voit la perte des territoires français en Amérique au profit de l’ennemi anglais. Cette défaite produit alors chez les élites politiques une volonté de réformer le royaume dans ses structures socio-économiques. Cela se traduit par l’apparition d’un nouveau courant économique dans les hautes sphères de l’administration royale : les physiocrates. Pour les physiocrates, la terre est à la base de toute richesse. En rupture avec la politique mercantiliste de Colbert, ils sont partisans d’un « laissez-faire » en économie. Ils militent à travers différents ouvrages et brochures pour une nouvelle société, organisée sur la base de grands fermiers capitalistes. Ceux-ci pourraient, grâce au libre commerce des grains et à la création d’un véritable marché national, voir leurs domaines prospérer, ainsi que le reste de la société, par un effet levier. Ces idées gravitent dans les hauts cercles du pouvoir et parviennent à être expérimentées quelques années à la fin du règne de Louis XV (1715-1774). Des édits de libéralisation du blé hors de Paris sont promulgués, avant de revenir à une intervention régulatrice de l’État sur le Blé.

Néanmoins,  le jeune roi Louis XVI montre sur le trône en 1774, avec des velléités réformatrices pour son royaume. Il nomme Anne Robert Jacques Turgot secrétaire général des finances, équivalent actuel du ministre de l’Économie et des Finances. Turgot, lui-même physiocrate, proclame avec l’aval du roi, le 13 septembre 1774, un édit qui libéralise le commerce des grains. Or un automne désastreux et un dur hiver 1774-1775 entraînent une moisson médiocre dans certains territoires français. La liberté du commerce du blé provoque de fait une hausse des prix par les riches laboureurs et fermiers. Au printemps 1775, différents foyers de contestations se développent. L’historien Jean Nicolas relève 123 manifestations distinctes en France, émanant des couches populaires rurales et urbaines, qui prennent directement le nom de Guerre des farines.

Cette base populaire résulte d’un prolétariat rural journalier ou de paysans petits propriétaires pas assez riches pour subvenir à leurs besoins, tandis qu’en ville elle provient d’un mélange d’artisans, d’ouvriers et de petits commerçants. À Paris, deux tiers des émeutiers arrêtés sont des ouvriers d’après les rapports de Police (Zancarini Fournel, 2016).

Dans la plupart des manifestations, le but est d’opérer une taxation plus juste sur le pain que l’historien marxiste Edward Palmer Thompson nomme une « économie morale des foules ». Les manifestants fixent un prix qu’ils jugent décent en allant directement sur le marché taxer les vendeurs ou en réquisitionnant des greniers de laboureurs, de boulangers ou de négociants en blé qui cachent leur récolte en attendant une hausse des prix sur le marché. On relève aussi des actions d’entrave des transports de blé par les fleuves et les routes.

Cet épisode anti-libéral montre clairement les prémices du divorce de la Révolution française entre le bon roi et les masses rurales et urbaines. À travers cette politique de libéralisation du commerce des grains, Louis XVI n’apparait plus comme le roi nourricier soucieux de l’alimentation de ses sujets à travers une politique paternaliste et interventionniste. Steven Kaplan rapporte ainsi qu’on pouvait lire à Paris sur des placards « Si le pain ne diminue, nous exterminerons le roi et tout le sang des Bourbons ». De fait la modification de l’imaginaire commun d’un « roi nourricier » en « roi marchand de blé » devient moralement désacralisant pour le corps politique du roi, et dangereux pour son corps terrestre. La plupart des contemporains s’accordent sur l’importance de l’événement et la dure répression des manifestants par le pouvoir. 25 000 soldats interviennent pour rétablir l’ordre sur le bassin parisien. L’intendance fait emprisonner 584 manifestants et pendre 2 hommes en exemple sur la place de Grève à Paris.

Suite à la disgrâce de Turgot en 1776, liée à des querelles internes à la Cour, cette mesure est abolie. Louis XVI remet alors en place l’ancien système de régulation du pain. Pourtant, dans les années qui suivent, le royaume se retrouve dans une situation économique désastreuse, liée à l’endettement du royaume pour la Guerre d’indépendance américaine. À cela s’ajoute des conditions climatiques néfastes lors des années 1787-1788 qui augmentent les émeutes pour l’accès au pain. Le royaume de France est alors dans un état politique qu’on peut qualifier de pré-révolutionnaire avec de multiples émeutes. Ces tensions explosent en 1789. La monarchie absolue est balayée et l’Assemblée nationale revendique la représentation de la souveraineté nationale. L’Assemblée nationale légitimée par l’insurrection parisienne de juillet 1789 a par ailleurs juré, par le Serment du jeu de paume, de ne pas se séparer avant d’avoir donner à la France une constitution. Cela prendra plus de deux années. 

 

La Révolution et le pain (1789-1793) : la liberté du commerce ou la poudre

L’Assemblée nationale compte parmi ses membres une majorité d’hommes de droits, des grands fermiers et une partie de la noblesse acquise aux idées des Lumières. Ces origines sociales concourent à ce que l’Assemblée nationale soit acquise aux idées libérales dans le domaine économique, notamment sur le commerce des grains et la volonté d’en finir avec les archaïsmes féodaux qui empêchent la naissance d’un marché national et concurrentiel. Le 26 août 1789, la proclamation de la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen par l’Assemblée nationale sacralise la propriété. Trois jours plus tard, le 29 août 1789 est proclamé par un décret de l’assemblée, la liberté du commerce. 

Pourtant, malgré la Révolution et la victoire du peuple de Paris sur Louis XVI et la noblesse, les troubles de subsistance des biens primaires, comme le pain, se poursuivent dans les semaines suivantes. La colère ne redescend pas dans les classes populaires à l’image des journées du 5 et du 6 Octobre 1789. Depuis septembre, le prix du pain est élevé à Paris et de nombreuses disettes ont lieu dans la capitale. De plus, l’idée d’un complot aristocratique pour reprendre le pouvoir à Paris est ravivée par la presse révolutionnaire. Le 5 octobre, alors qu’elles ne parviennent pas à se faire entendre à l’Hôtel de Ville de Paris, des milliers de femmes des faubourgs parisiens viennent protester à Versailles contre le manque de pain à Paris. Des représentantes du groupe des femmes envahissent l’Assemblée nationale (alors située à Versailles) pour demander un décret sur les subsistances pour Paris qu’ils vont faire valider par le roi. Le matin du 6 octobre, la foule parisienne et la garde nationale ramènent le roi et sa famille à Paris, au château des Tuileries. L’Assemblée nationale quitte également Versailles pour Paris. Ces journées cruciales de la Révolution française, sans doute plus que le 14 juillet, sont donc marquées par une dimension frumentaire nette. Lors du retour à Paris, les femmes parisiennes et certains gardes nationaux crient « Nous ramenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron ».

Néanmoins, la venue des pouvoirs exécutif et législatif sont loin de ramener la concorde sociale à Paris. Le 20 octobre, un boulanger du nom de Denis François, accusé d’être un accapareur, est tué lors d’une émeute devant une boulangerie comme il s’en produit beaucoup. L’Assemblée nationale s’en émeut et déclare le lendemain un décret contre les troubles, transformé ensuite en loi martiale qui ouvre la possibilité aux autorités municipales de réprimer sans limite les manifestations, malgré l’opposition de certains députés radicaux comme Robespierre. La loi martiale doit être mise en œuvre par les gardes nationaux dont le système en fait une mesure de répression de classe, du fait du cens pour s’acheter l’uniforme et le matériel. Si la dispersion se fait sans violence, les « moteurs », c’est-à-dire les meneurs, sont repérés, arrêtés et jugés extraordinairement, risquant 3 ans d’emprisonnement ou la mort. La loi martiale organise ainsi la répression face aux résistances populaires pour l’accès au pain jusqu’à sa suppression en 1793.

De nombreuses manifestations taxatrices avec un répertoire d’actions similaire à celui déjà rencontré lors de la Guerre des farines auront ainsi lieu durant les années post-1789, dont certaines connaitront un dénouement tragique comme à Étampes. Dans cette commune du Bassin parisien, une révolte frumentaire a lieu le 3 mars 1792. Des centaines d’ouvriers agricoles réalisent une taxation populaire sur le marché en demandant l’aval du maire Jacques Guillaume Simoneau. Face à son refus et aux menaces proférées contre les manifestants, Simoneau est lynché. Cette affaire est fortement médiatisée par l’Assemblée législative qui lui rend hommage. Elle célèbre, le 3 juin 1792, une fête de la loi et le « courage » de Simonneau face aux « factieux » qui sont lourdement réprimés. La réaction de l’Assemblée nationale témoigne ainsi d’un clivage de plus en plus prononcé sur la question du pain entre une bourgeoisie urbaine et des riches fermiers contre les couches populaires urbaines (artisans, ouvriers) et rurales (petits paysans, journaliers).

La formation d’une base populaire parisienne réclamant un programme contre la libéralisation du commerce des grains

Outre les troubles liés à la question du pain et d’autres biens de subsistance primaires comme le sucre, le royaume de France traverse une crise politique aiguë à partir de l’été 1791. Le 17 juillet 1791, le roi et sa famille tentent de s’enfuir de France mais sont arrêtés à Varennes. Face aux manifestations, l’assemblée constituante déclare la personne du roi inviolable et sacrée et met enfin en place la monarchie constitutionnelle le 3 septembre 1791. Mais la fuite de Varennes ternit définitivement l’image de Louis XVI auprès des Français et rompt le lien sacré entre le roi et la nation. De plus, le 20 avril 1792, le royaume de France déclare la guerre au royaume d’Autriche. C’est le début du cycle des guerres révolutionnaires qui dure jusqu’en 1815 et la défaite définitive de Napoléon à Waterloo. 

Ainsi face à la peur d’un complot aristocratique et l’invasion des armées contre-révolutionnaires, Paris s’insurge le 10 août 1792 lorsque les 48 sections de la Commune insurrectionnelle de Paris, accompagnées des fédérés, prennent le château des Tuileries et renversent Louis XVI. Un mois plus tard, la République est proclamée le 21 septembre 1792, le lendemain de la célèbre victoire de Valmy. Les institutions républicaines sont désormais fondées sur une nouvelle Assemblée nationale : la Convention élue au suffrage universel. La jeune Convention est alors sous pression politique, de la part des sections parisiennes où les Sans-culottes sont présents massivement et qui tirent une grande légitimité de la prise des Tuileries du 10 août. Le travail de l’historien Albert Soboul sur les sans-culottes montre que cet objet politique est une classe sociale disparate. Elle est composée de petits artisans, boutiquiers, ouvriers voire de bourgeois rentiers qui partagent une vision politique du citoyen engagé en arme, défendant une vision égalitariste de le la politique mais aussi de l’économie. Ils sont aussi de grands lecteurs d’une presse radicale dénonçant la nouvelle aristocratie des riches, comme le journal « L’ami du peuple » de Marat ou « Le Père Duchesne » d’Hébert, qui sensibilise les sans-culottes à la question des subsistances des biens primaires.

Les Sans-culottes s’opposent alors, après la défaite de Louis XVI, à ce qu’ils appellent « l’aristocratie des riches » et placent la question des subsistances au centre de leurs préoccupations. Ils réclament un droit à l’existence et demandent à la Convention des mesures fortes : la taxation, le maximum du prix des denrées de première nécessité comme le pain. Ces demandes d’une offre politique égalitariste se font progressivement entendre de l’été 1792 jusqu’à l’automne 1793, à travers des pétitions adressées à la convention et discutées lors des assemblées générales des sections, qui ont lieu plusieurs fois par semaine, ou dans les sociétés populaires et clubs politiques. Les pétitions sont parfois exposées par les militants plus radicaux des Sans-culottes surnommés « Les enragés ». Citons l’exemple de Jacques Roux, vicaire dans la section pauvre des Gravilliers de Paris, sensibilisé aux questions des subsistances, qui vient présenter à la barre de la Convention une pétition le 25 juin 1793, votée par le Club des cordeliers où il vitupère contre l’immobilité de la Convention sur l’accaparement et la liberté du commerce :

« La liberté n’est qu’un vain fantôme, quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. L’égalité n’est qu’un fantôme, quand le riche, par le monopole, exerce le droit de vie et de mort sur son semblable. La république n’est qu’un vain fantôme, quand la contre-révolution s’opère de jour en jour par le prix des denrées auquel les trois quarts des citoyens ne peuvent atteindre sans verser des larmes. »

En décembre 1792, 2 parties s’opposent sur la question de la liberté du commerce. Les Girondins représentent d’après les estimations 22 % des députés et sont soutenus par la Plaine (groupe disparate de députés n’ayant pas d’identité politique claire mais représentants une vision bourgeoise de la société). Les Girondins jouissent d’un grand prestige politique, avec de jeunes orateurs brillants comme Brissot et Condorcet, et défendent une vision libérale de l’économie et un droit de propriété illimitée. De l’autre côté, les Montagnards, ou Jacobins, s’y opposent et représentent environ 35 % de la Convention. Ils sont eux aussi libéraux en matière économique mais s’affirment plus jusqu’au-boutistes politiquement que les Girondins. Ils se montrent de plus sensibles aux aspirations populaires. Une frange des Montagnards, les robespierristes incarnés par Maximilien Robespierre, Louis Antoine de Saint-Just, Jean Marie Claude Goujon ou Georges Couthon, bénéficient d’une grande réputation à Paris chez les Sans-culottes et militent en faveur d’un droit à l’existence qui pourrait limiter le droit de propriété et réglementer le commerce des grains. 

Dans un discours sur les subsistances à la Convention le 2 décembre 1792, Robespierre se montre très critique envers la politique menée par les Physiocrates puis l’État révolutionnaire depuis 1789 sur le commerce des grains en déclarant : « La liberté indéfinie du commerce et des baïonnettes pour calmer les alarmes ou pour opprimer la faim, telle fut la politique vantée de nos premiers législateurs. » Il fait un plaidoyer pour le droit à l’existence et la nécessité d’accorder des biens de première nécessité à tous :

« Le négociant peut bien garder, dans ses magasins, les marchandises que le luxe et la vanité convoitent jusqu’à ce qu’il trouve le moment de les vendre au plus haut prix possible ; mais nul homme n’a le droit d’entasser des monceaux de blé, à côté de son semblable qui meurt de faim. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord que l’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes. »

Ces conceptions entre libéralisme économique et droit à l’existence, formulée plus tard par Robespierre avec le concept d’économie politique populaire, s’opposent ainsi lors du débat à la Convention sur le libre commerce. La vision girondine l’emporte, le 21 janvier 1793, mais l’exécution de Louis XVI fragilise les Girondins favorables à la clémence tandis que la France est envahie au printemps 1793. À cela s’ajoutent les insurrections intérieures sur le territoire française à l’image de la Vendée royaliste qui s’insurge vers mars 1793. Les Sans-culottes parisiens vont alors se radicaliser contre l’immobilisme de Girondins de plus en plus menaçants contre le mouvement populaire parisien avec des menaces de répression assumées à la Convention. Cet antagonisme politique aboutit aux journées du 31 mai et du 2 juin 1793 lorsque la Convention est entourée par 80 000 hommes issus de la Garde nationale et des sections parisiennes. Elle doit alors se plier aux revendications de mettre en accusation plusieurs députés girondins. Ces journées essentielles voient ainsi la Convention passer sous la mainmise des Montagnards, soutenus par la Plaine.

Mise en place du programme de l’An II : Une réponse de l’État révolutionnaire à la demande du bas sur le pain

Les journées du 31 mai et du 2 juin modifient le jeu politique dans la jeune République française. La convergence entre la puissance des Sans-culottes parisiens, les pressions du prolétariat rural, le prestige politique des Montagnards à la Convention et l’invasion étrangère permettent d’établir à partir de l’été 1793 ce que certains historiens nomment le programme de l’An II. Le 23 juin 1793 la loi martiale est abolie tandis que le 4 septembre la liberté du commerce est restreinte. La Convention montagnarde accède ainsi aux demandes des bases populaires lorsqu’elle menace de peine de mort les accapareurs le 26 juillet 1793. Ce sont des commerçants qui ne déclarent pas et n’affichent pas sur leur porte la liste de leurs stocks d’aliments. Si cette loi ne sera jamais pleinement appliquée elle montre que la pression populaire se traduit à la Convention dans le cadre d’un gouvernement révolutionnaire en guerre. La Convention crée aussi des greniers publics par district le 9 août et met les récoltes en réquisition le 17 août. Enfin, l’une des mesures symboliques est la loi du Maximum général à l’échelle nationale, votée le 29 septembre 1793, qui limite les prix des denrées de première nécessité dont la viande fraîche et salée, le lard, le beurre, l’huile, le savon, le bois de chauffage, les souliers et surtout le pain. La loi du Maximum touche enfin les salaires.

Néanmoins ce programme de l’an II est à nuancer et possède des effets pervers. Le fait d’accéder aux revendications des Sans-culottes sur le libre commerce des grains et autres mesures sociales permet à la Convention d’obtenir une légitimité symbolique. Cela « bureaucratise » le mouvement populaire parisien en supprimant la permanence des sections parisiennes et en limitant le nombre de réunions des sections à deux par semaine à partir de septembre 1793. De plus, de nombreux leaders des enragés sont emprisonnés comme le curé rouge Jacques Roux qui se suicide plus tard dans sa cellule. Enfin le Comité de salut public nommé par la Convention réduit les pouvoirs de la Commune en décembre en les déclarant « agents nationaux ». En avril 1794, après la mort de grands révolutionnaires comme Hébert, Danton ou Camille Desmoulins, liée à des règlements de comptes entre factions politiques, la Commune de Paris est épurée par le Comité de salut public. Toutes ces mesures brident alors la spontanéité des Sans-culottes parisiens et des clubs politiques. Elles les rendent moins aptes à se soulever pour des sujets sociaux. Saint-Just note à propos de ces évènements que la « Révolution est glacée ».

À cela s’ajoute le fait que la loi du Maximum ne parvient qu’à être réellement mise en place dans un contexte de crise économique et de guerre européenne/civile, qui fait que les députés de la Plaine et certains Montagnards se plient à cette vision dirigiste de l’économie. Ce vote du programme de l’An II ne reste néanmoins pour eux qu’un simple programme de circonstances à la différence des Montagnards robespierristes pour qui ce programme doit être institutionnalisé. Or une fois que les armées contre-révolutionnaires sont repoussées du territoire français durant l’été 1794 notamment après la bataille de Fleurus (26 juin 1794), la question se pose de remettre en cause le programme de l’An II. Elle est donnée à la suite du 10 thermidor et de la disparition des Montagnards robespierristes et de leurs alliés à la Commune de Paris.

Les journées du 9 et 10 Thermidor sont des journées extrêmement complexes à appréhender, du fait des rivalités internes à la Convention et au Comité de salut public. Il importe néanmoins de noter que la défaite de Robespierre et de ses partisans à la Commune de Paris, outre l’indécision et les états d’âme légalistes face à la Convention, résulte en partie du manque de soutien populaire parisien qui aurait pu permettre de mener une insurrection parisienne contre la Convention. Ce manque de soutien populaire outre le déclin des actions spontanées du à la terreur et la « bureaucratisation de la commune » résulte aussi de l’application de la loi du Maximum qui n’a pas toujours eu les effets attendus. Bien que la loi ait fonctionné pour l’approvisionnement en pain des grandes villes et de l’armée, certains paysans riches cachent leurs récoltes, ce qui a pu entraîner des pénuries ; hormis pour le pain, la loi du Maximum a été appliquée mollement. De plus, la loi du Maximum touche de façon plus stricte les salaires et fait baisser le salaire journalier des ouvriers, qui avait eu tendance à augmenter auparavant, et accroît de fait la contestation populaire avec des mécontentements et des grèves qui agitent les rues de Paris (Martin, 2016). Ainsi lorsque Robespierre et ses partisans sont envoyés à la guillotine en charrette, on entend sur le parcours de nombreux cris dénonçant cette politique comme « foutu maximum » (Martin, 2016). 

Après Thermidor, fin du droit naturel et retour à l’ordre libéral

La suite de la mort de Robespierre donne lieu à ce que l’historien Albert Mathiez nomme une « réaction thermidorienne ». La Convention opère petit à petit un détricotage de la législation dirigiste et sociale puis une répression s’abat sur la base populaire et les députés montagnards. Le 24 décembre 1794, la loi du Maximum est définitivement supprimée par la Convention, ce qui prouve sa volonté d’opérer un retour à une vision libérale sur le Commerce des grains.

Or face à un hiver rigoureux et le libre commerce des grains, le printemps 1795 voit de grands problèmes de disettes, voire de famines dans le bassin parisien ainsi que dans le nord de la France où se répandent des brigands. Cette crise alimentaire voit ressurgir les contestations populaires dans la capitale où la Convention, en parallèle du marché libre, ne parvient pas à mettre en place des rations de pain suffisantes pour les plus pauvres. Le 1er avril 1795 des manifestants avec une majorité de femmes envahissent la Convention pour demander plus d’accès au pain. Le 20 mai 1795 une insurrection parisienne des faubourgs populaires envahit à nouveau la Convention en demandant « du pain et la constitution de 1793 ». Mais quelques jours plus tard la troupe militaire qui n’est pas intervenue dans la Capitale depuis le début de la Révolution française réprime le mouvement et arrête 2 000 révolutionnaires considérés comme « terroristes », d’après une loi du 21 mars rédigée par l’Abbé Sieyès. Quelques jours plus tard les derniers députés Montagnards sont mis en accusation, emprisonnés, et pour certains condamnés à mort. Cela sonne alors comme le chant du cygne du mouvement populaire parisien pour établir une législation populaire sur l’accès aux biens de subsistance primaires comme le pain tandis que le recours à l’armée par la Convention thermidorienne préfigure le régime césariste de Napoléon Bonaparte. Enfin, en octobre 1795 est mis en place le Directoire qui nie la référence au droit naturel et aux principes de 1789 avec une constitution fondée sur le libéralisme économique et le suffrage censitaire. Boissy d’Anglas, grand théoricien de la Constitution du Directoire désire mettre en œuvre le « Gouvernement des meilleurs » et rêve d’une « réconciliation entre les riches et les pauvres », tout en stigmatisant les « mauvais citoyens qui ne possédant rien et ne voulant point travailler pour acquérir, ne vivent que dans le désordre et ne subsistent que de rapines ».

En 1774 la Guerre des farines avait dévoilé un clivage social concernant l’accès au pain. Ce clivage fut plus que jamais polarisant sous la Révolution française entre une bourgeoisie urbaine et des riches paysans contre une base populaire souvent issue de travailleurs journaliers. La question du pain, et ses réponses politiques, apparait de fait comme un des moteurs principaux de la Révolution française et de ses évolutions, outre la guerre avec les puissances étrangères. Le concept de droit à l’existence, promu par les Sans-culottes et les Montagnards robespierristes concernant le pain et les biens de première nécessité, apparut de fait comme la réponse aux maux sociaux découlant de la liberté du commerce des grains. Néanmoins le droit à l’existence servit avant tout dans le cadre d’une économie de guerre dirigée pour éviter la désagrégation du pays, ce qui a pu occulter la volonté de citoyens français d’établir une alternative à l’ordre libéral. Cette leçon peut être aujourd’hui pleinement d’actualité dans le cadre des crises écologiques qui s’annoncent et du recours à certains idéaux éco-socialistes par les États libéraux ou autoritaires pour pallier sans abandonner sur le long terme l’essence même de leur ordre politique.


(1) Le petit âge glaciaire est en Europe une période climatique affichant des températures très faibles et produisant des hivers rigoureux (exemple en France : 1693, 1709). Pour L’historien Emmanuel Le Roy Ladurie, cette période débute au début du XIVème siècle et se termine au milieu du XIXème siècle.

Bibliographie :
BELISSA Marc ; BOSC Yannick. Le Directoire : la République sans la démocratie. 2018
BIARD Michel ; DUPUY Pascal. La Révolution française, dynamiques et ruptures 1787-1804. Armand Colin. 2016
GAUTHIER Florence ; IKNI Guy Robert. La guerre du blé au XVIIIe siècle : La critique populaire contre le libéralisme économique au XVIIIe siècle. Éditions KIMÉ. 2019
GUÉRIN DANIEL. Bourgeois et bras nus : Guerre sociale durant la Révolution française, 1793-1795. Libertalia. 2013
MARTIN Jean-Clément. Robespierre. Éditions Perrin. 2016
KAPLAN Steven. Le Pain, le peuple et le roi : La bataille du libéralisme sous Louis XV. Perrin. 1986
SKORNICKI Arnault. L’économiste, la Cour et la Patrie. CNRS Éditions. 2011

Publié le 28/11/2020

 

L’honneur perdu d’un ministre

 

Par François Bonnet (site mediapart.fr)

 

Depuis son arrivée Place Beauvau, Gérald Darmanin n’a cessé de flatter les franges les plus extrémistes de la police. Le résultat est un désordre général sur fond de violences policières accrues. Il est grand temps de limoger ce ministre de l’intérieur incendiaire.

 C’était il y a quelques jours à la tribune de l’Assemblée nationale. Vantant la proposition de loi dite « sécurité globale », le ministre de l’intérieur s’en prenait vivement à Jean-Luc Mélenchon. « Grandeur, oui, grandeur aux policiers et aux gendarmes ! » Un peu plus tard, Gérald Darmanin récidivait devant les parlementaires : « Je suis très heureux, très heureux, d’être un défenseur des policiers […]. Honneur à la police. »

Un ministre de l’intérieur n’a certainement pas à être « défenseur des policiers ». Il est le garant de la sécurité publique, celle des citoyens. Il est le responsable d’un bon usage du recours à la force, quand elle s’avère en dernière extrémité indispensable.

On le sait au moins depuis Mai-68, quand le préfet de police de Paris Maurice Grimaud mettait en garde, dans une lettre célèbre adressée à tous ses hommes, contre tout écart et violence injustifiée. On le sait quand Pierre Joxe, ministre de l’intérieur à la fin des années 1980, a mis au cœur de sa gestion de la police nationale la déontologie et la professionnalisation.

Depuis son arrivée Place Beauvau, Gérald Darmanin n’a cessé de donner des gages aux franges les plus extrémistes des syndicats policiers. Une escalade répressive a été organisée, qu’incarne jusqu’à la caricature l’actuel préfet de police de Paris, Didier Lallement. Le ministre lui a renouvelé « sa confiance » au lendemain de la répression honteuse des migrants, place de la République lundi.

Gérald Darmanin confond valeurs républicaines et coups de bâton, comme le démontre sa nouvelle stratégie de maintien de l’ordre. Mais sa « République de l’ordre » ne fait que créer du désordre, des violences et réduire nos libertés fondamentales. En ce sens, la vidéo publiée ce jeudi par le média Loopsider montrant le tabassage en règle d’un homme noir par trois policiers, samedi soir 21 novembre, est un condensé inouï des dérives qui ne cessent de s’amplifier depuis des années.

Face à ce déchaînement de violences, le ministre n’a pas eu un mot pour la victime, demandant seulement jeudi au préfet de police de « suspendre à titre conservatoire » ces policiers, ce qui n’avait pas même été fait depuis cinq jours.

Pourtant tout est là, concentré en quinze minutes de vidéo. Les policiers procèdent à une interpellation illégale en pénétrant de force dans le local privé de l’homme, prénommé Michel et producteur de musique. Les coups de poing, de pied et de matraque pleuvent sur l’homme qui tente de se protéger. Des insultes racistes – « sale nègre ! » – sont proférées, ajoute la victime.

Des jeunes présents dans les studios, dont un mineur, sont menacés. Les policiers envoient une grenade lacrymogène dans le local fermé, dégainent leurs armes, mettent en joue. Puis Michel est embarqué et les policiers organisent aussitôt leur impunité par des témoignages que les images de vidéosurveillance démentent et des plaintes pour « outrages et rébellion ».

Il est interdit de parler de « violences policières » et de « racisme » dans la police, nous assénaient il y a quelques mois Emmanuel Macron et son ministre Darmanin, relayant ainsi les protestations de syndicats de police.

Nier ce que tout le monde sait de longue date n’est pas défendre « la République et ses valeurs ». C’est accepter l’idée que, au fil de violences, d’injures racistes, d’homicides (Cédric Chouviat en janvier 2020) commis par les forces de l’ordre et toujours couverts ou minorés par les ministres de l’intérieur successifs (Sarkozy, Valls, Cazeneuve, Castaner et aujourd’hui Darmanin), la police nationale devienne une milice gouvernementale administrée par des syndicats dont certains sont issus de l’extrême droite.

Le devoir d’un ministre de l’intérieur n’est pas de libérer le pire d’une profession. Il n’est pas de terroriser les citoyens. Car, oui, nous avons désormais peur d’être contrôlés, d’aller manifester, parfois de simplement se promener quand les brigades des BAC ou des policiers municipaux en roue libre traînent dans le quartier. Oui, la police fait généralement peur, de plus en plus. En favorisant cette peur, le ministre organise les troubles à l’ordre public et détruit la promesse républicaine.

Et puisque cette peur doit être tue, l’obscurité doit s’imposer. C’est le sens du schéma du maintien de l’ordre (il limite les droits des journalistes à couvrir les manifestations) et de plusieurs articles de la loi « Sécurité globale ». Pouvoirs accrus des polices municipales, usage de drones, et bien sûr cet article 24 qui vise à interdire la prise et la diffusion d’images ou de vidéos d’actions de policiers. Le ministre Darmanin, à peine nommé, s’était engagé à imposer cette demande du syndicat Alliance…

Cette surenchère gouvernementale, qui n’a de sécuritaire que le nom tant elle accroît la rupture entre la société et sa police, produit les violences et les désordres. Le croche-pied fait à un migrant, le tabassage de Michel traité de « sale nègre », la mort par étouffement de Cédric Chouviat, les interpellations et coups portés à des journalistes, le nassage systématique des manifestants suivi de charges et de gazages ne sont que quelques exemples d’une situation insupportable.

Il est plus que temps d’en établir les responsabilités politiques. Le 13 mars 2017, en pleine campagne présidentielle, Emmanuel Macron expliquait croire à « une République de la responsabilité ». « Ce n’est pas possible quand il y a une violence policière qu’il n’y ait aucune sanction dans la hiérarchie policière. Il y a un commissaire de police, il y a un directeur départemental de la sécurité publique, il y a un préfet et il y a un ministre… », précisait-il.

Certes Macron varie… Selon BFM, l’auteur du croche-pied fait à un migrant lundi soir est un commissaire-divisionnaire de la BAC en Seine-Saint-Denis, venu faire quelques extras lors des chasses à l’homme menées place de la République. Il n’a pas été « suspendu à titre conservatoire ». Le préfet Didier Lallement sanctionné ? C’est l’inverse qui est affirmé. Le ministre ? Il chante « honneur et grandeur à la police » devant la représentation nationale.

La « République de la responsabilité » est devenue celle de l’impunité et du déni. David Dufresne, qui a documenté sur Mediapart l’ampleur des violences policières et le fonctionnement de l’IGPN comme machine à blanchir, rappelait dans un récent article cette disposition de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. »

Cette force n’est plus qu’à l’avantage d’un pouvoir aux abois et au service des aventures électorales du ministre de l’intérieur. C’est une raison de plus pour qu’il soit démissionné au plus vite.

Publié le 24/11/2020

Le retour des lois scélérates

La répression policière et judiciaire que subissent les mouvements contestataires en France illustre un processus plus que centenaire : des lois d’exception votées à la hâte deviennent la norme.

 

par Raphaël Kempf  (site monde-diplomatique.fr)

 

Le 10 septembre 1898, le journaliste Francis de Pressensé — auparavant parfaitement légitimiste — lance à la tribune d’un meeting dreyfusard à Saint-Ouen : « On m’accuse de mener une campagne avec des anarchistes et des révolutionnaires ; c’est un honneur pour moi de mener avec ces militants une lutte pour la justice et pour la vérité (1). » Jadis chroniqueur très officiel de la politique étrangère française, l’ancien journaliste du Temps essuie des injures quotidiennes dans la presse pour sa défense du capitaine Alfred Dreyfus, mais aussi parce qu’il s’engage dans ce combat aux côtés d’anarchistes. Cette alliance n’avait rien d’évident et doit beaucoup à la conjoncture créée par l’affaire. Les libertaires menaient campagne pour leurs camarades envoyés au bagne en application de lois adoptées cinq ans plus tôt en réponse aux attentats anarchistes. Certains d’entre eux, comme Émile Pouget ou Jean Grave, aux convictions naturellement antimilitaristes, avaient montré des réticences à s’engager pour un capitaine bourgeois et haut gradé de l’état-major (2).

Au cours de l’année 1898, Pouget va cependant évoluer et accepter d’écrire contre les lois qui visent les partisans de l’action directe aux côtés des dreyfusards Pressensé et Léon Blum, alors jeune auditeur au Conseil d’État. Cette alliance inédite trouve son lieu d’expression éditoriale dans une revue d’avant-garde littéraire et artistique, La Revue blanche, dirigée par un dandy anarchiste, Félix Fénéon, qui avait lui même été emprisonné en application de ces lois antiterroristes avant d’être acquitté. Au printemps 1899, Fénéon publie une brochure qui réunit des articles de Pressensé, Pouget et Blum (qui signe « un juriste »). Son titre, Les Lois scélérates de 1893-1894, reprend celui d’un article de ce dernier paru six mois plus tôt. La lecture de ces textes en 2019 révèle d’étonnants parallèles entre la réaction de la jeune IIIe République face au terrorisme anarchiste et l’accumulation contemporaine de lois liberticides visant tour à tour opposants politiques, manifestants, musulmans trop croyants, écologistes trop radicaux, ou même badauds pouvant avoir un mot de trop à l’endroit de la maréchaussée…

En 1893-1894 comme au XXIe siècle, des parlementaires émus par l’événement de l’attentat, et dont les défenses démocratiques se sont soudain évanouies, adoptent des lois d’exception qui se normalisent et qui, après avoir visé les seuls anarchistes, vont s’étendre aux militants politiques de gauche dans leur ensemble, avant de toucher potentiellement tout un chacun. Blum en a donné un théorème : « Dirigées contre les anarchistes, elles ont eu pour résultat de mettre en péril les libertés élémentaires de tous les citoyens. » En outre, ces lois, au nom de la lutte contre la matérialité physique de l’attentat, cherchent à atteindre la parole, l’idée, l’opinion, voire l’intention. Blum, encore, a écrit que la deuxième loi scélérate, celle sur les associations de malfaiteurs, « lésait un des principes généraux de notre législation. (…) Aux termes de ce nouveau texte, la simple résolution, l’entente même prenait un caractère de criminalité ».

C’est au surlendemain de l’attentat commis par Auguste Vaillant que la Chambre des députés adopte la première des trois lois scélérates. Le samedi 9 décembre 1893, le jeune anarchiste lance dans l’Hémicycle une bombe artisanale remplie de clous qui ne tue personne et ne fait presque aucun blessé. La légende veut que, une fois le calme revenu, le président Charles Dupuy ait déclaré : « Messieurs, la séance continue. » Ces mots symbolisent aujourd’hui encore la calme pensée législative de la République.

Récemment, le conseiller d’État Christian Vigouroux, ancien directeur de cabinet de plusieurs ministres de l’intérieur et de la justice, s’enorgueillissait de la capacité de notre système juridique à respecter les libertés fondamentales même face aux pires horreurs. Cet éminent juriste présentait en 2017 l’épisode du 9 décembre 1893 comme un modèle de réaction démocratique face au terrorisme : « Cette force de résistance de la Chambre des députés qui ne s’interrompt pas montre au terrorisme lui-même qu’aux yeux de la nation ce n’est pas lui qui fixe l’agenda des institutions (3). » Par analogie, il glorifie la réponse étatique au terrorisme de l’année 2015, qui, selon lui, combine l’utilisation de l’état d’urgence et le respect des libertés. Mais le parallèle est bancal : en réalité, il n’a pas fallu attendre deux jours après l’attentat de décembre 1893 pour que, dès le lundi 11, la Chambre des députés — sous la présidence de Dupuy — vote la première des lois scélérates. Blum montre comment la Chambre a perdu tout sang-froid et légifère sous la pression du gouvernement, qui instrumentalise l’attentat pour tout faire passer. Ainsi les députés votent-ils avant même que le texte du projet n’ait été imprimé et ne leur ait été distribué. Un signe manifeste de calme, de sang-froid et de modération…

La première loi scélérate punit l’apologie des crimes ou délits. Une décennie plus tôt, lors du vote de la grande loi sur la liberté de la presse de 1881, les parlementaires avaient refusé d’inscrire dans nos codes ce délit, car il permettrait une « chasse à la pensée », selon les mots du rapporteur Eugène Lisbonne. Et c’est effectivement ce qui se produisit à partir de 1893, lorsque la police emprisonna des personnes ayant tenu des propos favorables à l’anarchisme. Cette loi permettait en outre l’arrestation provisoire, c’est-à-dire la détention avant jugement, de l’auteur des propos litigieux. Le haut magistrat Fabreguettes se félicitait qu’avec la nouvelle loi on puisse désormais, « en pleine réunion publique, arrêter un délinquant (4) ».

Cette loi existe encore aujourd’hui. Elle a même été aggravée en 2014 à l’initiative du ministre de l’intérieur d’alors, M. Bernard Cazeneuve, qui a permis que l’apologie du terrorisme soit jugée en comparution immédiate (5). Cela a eu pour effet l’emprisonnement de dizaines de prévenus n’ayant rien de terroristes, mais ayant tenu des propos pouvant leur valoir cette qualification pénale. Au lendemain des attentats de janvier 2015, Amnesty International et la Ligue des droits de l’homme se sont émus des lourdes condamnations prononcées en application du nouveau texte (6).

La deuxième loi scélérate, celle sur les associations de malfaiteurs, introduit dans le droit la notion d’entente et de participation à une entente, pouvant déclencher — en l’absence de tout commencement d’exécution d’une infraction — la répression. Pressensé redoute que ce texte puisse « atteindre, sous le nom d’entente et de participation à l’entente, des faits aussi peu susceptibles de répression que des entretiens privés, des lettres missives, voire la présence à une conversation, l’audition de certains propos ». Il ne faut pas quinze jours pour que ses craintes se confirment : le 1er janvier 1894, des dizaines de personnes répertoriées comme anarchistes par le renseignement font l’objet de perquisitions. Les journaux donnent alors chaque jour de nombreux détails sur ces opérations de police qui, en définitive, ne déboucheront sur presque aucune condamnation.

Ces lois permettent de multiplier des mesures de contrainte, attentatoires aux libertés individuelles, qui échappent au contrôle des juges. C’est le cas en 1894, mais aussi en 2015, lorsque l’état d’urgence autorise des milliers de perquisitions administratives violant l’intimité de familles musulmanes ou de militants écologistes, sans que l’immense majorité de ces visites domiciliaires soient contrôlées par un juge. Mais également à partir du mois de décembre 2018, lorsque, appliquant les ordres de la garde des sceaux Nicole Belloubet, les procureurs de la République permettent, dans toute la France, des interpellations préventives de « gilets jaunes » qui se rendent aux manifestations. La police prive ainsi de liberté des milliers de citoyens, quelques heures ou plusieurs jours, sans que cette atteinte à leurs droits soit contrôlée par un juge indépendant.

Cependant, l’héritage le plus important des lois scélérates se trouve aujourd’hui dans la logique du soupçon qui contamine le droit pénal comme le droit administratif. Le désormais fameux délit de participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations — créé en 2010 à l’initiative du député Christian Estrosi pour lutter contre ce qu’il appelait les « violences de groupe » — représente la version allégée de l’association de malfaiteurs de 1893. Il permet de punir la seule intention, sans qu’aucune violence ou dégradation matérielle ait même commencé. Massivement utilisé contre les « gilets jaunes », ce délit sert désormais aux parquets à embastiller de simples manifestants. Du côté de la police administrative, les deux ans d’état d’urgence — 2015-2017 — et l’inscription de celui-ci dans le droit commun ont durablement ancré l’idée que l’État pouvait se débarrasser d’éléments qu’il juge dangereux. Il existe nombre de dispositifs permettant — sur la seule foi d’un renseignement policier sans source ni signature — de licencier un conducteur de train ou de métro jugé trop engagé (7), d’assigner à résidence un musulman (8), d’écarter de leurs emplois tous les ennemis que l’État se désigne, faisant ainsi une confiance aveugle à sa police.

« Tout le monde avoue, concluait Blum, que de telles lois n’auraient jamais dû être nos lois, les lois d’une nation civilisée, d’une nation probe. Elles suent la tyrannie, la barbarie et le mensonge. »

 

Raphaël Kempf

Avocat. Auteur d’Ennemis d’État. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes, La Fabrique, Paris, 2019.

 

(1) Rémi Fabre, Francis de Pressensé et la défense des droits de l’homme. Un intellectuel au combat, Presses universitaires de Rennes, 2004.

(2) Jean-Jacques Gandini, « Les anarchistes et l’affaire Dreyfus », Réfractions, no 42, Paris, printemps 2019.

(3) Christian Vigouroux, Du juste exercice de la force, Odile Jacob, Paris, 2017.

(4) M. P. Fabreguettes, De la complicité intellectuelle et des délits d’opinion. De la provocation et de l’apologie criminelles. De la propagande anarchiste. Étude philosophique et juridique, Chevalier Marescq et Cie, Paris, 1894-1895.

(5) Loi no 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme.

(6) « France. “Test décisif” en matière de liberté d’expression, avec de très nombreuses arrestations dans le sillage des attentats », Amnesty International, 16 janvier 2015 ; « Déjà 50 poursuites engagées au pénal pour apologie du terrorisme », Ligue des droits de l’homme, Paris, 14 janvier 2015.

(7) Loi no 2016-339 du 22 mars 2016 relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs.

(8) Loi no 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.

Publié le 22/11/2020

L’offensive de Macron contre nos libertés

 

Par Ellen Salvi (site mediapart.fr)

 

Depuis trois ans, l’exécutif s’attaque aux grandes lois fondatrices, sous couvert de sécurité et de défense des principes républicains. Pour les défenseurs des libertés publiques, « une menace pèse sur l’idée de démocratie elle-même ».

Emmanuel Macron est visiblement inquiet pour nos libertés. D’ailleurs, dit-il dans un entretien fleuve récemment accordé à la revue en ligne Grand Continent, « le combat de notre génération en Europe, ce sera un combat pour nos libertés, parce qu’elles sont en train de basculer ». Ce combat, c’est aussi celui que continuent de mener, depuis trois ans, les défenseurs des libertés publiques et des droits individuels, contre la boulimie législative et liberticide d’un président de la République, qui va de renoncement en renoncement dans son pays. Tout en assurant, sur les scènes européenne et internationale, vouloir « défendre les Lumières face à l’obscurantisme ».

Pour comprendre cette distorsion, il faut d’abord se replonger dans le livre Révolution (XO éditions), qu’Emmanuel Macron publiait fin 2016, au moment du lancement de sa campagne. « Un pays – et surtout pas le nôtre – n’a jamais surmonté une épreuve décisive en reniant les lois qui le fondent ni leur esprit, écrivait-il alors. On sait bien d’ailleurs que la diminution des libertés de tous, et de la dignité de chaque citoyen, n’a jamais provoqué nulle part d’accroissement de la sécurité. » Et de conclure : « Je tiens ces illusions pour profondément nuisibles, en elles-mêmes et parce qu’elles sont inefficaces. Au bout de ce chemin-là, il y a une France tout aussi exposée au risque, mais dont le visage se serait abîmé dans l’aventure. »

Le visage de la France s’est effectivement abîmé depuis le début du quinquennat, comme en témoignent les débats en cours à l’Assemblée nationale sur le projet de loi « sécurité globale », ceux à venir sur le texte visant à lutter contre le « séparatisme » et la remise en cause de plusieurs principes fondamentaux. Contrairement aux arguments avancés par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, ceux qui s’inquiètent de cette situation ne sont pas de soi-disant « islamo-gauchistes » sombrant dans une prétendue « démagogie anti-flic ». Ils s’appellent François Sureau, Jean-Pierre Mignard, Claire Hédon, Henri Leclerc, Jacques Toubon, Adeline Hazan, Jean-Marie Delarue…

Ils sont avocats, Défenseur.e.s des droits, contrôleur général des lieux de privation de liberté. Certains ont soutenu Emmanuel Macron, d’autres ont été nommés par ses soins. Depuis le début du quinquennat, ils observent, atterrés, l’effritement de l’édifice légal des libertés. « Au fil du temps, du fait de choix économiques et sociaux, la doctrine sécuritaire, qui est la doxa des gouvernements conservateurs depuis quarante ans, a fini par l’emporter sur le libéralisme politique. C’est une menace qui pèse sur l’idée de démocratie elle-même », prévient Jean-Pierre Mignard, qui fut l’un des responsables de la campagne « justice » de La République en marche (LREM).

De plus en plus perceptibles à mesure que la prochaine échéance présidentielle se rapproche, les atteintes aux libertés publiques et aux droits fondamentaux ont jalonné le mandat d’Emmanuel Macron depuis son préambule :

  • En 2017, les principales dispositions dérogatoires aux droits fondamentaux et aux libertés essentielles, qui caractérisaient l’état d’urgence, sont entrées dans le droit commun. L’ensemble des défenseurs des droits humains, rassemblés dans ses locaux par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), tout comme les experts qui en ont officiellement la charge aux Nations unies, s’étaient solennellement dressés contre cette dérive.
  • En 2018, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, estimait que « le demandeur d’asile [était] mal traité » par le projet de loi « asile et immigration » porté à l’époque par Gérard Collomb. Ce texte « rend les procédures encore plus difficiles pour les plus vulnérables », arguait également la présidente de la CNCDH, Christine Lazerges, tandis que la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Adeline Hazan, exprimait « ses vives inquiétudes pour les droits fondamentaux des personnes étrangères ».
  • En 2018, toujours, le président de la République a aussi contribué au recul du droit à l’information, en promouvant deux textes, ayant pour point commun de détricoter la loi du 29 juillet 1881 protégeant la liberté d’expression : celui sur le secret des affaires et celui sur les « fake news».
  • En 2019, le chef de l’État rêvait encore de placer la presse sous tutelle en créant des « structures » qui auraient la charge de « s’assurer de sa neutralité ». Au même moment, sa majorité adoptait dans l’urgence la loi « anticasseurs », restreignant le droit de manifester, qui découle de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme sur la liberté d’opinion. Un texte là encore pointé du doigt par les défenseurs des libertés publiques et des droits individuels. « Réveillez-vous mes chers collègues ! Le jour où vous aurez un gouvernement différent, vous verrez, quand vous aurez une droite extrême au pouvoir, vous verrez, c’est une folie que de voter cela ! », avait à l’époque lancé le député centriste Charles de Courson, durant l’examen de la proposition de loi.
  • En 2019, toujours, alors que la mobilisation des « gilets jaunes » perdurait et que les violences policières se multipliaient, le Parlement européen, puis la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatović, suivie de la haute-commissaire aux droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies (ONU), Michelle Bachelet, s’alarmaient tour à tour de l’« usage excessif de la force » pour réprimer la contestation sociale, appelant la France à « mieux respecter les droits de l’homme lors des opérations de maintien de l’ordre » et « à ne pas apporter de restrictions excessives à la liberté de réunion pacifique à travers la proposition de loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations ».

En 2020, et sans même parler de l’état d’urgence sanitaire et des mesures de restriction de libertés qui l’accompagnent, parfois uniques en Europe – c’est notamment le cas de l’attestation dérogatoire de déplacement –, l’exécutif a de nouveau trouvé toute une série de dispositifs remettant en cause des libertés fondamentales, pour certaines inscrites dans le marbre de la loi depuis plus d’un siècle. Liberté de manifester, liberté d’expression, liberté d’association, liberté religieuse, liberté de la presse, liberté académique… On ne compte plus le nombre de tentatives d’atteinte aux principes qui cimentent notre État de droit.

Il y a bien évidemment le projet de loi « sécurité globale », et son désormais fameux article 24 pénalisant la diffusion d’images de policiers, dénoncé par les sociétés de journalistes, mais aussi par la Défenseure des droits, ou encore le conseil des droits de l’homme de l’ONU. Il y a aussi les sorties intempestives du ministre de l’intérieur, qui a rappelé, au détour d’une conférence de presse, la nécessité pour les journalistes de se signaler auprès des autorités « pour être protégés par les forces de l’ordre » lorsqu’ils couvrent des manifestations, conformément au schéma de maintien de l’ordre qu’il a récemment instauré – et que les sociétés de journalistes avaient déjà dénoncé.

Il y a aussi la volonté du garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, de modifier le code de procédure pénale afin de juger la « haine en ligne » en comparution immédiate, avec une rédaction qui sera intégrée dans le projet de loi visant à « conforter les principes républicains ». Pour l’heure, les délits relevant de la « haine en ligne » sont énoncés par l’article 24 de la loi de 1881 protégeant la liberté d’expression, texte fondamental que l’ancienne ministre de la justice, Nicole Belloubet, avait déjà envisagé de réformer en 2019, suscitant une levée de boucliers. Quelques mois plus tard, le sujet resurgissait avec la proposition de loi de la députée LREM Laetitia Avia.

Ce texte, censé lutter contre « les contenus haineux sur internet », voulait obliger les sites à prendre en charge la censure de la parole publique. Mais c’est finalement lui qui avait été censuré, au mois de juin, par le Conseil constitutionnel, qui avait estimé que l’atteinte à la liberté d’expression n’était pas « proportionnée au but poursuivi ». Après l’assassinat terroriste visant Samuel Paty, cette décision a été critiquée dans les rangs de la majorité et du gouvernement, certains appelant même à modifier la Constitution. Ce qui a contraint le président de l’institution du Palais-Royal, Laurent Fabius, à sortir de son silence pour rappeler que la lutte antiterroriste « ne peut conduire à rayer d’un trait de plume libertés et droits fondamentaux ».

« La France ne peut pas avoir raison toute seule »

La Chancellerie le jure : son projet de modification du code pénal a pour but de « garantir le travail des journalistes » et non de l’entraver. Pourtant, comme le rappelle l’avocat Jean-Pierre Mignard, la loi de 1881, « tous les juges de France et de Navarre le savent », est une loi « qui concerne l’expression de tous les citoyens ». En faire un texte « corporatiste », c’est-à-dire un texte dont les journalistes seraient les seuls bénéficiaires particuliers, est un « crime historique », ajoute-t-il. Comme il tente de le faire avec l’article 24 de la loi « sécurité globale », l’exécutif cherche en réalité à distinguer les journalistes des citoyens. Et à réduire, ce faisant, le droit d’informer.

En abandonnant le libéralisme politique au profit d’une doxa sécuritaire et conservatrice, Emmanuel Macron s’attaque à plusieurs des grandes lois républicaines fondatrices. Pour ne parler que du seul texte visant à « conforter les principes républicains », qui doit être présenté en conseil des ministres le 9 décembre, les dispositions qui sont prévues touchent donc à la loi de 1881 sur la liberté d’expression, mais aussi à celles de 1882, dites « lois Jules Ferry », qui, tout en instaurant une obligation scolaire pour chaque enfant âgé de 3 à 16 ans, offraient également la liberté que cet enseignement soit dispensé à domicile – ce que le projet de loi veut interdire.

Dans le même cadre, d’autres lois fondatrices seront également détricotées, à commencer par celle de 1905 sur la laïcité et celle de 1901 sur les associations. Pourtant, comme le soulignent plusieurs défenseurs des libertés fondamentales, rien dans les nouveaux dispositifs imaginés par l’exécutif n’est utile, intelligent ou innocent. L’avocat François Sureau le rappelait déjà dans son livre Sans la liberté (Gallimard, collection « Tracts »), paru en septembre 2019 : « L’État de droit, dans ses principes et dans ses organes, a été conçu pour que ni les désirs du gouvernement ni les craintes des peuples n’emportent sur leur passage les fondements de l’ordre politique, et d’abord la liberté. »

Or, ajoutait-il, « c’est cette conception même que, de propagande sécuritaire en renoncements parlementaires, nous voyons depuis vingt ans s’effacer de nos mémoires sans que personne ou presque semble s’en affliger ». « Le viol des libertés par un gouvernement généralement centriste manifeste simplement son manque de fermeté d’âme dans l’occupation du terrain qui est le sien propre, ce qui, et de loin, ne permet pas de l’absoudre », écrivait-il encore. De la déchéance de nationalité proposée par François Hollande en 2015 aux lois défendues par Emmanuel Macron aujourd’hui, Jean-Pierre Mignard constate avec regret qu’« un certain nombre de personnes de gauche se trouvent désormais dans le camp sécuritaire, au nom de la défense de la République, qui est devenue une sorte de mantra ».

« Cette invocation de la République relève plus d’un exercice de piété que d’une véritable dialectique politique, dit-il. La République vise à rassembler, elle ne vise pas à exclure. Or, on a le sentiment que le nouveau tracé s’opérerait entre les républicains, qui d’ailleurs s’auto-désignent, et tous les autres, qui ne feraient pas partie de ce cercle vertueux. C’est extrêmement dangereux, c’est très critiquable et c’est infiniment idéologique. » Tout aussi idéologiques sont les récentes déclarations du ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, qui non content d’évoquer de prétendues « complicités intellectuelles du terrorisme », a aussi mis en cause « les ravages » que ferait « l’islamo-gauchisme » à l’université.

Quelques jours plus tard, au Sénat, la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche Frédérique Vidal, soutenait quant à elle un amendement de la sénatrice Les Républicains (LR) Laure Darcos, introduisant dans la loi de programmation de la recherche l’idée selon laquelle « les libertés académiques s’exercent dans le respect des valeurs de la République ». Ce texte, qui suscite l’indignation du monde universitaire, a aussi été « enrichi » d’un autre amendement, cette fois-ci glissé par le sénateur centriste Laurent Lafon, qui crée un délit très flou de « trouble à la tranquillité ou [au] bon ordre de l’établissement », lequel pourrait rendre illégales les occupations de facs.

Tous ces dispositifs agrandissent le gouffre qui sépare la société de ses dirigeants. Un gouffre qu’Emmanuel Macron avait promis de combler, mais que ses politiques néolibérales ne pouvaient qu’élargir. Depuis trois ans, affirme Jean-Pierre Mignard, « l’échec des politiques de dialogue et de conciliation » est patent. Et il explique à lui seul les raisons pour lesquelles les propos tenus dans Révolution en 2016 s’apparentent, quatre ans plus tard, à de faux serments. « Le raidissement social et économique est tel que les convictions du premier jour ont éclaté, souffle l’avocat. Bon an, mal an, Emmanuel Macron s’est rallié à l’État sécuritaire. Les libéraux économiques sont les premiers à détruire le libéralisme politique. »

C’est ce que décrivait aussi notre confrère Romaric Godin dans La Guerre sociale en France (La Découverte) : rompant avec les équilibres passés, l’État s’est rangé aux côtés du capital contre le travail, assumant la promotion d’un capitalisme autoritaire pour imposer ses vues. Le néolibéralisme, dans lequel Emmanuel Macron s’est jeté à corps perdu, est porteur en lui-même de dérives autoritaires, qui n’ont cessé de s’accentuer dès lors que le pouvoir a commencé à perdre pied. Très tôt dans le quinquennat, le storytelling mis en place par l’Élysée a donc volé en éclats. La ligne de partage tracée par le président de la République, entre les démocraties « libérales » et les régimes « illibéraux », s’est heurtée à la réalité des politiques mises en place au niveau national.

D’où ce décalage – Jean-Pierre Mignard parle de « schizophrénie française » – entre les discours portés sur la scène internationale, sur la défense des libertés et les dérives d’un « capitalisme devenu fou », et les dispositifs défendus en France. D’où aussi, poursuit l’avocat, cette incompréhension qui s’est installée entre Emmanuel Macron et bon nombre de pays « qui partagent, du moins dans leur Constitution, des valeurs communes aux nôtres », à l’instar des États-Unis. « On ne peut pas dire d’une part que la France est un pays admirable de promotion des libertés et en même temps avoir un texte [celui sur la « sécurité globale » – ndlr] qui est d’inspiration trumpiste », fait-il remarquer.

Et d’insister, en référence aux critiques récemment soulevées par des journaux étrangers comme le Guardian et le New York Times : « La France ne peut pas avoir raison toute seule ! » « Les discours officiels disent : “Le monde nous regarde.” Mais le monde ne nous regarde pas toujours avec les yeux que l’on croit. Il est stupéfait quelquefois de la violence qu’on peut avoir dans nos orientations sociales, nos lois qui apparaissent d’autant plus étranges qu’elles sont contraires aux principes que nous professons. »

Le problème est ancien, comme le soulignait l’ex-garde des Sceaux Robert Badinter le 16 mars 2011, à l’occasion d’une conférence donnée au Conseil de l’Europe sur le thème « La France et la Convention européenne des droits de l’homme ». « Lorsque la France se targue d’être la patrie des droits de l’homme, c’est une figure de style, avait-il affirmé ce jour-là. Elle est la patrie de la déclaration des droits de l’homme, aller plus loin relève de la cécité historique. » Loin de renouer avec l’idéal et les principes dont il continue pourtant à se revendiquer, Emmanuel Macron s’est inscrit à son tour dans cette « schizophrénie française ».

Hormis quelques personnes qui savent pertinemment ce qu’elles font, la plupart des membres de son gouvernement et de sa majorité épousent cette même logique, balayant les nuances et la réflexion au nom de principes républicains vidés de leur substance. Ils prétendent désigner « les vrais journalistes » qui « donnent de la vraie information ». Ils ne comprennent pas pourquoi seul Bernard-Henri Lévy a récemment volé au secours du président de la République. Ils se braquent face à une jeunesse qui ne se résout pas au déni de réalité qu’on aimerait lui imposer. Ils suspendent des libertés fondamentales, comme l’a souligné le chef de file de La France insoumise (LFI) Jean-Luc Mélenchon, « le sourire aux lèvres ». Et l’air de rien.

Publié le 21/11/2020

Grande dépression

 

(site politis.fr)

 

Une société qui perd le discernement au point de ne plus pouvoir démêler le vrai du faux est vulnérable à toutes les démagogies. C’est le moment pour la gauche d’être responsable, et d’offrir de vraies perspectives unitaires.

Si l’on avait encore le droit de rire sans autorisation du gouvernement, je citerais volontiers le titre d’un sketch de Pierre Desproges : « Le doute m’habite ». L’humoriste jouait sur une ressemblance de sonorité un peu coquine qu’il n’est peut-être pas nécessaire de préciser ici. Mais le fait est que le doute nous habite. C’est même la marque de l’époque. Encore faut-il apprendre à ne pas douter de tout. Le doute se nourrit de peurs et d’incertitudes que personne n’est capable de dissiper. À quand la disparition de ce virus qui martyrise nos vies sociales et affectives ? Pour combien de temps encore le masque, l’isolement, le décompte quotidien des morts ? Signe des temps incertains, l’annonce de l’arrivée prochaine de vaccins a immédiatement suscité de nouveaux doutes : dans leur empressement concurrentiel, les grands labos ne vont-ils pas nous inoculer le poison ? Le pays de Descartes est celui qui, en Europe, manifeste le plus de craintes face à la performance annoncée des chercheurs. Une majorité de nos concitoyens refuseraient même de se soumettre à la fameuse petite piqûre. On peut pourtant imaginer que les labos jouent gros, et que leurs profits, cette fois, sont corrélés à la santé publique. Les sceptiques se classent en deux catégories : ceux qui se promettent d’attendre pour voir ; et ceux qui ne voudront pas de ce vaccin ni demain ni après-demain. La méfiance des premiers est compréhensible. Le soupçon perpétuel des seconds l’est moins. S’il était massif et durable, il pourrait finir par poser un problème à la collectivité.

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Car c’est l’une des singularités de cette crise sanitaire. Nos choix personnels engagent nos proches, et bien au-delà, en raison de la contagiosité et du caractère exponentiel du mode de diffusion de la maladie. De là à proclamer dès maintenant qu’il faudra rendre le vaccin obligatoire, comme l’a fait, Yannick Jabot, ce n’est peut-être pas le plus urgent… Une autre inquiétude, qui fait apparaître une potentielle opposition entre l’intérêt des labos et le bien de l’humanité, concerne les pays pauvres. Seront-ils servis aussi vite et aussi bien que nous autres ? Plus généralement, notre doute prend aussi une dimension sociale. Notre économie vacille. Les chiffres donnent le vertige. Des milliers de faillites, des centaines de milliers de chômeurs supplémentaires, des jeunes privés de tout, et auxquels on refuse le RSA, et trois cent mille sans-abri. Le coronavirus sera-t-il notre crise de 1929 ? Nous sommes au bord d’une grande dépression, dans tous les sens du mot, macroéconomique et psychique. Des économistes ont beau nous répéter qu’il ne s’agit pas, cette fois, d’une crise du « système », des conséquences irréversibles sont tout de même en train de semer la misère et de creuser les inégalités. D’où le cri d’alarme d’une centaine de maires qui soulignent la dégradation de la situation dans les quartiers populaires, « angle mort du plan de relance ». Le « quoi qu’il en coûte » macronien est loin du compte.

Que va-t-il sortir de cet épais brouillard ? La France est confrontée à une terrible crise de confiance. Il faut en chercher les causes quelques décennies en arrière. Le ralliement social-démocrate au néolibéralisme, les reniements du quinquennat Hollande, le confusionnisme politique d’Emmanuel Macron, la perpétuelle injustice à l’égard des catégories populaires, tout cela venant après les grands bouleversements géopolitiques de la fin des années 1980, ont creusé un gouffre d’incertitudes et de défiances. Certains de nos concitoyens en viennent à douter de tout, et à s’inventer d’étranges croyances. Le doute et la crédulité font parfois bon ménage.

À l’extrémité, cela donne le complotisme et cette vidéo à la fois grotesque et criminelle, qui va jusqu’à prétendre que le virus est une invention de l’Institut Pasteur. Un ton en dessous, cela donne la mise en doute de toutes les décisions du gouvernement. Il est vrai que celui-ci, après le mensonge des masques, s’est rendu coupable d’imprévision et d’impréparation, notamment dans les écoles, quand, au cœur de l’été, on a cru un peu vite « les jours heureux revenus ». Après quoi, on est bien obligés de subir ce reconfinement « light » et ces plans d’urgence sanitaire qui malmènent la démocratie. Et on assiste, impuissants, aux drames de ces petits commerces poussés au bord de la faillite, et aux atermoiements autour du télétravail (« qui n’est pas une option », comme dit Élisabeth Borne dans sa novlangue technocratique) qui n’est toujours pas encadré, comme le demandent les syndicats, et comme s’y refuse le patronat.

Le doute concerne aussi les lendemains politiques. À qui va profiter le virus ? Certains ministres semblent déjà préoccupés d’attirer les consciences sur le terrain identitaire pour échapper à la question sociale. Ceux-là contribuent à rendre l’humeur idéologique, comme aurait dit Bourdieu, encore plus inquiétante. Une société qui perd le discernement au point de ne plus pouvoir démêler le vrai du faux est vulnérable à toutes les démagogies. C’est le moment pour la gauche d’être responsable, de ne pas exciter des colères qui n’ont pas d’objectifs, de ne pas entonner en permanence l’air du soupçon, et d’offrir de vraies perspectives unitaires qui redonnent un peu de confiance au pays. N’oublions pas cette leçon des années 1930 : le doute et la peur finissent trop souvent par favoriser les partisans de régimes autoritaires.

 

par Denis Sieffert

 Publié le 20/11/2020

Loi «sécurité globale»: les rapporteurs de l’ONU tancent la France

 

Par Pascale Pascariello (site mediapart)

 

Mandatés par le conseil des droits de l’homme, ces experts interpellent le gouvernement français sur un texte qui pourrait « porter préjudice à l’État de droit ». À Mediapart, un ancien rapporteur spécial des Nations unies, Michel Forst, confie que cette proposition de loi vient « aggraver le dispositif de répression policière »

Les observations des rapporteurs du conseil des droits de l’homme de l’ONU, adressées au gouvernement français au sujet de la proposition de loi pour « une sécurité globale », sont sévères. Non seulement ce texte qui arrive mardi en discussion à l’Assemblée nationale porte « une atteinte disproportionnée aux libertés fondamentales », mais « dans le contexte général de la lutte antiterroriste », il est « susceptible de porter préjudice à l’État de droit »

Dans leur avis daté du 12 novembre, les trois auteurs – des rapporteurs spéciaux mandatés par le conseil (en charge de la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, du droit à la liberté d’opinion et d’expression, et du droit de réunion pacifique) – demandent à la France d’apporter des explications, sous soixante jours, sur trois dispositions en particulier. 

La première concerne l’utilisation des images des caméras individuelles (caméras-piétons) de la police et de la gendarmerie. Actuellement, l’utilisation, la durée de stockage ainsi que les personnes habilitées à visionner ces images sont encadrées et délimitées (voir ici et ) afin de prévenir tout abus. Or la proposition de loi prévoit que les images enregistrées puissent être transmises en temps réel au commandement du service concerné ainsi qu’aux agents participant aux opérations. Les rapporteurs des Nations unies estiment « que la suppression de ces garanties [est] susceptible d’entraîner une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée ».

L’autre disposition qui les préoccupe est l’utilisation des images provenant des drones, technologie susceptible d’être utilisée par l’État français pour « surveiller et maintenir l’ordre public ». Une dérive d’autant plus inquiétante que le recours aux drones implique « la reconnaissance faciale et la collecte massive et indistincte de données à caractère personnel ». Ainsi, le pouvoir exécutif pourrait ficher les manifestants en fonction de leurs opinions politiques. Mais les dangers, à leurs yeux, ne se limitent pas là. Les rapporteurs craignent que « leur usage […] en tant que méthode particulièrement intrusive, [soit] susceptible d’avoir un effet dissuasif » sur les citoyens, qui renonceraient ainsi à exercer leur droit de manifester. Non seulement le droit à la vie privée, mais aussi la liberté d’expression et de réunion seraient donc considérablement menacés. 

Enfin, dernière semonce, et non des moindres, celle relative à l’article 24, qui pénalise la diffusion d’images non floutées des forces de l’ordre, représente une atteinte au « droit à la liberté d’expression, y compris le droit des journalistes et du public à l’information ». 

Comme le relevait déjà la Défenseure des droits française dans un avis rendu le 3 novembre, filmer et diffuser les forces de l’ordre dans l’exercice de leur fonction est « non seulement essentiel pour le respect du droit à l’information », mais « l’information du public et la publication d’images et d’enregistrements relatifs à l’intervention de la police sont légitimes dans le cadre du contrôle démocratique des institutions publiques », écrivent les rapporteurs mandatés par le conseil des droits de l’homme de l’ONU.

« L’usage excessif de la force par les forces de l’ordre » doit être documenté, insistent-ils. Or pénaliser la diffusion de vidéos témoignant de ces violences pourrait dissuader tout citoyen de les filmer, privant ainsi les victimes de preuves nécessaires pour engager des poursuites. Cela contribuerait à renforcer « une certaine immunité ». Les rapporteurs rappellent que la recherche des infractions commises par les forces de l’ordre tout comme « les poursuites à leur encontre en vue de lutter contre l’impunité [sont] un tenant essentiel des valeurs démocratiques ».

Sollicité par Mediapart, l’ancien rapporteur spécial des Nations unies Michel Forst, chargé jusqu’en avril dernier de la situation des défenseurs des droits de l’homme, commente : « Filmer les violences policières et en diffuser les images est d’autant plus important que, comme nous l’avons constaté au cours de notre enquête, les organes de contrôle que sont l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) n’ont pas rempli leur mission. »

Dès le début du mouvement des gilets jaunes, des magistrats, des journalistes, des avocats et des manifestants ont saisi le rapporteur pour l’alerter sur les violences commises par les forces de l’ordre lors de mobilisations. Avec Clément Voule, rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et d’association, ils ont lancé une procédure spéciale, une enquête de plusieurs semaines, qui a conclu à un usage disproportionné des armes, portant atteinte au droit fondamental de manifester. « Sans les vidéos, nos enquêtes ne pourraient aboutir. C’est un élément de preuve indispensable. En les interdisant, on empêche la démocratie de s’exprimer librement », déplore Michel Forst. 

Michel Forst, ancien rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme, 16 novembre 2020, Paris. © DR

Bien que les députés LREM ne cessent d’affirmer qu’il sera toujours possible de filmer et diffuser les images des policiers sans les flouter, seule l’intention de leur nuire étant pénalisée, Michel Forst n’est pas dupe. « C’est un leurre. Il y a un flou dans cet article qui conduit au final à laisser aux policiers l’appréciation de décider ce qui va ou non éventuellement porter atteinte à leur image. En face d’un policier lourdement armé qui vous menace d’être poursuivi, le simple citoyen donnera son téléphone ou effacera les images. Il y a une menace qui pèse, qui est tout à fait évidente. »

« Cet article 24 porte non seulement atteinte à la liberté d’expression, au droit de manifester, mais aussi au droit à l’accès à la justice pour les victimes de violences policières. Combien d’affaires ont pu être portées devant les tribunaux grâce à ces vidéos qui ont d’abord circulé sur les réseaux sociaux ? », questionne-t-il.

Interrogées par le rapporteur sur les enquêtes déclenchées à la suite de violences policières ainsi que sur l’existence ou pas de sanction disciplinaire, « l’IGPN et l’IGGN nous ont répondu : “des affaires sont en cours”, “vous verrez plus tard”. On attend toujours  », souligne Michel Forst. « Cette loi vient aggraver le dispositif de répression policière […] et rappelle le déni du président Emmanuel Macron qui disait : “Ne parlez pas de violences policières” ».

D’un côté, « il défend la liberté de la presse, la loi de 1881, lorsqu’il est question de l’affaire des caricatures, et de l’autre, lorsqu’il est question de violences policières, il touche à cette pierre de l’édifice, ce trésor qu’est cette loi », constate l’ancien rapporteur spécial des Nations unies, qui s’inquiète fortement de « l’état des libertés en France »

En conclusion, Michel Forst, qui travaille toujours pour l’ONU, rapporte le cas du Pérou, « où il y a des manifestations violentes et où le gouvernement a adopté en mars un décret ravageur pour la liberté de manifester, décret selon lequel le recours à la force par la police est considéré comme raisonnable jusqu’à preuve du contraire. La France n’est pas le Pérou. Mais pour autant, on est dans le même schéma. »

Publié le 19/11/2020

« Les CRS font de nos vies un enfer » : des migrants à Calais témoignent d’un déchainement de violences policières

 

par collectif (site bastamag.net)

 

Originaires d’Érythrée, ils sont à Calais avec l’espoir d’atteindre le Royaume-Uni. Mais depuis le début du confinement, ils alertent sur un redoublement d’actes violents commis par des policiers à leur encontre. Il est rare que des réfugiés s’expriment publiquement sur ce qu’ils subissent. Basta ! a donc décidé de relayer leurs témoignages.

« Tout d’abord, nous tenons à remercier les Français pour leur hospitalité et aussi pour leur gentillesse. Permettez-moi de vous présenter ma communauté et moi-même, pour que vous ne soyez pas laissés dans le froid. Nous sommes de la communauté érythréenne vivant à Calais près de l’aire de jeu BMX. Notre communauté habite ici depuis plusieurs années. Ici, il y a beaucoup d’histoires difficiles à digérer, qui sont gardées sous silence même lorsque l’on essaie de les diffuser. Nous demandons donc une solution rapide de nos problèmes. Laissez-moi vous raconter une partie de notre histoire.

Cinq ou six ans d’attente, dans l’angoisse, avant d’avoir une réponse négative

Le peuple Érythréen a vu tant de choses horribles sur son chemin, et l’histoire se répète encore. Ma communauté est ici parce que c’est la seule option qu’elle a. Certains d’entre eux ont une empreinte digitale en Italie, sans leur consentement, et d’autres ont été emmenés ou transférés dans d’autres pays européens comme l’Allemagne et la Suisse, où malheureusement ils ont été rejetés. Ce qui nous rend malades, c’est que la plupart d’entre eux ont attendu 5 ou 6 ans pour que leur demande soit examinée et, ce qui est terrible, c’est qu’ils finissent par avoir une réponse négative, alors que cette attente leur a causé une grande angoisse.

Malgré nos grandes attentes des pays démocratiques européens qui ont été déçus et qui ont un peu brisé notre esprit de combat, nous nous sommes quand même rendus compte que l’abandon de notre objectif n’est pas une option pour nous ; nos objectifs n’ont pas encore été réalisés depuis que nous sommes partis de chez nous.

« Les CRS font de nos vies un enfer »

En ce moment, nous nous trouvons à Calais, notre seule intention est d’atteindre le Royaume-Uni par tout moyen. Ici, certaines personnes, y compris les organisations humanitaires, nous aident avec nos besoins de base. À part ces personnes, certaines autres comme les CRS font de nos vies un enfer.

Parfois ils nous suivent partout comme si nous étions des espions ou des criminels avec des casiers judiciaires. Certains membres des CRS font des choses terribles à notre communauté. Nous avons vu les membres de CRS gazer notre peuple avec des agents chimiques alors qu’ils tentaient de rentrer au lieu de vie. De nombreux membres de notre communauté en sont victimes. Les CRS agissent parfois au-dessus de la loi ; un pays démocratique ne peut pas être considéré comme tel s’il utilise la force physique de cette manière, et cela ne le rend pas civilisé et ne rend pas l’exercice de leur fonction plus acceptables. La dernière fois, ils ont frappé un de nos amis alors qu’il essayait de rentrer. Ce n’est pas juste de frapper quelqu’un sans motif en rentrant chez soi.

« Les CRS nous ont frappés comme si nous étions des animaux, pas des êtres humains »

Le 5 novembre 2020, sans préavis, ils sont venus dans notre lieu de vie et nous ont empêchés de sortir toute la journée. Puis vers 21 h 40, ils sont venus vers nos tentes et ils ont gazé toutes nos affaires personnelles et nous ont frappés comme si nous étions des animaux, pas des êtres humains. Le lendemain matin, ils nous attendaient autour de Sangatte. Ils nous ont frappés et nous ont fait retourner sur nos pas en nous gazant. À des moments différents, ils nous causent de petits et grands dommages et cela continue. Même quand nous marchons, ils ouvrent leur voiture et nous gazent, juste pour s’amuser.

Chacun a le droit d’aller où bon lui semble et à tout moment. Ces personnes qu’ils appellent CRS nous chassent en dehors de la zone Carrefour et nous empêchent de faire les courses. Pour eux, voir des Erythréens s’amuser ensemble les remplissent de colère et les rendent d’autant plus violents. Comme tous les clients, nous avons le droit d’acheter ce que nous voulons et nous avons aussi le droit de nous amuser comme nous voulons. Les agissements des CRS sont honteux ; ces personnes ont dépassé les limites. Pendant que nous dormions, certains membres des CRS ont essayé de nous chasser avec force. Une fois installés, ils nous gazent. Gazer des personnes qui dorment est bien au-delà de l’imaginable. Dans ces cas-là, en tant que communauté, nous avons le droit de nous défendre.

« Légalement, chaque citoyen a le droit de se défendre et de défendre les personnes qu’il aime »

Le 11 novembre, certains de nos frères provenaient du port et d’autres de la ville vers l’endroit où nous vivons, connu comme BMX. Nos frères ont été bloqués dans la zone du pont par des membres de CRS, qui ne voulaient pas les laisser passer pour atteindre l’endroit. Il y avait environ 6 voitures et 40 personnes. Nous avons vu que les agents CRS étaient contre eux, alors nous avons couru pour rejoindre nos frères et nous avons pu les rejoindre. Les agents ne pouvaient pas nous supporter parce que nous protégions nos frères. Selon les informations que j’ai recueillies et vues de mes propres yeux, six personnes ont été blessées. L’une des victimes est un homme qui a été grièvement blessé. Il a perdu beaucoup de sang. Selon nos sources, notre homme a reçu une balle dans la tête à bout portant. Finalement, les choses se sont calmées même si les agents de la CRS étaient prêts à nous frapper à nouveau. Nous avons essayé de résister, ne bougeant pas de notre endroit pour pouvoir défendre notre lieu de vie. Nous nous attendions à ce qu’ils frappent à tout moment car ils avaient frappé notre frère à bout portant. À ce moment-là, nous avons décidé de parler et de demander de l’aide.

Légalement, chaque citoyen a le droit de se défendre et de défendre les personnes qu’il aime, ce qu’on appelle la légitime défense.

« Tout ce que nous voulons, c’est la justice »

Tout ce dont nous avons besoin est d’ informer ceux qui peuvent être concernés par cela. Dans ce pays de liberté et de démocratie nos droits de l’Homme doivent être respectés. Sinon, nous nous défendrons et notre lieu de vie, par tous les moyens. Nous savons que la police travaille pour la sécurité des personnes. Nous, les Érythréens, respectons la loi, nous sommes heureux de les aider et de faire ce qu’ils nous demandent légalement. Si quelqu’un nous dit que nous faisons des choses illégales, qu’il présente ses preuves de la bonne manière. Nous demandons donc de l’aide pour que les CRS arrêtent tout ce qu’ils nous font.

En tant que communauté, nous voulons simplement informer de ce qui nous arrive. Nous aurions pu aller au tribunal pour un procès, mais nous n’avons pas les papiers de séjour pour défendre notre cause. Tout ce que nous voulons, c’est la justice. Tout ce que nous demandons, c’est la justice et l’aide de la société. Dans une cour de justice, nous sommes tous égaux et nous attendons que les autorités nous rendent justice, afin que notre peuple puisse vivre en paix comme tout le monde. »

Rédigé par la communauté érythréenne, le 16 novembre à Calais, à l’attention du préfet du Pas-de-Calais, du sous-directeur de l’inspection et de la réglementation de la direction centrale des compagnies républicaines de sécurité, des médias qui veulent s’en saisir, et de toutes personnes concernées.

« Voici une liste non exhaustive d’actes violents auxquels des membres de la communauté érythréenne ont été soumis récemment. Tous ces événements ont eu lieu à Calais et ont été commis par des agents de CRS depuis le début du confinement :
 Des CRS viennent régulièrement chasser les exilé.e.s de la pelouse du Carrefour, et les empêchent d’accéder au magasin.

 Des CRS dans des fourgons ont à plusieurs reprises accéléré fortement en voyant les personnes marcher le long de la route, comme pour les écraser.
 Des CRS empêchent régulièrement les habitants de se rendre au centre-ville, ou d’en rentrer. Ils les ont empêchés plusieurs fois en utilisant des gaz lacrymogènes et en les frappant avec leurs tonfas.
 Des CRS gazent les habitants lorsqu’ils marchent le long de la route, en ouvrant la portière de leurs fourgons.
 La nuit du 5 novembre, vers 21 h : des CRS sont venus sur leur lieu de vie et les ont gazés et frappés.
 Le matin du 6 novembre vers 6 h : des CRS ont attaqué une personne qui se rendait aux toilettes ; ils ont ensuite gazé le campement. Ils ont aussi passé à tabac et gazé des habitants qui se rendaient à Sangatte.
 La nuit du 10 novembre : des CRS ont lacéré des tentes.
Toutes ces violences ont atteint un point culminant l’après-midi du 11 novembre : selon de multiples témoignages, les habitants ont été gazés à plusieurs reprises ; un homme a été grièvement blessé au visage par un tir de LBD40 à moins de 10 mètres de distance. La victime est hospitalisée et n’est pas en état de donner son accord quant à la communication de son état de santé. Au moins six personnes de la communauté ont été par ailleurs blessées lors de cet événement. La communauté érythréenne demande à pouvoir dialoguer avec les personnes qui donnent les ordres aux CRS. »
Source : Human Rights Observers

 Publié le 16/11/2020

2,4 milliards d’économies sur le dos des chômeurs

 

Cécile Rousseau (site humanite.fr)

 

Alors que le nombre des privés d’emploi explose, la ministre du Travail s’est contentée de proposer aux syndicats des ajustements à la réforme très violente de l’assurance-chômage.

L’exécutif persiste à ignorer l’ampleur de la crise qui s’abat sur les travailleurs. Alors que les chiffres du chômage du troisième trimestre 2020 publiés par l’Insee ont fait état d’un bond de 1,9 point du nombre de demandeurs d’emploi, inédit depuis 1975 (soit 9 % de la population active), Emmanuel Macron refuse de remettre en cause sa réforme régressive de l’assurance-chômage de 2019, déjà reportée à janvier puis avril 2021. Jeudi, une réunion se tenait au ministère du Travail, en présence des syndicats, pour discuter d’aménagements à ce plan censé générer initialement 3,4 milliards d’euros d’économie sur trois ans. Si l’essentiel du coup de rabot, 2,4 milliards d’euros, reste d’actualité, le gouvernement esquisserait un pas en arrière avec un allégement de 1 milliard d’euros.

Les miettes lâchées sont insuffisantes

Pour cela, il envisagerait de faire passer la durée d’affiliation (de travail) pour entrer dans le dispositif d’assurance-chômage de 6 mois (ce que prévoyait la réforme) à 4 mois sur les 27 derniers mois. Une mesure instaurée provisoirement depuis août et qui vaudrait uniquement pour les moins de 26 ans.

Le seuil de rechargement des droits passerait également de 6 mois à 4. 140 000 personnes ne seraient finalement pas perdantes. La dégressivité des allocations de 30 % pour les cadres ayant gagné plus de 4 500 euros brut par mois n’interviendrait, elle, plus au bout du 6e mois, mais du 8e.

Sur le changement du mode de calcul du salaire journalier de référence (SJR), servant de base pour l’allocation chômage, qui s’annonce très destructeur, le ministère propose d’introduire un coefficient modérateur afin de limiter une très forte baisse des allocations pour les abonnés aux contrats précaires.

Les effets de cette réforme ultraviolente sont sans appel

Pour Denis Gravouil, en charge des questions d’emploi à la CGT, les miettes lâchées sont insuffisantes. « Il y aura juste un peu moins de monde pénalisé que dans le projet initial. Dans le cas du changement du mode de calcul du salaire journalier de référence, ce coefficient modérateur est une usine à gaz, les allocations seront toujours divisées par deux et non plus par quatre comme le prévoit la réforme. Ce n’est donc pas une avancée, juste un pansement sur une amputation ! » De son côté, Michel Beaugas, représentant de FO, juge que « tout cela continuera à taper très fort ». À la sortie de la réunion, le patronat ne pouvait, lui, que se féliciteCe n’est pas une avancée, juste un pansement sur une amputation ! 

 Denis Gravouil, représentant CGT

Le gouvernement réfléchit à reporter l’entrée en vigueur du bonus-malus sur les cotisations des entreprises en fonction du nombre de recours aux contrats précaires dans les secteurs de l’agroalimentaire, l’hôtellerie… « Le scénario présenté est inacceptable, conteste Marylise Léon, de la CFDT, avec un gros déséquilibre entre les mesures de baisse de droits pour les demandeurs d’emploi et un bonus-malus qui entre en vigueur en 2023. »

Les effets de cette réforme ultraviolente sont pourtant sans appel. Dans une étude publiée le 6 novembre, l’Unédic, organisme de gestion paritaire de l’assurance-chômage, constatait des pertes de droits pour 1,2 million de personnes parmi les 2,5 millions de privés d’emploi intégrant le système entre avril 2021 et mars 2022 si ces mesures s’appliquaient. 470 000 chômeurs verraient ainsi leur entrée dans l’assurance-chômage retardée ou annulée.

Couper les vivres aux chômeurs pour les inciter à trouver un emploi.Toute la philosophie est maintenue malgré la pandémie.Denis Gravouil , représentant CGT

Parmi eux, 150 000 auraient leurs allocations diminuées par rapport aux règles actuelles. 690 000 personnes qui pourraient ouvrir des droits en avril verraient également leur allocation amoindrie. Une future catastrophe qui n’a pas poussé le gouvernement à tirer un trait sur ce décret contesté devant le Conseil d’État par la CGT mais aussi FO, Solidaires et la CFE-CGC. Comme le déplore Denis Gravouil : « Ils sont toujours dans cette logique de couper les vivres aux chômeurs pour les inciter à trouver un emploi. Toute la philosophie est maintenue malgré la pandémie. C’est pourquoi nous demandons toujours son annulation. » Face au mécontentement, le ministère du Travail s’est engagé à proposer « un scénario allant un peu plus dans le sens de l’équilibre souhaité par les organisations syndicales » lors de la prochaine concertation, en décembre.

Pôle emploi privé de moyens. La CGT de l’opérateur public a écrit aux députés pour dénoncer le peu de moyens alloués à Pôle emploi dans le cadre du projet de loi de finances (PLF) 2021. Alors que le nombre de chômeurs a explosé de 10 % en un an en catégorie A (ceux n’ayant pas du tout travaillé) et que la précarité progresse selon les données de la Dares (ministère du Travail), le syndicat déplore que « le PLF ne laisse entrevoir que très peu de renforts supplémentaires pour 2021 ». La CGT s’alarme également de la baisse de dotations financières, via la subvention pour charge de service public, en chute de 27 % depuis six ans.

 Publié le 14/11/2020

Le monde terrifiant du macronisme (nouvelle saison)

 

Par Loïc Le Clerc (site regards.fr)

 

Muselage des journalistes, impunité policière, dispositifs de surveillance de masse, contrôle des universitaires : ces nouvelles perspectives vous sont offertes par la Macronie.

Alors que le gouvernement prépare un énième texte de loi plus ou moins lié à la lutte contre le terrorisme – le fameux projet de loi contre le séparatisme, qui doit être présenté en Conseil des ministre début décembre, nous y reviendrons plus tard et plus en détails dans nos colonnes –, celui-ci est à l’offensive contre moultes libertés publiques.

Sécurité globale. On ne saurait faire plus orwellien comme nom de loi. « Globalement », cette loi – qui est en pleine navette parlementaire et doit finir à l’Assemblée nationale le 17 novembre – est avant tout une revendication sempiternelle des syndicats policiers d’extrême droite : surveiller tout le monde avec des drones et, en même temps, empêcher les journalistes de couvrir les bavures. Voici ce qu’on peut lire dans ce projet de loi : « Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45.000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police. »

L’objectif est simple, pour ne pas dire simpliste : immuniser les policiers qui « dérapent » contre toute poursuite judiciaire. Car, comme le résume le procureur François Molins : « Quand l’autorité judiciaire a la preuve et les moyens de déterminer le caractère irrégulier d’un comportement policier, il n’y a pas de difficulté pour statuer sur la situation et d’engager des poursuites rapidement ». Or, la seule preuve dont disposent les victimes de violences policières, ce sont les vidéos des faits. Pas vu, pas pris. Cela revient à institutionnaliser la dissimulation des bavures, voire à rendre possible les violences policières, par l’invisibilisation des actes et le musellement des médias. Rien que ça.

Du coup, le monde des journalistes contre-attaque. « Sur proposition du SNJ-CGT, l’assemblée générale de la EFJ EUROPE [la principale organisation européenne de journalistes, NDLR] adopte une déclaration sur le droit des journalistes de rendre compte et d’informer sur le travail des forces de police, ainsi que le droit d’identifier les membres du personnel de police », tweete ainsi le syndicat de journalistes. Il développe :

« En France, le gouvernement veut interdire la diffusion d’images des fonctionnaires des forces de l’ordre sur les réseaux sociaux, et pour cela il compte modifier la loi sur la liberté de la presse, de 1881. [...] Dans des déclarations à la presse et dans une audition à l’Assemblée nationale, ce lundi 2 novembre, l’actuel ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a confirmé que cette proposition de loi était réalisée en "parfaite collaboration avec le gouvernement" dans le but de "renforcer la police". Le ministre a souligné qu’il avait promis "de ne plus pouvoir diffuser les images de policiers et gendarmes sur les réseaux sociaux". [...] Cette modification de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, va à l’encontre de toutes les dispositions prévues sur la liberté de la presse en Europe et menace d’empêcher les journalistes de faire tout simplement leur travail. »

Dans un communiqué, le Syndicat de la magistrature s’interroge : « Vers un État de police ? », et s’inquiète :

« Nous ne rêvons pas, non. Nous vivons bien ces dernières semaines un cauchemar qui ne nous préserve pas de l’effroyable fuite en avant normative des autorités. En cette période troublée et endeuillée, qui exigerait des décideurs publics un sang froid démocratique sans faille, l’Etat de droit est décidément attaqué de toute part par des pyromanes en responsabilité [...] Le but est de quadriller chaque recoin de l’espace public en déployant des moyens technologiques permettant une surveillance généralisée, en donnant compétence à des agents qui ne sont pas formés mais qui feront nombre pour relever des infractions en dehors de tout contrôle de la justice, et de faire encore reculer le contrôle démocratique sur ce qui se joue, les forces de l’ordre devenant finalement les seules à échapper aux honneurs des caméras. [...] Tant pis pour les libertés publiques, et tant pis si ces coups de menton n’ont aucun effet réel sur le niveau de la délinquance. »

Reporters sans frontière aussi y est allé de son communiqué alarmiste, craignant un « un texte dangereux pour la liberté de la presse ». Mais la palme de l’outrage au gouvernement revient à la Défenseure des droits. Claire Hédon y voit « un risque d’obstacle au contrôle des forces de sécurité, de non-respect du principe de légalité des délits et des peines et d’atteinte aux libertés d’information et de communication ».

Mais, visiblement, l’Intérieur n’attend pas que cette loi soit promulguée pour agir comme bon lui semble vis-à-vis des journalistes. Comme on lit dans Libération ce 8 novembre : « Willy Le Devin, chef adjoint du service Enquêtes de Libération, à être entendu comme suspect par la Division nationale des enquêtes de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). Les faits qui sont reprochés à notre journaliste sont de l’ordre du "recel de violation du secret professionnel", à la suite de la publication sur le site de Libération, le 17 octobre, d’un article sur l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine, dans lequel était citée une note du service du renseignement territorial (RT) des Yvelines, décrivant précisément les événements qui se sont déroulés au collège du Bois-d’Aulne de Conflans dans les jours qui ont précédé l’assassinat de Samuel Paty. L’article en question illustre de façon magistrale l’importance du principe constitutionnel de la liberté de la presse puisqu’il questionne les efforts des services du ministre de l’Intérieur pour éviter à temps le meurtre de Samuel Paty. Si notre journaliste est poursuivi pour avoir reproduit des extraits de cette note, la vocation première de l’enquête initiée par Gérald Darmanin est bien d’identifier la ou les sources de Libération. »

Le secret des sources, pilier de la liberté de la presse, le président de la République n’a eu de cesse de vouloir le remettre en question lors de son quinquennat. On se rappelle d’un Emmanuel Macron célébrant la IIIème République, faisant d’elle la plus grande de notre histoire. Étonnant alors de le voir piétiner sans vergogne ces lois majeures : celle de 1881 sur la liberté de la presse et celle de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État.

Une Université au pas

La situation à l’université est également inquiétante. Là encore, sous couvert de lutter contre le terrorisme, c’est les libertés fondamentales que l’on attaque. Le 31 octobre, dans une tribune publiée dans Le Monde, une centaine d’universitaires venaient faire bloc derrière Jean-Michel Blanquer et ses accusations concernant « l’islamo-gauchisme fait des ravages à l’université ». Comme l’écrivait ici Roger Martelli, ces « universitaires installés proposent donc de passer de l’accusation d’angélisme et de complaisance au délit de pensée. Le plus grave est qu’ils ne répugnent pas à l’injonction quasi policière. Dans les universités, disent-ils, il faut "mettre en place des mesures de détection des dérives islamistes et prendre clairement position contre les idéologies qui les sous-tendent". Ils vont jusqu’à demander la création d’une "instance", une sorte de commission McCarthy à la française "chargée de faire remonter directement les cas d’atteinte aux principes républicains". »

Depuis, il y a eu d’autres tribunes, pour soutenir le monde universitaire cette fois-ci – voir ici et . Mais la brèche est ouverte. L’extrême droite a bien saisi le message. Preuve en est les menaces de mort dont est victime Éric Fassin, professeur à Paris 8 – invité récemment de #LaMidinale.

Mais derrière les postures et les anathèmes des blanqueristes, il y a les actes du ministère de l’Enseignement supérieur. C’est la loi de programmation de la recherche qui fait trembler tout universitaire, car elle prévoit que « les libertés académiques s’exercent dans le respect des valeurs de la République ». Samuel Hayat, chercheur en sciences politiques au CNRS, commentait cela dans #LaMidinale : « L’idée que l’enseignement doit respecter les valeurs de la République, ça veut dire quoi ? Qu’il va y avoir des étudiants ou des collègues qui vont pouvoir dire que tel enseignement ne respecte pas les valeurs de la République ? Ce qui est plus grave encore, c’est la création du délit pénal d’intention d’empêcher un débat à l’université. C’est le moment et la situation qui permet à des gens de droite et d’extrême droite de faire passer des dispositions très réactionnaires voire fascistoïdes. »

C’est ainsi que la très très discrète ministre Frédérique Vidal s’est mise à dos tous ceux qui sont concernés par sa politique. Dans Libé, ce 8 novembre, la Conférence permanente du Conseil national des universités (CP-CNU) – soit tous les représentants de tous les universitaires de France, toutes disciplines confondues – a même demandé le départ de la ministre. Pour eux, « Frédérique Vidal ne dispose plus de la légitimité nécessaire pour agir en faveur de l’université ». C’est dit.

Invité sur TMC le 6 novembre, l’ancien procureur antiterroriste Marc Trévidic présente son dernier ouvrage, Le Roman du terrorisme, dans lequel il fait du terroriste le narrateur du livre. Et sur le plateau de Quotidien, il a eu ces mots : « [Le terroriste] va se moquer de nos réactions par rapport aux actions terroristes, en disant "vous faites exactement ce que je veux que vous fassiez". C’est ce que l’on appelle l’action/surréaction : il faut se servir de son ennemi. "Je vais faire un attentat pour que l’État fasse des mesures indifférenciés" ». Et nous voilà donc luttant contre le terrorisme en nous en prenant aux journalistes, aux universitaires. Chapeaux bas !

Loïc Le Clerc

BONUS. Jean-Michel Blanquer : #JeSuisCenseur

« Nous tenons comme à la vie à chacune de nos libertés fondamentales et notamment à la liberté d’expression. » N’est-elle pas belle cette phrase de Jean-Michel Blanquer ? Il l’a prononcé le 17 octobre, au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty. Puis, il y a eu ce témoignage de l’auteur de BD Christophe Tardieux, alias Remedium :

« Au même moment, son avocat contactait Mediapart pour censurer ma BD racontant sa vie. Pour être précis, l’avocat sommait Mediapart de retirer plusieurs cases de la BD parue il y a plusieurs mois sur mon blog. [...] Pendant qu’il s’érigeait en défenseur des enseignants, ce qu’il n’a jamais été, et en garant de la liberté d’expression, ce qu’il a été encore moins en théorisant le fameux "devoir de réserve", Blanquer menaçait un enseignant et auteur de BD pour avoir osé évoquer son parcours. [...] Pour ne pas mettre en danger le site dans une période déjà sombre, nous avons convenu avec Edwy Plenel que je caviarderais l’un des passages qui, bien qu’étant vérifié preuve à l’appui, n’en demeure pas moins attaquable de la part d’un homme bénéficiant des ressources de l’État. [...] Blanquer était déjà menteur, dénué d’émotions, technocrate sans respect pour les personnels et pour les élèves. Le voilà est désormais devenu un censeur. Une nouvelle épithète qui n’étonnera personne. »

En parallèle, le ministère a profité de la minute de silence en hommage à Samuel Paty pour faire la chasse aux enfants qui n’auraient pas le comportement « républicain » adapté. Il y aurait eu, en France, « 400 violations de la minute silence », selon les dires du ministre, qui ont été suivies de « poursuites disciplinaires et parfois même pénales » dans « une dizaine de cas ».

« La force a été du côté de la République », assène Jean-Michel Blanquer. On l’a bien vu quand les lycéens ont manifesté afin qu’un réel protocole sanitaire soit mis en place dans leurs établissements. Ils se sont fait asperger de gaz lacrymogènes et matraquer.

Cela se passe de tout commentaire.

 

L.L.C.

 Publié le 11/11/2020

Apologie du terrorisme: les familles d’Albertville disent leur stupéfaction

 

Par François Bonnet (site mediapart.fr)

 

Mediapart a rencontré les familles de trois des quatre écoliers de 10 ans interpellés à Albertville et mis en cause pour « apologie du terrorisme et menaces de mort ». Leurs récits contredisent les versions officielles et laissent penser à un emballement hors contrôle de l’administration, avec des déclarations confuses du procureur de Chambéry.

Albertville (Savoie).– Zulbye Yildirim est une femme énergique qui reçoit avec mari et enfants dans le salon immaculé de leur logement. Les mots se bousculent dans un français courant parfait. Elle a pourtant appris un mot ce jeudi 5 novembre, quand la police a fait irruption en nombre dans l’appartement de la cité HLM des Contamines, où la famille vit depuis 19 ans, pour interpeller sa petite fille Emira, 10 ans.

« Apologie, je connaissais pas. Le policier me dit : “Votre fille est inculpée d’apologie du terrorisme.’’ J’ai crié : “Ma fille a 10 ans et elle est terroriste ?! Mais vous êtes fou” », se souvient-elle.

Il est à peine 7 heures du matin, ce jeudi, quand de forts coups résonnent à la porte. Sept ou huit hommes font irruption dans le logement. Deux sont en uniforme de policier. Les autres sont en civil, brassard au bras, cagoulés. « Ils avaient des fusils ou des mitraillettes en travers de la poitrine. Non, ils ne nous ont pas visés mais tout ce monde dans l’entrée et la tension, ça faisait très peur », dit le fils aîné de 22 ans, qui s’apprêtait à partir au travail.

Les policiers rassemblent les parents et les trois enfants dans le salon. La chambre d’Emira est fouillée, matelas soulevé, équipement informatique saisi. Des livres sont photographiés, tout comme quelques cadres sur les murs du logement où figurent en belle calligraphie arabe des versets du Coran.

« Le policier nous dit : “On emmène votre fille, vous viendrez plus tard au commissariat pour être interrogés.” On l’a récupérée à 18 h 30. Nous, une famille respectable que tout le monde connaît ici, on nous a fait ça. C’est un cauchemar », dit Zulbye Yildirim. Servet, son mari, maçon de profession, en est certain : « C’est politique. En haut, ils ont décidé et cela tombe sur nos enfants. »

Au même moment, la stupeur est la même dans d’autres cages d’escalier de cette cité d’Albertville, dont la moitié doit être détruite dans le cadre d’une opération de rénovation. « Mon mari est parti au travail à 5 h 30 et je dormais. Ma fille de 13 ans a ouvert la porte, ils sont tous entrés et ont demandé mon fils Mohamed Emin. Il dormait encore. Ils n’étaient pas violents, polis, mais ils l’ont pris tout seul, je ne pouvais pas venir. Il pleurait, j’avais peur, je ne comprenais rien », raconte Aysegul Polat, elle aussi franco-turque.

Trois garçons et une fillette de 10 ans, tous élèves dans la même classe de CM2 de la petite école primaire voisine Louis-Pasteur, sont arrêtés, aussitôt placés sous le régime de la « retenue légale » qui permet de garder et d’interroger durant 12 heures de jeunes mineurs. Le procureur de Chambéry venait d’ouvrir une enquête pour « apologie du terrorisme et menaces de mort ».

Tout a commencé le lundi 2 novembre, lorsque le directeur de l’école Louis-Pasteur (123 élèves en tout, huit classes en réseau éducation prioritaire) fait un signalement à Éric Lavis, directeur académique des services de l’éducation nationale (Dasen). Le directeur tient également une classe de CM2, des élèves qu’il connaît bien puisqu’il est leur maître pour la troisième année, les suivant de niveau en niveau.

Dans la discussion qui a accompagné l’hommage au professeur assassiné Samuel Paty, quatre élèves de sa classe auraient tenu des propos inquiétants. « Leurs propos justifiaient l’horrible assassinat de Samuel Paty et pouvaient sous-entendre que leur enseignant, s’il avait le même type de comportement, pourrait être tué de la même manière », a assuré Éric Lavis au quotidien Le Dauphiné. Le Dasen n’attend pas et choisit le soir même de faire un signalement au procureur de la République de Chambéry, Pierre-Yves Michaud.

L’Éducation nationale a deux protocoles pour gérer des incidents jugés graves. Le premier s’appelle « information préoccupante » et permet de saisir les services sociaux et une cellule spécialisée du conseil départemental qui prendront contact avec les familles dans le cadre d’une enquête sociale. Le second consiste à saisir directement le procureur, sans en informer les familles, pour ne pas prendre le risque d’obérer une éventuelle enquête judiciaire.

À l’école Louis-Pasteur, tout bascule le mardi matin. Le directeur trouve une lettre avec cette simple formule ainsi rédigée : « T mort ». Cette fois, une plainte est immédiatement déposée par Éric Lavis au nom de l’Éducation nationale. À Chambéry, le procureur ouvre une enquête judiciaire et décide de l’opération d’interpellation des quatre enfants. La machine est enclenchée. L’enquête établira, selon le procureur, que les écoliers et leurs parents ne sont pas les auteurs de cette lettre et qu’aucun lien ne peut être établi avec les propos des enfants.

« Pourquoi l’école ne nous a pas contactés ? »

« L’enseignant est traumatisé et toute l’équipe est bouleversée, profondément perturbée, ayant un sentiment d’échec de ses actions », insiste Éric Lavis. Contacté par Mediapart, le directeur de l’école ne souhaite pas s’exprimer, faisant valoir qu’une enquête judiciaire est en cours. Dans la hiérarchie complexe de l’Éducation nationale, on estime sous le sceau de l’anonymat que « c’est évidemment la lettre qui a tout déclenché » et que « s’il n’y avait que les incidents du premier jour, la situation aurait été très différente, voire on n’en aurait pas parlé ».

Le père du petit Mohamed Emin, Omer Polat, électricien, 39 ans, et vivant à Albertville depuis 35 ans, en est lui aussi persuadé : « C’est la lettre qui a mis le feu et provoqué l’opération. Alors maintenant, il faut une enquête sérieuse et trouver qui est l’auteur, parce qu’en attendant, c’est nos enfants qui sont montrés comme terroristes. »

Omer Polat et son épouse, Aysegul, ne décolèrent pas. Lui : « C’est la première fois de ma vie que j’entre dans un commissariat. On me prend mes empreintes, de l’ADN, on m’interroge sur ma religion, si je pratique l’islam, si je vais à la mosquée, ce que je lis. J’ai le droit d’être musulman tout de même ! Et dans notre mosquée, on interdit les extrémistes, tout le monde le sait, on fait une journée portes ouvertes tous les ans. Alors, maintenant, je suis fiché S ? »

Elle : « Pourquoi l’école ne nous a pas contactés ? Le maître nous connaît. Il est très bien et cette école aussi. Après le confinement, le directeur nous appelait même le dimanche pour prendre des nouvelles du petit, savoir s’il faisait bien ses devoirs. Pourquoi ne m’a-t-il rien dit le mardi ? Tout cela nous blesse beaucoup. Nous, on travaille dur, on ne parle pas de ces choses à la maison, le terrorisme, tout ce chaos… Notre religion, c’est le respect de tous, c’est écrit. » De son côté, Zulbye Yildirim s’était essayée à résumer l’islam par un « tuer un homme, c’est tuer l’humanité ».

Que s’est-il donc dit, dans cette discussion à huis clos entre un maître de CM2 et ses élèves de 10 ans ? Le procureur l’a très vite fait savoir avec ses mots, dans la foulée du directeur académique de l’éducation nationale. « Une jeune fille a été mise hors de cause, même si elle a eu un comportement ambigu. Les trois autres élèves ont reconnu les menaces de mort et avoir affirmé que le terroriste avait eu raison. L’un a, dit-il, répété ce qu’il avait entendu à la télé, par effet de groupe, les autres ont suivi. Ils se sont excusés », a déclaré Pierre-Yves Michaud dès vendredi (lire, par exemple, ici).

Devant la polémique naissante, le ministère de l’intérieur grimpe plusieurs marches d’un coup. Cela devient, dans une vidéo diffusée vendredi soir sur Twitter : les enfants ont « justifié l’assassinat », « arguant qu’il était interdit d’offenser le Prophète et ajoutant qu’ils tueraient leur professeur s’il caricaturait le Prophète ».

Samedi après-midi, les parents, pour leur part, n’avaient toujours pas été informés des développements ou conclusions de l’affaire. Pas le moindre coup de fil de la justice ou la police. « Non, on ne sait rien, c’est un journaliste du Dauphiné qui nous a dit que notre fille Emira n’aurait sans doute rien », dit sa mère Zulbye Yildirim.

Sur le canapé du salon, le petit Mohamed Emin tortille son pantalon de survêtement, tripote le col de son tricot, mèche noire bien lissée sur le front et de grands yeux qui roulent. « Fais l’effort de te souvenir, raconte tout ce qui s’est dit », insiste sa mère. « Alors moi, j’ai dit que si on insultait le Prophète, on pouvait brûler en enfer dans un autre monde. Mais menacer le maître, non », énonce-t-il.

Non de loin de là, dans un autre salon, Emira surveille le récit de sa mère. « Ma fille est allée deux fois à l’école pendant les vacances scolaires pour du rattrapage, et le maître lui avait parlé de l’hommage de la rentrée. Elle m’avait demandé ce qu’il fallait dire. Je lui ai répondu : “Tu dis qu’on est très déçus, que c’est très triste et tu te tais.’’ » Dans la discussion à l’école, Emira ajoute avoir poursuivi par un « Si le professeur avait pas montré les dessins, il aurait pas été tué ».

Quelques cages d’escalier plus loin, voici Shoaib Harrid, 10 ans lui aussi, interpellé, emmené et retenu pendant 11 heures au commissariat de Chambéry, à une cinquantaine de minutes d’Albertville. Le gamin interrompt ses parents pour décrire l’équipement des policiers, les détails de la voiture, le bureau. « Dans la voiture, le policier a été gentil et puis personne n’a rien dit le reste du trajet », précise-t-il. Tellement stressé, il ne se souvient pas qu’on lui ait donné à manger, dit seulement qu’il a pu à un moment « dessiner ».

Et lui, qu’a-t-il donc dit à son professeur ? Il ne sait plus le détail, sauf qu’ils étaient cinq élèves à beaucoup parler, à rigoler parfois, que le professeur expliquait, qu’il posait des questions, du genre : « Si je vous montre des caricatures, je vais être égorgé ?», et que lui comme d’autres ont répondu que ces dessins, « c’est pas bien » et que « oui, il allait être tué mais pas par [eux], parce qu’[ils] [l’]aim[ent] bien ». Et puis d’autres mots, peut-être, il ne se souvient pas, et qu’ils étaient plusieurs : « Pourquoi le cinquième qui parlait dans la classe, il a pas été arrêté ? »

Des enfants de 10 ans à l’école primaire, en confiance, avec le maître qu’ils connaissent depuis trois ans. « Moi, dit la mère de Shoaib, je ne comprends pas pourquoi on pose des questions comme cela à des enfants, pourquoi on les fait parler d’horreurs, pourquoi on m’appelle pas s’il dit des bêtises ? »

À ses côtés, son mari soupire. Ouvrier dans les travaux routiers, lui aussi s’est retrouvé interrogé par les policiers. La famille est d’origine algérienne, oui, musulmane, oui, pratiquante, oui, installée depuis 2006 à Albertville et avant en Normandie.

« Le policier qui m’a interrogé me l’a dit : “Je ne sais pas ce que vous faites là. L’école n’avait qu’à vous convoquer, les parents et les enfants.” Il a raison. Si les enfants ont mal parlé, disent des conneries, il faut nous prévenir. Des histoires de gamins à l’école, on en fait une affaire terroriste, dit le père, et pourtant ils ont un maître sérieux, il suivait beaucoup les enfants, je ne comprends pas. »

À vrai dire, personne ne comprend vraiment comment une opération antiterroriste, quasi militaire, d’une telle ampleur, mobilisant des dizaines de personnes et des moyens importants a pu être ainsi déclenchée contre quatre écoliers. Sauf à s’accrocher à un montage politique ? « Moi, on m’a interrogée sur ce que je pensais de Macron et d’Erdogan, dit Zulbye Yildirim. Je leur ai dit que j’irais pas sur ce terrain, que la politique, je ne connais pas, qu’on va pas mélanger la politique et l’école et les enfants. »

Samedi, dans une déclaration au Dauphiné déjà beaucoup moins catégorique que celle de la veille, le procureur de Chambéry Pierre-Yves Michaud expliquait que « les trois garçons ont avoué avoir tenu certains propos, sans reconnaître explicitement les menaces de mort » (la veille, il assurait qu’ils reconnaissaient les avoir proférées), que les familles n’étaient pas radicalisées. « Désormais, les choses sont éclaircies, il faut que la situation s’apaise. » Mais il persiste : c’est bien une enquête qu’il fallait pour tout cela. Parce que le ministère de l’intérieur exigeait de telles enquêtes ?

Il reste les enfants. Les trois que Mediapart a rencontrés ne veulent pas retourner à l’école. « Mes copains vont me traiter de terroriste », dit l’un. La fillette a peur et a du mal à dormir. Un autre gamin s’est mis à faire pipi au lit. Des médecins leur ont fait une dispense de deux semaines.

 « On va changer notre enfant d’école. Ça tombe bien, si je puis dire : on fait construire une maison pas loin et on doit déménager avant le 31 décembre », dit, amer, le père de Mohamed Emin. Sa mère dit « ne pas accepter ce qui s’est passé » : « Ce n’est pas normal, j’ai très peur, est-ce qu’ils peuvent nous enlever l’enfant ? » Le père de Shoaib Ari s’interroge : « Comprenez, on peut pas laisser les enfants avec le même maître, ça va être très difficile, pour lui et pour eux. Que va-t-on faire ? Il faut que mon fils aille à l’école. »

« Nous les accueillerons avec la plus grande neutralité », a expliqué le directeur académique Éric Lavis. Le procureur Pierre-Yves Michaud n’a rien dit à ce sujet. Ce n’est certainement pas son problème, pourra-t-il faire valoir.

 Publié le 10/11/2020

Le vrai nom du « second confinement »

[Exercice d’interruption de la communication]

 

paru dans lundimatin#262, (site lundi.am)

 

Comment comprendre ce « second confinement » ? Que nous arrive-t-il ? C’est ce que tente de déchiffrer Aclin dans cette excellente analyse. En partant de l’image de ces nouveaux "portiques de validation" qui régulent désormais l’accès et la circulation aux quais de nombreuses gares, il trace les contours d’une nouvelle forme de contrôle qui relèverait moins du confinement que de l’arraisonnement, ce vieux terme de marin : « Personne n’est confiné, nous sommes tou·te·s arraisonné·e·s, sommé·e·s d’appuyer nos conduites sur les raisons que l’État juge valables, et l’agent en face de vous, crédibles. »

Gare Saint-Lazare, une vingtaine de mètres avant les quais, on a aligné une rangée serrée de grands portiques aux battants transparents. Ils servent à séparer la gare de la galerie marchande qui s’y niche, boulevard de vitrines où la féérie des escalators monte avec lenteur des puits du métro. Agencement assez simple, basique même : flux, marchandises, contrôles ; circuler, acheter, pointer. Sauf que ces portiques ne contrôlent rien.

C’est frappant dès qu’on aborde leur ligne policière : certes, il faudrait bien scanner son-billet-nominatif-en-cours-de-validité, mais ils sont si larges, si lents à se refermer, ces portiques, qu’on a presque la place pour passer à deux de front, et tout à fait le temps pour se glisser tranquillement derrière, sans rien coller du tout. Evidemment, c’est qu’à l’impératif du contrôle, s’est rajouté celui de laisser passer les valises et les familles du prochain week-end sans embouteiller le hall marchand. Alors on passe, les mains dans les poches, et on rigole. C’est en arrivant dedans qu’on comprend.

Car la ligne de plexiglass délimite bien un « dedans » et un « dehors », c’est même là son unique fonction, sa seule réussite. Ce qui a pour conséquence qu’il devient suspect, une fois « dedans », de faire mine d’autre chose que d’aller-prendre-le-train-pour-lequel-on-vient-de-valider. Devient sujet à contrôle tout comportement flâneur, désœuvré, qui laisse de côté le pas militaire du retard, qui n’est pas visiblement vissé dans un but, qui revient d’accompagner quelqu’un. La véritable fonction de ces portiques passoires, c’est d’étendre le contrôle du moment limité du check-point vers l’intégralité d’une zone où les comportements sont ainsi soumis à un principe de lisibilité des raisons.

Etrange vivier que forme cet aquarium de plexiglass, zone publique inédite où toute impureté a été éliminée des trajectoires métropolitaines, où chaque attitude est tenue d’être transparente à ses motivations. On y a décanté la part trop lourde de nos vies, celle pleine de l’incertitude des allées et venues, des hésitations, des curiosités insondables, des coups de têtes, la part trop embrouillée des liens, des amours, des dépendances, des tentatives. Y reste l’humanité cristalline, déminéralisée, éperdument libre, insuffisamment mortelle, arrimée à sa vitesse, mince comme une feuille de papier, et travers laquelle il serait difficile de ne pas lire les lignes d’un troublant destin. Homo sapiens sapiens. Dans ces instants, le point de vue de l’espèce ne peut être autre chose que celui d’un vertige. Nous en sommes là. Vous êtes entré·e mains dans les poches en trouvant la blague assez bonne, et après trois tours à vide, on vous demande ce que vous faites ici. Vous rebroussez rapidement chemin – et la passoire s’est retournée en nasse : à contre-flux, c’est bien moins évident de passer, et beaucoup plus visible. Il fallait une raison pour être là. Vous n’en avez pas. Ça se voit. Vous êtes piégé·e.

*

Partons d’un constat simple, qu’on peut faire et refaire dans la rue, dans les rames du métro, devant les écoles, à son travail, au soleil des parcs : il n’y a pas de « second confinement ».

L’espace social est certes soumis à un rythme inédit de flux et de reflux, mais ce dernier n’a assurément rien à voir avec l’opération de confinement des populations du printemps dernier où « on » avait vraiment l’impression qu’il n’y avait personne nulle part, simplement parce que seuls les très pauvres étaient envoyés s’occuper du dehors. Depuis le 30 octobre, et même avant, de ci de là, avec l’archaïsme des couvre-feux, c’est plutôt qu’il y a des heures creuses qui sont beaucoup plus creuses, aux alentours de 11 heures et de 15 heures, voire même totalement désertes, le dimanche, le soir ; et des heures pleines qui restent presque tout aussi pleines, celles où se heurtent les foules laborieuses qu’on envoie dormir au loin.

De toute évidence, « confinement » ne convient pas. C’est là une première chose.

Et une seconde, c’est que plus on sait se rendre attentif aux espaces soumis à cette inédite pulsation sociale, plus la zone délimitée par les portiques passoires de la gare Saint-Lazare ne peut qu’apparaître comme l’image la plus adéquate de nos rues nouvelles : chacun·e s’y déplace muni·e d’une raison visible, cabas de provisions à l’épaule, enfant sous le bras, chien au bout de la laisse, tenue de salarié, couleurs fluos de coureur, relâchement ostensible tenant dans l’heure quotidienne et le rayon maximal côtoyant le pas militaire du retard moyen. Et sous cet attirail de raisons visibles : la raison attestée, pliée dans la poche et accréditée des documents complémentaires – le billet pour le dehors. La zone de Saint-Lazare ne dessine pas seulement l’image ressemblante de nos rues ; elle en trace, en miniature, le trait essentiel : l’ouverture d’un espace où tout comportement doit être suivi en continu de la chaîne de ses raisons, et où on ne peut accéder qu’à l’aide d’une raison suffisante.

Le terme de « confinement » ne contribue en rien à décrire la situation qui est la nôtre depuis quelques jours ; il en alimente plutôt la confusion. En mettant en avant, comme un chiffon rouge, l’aspect sanitaire, ce terme est engagé, qu’on le veuille ou non, dans une stratégie de légitimation et de banalisation des manœuvres en cours qui nous empêche d’en penser les multiples strates et les conséquences que nous savons déjà durables. Il y a une épidémie, certes ; mais il y a surtout une multitude de manières d’y répondre ! et ce sont ces choix politiques qu’il est d’autant plus crucial de percevoir nettement qu’on essaye de les mettre sur le compte de la nécessité. A moins de cela, la politique sera toujours quelque chose que l’on subit, que l’on nous fait, et jamais une prise et un levier que l’on a en main. Et vus les temps qui courent à leur perte, on sera fait, tout simplement, comme des rats.

Pour nommer cette situation où personne n’est confiné, mais où tout le monde est soumis à un principe de raisons suffisantes – dont la liste variable est édictée régulièrement par l’État – pour sortir de chez soi, où la circulation n’est pas tellement entravée mais doublée en continu de son motif crédible, de son attestation, il me semble que le nom d’« arraisonnement » est parfaitement adéquat. Il désigne précisément cela : une mise à la raison, le fait de n’avoir droit à l’existence qu’à mesure qu’on est capable de rendre des comptes, de donner ses raisons. « Vous n’avez rien à faire ici » – c’est la première phrase que j’entends aujourd’hui lors d’un contrôle au carrefour de Belleville.

Arraisonnement est un vieux terme de marine, et il a tout d’abord été forgé dans des contextes sanitaires. Est arraisonné un navire que l’on suspecte d’être porteur d’une maladie : avant de le laisser entrer dans un port, on examine son équipage et sa cargaison, lesquels doivent rendre compte de leur caractère sain. Le médecin qui arraisonne le bateau lui fournit alors une attestation qui lui permet de circuler jusqu’aux dépôts, mais si un doute subsiste, si toutes les raisons d’être rassuré n’ont pas été données, alors le navire n’a pas le droit d’entrer au port (et c’est là qu’il est proprement confiné, mis en quinzaine ou en quarantaine). La seule différence avec notre situation, c’est que, pour nous, le moment du contrôle coïncide avec celui de la circulation : à tout moment un agent peut nous sommer de donner nos raisons d’être là. Comme à l’intérieur du carré de la gare Saint-Lazare, la pression des raisons se fait constante, courbe les dos, presse les pas, corrige les attitudes, édicte les suspicions.

Arraisonnement. Un nom, c’est déjà une prise. Personne n’est confiné, nous sommes tou·te·s arraisonné·e·s, sommé·e·s d’appuyer nos conduites sur les raisons que l’État juge valables, et l’agent en face de vous, crédibles.

Un nom, c’est déjà beaucoup. Une première mesure de santé mentale serait de prendre l’habitude de remplacer, en l’état actuel, « confinement » par « arraisonnement ». Après 48 heures de ce traitement on y voit déjà beaucoup plus clair. Une amie qui a commencé la cure avant moi m’écrit ceci : « nous sommes arraisonnés par un pouvoir économique, qui sacrifie tout à sa propre rationalité plus que douteuse sanitairement (tu as vu le RER B quand ça bouscule ?), et qui détient désormais officiellement le monopole de l’accès au territoire ». Des adéquations simples se mettent aussi en place : école = garderie des mômes des salariés ; activités non-essentielles = non-économiques. Ah oui… L’autre mérite serait de faire apparaître d’emblée une ligne de clivage entre celles et ceux qui tiennent encore aux raisons de nos gouvernants, et qui voient dans ce pseudo-confinement une tentative musclée de mettre sous cloche ce mystérieux groupe de fêtards qui répand le virus comme une traînée de poudre, et celles et ceux qui se savent tenu·e·s par des raisons d’ordre politico-économique plus difficilement lisibles, qu’il faut sans trop de complotisme apprendre patiemment à déchiffrer. Un mot, donc, aussi comme signe de reconnaissance.

Parler d’arraisonnement, ce serait aussi une manière de briser le consensus médiatique autour de la nécessité sanitaire de faire quelque chose (oui mais alors pourquoi précisément arraisonner les populations  ?), d’interrompre, d’un mot, la communication qui tuile ses fausses raisons dans un bruit continu, sans même chercher à nous y faire croire, simplement pour occuper le terrain (les jeunes, la fête, les biens portants, les moins bien portants, les rassemblements de plus de, là une distance pas respectée, la pauvre, mettre le holà, nos valeurs c’est la vie, et puis on va pas enfermer les vieux avec les gros !). De mettre fin, par la même occasion, à la dissonance cognitive qui nous assaille dès qu’on met un pied dehors et qu’on tombe sur tout le monde, ou bien qu’on rentre et sort en disant je me confine.

L’arraisonnement en cours coïncide finalement étroitement avec la dernière figure de pensée que nous laissent en legs des penseurs comme Foucault et Agamben, cette figure conceptuelle circulant à double sens où, d’une part, la vie, jusque dans son substrat biologique, est investie de raisons politiques, et où, de l’autre, les raisons politiques se déguisent en nécessités pour la survie de l’espèce, formant ainsi un espace socialisé paradoxal où, comme dit le dernier Deleuze, un maximum de circulation va de pair avec un maximum de contrôle. Mais cette étroite coïncidence ne doit pas nous inciter à mettre l’arraisonnement qui nous tient dans la rubrique du bien connu. Au contraire, ce legs de pensée forme une dette qui attend encore d’être pensée jusqu’au bout, et demande à être approfondie plutôt que soldée. Le fait que le capitalisme tardif trouve prétexte d’un virus pour se mettre dans son ultime ordre de bataille, voilà l’événement que nous n’avons pas fini de penser. Nous entrons dans l’œil du cyclone. Tout ce qui était bien connu y prend les couleurs de l’inédit et la forme d’une exigence nouvelle ; y court un frisson d’urgence.

Deux hypothèses pour tenter de prendre la mesure des opérations en cours :

1/ Cette situation d’arraisonnement n’est pas liée à une « seconde vague », terme qui laisse croire que la fin de l’année apporterait du meilleur. L’arraisonnement étant sanitairement assez nul, il risque de s’inscrire dans un temps beaucoup plus long, de tassement relatif des courbes plus que de retombée. Les scientifiques ne prévoyant pas, pour l’instant, l’arrivée d’un vaccin avant le printemps, si on ajoute à cela le temps de l’inoculer à une bonne partie de la population, il se pourrait que nous soyons arraisonné·e·s au moins jusqu’à milieu de l’année prochaine.

2/ Aux conséquences économiques de tout cela, qu’on annonçait déjà colossales après le printemps dernier, et qui serviront de portée inattaquable à la musique d’enterrement de l’austérité, vont s’ajouter les premières conséquences économiquement non négligeables et croissantes du réchauffement climatique. Autrement dit, la crise sanitaire et ses mesures d’exception auront pour relais la crise économique et ses mesures d’exception qui auront pour relais la crise des environnements et ses mesures d’exception. Exception sur exception, sans intervalle de répit. Si on laisse faire les gestionnaires du marasme, nous n’en verrons pas le bout.

Ce dont nous apercevons finalement le bout, c’est de toute cette longue chaîne sociale de raisons qui n’est enchaînée qu’à sa propre catastrophe. Nous vivons en vérité une course de vitesse entre, d’un côté, ces raisons qui veulent rattraper nos vies, coïncider avec elles smartphone en main jusqu’à les anticiper, et, de l’autre, tout ce qui reste en nous d’incalculable pour déjouer ce destin de flicage jusqu’à l’extinction que la cybernétique promet à homo sapiens.

Aclin

Publié le 07/11/2020

La proposition de loi «sécurité globale» renforce l’impunité des policiers

 

Par Pascale Pascariello (site mediapart.fr)

 

Une proposition de loi LREM pourrait renforcer l’impunité des agents en empêchant, lors de la diffusion des vidéos, leur identification. Déjà votée jeudi en commission, elle soulève des « risques considérables d’atteinte à plusieurs droits fondamentaux », dont celui d’informer, selon la Défenseure des droits. La majorité accède en direct à une demande des syndicats de police. Décryptage.

Diffuser des images de policiers identifiables, dans l’exercice de leur fonction et dans l’intention de porter atteinte à leur « intégrité physique ou psychique », pourrait être passible d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. 

C’est ce que prévoit la proposition de loi « sécurité globale » portée par deux députés LREM, l’ancien patron du Raid Jean-Michel Fauvergue, et l’avocate Alice Thourot. Largement soutenue voire affinée par le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, elle vient d'être adoptée par la commission des lois, jeudi 5 novembre, avant d'être débattue dans l'hémicycle à partir du 17 novembre. Les inquiétudes sont grandes et les réactions des ONG et avocats ne se sont pas faits attendre.

Particulièrement préoccupée par « les risques considérables d’atteinte à plusieurs droits fondamentaux, notamment au droit à la vie privée et à la liberté d’information », la Défenseure des droits, Claire Hédon, a demandé, dans un avis publié jeudi, à « ce que ne soient, à l’occasion de ce texte, entravés ni la liberté de la presse, ni le droit à l’information. »

Déposée le 14 janvier 2020, cette proposition de loi concernait initialement la police municipale et la sécurité privée. À la suite des entretiens, organisés à partir du 20 juillet, entre le ministre de l’intérieur et les syndicats de police, une nouvelle mouture a été enregistrée le 20 octobre, dans laquelle s’est notamment inséré l’article 24 sur la diffusion d'images de policiers non floutés.

Une semaine avant, le 13 octobre, au cours d’une réunion avec l’ensemble des syndicats de police, Gérald Darmanin l’avait d’ailleurs annoncé en ces termes : « Soyez rassurés, avec le président de la République et le premier ministre, nous serons toujours là pour vous défendre. Le travail se poursuit sur des réformes annoncées en septembre : floutage, nouvelle utilisation des caméras-piétons. Ils trouveront leur traduction dans la prochaine proposition de loi Fauvergue-Thourot. » 

L’article ajouté est le suivant : « Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police. »  En commission, un amendement déposé par le corapporteur LREM Jean-Michel Fauvergue a été adopté pour que le numéro d'immatriculation individuel (RIO) resterait identifiable. « Puisque leur révélation n'est pas de nature à exposer les policiers et des gendarmes à des représailles  », est-il précisé en commentaire dans l'amendement. Risque d'autant moins probable que ce numéro, pourtant obligatoire, est régulièrement invisible car peu porté par les policiers.  

Certains députés, la rapporteuse Alice Thourot en tête, se veulent rassurants et affirment qu’il sera toujours possible de filmer la police. Certes, il le sera mais il sera obligatoire lors de la diffusion de ces images de flouter leur visage et de masquer tout autre signe permettant de les identifier.

Cette obligation de rendre non identifiable les forces de l'ordre et la peine encourue en cas de non respect risque de dissuader plus d'une personne de diffuser des enregistrements montrant les opérations de police en cours lors de manifestations. 

Le 2 novembre, sur l’antenne de RMC et BFM, le ministre explique clairement la finalité de cette proposition de loi : « J’avais fait une promesse, celle de ne plus pouvoir diffuser l’image des policiers et des gendarmes sur les réseaux sociaux. Cette promesse sera tenue, puisque la loi prévoit l’interdiction de la diffusion de ces images. »

« Cette demande n’est pas nouvelle puisqu’elle est formulée par notre syndicat depuis 2016 à la suite de l’attentat de Magnanville au cours duquel un couple de policiers a été assassiné à son domicile », précise le secrétaire général de l’UNSA Police, Thierry Clair, auprès de Mediapart. « Nous avions alors demandé que les photos de policiers publiées dans la presse soient floutées et qu’il soit interdit de diffuser leur image sur les réseaux sociaux. »

Mais cette volonté de protéger des fonctionnaires devient rapidement un prétexte pour exiger que les forces de l’ordre ne soient plus filmées ou identifiables sur des images prises au cours de leur activité. D’autant qu’avec l’évolution de la téléphonie et la multiplication des réseaux sociaux, les violences policières, en particulier lors de mouvements sociaux comme les manifestations contre la loi Travail, en 2016, peuvent être plus facilement documentées qu’elles ne l’étaient jusqu’à présent. 

Ainsi, en 2018, dans un courrier daté du 5 novembre, le syndicat de police Alliance demande au ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, que soit interdit de filmer les policiers, « très préoccupés par l’existence d’abus du droit de capter leur image lorsqu’ils se trouvent sur la voie publique ou dans un espace public dans l’exercice de leurs fonctions »

Selon le syndicat, « au-delà de la question du droit à l’image des policiers, l’enjeu est leur sécurité », la diffusion de vidéos sur les réseaux sociaux les exposant à « être reconnus et à être, eux-mêmes ou leur famille, victimes de représailles ». Non seulement cette interdiction, qui passe par « une modification législative de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et d’expression », doit concerner les « policiers en intervention », mais aussi, « et par extension, les forces de l’ordre »

Ainsi, comme nous le révélions (à lire ici), lancée au printemps 2019 par la direction générale de la police nationale, une étude juridique était encore en cours en février dernier pour encadrer de façon plus stricte la diffusion des vidéos, notamment en floutant les policiers. 

Contacté alors par Mediapart, le sociologue Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des rapports entre la police et la population, alertait déjà : « Filmer la police est pour l’instant protégé par la loi. Mais comme toute liberté, elle est fragile et il y a toujours une possibilité de la rogner, d’autant que les velléités pour le faire sont nombreuses, en premier lieu du côté des syndicats de police. »  

Et aujourd’hui, l’ensemble des syndicats de police sont effectivement satisfaits. « Nous voulions l’interdiction de filmer et de diffuser. Nous avons été peut-être un peu trop gourmands », commente auprès de Mediapart Stanislas Gaudon, secrétaire généra

l adjoint du syndicat Alliance. « Aujourd’hui, le floutage figure dans la proposition de loi, ce qui est une belle avancée, poursuit-il. En cas d’infraction, un an de prison et 45 000 euros d’amende, ce n’est pas énorme, c’est normal. Mais il ne faudra pas se contenter d’un simple rappel à la loi. La peine devra être appliquée. »

L’esprit de l’article 24 n’est pas sans rappeler les propos tenus, le 23 septembre, par le ministre de l’intérieur sur les ondes de France Inter : « Lorsque les manifestations deviennent violentes, [ce n’est] pas de la part des policiers. C’est eux, les victimes des violences. » 

« Vers un État de police ? », a ainsi interpellé le syndicat de la magistrature, dans un communiqué publié le 4 novembre. Le but de ce texte étant, selon le syndicat, « de faire encore reculer le contrôle démocratique sur ce qui se joue, les forces de l’ordre devenant finalement les seules à échapper aux honneurs des caméras. Le jour même, l’ONG Reporters sans frontières (RSF) a quant à elle alerté sur les dangers pour la liberté de la presse.

Comment couvrir une manifestation en direct ? « Face à un journaliste en train de les filmer, des policiers pourraient présumer que ses images sont diffusées en direct dans le but de leur nuire et pourront alors procéder à son arrestation en flagrant délit pour qu’il soit poursuivi, dénonce l'ONG. Même à considérer que le risque de condamnation est faible, le journaliste aura été arrêté et empêché de couvrir les événements. »

La notion d’intention de nuire qui figure dans cet article est préoccupante aussi bien pour les journalistes que pour les citoyens. Cette intention ne pourra s’apprécier que face à un magistrat. « L’intention est une notion sujette à interprétation et qu’il est difficile de caractériser, alerte RSF. Toutes les images montrant des policiers identifiables et diffusées par des médias critiques, ou accompagnées de commentaires critiques, pourraient se voir accusées de chercher à nuire à ces policiers. Pour les journalistes, l’aléa judiciaire est réel, et le risque de condamnation existe. »

L’une des critiques les plus sévères est venue de la Défenseure des droits, dans un avis rendu le 5 novembre. Particulièrement « préoccupée par les restrictions envisagées concernant la diffusion d’images », Claire Hédon considère que « cette proposition de loi soulève des risques considérables d’atteinte à plusieurs droits fondamentaux, notamment au droit à la vie privée et à la liberté d’information ».

Concernant l’article 24 sur l’image des policiers, elle rappelle que « tout policier ou gendarme a droit au respect de sa vie privée protégée notamment par l’article 226-1 du Code pénal, mais dans le cadre de ses fonctions et en dehors des lieux privés, il ne peut s’opposer à l’enregistrement d’images ou de sons. [...] La liberté d’information, qu’elle soit le fait d’un journaliste ou d’un particulier, prime sur le droit à l’image ou au respect de la vie privée dès lors que cette liberté ne porte pas atteinte à la dignité de la personne. » 

La Défenseure des droits estime que les images des interventions de police « sont légitimes et nécessaires au fonctionnement démocratique, comme à l’exercice de ses propres missions de contrôle du comportement des forces de sécurité ». Et de conclure en guise d’avertissement, qu’elle « suivra avec la plus grande vigilance la suite des discussions parlementaires ».

Publié le 02/11/2020

Monsieur le Président

 

Ariane Ascaride (site humanite.fr)

 

La lettre de l'actrice, Ariane Ascaride, en réaction aux annonces de reconfinement d’Emmanuel Macron.

Je sais que vous êtes au four et au moulin et ma lettre ne pèse pas bien lourd face à cette marée épidémique.

Mais je ne peux pas m’empêcher de l’écrire, Monsieur le Président. Hier soir, devant ma télé, je vous écoutais avec une grande attention, mon espoir bien avant l’allocution était réduit à néant, mais ce qui fait un trou à mon âme est l’absence dans votre discours du mot culture. Pas une fois il n’a été prononcé. 

Nous sommes la France, Monsieur, pays reconnu par le monde entier et envié par tous pour la présence de sa créativité culturelle, la peinture, la musique, la littérature, la danse, l’architecture, le cinéma, le théâtre, vous remarquez, je cite mon outil de travail en dernier. Tous ces arts sont dans ce pays des lettres de noblesse que les hommes et les femmes du monde admirent. C’est un pays où marcher dans les villes raconte l’histoire du monde, où la parole dans les cinémas et les théâtres apaise, réjouit, porte à la réflexion et aux rêves ces anonymes qui s’assoient dans le noir pour respirer ensemble un temps donné. Nous sommes indispensables à l’âme humaine, nous aidons à la soigner, je ne parle même pas de tout le travail que nous faisons avec les psychiatres.

Nous sommes des fous, des trublions mais tous les rois en ont toujours eu besoin. Et hier soir silence total…

Je pensais à Mozart hier soir, au fond le regard des dirigeants n’a pas tellement changé et ça me désespère. Nous faisons du bruit, nous parlons et rions fort, nous dérangeons certes mais sans nous l’expression de la vie est réduite à néant.

Aujourd’hui je suis perdue, je sais, je veux le croire, les lieux de cultures ouvriront à nouveau et on pourra retourner dans les librairies acheter un livre que l’on glissera dans la poche de son manteau comme un porte-bonheur, un porte-vie. Mais hier soir quelque chose s’est brisé dans mon cœur. Je ne sais pas bien quoi, peut-être l’espérance, et c’est terrible pour moi, car c’est l’espérance d’écrire un beau livre, de construire un bel édifice, de faire entendre un texte magnifique, de peindre l’aura des humains, de faire chanter et danser nos spectateurs, qui nous pousse tous à travailler comme des fous, à faire des sacrifices de salaire, des sacrifices familiaux, demandez à nos familles ce qu’elles acceptent parfois pour que nous puissions donner de la joie à ces anonymes.

Voilà, Monsieur le Président, je ne pouvais pas me taire, moi, votre silence m’a démolie. Mais je me reléverai et mes amis aussi. Je voulais juste que vous mesuriez avec cet oubli combien vous vous avez écorché les rêves de ceux qui font rêver et se sentir vivant.

Avec toutes mes salutations respectueuses

 

 Publié le 31/10/2020

Démocratie immunitaire

Donatella Di Cesare

 

paru dans lundimatin#260 (site lundi.am)

 

Des sans-abri disposés provisoirement sur un parking comme des voitures. Ça se passe à Las Vegas, où les centaines d’hôtels de la ville sont fermés en raison de la crise. Mais les hôtels sont réservés à ceux qui ont de l’argent. Délogés du foyer Catholic Charities où ils avaient trouvé refuge en raison d’un cas de contamination, les sans-abri ont été alignés – en respectant la distance de sécurité – à l’intérieur de rectangles blancs tracés sur le bitume. Un handicapé a traîné là son fauteuil. Les photos sont glaçantes. Le virus braque un projecteur impitoyable sur l’apartheid social. [1]

[1] Ce texte est extrait de Un Virus Souverain - L’asphyxie...

Mória à Lesbos, l’ignoble porte de l’Europe où les réfugiés sont entassés dans des tentes et des abris délabrés. On appelle ça la détention administrative : ils sont enfermés derrière des barreaux et des barbelés, sans avoir commis la moindre faute. Gestion policière de la migration. Froid, faim, surpopulation, manque d’eau : les conditions hygiénico-sanitaires sont idéales pour l’épidémie. Mais les signaux lancés par les organisations humanitaires résonnent dans le vide. L’opinion publique européenne a d’autres choses en tête. Et, dans le fond, la guerre des États nationaux contre les migrants, favorisée et soutenue par les citoyens, fiers et jaloux de leurs propres droits, peut se poursuivre imperturbée avec quelques alliés supplémentaires.
En Inde, le Premier ministre Modi a décrété le confinement du jour au lendemain, sans le moindre avertissement. Les premières victimes de la mesure ont été les migrants internes – ils sont des centaines de milliers. D’un coup sans travail ni logement dans les mégalopoles, ils ont tenté de monter dans un bus ou un train pour rejoindre leur zone rurale d’origine. Mais le blocus était déjà en vigueur. Certains se sont mis en auto-isolement dans des arbres, privés de médicaments et de nourriture. D’autres ont parcouru à pied des kilomètres – une fuite désespérée, filmée et racontée par les réseaux sociaux, les chaînes de télé, les journaux. À côté des migrants, les autres victimes sont les Dalits, les hors-castes, les derniers des derniers, ces opprimés longtemps appelés « intouchables » car associés à des activités impures et pour cette raison discriminés.
Les pauvres et les parias ne suscitent pas la compassion ; ils provoquent plutôt un mélange de colère, de désapprobation, de peur. Le pauvre n’est pas digne de rachat, étant un consommateur raté, un moins et non un plus dans le budget serré, de même que le paria n’est qu’un inutile trou noir. Toute responsabilité dans leur sort est déclinée a priori, et la bienfaisance est un élan intermittent.
La ceinture sanitaire du désengagement risque de s’étendre démesurément. La disparité entre protégés et sans-défense, qui défie toute idée de justice, n’a jamais été si éclatante et éhontée que durant la crise provoquée par le coronavirus.

Il est difficile de comprendre ce qui arrive si, même sous le choc et saisis par l’effet de discontinuité, on ne regarde pas le passé récent. Le virus a aiguisé et exaspéré une situation déjà bien ancrée qui se trouve soudain mise en pleine lumière sous tous ses aspects les plus obscurs et infâmes. Le prisme du virus fait apparaître la démocratie des pays occidentaux comme un système d’immunité, déjà en vigueur depuis longtemps et qui opère maintenant plus ouvertement.

Dans les débats sur la démocratie, on discute des façons de la défendre, de la réformer, de l’améliorer, sans en mettre en doute ni les frontières, ni l’appartenance, ni encore moins le lien qui la fait tenir : la phobie de la contagion, la peur de l’autre, la terreur de ce qui est dehors. On oublie par conséquent que la discrimination est toujours déjà latente. Même ces citoyens qui se battent contre le racisme (ce si puissant virus !), en demandant, par exemple, d’ouvrir les frontières de leur propre pays, tiennent pour acquise la « propriété » du pays, l’appartenance nationale.

Se trouve ainsi présupposée une communauté naturelle fermée, prête à sauvegarder sa souveraine intégrité. Cette fiction puissante, qui a régné pendant des siècles, pousse à croire que la naissance suffit, comme une signature, pour appartenir à la nation. La mondialisation a beau avoir desserré ces nœuds, la perspective ne semble pas beaucoup changée. La discussion se focalise sur l’administration interne : réformer les lois, améliorer l’efficacité, moderniser les instruments de délibération, garantir les droits des minorités – démocratiser la démocratie. Mais cette perspective politique exclut la réflexion sur les frontières et néglige le nœud de l’appartenance. Le regard se concentre donc sur l’intérieur en tournant le dos à l’extérieur. Comme si les frontières étaient un fait établi, comme si une communauté tenue par l’ascendance génétique était une évidence. Considérées comme des données naturelles, ces questions sont expulsées de la politique, ou, plus exactement, dépolitisées. Ce qui signifie que la politique se base sur un fondement non politique. C’est en outre un fondement discriminatoire, qui marque un dedans et un dehors. Quoique différemment, la coercition s’exerce aussi sur le citoyen qui, tout en jouissant de protection, est saisi dans cet ordre, sans avoir pu choisir. L’architecture politique contemporaine capture et bannit, inclut et exclut.

C’est dans ce contexte que la démocratie immunitaire peut fonctionner. Il faut préciser que l’adjectif n’est nullement inoffensif, qu’il promet au contraire d’attenter et de nuire à la démocratie. Peut-on vraiment parler de « démocratie » dès lors que l’immunisation vaut pour certains et non pour d’autres ?

On oublie souvent qu’il existe des modèles différents, voire opposés, de démocratie. Le nôtre est toujours plus éloigné de celui de la pólis grecque dont nous aimons pourtant nous réclamer. Il ne s’agit pas d’en privilégier, comme le font certains, une vision louangeuse et enthousiaste, en ignorant l’exclusion des femmes de la vie publique, la déshumanisation des esclaves. Cependant, pour les citoyens grecs, l’engagement commun et la participation étaient des choses importantes.

Dans la modernité règne en revanche un modèle qui, après s’être développé dans la démocratie américaine, s’est diffusé insensiblement dans le monde occidental et occidentalisé. Il peut se synthétiser par la formule noli me tangere. C’est tout ce que le citoyen exige de la démocratie : ne me touche pas. Personnes, corps, idées doivent pouvoir exister, se déplacer, s’exprimer sans être touchés, c’est-à-dire sans être inhibés, contraints, interdits par une autorité extérieure. Du moins tant que ce n’est pas inévitable. Toute la tradition de la pensée politique libérale a insisté sur ce concept négatif de liberté. On ne demande pas la participation ; on exige en revanche la protection. Si c’est le partage du pouvoir public qui intéressait le citoyen grec, le citoyen de la démocratie immunitaire aspire avant tout à sa propre sécurité. On peut dire que c’est là la limite la plus grave du libéralisme qui confond ainsi garantie et liberté. Cette vision négative pèse sur la démocratie, réduite à un système d’immunité qui doit sauvegarder les vies humaines dans leurs multiples aspects.

À mesure que ce modèle s’est imposé, les exigences de protection se sont renforcées. C’est ce qu’a parfaitement montré Alain Brossat, en soulignant le rapport étroit entre droit et immunité. Souvent, pour les citoyens et les citoyennes, jouir de la démocratie signifie uniquement bénéficier de façon toujours plus exclusive de droits, de garanties, de défenses. Noli me tangere est le mot d’ordre tacite qui inspire et guide cette « bataille des droits » en laquelle on croit souvent voir le front le plus avancé de la civilisation et du progrès. Bien sûr, ces luttes ont été et sont encore pertinentes. Mais la question soulevée ici est autre.

La condition d’immunité réservée aux uns, les protégés, les préservés, les garantis, est niée aux autres, les exposés, les parias, les abandonnés. On souhaite des soins, de l’assistance, des droits pour tous. Mais la sphère du « tous » est toujours plus fermée : elle a des frontières, elle exclut, elle laisse derrière des restes. L’inclusion est un mirage flagrant, l’égalité une parole vide qui sonne désormais comme un affront. Le décalage s’agrandit, l’écart s’approfondit. Ce n’est plus seulement l’apartheid des pauvres. La ligne de partage est précisément l’immunité, qui creuse le sillon de la séparation. À l’intérieur même des sociétés occidentales. Et plus encore au-dehors, dans l’immense hinterland de la misère, dans les périphéries planétaires de l’abattement et de la désolation. Là où survivent les perdants de la mondialisation, le système de garanties et d’assurances n’arrive pas. Internés dans des camps, parqués dans les vides urbains, jetés et entassés comme des ordures, ils attendent patiemment un éventuel recyclage. Mais le monde du jetable n’a que faire de l’excédent. Les déchets polluent. Mieux vaut, par conséquent, se tenir à bonne distance de ces contaminés, contaminables, source de mal, cause de contagion.

Cette autre humanité – mais sont-ils bien « humains » ? – est livrée inexorablement à des violences en tous genres, guerres, génocides, famine, exploitation sexuelle, nouveaux esclavages, maladies. Aux dispositifs de contrôle dans notre monde répondent le désordre et le déchaînement ininterrompu des forces naturelles dans l’autre. Réduits à de simples corps, les « sauvages » pourront faire face à des infections sauvages, des épidémies persistantes, comme le sida, des virus mortels, comme Ebola, qui sont à peine mentionnés dans la presse et ne rentrent pas dans le récit dominant. Au fond de lui, le citoyen inscrit dans la démocratie libérale croit que l’abandon des parias est la conséquence de leur barbarie.

Le paradigme immunitaire est à la base de la froideur imperturbable que les immuns affichent face à la douleur des « autres », non les autres en général mais les contaminables. Là-bas la douleur est un destin tracé, une inéluctabilité ; ici le moindre malaise doit être apaisé, le plus léger trouble éliminé. Cela aussi c’est une frontière. L’anesthésie fait partie de l’histoire démocratique. Laurent de Sutter en a parlé dans son livre sur le narco-capitalisme. S’immuniser signifie donc aussi s’anesthésier. On peut ainsi être les spectateurs impassibles d’injustices terribles, de crimes féroces, sans éprouver d’angoisse, sans se soulever d’indignation. Le désastre glisse sur l’écran sans laisser de trace. Même connecté, le citoyen immun est toujours déjà dégagé, exempt, indemne. L’anesthésie démocratique ôte la sensibilité, paralyse le nerf à nu. Parler d’« indifférence », comme beaucoup le font, c’est réduire à un choix moral personnel une question éminemment politique. Au fond, même le thème du racisme peut en être l’illustration. Il s’agit plutôt d’une tétanie affective, d’une contraction spasmodique qui provoque un engourdissement irréversible.

Plus l’immunisation devient exigeante et exclusive pour qui est dedans, plus implacable est l’exposition des superflus au-dehors. Ainsi fonctionne la démocratie immunitaire.

Le double standard avait été bien rodé par l’expérience totalitaire. Dans sa célèbre analyse du totalitarisme, Hannah Arendt lançait plus d’un avertissement. Les non-personnes – cette « lie de la terre » flottant entre les frontières nationales – finiraient réduites à un état de nature,

à une vie nue et sans défense, où elles ne pourraient pas même conserver leur humanité. C’est le naufrage des droits humains qui était pointé du doigt. Dans le monde actuel qui, effaçant la mémoire d’un coup d’éponge, a cru se séparer du passé totalitaire, le double standard est devenu une dualité bien établie, une division tracée par le mouvement même de la civilisation, un partage qui se donne pour une lutte contre la barbarie, un progrès démocratique.

Bien sûr, la condition d’immunité n’est pas un droit garanti mais une norme générale qui varie, suivant les dynamiques du pouvoir, y compris à l’intérieur des démocraties libérales. Il suffit de penser au corps des femmes qui risquent abus et discriminations, entre les murs domestiques comme sur leur lieu de travail. Et le corps du clochard arrêté dans un commissariat est tout sauf intangible lui aussi, de même que celui du vieillard relégué dans une maison de retraite.

L’important est que l’immunisation vise à protéger le corps (et l’esprit) de chaque citoyen. Les formes d’aversion se multiplient, la phobie du contact se répand, le mouvement de rétraction devient spontané. C’est précisément dans cette rétraction qu’il faut voir la tendance du citoyen à s’éloigner de la pólis et de tout ce qui réunit. Il n’en répond plus. Il est dés-affecté. Mais l’anesthésie du citoyen immunisé, la basse intensité de ses passions politiques, qui font de lui le spectateur impassible du désastre du monde, sont aussi sa condamnation. Là où règne l’immunité, la communauté se dérobe. C’est ce qu’a expliqué Roberto Esposito en plaçant au centre du lien de la communauté la crainte de la mort. C’est aujourd’hui une peur très insaisissable, diffuse et incertaine, qui coagule ponctuellement la communauté d’un « nous » fantasmatique.

Dans le mot latin immunitas il y a la racine munus, un terme difficile à traduire, qui signifie tribut, don, charge, mais dans le sens d’une dette jamais remboursable, d’une obligation mutuelle, qui lie inexorablement. En être exemptés, dispensés, c’est précisément être immuns. Le contraire d’immun est commun. Individuel et collectif, en revanche, sont les deux faces symétriques du régime immunitaire. Commun indique le partage de l’engagement réciproque. Il ne s’agit en aucun cas d’une fusion. Faire partie d’une communauté implique d’être liés, obligés les uns envers les autres, constamment exposés, toujours vulnérables.

C’est pourquoi la communauté est constitutivement ouverte ; elle ne peut pas se présenter comme une forteresse identique à elle-même, fermée, défendue, protégée. Auquel cas ce serait plutôt un régime immunitaire. De fait, ce qui s’est produit, ces dernières années surtout, c’est un étrange quiproquo qui nous a fait prendre la communauté pour son contraire, l’immunité. Cette dérive est sous les yeux de tous. La démocratie se débat ainsi entre deux tendances opposées et inconciliables. Là se jouera son futur. La démocratie immunitaire est pauvre en communauté – elle en est désormais quasi privée. Quand on parle de « communauté » on entend seulement un ensemble d’institutions qui renvoient à un principe d’autorité. Le citoyen est soumis à celui qui lui garantit protection. Il se garde en revanche de l’exposition à l’autre, il se préserve du risque de contact. L’autre est infection, contamination, contagion.

La politique immunisante repousse toujours et en tout cas l’altérité. La frontière devient le cordon sanitaire. Tout ce qui vient de dehors rallume la peur, réveille le trauma contre lequel le corps des citoyens a cru s’immuniser. L’étranger est l’intrus par excellence. L’immigration est donc apparue comme la menace la plus inquiétante.

Mais les effets dévastateurs de l’immunisation, un grand nombre de maladies auto-immunes notamment, retombent sur les citoyens eux-mêmes et ce n’est sans doute qu’à présent, dans cette crise épochale, qu’ils émergent clairement. Par exemple, là où l’administrateur souverain finit par révéler, derrière le masque, son visage obscur, monstrueux, en laissant mourir par négligence, détachement, incompétence.

Le citoyen de la démocratie immunitaire, privé d’accès à l’expérience de l’autre, se résigne à suivre toutes les règles hygiénico-sanitaires et il n’a pas de difficulté à se reconnaître comme patient. La politique et la médecine, deux sphères hétérogènes, se superposent et se confondent. On ne sait pas où finit le droit et où commence la santé. L’action politique tend à prendre un tour médical tandis que la pratique médicale se politise. Là aussi le nazisme a fait école – aussi scandaleux qu’il puisse sembler de le rappeler.

Le citoyen-patient, plus patient que citoyen, bien qu’il puisse apparemment jouir de défenses et de protections, et profiter d’une vie en zone anesthético-immunitaire, ne pourra manquer de s’interroger sur les aboutissements d’une démocratie médico-pastorale, de regarder avec inquiétude l’ascendant de la réaction auto-immune.

[1] Ce texte est extrait de Un Virus Souverain - L’asphyxie capitaliste de Donatella Di Cesare qui vient de paraître au

Publié le 29/10/2020

Reconfinement : serait-il possible d’avoir un débat collectif sur la manière d’endiguer l’épidémie ?

 

par Rachel Knaebel (site bastamag.net)

 

Les autorités ont répondu au Covid par des mesures imposées par le haut. Une autre politique de santé publique est pourtant possible. Que nous apprennent les décennies de lutte contre le sida ? Peut-on envisager une réponse au Covid plus participative ? Réponses avec Gabriel Girard, sociologue, chercheur à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, et militant de la lutte contre le VIH.

Basta !  : Si l’on compare l’épidémie de Covid à celle du VIH, en quoi diffèrent-elles ?

Gabriel Girard [1] : Ce qui est très différent, c’est la temporalité. Le VIH a mis plusieurs années à arriver à une dimension publique. Entre le début de l’épidémie et le moment où cela a été perçu comme telle, où les premiers cas ont été identifiés et reliés à un virus, soit pendant plusieurs années, des gens mourraient de manière inexpliquée. Il a fallu relier les morts entre eux pour comprendre ce qui se jouait. Même une fois identifié, le fait que le virus affectait principalement des groupes de population minoritaires ou déjà discriminés a contribué à un retard de prise en charge publique de l’épidémie. C’est une grosse différence d’avec le Covid.

Sur le coronavirus, en seulement quelques semaines, on est passé d’une alerte en Chine à une pandémie mondiale. Sur le VIH, il a fallu beaucoup de temps pour que cela devienne une question de société, collective, et pas juste une préoccupation des communautés principalement touchées. À la fin des années 1980, il y avait encore très peu de choses faites en matière de politique de santé pour lutter contre le VIH. Notamment aux États-Unis, les communautés toxicomanes, homosexuelles, ou de personnes racisées, étaient abandonnées par la santé publique officielle.

Quand les autorités sanitaires se sont finalement intéressées au VIH, ont-elles été obligées d’écouter les premiers concernés qui avaient déjà accumulé des savoirs sur l’épidémie ?

L’expertise médicale a été balbutiante sur le VIH pendant longtemps. De fait, pendant la première décennie de l’épidémie, et même après, l’expertise première sur le virus était celle des personnes concernées, qui s’étaient auto-organisées pour comprendre, s’entraider ou faire de la prévention. Elles ont ensuite acquis une légitimité importante à s’exprimer sur le virus, car en face, les pouvoirs publics avaient plusieurs trains de retard. C’est très impressionnant historiquement de voir cette prise de pouvoir des patients et des personnes concernées, en quelque sorte contrainte et forcée, mais qui a abouti à la création d’une expertise profane très puissante, dont les échos se font toujours sentir aujourd’hui.

Dans la lutte contre le Covid, les autorités sanitaires ne se sont pas assez tournées vers les associations de patients ?

C’est en effet surprenant de voir qu’après plus de vingt ans de démocratie sanitaire, avec un tas d’instances, de comités, les associations de patients et leurs regroupements comme France Asso santé – un attirail de structures où les usagers de la santé sont représentés –, ces associations aient été si peu impliquées face à la crise du Covid. Tout cela a été balayé. Ces personnes n’ont pas été consultées, ou alors tardivement. Ce sont les professionnels de santé, les médecins infectiologues en particulier, qui ont pris le pouvoir sur la diffusion de l’information, sur la parole publique, parce que c’était aussi vers eux que se tournaient les médias, notamment car ils étaient confrontés à l’épidémie en première ligne avec leurs équipes.

Ces infectiologues sont des visages connus de la lutte contre le sida, qu’on croise dans les instances et les rencontres sur la recherche contre le VIH. Cela fait bizarre de les voir dans cette situation face au Covid, comme s’ils avaient oublié que sur une autre pathologie qu’ils connaissent bien, il existe des mécanismes de participation des personnes concernées et de la société civile. Ce qu’ils vont répondre, c’est qu’il ne s’agit pas des mêmes patients, que les patients Covid sont très peu organisés, que les temporalités sont aussi très différentes. Certes, mais je trouve qu’aujourd’hui, il y a un silence assourdissant autour des patients Covid, même si au printemps, les médias relayaient quelques témoignages de personnes atteintes et de leurs proches. Ce sont maintenant plutôt les soignants qui sont présentés comme les premiers concernés.

Dans cette réponse au Covid, comme face au VIH, on retrouve cette tension entre culpabiliser, voire criminaliser, ou au contraire faire confiance en responsabilisant…

Il y a une tentation permanente de punir celui qui a été le transmetteur du virus ou qui ne s’est pas protégé. Sur le VIH, la criminalisation de la transmission existe toujours. C’est dramatique, car criminaliser, c’est une double peine pour les personnes : on est séropositif et en plus on peut aller en prison, dans certains pays comme le Canada, si on a exposé un partenaire lors d’une relation sexuelle. Au Canada, la simple exposition au virus est pénalisée, même sans transmission. Ce sont des cas rares, mais des gens sont en prison pour cela, et ce sont surtout des personnes racisées. Cela n’incite pas les gens à se faire dépister, car quand on ne connaît pas son statut, on n’est pas responsable pénalement.

Pour le Covid, la criminalisation passe par la répression policière, les amendes, ce qui va à l’encontre d’une appropriation collective des mesures de prévention et de précaution. La réponse, c’est une amende de 135 euros, et bien plus en cas de « récidive », alors qu’on pourrait aussi essayer de comprendre pourquoi des gens se retrouvent dans une situation dans laquelle ils n’ont pas de masque ou n’ont d’autre choix que de sortir.

Comment réagissez-vous à la mise en place du couvre-feu, alors que de nouvelles mesures encore plus restrictives se préparent ?

Il faudra regarder cela avec un peu de recul. On a peu de visibilité sur la stratégie réelle, on manque de vision à plus long terme, d’explications sur pourquoi telle décision est prise, de ce qui en est attendu comme effets. Cette mesure semble seulement réactive. Je pense que des gens au niveau des autorités ont une vision de ce qui doit être fait sur le moyen et long terme, mais ils ne l’expliquent pas assez, ce qui ne donne aucune capacité d’en débattre publiquement.

Il serait possible d’avoir un débat collectif sur un plan d’endiguement de l’épidémie, sur comment on le pense nationalement mais aussi localement. Pour que cela soit efficace, ce devrait être un débat public, qui associe les citoyens et les associations implantées localement. À l’inverse, nous sommes retombés face au Covid dans une santé publique très descendante. C’est l’État qui décide et impose des mesures aux gens. Je pense que ce côté martial est à la hauteur du sentiment d’impuissance que peuvent ressentir nos décideurs face à l’épidémie. Politiquement, les autorités ont sûrement l’impression que cela va être le plus efficace. Mais en pratique, cela se heurte à beaucoup de résistances, car il y a de l’incompréhension et surtout un manque de concertation avec la population. C’est un raté par rapport à ce qu’on a pu apprendre de la lutte contre le sida. Alors que la question face au Covid est aussi de savoir comment vivre avec ce virus, intelligemment, collectivement, en discutant des conditions, des mesures à prendre, des mesures acceptables, et de comment les ajuster localement.

Ce besoin de participation locale, c’est ce que vous entendez par le terme de « santé communautaire » que vous appelez de vos vœux ?

Le concept de santé communautaire vient du monde anglo-saxon, de l’organisation communautaire mise en place aux États-Unis dans les années 1950-1960 dans des contextes de grande pauvreté. Des travailleurs sociaux se sont demandés comment faire autrement qu’une réponse strictement individuelle face à des problématiques de pauvreté, d’accès à la nourriture, à la santé : comment organiser les gens à l’échelle d’un quartier ou d’une petite ville, par exemple, pour qu’ils mutualisent leurs besoins, et élaborent des réponses collectives aux injustices qu’ils vivent.

Ce type d’expérience a transité par le Québec où la santé communautaire a été très populaire dans les années 1970, avec l’organisation d’un réseau de santé locale à forte composante communautaire. Il s’agissait d’établir un état des lieux des besoins de santé à l’échelle souvent d’un quartier ou d’une région, d’en connaître la population, la structure des âges, les pathologies, pour répondre au plus près des réalités vécues. Au Québec, au départ de cette politique de santé communautaire, la population était représentée dans les instances de santé au niveau local, régional puis national, pour faire valoir le point de vue des personnes ciblées par les politiques de santé.

Cette approche-là a été reprise et s’est popularisée en France dans la lutte contre le sida, avec le croisement des expériences minoritaires et de la santé communautaire comme stratégie d’intervention. Il s’agit de partir de l’expérience vécue et d’en faire quelque chose de collectif pour le politiser.

Ce sont des processus qui prennent du temps. Donc, c’est sûr qu’à l’échelle du Covid, ce n’est pas évident à mettre en place. Mais s’il existait des structures locales de santé où les gens pouvaient partager leurs besoins et leurs vécus, peut-être qu’on aurait vu émerger des choses intéressantes, sur la question des masques, sur la difficulté de se procurer du gel hydroalcoolique, sur la compréhension des mécanismes de transmission. Nous avons manqué d’espace pour collectiviser cela, notamment dans des quartiers défavorisés.

 

Voyez-vous aujourd’hui une opportunité que la participation de la population dans les politiques de santé publique soit considérée à la faveur de cette crise ?

Ce que je dis ici, un certain nombre de personnes du milieu de la santé publique le disent aussi, que le fait de ne pas avoir été capable de construire une réponse collective au Covid à l’échelle locale, régionale et nationale, est un gros échec de la santé publique en France. Le possible « Ségur de la santé publique » annoncé par Olivier Véran à la clôture du Ségur de la santé, en juillet, pourrait être, j’espère, un espace où ce débat aura lieu, autour de pistes concrètes. Pour moi, cela devrait être un Ségur qui inclut la santé communautaire avec une place pour une vision plus contestataire de la santé publique.

Dans la réponse des autorités à cette épidémie, surtout face au confinement, l’État a renvoyé une représentation de la population où tout le monde est censé vivre dans un foyer familial, ou au moins en couple cohabitant. Toutes les autres formes de vie en commun et d’intimité ne semblent pas exister dans la vision des politiques sanitaires…

L’État est historiquement très réticent à communiquer sur la sexualité. Dans l’histoire de la prévention sur le VIH, cette communication a été en grande partie déléguée aux associations. Sur le Covid, les associations, notamment Aides, ont émis des recommandations, qui visaient plus la communauté gay. Il s’agit de recommandations très concrètes sur la sexualité face au risque de transmission du coronavirus, avec une échelle de risques. Dans tous les cas, le message global d’Aides, c’est « Faites des choix en conscience » : si on a une relation sexuelle avec un ou une partenaire occasionnel, le risque de transmission du Covid est présent, il faut en être conscient, en avoir discuté avec ses partenaires pour réagir en cas de symptômes. C’est de la responsabilisation individuelle et de l’empowerment.

Cette crise a révélé que l’image dominante dans les discours des autorités sanitaires est toujours celle de la famille nucléaire hétéro, où il y a des relations sexuelles dans un couple et c’est tout. Comme ça, l’État n’a pas à se poser de questions… Car toutes les autres situations, des gens célibataires, des gens multipartenaires, compliquent les choses. C’est comme si le Covid avait réaffirmé l’étroitesse des imaginaires institutionnels sur la sexualité.

Recueilli par Rachel Knaebel

 

Notes

[1] Gabriel Girard est sociologue, franco-canadien, chercheur à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), militant de la lutte contre le sida.

 Publié le 24/10/2020

Ghaleb Bencheikh : « En ces temps obscurcis, faire rayonner l’islam des Lumières »

 

Latifa Madani (site humanite.fr)

 

Ce vendredi, les pratiquants sont appelés par diverses instances religieuses musulmanes françaises à prier à la mémoire de Samuel Paty. L’islamologue Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation de l’islam de France, montre en quoi la religion du Coran doit faire face à de multiples défis, parmi eux, la lutte contre l’islamisme. Entretien.

Comment expliquez-vous l’acte de Conflans-Sainte-Honorine ? Comment expliquer que l’on tue pour des caricatures ?

Ghaleb Bencheikh Hélas, le cauchemar continue. C’est le énième attentat, réussi, spectaculaire au sens premier du terme, qui ôte une vie humaine, en l’occurrence celle du professeur Samuel Paty, commis au nom d’une religion. Il est le fait du passage à l’acte d’un post-adolescent, inculte et ignare, fanatisé, à qui on a suggéré, fait savoir ou ordonné qu’il y a un mécréant qui s’attaque à la figure sacralisée du Prophète. Celui qui a commis cet acte méconnaît le respect que la tradition islamique porte à celui qui enseigne. Aujourd’hui le temps est au recueillement, mais aussi à la volonté invincible d’en finir une bonne fois pour toutes avec ce terrorisme abject. Notre détermination à venir à bout de ces actes est absolue. Notre volonté de résistance est totale.

Comment faire la part des choses entre islam et islamisme ? Pourquoi y a-t-il tant de mal à lever les amalgames ?

Ghaleb Bencheikh La première raison – sans autoflagellation aucune, sans haine de soi et sans même m’appesantir sur le passé – est que, quand les crimes au nom de la tradition religieuse islamique ont commencé à être perpétrés et que le terrorisme islamiste a sévi, nous n’avons pas entendu suffisamment et avec force les voix des hiérarques musulmans condamner sans équivoque ces dérives meurtrières. Je pense à l’Algérie lors de la décennie noire, à la Jamaa islamiya en Égypte, à Boko Haram au Nigeria, etc. Les préceptes islamiques de bonté, d’amour, de miséricorde, les messages de paix, de fraternité ont été bafoués depuis longtemps et avilis par les djihadistes et les extrémistes. Cela a laissé dans l’esprit de beaucoup, et a fortiori dans l’esprit de non-musulmans, comme un soupçon de complicité tacite. Ensuite, il est vrai, devant l’horreur qui allait crescendo, ces mêmes hiérarques ont commencé à condamner, à dire halte à l’amalgame, ceci n’a rien à voir avec l’islam, c’est une religion de paix. Mais cela n’était pas suffisant. Depuis le Bataclan, Charlie et l’Hyper Cacher, certains continuent à dire oui, nous condamnons mais n’oublions pas que les musulmans sont stigmatisés aussi. Ce discours est devenu insupportable et inaudible. Tout comme est dangereux ce discours qui consiste, quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez, à prétendre que la violence est intrinsèque, propre à l’islam. C’est la zemmourisation des esprits : des propos à l’emporte-pièce, sans analyse, sans distanciation, un déversoir de haine et d’hostilité, du ressentiment, voire une forme de racisme contre les adeptes de telle ou telle religion. La démission de l’esprit et la défaite de la pensée donnent lieu à une confusion terrible des registres : le registre théologique avec le registre social et politique. Dans l’actuelle séquence, malheureuse, de telles paroles se libèrent davantage. Nous devons en sortir par le haut.

Pour quelles raisons, en 2020, l’islam de France n’a pas encore trouvé sa place malgré la présence de 5 millions à 6 millions de citoyens de confession ou de culture musulmane ?

Ghaleb Bencheikh Nous avons connu trois décennies d’individus, le plus souvent autoproclamés, parlant au nom de l’islam alors qu’ils sont totalement incompétents. Ajoutez à cela les divisions et ce qu’on appelle l’islam consulaire. Un terrible paradoxe. Des puissances étrangères, loin d’être démocratiques, se mêlent de l’islam de France alors même qu’il est demandé à l’État français, en vertu de la loi de séparation de 1905, de ne pas se mêler de l’organisation interne des cultes. Ici, certains gouvernements ont géré l’affaire islamique en laissant jouer le clientélisme, comme on le faisait dans les Républiques bananières. Le meilleur exemple est la manière qui a présidé à l’instauration du « machin », le fameux Conseil français du culte musulman. En 2003, un ancien ministre de l’Intérieur, pressé de devenir président, réunissait des consultants, devenus, en un week-end, dirigeants d’un organe dit « représentatif », censé gérer les questions cultuelles islamiques. Résultat : ils n’ont rien fait, laissant le terrain vide et une jeunesse à la merci de prédicateurs et d’idéologues médiocres et dangereux, en quête de leadership.

Vous militez pour un travail de refondation de la pensée islamique. Ne vous sentez-vous pas un peu seul dans cette école de l’islam des Lumières au moment où semblent dominer les thèses fondamentalistes et salafistes ?

Ghaleb Bencheikh Les idées, surtout si on y croit sans dogmatisme, qu’on les soumet à la confrontation, à l’argument rationnel, il faut les semer. Je n’ai pas l’impression que ce que je défends soit nouveau. Il existe une lignée de réformateurs. Il est vrai, aujourd’hui, nous avons une régression dans la régression. Une première régression tragique, après un apogée civilisationnel, peut-être avec Soliman le Magnifique du temps de l’Empire ottoman, lui-même concomitant à deux autres empires, moghol et sassanide. La civilisation islamique fut une civilisation impériale. Il y a eu déclin et colonisabilité. La colonisation fut une abomination absolue. Elle a été suivie par une trahison des idéaux des révolutions de recouvrement des indépendances. Ce fut le cas en Algérie lorsque ont été trahies les résolutions du congrès de la Soummam. Puis a commencé le flirt avec les sirènes islamisantes. Nous devons en finir avec l’idée que, avant 622, avant l’hégire, ce fut l’obscurantisme et après les lumières de la foi, que nous n’avons pas besoin d’autre chose que ce que le Coran nous donne. Cela est asphyxiant et mortel, et malheureusement c’est ce que nous entendons de plus en plus. On judiciarise la non-observance du jeûne, on punit de mort le blasphème, on applique la peine capitale pour des considérations de conscience. Criminaliser l’apostasie est criminel. Cela ne peut pas continuer comme ça et ce n’est pas l’idée que nous nous faisons de la révélation coranique.

Comment opérer cette refondation de la pensée islamique ?

Ghaleb Bencheikh La séquence Descartes et Freud a été ratée en contexte islamique. Il est temps de la rattraper, de l’assimiler puis de la critiquer et de la dépasser. Nous sommes en 2020, au XXIe siècle. La refondation doit s’atteler à des chantiers colossaux : liberté, égalité, désacralisation de la violence, autonomie du champ de la connaissance. D’abord les libertés fondamentales, notamment la liberté de conscience, et ses corollaires, la liberté d’expression et d’opinion, croire, ne pas croire, pouvoir changer de croyance. Ensuite, l’égalité entre les êtres humains. Les ressources pour pouvoir l’établir existent dans le patrimoine islamique mais cela n’est pas suffisant. La refondation de la pensée théologique a besoin d’asseoir et de trouver les arguments contemporains dans la modernité. La désacralisation de la violence va de pair avec l’autonomisation du champ du savoir par rapport à celui de la révélation et de la croyance. On ne peut pas dire « si c’est conforme au Coran on l’étudie, et si ce n’est pas conforme, on le rejette ». Il faut en finir avec l’obsession de la norme religieuse, du licite et de l’illicite, jusqu’à la névrose. Dans l’histoire, pourtant, une liberté par rapport au texte a existé, nous ne comprenons pas pourquoi ce n’est plus possible. C’est pourquoi il ne s’agit pas d’opérer un simple aggiornamento, mais une vraie refondation qui passe aussi par la réinterprétation des textes. En résumé, « transgresser, déplacer, dépasser », comme le dit le grand penseur de l’islam Mohammed Arkoun. Transgresser des tabous car on a rendu le sacré obèse et de plus en plus asphyxiant. Ouvrir les clôtures dogmatiques, se libérer des enfermements doctrinaux, déplacer les études du sacré vers d’autres horizons cognitifs, porteurs de sens et d’espérance comme le sont les disciplines des sciences de l’homme et de la société. Pour y arriver nous devons en finir avec la pression communautaire. Il est temps qu’il y ait émancipation du sujet musulman. Qu’il devienne citoyen.

C’est pour cela que vous appeliez, en 2019, à ce que l’islam soit « une cause nationale » ?

Ghaleb Bencheikh Oui, c’est l’affaire des musulmans certes, mais c’est un enjeu de civilisation et une cause nationale parce que cela concerne l’ensemble des citoyens. Il y a tout de même, entre la France et l’islam, une histoire pluriséculaire, faite de conflits, certes, mais aussi d’échanges auréolés d’une vraie philosophie de la relation. « L’islam fait partie intégrante de notre histoire collective », ainsi que le rappelle Jean-Pierre Chevènement, à qui j’ai succédé à la tête de la Fondation.

La Fondation de l’islam de France peut-elle lutter efficacement contre l’islamisme ?

Ghaleb Bencheikh Sa vocation première est d’endiguer la déferlante wahabo-salafiste, réductrice et manichéenne, qui nourrit le terrorisme djihadiste. Elle a des missions éducatives, culturelles, sociales. Nous devons recouvrer une discipline de prestige en France qui est l’islamologie savante, reconnaître à l’islam sa complexité et ses apports à l’universalité. On ne peut pas ramener toute une civilisation à une affaire de certificat de « virginité ». La Fondation agit pour que la jeunesse qui tend à s’abreuver sur Internet auprès de « Cheikh Google.zero » ne soit pas livrée aux proies faciles des charlatans et des islamistes. Elle essaie de faire sa part pour préserver les enfants des quartiers des germes et tentations djihadistes. De nombreuses mères de famille m’interpellent, en me disant : « Aidez-nous, nos enfants n’ont que le choix entre la délinquance et la radicalisation. »

De quels outils la Fondation dispose-t-elle ?

Ghaleb Bencheikh Je citerai notre campus numérique Lumières d’islam, dont l’ambition est d’en faire très vite le premier site de référence francophone islamique, dans les aspects civilisationnels, culturels, artistiques, littéraires, d’islamologie et même spirituels. L’objectif est de renouer avec les humanités et avec l’humanisme en contexte islamique, oblitérés et effacés des mémoires, insoupçonnés même. Outre l’université digitale, nous avons des universités populaires itinérantes qui, de ville en ville, de quartier en quartier, portent le débat, la confrontation des idées. Un débat citoyen entre musulmans et non-musulmans, pour apprivoiser les peurs, exorciser les hantises et un débat intra-islamique. Une réelle dynamique a été stoppée par la pandémie. La Fondation octroie des bourses pour les étudiants et dispense une formation civique (profane et laïque) des prédicateurs, des aumôniers, des imans. À l’heure actuelle, leur formation ne se hisse même pas aux exigences de la théologie classique.

N’est-il pas important aussi, comme le disait Abdelwahab Meddeb, de « relever chez les musulmans l’estime de soi et chez les non-musulmans la considération due à l’islam » ?

Ghaleb Bencheikh C’est ce qu’il faut faire, et alors nous aurions réussi notre mission. Et du coup apaisé les tensions, normalisé, voire banalisé le fait islamique en France. C’est pour cela que c’est une cause nationale.

Ne pensez-vous pas, a contrario, que l’on s’en éloigne dans le climat actuel ?

Ghaleb Bencheikh Une parole inintelligente s’est libérée malheureusement. La machine s’est emballée. Elle risque encore d’envenimer la situation. Espérons que le paroxysme de ce drame soit atteint, qu’après ces convulsions vienne le temps de l’analyse. Nous savons que les extrémistes se nourrissent les uns des autres. Et nous nous retrouvons pris en tenaille entre l’extrémisme djihadiste et celui de l’extrême droite et de la droite « identitariste » et suprémaciste. Tout cela, aussi, à cause de beaucoup de démissions, y compris politiques. Nous sommes en pleine tempête. Il y a les barreurs de grand temps et les barreurs de petit temps. Il faut que nous tenions la barre des grands temps, ne pas abdiquer. Cela prendra du temps mais il faut passer à une autre séquence.

Publié le 20/10/2020

Précarité. La pauvreté, un phénomène massif négligé par les autorités

 

Camille Bauer (site humanite.fr)

 

Près d’un million de personnes supplémentaires pourraient passer sous le seuil de pauvreté d’ici à la fin de l’année. Le premier ministre doit annoncer des mesures samedi, mais le chef de l’État a d’ores et déjà rejeté toute augmentation ou élargissement des minima sociaux.

Cela fait des semaines que les associations de lutte contre la précarité tirent la sonnette d’alarme quant aux conséquences de la crise sanitaire et économique engendrée par l’épidémie de Covid-19. « Nous sommes aujourd’hui face à une aggravation, un basculement et un ancrage d’une frange de la population dans la grande précarité », résumait récemment le collectif d’associations Alerte, alors que se déroule, ce samedi, la Journée mondiale du refus de la misère. Une réalité que le président de la République ne nie pas. Lors de son intervention télévisée mercredi soir, Emmanuel Macron a reconnu que cette crise est « inégalitaire » et frappe d’abord « les plus précaires ». Sauf que la réponse apportée n’est pas à la hauteur et se résume, une fois encore, à une aumône, le chef de l’État ayant rejeté l’idée d’augmenter et d’étendre le RSA.

Si on n’est pas encore face à un tsunami, la vague est bel et bien déjà là. Premier signe de cette dégradation, l’augmentation de la demande d’aide alimentaire, en augmentation, depuis la période du confinement . « Entre mars et fin août, la croissance a été de 20 à 25 %, note Laurence Champier, directrice fédérale du réseau des banques alimentaires. Rien que sur les Bouches-du-Rhône, on est passé de 65 000 à 95 000 tonnes distribuées par semaine, soit 90 000 repas supplémentaires servis par rapport à l’année dernière à la même période. » En Seine-Saint-Denis, le Secours populaire a vu le nombre de bénéficiaires de colis alimentaire croître de 75 % par rapport à 2019. Début septembre, le ministre de la Santé et des Solidarités estimait à plus de 8 millions le nombre de Français qui auraient besoin d’aide alimentaire, contre 5,5 l’an dernier.

La croissance du nombre d’inscrits au RSA est un autre indicateur du basculement d’une partie croissante de la population dans la pauvreté. Aucun territoire n’est épargné, de la rurale Corrèze, où la hausse atteint 16,7 %, jusqu’à la capitale, où le nombre d’allocataires est passé, en août, à 68 000, contre 61 000 en 2019. La semaine dernière, l’Association des départements de France (ADF) a sonné l’alarme. Elle a calculé que pour les départements, qui assument le règlement de cette allocation, le coût du RSA a, en moyenne, augmenté, en août, de 9,2 % par rapport à 2019. L’ADF demande un réinvestissement de l’État qui, à force de désengagements, ne rembourse plus que 66 % des dépenses de RSA. Les associations plaident, elles, pour une recentralisation du RSA, pour garantir son financement et limiter la tendance de certains à faire des économies en sanctionnant les bénéficiaires.

La crise survient dans un contexte déjà dégradé pour les plus pauvres

Le profil, aussi, des personnes qui basculent dans la misère, a lui aussi évolué. « Nous voyons apparaître des catégories que nous ne connaissions pas. Ce sont des gens qui avaient tout juste la tête hors de l’eau et qui, quand un accident collectif survient, plongent dans la précarité », explique Véronique Fayet, présidente du Secours catholique. Parmi eux, tous ceux, en intérim ou emploi précaire, dont les contrats n’ont pas été renouvelés, ceux qui n’ont pas travaillé assez longtemps pour avoir droit au chômage, où ceux dont le niveau d’allocation est insuffisant pour subvenir aux besoins du ménage. Il y a aussi ceux qui travaillent à temps partiel. « Une partie de la classe moyenne est aussi affectée : les autoentrepreneurs, les commerçants ou les indépendants », ajoute Florent Gueguen, président de la Fédération des associations de solidarité. La crise survient dans un contexte déjà dégradé pour les plus pauvres. « Début 2020, une étude de l’Observatoire français de la conjoncture économique notait déjà que, depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, les 2 % les plus riches avaient vu leur pouvoir d’achat augmenter, mais les 20 % les plus pauvres en avaient perdu, en raison du gel et la désindexation de certains minima sociaux comme l’APL ou le RSA », note Véronique Fayet. Non seulement le taux de pauvreté a augmenté ces dernières années, mais une étude de l’Insee (Institut national de la statistique) montrait jeudi qu’il était de plus en plus difficile d’en sortir : 70 % des personnes pauvres en 2016 l’étaient encore l’année suivante, contre 63 % entre 2008 et 2009.

Plus précaires avant la crise, les jeunes sont les plus touchés. Faute d’accès au RSA, les 18-25 ans sont affectés de plein fouet par la moindre baisse de revenus. Jamais les associations n’en ont vu autant pousser leurs portes. « Nous aidons actuellement 3 000 étudiants, contre 100 à 150 en 2019. Beaucoup ont perdu leur petit boulot et n’ont plus aucune ressource pour payer leurs études », observe Philippe Portmann, à la tête du Secours populaire en Seine-Saint-Denis. Il cite l’exemple d’un étudiant qui survivait en donnant des cours et a perdu quatre de ses cinq élèves. « Il se retrouve avec 200 euros de revenu alors que son loyer est à 250 euros. »

Pendant le confinement, les 20 % les plus pauvres se sont endettés
 

Et l’avenir n’est pas radieux. « L’annonce que la crise va faire entre 800 000 et 1 million de chômeurs nous inquiète. Ceux-là, on va les voir arriver en janvier », remarque Laurence Champier. Même inquiétude au Secours populaire. « Nous n’avons aucune visibilité sur la croissance à venir parce qu’on ne voit pas encore arriver les salariés licenciés. Mais on sait qu’ils vont venir et qu’il y aura encore plus de demandes quand leurs allocations chômage prendront fin », renchérit Philippe Portmann. Malgré les 100 millions d’euros débloqués pour soutenir les associations, personne ne sait comment faire face à cette hausse. « L’État délègue l’aide alimentaire aux associations. Il faut qu’il nous donne les moyens d’agir », avertit Laurence Champier.

Autre source d’inquiétude à plus long terme, les conséquences des baisses de revenus sur la capacité des ménages à payer leurs loyers. « Le printemps prochain sera une période à risque, quand la trêve hivernale prendra fin », prévient Louis du Merle, responsable du pôle juridique de l’Agence nationale d’information sur le logement. Et derrière, à long terme, pointe le risque de l’endettement. Mi-octobre, une étude du Conseil d’analyse économique révélait que, alors que les 20 % les plus riches avaient accumulé 70 % de l’épargne réalisée pendant le confinement, les 20 % les plus pauvres s’étant, eux, endettés. Elle concluait qu’un « soutien beaucoup plus franc aux ménages les plus modestes va très rapidement s’avérer nécessaire ».

Malgré ce constat, l’exécutif ne semble toujours pas vouloir mettre la main à la poche, et se limite à des mesurettes. Dans son allocution du 14 octobre, le président Macron a promis le versement d’une « aide exceptionnelle » de 150 euros par personne et 100 euros de plus par enfant pour tous les allocataires du RSA et des APL. Comme en juin dernier. « Pour les familles avec enfants, cela peut être assez substantiel, mais pour les autres, 150 euros, c’est vraiment l’aumône », estime Véronique Fayet. En dehors de ce geste, l’effort pour les plus fragiles a été minimal. « Ni le plan de relance, qui consacre moins de 1 % de ses 100 milliards aux plus précaires, ni le projet de loi de finances ne prennent en compte ce problème », observe Florent Gueguen.

Le gouvernement est donc resté sourd aux appels pour une revalorisation de 100 euros du RSA. Il refuse aussi son extension aux moins de 25 ans. « Nos fondamentaux, c’est la lutte contre la pauvreté par le retour à l’activité et le travail. Plus on augmente de manière unilatérale tous nos minima sociaux (…), plus on rend difficile le retour à l’activité », a justifié Emmanuel Macron dans son allocution. Dans ces conditions, les associations n’attendent pas grand-chose de l’acte 2 du plan de lutte contre la pauvreté qui doit être présenté ce samedi. « Nous sommes en colère parce que le gouvernement passe à côté de cette crise sociale. Il ne change pas de dogme. Leur seule réponse se résume à l’aide aux entreprises et le soutien au retour à l’emploi. C’est une approche inadaptée face à une crise de longue durée et à la perspective d’un chômage de masse », s’agace Véronique Fayet. Et elle met en garde : « Nous avons en face de nous des gens qui vivent avec 500 euros par mois et qui se sentent humiliés que leurs vies, leurs souffrances, ne soient pas prises en compte. Politiquement, c’est dangereux. Une société qui laisse croître les inégalités ne peut pas être une société apaisée. »

Rsa : les départements livrés à eux-mêmes

Si trois départements – le Calvados, la Manche et l’Orne – ont obtenu gain de cause en juin devant le tribunal administratif sur le défaut de compensation des hausses de RSA entre 2013 et 2017 par l’État, le désengagement de ce dernier en la matière demeure bien entier. « Les conséquences sociales de cette crise sanitaire sont extrêmement fortes, témoigne le président PCF du Val-de-Marne, Christian Favier. Nous comptons plus de 10 % d’allocataires du RSA supplémentaires depuis un an et, depuis cinq mois, ce sont 15 % de plus. » Mais, alors que le RSA est une allocation dont le montant et les modalités d’attribution sont fixés nationalement, le financement ne suit pas. « Aujourd’hui, l’État n’en prend en charge que 50 %, poursuit Favier. Ainsi, depuis le mois de juin, c’est le département qui assume à 100 % le RSA pour tous les allocataires du Val-de-Marne. » Pire, la collectivité est prise en étau : « Les dépenses sociales augmentent : le RSA n’est pas la seule ; pour faire face à la pandémie, par exemple, nous avons engagé 20 millions d’euros. Nos recettes, par contre, notamment les droits de mutation sur les transactions immobilières, se sont effondrées. »  Or, constate-t-il, dans « le plan de relance doté de plus de 100 milliards, les aides aux entreprises sont extrêmement conséquentes, mais il n’y a rien d’équivalent pour les collectivités ».

Publié le 17/10/2020

Les Français au travail, la convivialité sous cloche

 

Par Ellen Salvi (site mediapart.fr)

 

Le président a annoncé la mise en place d’un couvre-feu en Île-de-France et dans huit métropoles, où le virus circule activement. La situation sanitaire est assez « préoccupante » pour limiter les réunions entre amis et en famille, mais les 20 millions de Français concernés par cette nouvelle mesure de restriction de liberté devront en revanche continuer de travailler.

Emmanuel Macron l’a assuré au tout début de son interview : « Nous n’avons pas perdu le contrôle. » Pourtant, quelque chose a bien dû être perdu pour que le président de la République annonce, mercredi 14 octobre au soir, la mise en place d’un couvre-feu de 21 heures à 6 heures du matin en Île-de-France, et dans les métropoles de Grenoble, Lyon, Aix-Marseille, Montpellier, Lille, Saint-Étienne, Rouen et Toulouse, à compter de vendredi, à minuit, et pour au moins quatre semaines – probablement six. Quelque chose a bien dû être perdu, et sans doute faudrait-il chercher du côté des épidémiologistes qui tirent la sonnette d’alarme depuis fin août.

« Il fallait, à partir de ce moment-là, organiser la priorisation des tests, le traçage des cas contacts et leur isolement complet, indiquait récemment l’ancien directeur général de la santé, William Dab. Si on avait réagi correctement début septembre, on n’en serait pas là. Aujourd’hui, c’est fini. […] Le virus va circuler, il y aura deux fois plus de cas dans deux semaines, et une tension hospitalière. » Or, le chef de l’État ne l’a pas caché : « Nos services hospitaliers sont dans une urgence qui est plus préoccupante » qu’au printemps. Car le virus circule désormais « partout en France », que « nos soignants sont très fatigués », et que « nous n’avons pas de réserves cachées » en services de réanimation.

La situation est à ce point « préoccupante » qu’elle nécessite des « mesures plus strictes » que celles qui prévalaient depuis le début du déconfinement. « Nous sommes entrés dans une phase où il nous faut réagir », a indiqué Emmanuel Macron, en appelant plusieurs fois au « bon sens » de chacun et en cherchant à être le plus précis possible sur les chiffres : « 20 000 cas en moyenne par jour de plus », « environ 200 de nos concitoyens qui entrent en service de réanimation » quotidiennement, 32 % desdits services occupés par des patients contaminés par le Covid-19. Il a également insisté sur le fait que d’autres pays en Europe durcissaient aussi leur dispositif de crise.

L’exemple de l’Allemagne a été cité à plusieurs reprises, alors même que le pays affiche des taux de contamination – quelque 5 000 nouveaux cas au cours des 24 dernières heures – qui sont ceux auxquels le président de la République espère retomber avec la mise en place du couvre-feu. Ceux que la France enregistrait à la mi-août, lorsque les courbes épidémiologiques avaient déjà commencé à s’inverser. Quoi qu’en dise le chef de l’État, les « défauts manifestes d’anticipation, de préparation et de gestion » pointés par les experts qu’il avait mandatés pour évaluer sa gestion de crise, n’ont pas servi de leçon.

C’est notamment le cas sur la question centrale des tests, pour laquelle il a tout de même reconnu avoir « rencontré des vraies difficultés », tout en nuançant cette autocritique. « Je ne mettrais pas ça sur le compte de la politique de tests », mais « on a en effet eu des délais qui étaient trop longs », a-t-il dit, avant de détailler ce qu’il compte faire dans les prochains mois pour remédier au problème, « parce que nous en avons jusqu’à l’été 2021 au moins avec ce virus ». Face à l’échec de sa stratégie de rentrée, celle qu’il avait résumée par la formule « vivre avec le virus », Emmanuel Macron a donc revu sa copie : pour 20 millions de Français, il faudra désormais se contenter de travailler avec le virus.

Car c’est le point sur lequel le président de la République a insisté tout au long des quarante minutes d’interview qu’il a accordées mercredi soir à TF1 et France 2 : « Il faut qu’on réussisse à réduire nos contacts inutiles, nos contacts les plus festifs, mais qu’on continue notre vie sociale, au travail où on sait bien se protéger grâce au masque, à l’école, au lycée, à l’université, dans les associations… Parce que c’est la vie. » Sans pour autant entrer dans le détail des chiffres, le chef de l’État a expliqué que « ce qui a fait progresser le virus » relevait du cercle privé, « les party [sic], les anniversaires, les moments de convivialité où on se retrouve à 50 et 60, des soirées festives ».

Dans la plupart des cas, il est en réalité très difficile de remonter les chaînes de transmission. « On ne sait toujours pas où les personnes se contaminent », continue de déplorer William Dab. Les données régulièrement publiées montrent que les entreprises, le milieu scolaire ou universitaire et les établissements de santé représentent l’essentiel des clusters identifiés. D’où cette réaction du chef de file de La France insoumise (LFI) Jean-Luc Mélenchon : « 60 % des contaminations ont lieu au travail ou à l’école ou à l’université entre 8 h et 19 h. Mais Macron interdit les sorties au bar et au restau entre 20 h et 6 h. Bienvenue en Absurdie. »

Ce à quoi le ministre de la santé Olivier Véran a immédiatement répondu : « 60 % des clusters, ça signifie 10 % des contaminations identifiées. Vous confondez clusters et diagnostics. Dommage de polémiquer à l’heure où nous voulons préserver l’éducation, sauvegarder les emplois, et lutter efficacement contre cette épidémie dans l’intérêt des Français. » En début de semaine, pour expliquer la logique du couvre-feu dont l’hypothèse circulait déjà, son cabinet confiait à Mediapart que la plupart des personnes qui entraient à l’hôpital ces derniers temps pour cause de contamination au Covid-19 affirmaient avoir participé à une soirée quelques jours plus tôt.

En Île-de-France et dans huit autres métropoles, la fête est donc bel et bien finie. Mais Emmanuel Macron a tout de même tenu à rassurer tous les Français concernés par le couvre-feu : entre deux longues soirées d’hiver, il leur sera possible de travailler. C’est même plus que nécessaire, a-t-il insisté, car « notre pays a besoin de ça, pour le moral et puis pour financer le reste du modèle ». Pour le moral, il faudra voir à quel point ces nouvelles mesures de restriction de liberté sont acceptées par la population. Pour financer le reste modèle, les choses sont en revanche un peu plus claires : il est hors de question d’arrêter une deuxième fois la machine économique.

Le président de la République s’est dit prêt à mettre en place des « dispositifs de soutien supplémentaires » pour « améliorer l’accompagnement » des secteurs qui seront directement touchés par le couvre-feu, à commencer par les restaurateurs, au sujet desquels il s’est senti obligé de préciser, dans un élan de lyrisme dont il a du mal à se défaire, qu’ils « portent l’art de vivre à la française ». Mais pour les autres, le travail se poursuit, et si possible en « présentiel », selon le vocable à la mode. Le chef de l’État a en effet confirmé qu’il ne forcerait pas les entreprises à organiser le télétravail. Et pour cause : le patronat rejette toute formalisation des règles.

Si plusieurs responsables politiques ont salué, avec quelques regrets, les décisions d’Emmanuel Macron – comme la maire socialiste de Paris Anne Hidalgo ou le député Les Républicains (LR) Éric Ciotti –, d’autres ont toutefois souligné les incohérences qu’elles soulèvent à leurs yeux. « On nage en absurdie : couvre-feu la nuit mais métro le jour ; métropoles fermées mais vacances pour tous à la campagne ; rien sur le recrutement des soignants et la création de lits de réanimation ; rien pour les salaires des travailleurs mais une énième prime du RSA », a par exemple commenté le vice-président délégué de LR, Guillaume Peltier.

 « Plus occupé à offrir des bouts de notre industrie à ses amis qu’à planifier pour tester, tracer, isoler et soutenir le personnel de santé “quoi qu’il en coûte”, Macron confine les quelques heures de liberté dont disposent les Français. Le virus disparaît le matin », a également souligné le député LFI Adrien Quatennens. La gestion de la crise économique qui découle de la crise sanitaire reste en effet inchangée. Malgré la publication de rapports montrant que les grands groupes français ont bénéficié d’aides publiques massives sans contrepartie et que les très riches sont toujours plus riches, l’exécutif refuse de remettre en question la boussole qui le guide depuis le début du quinquennat.

Le président de la République l’a assuré en guise de conclusion : il existe « énormément de raisons d’espérer si on est lucides, collectifs, unis ». « Nous sommes en train de réapprendre à être pleinement une Nation. C’est-à-dire qu’on s’était progressivement habitués à être une société d’individus libres. Nous sommes une Nation de citoyens solidaires. Nous ne pouvons pas nous en sortir si chacun ne joue pas son rôle, ne met pas sa part », a-t-il indiqué. Il s’agira donc d’« apprendre à être une Nation plus résiliente qui va produire de l’économie, de la vie ». Mais toujours selon son propre schéma de pensée, et sa façon toute personnelle de l’exprimer.

 Publié le 13/10/2020

Mineurs isolés. Des parcours loin des clichés

 

Olivier Chartrain (site humanite.fr)

 

Délinquants par nature, les mineurs étrangers ? Ces discours sont une insulte à la réalité et au travail de fourmi des travailleurs sociaux qui les accueillent. N’en déplaise : ces jeunes réussissent en France, et ils réussissent à la France.

Ludivine, cadre de l'ASE

« Ce sont des propos de haine de la part de quelqu’un qui ne connaît pas ces jeunes », s’indigne Ingrid (1), directrice d’une importante structure d’accueil de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) dans un département de province. Ludivine (1), cadre de l’ASE depuis plusieurs années dans un département d’Île-de-France, dit tout simplement son « écœurement ». Car c’est aussi leur travail que de tels discours attaquent. « Pour ceux qui arrivent à 15 ans, poursuit la jeune femme, c’est moins difficile, car dans ce cas-là, ils peuvent, de droit, demander la nationalité française. Mais la plupart arrivent après 16 ans. Oui, certains ont un parcours cabossé, des traumatismes liés à des violences subies avant ou après leur arrivée, un passage en rétention… Tout cela nécessite un accompagnement psychologique. Souvent, ils ne sont pas francophones, sans nouvelles de leur famille , sans même savoir s’ils la reverront un jour, mais ils en portent quand même les attentes… et la pression que cela fait reposer sur eux. »

Cinq jours pour évaluer les arrivants

Ces professionnelles de l’aide à l’enfance n’évacuent pas la question de la minorité : « Nombre de ceux qui nous arrivent sont majeurs », confie Ludivine, ajoutant : « Quand on voit comment les majeurs sont accueillis, on peut comprendre certaines stratégies… » En Île-de-France, on estime qu’environ un tiers des arrivants sont finalement reconnus mineurs. Les choses sont, en théorie, très cadrées : les départements, qui ont la responsabilité de l’ASE, disposent de cinq jours pour évaluer les arrivants – les frais étant remboursés par l’État. Pendant cette période, ils ont une obligation de « mise à l’abri » et doivent donc placer les jeunes dans des structures appropriées. C’est la première difficulté : entre des foyers destinés avant tout à l’accueil d’enfants français retirés à leur famille et l’hôtel, il n’y a rien. Facteur aggravant, l’évaluation peut prendre bien plus longtemps, surtout quand des contestations se font jour : six mois, un an… parfois plus. Les départements gèrent donc cette situation en fonction de leurs moyens… et de leurs choix politiques.

 « Ici pendant toute une période, raconte Ingrid, la politique du département c’était : les MNA sont des étrangers avant d’être des enfants, donc ils relèvent de l’État, pas de nous. » Pour eux, c’était l’hôtel direct, sans suivi médico-social, sans orientation… « Les choses ont changé à présent », reprend Ingrid. Les délais d’évaluation ont été réduits, les séjours à l’hôtel ne sont plus qu’un bref préalable à une vraie prise en charge. « Il faut dire, précise-t-elle, que tant l’évaluation par la préfecture à l’aide du fichier biométrique des entrants que le confinement ont considérablement réduit les arrivées. » Ludivine, elle, reconnaît qu’évaluer ces adolescents, « c’est un métier. Il faut analyser leur récit, connaître le terrain… ». Elle n’hésite pas à tacler au passage la fameuse radio censée évaluer l’âge osseux : « On sait qu’il y a une marge d’erreur de 18 mois. Pour des jeunes qui ont entre 16 et 18 ans, c’est énorme. »

La qualité de la prise en charge se dégrade, faute de moyens

Les deux jeunes femmes s’accordent en tout cas sur un point : quand la prise en charge est effective, le succès est au rendez-vous. « Ce sont, par la force des choses, des jeunes qui sont plus matures que les autres, souligne Ingrid. Ils savent qu’ils doivent s’investir, bien travailler. Le plus souvent, nous leur proposons d’entrer en apprentissage. Ce sont des formations courtes qui leur offrent plus rapidement une perspective d’emploi et donc de régularisation, à 18 ans. Cela leur permet aussi d’avoir un peu de revenus, dès 16 ans. » Ce qui arrange aussi les départements, obsédés par le coût de prise en charge : « Chez nous, on a un éducateur pour huit MNA, alors que pour les autres enfants accueillis à l’ASE, c’est du un pour deux. » Le coût à la journée, lui, se situerait entre 50 et 80 euros par jour et par enfant… contre 250 euros.

 Les refus de titres de séjour, malgré des parcours parfaits, sont de plus en plus fréquents. On arrive souvent à les faire régulariser quand même, mais cela prend beaucoup de temps et d’énergie.

Ludivine

« Ils choisissent des formations où ils savent qu’ils pourront travailler, relève Ludivine. Traitement des déchets, restauration, mécanique auto, métiers de bouche, plomberie, chaudronnerie, couverture… Ils viennent combler des manques dans ces secteurs-là, ils ne rechignent pas à se lever à 4 heures du matin, malgré des patrons peu scrupuleux parfois ! On doit aussi leur apprendre à faire respecter leurs droits. Mais on sait que ce sont des enfants qui vont sortir plus vite de l’ASE parce qu’ils partagent l’objectif que nous leur fixons : l’autonomie. » Et ces trajectoires leur permettent d’espérer une régularisation effective à leurs 18 ans… « De moins en moins, dénonce Ludivine. Les refus de titres de séjour, malgré des parcours parfaits, sont de plus en plus fréquents. On arrive souvent à les faire régulariser quand même, mais cela prend beaucoup de temps et d’énergie. Et le confinement n’a pas arrangé les choses : les délais se sont allongés. » Certains secteurs grands pourvoyeurs d’apprentissage, comme la restauration, ont beaucoup souffert et offrent moins de débouchés.

 « On ne peut pas sauver tout le monde, reconnaît Ingrid, mais il y a aussi des échecs pour les enfants “habituels” de l’ASE. Avec les MNA, il y a plus de réussites que d’échecs. Nos éducateurs demandent à travailler avec eux. » Ludivine renchérit : « Ils sont reconnaissants. On reçoit des lettres, parfois longues, où ils remercient les travailleurs sociaux, où ils remercient la France, où ils disent qu’ils n’oublieront pas ce qu’on a fait ni ce que la France a fait pour eux… Ils ont envie de s’en sortir, notamment pour aider leur famille au pays. Ils ne viennent pas ici pour faire terroristes ! »

Lucide, la jeune femme reconnaît également que l’échec existe : « On a parfois des parcours trop cabossés pour être accompagnés, des gamins des rues qu’on récupère et qui n’ont pas demandé de prise en charge à leur arrivée. Ça existe. C’est vraiment marginal mais ça existe. » Mais pour elle, le vrai problème est ailleurs : « La qualité de prise en charge se dégrade parce que les départements n’ont plus ou ne mettent plus les moyens. On a des prises en charge qui s’arrêtent brutalement à 18 ans : c’est vécu comme une injustice, un nouveau traumatisme. Le refus de titre de séjour, alors que le gamin a tout bien fait, a un diplôme, une promesse d’embauche : cela nous met en difficulté, vis-à-vis d’eux et parce que ça engorge tout le dispositif. Mais ça, ce sont des décisions politiques. » On y revient donc. « C’est le manque de moyens pour accompagner ces enfants qui est nuisible. Plus on ferme, plus on complique, plus on restreint la prise en charge… et plus on fragilise la réussite de ce travail. Il faut donner les moyens nécessaires aux départements. » Les discours à la Zemmour et tout ce qui s’en approche sont donc, avant tout, autoréalisateurs. Voilà pourquoi il faut les combattre.

  1. Les prénoms ont été changés.

 

Le 93 et le 94 dénoncent le « chantage » gouvernement

Pour chaque mineur non accompagné pris en charge, les départements reçoivent de l’État une aide forfaitaire de 500 euros. Mais un décret du 23 juin les oblige à orienter chaque MNA vers la préfecture afin de les inscrire au fichier biométrique des « jeunes étrangers se présentant sur leur sol comme mineurs non accompagnés ». Faute de quoi, l’aide perçue pourrait être réduite dans des proportions inconnues… puisque soumises à un décret ultérieur. La Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne ont annoncé, le 5 octobre, avoir déposé conjointement un recours contre cet arrêté, y voyant « une entrave au principe de libre administration » des collectivités locales et « une atteinte à la dignité » des jeunes accueillis. Le premier de ces deux départements franciliens qualifie même ce décret de « chantage ».

Publié le 11/10/2020

Matinales radio (2/2) : les angles morts de l’information médicale

 

par Lucile Girard, Pauline Perrenot, (site acrimed.org)

 

Dans notre précédent article consacré à l’analyse des invités des principales matinales à la radio (mars-avril 2020), nous abordions la question du pluralisme politique, économique et social. Dans ce deuxième volet, nous nous intéressons plus particulièrement aux personnels de santé invités. L’irruption de ces professionnels sur le devant de la scène médiatique, d’ordinaire peu visibles, n’a évidemment rien d’étonnant compte tenu de la crise sanitaire. Mais qui sont-ils ? Quelle parole ont-ils portée ? Et quelles visions de la crise du Covid ces invitations ont-elles construites ?

287 invitations, réparties en 10 catégories : c’était notre décompte des invitations des « grandes » interviews matinales radiophoniques sur la période de mars-avril 2020 [1].

La catégorie « Santé », à laquelle nous nous intéressons plus particulièrement ici, compte 64 invitations : 52 concernant des « professionnels de santé » (parfois plusieurs fois les mêmes - soit 22% au total) et 8 passages médiatiques accordés à des membres du « conseil scientifique » mis en place par le gouvernement (soit près de 3% des interventions). Les professionnels de santé (médecins, cadre de santé, psychologue, pharmaciens) ont des diplômes régis par le code de la santé publique et/ou ont une activité en matière de santé qui est reconnue par ce code. Les autres professionnels travaillent effectivement dans le domaine de la santé, mais sont hauts fonctionnaires ou présidents de structures hospitalières sans être eux-mêmes des professionnels de santé au sens du code de la santé publique.

L’étude de ces intervenants révèle plusieurs caractéristiques : les professionnels de santé invités sont essentiellement des hommes, médecins et parisiens. Les autres travailleurs de l’hôpital sont donc largement invisibilisés, malgré les enjeux importants que représentent leurs conditions de travail dans une période de crise sanitaire. Enfin, certains invités cumulent différentes « casquettes » (politiques, entrepreneuriales, etc.) sans que celles-ci ne soient systématiquement mentionnées ou interrogées par les animateurs, et malgré de potentiels conflits d’intérêts. Un constat qui pose cette fois-ci la question de la rigueur journalistique et à travers elle, de la qualité de l’information scientifique et médicale.

Des médecins et des hommes parisiens

Première observation : comme c’est le cas pour l’ensemble des invités, les matinales radio ont, parmi les professionnels de santé, très majoritairement donné la parole à des hommes : à hauteur de 90% des interventions (soit seulement 5 interventions de femmes sur 52). Alors même que les soignantes sont majoritairement des femmes [2]. Une disproportion particulièrement troublante pour ce secteur !

Seconde observation : si l’on met de côté les intervenants étrangers [3], une écrasante majorité des interventions de professionnels français sont réalisées par des franciliens. Que l’un des foyers majeurs de contagion soit alors localisé dans l’Est de la France n’y change pas grand-chose : les matinales se focalisent toujours sur ce qui se passe dans la capitale et, éventuellement, sa petite couronne. On ne relève ainsi qu’une seule intervention d’un professionnel de santé non francilien : un médecin du Centre Hospitalier Universitaire (CHU) de Strasbourg [4]. Dérisoire donc… À croire qu’il n’y aurait pas de spécificité régionale et que ce qui se passe à Paris est transférable à n’importe quel autre endroit. Quant aux professionnels de santé des zones « moins touchées » par la propagation du virus, ils n’auront tout simplement pas la parole.

Troisième observation : les professionnels de santé invités par les matinales radio sont, dans leur écrasante majorité, médecins [5] : 44 interventions sur les 48 étudiées, soit 92%. La plupart du temps, ces médecins sont à la fois chercheurs (Professeurs des Universités, PU, ou Maître de Conférence, McF) et médecins (Praticiens Hospitaliers, PH). Ce profil représente plus de 70% des interventions de médecins (32 sur 44).

Occupant le haut de la hiérarchie médicale, ils peuvent ainsi témoigner à (au moins) deux titres : en tant que salariés des hôpitaux et bien souvent chefs de leur service ; et en tant que scientifiques, au plus près de la recherche en train de se faire. S’agissant des spécialités médicales : les interventions de médecins-chercheurs travaillant sur les questions liées au virus et à sa propagation sont les plus nombreuses. Ainsi, on dénombre quinze interventions d’infectiologues, trois d’épidémiologistes, deux d’immunologistes et une d’un parasitologue.

On peut évidemment comprendre une telle polarisation : il s’agit, pour les rédactions des matinales radio, de chercher à rendre intelligible la crise sanitaire en cours, en donnant la parole à des chercheurs travaillant directement sur le virus ou en tant que spécialistes de ce type de maladie. Des chercheurs détenteurs d’un savoir légitime et dont la parole, à ce titre, peut être utile pour comprendre la situation sanitaire et diffuser des connaissances scientifiques.

Leur surexposition pose toutefois question à plusieurs titres, comme nous l’avions évoqué dans un précédent article. Notamment lorsque les chercheurs s’expriment à partir de résultats partiels, et qu’on leur enjoint de livrer des avis tranchés ou des prédictions. Sans compter le fait que les intervieweurs des matinales ne sont pas des journalistes spécialisés, et donnent la parole à des experts sans être en mesure de remettre en perspective leurs travaux (méconnaissance des spécialités et de l’état de la recherche).

Marginalisation des travailleurs de l’hôpital

Par ailleurs, la surreprésentation des médecins chercheurs montre que la crise du Covid a été surtout appréhendée à travers un prisme strictement « sanitaire », focalisé sur l’état des connaissances scientifiques – particulièrement flou durant les six premières semaines étudiées –, au détriment d’autres enjeux. Comme, par exemple, celui des conditions de travail à l’hôpital (ou dans d’autres structures de soin). Certes, les médecins-chercheurs sont aussi salariés des hôpitaux, et peuvent donc s’exprimer sur les conditions de travail dans leur établissement. Mais on constate, à nouveau, que les premiers concernés ne sont pas sollicités [6]. N’inviter que des médecins – occupant les positions dominantes dans le champ médical – pour évoquer les conditions de travail à l’hôpital confisque de fait la parole d’autres catégories de travailleurs.

De même, on n’a pas entendu celles qui sont les plus nombreuses à l’hôpital : ni les infirmières, ni les aides-soignantes, ni les Agents des Services Hospitaliers (ASH) chargées de l’entretien et de la désinfection des locaux. Ces personnels, très majoritairement féminines, sont pourtant fortement mobilisés et au plus près des changements organisationnels opérés dans la période. Au contraire, pour évoquer cette réorganisation des services, on donnera là encore la parole à des chefs de services ou à Martin Hirsch, directeur général de l’AP-HP, par deux fois. Ainsi, les premières concernées, tout comme celles qui sont directement chargées de mettre en œuvre la réorganisation, de gérer les plannings et le matériel, ne furent pas invitées.

La marginalisation des points de vue des travailleurs – en particulier les plus « revendicatifs » – transparaît également dans l’absence de représentants syndicaux ou de membres de collectifs dans les matinales. Des collectifs mobilisés pourtant depuis des mois dans le cadre des luttes pour l’obtention de moyens à l’hôpital (comme les collectifs inter-urgences et inter-hôpitaux), et dès le début de la crise sanitaire dans un contexte de criantes pénuries (lits, respirateurs, masques).

À l’image d’autres catégories de professionnels, les représentants invités (parfois plusieurs fois, sur différentes antennes) sont ceux des dirigeants [7] :

- Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France sera invité à trois reprises (France Inter, France Info et RMC) ;

- Lamine Gharbi, président de la Fédération de l’hospitalisation privée et président de Cap Santé [8] est invité sur Europe 1 et RMC ;

- Romain Gizolme, directeur de l’association des directeurs au service des personnes âgées [9], sera reçu dans la matinale d’Europe 1.

Le constat est sans appel : la parole donnée aux professionnels de santé reste peu diverse, majoritairement concentrée sur ceux qui occupent les positions dominantes dans leur champ, à savoir les médecins-chercheurs des grandes structures hospitalières de la capitale, ou bien à des représentants de fédérations ou de structures représentant les directeurs [10]. Les nombreux travailleurs de l’hôpital, en première ligne, seront ainsi largement marginalisés, de même que d’autres structures du soin – professions libérales du soin et de l’aide à la personne, Ehpad, psychiatrie, etc. (voir l’annexe 1). Un constat qui rejoint celui que nous faisions à propos d’autres catégories, et qui ici non plus, n’a rien d’inéluctable : il témoigne plutôt de la vision étriquée que construisent les grands médias du « monde de la santé », et de ses problématiques face à la crise.

Doubles casquettes : le dévoiement des questions sanitaires ?
La promotion des points de vue dominants et son pendant – la marginalisation de la parole des travailleurs – se vérifie également dans le choix des « non-professionnels de santé » invités à s’exprimer sur la crise sanitaire [11]. On trouve dans cette catégorie à la fois des directeurs d’institutions de santé publique ou d’agences gouvernementales de santé ; des présidents de syndicats ou d’associations. De plus, des directeurs d’entreprise, dont les activités sont directement liées au monde de la santé, mais qui n’entrent pas dans les 12 invitations citées car ils font partie de la catégorie « Business » présentés dans l’article général sur les matinales ont été également invités. À titre d’exemple, intéressons-nous donc à ces invités à travers deux exemples et une problématique générale : ont-ils été conviés pour faire état de la crise dans leurs structures ou défendre leurs intérêts privés ?

On l’a indiqué précédemment : toutes matinales confondues, un seul professionnel de santé a été sollicité pour témoigner de la crise des Ehpad (France Inter, 2/04). Le thème a également été abordé sur Europe 1, à ce détail près que la parole a été accordée pour cela à Nadège Plou (13/04), responsable des Ressources humaines (RH) du groupe Korian [12]. Nadège Plou n’est pas une professionnelle de santé : elle est issue du secteur privé et a occupé des postes hiérarchiques chez Carrefour, la Fnac ou encore Tati, trois entreprises dont les préoccupations – nous en conviendrons – sont bien éloignées du monde du soin.

On peut dès lors questionner le choix d’inviter une responsable RH pour évoquer la situation dans les Ehpad, alors qu’on n’aura pas donné la parole aux soignants de ces structures. Une confiscation de la parole à peine tempérée par le fait que l’un d’entre eux témoignera par téléphone, au cours de la matinale, pour contester l’organisation mise en place dans un établissement Korian [13], et expliquer que l’objectif du groupe est avant tout la rentabilité financière. Les critiques seront balayées par la responsable RH et présentées comme mensongères. Quant à l’animateur, Matthieu Belliard, il ne cherchera pas plus loin, acceptera le rectificatif, et « oubliera » de questionner son invitée sur les dividendes prévus pour les actionnaires du groupe. Un sujet pourtant brûlant… et documenté : des informations chiffrées étaient disponibles depuis fin février dans un communiqué de presse publié par le groupe Korian lui-même. Autant dire que l’intervieweur a ici pleinement investi son rôle de contradicteur !

Autre exemple, sur un tout autre sujet : le 30 mars, la matinale de RTL invitait en duo Laurent Lantieri – chirurgien plasticien (médecin et chercheur) auteur de la première greffe de visage – et Franck Zal – biologiste, PDG, fondateur de l’entreprise Hémarina [14] et par ailleurs assez médiatisé [15]. Les deux professionnels sont sollicités pour parler de leur « découverte » : ainsi que le présente RTL, « un ver marin qui contient une molécule capable de miracles en terme d’oxygénation. Il suscite de grands espoirs. […] Pourrait-on imaginer cette super-hémoglobine dans l’arsenal des réanimateurs qui luttent face à l’épidémie de Covid-19 ? » L’intervieweuse Alba Ventura va même plus vite en besogne, en annonçant à l’antenne, sans conditionnel, que leur travail « peut sauver des patients en réanimation malades du Covid 19. »

Un allant qui n’est pas sans rappeler l’emballement des grands médias à propos d’autres « remèdes » supposés « miracle », de la chloroquine à la nicotine pour ne citer que deux exemples. Emballements qui, répondant aux logiques de « scoop », abandonnent généralement la rigueur de l’information sur le bord du chemin, tout en contribuant à la promotion des entreprises privées des scientifiques concernés [16]. Et de fait, quelques jours plus tard, 20 minutes (9/04) annonce que l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament) a suspendu l’essai clinique [17], et avec lui… les espoirs de RTL !

Mais la palme de l’instant promotionnel, sous prétexte de couvrir « l’actualité scientifique », revient tout de même à la matinale de RMC (20/04), qui invite Olivier Bogillot, PDG de Sanofi (et ancien conseiller santé de Nicolas Sarkozy, comme le rappelle Jean-Jacques Bourdin) à faire librement sa réclame en ouverture de séance :

- Jean-Jacques Bourdin : D’abord, vous aviez une annonce à faire je crois. Un don à la collectivité. Sanofi s’engage. Expliquez-nous. »

- Olivier Bogillot : Oui absolument, on est aujourd’hui engagés à travers notre mission […], Sanofi a décidé de faire un don de 100 millions d’euros aux hôpitaux, Ehpad et entreprises de santé engagées contre le Covid.

Amen.

Dans le même ordre d’idées, certains « invités santé » (qu’ils soient professionnels de la santé ou membres de fédérations regroupant des établissements de santé) peuvent aussi avoir (ou avoir eu) des mandats politiques, quoiqu’invités au premier chef en tant que médecins. C’est le cas par exemple de Jean Rottner (médecin urgentiste et président LR de la région Grand-Est). Il est invité trois fois dans trois matinales différentes. De même que Philippe Juvin (RMC, Europe 1 et France Inter), chef de service des urgences à l’hôpital Georges Pompidou, mais aussi maire LR de La Garenne-Colombes et ancien député européen (jusqu’en 2019). Dans son cas, les trois matinales précisent sa casquette politique. Contrairement à Frédéric Valletoux (directeur de la Fédération hospitalière de France qui est aussi maire de Fontainebleau et conseiller régional en île de France) : invité à trois reprises (RMC, France info et France Inter), seule la dernière station mentionnera son mandat de maire sans toutefois préciser la couleur politique [18].

Quand les doubles casquettes ne sont pas passées sous silence, elles servent à asseoir encore davantage l’autorité de l’interviewé, sans que les médias ne portent plus d’intérêt au mélange des genres, et à ce qu’il peut impliquer. L’invitation de Philippe Douste-Blazy (épidémiologiste et ancien ministre) dans la matinale Europe 1 est à ce titre… éclairante. Convié à évoquer ses prises de positions vis-à-vis des traitements à l’hydroxychloroquine, surtout parce qu’il est à l’initiative d’une pétition pour élargir l’autorisation de sa prescription, la double casquette (à la fois médicale et politique) est soulignée tout au long de l’interview pour renforcer la légitimité des propos. Ainsi Sonia Mabrouk fait-elle le parallèle entre les positions de son invité et celles d’Olivier Véran, l’actuel ministre de la Santé, tout en rappelant que Philippe Douste-Blazy est aussi professeur de médecine et à ce titre, bien au fait des précautions à prendre lorsqu’on parle d’essais cliniques, et de l’importance de la déontologie médicale :

- Sonia Mabrouk : Si vous étiez, Philippe Douste-Blazy, ministre de la Santé en ce moment, si vous étiez durant cette crise inédite, en charge de la santé des Français, auriez-vous, en responsabilité, en conscience, autorisé justement l’élargissement de la chloroquine ?

- Philippe Douste-Blazy : Oui. Je l’aurais fait.

L’invité embraye alors en faisant l’éloge des résultats de Didier Raoult et de son équipe... Mais ce que ne précise pas Sonia Mabrouk ni personne dans la matinale, c’est que Douste-Blazy est membre bénévole du conseil d’administration de l’IHU Méditerranée Infection, à savoir le laboratoire de Didier Raoult [19]. Une appartenance qui aurait pourtant mérité un signalement...
Une nouvelle fois, on constate que les matinales n’ont pas été à la hauteur des enjeux. Déconnectés de la réalité, les journalistes qui les animent ont invité leurs semblables – des CSP+ parisiens – en omettant – comme c’est souvent le cas – de présenter l’intégralité de leur curriculum vitae. Le traitement médiatique massif (et légitime) de la crise sanitaire n’a en outre jamais bousculé le modèle des matinales : quand bien même les sujets traités requerraient un haut degré de spécialisation, les journalistes scientifiques furent laissés dans l’ombre, et les « têtes d’affiche », spécialistes de tout et rien, en pleine lumière.


Annexe 1 : L’exercice libéral, les Ehpad, la psychiatrie… : les grands absents

L’exercice libéral ne sera l’objet que de deux interventions : deux médecins, dont l’un est président du syndicat des médecins généralistes. Pourtant, de nombreux professionnels libéraux ont été confrontés à des difficultés d’organisation et à des manques d’équipements de protection au moins aussi grands – si ce n’est plus – que ceux des hôpitaux. Et les professionnels libéraux sont loin d’être tous médecins ! On n’entendra pas une seule fois, en un mois et demi, les soignantes ou les auxiliaires de vie, qui travaillent au domicile des personnes, souvent âgées.

De même, la situation dans les Ehpad [20] ne fera l’objet que d’une seule intervention (un homme, cadre de santé). Alors même que leurs patients (et soignants) sont particulièrement exposés. Cette absence est d’autant plus flagrante qu’assez rapidement, les chiffres des décès dans ces établissements ont fait l’objet de points réguliers. Les intervenants qui seront invités à parler de la situation dans ces structures n’ont rien de professionnels de terrain : il s’agit, entre autres, de Frédéric Valletoux (président de la Fédération Hospitalière Publique, fédération qui comprend aussi des Ehpad), ou encore Phillipe Juvin, chef de service... des urgences ! Vous avez dit confiscation de la parole ?

Enfin, on n’entendra pas du tout parler les professionnels des structures de soins psychiatriques non hospitalières, qui, comme leurs confrères et consœurs des hôpitaux, ont été fortement impactés dans leur travail par la crise sanitaire. Des soignants qui manifestent en outre depuis plusieurs années pour dénoncer le manque de moyens humains et matériels dans leur secteur.

Annexe 2 : Professionnels de santé : de fortes disparités entre les stations

Point méthodologique : sont comparées ici trois des cinq stations, qui ont invité une quantité comparable de professionnels de santé [21] : à savoir France Inter, RMC et Europe 1 qui comptent respectivement 17, 13 et 13 invitations à l’antenne [22].

- Sur RMC, le pourcentage élevé d’interventions de professionnels de santé (42% ou 13 invités) masque une très faible diversité des intervenants. Ainsi, 12 interventions ont été le fait de médecins chercheurs (PUPH) [23]. Les autres catégories de travailleurs seront quant à elles complètement invisibilisées. La particularité de la station par rapport aux deux autres matinales (France Inter et Europe 1), c’est de réinviter plusieurs fois les mêmes professionnels : Éric Caumes [24] sera invité deux fois, et Gilles Pialloux [25] sera quant à lui invité pas moins de quatre fois. De quoi s’interroger aussi sur la fabrication de figures médiatiques, et le phénomène des « bons clients » qui semble ici à l’œuvre, les deux médecins ayant été extrêmement médiatisés ailleurs dans l’audiovisuel et dans la presse.

_- Dans la matinale d’Europe 1, non plus, la diversité des intervenants n’est pas au rendez-vous… Notons tout d’abord que la matinale ne donnera la parole à aucune femme professionnelle de santé. Ensuite, sur 13 interventions, 8 ont été réalisées par des médecins chercheurs, auxquels on peut ajouter Rémi Salomon, médecin et directeur de la commission médicale de l’AP-HP. Sur les quatre autres interventions, trois ont été réalisées par des médecins : Xavier Emmanuelli, le fondateur du Samu Social, invité pour parler de la mise en place d’un numéro spécifique à cette structure, dont il est le fondateur (même s’il n’y travaille plus aujourd’hui) ; Jacques Battistoni le président du syndicat MG France ; et Stéphane Clerget, psychiatre travaillant dans un service de maladies infantiles. Les deux premiers occupent des positions dominantes dans la santé, quant au troisième, il semble être un habitué de la station [26]. Enfin le dernier invité, Romain Wantier est le seul non médecin des invités santé de la matinale. Il est psychologue et coordonne le dispositif de crise (plan blanc) de l’hôpital Jean Verdier de Bondy. Sur Europe 1, les invités qui ne sont pas des médecins chercheurs sont donc soit des professionnels exerçant des responsabilités (comme Roman Wantier), des figures médiatiques (comme Xavier Emmanuelli) ou bien des spécialistes maison (comme Stéphane Clerget).

- France Inter se distingue, quant à elle, par une diversité légèrement plus grande de ses invités. Ainsi parmi les 17 invités, « seulement » 11 sont des médecins chercheurs (PUPH), auxquels on peut ajouter deux médecins qui ne sont a priori pas des universitaires mais qui travaillent également à l’AP-HP. Ce qui permettra d’entendre quatre catégories de professionnels qui n’ont été sollicitées nulle part ailleurs : une psychothérapeute parisienne ; un médecin généraliste de Seine-Saint-Denis ; une médecin gynécologue-obstétricienne, Ghada Hatem, également directrice d’une structure associative prenant en charge les femmes victimes de violences et de l’excision ; et enfin un cadre de santé en Ehpad [27]. Ces invités, bien que très minoritaires, permettent d’entendre d’autres réalités : les Ehpad, la médecine de ville, ou encore les violences contre les femmes. Reste que là encore, les médecins – qui sont aussi des supérieurs hiérarchiques – restent majoritaires [28].

Publié le 10/10/2020

Mineurs non accompagnés : comment la France est devenue une machine à briser des enfants et leurs rêves

 

par Olivier Favier (site bastamag.net)

 

 « Leur nombre a explosé », « la France est débordée », « la plupart d’entre eux sont de faux mineurs »… Tel est le traitement médiatique et l’instrumentalisation politique dont font l’objet désormais ces enfants qui ont traversé des tragédies pour venir jusqu’à nous. Peut-on espérer encore un peu de dignité ?

Il a seize ans, mais son air fatigué lui en donnerait bien cinq de plus. Qui sait depuis combien de temps il n’a pas dormi dans un vrai lit ? Il est assis en deuxième classe dans le TGV pour Paris, son sac sur les genoux, les yeux tournés vers le sol. Le contrôleur arrive, il lui tend un billet qu’il n’a pas composté. Il ne savait pas. Il ne ment pas, son voyage est un aller simple. Le contrôleur s’emporte, réclame des papiers. Et voilà que le gamin se remet à faire son âge, que la peur se lit dans ses yeux. Il tend un acte de naissance rangé dans une pochette plastique. Le contrôleur néglige le document, lève les yeux au ciel et s’en va en maugréant.

« Tes papiers sont à la gendarmerie, va-t-en, sinon tu vas finir au centre de rétention »

À Paris, le gosse est attendu par un copain qui doit l’emmener au « DEMIE », le Dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers, chargé de l’évaluation et de l’accueil des Mineurs non accompagnés à Paris. Il passe les entretiens, et par chance, il est reconnu mineur. Comme la loi l’autorise, afin de mieux répartir les mineurs sur l’ensemble du territoire, il est envoyé dans un autre département. Là-bas, il subit une seconde évaluation, qui conclut cette fois à sa majorité. Une toute jeune éducatrice vient le voir : « Tes papiers sont à la gendarmerie, va-t-en, sinon tu vas finir au centre de rétention. » Il erre sans but dans cette petite ville de province, parle avec les uns et les autres, parvient à se faire héberger par un homme qui n’est jamais chez lui mais qui lui fait confiance. Il passe ainsi quelques mois sans trop savoir que faire, puis un beau jour il s’en va, et disparaît. Un an plus tard, il laisse ces quelques mots sur un réseau social : « Celui qui ne renonce pas à son rêve finit par le vivre. » Il vient d’« être pris » dans un autre département. Il a désormais 17 ans.

Sans papiers comment est-ce possible ? « – Comment as-tu fait ? J’ai pris l’identité d’un ami mort au pays. – Et ta première identité c’était la vraie ? Oui, bien sûr. » Depuis lors, fatigué des patrons de restaurant qui ne paient pas son apprentissage, il a fait une formation dans la sécurité. « On chasse les migrants », explique-t-il, désabusé.

Cela fait sept ans que je travaille et côtoie ceux qu’on appelait des MIE, mineurs isolés étrangers, et qu’on nomme désormais des MNA, mineurs non accompagnés… la plupart ne le seront effectivement pas, ou mal, ou pas assez longtemps. Le premier avec lequel j’ai parlé était un Érythréen de 15 ans. Nous étions à Calais, il m’a montré de longues cicatrices sur ses jambes, et j’ai vu une colère immense dans ses yeux. « Why police beats us ? » « Pourquoi la police nous frappe-t-elle ? » répétait-il, parce qu’il croyait être arrivé au « pays des droits de l’Homme ». Cette formule, cette image, associée à la France, elle revient tout le temps. Et la police le sait, qui souvent est en charge d’accompagner les mineurs jusqu’au dispositif d’accueil. « Quand je suis arrivé, on m’a mis en garde à vue, je pleurais, alors un policier est passé et m’a dit, "pourquoi tu pleures, ici c’est les droits de l’homme, ici, y a pas la chicotte" » se souvient un autre adolescent qui a survécu à la prison en Libye.

« De toute façon tu es isolé, tu n’as pas besoin de contacts »

Un autre encore, dans une autre ville, rescapé d’un naufrage qui a emporté des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants, se fait doubler sur la droite par une patrouille, dont le chef l’accuse ensuite d’avoir franchi la ligne blanche. Il roule sur un vélo neuf premier prix, miraculeusement offert par le département. Les policiers lui demandent s’il l’a volé. Il montre l’antivol, donne le numéro de son éducatrice et s’en sort avec une contravention. À son arrivée à Paris, un an plus tôt, il a eu une autre amende, à cause cette fois d’un éducateur pressé qui lui a dit de sauter le portique du métro : « Ne la paie pas, ils oublieront ! » Mais les relances se sont succédé au service de l’aide à l’enfance du département où il a été transféré, lequel au bout d’un an a fini par les transmettre à l’intéressé, avec l’injonction de payer désormais quelque trois cents euros…

Un autre jour, le responsable local des services sociaux m’appelle pour « m’apprendre » que ce même jeune, par ailleurs élève modèle aujourd’hui étudiant en Master, est en garde à vue à 30 kilomètres de la ville où il réside. Il se trouve que je suis venu lui rendre visite, et nous nous regardons interloqués, tandis que le chef de service s’interroge sur ses méfaits imaginaires. Quelques minutes plus tard, le chef de service me rappelle : « Je me suis trompé, il s’agit d’un homonyme mineur, qui ne sachant pas où aller, s’est rendu au commissariat. » Cet homonyme, je le rencontrerai aussi, après l’avoir cherché en vain sous la pluie un soir vers Stalingrad, parmi des centaines d’autres migrants. L’association en charge de l’accueillir a contesté sa minorité, mais elle sait qu’il a été repéré par une autre association de bénévoles, alors on lui rend son portable mais pas la carte SIM : « De toute façon tu es isolé, tu n’as pas besoin de contacts. »

Tests osseux : aucune des méthodes utilisées n’a été remise à jour depuis plus d’un demi-siècle

Je pourrais continuer ainsi longtemps à égrener les injustices dont sont victimes ces mineurs à qui la France, en vertu de la Convention internationale des droits de l’enfant, doit assistance et protection jusqu’au jour de leur majorité. Face à un flux plus important durant l’année 2015, les structures en charge d’accueillir les jeunes dans les départements, mais aussi l’Éducation nationale, la Justice ou la Police aux frontières ont œuvré chacune à leur manière pour juguler la brusque montée des effectifs.

Ainsi, à Paris notamment, les évaluations sont-elles devenues de plus en plus fantaisistes, quand certains n’ont pas été purement et simplement refoulés au guichet. C’est une manière commode d’écarter une part du public des statistiques et jusqu’à une période récente, de la possibilité même de faire recours, puisqu’il n’y a aucune trace du refus de prise en charge. Devant la multiplication des cas, les juges ont fini par accepter de contester des décisions qui, matériellement, n’ont jamais été prises.

Pour la mise à l’abri temporaire avant l’évaluation, rendez-vous est donné aux primo-arrivants à l’autre bout de la ville. Le référent s’y rend généralement avec beaucoup de retard. Celles et ceux qui n’auront pas trouvé l’endroit ou se seront découragés entre temps seront autant de cas de moins à traiter. Concernant les papiers, chaque année voit de nouvelles raisons de remettre en cause leur validité, on cherche la rature ou l’erreur avec obstination.

Je lis, j’aime, je m’abonne

Pour les Guinéens, par exemple, particulièrement nombreux, on invoque une date écrite en chiffres et non en lettres, ou encore un délai non respecté entre l’acte de naissance et le jugement supplétif qui atteste que le premier document n’a pas été contesté. Il faudra une déclaration officielle d’un juge guinéen expliquant que cette loi n’est pas appliquée pour que ce subterfuge soit peu à peu abandonné.

Viennent ensuite les tests osseux, qu’Éric Ciotti (député LR) a dit tout récemment vouloir rétablir alors même qu’ils sont toujours largement pratiqués. Ils ont servi par exemple à ce qu’un jeune Ivoirien à Lyon, pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance à l’âge de quinze ans, soit accusé d’avoir maquillé son identité puisque les tests osseux lui donneraient un âge moyen de… 29 ans – avec un minimum de 15, 17 ou 21 ans. Aucune des méthodes utilisées n’a été remise à jour depuis plus d’un demi-siècle et elles se réfèrent à des populations très différentes de celles actuellement testées sur notre territoire. Peu importe que le jeune en question suive une scolarité exemplaire et n’ait jamais quitté le foyer où on l’avait placé – ce qu’aurait sans doute fait un homme de 29 ans au milieu d’adolescents de 15 ans. En deux ans, il est passé pas moins de cinq fois devant la justice où il risque une condamnation au pénal. En appel, la décision est attendue pour le 29 octobre.

Une machine à briser des enfants et leurs rêves

Depuis 2015, la proportion des jeunes de plus de 16 ans pris en charge mais non scolarisés – la scolarisation n’étant obligatoire que jusqu’à 16 ans – a largement augmenté, malgré le souhait de la plupart d’entre eux, qui associent la formation à la possibilité de trouver un travail. Dans de nombreux départements, les filières proposées ne sont désormais plus que des CAP en alternance. Cela permet d’atteindre deux objectifs : alléger au maximum le coût de la formation et se libérer des jeunes au plus vite dès leur 18 ans.

En privé, éducateurs et professionnels des CASNAV (Centre Académique pour la Scolarisation des élèves allophones) se montrent très critiques : l’alternance n’est pas adaptée à des jeunes « NSA-PSA » (non ou peu scolarisés antérieurement, selon les sigles de l’Éducation nationale), parce qu’on n’acquiert pas les bases en étudiant une semaine sur deux ou trois. Par ailleurs, des secteurs entiers dits en tension – autrement dit des métiers dont ne veulent pas les Français – sont occupés par ces jeunes, dont les patrons vantent la docilité. À tel point qu’ils n’hésitent souvent pas à les remplacer par d’autres tout aussi dociles dès la fin de leur contrat d’apprentissage.

Le jeune majeur se retrouve ainsi sans métier et parfois sans diplôme (s’il n’a pu consolider à temps son niveau scolaire) partant sans papiers et expulsable, mais bien plus opportunément exploitable par des secteurs connus pour un usage massif de main d’œuvre non déclarée (bâtiment, restauration, aide à la personne etc.). Ici comme ailleurs, il est courant que lors des entretiens (je me base sur une cinquantaine d’échanges réalisés au fil des ans), professionnels de l’Éducation nationale et éducateurs finissent par valider une fiction démentie par les faits pour ne pas désespérer complètement d’une machine à briser des enfants et leurs rêves.

Ainsi, si 80 % des jeunes qui sont enregistrés par le DEMIE ne sont pas reconnus mineurs (chiffres de 2016, provenant d’une circulaire interne), c’est qu’ils ne le sont pas, entend-on dire souvent. Or, une majorité d’entre elles et d’entre eux finira par obtenir gain de cause après une série de recours pouvant durer jusqu’à un an et demi. Combien ai-je vu passer de ces jeunes déboutés, dont certains n’avaient que quatorze ou quinze ans et faisaient parfaitement leur âge ! Parfois aussi, mais beaucoup plus rarement, il m’est arrivé de douter de l’âge allégué. Les mêmes éducateurs, du reste, ne manquent pas de souligner ce qui motivent les tentatives de fraude : si de jeunes majeurs tentent de se faire passer pour des mineurs – ce qui arrive, mais peu y parviennent – c’est essentiellement parce que c’est pour eux le seul moyen de légaliser leur présence en France avec une demande d’asile.

Les suicides de mineurs non accompagnés se sont multipliés

Une autre légende tenace vaudrait que les jeunes soient envoyés désormais en CAP car, sauf exception, ils ont un niveau scolaire faible ou inexistant. Parmi celles et ceux que j’ai pu suivre depuis 2015, et qui ont été soutenus ou accompagnés pour la plupart par des associations et des bénévoles en plus du cadre officiel, une moitié étudie ou a étudié jusqu’au BTS, quelques uns sont entrés à l’Université, un en médecine, lequel avait été initialement orienté vers un bac professionnel, pour devenir aide-soignant. Certains pourront conclure que je suis marqué par la chance, laquelle m’aura suivi dans trois ou quatre départements. Il est vrai que jusqu’à une période récente, les bons élèves pouvaient bénéficier jusqu’à leur 21 ans d’un contrat jeune majeur, leur permettant de pousser un peu leurs études.

Au fil des ans, donc, il s’est recréé quelque chose qui ressemble de plus en plus à un rapport racial, avec ou sans chicotte, qui rappelle à s’y méprendre celui de la colonisation : le migrant, comme le colonisé, est traité avec défiance, soupçonné d’être hâbleur et menteur, en l’occurrence ici sur son âge et son parcours. Il n’est pas exclu, j’en ai donné un exemple, qu’il finisse pas se conformer à cette image pour faire sa place parmi nous. Il a parcouru en moyenne 6000 kilomètres, a vu dans la majorité des cas des camarades mourir. Il en a laissé beaucoup d’autres derrière lui, qui n’ont pas réussi à passer. Il n’est effectivement plus à cela près.

Peu importe si les études montrent que les migrants arrivant en France ont un niveau scolaire moyen supérieur à celui des Français, le mineur non accompagné est supposé inculte, et il comprend très vite qu’il doit accepter ce qu’on lui propose (généralement des métiers où ses collègues seront noirs ou d’origine maghrébine en majorité) sous peine de se voir délivrer une OQTF, une obligation de quitter le territoire français. « Tu pourras toujours reprendre tes études plus tard » lui dira l’éducateur qui cherche à se rassurer.

Dans ce tableau si sombre, la dignité et le courage des bénévoles et de nombre de professionnels imposent le respect

« Ce qui est surprenant, témoigne une permanencière de l’Association de défense des jeunes isolés étrangers (ADJIE), ce n’est pas que parfois l’un d’eux décompense, comme on dit, c’est que ça n’arrive pas plus souvent. » Cette violence subie, institutionnelle bien sûr, mais aussi celle de la rue, car beaucoup y restent des semaines avant d’être pris en charge par des bénévoles, en mène certains au suicide. On se souvient bien sûr de Denko Sissoko, un adolescent malien qui s’est jeté du huitième étage du dispositif d’hébergement à Châlons-en-Champagne. Son histoire avait ému la presse, mais elle a été suivie par tellement d’autres depuis qu’on ne prend plus la peine de s’y arrêter.

 

Une bénévole des Midis des MIE, qui s’occupe d’orienter et de soutenir les gamins renvoyés à la rue à Paris, évoque le cas de Kassim, un garçon fragile, qu’elle a hébergé et qui s’est suicidé à Lorient, peu après avoir été chassé de son hôtel, le jour de ses 18 ans : « J’avais tellement l’impression d’être dans sa tête, de sentir ce qu’il avait dû sentir, d’isolement, de solitude, d’abandon. Qui a envie de faire ça ? De partir de chez soi à l’âge de quinze ans ? » Au téléphone, le commentaire reste sobre, posé, sans pathos. Dans ce tableau si sombre, la dignité et le courage des bénévoles et de nombre de professionnels imposent le respect.

Malheureusement, beaucoup de celles et ceux qui ont rejoint la mobilisation après 2015 ont dû reprendre leurs distances : « J’ai craqué quand après quelques mois j’ai dû demander à un jeune de prendre le sac de couchage que je lui tendais et de retourner à la rue, parce que je n’avais plus aucun hébergement à lui proposer », m’a confié une autre bénévole qui depuis a repris le cours d’une vie « normale ». Des jeunes, il en vient pourtant toujours, même si le confinement a tari momentanément « le flux » et que les chiffres sont en légère baisse depuis 2019. Cet été, un campement a été monté en plein cœur de Paris pour sensibiliser population et autorités au fait que beaucoup de jeunes n’avaient ni prise en charge ni logement.

L’indifférence et la haine

Beaucoup de jeunes ont témoigné sur ce qu’ils avaient enduré avant, pendant et après leur voyage, sur la force de leurs rêves et leur stupéfiante capacité de résilience. Des livres comme celui de Rozenn le Berre, des films comme ceux de Rachid Oujdi ou d’Aferdite Ibrahimaj [1] , ont largement documenté la réalité de ces parcours, mais la machine à fantasme a repris de plus bel ces derniers mois.

Rozenn Le Berre : « Combien de temps les jeunes migrants vont-ils supporter les injustices et l’arbitraire ? »

La première raison en est l’existence d’un nouveau profil de jeunes, venus du Maghreb, vivant de petite délinquance et souffrant de lourdes addictions. Un éducateur de banlieue parisienne explique que dans son centre ils représentent désormais un tiers des jeunes accueillis : « Beaucoup sont très abîmés et relèvent de la psychiatrie. » Les autres associations, militantes ou institutionnelles, n’y sont guère confrontées, car ces jeunes-là ne sont pas demandeurs d’aide. « On les voit parfois demander des vêtements ou de la nourriture explique la bénévole des Midis des MIE, mais ils ne veulent pas de prise en charge. » Cette présence difficilement quantifiable est du reste limitée à quelques grandes métropoles, Paris en tête. Sur elle, pourtant, les articles sont légion, permettant d’alimenter à souhait la confusion tant désirée entre Mineurs non accompagnés et délinquance.

La double agression par un jeune Pakistanais rue Nicolas Appert le 25 septembre dernier a fait naître quant à elle une campagne médiatique et idéologique d’une violence sans précédent contre les mineurs non accompagnés. À la différence de « l’attaque de la mosquée de Bayonne » [2] qui avait fait elle aussi deux blessés graves mais a été aussitôt décrite comme un acte isolé, « l’attaque du 25 septembre 2020 » à Paris a été immédiatement qualifiée d’« acte de terrorisme islamiste » par le ministre de l’intérieur, alors même que l’agresseur a, semble-t-il, agi isolément, au point qu’il n’était pas même au courant du déménagement des locaux de Charlie Hebdo depuis le 8 janvier 2015.

Lors de l’attaque de la mosquée de Bayonne, un avocat avait rappelé que « l’attentat revêt une dimension politique ou idéologique, qui peut difficilement être retenue quand il s’agit de l’acte d’un déséquilibré ». On rappellera néanmoins que le tireur, décédé depuis, avait été perçu comme suffisamment sain d’esprit quelques années plus tôt pour être choisi comme candidat local du Front national et qu’il était familier des appels à la violence. Quoi qu’il en soit le cas du jeune agresseur de la rue Nicolas Appert n’a bénéficié en comparaison d’aucune forme de réserve ou de doute sur sa responsabilité pénale.

« J’en ai rien à foutre » a répondu un jour une juge des enfants à un mineur

Bien plus grave cependant est le véritable tempête d’articles faisant de ce fait divers le révélateur de la nature délinquante des mineur.es non accompagné.es. Le crescendo déjà nauséabond des jours précédents a trouvé son acmé dans les propos d’Éric Zemmour sur Cnews ce 29 septembre, dont voici un court extrait : « Ce Pakistanais est l’archétype de ce qu’on appelle un Mineur isolé étranger. (…) Ils n’ont rien à faire ici, ils sont voleurs, ils sont assassins, ils sont violeurs, c’est tout ce qu’ils sont. Il faut les renvoyer, attendez il ne faut même pas qu’ils viennent, et (..) pour cela il faut sortir de la Convention européenne des droits de l’homme, qui, je vous le rappelle, est l’origine du mal, c’est la Cour européenne des Droits de l’Homme et la Convention des Droits de l’Enfant qui nous obligent à n’expulser personne. »

Aussi immondes soient-ils, ces propos ne sont que l’expression débridée d’une hostilité croissante de l’administration et de l’indifférence globale de la population française, laquelle se montre bien plus hostile aux migrants en général que ses voisins allemands, belges ou espagnols par exemple. Les manifestations parisiennes pour ces causes n’ont jamais mobilisé plus de quelques milliers de personnes, depuis bien des années.

« J’en ai rien à foutre » a répondu un jour une juge des enfants à un mineur la suppliant de lui donner accès à un hôtel, car il avait honte d’être hébergé depuis des mois par des particuliers. L’adolescent l’a revue quelques mois plus tard dans une vidéo diffusée en classe, où elle vantait les beautés de son métier. Entre temps, on lui aura sans doute expliqué à la télévision qu’ « il n’y a pas de racisme systémique en France. »

 

Olivier Favier

 

Notes

[1] Rozenn Le Berre, De rêves et de papier, Paris, La Découverte, 2017. Rachid Oujdi, J’ai marché jusqu’à vous – récits d’une jeunesse exilée (52 minutes – 2016), Aferdite Ibrahimaj, Mineurs isolés étrangers (52 minutes – 2018).

[2] Je donne à ces événements les noms des articles Wikipédia qui s’y rapportent.

Publiéle 09/10/2020

 

Le cas d’extradition d’Assange est une attaque sans précédent contre la liberté de la presse - alors pourquoi les médias n’en parlent pratiquement pas ? (The Independent)

 

Patrick COCKBURN (site legrandsoir.fr)

 

Assange et WikiLeaks ont fait tout ce que les journalistes devraient faire en révélant des informations importantes sur les méfaits du gouvernement américain et en les communiquant au public.

Le silence des journalistes en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis sur la procédure d’extradition du fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, les rend complices de la criminalisation par le gouvernement américain des activités de collecte d’informations.

Au cours des quatre dernières semaines, dans une salle d’audience de l’Old Bailey à Londres, les avocats du gouvernement américain ont demandé l’extradition d’Assange vers les États-Unis pour répondre à 17 accusations en vertu de la loi sur l’espionnage de 1917 et à une accusation de piratage informatique. Au cœur de leur affaire se trouve l’accusation selon laquelle, en laissant circuler une quantité de câbles diplomatiques et militaires américains classifiés en 2010, Assange et WikiLeaks ont mis en danger la vie d’agents et d’informateurs américains.

L’une des nombreuses particularités de cette étrange affaire est que les preuves sont inexistantes. Le Pentagone a admis qu’il n’avait pas réussi à trouver une seule personne travaillant pour les États-Unis qui avait été tuée à la suite des révélations de WikiLeaks. Cet échec n’est pas dû à un manque d’efforts : Le Pentagone avait mis sur pied une force spéciale militaire, déployant 120 agents de contre-espionnage, pour trouver au moins une victime qui pouvait être imputée à Assange et à ses collègues, mais n’a rien trouvé.

D’autres allégations contre Assange avancées par les avocats du gouvernement américain sont tout aussi peu convaincantes ou manifestement fausses, mais il court toujours un réel danger d’être envoyé dans une prison de sécurité maximale aux États-Unis après la décision du tribunal le 4 janvier. Une fois là-bas, il risque une peine de 175 ans et, quelle que soit la durée de son incarcération, il est probable qu’il la passe en isolement dans une minuscule cellule.

L’affaire Assange crée un précédent qui constitue une menace mortelle pour la liberté de la presse en Grande-Bretagne. Si Assange est extradé, tout journaliste qui publie des informations que les autorités américaines jugent sont classées secrètes, aussi connues ou inoffensives soient-elles, risque d’être extradé pour être jugé aux Etats-Unis. Le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, affirme que les non-Américains comme Assange ne bénéficient pas des droits à la liberté d’expression garantis par le Premier amendement [de la Constitution US - NdT].

L’issue du procès d’extradition d’Assange est un point de basculement crucial qui permettra de savoir si la Grande-Bretagne et les États-Unis vont s’enfoncer davantage vers une "démocratie illibérale" comme la Turquie, la Hongrie, le Brésil, l’Inde et les Philippines. Ce qu’Assange et WikiLeaks ont fait - obtenir des informations importantes sur les actes et les méfaits du gouvernement américain et les communiquer au public - est exactement ce que tous les journalistes devraient faire.

Le journalisme consiste à révéler des informations importantes aux gens afin qu’ils puissent juger de ce qui se passe dans le monde - et des actions de leur gouvernement en particulier. Les révélations de WikiLeaks en 2010 n’ont différé des autres grands scoops journalistiques que par leur volume - 251 287 câbles diplomatiques, plus de 400 000 rapports militaires classifiés de la guerre en Irak et 90 000 de la guerre en Afghanistan - et qu’elles étaient plus importantes. [Et pour ne rien vous cacher, j’ai rédigé une déclaration qui a été lue au tribunal cette semaine pour expliquer la signification des révélations de Wikileaks].

Étonnamment, les commentateurs britanniques et américains sont dans un état de déni lorsqu’il s’agit de voir que ce qui arrive à Assange pourrait leur arriver. Ils soutiennent bizarrement qu’il n’est pas journaliste, bien que l’administration Trump accepte implicitement qu’il en soit un, puisqu’elle le poursuit pour ses activités journalistiques. Le motif est ouvertement politique. Une des absurdités du procès est la prétention que les fonctionnaires nommés par Trump fournissent un guide fiable et objectif de la menace que représentent les révélations de WikiLeaks pour les États-Unis.

Pourquoi les médias britanniques sont-ils restés si muets sur le sinistre précédent qui s’établit pour eux, s’ils devaient enquêter sur les agissements d’un gouvernement américain qui ne cache pas son hostilité au journalisme critique. Il y a dix ans, le New York Times, The Guardian, Le Monde, Der Spiegel et El Pais ont publié pendant des jours des extraits des documents de WikiLeaks, en première page, mais il y a longtemps qu’ils ont pris leurs distances par rapport à son fondateur. Pourtant, même s’ils souhaitent le contraire, leur avenir est lié à son sort.

Alan Rusbridger, l’ancien rédacteur en chef du Guardian sous lequel les câbles et les journaux de guerre ont été publiés, l’a clairement exprimé dans une interview, disant qu’il n’avait aucun doute sur les dommages qui seront causés à la liberté de la presse. "Quoi que nous pensions d’Assange", a-t-il dit, "ce pour quoi il est visé est le même ou similaire [à ce que] beaucoup de journalistes ont fait, alors il est surprenant pour moi qu’il n’y a pas plus de gens qui comprennent que cette affaire aura des implications inquiétantes pour tous les journalistes".

Le danger pour une presse véritablement libre est en effet si flagrant qu’il est difficile de comprendre pourquoi les médias ont, dans l’ensemble, ignoré la question. Le coronavirus est une raison qui y contribue, mais le fait de traiter Assange et WikiLeaks comme des parias est bien antérieur à l’épidémie. Les critiques se demandent s’il est vraiment journaliste, bien qu’il soit clairement un journaliste de l’ère électronique, publiant des informations brutes d’une manière différente des journaux, de la radio et de la télévision traditionnels. Ses opinions politiques sont radicales et sans complexe, ce qui aliène encore plus de nombreux commentateurs.

Mais les allégations de viol dont il a fait l’objet en Suède en 2010 ont été bien plus importantes pour qu’il ne soit plus considéré comme un héros de la lutte contre le secret d’État, mais comme un personnage hors du commun. Cela a conduit à une enquête du ministère public suédois qui s’est poursuivie pendant neuf ans, a été abandonnée trois fois et a été relancée trois fois, avant d’être finalement abandonnée l’année dernière à l’approche de la prescription. Assange n’a jamais été accusé de quoi que ce soit et tout cela n’a rien à voir avec le procès d’extradition, mais cela aide à expliquer pourquoi une si grande partie des médias a ignoré ou minimisé ce procès à Old Bailey. De nombreux membres de la droite politique ont toujours cru qu’Assange avait sa place en prison et de nombreux progressistes estiment les allégations de viol suffisent à le rendre indéfendable.

Daniel Ellsberg, qui a divulgué les Pentagon Papers aux médias en 1971, a témoigné devant le tribunal qu’il avait divulgué l’histoire secrète de la guerre du Vietnam pour montrer au public que la guerre se poursuivait alors que ses auteurs savaient qu’elle ne pouvait pas être gagnée. Il a déclaré qu’Assange avait fait à peu près la même chose, cette fois-ci en ce qui concerne les guerres en Irak et en Afghanistan, et que les Pentagon Papers et les divulgations de WikiLeaks étaient similaires en tous points.

La saga de Julian Assange et de WikiLeaks est maintenant si longue et compliquée qu’il est bon de se rappeler la lumière crue qu’ils ont jetée sur les activités du gouvernement américain en Afghanistan, en Irak et ailleurs. J’ai moi-même utilisé pour la première fois les informations divulguées au cours de l’été 2010 pour expliquer pourquoi le gouvernement afghan, soutenu par 90 000 soldats américains, ne gagnait pas une guerre que Washington prétendait mener pour la défense de la démocratie.

J’ai cité un rapport d’un responsable américain des affaires civiles à Gardez, en Afghanistan, en 2007, qui a déclaré avoir été carrément informé par un membre du conseil provincial afghan de la ville que "l’opinion générale des Afghans est que le gouvernement actuel est pire que les talibans". Le fonctionnaire américain a déploré que cela ne soit que trop vrai. La raison est expliquée par un autre rapport américain datant du 22 octobre 2009, cette fois de Balkh dans le nord de l’Afghanistan, qui décrit comment les soldats et la police afghans maltraitent les civils locaux qui refusent de coopérer à une recherche. J’ai écrit que le rapport officiel des États-Unis disait qu’"un chef de police de district a violé une jeune fille de 16 ans et que lorsqu’un civil a protesté, le chef de police a ordonné à son garde du corps de lui tirer dessus". Le garde du corps a refusé et a été lui-même tué par le chef de la police".

De telles révélations expliquent pourquoi la guerre afghane se poursuit et que des dizaines de milliers de personnes sont mortes - et pourquoi le gouvernement américain tient tant à mettre Assange en prison pour le reste de sa vie.

 

Patrick Cockburn

Patrick Cockburn est un chroniqueur indépendant primé qui se spécialise dans l’analyse de l’Irak, de la Syrie et des guerres au Moyen-Orient. Il travaille pour The Independent depuis 1990. En 2014, il avait annoncée la montée de Daech. Il a également fait des études supérieures à l’Institut d’études irlandaises de l’Université du Queens à Belfast et a écrit sur les effets des troubles sur la politique irlandaise et britannique à la lumière de son expérience.

Traduction "les vrais journalistes prennent sa défense, les autres... euh... les autres..." par VD pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles

 Publié le 05/10/2020

« On s’est déjà tapés les gilets jaunes il y a deux ans » : quand les « experts » de BFM Business discutent Forfait-Urgences et pauvreté

 

Chronique par Bernard Marx  (site regards.fr)

 

Parfois, le seul verbatim d’une émission de télévision suffit à démontrer son caractère atterrant... La preuve avec Les Experts de BFM-Business.

Selon une information de l’AFP, le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2021 prévoit que les passages aux urgences ne nécessitant pas d’hospitalisation feront l’objet à partir de l’an prochain d’un « forfait » d’un montant fixe, qui remplacera l’actuel « ticket modérateur » laissant à la charge du patient 20 % du coût de ses soins.

Nicolas Doze l’animateur du talk-show quotidien Les Experts sur BFM-Business a demandé ce jeudi 1er octobre à ses Experts Ronan Le Moal, fondateur d’Epopée Gestion, Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes, et Xavier Ragot, président de l’Office Français des Conjonctures Economiques (OFCE), ce qu’ils en pensaient.

Verbatim d’un échange parfois lucide, souvent cynique et continuellement atterrant d’économistes influents :

Ronan Le Moal. On est dans un beau pays qui a une protection sociale des Français qui est bien faite. A un moment donné, quand on constate qu’il y a de l’abus dans l’utilisation des urgences qui sont engorgées dans le contexte par des cas qui pourraient être traités par un médecin de famille, je pense que ce n’est pas une mauvaise chose. Pour savoir la valeur des choses, à un moment donné, il faut le payer. Je dis cela avec tout l’attachement que j’ai au système social français. Si on ne paye plus rien, on ne se rend plus compte de la valeur des choses et on en abuse. Il faudra voir où on met le curseur et le montant, mais le principe ne me semble pas mauvais. Cela donnera le réflexe de réfléchir avant d’aller directement aux urgences plutôt que de passer par un autre canal.

Xavier Ragot. Ce n’est pas mon domaine et j’aurais aimé avoir l’avis des professionnels de santé pour avoir leur avis sur la façon de gérer l’engorgement des urgences. On a peut-être, nous, une incompréhension de ce que c’est que d’être vraiment pauvres en France aujourd’hui, et il y en a. Donc 20 euros ce n’est pas grand-chose, mais c’est énorme pour certains revenus. Il faudra le traiter. Il faudra voir. Il faudra le tenter. Ma question c’est pour les 10% les plus pauvres et pour ceux-là c’est quand même un changement de l’environnement. Et je sais qu’en disant cela je ne résous pas le problème des urgences. Ce dont il faut parler c’est de l’hétérogénéité grandissante de la population française. Ceux qui n’ont pas les moyens, je ne vois pas comment on pourra leur faire payer. Ils iront moins se faire soigner et ce sera un facteur de diffusion des maladies.

Jean Hervé Lorenzi. Je pense qu’il ne faut pas ajouter une crise à une crise. L’énorme risque c’est la crise sociale. On va quand même se taper un million de chômeurs de plus. Je trouve que c’est comme l’histoire des APL Ce n’est pas le moment. On va déverser des milliards à juste titre ou pas, y compris pour les entreprises zombies. Ce n’est pas le moment d’aller chercher les 5%. Je suis tout à fait d’accord avec Ronan que les choses ont de la valeur. Je suis assez d’accord pour que des gens comme toi et moi on nous envoie le compte de ce qu’on coûte à la Sécurité Sociale en matière de Santé car on est entièrement pris en charge, nous, par les assurances complémentaires. Dans la réalité ce sont les 5% qui vont se retrouver en situation difficile. On s’est tapé les gilets jaunes il y a deux ans. Ça a quand même mis un sacré désordre dans la société. Je pense qu’il faut éviter par tous les moyens de refaire cela.

Ronan Le Moal. Il ne faut pas ramener la situation générale de la consommation des urgences en France au fait qu’il y a des gens pour qui 15 euros, 5 euros ou même 20 euros c’est beaucoup. Pour l’exception, il ne faut pas s’empêcher d’agir. Protégeons ceux qui doivent l’être et que les autres payent.

Jean Hervé Lorenzi. A ce moment-là on demande aux complémentaires maladies de ne pas prendre en charge les 15 euros pour des gens comme nous. Je suis d’accord qu’il y a des abus et qu’il faut prendre en compte cette réalité. Mais au bout du compte ce n’est pas le moment de créer un incendie supplémentaire.

Nicolas Doze. Xavier Ragot disait qu’en pensent les professionnels de santé. Il se trouve que je connais très bien un médecin urgentiste qui voit vraiment la réalité des urgences en banlieue parisienne, dans les Yvelines, dans un endroit pas facile. Et lui, il a une idée en tête : un dossier d’admission aux urgences avec une case en haut, à l’appréciation du médecin : « recours aux urgences non justifié ». Et à partir du moment où le médecin coche la case, on va voir la personne et on lui dit si vous restez vous payez. Cela dit, partagez- vous ce que vient de dire Jean -Hervé Lorenzi sur le fait que la pauvreté va devenir un thème dominant ?

Xavier Ragot. A la marge, il y a un nouveau précariat qu’on a du mal à identifier avec nos outils. C’est très dur. Il y a un ensemble de cas individuels… Ce peut être quelques centaines de milliers de personnes. Il nous faut trouver de nouveaux dispositifs, pour les atteindre, pour les aider, pour les nourrir, pour qu’ils se logent. Cela repose sur des bonnes volontés d’associations. Il faut un petit peu plus d’efficacité publique pour avoir plus de solidarité, une solidarité justifiée.

Jean Hervé Lorenzi. Une crise sociale démarre toujours par des marges, par des aspects qui paraissent marginaux. Peut-être 100.000, 200.000, 300.000 personnes. Mais il y a un moment où les choses prennent une valeur symbolique très forte. Je suis convaincu que le thème de la pauvreté est en train de monter et je suis persuadé qu’à un moment les Français vont se dire « Cet Etat est prêt à aider des entreprises -ce que je trouve très bien- mais il est infoutu de s’occuper de ces cas ». Les chiffres qui ont été donnés du nombre de repas gratuits par le patron du Secours Populaire sont quand même très impressionnants. Il y a une fragilité très particulière aux deux bouts de la chaine, chez les jeunes…et les personnes dépendantes…Notre proposition [du Cercle des Economistes] consiste à dire : puisqu’on propose aux jeunes de faire une année d’études de plus, actuellement il y a des bourses. C’est 300 euros. Nous on propose de donner le RSA. Mais c’est uniquement si le jeune accepte de faire des études qualifiantes. S’il veut faire des études sur l’histoire du Moyen- Age, on lui dit tu devrais plutôt essayer de trouver un job à la sortie. Il y a un donnant donnant positif dans notre proposition…Il faut savoir traiter les sujets d’une crise comme ils existent. Je rappelle que même l’Angleterre victorienne qui n’était pas le summum du socialisme ambiant avaient des maisons spéciales pour les pauvres. Il faut quand même faire attention à ce que la société ne se fracture pas.

Ronan Le Moal. Il y a un an et demi on parlait de réforme des retraites et on parlait de maintenir le déficit à moins de 3% et on disait globalement, si je dis austérité j’exagère mais on disait il faut une bonne gestion. Tout cela a volé en éclats et on peut comprendre pourquoi avec cette crise… Mais on a mis en exergue que quand on a besoin de trouver de l’argent on sait le trouver. Pour le coup, sur le terrain sociétal, cela va être compliqué d’expliquer qu’on ne serait pas capable d’aller accompagner ceux qui souffrent le plus…Prenons la réforme des retraites. Avant de remettre le sujet sur la table- je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire- mais je dis qu’avant d’y arriver il va falloir de la pédagogie, notamment sur la dette qu’on va transmettre aux jeunes en même temps qu’une réforme des retraites.

Xavier Ragot. Il faut expliquer que ce qui compte ce ne sont pas les dettes mais les intérêts sur la dette qui sont très bas. Et il faudra faire de la pédagogie sur la solidarité intergénérationnelle dans toutes ses dimensions… C’est de cette façon qu’on arrivera à faire la réforme des retraites. Sinon on aura un truc paramétrique et les gens effectivement ne vont pas comprendre…

Nicolas Doze. Effectivement cela va être compliqué quand vous allez vous retrouver un jour sur France Inter face à un mec de LFI qui va vous expliquer que les milliards ils sont là et que ça ne coute rien.

Jean Hervé Lorenzi. Et bien je lui dirais qu’on peut très bien traiter les sujets comme celui des fonds propres des entreprises et ceux qu’on vient d’évoquer de façon très rationnelle et non pas dans une espèce d’excitation de la personne que vous me proposez de rencontrer. Vous verrez, il y aura un basculement dans les deux ans qui viennent. Aujourd’hui quoiqu’en dise Bruno Le Maire, c’est open bar. C’est comme cela. C’est la vie. On rassure les gens en leur disant « on peut mettre de l’argent ». Dans un an ou deux ceci va rebasculer et on va revenir à des choses qui seront vraisemblablement beaucoup plus rationnelle…

Xavier Ragot. D’accord avec Jean Hervé, mais pas 2 ou 3 ans il en faudra 4 ou 5…

Tout cela suinte, venant d’économistes qui tiennent le haut du pavé, beaucoup d’incompétence, d’inquiétude et de peurs.

Le même jour sur le site de France-Culture, le sociologue Denis Colombi expliquait : « Il faut en finir avec l’idée que les pauvres gèrent mal leur argent ». Il montre dans son livre Où va l’argent des pauvres. Fantasmes politiques, réalités sociologiques que les pauvres ne gèrent pas plus mal leur argent que les autres. Et même que, souvent, ils le font mieux. Et qu’en tout cas ce n’est pas leur capacité à gérer leur argent qui constitue un problème, mais le fait qu’ils en manquent. Le livre de Denis Colombi est à lire. L’auteur effectue une salutaire et très passionnante déconstruction des idées reçues, dominantes et intéressées.

Publié le 27/09/2020

Voile à l’Assemblée, tenue « républicaine » à l’école et décolletée interdit au musée... bonne rentrée les meufs !

 

Par Loïc Le Clerc (site regards.fr)

 

Ici même sur regards.fr, nous avons publié en ce mois de septembre deux articles – ici et – observant avec ahurissement la puissance raciste de cette rentrée politique. Eh bien, force est de constater qu’il en va de même concernant les droits des femmes.

Après des mois d’actualité accaparée par le coronavirus, le confinement, les masques, le déconfinement, les tests, etc., on se demandait comment et quand les champions du monde de la polémique allaient faire leur retour. Eh bien c’est pour ce mois de septembre 2020 ! En même temps que les polémiques racistes, nous avons assisté à une vaste fronde anti-féministe. Dans les deux cas, dans le plus grand des calmes.

8 septembre. Alors que l’exécutif – plus précisément les deux acolytes de la place Beauvau que sont Gérald Darmanin et Marlène Schiappa – met le paquet sur le « séparatisme », un événement improbable se produit, précisément sur ce sujet. Une jeune femme prénommée Jeanne se présente avec une amie à l’entrée du musée d’Orsay et se voit « priée » de revêtir une veste afin de cacher son décolleté. Nul ne saura dire à quelle règle se réfère les agents d’accueil et de sécurité. Elle n’aura pas le choix : pour visiter le musée et admirer ses tableaux et statues de nues, il faut se vêtir comme pour entrer au Vatican. Enfin, pas exactement puisque cette même Jeanne constatera en observant les autres visiteurs que le problème n’est pas tant la taille du tissu que le corps qu’il recouvre…

Vous avez dit séparatisme ? À ce propos, saviez-vous qu’à un kilomètre de là, place de la Concorde, l’entrée de l’Automobile Club de France est interdite aux femmes ? On dit ça, on dit rien.

Collégiennes anti-républicaines

14 septembre. Des collégiennes et lycéennes lancent le mouvement #Lundi14Septembre, réclamant le droit de porter des mini-jupes et des crop-tops (t-shirts laissant voir le nombril). Comme l’écrit parfaitement le site Les Nouvelles News, ce « mouvement invite les jeunes à porter un vêtement dit "provocant" pour protester contre le sexisme et dire haut et clair que le problème n’est pas la tenue des filles mais le comportement de ceux qui les agressent ». Le résultat est sans surprise : on ne compte pas les exclusions au motif d’une tenue trop courte ce jours-là tant elles sont légion. Pourtant, même Marlène Schiappa y va de son tweet de soutien « avec sororité ».

Mais la ministre délégué n’est visiblement pas sur la même longueur d’ondes que son collègue à l’Éducation… Réaction de Jean-Michel Blanquer : « Il suffit de s’habiller normalement et tout ira bien ». Quelques jours plus tard, c’est carrément le chef de l’État qui réagit à l’affaire : Emmanuel Macron prône le « bon sens ».

Le 21 septembre, la ministre déléguée à l’Égalité femmes-hommes, Élisabeth Moreno, lance au Parisien : « En France, chacun est libre de s’habiller comme il veut [...] Les femmes ont mis des siècles à pouvoir s’affranchir de codes vestimentaires. Cette liberté conquise de haute lutte n’a pas de prix. [...] « C’est aussi un enjeu d’éducation des jeunes garçons, du rapport qu’ils entretiennent aux jeunes filles et lié aux valeurs de respect. »

Est-ce que Jean-Michel Blanquer s’est directement senti concerné par les propos de sa collègue ? Quoi qu’il en soit, le jour même, il craque et va plus loin encore au micro de RTL : « On vient à l’école habillé d’une façon républicaine ». Ça n’a plus aucun sens. Il devient une nouvelle fois la risée du gouvernement. Gouvernement qui est donc divisé sur cette polémique : d’un côté les Macron/Blanquer et de l’autre les Schiappa/Moreno. Hommes contre femmes. Appelez-ça « nouveau monde ».

Au fond, il n’est qu’une question à cette affaire à laquelle Jean-Michel Blanquer se refuse de répondre : quand est-ce qu’on va commencer par éduquer les garçons ?

 

Le vert de l’islam

 

16 septembre. Sans que l’on sache bien pourquoi, le député européen Yannick Jadot donne son avis sur le... burkini : « Nos sociétés sont tellement crispées et déstabilisées que des groupes tentent de remettre en question la sécularisation, de sortir des lois de la République au nom d’une idéologie ou de principes religieux [...] C’est inacceptable. Le burkini, ça n’a rien à faire dans une piscine ! [...] L’enjeu, c’est le vivre-ensemble. En République, le principe n’est pas "qui se ressemble se rassemble". Il ne peut pas y avoir de "oui mais", ni sur "Charlie Hebdo" ni quand des femmes sont victimes de codes vestimentaires contraints. » L’écologiste était interrogé par L’Obs sur les sujets régaliens, à savoir « ce que ferait un écologiste au pouvoir ». Tollé dans les rangs des écologistes. Le changement, c’est pas maintenant !

17 septembre. Les députés débattent en commission d’enquête pour causer de l’impact de la crise du Covid sur la jeunesse. Des personnes extérieures à l’Assemblée nationale sont, comme à l’accoutumé, invitées à venir exposer leurs points de vue. Parmi les invités du jour, la vice-présidente de l’Unef Maryam Pougetoux, laquelle porte un voile. Aux dires du député LREM Gaël Le Bohec, c’est une heure après le début de l’audition que plusieurs élus LR et LREM, dont notamment la marcheuse Anne-Christine Lang, quittent avec fracas la salle.

Sur Twitter, voici l’explication de cette dernière : « En tant que députée et féministe, attachée aux valeurs républicaines, à la laïcité et aux droits des femmes, je ne peux accepter qu’une personne vienne participer à nos travaux à l’Assemblée nationale en hijab, qui reste pour moi une marque de soumission. »

Aucun règlement, aucune loi n’interdit à Maryam Pougetoux de porter un voile, dans et hors l’Assemblée nationale. C’est d’ailleurs ce qu’a rappelé la présidente de la commission, Sandrine Morch, à l’issue de cette scène : « Aucune règle n’interdit le port de signes religieux dans le cadre de nos travaux pour les personnes auditionnées ». Qu’importe les règles, les lois et toute cette paperasse ! Anne-Christine Lang ne s’en cache même pas. À Libération, voilà ce qu’elle rétorque : « Je n’ai jamais dit que sa présence était hors-la-loi. A priori, l’Assemblée autorise le port du voile pour les personnes qui viennent visiter. Ma réaction ne se plaçait pas sur le terrain juridique. J’ai agi par rapport à mes convictions personnelles. Là, dans le cadr