Publié le 19/12/2019
Accidents du travail : des centaines de morts par an, en silence
par Loïc Le Clerc
Plus de 1000 accidents du travail graves en 2019, dont 400 mortels. C’est le lourd recensement fait par un professeur d’histoire. Un recensement forcément partiel, non-exhaustif.
Matthieu Lépine est professeur d’histoire à Montreuil.
Regards. Vous tenez le compte Twitter « Accident du travail : silence des ouvriers meurent », sur lequel vous référencez quasi-quotidiennement les accidents du travail qui ont lieu en France. Comment vous est venue cette idée et pourquoi faites-vous cela ?
Matthieu Lépine. Ça date de 2016, d’une polémique avec Emmanuel Macron, ministre de l’Économie, qui avait déclaré : « La vie d’un entrepreneur, elle est bien souvent plus dure que celle d’un salarié. Il ne faut jamais l’oublier [...] Il peut tout perdre, lui. » Comme s’il n’y avait que des risques et des pertes financières dans le cadre du travail. À ce moment-là, je n’avais pas de lien particulier avec le sujet, mais je l’ai pris au mots, j’ai commencé mes recherches et, voyant que chaque jour il y avait des articles – plutôt des brèves –, je me suis mis à les comptabiliser, de façon irrégulière. Début 2019, deux accidents m’ont donné envie de faire ce travail de façon plus importante, quotidienne : la mort de Michel Brahim, ouvrier auto-entrepreneur de 68 ans, qui a fait une chute depuis le toit de la préfecture de Versailles. Quelques jours après, dans la banlieue de Bordeaux, Franck Page, un jeune livreur Uber Eats, 18 ans, meurt dans une course. Le premier est mort parce qu’il devait encore travailler pour financer sa retraite, l’autre devait déjà travailler pour financer ses études.
Comment procédez-vous pour faire un tel recensement ?
Je fais des recherches quotidiennes sur Internet. J’ai des alertes Google avec certains mots-clés, pour avoir des listes d’articles contenant ces mots. Depuis que le compte Twitter a gagné en visibilité, beaucoup de gens m’envoient directement les liens des articles qu’ils lisent dans la presse régionale. Il y a aussi des syndicalistes, des salariés, des familles, des inspecteurs du travail qui m’écrivent. Aujourd’hui, sur une journée, j’ai pas mal de choses à recenser, sachant que mon travail n’est que partiel. Je me contente de ce que je trouve sur Internet, de ce qu’on me donne, mais j’en rate énormément – déjà tout ce qui n’apparaît pas dans la presse. Il n’y a pas de recensement officiel. Le ministère du Travail peut sortir des chiffres, mais ce sera ceux de l’inspection du travail ou ceux de la Sécurité sociale qui sortent tous les ans. Mais le problème avec les chiffres de la Sécu, c’est qu’ils ne prennent en compte que les personnes qui y sont affiliées, donc pas les enseignants, pas les agriculteurs, pas les indépendants, soit dix millions de personnes qui échappent aux statistiques. Donc quand la Sécu nous dit qu’il y a 551 morts au travail en 2018 [en hausse de 2,9% par rapport à 2017, NDLR], c’est 551 morts dans le privé.
Quel est le dernier bilan ?
J’ai comptabilisé plus de 1000 accidents du travail graves, dont 400 mortels. J’ai compté quelques suicides, avec toutes les difficultés que cela comporte pour être certain qu’ils sont liés au travail. J’en ai compté un vingtaine.
Y a-t-il un profil de travailleur qui revient plus qu’un autre ou, pour le dire autrement, quels sont les métiers les plus touchés ?
Pour le coup, il n’y a rien d’original : les ouvriers du BTP et de l’industrie sont le plus touchés. Des chutes, des chocs avec des machines, des charges qui s’effondrent, etc. Il y a aussi les chauffeurs-routiers. L’une des principales causes des accidents du travail, ça reste les accidents de la route. Ensuite, selon les saisons, les profils varient. Pendant l’été, il y a eu énormément de décès d’agriculteurs. En deux mois, j’ai multiplié par deux le nombre de recensement dans l’agriculture. En automne, ce sont les bûcherons, les élagueurs. Et, proportionnellement à leur nombre, les marins sont très touchés.
« Quand le sujet est abordé dans ses interviews, Muriel Pénicaud va dire « ah oui, c’est très important, on prend ça au sérieux »… puis derrière, rien. Ça fait des années qu’on casse le code du travail, qu’on détricote la médecine du travail, l’inspection du travail, que la justice du travail manque considérablement de moyens, et ça empire à chaque nouveau gouvernement. »
Le 12 décembre, vous avez tweeté : « On a dépassé aujourd’hui les 1000 victimes d’accidents du travail graves ou mortels recensés depuis le 1er janvier 2019 ». Trouvez-vous que ce thème-là, les accidents du travail, est trop peu pris en compte par la société, que ce soit les politiques, les journalistes, etc. ?
Complètement. Je me suis vite rendu compte – étant donné l’intérêt suscité par mon travail –, c’est que personne ne fait ce recensement. Les syndicats sont plutôt dans l’accompagnement et n’ont pas nécessairement le temps. L’État a créé des observatoires sur un tas de sujets (même si le gouvernement les zigouille les uns après les autres), mais il n’y en a jamais eu un sur les accidents du travail. Selon la Sécurité sociale, il y a 650.000 personnes en France qui chaque année sont victimes d’un accident du travail, du plus bénin au plus grave. Et ça n’est toujours que concernant le secteur privé. Les médias ne parlent de ces accidents que lorsque la Sécu sort ses chiffres. Si l’accident a lieu à Paris ou dans une grande ville, ça aura plus de visibilité qu’un mort dans un petit village où il n’y aura que quelques lignes dans le journal du coin. Si un ouvrier-couvreur meurt en pleine canicule à cause de déshydratation, ça sera beaucoup plus médiatisé que s’il meurt hors-canicule. Les médias sont dans une absence de conscience, pris par la culture du buzz. Quant aux politiques, c’est le pompon. Franchement, quasiment personne n’en parle, jamais. Pendant la campagne présidentielle, Jean-Luc Mélenchon sortait le chiffre du nombre de morts lors de ses meetings, mais au-delà de ça, rien. Je ne vous parle même pas du gouvernement. On a Emmanuel Macron qui nous dit, en octobre dernier : « Je n’adore pas le mot "pénibilité" car ça donne le sentiment que le travail serait pénible ». Il y a eu la députée LREM Aurore Bergé qui avait tweeté : « "Mourir au travail" : sérieusement ? On en est encore là de la vision du monde du travail ?! » C’est d’une absurdité, cela montre à quel point ils ne connaissent vraiment rien au sujet. Quant à Muriel Pénicaud, quand le sujet est abordé dans ses interviews, elle va dire « ah oui, c’est très important, on prend ça au sérieux »… puis derrière, rien. Ça fait des années qu’on casse le code du travail, qu’on détricote la médecine du travail, l’inspection du travail, que la justice du travail manque considérablement de moyens, et ça empire à chaque nouveau gouvernement.
Vos tweets commencent souvent ainsi : « allo
@murielpenicaud - c’est pour signaler un accident du travail », faisant écho au recensement des violences policières par David Dufresne. Finalement, quel est le but de votre action ?
Qu’attendez-vous des pouvoirs publics ?
Déjà, je n’attends pas que Muriel Pénicaud me contacte. Si elle avait des gens à contacter, ça serait plutôt les représentants des travailleurs. Je voulais juste faire parler d’un sujet que je considère important et dont on ne parle pas assez. Mon objectif, c’était aussi de lutter contre l’absence de reconnaissance accordée à toutes ces personnes, de leur rendre hommage. Derrière les chiffres, les brèves de presse, il y a des noms, des visages, des vies brisées. Je voulais aussi montrer que les nouvelles formes de travail, la précarisation du travail, la réduction des effectifs peuvent avoir des conséquences sur les accidents du travail. Muriel Pénicaud n’est pas responsable de ces accidents mais, tout de même, quand on est ministre du Travail, il faut prendre ses responsabilités et faire quelque chose.
Propos recueillis par Loïc Le Clerc
Publié le 14/12/2019
Hôpitaux surchargés. Vingt-deux bébés malades en balade
Lola Ruscio (site humanite.fr)
Des nourrissons atteints de bronchiolite ont été transférés depuis mi-octobre à plus de 100 kilomètres du domicile familial, faute de place dans les établissements parisiens.
C’est une crise sans précédent que vivent plusieurs services d’urgences pédiatriques d’Île-de-France. Alors que les établissements affrontent, comme chaque hiver, un quasi-doublement du nombre de passages aux urgences en raison des épidémies de bronchiolites aiguës, l’hôpital public n’arrive plus à faire face.
Dans ce contexte, plusieurs chefs de service s’inquiètent d’une hausse du nombre d’enfants transférés dans des hôpitaux éloignés du domicile des parents et du département. Une situation alarmante qui oblige des équipes de régulation du Samu à rouler des centaines de kilomètres depuis la capitale pour hospitaliser des nourrissons à Amiens, Rouen, Reims, Orléans et Caen.
Dès la mi-octobre, certains pédiatres d’Île-de-France avaient, pourtant, sonné l’alarme. Dans un communiqué signé par 28 chefs de service, les praticiens pointaient alors vivement le manque d’internes en médecine générale, indispensables pour faire tourner les services surchargés, « déjà pénalisés par le manque de pédiatres dû à une démographie défavorable et au manque d’attractivité des carrières hospitalières ». Pour juguler une « crise sanitaire à venir », ils en appelaient à la « responsabilité du gouvernement afin de trouver une solution rapide ».
Les services de pédiatrie vacillent sous les plans de fermeture de lits
Mais les dysfonctionnements dénoncés n’ont pas été appréhendés par les autorités, et des enfants, avec leur famille, se retrouvent pris dans cette spirale. Au total, 22 petits patients, en majorité des nourrissons – le plus âgé a 4 ans – tous atteints de bronchiolites, ont été transportés dans des hôpitaux à des kilomètres d’Île-de-France, selon le recensement effectué du 17 octobre au 2 décembre par cinq services mobiles d’urgence et de réanimation (Smur) pédiatriques d’Île-de-France. « En trente ans, je n’ai jamais vu une telle situation, s’inquiète Noëlla Lodé, représentante des Smur. Les hivers précédents, en période tendue, on en transférait au maximum 3 entre le 15 octobre et le 15 janvier. »
Ces transferts de nourrissons ne sont pas neutres médicalement et les risques sont réels pour les enfants, souligne Malika Merzekane, infirmière du Samu pédiatrique de Montreuil depuis 2006. « Ils sont dans des états instables, c’est dangereux sur des distances aussi longues », explique la soignante. L’hôpital public « n’est plus en capacité de les accueillir dans des services parisiens adaptés à leurs besoins », regrette pour sa part Azzedine Ayachi. Et « c’est d’autant plus difficile à entendre pour les familles que certaines ne sont pas véhiculées et se retrouvent éloignées de leur enfant malade », poursuit le chef de service du Smur pédiatrique 93.
Ces trajets à rallonge déstabilisent en outre l’offre de soins sur le territoire. « Comme les équipes partent parfois quatre ou cinq heures, c’est autant de monde en moins pour assurer des interventions vitales », dénonce le professionnel de santé. Ces distances longues, parcourues de jour comme de nuit, ajoutent à la pénibilité du travail et épuisent les personnels. « C’est très fatigant, notamment pour nos collègues ambulanciers, qui ne disent rien parce que la plupart ont des contrats précaires, regrette Malika Merzekane. Tout le monde est rappelé sur ses jours de repos. Nous travaillons de surcroît avec du matériel défectueux. Parfois, lorsqu’on roule dans le camion équipé de bouteilles de gaz et d’air, on entend des fuites au niveau des flexibles d’oxygène. »
Cette crise survient dans un hôpital public à bout de souffle, avec des services de pédiatrie qui vacillent sous les plans de fermeture de lits. « L’hiver, on devrait normalement ouvrir des lits supplémentaires, rappelle Noëlla Lodé. Mais nous n’avons pas été capables de le faire. On est même en dessous du nombre de lits autorisés en période normale. » Comme ailleurs à l’hôpital, les unités de pédiatrie se retrouvent affaiblies par les départs et peinent à recruter le personnel nécessaire. « Il y a un turnover important à Paris, la durée de vie professionnelle d’une infirmière est très courte », regrette-t-elle. Non seulement le métier n’attire plus, en raison des faibles salaires et des conditions de travail dégradées, mais le coût de la vie exorbitant à Paris ajoute aux difficultés.
Dans une lettre, consultée par l’Humanité, envoyée début décembre à ses collègues, un chef de service de pédiatrie d’un hôpital de banlieue parisienne crie son désespoir : « Je ne peux plus continuer à cautionner ce système qui est en train de nous broyer (…). Je ne peux plus supporter le malaise de certains de mes collègues ni celui des soignants. Je ne tiens pas à voir décéder un bébé dans mon service par manque de moyens. » L’auteur du courrier envisage même de démissionner. Il poursuit : « Le malaise a maintenant atteint les jeunes pédiatres de l’équipe qui n’ont pas l’habitude de la réanimation, qui viennent pleurer dans mon bureau à cause du stress et qui renoncent à assurer leur garde par peur de voir un enfant décompenser ou un grand prématuré naître (…) pendant leur garde. »
Son témoignage éclaire l’ampleur des dysfonctionnements. « Le service de pédiatrie a perdu, à partir de la fin de l’hiver dernier, 30 % de ses IDE (infirmier diplômé d’État – NDLR) expérimentés (ainsi que) sa cadre de santé suite à la gestion calamiteuse de l’équipe paramédicale imposée par la direction des soins. » Face au manque d’effectifs, écrit-il, « la direction des soins me propose des IDE en renfort ou des vacataires dont certains ne connaissent rien à la pédiatrie ». Pire encore, souligne le médecin : « Dans son dernier mail, M. D… me demande de proposer aux internes d’aider les infirmières à surveiller les bébés ! Dans quel hôpital sommes-nous ? » Ces transferts de nourrissons faute de lits dépassent les frontières de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). « À Marseille, on compte un transfert hors région et Bordeaux commence à être en difficulté », a rapporté Noëlla Lodé.
Les soignants s’alarment en pleine épidémie de bronchiolite
Dès lors, comment sortir de la crise ? À l’issue d’une réunion, le 2 décembre, en présence de la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, de l’ARS d’Île-de-France, de l’AP-HP et des Smur pédiatriques de la région, le lancement d’une mission « flash » – confiée à l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) – a été décidé. En dépit de l’urgence de la situation, ses conclusions seront « attendues sous quinzaine, pour un début des actions d’accompagnement » des hôpitaux en difficulté « dès la fin d’année ».
De son côté, le collectif Inter-Hôpitaux plaide pour accélérer le mouvement. « La situation en ce début du mois de décembre est plus qu’alarmante. La pédiatrie crie à la catastrophe en pleine épidémie de bronchiolite. La psychiatrie est sinistrée. La grippe arrive (…). Nous ne pouvons faire face ! Les patients sont en danger, les soignants démunis. » En colère, les personnels hospitaliers appellent, après neuf mois de grève aux urgences, à une manifestation nationale le 17 décembre.
Lola Ruscio
Publié le 06/12/2019
Billets gratuits à volonté, retraite à 52 ans, faible productivité : ces clichés qui abîment l’image des cheminots
par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)
Les cheminots et leurs syndicats sont au centre du bras de fer qui s’engage sur la réforme des retraites. Une position qui leur attire nombre de commentaires médisants, et autres persiflages politico-médiatiques.
On connaissait la rumeur de la « prime charbon », dont bénéficiaient les cheminots, mais supprimée il y a un demi-siècle avec la disparition des locomotives à vapeur. Avec le mouvement social qui débute ce 5 décembre, on peut s’attendre à une multitude de commentaires médiatiques plus ou moins « experts » sur les avantages et privilèges des cheminots, forcément formidables. Voici quelques éléments pour remettre les pendules à l’heure, et éclairer les débats en plateaux (TV) comme en famille.
Cliché n°1 : des cheminots pas assez productifs
Les cheminots ne sont pas suffisamment productifs. C’est ce qu’assure un rapport de la Cour des comptes rendu public le 18 novembre, deux semaines avant le mouvement de grève du 5 décembre. Le mot revient comme un mantra dans le rapport : la politique sociale de la SNCF serait « peu favorable à la productivité ». Pourtant, les effectifs de la SNCF dédiés au train n’ont cessé de baisser : 7000 cheminots en moins depuis quatre ans, 22 000 en quinze ans. Malgré cela, les personnels de la SNCF continuent d’entretenir 30 000 km de voies ferrées, et d’y faire rouler 15 000 trains chaque jour. Ceux-ci transportent quotidiennement 5 millions de passagers, dont les trois quarts en Île-de-France. Qu’importe, de nouveaux « gains de productivité » seraient nécessaires.
Le rapport de la Cour des comptes, au-delà de ses savants ratios, n’aborde pas les conséquences sociales de cette quête de productivité, ni ses effets sur le travail réel. « C’est vraiment la gouvernance par les nombres, commente Jean-René Delépine, de la fédération Sud rail. Que veulent-ils en fait ? Que les queues s’allongent devant les guichets ? Est-ce que l’on veut de plus en plus d’accidents ferroviaires parce que l’organisation du travail est de plus en plus allégée et que de plus en plus de boucles de rattrapage sont supprimées ? » Les boucles de rattrapage, en matière de sécurité, désignent les vérifications multiples d’une même situation.
De nombreux cheminots s’inquiètent ainsi de la simplification de la procédure « départ du train » mise en œuvre à compter du 15 décembre prochain. Pour le moment, trois professionnels s’assurent que tout est en place avant que le train ne démarre : le conducteur, le contrôleur et un agent en gare. Ils ne seront bientôt plus que deux. La « productivité » y gagnera mais pas forcément la sécurité. L’agent en charge du quai disparaît. Or, celui-ci connaissait parfaitement sa gare. Il savait, par exemple, où se placer quand le quai est courbe pour avoir une visibilité parfaite pour vérifier que tout va bien, que personne, par exemple, ne reste bloquée entre le marchepied du train et le quai.
Ce sera désormais au conducteur d’anticiper ces paramètres, avec le concours du contrôleur, quand il y en a un, ce qui n’est pas toujours le cas. « Sur le papier de la Cour des comptes, ça fait X emplois en moins, dit Jean-René Delépine. Mais dans la vie réelle d’un mécano, cela fait une charge mentale qui augmente considérablement. Il va falloir qu’il connaisse les réalités physiques de chacune des gares qu’il va traverser. Il va devoir intégrer 1000 situations différentes. C’est un facteur de confusion possible, qui crée un risque d’accident supplémentaire. »
Autre conséquence : l’état de santé des agents s’est dégradé. « Les indices de morbidité [le nombre de jours d’absence des salariés pour maladie ou accident du travail, ndlr] ont augmenté au fur et à mesure que des gains de productivité étaient enregistrés », soulignait Arnaud Eymery, expert au cabinet Degest, qui a produit de nombreux rapports sur la SNCF [1].
Le rapport de la Cour des comptes mentionne bien cet absentéisme croissant, mais sans le relier aux conditions de travail réelles, de plus en plus tendues. Entre 2012 et 2017, relève la Cour, les absences pour maladie ont ainsi progressé de 10 %, passant de 17,62 jours d’arrêt par agent en 2012 à près de 19 jours en 2017. La hausse est particulièrement élevée dans les gares, là où les baisses en personnel sont les plus importantes. Par ailleurs, la fédération Sud Rail, à qui la direction refuse de fournir des chiffres, estime qu’une cinquantaine de cheminots se suicident chaque année.
Cliché n°2 : les cheminots partent en retraite à 52 ans
« L’espérance de vie augmente, les finances sont au rouge, il faut donc travailler plus longtemps. » L’argument, répété en boucle, vaut particulièrement pour les régimes dits spéciaux, dont celui des cheminots. Certains agents – chargés de la conduite des trains – peuvent effectivement partir à la retraite dès 52 ans. Mais au fil des réformes, l’écart avec les agents au régime général se réduit. Selon la fédération Sud Rail, l’âge de départ moyen est de 53,6 ans pour les agents de conduite, de 58,1 ans pour les sédentaires et de 62 ans pour les agents contractuels (15 800 d’agents contractuels, soit un peu plus de 12 % des effectifs). Pour éviter une décote de leur pension, les cheminots, comme les autres salariés, ont tendance à décaler de plus en plus leur départ en retraite.
« L’âge d’ouverture des droits à 57 ans n’existe pas à cause d’une pénibilité plus importante qu’ailleurs, mais afin de fidéliser les cheminots à la SNCF », ajoute le syndicat Sud Rail. Cette fidélisation joue un rôle important en matière de compétences et de sécurité. Ajoutons que l’espérance de vie des cheminots est inférieure à la moyenne nationale, notamment pour les personnels de l’exécution et de la traction, soit la moitié des effectifs. Ces derniers meurent quatre ans plus tôt que le reste de la population [2].
Concernant le montant moyen de la retraite des cheminots, la Cour des comptes évoque le chiffre de 2636 euros brut. Si l’on se penche sur le bilan 2018 de la caisse de retraite des agents SNCF, on constate que les pensions annuelles moyennes sont de 2106 euros brut par mois, soit 500 euros de moins que le chiffre annoncé par la Cour des comptes. Les cheminots tiennent aussi à préciser qu’ils paient une sur-cotisation de 15 % afin de financer les spécificités de leurs régimes de retraite. Si leur caisse de retraite est déficitaire (d’un peu plus de 3 milliards d’euros par an), c’est aussi parce que les actifs sont moins nombreux que les retraités.
Actuellement, on compte un cheminot actif pour deux retraités. Or, ce déficit démographique est en partie dû à la politique d’emploi de la SNCF et à la réduction des effectifs. En supprimant le statut à partir de janvier 2020, le déficit va continuer a se creuser puisque de moins en moins de personnels cotiseront à la caisse du régime spécial qui, elle, devra financer les pensions des futurs retraités encore au statut.
Cliché n°3 : le train gratuit à volonté pour toute la famille
Quand une personne est embauchée à la SNCF, elle dispose d’une carte carmillon qui lui permet de voyager sur l’intégralité du réseau sans payer son billet. Seule la réservation, quand il y en a une, est payante. Les conjoint.es et enfants peuvent également bénéficier de ces facilités de circulation, sans toutefois disposer de la carte carmillon. Selon la Cour des comptes « l’ensemble des facilités de circulation proposées aux agents et à leurs ayants droit représente une perte de chiffre d’affaires de près de 220 millions d’euros. » 1,3 million de personnes bénéficieraient de cette quasi-gratuité aux dépens des voyageurs qui, eux, paient leurs billets.
Or, il s’agit du nombre de bénéficiaires théoriques calculé à partir de l’effectif de 164 894 cheminots en activité. Dans la vie réelle, les cheminots et leurs familles ne se précipitent pas dans les TGV à longueur de week-ends. « Ce sont essentiellement les cadres qui bénéficient de ces facilités de circulation sur leur temps personnel, ceux qui partent en week-end, précise Jean-René Delépine, lui même cadre. Le cheminot lambda, qui est dans le train tout le temps, n’a pas nécessairement envie de partir le week-end en famille. »
Ces facilités de circulation servent d’abord à se rendre sur son lieu de travail, alors qu’une partie des cheminots n’a pas forcément les moyens, comme pour d’autres métiers d’intérêts général, d’habiter au cœur des grandes agglomérations. « Dans les ateliers de matériel, le tarif à l’embauche, c’est 1300 euros par mois, précise Jean-René Delépine. En plus, quand ils sont en trois huit, ils prennent de toute façon leur bagnole ! » Combien de cheminots, et d’ayants droit ne prennent jamais le train, voire ne réclament même pas leur facilité de circulation ? « Un non-recours n’a aucun impact négatif sur le chiffre d’affaires. Or l’objet du débat est de chiffrer l’impact de cet avantage en natures sur le chiffre d’affaires de la SNCF, donc son coût pour l’entreprise, qui connaît une dette très importante », nous a répondu la Cour des comptes, qui n’a donc pas évalué ce non-recours. Cela aurait pourtant permis de relativiser la position de « privilégiés » des cheminots.
La Cour des comptes a aussi entrepris d’évaluer le coût que représente l’éviction des voyageurs payants, sous-entendant que des agents SNCF prendraient leur place lors des départs en vacances, grâce à leurs billets gratuits. La réalité n’est pas tout à fait raccord avec cette conception encore une fois très négative des cheminots. « Il y a un système de contingentement qui fait que plus le train est demandé, moins il y a de places réservées pour les agents de la SNCF, précise Jean-René Delépine. On ne prend pas la place d’un client payant. »
Nolwenn Weiler
Notes
[1] Le cabinet Degest a rédigé en 2013 un rapport très documenté pour la SNCF en vue de la réforme ferroviaire de 2014. Les principales conclusions de ce rapport sont à lire ici. Le rapport est consultable là.
[2] Espérance de vie à l’âge de 60 ans : 24,9 ans pour la France entière ; 20,3 ans pour les personnels d’exécution à la SNCF, 22 pour les personnels de traction.
Publié le 02/12/2019
Pour « bien vieillir », des retraités conçoivent leur propre habitat coopératif et écologique
par Sophie Chapelle (site bastamag.net)
Elle est la première coopérative d’habitants pour personnes vieillissantes en France : Chamarel-les-Barges, dans la banlieue de Lyon. Cette expérience pionnière ouvre la voie à une autre vision du vieillissement... et de la propriété.
« Vous ne croyez pas qu’à la place des placards dans la cuisine, on pourrait mettre des tiroirs ? A nos âges, ce serait plus pratique. » Jean et Hélios hochent la tête. « Ça fait partie des choses qu’il faut discuter avec les autres », confirment-ils à Madeleine. Et d’expliquer : « Quand on a réfléchi à la conception du bâtiment, on a travaillé avec une association pour les personnes en situation de handicap, mais il y a encore des petites choses à améliorer. »
Voilà un an et demi que Jean, Hélios et Madeleine ont emménagé à Chamarel-les-Barges, la première coopérative d’habitants, en France, pour personnes vieillissantes. Ils sont dix-huit, de plus de 60 ans, à partager cet immeuble de quatre étages à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue de Lyon.
Le projet est né il y a dix ans, à la suite d’une discussion entre deux amies sur les difficultés de proches n’ayant pas anticipé leurs vieux jours. Rapidement, ils se réunissent à plusieurs, pointent les longues listes d’attente des maisons de retraite et leur coût, et entament une réflexion sur le « bien-vieillir ». Vieillissement ou pas, ils entendent rester actrices et acteurs de leur vie. Le groupe s’agrandit progressivement, avant de se lancer dans la création d’un lieu de vie. Après de multiples péripéties, ils déposent leur permis de construire en novembre 2014 et emménagent en juillet 2017.
- Pour mieux comprendre ces « péripéties », retrouvez notre précédent reportage : Une maison de retraite coopérative et écologique pour que « les vieux » ne deviennent pas « des marchandises » publié en février 2016. |
« Il y en a qui ont mis plus d’argent pour permettre à d’autres de venir avec moins »
Les résidents versent chaque mois une redevance allant de 600 euros pour un T2 à 800 euros pour un T3, bien loin des prix exorbitants des Ehpad. Ce loyer sert à rembourser les prêts contractés par la coopérative et à payer les charges. Pour ce prix, ils ont également accès à plusieurs espaces communs : les coursives, deux chambres d’amis, une salle commune avec cuisine, un atelier bricolage, une buanderie, un bureau pour l’association Chamarel, une cave, ou encore un garage à vélos. « Avant de faire les travaux, on s’était renseignés sur le prix des locations en logements neufs à Vaulx-en-Velin, rappelle Patrick. On avait convenu avec l’équipe d’architectes qu’on ne voulait pas que les loyers ici aillent au delà des prix du marché. »
Il a donc fallu faire des choix. Les coopérateurs ont par exemple renoncé aux terrasses qui coûtaient cher au profit de petits balcons. S’ils ont tenu à maintenir l’isolation du bâtiment en paille, ils ont reporté la récupération des eaux de pluie qui nécessitait un double réseau ainsi que l’installation de panneaux solaires.
« Chaque appartement a payé en moyenne 120 euros de chauffage au gaz la première année, 90 euros l’année suivante », pointe Hélios, heureux que les coopérateurs aient maintenu l’isolation écologique. Tous se félicitent de n’avoir pas augmenté la redevance depuis leur emménagement, contrairement au reste du marché immobilier. « A long terme, on voudrait démontrer que l’on peut descendre les loyers au lieu de les augmenter », espère Jean, citant l’exemple du Québec où les loyers des coopératives d’habitants seraient 20% en dessous du marché.
Si la non spéculation fait partie des valeurs qui les ont rassemblés, la solidarité financière leur tient aussi à cœur. Pour devenir résident, il faut normalement apporter 30 000 euros sous forme de parts sociales, récupérables si le résident s’en va. Une somme initiale que tout le monde ne pouvait pas acquitter. « Certains ont donc mis plus d’argent pour permettre à d’autres de venir avec moins », explique Hélios. Une manière de résoudre le problème de l’apport personnel dans les coopératives d’habitants, à mi chemin entre propriété privée et location [1]. « Nous sommes propriétaires collectivement de l’immeuble et du terrain, précise Chantal, tout en étant locataires puisque nous payons chaque mois une redevance ».
« A Chamarel, c’est le groupe qui prend les décisions »
A Chamarel-les-Barges, toutes les décisions sont prises au consensus, sur le principe « une personne égale une voix ». « Récemment, on a travaillé sur le thème des leaders et des chefs, souligne Anne. A Chamarel, c’est le groupe qui prend les décisions mais certains disent qu’il y a des chefs "naturels". C’est important de remettre ce thème là sur la table. »
A chaque étage, une coursive appartient aux quatre appartements. Les résidents y mettent des affaires en commun et y gèrent une bibliothèque. Les règles des coursives sont variables d’un étage à l’autre.
Les habitants se réunissent chaque semaine durant deux heures et demi, sauf pendant les vacances. Une assemblée générale, regroupant les 40 adhérents de l’association – dont les habitants –, se tient chaque mois. Plusieurs commissions, comme les aménagements extérieurs ou l’éducation populaire, ont été créées. Résidents et adhérents de l’association se partagent différentes responsabilités allant du nettoyage et de la gestion des espaces communs aux relations avec l’extérieur, en passant par les dossiers administratifs et financiers.
« Le jardin par exemple a entrainé pas mal de discussions intéressantes, reprend Hélios. Certains veulent faire de la permaculture, d’autres veulent des jardins bien ordonnés. » Comme dans tout immeuble, les relations peuvent être difficiles entre des habitants. Mais la coopérative n’est pas un tribunal tient à préciser Chantal. « S’il y a un conflit entre deux personnes, ce n’est pas à la coopérative de trancher. Elle est là pour que puissent s’exprimer des choses, elle peut accueillir le problème. » « Hormis le fait que l’on gère l’immeuble ensemble, pour le reste c’est notre vie privée », insiste Anne.
« Le premier départ a été un électrochoc »
Pour devenir résident, il faut être retraité et adhérent de l’association depuis au moins six mois [2]. « Cela permet de voir le fonctionnement de notre coopérative et d’apprendre à se connaitre », souligne Anne. Pour habiter dans l’immeuble, il faut ensuite être coopté par l’ensemble des résidents. Certains ont cependant décidé de quitter l’immeuble depuis leur emménagement. « Le premier départ a été un électrochoc, reconnaît Jean. Lorsqu’on a emménagé, je pensais que c’était jusqu’à la mort qu’on allait rester. La réalité est différente. »
Le fonctionnement coopératif ne correspondrait pas à tout le monde, avec un décalage possible entre ce que chacun projette et la réalité. « On peut se mettre d’accord en paroles sur plein de "mots valises" comme l’écologie, l’autogestion, la mixité sociale... Mais la mise en pratique révèle parfois des compréhensions différentes, souligne Patrick. On confronte nos idées avec des réalités qu’il faut gérer à mesure. » « Le fameux "PFH" entre en compte : le "putain de facteur humain" », plaisante Hélios, entrainant les résidents autour de la table dans un grand éclat de rire. « On peut aussi tomber amoureux de quelqu’un qui ne veut pas vivre en coopérative », intervient Patrick. Pour le moment, un appartement par an se libère en moyenne, et sept personnes sont sur liste d’attente.
« Le bien-être et l’environnement bienveillant sont des outils pour combattre la maladie »
L’ensemble de l’immeuble, équipé d’un ascenseur, a été pensé pour être fonctionnel, avec des coursives larges, des portes coulissantes, des douches italiennes, ou bien encore la possibilité d’enlever les placards sous l’évier si l’on se retrouve en fauteuil roulant. Cette préoccupation constante pour le vieillissement et un éventuel handicap s’est révélée fondamentale. Marie-Line, 63 ans, est atteinte d’une maladie neurodégénérative rare, « le syndrome de Benson ». Elle partage la vie de Jean, et tous les deux ont participé à la construction du projet dès ses débuts.
Alors que l’état de santé de Marie-Line demeure relativement stable, une équipe médicale leur a demandé des précisions sur leur environnement. « Je leur ai parlé de la coopérative, témoigne Jean. Ils ont d’abord demandé si c’était un "kolkhoze", mais plus sérieusement, on leur a expliqué notre mode de fonctionnement comme les réunions hebdomadaires. Mon épouse peut décrocher plus facilement, mais le fait que son cerveau soit obligé de travailler est un plus contre la maladie, et pour nous. Une partie de cette équipe médicale est persuadée que le bien-être dans notre appartement et l’environnement bienveillant sont des "outils" pour combattre la maladie. »
« Chercher à l’extérieur ce que l’on n’a pas ici, pour rester dynamiques »
L’ouverture sur l’extérieur est également un enjeu. Pas question de vivre en communauté repliée sur elle-même ! La commission « événementiel » a remporté un vif succès : la programmation est complète jusqu’à l’été 2020. Un spectacle a ainsi lieu toutes les six semaines dans la salle commune de l’immeuble, ouvert au public sur invitation. « Faire de la culture ici, c’est pour s’ouvrir à l’extérieur et pas pour nous auto-animer » , tient à préciser Anne qui redoute l’amalgame avec les activités proposées aux seniors dans les maisons de retraite.
« Chacun a des activités à l’extérieur. Notre idée c’est de rester très ancrés dans la vie et d’aller chercher à l’extérieur ce que l’on n’a pas ici pour rester dynamiques. » « Vaulx-en-Velin, c’est la troisième ville la plus pauvre de France. Mais elle est riche par le foisonnement de propositions dans le domaine associatif, à des prix défiant toute concurrence », appuie Chantal.
Régulièrementn d’autres groupes de retraités viennent s’informer sur le projet. Les habitants reçoivent aussi beaucoup d’étudiants. La rencontre avec des étudiants en architecture a particulièrement marqué Jean. « Ils nous ont dit qu’ils avaient saisi l’importance de placer l’habitant au centre des préoccupations de leur métier. C’est en voyant ce que nous avons fait qu’ils l’ont compris. Ça fait du bien de voir qu’on est à peu près sur la même planète. »
« Si on avait attendu d’avoir 70 ans pour se lancer, on se serait peut être découragés »
Reste la question de l’argent. Le projet a coûté au total 2,46 millions d’euros (les charges foncières, la construction, les honoraires, des frais divers comme l’accompagnement par Habicoop), ils ont bénéficié de quelques subventions notamment du conseil régional. « Il n’est pas sûr que les prochaines coopératives aient autant de chance que nous, car la situation politique a changé », prévient Jean. « Depuis l’arrivée de Laurent Wauquiez à la tête de la région, on n’a plus rien. Même chose pour Habicoop, qui ne reçoit plus de subventions », renchérit Chantal. Ils ont heureusement trouvé « la bonne personne » au sein d’une banque, le Crédit agricole, qui leur a accordé le prêt qui a tout débloqué [3].
L’anticipation est également déterminante. « Quand on a 60 ans, on se dit que l’on est trop jeunes pour commencer à penser à ce que l’on va faire après », souligne Chantal qui évoque les huit années nécessaires pour que Chamarel-les-Barges se concrétise. « Nous les premiers, si on avait attendu d’avoir 70 ans pour se lancer, on se serait peut être découragés avant. » Elle souligne le changement de mentalité à avoir concernant la question de la propriété qui est « sacrée » en France, et cette idée de « laisser quelque chose à ses enfants ». Autant d’aspects qui expliqueraient les raisons pour lesquelles il y a encore si peu de projets comme Chamarel-les-Barges.
Pour le foncier, « des municipalités étudient la possibilité d’un bail emphytéotique »
Le prix du foncier, auquel se heurtent un bon nombre de groupes voulant monter de l’habitat participatif, pourrait être l’un des leviers. « Des municipalités étudient déjà la possibilité d’un bail emphytéotique, constate Patrick. L’idée est que le foncier reste public, un bien commun. Au niveau financier, ça change tout. Il faut encourager les élus et les municipalités à le faire. On ne fera pas avancer la coopérative d’habitants si on ne s’attaque pas à la question du foncier. » [4]
Malgré ces obstacles, l’idée des coopératives d’habitants pour personnes vieillissantes essaime. Un groupe de seniors à Bègles, « les boboyaka », vient de déposer un permis de construire autour d’un habitat faisant « le pari de vieillir ensemble autrement » [5]. « On reçoit beaucoup de bandes de vieux qui se posent les mêmes questions que nous », souligne Patrick. Une délégation japonaise est même venue les rencontrer, préoccupés eux aussi par le vieillissement et l’écologie. Le 9 novembre dernier, les habitants de Chamarel-les-Bargesont accueilli leur millième visiteuse.
Sophie Chapelle
Photo de une : Une partie des habitantes et habitants de Chamarel-les-Barges. Merci à eux pour leur accueil (et pour le pot de miel, récolté sur le toit de leur immeuble !).
A lire également sur le sujet :
Des retraités « inquiets » des conditions de vie indignes en Ehpad s’engagent auprès des soignants en lutte
Notes
[1] En 2014, les coopératives d’habitants ont obtenu un statut légal avec la loi « Alur » (loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové) mais les décrets d’application se font toujours attendre.
[2] Un critère « retraite » est lié à la convention avec la Carsat (Caisse d’Assurance Retraite et de la Santé au Travail Rhône-Alpes) qui a attribué à Chamarel-les-Barges un prêt de 612 000 euros à taux zéro sur 20 ans. Pendant ces vingt ans, seuls des retraités peuvent habiter dans le bâtiment.
[3] Le Crédit agricole a accordé à Chamarel-les-Barges un prêt de 275 000 euros remboursable sur 50 ans pour le foncier et un prêt d’un peu plus d’un million d’euros pour le bâti, sur 40 ans.
[4] Le 6 novembre 2019, le député Modem Jean-Luc Lagleize a remis au Premier ministre Édouard Philippe un rapport sur « La maîtrise des coûts du foncier dans les opérations de construction » (à télécharger ici).
Publié le 30/11/2019
Black Friday. Après le clic, la vie frénétique d’une commande Amazon
Pierric Marissal (site humanite.fr)
Entre son achat et la livraison, un colis de la plateforme d’e-commerce passe entre des dizaines de mains et dans de nombreuses camionnettes. Un acte, semble-t-il, virtuel qui a des conséquences sociales et environnementales bien réelles.
Il apparaît inoffensif, ce clic sur « valider votre commande ». Et puis il est tellement pratique. Et livré en 24 heures, avec ce mois d’essai gratuit Amazon Prime, pourquoi ne pas sauter sur la promotion : – 40 % sur ce téléphone, – 60 % sur un petit pull à la mode, à l’occasion de ce Black Friday. Et c’est l’abondance ! 70 nouveaux vêtements sont commercialisés par habitant chaque année. Pour commander en toute conscience, voici ce qui se passe entre la validation de l’achat en ligne et la livraison.
Il y a déjà de bonnes chances pour que l’achat tout juste réalisé sur Amazon ne soit pas facturé en France. Ce qui explique au passage que plus de la moitié du chiffre d’affaires réalisé sur le territoire par Amazon n’y est pas déclaré, selon le tout récent rapport d’Attac. Si elle est en stock, la commande peut être livrée en 24 heures ou 48 heures. C’est l’immense machinerie algorithmique d’Amazon qui prévoit le flux des produits à stocker dans les entrepôts locaux, parmi les 15 milliards vendus chaque année sur la plateforme. Chaque centimètre des 23 kilomètres carrés d’entrepôts est ainsi optimisé soigneusement. « Nous stockons les articles de façon aléatoire, ainsi, chaque fois qu’un produit est vendu, on peut utiliser l’espace disponible pour stocker un autre, explique Julie Valette, directrice de la communication d’Amazon Logistique. À l’usage, les articles les plus commandés se retrouvent plutôt au milieu des rayons, où ils sont plus faciles à manipuler. Les moins achetés se retrouvent en hauteur. Tout cela est possible grâce à des outils qui nous permettent de relier le code-barres d’un produit et son emplacement physique. Il y a quelques exceptions, par exemple on sait que le dernier livre primé au Goncourt va partir très v ite, alors on en met des palettes accessibles. »
Caméras, minutage et délation
Vingt et un millions de Français ont commandé sur Amazon en 2018. Alors les entrepôts ne dorment pas. Pendant deux mois, avec le Black Friday et les fêtes de fin d’année, il y a une quasi-obligation de travailler. Ce que, dans le jargon d’Amazon, on appelle pudiquement « période de haute modulation ». Si un salarié accepte de trimer pendant au moins deux semaines consécutives, sans incident ni retard, du lundi au samedi inclus, il peut espérer une prime de 150 euros brut. De toute manière, des cars remplis d’intérimaires arrivent toutes les huit heures sur le parking des entrepôts pour décharger leur flot de main-d’œuvre corvéable à merci, en l’espoir d’un hypothétique CDI, dans l’entreprise de Jeff Bezos, deuxième homme le plus riche du monde. « En ce moment sur le site de Lauwin-Planque (Nord), il y a 3 000 intérimaires pour 2 000 CDI. Et à Saran, près d’Orléans, des bus de travailleurs temporaires arrivent depuis Vierzon, il faut aller les chercher de plus en plus loin », note Alain Jeault, délégué central CGT Amazon. Et si le salarié ne peut prendre de congés en cette période, il est encore plus difficile de faire grève. Selon la CGT, des services de sécurité ont investi, cette fin de semaine, les entrepôts de Lauwin-Planque et de Montélimar pour dissuader les travailleurs de débrayer, que ce soit pour le Black Friday ou pour le 5 décembre contre la réforme des retraites.
Le colis, lui, suit tout un parcours. Durant sa vie dans l’entrepôt, il passe entre une grosse dizaine de mains différentes, puisque la division des tâches y est poussée à l’extrême. Il y a ceux qui arrangent les rayons, selon les directives des algorithmes. D’autres encore comptent et contrôlent les marchandises. « Ce sont les postes les plus prisés, car les moins rébarbatifs, explique Alain Jeault. Ils s’obtiennent le plus souvent par copinage avec le manager. » Et puis il y a les salariés qui parcourent les allées à la recherche des articles qui viennent d’être achetés, pour les livrer à leurs collègues chargés de préparer les colis. Une fois la commande en carton, avec l’adresse du consommateur étiquetée dessus, il faut l’amener aux quais de chargement. Là, d’autres travailleurs chargent et déchargent les marchandises dans les 4 500 camions et camionnettes qui s’amarrent chaque jour aux quais de chargement.
Dans les entrepôts, les chiffres d’accidents du travail ont diminué. Une victoire au goût amer. Le « safety first » (« sécurité d’abord »), répété à l’envi et en anglais par les jeunes managers des entrepôts, frais émoulus des écoles de commerce privées, a aussi servi à accentuer la politique de contrôle de la main-d’œuvre par Amazon. « Si une caméra nous filme alors qu’on descend un escalier et qu’on ne tient pas la rampe, on peut être convoqué à un entretien préalable à sanction, témoigne Julien, employé dans l’entrepôt de Lauwin-Planque. Pour empêcher les accidents, les travailleurs sont surveillés, contrôlés. » Aux caméras et au minutage des mouvements – puisque dans un entrepôt Amazon tout est géolocalisé – s’ajoute la délation. « Il y a de plus en plus de sanctions disciplinaires, certains salariés dénoncent leurs camarades lorsqu’ils en voient deux en train de discuter pendant qu’ils mettent des produits en rayon par exemple, explique Alain Jeault. Ils espèrent se faire bien voir et être affectés à un poste moins dur. »
Congestion, pollution, précarisation
Pour assurer sa livraison en 24 heures, parfois même le dimanche, promise aux abonnés Amazon Prime, la plateforme développe beaucoup le transport aérien, en hausse de 29 % sur un an, selon Attac, et loue pour ce faire une flotte de plusieurs dizaines de Boeing. Cela ne concerne pas l’Europe, assure la multinationale, où le bateau et le transport routier sont privilégiés. « Amazon est la première entreprise au monde à s’engager non seulement à respecter les accords de Paris, mais à le faire avec dix ans d’avance, assure Julie Valette. On a commandé 100 000 véhicules électriques, confirmé un investissement de 100 millions de dollars dans de la reforestation… On peut toujours mieux faire, mais on ne peut pas laisser penser qu’on ne fait rien. »
Des six grands centres de distribution français, les commandes partent dans des centres de tri, qui appartiennent à Amazon ou à ses partenaires, comme La Poste ou DHL… Les marchandises y sont triées par zones géographiques. « Puis des prestataires locaux, experts du dernier kilomètre, se chargent de la livraison chez le client ou dans les consignes ou points de collecte que nous mettons en place partout en France, et notamment dans des centres urbains, poursuit Julie Valette. Un même camion permet de livrer sur un itinéraire optimisé l’équivalent de 120 clients situés en moyenne à 600 mètres les uns des autres. Si chacun d’entre eux se déplaçait individuellement, les distances seraient largement supérieures. »
Pour l’adjoint à l’urbanisme à la mairie de Paris, Jean-Louis Missika, cosignataire dimanche dernier d’une tribune dans le Monde, où il appelait à taxer les livraisons Amazon, cette semaine du Black Friday reste difficilement soutenable pour une ville comme Paris où le nombre de colis à acheminer est multiplié par 10, pour atteindre les 2,5 millions par jour. Si à cela on ajoute les Uber Eats et autres Deliveroo, le volume explose. Une étude réalisée à New York montre que les camions de livraison y étaient responsables en 2018 de 471 000 stationnements gênants, d’une baisse significative de la vitesse moyenne sur les principaux axes routiers de la ville et d’une hausse des émissions polluantes.
Congestion, pollution mais aussi précarisation. Si toute une partie des livraisons chez le client est prise en charge par La Poste et ses prestataires, une forme d’ubérisation – que l’on voit très bien à l’œuvre dans le dernier film de Ken Loach, Sorry We Missed You – gagne du terrain. Devant les agences du dernier kilomètre, des files de camionnettes privées, parfois louées à la journée par des autoentrepreneurs, attendent leurs colis qu’ils livreront à toute vitesse.
Mais ils sonneront à la porte dans les 24 heures, livrer ce petit pull qui vous faisait de l’œil. Et s’il ne convient pas, tant pis. D’autres livreurs se chargeront de le rapporter, jusqu’en République tchèque, là où d’autres petites mains d’Amazon devront le reconditionner, pour lui faire reprendre sa grande valse, de transports, pollution et de précarité invisible.
Pierric Marissal
Publié le 27/11/2019
Deux ans et demi en Macronie : 8 mises en examen, 10 enquêtes en cours et 2 affaires classées sans suite
Loïc Le Clerc (site regards.fr)
On vous aurait bien fait un top 10 des macronistes confrontés à la justice, mais ils sont déjà 20.
S’il fallait ne retenir qu’une seule promesse du candidat Macron, la « moralisation » décrocherait assurément la palme. Au final, la « grande » loi portée par François Bayrou n’aura été qu’une réponse à l’affaire Fillon. Un fait divers, une loi.
Par la suite, la « morale » macronienne n’aura été qu’une suite d’affaires. À se croire dans l’Ancien Monde. Deux ans et demi après l’élection d’Emmanuel Macron, prenons le temps de revenir sur les déboires de la Macronie.
Huit mises en examen
Le directeur financier et le trésorier du Modem
Alors que le parti allié d’Emmanuel Macron est déjà visé par une information judiciaire concernant des soupçons d’emplois fictifs d’assistants au Parlement européen, le 16 novembre 2019, l’étau se resserre. Son directeur financier Alexandre Nardella – « premier responsable du parti centriste à être entendu par les juges d’instruction chargés de l’enquête », peut-on lire dans Le Monde – est mis en examen pour « complicité de détournement de fonds publics » et « recel de détournement de fonds publics ». Quelques jours plus tard, c’est Michel Mercier, ancien ministre de la Justice et trésorier du Modem, qui est mis en examen pour « complicité de détournement de fonds publics ».
Thierry Solère
Au tout début de l’actuelle législature, en juin 2017, le député « constructif » Thierry Solère avait magouillé avec la majorité pour obtenir le poste de questeur (celui qui gère les finances de l’Assemblée nationale), traditionnellement réservé à l’opposition. Depuis, il a rejoint les rangs de LREM et laissé ce poste prestigieux à Eric Ciotti. Mais les magouilles n’ont pas l’air de s’arrêter.
Début février 2019, le tribunal de grande instance de Nanterre a ouvert une information judiciaire contre le parlementaire pour des soupçons de « fraude fiscale, manquements aux obligations déclaratives à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, détournement de fonds publics par dépositaire de l’autorité publique et recel, recel de violation du secret professionnel, trafic d’influence et recel [...] abus de biens sociaux et recel, abus de confiance et recel, financement illicite de dépenses électorales, détournement de la finalité de fichiers nominatifs, portant sur une période comprise entre 2005 et 2017 ». Rien que ça.
Le 11 octobre, Thierry Solère est mis en examen pour fraude fiscale, détournement de fonds publics et trafic d’influence.
Richard Ferrand
Au printemps 2017, Richard Ferrand fut, l’espace d’un mois, ministre de la Cohésion des territoires. En juin 2017, le parquet de Brest a ouvert une enquête préliminaire sur son passé à la tête des Mutuelles de Bretagne de 1998 à 2012. Le ministre fut alors remercié et devint président du groupe LREM puis président de l’Assemblée nationale.
En 2011, Richard Ferrand a favorisé la société immobilière de sa compagne Sandrine Doucen pour l’obtention d’un marché lors de la location d’un local commercial par les Mutuelles de Bretagne.
Après avoir été classée sans suite en octobre 2017, l’affaire est relancée en janvier 2018 avec l’ouverture par le PNF d’une information judiciaire pour prise illégale d’intérêts. La Cour de Cassation a ordonné en juillet 2018 le dépaysement à Lille de l’information judiciaire ouverte à Paris. Fin septembre 2018, trois juges d’instruction ont été désignés à Lille.
Le 11 septembre 2019, Richard Ferrand est mis en examen pour prise illégale d’intérêts. Une première pour un président de l’Assemblée.
Alexandre Benalla et Vincent Crase
Faut-il encore présenter le feuilleton de l’été ? Alors qu’Emmanuel Macron profitait de sa piscine à 34.000 euros à Brégançon, une vidéo montrant son homme de main élyséen molestant des manifestants le 1er-Mai venait assombrir le ciel estival macroniste.
Alexandre Benalla n’est pas seulement un barbouze. Il intervient comme bon lui semble, en marge des manifestations, brassard « police » autour du bras. La loi, c’est lui. Le jeune homme de 26 ans dispose aussi d’une voiture (avec chauffeur) équipée de gyrophares, d’un badge lui permettant de se rendre dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale et et de porter des armes à feu. À ce propos, ces armes étaient conservées dans un coffre-fort au domicile de Benalla. Depuis que la justice s’est saisie de l’affaire, le coffre-fort a disparu. Le 5 novembre, une information judiciaire a été ouverte contre X (coucou Alexandre Benalla) par le parquet de Paris pour « soustraction de documents ou objets concernant un crime ou un délit en vue de faire obstacle à la manifestation de la vérité ».
Pour la première fois du quinquennat, Emmanuel Macron est pris de court. Sa communication s’avère catastrophique. Lui et ses sbires accusent les journalistes de ne pas chercher la « vérité ». Même les plus conservateurs des syndicats de police s’offusqueront de voir Benalla invité du JT de TF1. Eux n’ont pas droit à autant de considération.
L’Assemblée et le Sénat tenteront de jouer leur rôle de contre-pouvoir face à un super-Président. Le Palais-Bourbon, aux mains de LREM, abdiquera rapidement, se félicitant d’avoir fait la lumière sur cette affaire, alors que le ministre de l’Intérieur, le préfet de police ou encore Patrick Strzoda, directeur de cabinet du président de la République, ont menti sous serment.
Un scandale d’Etat que les marcheurs qualifieront de « tempête dans un verre d’eau ». L’Elysée aurait mis à pied Benalla 15 jours, après le 1er mai, avant de le licencier une fois l’affaire rendue public. Un « fait-divers » qui poussera Macron à réorganiser l’Elysée.
Alexandre Benalla a été mis en examen le 22 juillet pour violences volontaires, immixtion dans l’exercice d’une fonction publique, port public et sans droit d’insignes réglementés, recel de détournement d’images issues d’un système de vidéo-protection et recel de violation du secret professionnel. Vincent Crase, un gendarme réserviste salarié du parti LREM, a lui aussi été mis en examen pour les mêmes faits.
De plus, Mediapart révèle que Ismaël Emelien, conseiller spécial d’Emmanuel Macron, devrait se voir lui aussi inquiété dans cette affaire. Il est accusé d’avoir détenu le CD montrant les images volées de la vidéosurveillance des violences du 1er mai.
Le 29 novembre 2018, Alexandre Benalla a également été mis en examen pour violences volontaires, des faits commis au Jardin des plantes, toujours le 1er mai. De plus, une enquête préliminaire a été ouverte à son encontre pour la non-restitution de deux passeports diplomatiques qu’il a continué à utiliser malgré son licenciement de l’Élysée.
M’Jid El Guerrab
Le 31 août 2017, M’Jid El Guerrab, alors député LREM, frappe violemment à coups de casque Boris Faure, un cadre du PS. Deux coups qui causeront un traumatisme crânien au socialiste. Pour sa défense, il accuse Boris Faure d’« insultes racistes ».
Depuis, M’Jid El Guerrab a exclu du groupe LREM à l’Assemblée nationale. Il a aussi été mis en examen pour violences volontaires avec arme. L’instruction est toujours en cours.
Mustapha Laabid
Le 1er février 2019, le parquet de Rennes a fait savoir qu’il allait poursuivre pénalement le député LREM Mustapha Laabid « pour des faits d’abus de confiance », peut-on lire dans Le Monde. L’élu est soupçonné d’avoir « utilisé à des fins personnelles ou indues des fonds de l’association Collectif Intermède », association dont il fut président jusqu’à son élection en 2017. Le montant du préjudice présumé est de 21.930,54 euros.
Dix enquêtes en cours
Le « dircab » de Richard Ferrand
Le 24 octobre 2019, on lit sur Le Point que le Parquet national financier a ouvert une enquête à l’encontre du directeur de cabinet de Richard Ferrand, Jean-Marie Girier (qui fut aussi directeur de la campagne d’Emmanuel Macron). Il aurait travaillé à une stratégie pour « siphonner les élus du Parti socialiste et créer un "Agir" de gauche ».
Jean-Jacques Bridey
Le 27 septembre 2018, Mediapart publie un article sur ce député LREM. Jean-Jacques Bridey, un des premiers « marcheurs », actuel président de la commission de la défense à l’Assemblée nationale, est « visé par une enquête préliminaire pour concussion », peut-on lire.
Concrètement, Jean-Jacques Bridey est soupçonné d’avoir dépassé les plafonds d’indemnités concernant le cumul de mandats. Coût de l’opération : 100.000 euros.
En septembre 2019, Le Monde révèle qu’une autre enquête est ouverte par le Parquet national financier à l’encontre de Jean-Jacques Bridey. Cette fois-ci, le député est soupçonné de « détournement de fonds publics, liés à un usage illicite de ses indemnités représentatives de frais de mandat (IRFM) de député, lors de la précédente législature », peut-on lire dans le quotidien du soir. Plus tôt en septembre, Mediapart assurait que Jean-Jacques Bridey se faisait également rembourser deux fois ses notes de frais, des frais de bouche exorbitants alors qu’il était maire de Fresnes.
Laura Flessel
Le 4 septembre, quelques heures avant le remaniement post-Hulot, la ministre des Sports Laura Flessel annonce sa démission pour des « raisons personnelles ». Il n’aura pas fallu 24 heures pour que Mediapart révèle ces « raisons » : « Le fisc a récemment saisi la Commission des infractions fiscales (CIF) de Bercy, en vue d’une possible plainte pénale pour fraude, après avoir découvert des manquements déclaratifs de la ministre concernant une société de droit à l’image », peut-on lire. Plusieurs dizaines de milliers d’euros d’impôt seraient en jeu.
A peine nommée, la nouvelle ministre des Sports, Roxana Maracineanu, est épinglée dans la presse parce que, depuis 2012, elle occupe un logement social.
Françoise Nyssen
Avant d’être nommée ministre de la Culture, Françoise Nyssen dirigeait la maison d’édition Actes Sud. C’est à la tête de cette dernière qu’elle s’est permis quelques écarts avec les règles élémentaires d’urbanisme. En 1997, lors de l’agrandissement des locaux parisiens – un immeuble classé – , Françoise Nyssen avait fait réaliser les travaux « sans autorisation », ni « déclaration au fisc », écrit Le Canard enchaîné. Le journal satirique révèle également d’autres « irrégularités » dans des travaux au siège d’Actes Sud, dans le centre classé d’Arles, effectués en 2011. Une « négligence », tente d’expliquer la ministre.
Le parquet de Paris a ouvert jeudi 23 août une enquête préliminaire.
Le 16 octobre 2018, à l’occasion du remaniement post-démissions de Nicolas Hulot et de Gérard Collomb, Françoise Nyssen n’est pas reconduite à la Culture.
Alexis Kohler
Outre son rôle dans l’affaire Benalla – Alexis Kohler, secrétaire général de l’Elysée, avait eu connaissance des agissements violents dès le mois de mai et n’a rien fait savoir à la justice, à l’instar de l’Intérieur et de l’Elysée – ce proche d’Emmanuel Macron est embourbé dans une affaire de conflit d’intérêts.
Alexis Kohler a été directeur financier d’août 2016 à mai 2017 de l’armateur italo-suisse MSC, fondé par des membres de sa famille. Or, depuis 2010, il a aussi représenté l’Agence des participations de l’Etat auprès des Chantiers de l’Atlantique/STX France, dont MSC est client. Il siégeait également au conseil de surveillance du Grand Port maritime du Havre.
Selon Mediapart, avec cette double (triple !) casquette, Alexis Kohler a ainsi pu conclure en 2011 des contrats entre MSC et le port du Havre. Le beurre, l’argent du beurre et la crémière.
Anticor a porté plainte pour « prise illégale d’intérêt », « corruption passive » et « trafic d’influence ». Début juin 2018, le parquet national financier (PNF) a ouvert une enquête à l’encontre du secrétaire général de l’Elysée.
Muriel Pénicaud
22 mai 2018, la ministre du Travail est entendue comme témoin assisté par le pôle financier du Tribunal de Paris. La justice enquête sur le rôle de Business France – société qui eut pour directrice générale Muriel Pénicaud – dans l’organisation d’une soirée à Las Vegas en janvier 2016 pour le candidat Macron.
Une information judiciaire a été ouverte pour des soupçons de favoritisme en juillet 2017, mois au cours duquel Muriel Pénicaud a déclaré qu’elle n’avait « rien à se reprocher ».
François Bayrou, Marielle de Sarnez et Sylvie Goulard
Mai 2017. Emmanuel Macron commence tout juste son mandat. Trois membres du MoDem font
partie du gouvernement, à des postes majeurs : François Bayrou à la Justice, Marielle de Sarnez aux Affaires européennes et Sylvie Goulard aux Armées.
François Bayrou aura tout juste le temps de porter sa « grande » réforme de « moralisation ».
En juillet 2017, le parquet de Paris ouvre une information judiciaire pour abus de confiance, recel d’abus de confiance et escroqueries concernant des soupçons d’emplois fictifs d’assistants au Parlement européen.
Les trois démissionneront dès juin 2017.
Deux affaires classées sans suite
Gérald Darmanin
Fin 2017, le ministre des Comptes publics est accusé de viol et d’abus de faiblesse par deux femmes. En février et mai 2018, les affaires sont classées sans suite.
Le 31 août dernier, Gérald Darmanin a obtenu un non-lieu définitif pour une de ces affaires, au motif que « le défaut de consentement ne suffit pas à caractériser le viol. Encore faut-il que le mis en cause ait eu conscience d’imposer un acte sexuel par violence, menace, contrainte ou surprise », a expliqué le juge. La plaignante a fait appel.
L’avocat du ministre a, quant à lui, annoncé l’intention de ce dernier de porter plainte pour « dénonciation calomnieuse ». Mi-novembre 2019, on apprend via l’AFP que la va réexaminer le non-lieu dont a bénéficié Gérald Darmanin.
Nicolas Hulot
En 2008, une plainte pour viol a été déposée à l’encontre de Nicolas Hulot. Plainte classée sans suite la même année, mais dévoilée en 2018 par le journal Ebdo.
Agnès Buzyn
La ministre de la Santé a frôlé le conflit d’intérêts, ce dont son secteur d’activité n’a pas besoin pour être au centre de moultes théories du complot.
À peine nommée, elle s’est vu privée de la tutelle sur l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), car celui-ci est dirigé par son mari, Yves Lévy, depuis juin 2014. Visiblement peu perturbé par la perspective d’un conflit d’intérêts, ce dernier laissait planer le doute, encore en juin dernier, qu’il pourrait briguer un nouveau mandat à la tête de l’institut.
Il aura fallu attendre juillet 2018 et l’indignation de la communauté scientifique pour qu’Yves Lévy abandonne l’idée.
Le 10 octobre, Yves Lévy a été nommé « conseiller d’Etat en service extraordinaire ». Ou comment un médecin devient expert en droit public auprès du gouvernement.
Publié le 24/11/2019
Le capitalisme ne rendra pas les clés gentiment
Ce texte est la version augmentée d’un entretien réalisé avec Joseph Andras pour « L’Humanité » sous le titre : « On ne demandera pas au capital d’envisager gentiment de rendre les clés » (9 novembre 2019), autour de l’ouvrage « Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent… » (La Fabrique).
par Frédéric Lordon, (site blog.mondediplo.net)
Vous vous dites « à contresens de (votre) époque ». Vous mobilisez en effet un quatuor qui n’a plus très bonne presse à gauche : Lénine, Trotsky, dictature du prolétariat et grand soir. Quand l’idéal de « démocratie directe horizontale » s’impose avec force, pourquoi cette résurrection ?
Par enchaînement logique. Si les données variées du désastre — désastre social, humain, existentiel, écologique — sont, comme je le crois, à rapporter au capitalisme, alors l’évitement du désastre ne passe que par la sortie du capitalisme. Or je pense que les manières locales de déserter le capitalisme ne sont que des manières partielles. Car, évidemment, ces manières locales ne peuvent internaliser toute la division du travail, et elles demeurent de fait dépendantes de l’extérieur capitaliste pour une part de leur reproduction matérielle. Ce que je dis là n’enlève rien à la valeur de ces expérimentations. Du reste, je ne pense pas qu’elles-mêmes se rêvent en triomphatrices du capitalisme ! Comme expérimentations, précisément, elles nourrissent le désir collectif d’en triompher, et c’est considérable. Mais pour en triompher vraiment, il y aura nécessairement une étape d’une tout autre nature. L’étape d’une confrontation globale et décisive. On ne demandera pas au capital d’envisager gentiment de rendre les clés, quand il est manifeste qu’il épuisera jusqu’au dernier gramme de minerai, fera décharge du dernier mètre carré disponible et salopera jusqu’au dernier cours d’eau pour faire le dernier euro de profit. Ces gens ont perdu toute raison et déjà ils n’entendent plus rien. L’alarme climatique, d’ailleurs loin d’épuiser la question écologique, aidera peut-être à en venir à l’idée qu’avec le capital, maintenant, c’est lui ou nous. Mais si le problème se pose en ces termes, il faut en tirer les conséquences. Le capital est une puissance macroscopique et on n’en viendra à bout qu’en lui opposant une force de même magnitude. De là, logiquement, je vais chercher dans l’histoire les catégories homogènes à un affrontement de cette échelle. Ces noms et ces mots que vous rappelez, on sait assez de quel terrible stigmate historique ils sont marqués — et qui explique la déshérence radicale où ils sont tombés. Je tâche d’y faire analytiquement un tri et d’en conserver l’équation stratégique qu’à mon sens ils ont adéquatement circonscrite, mais sans rien oublier des abominations qui sont venues avec la « solution ». C’est évidemment ce qui explique qu’ils aient à ce point disparu du paysage idéologique et qu’à la place on trouve l’horizontalité, la démocratie directe et les communes. Or, pour tout le bien-fondé de ces idées, je pense qu’elles relèvent de fait davantage du projet de se soustraire au capitalisme que de celui de le renverser. L’équation contemporaine c’est donc : comment les tenir, car il faut les tenir, mais dans un horizon de renversement ? Ce qui suppose de retrouver les « noms » ensevelis mais de donner à ce qui y gît une forme nouvelle.
Un spectre hante votre livre : « combien ». Les masses. Mais vous reconnaissez que le néocapitalisme a « capturé » nos corps, qu’il soumet en séduisant. Le grand nombre a-t-il envie de s’extraire du cocon libéral et technologique ?
C’est la question décisive. En réalité c’est toujours la même question pour tout : où en est le désir majoritaire ? Reich avait compris qu’il y avait eu en Allemagne, non pas juste une chape totalitaire tombée du haut, mais, « en bas », un désir de fascisme. On peut bien dire, identiquement, qu’il y a un désir de capitalisme et que c’est lui qu’il s’agit de vaincre. Ça n’est d’ailleurs pas seulement par la bricole marchande qu’il nous tient mais, plus profondément encore, par le corps : le corps dorloté, choyé par toutes les attentions matérielles dont le capitalisme est capable. Il ne faut pas s’y tromper : la puissance d’attraction du capitalisme « par les corps » est immense. Nous sommes alors rendus aux tautologies du désir : pour sortir du capitalisme, il faut que se forme un désir de sortie du capitalisme plus grand que le désir de capitalisme. Tout dépendra des solutions qui seront proposées à cette équation. La solution « ZAD » est admirable en soi mais elle est d’une exigence qui la rend très difficilement généralisable. C’est une solution pour « virtuoses », pas pour le grand nombre. Qu’il nous faudra consentir à des réductions de nos conditions matérielles d’existence en sortant du capitalisme, la chose devra être claire et admise. Mais dans des proportions tout de même qui la rende raisonnablement praticable. Une trajectoire post-capitaliste reposant sur une hypothèse de dé-division du travail massive ne me semble pas viable. Notre problème, c’est donc de conserver la division du travail disons dans ses « ordres de grandeur » actuels — je dis ça sans préjudice de toutes les réductions que nous pourrions et devrions lui infliger –-, mais en la revêtant de rapports sociaux de production entièrement neufs. Par exemple en abolissant la propriété lucrative des moyens de production pour la remplacer par une propriété d’usage, comme dit Friot. Transformation dont on voit bien qu’elle suppose ni plus ni moins qu’une révolution juridique. C’est-à-dire, puisqu’il s’agit du point de droit névralgique qui soutient tout le capitalisme, une révolution tout court.
Ce nombre serait, au lendemain de la révolution, « le seul antidote au déchaînement » capitaliste. Allende a gagné avec 36,6 % des voix et, fait rare, obtenu après deux ans de pouvoir un score de 44 % aux législatives. Cela n’a pas entravé le coup d’État…
J’allais dire que c’est l’écart entre une condition nécessaire et une condition suffisante. Mais en fait, ici vous me parlez d’un soutien manifesté sous une forme exclusivement électorale. Dont se trouve démontrée la terrible limite historique. Après tout, que des factieux s’asseyent sur le « verdict des urnes », comme on dit, ça n’est pas exactement une nouvelle. Ce dont pour ma part je parle c’est d’une mobilisation suffisamment puissante pour prendre physiquement l’espace public, et éventuellement les armes, pour défendre ce à quoi elle tient. Au Chili, en 1973, ce sont les militaires qui sont descendus dans la rue. À la fin des fins, c’est toujours la même question : qui passe à l’action ? Et avec le plus d’intensité ?
Au titan (le capital), vous assurez qu’il faut opposer un géant (les masses). Gulliver, sur l’île de Liliput, a été enchaîné par des « insectes humains » : pourquoi une fédération de communes « swiftienne » n’y arriverait-elle pas ?
Je serais tenté de dire que la fédération des communes, elle vient surtout après : elle est ce qui suit le renversement… ne serait-ce que parce que je vois mal les pouvoirs stato-capitalistes laisser prospérer avec largesse une fédération de communes qui aurait pour objectif avoué de les renverser -– ça, c’est un scénario à la Bookchin, et je n’y crois pas une seconde. Quant à ce qui opère le renversement, je pense que ce sera dans les faits d’une autre nature. Laquelle, je ne sais pas. Mais ou bien ce sera coordonné, et puissamment, d’une manière ou d’une autre, ou bien ce ne sera pas. Dans l’affrontement des blocs, « nous » sommes pourtant infiniment plus nombreux que le « eux » d’en-face. Mais « ils » sont infiniment mieux coordonnés que nous. L’oligarchie est une classe consciente et organisée. Et elle a pour elle un appareil de force qui fonctionne carrément à la coordination militaire. La dissymétrie dans la capacité de coordination lui fait surmonter à l’aise la dissymétrie numérique écrasante en sa défaveur. À un moment, il faudra bien réfléchir à ça. Nul n’en tirera la conséquence que nous n’avons qu’à répliquer « leur » forme de coordination, forme militaire comprise ! Mais il faut que nous en trouvions une -– ou plusieurs d’ailleurs, mais articulées a minima. Sauf miracle, la spontanéité signifie la dispersion et n’arrive à rien. Pourtant, dira-t-on, le Chili, le Liban, l’Équateur… Oui, d’accord, attendons quand même un peu pour faire les bilans. Et craignons qu’ils ne soient pas fondamentalement différents de ceux qu’on a pu tirer après les printemps arabes. Ces demi-échecs sont le fait de coordinations d’action suffisantes -– pour produire « quelque chose » –- mais sans véritable coordination de visée : faire quoi quand on a « réussi », quoi mettre à la place de ce qu’on renverse ? Imaginons, pour le plaisir, un acte 2 ou 3 des « gilets jaunes » qui parvient à l’Élysée, et vire Macron manu militari. Quoi après ? C’est tellement incertain que c’en est difficilement figurable. Soit les institutions, intouchées, auraient accommodé le choc, quitte à se transformer à la marge ; soit, comme toujours, ce sont des groupes déjà organisés qui auraient raflé la mise. Le problème c’est que, dans la gauche radicale, intellectuelle notamment, tout un courant de pensée s’oppose à l’idée de visée, d’orientation stratégique, comprise, disons les choses, comme « capture bolchevique ». Alors on cultive l’idée du mouvement pour le mouvement, l’idée de l’intransitivité, on dit de bien belles choses, que le but est dans le chemin et que ce qui compte, ce sont les devenirs. Je ne méconnais nullement le risque inhérent à ceux qui se présentent pour, littéralement, prendre la direction des choses. Ce n’est pas un hasard qu’il s’agisse du même mot : toute proposition de direction enveloppe une candidature à diriger. Mais je crois que notre seul choix c’est d’assumer ce risque, de trouver à le contenir en l’ayant d’abord bien réfléchi, car si on ne sait pas où l’on va… il est certain qu’on n’arrive nulle part. En fait, voilà pourquoi il faut être organisé et savoir où l’on va : parce que d’autres sont organisés et savent où ils vont.
« Rupture globale ou (…) rien », résumez-vous. Le Chiapas se situe précisément dans cet entre-deux : ni un îlot zadiste (les zapatistes ont des dizaines de milliers de partisans, une armée et un gouvernement), ni le Palais national de Mexico. Et ça tient, non ?
Je ne dirais pas ça –- « entre-deux ». Dans leur périmètre, tant le Chiapas que le Rojava accomplissent une rupture globale, complète. Mais leur caractéristique commune est d’inscrire leur rupture dans une conjoncture particulière, et particulièrement « favorable », où cependant ni l’un ni l’autre ne maîtrise entièrement ses conditions externes de viabilité, lesquelles demeurent contingentes. C’est par le statu quo plus ou moins négocié avec le Mexique « environnant » que le Chiapas peut ne pas passer toute son énergie politique dans une guerre pour la survie pure et simple -– comme le pouvoir bolchevique avait eu à en mener une à partir de 18. Le statut d’enclave est donc précaire et pour une très large part abandonné à une contingence externe. Que cette contingence vienne à mal tourner, et ça ne tiendra plus. Soit exactement ce qui menace de se passer au Rojava. Hors de ces circonstances miraculeusement favorables, où l’hostilité extérieure demeure modérée, une épreuve de mobilisation totale, militaire, marque la formation politique naissante d’un premier pli terrible. Et toute la question est de savoir si on en revient. Le Chiapas et le Rojava doivent plus aux circonstances extérieures qu’à leur propre principe d’avoir fait l’économie de cette épreuve.
Vous rappelez que l’écrasement de Kronstadt par les bolcheviks a marqué « un coup d’arrêt » démocratique. Mais au regard de la conception verticale et militaire qu’avait Lénine de la révolution, le ver n’était-il pas dans le fruit ?
Oui, il y était. Et c’est bien ça le problème. Le drame c’est quand ce qui nous libère du capitalisme nous laisse sur les bras un appareil formé au chaud de la convulsion révolutionnaire si elle tourne en guerre civile. Donc un appareil d’État originairement militarisé. Soit une verticalité policière, vouée au pire. Il faut bien voir la différence, abyssale, de configuration entre l’expérience russe et les expériences de type Chiapas-Rojava, et les contraintes que respectivement elles imposent, ou dont elles soulagent. Le Chiapas et le Rojava ont jusqu’à présent tiré avantage d’une hostilité « modérée » de leur environnement. Et puis ils se constituent comme des enclaves homogènes : les individus y sont d’emblée accordés autour d’une manière commune de vivre. La révolution dans un pays capitaliste développé se pose dans de tout autres coordonnées : avec la perspective inévitable d’avoir à réduire une réaction intérieure ultra-déterminée, puissante, et puissamment soutenue par un extérieur capitaliste qui veut également à tout prix voir échouer une expérience communiste. Ce sont des conditions d’hostilité qui sont sans commune mesure. La situation de 17 a imposé ses réquisits et ils étaient terribles. C’est toujours très facile de passer cent ans derrière et de dire « ah mais il aurait fallu, et il aurait fallu ne pas ». Les corps collectifs comme les corps individuels font ce qu’ils peuvent dans les situations de vie ou de mort. Comment on fait quand on se retrouve confronté à ce problème objectif, et comment on s’en tire après ? Voilà le problème que je pose – et dont je n’ai pas le commencement d’une solution. Mais je tiens au moins que si les problèmes ne sont pas convenablement posés, les « solutions » seront à coup sûr déconnantes. La genèse du Chiapas ou du Rojava est à l’opposé de ça : elle répond à un modèle de la fuite — on se tire, on vous laisse, nous on va faire notre affaire ailleurs. Du coup on se tire ensemble, entre individus qui ont le même désir, la même idée. Alors il n’y aura pas à lutter contre une réaction intérieure. C’est une donnée nouvelle, considérable ! C’est très beau ce modèle de la fuite collective. Mais à quel degré est-il généralisable ? Imaginez en France une masse assez importante qui investit une portion de territoire conséquente pour se faire un équivalent de Rojava. Et vous pensez que l’État français, centraliste, jacobin, laisserait faire une chose pareille ? Il n’a même pas toléré une ZAD. Le temps a passé, le capital s’est déplacé, il est devenu (encore plus) méchant, l’État du capital avec lui, même une possibilité comme le Larzac d’il y a quarante ans n’existe plus.
Il y a dans vos pages un souci de l’homme ordinaire — de « la gente común », diraient les zapatistes. Vous réhabilitez le quotidien quand d’autres misent tout sur l’Évènement : rompre avec l’ordre en place relèverait de la course de fond ?
Je ne récuse nullement la catégorie d’événement, en tout cas en son sens ordinaire — l’événement aux sens de Badiou ou Deleuze, c’est autre chose. Écarter l’« événement », en quelque sens que ce soit, tout en réhabilitant le « grand soir », il faut avouer que ce serait singulièrement incohérent. Non, pour emprunter son titre à Ludivine Bantigny, je dirais plutôt que, passé le grand soir, il faut penser aux petits matins — moins enthousiasmants. L’effervescence du moment insurrectionnel est par définition transitoire. L’erreur serait de prendre ses intensités particulières pour une donnée permanente. Je me méfie des formules politiques qui tablent « en régime » sur une forte mobilisation au quotidien. C’est trop demander : le désir des gens c’est de vivre leur vie. Bien sûr cette antinomie de la « politique » et de la « vie » a sa limite, et l’on pourrait dire que la ZAD, le Chiapas, ou le Rojava, c’est vivre d’une manière qui est immédiatement politique, qu’y vivre c’est intrinsèquement faire de la politique. Alors la séparation de « la politique » et de « la vie » est résorbée. Mais il faut avoir atteint ce stade de résorption pour que l’idée même de « mobilisation au quotidien » s’en trouve dissoute et que, simplement vivre, ce soit de fait être mobilisé. Pour l’heure, nous qui contemplons la perspective d’un dépassement du capitalisme, nous n’y sommes pas, en tout cas pas majoritairement. Il faut donc trouver des voies politiques révolutionnaires qui fassent avec la « gente común » comme elle se présente actuellement, sans minimiser les déplacements considérables dont elle est capable, mais sans non plus présupposer des virtuoses de la politique, ayant déjà tout résorbé, tout dépassé, capables même de performances « éthiques » bien au-delà du simple fait de « vivre politiquement » — donc sans présupposer que tout ce qu’il y a à faire est comme déjà fait. Finalement, l’une de mes préoccupations dans ce livre c’est ça : continuer de penser une politique qui ne soit réservée ni à des moments exceptionnels (« événements ») ni à des individus exceptionnels (« virtuoses »).
Un dernier point — et non des moindres. L’essayiste marxiste Andreas Malm assure que l’écologie est « la question centrale qui englobe toutes les autres ». Signez-vous des deux mains ?
Même pas d’une. Pour moi la question première, ça a toujours été « ce qu’on fait aux hommes ». « Ce qu’on fait à la Terre » est une question seconde, j’entends : qui ne fait sens que comme déclinaison de la question première — oui, à force de bousiller la Terre, ça va faire quelque chose aux hommes… Lesquels d’ailleurs ? Comme de juste, ça risque de leur faire des choses assez différenciées. Sauf à la toute fin bien sûr, quand tout aura brûlé, ou sera sous l’eau, je ne sais pas, mais ça n’est pas pour demain et entre temps les inégalités « environnementales » promettent d’être sauvages. J’avoue que le soudain éveil de conscience politique de certaines classes sociales urbaines éduquées au motif de « la planète » me fait des effets violemment contrastés. Pour « sauver la Terre » on veut bien désormais envisager de s’opposer au libre-échange international. Mais quand il s’agissait de sauver les classes ouvrières de la démolition économique, une position protectionniste était quasiment l’antichambre du fascisme. Que « la planète » puisse devenir ce puissant légitimateur là où « les classes ouvrières » ne suffisaient jamais à rien justifier, et finalement comptaient pour rien, c’est dégoûtant — et ça me semble un effet typique de la hiérarchisation des questions premières et secondes. Maintenant, on fait avec les formations passionnelles que nous offre l’histoire. Un affect « climatique » puissant est visiblement en train de se former. Toutes choses égales par ailleurs, c’est tant mieux, trouvons à en faire quelque chose. Et pour commencer, trouvons à y faire embrayer un certain travail de la conséquence. Car il y a encore loin de l’angoisse climatique à la nomination claire et distincte de sa cause : le capitalisme. Et à l’acceptation de la conséquence qui s’en suit logiquement : pour sauver la Terre afin de sauver les hommes, il faudra sortir du capitalisme. C’est peut-être une part déraisonnablement optimiste en moi, mais j’aime à croire, en tout cas sur ce sujet-là, que la logique trouvera, malgré tout, à faire son chemin.
Frédéric Lordon
Publié le 21/11/2019
« Le système ne peut s’autoriser qu’un lanceur d’alerte gagne » : l’affaire Rudolf Elmer, dissident de la finance
par Rachel Knaebel (site bastamag.net)
Poursuivi pendant quatorze ans pour avoir révélé les pratiques d’évasion fiscale de sa banque, emprisonné, interdit d’exercer son métier, cible de la vengeance de son ex-employeur, le lanceur d’alerte suisse Rudolf Elmer poursuit son combat.
« Les lanceurs d’alerte ne sont pas protégés, alors qu’ils rendent un grand service à notre société », avertit Rudolf Elmer. Le sexagénaire suisse a osé s’attaquer à l’évasion fiscale, et en a payé le prix fort. Comme Stéphanie Gibault, qui a dénoncé les pratiques de la banque UBS, comme Hervé Falciani, à l’origine des révélations sur le système d’évasion fiscale de la filiale suisse de HSBC, ou Antoine Deltour, à l’origine des Luxleaks, sur les pratiques d’optimisation fiscale des multinationales au Luxembourg.
Rudolf Elmer est lui aussi un ancien travailleur de la finance qui, un jour, a décidé de révéler comment les banques aident massivement les plus riches et les multinationales à échapper aux impôts, souvent illégalement, souvent avec la complicité d’États qui sont des paradis fiscaux. Si l’homme est bien moins connu que les trois Français précédemment cités, c’est peut-être parce que la banque qui l’employait, Julius Bär, est plus discrète sur la scène financière internationale qu’HSBC et UBS. Mais l’édifice qu’il a tenté de renverser depuis 2004, celui du secret bancaire suisse, s’étend bien au-delà des frontières helvétiques. Le système a permis pendant des décennies aux riches du monde entier de dissimuler leurs patrimoines aux services fiscaux.
À l’image des autres lanceurs d’alerte du secteur, depuis ses premières révélations, le citoyen suisse a fait l’expérience d’un long chemin de croix : plusieurs procès, plus de six mois de prison, un placement en isolement, sans compter l’interdiction d’exercer son métier. Pourtant, le sexagénaire ne lâche rien. « La Suisse est un paradis fiscal et un paradis légal », nous dit-il quatorze ans après le début de son affaire. Le paradis pour les riches et les multinationales est un enfer pour d’autres.
Chef comptable basé aux Îles Caïmans
Le 26 août dernier, la Cour européenne des droits humains (CEDH) a rejeté, pour la quatrième fois, une plainte de Rudolf Elmer qui dénonçait le traitement que la justice suisse lui a réservé. Le 13 octobre, le lanceur d’alerte a donc décidé d’envoyer une lettre ouverte directement au président de la Cour européenne. « Je pense que la proportionnalité des poursuites du ministère public suisse à mon encontre, durant quatorze ans, au titre des lois suisses sur le secret bancaire, sans pouvoir me prévaloir d’aucune protection des lanceurs d’alerte telles que reconnues par la CEDH, le Conseil de l’Europe et maintenant par l’Union européenne dans une nouvelle directive (…) devrait être une question juridique importante pour la Cour européenne des droits humains », y écrit-il.
La France a adopté une loi de protection des lanceurs d’alerte en 2016 – la loi dite « Sapin 2 » –, mais il n’existe rien de tel en Suisse, ni quand Elmer a commencé à dénoncer les pratiques de sa banque, ni aujourd’hui.
Le « cas » Elmer commence au début des années 2000. L’homme travaille alors depuis la fin des années 1980 à la banque suisse Julius Bär. Depuis 1994, il est basé aux Îles Caïmans, un paradis fiscal notoire, comme chef comptable puis comme directeur des opérations, avant d’être licencié en 2002. En 2005, les autorités suisses lancent une première procédure contre Elmer pour avoir fourni un CD de données bancaires à l’administration fiscale de Zurich et à un magazine suisse.
En 2008, l’ex-banquier commence à échanger des informations avec Wikileaks, et le site de Julian Assange publie une première salve de données de la banque. Julius Bär se tourne alors vers la justice états-unienne pour faire fermer Wikileaks, sans y parvenir.
En janvier 2011, deux jours avant le début du premier procès de Rudolf Elmer pour violation du secret bancaire, l’homme se trouve à Londres aux côtés de Julian Assange. Il lui remet deux CD de nouvelles données confidentielles sur des clients de Julius Bär. La presse internationale en rend compte. Mais la médiatisation ne protège pas Elmer. La justice suisse le condamne une première fois pour violation du secret bancaire, puis à nouveau en 2014 et 2015.
Un an plus tard, cette fois, c’est sa banque, Julius Bär, qui se retrouve dans le viseur de la justice des États-Unis. Impossible de savoir quel rôle les données fuitées par Elmer ont joué, mais la banque est accusée d’avoir aidé des contribuables états-uniens à cacher des milliards de dollars au fisc grâce à des comptes offshore. La procédure se termine par un plaider-coupable de la banque – comme il est fréquent aux États-unis : Julius Bär paie plus de 500 millions de dollars et l’affaire est réglée [1]. Mais les ennuis continuent pour Rudolf Elmer.
« Nos banques sont des crapules »
Aujourd’hui, Julian Assange est en prison au Royaume-Uni, affaibli, menacé d’extradition vers les États-Unis où il risque une peine de plus de 100 ans de détention. Rudolf Elmer, lui, a été définitivement acquitté, en octobre 2018, des accusations de violation du secret bancaire. La justice a finalement considéré que le secret bancaire suisse ne s’appliquait pas à Elmer, puisqu’il était en fait employé d’une succursale basée aux îles Caïmans.
Voilà toute l’ironie du cas Elmer. Les banques suisses possèdent, à l’image de nombreuses autres banques, des filiales dans des paradis fiscaux notoires comme les Îles Caïmans justement pour échapper au droit. Elles ne peuvent donc pas faire condamner un lanceur d’alerte basé dans ces États pour avoir enfreint le droit national. Autre paradoxe de l’affaire : même après avoir définitivement acquitté Rudolf Elmer, la justice suisse lui réclame toujours près de 300 000 euros (320 000 francs suisses) de frais de procédures.
« C’est la première fois qu’un lanceur d’alerte est acquitté en Suisse. Les faits sont tels qu’ils ont été obligés de m’acquitter, mais la justice veut me punir d’une autre manière », dénonce aujourd’hui l’ancien banquier à Basta !. Le jugement de 2018 ne lui donne par ailleurs droit à aucune compensation pour les six mois passés en prison à l’isolement, ni pour l’interdiction de travailler dans la finance pendant plus d’une décennie. « C’est un peu un acte de vengeance du système, car le système ne peut pas s’autoriser qu’un lanceur d’alerte gagne. »
C’est pour cela que l’ancien banquier a tenté de se tourner vers la Cour européenne des droits humains. Si les quatre plaintes qu’il y a déposées entre 2008 et 2019 ont toutes été déclarées irrecevables, c’est, selon Elmer, parce que c’est un juge suisse qui les a examinées à chaque fois. « Ce qui me tient à cœur, c’est de lancer la discussion sur les lanceurs d’alerte. Il ne s’agit pas de moi ou des 320 000 francs suisses que je ne pourrai de toutes manières jamais payer, mais que le débat ait lieu dans la société. Je pense que le moment est propice. Il est tout à fait clair aujourd’hui que ce que je disais en 2004 est vrai : nos banques sont des crapules. »
« Le secret bancaire suisse n’est pas terminé, il est au contraire florissant »
Selon l’ex-banquier, ce n’est pas l’annonce de la levée du secret bancaire suisse, l’an dernier, qui y change quoi que ce soit. Depuis l’automne 2018, les banques suisses doivent échanger automatiquement leurs données sur les comptes en Suisse avec les autorités fiscales des autres pays. C’en est donc officiellement fini du secret bancaire ancré dans la loi suisse depuis 1934. En octobre 2019, l’Union européenne a retiré la Suisse de sa « liste grise » des paradis fiscaux.
« Mais le secret bancaire existe encore, relativise Elmer. L’échange automatique d’information ne fonctionne que si vous avez un compte à votre nom en Suisse. Si vous l’avez au sein d’une structure de trust, là, on ne pourra pas avoir accès à ces données. Le secret bancaire n’est donc pas terminé, il est au contraire florissant, tout comme les constructions offshore, très lucratives. » Pour l’ONG Tax Justice Network aussi, la fin officielle du secret bancaire suisse ne change presque rien. Le pays est toujours en première place de leur index du « secret financier » sur la carte mondiale des paradis fiscaux.
Même après les scandales à répétition, les Panama Papers, les Luxleaks, les Swssleaks, les lanceurs d’alerte n’ont pas encore gagné face aux colosses de la finance. « J’ai mis longtemps à comprendre que je ne pourrai pas changer la Suisse de l’intérieur. » Alors, il vise au-delà. « Si je n’arrive pas à voir mon cas traité à la Cour européenne, j’irais à la Cour internationale de justice des Nations unies. »
Rachel Knaebel
Le site de Rudolf Elmer, et sa campagne de crowdfunding pour sa procédure auprès de la Cour européenne des droits humains.
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Publié le 09/11/2019
Quand Schiappa instrumentalise le féminisme à des fins racistes et xénophobes
(site revolutionpermanente.fr)
La dernière proposition de Marlène Schiappa ? Expulser les citoyens étrangers coupables de violences faites aux femmes. Derrière un agenda pseudo-féministe se cachent les motivations les plus réactionnaires.
Comment le gouvernement poursuit son offensive islamophobe
Le gouvernement occupe littéralement tout le terrain du régalien ces dernières semaines ; abordant la question sous tous les angles possibles pour avancer sa politique réactionnaire et islamophobe. Après les polémiques éculées sur le voile, la loi réactionnaire pour interdire le port de celui-ci dans les sorties scolaires, et le passage de quotas d’immigration, c’est au tour de Marlène Schiappa, secrétaire d’État à l’égalité homme-femmes, de participer elle aussi à l’offensive islamophobe sous couvert des droits des femmes. Sa dernière proposition ? Expulser les citoyens étrangers coupables de violences faites aux femmes : « J’insisterais plus particulièrement sur une mesure : nous allons désormais expulser les citoyens étrangers condamnés pour violences sexistes ou sexuelles. » Derrière un agenda pseudo-progressiste se cachent les motivations les plus réactionnaires.
Ces mesures s’inscrivent non seulement dans la continuité des politiques racistes menées par le gouvernement, son « tournant régalien », dont l’interview d’Emmanuel Macron dans le magazine d’extrême-droite Valeurs Actuelles est l’illustration, mais aussi dans la politique répressive et sécuritaire menée au nom du droit des femmes. Il y avait déjà eu la vidéo de Marlène Schiappa se baladant dans les rues de la Chapelle, sous-titrée des paroles d’une chanson des Destiny’s Child, « I am a survivor », et du commentaire « Les lois de la république protègent les femmes, elles s’appliquent à toute heure, en tout lieu », stigmatisant une population bien définie, ici les réfugiés, pour en faire des barbares qui seraient « naturellement » enclins à commettre des actes violents envers les femmes.
C’est ici exactement la même logique qui prévaut, en érigeant la figure de « l’étranger », dont le caractère même d’étranger en fait une menace latente pour les femmes, surtout les femmes « françaises ». Une façon de poursuivre sur un autre front le politique de « tri » entre les « bons » et les « mauvais » migrants instaurés par les quotas sur l’immigration, et qui ne vise en dernière instance qu’à avancer plus loin dans l’agenda réactionnaire du gouvernement qui cherche tant bien que mal à rassurer les électeurs de droite qui pourraient être tentés par le Rassemblement National.
Or, en ciblant certaines populations, ici les « hommes étrangers », pour en
faire des sujets naturellement dangereux, dont la culture serait par essence arriérée et barbare, Schiappa réalise un fameux et fumeux tour de passe-passe : disparu l’impérialisme français qui
oppresse ses ex-colonies (et au premier chef les femmes), et disparu aussi le patriarcat national !
Des néolibéraux aux réactionnaires : tous féministes ?
Non contente de masquer derrière ce discours réactionnaire le fait que l’oppression des femmes est structurelle et qu’elle n’est pas l’apanage de secteurs issus de l’immigration, Schiappa exonère l’impérialisme français de ses crimes contre les populations de pays ravagés par la guerre, le pillage et le massacre – dont des viols d’enfants en Centrafrique ayant mené à des non lieux. La secrétaire d’État a déclaré en effet : « Si on lutte contre les violences faites aux femmes en Afrique et si on favorise leur émancipation économique, on fait en sorte qu’elles puissent vivre dignement dans leurs pays d’origine, au lieu d’être obligées d’en partir. »
Une plaisanterie des plus sordides et des plus ignobles ! De quelle émancipation parle-t-on lorsqu’un pays comme la France, fondée sur l’histoire coloniale écrite en lettres de sang et de feu, continue, sous une forme différente, de mener ses politiques impérialistes en Afrique, base sa richesse sur l’exploitation de pays en Afrique ?
Lorsqu’on parle de violences de genre, dont les agressions sexuelles, les viols et les féminicides sont les exemples les plus extrêmes, ultimes maillons d’une longue chaîne de violences, le premier responsable se trouve bien être l’État capitaliste, ses institutions, son personnel politique ; et avec lui l’ensemble de ce système économique qui produit et reproduit sans cesse l’exploitation, la misère, la violence sous toutes ses formes. Et rappelons seulement à ce titre qu’au sein même du gouvernement, des Darmanin et Hulot ont été accusés de viols sans que cela ne les pousse à démissionner !
Ici, encore une fois, au nom du droit des femmes, c’est la confluence d’un agenda
réactionnaire venant de la droite, des néolibéraux et de l’extrême-droite qui est mis en place. Car dans un pays où l’histoire coloniale est si présente comme la France, le féminisme est détourné
pour servir des intérêts impérialistes réactionnaires, comme le note la chercheuse Sara Farris : « Le fémonationalisme renvoie à la fois à l’exploitation des thèmes féministes par les
nationalistes et les néolibéraux dans les campagnes anti-islam […] et à la participation de certaines féministes à la stigmatisation des hommes musulmans sous la bannière de l’égalité des sexes. Le
fémonationalisme décrit ainsi, d’une part, les tentatives des partis de droite et des néolibéraux de faire avancer la politique xénophobe et raciste par la promotion de l’égalité des sexes, et
d’autre part, l’implication de diverses féministes dans les représentations de l’Islam comme une religion et une culture misogynes par excellence. » Une alliance de circonstance qui s’était
déjà retrouvée dans un front islamophobe défendant la « liberté française » du décolleté contre les « fondamentalistes » en
burkini.
Pour un féminisme lutte des classes !
Non, l’émancipation des femmes ne pourra pas être garanti par un gouvernement réactionnaire qui mène ses guerres en Afrique, pille ses ex-colonies, et poursuit dans les quartiers populaires sa politique raciste ; pas plus ne pourra-t-elle venir de ce discours puant qui vise à mobiliser une rhétorique féministe pour mettre en avant son agenda nationaliste et néolibéral.
Marlène Schiappa est membre d’un gouvernement qui éborgne, qui mutile, qui réprime ; un gouvernement qui mène une guerre sociale acharnée contre la majorité de la population et surtout les classes populaires, et parmi elles, les femmes, qui sont en première ligne de réformes comme l’assurance-chômage ou les retraites.
Leur soi-disant féminisme ne vise qu’à détourner ce qu’est réellement la lutte pour l’émancipation de toutes et tous, une émancipation qui ne pourra jamais venir de la main de ceux-là même qui tiennent les chaînes qui nous oppriment, alors même qu’une immense majorité de femmes sont en première ligne de l’exploitation et l’oppression sous toutes ses formes, et dont la violence sexuelle n’est que l’un des aspects.
Notre émancipation devra en réalité se conquérir par la lutte de tous les opprimés contre les préjugés réactionnaires qui servent à la classe dominante d’instruments de division de notre classe, au nom desquels le pseudo-féminisme néolibéral qui sert de paravent à l’impérialisme pour camoufler ses crimes et exonérer le patriarcat bien de chez nous qui continue de s’exprimer – et alors même que le courage de certaines femmes, comme Adèle Haenel, expose à quel point les puissants, si tant est qu’il fallait encore le prouver après des affaires comme Weinstein ou Epstein, ont, eux, les mains libres (et tous les moyens) pour donner libre cours à la violence patriarcale. C’est tout leur système qu’il faut mettre à bas !
Comme l’écrit la militante féministe et marxiste révolutionnaire Andréa d’Atri dans son ouvrage Du Pain et des Roses : « Affirmer que nous ne voulons pas nous intégrer à l’État capitaliste et patriarcal n’est pas suffisant pour y mettre un terme. Pour ce faire, il est nécessaire de le combattre et de le détruire. Sur ce chemin, la recherche de meilleures formes d’existence, plus égalitaires, dans les limites restreintes de cette société d’exploitation, est importante pour des millions de femmes dans le monde. Mais cela n’est pas suffisant quand nos corps, nos désirs, nos vies, restent soumis à l’exploitation, à la discrimination et à la soumission qui naissent des relations de propriété défendues par l’État et auxquelles nous ne pouvons nous soustraire volontairement. »
Publié le 08/11/2019
Marseille : un an après l’effondrement des immeubles rue d’Aubagne
Les habitants manifesteront samedi 9 novembre
paru dans lundimatin#215 (site lundi.am)
Nous avons reçu et diffusons bien volontiers ces deux appels depuis Marseille.
Noailles 1 ans après ; et quoi ?
Il y a un an, les immeubles de la rue d’Aubagne se sont effondrés ; un an que la plaine est aux griffes des aménageurs et vigiles, presque un an que Zineb Redouane est morte, assassinée par la police. Mais aussi un an d’une riche et forte agitation politique où la rue n’a pas cessé de faire entendre ses voix, un an de grande solidarité au pied des murs. Un an d’un increvable mouvement de gilets jaunes. Un an de forte répression, pendant lequel la légal-team travaille sans relâche alors que chaque semaine draine son lot de manifestants aux Baumettes.
La question se pose partout au coin des rues ; un an, et après quoi ? Le
constat est amer. Depuis les 8 morts du 5 novembre, la peste dormante de l’insalubrité dans les quartier pauvres de notre ville s’est révélée au grand jour, la peur s’est répandue, chaque
fissure fait l’objet d’angoisses bien justifiées et tout le monde ici sait qu’il n’en manque pas. Nombres des quartiers impactés sont dans le centre et sont des quartiers avec beaucoup de petits
propriétaires et une population plutôt pauvre, que mairie et promoteurs veulent voir dégager plus loin en banlieue. Les institutions publiques tels des maîtres illusionnistes ont su se ressaisir de
cette affaire qu’ils ont créée de toutes pièces.
Depuis déjà de nombreuses années, des structures indépendantes dénonçaient l’insalubrité d’une bonne partie du bâti de la ville, mais les élus et promoteurs semblaient contracter une défaillance
chronique de l’ouïe. Aujourd’hui, on peut se permettre de douter de ce diagnostique trop médical et il paraît évident que la raison de cette surdité provenait plus d’une stratégie de gestion urbaine
des populations. De plus, pour couronner le tout, on trouve des élus quand on fouille parmi les propriétaires de ces logement insalubres ; ils continuaient à louer ces taudis, sans scrupule,
attendant patiemment le moment tant attendu de la grande colonisation par des populations « respectables ».
Depuis un an donc ce sont presque 4000 personnes qui se sont retrouvées obligées de quitter leurs domicile. Cette vidéo de BRUT explique bien la situation.
Chaque semaine, on découvre une nouvelle rue barrée pour chute d’immeubles imminente et
cela paraît aujourd’hui d’une triste banalité.
Voraces, les sociétés immobilières démarchent les propriétaires d’immeubles mis en périls pour les racheter a prix imbattable. Par ailleurs les politique urbaines continuent de parier sur ces
chantiers vitrines - on finance un coup de peinture sur les façades fissurées par là, ailleurs on s’affaire à la destruction totale d’un quartier ou d’une place pour favoriser les investisseurs et
leur permettre d’y construire de grands complexes chers et ternes, comme aux Docks, à la Joliette ou même à la Plaine. Mais nul besoin ici de s’étaler plus sur les classiques de la gentrification qui
opèrent partout avec une déroutante similitude et une violence qui n’a rien a envier aux mafias.
Si l’on peut sentir parfois un sentiment d’apathie face a cette situation qui n’a de cesse d’empirer, les réseaux de solidarité ne faiblissent pas, la colère grossit, les cœurs et les luttes quotidienne se poursuivent.Toute la semaine du 5 au 9 novembre c’est une suite d’évènements, entre banquets et témoignages, qui peupleront les rues de Noailles pour finir sur le Samedi 9 qui sera une grande manifestation de toutes les colères urbaines.
Depuis quelques temps, la lutte s’intensifie, les esprits s’échauffent, les rues se couvrent de phrases appelant à la commémoration et à la colère ; des bâtiments publics, locaux RN, associations de promoteurs ou sociétés de gestion immobilière se font passer à l’extincteur ; depuis chaque quartier, plein d’espoirs, on se donne RDV pour cette journée. Et la mairie, forte d’un fier cynisme, expulse méthodiquement avant la trêve hivernal. Ainsi ce jeudi nous avons perdu entre autre notre chère Maison du peuple qui constituait un point de jonction important entre les luttes, mais qui saura muer comme le serpent.
Pour les 8 morts de la rue d’Aubagne, pour Zineb Redouane, pour les 4000 expulsé(e)s,
pour les sinistrés de maison blanche, pour la Plaine, pour tout ceux qui s’intoxiquent dans des logements insalubres à des prix exorbitants, pour crier notre rage et notre tristesse, pour se sentir
forts ensemble, pour se donner de l’espoir, pour prolonger la lutte et construire des rapport de forces, Tout Marseille dans la rue le 9 novembre.
Et pour ceux qui lisent de plus loin, venez voir que parfois ici aussi il pleut, et venez chargés de vos histoires car la gentrification et son monde font système partout.
9 Novembre RDV 15h Notre-dame-du-mont.
Marche 1 an après les effondrements, commémorer ? Non, le 5 novembre 2018 n’est malheureusement pas fini...
Samedi 9 novembre, à 15h au Métro Notre Dame du Mont / Cours Julien aura lieu le départ de la grande marche “1 an après les effondrements”. Cela aurait pu être une marche blanche, comme exactement il y a un an déjà, mais ce sera une marche de la colère. De toutes les colères urbaines. Parce que la destruction du “Marseille populaire” n’a pas commencé le 5 novembre à Noailles. Depuis bien longtemps les autorités locales mènent une guerre sans relâche contre les populations précarisées du centre-ville et des quartiers : Euromed 1 (Rue de la république, la Joliette vidée et rasée), Euromed 2 (casse du marché aux puces, remplacement des populations et des activités aux Crottes ou à Bougainville), les plans de requalification de la SOLEAM (La Plaine notamment), les vagues de délogement couplées à une spéculation immobilière sans scrupule et sans borne, l’abandon des cités avec dernièrement le cas de la Maison Blanche incendiée, le circuit infernal pour les sans-papiers ou les plus pauvres entre campement-expulsion-squat-expulsion-marchand de sommeil...
Oui, nous honorerons les martyrs de la rue d’Aubagne. Tué.es à cause de la chute d’un immeuble MU-NI-CI-PAL (propriété de Marseille Habitat), signalé par des tas d’expert comme “en situation d’effondrement imminent” depuis plus de 5 ans. Tué.es parce que leurs proprios (des élus rappelons-le, dont Xavier Cachard, l’avocat de Renaud Muselier, des syndics foireux, certainement liés à des sociétés immobilières, que l’on retrouve dans de très nombreux cas d’expulsion-délogement comme Porte d’Aix) ont laissé pourrir les habitations, pour se goinfrer encore plus de pognon. Les 8 de la rue d’Aubagne ont été purement et simplement assassiné.es. La guerre aux pauvres dans la ville de Marseille est sanglante.
Et, comme à l’accoutumée dans ce genre de situation, pour maintenir leurs privilèges et
se protéger, les responsables du massacre se planquent derrière des armées de flics. Qui n’ont eu de cesse de tabasser, ratonner. Et de tuer encore. Zineb Redouane, habitant.e de Noailles. La
brutalité policière débridée a également contribué à exacerber les violences sexistes des milices privées qui défendent les chantiers et les lieux de pouvoir. Un an de répression tous azimut,
banalisée et élargie à l’ensemble de la société révoltée, avec comme seule réponse des coups, des arrestations, des condamnations, des emprisonnements, chaque week-end de protestation. Quand certains
collectifs militants et des délogé.es ont patiemment joué le jeu de la cogestion avec les autorités métropolitaines et étatiques (Fructus, Ruas, Préfet, ministre du logement...), ces derniers se sont
bien marrés de tant de gentillesse... puis se sont littéralement torchés avec la prétendue “Charte du relogement” à la première occasion ! Pas un seul n’a démissionné !
Depuis le 5 novembre : 4000 délogé.es, 359 immeubles expulsés dans des tas de quartiers. Rien n’a changé, sauf le prix du mètre carré.
Avouez qu’il y a de quoi être en colère, non ? Le mot est faible...
Alors depuis un an, on s’est serrés les coudes : assemblées de quartier, collectifs d’habitant.es, squatteurs, gilets jaunes, syndicalistes, exilé.es en révolte ici pour leurs frères et soeurs qui se battent au pays. Toi et moi. On a tenté de sortir la tête du nuage de lacrymo. On a lancé l’occupation de dizaines de logements vides, des petits et des très grands comme St Just, on a réoccupé nos places publiques éventrées par les chantiers du nettoyage social, on s’est rencontré entre quartiers, on a ouvert une Maison du peuple et d’autres espaces occupés et autogérés, on a continué l’accueil des exilé.es tant bien que mal, on a manifesté, beaucoup, discuté beaucoup aussi. On a fait la fête aussi, dansé. On s’est donné la force.
ON SERA A NOUVEAU PRESENT.ES ENSEMBLE SAMEDI 9 NOVEMBRE DANS LA RUE.
CAR S’IL EST UN MOMENT HISTORIQUE QUI A ÉTÉ RATÉ C’EST BIEN CELUI DU RENVERSEMENT DES RESPONSABLES DU MASSACRE.
GAUDIN, VASSAL, FRUCTUS, RUAS, CHENOZ, NUNEZ, CASTANER... : DU SANG SUR VOS MAINS, DANS VOS BOUCHES DES CADAVRES.
VOUS VOULEZ NOUS CHASSER ? NOUS VOUS CHASSERONS.
Publié le 06/11/2019
Alexander Samuel : « Les gaz lacrymo empoisonnent »
Emilien Urbach (site humanite.fr)
Lanceur d’alerte. Le jeune biologiste niçois met en lumière des doses importantes de cyanure dans le sang des manifestants exposés à cette arme chimique.
«Du cyanure dans les gaz lacrymogènes utilisés pour le maintien de l’ordre ? Le gouvernement empoisonnerait la population ? Impensable ! » C’est la première réaction d’Alexander Samuel, enseignant en mathématiques et docteur en biologie, lorsque le gilet jaune Julien Chaize, en avril 2019, lui demande d’étudier cette hypothèse. Six mois plus tard, le jeune scientifique niçois en est persuadé, des doses non négligeables de poison circulent dans le sang des manifestants gazés.
Cette conviction dérange. Samedi 2 novembre, Alexander a été placé en garde à vue au motif qu’il serait impliqué dans une attaque symbolique, à la peinture bio, d’une banque. Il s’en défend mais reste enfermé quarante-huit heures. Son domicile est perquisitionné. Son matériel informatique et de nombreux documents sont minutieusement inspectés. Un manuel militaire de 1957, « sur la protection contre les gaz de combat », est saisi et détruit.
À l’écart, il observe les violences
Cet épisode n’est apparemment pas lié à ses recherches sur les gaz lacrymogènes. Quoi qu’il en soit, le biologiste a déjà compilé ses travaux dans un rapport. Il sera publié dans les prochains jours par l’Association Toxicologie Chimie, fondée par André Picot, directeur honoraire de l’unité de prévention du risque chimique au CNRS. Ce dernier sera cosignataire de la publication d’Alexander, aux côtés d’autres chercheurs et médecins.
Rien ne laissait présager un tel résultat quand, au début du printemps, Alexander se rend pour la première fois à une manifestation de gilets jaunes. « J’étais méfiant, avoue-t-il. Dans les Alpes-Maritimes, l’extrême droite était très présente au début du mouvement et mes convictions écologistes étaient en contradiction avec les revendications liées aux taxes sur le carburant. » Curieux, il se rend cependant au rassemblement organisé le 23 mars, à Nice.
À l’écart, il observe les violentes charges de police au cours desquelles la responsable d’Attac, Geneviève Legay, est gravement blessée. Alexander n’assiste pas directement à la scène mais il voit les street medics, ces secouristes militants qui interviennent lors des manifestations, empêchés d’intervenir et se faire interpeller. Alexander filme. Il est immédiatement placé en garde à vue. C’est sa première fois.
« J’ai été choqué, confie le scientifique. Les conditions de ma détention, les mensonges d’Emmanuel Macron et du procureur concernant Geneviève Legay ont fait que je me suis solidarisé avec le mouvement. » Il décide de rassembler tout ce qui pourrait permettre de rétablir la vérité et de le transmettre à des gilets jaunes qui entendent saisir l’ONU. Parmi eux, Julien Chaize veut le convaincre de se pencher sur le cas d’une manifestante qui, à la suite d’une exposition aux gaz lacrymogènes, affichait un taux anormalement élevé dans le sang de thiocyanate, molécule formée après l’assimilation du cyanure par le foie.
C’est un cas isolé. Impossible pour Alexander d’y voir la preuve d’un empoisonnement massif de la population. Incrédule, il participe cependant à d’autres manifestations et observe les réactions des personnes exposées aux gaz. Vomissements, irritations, désorientation, perte de connaissance… ces fumées ne font pas seulement pleurer.
Alexander consulte la littérature scientifique. Le composant lacrymogène utilisé en France est le 2-Chlorobenzylidène malonitrile. Comme il est considéré comme arme chimique, son emploi est interdit dans le cadre de conflits armés. Pas pour le maintien de l’ordre. Pour le biologiste, le verdict est clair, cette molécule, une fois présente dans le sang, libère du cyanure. Plusieurs études, depuis 1950, l’affirment. Aucune ne dit le contraire. Mais ce poison est également présent dans les cigarettes et dans une multitude d’aliments. Sa dangerosité est donc une question de dosage. Comment le mesurer ?
Alexander et trois médecins gilets jaunes proposent alors aux manifestants de faire analyser leur sang afin de déterminer un taux de thiocyanate. Mais ce marqueur n’est pas assez fiable. Il faut quantifier le cyanure. Or, le poison n’est détectable dans le sang que pendant quelques dizaines de minutes. Munis de kit d’analyses, d’ordonnances et de formulaires à faire signer par les candidats à un examen, ils décident de faire des prises de sang et d’urine directement pendant les manifestations du 20 avril et du 1er Mai.
Les résultats sont édifiants
Les résultats des premiers prélèvements confirment bien la présence importante de cyanure, mais n’en donnent pas le dosage précis. Le 8 juin, à Montpellier, l’équipe perfectionne son protocole. Alexander, les trois médecins et quelques complices se font eux-mêmes cobayes de leur expérience. Ils testent leur sang avant la manifestation puis après. Les résultats sont édifiants. La communauté scientifique considère l’empoisonnement au cyanure à partir de 0,5 mg par litre de sang et sa dose mortelle à 1 mg. Parmi les personnes testées, deux affichent des taux voisins de 0,7 mg par litre.
Leur démarche inquiète certains gilets jaunes et dérange les autorités. Alexander et les trois médecins font, depuis mai, l’objet d’une enquête préliminaire pour « violence aggravée et mise en danger de la vie d’autrui ». L’affaire suit son cours. Les chercheurs-suspects ont même été entendus, pendant l’été, par la Brigade de répression de la délinquance contre la personne (BRDP). Alexander a subi une nouvelle garde à vue au mois de septembre. Ils ont reçu de nombreuses menaces. Mais rien ne les a empêchés de continuer. La population doit être informée. Les policiers, eux-mêmes exposés, doivent savoir. La vérité doit éclater.
Émilien Urbach
Publié le 28/10/2019
Edgard Morin : « Le rôle d’un intellectuel est de poser les problèmes de fond de notre société »
Jean-Paul Pierrot (site humanité.fr)
Penseur de la complexité, le philosophe et sociologue engagé publie Les souvenirs viennent à ma rencontre, des Mémoires tournés vers l’avenir. Il y fait le choix de l’éclatement, de la sincérité et de la confession où se croisent la grande et la petite histoire.
Les souvenirs viennent à ma rencontre, ce livre de 760 pages que vous venez de publier, est une traversée du siècle, au fil de récits, de rencontres, de portraits. De la Résistance à la métamorphose de la société que vous appelez de vos vœux, vous bâtissez un récit plein d’humanité, des Mémoires où les sentiments priment sur la chronologie. Pourquoi ce choix ?
Edgar Morin Le choix s’est imposé à moi-même. Ma première idée était d’écrire un livre où je ferais revivre ceux que j’appelais « mes amis, mes héros ». Certains sont inconnus, d’autres plus célèbres. Mais, en les évoquant, inévitablement, je mentionnais les conditions dans lesquelles nous nous rencontrions, nous nous fréquentions. Cela faisait surgir de nombreux souvenirs. J’ai décidé de laisser parler les souvenirs. Dans la vie, les questions les plus graves coexistent avec des petites choses. J’ai voulu restituer la vie. Le choix des portraits découle des souvenirs. Un exemple : Henri Alleg, je l’évoque comme copain de lycée, sans oublier, bien des années plus tard, le choc de la publication de La question. Certaines de ces rencontres m’ont marqué pour la vie.
« Vivre n’est pas survivre, il faut savoir risquer sa vie », dites-vous. C’est au nom de ce principe que vous avez rejoint « l’armée des ombres ».
Edgar Morin Quand j’avais 20 ans, je voulais vivre, connaître les expériences de la vie. Mais c’était une époque où je sentais qu’il y avait une sorte de lutte mondiale menaçant toute l’humanité. À partir de décembre 1941, Moscou a résisté, les États-Unis sont entrés dans la guerre. La jeunesse soviétique et l’américaine risquaient leur vie et moi, je serais resté planqué comme un pleutre. Ce n’était pas possible. Voilà ce que je pensais et qui m’a conduit à m’engager dans la Résistance communiste en 1942. J’ai été emporté dans cet élan. Entrer dans la Résistance, c’était un acte patriotique, mais c’était quelque chose de plus ample : le sort de l’humanité était en jeu.
J’étais physiquement craintif, j’avais peur de risquer ma peau. Sous le régime de Vichy, en zone dite libre, on pouvait être arrêté et faire trois ans de prison, mais quand les Allemands sont arrivés on risquait la torture, la mort ou la déportation. « Une fois que le choix est fait, disait André Malraux, le courage est une affaire d’organisation. »
Comment avez-vous vu monter l’antisémitisme ?
Edgar Morin Dès que j’ai été adolescent, j’ai vu l’antisémitisme se déchaîner dans une partie de la presse, Gringoire, Candide, etc. Personnellement je n’en ai pas souffert. Dans mon lycée, il y avait des fils de bourgeois du quartier et des élèves de milieux plus populaires, venus de banlieue. Sur une classe d’environ 35 élèves, il y avait quatre ou cinq juifs. Je n’ai pas particulièrement subi d’offenses. Même après le lycée, étudiant à Toulouse, je ne me sentais pas discriminé. Les lois de Vichy établissaient un numerus clausus pour les juifs, mais, dans les deux facultés où je me suis inscrit, aucune ne le pratiquait, elles opposaient une sorte de résistance passive à Vichy.
Mes parents, originaires de Salonique, s’étaient installés en France pendant la Première Guerre mondiale. C’était une famille très laïque, qui n’assistait à des cérémonies religieuses qu’à l’occasion des enterrements. Mon éveil à la politique date du Front populaire. J’étais enthousiasmé par l’ambiance fervente et pleine d’espoir qui régnait dans le monde du travail au cours des grèves du printemps 1936. Je me suis mobilisé en faveur de la République espagnole au sein de la Solidarité internationale antifasciste.
L’engagement antifasciste vous conduit en pleine clandestinité à adhérer au Parti communiste en 1942. Vous y resterez une dizaine d’années avant de le quitter sur fond de procès staliniens en Europe de l’Est. Relativement courte, cette période a néanmoins beaucoup compté dans votre vie.
Edgar Morin Avant d’adhérer au Parti communiste, j’ai mené une réflexion profonde. J’avais une culture très antistalinienne mais j’analysais tous les vices du système soviétique comme relevant de l’encerclement capitaliste et de l’arriéation tsariste. Cela amenait le système à se durcir. Mais, après la victoire sur le nazisme, j’espérais qu’il y aurait un épanouissement de la culture socialiste. Cet espoir a commencé à diminuer, au début de la guerre froide, avec la reprise des procès staliniens en Hongrie et en Tchécoslovaquie.
J’ai vécu intensément cette période où j’étais au PCF. Il y régnait une grande fraternité mais au sein de l’organisation d’alors pesait une atmosphère quasi religieuse, un ton d’excommunication qui a brisé des militants. Ce fut une expérience polyvalente qui a compté beaucoup. Après mon divorce d’avec le PCF, je n‘ai appartenu à aucune autre formation politique.
Cet esprit de résistance, croyez-vous qu’il soit encore nécessaire aujourd’hui ?
Edgar Morin Les conditions ne sont pas aussi dangereuses, mais, plus encore qu’à l’époque où je croyais m’engager pour le salut de l’humanité, le destin de notre monde est entré dans une crise profonde, subit des menaces extraordinaires, une certaine promesse aussi, qui risque de ne jamais voir le jour si les menaces se concrétisent.
Je me souviens d’avoir écrit dans les Lettres françaises un article intitulé « Il n’y a plus d’Europe », à l’époque où la communauté européenne commençait à se construire. Ce qui était important à mes yeux, c’était le sort de toute la planète, les pays colonisés (à l’époque, les pays européens, dont la France, avaient concervé leurs colonies). Je suis devenu européen en 1972 ou 1973, au moment de la crise du pétrole. Ce dont nous souffrons aujourd’hui, ce n’est pas seulement du problème écologique planétaire, c’est aussi du problème de la multiplication des armes nucléaires. Tout est désormais interdépendant sur la planète, les fanatismes se rallument, l’espoir est perdu si ce n’est l’espoir céleste, avec le retour en force des religions. Une série de conquêtes scientifiques et techniques sont prodigieuses mais aussi dans une certaine part menaçantes. Il faut savoir réagir. Par exemple, quand la mondialisation désertifie des territoires, alors il faut démondialiser pour les sauver.
En 1936, les luttes sociales et politiques du monde du travail étaient nourries par l’espoir de construire un monde meilleur. Aujourd’hui, le contexte mondial et les menaces que fait planer le réchauffement climatique sur la survie de l’humanité ne donne-t-il à l’action un caractère avant tout défensif ?
Edgar Morin Vous avez raison, nous sommes dans une période de régression généralisée avec une crise épouvantable et mondiale de la démocratie (des gouvernements autoritaires, des présidents incultes et dangereux – je pense particulièrement aux États-Unis et au Brésil –, une époque où, au lieu de prendre conscience de notre destin humain commun, on se replie sur les identités particulières, on cherche le bouc émissaire. Avant, c’était le juif, aujourd’hui, c’est l’arabe, le musulman. C’est une obsession, une folie, un délire. Il nous faut résister contre la vieille barbarie de l’histoire humaine et aussi contre la barbarie de la civilisation occidentale : le calcul glacé de la recherche du profit. Actuellement, le profit privé a colonisé presque tout. Avant guerre, on dénonçait « les deux cents familles ». Cela n’était rien par rapport à maintenant.
L’une des meilleures façons de résister, c’est d’être dans un oasis de solidarité et de fraternité. Des associations se créent un peu partout dans le monde. Ce bouillonnement est très fécond mais ce mouvement ne parvient pas encore à se cristalliser en pensée politique.
Que pensez-vous du rôle des intellectuels dans ce débat ?
Edgar Morin Les intellectuels devraient et pourraient participer à cette résistance d’idées. Mais ils restent trop souvent sur des questions particulières. Or le rôle d’un intellectuel est de poser les problèmes de fond de notre société. J’ai avancé des idées de politique de civilisation dans mon ouvrage la Voie. J’ai un peu le sentiment d’être un dinosaure mais je continue.
Edgar morin
Entretien réalisé par Jean-Paul Piérot
Publié le 21/10/2019
« Avec la réforme, les retraites de demain ne seront pas suffisantes pour maintenir son niveau de vie »
par Rachel Knaebel (site bastamag.net=
La réforme des retraites voulu par Emmanuel Macron fait basculer le système par répartition vers un système individualisé, à points. Chacun vivra dans l’illusion qu’il reste maître du niveau de sa future pension, mais exercer un métier pénible ou précaire, connaître des périodes de chômage, se retrouver en invalidité sont autant de facteur qui feront baisser les points accumulés. Entretien avec l’économiste Michaël Zemmour.
Basta ! : Cette réforme, et le passage à un système à points, sera-t-elle plus égalitaire que le système actuel, comme l’assure le gouvernement ?
Michaël Zemmour [1] : Cette réforme veut limiter les dépenses de retraite, c’est-à-dire concrètement faire baisser les pensions des retraités par rapport au niveau de vie des actifs. C’est une trajectoire qui est déjà en partie programmée par les réformes précédentes. La nouveauté de la réforme, avec l’introduction d’un système à points, c’est de rendre cette trajectoire automatique, et moins facilement réversible. Son principe est de définir un taux de cotisation fixe, qui ne bougera pas. C’est donc le niveau des pensions qui s’ajustera, de manière à ce que ce taux de cotisations permette de les payer.
Le rapport de Jean-Paul Delevoye, haut-commissaire aux retraites [2] propose un taux de cotisation limité à 28% du salaire brut. C’est à peu près le taux actuel, mais comme on sait que la durée de vie va s’allonger, bloquer ce taux va avoir pour conséquence de faire baisser les pensions. L’idée principale du système à points, c’est qu’on gèle le niveau des ressources, et comme les retraites vont durer plus longtemps, puisque la durée de vie s’allonge, les pensions vont baisser. On pousse ainsi les gens à partir plus tard, et avec une pension plus faible.
En passant au système à points, il ne sera plus du tout possible d’augmenter le taux de cotisation ?
Ce sera difficile. Le système sera en quelque sorte en pilotage automatique. Depuis plusieurs réformes, les gouvernements veulent bloquer les taux de cotisation, mais très régulièrement on finit par les augmenter quand même un peu. Par exemple, cette année, même si c’est très marginal, les partenaires sociaux ont augmenté les taux de cotisation pour les retraites complémentaires, qu’ils gèrent, pour éviter justement que les pensions baissent. Sur les quinze-vingt dernières années, il y a eu des réformes qui ont eu pour but de faire baisser les pensions, mais il y a quand même eu des relèvement de taux de cotisation.
La grande question qui est devant nous est celle du niveau de pension, ainsi que celle de l’âge de départ en retraite. Là où le débat est biaisé aujourd’hui, c’est que le gouvernement dit : « Nous sommes prêts à discuter de tout, mais avec les mêmes moyens. » Autrement dit l’alternative ne se joue qu’entre perdre plus de pension, ou partir plus tard. L’option qu’une partie de l’effort puisse passer par des cotisations supplémentaires est complètement évacuée. C’est cela la principale rupture de cette réforme.
Ce que cela dessine, d’ici une vingtaine ou une trentaine d’années, ce sont des retraites qui n’auront plus le même rôle qu’aujourd’hui. Les pensions retraites existeront toujours – il est inexact de dire qu’on n’aura plus de retraites. Mais ces retraites qui ne seront pas suffisantes pour maintenir son niveau de vie. Elles ne constitueront qu’un premier étage. Celles et ceux qui n’auront que cela seront vraiment appauvris. D’autres, qui seront plus aisés, iront compléter par de la capitalisation.
Le système de décote/surcote est aussi profondément inégalitaire, car le fait de pourvoir travailler plus longtemps dépend du métier exercé...
Aujourd’hui, on discute beaucoup de savoir s’il faut calculer la retraite en fonction de l’âge ou en fonction des durées de travail. Le cœur de cette discussion, c’est que les systèmes de retraites, tels qu’ils sont présentés par le gouvernement, font que si vous n’atteignez pas l’objectif qu’on vous fixe, on vous pénalise lourdement. Le système voulu par Delevoye prévoit que vous accumuliez des points, mais si vous n’atteignez pas soit l’âge pivot, soit la durée de référence, la valeur de vos points est diminuée. C’est une sorte de double peine. D’abord vous avez travaillé moins longtemps donc vous avez moins de points, par exemple si vous avez une carrière à trous. En plus, si vous partez à 62 ans, vos points valent moins cher.
Au cœur de ce principe, il y a une philosophie basée sur l’incitation : les dispositifs sont là pour inciter les gens à avoir des comportements considérés comme vertueux. Ce principe ignore la plupart des gens ne sont pas maîtres de leurs décisions de travailler ou pas. Ces décisions ne sont pas prises dans un contexte de pure liberté ! Ce n’est pas un menu au restaurant. Il y a des difficultés professionnelles, il y a un contexte de santé, il y a du chômage. Donc, si on vous pénalise pour une décision que vous n’avez pas prise, ou si vous êtes déjà en mauvaise santé et que vous ne pouvez pas continuer à travailler, c’est un faux choix, et une vraie pénalisation.
Vous pointez le fait qu’il est faux que les gens travaillent dans l’ensemble plus longtemps. Les gens prennent leur retraite plus tard, mais selon vous c’est plutôt le temps entre la fin du travail et le début de la retraite qui augmenterait.
Il y a des personnes qui travaillent plus longtemps, à peu près deux ans de plus par rapport à il y a dix ans. C’est le fait des réformes précédentes, et aussi de la chasse aux pré-retraites. Dans le même temps, plus de la moitié des salariés français ne travaillent pas jusqu’à la retraite. Lorsqu’ils liquident leur retraite, aux alentours de 63 ans, ils ne sont déjà plus en emploi depuis un, deux ou trois ans. Ils peuvent être au chômage – le chômage de longue durée des seniors est important. C’est le chômage qui a tendance à remplacer les pré-retraites, mais de manière moins favorable. Ils peuvent être aussi en invalidité, en arrêt longue maladie, ou aux minimas sociaux. Une période sans emploi ni retraite est en train de se créer, et a tendance à s’allonger avec les réformes.
C’est une illusion de poser les débats comme si, en décidant d’un âge de départ à la retraite, on résolvait le problème de l’emploi des seniors. Ce problème est toujours là, à la fois parce que les entreprises ne sont pas très demandeuses de garder les seniors très longtemps, que les conditions de santé dans un grand nombre d’emplois ne permettent pas de travailler plus longtemps, et aussi parce que les personnes ne souhaitent pas travailler plus longtemps. C’est en lien avec les conditions de travail. Il y a un fossé qui se creuse entre le moment où l’on s’arrête – la moitié des gens s’arrêtent aujourd’hui avant 60 ans –, l’âge légal (62 ans actuellement), et l’âge moyen auquel on touche enfin sa retraite, qui est plutôt de 63 ans pour l’instant.
Est-il possible de dessiner une réforme, ou des changements dans le système des retraites qui prendraient mieux en compte les carrières heurtées, les périodes de chômage, les congés maternités, les congés parentaux ?
Il y a la question du système de retraites, et la question du niveau des pensions. Ce que propose Delevoye, avec le système à points, est de considérer la retraite quasiment comme une épargne. Si vous avez épargné beaucoup, vous avez beaucoup. Si vous avez épargné moins parce que vous avez eu des trous dans votre carrière, cela se ressent sur votre retraite. Il existe une autre façon de voir la retraite traditionnellement en France : la retraite n’est pas une épargne, c’est le maintien des meilleurs salaires. Avec cette réforme, nous assistons ainsi à un réel basculement. Veut-on penser la retraite comme le maintien du salaire, auquel cas le système proposé par Jean-Paul Delevoye n’est pas le plus adapté ? Ou alors la conçoit-on comme une quasi-épargne publique, et dans ce cas c’est le système à points qu’il faut adopter.
La deuxième question concerne le « bon » niveau d’une retraite : quelle part des derniers salaires, vers quel âge peut-on envisager de la prendre, et du coup, quels sont les besoins en termes de financement puisqu’on va vivre plus vieux ? Le problème du débat, tel qu’il est mené aujourd’hui, est que le gouvernement évacue complètement ces aspects, en focalisant l’attention sur la tuyauterie, sur les points. Le gouvernement a en fait déjà décidé qu’on ne mettrait pas un centime de plus pour les retraites et que, donc, leur niveau va baisser. Ce sera à nous de décider de prendre notre retraite plus tard, parce que nous toucherons beaucoup moins.
D’un côté, le gouvernement communique sur des détails très techniques, de l’autre, les économistes, les partenaires sociaux, les citoyens, n’ont pas accès aux données sur lesquelles se base le gouvernement pour calculer les effets de la réforme. Qu’en pensez-vous ?
Nous n’avons pas accès aux données ni au résultats des études. C’est particulièrement archaïque, d’autant plus que le gouvernement communique sur des détails très techniques et qu’il veut absolument parler de cela. Il ne communique pas les simulations sur lesquelles il s’appuie. Le gouvernement assure que notre système sera meilleur que l’ancien, mais nous n’avons pas accès aux données pour le savoir ! Ce qui est clair, c’est qu’on va donner aux cadres supérieurs, aux salariés les plus riches, un bon de sortie du système. Ils pourront sortir du système de base pour la partie de leur salaire qui dépasse 10 000 euros par mois.
Les petites retraites, nous dit-on, seraient de l’autre côté un peu revalorisées. L’éventail des retraites distribuées, sans les plus riches, paraîtra donc plus égalitaire. Mais c’est une loupe déformante. Car les personnes qui en ont les moyens et qui vont voir les retraites de base baisser vont les compléter par la capitalisation. Et la capitalisation accroît nettement les inégalités. Les comparaisons internationales le montrent. Notre système actuel est loin d’être parfait, il contient des formes d’inégalités importantes. Mais en préparant un système où la retraite publique ne sera qu’un premier étage, peut-être que les inégalités seront encore plus fortes entre les retraités.
L’unification des différents régimes aura-t-elle aussi pour effet un nivellement pas le bas ?
Pour y voir plus clair, il faudrait avoir des chiffres. Pour le régime de la fonction publique, il est reconnu publiquement que son intégration au régime général va coûter très cher en droits à la retraite, au moins pour la partie des fonctionnaires qui sont peu payés en prime. On ne connaît pas l’effet de la réforme, mais au moins leurs primes seront prises en compte dans le calcul de la retraite. Pour bien d’autres agents publics, dont les enseignants et certains personnels hospitaliers, qui sont faiblement payés en prime, on sait que la réforme implique une baisse très importante du niveau des pensions. Pour que cela ne soit pas le cas, il faudrait des revalorisations des traitements, qui soient très conséquents, puisque cela fait dix ans que leurs salaires sont gelés.
Le système actuel de retraites est-il encore viable ?
Le système actuel a un petit déficit, de l’ordre de 10 milliards d’euros, sur 300 milliards. Il est donc somme toute équilibré. Il n’est pas du tout question d’un système qui serait à découvert et dont il faudrait éponger les dettes. Le problème, c’est que depuis des années, pour l’équilibrer, on fait baisser les pensions. C’est un choix implicite qui a été fait. La logique de cette nouvelle réforme qui vient, c’est de dire « Dorénavant, on va toujours faire comme ça ». Si on remet en cause la baisse des pensions, alors il faut discuter de sources de financement supplémentaires.
Élargir l’assiette des cotisations serait une alternative ?
On peut tout imaginer. Cela dépend d’abord des contextes politiques. Plusieurs possibilités paraissent assez évidentes. Exemple chez les salariés du privés : presque 10% des rémunérations sont retirées de l’assiette des cotisations, comme l’épargne salariale. Réintégrer ces éléments donnerait un peu d’air. C’est quelque chose qui a été fait par le passé. Il existe d’autres pistes, comme taxer les profits. L’avantage de l’augmentation des cotisations, est que c’est cohérent avec le système par répartition. Nous savons le faire et les montants sont tout à fait raisonnables : toutes choses égales par ailleurs, il suffirait d’augmenter les cotisations de seulement 0,2 point par an pour maintenir les taux de remplacement, le montant de la retraite par rapport au dernier salaire, à leur niveau actuel. En moyenne cela ne se traduirait pas par des baisses de salaires pour les actifs, mais des augmentations légèrement moins rapides.
Une autre question dont on parle peu dans cette réforme, est celle de la prise en compte de la pénibilité…
Plusieurs dispositifs de prise en compte de la pénibilité ont été mis en place dans les années 2000 puis ont été dégradés. Aujourd’hui, ce n’est pas mis en avant. Et comme on présente chacun comme le gestionnaire de son compte de points, on ne rend pas compte du fait qu’il y a des métiers qui ont des effets tels sur la santé qu’on ne peut pas les exercer indéfiniment. C’est quelque chose qui doit se penser pour la retraite, mais aussi se penser au travail, il faut mener de front les deux. Une partie des éléments des régimes spéciaux de retraites reposent sur cette idée de prendre en compte les risques spécifiques. S’il y avait quelque chose à faire pour s’inspirer des régimes spéciaux, ce serait effectivement de reconnaître qu’il y a des professions qui, en tant que telles, méritent un traitement spécifique.
Propos recueillis par Rachel Knaebel
Photo : CC Domaine public.
Notes
[1] Michaël Zemmour est maître de conférences en économie à l’Université Lille 1. Ses recherches portent sur l’économie politique du financement de l’État social.
[2] Le rapport qui dessine la réforme des retraites à venir et qui a été publié en juillet.
Publié le 01/10/2019
Immigration. Emmanuel Macron prend le relais de Marine Le Pen
Grégory Marin et Lionel Venturini (site humanite.fr)
Devant les parlementaires de sa majorité, le chef de l’État a estimé qu’il fallait s’atteler au « détournement » du droit d’asile. Dans la droite ligne du Rassemblement national, qu’il désigne par commodité seul « opposant sur le terrain ».
Les prestidigitateurs vous le diront, détourner l’attention est tout un art. Une fois de plus, invité lundi à la réunion de rentrée des parlementaires de sa majorité dans les jardins du ministère des Relations avec le Parlement, le président de la République disruptive s’y est plié. Bien qu’ayant décliné quatre priorités, il est vaguement passé sur les trois premières pour s’intéresser à la dernière seulement. Il faut dire qu’en matière d’écologie, de retraites, de travail, le gouvernement accumule échecs et déconvenues. Ne lui restait plus que le « régalien », dernier terme abordé, selon les participants de cette réunion à huis clos. Par régalien, il faut comprendre sécurité et immigration, selon une distribution qui rappelle plus les années Sarkozy que le « nouveau monde ».
Raccoler dans l’électorat RN
« Nous n’avons pas le droit de ne pas regarder ce sujet en face », a-t-il martelé. C’est en réalité ce seul sujet, l’immigration, qui scandera la prochaine séquence politique macronienne. Le chef de l’État a ainsi appelé sa majorité et son gouvernement à la fermeté sur le « détournement » du droit d’asile pour éviter d’être « un parti bourgeois » qui ignore l’opinion de classes populaires séduites par l’extrême droite. Double détournement : il faut d’abord se rappeler les conditions de naissance de la République en marche, ses accointances avec les milieux d’affaires et la figure de son chef, symbole de la réussite bourgeoise ; ensuite, il faut considérer que les couches populaires ne sont pas vouées à être les captives électorales d’une extrême droite profitant d’un discours « tous contre tous ». C’est pourtant cet épouvantail que le président de la République agite, pour mieux remettre en selle son duel avec Marine Le Pen. « Vous n’avez qu’un opposant sur le terrain : c’est le Front national, a-t-il ainsi expliqué. Il faut confirmer cette opposition, car ce sont les Français qui l’ont choisie. »
À quinze jours d’un débat parlementaire sans vote sur l’immigration, prévu les 30 septembre et 2 octobre, la sortie présidentielle ne doit rien au hasard. « Les flux d’entrée n’ont jamais été aussi bas en Europe et les demandes d’asile jamais aussi hautes en France », a-t-il surligné… ce qui est un mensonge. À l’échelle européenne, Eurostat confirme que, après les pics de 2015 et 2016, les 638 000 demandes d’asile reçues dans l’Union européenne en 2018 représentent une baisse de 10 % par rapport à 2017 (712 000). Qu’importe : en parlant du droit d’asile, Emmanuel Macron laisse s’opérer, à dessein, la confusion qu’effectue le Rassemblement national entre réfugiés pour cause de guerre ou pour cause économique (et au-delà, immigration illégale, légale, étudiante, rapprochement familial…). Or, « les demandeurs d’asile et les réfugiés ne sont ni des sans-papiers ni des migrants économiques », s’échine régulièrement à rappeler France Terre d’asile.
Ce n’est pas la première fois que le président de la République fait de l’immigration un thème politique. En juin 2018, il déclarait lors d’un discours à Quimper : « Je le dis à tous les donneurs de leçons, allez m’expliquer qu’il faudrait accueillir tout le monde ! » C’est à peu près ce qu’il a répété lundi : « Je crois en notre droit d’asile mais il est détourné de sa finalité par des réseaux, des gens qui manipulent. Si nous ne le regardons pas en face, nous le subirons. Cela donne quoi ? Des quartiers où le nombre de mineurs non accompagnés explose. » Mais, à lire la suite de l’intervention du chef de l’État, ce que cache cette sortie est moins guidé par une recherche de fermeté envers ces « gens qui manipulent » ou de bienveillance pour les habitants des « quartiers » qui « subissent », que par un pur calcul électoraliste et comptable : « La question est de savoir si nous voulons être un parti bourgeois ou pas. Les bourgeois n’ont pas de problème avec cela : ils ne la croisent pas (l’immigration – NDLR). Les classes populaires vivent avec. » Celles-ci sont un marché électoral qu’Emmanuel Macron aimerait bien récupérer.
Faire dévier le débat
Alors que la rentrée sociale s’annonce difficile pour lui, le chef du couple exécutif a donc tout intérêt à faire dévier le débat social qui s’annonce avec la réforme des retraites. Il l’avait déjà fait lors du grand débat national, pour lequel l’immigration n’avait pas été un des thèmes retenus, mais que le président de la République avait tenu à intégrer. La teneur de la discussion qui s’est ensuivie lundi avec les parlementaires de la majorité montre en creux cette volonté, mue par la peur d’affronter un climat social dégradé. Pendant plus d’une heure, le président leur a rappelé que le mouvement des gilets jaunes, « une crise politique sociale profonde », est encore devant eux. « Plusieurs catégories de la population restent nerveuses », prévient-il. Sans pour autant donner permission aux parlementaires de la majorité d’appuyer sur d’autres leviers que la mise en concurrence des malheurs, comme l’a démontré la sortie de la députée marcheuse des Yvelines Aurore Bergé, évoquant les « failles sur le détournement du droit d’asile ». Ou pire encore celle du député LaREM de l’Hérault Patrick Vignal : « Je ne veux pas laisser ce sujet au Front national, ce n’est pas un problème de ligne ferme, les gens qui sont là sont très bien traités » mais « ceux qui arrivent là, Albanais et Géorgiens, n’ont rien à faire là parce que leurs pays ne sont pas en guerre ». C’est oublier que, selon les chiffres de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides compilés par la Cimade, le taux d’accord du droit d’asile, sur 120 000 demandes annuelles, est non seulement en léger fléchissement, mais que l’Afghanistan est de loin la première nationalité, devant le Soudan et la Syrie. Trois pays en guerre.
Drôle de rempart à l’extrême droite
L’opération n’est pas restée sans réaction – c’est le but de propos tenus lors d’une réunion censée être à huis clos mais qui ont largement fuité dans la presse. Passons sur la réaction d’un Bruno Retailleau, chef de file des sénateurs LR, qui pointe une absence d’« actes » malgré les « clins d’œil à la droite ou à la droite de la droite ». La gauche, à l’instar de la députée insoumise de Seine-Saint-Denis Clémentine Autain, souligne le paradoxe à « se prétendre rempart à l’extrême droite (pour) reprendre ses thèses sur l’immigration ». Le « rempart » est « devenu passerelle », ironise sur Twitter le premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure. La présidente du groupe d’élus communiste, républicain, citoyen et écologiste du Sénat, Éliane Assassi, a également jugé « regrettable », sur Public Sénat, que le chef de l’État et sa majorité utilisent « l’immigration comme drapeau pour faire peur à la population. In fine, les gens préfèrent l’original à la copie », a-t-elle mis en garde. « On l’a déjà vu lors des élections européennes », où, malgré une campagne qui a parfois flirté avec ses thèmes de prédilection, la République en marche a laissé la première place au Rassemblement national.
Marine Le Pen n’a eu qu’à relever les filets de cette pêche miraculeuse, dès mardi sur BFMTV. La députée du parti d’extrême droite rappelle qu’il y avait eu un précédent débat sur l’immigration, « (lui) semble-t-il », au moment du grand débat national à l’Assemblée nationale et que « toutes les propositions que nous avons mises sur la table pour empêcher ce détournement » du droit d’asile avaient été « blackboulées par les députés En marche ». Elle anticipe sur les conclusions d’un futur débat : « Est-ce que ce n’est pas plus clair de demander aux Français, s’interroge-t-elle, oui ou non le droit du sol, oui ou non le regroupement familial, oui ou non la maîtrise à nouveau de nos frontières ? »
Grégory Marin et Lionel Venturini
Publié le 14/09/2019
Comment polices française et allemande coopèrent pour emprisonner des activistes sur de simples soupçons
par Rachel Knaebel (site bastamag.net)
Le ministère de l’Intérieur allemand a officiellement admis avoir fourni aux autorités françaises, en prévision du G7, une liste de personnes fichées pour leur proximité avec des mouvements contestataires. Peu avant le sommet, trois jeunes Allemands ont été arrêtés en France et condamnés pour « groupement en vue de commettre des violences ou dégradations ».
La police allemande a t-elle transmis aux autorités françaises, en amont du G7 de Biarritz, une liste de personnes fichées pour leur proximité avec des mouvements de gauche ? Tout à fait, ont répondu les autorités allemandes au député Andrej Hunko, élu du parti de gauche Die Linke au Bundestag. Le parlementaire s’était inquiété de cet échange de données après qu’un collaborateur freelance de la radio associative de Fribourg « Radio Dreyeckland » avait été expulsé de France, par deux fois, au mois d’août. Le journaliste devait se rendre au contre-sommet du G7 afin d’en rendre compte pour sa radio [1].
Le 21 août, le ministère de l’Intérieur allemand a répondu à Andrej Hunko qu’effectivement, en prévision du G7, l’Office fédéral de la police criminelle allemande avait mis à la disposition des autorités françaises une liste de noms de militants de gauche. Il s’agissait de personnes qui avaient eut affaire à la police « lors de grands événements politiques avec une participation internationale », et de personnes qui « entretiennent des contacts intensifs avec des militants et des groupes étrangers ». Les données peuvent être utilisées en France jusqu’au 15 septembre (voir le courrier du ministère de l’Intérieur allemand au député ici). Le député a réagi en s’indignant du fait que les autorités allemandes agissent, avec cette liste, comme une « police de la pensée ».
Des citoyens fichés en amont des contre-sommets, déjà depuis Gênes
Le 21 août justement, quelques jours avant le début du G7, trois autres jeunes Allemands âgés de 18 à 22 ans ont été interpellés par la police française à un péage autoroutier. Dans leur voiture, la police trouve des cagoules et une bombe lacrymogène, comme l’ont rapporté Reporterre et Libération. Pour les policiers français, c’est assez pour les arrêter. Deux jours plus tard, les trois Allemands originaires de Nuremberg sont jugés et condamnés à deux à trois mois de prison ferme pour « participation à un groupement en vue de commettre des dégradations et des violences ». Ce délit créé en 2010 sous la présidence de Nicolas Sarkozy est largement utilisé pour condamner des gilets jaunes depuis le début du mouvement. Les trois jeunes se trouvent depuis derrière les barreaux [2].
Que la France puisse condamner des personnes à plusieurs mois de prison parce que la justice leur reproche d’avoir eu l’intention de commettre des violences, sur la base de la présence dans leur véhicule d’objets tels qu’une bombe lacrymogène et des cagoules, voilà qui interroge le député Andrej Hunko. « Dans les cas de ces trois personnes, il n’y avait aucun élément concret. C’est beaucoup trop faible. Je trouve cela scandaleux », dit-il à Basta !.
Mais l’élu n’est pas surpris de l’échange de données entre les polices des deux pays. « Dès le sommet de Gênes, en 2001, la police allemande avait commencé à établir des listes de "perturbateurs", des personnes qui n’avaient pas été condamnées à quoi que ce soit mais qui pouvaient être interdites de sortie du territoire en amont d’événements tels que les G7 et G20. Les autorités allemandes cherchent même à établir une telle liste au niveau européen. Mais elles n’y sont pas arrivées, car les gens sont fichés sur la base d’un concept très flou. Par ailleurs en Allemagne, on ne peut pas condamner quelqu’un sur le simple fait d’être soupçonné de pouvoir commettre des violences. » Alors que c’est possible en France.
La répression en France, un sujet pour le Conseil de l’Europe ?
Le député a demandé des comptes au ministère des Affaires étrangères allemand et à l’ambassadrice de France en Allemagne. Une semaine plus tard, celle-ci ne lui avait toujours pas répondu. Andrej Hunko veut aussi aborder le sujet de la répression des mouvements sociaux en France, dont celui des gilets jaunes, auprès du Conseil de l’Europe, l’institution européenne chargée de veiller au respect des droits fondamentaux et des libertés sur le continent. En février, le Conseil de l’Europe avait déjà demandé à la France de cesser d’utiliser des lanceurs de balles de défense (LBD) contre les manifestants.
Ce nouvel épisode confirme aussi la coopération policière entre la France et l’Allemagne concernant les protestataires altermondialistes. Les policiers allemands chargés de poursuivre les auteurs des dégradations commises en marge du G20 de Hambourg il y a deux ans ont déjà procédé à des perquisitions aux côtés de leurs collègues français chez des activistes anti-nucléaires de Bure, dans l’est de la France. Et, en août 2018, un jeune Français recherché par les autorités allemandes à la suite du G20 a été arrêté en France sur la base des dires de policiers français de Commercy, près de Bure, qui ont assuré avoir reconnu le Français sur des images du contre-sommet de 2017.
Le jeune homme est en prison depuis près d’un an à Hambourg, où son procès est en cours depuis décembre. Le parquet le désigne comme responsable, ainsi que ses trois co-prévenus, de l’ensemble des dégradations réalisée pendant l’une des manifestations du contre-sommet, quand bien même ils ne les auraient pas commises eux-mêmes. « Cela voudrait dire qu’on pourrait être condamné simplement pour avoir été présent dans une manifestation où il y a eu de la casse. C’est absurde », dénonçait en juillet l’avocat du jeune homme à Basta !. Presque aussi absurde que d’être condamné, en France, pour ses intentions présumées.
Rachel Knaebel
[1] Voir cet article de Libération.
[2] Le collectif anti-répression du G7 a comptabilisé 160 interpellations en marge du contre-sommet, une centaine de gardes à vues, une vingtaine de convocations pour des procès ultérieurs, et cinq personnes en prison, dont les trois jeunes Allemands.
Publié le 10/09/2019
« Pouloducs », élevages intensifs, aliments importés : les dérives de l’œuf bio industriel
par Sophie Chapelle (site bastamag.net)
Des élevages industriels de poules pondeuses bio apparaissent en France, encouragés par un règlement européen qui n’impose aucune limite de taille. Sur le terrain, les agriculteurs et organisations soucieux de préserver les petits élevages et les valeurs fondamentales de l’agriculture bio lancent l’alerte.
C’est un marché en pleine expansion. Un œuf sur cinq vendu aujourd’hui dans l’hexagone provient d’un élevage labellisé en agriculture biologique [1]. A la différence des poules élevées en cage ou « au sol », qui ne voient ni soleil ni herbe, celles élevées en plein air, en bio ou label rouge, ont accès à un parcours extérieur. Ces élevages peuvent cependant être assez imposants : la majorité des œufs bio vendus en grande surface proviennent d’exploitations comptant au minimum 3000 poules [2]. Et les fermes qui se spécialisent en œufs bio ont en général des élevages trois fois plus grands.
La tendance ces dernières années est même à l’agrandissement. « Des élevages de plus de 15 000 poules pondeuses biologiques sont apparus en France ces dernières années. Ils ne représentent encore que 2% des exploitations mais déjà 20% du cheptel », alertait la Fédération nationale de l’agriculture biologique (Fnab) début 2019. Jusqu’où ira cette course à l’agrandissement ?
Les exploitations géantes légalisées par un nouveau règlement
Un nouveau règlement européen de l’agriculture biologique a été voté en mai 2018 et entrera en vigueur en 2021. Il pourrait accélérer l’industrialisation des élevages. Le règlement précédent prévoyait 3000 poules pondeuses par bâtiment. « Cela a été interprété de manière large par des États membres qui l’ont traduit par "3000 poules pondeuses par salle d’élevage" », observe Fiona Marty, chargée des affaires européennes à la Fnab. Le terme « bâtiment » a ainsi été remplacé par « compartiment » dans le nouveau règlement.
Un éleveur peut ainsi concevoir un bâtiment avec quatre « compartiments », séparés par des cloisons, abritant chacun 3000 poules. Total : 12 000 gallinacées pondeuses, dont les œufs pourront être sans problème labellisés bio... Sachant que l’éleveur peut construire d’autres bâtiments, pour accueillir encore plus de poulaillers géants. « Ça légalise les dérives que l’on voit déjà sur le terrain, constate David Léger, secrétaire national de la Fnab en charge de la filière volailles. En Italie, il y a un élevage bio de 100 000 poules, vous imaginez ? Ne pas mettre de taille maximale sur les élevages de poules pondeuses bio n’a pas de sens ! On va vers des systèmes invraisemblables. »
« Si c’est pour reproduire ce qu’il s’est passé en conventionnel, quel est l’avenir du bio ? »
Des entreprises comme Sanders, leader français des aliments composés pour animaux et marque du groupe Avril, se sont déjà engouffrés dans la brèche, comme en témoigne Jean Marc Restif, administrateur du groupement des agriculteurs biologiques en Ille-et-Vilaine (AgroBio35). Engagé dans la bio depuis vingt ans, il siège dans une commission en charge de valider les projets d’installation et d’agrandissement dans son département [3]. « On a récemment vu passer un dossier avec un projet industriel de 24 000 poules pondeuses où le bâtiment faisait 4000 m2 », alerte-t-il.
Outre la taille gigantesque, assimilable à ses yeux à de la bio industrielle, Jean-Marc Restif déplore le modèle « clé en main » associé à ce projet. Dans le cadre d’un contrat dit de « prestation », le producteur s’engage à acheter le bâtiment, les poussins et l’aliment auprès d’une entreprise. Cette dernière, en contrepartie, lui achète toute sa production d’œufs à un prix « garanti » sur une durée déterminée. « Les producteurs ne discutent rien, ils sont juste libres de signer en bas du contrat. Ce modèle n’est pas durable et ne privilégie ni l’éleveur, ni le consommateur. Si c’est pour reproduire ce qu’il s’est passé en conventionnel, quel est l’avenir de la bio ? », alerte Jean-Marc Restif.
La cohérence globale de ces immenses élevages est également mise en cause. Selon la réglementation, pour être considérée comme élevée « en plein air », chaque poule nécessite 4 m2 de terrain. Un poulailler géant de 24 000 pondeuses doit donc disposer d’un terrain de 9,6 hectares pour que la volaille puisse s’y promener et picorer. Pour atteindre de telles surfaces, on voit désormais apparaître des « pouloducs » : des tunnels sous les routes sensés être empruntés par les poules, pour circuler d’un terrain à un autre ! « Une poule n’est pas un bovin, s’emporte David Léger, qui élève 1800 poules pondeuses bio. C’est un animal qui a besoin d’avoir des repères pour s’éloigner du bâtiment, de se sentir protégé par des haies ou des arbres. Un parcours à découvert, ça ne fonctionne pas. » Or, la réglementation actuelle ne prévoit pas d’obligation pour aménager le parcours, ce qui peut avoir d’autres conséquences. « Les poules restent autour du bâtiment. Cela implique une sur-concentration en azote, à cause de leurs déjections, illustre Jean-Marc Restif. De telles densités d’animaux impliquent des risques sanitaires. »
L’inquiétude de Jean-Marc Restif concerne aussi la perte du « lien au sol ». « La cohérence entre la plante, l’animal et le sol, c’est l’esprit dominant de la philosophie de la bio et c’est fondamental. » Ainsi, la réglementation invite à ce qu’au moins 20 % de l’alimentation soit issue de la ferme ou, à défaut, produit dans la même région administrative. Mais ce n’est pas une obligation...
« Certains s’engouffrent dans cette faille, note David Léger. Il y a beaucoup d’agriculteurs et d’opérateurs sur le marché bio qui viennent du conventionnel et qui n’ont pas compris ce qu’était le bio. » Résultat, alors que la production céréalière bio est insuffisante en France, la part d’aliments importés tend à augmenter. En 2017, une enquête réalisée par la Fnab montrait que plus de 60 % des élevages de poules pondeuses bio étaient dans l’incapacité de produire un minimum de 20 % des aliments destinés à nourrir leurs volailles. « On nourrit les poules avec des céréales qui viennent de l’inconnu. Ce n’est plus du local. Et ça échappe aux producteurs », déplore Jean-Marc Restif.
« Mieux vaut huit producteurs avec 3000 poules, plutôt que 24 000 poules et un seul producteur »
Résultat de ces dérives : le Label Rouge pour les œufs est plus exigeant que le label bio. Il limite les élevages à 6000 poules par bâtiment et à un maximum de deux bâtiments par ferme – soit 12 000 poules maximum par exploitation. « Il y a vraiment un risque que la bio soit décrédibilisée et qu’on perde la confiance des consommateurs ! », estime Jean-Marc Restif. Selon lui, avec un élevage entre 1000 et 3000 poules, avec vente directe et circuit court, un producteur peut espérer dégager entre 30 000 et 50 000 euros de revenu par an. Et si l’on vend exclusivement ses œufs en grande surface, un élevage de 6000 poules en bio suffit pour dégager 1,5 smic par mois. Nul besoin, donc, d’un élevage industriel pour s’en sortir économiquement. « Mieux vaut huit producteurs avec 3000 poules pondeuses, plutôt que 24 000 poules avec un seul producteur », défend t-il.
Pour l’heure, les négociations se poursuivent à Bruxelles sur les « actes secondaires » du règlement biologique européen. « Ils discutent des détails techniques pour compléter les principes », précise Fiona Marty de la Fnab, qui bataille avec son organisation pour réintroduire la limitation de la taille des bâtiments. C’est en octobre que les États membres prévoient de voter le texte final proposé par la commission européenne.
« Alors que le règlement européen nous échappe, nous prévoyons dans les semaines à venir des rencontres avec les grandes surfaces, souligne David Léger. Ce sont elles qui gèrent les contrats avec les centres de conditionnement. Elles peuvent imposer des limites sur la taille des élevages, le lien au sol, l’aménagement des parcours... On n’a pas le droit aux dérives, il faut imposer une bio cohérente ! »
Les œufs issus de cages « aménagées » restent les plus consommés par les ménages
Si de plus en plus d’enseignes s’engagent à bannir les œufs de poules élevées en cage [4], les ménages continuent encore de privilégier les œufs issus de cages dites « aménagées » (48% des achats des ménages en 2018). Celles-ci sont un peu moins minuscules que les cages conventionnels, et prévoient quelques aménagements supplémentaire [5]. Les œufs de plein air et Label Rouge arrivent en deuxième position à 32% des parts de marché, suivis des œufs bio (17 %) puis des œufs issus de poules élevées au sol (3%).
Pour s’y retrouver, il est inscrit sur chaque œuf un code qui correspond aux conditions de vie de la poule qui l’a pondu – le code « 3 » pour les poules en cage, « 2 » pour les poules « au sol », qui restent cependant confinées dans des bâtiments fermés, « 1 » pour celles élevées en plein air et « 0 » pour les œufs bio. Face aux dérives de la filière, un code qui distingue la bio-industrielle de la bio « fermière » [6] ou « paysanne » pourrait être utile. Privilégier l’achat en « Amap » (association entre consommateurs et producteurs), à la ferme ou sur les marchés est aussi une façon pour le consommateur de soutenir une agriculture biologique locale plus « cohérente ». Selon la Fnab, la moitié des producteurs en poules pondeuses bio en vente directe ont des élevages de moins de 500 poules.
Sophie Chapelle (texte et photo)
Notes
[1] Fnab, La filière œufs bio : chiffres-clés, dynamiques, typologie des élevages, 2017. Télécharger le document.
[2] Oeufs bio, les défis du changement d’échelle. Actes du séminaire organisé par la Fnab (Fédération nationale de l’agriculture biologique) et le Synalaf (syndicat national des labels avicoles de France) le 14 novembre 2017. Télécharger le document.
[3] La CDOA, commission départementale d’orientation agricole.
[4] Voir la liste des distributeurs s’étant engagés à bannir les œufs en batterie, mise à jour par L214 en cliquant ici.
[5] Depuis le 1er janvier 2012, la réglementation européenne interdit les cages conventionnelles mais autorise cependant encore les cages dites aménagées :
légère augmentation de l’espace par poule (750 cm² contre 550 cm², soit la surface d’une carte postale en plus) ;
addition d’aménagements de type perchoir, nid artificiel, bac à poussière et grattoir. Voir à ce sujet le communiqué de l’ONG Compassion in World Farming, CIWF.
Publié le 05/09/2019
Mediapart et le Rojava, la DGSI en embuscade ?
Corinne Morel Darleux
paru dans lundimatin#206, (site lundi.am)
Dimanche 1er septembre, on découvrait une étonnante Une sur Mediapart. Sous l’onglet « terrorisme » on pouvait découvrir la nouvelle angoisse des services de renseignement français : Ces revenants du Rojava qui inquiètent les services de renseignement. L’article signé par les journalistes Matthieu Suc et Jacques Massey a immédiatement soulevé la polémique sur les réseaux sociaux tant les informations révélées et le vocabulaire choisi semblaient tout droit sortis d’un mauvais rapport de la DGSI. Nous publions ici une tribune de Corinne Morel Darleux, elle aussi « revenante » de deux missions au Rojava, et qui dit sa stupéfaction. Nous publierons demain un second article qui démontrera que certaines des informations révélées par le site d’investigation préféré des français s’avèrent inexactes et non vérifiées.
Elle fait froid dans le dos, cette Une sur les « revenants du Rojava », entre radicalisation et film de zombie. Et cette photo hérissée de kalachnikovs, ce chapo indiquant que "certains d’entre eux voudraient passer à l’acte en France" ! On se souvient du JDD et ses fameuses boules de pétanque hérissés de lames de rasoir sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, dont il sera d’ailleurs beaucoup question dans l’article. On frémit.
Soulagement, on apprend assez vite - pour ceux qui dépassent encore les titres - qu’il s’agit en réalité d’une "douzaine d’individus", dont "l’inexpérience militaire [a conduit] à les affecter en priorité à des travaux d’aménagement et de terrassement", et qui n’auraient pas pensé, une fois en Syrie, à communiquer sur des applis cryptées. Sérieux. On y apprend ensuite que le tir sur l’hélicoptère de gendarmerie lors de l’expulsion à Notre Dame des Landes, mentionné dans ce chapo saisissant, est en fait une fusée éclairante. Nul besoin au demeurant d’être un "vétéran du Rojava" pour manier une fusée éclairante, une rapide recherche indique qu’elles sont vendues sur Internet pour les "soirées illuminées, fêtes nationales, départ en retraite, événements, fiançailles, mariage, baptême". Mais surtout, on parle beaucoup dans cet article de "pré-terrorisme", ce concept étonnant popularisé par le film Minority Report, pour ensuite reconnaitre qu’en fait non, "on n’a pas l’impression que le tabou de la mort soit tombé". Nuance d’importance.
Et bien sûr pas un mot sur le contexte ni les motivations de ces personnes parties combattre Daech. Pas un mot sur les dizaines de milliers de Daechiens toujours prisonniers des forces arabo-kurdes dans le camp de al-Hol, autrement plus inquiétants et pour lesquels aucune aide internationale ne pointe le nez. Pas un mot sur les victimes de Daech et les camps de réfugiés. Ni sur la situation géopolitique avec la Turquie. Pis, l’article insinue que ces combattants français auraient même précipité la coopération de la France avec les services secrets turcs du MIT. Des propos infâmants et pour tout dire assez contradictoires. Comme si la DGSI avait besoin de ceux que l’article décrit comme une "poignée de jeunes révolutionnaires émus par les images de Kobane" pour se rapprocher de la Turquie, membre de l’Otan. Bref, pas un mot sur les tenants et aboutissants des combats que ces militants de l’"ultra-gauche" ont rejoint. Ni sur les dispositions prises récemment en Angleterre sous couvert d’état d’urgence pour emprisonner à leur retour les militants internationalistes qui se rendent en Syrie du Nord, quelles que soient leur activités, même civiles, là-bas. C’aurait été une information intéressante, parfaitement dans le sujet, dont peu de médias français ont parlé. Et en lien avec la répression policière et judiciaire des milieux militants dont Mediapart s’est pourtant beaucoup fait l’écho en France. Mais rien de tout ça. On nous livre un dossier à charge, clé en main.
Et pour mieux jouer l’effet de stupeur et faire masse ("tout en se gardant de dramatiser"), les auteurs n’hésitent pas à coller pêle-mêle dans le même article, sans en expliciter les liens, la ZAD, la lutte contre Vinci, le blackbloc et les réseaux libertaires, les gilets jaunes, Tarnac, et là-bas les combattants engagés dans la lutte contre Daech - comme l’armée française - et ceux de la Commune internationale, entièrement civile, dont le projet principal est de planter des arbres : https://makerojavagreenagain.org/ (voilà, ça fait des mois que je dis que c’est devenu une action subversive). A ce compte-là on se demande même pourquoi les auteurs n’ont pas poussé jusqu’à titrer sur les liens avec la Colombie, puisque deux militants d’ultra-gauche s’y seraient rendus. Le lien avec le Rojava ? L’article ne le dit pas. Pas plus qu’avec les locaux et véhicules incendiés en France, à part un laconique "croit savoir le haut gradé". Mais peu importe, on a là tout l’attirail de l’"ultra-gauche" fantasmée par la DGSI.
Il y aurait certes des articles d’investigation à faire sur le sujet, des témoignages à récolter, des analyses à pousser. Mais le ton lui-même discrédite tout le papier. Personne ne "joue" aux Brigades internationales. Je passe la mention de l’"improbable « brigade Henri-Krasucki »" : cet adjectif, sans doute destiné à faire ricaner le lecteur, traduit une méconnaissance inquiétante du rôle dudit Krasucki dans la Résistance et des actions de sabotage menées au sein des FTP-MOI (référence loin d’être anodine, et qui au demeurant aurait fait un article de fond particulièrement intéressant). Parler de femmes "affectées aux conseils populaires", dans un territoire où l’émancipation des femmes est l’objectif premier du projet politique, où les unités féminines de défense, les YPJ, ont fait la guerre "comme des hommes" (une des revendications de la Commune de Paris, là aussi ç’aurait produit un article intéressant)... Ecrire cela est inexact et insultant. Cet article n’est pas un article, mais une tribune. Elle aurait pu être publiée sur un blog de Mediapart, il s’y exprime de nombreuses opinions assez variées. Mais en Une du Journal, j’avoue mon incompréhension.
Tout ça n’est pas très sérieux. Mais qui le saura ? Ce qu’il en restera, en Une de Mediapart, c’est une espèce d’affaire Tarnac du pauvre, de JDD du Rojava. Il y a pourtant fort à dire sur la situation en Syrie du Nord et sur les questions de "sécurité intérieure", sur la résurgence de Daech, et même sur les milieux antifas, la dégradation des infrastructures matérielles ou la lutte armée. Mais jouer à se faire peur et exacerber la paranoia, comme si on n’avait pas assez de réels motifs d"inquiétude comme ça, donner du prêt-à-penser tout droit sorti des cartons de la DGSI, appauvrir la pensée... Le sujet mérite mieux que ça. La période mérite mieux que ça. Mais la complexité, visiblement, a fait long feu. Misère.
Nota Bene :
Je me suis rendue au Rojava deux fois en l’espace de quinze mois :
— Carnet du
Rojava
— Dix jours en Syrie, entre guerre et révolution
Publié le 27/08/2019
Ces Espagnols qui ont libéré Paris
Le 25 août 1944, à 16 heures, le général Dietrich von Choltitz, gouverneur allemand de Paris, qui s’était rendu, deux heures auparavavant, au soldat espagnol Antonio González, signait la capitulation nazie devant le général Leclerc et le colonel Rol-Tanguy. Paris était libéré. Le rôle qu’y jouèrent les résistants étrangers, et en particulier les républicains espagnols, sera-t-il oublié au cours de la commémoration de cet événement ?
par Denis Fernandez Recatala (site monde-diplomatique.fr)
Soldats espagnols de la division Leclerc dans les rues de Paris avec leurs half-tracks baptisés du nom de célèbres batailles de la guerre d’Espagne.
Les photographies de cet article proviennent de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC).
Il est de bon ton de « ranimer » les mémoires. C’est à doses homéopathiques pourtant que la France accorde sa reconnaissance aux étrangers qui participèrent à sa libération. Aucun monument d’envergure ne rend hommage, par exemple, aux milliers d’Espagnols qui combattirent l’occupant nazi. En ce soixantième anniversaire de la libération de Paris, pourquoi marchander la gratitude et oublier d’honorer les femmes et les hommes morts pour la liberté aux côtés des Français ?
Après la guerre civile de 1936-1939, de nombreux Espagnols rejoignirent les rangs de la Résistance ou les armées de la France libre, comme le rappelle un tableau de Picasso, accolé au fameux Guernica, au Musée Reina Sofia, à Madrid. Il s’intitule : Monument aux Espagnols morts pour la France. Les républicains d’outre-Pyrénées ont marqué de leur empreinte la Libération. Leur présence est reconnue dans le Sud, mais plus de 10 000 d’entre eux combattirent un peu partout, en Bretagne comme dans les Cévennes (1) ou à Poitiers, Bordeaux, Angoulême, Avignon, Montélimar, Valence, Annecy (2)… Foix a été libérée par les seuls Espagnols, auxquels on a envoyé au dernier moment un certain Marcel Bigeard (3) afin d’assurer une participation française aux combats.
A Bordeaux, Charles Tillon, fondateur des Francs-tireurs et partisans français (FTPF), avait contacté les organisations du Parti communiste d’Espagne (PCE) dès la fin de l’été 1940. A cette époque, les étrangers constituaient une sorte de vivier pour la résistance naissante. Ils n’avaient pas été mobilisés, et le pacte germano-soviétique les avait peu touchés (4). De surcroît, les communistes d’Espagne se souvenaient de l’apport français aux Brigades internationales. A Paris, à la même époque, la direction clandestine du PCE cherchait à rencontrer les dirigeants communistes français. Mme Lise London sera approchée à la mi-décembre. Si elle et son mari, Artur London, servirent d’intermédiaires, c’est que ce dernier avait combattu en Espagne au sein des Brigades internationales (5).
Dès lors, côté communiste et apparenté, les initiatives se précisent. La communauté espagnole a deux composantes : la vieille émigration économique d’après 1918 et les rescapés de l’armée républicaine, répartis dans toute la France. Créée par le PCF dès les années 1930, la Main-d’œuvre immigrée (MOI) va occuper une place majeure au sein de la Résistance. Elle accueillera la majorité des communistes espagnols. Les autres formeront des détachements armés (sous commandement du PCE) qui coordonneront leurs actions avec l’Organisation spéciale (OS), puis avec les FTPF, tout en préservant une relative autonomie.
A Paris et sa région, c’est à « Lucien » (Conrado Miret-Must) que l’on confie la charge, dès 1942, de diriger les combattants de la MOI. Nous sommes encore loin de la Libération, mais elle se prépare, malgré la grande rafle qui décimera les résistants espagnols cette même année. Leur procès, dit des « terroristes de l’Union nationale espagnole », préfigure celui des membres du groupe Manouchian (6). Au quartier de la « petite Espagne » à La Plaine-Saint-Denis (7), par exemple, les arrestations se multiplient. Elles sont également nombreuses en Bretagne, à Paris intra-muros et dans les autres banlieues : cent trente-cinq Espagnols, dont six femmes, sont traduits en justice. Ils portent à la boutonnière de minuscules espadrilles aux couleurs des républiques espagnole et française. A l’énoncé de la sentence, ils entonnent La Marseillaise et l’Himno de Riego (8). Les peines sont relativement légères mais, au bout du compte, il y aura des tortures, des déportations et des exécutions.
Le char « Guadalajara » entre le premier
Effet secondaire : après la dislocation de son unité et l’assassinat de ses camarades, Celestino Alfonso, ancien lieutenant de chars, intégrera le groupe Manouchian pour ne pas rester isolé. Il y connaîtra Michel Rajman. Son exécution avec ses camarades de « l’Affiche rouge », le 16 février 1944, précède de quelques mois la libération de Paris. Dans sa dernière lettre, Celestino écrira : « Je meurs pour la France. » Pour les Espagnols, la Résistance est le prolongement de leur guerre civile par d’autres moyens. Pour les communistes, c’est aussi une manière de répondre à la solidarité des Brigades internationales, dont la création résultait d’une décision du Komintern (9).
En attendant que la répression se détourne d’eux, les Espagnols gagnent les départements voisins. L’alerte passée, ils reviennent à Paris sous le commandement de Rogelio Puerto. Le 6 juin 1944, quand les Alliés débarquent sur les plages normandes, José Baron, dit « Robert », mobilise les réserves de combattants. Ils forment les bataillons qui participeront à l’insurrection parisienne d’août. Ils sont prêts, résolus et ne demandent qu’à en découdre : pour eux, la liberté de la France annonce celle de l’Espagne.
L’histoire, on le sait, a ses ironies. Elle a aussi des coïncidences heureuses. Le chef de l’insurrection parisienne, Henri Rol-Tanguy, était commissaire politique de la 14e Brigade internationale en Espagne… Les événements trouvent leur cohérence. Une passerelle est ainsi jetée entre les combattants antifascistes des deux pays. L’expérience militaire acquise en 1936-1939 se combine avec l’invention de la guerre des partisans, au maquis comme en ville.
Avec la libération de la capitale, les anarchistes espagnols font leur entrée en scène. Là encore, il faut remonter à 1939, aux camps du sud-est de la France on l’on parque l’armée républicaine défaite (10). Tous les matins, les gendarmes sillonnent les baraquements, incitant les Espagnols à rejoindre la Légion étrangère : plusieurs milliers d’entre eux céderont. Pour continuer la lutte contre le nazisme. Ils seront affectés tantôt en Afrique du Nord, tantôt en Afrique noire (Tchad, Cameroun). Les seconds rallieront les Forces françaises libres dès l’année 1940. Ils rejoindront les colonnes du général Leclerc (11). Les premiers patienteront jusqu’au débarquement allié en Algérie. Tous – du moins les survivants – seront les premiers à entrer dans la capitale le 24 août 1944.
Paris est en armes. Paris se bat. Paris a besoin de secours, car la trêve a été rompue pour que les Allemands n’en tirent pas un profit stratégique. Le colonel Rol-Tanguy envoie le commandant Gallois informer les troupes alliées de la situation et convainc le général Leclerc d’accélérer la progression de sa 2e division blindée – la célèbre « 2e DB » – vers Paris.
Leclerc confie cette mission à la 9e compagnie de blindés, commandée par le capitaine Raymond Dronne. Elle est entièrement composée d’anarchistes espagnols. On y parle le castillan. Dans ses Carnets de route (12), le capitaine Dronne évoque le courage de ses compagnons d’armes auxquels le général Leclerc vouera une admiration constante.
Les premiers détachements de la 9e compagnie entrent dans Paris par la porte d’Italie à 20 h 41, ce 24 août. C’est le char Guadalajara qui franchit le premier les boulevards extérieurs – Guadalajara, du nom d’une victoire républicaine sur les volontaires mussoliniens, alliés de Franco. « Guadalajara no es Abisinia (13) », disait une chanson de l’époque. A 21 h 22, chars et half-tracks se garent place de l’Hôtel-de-Ville. Cent vingt Espagnols et leurs vingt-deux véhicules blindés sont accueillis en libérateurs. Une foule en liesse les entoure. On leur demande s’ils sont américains. On se surprend de les entendre parler en espagnol. Leurs chars portent les noms de batailles de la guerre d’Espagne – Ebro, Teruel, Brunete, Madrid – mais également celui de Don Quijote ou de Durruti, le chef anarchiste.
Les défenseurs de l’Hôtel de Ville sont ainsi libérés. Depuis cinq jours, retranchés dans le bâtiment, ils résistaient aux assauts allemands. Les Espagnols installent un canon à l’intérieur de l’édifice : ils le baptisent Abuelo (grand-père). On se congratule en attendant les renforts. Amado Granell, lieutenant de la 9e compagnie, est reçu par des membres du Conseil national de la Résistance, présidé par Georges Bidault. Entre-temps, Leclerc avec le reste de sa 2e DB fonce sur Paris. Il n’y entrera que le matin du 25 août.
Les jours suivants, les combats s’accentuent. Charles Tillon affirmera que les Espagnols sont passés maîtres dans les combats de rue. Il songe aux partisans qui ont rejoint les Forces françaises de l’intérieur (FFI). Il surestime leur nombre à Paris. En 1946, préfaçant un livre sur le groupe Manouchian, Tillon évalue leurs effectifs à 4 000, chiffre qu’il reprendra dans Les FTP (14). Manuel Tuñon de Lara, historien espagnol, est plus prudent.
Les combats achevés à Paris, Rogelio Puerto, avec ses détachements espagnols des FTP, de l’Union nationale espagnole ou du PCE, rallie la caserne de Reuilly – où le responsable de la MOI, Boris Holban, fusionne les brigades d’étrangers au sein d’un bataillon dénommé « Liberté ». On y trouve des Italiens, des Polonais, des Arméniens et des évadés soviétiques. Les Espagnols constituent le plus fort contingent : on en dénombre 500 qui se sont battus dans les rues de Paris, à la Concorde et devant l’Assemblée nationale, place de l’Etoile, à l’hôtel Majestic, siège de la Gestapo, place Saint-Michel, rue des Archives, place de la République… Plusieurs dizaines d’entre eux mourront au cours des affrontements – José Baron, par exemple, organisateur des regroupements de guérilleros en 1944, tombe place de la Concorde.
Avec sa 9e compagnie, la 2e DB de Leclerc poursuivra son offensive vers l’Allemagne. Les Espagnols participeront à la libération de Strasbourg, où périt le lieutenant-colonel Putz, volontaire des Brigades internationales, « au milieu de ses républicains espagnols ». Ils pousseront jusqu’à Berchtesgaden, le quartier général de Hitler dans les Alpes de Bavière, où le Führer avait reçu Mussolini et Laval. Combien d’Espagnols reste-t-il pour arpenter le nid d’aigle du dictateur nazi ? Ils ne sont plus qu’une poignée.
Partis du Tchad trois ans auparavant, ils étaient des milliers de volontaires à vouloir combattre le Reich hitlérien, allié du fascisme espagnol. Ils avaient un rêve chevillé à l’esprit : revenir en vainqueurs en Espagne, avec l’appui des Alliés. Espoir trahi. Car Franco est demeuré au pouvoir jusqu’en 1975. Et la France, pour laquelle ils versèrent leur sang, les a oubliés.
Denis Fernandez Recatala
Journaliste et écrivain, auteur de Matière, Le Temps des cerises, Paris, 2002.
(1) Cf. Hervé Mauran, Un maquis de républicains espagnols en Cévennes, Lacour, Nimes, 1995.
(2) Lire Eduardo Pons Prades, Los republicanos españoles en la segunda guerra mundial, La Esfera de los libros, Madrid, 2003, et Memoria del olvido. La contribucion de los republicanos españoles a la resistencia y a la liberacion de Francia, 1939-1945, (ouvrage collectif), Faceef, Paris, 1996.
(3) Le général Bigeard s’illustrera ensuite en Indochine comme en Algérie. Il fut accusé d’avoir fait torturer des militants du Front de libération nationale (FLN).
(4) Le pacte de non-agression conclu, le 23 août 1939, entre l’Union soviétique et l’Allemagne hitlérienne a divisé le mouvement communiste et les forces démocratiques.
(5) Ce qui en fera une cible toute désignée de la répression nazie (il sera déporté à Buchenwald), puis stalinienne (il échappera de peu à la peine de mort infligée à Rudolf Slansky et à la plupart des accusés, presque tous juifs, lors du procès de Prague, en 1952).
(6) Groupe de FTP-MOI dirigé par Missak Manouchian, fusillé le 16 février 1944 avec vingt et un de ses camarades. Louis Aragon leur dédia un poème intitulé L’Affiche rouge, celle que les autorités nazies avaient placardée sur les murs de la France occupée pour dénoncer « la libération par l’armée du crime ».
(7) Lire Natacha Lillo, La Petite Espagne de La Plaine-Saint-Denis, 1900-1980, Autrement, Paris, 2004.
(8) Hymne de la République espagnole, proclamée le 14 avril 1931.
(9) Appellation russe de l’Internationale communiste, fondée en 1919, dissoute en 1943.
(10) Lire « Des camps pour les républicains espagnols », Le Monde diplomatique, février 1999.
(11) Gouverneur du Cameroun, le général Leclerc (1902-1947) constitua une colonne des Forces françaises libres qui partit du Tchad rejoindre les forces britanniques du général Montgomery à Tripoli en janvier 1943. Elle participa au débarquement de Normandie avec la 2e DB qui entra dans Paris le 24 août 1944.
(12) Deux tomes, éditions France-Empire, Paris, 1984 et 1985.
(13) Allusion à la guerre coloniale menée par le régime fasciste italien en Ethiopie (1935-1936).
(14) Julliard, Paris, 1966.
Publié le 13/08/2019
Dans les couloirs du temps avec le chevalier d’Harcourt, préfet de Nantes
Par Olivier LONG
paru dans lundimatin#203, (site lundi.am)
Suite à la mort de Steve Maia Caniço, les journaux s’émeuvent naïvement de la morgue et de l’indifférence du préfet de Loire-Atlantique : Claude d’Harcourt. « Une forme d’indifférence qui confine au mépris » lance Libération.. C’est ignorer qui est réellement le personnage.
Claude d’Harcourt est l’héritier d’une longue lignée des plus anciennes familles de la noblesse française. La maison d’Harcourt débarque aujourd’hui tout droit de l’Ancien Régime avec ses titres, charges, châteaux et baronnies pour occuper l’actualité estivale. Elle est depuis toujours composée de seigneurs, comtes, ducs, marquis, maréchaux, ambassadeurs, prêtres et prélats, généraux de corps d’armée-lieutenant-de-France-émérite-de-l’ordre-du-Saint-Sépulcre-de Jérusalem ; et voilà que tout ce folklore fait retour. La plus vieille dynastie de l’histoire de France vient naturellement réoccuper la place qui fut toujours la sienne au cœur du royaume de France, mais aujourd’hui c’est à l’occasion de la plus grande affaire d’État que le pays ait connu depuis l’assassinat de Malik Oussekine par les voltigeurs de Charles Pasqua. Ce qui nous permet de revivre ici un énième épisode de la saga des Visiteurs.
Suivons le fil de cette incroyable épopée chevaleresque, en marche et surtout à reculons dans Les couloirs du temps.
Bien avant la guerre de Cent ans, dans la maison d’Harcourt on se nomme Torf, Turquetil, Anquetil, Errand, Octavius, Odet, plutôt que « Jojo le Gilet Jaune ». Le nom d’Harcourt est à tel point synonyme de pouvoir que Michel Houellebecq fait d’un certain Aymeric d’Harcourt l’archétype d’une souveraineté multiséculaire et brutale dans son dernier roman : Sérotonine. Aymeric d’Harcourt est l’ami intime du personnage principal de ce livre, Houellebecq en brosse le portrait :
« [Aymeric d’Harcourt] avait sorti un portrait d’ancêtre, appuyé contre un fauteuil, c’était un type trapu, au visage carré et parfaitement glabre, l’œil mauvais et attentif, sanglé dans une armure métallique. Dans une main il tenait un glaive énorme, qui lui arrivait jusqu’à la poitrine, dans l’autre une hache ; dans l’ensemble il dégageait une impression de puissance physique et de brutalité extraordinaire. Robert d’Harcourt dit le Fort commenta-t-il. La sixième génération de Harcourt, bien après Guillaume le Conquérant, donc. Il a accompagné Richard Cœur de Lion à la troisième croisade. » Je me suis dit que c’était bien, quand même d’avoir des racines ».
C’est des racines de cette archaïque brutalité et du type de croisade qu’elle mène actuellement qu’il sera question dans les lignes qui suivent.
Le chevalier d’Harcourt, Cost Killer
Claude d’Harcourt est haut fonctionnaire de l’Etat français lorsqu’il est nommé le 7 novembre de l’an de grâce 2016 à la direction de l’Agence Régionale de Santé (A.R.S.) de la Région PACA. Par ironie du sort, il faut savoir qu’avant la mort de Steve Maia Caniço, l’actuel préfet de Nantes, directeur des forces de police de Loire-Atlantique, travaillait non pas à une répression de laquelle s’ensuivit la mort d’un jeune homme mais au service de la santé de ses contemporains.
Il faut savoir que bien avant d’être nommé préfet de région, Claude d’Harcourt était déjà bien connu pour être un killer, un vrai killer : ce qu’on nomme dans la novlangue managériale un Cost Killer. Arracheur de dents talentueux, il avait su prouver son obéissance en opérant à la hache dans le personnel de l’Agence Régionale de Santé de la région PACA. Bilan : 100 personnes brutalement déplacées en deux ans, et 70 départs (pour 35 arrivées !) en moins d’un an de règne.
Ce personnage efficace et de sinistre mémoire porte donc à son passif un lourd bilan dans ses fonctions de directeur de cette Agence Régionale de Santé. Les fonctionnaires de ces services s’en souviennent bien. Un article du site Mars actu documente le quotidien des sévices infligés par Claude d’Harcourt. Tous ses collaborateurs décrivent un management maltraitant, d’une « dureté » digne de France Télécom : indifférent aux autres, menaçant, insultant, brisant, humiliant. Au menu : burn out, pressions et dépressions, mises au placard, carrières brisées, dégradations, propos blessants, insultes voire délation.
Badauds, crieurs et tambours, sonnez trompettes et clochettes, Oyez braves gens, lisez ce texte instructif ; ces faits méritent large diffusion. Les informations du site de Mars actu ont été corroborées et vérifiées en interne par une source que avons personnellement suivi durant les quelques années qui furent pour son compte une longue suite de déboires et d’humiliations professionnelles.
Est-ce à la suite à ses aventures guerrières dans le secteur de la santé, que le chevalier d’Harcourt - viking du management- après avoir semé la terreur en région PACA, fut « promu » préfet de Loire-Atlantique ? Toujours est-il qu’on peut se demander si les propos déplacés proférés par Claude d’Harcourt -devenu préfet de Nantes- après la disparition inquiétante de Steve Maia Caniço (« des gens qui avaient beaucoup bu et qui avaient aussi sans doute pris de la drogue » jusqu’à devenir « immaîtrisables »), ne sont pas à mettre en rapport avec la brutalité des politiques managériales que le chevalier a cavalièrement mis en œuvre dans un tout autre domaine : celui de la santé.
La question est celle de savoir comment quelqu’un qui est censé veiller à la santé de ses concitoyens peut devenir sans transition préfet de la région Loire-Atlantique, c’est-à-dire assumer la répression sans précédent qui s’exerce à Notre-Dame des Landes ou être mêlé à des événements produisant la mort d’un jeune par noyade. Comment être à la fois patelin et brutal ? Comment comprendre qu’on puisse passer sans transition du soin à la répression ? Un peu comme si gérer la vie ou gérer la mort, c’était un même métier. Tel est le genre de paradoxe qu’il nous faut penser pour comprendre ce que la figure du chevalier d’Harcourt dit de l’époque.
Sans perdre de vue l’itinéraire picaresque du Chevalier mais d’un point de vue plus politique, cet étrange retournement concerne un problème de gestion biopolitique des populations.
Nécropolitique
Selon Michel Foucault, le terme « biopolitique » désigne le fait que le pouvoir sur la vie (droit de vie et de mort) tend à se transformer entre le XVIIe et le XIXe siècle en gestion des vies (bios). L’étatisation du biologique transforme les pratiques de gouvernement en médecine sociale. Pour mettre au travail les populations de l’époque moderne, les gouvernants envisagent dès lors le corps social comme un ensemble d’être vivants dont la vie peut être contrôlée ou exclue. S’instaurent à cet effet toutes sortes de procédures et d’institutions concernant la gestion de la santé, de l’alimentation, de la sexualité, de la natalité. La gestion des vies, le management du capital humain remplace la force brutale et la raison d’État. L’objectif de ce changement est de contrôler plus précisément les corps afin de canaliser leur force de travail, c’est la raison pour laquelle la gouvernementalité moderne s’occupe moins de « faire mourir ou laisser vivre » (le droit de glaive du souverain) que de « faire vivre et laisser mourir ».
Entendons par là que le rapport politique s’organise comme protection de la vie afin de mieux surveiller le corps social au travail. Gouverner c’est générer un certain nombre de soins qui permettent d’exclure du corps social les indésirables, c’est-à-dire les inutiles pour l’économie. On traite alors ceux-ci comme on circonscrit un foyer d’infection. Cette économie politique du vivant (bios, la vie) permet de contrôler de manière plus rigoureuse les populations en reléguant de manière insidieuse et toujours plus lointaine « ceux qui ne sont rien ». Ceux-ci se retrouvent automatiquement cantonnés dans des espaces d’exclusion où ils croupissent à perpétuité (chômage de longue durée, aides dérisoires, quartiers périphériques, prisons, centres de rétention, hôpitaux psychiatriques, etc.) sans qu’il soit nécessaire de se donner la peine d’une amputation ou d’une élimination physique. De ce point de vue, il est significatif que le candidat Nicolas Sarkozy ai pu remporter une élection présidentielle avec pour seul programme d’éliminer la « racaille »quand on sait qu’une des étymologies du mot désigne une malade de peau très contagieuse : la teigne.
Comment comprendre la mise à mort dans un tel système ? Deux modèles-limites permettent de comprendre la persistance de l’élimination physique dans ce système hygiéniste : le camp de concentration et l’esclavage de plantation.
A la suite de Michel Foucault et de Giorgio Agamben [3], Roberto Esposito [4], philosophe napolitain a montré que le camp de concentration incarne le paradigme le plus extrême de cette biopolitique des populations. Pour Adolf Hitler les opposants, les malades mentaux et les non aryens contaminaient la santé du peuple allemand, la régénérescence de la race aryenne passait donc par l’enfermement inévitable des juifs, des homosexuels, des tziganes, des malades mentaux et des opposants de toutes sortes afin qu’ils ne contaminent pas la race aryenne. Pour éliminer cette menace « biologique », virale, la rétention ou l’extermination ne sont pour le IIIe Reich que des mesures prophylactiques, c’est la raison pour laquelle on élimine des millions d’humain par le gaz comme on tue « des poux » (selon l’expression de Himmler).
On retrouve un autre visage de cette gestion biopolitique du vivant dans l’esclavage de plantation. Si l’on protège la valeur marchande de l’esclave, son corps puissant et en bonne santé, c’est pour mieux le tuer au travail (8 ans d’espérance de vie dans une plantation des Caraïbes au seul motif que des européens fortunés puissent sucrer leur café !)). « En tant qu’instrument de travail, l’esclave a un prix. En tant que propriété, il a une valeur. Son travail répond à un besoin et est utilisé. L’esclave est par conséquent gardé en vie mais dans un état mutilé, dans un monde fantomatique d’horreurs et de cruauté et de désacralisation intenses. » explique Achille Membe [5]
. La notion de mutilation est au cœur de l’organisation biopolitique comme nous allons le voir.
Quand le pouvoir de « soin » médical et le pouvoir de tuer renvoient l’un à l’autre, s’instaure une dialectique de la vie et de la mort dont les limites viennent à se confondre. Car au lieu de sauver la partie qu’on pense non contaminée, la gestion biopolitique des populations se retourne en infection généralisée des sociétés. C’est sous prétexte d’immuniser les populations contre une pseudo-infection, que le peuple allemand tout entier s’est retrouvé enfermé par le national-socialisme. Enfermé en dehors des camps, mais enfermé chez lui dans une frontière de barbelés et un système de surveillance mortifère. De même, l’Europe s’est retrouvée prisonnière de ses frontières pour se prémunir des migrations qui sont les conséquences inévitables de la colonisation. Il n’y a qu’à compter le nombre de morts en Méditerranée pour comprendre que la gestion « biopolitique » se retourne inévitablement en « thanatopolitique » comme le remarque Roberto Esposito [6]
, (Thanatos, désigne la mort en grec ancien). L’horizon du meurtre demeure la perspective inévitable de toute gestion biopolitique des populations.
Quoique ces digressions nous aient emmené un peu loin des tribulations du chevalier d’Harcourt, préfet de Nantes, indifféremment médecin et policier, n’est-ce pas là une clef de lecture pour comprendre la mort de Steve Maia Caniço ?
Depuis les attentats de Paris et l’instauration de l’état d’urgence à perpétuité la place centrale donnée à la sécurité et au désir d’ordre fabrique une situation d’exception. L’adhésion massive ou passive des populations aux programmes du RN ou de LRM remet à l’ordre du jour ce point nodal où les systèmes d’immunisation se retournent contre eux-mêmes, c’est-à-dire contre les populations qu’elles disent vouloir protéger. Sous prétexte de protéger la vie de la communauté d’une agression par un ennemi extérieur, (menace terroriste, crise environnementale, économique, sanitaire, migratoire, fin du monde annoncée, etc…) on reconduit de manière inquiétante les apories de la biopolitique et son retournement en thanatopolitique.
Quand on tue un jeune afin de « laisser les honnêtes citoyens dormir tranquille », le souci de protection vire au meurtre. Quand la disparition d’un jeune n’est plus qu’un dégât collatéral d’une opération de maintien de l’ordre qui vise à éradiquer une gêne, personne n’est plus très pressé de retrouver le corps de Steve Maia Caniço. Du point de vue du soin apporté aux populations la police a fait son travail, le préfet-médecin a opéré pour amputer l’infection. C’est la raison pour laquelle cette disparition a été reléguée pendant quelques semaines dans l’espace incertain où disparaissent les affections indésirables.
C’est ce mélange de sollicitude et de répression mise au service du dressage des populations qui constitue la question biopolitique actuelle. Elle vise l’éradication d’un ennemi intérieur qui gangrènerai le corps social à la manière d’une infection : la jeunesse un peu trop bruyante, les citoyens issus des migrations, les musulmans forcément djihadistes, les travailleurs pauvres qui mettent à sac la vitrine parisienne, les retraités, les chômeurs qui touchent trop d’aides, les handicapés, les mères-célibataires qui font trop d’enfants, les exclus de tout poil, etc.
Le parcours du chevalier professionnel du chevalier d’Harcourt, préfet- médecin est symptomatique de ces retournements. On ne sera pas surpris d’apprendre qu’avant de faire carrière au service de la santé des populations non seulement en région PACA mais aussi en Normandie, Champagne-Ardenne et Alsace et Lorraine, Claude d’Harcourt a également travaillé à la direction de l’administration pénitentiaire, mais aussi comme secrétaire général pour l’administration de la préfecture de police de Paris durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, tout cela avant d’être nommé préfet. Quelles sont les conditions qui font qu’on peut penser que la santé ou la police, les soins ou la répression sont un même métier ? Les apories de la nécropolitique donnent la clef de cette indifférenciation.
Si l’on accepte que surveiller c’est punir et que punir c’est guérir, qu’enfermer c’est en quelque sorte prendre soin de ceux qu’on enferme, il n’y a pas mélange des genres. C’est finalement le même métier du point de vue d’une biopolitique qui se retourne fatalement en nécropolitique.
Epidémie dansante
Dans cet embrouillamini savamment organisé, on peut finalement se demander si la mission curative du préfet-médecin n’était pas de faire cesser une épidémie bien connue dès la fin du moyen-âge : celle de la peste dansante, dite « danse de Saint Guy ».
Les épidémies de danses ou « manies dansantes » étaient les premières Rave party de la fin du Moyen Âge. Ces antiques Teufs étaient souvent attribuées à la « condition pitoyable » et au « délaissement spirituel des populations », c’est la raison pour laquelle elles étaient étroitement surveillées par les pouvoirs en place. Car ceux et celles qui dansaient, le faisaient souvent pour se libérer de leur oppression tout autant que de leurs oppresseurs.
Paracelse -médecin et chirurgien suisse de la fin du XVe siècle-, explique que « Rien n’irrite plus un homme qu’une femme qui danse. Et pour que l’affaire parût suffisamment sérieuse et pour confirmer l’apparence de la maladie, elle se mit à sauter, à faire des bonds, chantant, fredonnant, s’effondrant par terre, la danse finie, tremblant un moment puis s’endormant : ce qui déplut au mari et l’inquiéta fortement. Sans rien dire et prétextant cette maladie, elle berna son mari. Or d’autres femmes se comportèrent de la même manière, l’une instruisit l’autre, et tout le monde finit par considérer que la maladie était un châtiment du Ciel. » [7]
[Tout ceci est écrit bien avant les hystériques de Charcot, et il faudrait se demander si du point de vue des dominés, les têtes de cortège (avec ou sans Gilets jaunes), ne sont pas une variété de ce genre de tarentulisme, comme les cortèges de bacchantes visaient dans l’antiquité une guérison et une transformation collective du corps social. Du point de vue des dominants, la réponse apportée à ces pratiques d’extase, de débordement n’ont guère varié depuis les temps médiévaux. C’est peut-être pour cela que le chevalier d’Harcourt était le personnage idoine se mêler à ces tribulations.
Le néolibéralisme actuel, sous prétexte d’entrer dans le Nouveau Monde ne recycle-t-il pas des pratiques d’un autre temps ? Du Moyen-âge au néolibéralisme globalisé s’exhibe la pérennité d’un ’théâtre de l’horreur et de la terreur’. C’est par ces mots qu’on a décrit les pratiques déroutantes de la justice médiévale. Avec son cortège de mise aux arrêts, d’amendes, de mutilations déshonorantes (amputations du pied, d’un pouce, de l’oreille, de la langue, œil crevé), de noyades forcées, de supplices raffinés, la justice médiévale consistait en une mise en scène quotidienne et impitoyable de la victoire du « Bien » sur la « Mal » au profit d’une minorité de la population bien évidemment.
Ce « théâtre de l’horreur », n’est-ce pas ce qu’on a vu avec le traitement policier de la révolte des Gilets Jaunes ? Quand on lit le témoignage des agissements du Cavalier d’Harcourt à l’Agence Régionale de Santé de la région Paca, dès lors que plus personne n’ose s’exprimer, que les syndicats sont atones, ne lit-on pas ici tous les signes d’une politique de la terreur ? Ce qui nous rappelle les termes dans lesquels Michel Houellebecq décrit Aymeric d’Harcourt : « C’était un type trapu, au visage carré et parfaitement glabre, l’œil mauvais et attentif, sanglé dans une armure métallique. Dans une main il tenait un glaive énorme, qui lui arrivait jusqu’à la poitrine, dans l’autre une hache ; dans l’ensemble il dégageait une impression de puissance physique et de brutalité extraordinaire »
De l’Agence de Santé de la région Paca à la préfecture de Nantes, des classes populaires de banlieue aux travailleurs pauvres, des Gilets Jaunes aux « teufeurs » de Nantes, au travers de l’instauration de situation d’exception (état d’urgence économique, menace terroriste, péril jeune), la volonté curative ne cache t-elle pas une simple extension du domaine de la brutalisation ? La « brutalisation » désigne chez les historiens de la première guerre mondiale, la contagion des sociétés des pays belligérants en temps de paix par des habitudes, des pratiques de violence contractées sur des lieux de guerre. De l’organisation de la terreur en entreprise (pour le bien des employés), à la terreur de rue (pour la sécurité des commerçants), de la terreur de rue à la mort des fêtards (péril jeune), l’exercice actuel du pouvoir ne dessine-t-il pas une simple consolidation du droit de tuer au service direct d’une assomption de la souveraineté pure ?
Quand on mutile des manifestants, on peut toujours dire que ceux-ci sont violents puisque cela vide la rue. Mais comment comprendre qu’on s’en prenne à un jeune innocent qui ne conteste rien ? N’est-ce pas là un signal envoyé à l’intégralité de la population ? Quand la terreur vise des innocents, n’est-ce pas cela le terrorisme ? Cela signifie-t-il que se retourne aujourd’hui en France la « protection » biopolitique en terreur d’État ?
Il semble que les récentes pratiques de maintien de l’ordre n’aient pour objectif que d’habituer petit à petit police et population, par gradations successives, à la brutalité du rêve américain. Ce mode de vie, bien qu’il proclame l’accès de tous aux premières marches du podium est pourtant le mode de vie d’un des empires les plus oppressifs, les plus belliqueux et les plus inégalitaires de la planète. Comment imposer ce cauchemar économique sinon par la peur ? L’obsession anti-terroriste n’aurait-elle que pour objectif que de valider l’instauration d’un régime de terreur économique ? Quand sous couvert de guerre, de résistance, ou de lutte contre la terreur, le biopouvoir fait du meurtre son objectif, le régime a change de nature. Un régime qui se définit par la terreur à tous les niveaux de l’existence, qui vise par sa terreur des innocents, un régime dans lequel l’humain devient superflu, c’est un système totalitaire. Il arrive que les couloirs du temps nous ramènent parfois bien en arrière. De manière irréversible ?
[1] Michel Houellebecq, Sérotonine, éditions Flammarion, Paris, 2019, p. 204.
[2] Michel Foucault, « Il faut défendre la Société », Cours au collège de France, 1976, éditions Gallimard/Seuil, Paris, 1997, p. 213 sq.
[3] Giorgio Agamben, Moyens sans fins, Notes sur le politique, éditions Rivages, Paris, 2002, p. 47 sq.
[4] Roberto Esposito, Communauté, immunité, biopolitique, Repenser les termes du politique, éditions Les prairies ordinaires, Paris, 2010, p. 171sq.
[5] Achille Mbembe, « Nécropolitiques », Raisons politiques, 2006/1, numéro 21, p. 15.
[6] Roberto Esposito, Bìos. Biopolitica e filosofia, Turin, Einaudi, 2004, p. 39.
[7] Paracelse, cité par Claire Biquard (E.H.E.S.S.) : Le mal de Saint Vit (ou Saint Guy) Bulletin du centre d’Etude et d’Histoire et de la médecine de Toulouse, janvier 2020
Publié le 11/08/2019
Les idées ont-elles encore leur place dans les médias ?
par Pierre Jacquemain | (site regards.fr)
Appauvrissement, polarisation ou droitisation des débats, manque de diversité des opinions, accaparement par les penseurs médiatiques et les leaders de think tanks, démission des politiques : l’espace des médias est de plus en plus hostile aux intellectuels et à la pensée complexe.
Thomas Legrand est éditorialiste de France Inter et réalisateur du documentaire « Instincts primaires : coulisses d’une élection » (2016). Laurent Jeanpierre est professeur de science politique et auteur de La Vie intellectuelle en France, Seuil 2016.
Regards. On reproche souvent aux médias d’inviter les mêmes intellectuels ou les mêmes experts. Partagez-vous cette analyse ?
Thomas Legrand. C’est assez juste, malheureusement. Et ça s’appelle le syndrome du bon client. On peut aussi parler de flemme journalistique… Untel est bien, on le prend. Prenez l’exemple de Gilles Kepel, qu’on a beaucoup entendu ces derniers temps. On sait à peu près ce qu’il va dire et on a envie de savoir quel va être son regard sur tel ou tel événement. Nos auditeurs ont sans doute lu ses livres ou ils en ont au moins entendu parler. On ne va pas perdre dix minutes à représenter sa pensée. Il y a donc un peu de flemme intellectuelle de la part des journalistes, mais aussi un confort pour les auditeurs. Il faut dire aussi que beaucoup d’intellectuels refusent de parler. Certains ne veulent pas débattre, d’autres souhaitent avoir les questions en amont, quelques-uns refusent d’être interrogés par les auditeurs. Ce n’est pas évident.
Laurent Jeanpierre. Je pense qu’on ne gagne rien, si l’enjeu est de favoriser une écologie favorisant la diversité des idées, de simplement confronter les mondes, de rester dans un jeu d’anathèmes croisés entre les professions. Trois mondes nous occupent dans cet échange : le monde journalistique, le monde de la production d’idées et le monde politique. Ils sont tous traversés par des tensions fortes et contiennent des gens plus ou moins proches des deux autres mondes. Par exemple, chez les producteurs d’idées professionnels, un certain nombre de personnes se sont spécialisées exclusivement dans la présence publique – au détriment de leurs recherches, de leurs travaux ou de leurs créations. Cela n’est pas nouveau : avec le poids de la télévision, on avait déjà vu émerger, il y a quarante ans, une catégorie d’intellectuels médiatiques. Chaque époque a eu les siens.
Finalement, peu importe le fond tant que le casting est susceptible de faire de l’audience ?
Thomas Legrand. Il y a des biais. En tant que programmateur, quand on organise une matinale grand public, on essaye de trouver des intellectuels reconnus dans leurs domaines, et qui sont vulgarisateurs. Pas simplificateurs, vulgarisateurs. Je distingue deux catégories : les chercheurs qui savent vulgariser, et ceux qui ne le savent pas. On se tourne évidemment plus facilement vers ceux qui savent vulgariser une pensée. Mais aux trois catégories que Laurent Jeanpierre a mentionnées, j’ajouterai une quatrième qui fait beaucoup de mal au débat public : les spécialistes de la prise de position. Je pense à Éric Zemmour, à Natacha Polony, etc. Ils ne sont ni tout à fait journalistes, ni tout à fait intellectuels. Et pourtant, ils sont présentés comme les « nouveaux penseurs ». Auparavant, on allait chercher des intellectuels et on essayait de vulgariser leur savoir pour l’amener au grand public. Aujourd’hui, on se tourne vers certains journalistes polémistes qui se piquent de philosophie, de sociologie et parfois d’anthropologie – comme on l’a vu avec Zemmour. Et l’on se rend compte de la caricature et de l’imposture de leur parole quand on la confronte à celle des intellectuels.
« On assiste à un abaissement général du niveau intellectuel. L’aisance médiatique remplace dans beaucoup de formats – notamment sur les chaînes tout info – le savoir fondamental. »
Thomas Legrand
Pourquoi, en ce cas, leur fait-on autant de place dans les médias ?
Thomas Legrand. On assiste à un abaissement général du niveau intellectuel. L’aisance médiatique remplace dans beaucoup de formats – notamment sur les chaînes tout info – le savoir fondamental. Elle devient une valeur incontournable : c’est un argument plus important pour être invité que le vrai savoir.
Laurent Jeanpierre. C’est contradictoire avec l’idée même de vulgarisation… Mais s’il est vrai que Polony, Zemmour et les autres sont surexposés, la figure qui s’impose aussi, de manière plus souterraine avec une visibilité moins spectaculaire, c’est le leader de think tank. Autrefois les partis produisaient les idées en interne. Il y a eu une externalisation de la production d’idées par les partis, depuis trente ans en France, qui a été voulue par les leaders politiques actuels. Nous avons sans doute, aujourd’hui, le personnel politique le plus inculte de l’histoire de France. Ces think tankers, ces producteurs d’idées pour le monde politique, pour le monde médiatique, ont un poids beaucoup plus important sur les plateaux de télévision, et aussi dans les coulisses puisqu’ils nourrissent les politiciens qui n’ont plus le temps de travailler sur les idées. Ils sont un nouvel opérateur, un nouvel acteur dans la production d’idées, entre monde politique et monde médiatique.
C’est quoi, pour vous, une « bonne » programmation ?
Thomas Legrand. Il faut diversifier les points de vue. Quand un sujet politique émerge et qu’il nous semble occuper le débat, plutôt que d’inviter un pour et un contre, nous prenons de la hauteur et invitons un ou deux intellectuels qui ont travaillé une question. C’est le cas sur les questions d’autorité, de genre, d’islam, par exemple. Nous essayons de le faire une ou deux fois par semaine. Ce qui préside aux choix de nos invités résulte aussi de nos lectures : nous lisons les tribunes, les revues, la République des Idées, les sites identifiés. Nous faisons de la veille intellectuelle. Nous savons ce qu’il faudrait faire pour organiser un bon show – ce que font beaucoup – et ce que nous nous refusons à faire. Sur la laïcité, on peut prendre un intellectuel qui considère que le voile est une liberté totale et de l’autre côté un intervenant de Valeurs actuelles. Là, on organise un bon clash. Mais si l’on choisit plutôt quelqu’un de plus modéré dans les deux sens, il me semble que ce sera propice à un débat plus sain et plus intéressant. Ce que je vous décris là constitue à la fois un biais et une nécessité. Parce que cette démarche exclut quelque fois des pensées radicales. Mais quand nous voulons faire des débats apaisés et intéressants, on nous accuse souvent d’être dans l’eau tiède, et du coup dans la pensée unique.
Laurent Jeanpierre. Je ne connais pas de programmation sans biais. L’idée d’une programmation neutre ? Quel est le présupposé ? Cela n’existe pas. Le problème n’est pas là. La question pertinente pourrait être la suivante : est-ce que les médias produisent une concentration de la parole sur un petit nombre de personnes ? Des collègues ont mené des travaux sur les invités politiques. Et c’est très net : il y a des effets de concentration, des effets de seuil. Si l’on n’a pas atteint un seuil de visibilité nécessaire, on n’atteint pas la visibilité supérieure. Des députés qui font un travail politique estimable à l’Assemblée ne vont pas avoir accès aux grands entretiens des médias audiovisuels…
Thomas Legrand. Alors qu’on a la volonté, chez les intellectuels, de trouver le jeune, la pépite…
Laurent Jeanpierre. Oui, on peut parler d’une prime relative au jeunisme, dans un contexte où les grandes figures intellectuelles publiques sont les mêmes qu’il y a quarante ans…
Thomas Legrand. Si dans une réunion de programmation, vous dites : « J’ai lu un truc super d’un jeune type », ou d’un vieux que personne n’avait repéré qui est super, « il apporte ça au débat, c’est quelqu’un de très intéressant, etc. », là vous avez une prime dans cette réunion. Si vous arrivez en disant : « Ce député inconnu a fait un truc super dans sa ville ou à l’assemblée, il faut l’inviter », on vous dira : « On va d’abord envoyer un reporter, il fera un sujet là-dessus, ça passera dans le journal ». La raison en est simple : on arrive à mesurer l’importance d’un homme politique à son grade dans son parti, à la façon dont il a été élu. Et l’importance d’un intellectuel à ses ventes de livres.
Diriez-vous que l’on assiste à une droitisation du champ médiatique ?
Laurent Jeanpierre. À toute époque, il y a des pôles progressistes et des pôles conservateurs, dans le monde journalistique comme dans le monde intellectuel et politique. On peut alors s’interroger sur l’alignement plus ou moins grand entre la production d’idées et le journalisme. Or il y a aujourd’hui moins d’alignement entre les fractions les plus engagées à gauche des mondes intellectuels et les plus jeunes ou les plus en vue du monde journalistique. La situation était de ce point de vue très différente dans les années 1970, lorsque les pensées critiques rencontraient le nouveau journalisme et parfois y participaient. Mais je ne connais pas le décompte statistique qui montre que plus d’invités de droite apparaissent aujourd’hui dans les médias
Thomas Legrand. C’est peut-être que certains de nos invités de gauche peuvent paraître à certains comme tenant des propos de droite.
Laurent Jeanpierre. On peut s’interroger sur les questions qui sont traitées par les médias. Est-ce qu’ils participent de ce qu’on appelle la construction d’une forme de pensée unique ? C’est une réflexion que nous devons avoir.
Il s’agirait moins d’une affaire de droitisation que d’une uniformisation de la pensée et du discours ?
Laurent Jeanpierre. Il y a le problème de la sélection des personnes que les médias invitent, et le problème de la sélection des thèmes. La sélection des personnes, nous en avons parlé : on voit les contraintes des médias, on voit aussi les mécanismes d’auto-renforcement, les difficultés que cela pose pour la vie démocratique. Le problème de la sélection des thèmes, c’est la question de la pensée unique. Ça n’est pas tant que tout le monde a le même avis et qu’on n’a pas équilibré les points de vue. C’est que l’on discute de certains sujets et pas d’autres. Ces sujets sont définis par l’idéologie dominante – véhiculée par des intellectuels, des politiques, des journalistes – comme étant les sujets pertinents. Prenez la question de l’islam : problème pertinent ou pas ? L’écologie : problème pertinent ou pas ? Et c’est indépendant du problème de la vérité et de la question des faits. Les faits viennent toujours avec des interprétations. L’enjeu, c’est plutôt d’assumer l’interprétation des faits que l’on interprète les faits. Dans les histoires de débats pertinents et de débats non pertinents, s’exprime un principe de sélection des thèmes, avec des thèmes qui n’apparaissent pas.
Thomas Legrand. La vraie question, beaucoup plus que la question des invités, c’est en effet cette question des thèmes. Sur le service public, on se bat en permanence et on prend des risques. Nous avons consacré une matinale à la question de l’autisme, par exemple. Nous n’en avons pas parlé de manière déconnectée : il y avait un lien avec l’actualité puisque le jour même, un texte était débattu à l’Assemblée nationale. On est dans l’actualité, mais en même temps, là où vous avez raison, c’est qu’il y a tout le temps des actualités sur tous les sujets. Qui fait l’actualité ? Concernant l’islam, le sujet le plus traité, ou la question identitaire, nous avons décidé de lever le pied. Nous avions fait beaucoup, et c’est un sujet sensible. Avec la montée du FN, nous nous sommes dit que nous ne pouvions pas laisser ce sujet traité de manière caricaturale. Il fallait donc en parler avec de la diversité de pensée et ramener la question à son juste niveau. En traitant le sujet, on peut apaiser et relativiser les choses. J’ai le sentiment que si l’on décide de traiter un sujet sur-traité, c’est parce que tout le monde le traite, et le traite mal. Alors il faut qu’on le traite. Mais ce faisant, on rajoute une couche. C’est très compliqué…
« Autrefois les partis produisaient les idées en interne. Il y a eu une externalisation de la production d’idées par les partis, depuis trente ans en France, qui a été voulue par les leaders politiques actuels. Nous avons sans doute, aujourd’hui, le personnel politique le plus inculte de l’histoire de France. »
Laurent Jeanpierre
Quelle a été votre réaction lorsque la presse, unanime, a fait campagne contre le Brexit et Trump, ou lorsqu’elle n’a pas vu venir l’élection de François Fillon ?
Thomas Legrand. Nous nous remettons en question. Nous nous engueulons. Nos chroniques sont différentes. Nous sommes conscients de notre responsabilité. On ne peut pas à la fois nous accuser d’être responsables de tout et s’apercevoir qu’on est influents sur rien. Parce que Trump, c’est quand même la fin de l’influence journalistique sérieuse. C’est le triomphe des réseaux sociaux, des télés trash et des médias conspirationnistes. Parce qu’il y a une grande crise de la complexification. Il devient très compliqué de produire des messages simples. Et même pour nous journalistes, pour être écoutés, pour être entendus, nous devons tomber dans le simplisme.
Laurent Jeanpierre. Je ne comprends pas cette contrainte. C’est ce que je disais sur le public fantasmé des journalistes : si vous postulez un public bête, vous allez conforter ce type de lieux communs qui circulent dans votre monde professionnel. Pour moi, ça n’est pas audible. Le présupposé, c’est que le public n’est pas capable de comprendre des choses compliquées. Et plus on pense comme cela, plus on lui propose des contenus de plus en plus simplistes, pour ensuite en conclure que le public est bête ou qu’il est simpliste. C’est une prophétie autoréalisatrice contre laquelle il faut lutter.
Thomas Legrand. Les journalistes sont de plus en plus contraints de recourir à la simplification. Ils rentrent dans le cadre d’une économie particulière. Quand vous prenez Arte, ou France Inter, nous faisons l’inverse et ça marche. Dans une autre mesure, c’est ce que i-Télé essaie de faire et c’est ce que les grévistes de i-Télé ont essayé de faire. Il est vrai que maintenant, dans une profession remplie de CDD, de pigistes, de gens précarisés, cela devient très compliqué.
Vous avez dit, Laurent Jeanpierre, que nous avions la classe politique « la moins cultivée de l’histoire de France ». Dans votre ouvrage, vous dites aussi qu’aujourd’hui nous n’avons plus de Malraux, de Lamartine ou de Guizot…
Laurent Jeanpierre. Je n’ai pas une vision nostalgique. J’observe que le dernier mandat durant lequel des intellectuels ont exercé des fonctions soit diplomatiques, soit de haute fonction publique, soit éventuellement politiques, c’est certainement celui qui a débuté en 1981. Par la suite, nous avons assisté à une transformation du mode de formation de la haute administration, qui est l’élément le plus pérenne du pouvoir d’État en France. Si vous regardez l’évolution des contenus des cours de l’ENA depuis cinquante ans, les savoirs techniques y sont de plus en plus importants. Toute formation extra technique ou extra bureaucratique est reléguée. Deuxième élément : la formation des autres élites politiques a changé. Pour faire carrière dans un parti, il faut, si on ne fait pas l’ENA, commencer à quinze ans comme Manuel Valls, Benoît Hamon ou François Fillon – qui a été le plus jeune député de France. Nous parlons de personnes qui, dans l’élite des professionnels de la politique, ont soit été formées par l’ENA – qui reste la voie royale –, soit ont fait carrière politique à la force du poignet. Dans les deux cas, leur rapport au monde intellectuel est extrêmement faible. En voici d’ailleurs un symptôme : Piketty est peut-être l’un des chercheurs en sciences humaines les plus importants depuis quelques décennies en France ; il consacre de nombreuses pages, dans son ouvrage sur les inégalités, à des propositions pour tout le monde – le centre gauche comme l’extrême gauche. C’est une boîte à outils. Et le ministre de l’Économie et des Finances explique, non sans fierté, qu’il ne lira pas ce livre. De même, Valls dit que les sociologues excusent le terrorisme. On vit un moment d’anti-intellectualisme tout à fait singulier en politique.
Thomas Legrand. Je dirais qu’il y a un affaiblissement du niveau des références. Mais nos hommes politiques sont le produit de la société et de l’époque dans laquelle ils ont évolué. Quand il fallait choisir entre Mitterrand et De Gaulle en 65, c’était entre deux hommes qui avaient traversé des moments tellement épiques ! Le tragique de l’histoire était présent – jusqu’à Chirac, qui a fait la guerre d’Algérie. Maintenant, on a le choix entre des gens dont on ne sait même pas s’ils ont voté oui ou non à Maastricht – et c’est le seul choix un peu dramatique qu’ils aient eu à faire de leur vie. Nos vies ont moins d’aspérités dramatiques et cela se ressent sur le plan des idées, de la pensée. Comme les idéologies sont mortes, comme après la chute du mur de Berlin les grandes grilles de lecture sont tombées, on a des gestionnaires. Et quand vous devez choisir le meilleur des comptables, vous ne regardez pas sa note au Bac de français. On en est là. Et puisqu’on parle d’animer le débat intellectuel, malheureusement, j’ai l’impression que ce débat ne se retrouve plus dans les médias classiques, qu’il est plutôt sur la Toile. Et nous avons un gros problème avec le statut de la vérité, le statut des faits. Donner des faits, c’est devenu une opinion. Il devient alors très compliqué d’articuler les choses dans le débat politique-intellectuel-journalistique…
« Le problème de la sélection des thèmes, c’est la question de la pensée unique. Ça n’est pas tant que tout le monde a le même avis et qu’on n’a pas équilibré les points de vue. C’est que l’on discute de certains sujets et pas d’autres. »
Laurent Jeanpierre
Pourquoi autrefois pouvait-on faire des émissions de trois heures avec Raymond Aron, Michel Foucault ou Jacques Derrida alors qu’aujourd’hui cela ne semble plus imaginable, malgré une offre pléthorique de médias ?
Thomas Legrand. Parce qu’avant, il n’y avait que trois chaînes, et l’on décidait que L’Homme du Picardie serait sur la première et Malraux sur la deuxième.
Laurent Jeanpierre. L’offre se diversifie quand même. On ne peut pas dire que les idées sont moins présentes dans le monde médiatique, si on l’envisage dans sa diversité. Elles sont même plus représentées aujourd’hui qu’hier. Mais j’ai un désaccord avec Thomas Legrand sur le sentiment que les médias seraient dans la surenchère pour être plus simplificateurs que les autres. Les médias qui résistent mieux à la crise de la presse misent sur les contenus : Télérama, Le Monde du jeudi soir. Même si cela semble réservé au papier, cela plaide contre l’idée de la simplification. Quand on donne du contenu, on se maintient comme média traditionnel contre les nouveaux médias ou contre les rumeurs, les théories du complot, les réseaux sociaux. Mais faire cela, ce n’est pas simplement établir ou rétablir des faits. C’est aussi et indissociablement les interpréter.
Thomas Legrand. Le contenu paye, je suis d’accord, et la complexification peut payer. Mais le bruit général du débat va à la simplification. Comment expliquer alors que le contenu paye mais que le conspirationnisme se répande ?
Laurent Jeanpierre. Ce ne sont pas des phénomènes contradictoires. Comment analyse-t-on ce qu’on appelle conspirationnisme, qui n’a d’ailleurs rien de nouveau non plus ? Pour moi, c’est une crise de l’explication. Pas une crise de la vérité. C’est une mauvaise explication. C’est lié aussi à l’humeur ambiante, très anti-intellectualiste en effet. Mais la vraie demande est une demande d’explication. Et force est de constater que l’explication n’a pas bonne presse.
Entretien réalisé par Pierre Jacquemain
Publié le 08/08/2019
#SelonLIGPN
La violence et la dérision
paru dans lundimatin#203 (site lundi.am)
Lundi 29 juillet, le corps de Steve Maia Caniço est retrouvé dans la Loire. Dès le lendemain, Edouard Philippe et Christophe Castaner révèlent qu’ils disposent depuis plusieurs semaines d’un rapport de synthèse de l’IGPN quant aux conditions dans lesquelles le jeune homme est mort le soir de la fête de la musique. Selon le rapport et selon le premier ministre, « il ne peut être établi de lien entre l’intervention des forces de police et la disparition de M. Steve Maia Caniço ». Immédiatement, les réseaux sociaux s’embrasent et le hashtag #selonlIGPN devient le plus repris sur twitter, moquant l’aberration et la partialité de cette enquête de la police des polices. Une lectrice nous a transmis cette oeuvre littéraire directement inspirée de la sagesse et de l’humour populaire.
Le petit chaperon rouge s’est introduit dans l’estomac du loup par effraction. Ce stylo
est rouge. La lune n’est pas un satellite de la terre. Le nuage de Tchernobyl a contourné la France. Le lien entre la bombe atomique et Hiroshima n’est pas établi. Donald Trump a pris conscience du
réchauffement climatique. Il ne peut-être établi de lien entre les deux extrémités d’une corde. Il n’y a aucun lien entre l’assassinat de Jaurès et le fait qu’il soit mort. On n’y est jamais allés
trop fort avec les lacrymos. On ne meurt pas au travail. Le périphérique est fluide.
Cet homme n’est pas Alexandre Benalla. Alexandre Benalla venait de garer son scooter pour aller chercher du pain et des cigarettes. L’arme que porte Alexandre Benalla est un pistolet à eau de 49,3
centilitres en polyester de propylène. Sur cette photographie Alexandre Benalla a une carotte dans la main. Alexandre Benalla n’existe pas.
Ce jour-là à Mantes-la-Jolie nos enfants participaient à la reconstitution d’une scène d’archives tirée de l’histoire coloniale de la France. Puis le groupe studieux a joué à « 1, 2, 3
soleil ». Le championnat du monde de « 1, 2, 3 soleil » s’est déroulé dans une ambiance conviviale et chaleureuse.
Geneviève faisait juste la sieste. Ce sont les mouettes qui ont apporté les grenades sur le balcon du 3e étage. Il n’y a d’ailleurs pas de lien entre la mort de Zineb Redouane et un
quelconque tir de grenade lacrymogène.
Les CRS étaient venus clôturer la soirée de la fête de la musique par un joli feu d’artifice. La mort de Steve s’est bien passée. La Loire est coupable d’avoir été présente au mauvais endroit au
mauvais moment. Wilson n’est pas un quai, mais un ballon. Or aucun match n’était programmé ce soir là. Rien ne permet d’affirmer que la Loire était au bord du quai le soir de la fête de la musique.
La fête de la musique s’est arrêté à la frontière de Nantes. La profondeur de la Loire ne dépasse pas 60 cm. La Loire était complètement asséchée le 21 juin 2019. D’ailleurs il n’y a pas la
Loire à Nantes. Et Nantes a été rayée de la carte trois semaines avant la disparition de Steve Caniço.
Cet homme fait une petite sieste après avoir marché toute la journée. Cet homme n’est pas un manifestant mais un ballon de foot déguisé en manifestant. Cet homme est un skate. Cet homme, cordonnier
de métier, intervient sur les rangers du policier pour une réparation expresse. Cet homme est coincé dans son jean. Cet homme joue au jeu appelé « la balle au prisonnier ». Cet homme est
juste éliminé du jeu appelé « la balle au prisonnier ». C’était lui le CHAT ! Didier Andrieux joue seulement au jeu appelé " je te tiens - tu me tiens par la barbichette ". Les gentils
policiers jouent au loup avec ce gilet jaune. Ils ont organisé un grand cache-cache à Paris. Le méchant lycéen s’est montré menaçant et présentait un risque pour les gentils policiers. L’horrible
mordeuse en série comptait faire une nouvelle victime mais est tombée sur un os. Cette ordure en jaune à tenté de faire tomber ce courageux policier avec lui. La béquille est une arme de guerre. Les
courageux policiers ont dû pratiquer une coloscopie d’urgence pour diagnostiquer une maladie rare des intestins. Des grêlons gros comme des balles de LBD40 tombent souvent en ce moment. Les balles de
fusil d’assaut étant plus petites que celles des LBD40, elles sont de facto moins dangereuses. Ce sont des balles tirées par les manifestants qui leur sont revenues dans la figure. C’est nécessaire
pour la démocratie. Et on voit beaucoup mieux avec un seul œil.
Ceci n’est pas une charge. Ceci est un message d’amour. Ceci est un message de paix. Ceci est une simple petite partie de foot. Ceci est un battle de hip-hop. Ceci est une scène de ménage. Ceci est
un atelier taï-chi organisé au Burger King. Ceci est un massage cardiaque. Ce n’est rien d’autre qu’un bal masqué. Il s’agit d’un goûter d’anniversaire un peu bruyant avec uniquement du cidre doux et
du Champomy. Il s’agit des pleurs du préfet qui honore la disparition de Steve de façon démonstrative. Ceci est un brumisateur géant déployé pour lutter contre les fortes chaleurs. Les policiers
mettent les gens à l’abri de la canicule, les brumisent d’Évian, pratiquent un massage relaxant à l’huile de jojoba, distribuent une lotion capillaire revigorante à ce chauve, offrent généreusement
de la ventoline à un asthmatique en détresse, font un shampooing nourrissant pour cheveux longs. Ils ont dit "VIP" et non "vieille truie". Les mots "sales putes" doivent être replacés dans leur
contexte. Ses vraies paroles sont " on va leur faire des bisous sur la bouche". Ces 46 policiers souffraient de "problèmes d’ordre privé et pas du tout d’ordre professionnel". Ils avaient aqua-poney
ce jour-là. Et ils ne sont pas de la maison.
Ce policier a vu une grosse araignée sur la cuisse de ce jeune homme. A vu un moustique sur la main de cette jeune femme. Lui a porté secours en l’écrasant, avant de lui offrir un échantillon gratuit
du nouveau parfum de chez Sephora. Celui-ci est en train de replacer la hanche démise de cette pauvre dame. D’ailleurs cet homme n’est pas un policier mais un ostéopathe.
Les CRS qui ont refusé de faire usage de la force sont des BlackBlocks déguisés. Les services d’urgence ne sont pas en grève, ce sont juste des feignants réfractaires. Cette photo est un hommage aux
Justes. Il n’y a aucun lien entre la République et En Marche. Il n’existe aucun lien entre Christophe Castaner et le ministère de l’Intérieur. Il n’y a pas de lien non plus entre le rapport de l’IGPN
et l’enquête de l’IGPN. La police fait bien son travail. La police est indépendante. Aucun homme politique n’a jamais donné l’ordre à la police de tirer, qui, de toute façon, n’a jamais eu d’arme
entre les mains. Il est impossible d’identifier le membre des forces de l’Ordre que l’on voit sur la vidéo. Ces images ont été tournées en Syrie. Les journalistes doivent transmettre les images
officielles du ministère de la vérité. Afin de lever tout soupçon, le Kremlin a demandé une contre-expertise à l’IGPN qui n’a pas trouvé non plus de substance toxique dans l’organisme de Monsieur
Navalny. Dans la nuit de jeudi à vendredi, les gilets jaunes ont repeint en jaune la banque postale. Une marche blanche en mémoire des vitrines brisées et des murs taggués sera prochainement
organisée sur les Champs Élysées. D’ailleurs ce ne sont pas des tags mais l’ouverture de la biennale d’art contemporain. Ce ne sont pas des tags mais une poule qui picote du pain
dur.
Publié le03/08/2019
La rue ou rien
« Il y a dix jours, trois jeunes hommes étrangers à la rue sont morts à Paris »
paru dans lundimatin#202, (site lundi.am)
Il y a dix jours, trois jeunes hommes étrangers à la rue sont morts à Paris : l’un d’entre eux a été fauché par un véhicule porte de la Chapelle, un autre s’est noyé dans le canal de l’Ourcq et un troisième s’est pendu du côté de la porte d’Aubervilliers, juste à coté d’un graffiti à la craie qui criait « Help us ».
[Photo : Nnoman - collectif OEIL]
Nous ne savons toujours pas comment ils s’appelaient, qui ils étaient, quel âge ils avaient, quels étaient leurs désirs, leurs idées, ni leurs rêves. Même de cela, d’une mémoire d’eux, la France les a destitués. Des bruits circulent que le jeune suicidé était mineur.
La semaine précédente, deux adolescents, étrangers eux aussi et supposément « pris en charge » par l’Aide Sociale à l’Enfance (donc reconnus comme mineurs, contrairement à l’écrasante majorité de jeunes arrivants rejetés au faciès ou après un bref entretien par la Croix Rouge), sont morts de désespoir.
Les journalistes s’en foutent et quand bien même les évoqueraient-ils, qu’ils les nommeraient « migrants ». Comme à chaque fois que le compteur des noyés de Frontex grossit. 323 migrants, 48 migrants, 39 migrants, 221 migrants, 121 migrants, 42 migrants. De personnes, de destins, de visons du monde, de causes des exodes, jamais il n’est question. Ni d’aucun élément qui tisserait l’interstice d’une possible identification donc d’un Nous.
Depuis un an et demi, avec les personnes mobilisées du Nord-Est parisien, nous avons côtoyé plus de 25 personnes qui se sont suicidées en région parisienne. Il y en a bien d’autres, c’est certain. Je me souviens que le frère de l’un d’eux est venu de Londres pour l’inhumer mais qu’il n’a pas pu le faire car ils étaient soudanais et que son frère s’était déclaré Érythréen pour avoir des papiers. Je me souviens aussi de Majdi, qui avait 17 ans, qui était « suivi » par le Samu Social et qui est mort d’anorexie : il pesait alors moins de 40 kilos. Mais personne n’a organisé d’écoute pour lui. L’État préfère engraisser des tenanciers d’hôtels sociaux à 70 balles la nuitée que de louer de vrais appartements avec des portes qui ferment où l’on peut se reposer, partager une conversation privée, lire, écrire, réfléchir, avoir une vie sexuelle ou inviter des amis. Et de Soraya, âgée de 17 ans elle aussi, qui s’est jetée sur les rails du RER. Et d’autres. Notamment d’un ami très cher, avocat d’activistes dans son pays d’origine, qui n’a pas supporté les conditions d’hébergement dans un centre qu’Emmaüs nous avait volé dans le XIXe arrondissement. Il s’est défenestré. Il a passé un an et demi à l’hôpital. Il n’est pas mort physiquement mais son esprit, si.
Puis je me suis rappelée de la première tentative de suicide d’une personne exilée de notre entourage. C’était le 10 juin 2015. Le soir où nous avons brièvement occupé la caserne Château-Landon et que le PCF, borné dans sa lamentable rivalité avec le NPA, a tout fait, avec des tas d’élus municipaux rouges et verts, pour dissuader les étrangers à la rue violentés à La Chapelle d’occuper ce vaste bâtiment qui est toujours vide. Il paraît qu’Hidalgo veut en faire une pépinière de mode.
Hidalgo, elle décore Pia Klemp et Carola Rockete, les valeureuses capitaines du Sea Watch qui, je l’espère, refuseront sa médaille salie par la maltraitance qui sévit à Paname, mais elle coupe les points d’eau en pleine canicule dans les quartiers où seules les fontaines publiques permettent de s’abreuver quand on n’a pas un sou en poche, qu’on n’a pas de papiers et qu’on ne parle pas la langue française. Les douches aussi. Fermées. Paraît que ça contribue à la formation de ce que ses équipes appellent « des abcès de fixation ». C’est pour ça qu’elle fait installer des grillages partout entre Barbès et Jaurès, tels des cicatrices de nos échecs.
Hidalgo, elle dépense des fortunes pour qu’un street-artist carriériste fasse une déco géante au champ de Mars pour la journée internationale des migrants. Bref, c’est une socialiste, on s’en fout.
Mais reparlons de Khalil, le copain qui a failli se jeter du pont de la Chapelle le soir de l’occupation de la caserne. Aussitôt, plein d’habitant.e.s du quartier et d’autres personnes en situation d’exil se sont rapprochées de lui. Et on a campé ensemble. On a manifesté ensemble. On a écrit ensemble. On a dansé. On a occupé. On était là. Ça n’a pas empêché qu’il se fasse expulser l’année suivante suite à la délation d’un contrôleur RATP, le corps tout entier saucissonné avec du scotch de gros travaux et le crâne enserré dans un casque en mousse. Les flics de la PAF l’avaient piqué avant, à Roissy.
Après la menace de chute de Khalil, pendant une bonne année, on n’a plus entendu parler de tentatives de suicides ou de suicides. Je suis convaincue que c’est en grande partie parce que la rue était investie politiquement. Que de l’expérience de résistance commune et collective s’y partageait au quotidien.
Il y avait des AGs mixtes multilingues (demandeurs d’asile / sans paps - « soutiens ») et non-mixtes (entre exilés) et des triples listes dans ces AGs pour favoriser la parole des femmes exilées et l‘auto-organisation des habitant.e.s des campements. Y’avait pas trop de dames patronnesses mais plutôt des cuisines de rue, pour que les gens puissent se faire eux-mêmes à bouffer ce qu’ils voulaient. Et aussi des cours d’arabe et de français, de la transmission de techniques d’autodéfense en manifs, des tours de gardes de nuits avec la BAN et Regard Noir, des formations de délégations pour explorer des lieux à occuper ou rencontrer des agents de l’État, des discussions aussi, beaucoup.
Mais face à la répression, à la fatigue, à la dèche, à la gale, on s’est tous embrouillés, dispersés, fragmentés,, atomisés. Si au moins ça avait été pour des raisons politiques, sachant que les deux lignes de fracture principales sont 1°) avec ou sans l’État 2°) humanitaire ou politique, c’aurait été pas mal. Mais en fait, même s’il y a de ça, c’est surtout des conneries interpersonnelles liées à des enjeux de représentation. Et puis des rivalités de groupes. Et puis des gens qui se sont trouvés du taf en montant des assos.
Quand Hidalgo à ouvert sa bulle de tri Porte de la Chapelle, on a déserté la rue pour ne pas servir de vaseline ni d’huile de coude à son antichambre de la rétention. Mais en fait, on a perdu.
D’autres groupes d’entraide se sont constitués. Pas mal de maraudeurs. Des gens que je salue et que je respecte car faut vraiment être quelqu’un de bien pour tenir des mois durant là-bas, entre les CRS, les dealers, les toxs, la neige, les grosses assos immondes qui se gavent, la détresse, la détresse, la détresse.
Mais d’AGs de rues, il n’a plus été question. Et de plus en plus de gars se suicident.
Pourtant, la rue parisienne n’a jamais été aussi vivante que tous les samedis depuis novembre dernier. Mais il faut le reconnaître, malgré quelques ponts et passerelles, la synergie entre Gilets Jaunes et Lutte antiraciste a échoué.
Les Gilets Noirs, coordonnés avec 45 foyers de travailleurs, le Collectif La Chapelle Debout ! et Droits Devant ! mènent des actions très fortes qui relancent une dynamique importante : à Roissy, au siège d’Elior à la Défense et dernièrement, au Panthéon. Ils sont majoritairement – mais pas uniquement - composés de dits « sans papiers » francophones qui partagent du commun. Ils sont déterminés.
La présence et le déplacement des derniers arrivants posent une question à cette ville, à ce pays, à ce continent et à l’Occident tout entier. Sans opposition entre eux, la question migratoire est devenue le point de polarisation obessionnelle des libéraux comme des souverainistes, qui font de leur hostilité xénophobe un argument de responsabilité électorale.
Demeure un point aveugle : comment la sécurité des uns (des Nationaux en l’occurence) se fait sur le dos de la surexposition permanente des Autres à la violence d’État ? À chaque meeting sur les violences policières, impasse est faite sur celles et ceux qui la subissent le plus massivement. Sur les 3 000 personnes raflées entre août et octobre 2016 à Stalingrad, sur les retenu.e.s en CRA, sur les expulsé.e.s, sur les mineurs étrangers isolés des parcs et des ponts des XVIIIè, XIXe et XXe arrondissements, sur les suicidés des maréchaux. Cela pose une question à laquelle il importe de répondre.
Alors, avec les 3 000 personnes cachées sous des porches d’immeubles, sous des ponts, dans des campements éphémères démantelés les uns après les autres et repoussés de plus en plus loin des zones de pouvoir, on fait quoi ? On fait quoi avec ceux qui ont survécu à la répression féroce dans leurs pays d’origine, à la traversée du Ténéré et des Balkans, à la mer Méditerranée, aux flics qui les ont électrocutés pour relever leurs empreintes en Bulgarie, en Hongrie, en Grèce et en Italie ? On fait quoi ICI ?
Quelqu’un qui traîne à la Chapelle depuis 4 ans et qui a la privilège de naissance de détenir un passeport occidental.
Publié le 02/08/2019
L'intolérable est dans les rangs du pouvoir
Dégradations des locaux de LREM : Steve est mort, et ils pleurent leurs locaux
Depuis plus d’une semaine, et notamment après le vote sur le CETA, les locaux des députés LREM sont la cible de plusieurs dégradations, pendant des manifestations Gilets jaunes ou lors d’actions d’agriculteurs. Pendant que les députés de la majorité – et du PS – pleurent leurs vitrines, et crient à « l’intolérable », la ligne rouge de « l’intolérable » continue à être franchie, en tout impunité, par le gouvernement, son parlement, et sa police, comme on le voit encore avec la mort de Steve à la suite de la répression de la fête de la musique à Nantes.
Iris Serant (site revolution permanente.fr)
Une colère qui en annonce bien d’autres
Les articles fleurissent à ce sujet. Depuis un peu plus d’une semaine, c’est une dizaine de locaux des permanences des députés LREM qui ont été la cible de différentes dégradations – Haute-Saône, Jura, Creuse, Lot-et-Garonne, Pyrénées-Orientales, Gironde… A Foix, le local a été recouvert de tags – ACAB, RIC, Fuck le système –. Quant à Perpignan, le député accuse des Gilets jaunes d’avoir tenté de mettre le feu à son local. D’autres députés déplorent le fait que des agriculteurs aient mis des déchets devant leur porte.
Un ensemble d’actions qui a suscité une tribune de députés LREM, rappelant leur « responsabilité politique : celle d’organiser démocratiquement le vivre-ensemble et rendre possible la diversité et les contradictions du réel au lieu de les amplifier. » Une responsabilité politique et un souci de la démocratie si présents chez eux, qu’ils ont ratifié, malgré le rejet massif de la population, l’accord de libre-échange avec le Canada, le CETA, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles aberrations écologiques, sanitaires et sociales. C’est notamment furieux contre la ratification de ce traité que plusieurs agriculteurs ont décidé de viser les permanences de LREM.
Mais le problème ne se limite évidemment pas au CETA, et la colère est loin d’être spécifique aux agriculteurs. Au moment où le gouvernement prépare la réforme des retraites et vient de porter un nouveau coup à l’assurance chômage – que les députés LREM se sont empressés d’approuver –, après des mois de manifestations massives contre ces politiques au service du grand patronat et contre les violences policières, ces actions de dégradation expriment bien plus que le seul rejet du CETA. En plein été, alors que le gouvernement pensait avoir refermé la crise des Gilets jaunes, on voit bien que toutes les manœuvres du gouvernement, qui profite en plus de la période estivale pour faire ses coups en douce, ne passent plus. La tension reste palpable.
L’intolérable n’est pas là où ils le dénoncent
Une vingtaine de députés bretons de la majorité LREM ont signé une tribune relayée par France Info où ils vantent leur capacité à ménager la chèvre et le chou – les travailleurs et le grand patronat – grâce à des politiques dont on n’a que trop subi les effets mais s’inquiètent cependant du devenir de leur système démocratique : « Cet ensauvagement des mots et du monde ne peut produire que le pire et pourtant certains soufflent sur ces braises. Car ils souhaitent le pire. Pas nous ! »
Ces derniers mois, bien que la colère se soit exprimée à des niveaux très élevés, nous avons vu que « le pire » était bien loin d’être atteint, malgré un gouvernement qui n’a cessé de mettre de l’huile sur le feu et de renchérir pour faire taire les manifestants ; une escalade qui a été jusqu’à entraîner la mort de Zineb Redouane. Les députés peuvent s’agiter face à la violence contre leurs locaux, c’est aujourd’hui les responsables de la mort de Steve qu’il faut condamner. Après une enquête menée au ralenti, des fausses déclarations de la police, et un ministre de l’Intérieur qui nie le lien « entre l’intervention des forces de police et la disparition de Steve Maia Caniço », c’est bien de ce « pire » là qu’il faut se soucier.
« Nous sommes en train de nous habituer à
l’intolérable » ont eu le culot de déclarer les députés signataires, scandalisés de ce qui
arrivait à leurs locaux. Pourtant, tandis qu’ils s’évertuent à nous faire pleurer sur leur sort, force est de constater que leurs lamentations ont de moins en moins d’écho. Et ce en dépit de la
manœuvre qui consiste à attirer les projecteurs sur eux tandis que tous les regards devraient se porter sur les forces de répression et le gouvernement désormais mis en cause dans la mort de
Steve.
Pour l’intolérable que les Gilets jaunes, les jeunes, les travailleurs subissent au quotidien, pour la violence à laquelle le gouvernement tente de nous habituer afin de mater la colère et de garder
la main, pour toutes ces enquêtes sur des meurtres policiers qui sont étouffées, pour la mort de Steve, pour les centaines de blessés dont il est responsable et pour la mémoire des victimes des
violences policières, les Adama, Les Zyneb et Bouna, c’est la démission de Castaner que nous exigeons aujourd’hui !
Publié le 25/07/2019
« Ce qu’on vit dans les centres de rétention administrative, c’est de la torture psychologique »
par Eléonore Hughes (site bastamag.net)
Tentatives de suicide, grèves de la faim, incendies volontaires : les signes de désespoir se multiplient au sein des centres de rétention administrative (CRA), où sont enfermées les personnes faisant l’objet d’une procédure d’expulsion. Des associations dénoncent « une machine à enfermer qui brise des vies », « un environnement carcéral oppressant » et font valoir leur droit de retrait. Une « maltraitance institutionnelle » niée par le ministre de l’Intérieur.
Trois jeunes hommes ont tenté de se suicider le 9 juillet au centre de rétention administrative (CRA) du Mesnil-Amelot, près de l’aéroport de Roissy. Suite à ces actes, les salariés de la Cimade, qui interviennent dans le centre, ont exercé leur droit de retrait, jugeant qu’ils et elles ne pouvaient pas exercer leur mission d’accompagnement juridique dans de telles conditions. « On ne peut pas aller travailler tous les matins en prenant le risque de voir quelqu’un se suicider », explique Clémence, une employée de cette association qui intervient dans plusieurs CRA en France.
Dans les autres centres, la situation n’est pas meilleure. À Vincennes, des détenus du centre de rétention ont mis le feu à leur cellule la semaine dernière pour protester contre les conditions dans lesquelles ils sont enfermés. À Palaiseau, 22 détenus sont en grève de la faim depuis le 17 juillet, eux aussi pour réclamer de meilleures conditions de vie au sein du centre.
Selon un collectif de 21 associations de solidarité et de défense des droits humains, le gouvernement a « franchi une ligne rouge » dans sa politique d’enfermement. « Ces actes qui se multiplient à une fréquence inédite sont le résultat d’une politique inacceptable », écrivent les associations dans un courrier au ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner : utiliser l’enfermement en rétention comme outil d’une politique d’expulsion banalise la privation de liberté et « conduit à la maltraitance de personnes étrangères ».
« Violations massives des droits »
Au sein du centre de rétention du Mesnil-Amelot, « la logique qui prédomine actuellement est "on enferme, et on voit après" », décrit Clémence. Même son de cloche dans un rapport de plusieurs associations, dont la Cimade, publié en juin 2019 : le texte évoque un « usage quasi systématique de la rétention, sans examen approfondi des situations personnelles. » Il décrit « des centres de rétention utilisés à plein régime », et dénonce « des violations massives des droits » des personnes. « Nous demandons au gouvernement de cesser sa politique d’enfermement systématique, explique le secrétaire général de la Cimade, Cyrille de Billy. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 40 % des personnes retenues sont finalement libérées sur décision de justice, c’est bien la preuve que l’exécutif recourt à la rétention de façon totalement abusive. »
Dans les CRA se côtoient des personnes aux situations variées : des pères de famille présents sur le territoire depuis une dizaine d’années avec des enfants scolarisés en France, des migrants demandeurs d’asile [1], ou encore des personnes ayant exécuté une peine de prison et ensuite envoyées en rétention… Leur point commun ? Être étrangers, et ne pas être en règle du point de vue de l’État français.
Enfants traumatisés, familles séparées, emplois et logements perdus, personnes malades dont les traitements sont interrompus… Telles sont les conséquences de l’enfermement sur celles et ceux qui le subissent. Selon le gouvernement, focalisé sur sa volonté d’expulsions en nombre, la rétention serait nécessaire pour en accélérer le rythme. Même sur ce point, et sans partager cet objectif, les associations jugent que « les statistiques sont formelles : enfermer plus longtemps ne permet pas d’expulser plus ». Les violations des droits fondamentaux iraient par contre jusqu’aux expulsions elles-mêmes, parfois réalisées en dehors du cadre légal.
« On vit dans des conditions déplorables »
À cette politique d’enfermement jugée injuste, s’ajoutent des conditions de vie exécrables dans les centres de rétention. D’abord concernant la santé : « De plus en plus de personnes avec des problèmes psychiatriques sont en rupture de soin dans les CRA. On les place en cellule d’isolement plutôt que de les soigner !, poursuit Clémence, de la Cimade. Le psychiatre vient deux demi-journées par semaine, ce qui n’est absolument pas assez. Il n’y pas de soins dentaires non plus, donc les gens se retrouvent seuls face à la douleur, sans traitement. » Le Défenseur des droits et la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté (CGLPL) ont également dénoncé des atteintes graves au droit à la santé au sein des CRA.
Hamel Khalid a passé 32 jours dans le CRA de Mesnil-Amelot. Libéré jeudi 18 juillet, il peine pourtant à se réjouir, en pensant à ses codétenus toujours derrière les grilles. « On est censés être dans un pays de droit, mais j’ai vu des choses qui m’ont dégoûté, dénonce-t-il. Il faut voir l’état des toilettes, des douches, c’est vraiment très crade. Ils nettoyaient tout avec la même serpillère en cinq, dix minutes maximum. On vit là-bas dans des conditions déplorables. »
Elias*, détenu dans le centre de rétention de Palaiseau, fait lui aussi le constat de conditions d’enfermement anxiogènes : « On est les uns sur les autres dans des espaces très petits. » Avant d’être en centre de rétention, Elias a purgé une longue peine de prison, « pour des affaires qui se sont accumulées. » Contacté par Basta !, il estime que « le centre de rétention est trois, quatre fois pire que la prison, à tous les niveaux. Ce qu’on y vit, c’est de la torture psychologique. »
Une politique d’exception devenue la norme
Cette politique d’enfermement des étrangers existe depuis plus de 35 ans. Nicolas Fischer, du Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales, rappelle qu’il s’agit « d’enfermer des individus en dehors de toute condamnation pénale et hors de toute procédure judiciaire, afin de les mettre à l’écart et de les maintenir sous surveillance. » La pratique est d’abord informelle, jusqu’à ce que la loi Bonnet du 10 janvier 1980 lui donne un cadre légal. « Au lieu de demander la fermeture de ces centres, et que cela cesse d’exister, les associations ont préféré qu’ils soient légalisés », regrette Nestor*, membre du collectif « La Chapelle debout », qui agit aux côtés des personnes exilées.
Si, au début, cette politique reste exceptionnelle, elle se normalise peu à peu. Désormais « c’est le principe de rétention qui prévaut, observe l’avocat Sohil Boudjellal. Avant, la remise en liberté était la norme, et la rétention, l’exception. Aujourd’hui c’est l’inverse. » La loi dite « asile et immigration », promulguée en septembre 2018, est venue accentuer cette politique en doublant la durée maximale de rétention, portée à trois mois. Ce qui entraîne, en conséquence, une augmentation des personnes en rétention. Selon les associations, 480 places supplémentaires auraient été créées en métropole en 2018, pour atteindre le chiffre de 1549 places.
« Le ministre ne semble pas comprendre l’ampleur du phénomène ni mesurer ses conséquences pour la vie et la santé des personnes enfermées sous sa responsabilité », estime la Cimade. Christophe Castaner a répondu à l’interpellation des associations en niant « la violence de la politique du tout enfermement, la maltraitance institutionnelle de ces lieux de privation de liberté ainsi que les pratiques illégales des préfectures, selon l’association. Une pétition en cours, interpellant le ministre, a déjà récolté 21 000 signatures.
Eléonore Hughes
*Son prénom a été modifié.
Publié le 24/07/2019
Comment est-on passé de « l’arabe » au « musulman » ?
Par Aude Lorriaux (site regards.fr)
Il y a cent ans, on haïssait au nom de la couleur de peau. Dans les années 1970, le racisme prend une forme culturelle : au pied des tours HLM, c’est désormais « l’arabe » que l’on dénonce comme « l’envahisseur ». Jusqu’à subir une nouvelle mutation, plus récente, en la figure du musulman. Quel chemin les mots ont-ils suivi ?
Pour les quinquas et leurs aînés, c’est une sorte de souvenir flou, confus, le sentiment que quelque chose dans le vocabulaire a changé. Il y a quelques dizaines d’années, dans les conversations de bistrot, on parlait plutôt des Arabes. Aujourd’hui, ce sont les musulmans et l’islam qui ont la cote sur les comptoirs en zinc, ou sur les comptoirs virtuels des réseaux sociaux.
Des « travailleurs arabes » aux « Arabes » tout court
Le vocabulaire s’adapte à l’époque. Il a en réalité connu plus d’une mutation : « Au temps des croisades on parlait des Sarrasins, au début du XIXe siècle, c’était les "enturbannés", dans les années 1930 on disait les "Sidi" (du nom de la ville de Sidi Bel Abbès, à 80 km d’Oran, en Algérie, NDLR)... Cela correspond toujours à une posture ethno-historique », explique l’historien Pascal Blanchard.
C’est à partir des années 1970 qu’on commence à parler d’Arabes de manière très régulière pour désigner les populations dites maghrébines qui habitent en France, et qui sont d’abord associées à la question du travail. On parle ainsi beaucoup de « travailleurs étrangers ». Ou, dans une moindre mesure, de « travailleurs arabes ». Ainsi ce titre du journal Le Monde, sur une grève à Marseille, en 1973 : « Un mouvement de grève des travailleurs arabes a été diversement suivi ». Ou cet autre titre, de 1971 : « L’alphabétisation : clé de l’intégration sociale des travailleurs étrangers ». « Plantu dessine alors des immigrés avec des casques d’ouvriers. Aujourd’hui il ajoute des mouches autour de la plupart des musulmans… », fait remarquer Thomas Deltombe auteur de L’islam imaginaire, sous-titré La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005.
Dans la deuxième moitié des années 1970, à la faveur du regroupement familial qui s’accentue, ces thématiques liées au travail vont céder la place à des articles sur les pratiques culturelles des travailleurs immigrés. « Il y a une focalisation croissante sur ce qui est perçu comme différent », analyse Thomas Deltombe.
La désignation de ces populations comme musulmanes est quasiment absente des discours. Même l’extrême droite n’y a pas recours : « Les mots du racisme contre les Arabes sont à l’origine laïques : "bicot", "bougnoule". À l’extrême droite, on avait parfois des sympathies pour l’islam. François Duprat (l’une des figures de l’extrême droite française dans les années 1960-1970, NDLR) n’a pas une ligne contre la religion musulmane. Quand il met en place le discours anti-immigration du FN dans les années 1970, les arguments se veulent exclusivement centrés sur le coût social », explique le spécialiste du Front national Nicolas Lebourg.
À cette époque, l’extrême droite essaye plutôt d’instiller l’idée d’une « invasion arabe », avance l’historien Todd Shepard. C’est en particulier l’intention des fondateurs de la Nouvelle droite, Dominique Venner et Alain de Benoist. Les peurs qu’ils agitent tournent autour des mariages mixtes ou de la criminalité sexuelle, pas de la religion.
« Musulmans », un retour
Des outils linguistiques confirment l’hypothèse d’un déclin de l’utilisation de l’expression « les Arabes », comme celui développé par le laboratoire Praxiling, à l’université de Montpellier. Maître de conférences, Sascha Diwersy a constitué une base lexicale à partir d’un échantillonnage des articles du Monde de 1944 à 2015, soit 350 millions de mots. Il montre que l’expression commence à être utilisée dans les années 1960 et atteint un pic entre 1969 et 1975. L’analyse doit être nuancée par le fait que nombre de ces occurrences de « les Arabes » renvoient en fait aux pays arabes. Mais le pic d’utilisation correspond exactement à la période indiquée par les historiens et sociologues que nous avons interrogés.
Pourquoi l’expression décline-t-elle à la fin des années 1970 ? Avec la culturalisation de l’immigration, et l’émergence de thématiques liées au racisme culturel, le mot « Arabe » prend peu à peu une connotation péjorative. Puisqu’il est le mot utilisé par les racistes et l’extrême droite pour dénoncer les travailleurs immigrés, la presse et le monde politique commencent à s’en distancier. C’est alors qu’émerge, au début des années 1980, le terme « musulmans » : « On constate à cette époque une méfiance vis-à-vis du mot "arabe", qui diminue en fréquence, fait remarquer le linguiste Alain Rey. L’appartenance religieuse paraît plus correcte pour déterminer quelqu’un. On passe alors au mot "musulmans" pour des raisons de correction, mais sans s’occuper de savoir si les personnes en question sont bien musulmanes. » Un peu à la manière d’un Nicolas Sarkozy, qui invente le concept de « musulmans d’apparence »...
« Ça fait raciste de parler des Arabes, ça désigne des peuples, une origine ethnique, c’est mal vu, alors que parler de musulmans, c’est tout à fait permis. En passant d’Arabes à musulmans, on a l’air d’être moins raciste. Et c’est aussi pratique parce qu’on peut leur trouver une faute, autre que leur origine ou que de manger du couscous. Être musulmans, ils pourraient arrêter de l’être », commente la sociologue Christine Delphy.
Là encore, l’outil Ngram Viewer confirme l’hypothèse d’un effet de vases communicants entre les mots Arabes d’un côté et musulmans de l’autre. Cet outil analyse les données de près de cinq millions d’ouvrages, soit environ 4% des livres jamais publiés, le plus gros corpus linguistique de tous les temps d’après le linguiste Jean Veronis. Ngram montre bien un pic de l’utilisation du mot « Arabes » au milieu des années 1970, puis un déclin, et une augmentation presque concomitante du mot musulmans.
L’islamisation des regards
Il est intéressant de noter aussi que le mot « musulman », en émergeant à cette période-là, n’effectue en réalité qu’un retour. Le corpus utilisé par Praxiling montre une très forte utilisation de l’expression dans les années 1950 et 1960, correspondant au statut des personnes colonisées en Algérie, qu’on va qualifier administrativement sous la catégorie « musulmans », tout en affirmant que cette catégorie n’a rien à voir avec la religion. « C’était leur statut de Français musulmans d’Algérie (FMA) au parlement, c’est comme si vous disiez que le terme de binational est péjoratif. C’est un statut juridique », explique Pascal Blanchard, qui ajoute que l’on pouvait avoir le statut de musulman sans être pratiquant. Ironie de l’histoire, les hommes politiques de l’époque utilisaient le terme pour désigner un groupe ethnique, tout en se défendant de lui donner un caractère religieux. Alors qu’aujourd’hui, c’est le contraire : « On prétend parler seulement de religieux, alors qu’on puise dans les références racistes et racialisées, historiquement ancrées en France », fait remarquer Todd Shepard.
Jusque-là, une grande partie de la gauche est fascinée par ce qu’on englobe sous le terme de « Révolution arabe », qui désigne alors « l’héritage de la révolution algérienne et l’urgence de la lutte palestinienne, mais aussi le conflit du Sahara occidental, le nassérisme et les débats intra-algériens contemporains », raconte Todd Shepard dans son livre, Mâle décolonisation. Elle apparaît, aux yeux des militants français, « comme un fantasme alternatif, chargé de potentialités radicales ».
La révolution iranienne va doucher les espoirs des militants. Le régime iranien punit de mort l’homosexualité ou la sodomie et réserve un triste sort aux femmes : elles doivent porter le hijab et sont écartées de toutes les hautes fonctions publiques. On parle alors beaucoup des musulmans, et surtout des musulmanes. C’est à ce moment-là, au début des années 1980, que commence ce que Thomas Deltombe appelle « l’islamisation des regards ». Une période dont on ne serait, selon lui, toujours pas sortis.
Un événement singulier, en 1983, symbolise cette mutation. Face au tournant de la rigueur, le gouvernement est confronté à des grèves de longue durée chez Citroën à Aulnay, chez Talbot à Poissy, ou encore à Flins, chez Renault. Des socialistes peuvent-ils utiliser l’argument économique pour faire cesser les contestations ? Comment mater une grève, lorsque l’on se prétend proche des ouvriers ? Devant ce dilemme, le premier ministre Pierre Mauroy, aidé de Gaston Defferre (Intérieur) et Jean Auroux (Travail), va utiliser un subterfuge : déplacer le débat sur le terrain de la religion.
Les grévistes de l’usine PSA d’Aulnay-sous-Bois viennent du Maroc, d’Algérie, de Mauritanie, du Mali ou de Turquie. Ils seront taxés d’intégristes, accusés d’être « agités par des groupes religieux ». Gaston Defferre évoque « des grèves saintes d’intégristes, de musulmans, de chiites ». La lutte des classes risquait de tourner dans l’opinion au profit des salariés, le gouvernement joue la carte de la lutte des religions. Pourtant, tout cela ne repose que sur du vent. La CGT a bien intégré à la liste de revendications celle d’une salle de prière, mais il n’y a jamais eu de groupe religieux, démontre une enquête de Libération.
Une montée en islam
Tout au long de cette décennie, d’autres événements viendront cristalliser la confessionnalisation de la question sociale et de la figure de l’Arabe. C’est l’échec de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, qui selon Nedjib Sidi Moussa, auteur de La fabrique du musulman, « aura été pour beaucoup dans la percée de l’islamisme en France ». Ou encore la stratégie de SOS racisme de mettre sur un même plan racisme anti-Arabes et antisémitisme. Et c’est enfin, à la fin des années 1980, « l’affaire de Creil », qui constitue un tournant selon le spécialiste des religions Olivier Roy : l’exclusion de trois collégiennes de leur école parce qu’elles refusent de retirer leur foulard en classe.
Dans le même temps, explique le sociologue Patrick Simon, les organisations militantes ou d’éducation populaire, qui étaient très présentes dans les quartiers, sont progressivement remplacées par des associations à fondement religieux. Elles prennent le relais des pouvoirs publics et des partis, qui abandonnent ou sont contraints d’abandonner le terrain, faute de relais suffisants.
La construction progressive d’un regard religieux sur les immigrés du Maghreb n’est pas uniquement fantasmée, ou créée par le pouvoir. Elle est aussi le fait de demandes religieuses, qui s’étaient jusque-là plutôt rendues invisibles, et qui vont devenir croissantes à partir des années 1980-1990. C’est une époque où les musulmans ont besoin de lieux de culte, où ils ouvrent des boucheries halal. Après avoir déployé tous ses efforts dans son installation immédiate, cette génération construit désormais de l’infrastructure, de la pérennité, et se rend nécessairement plus visible. Leurs enfants vont maintenant à l’école, à l’université. Ils sont nés ici, et n’ont aucune raison de dire merci : ils veulent les mêmes droits que tous les Français, tout simplement. Et parmi ces droits figurent celui de pratiquer leur religion, un droit qu’ils revendiquent d’autant plus qu’on les regarde maintenant depuis quelques années davantage comme des musulmans que comme des Arabes...
En 1944 Jean-Paul Sartre affirmait que « c’est l’antisémite qui fait le Juif ». Soixante ans plus tard, le réalisateur Karim Miské observait que « c’est l’islamophobe qui fait le musulman ». Aux faits s’oppose la prophétie auto-réalisatrice, qui elle-même engendrera d’autres faits, dans une dialectique complexe et dont il serait impossible de déterminer le premier facteur. L’islamisation des regards créé le musulman, qui lui-même en retour renforce le regard qu’on a faussement porté sur lui.
La construction de la menace
Alors que la figure du musulman est désormais bien installée dans le paysage médiatique et politique, les années 1990-2000 vont la teinter d’une couleur menaçante, celle du terrorisme. Le « musulman » est remplacé par le « musulman dangereux », et ce dès la guerre du Golfe, qui « mobilise des figures de l’Arabe menaçant la France depuis l’extérieur », montre Thomas Deltombe dans un article co-écrit avec Mathieu Rigouste. « C’est le moment où le concept d’islamisme arrive dans le débat public, alors qu’avant on parlait plutôt d’intégrisme. C’est aussi le moment où est introduit le concept de communauté musulmane », nous explique le chercheur. Les attentats de 1995 renforcent cette figure menaçante : « Le personnage de Khaled Kelkal, co-auteur présumé de l’attentat de la station RER de Saint-Michel, est décrit à la fois comme un "terroriste islamique né à Mostaganem en Algérie" et comme un "jeune délinquant originaire de Vaulx-en-Velin" », écrit Thomas Deltombe.
Dans ces années-là, si l’image du musulman a pris le dessus sur celle de l’Arabe, elle est encore ambiguë. L’extrême droite, notamment, hésite encore sur sa cible. « Entre 1989 et 1998, le FN considère dans sa revue théorique que l’islamisme participe comme lui d’un front identitaire contre le nouvel ordre mondial », explique Nicolas Lebourg.
L’attentat du 11 septembre 2001 est le point d’orgue de cette évolution, qui installe durablement la figure du terroriste musulman dans l’imaginaire collectif, et oriente la stratégie de l’extrême droite. « C’est là que l’islam devient, pour certains, antinomique avec la République », selon Pascal Blanchard. C’est là aussi que la vision populaire misérabiliste, celle de personnes passives inadaptées à la société française, fait place à la vision beaucoup plus active de personnes autonomes qui vont nous adapter, qui voudraient nous changer, à défaut de se changer eux-mêmes. « C’est l’idée d’une contrainte sociale, que les musulmans imposeraient leur rythme, leurs valeurs, que l’on peut voir dans le livre de Houellebecq, Soumission », commente Patrick Simon.
Les années qui suivent sont des années de crispation de part et d’autre, qui entérinent définitivement la figure du musulman dangereux ou du musulman revendicatif dans le paysage mental. À l’installation en 2003 de la commission Stasi chargée de réfléchir à « l’application du principe de laïcité » – en réalité à l’interdiction du foulard en l’école – et aux propos polémiques de l’éditorialiste Claude Imbert (« Moi, je suis un peu islamophobe. Cela ne me gêne pas de le dire ») répond la création du Collectif contre l’islamophobie (CCIF).
Un racisme reformulé
La suite est connue : le terrorisme qui se revendique de l’islam s’est multiplié, tout comme les unes des journaux titrant sur « cet islam sans gêne » ou « la peur de l’islam ». Le paradigme qui s’est mis en place dans les années 1980 ne s’est pas évanoui, il s’est même renforcé, tandis que l’expression « les Arabes » a presque complètement disparu du langage politique.
C’est ce que montre l’étude des tweets des hommes et femmes politiques, à partir d’un autre outil linguistique. #ideo2017, créé par l’équipe du linguiste Julien Longhi, recense les tweets des candidats et candidates aux élections présidentielles. Doctorante au laboratoire Praxiling, Manon Pengam a interrogé pour nous cette base. Résultat : elle n’a relevé qu’une seule occurrence du mot arabe, dans un tweet de Marine Le Pen, qui mentionne la « langue arabe ». En revanche, le mot « musulmans » ou ses dérivés sont utilisés dans une cinquantaine de tweets des candidats.
Si le musulman a supplanté l’Arabe, il ne faut toutefois pas se méprendre : le contenu de ces deux expressions conserve de nombreux points communs. « Le rejet aujourd’hui des musulmans présente beaucoup de ressemblances avec celui de l’Arabe dans les années 1970 », estime Todd Shepard. « On n’ose plus parler des Arabes, mais les mêmes préjugés, la même détestation subsistent », complète Christine Delphy.
On observe donc à la fois une recodification et un glissement de sens. Recodification, parce ce qu’une partie du contenu et de l’imaginaire xénophobe sous-entendu dans l’expression « les Arabes » subsiste dans l’emploi actuel de l’expression « les musulmans ». Et glissement, parce que l’opinion publique plaque aussi des choses nouvelles derrière cette expression : « Le racisme anti-Arabes a été recodé en islamophobie tactique, mais cette islamophobie a aujourd’hui une vie organique qui lui est propre », estime Marwan Muhammad, directeur du CCIF.
Arabe ou musulman, il s’agit dans les deux cas de la réduction d’un individu à une seule de ses caractéristiques, réduction qui peut s’avérer violente, aliénante. « Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles », écrivait le philosophe Henri Bergson, dans Le Rire. Les mots sont essentiels à la vie en commun, forment des œuvres d’art uniques, mais ils sont aussi de terribles instruments de pouvoir.
Aude Lorriaux
Publié le 07/07/2019
Une nouvelle atteinte à la liberté de la presse
(site lamarseillaise-encommun.org)
Alors que le gouvernement envisage de sortir l’injure et la diffamation de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, syndicats et sociétés de journalistes, collectifs et associations alertent les parlementaires sur l’entrave à la liberté d’informer que constituerait une telle réforme. Notre équipe s’associe sans réserve au collectif signataire de cette tribune publiée dans Libération le 2 juillet.
Tribune.
Réforme de la loi de 1881 : une nouvelle atteinte à la liberté de la presse
L’enfer est pavé de bonnes intentions. Sous le prétexte de lutter contre les «discours de haine» sur Internet, le gouvernement envisage de sortir l’injure et la diffamation de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, pour faire rentrer ces délits de presse dans le droit pénal commun. Annoncée par la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, confirmée par le ministre de la Culture, Franck Riester, cette réforme porterait un coup extrêmement grave à la liberté de la presse, garantie par ce texte fondateur de la liberté d’expression.
Sortir la diffamation de la loi de 1881 reviendrait à vider de sa substance cette loi, et à remettre en cause le principe fondamental de ce texte selon lequel, en matière d’expression, la liberté est le principe et le traitement pénal son exception. Aujourd’hui, les délits de presse sont jugés essentiellement par des sections spécialisées, comme la 17e chambre à Paris, considérée comme «la chambre de la presse». Faire basculer les délits de presse dans le droit pénal commun reviendrait à contrecarrer les acquis de la jurisprudence en matière de droit de la presse, qui permet aux journalistes de faire valoir leur bonne foi en démontrant le sérieux de leur enquête, devant des magistrats spécialisés.
Comparutions immédiates
Cette réforme aurait pour conséquence de fragiliser l’enquête journalistique, en facilitant les poursuites aujourd’hui encadrées par le délai de prescription de trois mois, et une procédure très stricte, volontairement protectrice pour les journalistes. A l’heure des intimidations, rendre possibles des comparutions immédiates pour juger les journalistes enverrait un message extrêmement fort aux groupes de pression divers et variés, aux ennemis de la liberté, à tous ceux qui ne supportent pas la contradiction et ne rêvent que d’une presse et des médias aux ordres.
Ce gouvernement a-t-il un problème avec la liberté de la presse ? Il semblerait que oui. La transposition de la directive européenne sur le secret des affaires, votée par cette majorité, a ouvert une nouvelle voie aux lobbies, un nouvel outil dans l’arsenal juridique pour multiplier les procédures-bâillons. La loi fake news, qui intime au juge des référés de «dire la vérité» en quarante-huit heures, et élargit encore les prérogatives du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), porte en elle les germes de la censure. Et le projet annoncé de réforme de l’audiovisuel annonce un nouveau renforcement des compétences du CSA sur le champ de l’information. Faut-il le rappeler ? Cet organisme dont les membres sont nommés par le pouvoir politique n’a rien d’une instance indépendante.
Enfin, les récentes déclarations du secrétaire d’Etat au numérique, Cédric O, malgré son rétropédalage sur la création d’un conseil de l’ordre des journalistes, sont plus qu’inquiétantes.
Violences policières et déni
Dans la logique d’une dérive répressive qui remonte à 2015 et la loi renseignement, déjà attentatoire à la protection des sources des journalistes, garantie par la loi de 1881, cette nouvelle menace arrive dans un contexte très inquiétant pour la liberté d’informer en France. Depuis le 17 novembre et le début du mouvement des gilets jaunes, les violences exercées contre des reporters de terrain, condamnées par les organisations syndicales, n’ont suscité de ce gouvernement qu’indignation sélective et inaction: indignations contre les violences de certains manifestants, déni des violences policières exercées en marge des manifestations contre des photographes et/ou vidéastes couvrant le mouvement social. On ne compte plus les journalistes bousculés, matraqués, gazés, blessés par des tirs de LBD ou des éclats de grenades de désencerclement, le matériel de protection confisqué, les appareils photos cassés. Et les arrestations aux relents arbitraires. Les nombreux signalements à l’IGPN d’incidents divers n’ont pas, à ce jour, été suivis d’effets.
Protection des sources malmenée
Enfin, ces dernières semaines, la tentative de perquisition des locaux de Mediapart, et les auditions de huit journalistes par les services de la DGSI dans le cadre des Yemen Papers, et de «l’affaire Benalla» ont démontré que la protection des sources des journalistes, pierre angulaire de la liberté de la presse, était une notion étrangère au ministère public et niée par les pouvoirs publics. Rongée par une précarité galopante, malmenée par une partie des employeurs qui ne respectent pas le code du travail et la convention collective des journalistes, la profession n’a pas besoin de muselière. Elle réclame au contraire un respect de son statut, des conditions de travail et des moyens dignes de sa mission d’information du public, de nouveaux outils pour renforcer son indépendance, sa crédibilité, et reconquérir la confiance du public, à l’heure de la concentration des médias, du tout-numérique, et du tout-info-en-continu. Elle réclame de vraies mesures pour garantir le pluralisme des médias.
Nous, représentants des syndicats de journalistes, des sociétés de journalistes, des sociétés de rédacteurs, des collectifs et des associations, journalistes permanents ou rémunérés à la pige, photographes, vidéastes, titulaires d’une carte de presse ou non, nous dénonçons l’ensemble de ces atteintes à la liberté d’informer, et mettons en garde les parlementaires sur les dangers d’une réforme de la loi de 1881.
Signataires : les syndicats de journalistes SNJ, SNJ-CGT, CFDT-Journalistes et SGJ-FO ; les sociétés de journalistes (SDJ) de TV5 Monde, RFI, France 2, France Culture, FranceInfoTV, M6, Premières Lignes, 20 Minutes, Challenges, les Echos, le Figaro, BFM TV, Télérama, Courrier international, RTL, RMC, LCP, le Parisien, France Info, France 24, France 3 National, TF1, France Inter, l’Express, la Tribune, le JDD, Paris Match, Mediapart, de l’Agence France Presse (AFP) ; la Société des journalistes et du personnel de Libération ; la société des journalistes de LCI, la Société des personnels de l’Humanité ; les Sociétés de rédacteurs (SDR) de l’Obs, France Soir, Europe 1 ; la société civile des journalistes de Sud Ouest ; l’Association de la Presse judiciaire (APJ), l’Association des journalistes de l’information sociale (Ajis), l’Association des journalistes économiques et financiers (Ajef), l’Association des journalistes scientifiques de la presse d’information (AJSPI), l’Association des journalistes Nature et Environnement (AJNE), l’Association des journalistes européens (AEJ); la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) ; l’Union des photographes professionnels ; les collectifs Informer n’est pas un délit, YouPress, les Incorrigibles, Extra Muros, Profession: Pigiste, le collectif des collectifs Ras la plume, Altermidi ; les clubs de la presse de Bretagne, de Lyon et de sa région, d’Occitanie.
Publié le 06/07/2019
Disparition de Steve Maia Caniço, mort de Zineb Redouane : la police déteste tout le monde ?
Par Loïc Le Clerc (site regards.fr)
Quand les forces de l’ordre tuent, la légalité et/ou la légitimité de la violence ayant entraîné la mort ne font plus office que d’arguments permettant de lever toute responsabilité. Ceux qui appliquent la loi deviennent alors irresponsables de leurs actes.
« Où est Steve ? » Cette question fait froid dans le dos. C’est la question que se posent les proches de Steve Maia Caniço, ce Nantais de 24 ans, disparu depuis douze jours. Depuis le 21 juin, où une banale soirée de fête de la musique est devenue le théâtre d’un défouloir policier.
Il est alors 4h30 du matin. Une centaine de personnes sont toujours au niveau du quai Wilson, sur un terrain vague, loin de toute habitation, profitant de la douceur de la nuit en cette période de canicule. L’été est là, c’est la fête. L’arrêt de la musique était prévu pour 4h. Voilà pourquoi la police intervient. La disparition de Steve, c’est l’histoire d’une mauvaise rencontre. Mais tout le problème, de plus en plus souvent, c’est que ces mauvaises rencontres, c’est avec les forces de l’ordre que les Français les font.
Il est vrai que depuis des mois, l’ambiance entre citoyens et policiers, gendarmes et autre CRS est loin d’être au beau fixe. Mais la fête de la musique nom de Dieu ! Est-il normal que 14 personnes finissent dans la Loire pour échapper aux balles de LBD, aux grenades de désencerclements et aux gaz lacrymogènes, pour avoir fait la fête 30 minutes de trop ? Faut-il que toutes les interventions policières se déroulent avec un tel degré de violence ? Avec l’utilisation systématique de quasiment tout l’arsenal disponible ? Rappelons ici les sages paroles de Laurent Nuñez, secrétaire d’Etat à l’Intérieur : « Ce n’est pas parce qu’une main a été arrachée, parce qu’un œil a été éborgné que la violence est illégale ».
Les experts parlent aux irresponsables
Comme toujours, les principaux syndicats policiers déchargent leurs collègues de toute responsabilité : « Ils se sont défendus, ils se sont fait agresser parce qu’un commissaire a donné l’ordre d’aller évacuer à quinze des centaines de personnes. Y avait-il urgence ? On ne le croit pas. » Dans une chaîne de commandement, qui est le plus malin : celui qui donne un ordre idiot ou celui qui l’applique bêtement ? Quoi qu’il en soit, ce corporatisme absolu, notamment envers les policiers et gendarmes agissant contre toute règle de déontologie – ceux qui dénoncent des cas de corruption, par exemple, n’ont pas droit au même traitement –, est en passe de devenir le cœur du problème dans la relation entre les forces de l’ordre et la population. Protéger et servir, mais qui ?
Christophe Castaner a rapidement saisi l’inspection générale de la police nationale (IGPN) pour faire toute la lumière sur les circonstances de ce drame car, selon le ministre de l’Intérieur, la disparition de Steve serait « peut-être » liée à l’intervention policière – tout en sachant que pour lui, les « violences policières », ça n’existe pas. Petite subtilité de cette enquête, expliqué par Libération : « En faisant le choix de saisir seulement l’IGPN d’une enquête administrative, le ministère a, de fait, verrouillé les investigations. La police des polices ne dispose effectivement d’aucun pouvoir de contrôle de l’autorité préfectorale, pourtant responsable de l’opération de maintien de l’ordre en cause. »
De son côté, Claude d’Harcourt, le préfet (irresponsable donc, selon Beauvau) de Loire-Atlantique, déclarera au micro de France Bleu Loire : « Les forces de l’ordre interviennent toujours de manière proportionnée. Mais face à des individus avinés, qui ont probablement pris de la drogue, il est difficile d’intervenir de façon rationnelle. » La rationalité des policiers serait altérée par l’ivresse des gens à qui ils ont à faire ?
Une semaine après les faits, le 29 juin, une marche pour Steve était organisée à Nantes. Le préfet, visiblement peu enclin à faire preuve d’humanité, ne serait-ce que pour tenter d’apaiser la situation, évoque un « rassemblement festif » – oui, oui, il parle bien de la marche en hommage au jeune homme disparu – et prévient : « Les organisateurs d’une manifestation non déclarée encourent des sanctions pénales allant jusqu’à six mois de prison et 7.500€ d’amende. En cas de risque avéré de troubles à l’ordre public, l’autorité administrative peut – en dernier ressort – décider d’interdire la manifestation. »
D’abord, on agit comme des bourrins pour mettre fin à une fête qui ne dérange personne, puis on menace les proches d’un jeune homme disparu après cette intervention policière. Mais rassurez-vous, le cadre légal est respecté et la loi a été rétablie de manière proportionnée. Et vive la République !
Et ils se demandent pourquoi on ne les aime pas ?
Les méthodes de la police française posent beaucoup de questions ces derniers temps – pas forcément du fait d’un réel durcissement mais surtout parce qu’elles sont de plus en plus flagrantes. Cette scène de Nantes n’est pas sans rappeler celle des militants d’Extinction Rebellion, assis, dont la seule « infraction » était de gêner la circulation – incroyable pour une manifestation. Les policiers les gazeront avec le même flegme avec lequel on pulvériserait de l’eau pour rafraîchir une foule.
Faut-il évoquer les centaines de gilet jaunes blessés, plus ou moins grièvement, lors de ces derniers mois ? S’il ne fallait choisir qu’un seul cas, ce serait la mort de Zineb Redouane. Tout comme le préfet de Loire-Atlantique, le ministre de l’Intérieur a depuis longtemps oublié le sens du mot « honte ». Car c’était bien Christophe Castaner qui doutait qu’une grenade de désencerclement reçu en plein visage – alors qu’elle fermait ses fenêtres pour se protéger de la manifestation qui avait lieu dans sa rue – ait pu être à l’origine du décès de cette Marseillaise de 80 ans. Il est même allé jusqu’à sous-entendre que, comme elle était morte le lendemain à l’hôpital, c’était plus de la responsabilité des médecins que des CRS. Il aura fallu attendre une autopsie effectuée en Algérie pour que la version officielle de l’Intérieur soit mis à mal. Sans conséquences, faut pas rêver.
« On ne meurt pas pour quelques notes de musique », écrivent dans un communiqué les membres du groupe Bérurier Noir, émus de la disparition incompréhensible de Steve. Et ils ont raison. En France, on ne meurt pas que pour ça.
Publié le 16/06/2019
Trou de la Sécu : merci Macron !
Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)
La commission des comptes de la Sécurité sociale s’attend à un déficit de la sécurité sociale s’élevant de 1,7 à 4,4 milliards d’euros en 2019. L’équilibre pronostiqué par le gouvernement pour cette année se trouve plombé par plusieurs mesures libérales visant à défiscaliser le travail. Un vrai cadeau pour les entreprises qui appellera peut-être de nouvelles mesures d’austérité dans les dépenses de santé.
La faute aux gilets jaunes ? Pas vraiment, contrairement à ce que laissent entendre la plupart des titres de presse aujourd’hui. Reprenant les éléments du rapport de la commission des comptes de la Sécurité sociale rendus publics ce mardi, ceux-ci mettent en avant deux responsables : le ralentissement économique, et les gilets jaunes auxquels des concessions auraient été faites à travers les mesures d’urgence prises par l’exécutif le 10 décembre 2018. Une présentation quelque peu tronquée.
La commission des comptes de la Sécurité sociale pointe comme première cause : des prévisions de croissance de la masse salariale surestimées. En langage simple, cela signifie que les rémunérations brutes versées aux salariés ont moins progressé en 2019 que prévu. En cause, au moins pour partie, le choix d’Emmanuel Macron le 10 décembre de ne pas augmenter les salaires et le SMIC, mais d’inciter le patronat à octroyer à la place une prime exonérée de cotisations sociales. Une drôle de façon de mettre en musique le discours du gouvernement sur le « travail doit mieux payer », dans la mesure où cette prime lie finalement la rémunération des salariés au bon vouloir de leurs employeurs. Mais aussi aux résultats des entreprises, plutôt que de rémunérer le travail par du salaire.
Moins de prestations sociales pour les salariés, plus d’exonérations pour les patrons
Ainsi, alors que la loi de finances votée à l’automne prévoyait une hausse de 3,5 % de la masse salariale en 2019, les prévisions actualisées tablent sur 3,1 % et même 2,9 % pour les salaires soumis à cotisations pour la Sécurité sociale. Manque à gagner : 1,7 milliard d’euros, dont 900 millions de cotisations. En effet, la prime Macron n’est pas la seule mesure affaiblissant les comptes de la Sécurité sociale. L’avancement au 1er janvier de l’exonération de cotisations sociales participe aussi à réduire les recettes pour un montant de 1,2 milliard. Les grands gagnants de ces dispositifs ne sont ni les gilets jaunes ni les 25 millions de salariés en France. Pour eux, si le net augmente sur la fiche de paye, la part du salaire socialisé correspondant à leur protection sociale baisse d’autant.
Les réels gagnants de l’opération sont les employeurs qui voient leurs cotisations patronales purement et simplement supprimées. Les autres mesures participant à accroître le déficit de la Sécurité sociale sont celles portant sur une partie des retraités. L’annulation de l’augmentation de la CSG avant les élections européennes correspond à 1,7 milliard selon la commission des comptes de la Sécurité sociale. Ainsi, le gouvernement, loin de modifier sa politique économique face au mouvement des gilets jaunes, a sorti le chéquier de la protection sociale collective.
C’est donc bien le choix politique de favoriser les entreprises qui est à la source d’une augmentation du déficit de la Sécurité sociale aujourd’hui. Un choix appliqué avec constance gouvernement après gouvernement, le plus souvent au nom de la préservation de l’emploi. Déjà en 2016, le montant des exonérations de cotisations à la Sécurité sociale s’élevait à 27,6 milliards, alors que le « trou de la sécu » était de 7,8 milliards cette année-là. Mais le déficit qui tournait autour de la barre des 10 milliards entre 2003 et 2008 avait bondi à plus de 23,5 milliards en 2009 et même 28 milliards en 2010, juste après la crise financière qui avait détruit de nombreux emplois, et donc les cotisations associées.
Afin de résorber les déficits, compensés en grande partie par l’État (87,1 % en 2016), les ministres de la Santé sous les présidences de Nicolas Sarkozy, de François Hollande et maintenant d’Emmanuel Macron se sont attachés à diminuer les remboursements et à réduire les dépenses de santé en mettant l’hôpital à la diète. Avec pour résultat aujourd’hui des services de soins sous pression. Dans le même temps, l’allongement de l’âge de départ à la retraite a réduit le déficit de la branche vieillesse. Finalement, une seule chose n’a pas été réalisée : faire baisser réellement le nombre de chômeurs. Pourtant cela aurait augmenté mécaniquement les recettes en augmentant le nombre de cotis
Publié le 31/05/2019
Tout va (toujours) bien au pays des puissants
De Julien (site bellaciao.org)
Alors que de plus en plus de Français se serrent la ceinture, à l’autre extrémité de l’échelle sociale, les gros patrons, eux, font de nouveaux trous dans la leur. François-Henri Pinault, Jean-Pierre Denis, Ronan Le Moal… : portrait de ces dirigeants à l’appétit insatiable.
Après plus de six mois de mouvement des « gilets jaunes », l’heure n’est toujours pas à la « sobriété heureuse » chez les puissants. Certes, il faudrait être bien naïf pour imaginer que la grogne sociale des Français qui n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois ait eu quelque répercussion que ce soit sur le train de vie des élites et « premiers de cordée » tricolores. Mais avec la « saison » des assemblées générales des grands groupes qui bat son plein s’ouvre aussi celle de l’annonce des rémunérations de leurs dirigeants. Et force est de constater que ces derniers n’ont retenu aucune leçon des mois passés ; pire, certains d’entre ces « grands » patrons se gavent plus que jamais.
À commencer par François-Henri Pinault, le PDG de l’empire du luxe Kering, numéro deux mondial du secteur. Un empire, soit dit en passant, directement hérité de son père, l’entrepreneur breton François Pinault : pas vraiment le meilleur exemple de la méritocratie à la française, tant vantée par nos dirigeants politiques... Qu’à cela ne tienne : comme Les Echos l’ont récemment rapporté, Pinault Junior vient de s’accorder une rémunération record au titre de l’exercice 2018, celle-ci atteignant le montant astronomique de 21,8 millions d’euros, contre « seulement » 2,7 millions d’euros l’année précédente.
Comment expliquer un tel bond en douze mois ? Si le salaire de François-Henri Pinault reste stable, à 1,2 million d’euros, et si sa part variable annuelle n’augmente « que » de 38 %, pour atteindre 1,944 million, c’est la rémunération variable pluri-annuelle du patron de Kering qui s’est véritablement envolée, à quelque 18,6 millions d’euros. Une somme qui correspond à plus de 20 000 « KMU », des unités monétaires propres au groupe, indexées sur son cours en Bourse, cours qui a été multiplié par 3,5 depuis 2014. Et voilà comment celui qui déclarait en fin d’année dernière « comprendre » la colère des « gilets jaunes » s’arroge l’une des plus pharaoniques rémunérations de tout le CAC 40... Indécent, tout simplement.
L’indécence est une « qualité » amplement partagée dans les hautes sphères du capitalisme. Et ce n’est pas Jean-Pierre Denis — un autre Breton, décidément — qui dira le contraire. Son nom n’est sans doute pas très connu ; et pour cause : notre PDG dirige la banque Arkéa, un établissement relativement modeste en comparaison des mastodontes français que sont BNP Paribas, la Société Générale ou encore le Crédit Mutuel — Crédit Mutuel dont Arkéa n’est, d’ailleurs, qu’une simple filiale. À ce titre, comme on peut le lire sur le dernier « document de référence » de la banque, Jean-Pierre Denis a reçu la bagatelle de 1,6 million d’euros pour l’année 2018. Son numéro deux, Ronan Le Moal, n’est pas en reste, et émarge à près de 1,3 million d’euros.
Pas mal, très bien même, pour une « petite » banque quasiment inconnue du grand public. Mais Jean-Pierre Denis et son directeur général sont des habitués de ces « rémunérations hallucinantes », comme les qualifie Laurent Mauduit, de Mediapart. En 2016 et 2017 déjà, les deux hommes avaient engrangé respectivement 1,6 et 1,3 million d’euros. Soit davantage que les PDG de multinationales comme Stéphane Richard (Orange) ou Lakshmi Mittal (ArcelorMittal). Sommes auxquelles il convient encore d’ajouter les innombrables « jetons de présence » que Jean-Pierre Denis touche au titre de sa participation à quantité de conseils d’administration, dont Nexity (31 406 euros en 2016) et... Kering (104 842 euros). Indécence, toujours et encore.
Mais cela pourrait aller encore plus loin. Les dirigeants d’Arkéa sont, en effet, enlisés dans un conflit sans fin avec le Crédit Mutuel, dont ils souhaitent quitter le giron. Le moyen, pour eux, de conserver leur « indépendance » ; l’astuce, surtout, pour continuer de s’attribuer de si mirobolants salaires sans avoir de comptes à rendre à quiconque, et surtout pas à leurs propres sociétaires, leur projet de désaffiliation visant prioritairement à faire d’Arkéa une banque capitalistique classique, et non plus un établissement mutualiste et coopératif. Voire de l’introduire en Bourse, avec la complicité du petit milieu de la finance parisienne, dont le fonds d’investissement Tikehau Capital — où siège, surprise, un certain... Jean-Pierre Denis qui y côtoie François Fillon.
La rapacité des grands patrons n’est, évidemment, pas le lot des seuls dirigeants français, qui font presque figure de petits joueurs face à leurs homologues américains. À l’image de Mark Zuckerberg, dont la fortune — théorique, car elle aussi indexée sur le cours en Bourse de Facebook — a bondi de 20 milliards de dollars depuis le début de l’année. Idem pour Jeff Bezos, le tout-puissant PDG d’Amazon, qui en une seule semaine a gagné 3,2 milliards de dollars, une paille au sein d’une fortune estimée à près de 158 milliards. Et la liste continue : en tout, cinq milliardaires américains ont gagné 13 milliards de dollars en une seule semaine.
Tout va donc (toujours) très bien au pays des puissants, merci pour eux.
Publié le 27/05/2019
Toujours plus de maternités fermées : « C’est assassin de balancer femmes et bébés sur les routes »
par Morgane Thimel (site bastamag.net)
Si la maternité du Blanc, dans l’Indre, a fermé l’année dernière, c’est officiellement pour des raisons de sécurité. Mais dans un contexte où 40 % des maternités ont fermé en vingt ans, certains considèrent que cette petite unité a plutôt fait les frais des velléités d’économies budgétaires de l’administration. Résultat : l’insécurité est désormais celle des femmes qui doivent faire une heure de route pour accoucher. Alors ici, comme dans d’autres communes confrontées au même drame, on continue de dénoncer cette politique, et de se battre pour obtenir la réouverture d’un établissement.
Le Blanc se souviendra longtemps de la naissance d’Anatole, premier et seul bébé né dans la commune en 2019. Jusqu’à il y a encore un an, environ 300 petits Blancois naissaient chaque année dans cette sous-préfecture de l’Indre. Mais à la différence de ses aînés, celui-ci est arrivé, le 19 mars, dans le salon de ses parents. La fermeture de la maternité, à quelques kilomètres du pavillon familial, a été actée le 19 octobre 2018. Justine, sa maman, s’était donc rendue à Poitiers pour accoucher, à une heure de voiture, avec ses contractions et ses douleurs. Mais après une douzaine d’heures sur place, devant la faible avancée du travail, son compagnon et elle ont été renvoyés chez eux pour y être plus confortables.
Anatole est né cinq heures plus tard, sans complication et sans assistance médicale. Il n’a pas laissé le temps à ses parents de faire une troisième fois les 60 km jusqu’à la maternité, ni aux pompiers d’arriver. « La route a accéléré le travail, c’est sûr. » Aujourd’hui, Justine veut en garder le souvenir d’une histoire atypique au bon dénouement, mais la colère reste contre ceux qui l’ont obligée à prendre la route : « C’est assassin de balancer femmes et bébés sur les routes, de devoir faire une heure avec les contractions, l’état de la chaussée, les traversées d’animaux, les zones blanches et parfois la neige ou le gel… »
40% des maternités fermées en vingt ans
Jusque dans les années 1970, l’Indre comptait une dizaine de petites maternités, un réseau de cliniques privées, souvent tenues par des sages-femmes qui donnaient aux futures mères la possibilité d’accoucher à moins de 20 km de chez elles [1]. Comme partout en France, leur nombre s’est effondré. Dans l’Hexagone, en vingt ans, 338 maternités sur 835 ont été fermées. Et comme les habitantes de ce bassin de vie, elles sont désormais 716 000 femmes en âge de procréer installées à plus de quarante-cinq minutes d’une maternité [2]. Ici, le département en comptait encore deux il y a un an. Il n’y en a plus qu’une, celle de Châteauroux, la préfecture.
Après des années de lutte, la lente agonie de la maternité du Blanc s’est étalée sur des mois. Et ce malgré un contact rassurant le 21 mars 2018 au cours duquel Anne Bouygard, désormais ex-directrice de l’ARS (Agence régionale de santé) Centre – Val de Loire, avait précisé à une délégation d’élus, habitants et personnels de l’hôpital que « la fermeture de la maternité n’était pas à l’ordre du jour ». Les jours ont vite avancé et le 27 juin, praticiens et usagers ont pu constater la présence d’un cadenas condamnant l’accès à la salle d’accouchement. L’acte faisait suite à l’annonce de l’ARS deux semaines auparavant d’une fermeture temporaire en raison de « difficultés majeures à remplir les plannings pour les mois de juillet/août », signalé par la direction de l’hôpital du Blanc, « en aucun cas une fermeture définitive ». La maternité n’a jamais rouvert et sa fermeture définitive a été actée le 19 octobre, arguant d’une dangerosité pour les « parturientes » (femmes en train d’accoucher).
Le terme, utilisé ici de façon médicale, ne représente absolument pas le ressenti des familles, malgré un drame survenu en avril, le décès d’un nourrisson, le premier depuis longtemps. Ce dernier a sans doute été un facteur accélérateur pour conforter ce sentiment porté par la direction des deux sites et confirmé par l’ARS. Pourtant, certains futurs parents, plus proches des maternités de Poitiers ou de Châteauroux, choisissaient de faire la route pour venir donner naissance dans cette petite structure, à taille plus humaine, où le personnel médical avait la disponibilité pour être plus présent pour chaque accouchement.
« Elle a nous expliqué qu’on était d’un autre siècle, que l’avenir ce n’était pas les petits hôpitaux comme le nôtre »
Dès cette première annonce, les Blancois se sont regroupés en deux collectifs, le collectif de défense des usagers du centre hospitalier du Blanc et C pas demain la Veille. Ensemble, avec les élus et la population, une cinquantaine de membres alternent entre actions médiatiques (70 élus ont démissionné symboliquement, la maternité fermée a été occupée douze jours…), demandes de rendez-vous avec les décisionnaires, actions en justice… Ces mobilisations et leur symbole, les Servantes écarlates (un groupe de femmes habillées de capes rouges et bonnets, symbole de violence sur les femmes inspiré de la série éponyme), ont fait connaître leur combat partout en France.
Au fil des mois, des contacts avec d’autres collectifs de citoyens, comme eux, confrontés à des fermetures se sont établis. Saint-Claude (Jura), Die (Drôme), Creil (Oise), Thann (Haut-Rhin)… Depuis janvier, ils unissent leurs voix pour se faire entendre des décideurs. Les justifications des ARS et du ministère de la Santé sont généralement les mêmes : dénoncer un risque sécuritaire au sein de ces établissements, souvent en relation avec un manque de personnel. Un argument massue répété inlassablement par la ministre Agnès Buzyn, autant sur les plateaux de télévision, les radios qu’auprès des habitants qu’elle accepte, très ponctuellement, de rencontrer, comme à Bernay (Eure), le 18 février dernier.
« Elle a nous expliqué que l’on était d’un autre siècle, que l’avenir ce n’était pas les petits hôpitaux comme le nôtre parce qu’elle n’y ferait soigner ni ses parents, ni sa sœur, ni ses enfants. Ce sont ses dires, décrivent amères Pascale, Laurence, Édith et Philippe, des opposants à la fermeture de cette maternité. Il y a du mépris. » « Moi qui suis soignante, je me suis sentie humiliée par cette femme qui nous disait finalement, et bien… qu’on était nuls, des péquenauds, s’insurge Laurence. On est de seconde zone. »
Un audit expédié au pas de course
Au Blanc, tout s’est décidé autour d’un audit, commandé en urgence par l’ARS le 17 août 2018 pour « disposer d’un avis objectif sur les conditions à réunir pour une reprise des accouchements ». Quatre experts ont été nommés, tous issus de grands hôpitaux parisiens, loin du quotidien d’une petite structure. « Les experts ont été choisis en dehors de la région pour être impartiaux », explique un membre de l’ARS Centre–Val de Loire. Pour autant, le déroulé et le contenu du document laissent perplexes les Blancois, et interrogent sur son orientation, que certains considèrent « à charge » [3].
« Comment les experts ont-ils pu juger de la qualité de leur maternité alors qu’elle n’était déjà plus active ? », s’interrogent ceux et celles qui étaient opposés à sa fermeture. Mené en quatre jours non consécutifs, l’audit a été rendu public à peine deux semaines plus tard. Le pédiatre, seul personnel permanent du service à avoir été auditionné, a été interviewé par téléphone, les cinq sages-femmes n’ont pas été entendues (le rendez-vous a été annulé suite à une manifestation d’opposants, sans être reporté). La maire du Blanc, Annick Gombert, qui a pourtant été reçue pour un entretien, ainsi qu’un médecin cardiologue du site, opposé à la fermeture, ne font pas partie de la liste des personnes officiellement auditionnées.
Conclusion de ce document de quinze pages : l’absence de personnels titulaires, d’une équipe médicale stable, et le trop fort recours aux intérimaires en font une maternité non-sécurisée - et peu importe si leur certification, datée de 2016 et valable cinq ans, énonce le contraire. Le nombre de naissances, moins de 300, est considéré comme insuffisant pour garantir de bonnes pratiques. « L’addition de ces deux faits fait que, le jour où il se passe quelque chose d’un peu exceptionnel, comme une hémorragie de la délivrance, collectivement, les bons réflexes risquent de ne pas y être », soutenait Anne Bouygard, dans une interview auprès de la Nouvelle République.
Fermeture pour raison de « sécurité »
Un avis partagé par Evelyne Poupet, directrice du centre hospitalier de Châteauroux – Le Blanc, comme elle le rappelait en janvier lors de ses vœux au personnel : « Il ne s’agissait pas de remettre en question les compétences individuelles des professionnels, mais de constater l’absence d’une compétence collective, médicale et paramédicale, liée aux difficultés à recruter des professionnels de santé et à l’enchainement des médecins intérimaires dans les spécialités nécessaires à sécuriser l’activité, gynécologues, pédiatres ou anesthésistes. »
Pour le personnel hospitalier, ces remarques sur leur travail ont été très durement vécues, comme le déplore l’une d’entre eux. « On a eu la sensation que c’était une attaque assez directe, pas forcément légitime. On entend les problèmes de recrutement, certes… mais on a du mal à entendre le fait que la sécurité n’était pas complètement respectée et que la qualité des soins n’était pas satisfaisante. On s’est tous démenés pour pouvoir faire les choses au mieux. » L’audit dénonce aussi un manque de projet local, alors que le personnel travaillait sur une certification Hôpital Ami des Bébés.
De l’aveu même d’Anne Bouygard et de Gil Avérous, maire de Châteauroux et président du conseil de surveillance de l’hôpital Châteauroux – Le Blanc, une fois l’audit réalisé et ses conclusions en faveur du basculement à un centre périnatal de proximité énoncées, il devenait impossible de recommencer les accouchements au risque, en cas d’accident, d’en être tenu pour responsable. Mais cette fermeture était-elle réellement liée à la sécurité ou la question financière était-elle sous-jacente dans cette décision ? En janvier dernier, lors de cette même cérémonie de vœux, Gil Avérous rappelait que la situation financière de l’hôpital du Blanc était précaire et nécessitait une prise de décision rapide.
Le manque de personnel délibérément accentué ?
Les experts notaient dans l’audit même que « le maintien de l’activité d’obstétrique est très largement accompagné par l’autorité de tutelle qui octroie à l’établissement des aides financières exceptionnelles "pérennes" de l’ordre de deux millions d’euros ». Mais, précise Annick Gombert, « pour équilibrer le budget d’une maternité, 1500 accouchements par an sont nécessaires ». Difficile à atteindre dans ces petites structure. D’ailleurs, pour l’élue, pas de doute, c’est bien ce critère qui a mené à la fermeture de l’établissement. Elle estime que le manque de personnels aurait même été accentué par la gestion DRH.
La direction de l’hôpital Châteauroux – le Blanc maintient qu’elle a cherché à recruter sans y parvenir. Pourtant, à aucun moment elle n’a anticipé pour remplacer deux sages-femmes sur le point de partir à la retraite (en janvier et juillet). Et une jeune sage-femme, supposément recrutée pour la maternité du Blanc quelques mois avant la fermeture provisoire, a été maintenue à Châteauroux au prétexte de lui apporter plus d’expérience. Un pédiatre vacataire, dont le contrat se terminait en juillet, s’est vu proposé des conditions moins intéressantes et a donc refusé de poursuivre. Au mois de juin, la direction réclamait, pour rouvrir, huit postes à pourvoir avant le 15 septembre : trois sages-femmes, un gynécologue-obstétricien, un anesthésiste, deux infirmiers-anesthésistes et un pédiatre. Une mission difficilement réalisable en si peu de temps.
« L’objectif est de faire des économies »
Pour autant, les élus du Blanc ont rassemblé des candidatures, notamment une équipe de trois gynécologues retraités prêts à reprendre du service et assurer à tour de rôle les gardes. Des candidatures restées sans réponse d’après les intéressés. Dans la Nouvelle République, l’un d’entre eux, le docteur Bernard Segry prenait la parole face à cette situation. « On va se parler franchement, l’objectif est de faire des économies au Blanc. La direction sait bien que personne ne va postuler pour un CDI en gynécologie, payé à 500 euros par jour, alors qu’en intégrant le réseau des médecins remplaçants, ce qui ne nous dédouane pas de prendre des engagements, on est payés 750 euros ! On nous roule dans la farine à dire que personne ne postule ! »
Élus et collectifs dénoncent également un contexte de tension et d’incertitude dans lequel la maternité se trouvait en permanence, loin d’être attractif pour de jeunes praticiens. « En France, nous avons à peu près 5000 gynécologues-obstétriciens, dont seulement 1800 sont dans les hôpitaux. On compte 25 000 sages-femmes dont une partie est au chômage, de l’ordre de 600 personnes !, s’indigne Paul Cesbron, gynécologue-obstétricien et ancien chef de service de la maternité de Creil, également récemment fermée. Quand on nous dit qu’il n’y a pas le personnel, c’est faux ! » Le spécialiste rappelle également que la limite de 300 naissances a été définie arbitrairement par l’État. « Les études scientifiques montrent que le nombre d’accouchements n’a pas d’importance en terme de dangerosité, précise-t-il. En revanche, les risques de long transport pour la mère et l’enfant sont, eux, démontrés scientifiquement [4]. »
Inauguration d’un monument à la mémoire des établissements « sacrifiés »
Mais pour la ministre de la santé, Agnès Buzyn, ces déplacements peuvent être « sécurisés ». Fin mars, elle annonçait toute une série de propositions : accompagnement par une sage-femme lors du trajet ou mise en place d’un système de chambre d’hôtel hospitalier près des maternités, en cas d’accouchement programmé. « Je prends l’engagement qu’elles seront sécurisées pour qu’il n’y ait plus cette angoisse d’accoucher loin d’une maternité », annonçait-elle. Mais à Châteauroux, il n’existe pas d’hôtel hospitalier et les sages-femmes employées par l’hôpital refusent d’accompagner les ambulances étant donnée la responsabilité que cela représente. L’hélicoptère, un temps évoqué, semble convenir pour un nombre limité de cas. En effet, selon plusieurs rapports, « les parturientes dont l’accouchement est imminent, dont le travail est actif (surtout si le col est dilaté et effacé ou en cas de prématurité) ne doivent pas se trouver à bord d’un hélicoptère, y compris médicalisé [5] ».
Alors les Blancois ont trouvé leur propre méthode. Toujours avec beaucoup d’humour, ils ont inauguré le 1er avril une aire d’accouchement sur le bord d’une route, en pleine Brenne. Une tente, une table d’auscultation et un kit d’urgence avec couverture de survie, pinces à clamper et ciseaux. Outre ce dispositif éphémère et fantaisiste, ils ont surtout installé à l’entrée de plusieurs communes des panneaux permettant de télécharger une application qui donne pas à pas les bons gestes à effectuer pour une naissance. Le programme a fait ses preuves en Éthiopie. « On va être de plus en plus confrontés à des parents qui devront aussi avoir une connaissance de base de l’accouchement. C’est un enjeu important pour limiter le stress, un vrai fléau pour la grossesse et l’accouchement » , déplore Aurélie Bourry, sage-femme libérale installée à Montmorillon dans la Vienne, à 30 kilomètres du Blanc, une commune tout aussi éloignée des maternités. Depuis la fermeture, elle rencontre de plus en plus de futures mamans qui viennent faire avec elle leur suivi, constamment inquiètes et dans l’appréhension de la route.
Aujourd’hui, élus et militants n’ont toujours pas baissé les bras, bien que la fermeture de leur maternité date de presque un an. Il y a quelques semaines, à l’occasion des seconds États généraux des maternités, au Blanc, ils ont inauguré un monument à la mémoire des établissements « sacrifiés ». Dix-neuf sites y sont inscrits, menacés ou déjà fermés. Localement, le Blanc prépare ses prochaines actions. Début mai, ils ont déposé une requête en annulation de l’arrêté de fusion entre les établissements de Châteauroux et du Blanc, prise par la direction générale de l’ARS en 2017. Un point technique et législatif pourrait constituer une brèche pour que leur établissement retrouve son autonomie et peut-être ainsi, mieux décider de son propre avenir.
Morgane Thimel
Notes
[1] Source : article La Bouinotte, le magazine du Berry n°146.
[3] Le comité de défense des usagers du site hospitalier du Blanc ont donc mené une contre-analyse médicale pour étayer leurs propos.
[4] Voir cette étude.
Publié le 03/05/2019
TRIBUNE. "Nous assistons à une volonté délibérée de nous empêcher de travailler" : plus de 300 journalistes dénoncent les violences policières
Selon l'association Reporters sans frontières, près de 90 journalistes ont été victimes de violences policières depuis le début du mouvement des "gilets jaunes". Les reporters et photographes indépendants figurent en première ligne dans les manifestations.
"Un cap répressif a été franchi." Après l'interpellation et la garde à vue du journaliste indépendant Gaspard Glanz, signataire de cette tribune, lors de la manifestation des "gilets jaunes" le 20 avril, plus de 350 médias, journalistes, photographes, indépendants ou appartenant à des rédactions dénoncent, dans une tribune publiée sur franceinfo.fr, les violences policières subies par leur profession depuis le début du mouvement. Ils alertent sur la précarisation de leurs conditions de travail et les agressions physiques et psychologiques vécues sur le terrain. Ils revendiquent leur droit à informer et la liberté de la presse. Ils s'expriment ici librement.
Nous, journalistes de terrain, journalistes indépendant·e·s, en poste en rédaction, avec ou sans carte de presse, décidons de prendre la parole collectivement pour dénoncer les multiples violences d’Etat que nous subissons.
Depuis plusieurs années maintenant et plus particulièrement depuis le mouvement des "gilets jaunes", chacune et chacun à notre manière, mais toujours dans une démarche d’information, nous sommes sur le terrain quotidiennement pour documenter l’actualité. De par notre métier de journalistes, nous sommes souvent en première ligne, au cœur de luttes sociales et parfois des confrontations entre les manifestant·e·s et les forces de l’ordre. Nous sommes exposé·e·s, nous le savons et nous l’acceptons.
Mais nous constatons qu’au fil de l’intensification du mouvement social et de ses violences, notre travail est devenu de plus en plus risqué, difficile, voire impossible. Nos conditions de travail se dégradent. Nous constatons que ce n'est pas majoritairement du fait des manifestant·e·s, mais bien largement du comportement des forces de l’ordre elles-mêmes.
Depuis trois ans maintenant, nous assistons à une volonté délibérée de nous empêcher de travailler, de documenter, de témoigner de ce qu’il se passe pendant les manifestations. Nous sommes de nombreux·ses journalistes à nous en plaindre.
Il n’y a pas eu de manifestations ou de rassemblements ces derniers mois sans qu’un·e journaliste n’ait été violenté·e physiquement et ou verbalement par les forces de l'ordre.Les signataires de la tribune
Par violence, nous entendons : mépris, tutoiement quasi systématique, intimidations, menaces, insultes. Mais également : tentatives de destruction ou de saisie du matériel, effacement des cartes mémoires, coups de matraque, gazages volontaires et ciblés, tirs tendus de lacrymogènes, tirs de LBD, jets de grenades de désencerclement, etc. En amont des manifestations, il arrive même que l’on nous confisque notre matériel de protection (masque, casque, lunettes) en dépit du fait que nous déclinions notre identité professionnelle.
Toutes ces formes de violences ont des conséquences physiques (blessures), psychiques (psychotraumatismes) ou financières (matériel cassé ou confisqué). Nous sommes personnellement et professionnellement dénigré·e·s et criminalisé·e·s.Les signataires de la tribune
Plus récemment, un cap répressif a été franchi. Plusieurs confrères ont été interpellés
et placés en garde à vue pour "participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations", alors même que nous nous déclarons comme journalistes. Par ces faits, la police et
la justice ne nous laissent ainsi que deux options :
- venir et subir une répression physique et ou judiciaire ;
- ne plus venir et ainsi renoncer à la liberté d’information.
Dans son rapport de mars 2019, Michelle Bachelet, la Haut-Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, rappelle la France à l’ordre. Elle dénonce l'usage excessif de la force, notamment des lanceurs LBD 40 lors des manifestations des "gilets jaunes". Amnesty International et Reporters sans frontières (RSF) dénoncent les violences policières contre la presse. David Dufresne décompte au moins 85 agressions visant spécifiquement les journalistes parmi les 698 signalements qu’il a recensés depuis le début du mouvement des "gilets jaunes".
Nous rappelons que le rôle de l’Etat dans une démocratie n’est pas de définir le cadre de la liberté de la presse. Ce n’est ni à l'exécutif ni au législatif de décider de notre façon de travailler. Comme le rappelle la Charte éthique des journalistes, nous n’acceptons que la juridiction de nos pairs. La liberté de la presse est une et indivisible.
La carte de presse : une exigence abusive
La grande majorité d’entre nous sont indépendant·e·s et précaires. Au regard des réalités économiques de notre métier, la carte de presse est devenue extrêmement compliquée à obtenir, bien que nous publions régulièrement dans les plus grands titres de la presse nationale et internationale. Notre quotidien, c’est la mise en concurrence, le dumping, les horaires non majorés, les journées fractionnées.
Or, les forces de l’ordre demandent systématiquement la détention d’une carte de presse pour nous permettre de travailler, quand bien même elles ignorent partiellement ou totalement la législation entourant notre profession. Pour rappel, le journalisme n’est pas une profession réglementée. Ce n’est pas la carte de presse qui justifie ou non de notre profession. La carte de presse n’est qu’un outil dont l’obtention est sous-tendue à une obligation fiscale.
Tout comme nous affirmons que ce n’est pas la carte de presse qui fait le ou la journaliste, ce n’est pas aux forces de l’ordre de décider de notre droit de travailler et de témoigner.Les signataires de la tribune
C’est pourquoi nous exigeons du gouvernement qu’il prenne les mesures nécessaires pour que les forces de l’ordre cessent de nous harceler et nous laissent travailler librement.
La liberté de la presse est une et indivisible.Les signataires de la tribune
La France, pays des droits de l’homme, est aujourd’hui classée en 32e position du classement mondial de la liberté de la presse par RSF. La récente convocation de trois journalistes de Disclose et Radio France par la DGSI après leurs révélations sur l’implication de l’armement français dans la guerre au Yémen renforce nos inquiétudes.
La liberté de la presse est un pilier fondamental à toute démocratie. Les journalistes ne peuvent être inquiété·e·s, harcelé·e·s, menacé·e·s, entravé·e·s, insulté·e·s, blessé·e·s dans une démocratie digne de ce nom.Les signataires de la tribune
En nous exprimant publiquement par cette tribune, nous revendiquons notre droit à informer et le respect de la liberté de la presse. C’est pourquoi, au-delà des violences que nous subissons dans l’exercice de notre métier, nous demandons à la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels·les (CCIJP) de tenir compte de l’évolution de nos métiers. En nous attribuant une carte de presse, la CCIJP marquerait sa solidarité avec les plus précaires d’entre nous et ferait un geste politique fort en faveur de la lib
Publié le 01/05/2019
Geneviève Legay : « Nous sommes dans une dictature larvée »
Emilien Urbach et Olivier Chartrain (site humanité.fr)
Alors qu’elle tente de se remettre des multiples blessures subies à Nice le 23 mars, la militante d’Attac lance un appel aux nouvelles générations.
Peu avant la conférence de presse où elle est apparue lundi en fauteuil roulant dans la cour du CHU de Nice, Geneviève Legay a répondu aux questions de l’Humanité. Sans pouvoir s’exprimer sur le fond du dossier, auquel ses avocats n’ont pas encore pu avoir accès, cette militante d’Attac de 73 ans revient sur les circonstances de la charge policière qui lui a causé de multiples fractures au crâne et aux côtes, lors d’une manifestation des gilets jaunes, le 23 mars place Garibaldi à Nice.
Vous êtes aujourd’hui toujours en centre de convalescence, comment allez-vous ?
Geneviève Legay Je peux me tenir debout mais je ne peux pas marcher seule, parce que j’ai des vertiges. Je ne peux pas rester assise très longtemps, pour la même raison. Je n’ai pas retrouvé mes cinq sens. J’ai retrouvé un peu de vue mais je ne vois pas normalement et mes lunettes de vue ne me vont plus. J’étais complètement sourde de l’oreille droite parce que le rocher était fracturé, ça s’est amélioré au bout d’une dizaine de jours mais je n’entends pas vraiment. J’ai zéro odorat. Quant au goût, j’ai trois sur dix depuis le début et ça ne revient toujours pas.
Que disent les médecins ?
Geneviève Legay Ils sont contents, mais pas moi. Là, ça fait quinze jours que ça ne s’améliore plus du tout. J’ai aussi la mâchoire qui a bougé du côté droit et j’ai mal de ce côté-là, j’ai mal… je suis sous antidouleurs. Le plus gênant, ce sont les vertiges. Moi qui habituellement suis très active, là je ne rêve que de mon lit. Ce n’est pas moi ! Les médecins disent que mon cerveau doit se réadapter à la position verticale. On vient de me fixer un objectif de sortie pour le 15 mai : quand je suis arrivée ici le 2 avril, on m’avait dit quinze jours… J’arrive à me raisonner, mais j’ai des hauts et des bas quand même.
Vous n’êtes pas une militante de la dernière heure…
Geneviève Legay J’ai commencé à militer en 1975, j’ai adhéré au PCF en 1977, et depuis je n’ai plus arrêté. Ça fait vingt-cinq ans que je m’occupe de l’écologie. Aujourd’hui, je suis à Attac et au mouvement Ensemble !. Et je lis l’Huma tous les jours, depuis 1977 !
Au cours de toutes ces années de militantisme, avez-vous déjà rencontré des périodes où il y avait une telle violence de la part du pouvoir ?
Geneviève Legay Pas trop, non. Le plus gros, c’est en 1998, quand on réclamait les 35 heures pour nous, les hospitaliers. Là j’ai été gazée de chez gazée, des vrais fous ! Après il y a eu les manifestations pour le G8 à Gênes, en 2001… Moi je suis pacifique, je n’ai jamais jeté une pierre à personne. Le 23 mars je me croyais protégée, il y avait les gendarmes qui étaient derrière nous et avec qui on avait sympathisé… Et puis je me retourne, et d’un coup je vois de grands costauds. J’ai paniqué deux secondes. Et puis je suis allée rejoindre les gilets jaunes… et je me suis réveillée aux urgences, le soir. Que s’est-il passé ? Je ne sais pas. Autour de moi il y avait une cinquantaine de personnes, c’était très pacifique, très bon enfant… Pas un n’a vu ce qui s’est passé. Ils m’ont tous vue par terre, ils ont vu que j’ai été traînée sur le sol, mais personne ne m’a vue tomber.
Pour vous, qu’est-ce que cela dit de l’état de la démocratie, du droit de manifester ?
Geneviève Legay Je pense, depuis quelque temps, que nous sommes dans une dictature larvée. Les gens avec qui je parle ici me disent qu’ils sentent la dictature arriver. Elle est larvée, mais elle est là. La veille du 23 mars, j’avais lu un communiqué de la Ligue des droits de l’homme qui disait que la réalité était floue. Sur le terrain, ce jour-là, c’était flou aussi : les rues qui amenaient à la place Garibaldi étaient interdites, mais pas vraiment la place. Ce n’était pas clair. De toute façon, même si ça avait été clair, j’y serais allée. Je suis une désobéissante.
Pensez-vous retourner en manifestation ?
Geneviève Legay Bien sûr ! Dès que je serai bien je serai à nouveau dans la rue, je l’ai dit dès le troisième jour à l’hôpital. Jusqu’à ma mort je ne lâcherai pas le combat, ne serait-ce que parce que j’ai mis trois enfants au monde, et que j’ai cinq petits-enfants. Je ne veux pas leur laisser ce monde. Depuis que je suis à Attac, je dis qu’un autre monde est possible et qu’il faut le construire ensemble. Ce que je veux, c’est la convergence des luttes. C’est mon but. Je vais remercier les gens, parce que j’ai reçu plus de mille lettres – dont cinq sur le lot qui me disent que je dois rentrer chez moi pour tricoter… J’en ai reçu d’Allemagne, d’Angleterre, de Belgique, de Suisse, du Canada… Ça a pris des proportions qui me dépassent un peu. Je vais continuer à soutenir les gilets jaunes, continuer avec Attac, essayer de réaliser la convergence des luttes…
Que diriez-vous aux jeunes qui arrivent dans une société où il est de plus en plus difficile de s’exprimer, de militer, de manifester ?
Geneviève Legay Je leur dis qu’il faut lutter. Les acquis de nos parents, de nos grands-parents s’envolent. On a un pouvoir qui a un discours et qui fait tout autre chose – comme sur l’environnement, alors que le climat est le problème n° 1. Il ne prend aucune mesure véritablement écologique, comme de mettre tous les transports gratuits.
Entretien réalisé par Émilien Urbach et Olivier Chartrain
https://www.humanite.fr/genevieve-legay-nous-sommes-dans-une-dictature-larvee-671584
Publié le 28/04/2019
MACRON ET LE TROU NOIR SANS
REPIT
de : Nemo3637
(site bellaciao.org)
En introduction, nous évoquerons la conférence de presse du Président Macron surtout pour en faire remarquer la forme. Elle reste calquée sur ce qu’avait inauguré, voici 60 ans, son initiateur, le Général De Gaulle. Notons surtout qu’à l’époque le Président, dans une économie en expansion, disposait de leviers que ne possède plus Macron.
Mais, sans que cela soit une sinécure, il a hérité du costume, celui du Président-Monarque. Costume « démodé », devenant ridicule, à une époque où chaque état moderne est gouverné par une équipe et non plus par un seul individu. Et donc Macron est donc fort justement considéré, sans répit, comme le seul responsable de la politique gouvernementale.
Pour ce qui est du contenu de la conférence de presse, rien de nouveau de ce qui a déjà été dit après la « fuite » du contenu de son intervention qui aurait du avoir lieu une semaine auparavant. Beaucoup de projets, de promesses... et de lyrisme. Il faudrait de la confiance et là ...
Levons tout de même un « lézard » : les travailleurs français ne travaillent pas moins que les autres travailleurs européens. Ce qui compte c’est la productivité. Et à ce titre les travailleurs français sont plus productifs que les travailleurs allemands. Les travailleurs grecs qui travaillent plus que les travailleurs français, n’ont pas empêchés l’Etat grec de faire faillite. Ceci dit pour couper l’herbe sous les pieds du Président dont l’objectif réel est de pressurer toujours plus les démunis, ceux qui travaillent vraiment.
I. La guerre est déclarée !
Après l’incendie de Notre-Dame certains ont cru ou rêvé en une trêve sociale voire une unité nationale retrouvée. Il n’en a rien été. Pire : certains ont même été choqués que tant d’argent puisse être ainsi réuni en si peu de temps pour sauver des vieilles pierres alors que des démunis, à qui il ne manque que quelques euros, sont toujours en train de crever (1).... Des milliers d’interpellations, plus de 800 condamnations de manifestants, des dizaines de blessés mutilés, 60 000 policiers régulièrement mobilisés... et des manifestants, qualifiés d’émeutiers, toujours présents et déterminés chaque semaine depuis bientôt six mois ! Une conférence de presse, du bla-bla, n’effaceront pas tout cela aussi facilement.
Par sa durée, la guerre d’usure engagée par Macron contre les Gilets Jaunes, se retourne contre lui. Et l’on s’aperçoit que deux conceptions antagonistes de plus en plus divergentes se font face dans la société française.
Ceux qui, se mettant à l’abri dans la citadelle assiégée, approuvent, même en chipotant , le gouvernement et sa politique libérale-conservatrice (2)
Ceux qui, se radicalisant de plus en plus, contestent le pouvoir au point de vouloir « la démission de Macron » voire la « Révolution » !
Comme toujours dans une telle situation de crise, les tièdes, les « neutres » finissent par s’interroger, ne pouvant se soustraire que difficilement aux enjeux, risquant par leurs atermoiements, d’être eux-mêmes jouet et victime expiatoire de l’un des protagonistes.
Ces deux camps qui se cristallisent, sont en réalité bien connus des analystes politiques : ils traduisent simplement une montée de la lutte des classes, comme cela s’est déjà produit à maintes reprises dans l’Histoire. Mais une telle conception, mettant en question la société capitaliste dans son ensemble, est évidemment inadmissible.
Les journalistes (3) des grands médias, aux côtés des politiciens, font flèche de tout bois pour discréditer les manifestants, insinuer une fantasmatique influence de « black blocs », détourner l’attention du public vers « les violences » et ainsi faire oublier leurs revendications (« ils n’en ont même pas ; ce ne sont que des casseurs »), pour criminaliser les Gilets Jaunes coupables des pires sacrilèges, comme par exemple insulter la police (4). Le défaut de leur cuirasse est leur « addiction » aux images qui font le « buzz » et qui permettent de garder l’audimat...
Même avec des trémolos dans la voix, les dénonciations de la « violence », - celle des manifestants mais jamais de la police bien sûr -, les déprédations dont sont victimes les agences bancaires ou immobilières, le pillage des commerces , n’arrivent pas à vraiment retourner l’opinion et deviennent en fin de compte contre-productives, pouvant être interprétées comme des incitations « à en faire plus ». Une masse de révoltés de plus en plus nombreux est maintenant déterminée, bien décidée à en découdre, quoiqu’il en coûte. Et tout au contraire, ceux qui se battent, résistent, se font arrêter, benéficient, comme l’ex-boxeur Christophe Dettinger, d’un large soutien.
Deux mondes se méprisent, se haïssent, s’affrontent et le Président de la république se
heurte à un mouvement de masse inédit dont il a fini par comprendre le danger.
Il n’est évidemment pas le seul chef d’Etat prêt à employer tous les stratagèmes, voire la force, pour se maintenir en place. Il s’en fallut de peu en mai 1968, pour que De Gaulle ne renverse la
table. L’auteur de ces lignes se souvient des tanks et véhicules militaires venant de l’est, défilant alors en banlieue parisienne, sur la nationale 3....
Ce qui a changé comparativement à hier c’est, dans le cadre de la société capitaliste telle qu’elle est, l’absence de moyens à la disposition de l’Exécutif. Tous les robinets financiers sont controlés en fait par la Finance internationale qui ne lui laisse aucune marge de manœuvre de type keynésienne. En décembre le Président, avait bien réussi, avec l’aide de Pierre Moscovici, à faire accepter par l’Union Européenne et surtout Berlin, l’idée d’une augmentation du déficit du budget de la France. Cette France que Macron veut « exemplaire » dans une « belle » Europe libérale.
Toute une classe s’est donc rassemblée aujourd’hui derrière le chef de l’Etat, le brillant télé évangéliste, pour que « soit maintenu le cap ». Les sourires télévisés ne vont plus qu’à ses partisans, au carré d’un précieux électorat qu’il espère toujours fidèle. Pour les autres la matraque et les flash-balls deviennent la seule alternative. Il n’a même plus à s’en cacher, à essayer de les convaincre : tensions et haine aidant, tout le monde a compris.
Si l’on se place derrière les lignes, du côté des « patrons » qui ont mis Macron où il est, deux options se dessinent :
- On le vire, on l’élimine, au mieux en l’obligeant à dissoudre l’Assemblée Nationale, option de départ la plus « clean ». Et le système garde une chance de repartir sur des bases plus stables, avec un « bon gros » style Larcher, au pouvoir, par exemple. Mais cela ne revient-il pas à accorder la victoire aux insurgés et sans doute à renforcer leur camp ?..
On le garde tout au long de son mandat, espérant rebondir avec les élections européennes qui seront un « thermomètre », tout en sachant que la « guerre » risque de continuer interminablement, avec des manifs récurrentes.
Quelque soit la voie suivie, elle reste périlleuse pour le pouvoir menacée par une révolution de type prolétarienne (5) Le désarroi a déjà atteint nombre de macronistes dont aucun n’avait prévu les débordements actuels , Et l’exécutif, dans sa fuite en avant trébuchante, risque bien de se raccrocher à la nappe quitte à à mettre par terre tout ce qui se trouve sur la table...
Le trou noir.
II. Un contexte de crise économique et financière insolvable.
Dans le passé, devant une poussée du mécontentement social, le gouvernement avec un minimum de stratégie, lâchait du lest. Les anciens se souviennent de slogans bon enfant - « Ohé Pompidou – Pompidou navigue sur nos sous... » - , des 0,... pour cent « d’augmentation » vite rognés par l’inflation mais qui justifiaient néanmoins les bureaucraties syndicales.
Aujourd’hui le Président nous dit la même chose que ses prédécesseurs : plus un rond dans les caisses ! Mais les riches sont de plus en plus riches, entend-on dans la vallée. Pas encore assez, mon fils, pour que le ruissellement attendu survienne, répond l’écho des montagnes macronistes...
Le trou noir de la Finance.
Il est vrai que la crise financière de 2008 a été révélatrice d’une faillite promise du système. Pas encore résolue, elle s’avére bien plus grave que ce que l’on avait voulu voir au départ. Comme lors de chaque crise on avait attendu que ça passe. Un nouveau départ aurait du se profiler à l’horizon glorieux d’un capitalisme toujours triomphant. Cela s’avérait finalement si « compliqué » que 10 ans après, la reprise économique n’est toujours pas au rendez-vous malgré tous les bobards distillés de temps à autre (6).
Nous avons expliqué, dès 2013, pourquoi cette reprise reste inenvisageable. L’impossible quête de valorisation capital ne laisse plus comme issue qu’une financiarisation inévitable, prélude à la fin du capitalisme lui-même (7). Nous ne reviendrons pas sur cette démonstration que tout le monde, sauf des nostalgiques d’autres temps, admet aujourd’hui. Le travail devient donc inutile dans le contexte de crise du capitalisme que nous vivons ; car il ne peut exister que s’il est susceptible de rapporter un profit. Or, dans la production, il n’y a aucune perspective d’investissement rentable.
Cela dit, bien sûr, le système aboutit à toujours payer le travail le moins cher possible pour tenter de sauvegarder ledit profit... Cela n’a rien à voir avec les besoins réels dont la satisfaction n’est pas un objectif premier. Comme dans l’espace intersidéral, la Finance représente sur Terre le véritable trou noir de la société. Elle avale tout, détruit, sans rien rendre... Et cela le jeune Macron le le sait (8).
III. Mensonges et manœuvres dilatoires.
Face à des manifestations de mécontentement qui se succèdent sans discontinuer, l’Exécutif, après un temps de panique et d’hésitation que l’on a pu constater, en concertation avec Berlin, avait donc décidé de lâcher quelques miettes. Que faire d’autre sans renier tous ses engagements ? Suivant la logique de voracité du système financier dominant, il ne pouvait pas plus. Car dans l’état actuel du capitalisme, un seul grain de sable, comme par exemple une baisse de profits, un conflit inattendu, une augmentation « inadmissible » du déficit public, et c’est le krach. Reste le bla-bla.
Réformes institutionnelles ?
Si du point de vue économique, pour les libéraux au pouvoir, la seule solution est de continuer à pressurer les plus démunis, côté institutions bien des réformes sont possibles. Cela ne mange pas de pain.
L’essentiel réside dans la continuité du business. On voit bien que le Brexit, par exemple, représente un désagrément pour les institutions parlementaires britanniques. Pour le business ce ne sera qu’une gêne temporaire : les échanges avec la Grande-Bretagne, sous une forme ou sous une autre continueront...
Le nouveau Rastignac aujourd’hui au pouvoir en France, n’a jamais caché son mépris des institutions. Quelque soient les critiques qu’il adresse aux populistes, il en fait lui-même partie de par sa volonté de gouverner sans les respecter. On s’en est vite aperçu lors de l’affaire Benalla, par exemple. Un égo surdimmensonné, alimenté par nombre de réussites,laisse apparaître logiquement un culot désarmant, et, de fait, un mépris absolu de la Démocratie. Les institutions et les usages de la Ve République permettent d’établir ce pouvoir personnel dans la pure tradition française bonapartiste, gaulliste et absolutiste.
Quant au Parlement, il est, comme c’est l’usage, entre les mains de la « majorité présidentielle ». Et donc considéré comme une simple chambre d’enregistrement des volontés de l’Exécutif. Chambre constituée de « nouveaux », de jeunes, ayant brillamment passés les tests, signataires de leur servile engagement et émerveillés d’en être arrivés là. Eux ne sont évidemment pas intéressés par une dissolution et de nouvelles élections...
Reste le Sénat, un moment menacé par Gribouille au pouvoir, qui se retrouve une nouvelle jeunesse, tout heureux de se la jouer « à l’américaine » face à un éxécutif désemparé...
La politique libérale se heurte à la résistance populaire.
L’objectif tout tracé, obligé, dans la ligne de l’Union Européenne, est le même que celui des gouvernements précédents : continuer une transformation dans une perspective toujours plus libéral.
Ce qui veut dire démanteler la protection sociale, le système des retraites, l’éducation et ce par toujours plus de privatisations. Mais, comme issue d’une résilience toute française, elle aussi, la révolte surgit.
Comme toujours, dans les premiers jours, la revendication est confuse. En 1789 qui voulait couper la tête du roi et proclamer la république ? Mais il n’y a pas de grève générale comme en mai 1968. Nombre de porte paroles des Gilets Jaunes, pressés de toute part, rejoignent le cirque politicien.
Mais pas tous. Les analyses s’affinent. Et l’on se rend compte que l’on est dans une phase inédite de lutte de classes. Une lourde atmosphère de haine se répand. Macron aura t-il des comptes à rendre ?
Tenir jusqu’aux élections européennes.
Reste les discours, la logomachie (9). Un « Grand Débat », que les opposants, goguenards, qualifieront vite de « Grand Blabla », soutenu par les médias, a donc été lancé. Une mystification d’un bout à l’autre, où même le chiffre des participants a été surévalué, où les contributions établies principalement par des sympathisants du Président, ne sont même pas toutes prises en compte...
En exergue, ce « Grand Débat » court-circuitait donc le Parlement que l’on sait pourtant tout acquis, par sa majorité parlementaire, au pouvoir en place. C’était donc faire peu de cas des assemblées, et souligner l’aveu de déficit démocratique du jeu parlementaire. Cette manœuvre grossière du « grand blabla », n’a trompé en fait, que de rares naïfs. Mais elle permettait néanmoins de rassurer le « Parti de l’Ordre », le carré des soutiens pétochards, en montrant que l’on faisait tout ce qu’on pouvait pour conjurer la menace contre l’ordre établi et sauver leur galette.
Il faut, pour ne pas sombrer irrémédiablement, conserver leurs votes, battre les populistes, et donc parvenir au plus près des 30% lors des prochaines élections européennes. L’objectif est de relégitimer autant faire se peut, un pouvoir pourtant contesté de façon inédite par la rue.
Une Révolution à venir
Plus de 50% de l’électorat serait hostile au gouvernement et à sa politique. Des manifestations hebdomadaires demandent sa démission . Une nouvelle crise financière se profile. Les « Black Blocs » se renforcent. Les esprits se radicalisent. Certains diront qu’il s’agit d’une prise de conscience...La France n’est-elle pas connue pour être le pays où le système capitaliste est le plus radicalement contesté ? Sortir du chaos par une Révolution libertaire ordonnée, harmonieuse et pacifiste sera la seule solution pour éviter les trous noirs de Macron, des libéraux et le caca brun des populistes.
Delenda Cartago.
Nemo, le 25/04/2019.
(1) Nombre de personnes, dont moi-même avons écrit et publié sur ce sujet. Voir mon billet « Notre-Dame : où va la générosité ? » écrit mercredi 17 avril sur le blog médiapart de Nemo3637 et sur Bellaciao.
(2) La politique de Macron et des libéraux consiste à rendre les riches encore plus riches en espérerant un « ruissellement » vers le reste de la société, notamment vers les démunis. Illusion qui traduit l’inconsistance de la pensée libérale d’aujourd’hui...
(3) Parmi les journalistes il faut distinguer les éditorialistes, les animateurs de plateau, les membres des comités de rédaction et ceux qui se retrouvent vraiment sur le terrain, dont les images ou les propos sont triés, sélectionnés par lesdits comités de rédaction.
(4) Cette police est aujourd’hui révoltée par les insultes dont elle fait l’objet parce qu’il s’agit d’un phénomène de masse : ceux qui crient ainsi sont aussi bien des ménagères que des profs.Que l’on ne vienne pas nous dire que de telles invectives sont inédites dans les banlieues traversées par nos pandores...
5) Révolution prolétarienne : révolution menée par le prolétariat, c’est-à-dire par tous ceux qui sentent qu’ils n’ont plus rien à perdre, sauf leurs enfants. Il peut donc être constitué du boutiquier, de petits patrons et d’ouvriers..
(6) La fameuse « reprise » aux Etats-Unis, profite surtout à ceux qui sont déjà riches. Un potentiel de près de 100 millions de travailleurs reste inemployé...
(7) A propos de l’impossible valorisation du capitalet de la fin du système, lire mon petit ouvrage « Krachs, spasmes et crise finale » en ligne :https://lachayotenoire.jimdo.com/nemo/
(8) Au détour d’une phrase lors d’une allocution en décembre, Emmanuel Macron reconnaît que le « système financier va vers sa fin ». Petite pique macronienne à l’égard de ses « protecteurs » ?... Qu’il est drôle et éclectique notre président téléévangéliste et acrobate ...
(9)La logomachie consiste à croire que les mots et les discours ont un pouvoir. Certains macronistes y croient certainement d’autant plus qu’ils ne leur restent que leur verbiage pour tenter d’influer sur la benne qui se lève inexorablement pour les faire basculer dans les poubelles de l’Histoire...
Publié le 25/04/2019
Violences sexuelles : une stratégie gagnante pour faire payer les agresseurs et indemniser les victimes
par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)
100 000 euros. C’est le montant des préjudices obtenus en janvier dernier par Elizabeth, victime de harcèlement sexuel. Exceptionnelle, la somme matérialise une partie des immenses difficultés auxquelles les victimes doivent faire face : professionnelles, mais aussi psychologiques, personnelles, ou encore sexuelles. Concentré sur la culpabilité ou l’innocence de l’accusé, le procès pénal n’est pas le meilleur endroit pour discuter de la réparation de ces préjudices. Au contraire de l’audience civile, où la culpabilité n’est plus contestée. C’est la stratégie, gagnante, qu’avait adoptée l’avocate d’Elizabeth. Récit.
100 000 euros : c’est le montant du préjudice pour harcèlement sexuel reconnu en janvier 2019 par la cour d’appel de Versailles pour Elizabeth [1], victime de son supérieur hiérarchique, un cadre haut placé dans une mairie. Condamné en décembre 2016 pour avoir harcelé sexuellement quatre de ses subordonnées, dont Elizabeth, cet homme était un habitué des propos et remarques à connotation sexuelle : « Vous avez un très beau cul »,« Je vois vos tétons », « Vous n’avez jamais pris de fessée de votre vie, allez, faîtes une bêtise... » L’une des victimes évoque une danse dans un bureau, pour voir « si elle bougeait bien sexuellement ». A propos de l’embauche d’une jeune femme, il aurait demandé à cette même salariée : « Est-ce que vous seriez prête à me rouler une pelle pour que je l’engage ? »
Il est extrêmement rare qu’une victime de harcèlement sexuel obtienne des dommages et intérêts aussi élevés que ceux qu’a obtenus Elizabeth. « Ils s’élèvent le plus souvent à quelques milliers d’euros : entre 2000 et 6000 euros en moyenne », relève Marilyn Baldek, de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT). Des sommes qui s’avèrent déconnectées de leur préjudice réel.
Déconnecter l’indemnisation du procès sur le fond
Pourquoi un tel désintérêt pour l’indemnisation ? Ce qui compte, lors d’un procès, est de savoir si l’accusé est coupable ou non. « Les efforts des avocats des parties civiles se concentrent généralement, aux côtés du ministère public (le procureur, ndlr), sur la démonstration de la culpabilité, au détriment de la recherche de la juste indemnisation pour leurs clientes, quand ce volet n’est pas purement escamoté au motif qu’il pourrait fragiliser l’accusation, ajoute Marilyn Baldeck. C’est l’argument historique de la vénalité des femmes qui l’emporte, argument qu’il ne faudrait pas susciter en réclamant ce qui leur est pourtant dû. »
Pour épargner à Elizabeth ces soupçons de vénalité, son avocate Marjorie Vignola a décidé de demander un « renvoi sur les intérêts civils ». Cela signifie que l’audience relative à l’évaluation du préjudice, et donc au montant que l’agresseur devra verser à sa victime, se tiendra après le procès pénal. « Mélanger l’audience sur le fond et le chiffrage du préjudice, c’est très compliqué, détaille Marjorie Vignola. Une audience est très dense, il y a beaucoup de tension, la culpabilité du mis en cause est contestée. »
Demander des réparations réalistes
« Quand on arrive à l’audience de renvoi sur les intérêts civils, on est à un stade procédurale plus avancé. Il y a eu une plainte, une enquête, un jugement, la culpabilité est acquise. Il ne s’agit plus de discréditer la victime. On se sent autorisée à demander de l’argent. » « Les femmes sont plus pauvres que les hommes, et les violences sexuelles commises par les seconds à l’encontre des premières les appauvrissent encore davantage, rappelle Marilyn Baldeck. Il est essentiel de braver une forme de bienséance judiciaire, qui rendrait la dénonciation des violences incompatible avec le fait d’en demander une réparation financière réaliste. »
La cour d’appel de Versailles a notamment condamné le harceleur à verser à Elizabeth 63 546 euros en compensation de la perte de gains professionnels actuels et futurs. Cette somme vient compenser les revenus dont la victime a été privée à cause des violences. Dans le cas d’Elizabeth, les indemnités journalières touchées au titre de son arrêt maladie étaient moins élevées que le salaire qu’elle aurait touché si elle avait continué à travailler. La « perte de gains futurs » évalue quant à elle la diminution du revenu à venir, du fait par exemple d’une réorientation professionnelle dans un secteur moins lucratif, ce qui est très souvent le cas pour les victimes de violences sexuelles au travail, quand elles peuvent retravailler.
Elizabeth a par ailleurs obtenu 6000 euros en réparation des souffrances endurées, 10 000 euros au titre du préjudice sexuel. « Le principe de l’indemnisation du préjudice sexuel de même que son montant, sont suffisamment exceptionnels pour être soulignés, intervient Marilyn Baldeck. Ici, avoir porté plainte pour harcèlement sexuel n’est pas perçu comme un indicateur de puritanisme et d’ascétisme sexuel de la victime, mais, au contraire, comme un facteur de détérioration d’une vie sexuelle qui aurait été satisfaisante sans le harcèlement. »
« Il faut beaucoup de temps pour récupérer. Il faut accepter cela, et c’est difficile »
« C’est bien de prendre le temps d’évaluer préjudice par préjudice, ajoute Marjorie Vignola. Quand on parle de harcèlement sexuel ou d’agression sexuelle, les gens minimisent toujours : "C’est bon, elle s’est pris une main au cul par son collègue, c’est quand même pas si grave"... Or Elizabeth est en arrêt maladie depuis quatre ans, parce que ce collègue, justement, elle lui faisait vraiment confiance. Elle se pensait son égale. Aujourd’hui elle n’ose plus sortir de chez elle. L’impact sur sa vie est grave. Et tous ces impacts sont rarement pris en compte par l’institution judiciaire. »
Terrorisée à l’idée de travailler à nouveau dans un bureau, Elizabeth tâche de ne pas sombrer en ingérant régulièrement des médicaments, et elle réfléchit à une reconversion. « Il faut beaucoup de temps pour récupérer. Il faut accepter cela, et c’est difficile. D’autant que la société vous dit tout le contraire : il faut se dépêcher de retrouver du travail, se bouger, il faut y aller. Mais on est incapable de ça, en fait. » Totalement sous l’emprise de son agresseur, Elizabeth a en plus perdu le contrôle de ses finances personnelles, et a failli être expulsée de son logement pour défaut de paiement.
Le pouvoir de renouveler, ou pas, son contrat de travail
« Les pressions ont été continuelles et très progressives, analyse Elizabeth a posteriori. "Je vais casser vos réserves naturelles pour que vous soyez plus forte au boulot", me disait-il ». « Vous savez les gens qui progressent n’ont pas de gêne vis à vis du sexe », répétait-il aussi très souvent, l’invitant à avoir des relations sexuelles avec lui. « Il a commencé à se caresser devant moi. Je me disais qu’il était fou. Il m’a obligée à porter des strings, puis à les lui montrer, puis il s’amusait à me les confisquer le matin pour me les rendre le soir. Je disais non, plusieurs fois. Mais il insistait tellement que je finissais par craquer, pour avoir la paix. A chaque fois il me demandait quelque chose de nouveau. Si je ne décrochais pas tout de suite le téléphone, il déboulait dans mon bureau, et me hurlait dessus. »
Isolée géographiquement de ses collègues, dans un bureau proche de celui de son agresseur, Elizabeth a l’impression de devenir l’esclave de son directeur, sa chose. Elle se sent coincée, n’ose parler à personne, d’autant que son directeur détient le pouvoir de renouveler, ou pas, son contrat de travail et qu’elle vit seule avec sa fille. « Si vous ne faites pas ce que je vous dis, je ne peux pas travailler avec vous », revenait comme une litanie. « Il a peu à peu fait tomber toutes mes barrières », constate Elizabeth.
« Les dommages et intérêts, eux, ne sont pas symboliques »
« Voir ce monsieur tout puissant accusé officiellement, entendre la justice pénale dire qu’il représente un danger pour la société, cela fait du bien, confie Elizabeth. Néanmoins, ce ne sont que des mots. Lui est libre, tandis que je suis enfermée à cause ce qu’il m’a imposé. L’obliger à payer, je trouve cela plus juste, et cela le touche vraiment. Il y a un effet concret. » « On peut supposer qu’avoir à s’acquitter de telles sommes est infiniment plus contraignant pour ces messieurs que les peines d’emprisonnement avec sursis auxquelles ils sont presque toujours condamnés, pense Marilyn Baldeck. Les dommages et intérêts, eux, ne sont pas symboliques. »
« Pour ceux qui n’ont pas la possibilité de les régler en une seule fois, et à qui un échelonnement du paiement est accordé, la condamnation judiciaire peut se rappeler à leur bon souvenir à chaque relevé bancaire pendant des années. » Si l’agresseur n’est pas solvable, les victimes de viol ou d’agression sexuelle peuvent se retourner vers la commission d’indemnisation des victimes d’infraction (Civi). Pour les victimes de harcèlement sexuel, c’est le service d’aide au recouvrement des victimes d’infractions (Sarvi) qui est compétent.
Le soulagement d’Elizabeth n’est cependant pas total, puisque son agresseur a fait appel de la décision de la cour d’appel concernant l’indemnisation. Elle attend aussi de savoir ce que va devenir la plainte qu’elle a déposée pour viol, à l’encontre du même agresseur, en 2014. D’abord classée sans suite, elle a finalement été examinée puisque Elizabeth a décidé de porter plainte avec constitution de partie civile, ce qui force l’ouverture d’une enquête [2]. Cette dernière a débouché sur un non lieu, rendu fin février 2019, alors que le jugement de condamnation pour harcèlement sexuel a fait état de la vulnérabilité et de l’isolement d’Elizabeth. « Ce non lieu pour moi, c’est terrible. Terrible. » Elizabeth a contesté la décision, et attend. Les premières violences ont commencé il y a huit ans.
Nolwenn Weiler
Notes
[1] Le prénom a été modifié.
[2] En France, les deux tiers des plaintes pour viol sont classées sans suite. Deux recours sont possibles : faire appel de la décision devant le procureur général près la Cour d’appel dans un délai de deux mois à compter du classement sans suite, ou déposer une plainte avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction du Tribunal de grande instance – pour un tel recours, il est préférable de prendre contact avec un.e avocat.e.
https://www.bastamag.net/Violences-sexuelles-une-strategie-gagnante-pour-faire-payer-les-agresseurs-et
Publié le 24/04/2019
Gaspard Glanz, un journaliste qui dérange la police
Par Luc Peillon et Jacques Pezet (site liberation.fr)
Interpellation de Gaspard Glanz, pendant l'acte XXIII des manifestations de gilets jaunes, à Paris, le 20 avril. Photo Boby pour Libération
Spécialiste des manifs de rue, le journaliste indépendant a passé quarante-huit heures en garde à vue après avoir été interpellé samedi lors de la manifestation des gilets jaunes. Il est convoqué en octobre devant le tribunal et est interdit de manifs le samedi d'ici là.
En garde à vue pour son 32e anniversaire. Arrêté samedi à Paris lors de l’acte XXIII des gilets jaunes pour «participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations», ainsi que pour «outrage sur personnes dépositaires de l’autorité publique», le journaliste indépendant Gaspard Glanz, spécialisé dans la couverture des mouvements sociaux, aura passé près de quarante-huit heures aux mains de la police. Retenu au commissariat du XIIe arrondissement de la capitale, il a été déféré lundi en fin d’après-midi devant le juge, qui a décidé d’une convocation le 18 octobre devant le tribunal et l’a «interdit de paraître» à Paris tous les samedis jusqu’à l’audience, ainsi que le 1er mai.
Son arrestation a donné lieu à une large mobilisation en sa faveur sur les réseaux sociaux (dont une pétition recueillant plus de 18 000 signatures pour sa libération sur Change.org), et à un rassemblement, lundi matin, d’une soixantaine de ses proches devant le poste de police. Egalement arrêté samedi pour «participation à une manifestation non déclarée» et «détention de stupéfiants» (un reste d’herbe), son confrère Alexis Kraland a passé plus de huit heures en garde à vue, avant d’être relâché en fin de journée.
L’arrestation de Gaspard Glanz a eu lieu peu avant 16 heures samedi, place de la République. L’outrage, selon toute vraisemblance, est constitué par un doigt d’honneur adressé par le journaliste à un policier, selon les images filmées par Nicolas Mercier de Hors Zone Press et que Libération a pu consulter.
On y voit Gaspard Glanz marcher le long des forces de l’ordre, en répétant : «Il est où le commissaire ?» Lorsqu’une femme lui demande «Qu’est-ce que t’as Gaspard ?» ce dernier lui répond : «On m’a tiré dessus avec une grenade !» Le journaliste continue ensuite d’apostropher les policiers à la recherche de leur supérieur. L’un d’entre eux s’avance vers lui et le repousse fortement. Enervé, Glanz lui répond avec un doigt d’honneur et fait demi-tour. C’est alors qu’un deuxième policier se lance vers lui, l’attrape, le met violemment à terre, puis l’embarque avec l’aide de ses confrères, qui évacuent la zone à coups de matraques.
Cette vidéo vient confirmer le témoignage du photojournaliste Maxime Reynié, qui indiquait qu’avant son interpellation, Gaspard Glanz avait apostrophé les forces de l’ordre suite à une «petite embrouille» causée par un jet de projectile.
Nicolas Mercier, habitué des manifestations de gilets jaunes, s’étonne, pour sa part, de la réaction des forces de l’ordre : «Des gilets jaunes qui insultent des policiers, il y en a tout le temps, et il ne se passe souvent rien du tout. Là, on a un journaliste, reconnaissable à sa tenue, qui reçoit visiblement une grenade, et fait un doigt d’honneur après avoir été bousculé, alors qu’il demandait des comptes au commissaire.»
Trois interpellations par le passé
Titulaire d’une licence en sociologie criminelle de l’université Rennes-II, Gaspard Glanz a fondé la société de production Taranis News en 2011. «Un média qui s’intéresse à la foule en général : les festivals, les manifestations, les rassemblements. On fait ce que j’appelle du "street journalism", un journalisme urbain, pour les jeunes, car 90% des visiteurs de notre site ont entre 17 et 35 ans», expliquait-il à l’Obs en mai 2016.
Il reste surtout connu, cependant, pour sa couverture des manifestations de rue, en filmant au plus près les affrontements avec les forces de l’ordre. Une activité qui lui a déjà valu trois interpellations par le passé. Une première fois en novembre 2015, lors de la COP 21, un deuxième fois en juin 2016, lors des manifs contre la loi travail, puis, enfin, en octobre de la même année, dans la jungle de Calais. Une dernière arrestation au cours de laquelle il apprend être poursuivi pour «vol de talkie-walkie» appartenant à un CRS, accusation qu’il nie, expliquant que l’appareil était tombé de la poche du policier. Mais aussi pour injures et diffamation envers les forces de l’ordre, après la publication sur Facebook d’une photo représentant plusieurs policiers, avec l’inscription «Ein Volk, ein Reich, ein Führer», une reprise du slogan du régime nazi. Glanz écope dans la foulée d’une interdiction de séjour à Calais et d’un contrôle judiciaire l’obligeant à pointer chaque semaine, pendant huit mois, au commissariat de Strasbourg. Il découvre également, dans le cadre de la procédure, qu’il est fiché «S», car considéré «comme individu susceptible de se livrer à des actions violentes».
Pour le vol du talkie, il est condamné en juin 2017 à 500 euros d’amende. Pour les injures envers les forces de l’ordre, il est relaxé en décembre 2017 par la cour d’appel de Rennes pour vice de procédure.
Menaces physiques
Ses rapports plus que tendus avec la police tiennent aussi à ses révélations sur les comportements des forces de l’ordre. En mars 2017, le journaliste accuse plusieurs policiers présents à une «marche pour la justice et la dignité» de se faire passer pour des journalistes. S’ensuivront des coups de la part des fonctionnaires et un crachat sur sa caméra, puis des menaces physiques sur une page Facebook de soutien aux forces de l’ordre.
Dans le cadre de l’affaire Alexandre Benalla, il a fourni plusieurs séquences vidéo sur la présence de l’ancien garde du corps d’Emmanuel Macron à la manifestation du 1er mai 2018 à Paris, le montrant notamment avec un talkie-walkie et un brassard «police». Pas vraiment de quoi se faire aimer du pouvoir.
https://www.liberation.fr/france/2019/04/22/gaspard-glanz-un-journaliste-qui-derange-la-police_1722765
Publié le 19/04/2019
Parlement européen. Victoire à Strasbourg pour les lanceurs d’alerte
Julia Hamlaoui (site humanité.fr)
Les députés européens ont adopté mardi, à une large majorité, une directive protégeant les lanceurs d’alerte, après une longue bataille.
Souvent à l’origine de directives rabougrissant les droits, cette fois, grâce à une bataille acharnée, le Parlement européen a entériné une disposition de progrès. Une victoire pour les lanceurs d’alerte, adoptée mardi à une large majorité (591 voix pour, 29 contre et 33 abstentions). « C’est un texte que tout le monde s’accorde à considérer comme une belle avancée pour la protection des lanceurs d’alerte et de la démocratie européenne », s’est félicitée sa rapporteure, Virginie Rozière (Radicaux de gauche), qui avait participé aux négociations en amont avec les États et la Commission aux côtés de deux autres députés, Jean-Marie Cavada (Génération citoyens, centre droit) et Pascal Durand (Verts-ALE). « Cette victoire montre qu’avec de la volonté politique et de l’optimisme, il est possible de changer l’Europe », a également salué l’écologiste engagée dans la lutte anticorruption Eva Joly, tandis que l’eurodéputé PCF, et directeur de l’Humanité, Patrick Le Hyaric soulignait en séance qu’il « s’agit de l’intérêt général ».
Un an de négociation tripartite
En l’occurrence, la directive adoptée mardi entérine « l’affirmation claire de la légitimité de la divulgation d’informations par le lanceur d’alerte », estime sa rapporteure. Une légitimité attaquée par une autre directive européenne, celle sur le secret des affaires, qui a déjà trouvé sa traduction dans le droit français avec une loi promulguée à l’été dernier. « Même si on pourra lui opposer le secret des affaires, l’incriminer pour vol ou piratage informatique, on pose le principe que ces agissements sont légitimes par le fait que lancer l’alerte a une valeur juridique supérieure », a détaillé l’élue lors d’une conférence de presse dans la foulée du vote, même si l’alerte publique reste soumise à certaines conditions. Les possibles représailles de la part d’un employeur sont aussi encadrées, avec une « inversion de la charge de la preuve », soit l’obligation pour celui-ci de démontrer, si la situation de son salarié a changé, que c’est sans lien avec ce que celui-ci a dénoncé. Quant aux activités concernées, celles liées à la défense ou à la sûreté de l’État échappent toujours à la règle.
« Les États auront pourtant une grande marge de manœuvre dans l’application de cette directive, ce qui inquiète, considérant les tentatives de blocage de certains gouvernements », a cependant mis en garde Patrick Le Hyaric, regrettant l’absence « d’une autorité européenne de protection des lanceurs d’alerte » que son groupe proposait. Il faut dire que la bataille a dû être acharnée. Près d’un an de négociation tripartite (entre la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil), appuyée par la mobilisation d’associations et de syndicats, a été nécessaire pour aboutir au vote de mardi. Certains États membres de l’Union, la France en tête, militaient en faveur d’une protection plus étroite, consistant à contraindre les lanceurs d’alerte à signaler ce qu’ils avaient observé en interne en premier lieu, c’est-à-dire à l’employeur mis en cause par exemple. Un « non-sens », selon les termes de Patrick Le Hyaric, qui rappelait alors qu’une telle procédure « expose le lanceur d’alerte et le met potentiellement en danger, en plus de permettre à l’entreprise de couvrir les faits avant qu’ils ne soient dénoncés ». Désormais, les États disposent de deux ans pour transposer la directive, ce qui marquera son entrée en vigueur effective. Trop tard pour Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, qui s’est vu retirer son droit d’asile par les autorités équatoriennes la semaine dernière à Londres.
Julia Hamlaoui
https://www.humanite.fr/parlement-europeen-victoire-strasbourg-pour-les-lanceurs-dalerte-671084
Publié le 18/04/2019
Un rapport épingle «l’usage immodéré et disproportionné de la force publique» à Toulouse
Par Emmanuel Riondé (site mediapart.fr)
L’Observatoire toulousain des pratiques policières a rendu son rapport public mercredi 17 avril. Deux ans de manifestations scrutées à la loupe, dans la quatrième ville du pays. Ce travail documente l’évolution des procédés de maintien de l’ordre. La répression du mouvement des gilets jaunes marque, d'après le texte, le franchissement d’un seuil inquiétant.
Toulouse, correspondance. - Une solide pièce de plus au dossier des violences policières en France. Après presque deux ans de travaux, l'Observatoire toulousain des pratiques policières (OPP, voir notre précédent article à ce sujet), porté par la Ligue des droits de l'homme (LDH), la Fondation Copernic et le Syndicat des avocats de France (SAF), rend ce mercredi 17 avril un rapport que Mediapart a pu consulter en amont.
Intitulé « Un dispositif de maintien de l'ordre disproportionné et dangereux pour les libertés publiques », ce document de 138 pages propose une analyse quantitative et qualitative de l'évolution du maintien de l'ordre à Toulouse, entre mai 2017 et mars 2019. Réalisé sous la « direction scientifique » de Daniel Welzer-Lang, chercheur au Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (LISST) du CNRS, le rapport complet s'intéresse aux dispositifs, aux stratégies policières et aux interactions avec les manifestants.
Dans leur conclusion, les auteurs épinglent la « stratégie de la peur » mise en œuvre par les autorités et tirent le signal d'alarme : « Depuis la “loi travail” de 2016, la police a franchi un seuil dans la violence. Les policiers ne sont pas seulement violents, ils sont brutaux […]. C’est la brutalité de ceux et celles qui veulent revenir sur le droit de manifester. C’est la brutalité d’un pouvoir qui veut imposer sa politique par la matraque et la grenade […]. »
Au 3 avril 2019, 50 manifestations ont été observées et 24 observateur-e-s (c'est leur choix d'appellation, expliqué dans le rapport), dont 7 femmes et 17 hommes, mobilisés par l'OPP. Soit « 1 800 heures de présence opérationnelle en manifestations », plus de 4 600 photos prises et 50 heures de vidéo enregistrées. Les auteurs, qui se défendent « de faire un rapport à charge », souhaitent que leurs « analyses finales » puissent « être reprises par l'ensemble des personnes qui se réclament de valeurs démocratiques. Policier.e.s et gendarmes compris ». Pas certain que ce soit le cas. Contacté mardi par Mediapart, la préfecture de la Haute-Garonne nous a fait savoir qu'elle n'avait pour l'heure « pas d'éléments » de commentaire ou de réaction à délivrer sur ce rapport.
Les observateurs ont choisi de découper la longue séquence observée à Toulouse en trois phases : de mai 2017 à octobre 2018, de novembre à décembre 2018 et de janvier à fin mars 2019. Un choix qui permet de mettre en lumière les cafouillages et le caractère souvent « illisible » de la stratégie de la police ; ses difficultés à s'adapter à un type de mobilisation nouveau et imprévu ; son choix de durcir la répression ; et, in fine, son adoption d'une stratégie radicale censée redonner, aux forceps, un « cadre » plus « conforme » aux cortèges non déclarés du samedi. Sans succès.
La première phase, qui démarre en mai 2017 (19 manifestations observées sur 22 mois), fait l'objet de la part de la police et de la gendarmerie d'une « gestion locale, à la toulousaine » de manifestations déclarées et « souvent liées au mouvement social traditionnel ». Peu de heurts sont à déplorer même si, déjà, quelques faits violents présagent de la suite. La deuxième phase débute avec le mouvement des gilets jaunes, mi-novembre, et donne aussitôt à voir un mode de gestion bien plus dur : « Les manifestations, à peine commencées, sont gazées de manière massive par des forces de police. »
Les effectifs des brigades anticriminalité (Bac) et des compagnies départementales d'intervention (CDI) interviennent très tôt et violemment : usage de LBD, « chasse aux manifestants », « attitudes de cow-boy », « arrestations attentatoires aux droits », « hyperviolence injustifiée » et proche de la bavure. Les blessés sont nombreux, les interpellations aussi. En face, les manifestants tendent à mieux s'équiper pour se protéger (une attitude qui va devenir un « habitus ») et, à travers leur refus de se disperser, expriment « une rage certaine ».
Lorsque la troisième phase démarre en janvier, ces méthodes se poursuivent mais épousent la « stratégie de l'heure » désormais adoptée par la préfecture. Elle consiste à laisser « les manifestations se dérouler calmement jusqu’à 16 h 30 » avec une présence discrète de CRS et de gendarmes mobiles, puis en une tentative de dispersion brutale en recourant aux policiers des Bac et CDI.
Ce qui semble répondre à deux objectifs : reprendre la main sur des manifestations non déclarées aux parcours aléatoires ; et « créer des casseurs », un terme que le rapport veut « déconstruire », ce « mot-valise, utile comme épouvantail pour opinion publique » recouvrant « des réalités nettement plus contrastées ». Nuances dont la préfecture ne s'embarrasse pas, considérant comme « casseurs » tous « ceux et celles qui restent » après la « limite horaire » fixée donc aux alentours de 16 h 30, ce moment fatidique où l'hélicoptère de la gendarmerie apparaît dans le ciel.
Au sol, un double dispositif. L'un, « fixe », qui bloque les accès au centre-ville par des cordons d'effectifs, de véhicules et de blindés, et mobilise CRS et gendarmes mobiles. L'autre, « glissant » et visant à fermer les petites rues et à chasser les « casseurs », est notamment tenu par des « bacqueux » : un autre terme passé à la postérité, constate l'OPP, qui précise qu'il est « utilisé par les manifestant-e-s, les observateur-e-s et par la police elle-même. Il intègre, dans les discours, toute personne du dispositif policier, regroupé en unité, qui n’est pas en uniforme ».
Ces « bacqueux » apparaissent comme les forces les plus problématiques en termes de recours à la violence, n'hésitant pas à « prendre leurs distances avec les codes et les lois », certains photographiant des manifestants avec leurs smartphones, d'autres arborant des écussons, « signe de ralliement des suprématistes blancs et des militants pro-armes étasuniens… » ou se livrant à des interpellations violentes dans les rangs des cortèges. « Ce comportement n’est pas du ressort du maintien de l’ordre et contribue largement à générer des tensions aboutissant à des affrontements généralisés entre manifestants et policiers. »
Le rapport souligne l'usage massif des lanceurs de balle de défense multicoups et multimunitions (PGL65), du canon à eau et des gaz lacrymogènes dont « la violence ressentie » est « sous-estimée », estiment les observateur-e-s. L'usage « immodéré » de ces armes est-il corrélatif à leur grand nombre ? L’OPP rappelle que les forces de police françaises sont surdotées en équipement au regard des autres pays européens. Conséquence de cette débauche de munitions : beaucoup de blessés.
L'occasion pour le rapport de s'interroger sur les chiffres de la préfecture qui, du 1er décembre 2018 au 2 mars 2019, « dénombre 60 blessé-e-s parmi les manifestant-e-s pour 169 blessé-e-s parmi les forces de l'ordre »… Un comptage surréaliste : sur simplement cinq manifestations dans la même période, une seule organisation de secouristes (sur au moins quatre distinctes intervenant dans les manifs, dont des street medics) a recensé 151 blessés.
Les violences subies par la police ne sont pas ignorées par l’OPP. Parmi les armes repérées : des cocktails Molotov, bouts de bois, boulons, cailloux mais surtout beaucoup d’« humour, de paroles, de clowns », des œufs… « Nous savons bien que quelques cocktails Molotov ont été lancés […]. Mais il n’y a jamais eu des centaines de casseurs dans les rues de Toulouse ; sinon le bilan humain et matériel serait autrement plus lourd », soulignent les observateur-e-s, qui rappellent que « les policier-e-s et gendarmes sont eux aussi soumis à la dureté du système dominant […], à des injonctions paradoxales [et] n’échappent pas […] à l’intérieur même de leurs unités, aux maux qui minent les rapports sociaux (racisme, sexisme, machisme, culte de l’apparence et de la performance, pressions sans limite de la hiérarchie) ». Une situation qui, à Toulouse, s'est donnée à voir à plusieurs reprises lorsque des policiers en sont venus aux mains entre eux.
L’OPP, dont les membres déclarent leur présence à la préfecture, a vu ses relations avec la police se dégrader à partir de la deuxième phase. L'un d'entre eux a été sérieusement blessé à la tête le 2 février. Traités de « charognards », d’« éboueurs », ils ont aussi eu droit à cet échange cocasse, le 5 janvier, quand un observateur, sortant un peu de la « distance » requise, lance face à des policiers : « Vive la police républicaine ! » Indignation immédiate d'un chef : « Votre collègue vient de nous insulter. C’est inacceptable. Vous n’avez pas à prendre partie. Je ferai un rapport qui ira loin... »
En attendant, la réaction de la place Beauvau à cette étude de l’OPP sera guettée. Tant le spectre d'une dérive autoritaire s'y précise, à l'échelle locale, de façon préoccupante : « Il ne s'agit plus désormais de limiter au maximum toutes les formes d'incidents violents pour permettre un déroulement dans le calme des manifestations, mais de dissuader purement et simplement les manifestants d’occuper l’espace public et de mettre fin à la protestation sociale par un usage immodéré et disproportionné de la force publique. »
https://www.mediapart.fr/journal/france/170419/un-rapport-epingle-l-usage-immodere-et-disproportionne-de-la-force-publique-toulouse
Publié le 15/04/2019
Les jobs pourris du nouveau monde
Pia de Quatrebarbes (site humanite.fr)
Juicer, chauffeur, livreur, fouleur… Le « nouveau monde », c’est retour au XIX e siècle, du travail payé à la tâche, sans horaires ni cotisations. Où les travailleurs peuvent être désactivés à tout moment. Bienvenue dans l’univers des jobs pourris.
Qui a dit que le capitalisme de plateforme ne créait pas de travail ? Il en crée… à la pelle même. Ou plutôt, il externalise des travailleurs : il les recrute, fixe les prix, les déconnecte quand il n’en veut plus. Car, bien sûr, les petites mains de l’ubérisation et des plateformes n’ont pas de statut salarié, elles sont autoentrepreneuses… Et leur patron, c’est une application sur leur smartphone. On avait déjà des chauffeurs Uber et des livreurs à vélo. À ce jeu-là, un nouveau job est apparu : il a l’étrange nom de « juicer » (juice en argot anglais signifie électricité). Entre eux, ils s’appellent aussi « chargeurs » ou « hunters » (pour chasseurs) de trottinettes électriques. Depuis un an, ces véhicules en libre-service ont débarqué dans les villes françaises. Souvent, négligemment abandonnés sur un bout de trottoir.
Les chargeurs sortent à la tombée de la nuit récupérer les engins dont l’emplacement est indiqué sur leur smartphone, les ramènent chez eux pour recharger les batteries et les replacent à l’aube, entre 5 et 7 heures du matin, bien alignés. À Paris, ils sont neuf opérateurs : Lime, Bird, VOI, Bolt, Wind… L’entreprise californienne Lime revendique 30 000 locations par jour. On ne sait pas exactement combien sont les juicers, les plateformes sont moins bavardes sur cet aspect du business.
Quand on en parle avec Pierre, on sent que c’est un convaincu. « On n’a rien sans rien, il faut travailler dur », répète-t-il. Il a 21 ans et a créé sa microentreprise en janvier. Il est boulanger à Lyon à plein temps pour 1 600 euros brut. « En étant juicer, je me fais 600 euros supplémentaires par mois. Ça me paie des loisirs, un week-end, un resto. » Il a beau dire, « ça ne me prend pas beaucoup de temps », quand on fait le décompte, ça commence à chiffrer… « Je me fixe l’objectif de 5 trottinettes par sortie. » Chacune est payée 5 à 6 euros selon l’opérateur. « J’y passe une à deux heures, le soir, après le boulot, et un peu plus le week-end », plus une heure le matin pour redéposer son butin à 5 h 30. Au total donc, un deuxième travail à près de 20 heures par semaine, payés 7 euros de l’heure quand le Smic est à 10,03… Et tout ça, sans mutuelle, chômage ni congés payés, indemnités en cas de maladie ou d’accident du travail . « Mais je suis libre, je m’organise comme je veux. »
À Paris, c’est la jungle. « En un an, c’est devenu du n’importe quoi », nous lâche Yanis, à l’heure de la collecte. « Je suis à mi-temps dans la sécurité. Au départ, avec Lime, je me faisais jusqu’à 1 200 euros par mois, moins maintenant. Lime payait 7 euros la charge, désormais, c’est 5 euros… » Le nombre de chargeurs a augmenté, il faut être le premier à scanner la trottinette. « C’est la guerre : entre les mecs qui passent avec des utilitaires et qui en embarquent 30 chaque jour, ceux qui vous la chipent sous le nez. J’ai même vu des gamins de 14 ans faire les chargeurs. Le gosse avait deux trottinettes sur la sienne, sans casque, c’est n’importe quoi ! »
Les plateformes ont toujours la même stratégie. Attirer le travailleur avec la promesse de gros gains… mais toujours comme boulot d’appoint. Et quand elles ont atteint leur « masse critique », les tarifs baissent, sans sommation : « En 2015, quand la start-up britannique Deliveroo a débarqué en France, son PDG, dans un entretien aux “Échos”, promettait 4 000 euros par mois », se souvient Jérôme Pimot. Lui, ne bouffe plus de kilomètres à vélo pour livrer des burgers, il a arrêté en 2016 après avoir fait « trois boîtes, à chaque nouvelle baisse de tarifs ». Mais il se bat toujours au sein du Collectif des livreurs autonomes de Paris (Clap), dont il est cofondateur.
Chez les livreurs, c’est de pire en pire. « Au début, c’était plutôt des étudiants qui avaient envie – plus que besoin – de se faire un peu d’argent. Ça s’est précarisé, plus jeunes, avec moins de ressources. Ils ont des vélos pourris, sans équipements », décrit le syndicaliste. Quand ce ne sont pas des sans-papiers qui louent le compte d’un livreur sur l’application. « Il y a toute une économie grise, de l’exploitation qui se développe. »
Les conditions se sont dégradées. En cause, la guerre des plateformes. Chacun revendique 15 000 à 17 000 livreurs en France, des chiffres à prendre avec précaution. À Paris, jusqu’à l’automne, chez Deliveroo, c’était 5,75 euros minimum la course. Uber Eats a introduit une tarification à la distance, Deliveroo a fait de même, mais avec un tarif à la distance variable, qui au bout de deux mois a baissé. Résultat : des courses plus longues moins payées (4,80 euros).
Mais les livreurs se sont donc rebiffés. Le week-end du 30 et 31 mars, les 16 e et 17 e arrondissements, bien pourvus en côtes raides à vélo, ont été bloqués. Rayés de la carte Deliveroo par les livreurs. Qui ont fixé jusqu’au 12 avril à la start-up pour leur faire des propositions.
Il faut dire qu’ils ont une nouvelle arme pour faire pression sur leur patron qui refuse d’officialiser leur relation : le salariat. En novembre, la Cour de cassation a requalifié un livreur de la plateforme Take Eat Easy en salarié. Une première en France. Mais « quand je dis aux livreurs : vous êtes des salariés déguisés, ça ne leur parle pas. Ils ne rêvent pas d’être salariés, pour eux, ça veut dire un Smic et un petit chef qui les maltraite. Ils ne le voient pas comme un combat syndical. Ils veulent juste gagner ce qu’on leur a promis », décrit Jérôme Pimot.
Chez les chauffeurs Uber, aussi, les promesses ont fait long feu. L’application américaine a débarqué en 2014 à Paris. Et aujourd’hui, « il y a des mecs qui bossent 70 heures par semaine à 4 euros de l’heure, et ça ne pose de problème à personne ! » Au bout du fil, Sayah Baaroun est en colère. Depuis quatre ans, il mène la bataille avec son syndicat de chauffeurs privés VTC… Explique à tout le monde, au gouvernement surtout, que c’est du « salariat déguisé, mais personne ne veut entendre. Et Uber leur dit que ça va être l’émeute en banlieue si on requalifie les chauffeurs en salariés. Et tout le monde tombe dans le panneau, ils laissent faire, c’est discriminatoire, ils lâchent des miettes à la banlieue ».
Le 11 mars, ce fut la douche froide. Au conseil des prud’hommes de Paris, neuf chauffeurs Uber devaient voir leur sort trancher. « Ils l’ont renvoyé à un juge départiteur… dans dix-huit mois. » Brahim, un des plaignants, a quand même de l’espoir, « deux conseiller prud’homaux étaient d’accord avec nous, on est bien des salariés ». En attendant, « il ne travaille plus pour Uber, j’ai l’impression de me faire exploiter ». Depuis 2015, près de 110 000 VTC ont été enregistrés selon les calculs de Sayah Baaroun. Aujourd’hui à Paris, ils seraient 30 000. Et le turnover est énorme. « 52 % arrêtent au bout d’un an et deux mois », continue-t-il. Les chauffeurs sont étranglés. « On paie tout : nos véhicules, nos charges. Uber nous recrute, nous conseille des loueurs de voitures. Mais on ne décide de rien. On a 10 secondes pour accepter une course sur l’application, on ne connaît que l’adresse de départ. On ne sait pas si elle va être rentable », explique Brahim.
Le but d’Uber, « ce n’est pas de faire vivre ses chauffeurs, mais de lever l’argent des investisseurs », continue-t-il. « Ils nous enferment dans leur système. Ils détruisent tout, et avec eux, on ne négocie pas. Les mecs s’endorment au volant tellement ils bossent. Pour se tirer un Smic, il faut bosser douze heures par jour. »
Nathalie, elle, est très loin du Smic. Mère au foyer de 49 ans, depuis deux ans, elle est aussi « fouleuse ». Elle fait de petites tâches pour la plateforme française Foule Factory, récemment rebaptisée Wirk. Aux États-Unis, on les appelle les turkers. Le géant Amazon a lancé en 2005 sa plateforme de micro-travail, Amazon Mechanical Turk. Le « Turc mécanique », c’est un automate du XVIII e siècle, censé jouer aux échecs. En réalité, le joueur était un humain caché dans le socle de l’appareil (lire entretien p. 43).
Parmi ses tâches : reformuler des phrases avec des synonymes, payés « 26 centimes les 4 phrases ». « Ce n’est pas rentable, je mets beaucoup trop de temps », lâche-t-elle. Mais c’est « assez enrichissant, j’apprends des choses ». Ou catégoriser des produits, aller chercher sur Internet des descriptifs de jouets… Elle n’a pas de statut d’autoentrepreneur, juste un compte avec une cagnotte sur la plateforme. En termes d’heures, elle l’avoue, « je travaille (elle utilise le mot) quand même beaucoup. Comme je passe mes journées à la maison, je suis tout le temps connectée si une tâche arrive. Je le fais en général de 8 à 12 heures et de 13 h 30 à 19 heures, pendant que mon mari, lui, est au travail ». Et tout ça pour gagner… « 100 à 150 euros par mois. Ça me rend un peu plus autonome ».
En l’écoutant, on se rend compte que l’enfer de la start-up nation est déjà en marche. Des gens payés quelques centimes, à la tâche. Un nouveau modèle de société. Et pourtant, il y a des candidats, sur la plateforme, les inscriptions ont été bloquées à 50 000.
Le gouvernement, lui, promet plus de protection. Seul est venu un amendement du député Taché (LaREM), rejeté, qui met en place une charte et précise bien qu’il « ne peut caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique » (lire entretien p. 45). Des gages, toujours des gages à Uber. En France, on peut payer des travailleurs 4 euros de l’heure, avec l’accord du gouvernement.
Publié le 12/04/2019
Porte de la Chapelle : élues et associations se mobilisent contre le « printemps de la honte »
Par Cyril Lecerf Maulpoix (site regards.fr)
Ils vivent dans la rue, sous des tentes. Ils sont des centaines, en plein Paris. Le pouvoir n’en a rien à faire d’eux. Ce ne sont que des migrants. Reste l’opposition, la gauche. Pour lutter, ne serait-ce que pour un peu de dignité.
9h45 ce lundi, non loin de l’immeuble du 208 boulevard MacDonald, où de nombreux appartements ont été ravagés il y a quelques jours par un incendie. Des tentes sont alignées face au centre commercial Rosa Parks. Ce campement récent abrite une centaine de tentes, le double ou le triple de personnes. Parmi les autres campements répartis entre Porte de la Chapelle et Porte d’Aubervilliers, qui compteraient selon les associations sur place entre 300 et 500 personnes, ce nouveau point saillant de la crise de l’accueil dans le Nord-Est parisien est principalement occupé par des familles, souvent afghanes ou érythréennes, avec des enfants en bas-âge.
Il est l’une des raisons de l’appel aux élues et aux médias lancé par la sénatrice EELV Esther Benbassa il y a quelques jours. « La situation est insupportable », s’insurge-t-elle, désignant les nombreuses tentes entassées les unes sur les autres. Elles sont plusieurs à avoir rejoint la sénatrice. Parmi elles, les députées Daniele Obono (LFI) et Elsa Faucillon (PCF) ou encore la sénatrice Sophie Taillé Polian (Génération.s), suivies de près par Julien Bayou (EELV). Elles se frayent un chemin entre les tentes et discutent avec plusieurs familles migrantes. L’opération et le dispositif médiatique, composé de quelques journalistes, visent à alerter l’opinion publique et à interpeller plus directement le gouvernement.
Certaines des familles acceptent de se prêter au jeu des questions-réponses et dévoilent des titres de séjours allant jusqu’en 2025, d’autres dégainent des récépissés attestant du fait qu’ils ont été reconnus comme réfugiés. Comme beaucoup, après un passage éclair en centre ou en hébergement d’urgence, elles ont été obligées de retourner à la rue. Florent Lajous, directeur du centre social Rosa Parks situé en face du campement, explique ainsi avoir vu les tentes se multiplier depuis quelques semaines : « Le chiffre double chaque semaine. Il y a eu une évacuation il y a trois semaines. Certains sont revenus après avoir été mis à l’abri quelques jours. Il y a un vrai problème de saturation des centres d’hébergements. »
Face au mépris du pouvoir
Au regard de cet éternel retour des campements dans des conditions toujours plus insalubres (le point d’eau installé en face du campement ne fonctionne plus ce matin), sous les bretelles d’autoroute ou des recoins du périphérique, la mise en place de nouveaux dispositifs d’hébergements d’urgence non-pérennes et sans réel suivi juridique et administratif s’avère comme toujours insuffisante. Suite à la fermeture de la bulle à Porte de la Chapelle, un centre considéré par de nombreuses associations tantôt comme inefficace, tantôt comme une antichambre de l’expulsion, la mairie de Paris renvoie désormais l’Etat à ses responsabilités. Début avril, le premier adjoint d’Anne Hidalgo, Emmanuel Grégoire, revendiquait ainsi de « mettre une pression bienveillante sur l’Etat » afin de le pousser à faire son travail. Et la maire de Paris de promettre de retourner sur les campements jusqu’à être entendue par le gouvernement.
« C’est un problème national, analyse Daniele Obono, mais quand on voit les grands plans de rénovation, notamment en vue des JO, quand on voit une ville riche comme Paris qui peut accueillir des millions de touristes chaque jour, on pourrait souhaiter que Paris soit une ville modèle comme à Grande Synthe afin de montrer au gouvernement que c’est possible. En terme de logements, vides, c’est possible de construire un autre accueil. » La députée insoumise ajoute : « Je suis à la commission des lois et on a ferraillé pendant tout le débat de la loi ["Asile et Immigration", NDLR]. Il y a un tel mépris et un tel aveuglement de La République en marche. Une initiative médiatique comme celle de ce matin participe de la construction d’un rapport de force pour interpeller le gouvernement qui fait peser sur la municipalité, le quartier, les habitants une responsabilité qui devrait être la sienne. »
Cette démarche des élus intervient dans un climat particulièrement tendu entre les associations et le gouvernement. « Quand vous avez un ministre de l’Intérieur qui dit que les ONGs sont complices des passeurs en Méditerranée, il participe d’une criminalisation des associations qui se déporte également sur le travail des associations sur le terrain », considère Elsa Faucillon, mobilisée elle aussi contre le passage de la loi « Asile et Immigration » l’année dernière.
Or ce sont ces mêmes associations qui, depuis plus de trois ans, répondent, souvent sans financements, aux béances et aux violences cultivées par les politiques étatiques. Il y a quelques jours, alors que les médias relayaient la découverte du cadavre d’une femme réfugiée à Porte de la Chapelle, une dizaine d’organisations, associations et collectifs citoyens (dont Solidarité Migrants Wilson, la Ligue des droits de l’Homme Paris, Médecins du monde ou Emmaüs Solidarités) criaient une nouvelle fois leur ras-le-bol en annonçant une journée de grève associative ce mardi 9 avril. Officiant depuis plusieurs années dans la distribution de repas, de vêtements, dans l’accompagnement médico-social ou dans la bulle de Porte de la Chapelle, celles-ci « n’acceptent plus de suppléer un gouvernement et un Etat défaillant dont l’action confine à une mise en danger délibérée des personnes ». Dénonçant « l’extrême gravité de la situation », leur communiqué donnait un rapide aperçu de l’ampleur de leur travail bénévole soumis à des pressions de plus en plus fortes :
« En distribuant chaque semaine à Paris et dans sa proche périphérie près de 15.000 repas ; 1600 vêtements, tentes et duvets ; en assurant 290 consultations médicales ; en proposant à 700 personnes une information sur leurs droits ; et en offrant à des familles et des mineurs 600 nuitées solidaires, les collectifs citoyens et associations présents sur le terrain sont de véritables acteurs de la paix sociale. Ces revendications, répétées depuis des mois auprès du préfet d’Île-de-France et de la maire de Paris, attendent toujours des solutions concrètes, adaptées et durables. Les collectifs citoyens et associations saluent le récent positionnement pris par la maire de Paris et l’invitent à mettre tout en œuvre pour faire de son territoire une véritable "ville refuge", à entrer dans l’action à la fois pour trouver des solutions et pour pousser l’Etat à agir. »
Reste à voir maintenant dans quelle mesure la coexistence de ces deux stratégies, politiques et citoyennes, parviendront à percer le plafond d’indifférence et le paradigme séparant le gouvernement de ces problématiques. Mais également peut-être à amorcer avec le printemps de nouvelles mobilisations et un questionnement plus profond, au-delà des urgences d’hébergements évidentes, sur le système d’accueil et l’asile de manière plus générale. « On espère que ça va faire un peu bouger mais j’ai bien peur qu’il faille une mobilisation beaucoup plus forte », conclut avec précaution Danièle Obono.
http://www.regards.fr/societe/article/porte-de-la-chapelle-elues-et-associations-se-mobilisent-contre-le-printemps-de
Publié le 07/04/2019
De l’immaculée conception au pillage de l’Etat
Médias, Politique (site lamarseillaise-encommun.org)
Livre. Crépuscule de Juan Branco
Nous sommes des citoyens mal informés pour avoir pu penser qu’un jeune homme surgi de nulle part, aux tempes blondes et aux yeux de ciel, allait répondre aux besoins du pays et améliorer notre destin collectif. Dans son dernier livre dont le titre « Crépuscule » appelle paradoxalement au renouveau et à l’optimisme, Juan Branco légitime le mouvement social des gilets Jaunes. Ceux qui, justement, ont été les premiers à comprendre la supercherie : « Que les cultivés et les sachants, eux qui tirent leurs légitimité et leurs revenus de leur supposée capacité à interpréter le réel, avaient oblitéré. » Il dissipe aussi la poudre de perlimpinpin et l’écran de fumée maintenu par le petit milieu de l’élite parisienne pour expliquer les soutiens lourds de conséquences dont a bénéficié M. Macron. On trouve notamment dans ce réquisitoire politique la réponse à la question : Pourquoi la presse libre s’est satisfaite de faire le récit que lui dictaient ses dirigeants ?
Le fait que le vote des français ne s’est pas fait de façon informée pose pour l’auteur un problème démocratique ontologique qui expose notre régime politique dans sa nature dès lors qu’il retire à ses dirigeants toute possibilité d’être légitimé. On pense à Foucault, « La vérité est liée circulairement à des systèmes de pouvoir qui la produisent et la soutiennent, et à des effets de pouvoir qu’elle induit et qui la reconduisent». Monsieur Macron a compris très vite que le principal critère pour accéder au pouvoir est de complaire aux plus favorisés. Il s’y est d’ailleurs toujours employé, souligne Juan Branco. La volonté obsessionnelle d’Emmanuel Macron d’obtenir des privatisations ne date pas d’aujourd’hui. « Il n’aura agi à tout instant qu’en réponse à une ambition mise au service de ceux qui le serviraient, de IGF au ministère de l’économie en passant par l’Elysée.»
Après une introduction un peu formelle, dans la première partie de
l’ouvrage, Juan Branco s’attarde sur une description minutieuse des fondements de l’odyssée. En commençant par nous faire visiter l’écosystème éducatif parisien et mesurer les privilèges exorbitants
offerts aux enfants des dirigeants politiques et économiques. Un chemin tracé sur lequel s’enchaînent les opportunités. C’est ainsi que le jeune Emmanuel Macron se retrouve nommé ministre par un
président aux abois, alors même qu’il venait de quitter l’Élysée pour créer un cabinet de lobbying.
On connait la suite, l’auteur apporte dans la seconde partie du livre de croustillants détails sur les appuis financiers qui ont permis son élection à la présidence. Le portrait de Xavier Niel (1)
ami intime de Macron vaut le détour. Les services de la fameuse Mimi Marchand comme les hommes de main d’Arnaud Lagardère et de Patrick Drahi pourraient trouver place dans un film d’Audiard et
prêteraient à rire s’il n’étaient pas les tuteurs synchrones du système de corruption le plus important du pays.
Enfant terrible du sérail, Juan Branco démonte les mythes médiatiques à partir d’informations sourcées permettant d’évaluer le pouvoir et l’emprise des acteurs de ce redoutable théâtre de poche. La préface est signée Denis Robert.
À partir de septembre 2018, le pouvoir présidentiel entre dans son crépuscule. L’affaire Benalla agit comme un déclencheur. « L’innocence chronique de l’immaculée conception de la Macronie, reprise en boucle par une presse unanime, trouvait là une première fêlure qui bientôt l’embraserait ». Le feu consume l’édifice depuis maintenant six mois et le dernier remaniement ministériel est venu confirmer, à travers la nomination des fidèles, l’illégitimité électorale comme entité de la macronie.
En s’adressant directement au chef de l’État, Edwy Plenel avait déjà tiré un constat éclairant : « Vous êtes le produit d’une circonstance accidentelle, exceptionnelle. » Ce que démontre le réquisitoire politique du conseillé juridique de Julien Assange, c’est que le système mis en place par quelques personnes a suffi à court-circuiter l’ensemble des garde-fous de notre démocratie. Un constat effrayant et à la fois rassurant si l’on songe que ce pouvoir si violemment oppressant pour les Français ne tient vraiment pas à grand chose et qu’il a déjà commencé à vaciller.
Jean-Marie Dinh
(1) Xavier Niel milliardaire propriétaire du Monde, ex actionnaire d’un réseau de peepshows.
Crépuscule, Juan Branco, Au diable vauvert, Massot Éditions, 19 €
Publié le 06/04/2019
Démocratie. Face à l’industrie militaire, notre République désarmée
Stéphane Aubouard (site humanite.fr)
Malgré des frappes tuant des civils, la France continue de vendre et de livrer des armes à la coalition arabe au Yémen. Le débat public sur la question est pour l’heure bâillonné.
« L’ordre d’arrêt, pour les exportations d’armes autorisées vers l’Arabie saoudite, est prolongé de six mois jusqu’au 30 septembre 2019. » Publié jeudi soir, ce communiqué du gouvernement allemand a eu l’effet d’une bombe du côté de Londres et de Paris. L’ambassadrice de France en Allemagne, Anne-Marie Descôtes, a aussitôt dégainé, ciblant le caractère « imprévisible de la politique allemande d’exportations d’armes ». Les représentants de grands groupes de l’armement hexagonaux n’auraient pas dit mieux.
Des composants cruciaux produits outre-Rhin participent en effet de la fabrication d’armes françaises et britanniques à destination de la coalition arabe au Yémen ; la non-production, ou livraison, des premiers empêche de facto la vente des secondes, synonyme d’un manque à gagner de plusieurs milliards d’euros !
Certes, on ne sera pas assez naïf pour croire que Berlin (voir encadré) a renouvelé le gel de ses ventes d’armes en direction de Riyad pour le seul respect des droits humains afférents au traité sur le commerce des armes (TCA). Une bataille politique entre les sociaux-démocrates, d’un côté, et les chrétiens-démocrates d’Angela Merkel, de l’autre – favorables à la reprise de ces ventes malgré une opinion publique contraire –, reste la principale raison de cette prolongation. Pour rappel, Berlin avait décrété cet embargo une première fois il y a six mois, après l’assassinat de Jamal Khashoggi – journaliste saoudien tué et démembré dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, le 2 octobre 2018.
Bien que critiquable, l’épisode berlinois montre en revanche que des mécanismes démocratiques perdurent encore en Allemagne concernant les ventes d’armes… et rappelle qu’en France, ce n’est pas tout à fait le cas. Depuis le début la guerre au Yémen, en mars 2015, qui a coûté la vie à plus de 10 000 personnes et affamé 20 millions d’autres, soit 80 % de la population, aucun débat parlementaire digne de ce nom sur le sujet ne s’est imposé dans l’espace public français. À plusieurs reprises, députés et sénateurs communistes ont tenté d’alerter sur le sujet. En juin 2018, le groupe France insoumise avait bien demandé la création d’une commission d’enquête sur les ventes d’armes françaises à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis. En février 2019, le député non inscrit Sébastien Nadot, ancien LaREM, a déposé une plainte contre la France auprès de la Commission européenne « pour manquement au droit de l’Union européenne ». En vain.
Une forme de tabou semble s’être institué dans les plus hautes sphères de l’État dès lors que l’on veut aborder le sujet de la vente d’armes aux pays de la coalition arabe au Yémen. La présidence de la République comme le gouvernement se cachent derrière le voile opaque de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG). Une fois par an, ce comité commet un rapport donnant quelques éléments sur la situation. « Mais le fonctionnement de cette institution se heurte à des traditions liées à la nature même de la V e République », dénonçait en mai 2018 dans nos colonnes Benoît Muracciole, président de l’Association sécurité éthique républicaines (Aser), qui vient de déposer pour la première fois dans le pays un recours administratif contre l’État pour ventes d’armes illicites à la coalition arabe. En France, l’épineuse question des ventes d’armes est circonscrite aux ministères de la Défense et des Affaires étrangères. « Une trentaine de membres des deux départements se réunissent tous les mois sur ces sujets, notamment concernant les pays destinataires qui posent problème. Ils discutent à partir des rapports des services de renseignements et accumulent de l’expertise. Mais, lorsqu’il y a opposition, le premier ministre doit trancher », rappelle le militant. Ce qui n’arrive jamais. La plupart du temps, alors qu’aucun texte ne le stipule, c’est le président de la République en personne qui, in fine, clôt le débat.
Au pays des droits de l’homme, c’est donc Emmanuel Macron, comme ce fut le cas avant lui de François Hollande – grand initiateur de la politique de rapprochement de la France avec l’Arabie saoudite via son super VRP de la Défense, Jean-Yves Le Drian –, d’user ou non de son veto pour telle ou telle transaction.
La France n’est cependant pas seule parmi les puissances occidentales à connaître des problèmes de démocratie dès lors qu’il s’agit de respecter le TCA. Parmi les 87 États qui ont ratifié le traité – dont le Royaume-Uni, l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne, le Japon, au contraire des États-Unis, de la Russie, de la Chine ou encore d’Israël –, bon nombre ne le respectent pas. En cause, le chantage à l’emploi brandi de manière systématique par les gouvernants avec parfois, comme ce fut le cas récemment en Espagne, un calendrier électoral caché.
En septembre 2018, la bonne volonté du jeune gouvernement socialiste espagnol s’est heurtée violemment au mur de la Realpolitik. Après avoir annoncé son refus de livrer 400 bombes à tête chercheuse à l’Arabie saoudite, Madrid recevait, dès le lendemain, une notice de la monarchie wahhabite menaçant d’annuler un autre contrat de 1,8 milliard d’euros pour la construction de cinq corvettes par Navantia en Andalousie. À quelques mois d’élections régionales sur cette terre historiquement socialiste, et avec 6 000 emplois en jeu dans ce contrat, Pedro Sanchez a préféré céder. Un calcul malheureux. Quelques mois plus tard, l’extrême droite entrait dans le gouvernement andalou… Un exemple que les dirigeants de France et d’ailleurs seraient bien inspirés de ne pas suivre à quelques mois d’élections européennes inquiétantes.
Stéphane Aubouard
Publié le 25/03/2019
Loi « anti-casseurs » : un point de non-retour dans la restriction des libertés pourrait être franchi
par Rédaction (site bastamag.net)
Être condamné à un an de prison et 15 000 euros d’amende pour s’être couvert le visage avec un foulard ou pour s’être protégé les yeux par crainte d’un tir de LBD ? Découvrir, le jour d’une manifestation, que le préfet vous interdit d’y participer sur la base de suspicions et sans décision d’un juge ? De telles mesures, qualifiées d’« extrêmement graves » par les défenseurs des droits humains, seront bientôt possibles grâce à la loi dite anti-casseurs, qui doit être définitivement adoptée aujourd’hui par le Sénat. La loi s’inscrit dans un arsenal judiciaire récent qui a pour conséquence de multiples régressions du droit de manifester en France.
Le 12 mars, la loi dite « anti-casseurs » doit être examinée par les sénateurs et pourrait être définitivement adoptée [1]. « Soumettre les participants et les participantes à une manifestation à une fouille systématique, confier aux préfets le pouvoir d’interdire à une personne de manifester, y compris sans qu’elle ait connaissance de l’interdiction prononcée et donc sans recours effectif possible, faire d’un visage en partie couvert un délit, voici l’esprit et la lettre de mesures qui sont autant d’empêchements à l’exercice d’un droit essentiel en démocratie : celui de manifester publiquement, collectivement et pacifiquement son opinion », dénoncent plusieurs organisations syndicales et associatives, y compris les organisations de défense des droits humains, dans un communiqué commun.
Dans une vidéo intitulée « le gouvernement casse le droit de manifester », Amnesty International détaille les principales mesures de cette proposition de loi. L’article 2 donne notamment au préfet le pouvoir d’interdire de manifester à une personne qui, selon l’administration, « constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ». Amnesty considère que la rédaction de l’article laisse place à une appréciation subjective et potentiellement arbitraire, « sur la base de motifs flous et dangereux ». « Le préfet devra seulement penser, mais pas démontrer par des faits tangibles, que cette personne constitue une menace (...), pour interdire à une personne de manifester », estime l’association [2]. L’arrêté d’interdiction pourra par ailleurs être pris pour une durée d’un mois, et notifié à la personne « y compris au cours de la manifestation », ce qui empêche tout recours devant un tribunal.
Quand l’administration décide de la liberté d’aller et venir
Cette interdiction de manifester s’inspire largement des interdictions administratives de stade (IAS), mises en place en 2006, et dont aucun bilan sérieux n’a été dressé. Or cette mesure administrative, initialement faite pour écarter temporairement d’un stade un supporter accusé de violences jusqu’à son procès et son éventuelle condamnation, a progressivement dérivé. Désormais, ces interdictions peuvent se prolonger jusqu’à trois ans, avec obligation de pointer au commissariat les jours de match.
Les interdictions administratives de manifester suivront-elle le même chemin ? « Les libertés publiques altérées par les IAS sont celles d’aller et venir, d’expression et de réunion ; c’est-à-dire les mêmes que celles garantissant le droit de manifester. Les libertés de manifester et de se rendre au stade, qui n’ont pas en elles-mêmes d’existence constitutionnelle, en sont les corollaires. Il s’agit donc, en droit, de trouver un équilibre entre la nécessité de prévenir les violences (qui privent les autres citoyens de la jouissance paisible de ces libertés) et la nécessité de prévenir les atteintes disproportionnées à ces libertés », écrivait l’avocat Pierre Barthélemy, dans une tribune publiée dans Le Monde fin janvier. Même des syndicats de policiers s’inquiètent : « Cette mesure administrative relève de l’état d’urgence, il ne faut pas que l’exception devienne la règle, elle viendrait entraver la liberté fondamentale de manifester », alertait l’Unsa-Police [3].
Une interdiction de manifester fondée non sur des faits, mais sur des suspicions
Ce glissement dans le droit consistant à se fonder sur des suspicions ou des prédictions, et non plus sur des faits tangibles, remonte à la loi sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme adoptée en 2017 (notre décryptage). « Avec ce texte, on ouvre grand la porte à une police comportementale », confiait à l’époque Florian Borg, avocat au barreau de Lille et membre du Syndicat des avocats de France. L’article 1er de cette loi a notamment permis l’instauration par les préfets de « périmètres de protection » inspirés de l’état d’urgence. Ces périmètres d’exception autorisent les palpations, les inspections des bagages et les fouilles des véhicules – autant de pouvoirs jusque-là soumis à réquisition judiciaire – dont l’étendue et la durée sont régies par des critères flous, officiellement « adaptées et proportionnées aux nécessités que font apparaître les circonstances », selon le texte.
L’article 4 de la proposition de loi prévoit également que la dissimulation de tout ou partie du visage est un délit pénal. « Des personnes portant un foulard, une écharpe, un casque, des lunettes de plongée pour protéger leur intégrité physique pourraient être interpellés, placées en garde à vue et poursuivies si la personne ne peut fournir de "motif légitime" », s’inquiète Amnesty. Là encore, la notion de « motif légitime » demeure vague et laisse toute latitude à l’interprétation. L’inquiétante inflation du nombre de tirs de lanceurs de balle de défense par les forces de l’ordre – près de 20 000 en 2018 contre 6500 en 2017 ! [4] – et les blessures graves que ces projectiles peuvent causer constitueront-elles un « motif légitime » pour se protéger la tête, les yeux et le corps ?
Au mois de février, des experts des Nations-unies, dont les rapporteurs spéciaux Michel Forst et Clément Nyaletsossi Voule, se sont aussi alarmés de cette future législation en France : « La proposition d’interdiction administrative de manifester, l’établissement de mesures de contrôle supplémentaire et l’imposition de lourdes sanctions constituent de sévères restrictions à la liberté de manifester. Ces dispositions pourraient être appliquées de manière arbitraire et conduire à des dérives extrêmement graves. »
Condamnés à de la prison pour un délit... potentiel
« Depuis dix ans, la répression du mouvement social est de plus en plus importante. C’est l’effet entre autres de la loi de 2010 sur les violences de groupe, qui rappelle fort la loi anti casseur de 1970 », expliquait en juin dernier Jean-Jacques Gandini, ancien président du Syndicat des avocats de France. Cette première « loi anti casseur », celle de 1970, votée après la contestation sociale de mai-juin 1968 et ses suites, avait été abrogée par Mitterrand en 1981. En revanche, la loi sur la lutte contre les violences de groupes prévoit bien de sanctionner la « participation un groupement, même temporaire, en vue de commettre des dégradations », avec une peine renforcée si la personne « dissimule volontairement en tout ou partie son visage ».
C’est sur la base de ce délit que seize manifestants ont été jugés à la suite des manifestations du 1er mai 2018. Il en va de même pour les arrestations massives faisant suite à l’occupation du lycée Arago le 22 mai 2018, au cours desquelles 40 adolescents ont été arrêtés et placés en garde à vue. Le syndicat de la magistrature s’inquiétait déjà de l’utilisation par les autorités d’infractions visant « à pénaliser, non pas un dommage social réel mais une potentialité ». Il s’agit, précisait le syndicat, de « dissuasion à destination des jeunes mobilisés partout ailleurs ». Plus récemment, c’est pour ce même motif que des « gilets jaunes » ont été jugés. D’après un décompte que nous sommes en train de réaliser, au moins 16 personnes participant à ce mouvement ont été condamnées à de la prison ferme ou avec sursis pour « participation un groupement en vue de commettre des dégradations ». Être accusé de vouloir commettre potentiellement un délit mineur – des dégradations –, sans l’avoir causé, peut donc désormais mener en prison.
« Nous constatons de plus en plus d’actions préventives contre des activistes »
Tous les deux ans, sous couvert de lutte contre le terrorisme ou la délinquance, une nouvelle loi vient aggraver la répression des mouvements sociaux et restreindre l’espace démocratique : loi sur la sécurité intérieure (Loppsi 2) adoptée en 2011, loi de programmation militaire en 2013 étendant les possibilités de surveillance en dehors du contrôle judiciaire et ce, quel que soit le profil des citoyens (notre enquête), loi sur le renseignement en 2015 allant bien au-delà de la seule prévention du terrorisme, loi en 2016 contre le crime organisé intégrant des mesures d’exception de l’état d’urgence dans le droit commun...
« Ce sont des lois de plus en plus répressives, adoptées pour un motif affiché qui n’a rien à voir avec la répression de manifestants, mais qui sont ensuite utilisées contre les mouvement social », analyse Jean-Jacques Gandini. Les lois antiterroristes ont ainsi été employées contre des militants écologistes lors de la Cop 21, contre des opposants à la loi Travail ou contre des activistes anti-nucléaires de Bure. « Nous constatons de plus en plus d’actions préventives contre des activistes, qui visent l’intention plutôt que l’acte. Ceci est particulièrement préoccupant », alertait-il dans les colonnes de Basta ! en juin 2018.
« Une liberté fondamentale a disparu »
La loi « anti-casseurs » devrait être définitivement adoptée ce 12 mars, les sénateurs ayant voté en commission des lois la version de leurs collègues députés. Quatre groupes – socialiste, insoumis, communiste et le groupe Libertés et territoires – préparent ensemble un recours au conseil constitutionnel. Celui-ci devrait être déposé dans la foulée de l’adoption de la loi. Ils estiment que ce texte est « contraire à plusieurs principes à valeur constitutionnelle », dans la mesure où il méconnaît « la liberté de manifester, la liberté d’aller et venir, la liberté de réunion, la liberté d’expression ». Alors que plusieurs mesures sont potentiellement inconstitutionnelles, Emmanuel Macron a également annoncé le 11 mars son intention de saisir le Conseil constitutionnel sur le projet de loi. Cinquante députés de La République en marche se sont abstenus lors du vote début février : un chiffre jamais atteint depuis 2017 sur un texte soutenu par le gouvernement.
« Une liberté fondamentale a disparu. Il n’y aurait aucune raison d’ailleurs de ne pas étendre ce beau système, et sans doute y viendra-t-on un jour. Les digues ont sauté. Tout est désormais possible », s’inquiète l’écrivain et avocat François Sureau, pourtant réputé proche de Macron, dans Le Monde. « Ce qui est inquiétant, c’est que personne ne voit que le préfet ne « pense » pas par lui-même. Il pense ce que le gouvernement lui dit de penser. Il pensait hier du mal des « veilleurs » ou des gens de la Manif pour tous. Il pense aujourd’hui du mal des « gilets jaunes ». Il pensera demain du mal des macronistes, des juppéistes, des socialistes, que sais-je encore, quand l’extrême droite sera au pouvoir. Mais il sera alors trop tard pour s’en plaindre. » Ce point de non-retour va-t-il être franchi ?
Sophie Chapelle, avec la rédaction
Notes
[1] Voir la proposition de loi « visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations », modifiée par l’Assemblée nationale en 1ère lecture le 5 février 2019
[2] L’article 2 est formulé ainsi : « Lorsque, par ses agissements à l’occasion de manifestations sur la voie publique ayant donné lieu à des atteintes graves à l’intégrité physique des personnes ainsi qu’à des dommages importants aux biens ou par la commission d’un acte violent à l’occasion de l’une de ces manifestations, une personne constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public, le représentant de l’État dans le département ou, à Paris, le préfet de police peut, par arrêté motivé, lui interdire de participer à une manifestation sur la voie publique ayant fait l’objet d’une déclaration ou dont il a connaissance. »
[3] Voir cet article du Télégramme, le 1er février.
[4] Selon un rapport de la commission des lois du Sénat, à partir des chiffres communiqués par l’IGPN et l’IGGN (et relayés par nos partenaires du Panier à Salade.
Publié le 24/03/2019
La tendresse des peuples et
l’acharnement des puissants dans la vallée de la Roya
Mercredi dernier, vallée de la Roya, à l’aube.
Il est 6 heures, 7 brigades de gendarmes sont mobilisées par routes et chemins de ces si belles montagnes pour aller cueillir simultanément 7 personnes.
Celles-ci et leur familles sont réveillées brutalement et embarquées manu militari parfois sous les yeux effrayés de leurs très jeunes enfants.
S’agit-il d’un coup de filet minutieusement préparé et coordonné contre une bande de malfaiteurs, de trafiquants, de terroristes ?
Pas du tout ! Ces personnes sont agriculteur, professeur, fonctionnaire, retraité, des gens appréciés dans leurs villages comme des personnes paisibles et pacifistes, qui participent à la vie
citoyenne, artistique et économique.
Ils animent avec bien d’autres la défense du train, de la poste, des écoles et ouvrent leur porte "naturellement", comme ils disent, aux personnes migrantes qui passent par la vallée. Ils
soignent leurs bobos, les nourrissent le temps qu’il faut pour se retaper et reprendre leur parcours souvent cauchemardesque. Ils prodiguent ce réconfort comme des centaines de milliers de gens le
font en France et dans le monde.
"La solidarité c’est la tendresse des peuples" disait le philosophe Thomas Borges.
Plus de 30 heures de garde à vue et plus de 10 heures d’interrogatoire serré pour chacun.e des 7 de la Roya. L’enquête a été ouverte sur Nice pour aide à l’entrée irrégulière, en bande organisée,
selon la presse local. Ils seraient soupçonnés, paraît-il ,d’avoir aider une famille irakienne, oui UNE famille irakienne ! La ministre des affaires européennes a assuré que la franque accueillait
bien et régulariserait la situation de centaines de milliers de britanniques fuyant le Brexit, qu’ils étaient une richesse et que le gouvernement ferait en sorte de ne punir personne.
Bravo et Welcome !
Mais accueillir une famille Irakienne fuyant la guerre et le terrorisme : quelle horreur !
Au terme de ces interrogatoires, toutes les personnes sont ressorties libres et sans poursuite. Un flop retentissant !
Alors, pourquoi un tel acharnement ?
Alors que le Conseil constitutionnel a validé le principe de fraternité, pourquoi s’acharne-t-on aujourd’hui contre Charlie, Catherine, Suzel, Alain, Jean-Claude, Julien et René comme on s'est
acharné contre les sauveteurs de SOS Méditerranéenne, Cédric Herrou ou ceux de Briançon ?
Des vents mauvais soufflent en Europe. Il y a ceux qui les attisent mais il y a aussi ceux qui avec un discours hypocrite se posent en rempart humaniste contre l’extrême droite tout en lui donnant
des gages en actes et en durcissant la loi.
Que cherche-t-on ? Qui cherche à instiller la peur d’aider, la crainte d’exprimer sa solidarité ? Qui cherche à assimiler la fraternité à une prise de risques ?
Doit-on cesser d’apprendre à nos enfants, dans les écoles et lycées, l’entraide, les gestes du secourisme, la bienveillance et la tolérance ?
Veut-on inculquer que la clef de la réussite c’est la loi du plus fort, du plus riche, du plus puissant et que la seule règle de conduite qui vaille c'est écraser l’autre ?
Au travers des gardes à vue de ces personnes qui consacrent beaucoup à la solidarité avec les plus faibles, il y a non seulement une question de Droit de l’Homme qui est posée mais aussi une question
d’éthique.
Personne ne devrait oublier et surtout pas un juge, que l’humanité ne s’est jamais construite autrement que par les passages et les migrations et que nous sommes toutes et tous des descendant.e.s de
migrants.
Les 7 de la Roya, à leur sortie de garde à vue, choqué.e.s mais serein.e.s, ont dit que l’Histoire leur donnerait raison.
C’est vrai, comme elle a donné raison aux justes de la 2nd guerre mondiale, à Rosa Parks, à Nelson Mandela...
Mais le plus vite sera le mieux car notre société et le monde sont minés par les intolérances, les peurs et les haines.
Il est urgent de valoriser la bienveillance et l’hospitalité !
Jacques Perreux
Président des ami.e.s de la Roya
Publié le 23/03/2019
Loi « anti-casseurs » : un point de non-retour dans la restriction des libertés pourrait être franchi
par Rédaction (site bastamag.net)
Être condamné à un an de prison et 15 000 euros d’amende pour s’être couvert le visage avec un foulard ou pour s’être protégé les yeux par crainte d’un tir de LBD ? Découvrir, le jour d’une manifestation, que le préfet vous interdit d’y participer sur la base de suspicions et sans décision d’un juge ? De telles mesures, qualifiées d’« extrêmement graves » par les défenseurs des droits humains, seront bientôt possibles grâce à la loi dite anti-casseurs, qui doit être définitivement adoptée aujourd’hui par le Sénat. La loi s’inscrit dans un arsenal judiciaire récent qui a pour conséquence de multiples régressions du droit de manifester en France.
Le 12 mars, la loi dite « anti-casseurs » doit être examinée par les sénateurs et pourrait être définitivement adoptée [1]. « Soumettre les participants et les participantes à une manifestation à une fouille systématique, confier aux préfets le pouvoir d’interdire à une personne de manifester, y compris sans qu’elle ait connaissance de l’interdiction prononcée et donc sans recours effectif possible, faire d’un visage en partie couvert un délit, voici l’esprit et la lettre de mesures qui sont autant d’empêchements à l’exercice d’un droit essentiel en démocratie : celui de manifester publiquement, collectivement et pacifiquement son opinion », dénoncent plusieurs organisations syndicales et associatives, y compris les organisations de défense des droits humains, dans un communiqué commun.
Dans une vidéo intitulée « le gouvernement casse le droit de manifester », Amnesty International détaille les principales mesures de cette proposition de loi. L’article 2 donne notamment au préfet le pouvoir d’interdire de manifester à une personne qui, selon l’administration, « constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ». Amnesty considère que la rédaction de l’article laisse place à une appréciation subjective et potentiellement arbitraire, « sur la base de motifs flous et dangereux ». « Le préfet devra seulement penser, mais pas démontrer par des faits tangibles, que cette personne constitue une menace (...), pour interdire à une personne de manifester », estime l’association [2]. L’arrêté d’interdiction pourra par ailleurs être pris pour une durée d’un mois, et notifié à la personne « y compris au cours de la manifestation », ce qui empêche tout recours devant un tribunal.
Quand l’administration décide de la liberté d’aller et venir
Cette interdiction de manifester s’inspire largement des interdictions administratives de stade (IAS), mises en place en 2006, et dont aucun bilan sérieux n’a été dressé. Or cette mesure administrative, initialement faite pour écarter temporairement d’un stade un supporter accusé de violences jusqu’à son procès et son éventuelle condamnation, a progressivement dérivé. Désormais, ces interdictions peuvent se prolonger jusqu’à trois ans, avec obligation de pointer au commissariat les jours de match.
Les interdictions administratives de manifester suivront-elle le même chemin ? « Les libertés publiques altérées par les IAS sont celles d’aller et venir, d’expression et de réunion ; c’est-à-dire les mêmes que celles garantissant le droit de manifester. Les libertés de manifester et de se rendre au stade, qui n’ont pas en elles-mêmes d’existence constitutionnelle, en sont les corollaires. Il s’agit donc, en droit, de trouver un équilibre entre la nécessité de prévenir les violences (qui privent les autres citoyens de la jouissance paisible de ces libertés) et la nécessité de prévenir les atteintes disproportionnées à ces libertés », écrivait l’avocat Pierre Barthélemy, dans une tribune publiée dans Le Monde fin janvier. Même des syndicats de policiers s’inquiètent : « Cette mesure administrative relève de l’état d’urgence, il ne faut pas que l’exception devienne la règle, elle viendrait entraver la liberté fondamentale de manifester », alertait l’Unsa-Police [3].
Une interdiction de manifester fondée non sur des faits, mais sur des suspicions
Ce glissement dans le droit consistant à se fonder sur des suspicions ou des prédictions, et non plus sur des faits tangibles, remonte à la loi sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme adoptée en 2017 (notre décryptage). « Avec ce texte, on ouvre grand la porte à une police comportementale », confiait à l’époque Florian Borg, avocat au barreau de Lille et membre du Syndicat des avocats de France. L’article 1er de cette loi a notamment permis l’instauration par les préfets de « périmètres de protection » inspirés de l’état d’urgence. Ces périmètres d’exception autorisent les palpations, les inspections des bagages et les fouilles des véhicules – autant de pouvoirs jusque-là soumis à réquisition judiciaire – dont l’étendue et la durée sont régies par des critères flous, officiellement « adaptées et proportionnées aux nécessités que font apparaître les circonstances », selon le texte.
L’article 4 de la proposition de loi prévoit également que la dissimulation de tout ou partie du visage est un délit pénal. « Des personnes portant un foulard, une écharpe, un casque, des lunettes de plongée pour protéger leur intégrité physique pourraient être interpellés, placées en garde à vue et poursuivies si la personne ne peut fournir de "motif légitime" », s’inquiète Amnesty. Là encore, la notion de « motif légitime » demeure vague et laisse toute latitude à l’interprétation. L’inquiétante inflation du nombre de tirs de lanceurs de balle de défense par les forces de l’ordre – près de 20 000 en 2018 contre 6500 en 2017 ! [4] – et les blessures graves que ces projectiles peuvent causer constitueront-elles un « motif légitime » pour se protéger la tête, les yeux et le corps ?
Au mois de février, des experts des Nations-unies, dont les rapporteurs spéciaux Michel Forst et Clément Nyaletsossi Voule, se sont aussi alarmés de cette future législation en France : « La proposition d’interdiction administrative de manifester, l’établissement de mesures de contrôle supplémentaire et l’imposition de lourdes sanctions constituent de sévères restrictions à la liberté de manifester. Ces dispositions pourraient être appliquées de manière arbitraire et conduire à des dérives extrêmement graves. »
Condamnés à de la prison pour un délit... potentiel
« Depuis dix ans, la répression du mouvement social est de plus en plus importante. C’est l’effet entre autres de la loi de 2010 sur les violences de groupe, qui rappelle fort la loi anti casseur de 1970 », expliquait en juin dernier Jean-Jacques Gandini, ancien président du Syndicat des avocats de France. Cette première « loi anti casseur », celle de 1970, votée après la contestation sociale de mai-juin 1968 et ses suites, avait été abrogée par Mitterrand en 1981. En revanche, la loi sur la lutte contre les violences de groupes prévoit bien de sanctionner la « participation un groupement, même temporaire, en vue de commettre des dégradations », avec une peine renforcée si la personne « dissimule volontairement en tout ou partie son visage ».
C’est sur la base de ce délit que seize manifestants ont été jugés à la suite des manifestations du 1er mai 2018. Il en va de même pour les arrestations massives faisant suite à l’occupation du lycée Arago le 22 mai 2018, au cours desquelles 40 adolescents ont été arrêtés et placés en garde à vue. Le syndicat de la magistrature s’inquiétait déjà de l’utilisation par les autorités d’infractions visant « à pénaliser, non pas un dommage social réel mais une potentialité ». Il s’agit, précisait le syndicat, de « dissuasion à destination des jeunes mobilisés partout ailleurs ». Plus récemment, c’est pour ce même motif que des « gilets jaunes » ont été jugés. D’après un décompte que nous sommes en train de réaliser, au moins 16 personnes participant à ce mouvement ont été condamnées à de la prison ferme ou avec sursis pour « participation un groupement en vue de commettre des dégradations ». Être accusé de vouloir commettre potentiellement un délit mineur – des dégradations –, sans l’avoir causé, peut donc désormais mener en prison.
« Nous constatons de plus en plus d’actions préventives contre des activistes »
Tous les deux ans, sous couvert de lutte contre le terrorisme ou la délinquance, une nouvelle loi vient aggraver la répression des mouvements sociaux et restreindre l’espace démocratique : loi sur la sécurité intérieure (Loppsi 2) adoptée en 2011, loi de programmation militaire en 2013 étendant les possibilités de surveillance en dehors du contrôle judiciaire et ce, quel que soit le profil des citoyens (notre enquête), loi sur le renseignement en 2015 allant bien au-delà de la seule prévention du terrorisme, loi en 2016 contre le crime organisé intégrant des mesures d’exception de l’état d’urgence dans le droit commun...
« Ce sont des lois de plus en plus répressives, adoptées pour un motif affiché qui n’a rien à voir avec la répression de manifestants, mais qui sont ensuite utilisées contre les mouvement social », analyse Jean-Jacques Gandini. Les lois antiterroristes ont ainsi été employées contre des militants écologistes lors de la Cop 21, contre des opposants à la loi Travail ou contre des activistes anti-nucléaires de Bure. « Nous constatons de plus en plus d’actions préventives contre des activistes, qui visent l’intention plutôt que l’acte. Ceci est particulièrement préoccupant », alertait-il dans les colonnes de Basta ! en juin 2018.
« Une liberté fondamentale a disparu »
La loi « anti-casseurs » devrait être définitivement adoptée ce 12 mars, les sénateurs ayant voté en commission des lois la version de leurs collègues députés. Quatre groupes – socialiste, insoumis, communiste et le groupe Libertés et territoires – préparent ensemble un recours au conseil constitutionnel. Celui-ci devrait être déposé dans la foulée de l’adoption de la loi. Ils estiment que ce texte est « contraire à plusieurs principes à valeur constitutionnelle », dans la mesure où il méconnaît « la liberté de manifester, la liberté d’aller et venir, la liberté de réunion, la liberté d’expression ». Alors que plusieurs mesures sont potentiellement inconstitutionnelles, Emmanuel Macron a également annoncé le 11 mars son intention de saisir le Conseil constitutionnel sur le projet de loi. Cinquante députés de La République en marche se sont abstenus lors du vote début février : un chiffre jamais atteint depuis 2017 sur un texte soutenu par le gouvernement.
« Une liberté fondamentale a disparu. Il n’y aurait aucune raison d’ailleurs de ne pas étendre ce beau système, et sans doute y viendra-t-on un jour. Les digues ont sauté. Tout est désormais possible », s’inquiète l’écrivain et avocat François Sureau, pourtant réputé proche de Macron, dans Le Monde. « Ce qui est inquiétant, c’est que personne ne voit que le préfet ne « pense » pas par lui-même. Il pense ce que le gouvernement lui dit de penser. Il pensait hier du mal des « veilleurs » ou des gens de la Manif pour tous. Il pense aujourd’hui du mal des « gilets jaunes ». Il pensera demain du mal des macronistes, des juppéistes, des socialistes, que sais-je encore, quand l’extrême droite sera au pouvoir. Mais il sera alors trop tard pour s’en plaindre. » Ce point de non-retour va-t-il être franchi ?
Sophie Chapelle, avec la rédaction
Notes
[1] Voir la proposition de loi « visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations », modifiée par l’Assemblée nationale en 1ère lecture le 5 février 2019
[2] L’article 2 est formulé ainsi : « Lorsque, par ses agissements à l’occasion de manifestations sur la voie publique ayant donné lieu à des atteintes graves à l’intégrité physique des personnes ainsi qu’à des dommages importants aux biens ou par la commission d’un acte violent à l’occasion de l’une de ces manifestations, une personne constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public, le représentant de l’État dans le département ou, à Paris, le préfet de police peut, par arrêté motivé, lui interdire de participer à une manifestation sur la voie publique ayant fait l’objet d’une déclaration ou dont il a connaissance. »
[3] Voir cet article du Télégramme, le 1er février.
[4] Selon un rapport de la commission des lois du Sénat, à partir des chiffres communiqués par l’IGPN et l’IGGN (et relayés par nos partenaires du Panier à Salade.
Publié le 22/03/2019
NON À LA VIOLENCE !
Un appel de Daniel Mermet (site la-bas.org)
La France est prise en otage par une minorité de casseurs en bandes organisées, qui n’ont d’autre but que la destruction et le pillage. C’est un appel à la résistance et à la fermeté contre cette violence sauvage qui s’impose à tous aujourd’hui. Depuis trop longtemps, ces milieux radicaux ont reçu le soutien du monde intellectuel et d’un certain nombre de médias. Il faut radicalement dénoncer ces complicités criminelles. Oui, criminelles. C’est un appel à la révolte contre cette violence que nous lançons devant vous aujourd’hui.
Non à la violence subie par plus de 6 millions de chômeurs [1], dont 3 millions touchent moins de 1 055 euros bruts d’allocation chômage [2].
Non à la violence du chômage qui entraîne chaque année la mort de 10 000 personnes selon une étude de l’INSERM [3].
Non à la violence subie par près de 9 millions de personnes en dessous du seuil de pauvreté (1 015 euros nets mensuels pour une personne seule), dont 2,7 millions de mineurs [4].
Non à la violence des inégalités devant la mort : l’espérance de vie d’un ouvrier est de 71 ans, l’espérance de vie d’un cadre supérieur est de 84 ans, soit 13 ans de différence [5].
Non à la violence de la destruction consciente de l’environnement, et de la destruction consciente des femmes et des hommes au travail.
Non à la violence subie par les agriculteurs : tous les trois jours, un agriculteur se suicide en France [6].
Non à la violence subie par les 35 000 morts de l’amiante entre 1965 et 1995 [7]. Aujourd’hui toujours, chaque année, 1 700 personnes meurent des suites de l’amiante [8].
Non à la violence des inégalités dans l’éducation : 17 000 écoles publiques ont fermé depuis 1980, selon l’INSEE [9].
Non à la violence en matière de logement : 4 millions de mal-logés en France selon la fondation Abbé Pierre, dont 140 000 sans domicile fixe [10]. On compte 3 millions de logements vacants en France [11].
Non à la violence subie par les morts retrouvés dans la rue : au moins 500 morts chaque année, selon le collectif Les Morts de la Rue [12].
Non à la violence subie par 1,8 millions d’allocataires du Revenu de solidarité active, un RSA de 550,93 euros mensuels pour une personne seule [13].
Non à la violence subie par les 436 000 allocataires de l’allocation de solidarité aux personnes âgées, un minimum vieillesse de 868,20 euros pour une personne seule [14].
Non à la violence subie par les 2 millions de personnes qui reçoivent l’aide alimentaire, dont 70 % sont des femmes [15].
Non à la violence de l’évasion fiscale, soit un vol de 80 milliards d’euros chaque année par quelques-uns au détriment de tous, de l’éducation par exemple ou de la santé [16].
Vous pouvez continuer et compléter cette liste des vraies violences.
Mais ces chiffres et ces statistiques ne sont que des indications qui ne permettent pas vraiment de mesurer la profondeur de la violence subie par les corps et les âmes d’une partie des gens de ce pays. Violence de la fin du mois, violence des inégalités, violence du mépris de classe, violence d’un temps sans promesses. C’est évident, simple et profond. Leur violence en réponse n’est rien en face de la violence subie. Elle est spectaculaire, mais infiniment moins spectaculaire que la violence partout présente. Sauf que celle-ci, on ne la voit plus, elle est comme les particules fines dans l’air que l’on respire et d’ailleurs elle n’existe pas pour ceux qui ne l’ont jamais vécue, pour ceux qui sont du bon côté du doigt, pour ceux qui exercent cette violence et qui sont les complices, les véritables complices de cette violence-là, autrement meurtrière, autrement assassine. Mais pour les « petits moyens », depuis trop longtemps, elle est écrasante, mutilante, aliénante, humiliante. Et subie, depuis trop longtemps subie.
Ils se battent bien sûr, ils luttent, ils cherchent les moyens de lutter, les moyens de s’en sortir pour eux et leurs enfants. Pour tous.
Et un jour, quelqu’un a enfilé un gilet jaune.
Daniel Mermet
L'équipe de Là-bas attend vos messages sur le répondeur au 01 85 08 37 37 !
Notes
[1] Catégories A, B, C, D et E confondues, voir Pôle emploi, « Demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi au 4e trimestre 2018 », janvier 2019.
[2] Pôle emploi, « Montant de l’allocation chômage versée aux demandeurs d’emploi indemnisés par l’Assurance chômage : situation au 31 mars 2018 », mars 2019.
[3] Pierre Meneton, Emmanuelle Kesse-Guyot, Caroline Méjean, Léopold Fezeu, Pilar Galan, Serge Hercberg, Joël Ménard, « Unemployment is associated with high cardiovascular event rate and increased all-cause mortality in middle-aged socially privileged individuals », International Archives of Occupational and Environmental Health, novembre 2014.
[4] Institut national de la statistique et des études
économiques, Les revenus et le patrimoine des ménages
Édition 2018, 05 juin 2018.
[5] Nathalie Blanpain, « L’espérance de vie par niveau de vie : chez les hommes, 13 ans d’écart entre les plus aisés et les plus modestes », Institut national de la statistique et des études économiques, 6 février 2018.
[6] V. Gigonzac, E. Breuillard, C. Bossard, I Guseva-Canu, I. Khireddine-Medouni, « Caractéristiques associées à la mortalité par suicide parmi les hommes agriculteurs exploitants entre 2007 et 2011 », Santé publique France, 18 septembre 2017.
[7] Gérard Dériot et Jean-Pierre Godefroy, « Le drame de l’amiante en France : comprendre, mieux réparer, en tirer des leçons pour l’avenir (rapport) », Sénat, 26 octobre 2005.
[8] Julie Carballo, « Amiante : 2 200 nouveaux cancers et 1 700 décès par an en France », Le Figaro, 20 janvier 2015.
[9] Institut national de la statistique et des études économiques, « Tableaux de l’économie française. Édition 2018 », 27 février 2018.
[10] Fondation Abbé Pierre, « 24e rapport sur l’état du mal-logement en France 2019, 1er février 2019.
[11] Institut national de la statistique et des études économiques, « Le parc de logements en France au 1er janvier 2018 », 02 octobre 2018.
[12] Les Morts de la Rue, « Liste des morts de la rue », 5 février 2019.
[13] Ministère des Solidarités et de la Santé, « Nombre d’allocataires du RSA et de la Prime d’activité », 02 mars 2018.
[14] Caisse nationale d’assurance vieillesse, « Minimum vieillesse et ASI », 5 juin 2018.
[15] Banques alimentaires, « Rapport d’activité 2017 ».
[16] Solidaires Finances publiques, « La fraude fiscale : un phénomène d’ampleur qui s’est diversifié et complexifié », 24 janvier 2019
Publié le 19/03/2019
Recul des droits humains en France : La République en marche arrière
Par CETIM
(site mondialisation.ca)
Analyses: Gilets jaunes
Alarmé par la répression féroce contre le mouvement des « gilets jaunes », le CETIM saisit le Conseil des droits de l’homme de l’ONU.
Dans sa déclaration, le CETIM demande au gouvernement français de cesser immédiatement la répression à l’égard des manifestant-e-s. Il lui demande aussi d’honorer ses engagements internationaux en matière de droits humains et de droit du travail.
En effet, le mouvement des « gilets jaunes » se heurte à la pire recrudescence de violences policières depuis la guerre d’Algérie. A titre d’exemple, le 1er décembre 2018, 7 940 grenades lacrymogènes ont été tirées, 800 grenades de désencerclement, 339 grenades de type GLI-F4 (munitions explosives), 776 cartouches de LBD, etc. Selon les chiffres provisoires, on compte plus d’une dizaine de morts accidentelles, plusieurs milliers de blessés dont une centaine grièvement, plusieurs centaines de personnes condamnées et/ou incarcérées.
Le mouvement des gilets jaunes découle des mobilisations antérieures et des grèves qui se multiplient pratiquement dans tous les secteurs (publics et privés) pour protester contre la flexibilisation du marché du travail. La réponse des autorités françaises est la répression et l’entrave des activités syndicales. Discriminations salariales contre des syndicalistes, licenciements abusifs de grévistes, pressions exercées par des menaces ou des sanctions disciplinaires, restrictions des droits syndicaux ou du droit de grève, voire criminalisation de l’action syndicale… Sans parler des récentes réformes gouvernementales du code du travail qui pénalisant encore plus les mouvements sociaux. Conseil des droits de l’homme.
Exposé écrit* présenté par le Centre Europe – tiers monde, organisation non gouvernementale dotée du statut consultatif général
Le Secrétaire général a reçu l’exposé écrit suivant, qui est distribué conformément à la résolution 1996/31 du Conseil économique et social. [8 février 2019]
Recul des droits humains en France : La République en marche arrière (1)
1.Depuis plusieurs mois maintenant, la France est entrée dans une zone de fortes turbulences. La virulence des conflits sociaux est, de longue date, une caractéristique majeure, marquante de la vie politique de ce pays et une donnée historique d’une nation qui s’est construite, aussi et surtout, après 1789 sur la base d’une révolution de portée universelle et dont les traces – avec celles des conquêtes sociales de 1936, de 1945 ou de 1968 –, restent encore aujourd’hui prégnantes dans la mémoire collective et dans les institutions, quelles qu’aient été les tentatives pour les effacer. Voilà pourtant bientôt 40 ans que la France – et avec elle les autres pays du Nord, sans exception – se trouve enserrée dans le carcan mortifère de politiques néolibérales déprédatrices. Ces dernières ne peuvent s’interpréter autrement que comme une extraordinaire violence sociale dirigée contre le monde du travail. Leurs effets de destruction – des individus, de la société, mais encore de l’environnement – sont propagés grâce à la complicité de l’État avec les puissants du moment. Ils sont de surcroît aggravés par la sujétion au contenu anti-social des traités de l’Union européenne dont les citoyens français avaient pourtant dit en 2005, par référendum, qu’ils ne voulaient pas, et qui leur ont été imposée par un déni de démocratie. Voilà une violence supplémentaire à l’encontre de tout un peuple. C’est dans cette perspective singulière, et dans le contexte général d’une crise systémique du capitalisme mondialisé, que s’expliquent les ondes de soulèvement populaire qui se sont amplifiées au cours des dernières décennies : grèves de 1995, émeutes de banlieues de 2005-07, manifestations des années 2000 et 2010… À l’heure actuelle, le sentiment de mal-vivre et le mécontentement sont généralisés. Commencée fin octobre 2018, la mobilisation dite des « gilets jaunes » en représente l’une des expressions, mais se heurte à la pire recrudescence de violences policières depuis la guerre d’Algérie. Face aux diverses contestations qui réclament toutes davantage de justice sociale, les autorités en place ont fait le choix de répondre par plus de répression, au point de faire régresser de façon extrêmement préoccupante les droits humains.
L’état d’urgence, point de départ de l’escalade repressive
2. Le moment de basculement vers cette escalade répressive est très clairement identifiable : c’est l’état d’urgence, décrété sur le territoire métropolitain le 14 novembre 2015 (à la suite des attentats terroristes ayant frappé le pays la veille), puis le 18 novembre dans les départements d’outre-mer. Il ne s’agit certainement pas ici de minorer les menaces que font peser les activités terroristes de l’islam politique extrême – d’Al-Qaida à Daesh. Mais il convient de souligner que la politique sécuritaire adoptée depuis 2015 a simultanément été l’occasion d’obliger le peuple français à accepter de dramatiques restrictions de ses droits civils et politiques, allant au-delà des exigences de réaction aux seuls risques terroristes. Après avoir été renouvelé cinq fois de suite, l’état d’urgence a certes été levé le 1er novembre 2017, mais l’essentiel des dispositions exceptionnelles qu’il prévoyait a désormais acquis force de loi : perquisitions et interpellations préventives, périmètres de protection, assignations individuelles à résidence, contrôles aux frontières, etc., sont dorénavant autorisés dans le cadre de la « loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme » du 30 octobre 2017. Depuis lors, en France, on observe un détournement inquiétant de cet imposant arsenal juridique d’exception qui a eu pour conséquence de faire reculer les libertés publiques, spécialement les droits d’exprimer ses opinions, de se réunir librement ou de manifester pacifiquement, comme également les droits syndicaux, et s’en prendre jusqu’au droit à l’intégrité physique, lesquels sont tous aujourd’hui sérieusement mis en danger.
3. Celles et ceux qui ont récemment participé à des manifestations en France ont sans doute été les témoins de ce que dénonce depuis quelques mois des organisations de défense des droits humains françaises ou internationales : nombre d’interventions des forces de l’ordre s’avèrent disproportionnées, excessivement violentes – en recourant même parfois à des armes de guerre. Sont ainsi devenus systématiques l’usage de grenades lacrymogènes et de canons à eau à haute pression contre des protestataires pacifiques ; très fréquents, des tirs tendus à hauteur d’homme de lanceurs de balles de défense (LBD et autres armes dites « à la létalité limitée »), l’utilisation de grenades assourdissantes ou de désencerclement, la pratique « de la nasse » de confinement pour empêcher de rejoindre d’autres manifestants, des interpellations aléatoires et arbitraires, des intimidations verbales, des provocations gratuites, voire des agressions physiques. Dans les rues de la capitale ont été déployés des véhicules blindés, des policiers à cheval, des brigades cynophiles… À maintes reprises, des traitements dégradants ont été infligés à des contestataires, y compris à des mineurs. Il est fréquemment arrivé que des personnes soient matraquées ou maintenues enfermées sans que le moindre acte répréhensible n’ait été commis. Du matériel de soins a été confisqué à des « médecins de rue », bénévoles suivant les cortèges et portant secours aux blessés… Autant de faits qui ont choqué les Français. Et c’est ce qui est recherché, afin que cesse leur révolte. De telles violences policières sont absolument inacceptables et violent les normes internationales en matière de droits humains en vigueur.
Première étape : la répression des mouvements sociaux et des syndicats
4. Depuis l’élection à la présidence de la République d’Emmanuel Macron – ex-associégérant de la banque d’affaires Rothschild, puis ministre de l’Économie du président François Hollande et auteur de lois éponymes imposant la flexibilisation du marché du travail –, le monde syndical s’est remobilisé. Manifestations et grèves se sont multipliées, en particulier dans les secteurs des transports publics (SNCF, Air France…), de l’énergie (gaz et électricité), de l’automobile (Peugeot, Renault), des télécommunications (Orange), de la grande distribution (Carrefour), des services de santé (hôpitaux publics, maisons de retraites, sécurité sociale), d’éducation (lycées, universités), de la culture (musées), de la justice (avocats, magistrats), du ramassage des ordures, et même de l’audit financier et du commissariat aux comptes. Ces divers mouvements sociaux, très suivis, ont duré tout au long du printemps 2018. L’attitude du pouvoir fut d’intensifier la répression, qui affecta spectaculairement les étudiants (évacuation de campus), les militants écologistes occupant des Zones à défendre (ZAD) et, avant eux, les manifestants opposés aux lois de flexibilisation du marché du travail.
5. D’évidence, cette spirale répressive touchait déjà les syndicats depuis plusieurs années, en violation du droit du travail. En effet, les obstacles entravant les activités syndicales s’étaient démultipliés : discriminations salariales opérant contre des syndicalistes, licenciements abusifs de grévistes, pressions exercées à travers des menaces ou sanctions disciplinaires, restrictions de droits syndicaux ou du droit de grève, voire criminalisation de l’action syndicale (comme chez Goodyear, Continental ou Air France). En outre, de récentes réformes gouvernementales du code du travail pénalisent encore plus les mouvements sociaux : raccourcissement du délai de saisine des prud’hommes et plafonnement des indemnités prud’homales en cas de licenciement abusif, limitation du rôle des instances représentatives du personnel et de leurs moyens, mécanisme de rupture conventionnelle collective contournant les plans de sauvegarde de l’emploi ou favorisant les départs de seniors, inversion de la hiérarchie des normes plaçant l’accord d’entreprise au-dessus des conventions de branche et de la loi, définition du périmètre national pour le licenciement économique facilitant le renvoi de salariés de filiales françaises (alors que la maison mère fait des bénéfices à l’échelle globale).
Deuxième étape : la répression des « gilets jaunes »
6. Le président Macron a choisi de « ne pas changer de cap ». Au mépris des souffrances et des attentes des travailleurs et travailleuses, son gouvernement exacerbe les politiques néolibérales et, pour ce faire, s’enfonce toujours plus dans la voie de la violence sociale et de la répression policière. Le bilan est cauchemardesque, indigne d’un pays se prétendant démocratique et tolérant. Depuis le début de la mobilisation des gilets jaunes, on dénombre 11 morts accidentelles. Plus de 2 000 personnes ont été blessées. Au moins une centaine d’entre elles l’ont été très grièvement – des médecins faisant état de traumatismes qualifiés de « blessures de guerre » (arrachage de mains, éborgnement, défiguration, fractures multiples et mutilations diverses…), dues notamment à des tirs de LBD ou à des éclats de grenade, visant très souvent des manifestant-e-s pacifiques. Plusieurs personnes se trouvent à ce jour dans le coma. Et que dire du choc psychologique subi par de jeunes adolescents traités comme des terroristes par la police, forcés de s’agenouiller tête baissée, mains derrière la nuque, entassés dans des fourgons, des cellules ?
7. Où va donc ce pouvoir qui marche sur son peuple et déchaîne contre lui une telle violence ? Le 1er décembre, par exemple, ont été tirées 7 940 grenades lacrymogènes, 800 grenades de désencerclement et 339 grenades de type GLI-F4 (munitions explosives), 776 cartouches de LBD, mais aussi 140 000 litres d’eau par des engins lanceurs. Pour ne considérer que la période du 17 novembre 2018 au 7 janvier 2019, un décompte provisoire – et assurément non exhaustif – enregistre 6 475 interpellations et 5 339 mises en garde à vue. Sur tout le territoire national, plus d’un millier de condamnations ont été prononcées par les tribunaux. Bien que la plupart des sanctions fassent l’objet d’aménagements (tels que des travaux d’intérêt général), beaucoup sont des peines de prison. Aussi dénombre-t-on 153 mandats de dépôt (impliquant une incarcération), 519 convocations par des officiers de police judiciaire et 372 autres en audience- correctionnelle-… À Paris, 249 personnes ont été jugées en comparution immédiate, 58 condamnées à des peines de prison ferme, 63 à des peines de prison avec sursis… Dans le département français de La Réunion, les peines de prison moyennes pour les gilets jaunes locaux sont de huit mois fermes. En date du 10 janvier 2019, quelque 200 personnes liées à ces événements restaient encore emprisonnées en France.
8. Les revendications des gilets jaunes rejoignent, sous maints aspects, celles du monde du travail. Elles demandent l’amélioration immédiate et concrète des conditions de vie, la revalorisation du pouvoir d’achat des revenus (salaires, pensions, allocations…), le renforcement des services publics, la participation du peuple aux décisions concernant son devenir collectif… Autrement dit, la mise en œuvre effective, en particulier, des droits économiques, sociaux et culturels, ainsi que le droit des peuples à décider de leur avenir. En réclamant davantage de justice sociale, de respect des droits humains et de démocratie économique et politique, ces revendications sont profondément légitimes et trouvent un large écho favorable dans la population.
9. La mère de toutes les violences, celle qui doit cesser en premier, d’urgence, et contre laquelle le peuple se trouve contraint de se défendre – comme le lui suggère la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en préambule de la Constitution française –, c’est celle que génère l’imposition de mesures néolibérales iniques, impitoyables, antisociales et antidémocratiques ; celle qui, dans le silence des ajustements de prix des marchés capitalistes, fait mourir de froid des sans domicile fixe, pousse au suicide des agriculteurs endettés, détruit des individus et leur- famille en les privant d’emplois, en leur coupant l’électricité, en les expulsant de leur foyer ; celle qui oblige, faute de moyens, des retraités à ne plus chauffer leur habitation ou des enfants à sauter un repas ; celle qui casse toutes les solidarités, ferme les écoles, les maternités ou les hôpitaux psychiatriques, plonge dans le désespoir petits commerçants et artisans croulant sous les charges, éreinte des salariés au travail sans qu’ils parviennent à boucler leur fin de mois… La vraie violence se tient là, dans ce système extraordinairement injuste, et au fond intenable. Cela dit, des casses de vitrine de banque ou de supermarché par quelques individus isolés ou désemparés, certes condamnables, ne peuvent servir de justification aux violences des forces de l’ordre.
10. Au vu de ce qui précède, le CETIM exhorte le gouvernement français à cesser immédiatement la répression à l’égard des manifestant-e-s et à honorer ses engagements internationaux en matière de droits humains et de droit du travail, notamment à :
– annuler les lois liberticides et les lois entravant le droit du travail, conformément aux deux Pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme (civils, politiques, économiques, sociaux et culturels), ainsi qu’aux Conventions de l’OIT, ratifiés par la France ;
– renoncer à criminaliser les mouvements sociaux en général, et le mouvement des gilets jaunes en particulier ;
– permettre une enquête indépendante sur les exactions commises par les forces de l’ordre durant les manifestations des gilets jaunes et à poursuivre en justice leurs auteurs.
11. Le CETIM demande également au Conseil des droits de l’homme d’activer ses mécanismes appropriés afin de mener une enquête dans ce pays sur les violations dont sont victimes les manifestant-e-s pacifiques.
(1) Cette déclaration a été élaborée en collaboration avec le Dr. Rémy Herrera, chercheur au CNRS, Paris.
La source originale de cet article est cetim.ch
Copyright © CETIM, cetim.ch, 2019
Publié le 16/03/2019
Ceux qui défigurent le monde et ceux
qui l’envisagent autrement
de : Alina Reyes (site
bellaciao.org)
Bernard Arnault, l’homme le plus riche de France, le financeur de la campagne de Macron (qui habille gratuitement Brigitte Macron) a détruit le bâtiment historique de La Samaritaine au cœur de Paris, datant des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, pour le remplacer par un de ces trucs en verre qui deviennent de plus en plus laids avec les années, et déparent lamentablement avec les immeubles environnants. Et « pour construire cela, il a fallu piétiner allègrement tous les règlements existants, parce qu’on ne refuse rien à Bernard Arnault », écrit Didier Rykner dans La Tribune de l’art.
La surévaluée Fondation Louis Vuitton du même milliardaire, gros machin de verre et d’acier construit par Franck Ghéry, sans être aussi vilaine que cette nouvelle Samaritaine, reste à mon sens d’une grande médiocrité architecturale, tant dans sa forme et ses couleurs extérieures que dans ses espaces intérieurs. Pourquoi les riches se piquent-ils, après avoir piqué l’argent des peuples, de décider de l’environnement, de la culture et de la politique à mettre en place ? Parce qu’il faut toujours plus de pouvoir pour se maintenir dans une position injustifiée et artificielle. Et parce qu’il leur faut aussi pour cela le prestige – aisément obtenu à coups de réalisations épate-bourgeois, épate-journalistes – et l’illusion d’être des influenceurs à la façon des artistes ou des intellectuels. Malheureusement leur tricherie fondamentale se retrouve aussi chez nombre d’artistes et d’intellectuels, corrompus financièrement, ou politiquement, ou moralement, ou les trois à la fois.
Nous voyons ces temps-ci éclater plus que jamais l’imposture de soixante-huitards et autres gauchistes ou progressistes désormais macronistes qui acceptent sans sourciller, voire défendent d’arrache-pied, des politiques iniques et ce qui les accompagne : violences policières et restrictions des libertés publiques. La trahison est écœurante mais n’est pas étonnante. D’une part parce qu’avoir soutenu le stalinisme ou le maoïsme prédispose très bien à soutenir n’importe quel autoritarisme ou fascisme. D’autre part parce que le décalage entre le discours et les actes est devenu un mode d’existence chez ces fils de bourgeois devenus ce qu’ils étaient réellement, des produits de leur caste, destinés à la défendre et à la perpétuer. En leur temps, Sartre et Beauvoir, qui se posaient en libérateurs du peuple et de la femme, pratiquaient sans vergogne la manipulation et l’asservissement de toutes jeunes femmes que la prétendue féministe séduisait d’abord pour elle, puis pour lui, à qui elle servait de rabatteur. Et lui, malgré leur pacte, mentait à sa bourgeoise comme l’eût fait n’importe quel bourgeois afin de s’amuser tout en s’assurant la permanence d’une femme parachute. Beaucoup de belles paroles distribuées au public, beaucoup de souffrances infligées en privé, entre eux et à leur entourage. Encore que ces paroles ne fussent belles qu’en apparence : l’existentialisme de Sartre, avec sa conception de l’homme comme « passion inutile », étant empreint d’une désespérance sans appel ; et le féminisme de Beauvoir d’une intense détestation du corps de la femme. Imposture qui se poursuit de nos jours où leur héritage est admiré ou adulé par conformisme, tandis que la posture de l’intellectuel imposteur est devenue quasiment la norme pour tout intellectuel médiatique, et déborde dans la politique où l’on nous a vendu pour président un Macron prétendument cultivé, intelligent et philosophe.
La métaphysique de la vie privée dévoile la métaphysique de la politique, a dit un jour Milan Kundera. C’est une maladie fort répandue chez les intellectuels, qui ont en France pour tradition de donner sans cesse des leçons au peuple, de ne pas conformer leur discours à leurs actes. Tout comme aucun des politiques, urbanistes et architectes complices n’habiterait les barres de béton parées de noms lumineux à la façon de la glorieuse ancêtre Cité radieuse (« maison du fada », rigolèrent les Marseillais, « réceptacle parfait d’une famille », dixit martialement Le Corbusier), où ils parquent les pauvres. L’idéologie fasciste de Le Corbusier était ainsi résumée dans un article de Métro en 2015, citant Xavier de Jarcy et son livre Le Corbusier, un fascisme français : « La Cité radieuse correspond à un projet eugéniste. On y trouve des équipements sportifs pour créer cette race nouvelle, faciliter le retour du patriarcat, où tout est prévu pour que les femmes ne sortent pas de chez elles, parce qu’elles sont là pour faire des enfants. (…) Choquant ? Ce n’est rien encore : Le Corbusier voulait « épurer les villes ». Autrement dit, chasser ceux qui « ne servent à rien » et retrancher les ouvriers dans des camps ».
« Ceux qui ne servent à rien », ça ne vous rappelle rien ? Eh oui, le « ceux qui ne sont rien » de Macron est du même acabit fasciste. « En 1922, rappelle Xavier de Jarcy, Le Corbusier a ce projet de Ville contemporaine pour 3 millions d’habitants, où le centre-ville est réservé à l’élite et à la classe moyenne supérieure, et où les ouvriers sont repoussés en banlieue avec une zone verte de sécurité qui les sépare de la ville pour qu’on puisse les tenir à distance et les contrôler… » L’architecte conçoit des tours, des barres de logements immenses, presque identiques aux HLM d’aujourd’hui : il n’hésite pas à parler d’ « élevage humain ».
L’architecte Émile Aillaud, qui construisit la cité de La Grande Borne sur les communes de Grigny et Viry-Châtillon dans les années 60, appelait les pauvres : « l’innombrable ». « L’architecture a une puissance occulte, disait-il, les individus finissent par ressembler à l’architecture ». Et il se vantait de « manipuler un devenir des gens. » Ce devenir, nous le voyons aujourd’hui : les 11000 habitants de sa cité qu’il voulut « labyrinthe » sont livrés au désœuvrement, au chômage, au trafic de drogue et d’armes, à la violence et à la déscolarisation. Dans la mythologie, le labyrinthe est un lieu d’enfermement où un monstre dévore les jeunes.
L’enfermement des pauvres par les architectes et les urbanistes déborde sur les classes moyennes et rurales par des politiques qui tendent à transformer de plus en plus le territoire en succession de périphéries, à la fois défigurées par des zones d’activité commerciale et dépouillées de leurs industries, de leurs services publics, de leurs commerces de proximité, de tout ce qui rend un vivre et un vivre-ensemble possibles.
De même que les urbanistes enferment le peuple physiquement, les médias, les intellectuels et les artistes médiatiques, complices du pouvoir en place, l’enferment psychiquement dans des réseaux de mensonges et de manipulations. Le premier de leurs mensonges est de se faire passer pour des élites, alors qu’ils n’en sont pas. Les énormes tulipes de Jeff Koons, roi du spectaculaire hideux, trôneront bientôt dans les jardins du Petit Palais à Paris parce que ces gens ne savent pas refuser un cadeau empoisonné quand il vient des États-Unis. Et dans le bureau de Macron trône une Marianne au style dangereusement années 30, peinte par Shepard Fairey, artiste américain aussi fameux que plat, malgré son tape-à-l’œil. Résumant l’allégeance de la France de Macron aux puissances de l’argent et à la médiocrité.
Dans ce monde où l’ « élevage » industriel se pratique aussi bien sur l’homme que sur le bétail, l’homme est un mouton pour l’homme. Et le grand bourgeois, qui se voudrait élite éclairée, n’est pas même un loup, il est un veau. « Ce ne sont pas les riches bourgeois qui achetèrent des tableaux de Cézanne et de Monet qu’ils dédaignaient », me rappelait le poète Sarane Alexandrian, ancien compagnon de route d’André Breton, « mais l’employé des douanes Vincent Choquet, le pâtissier Eugène Maurer, qui collectionna trente Renoir quand personne n’en voulait, le baryton Faure, etc. »
Ce sont les habitants de ronds-points et les constructeurs de cabanes où se retrouver et réfléchir qui retrouvent le chemin de l’humanité. Ce sont eux qui ont raison et intelligence, en ne se laissant pas endormir. Macron avec son projet de société verticale a tout faux. C’est l’horizontalité des relations humaines qui donne un horizon à l’humanité. C’est dans la vérité de l’horizontalité, du rapport franc et direct, non hiérarchisé, que peut se réinventer le monde, pour que tous puissent s’élever jusqu’à l’habiter en beauté.
Publié le 13/03/2019
« Si on arrête le train, c’est fini » : comment La Thiérache, dans l’Aisne, incarne l’abandon de la France rurale
par Olivier Favier (site bastamag.net)
Dans le Nord de l’Aisne, département qui s’étend des frontières de l’Île-de-France à celles de la Belgique, se trouve une ancienne région historique, précieuse pour son patrimoine architectural, ses produits agricoles et sa biodiversité : la Thiérache. Traversée par deux routes nationales, elle n’offre guère d’autres commodités de transport à ses 100 000 habitants, alors même qu’elle a abrité, dès l’entre-deux-guerres, des sites majeurs des chemins de fer français. À moins de 200 kilomètres de Paris, elle incarne comme presque nulle autre aujourd’hui l’abandon de la France rurale, délaissée par les services publics.
« Dans ma jeunesse, on pouvait se rendre à Moscou depuis Tergnier », sourit Jean-Paul Davion, ancien directeur de centre culturel, qui se souvient d’un temps où un simple passage en gare suffisait pour rêver. Aujourd’hui, huit voies à quais desservent encore la gare de cette commune de 14 000 habitants, située à mi-chemin entre Lille et Paris. Mais seules deux lignes s’y arrêtent, dont l’une en provenance de la capitale. Plus au nord, à proximité de la frontière belge, se trouve Hirson. Autrefois deuxième gare de triage de France après Paris, elle abrite encore un immense dépôt de locomotives surplombé d’une tour florentine de 45 mètres de haut, inspirée des beffrois du Nord.
Située à moins de 200 kilomètres de Paris, Hirson est aujourd’hui un archétype de ces communes oubliées, où aux dernières élections législatives en 2017, le Front national est arrivé en tête avec 25 % des voix au premier tour et une abstention massive, de près de 70 % (pour une ville de 9300 habitants). Plus significative encore est l’emprise locale du mouvement des gilets jaunes, où dans les premiers jours de la mobilisation en novembre, quelques 3000 personnes se sont relayées sans relâche pour l’occupation d’un rond-point.
Une voie ferrée sectionnée, des cars qui roulent à vide
Le voyageur qui veut aujourd’hui aller de Paris à Hirson peut s’y rendre en un peu plus de 2 heures 30 par la RN2, l’ancienne route royale, puis impériale, qui mène le plus directement de Paris à Bruxelles. Elle est partiellement aménagée en quatre voies [1]. La ligne de chemin de fer, à voie simple, est elle en bien piteux état.
Directe à l’origine depuis Paris, elle a été sectionnée en deux tronçons distincts et remplacée par des bus en période scolaire, soit un tiers de l’année. Pour des raisons de mauvaises harmonisations du site internet de la SNCF, « pendant les vacances, on ne trouve pas de trajet direct Paris Hirson, dénonce Michel Magniez, secrétaire de l’Association des usagers des transports - Aisne Nord Oise Somme (Autan). Les cars roulent à vide. Pendant plusieurs semaines, le car était même introuvable sur le site. » Par ailleurs, la Fédération nationale des associations des usagers du train (Fnaut) a montré que la substitution de lignes classiques par des autocars a un effet dissuasif. « C’est moins confortable, plus lent et moins fiable », résume Michel Magniez.
Des horaires d’autocars introuvables
L’alternative proposée est d’emprunter une autre ligne avec une correspondance et une attente d’une heure et demie en gare. La ligne est peu fréquentée. « Plus on rend l’accès au train compliqué, moins les gens le prennent, et on finit par avoir des trains avec trois personnes », explique Marie-Pierre Duval, journaliste au quotidien régional L’Union depuis 1991, qui a beaucoup travaillé sur les transports du quotidien. Elle multiplie les exemples, ailleurs dans le département : « Mon fils a pris pendant six mois le train de Laon à Saint-Quentin, avec un changement à Tergnier. J’ai dû aller l’emmener ou le chercher quatre fois, parce que la correspondance n’était pas respectée. Il n’attendait qu’une chose : avoir son permis. » Ailleurs, « certains trains sont supprimés sans qu’on sache pourquoi. Quand vous êtes obligés de prendre la voiture plusieurs fois par mois, vous finissez par abandonner le train [2] ».
« La mobilité dans l’Aisne est un problème essentiel, poursuit-elle, qui va bien au-delà de la SNCF. » Nous sommes en effet dans l’un des départements les plus pauvres de France, un territoire très rural de 806 communes. Le Réseau des autocars de l’Aisne (RTA) - offre des services déficients [3] « Durant l’année 2016-2017, la firme s’est montrée incapable de fournir des fiches papiers avec les horaires avant juin », se souvient Michel Magniez. « Certaines lignes de substitution du train, comme celle qui relie Hirson à Guise, intéressent les étudiants car il y a des continuités entre bac professionnel et BTS », explique-t-il. Pourtant, dans ce cas précis, il est pratiquement impossible de trouver les horaires sur le site, comme il en fait aussitôt la démonstration.
« Un tarif à bord beaucoup plus cher, même quand il n’y a ni guichet ni distributeur »
Historiquement, le Nord de l’Aisne, où se trouvent Tergnier et Hirson, a possédé un réseau ferré extrêmement dense. Michel Magniez cite avec délectation une scène du film Bienvenue à Marly-Gomont, qui raconte la jeunesse du chanteur Kamini dans un petit village de la Thiérache, où l’on assiste - nous sommes en 1975 - à une délibération du conseil municipal pour une meilleure desserte communale par le chemin de fer. Aujourd’hui, la plupart des anciennes lignes sont devenues des voies vertes, qui permettent notamment de faire un beau circuit en vélo autour des églises fortifiées, merveille du patrimoine local.
Michel Magniez, secrétaire de l’Association des usagers des transports - Aisne Nord Oise Somme / © Olivier Favier
On trouve aussi des arrêts sans gare, où les usagers doivent venir munis de leurs titres de transport, achetés en ligne ou dans une autre station. Pour quelques semaines encore, on peut acheter aussi son billet directement au contrôleur. « Dans toute la France, explique Michel Magniez, la SNCF va mettre en place au premier semestre 2019 un tarif à bord beaucoup plus cher, même quand il n’y a ni guichet ni distributeur. La seule région à résister c’est les Hauts-de-France, qui pratiquera une différence de prix relativement modérée. La question est de savoir pourquoi les autres régions ont accepté une telle injustice. »
« La région s’est engagée à ne fermer aucune ligne, aucune gare, aucun guichet, aucun arrêt »
Militant écologiste, Michel Magniez insiste sur le caractère apolitique de son association et le soutien apporté par le président de région, l’ex-Républicain Xavier Bertrand, pour le maintien du réseau existant. « Son score modeste au premier tour (24%) alors qu’il était parvenu à faire sur son nom l’union des droites n’est peut-être pas pour rien dans cette attention portée aux usagers dès le début de son mandat, explique-t-il. Quoi qu’il en soit, la région s’est engagée à ne fermer aucune ligne, aucune gare, aucun guichet, aucun arrêt. On verra bien ce qu’il en sera, mais si la promesse est maintenue, c’est déjà énorme. »
Michel Magniez rappelle encore que Pierre Mauroy a fait de Lille le nœud ferroviaire incontournable entre les trois capitales - Paris, Londres et Bruxelles. Il n’a pas su préserver à moyen terme la ligne classique entre les métropoles françaises et belges, que les habitants de la Thiérache rêvent de voir rouvrir aujourd’hui. L’alternative existe déjà sur d’autres axes forts du TGV, comme le Paris-Lyon ou le Paris-Strasbourg. Cela aurait d’autant plus de sens qu’un nouvel abonnement proposé par la région permet d’avoir 50 % de réduction sur l’ensemble des trajets en TER (transport express régional).
Les effets du Charles de Gaulle Express sur les Hauts-de-France
Au cœur du département, la préfecture de l’Aisne est elle-même en sursis du point de vue ferroviaire. Sans investissements massifs, ce qu’on nomme aujourd’hui l’étoile de Laon pourrait disparaître d’ici quatre ou cinq ans. « C’est le résultat de décennies d’abandon des trains du quotidien au profit des grands projets », renchérit Michel Magniez, qui rappelle que le budget du Charles de Gaulle Express, censé simplement doubler le RER B entre l’aéroport de Roissy et la Gare du Nord à Paris, se chiffre en milliards d’euros. À titre de comparaison, maintenir la viabilité de la ligne Laon-Hirson jusqu’en 2050 est l’affaire de 40 millions d’euros et la région s’est d’ores et déjà engagée à en financer la moitié.
« C’est un autre Notre-Dame-des-Landes », résume Marie-Pierre Duval à propos d’une ligne qui doit simplement permettre aux passagers fortunés des liaisons aériennes internationales d’arriver un peu plus vite à Paris, pour un coût évidemment supérieur au train régional. Son ouverture ne serait pas sans influer sur les transports en Hauts-de-France. En cas de problème sur la ligne, les trains du Charles de Gaulle express seraient prioritaires sur le RER B, la ligne K du Transilien jusqu’à Crépy-en-Valois ainsi que sur le Paris-Laon, des lignes qui souffrent déjà de nombreux dysfonctionnements.
Des liaisons vers Amiens ou Lille impossibles sans correspondance
Sur les lignes menacées du pays laonnois, la région s’est récemment engagée à financer pour moitié les nécessaires travaux de maintenance. Le réseau ferré de France n’interviendra qu’à hauteur de 8,5 %. Le reste pourrait être trouvé grâce à un contrat de plan, en partenariat avec l’État. C’est d’autant plus attendu que le maire de Laon, Éric Delhaye (UDI), a de grandes ambitions pour le quartier de la gare. « La difficulté d’une ville comme Laon, c’est que nous avons trois centres-villes, explique-t-il. Le quartier de la gare est l’un d’eux et il fait partie du périmètre action cœur du ville. On a de vastes friches sur Laon et des réflexions à mener sur l’organisation de ces friches pour faire un projet urbain, avec des espaces de co-working, de la production de logements, de l’accueil d’équipements publics, culturels. »
Le maintien des transports ferroviaires reste essentiel pour attirer des cadres, d’autant, souligne l’élu, que « le tropisme pour nous est plutôt vers le Sud, Paris ou Reims. » Les liaisons vers l’ancienne capitale régionale, Amiens, et la nouvelle, Lille, sont en effet impossibles sans correspondance. Il partage l’inquiétude quant au Charles de Gaulle express : « La liaison entre Paris et Laon est vitale, parce que nous avons des usagers qui partent travailler quotidiennement dans la capitale. » Maintenir un réseau qualitatif n’est plus dans les possibilités financières de la municipalité. « Il y a dix ou quinze ans notre collectivité avait participé à la modernisation du Paris-Laon. Mais aujourd’hui cela dépasse clairement nos enjeux », avoue-t-il.
La Belgique rouvre des lignes vers le nord de la France
À l’échelle européenne, des lignes ont été rouvertes à l’initiative de la SNCB, l’équivalent belge de la SNCF, vers de petites communes du Nord et de l’Aisne [4]. « Si les Belges l’ont fait, c’est bien que c’est rentable », souligne Michel Magniez, qui ajoute que pendant les premiers jours on ne pouvait pas acheter de billets pour ces trajets en France, en gare y compris.
Cette initiative rend d’autant plus surprenante la mauvaise qualité de certaines lignes françaises. « Nous ce qu’on veut c’est que les trains roulent, qu’il y en ait beaucoup, qu’ils soient à l’heure et que le tarif soit incitatif », résume-t-il. Pour lui, le train doit rester un service public : « L’essentiel, ce sont les infrastructures, et il est impensable qu’elles soient privatisées. » C’est aussi la ligne défendue par Michel Brizet, ancien cheminot originaire d’Hirson : « J’ai fait presque les trois-quarts de ma carrière comme agent de maîtrise aux ateliers du matériel de Tergnier. Les dix derniers années j’ai travaillé comme gestionnaire de moyens, pour les personnels et les engins, en faisant face aux imprévus. C’était un métier très intéressant, on faisait les trois huit, 365 jours par an. Ma retraite est de 1850 euros par mois. Je dis ça pour les gens qui critiquent les cheminots. »
« Si demain le transport est payant, les gamins n’iront plus à l’école »
Sa ville natale, il la décrit avec admiration comme « un gros centre ferroviaire et un gros centre de résistance pendant la seconde guerre mondiale ». Dans sa ville d’adoption, Tergnier, il lui arrive d’emmener en visite les journalistes étrangers qui cherchent à comprendre comment la cité cheminote, bastion communiste, s’est mise à voter Front national. Les habitants du Nord de l’Aisne auraient-ils perdu le goût de l’ailleurs, à force d’être coupés du monde ? « Les gens d’Hirson quittent peu leur ville » constate-t-il, un diagnostic confirmé par Marie-Pierre Duval : « On n’a pas cette culture du déplacement. On va travailler au bout de la rue, parfois dans la commune à côté, pas plus loin. Beaucoup de gens n’ont pas les moyens d’avoir une voiture. Si on arrête le train c’est fini. » Et elle ajoute : « On est l’un des derniers départements où le transport scolaire est pris en charge presque à 100 % par la région. Si demain le transport est payant, les gamins n’iront plus à l’école. » C’est pour les élèves, du reste, qu’a eu lieu la seule création de gare dans le département depuis vingt ans. « J’étais là, se souvient Michel Brizet, quand on a ouvert le site d’Hirson-écoles en 2000. »
Michel Brizet, ancien cheminot originaire d’Hirson / © Olivier Favier
Ancien adjoint au maire de Tergnier, Michel Brizet a une vision politique quant à l’avenir du train : « On a axé les gens sur le véhicule automobile, et on a cassé tout le reste. Si l’on veut une véritable transition écologique, il faut y revenir. Un train de marchandises, c’est cinquante camions. » Le train connaîtra-t-il le même destin que le tramway ? Délaissé lui aussi durant les Trente Glorieuses, il a connu une seconde vie avec la réouverture de 25 réseaux depuis les années 90. Des trois lignes qui demeuraient à la fin des années 80, l’une se trouvait dans les Hauts-de-France, entre Lille, Roubaix et Tourcoing. Renforcée par la ligne de métro, elle continue aujourd’hui de desservir d’autres arrêts et ne désemplit pas. Il en sera peut-être ainsi un jour des trains régionaux, compléments essentiels du TGV, symbole de l’excellence française par-delà les frontières, mais peu soucieux des usagers du quotidien.
Olivier Favier
Notes
[1] On parle depuis longtemps de la dédoubler sur le Nord de département, mais cet aménagement pose néanmoins de réels problèmes d’impacts écologiques, sur les cours d’eau et le maintien du bocage de l’Avesnois, sur un territoire rural préservé, où l’on produit un excellent cidre et un fromage de légende, le Maroilles.
[2] Marie-Pierre Duval cite la ligne Laon-Reims notamment, gérée par la région Grand est.
[3] Voir notamment cet article du « Courrier Picard » en 2017.
[4] Saint-Quentin à Charleroi, Namur et Mons par Maubeuge et Aulnoye, dans le département du Nord. Aulnoye est ainsi redevenu, depuis quelques semaines, un centre de correspondance pour l’international, ce qu’il a été historiquement, comme Hirson et Tergnier.
Publiéle 12/03/2019
Les tirs de LBD face aux gilets jaunes ont littéralement explosé
Un rapport sénatorial publié ce lundi dévoile des statistiques éloquentes sur l'évolution de l'usage très controversé des lanceurs de balles de défense.
Par Geoffroy Clavel (site huffingtonpost.fr)
POLITIQUE - On savait que le nombre de tirs de lanceurs de balles de défense (LBD) avait explosé en réponse à la contestation inédite des gilets jaunes. On sait désormais avec précision dans quelles proportions et elles sont éloquentes.
Le Sénat, qui examinait une proposition de loi communiste réclamant l'interdiction des LBD, a publié ce lundi 11 mars le rapport de la sénatrice LR, Jacqueline Eustache-Brinio, censé éclairer la commission des Lois de la Chambre haute. Or, ce rapport dévoile pour la première fois des statistiques précises, obtenues auprès du ministère de l'Intérieur et de l'IGPN, sur l'évolution de l'usage très controversé des LBD tant par les forces de police (tous services confondus) que par la gendarmerie.
On y découvre notamment que le LBD, présenté par le gouvernement comme une arme non-létale classique destinée au maintien de l'ordre, n'avait jamais été employé à une telle fréquence par le passé. Déployés à grande échelle dans le cadre des manifestations de 2016 contre la loi Travail de la ministre de l'époque Myriam El Khomri, les tirs de LBD ont connu une accélération impressionnante en 2018, essentiellement lors du dernier trimestre de l'année, marqué par la crise des gilets jaunes.
Le nombre de tirs effectué par les seuls services de police est passé de 3814 en 2014 à 6604 en 2016. Un chiffre multiplié par trois en 2018 avec pas moins de 19.071 tirs effectués par les différents services de police.
S'appuyant sur des données de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN), qui enquête sur les cas de violences policières liées notamment à l'usage des LBD, la sénatrice pointe que, sur la seule période de crise des gilets jaunes, allant du 17 novembre 2018 au 5 février 2018, la police a effectué 13.460 tirs tandis que la gendarmerie en réalisait près d'un millier. Soit plus des deux tiers du volume constaté pour la seule année 2018 en l'espace de trois mois.
Jeudi dernier, le secrétaire d'Etat à l'Intérieur Laurent Nuñez avait évoqué devant le Sénat "13.095 tirs de LBD depuis le début du mouvement", et 83 enquêtes en cours concernant des tirs de cette arme controversée.
La police loin devant la gendarmerie
Autre confirmation apportée par le rapport sénatorial, ce sont bien les services de police et non les gendarmes qui ont eu le plus recours à cette arme non-létale pendant les trois mois de crise. Deux explications sont mises en avant. La première concerne la géolocalisation des manifestations des gilets jaunes, qui ont eu lieu essentiellement en milieu urbain, terrain de prédilection des compagnies républicaines de sécurité.
Autre facteur décisif, l'immense majorité de ces tirs ont été le fait d'unités de police non-spécialisées dans le maintien de l'ordre qui ont été déployées sur le terrain "à des fins judiciaires ou de renseignement". Selon le rapport, ces unités seraient à l'origine de 85% des tirs effectués sur les trois derniers mois.
La présence sur le terrain de ces unités avait été pointée du doigt par les détracteurs du LBD pour expliquer le caractère alarmant des blessures graves subies par certains manifestants après des tirs au visage, pourtant expressément bannis par le protocole officiel de la police nationale.
Le rapport sénatorial n'établit pas toutefois de lien de causalité direct entre la nature des unités de police à l'origine des tirs et les blessures infligées. Il précise en revanche que ce recours "massif" aux LBD s'est accompagné d'une "augmentation du nombre de plaintes pour blessures", affichant le nombre de 56 plaintes déposées contre les seules forces de police, contre une seule pour la gendarmerie. En séance, la présidente du groupe CRCE, Eliane Assassi, avait avancé la semaine dernière les chiffres de "206 blessures à la tête dont plusieurs dizaines liées à des tirs de LBD", et "22 personnes éborgnées par ces tirs".
Si elle a rejeté la proposition de loi visant à interdire les LBD, la commission des Lois du Sénat a, sur la base de ce rapport, souligné dans la lignée de sa rapporteure la "nécessité de renforcer la formation continue des agents jugée aujourd'hui insatisfaisante pour garantir une parfaite maîtris de cette arme".
Publié le 02/03/2019
Recul des Droits Humains en France : La République en Marche arrière
Rémy HERRERA (site legrandsoir.info)
Article (écrit par l’auteur en janvier 2019) ayant servi de base à un rapport sur les violations des droits humains en France déposé par le Centre Europe - Tiers Monde de Genève (CETIM, organisation non gouvernementale dotée du statut consultatif général) au Conseil des Droits de l’Homme de l’Organisation des Nations unies pour sa quarantième session des 25 février – 22 mars 2019, point 4 de l’ordre du jour « Situations relatives aux droits de l’homme qui requièrent l’attention du Conseil ». Distribution le 15 février 2019 par le Secrétariat général conformément à la résolution 1996/31 [rapport final disponible sur le site de l’ONU sous la cote : A/HRC/40/NGO/56
1. Depuis plusieurs mois maintenant, la France est entrée dans une zone de fortes turbulences. La virulence des conflits sociaux est, de longue date, une caractéristique majeure et marquante de la vie politique de ce pays, une donnée historique d’une nation qui s’est construite, aussi et surtout, après 1789, sur la base d’une révolution de portée universelle et dont les traces – avec celles des conquis sociaux de 1936, 1945 ou 1968 –, restent encore aujourd’hui prégnantes dans la mémoire collective et dans les institutions, quels qu’aient été les tentatives pour les effacer. Voilà pourtant bientôt 40 années que la France – et avec elle les autres économies capitalistes du Nord, sans exception – se trouve enserrée dans le carcan mortifère de politiques néolibérales déprédatrices. Ces dernières ne peuvent s’interpréter autrement que comme une extraordinaire violence sociale dirigée contre le monde du travail. Leurs effets de destruction – des individus, de la société, mais encore de l’environnement – sont propagés grâce à la servilité de l’État devant les puissances de l’argent. Ils sont de surcroît aggravés par l’aliénation de la souveraineté nationale et une sujétion à l’Union européenne dont les citoyens français ont pourtant dit en 2005, par référendum, qu’ils ne voulaient pas, et qui leur est imposée par un déni de démocratie. Voilà une violence supplémentaire, à l’encontre de tout un peuple. C’est dans cette perspective singulière, et dans le contexte général d’une crise systémique du capitalisme mondialisé, que s’expliquent les ondes de soulèvement populaire qui se sont amplifiées au cours des dernières années : grèves de 1995, émeutes de banlieues de 2005-2007, manifestations des décennies 2000 et 2010… À l’heure présente, le sentiment de mal-vivre et le mécontentement sont généralisés. Commencée dès la fin du mois octobre 2018, la mobilisation des « gilets jaunes » en représente l’une des expressions, mais se heurte à la pire recrudescence de violences policières depuis la guerre d’Algérie. Face aux diverses contestations qui réclament toutes davantage de justice sociale, les autorités en place ont fait le choix de répondre par plus de répression, au point de faire régresser de façon extrêmement préoccupante les droits humains.
L’état d’urgence, point de départ de l’escalade répressive
2. Le moment de basculement vers cette escalade répressive est très clairement indentifiable : c’est l’état d’urgence, décrété sur le territoire métropolitain le 14 novembre 2015 (à la suite des attentats terroristes ayant frappé le pays la veille), puis le 18 dans les départements d’outre-mer. Il ne s’agit certainement pas ici de minorer les menaces que font peser les activités terroristes de cette extrême-droite que constitue l’islam politique – d’Al-Qaida à Daesh. Mais il convient de souligner que la politique sécuritaire adoptée depuis 2015 a simultanément été l’occasion d’obliger le peuple français à accepter de dramatiques restrictions de ses droits, allant au-delà des exigences de réaction aux seuls risques terroristes. Après avoir été renouvelé cinq fois de suite, l’état d’urgence a certes été levé le 1er novembre 2017, mais l’essentiel des dispositions exceptionnelles qu’il prévoyait a désormais acquis force de loi : perquisitions et interpellations préventives, périmètres de protection et pratique de la « nasse », assignations individuelles à résidence, contrôles aux frontières, etc., sont dorénavant autorisés dans le cadre de la « loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme » du 30 octobre 2017. De là, en France, un détournement inquiétant de cet imposant arsenal juridique d’exception dans le but de faire reculer les libertés publiques, spécialement les droits d’exprimer ses opinions, de se réunir librement ou de manifester pacifiquement, mais également les droits syndicaux, et jusqu’au droit à l’intégrité physique, lesquels sont tous aujourd’hui sérieusement mis en danger.
3. Celles et ceux qui ont récemment participé à des manifestations en France ont sans doute été les témoins de ce que dénoncent depuis quelques mois des organisations de défense des droits humains françaises ou internationales : nombre d’interventions des forces de l’ordre s’avèrent disproportionnées, excessivement violentes – en recourant même parfois à des armes de guerre. Sont ainsi devenus systématiques l’usage de grenades lacrymogènes et de canons à eau à haute pression contre des protestataires pacifiques ; très fréquents, des tirs tendus à hauteur d’homme de lanceurs de balles de défense (LBD et autres armes dites « à la létalité limitée »), l’utilisation de grenades assourdissantes ou de désencerclement, la pratique « de la nasse » de confinement pour empêcher de rejoindre d’autres manifestants, des interpellations aléatoires et arbitraires, des intimidations verbales, des provocations gratuites, voire des agressions physiques. Dans les rues de la capitale ont été déployés des véhicules blindés, des policiers à cheval, des brigades cynophiles… À maintes reprises, des traitements dégradants ont été infligés à des contestataires, y compris à des mineurs. Il est fréquemment arrivé que des personnes soient matraquées ou maintenues enfermées sans que le moindre acte répréhensible n’ait été commis. Du matériel de soins a été confisqué à des « médecins de rue », bénévoles suivant les cortèges et portant secours aux blessés… Autant de faits qui ont choqué les Français. Et c’est ce qui est recherché, afin que cesse leur révolte. De telles violences policières sont absolument inacceptables.
Première étape : la répression des mouvements sociaux et des syndicats
4. Depuis l’élection à la présidence de la République d’Emmanuel Macron – ex-associé-gérant de la banque d’affaires Rothschild, puis ministre de l’Économie du président François Hollande et auteur de lois éponymes imposant la flexibilisation du marché du travail –, le monde syndical s’est remobilisé. Manifestations et grèves se sont multipliées, en particulier dans les secteurs des transports publics (SNCF, Air France…), de l’énergie (gaz et électricité), de l’automobile (Peugeot, Renault), des télécommunications (Orange), de la grande distribution (Carrefour), les services de la santé (hôpitaux publics, maisons de retraites, sécurité sociale), de l’éducation (lycées, universités), de la culture (musées), de la justice (avocats, magistrats), du ramassage des ordures, et même de l’audit financier et du commissariat aux comptes. Ces divers mouvements sociaux, très suivis, ont duré tout au long du printemps 2018. L’attitude du pouvoir fut d’intensifier la répression, laquelle affecta spectaculairement les étudiants (évacuations de campus), les militants écologistes occupants des Zones à défendre (ZAD) et, avant eux, les manifestants opposés aux lois de flexibilisation du marché du travail.
5. D’évidence, cette spirale répressive touchait déjà les syndicats depuis plusieurs années. Les obstacles entravant les activités syndicales s’étaient démultipliés : discriminations salariales opérant contre des syndicalistes, licenciements abusifs de grévistes, pressions exercées à travers des menaces ou sanctions disciplinaires, restrictions de droits syndicaux ou du droit de grève, voire criminalisation de l’action syndicale (comme chez Goodyear, Continental ou Air France). En outre, de récentes réformes gouvernementales du code du travail pénalisent encore plus les mouvements sociaux : raccourcissement du délai de saisine des prud’hommes et plafonnement des indemnités prud’homales en cas de licenciement abusif, fusion des instances représentatives du personnel et réduction de leurs moyens, mécanisme de rupture conventionnelle collective contournant les plans de sauvegarde de l’emploi ou favorisant les départs de seniors, inversion de la hiérarchie des normes plaçant l’accord d’entreprise au-dessus des conventions de branches et de la loi, définition du périmètre national pour le licenciement économique facilitant le renvoi de salariés de filiales françaises (alors que la maison mère fait des bénéfices à l’échelle globale)…
Deuxième étape : la répression des « gilets jaunes »
6. Le président Macron a choisi de « ne pas changer de cap ». Au mépris des souffrances et des attentes des classes travailleuses, son gouvernement exacerbe les politiques néolibérales et, pour ce faire, s’enfonce toujours plus dans la voie de la violence sociale et de la répression policière. Le bilan est cauchemardesque, indigne d’un pays se prétendant démocratique et tolérant. Depuis le début de la mobilisation des gilets jaunes, on dénombre 11 morts accidentelles. Plus de 2 000 personnes ont été blessées. Au moins une centaine d’entre elles l’ont été très grièvement – des médecins faisant état de traumatismes qualifiés de « blessures de guerre » (arrachage de mains, éborgnement, défiguration, fractures multiples…), dues notamment à des tirs de LBD ou à des éclats de grenades. Plusieurs personnes se trouvent à ce jour dans le coma. Et que dire du choc psychologique subi par de jeunes adolescents traités comme des terroristes par la police, forcés de s’agenouiller tête baissée, mains derrière la nuque, entassés dans des fourgons, des cellules ?
7. Où va donc ce pouvoir qui marche sur son peuple et déchaîne contre lui une telle violence ? Le 1er décembre 2018, par exemple, ont été tirés 7 940 grenades lacrymogènes, 800 grenades de désencerclement et 339 grenades de type GLI-F4 (munitions explosives), 776 cartouches de LBD, mais aussi 140 000 litres d’engins lanceurs d’eau. Pour ne considérer que la période du 17 novembre 2018 au 7 janvier 2019, un décompte provisoire – et assurément non exhaustif – enregistre 6 475 interpellations et 5 339 mises en garde à vue. Sur tout le territoire national, plus d’un millier de condamnations ont été prononcées par les tribunaux. Bien que la plupart des sanctions fassent l’objet d’aménagements (tels que des travaux d’intérêt général), beaucoup sont des peines de prison. Aussi dénombre-t-on 153 mandats de dépôts (impliquant une incarcération), 519 convocations par des officiers de police judiciaire et 372 autres en audiences correctionnelles… À Paris, 249 personnes ont été jugées en comparution immédiate, 58 condamnées à des peines de prison ferme, 63 à des peines de prison avec sursis… À La Réunion, les peines de prison moyennes pour les gilets jaunes locaux sont de huit mois fermes. En date du 10 janvier 2019, quelque 200 personnes liées à ces événements restaient encore emprisonnées en France.
La légitimité des revendications populaires
8. Les revendications des gilets jaunes rejoignent, sous maints aspects, celles du monde du travail. Elles demandent l’amélioration immédiate et concrète des conditions de vie, la revalorisation du pouvoir d’achat des revenus (salaires, pensions, allocations sociales…), le renforcement des services publics, la participation directe du peuple aux décisions concernant son devenir collectif... En réclamant davantage de justice sociale et de démocratie économique et politique, ces revendications sont profondément légitimes et trouvent un large écho favorable dans la population.
9. La mère de toutes les violences, celle qui doit cesser en premier, d’urgence, et contre laquelle le peuple se trouve contraint de se défendre – comme le lui suggère la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en préambule de la Constitution française –, c’est celle que génère l’imposition de mesures néolibérales iniques, impitoyables, antisociales et antidémocratiques ; celle qui, dans le silence des ajustements de prix des marchés capitalistes, fait mourir de froid des sans domicile fixe, pousse au suicide des agriculteurs endettés, détruit des individus et leurs familles en les privant d’emplois, en leur coupant l’électricité, en les expulsant de leur foyer ; celle qui oblige, faute de moyens, des retraités à ne plus chauffer leur habitation ou des enfants à sauter un repas ; celle qui casse toutes les solidarités, ferme les écoles, les maternités ou les hôpitaux psychiatriques, plonge dans le désespoir petits commerçants et artisans croulant sous les charges, éreinte des salariés au travail sans qu’ils parviennent à boucler leur fin de mois… La vraie violence se tient là, dans ce système extraordinairement injuste, et au fond intenable. Si tout être sensé et raisonnable s’y oppose, les violences ne se valent pas toutes pour autant : vandaliser une vitrine de banque ou de supermarché est grave, mais réparable, à peu de frais ; ne pas permettre à des honnêtes gens de vivre dignement brise des vies, par millions, et à jamais.
Rémy HERRERA
(chercheur au CNRS)
Publié le 17/02/2019
La liberté d’informer selon LREM : chronique d’un quinquennat autoritaire (2017 - …)
par Basile Mathieu, Benjamin Lagues, Pauline Perrenot, vendredi 15 février 2019
En juin 2018, nous publiions une chronologie des différentes initiatives d’Emmanuel Macron et de La République en marche portant atteinte à l’indépendance des médias ainsi qu’à la liberté d’informer. Nous l’actualisons aujourd’hui – de l’événement le plus récent au plus ancien – et le ferons régulièrement à l’avenir. Une manière de rappeler d’où viennent les menaces les plus pressantes et systématiques vis-à-vis de la liberté d’informer. Comme nous l’écrivions, ce panorama ne montre rien de bien « nouveau » que l’« ancien » monde politique n’ait déjà expérimenté pour faire pression sur les journalistes. L’accumulation de ces attaques témoigne cependant d’un souverain mépris pour le journalisme et pour son indépendance, d’une intolérance à la critique et d’une volonté obsessionnelle de contrôle.
Février 2019 : dans le cadre de l’affaire Benalla-Macron, le procureur de Paris Rémi Heitz lance une perquisition des locaux de Mediapart, sans le mandat d’un juge indépendant. La rédaction refuse cette perquisition « au nom de la protection des sources et de la confidentialité de nos informations », comme elle en a le droit, ainsi qu’elle le rappelle dans un article le 6 février. Les auteurs y révèlent que Matignon est à l’origine de cette perquisition et pointent, en écho à un article du Monde, « la légalité contestable de la procédure » : si l’enquête du Procureur est notamment ouverte pour « atteinte à l’intimité de la vie privée », la rédaction affirme qu’aucune plainte n’a été déposée, « de personne, pour dénoncer une quelconque violation de la vie privée. » Après avoir dénoncé les mensonges de la Garde des Sceaux Nicole Belloubet sur cette affaire, Mediapart rappelle les conditions troubles dans lesquelles Rémi Heitz fut nommé par le pouvoir exécutif (« l’Élysée ayant retoqué les trois postulants retenus par le ministère de la justice et le Conseil supérieur de la magistrature. ») La rédaction met enfin le doigt sur l’objet réel de cette perquisition : « identifier les sources et les informations confidentielles de notre journal dans l’affaire Benalla, qui fait trembler le sommet de l’État depuis l’été dernier. »
Février 2019 : Lors d’un échange avec une poignée de journalistes, Emmanuel Macron pense à créer des « structures » dans les médias, financées par l’État et composées de journalistes, dont les objectifs seraient de vérifier l’information et de s’assurer de sa « neutralité ». Avant de poursuivre : « Le bien public, ce n’est pas le caméraman de France 3. Le bien public, c’est l’information sur BFM, sur LCI, sur TF1, et partout. » Rapportés par Le Point le 5 février, ces propos font suite à des considérations concernant les gilets jaunes, dont les paroles n’auraient à ses yeux pas la même valeur que celles d’élus ou d’experts en plateau. « Accepter la hiérarchie des paroles », tel est son dicton. Le 14 février dans la matinale d’Inter, le secrétaire d’État chargé du Numérique, Mounir Mahjoubi, démine le tollé provoqué dans la presse : il s’agit selon lui de permettre « aux journalistes entre eux de définir quelles sont les meilleures pratiques entre eux. [...] Il n’y a pas une volonté de mettre les journalistes sous contrôle. Jamais, et pas notre majorité, ne proposerait un organisme certificateur de la vérité, tout de même, c’est la pire des sciences-fictions possibles ». C’est noté…
Janvier 2019 : Marlène Schiappa, secrétaire d’État à l’Égalité entre les femmes et les hommes, propose de co-animer avec Cyril Hanouna (grâce à la grande complicité de ce dernier et à celle de la direction de la chaîne) une émission de « Balance ton post » sur C8. Ce « numéro spécial » dit s’inscrire dans « le grand débat » voulu et orchestré par le gouvernement pour canaliser le mouvement des gilets jaunes. Vivement critiquée, elle se justifie sur BFM-TV, mettant davantage en lumière le problème qui fonde cette initiative : « Nous allons animer un débat comme si nous animions un atelier du grand débat national ». Sauf qu’il s’agit là… d’un média, et que l’initiative en soi met à mal le principe d’indépendance de la sphère médiatique vis-à-vis du milieu politique, peu importe la manière dont se déroule l’émission.
Décembre 2018 : Mouvement des gilets jaunes : suite aux manifestations parisiennes du 1er décembre, la politique de « maintien de l’ordre » se durcit du côté des autorités gouvernementales et policières. Elles co-construisent (avec les grands médias... !) une communication anxiogène et un récit qui verse dans la surenchère sécuritaire, afin de légitimer par avance les répressions. Lors d’une conférence de presse le 7 décembre, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner invite la presse à « ne pas renseigner les casseurs ».
Novembre 2018 - … : pendant les manifestations des gilets jaunes, nombre de journalistes ont été blessés par la police, certains affirmant avoir été visés délibérément ou s’être fait confisquer leur matériel de protection. À tel point que, le 15 décembre 2018, plusieurs plaintes ont été déposées par vingt-quatre photographes et journalistes contre les violences policières qu’ils ont subies. Dans notre actualité des médias du 9 janvier, nous rapportions des témoignages et relayions les différents communiqués de journalistes parus sur le sujet.
Novembre 2018 : adoption définitive de la proposition de loi « relative à la lutte contre la manipulation de l’information ». Voulue par Emmanuel Macron, cette loi a pour objectif de lutter contre ce qu’il est convenu d’appeler les « fausses informations ». En décembre 2018, celle-ci a été, malgré quelques réserves, validée par le Conseil constitutionnel. Cette loi est dénoncée par quasiment tous les médias et associations de journalistes, dont le syndicat national des journalistes.
Juillet 2018 : dans la cour de la Maison de l’Amérique latine, du haut de sa tribune face à un parterre de députés LREM, Emmanuel Macron fait une première déclaration publique concernant les débuts de « l’affaire Benalla » qui déstabilisent le pouvoir. Une défense sous forme d’attaque, dont une partie vise de manière virulente… les médias et leur « fadaises ». Extraits choisis [1] :
- J’ai cru comprendre qu’il y avait des images ? Où sont-elles ? Sont-elles montrées avec la même volonté de rechercher la vérité et d’apporter de manière équilibrée les faits ? [...] Nous avons une presse qui ne cherche plus la vérité.
- Je vois un pouvoir médiatique qui veut devenir un pouvoir judiciaire. Un pouvoir qui a décidé qu’il n’y avait plus de présomption d’innocence dans la République et qu’il fallait fouler au pied un homme et avec lui la République.
Juin 2018 : suite à la publication par la cellule investigation de Radio France d’une enquête sur les sous-facturations supposées dont aurait bénéficié la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron, un communiqué de La République en marche s’en prend à toute la profession : « Journalistes, que vous considériez que c’est votre travail de consacrer vos ressources et votre temps à enquêter sur des procédures qui sont closes et qui ont été légalement validées de manière indépendante, c’est votre droit le plus strict. Il vous appartient. Que vous considériez que c’est votre travail de monter en épingle des pseudo-révélations pour jeter le doute sur l’ensemble d’une campagne, c’est votre droit le plus strict, là encore. Mais dans ce cas, faites le travail jusqu’au bout. Car votre crédibilité s’effondre en même temps que vos accusations. »
Mai 2018 : adoption d’une proposition de loi sur le secret des affaires malgré la mobilisation de nombreux journalistes, société de journalistes, collectifs et associations, tous auteurs d’une pétition ayant rassemblé près de 600 000 signatures. Cette loi constitue une menace pour la liberté d’informer en offrant une arme juridique supplémentaire à ceux qui lancent des « poursuites bâillons », ces procédures judiciaires destinées à dissuader les journalistes d’enquêter ou de rendre publiques des informations gênantes.
Avril-juin 2018 : lors des mouvements sociaux, des journalistes ont été brutalisés et blessés dans l’exercice de leur travail par les forces de l’ordre. Des violences qui ont suscité l’indignation d’un certain nombre de leurs confrères et des syndicats de journalistes. On peut citer, par exemple, le cas de deux photographes grièvement blessés lors des opérations de Notre-Dame des Landes, celui d’un photojournaliste matraqué et blessé à la tête pendant une manifestation à Paris, ou encore l’arrestation et la poursuite d’un journaliste et d’une documentariste indépendants lors de l’occupation du lycée Arago à Paris.
Avril 2018 : Emmanuel Macron décide de s’exprimer au cours du JT de 13h de Jean-Pierre Pernaut, sur TF1, dans une école de l’Orne, sélectionnant ainsi son interviewer, et le cadre de l’interview. Trois jours plus tard, il récidive en choisissant cette fois-ci Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin. La première « interview », est mise en ligne sur le site de l’Élysée, comme n’importe quel support de communication de la présidence…
Avril 2018 : alors qu’ils tentent de couvrir l’évacuation de la ZAD Notre-Dame des Landes, plusieurs journalistes sont empêchés de travailler par… les forces de l’ordre (journalistes « écartés », « bloqués » ou « reconduits sous escorte policière jusqu’à leur point de départ », cartes de presse photographiées, etc.). Des entraves que vient confirmer un communiqué du ministère de l’Intérieur lui-même : « Pour la sécurité de tous, le Ministère de l’Intérieur appelle les équipes de reporters présentes sur place à la responsabilité, en veillant à ne pas se mettre en danger inutilement et à ne pas gêner les manœuvres opérées par la Gendarmerie nationale. Les journalistes sont invités à se rapprocher de la Préfecture de Loire-Atlantique, qui met à leur disposition un espace presse. La Gendarmerie nationale mettra à disposition des rédactions, des photos et vidéos de l’opération libres de droits. » Le même procédé (images et vidéos de la gendarmerie) avait été utilisé lors de l’évacuation de Bure deux mois plus tôt.
Avril 2018 : Sybile Veil, camarade de promotion d’Emmanuel Macron à l’ENA, est nommée présidente de Radio France.
Mars 2018 : Bertrand Delais, journaliste-militant auteur de deux films documentaires apologétiques sur Emmanuel Macron, est nommé président de La Chaîne parlementaire (LCP).
Février 2018 : la présidence décide unilatéralement de déménager la salle de presse hors des murs du palais de l’Élysée. L’Association de la presse présidentielle, soutenue par les sociétés de journalistes de plusieurs médias, déplore la méthode et une décision qui constitue « une entrave à leur travail ».
Février 2018 : une journaliste de France 3 Hauts-de-France n’appartenant pas au « pool » de journalistes choisis par Matignon proteste publiquement après avoir été empêchée d’assister à la visite d’une usine L’Oréal par le Premier ministre et le ministre de l’Économie. Elle devra se contenter du dossier de presse, qu’elle présente comme un « joli livret sur papier glacé, avec plein de photos de rouges à lèvres et de shampoings à l’intérieur »…
Décembre 2017 : Laurent Delahousse, le présentateur vedette de France 2, est invité à déambuler dans le palais de l’Élysée aux côtés du président, sous l’œil des caméras du service public. Une alternance de compliments, de flagorneries et de flatteries pour une interview présidentielle d’anthologie.
Décembre 2017 : Emmanuel Macron déclare en public que l’audiovisuel public est « une honte pour nos concitoyens ».
Novembre 2017 : la ministre de la Culture menace de porter plainte contre X après une nouvelle fuite de documents de travail portant sur la réforme de l’audiovisuel public qui sont publiés dans Le Monde. Finalement, la ministre renonce mais on imagine que l’effet d’intimidation sur les sources des journalistes dans l’administration a dû jouer à plein.
Octobre 2017 : seul un petit groupe de journalistes désignés par l’Élysée peut suivre Emmanuel Macron dans l’usine Whirlpool-Amiens qu’il visite après s’y être engagé pendant la campagne présidentielle. Les autres attendent sur le parking.
Août 2017 : Bruno Roger-Petit, journaliste multimédias et chroniqueur macroniste officiel à L’Obs durant la campagne présidentielle, est nommé porte-parole de l’Élysée.
Juin 2017 : publication d’une tribune dans Le Monde, intitulée « Liberté de la presse : 23 sociétés de journalistes inquiètes de l’attitude du gouvernement », qui alerte sur « des signaux extrêmement préoccupants au regard de l’indépendance des médias et de la protection des sources » envoyés par le gouvernement.
Juin 2017 : tensions lors de la photo officielle du gouvernement, initialement réservée à trois photographes appartenant à une agence de presse, un magazine et un quotidien. Face aux protestations, les autres photographes sont autorisés à prendre la photo mais le moindre cliché des « à-côtés » leur est interdit.
Juin 2017 : le ministère du Travail porte plainte contre X pour « vol et recel » après que Libération a publié le projet de réforme du code du travail. Si la plainte pour recel qui visait directement Libération et les médias ayant publié les documents a été retirée, celle pour vol est maintenue, ciblant ainsi les sources des journalistes de Libération, soit les fonctionnaires leur ayant transmis les documents.
Juin 2017 : François Bayrou, alors ministre de la Justice, appelle en personne le directeur de la cellule d’investigation de Radio France pour se plaindre de ses « méthodes inquisitrices » et le menace de poursuites pour « harcèlement ».
Mai 2017 : alors que Richard Ferrand, ex secrétaire général d’En Marche ! et ministre de la Cohésion des territoires est mis en cause pour des conflits d’intérêts alors qu’il dirigeait les Mutuelles de Bretagne, Emmanuel Macron déclare : « Les choses ne vont pas forcément bien quand la presse devient juge », ajoutant que « dans une société démocratique, chacun doit être à sa place ».
Mai 2017 : En Marche ! dépose plainte contre La lettre A (une publication confidentielle consacrée à l’actualité politique, économique et médiatique en France) pour « recel d’atteinte à un système automatisé de données ». Exploitant les « MacronLeaks », des documents internes au mouvement En Marche ! piratés et dévoilés sur Internet avant l’élection présidentielle, La lettre A avait publié les noms de grands donateurs du parti présidentiel.
Mai 2017 : à peine élu, le nouveau président choisit nominativement, au sein des rédactions, et contre tous les usages, les journalistes qui l’accompagneront dans un déplacement au Mali. Une vingtaine de sociétés de journalistes publient une lettre ouverte de protestation dans Le Monde. Ce qui n’empêchera pas le service de presse de l’Élysée de recourir à cette pratique lors de déplacements ultérieurs (voir ci-dessus).
À suivre...
Basile Mathieu, Benjamin Lagues et Pauline
Perrenot
Publié le 15/02/2019
École en Marche autoritaire
lefillefil (site lefildescommuns.fr)
Il est habile, pas modeste ! Le ministre de l’Education nationale avait annoncé qu’il n’y aurait pas de grande loi Blanquer. Et puis finalement il n’a pas résisté. Il y aura donc cette semaine un projet de loi gros de 24 articles discuté à l’assemblée nationale. Mais toujours pas de grande loi selon le Ministre, simplement de nécessaires ajustements législatifs afin d’ « élever le niveau général des élèves » et promouvoir « la justice sociale ». Ne vous étouffez pas tout de suite !
Au menu : pression sur la libre expression des enseignants, refonte par le bas de la formation des profs, nouvelles écoles internationales modelées pour les enfants des exilés du Brexit, mise sous tutelle de l’évaluation des politiques éducatives, habilitation pour le gouvernement à refondre par ordonnances l’organisation des académies métropolitaines.
Et comme le métier d’enseignant est de moins en moins attractif et qu’il n’est surtout pas question d’augmenter leur salaire, le texte offre la possibilité de piocher dans le vivier des assistants d’éducation qui préparent leur concours pour donner cours…
Le ton est donné dès l’entrée du texte, le Ministre veut l’exemplarité des enseignants et s’assurer de leur devoir de réserve. Dans les années 80, les débats sur l’école mettaient des millions de personnes dans la rue. C’est loin. La colère et le désarroi des enseignants sont pourtant aujourd’hui bel et bien vivaces. Mais peine à se faire entendre. Ils font alors avec les moyens du bord et ça se lâche sur la toile. Après le #pasdevague dénonçant le manque d’action du gouvernement sur les violences scolaires, les stylos rouges ont rapidement emboité le pas des Gilets jaunes, cherchant très vite les convergences. Les revendications de dignité, de justice sociale, de respect, se font écho.
Le grand débat national n’a pour autant pas eu raison de la Loi Blanquer, pas de report à l’inverse de la Révision constitutionnelle ou de la réforme des retraites, l’école ne met pas le feu aux poudres et le Ministre de l’éducation nationale est jugé par l’exécutif comme ayant les épaules pour affronter la période.
Au jeu de la comm’ orwellienne, « l’ignorance, c’est la force », Blanquer est passé Maitre. Celui qui a été directeur général de l’enseignement scolaire sous Sarkozy n’a pas oublié ses gammes. Son passé de recteur lui a aussi appris les rouages de la division parents-profs. Le gouvernement a donc réactivé un vieux serpent de mer : la suppression des allocations familiales pour les parents dont les enfants auraient commis des actes violents à l’école, tentant ainsi de dévier les colères des enseignants vers les parents.
ParcourSup, réforme du bac et du lycée, c’est la logique de tri sélectif qui domine, les parcours d’initiés qui sont renforcés. Comment parler de justice sociale quand on pousse les enfants dès 14 ans à se déterminer sur leur avenir sans possibilité d’erreur, quand on officialise le recrutement sur dossier à l’université, quand on réécrit des programmes de lycée que tous les experts jugent excessivement complexes pour des adolescents et quand on réduit de près d’un tiers l’enseignement des matières générales en lycée professionnel. C’est une régression sans précédent dans le processus de démocratisation scolaire.
Face à cette maltraitance de la jeunesse -dont les réformes éducatives sont l’une des expressions – il nous faut considérer le sujet à cette hauteur : c’est une insulte à l’espoir !
Elsa Faucillon
Publié le 12/02/2019
Libertés publiques. Bienvenue au pays du libéralisme autoritaire
(site humanité.fr)
7 000 arrestations, 1 900 blessés, 1 000 condamnations en deux mois… Cette répression policière – et judiciaire – ne suffisait pas pour défendre l’ordre établi. Désormais, le pouvoir attaque la liberté de manifester et le droit à l’information.
«Nous n’avons pas construit, comme beaucoup de nations autoritaires, les anticorps au système. Donc, nous, on est des pitres ! » déplorait Emmanuel Macron, la semaine dernière, devant quelques journalistes autorisés. On comprend mieux l’impitoyable répression décrétée au sommet de l’État. À la violence policière s’ajoute, comme le déplore l’avocat Raphaël Kempf, une « violence judiciaire » orchestrée par un parquet plus que jamais aux ordres. Avec la loi dite anti-casseurs, votée hier par l’Assemblée, il s’attaque désormais au droit de manifester. Décryptage d’une véritable dérive autoritaire.
1 LA LOI "ANTI-CASSEURS" S'ATTAQUE AU DROIT DE MANIFESTER
Interdiction de manifester, fouilles, fichage… si beaucoup de députés trouvaient à redire au texte, peu pourtant ont assumé de voter contre. Le texte dit « anti-casseurs » a donc été voté largement hier par la majorité LaREM, avec l’appui de la droite LR, d’une majorité de députés Modem et UDI (387 pour, 92 contre) ; 74 députés parmi la majorité et ses soutiens se sont abstenus, témoignant des questions lourdes qu’il soulève en termes de libertés publiques.
Le groupe UDI devait ainsi en majorité voter le texte, quand bien même son article 2 donne aux préfets le pouvoir d’interdire à quelqu’un de manifester avant même toute infraction commise. Michel Zumkeller (UDI) pointe bien l’absence de débat, avec un texte de la rapporteure déposé… deux minutes avant l’heure limite de dépôt des amendements et il a beau s’insurger contre un texte outrancier rédigé par la droite du Sénat « en étant certain qu’il ne passerait pas », le gouvernement s’est saisi de la proposition LR, et c’est une version à peine édulcorée qui a été mise au vote hier soir, avant de revenir au Sénat le 12 mars. Si, pour la droite, le texte ne va pas assez loin, Julien Aubert (LR) ironisant sur « Dark Vador peut venir manifester, du moment qu’il n’a pas l’intention de commettre un trouble à l’ordre public », d’autres ont la conscience effleurée par des questionnements. Le texte, convient Olivier Becht (UDI), est ainsi « bricolé » en cours de route, durant le travail parlementaire. Si le gouvernement procède de la sorte, c’est que, s’il avait présenté son propre projet de loi, alors il aurait dû présenter en même temps une étude d’impact, « ce dont il ne voulait sans doute pas », relève Michel Zumkeller. Pour la socialiste Valérie Rabault, « il y a déjà dans la loi le délit de préparation à un acte de violence avant une manifestation », l’arsenal est suffisant. Son groupe annonce un recours devant le Conseil constitutionnel.
Sébastien Jumel (PCF) effectue un parallèle avec la tentative de perquisition à Mediapart, lundi, et évoque « la trumpisation d’Emmanuel Macron ». « C’est une liberté de la presse sous contrainte que veut Macron », dénonce le député de Seine-Maritime. Sa collègue Elsa Faucillon critique une loi qui « fait le trait d’union entre casseurs et manifestants, alors que des lois existent déjà », dans un « oubli de la mémoire », rappelant que « notre fête nationale, c’est le 14 juillet », et que cela devrait faire sens aujourd’hui.
2 UNE MANSUÉTUDE COUPABLE FACE AUX VIOLENCES POLICIÈRES
La loi anti-casseurs va de pair avec la propension du gouvernement à fermer les yeux sur les violences policières qui émaillent les rassemblements de gilets jaunes depuis trois mois. Face aux vidéos accablantes et à un bilan déjà historique (1 mort, 129 blessés graves, dont 20 énucléations et 4 mains arrachées, selon le site Désarmons-les), l’exécutif, loin de condamner les exactions de certains agents, joue la stratégie de la tension, espérant écœurer la contestation sous la lacrymo et les batailles rangées avec les casseurs. À ce jeu-là, le déni de réalité prend des proportions ubuesques. « Aucun policier n’a attaqué des gilets jaunes », osait Christophe Castaner, le 15 janvier, alors que l’IGPN (la « police des polices ») a été saisie de 116 enquêtes et a reçu plus de 300 signalements. Même irresponsabilité face à ceux (CGT, Ligue des droits de l’homme, Défenseur des droits) qui demandent à suspendre, lors des manifs, l’emploi des LBD 40 et autres grenades GLI-F4, à l’origine de graves mutilations. Pas question ! « Ces armes intermédiaires sont fondamentales », martelait, vendredi, le secrétaire d’État à l’Intérieur, Laurent Nunez. Pour le sociologue Christian Mouhanna, c’est clair : le gouvernement accroît une dérive violente du maintien de l’ordre – surutilisation de l’armement et des brigades anticriminalité – sans chercher de procédés plus pacifiques comme la négociation et l’isolement des casseurs. « Le ministère de l’Intérieur semble n’avoir aucun recul sur la gravité de la situation, s’étonne le chercheur. On est dans une pauvreté de réflexion incroyable. Même un ministre jugé réactionnaire comme Charles Pasqua avait supprimé les voltigeurs à son époque… »
3 UNE INGÉRENCE DANS LA FABRIQUE DE L’INFORMATION
La tentative de perquisition de Mediapart, ce lundi, est une atteinte directe à la liberté de la presse. Et surtout au secret des sources, qui permet aux journalistes de recueillir des informations sensibles. « Ce secret est protégé par la loi française et ne peut céder que lorsqu’il y a un motif prépondérant d’intérêt public », explique, très ferme, Christophe Bigot, avocat spécialiste du droit de la presse. Or, « on ne voit pas bien comment une atteinte à la vie privée peut entrer dans ce cadre ». Et quand bien même le parquet, hier, invoquait une enquête pour « utilisation de matériel d’interception », l’avocat s’étonne qu’on puisse le reprocher à Mediapart. Et, insistet-il, « ce serait, le cas échéant, à un juge de trancher ». Il est aussi très ferme sur les propos d’Emmanuel Macron rapportés par le Point le week-end dernier. Pour garantir une information « neutre », le chef de l’État plaiderait pour « une forme de subvention publique assumée, avec des garants qui soient des journalistes ». Soit une sorte de conseil de la « vérité ». Ce qui fait bondir Christophe Bigot, qui parle « d’une ingérence et d’une intrusion dans la fabrique de l’information ». Ce conseil de déontologie « est totalement contraire à la tradition juridique du droit de la presse en France ». Selon lui, ce droit repose « sur un principe de liberté et un certain nombre d’infractions très précises ».
4 UNE JUSTICE AUX ORDRES, ÇA PEUT SERVIR…
C’était il y a quelques mois, les gilets jaunes ne battaient pas encore le pavé, mais l’affaire Benalla était déjà venue rappeler que des magistrats aux ordres – ou redevables –, ça pouvait servir. « J’assume parfaitement le fait d’être certain que celui qui sera proposé à la nomination (au poste de procureur de Paris – NDLR) sera parfaitement en ligne et que je serai parfaitement à l’aise avec ce procureur », avait admis Édouard Philippe, le 2 octobre. « En ligne et à l’aise »… Exit, donc, les trois candidats proposés par la garde des Sceaux pour succéder à François Molins, au profit du très Macron-compatible Rémy Heitz. On comprend mieux aujourd’hui pourquoi…
Révélé par le Canard enchaîné du 30 janvier, un courriel du parquet destiné aux magistrats parisiens délivre ainsi d’incroyables consignes de fermeté à l’égard des gilets jaunes, invitant les juges à « maintenir » l’inscription au fichier du traitement des antécédents judiciaires même lorsque « les faits ne sont pas constitués » et à ne « lever les gardes à vue » des manifestants interpellés que « le samedi soir ou le dimanche matin ». On n’est jamais trop prudent… Autre illustration de cette dangereuse proximité entre pouvoirs exécutif et judiciaire : l’invraisemblable tentative de perquisition de Mediapart, lundi (lire ci-dessus). « Engager une procédure pareille, aussi sensible, qui menace liberté de la presse et protection des sources, est très surprenant », estime Vincent Charmoillaux, vice-procureur au TGI de Lille et secrétaire général du Syndicat de la magistrature. « C’est même surréaliste, appuie Me François de Castro. Le responsable du parquet ne se cache même plus d’agir pour le compte de celui qui l’a nommé ! Et ce, sans saisir un juge des libertés, qui aurait pu, lui, imposer une perquisition sans assentiment… » Pour l’avocat parisien, « le procureur de Paris n’a sans doute jamais été aussi dépendant du pouvoir exécutif »
LIONEL VENTURINI, LAURENT MOULOUD, CAROLINE CONSTANT ET ALEXANDRE FACHE
Christophe castaner et les « bêtises » de la police
Interpellé sur les violences policières par Konbini, dans un entretien diffusé hier, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a déclaré avoir envoyé une vidéo à toutes les forces de l’ordre, après la manif du 1er décembre. « Je leur ai fait un message, en leur disant, en des termes un peu différents : “Faites gaffe les gars, vous avez une doctrine d’emploi, soyez responsables, soyez exemplaires”. » Concernant les tirs aux visages de LBD, il renvoie aux enquêtes de l’IGPN. « S’il y a eu un mauvais usage de la force, il faut qu’il y ait une sanction. » Puis il ajoute : « J’avoue que le procès que l’on fait à la police de façon quasi systématique, il n’est pas juste. Parce que, comme dans toute profession, on peut faire des bêtises. C’est vrai chez les journalistes, chez les politiques, chez les plombiers, c’est vrai chez les boulangers… »
Publié le 11/02/2019
Comment les sanctions contre les chômeurs risquent, demain, de s’étendre à l’ensemble des minimas sociaux
par Rachel Knaebel (site bastamag.net)
Depuis début janvier, les chômeurs sont soumis à des contrôles renforcés en France. Un rendez-vous manqué, une offre d’emploi dite « raisonnable » refusée, et c’est la radiation, plus ou moins longue, avec suspension des indemnités. Cette politique punitive s’inspire clairement de celles qui sont menées en Grande-Bretagne et en Allemagne, où les sanctions se sont progressivement appliquées aux autres prestations sociales, allocations familiales ou aides au logement. Leurs conséquences sont sans appel : « Elles frappent d’abord les personnes les plus faibles », repoussées vers une encore plus grande pauvreté. En Allemagne, le tribunal constitutionnel est d’ailleurs en train de se pencher sur la légalité de ces sanctions. Explications.
Début janvier, le gouvernement français a durci par décret les contrôles et les sanctions à l’encontre des chômeurs. Cette politique ne tombe pas du ciel. Au Royaume-Uni, la possibilité de supprimer les allocations aux demandeurs d’emploi, qui manquent des rendez-vous ou sont jugés trop peu assidus dans leurs démarches, existe depuis plus de dix ans. « En 2007, le gouvernement travailliste a adopté une loi prévoyant des sanctions contre les personnes handicapées et en longue maladie, considérant que beaucoup n’étaient pas vraiment en incapacité de travailler », rappelle Anita Bellows. Depuis cette date, l’activiste du collectif « Personnes handicapées contre les coupes » (Disabled People Against Cuts) suit les effets de ces sanctions sur les personnes concernées. Et elles sont de plus en plus nombreuses.
Ces sanctions ont rapidement été étendues à l’ensemble des demandeurs d’emplois et des travailleurs pauvres qui perçoivent une allocation. Outre-Manche, une personne qui se retrouve au chômage percevra une indemnité forfaitaire pendant six mois (le Jobseeker allowance). Ensuite, elle recevra un minima social calculé en fonction de sa situation familiale, de ses revenus, du montant son aide au logement, etc. « En 2012, les conservateurs ont fait adopter une nouvelle loi, un "Welfare Act", qui a durci les sanctions à l’extrême. Elles ont gagné en durée et en sévérité », poursuit Anita Bellows.
« Les allocations peuvent être interrompues jusqu’à trois ans d’affilée »
« Les allocations peuvent être interrompues jusqu’à trois ans d’affilée, précise John, conseiller dans une agence du « Jobcentre » britannique du centre de l’Angleterre [1]. Même si la personne recommence à chercher du travail avec assiduité, si elle accepte de candidater à tout, ces sanctions ne sont pas levées. Une fois la décision prise, les allocations restent suspendues. » Et ce, jusqu’à l’échéance de trois ans ou si l’allocataire porte un recours en justice. « Des gens qui ne viennent pas à un rendez-vous parce qu’ils sont à l’hôpital sont sanctionnés, de même que des femmes qui sont en train d’accoucher… Quand les gens engagent un recours au tribunal, ils ont de bonnes chance de gagner, de faire annuler la décision », illustre Anita Bellows.
La justification affichée, en Grande-Bretagne comme en France, de ce nouveau régime de sanctions est d’inciter les personnes à retravailler le plus vite possible. Quels sont les résultats concrets de cette politique ? « Certaines catégories de personnes sont particulièrement vulnérables et affectées par la suspension des allocations. Cela inclut les parents isolés, les jeunes adultes qui sortent tout juste du système d’aide sociale à l’enfance, les personnes malades ou handicapées », souligne un rapport du Parlement britannique en octobre dernier. Souvent, les personnes sanctionnées « empruntent de l’argent, coupent dans leurs dépenses alimentaires et les autres dépenses de première nécessité, ou ne paient plus leurs factures, plutôt que d’augmenter leur revenus en retrouvant du travail », rapporte encore l’enquête parlementaire.
« Ces sanctions ont été utilisées pour faire baisser artificiellement les chiffres du chômage »
Les députés britanniques citent le cas d’une mère célibataire contrainte de se tourner vers les banques alimentaires. Son allocation avait été réduite parce qu’elle avait quitté un emploi à temps plein pour travailler à temps partiel, ne pouvant plus payer la garde de ses enfants. « Les personnes les plus sanctionnées sont celles qui ont déjà le plus de mal à naviguer dans le système, a constaté Anita Bellows. Ces sanctions, nous y sommes opposés par principe. En plus, elles ont été utilisées pour faire baisser artificiellement les chiffres du chômage » Résultat : si le taux de chômage officiel britannique affiche un séduisant 4 %, le nombre de travailleurs pauvres y est trois fois plus élevé qu’en France, avec plus d’un salarié sur cinq concerné !
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En Angleterre, « la mise en place des sanctions s’est faite dans une grande indifférence, parce que les chômeurs sont stigmatisés. Mais aujourd’hui, avec le système de l’Universal Credit, qui fusionne les allocations sociales et chômage sous un même guichet, des personnes qui travaillent mais touchent des allocations parce que leurs revenus sont bas se retrouvent aussi sanctionnées. On commence donc à en parler plus largement », rapporte Anita Bellows. La réforme du « Crédit universel » (Universal Credit), votée en 2012, se met en place progressivement. Elle fusionne dans un même service et une même allocation l’ensemble des aides : l’allocation chômage minimum – l’équivalent du RSA –, l’allocation pour les personnes dans l’incapacité de travailler pour cause de maladie ou de handicap, l’aide au logement, le crédit d’impôt pour la reprise d’un travail et le crédit d’impôt pour les enfants à charge. C’est cette allocation devenue unique qui peut désormais être réduite « si vous ne faites pas ce pourquoi vous vous êtes engagé », comme chercher du travail et fréquenter un Jobcentre [2].
En Allemagne, des sanctions renforcées pour les jeunes
En Allemagne, les sanctions contre les chômeurs peuvent également concerner leur aide au logement. Mi-janvier, le tribunal constitutionnel, la plus haute juridiction du pays, a commencé à étudier la question : ces suspensions d’allocations sont-elles compatibles avec la Constitution ? Le contrôle des demandeurs d’emploi y a été durci il y a plus de dix ans, au moment de la réforme du système d’assurance-chômage de 2005. La durée du chômage indemnisé a alors été limitée à un an. Le chômeur touche ensuite une allocation minimum, appelée « Hartz IV ». Le versement de cette allocation fait l’objet de contrôles renforcés destinés à « remettre au travail » au plus vite la personne concernée. Un rendez-vous raté, une formation refusée, une offre d’emploi à laquelle on ne candidate pas, signifient une coupe immédiate d’une partie de l’allocation, jusqu’à une suspension intégrale en cas de récidive.
Pour les moins de 25 ans, les sanctions sont encore plus drastiques : au moindre manquement, c’est la suppression totale de l’allocation. Au deuxième, l’aide au loyer – payée directement au propriétaire du logement – est aussi suspendue. « Ce traitement plus dur envers les jeunes est officiellement justifié comme une mesure “éducative” », déplore Inge Hannemann, aujourd’hui élue municipale de Hambourg pour le parti de gauche Die Linke. L’élue travaillait auparavant au Pôle emploi allemand, le « Jobcenter », entre 2005 et 2013, où elle a protesté contre la politique des sanctions. Avant, finalement, de se faire licencier.
Spirale d’endettement et perte de logement
« Les sanctions touchent avant tout les personnes qui sont déjà dans des situations difficiles : celles qui ont des troubles psychiques, les migrants, les personnes qui ne maîtrisent pas bien l’allemand ou qui, même si elles sont allemandes d’origine, ne maîtrisent pas le langage administratif. En fin de compte, elles frappent les plus faibles », souligne Inge Hannemann. Un centre social de la région de Wuppertal, dans la Ruhr, a récemment réalisé, en vue de l’audience au tribunal constitutionnel, un sondage auprès de plus de 21 000 personnes, chômeurs, travailleurs sociaux, avocats, agents du Jobcenter, sur les conséquences du régime de sanctions.
Les résultats de l’étude sont sans appel. Pour près trois-quarts des participants à l’enquête, les réductions d’allocation représentent le début d’une spirale d’endettement. Plus de 60 % des personnes interrogées affirment aussi que les sanctions contribuent à une perte de logement. Plus de 90 % des personnes qui ont répondu estiment, en outre, que les sanctions n’aident pas du tout à réintégrer les chômeurs sur le marché du travail. La majorité des agents des Jobcenter partage également ce point de vue.
« On n’aide pas les gens en leur faisant peur »
Pourtant, les sanctions pleuvent. Selon l’Agence pour l’emploi allemande, entre octobre 2017 et septembre 2018, plus de 920 000 sanctions ont été prononcées contre 400 000 chômeurs. Un chômeurs sur six a été sanctionné dans l’année ! Pour les trois-quarts des sanctions, le motif était un simple rendez-vous raté [3]. « Quand j’ai commencé à dénoncer publiquement les sanctions, des collègues m’ont donné raison en interne, mais ils n’osaient pas le dire publiquement parce qu’ils craignaient de perdre leur job. Leur peur était justifiée. C’est ce qui m’est arrivé », témoigne aujourd’hui Inge Hannemann. Avec la procédure en cours auprès du tribunal constitutionnel, les langues se délient. Fin janvier, la directrice d’un Jobcenter local, celui de Brême, a sévèrement critiqué le système des sanctions dans une interview à un quotidien régional : « On n’aide pas les gens en leur faisant peur », a-t-elle déclaré, dénonçant les « dégâts » provoqués par les coupes dans les allocations.
Pour autant, l’ancienne conseillère Inge Hannemann ne croit pas que le tribunal constitutionnel, qui devrait rendre sa décision dans quelques mois, va interdire de couper les allocations aux chômeurs. « Le tribunal pourrait arriver à la conclusion qu’on ne peut pas couper le minimum vital. Mais pour les chômeurs, il y a un système de bons alimentaires qui peuvent être attribués quand les allocations sont suspendues. Donner ces bons est obligatoire pour les foyers où il y a des enfants mineurs. Sinon, il faut en faire la demande. Mais c’est le même conseiller qui décide de sanctionner et d’attribuer, ou pas, les bons. Et tous les magasins ne les acceptent pas, surtout à la campagne. Le tribunal pourrait en revanche affirmer qu’il faut arrêter de sanctionner plus sévèrement les moins de 25 ans, et qu’on ne peut pas supprimer l’aide au paiement du loyer, parce que cela met les gens à la rue, analyse l’ancienne conseillère. Mais il est possible que cela ne soit qu’une recommandation, et qu’ensuite la gouvernement prenne son temps pour légiférer, ou attende les prochaines élections. » Celles-ci auront lieu en 2021.
En France, l’ensemble de la protection sociale bientôt soumise aux mêmes sanctions ?
Et en France ? L’aide au logement ou les allocations familiales pourront-elles, demain, être aussi concernées par les sanctions visant un demandeur d’emploi jugé pas suffisamment zélé ? Pendant sa campagne présidentielle, Emmanuel Macron a annoncé vouloir mettre en œuvre la fusion des allocations et aides. La version française de l’Universal Credit c’est l’« Allocation sociale unique », envisagée par le gouvernement [4]. « Il faut regarder ce qui se passe en Grande-Bretagne car ils sont souvent les premiers à mettre en œuvre des réformes que les autres pays reprennent ensuite », alerte Inge Hannemann. La mise en place de l’aide sociale unique telle que le souhaiterait Emmanuel Macron va-t-elle suivre les modèles allemands et britanniques, et soumettre tous les bénéficiaires d’aides sociales au régime de sanctions qui vaut désormais pour les chômeurs ?
Rachel Knaebel
Publié le 08/02/2019
Répression. Face aux violences répétées, la révolte des mutilés
Marie Barbier (site humanité.fr)
Pas un samedi de mobilisation sans que la liste des blessés, gilets jaunes ou observateurs, ne s’allonge. En cause, l’utilisation massive de grenades explosives ou de LBD 40. Des collectifs de « gueules cassées » tentent de s’organiser.
Il a intégralement filmé la scène, diffusée en direct sur les réseaux sociaux : samedi après-midi, alors qu’elle se trouvait place de la Bastille, l’une des figures du mouvement des gilets jaunes, Jérôme Rodrigues, a été grièvement blessée à l’œil par les forces de l’ordre. Hospitalisé et placé en coma artificiel dans la nuit de samedi à dimanche, Jérôme Rodrigues ne savait pas encore, hier, s’il pourrait conserver l’usage de son œil. « L’hématome n’est pas encore assez résorbé pour qu’il puisse y avoir un avis sur la viabilité de son œil droit mais j’ai peu d’espoir, nous indiquait, en début d’après-midi, son avocat, Philippe de Veulle. Il est sous le choc. Il va être handicapé à vie. C’est un drame pour lui et pour sa famille. » Une plainte pour violence, coups et blessures volontaires a été déposée contre X, samedi, à 22 h 25, au commissariat du 13e arrondissement parisien. « J’ai la preuve matérielle que Jérôme a été blessé par un LBD (lanceur de balles de défense – NDLR) et non par une grenade de désencerclement, comme veut le faire croire le ministère de l’Intérieur. Il a été mis en joue ! Ce n’est pas un éclat involontaire », dénonce l’avocat. Le projectile ramassé par des témoins est « à la disposition » de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN, la police des polices), saisie samedi par le préfet de police de Paris.
Refus dans certains commissariats de prendre les plaintes
Jérôme Rodrigues intègre la longue liste des mutilés de la répression policière. D’après le recensement clinique effectué par le journaliste David Dufresne et mis à jour hier midi, il est le 157e blessé au visage depuis le début du mouvement, aux côtés de 18 éborgnés, 40 blessés aux membres inférieurs, 4 mains arrachées… Les estimations officielles font également état de cette violence sans précédent avec ce chiffre colossal de 2 000 blessés. Face à ces violences inédites, les victimes s’organisent. Dans l’Hérault, les gilets jaunes blessés peuvent s’appuyer, depuis le 8 décembre 2018, sur la « Legal Team » mise en place par la Ligue des droits de l’homme (LDH) de Montpellier. Dans un rapport rendu public jeudi dernier, elle dénonce « un maintien de l’ordre très agressif, avec un usage extrêmement important des lanceurs de balles de défense – LBD 40 –, grenades à main de désencerclement – GMD – et grenades de gaz lacrymogène instantanées – GLI-F4. Un tel niveau d’usage n’avait jamais été observé ». « La Legal Team a pu constater à plusieurs reprises que des volontaires dispensant les premiers secours avaient été visés et blessés par des tirs de LBD, précise encore le rapport. Après avoir organisé, le 15 janvier 2019, un rassemblement de soutien aux blessés, quatre gilets jaunes ont déposé un référé-liberté au tribunal administratif, rejeté vendredi. « C’est dommage, mais ça va nous permettre de saisir le Conseil d’État dès le début de cette semaine », indique Sophie Mazas, présidente de l’antenne locale de la LDH. Également avocate, elle souligne les difficultés pour les blessés à se faire entendre devant la justice : refus dans certains commissariats de prendre les plaintes, système de tri dans les hôpitaux, policiers masqués. « C’est impossible, par exemple, d’aller au pénal dans ces cas d’agression. Pour cela, il faudrait avoir les noms ou les photos des agresseurs. Mais en manifestation, les policiers agissent cagoulés et dissimulent leur matricule. »
La semaine dernière, la CGT et la LDH ont tenté en vain de faire suspendre par la justice administrative l’utilisation des LBD, à la veille des manifestations de samedi. Le tribunal administratif de Paris les a déboutés vendredi, en invoquant notamment l’expérimentation par les forces de l’ordre de caméras destinées à filmer les tirs. Une mesure annoncée par l’Intérieur pour répondre à la polémique, qui paraît bien dérisoire, vu les derniers blessés.
« Ce qui nous apaisera, c’est que ces armes soient interdites »
Les réseaux sociaux foisonnent de collectifs de blessés qui appellent, à l’occasion de l’acte XII de samedi prochain, à une marche pacifique à Paris. « Venez avec des bandages, des béquilles, un pansement sur l’œil ou tout ce qui pourrait symboliser la mutilation du peuple par l’État », lit-on sur l’une de ces pages. Dans l’une des vidéos partagées, Antoine, Axelle, Robin, Antonio témoignent : « Nous, bien sûr, on doit réapprendre à vivre avec nos handicaps. Avec tout ce que notre traumatisme implique. Mais il ne faut pas se cacher que ce sera très difficile. Ce qui pourra nous apaiser, c’est qu’enfin ces armes soient définitivement interdites. »
Le traumatisme, Christian Tidjani le porte depuis neuf ans. Sa vie a été bouleversée alors que son fils a pris un tir de LBD 40 en plein visage. Les faits remontent à octobre 2010 : Geoffrey, 16 ans, manifeste devant le lycée Jean-Jaurès de Montreuil (Seine-Saint-Denis) contre la réforme des retraites. Il déplace une poubelle pour bloquer son bahut lorsqu’un policier appuie sur la gâchette, invoquant la « légitime défense ». Bilan : fractures du visage et une hémorragie à l’œil. Aujourd’hui, Geoffrey, 24 ans, a subi huit interventions chirurgicales et n’a jamais repris une scolarité normale. « Mon fils ira chez le médecin toute sa vie, nous confie son père. Son mal de crâne ne s’arrête pas, même avec des traitements médicamenteux très lourds. Il a perdu tout espoir et a commencé à péter des câbles. Il a même mis le feu à sa chambre… Il a sombré psychologiquement au moment où le policier s’est pourvu en cassation, en 2017. Pendant sept jours, il a été interné en hôpital psychiatrique. » Militant au sein de l’Assemblée des blessés, Christian Tidjani conclut : « Si les blessés n’obtiennent pas réparation, ils se feront justice tout seuls dans la rue. Ils sont en train de créer de nouveaux monstres… »
Marie Barbier, Lola Ruscio et Émilien Urbach
Publié le 05/02/2019
Loi anti-casseurs : réprimer, quel qu’en soit le prix
Par Loïc Le Clerc | (site regard.fr)
Ce mardi 22 janvier arrive à l’Assemblée nationale la fumeuse loi "anti-casseurs". L’exécutif veut reprendre à son compte ce texte de la droite sénatoriale, même si certains députés LREM le jugent « liberticide ».
Voilà bientôt dix semaines que les gilets jaunes manifestent. Autant de jours où le pouvoir semble bien incapable d’apporter une réponse favorable à cette crise sociale. Au contraire, l’exécutif entend perdurer dans son triptyque incendiaire : lacrymogène, Flash-Ball, prison.
Selon Libération, on compte désormais « 109 blessés graves parmi les gilets jaunes et les journalistes, dont 79 par des tirs de lanceur de balle de défense. Au moins 15 victimes ont perdu un œil. » Mais le ministre de l’Intérieur reste aveugle à cette violence d’Etat. Le 14 janvier dernier, Christophe Castaner déclarait :
« Naturellement, je n’ai jamais vu un policier ou un gendarme attaquer un manifestant ou un journaliste. »
Naturellement [1] .
Ainsi, en plus d’équiper toujours plus les forces de l’ordre, au point de militariser la répression, le gouvernement espère pouvoir aller aussi loin sur le volet pénal. C’est tout le but de la loi dite "anti-casseurs". Il est vrai que dans un pays où l’on fait seulement 36 heures de garde à vue pour un tag "Macron démission", où l’on bat le record du plus grand nombre de GAV pour un mouvement social (plus de 5000 personnes), il était temps de sévir.
Tous casseurs
Le 7 janvier 2019, au JT de 20h de TF1, Edouard Philippe fait donc cette annonce sur la prochaine loi anti-casseurs. Le Premier ministre compte bien montrer à aux Français que la fête est finie. Sauf que, as usual, il ne s’agit que d’un effet d’annonce. Le texte en question est une proposition de loi émanant du sénateur Bruno Retailleau (LR), intitulée "proposition de loi visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs" et déjà adoptée par le Sénat en octobre 2018.
Cette loi est de différentes inspirations, notamment les lois anti-hooligans et anti-burqa. À l’instar des différentes lois antiterroristes, l’exception visant un groupe d’individus particuliers, dans des circonstances particulières et des temps exceptionnels finit par atterrir dans le droit commun. Tous hooligans, tous casseurs, tous fichés S ?
Dans le fond, ce texte de loi envisage de créer un délit de port de la cagoule (un an de prison), un délit de participation à une manifestation non déclarée (ce qui relève d’une contravention aujourd’hui) ou encore un fichier recensant les manifestants "violents". Serait interdite de manifestation « toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ». Quand c’est flou…
Rappelons ici le fact-checking d’Amnesty au sujet du droit de manifester :
« Le droit de manifester ne peut pas être soumis à autorisation préalable […] l’absence de notification aux autorités de la tenue d’une manifestation ne rend pas celle-ci illégale. »
Loi anti-casseurs, loi anticonstitutionnelle ?
Nombreux sont les juristes à s’inquiéter de cette dérive sécuritaire. L’avocat Patrice Spinosi y voit, dans Le Monde, une « atteinte disproportionnée au droit de manifester ses opinions ». Même constat pour l’avocat William Bourdon qui, auprès de nos confrères de franceinfo, évoque le fait qu’« interdire une manifestation peut se heurter à des problèmes constitutionnels ou risquer la censure du juge européen ».
La loi anti-casseurs serait-elle contraire à notre Constitution ? Le texte arrive ce mardi à l’Assemblée nationale pour l’examen en commission, avant qu’il ne soit débattu dans l’hémicycle la semaine prochaine.
Sur France Inter, mardi 8 janvier, la députée LFI Clémentine Autain dénonçait la « dimension assez hallucinante de ce pouvoir qui ne comprend pas ce qu’il se passe et qui est dans une escalade de surenchères de répression ». Même au sein de la majorité cette loi divise, certains redoutant un dispositif « liberticide ». Mais rassurez-vous, selon Europe 1, « cette semaine, Christophe Castaner qui va recevoir les élus récalcitrants ». La République en marche, ou crève, pour changer.
Notes
[1] [Maj. 23/01/19] : Après avoir nier toute violence policière, Christophe Castaner a déclaré que quatre manifestants « ont été frappés violemment à la vision ». Au-delà de la minimisation des chiffres, on appréciera la novlangue pour éviter l’emploi du verbe "éborgner".
Publié le 02/02/2019
Violences policières : le poker menteur de Macron, Castaner et Nuñez
Par Loïc Le Clerc (site regards.fr)
Dix semaines de gilets jaunes, des milliers de blessés, onze morts et un pouvoir qui oscille entre déni de réalité et mensonges au sujet de la violence des forces de l’ordre.
En matière de "faits alternatifs" et de "post-vérité", Donald Trump est le fer de lance à l’échelle planétaire. En France, Marine Le Pen, Nicolas Dupont-Aignan et même quelques cadres Les Républicains s’y sont récemment illustrés avec le pacte de Marrakech et le traité d’Aix-la-Chapelle. La palme revient à la tête de liste RN aux élections européennes, Jordan Bardella, invité sur France Inter le 22 janvier dernier et qui, alors que Léa Salamé le prend en flagrant délit de mensonge, rétorque : « On a le droit d’avoir un avis divergent ». 2019, la réalité des faits compte moins qu’un "avis".
Mais l’extrême droite n’a pas le monopole de la mauvaise foi politicienne.
Depuis plus de dix semaines, les gilets jaunes manifestent chaque samedi leur colère à l’encontre de la politique d’Emmanuel Macron. En réponse à leurs demandes sociales, ils n’auront eu droit qu’à