PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

économie - capitalisme - 2025

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 mise en ligne le 8 octobre 2025

Le progrès social,
seule issue à la crise !

Communiqué CGT sur https://www.cgt.fr/

Le premier ministre Sébastien Lecornu a annoncé ce lundi sa démission 27 jours seulement après sa nomination, avant même d’avoir prononcé son discours de politique générale et présenté son budget. Depuis sa nomination, les travailleurs et les travailleuses se sont mobilisés à trois reprises pour dénoncer la violence du budget en préparation et exiger des réponses sociales, écrivant ainsi une rentrée sociale inédite.

Au lieu de revoir sa copie, de renoncer aux reculs sociaux (année blanche, réforme de l’assurance chômage, doublement des franchises médicales…), au lieu de mettre en place la justice fiscale et d’abroger la réforme des retraites, Sébastien Lecornu a préféré maintenir le budget et le gouvernement de son prédécesseur. Il n'a pas eu le courage d'affronter les grands patrons et les plus riches et de rompre avec la politique de l'offre d'Emmanuel Macron.

Il est donc le 5e Premier ministre en 2 ans à être contraint à la démission du fait de la violence sociale de sa politique

Encore une fois, au lieu de changer de politique le président de la République fait le choix du chaos institutionnel. Il prend le risque de transformer une crise sociale et démocratique en crise de régime. Le Medef, quant à lui, en multipliant les gesticulations pour empêcher toute justice fiscale et sociale, porte une lourde responsabilité.

Cette décision est d'autant plus grave dans un contexte de tensions géopolitiques majeures, alors que l'extrême droite représente un danger central pour les démocraties, les libertés et les droits sociaux en France et dans le monde.

Les travailleuses et les travailleurs, les jeunes et les retraité·es ont construit une mobilisation historique pendant 2 ans et demi contre la réforme des retraites. Emmanuel Macron a fait le choix de l'ignorer et d'imposer sa réforme par 49-3. Il a donc été sanctionné par les urnes et a perdu toute majorité suite à sa décision de dissoudre l’Assemblée nationale. Les travailleurs et les travailleuses, et la population doivent être entendus. Les dénis démocratiques et les passages en force doivent cesser.

Comme la CGT le martèle : il n'y aura pas de stabilité sans justice sociale

Face à l'irresponsabilité du président de la République, du gouvernement et de leurs alliés patronaux, la CGT appelle au rassemblement des forces de progrès social pour barrer la route à l’extrême droite et gagner enfin la réponse aux urgences sociales et environnementales :

  • Mettre en place la justice fiscale

  • Débloquer les moyens nécessaires pour nos services publics et pour la transformation environnementale

  • Abroger la réforme des retraites

  • Augmenter les salaires, les pensions et les minimas sociaux

  • Arrêter les licenciements, réindustrialiser et décarboner le pays

  • Mettre fin à la chasse aux travailleuses et travailleurs sans papier et à la stigmatisation des étrangers et des précaires

Dans ce contexte d'instabilité maximum, la CGT continuera à prendre toutes ses responsabilités pour que le monde du travail soit enfin entendu

Plus de deux millions de travailleuses et travailleurs, privé.es d'emploi, jeunes retraité.es se sont déjà mobilisé·es les 10, 18 septembre et 2 octobre dans le cadre d'une rentrée sociale d'ampleur historique. Le 9 octobre, à l’initiative des professionnels de la santé et de l’action sociale, de la sécurité sociale et du médicament une manifestation nationale aura lieu pour exiger un tout autre budget de la Sécurité sociale à la hauteur des besoins. 

La CGT appelle les travailleuses et les travailleurs à continuer leurs actions dans les entreprises pour les salaires, l’emploi et les conditions de travail.

La CGT continuera à travailler pour renforcer l’unité syndicale et permettre les mobilisations les plus larges.

  mise en ligne le 7 octobre 2025

Pourquoi les pénuries de médicaments battent des records en Europe

Christophe Prudhomme sur www.humanite.fr

Selon un récent rapport de la Cour des comptes européenne, le nombre de pénuries de médicaments signalées dans les pays européens a atteint de nouveaux sommets en 2023 et 2024. Le bilan est sans appel : l’Agence européenne du médicament a été impuissante et un système efficace de gestion des pénuries critiques fait toujours défaut.

Entre janvier 2022 et octobre 2024 ont été relevées plus de 136 pénuries dites critiques, une absence d’alternative appropriée pour le patient, ce qui peut avoir de graves conséquences sur sa santé. Les recommandations ne proposent pas de s’attaquer au problème à la racine mais simplement « d’améliorer le système de gestion des pénuries ». Ce constat, accablant, démontre que les simples mesures de régulation du marché proposées sont inefficaces.

« La marge brute sur un médicament vendu 10 euros est de 7,65 euros »

Le problème de fond est la mainmise de la production de médicaments par quelques grandes entreprises pharmaceutiques internationales dictant leur loi, celle du profit maximal, au détriment des enjeux de santé publique. Plus grave encore est le chantage exercé sur les gouvernements qui tentent de leur imposer quelques règles.

Ainsi, face aux diminutions de prix mises en œuvre par certains pays pour des produits dont les marges sont visiblement excessives, des firmes expliquent qu’elles préfèrent fournir ceux qui proposent de meilleurs prix et provoquent une pénurie pour punir ceux qui refusent d’accepter les tarifs qu’elles veulent imposer. Cette situation nécessite d’imposer une autre logique pour les médicaments, qui doivent devenir un bien commun échappant à cette logique du marché.

Ainsi, les ventes mondiales de médicaments ont dépassé 1 600 milliards de dollars en 2023, en augmentation de 8,2 % par rapport à 2022. Par ailleurs, la marge bénéficiaire des sociétés pharmaceutiques est très supérieure à celle des autres entreprises cotées en Bourse : 76 % contre 37 %. Traduction : la marge brute sur un médicament vendu 10 euros est de 7,65 euros !

La seule solution efficace est de travailler à la mise en place d’un pôle public du médicament en France et en Europe. Assez de beaux discours, sur l’indépendance industrielle quand on laisse persister un système où 80 % des principes actifs sont produits en Asie.

Assez de beaux discours sur l’innovation qui serait liée au dynamisme d’entrepreneurs privés, alors que l’essentiel des recherches permettant la mise au point de nouveaux traitements est effectué dans les universités et les instituts publics.

Assez de beaux discours sur les coûts de mise au point des médicaments quand les dépenses de marketing des firmes pharmaceutiques dépassent celles consacrées à la recherche. L’autre intérêt du pôle public du médicament serait de se soustraire aux brevets, mis en place dans les années 1960 dans le seul intérêt des investisseurs pour obtenir le meilleur rendement de leur capital.

 mise en ligne le 5 octobre 2025

En Espagne,
l’État providence rapporte
un pognon de dingue

Luis Reygada sur www.humanite.fr

Le gouvernement de coalition de gauche mené par Pedro Sanchez fait figure de meilleur élève européen en menant des politiques inverses aux diktats néolibéraux et austéritaires. L’État providence espagnol fait recette. Étonnant ?

Fort d’un bilan économique qui se distingue très clairement dans une Europe atone, le premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, pouvait, fin juillet, lors de la présentation de son bilan annuel, affirmer que le pays qu’il dirige depuis juin 2018 « traverse l’une des périodes les plus prospères de son histoire démocratique ».

Exagération de la part du chef d’État socialiste, qui assume en plus vouloir continuer à renforcer sa politique d’« État providence », pour le bénéfice de la plus grande partie de la population ? N’en déplaise à son opposition, les chiffres lui donnent raison, et certains vont même jusqu’à parler de « miracle espagnol ».

Le royaume ibérique fait d’ailleurs office de locomotive de l’Union européenne (UE), paraissant laisser loin derrière les conséquences des crises économiques liées à la pandémie de Covid (récession) puis à la guerre en Ukraine (inflation). Même la guerre commerciale déclarée par les États-Unis paraît à peine effleurer l’économie espagnole.

Des statistiques au beau fixe

L’année dernière, le produit intérieur brut (PIB) de l’Espagne – la quatrième économie de la zone euro – avait bondi de 3,5 %, soit une progression quatre fois supérieure à la moyenne de l’UE. Pour 2025, le taux de croissance ne devrait atteindre « que » 2,7 %, alors que la Commission européenne prévoit une croissance moyenne de 0,9 % dans l’UE.

L’Espagne devance ainsi toutes les grandes économies voisines (0 % de croissance prévue pour l’Allemagne, 0,6 % pour la France et l’Italie) et va même jusqu’à représenter à elle seule 50 % de la croissance de la zone euro.

En parallèle, le déficit public de l’Espagne affiche sa quatrième année consécutive de baisse (2,8 % du PIB, soit 44,6 milliards d’euros), une tendance que suit aussi la courbe du chômage : même si, avec 10,3 %, son taux reste bien plus élevé que la moyenne européenne (6 %), il est actuellement à son plus bas niveau depuis 2008.

Aujourd’hui, le pays – qui accumule le quart des nouveaux emplois créés dans l’UE durant ces cinq dernières années – compte 2,3 millions d’emplois de plus qu’avant la pandémie, tandis que son PIB par habitant a augmenté de 16,4 %.

Le pouvoir du pouvoir d’achat

Pour atteindre ce niveau de dynamisme, l’Espagne s’appuie sur plusieurs leviers. Un commerce extérieur avec le vent en poupe et peu dépendant des États-Unis (son 6e partenaire commercial), des entreprises qui investissent (+ 2,1 %), un tourisme (2e place mondiale) qui bat tous les records avec 94 millions de visiteurs étrangers en 2024 (+ 10 %) et 126 milliards d’euros dépensés par ceux-ci (+ 16 %).  

Les aides de l’UE jouent aussi un rôle considérable : avec 55 milliards d’euros reçus depuis 2021, Pedro Sanchez a fait de l’Espagne le premier pays bénéficiaire depuis le lancement des divers plans de relance destinés à aider les États membres de l’UE à se remettre de la pandémie de Covid.

Le gouvernement a très clairement fait de la captation de ces ressources une de ses priorités, facilitant les démarches aux différents niveaux administratifs pour ne pas laisser échapper la manne bruxelloise.

Néanmoins, ce sont surtout la hausse de la consommation des ménages (+ 2,8 % annuels) ainsi que de la consommation publique (+ 18,4 % depuis l’avant-pandémie, 7 points de plus que la moyenne de l’UE) qui sont les facteurs réellement déterminants de l’autre côté des Pyrénées.

L’austérité n’est pas un passage obligé

Pour la gauche au pouvoir en Espagne, c’est avant tout l’inverse du modèle néolibéral promu par Bruxelles qu’il fallait surtout suivre, et mettre en place au contraire une politique de la demande, basée sur le moteur qu’est l’emploi.

« À partir de 2020, avec l’arrivée du premier gouvernement de coalition, un changement de stratégie clair s’est opéré en matière de politique économique. La politique d’austérité et de dévaluation salariale – imposée après la crise financière de 2008 et très coûteuse en termes de bien-être social – a été abandonnée au profit d’une politique budgétaire expansionniste », explique l’économiste Ignacio Alvarez Peralta, secrétaire d’État aux Droits sociaux entre 2020 et 2023 et actuellement professeur à l’université autonome de Madrid.

Pour lui pas de doute : avec une hausse du pouvoir d’achat à la suite d’un bond de 60 % du salaire minimum en cinq ans (1 184 euros net par mois aujourd’hui) et une réforme du travail, en 2022, qui a notamment transformé 1,5 million de CDD en CDI tout en renforçant une série de droits pour les travailleuses et les travailleurs, difficile d’échapper à une « phase de croissance remarquable »…

Soutenues par une augmentation de la consommation publique (croissance réelle de 40 % des dépenses publiques entre 2019 et 2024) et de la consommation privée, ainsi que des recettes fiscales (+ 10 % durant le premier semestre 2025), notamment grâce à de nouveaux impôts visant les revenus du capital et les plus hauts contributeurs, qu’il s’agisse de personnes physiques ou morales.

L’emploi, source de richesse

En définitive, les performances économiques de l’Espagne n’ont rien d’un miracle, et c’est plutôt du côté du dynamisme de l’emploi qu’il faut se pencher, ainsi que du rôle positif et clairement assumé par le gouvernement que joue l’immigration, primordiale pour maintenir sur le long terme le marché du travail à flot ainsi que l’équilibre financier du système des retraites.

« Plus d’emplois, c’est plus de richesses susceptibles d’être distribuées sous forme de salaires, plus de cotisations sociales, plus de rentrées fiscales, et plus d’investissements publics », souligne Denis Durand, membre de la commission économique du PCF.

Pour cet ancien directeur adjoint à la Banque de France, les points forts de l’économie espagnole révèlent combien les politiques économiques menées dans la zone euro – compression et précarisation des emplois, obsession de la baisse du coût du travail, appauvrissement des services publics – « sont aberrantes ».

L’immigration facteur de croissance ?

« La contribution des travailleurs migrants à notre économie, notre système social ou à la soutenabilité des retraites est fondamentale. Pour l’Espagne, la migration est synonyme de richesse, de développement et de prospérité », déclarait Pedro Sanchez l’année dernière.

Dans une récente étude, le think tank Terra Nova s’est penché sur la question en montrant « comment un pays garde-frontière de l’Europe a su transformer l’immigration en levier de croissance et de vitalité démographique », en misant notamment sur des régularisations d’ampleur de travailleurs sans papiers, l’inclusion par le travail et le dialogue social. Le tout encadré par des choix politiques, économiques, démographiques ainsi qu’une approche humaniste assumés par Madrid, et largement soutenus dans l’opinion publique.


 


 

Salaire, emploi, temps de travail... Comment l'Espagne a tourné la page du néolibéralisme ? Réponses du député de Sumar Manuel Lago

Luis Reygada sur www.humanite.fr

Pour le député de Sumar Manuel Lago, le gouvernement espagnol prouve que les politiques de progrès social favorisent à la fois les travailleurs et l’économie.


 

Comment expliquez-vous le dynamisme de l’économie espagnole ?

Manuel Lago  : Nous sommes face à ce que j’appelle un cercle vertueux, multifactoriel, mais principalement stimulé par les moteurs que sont l’emploi et le travail, c’est-à-dire à contre-courant du modèle classique libéral. L’élément clé de notre croissance est la demande intérieure.

Cette demande est stimulée par la consommation des ménages, l’investissement, les dépenses publiques…

Manuel Lago  : Effectivement, mais à cela s’est ajouté un changement de paradigme en matière de relations de travail. La crise financière de 2008 avait été suivie d’une décennie d’austérité pendant laquelle le modèle promu par l’Union européenne consistait à dévaluer le facteur travail, pour « être compétitif ». L’arrivée de la gauche au pouvoir a entraîné une réorientation radicale.

Qu’entendez-vous par « changement de paradigme en matière de relations de ravail » ?

Manuel Lago  : Avec l’arrivée au pouvoir de partis à la gauche du Parti socialiste – d’abord avec la coalition Unidas Podemos (en janvier 2020) puis avec Sumar (depuis novembre 2023 avec l’actuel gouvernement Sanchez III – NDLR) –, les politiques de précarisation, d’emploi mal rémunéré et de réduction des droits ont été abandonnées au profit d’une nouvelle orientation reposant sur trois axes.

D’abord, une intervention de l’État face à la crise provoquée par la pandémie de Covid, avec des mesures visant à protéger les emplois et le tissu productif. Auparavant, toute crise entraînait chez nous des licenciements massifs (3,5 millions d’emplois détruits après 2008).

Ensuite, un changement en matière de politique salariale, avec un salaire minimum qui est passé de 736 euros par mois en 2019 à 1 184 euros aujourd’hui, soit une augmentation de 61 %. Le troisième axe est la réforme du travail, approuvée en février 2022.

Il s’agit du décret-loi « pour la garantie de la stabilité de l’emploi et la transformation du marché du travail »…

Manuel Lago  : Tout à fait. Il est le fruit d’un accord atteint par le gouvernement représenté par la ministre du Travail, Yolanda Diaz, après plusieurs mois de dialogue social avec les syndicats de travailleurs et patronaux. Ce texte a modifié les relations de travail, notamment en privilégiant les contrats à durée indéterminée plutôt que ceux à durée déterminée. Depuis, le taux de CDD est passé de 30 % à 12 %.

Quelles sont les conséquences de la politique de sécurisation de l’emploi ?

Manuel Lago  : Avoir de la stabilité change la vie de millions de personnes. Nous sommes passés d’un modèle néolibéral socialement très injuste à un modèle avec des emplois stables, mieux rémunérés et offrant davantage de droits. Cela favorise la consommation, et si l’on ajoute les augmentations des retraites (10 millions d’ayants droit) ainsi que des allocations perçues par les chômeurs (2 millions d’ayants droit), nous atteignons ce cercle vertueux dans lequel la population a plus de pouvoir d’achat et consomme davantage, principalement dans sa communauté, générant une demande et une activité accrues pour les entreprises locales, qui, à leur tour, embauchent…

Qu’en est-il du poids du secteur touristique dans le PIB ou du rôle de l’immigration dans la croissance ?

Manuel Lago  : Ce cercle vertueux a aussi enclenché un début de changement dans notre structure productive. Le relèvement des normes du travail élimine du marché les entreprises qui s’appuient sur la surexploitation des travailleurs, et renforce au contraire les entreprises les plus solides.

S’il est vrai que le tourisme joue un rôle très important, ce ne sont plus la construction, le commerce et l’hôtellerie qui sont les secteurs où l’emploi augmente le plus, mais bien les activités productives qui génèrent le plus de valeur. Le chômage vient d’atteindre son taux le plus bas depuis 2008 (10,3 % – NDLR) ; les migrants qui viennent en Espagne trouvent du travail car il y a une croissance et des entreprises qui recherchent de la main-d’œuvre.

Les grandes entreprises se portent en effet très bien, et la Bourse de Madrid bat des records…

Manuel Lago  : Je pense que c’est la grande leçon que donne l’Espagne, en mettant en œuvre ce que l’on pourrait appeler un « keynésianisme de gauche du XXIe siècle ». Nous démontrons que les politiques de progrès social améliorent non seulement la vie d’une part importante de la population, mais ont aussi un impact positif sur l’ensemble de la société.

Notre formule n’est pas parfaite, mais elle fonctionne. Nous sommes le gouvernement le plus progressiste d’Europe, avec un modèle dont la force et le succès résident dans l’unité de la gauche.

Quels sont les prochains chantiers de ce gouvernement ?

Manuel Lago  : La réduction du temps de travail, pour passer de 40 à 37,5 heures hebdomadaires sans réduction salariale. Ce projet de loi a déjà été approuvé par le Conseil des ministres et doit maintenant être débattu au Congrès. Il s’agit d’une mesure qui profitera tant aux travailleurs qu’aux entreprises et qui met en jeu la justice sociale.

mise en ligne le 4 octobre 2025

Grands patrons :
le loup sort du bois

Maryse Dumas sur www.humanite.fr

« Il faut dire les choses comme elles sont, affirme Michel Picon, président de l’organisation patronale U2P (entreprises artisanales et de proximité), au Medef et à l’U2P, on ne défend pas les mêmes intérêts. » Il reproche au Medef de vouloir mener « une lutte des classes à l’envers » et de donner l’impression que le « monde de l’entreprise est opposé à celui du travail ». Non, le président de l’U2P ne participera pas au meeting patronal du 13 octobre annoncé par Patrick Martin, président du Medef, qui n’a même pas pris, dit-il, la peine de le consulter. C’est en quelque sorte « ralliez-vous à mon panache blanc », ajoute-t-il.

Ces propos ne manquent pas de sel. On est certes habitués aux coups de gueule des professions artisanales contre le Medef. Mais ils portent en général davantage sur la représentativité patronale que sur les questions de fond. Malheureusement, ils ne vont qu’exceptionnellement jusqu’à rompre le front patronal face aux organisations syndicales dans les négociations collectives. Mais il y a, cette fois, du neuf dans le propos : c’est la notion de différence, voire de divergence, d’intérêts entre les très petites entreprises où le patron met la main à la pâte et celles où les très grands actionnaires s’enrichissent de plus en plus fortement en exploitant le travail des autres, entreprises sous-traitantes comprises.

Les intérêts de la classe du travail sont fondamentalement opposés à ceux de la classe du capital.

La notion d’intérêts divergents est précisément le cœur de l’analyse, en termes de classe, des contradictions de la société. Ces dernières ne résultent pas d’oppositions entre des « méchants et des gentils », entre des personnes « méritantes » ou d’autres qui ne « sont rien », entre des travailleurs français ou des travailleurs immigrés. Elles tiennent au fait que, selon la place que l’on tient dans la production et dans la propriété ou non du capital, non seulement on n’a pas les mêmes intérêts, mais on a des intérêts qui s’opposent.

Les intérêts de la classe du travail sont fondamentalement opposés à ceux de la classe du capital, et cela quel que soit le degré de conscience que l’on en a. C’est ce lièvre que lève Michel Picon. Il confirme, en creux, la nature de classe des contradictions à l’œuvre au sein de la partie patronale.

Souhaitons que ce début de prise de conscience puisse connaître des prolongements jusqu’à isoler cette oligarchie qui pille les richesses produites, creuse les inégalités et menace l’avenir climatique. À l’évidence, le grand patronat ressent le danger. Habituellement discrets, ses représentants sortent aujourd’hui la grosse artillerie : le président actuel du Medef menace : « On est capables d’être plus radicaux et ce, sur le champ politique s’il le faut » et il fait ses choix : « Attal, Retailleau et Bardella sont les plus conscients des périls économiques. »

Tous les jours on entend ses prédécesseurs, Roux de Bézieux ou Gattaz, mais aussi le PDG de LVMH, Bernard Arnault, entre autres, tirer la sonnette d’alarme, menacer. Pour eux, il y a vraiment le feu au lac. Ils estiment que la faiblesse du gouvernement peut faire la force du mouvement social et de cette exigence qui monte d’une meilleure répartition des richesses et d’une fiscalité plus juste. Ce n’est pas « à l’envers » que ces grands capitalistes mènent la lutte de classes, mais à l’endroit, comme ils l’ont toujours fait. Que le loup se sente obligé aujourd’hui de sortir du bois est une bonne nouvelle pour toutes celles et tous ceux qui n’ont jamais cru la lutte des classes dépassée. Elle est au contraire plus exacerbée que jamais.

 mise en ligne le 3 octobre 2025

Taxe Zucman :
des économistes multiprimés font la leçon aux patrons français

Mathias Thépot sur www.mediapart.fr

Deux économistes à la renommée mondiale se sont invités à l’Assemblée nationale pour soutenir la taxe portée par leur confrère Gabriel Zucman. Ils se sont attelés à démystifier les fantasmes du camp du capital autour de cet impôt qui leur paraît plus que nécessaire.

Il y avait foule rue de Bourgogne à Paris, dans une dépendance de l’Assemblée nationale, où les député·es de la commission des finances ont accueilli mercredi 1er octobre les économistes Jayati Ghosh et Joseph Stiglitz, coprésident·es de la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (Icrict).

La première, de nationalité indienne, est multiprimée par ses pairs pour ses travaux sur le développement, les inégalités et la gouvernance mondiale ; le second, états-unien, fut lauréat du prix Nobel d’économie en 2001 pour ses travaux sur le caractère non efficient des marchés et les asymétries d’information.

Tous deux étaient venu·es apporter leur soutien à la proposition d’impôt plancher de 2 % par an sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros en France, portée par leur confrère Gabriel Zucman, également présent dans la salle. Une proposition dont le principal objectif est, rappelons-le, d’empêcher l’optimisation fiscale généralisée chez des ultrariches, qui leur permet de ne payer quasiment aucun impôt sur leurs revenus économiques. 

Face à une audience dans son immense majorité composée de député·es de gauche, les trois économistes se sont attelé·es à démystifier les arguments du camp du capital, qui fait feu de tout bois pour abattre ladite taxe. Citons le patron du Medef, Patrick Martin, qui a qualifié la taxe Zucman de « proposition lunaire » contre laquelle il va organiser un grand rassemblement patronal le 13 octobre.

Mais aussi le directeur de Bpifrance, Nicolas Dufourcq, qui estime que la taxe Zucman est d’obédience « communiste », fruit d’une « histoire de jalousie à la française, une haine du riche ». Et que dire du milliardaire Bernard Arnault, patron du géant du luxe LVMH et directement concerné par la proposition, qui a accusé Gabriel Zucman d’être un « militant d’extrême gauche » qui « met au service de son idéologie (qui vise la destruction de l’économie libérale, la seule qui fonctionne pour le bien de tous) une pseudo-compétence universitaire qui, elle-même, fait largement débat ».

Présent dans la salle ce 1er octobre, le président insoumis de la commission des finances, Éric Coquerel, s’est ému de « la virulence des propos venant de personnes directement concernées par la taxe, de leurs représentants, ou dans les médias qu’ils détiennent » : « Cela me rappelle un peu quand en 1981, on nous expliquait que les chars soviétiques seraient sur les Champs-Élysées si François Mitterrand était élu. »

Pas une proposition radicale 

L’économiste Joseph Stiglitz – qui ne peut raisonnablement pas être qualifié d’économiste d’extrême gauche – a également fait part de son étonnement face à un tel dénigrement de la taxe Zucman en France : « C’est une proposition simple qui ne vise qu’à s’assurer que les super-riches paient leur juste part. »

Il a rappelé que taxer à hauteur de seulement 2 % par an le patrimoine des milliardaires, dont les rendements annuels oscillent plutôt entre 6 % et les 10 %, « est en fait une approche très prudente. C’est très étrange qu’elle soit décrite comme si radicale ! ».

« Il faut le dire : avec une telle taxe, les ultrariches resteront très riches à la fin de l’année, ils ne vont pas d’un coup devenir pauvres... », a abondé Jayati Ghosh, qui s’inquiète du « dénigrement des évidences scientifiques qui a cours » dans le capitalisme français. « Nous assistons à une évolution similaire en Inde. Et l’on voit aussi cela aux États-Unis de Donald Trump, c’est très dangereux », a-t-elle déploré.

Par ailleurs, a ajouté Joseph Stiglitz, « en matière d’efficacité économique, il n’a été donné aucun argument permettant de justifier d’une qualité spécifique de cette catégorie de la population [les ultrariches – ndlr] qui justifierait qu’elle paie en proportion moins d’impôts que le reste ».

S’est ensuivie une déconstruction méthodique des arguments du camp du capital contre le principe d’un impôt plancher sur le patrimoine des milliardaires.

Aux critiques qui disent que les contribuables concerné·es ne pourraient pas s’en acquitter, faute de liquidité disponible, Joseph Stiglitz a répondu : « Il n’y a aucune preuve pour appuyer cette idée. Si vous avez des centaines de millions ou même des milliards à votre disposition, vous pouvez tout à fait convertir une partie de cette richesse en liquidité et payer 2 % d’impôts. »

À d’autres critiques, encore plus catastrophistes, qui stipulent qu’un tel niveau d’imposition des ultrariches ruinerait l’économie française, les deux économistes répondent le contraire. En effet, nous disent Jayati Ghosh et Joseph Stiglitz, c’est paradoxalement à cause de la soustraction à l’impôt des ultrariches que les moyens viennent à manquer pour soutenir l’économie.

Aller chercher l’argent là où il est

L’optimisation fiscale mondialisée assèche en effet les finances publiques, et les gouvernements ont de moins en moins de moyens « pour investir dans l’éducation, les infrastructures, la santé ou l’innovation ». Or ces investissements publics, robustes naguère, ont été « un des principaux moteurs de la croissance économique » de l’après-Seconde Guerre mondiale. « Il faut rappeler que l’avantage compétitif des États-Unis vis-à-vis du reste du monde vient, à la base, des investissements publics dans les sciences et les technologies », a martelé Joseph Stiglitz.

Selon l’économiste, il y a là une « forme de contradiction » chez les milliardaires qui se prétendent être les premiers promoteurs de la croissance économique, alors qu’ils en obèrent par ailleurs l’un des principaux leviers en se soustrayant à l’impôt. 

Par ailleurs, les investissements publics dont ont bénéficié ces grands capitalistes ont généré « des déficits publics importants ». Dès lors, il paraît normal « d’aller chercher l’argent là où il est aujourd’hui », c’est-à-dire dans les poches des ultrariches, a ajouté Joseph Stiglitz.

Un autre argument régulièrement cité contre la taxe Zucman est qu’elle nuirait à l’esprit d’entreprendre et à l’innovation. De quoi faire bondir Jayati Ghosh. Pour elle, cela dénote une « grande incompréhension sur la nature du capitalisme ». Elle a rappelé que l’innovation dans le secteur privé « vient principalement des très petites et moyennes entreprises, qui ne sont pas touchées par cette taxe. On peut même dire qu’elles sont les perdantes du système fiscal actuel ».

À l’inverse, les tenants du grand capital, qui seraient effectivement concernés par l’impôt Zucman, « n’ont pas fait leur fortune sur l’innovation ». Et l’économiste de citer l’exemple de Bernard Arnault : « Si sa fortune a augmenté, c’est plutôt parce qu’il a multiplié les acquisitions partout dans le monde. »

In fine, a-t-elle résumé, « le grand capital use de sa position dominante sur le marché pour capturer le pouvoir politique, racheter des entreprises, de la propriété intellectuelle, des brevets, etc., et ainsi extraire toujours plus de rente. C’est de là que viennent les profits du grand capital, pas de sa capacité à innover ».

Pas de grand exode à prévoir 

Autre critique anti-taxe Zucman : la fuite des riches qui en découlerait. Agacé par ce qu’il estime être un sophisme, Gabriel Zucman a rappelé lors de la conférence du 1er octobre que « l’exil fiscal n’était pas une loi de la nature : c’est un choix de politique publique. On peut le tolérer, l’encourager, ou le limiter ». Il propose d’ailleurs de coupler sa proposition à une « exit tax » qui s’appliquerait pendant cinq ans aux riches contribuables qui souhaiteraient échapper à son impôt en s’exilant à l’étranger. 

Allant dans son sens, Jayati Ghosh a, du reste, coupé court aux fantasmes de grand exode fiscal : « Il existe des petites économies – bien moins puissantes que la France – qui imposent déjà une taxe sur les patrimoines des ultrariches. Prenons l’exemple de la Colombie, qui l’a fait récemment [fin 2022 – ndlr]. Cela n’a créé ni grande catastrophe économique, ni exode massif. Mieux : le produit de cette taxe permet désormais de financer des investissements dans les infrastructures. » Jayati Ghosh a aussi cité l’Espagne, qui a instauré un impôt sur la fortune en 2022 « où l’on ne voit pas non plus de déflagration, ni de fuite des richesses ».

Même son de cloche du côté de Joseph Stiglitz, qui s’est lancé dans une analyse comportementale des milliardaires : « Ce qui guide les super-riches, ce n’est pas le taux d’imposition dont ils s’acquittent, mais de pouvoir être toujours plus riches : gagner au Monopoly, en somme. Ils aiment avoir cette domination sur le marché, sur leurs concurrents. C’est ce qui leur donne envie d’avancer et je ne crois pas que cette attitude changera avec une plus forte imposition. » Il ajoutait : « Je connais de nombreux milliardaires et la plupart d’entre eux travailleraient aussi dur et seraient aussi ambitieux si on les imposait plus. »

Reste enfin l’idée que si la France était le seul pays à appliquer une telle taxe sur les hauts patrimoines, elle serait le dindon de la farce, perdant toutes ses richesses. Là encore, les deux économistes ont retourné l’argument : « Je ne pense pas que la France doive attendre que les autres pays se mettent en ligne avec elle. Au contraire, cela aurait l’effet de leadership qui entraînerait les autres », a répondu Joseph Stiglitz.

Par ailleurs, précisait Jayati Ghosh, « pour pousser sa taxe, la France pourrait s’appuyer sur les négociations en cours à l’Organisation des Nations unies (ONU) pour un impôt minimum mondial sur les hauts patrimoines ». Le sujet est dans l’air du temps.

Les macronistes ont déserté 

Durant cette conférence, qui a parfois pris des allures de cours magistral, les député·es du bloc central, de la droite et de l’extrême droite avaient hélas quasi toutes et tous déserté. La seule voix discordante qui s’est exprimée a été celle du rapporteur Liot (Libertés, indépendants, outre-mer et territoires) de la commission des finances, Charles de Courson, qui estime que « la taxe Zucman est une mauvaise réponse à un vrai problème ».

Le « vrai problème » dont il parle est celui de l’optimisation fiscale des ultrariches, qui s’est renforcée depuis la surpression de l’impôt de solidarité sur la fortune par Emmanuel Macron en 2018. Mais pour Charles de Courson, la taxe Zucman risquerait de toucher certains hauts patrimoines, « dont les rendements sont inférieurs à 2 % », ce qui risquerait de rendre la taxe confiscatoire pour certain·es, et donc de s’attirer la censure du Conseil constitutionnel.

Lui propose plutôt de s’attaquer, quasiment un par un, aux dispositifs d’optimisation fiscale utilisés par les ultrariches pour échapper à l’impôt en France. Il propose notamment de taxer à hauteur de 15 % les milliards de dividendes accumulés et non distribués qui dorment dans les holdings familiales.

Mais aussi de revoir le pacte Dutreil qui est, à la base, un dispositif fiscal censé faciliter les transmissions de petites et moyennes entreprises familiales, mais qui est aujourd’hui largement utilisé par les centimillionaires et milliardaires pour échapper à l’impôt.

La niche fiscale dite « d’apport-cession », qui permet de renvoyer aux calendes grecques l’imposition sur les plus-values des titres de sociétés apportés à des holdings, est également dans le viseur de Charles de Courson. Et plus globalement la fiscalité sur les héritages des ultrariches.

Certes techniques, toutes ces contrepropositions du rapporteur de la commission des finances ont le mérite de poser un débat démocratique de bon niveau. Bien loin des arguments trompeurs du camp du capital qui nie tout problème d’égalité face à l’impôt en France. 

 mise en ligne le 30 septembre 2025

Dans l’agriculture,
la traite des êtres humains bat son plein

Simon Guichard et Hélène Servel sur www.humanite.fr

Durant cinq mois, Mohammed, travailleur marocain, a été victime de traite dans les champs du sud de la France. Il témoigne pour la première fois auprès de l’Humanité. Pour les centaines de petites mains comme lui, l’État français a toutes les peines du monde à faire respecter la loi et protéger ces travailleurs saisonniers indispensables à l’agriculture française.

Son calvaire a duré cinq mois. Mohammed en parle avec un mélange de tristesse et de rage : « Ils nous traitaient comme des chiens. » Entre avril et août 2023, il a travaillé dans une exploitation fruitière du sud de la France, sept jours sur sept, entre douze et quatorze heures et surveillé en permanence par les sbires de son patron.

Tout a commencé pour lui au Maroc. Approché quelques mois plus tôt par des intermédiaires qui lui avaient promis un contrat de trois ans et un salaire de 3 000 euros par mois, ce travailleur de 34 ans au chômage a payé plus de 13 000 euros à ses futurs exploiteurs pour obtenir ce contrat et les papiers nécessaires pour traverser la Méditerranée.

« On m’a promis dix fois plus que ce que je touchais au Maroc, je me suis endetté auprès de mes proches, mais je me disais qu’avec un tel salaire ce serait vite remboursé. » Autorisation de travail dûment frappée du sceau de l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration) et billet d’avion en poche, Mohammed débarque dans l’Hexagone.

Voyage au bout de l’enfer

À son arrivée, il déchante. On lui avait promis une chambre dans une colocation avec quatre personnes, il se retrouve avec 13 compagnons d’infortune dans une maison insalubre de 50 m², infestée de punaises de lit, le tout pour un loyer de 150 euros par mois.

Mais c’est dans les vergers que le supplice prend toute son ampleur. La chaleur est écrasante. L’eau manque. À la cueillette des fruits s’ajoute l’arrachage des mauvaises herbes, à genou durant des heures. Sans compter es pesticides épandus par les travailleurs sans aucun équipement de protection.

Le tout rythmé par les insultes et les cris des contremaîtres. Les heures supplémentaires ne sont pas payées. Mohammed doit même régler 60 euros par mois pour le transport jusqu’aux champs. Certains week-ends, les Marocains sont aussi réquisitionnés pour effectuer des travaux d’aménagement dans la demeure de leur patron.

Quand ils osent protester, la violence se déchaîne. Et pour tous, la même menace : le non-renouvellement du contrat, et le risque de se retrouver à la rue, sans papiers. En cinq mois, Mohammed a gagné un peu plus de 9 000 euros pour ses journées de travail. Moins de 7 euros de l’heure. Pas assez pour rembourser ses dettes.

À bout, il se résout à dénoncer ce système qui l’a broyé. Il alerte d’abord l’OFII, qui l’oriente vers l’inspection du travail. Face à son témoignage, le fonctionnaire le renvoie vers la gendarmerie du coin, pour porter plainte pour traite des êtres humains.

Les menaces de mort ne tardent pas à arriver : « J’ai reçu un message vocal où deux hommes me disaient qu’ils allaient me tuer. Puis, l’un des contremaîtres a dit aux collègues de travail qu’il allait payer un tueur à gages pour s’occuper de moi. Ma mère aussi a été menacée au Maroc, car ils connaissaient mon adresse. » Terrifié, il monte dans le premier train direction Paris.

Dans la capitale, Mohammed entre en contact avec le CCEM. Cette association fondée en 1994 est devenue au fil des ans la référence dans la lutte contre la traite des êtres humains à des fins d’exploitation par le travail. Depuis, c’est elle qui le loge dans son appartement d’urgence, et l’aide dans ses démarches pour faire reconnaître son statut de victime.

« La traite des êtres humains, c’est à la fois une action, un moyen et un but », décrypte Béatrice Mésini, chargée de recherche au CNRS et membre du Collectif de défense des travailleur·euses étranger·ères dans l’agriculture (Codetras), qui lutte depuis vingt ans pour aider les étrangers exploités dans les champs du sud de la France. « Même si la traite est mieux reconnue aujourd’hui, elle n’est pas systématiquement qualifiée comme telle par la justice, et obtenir réparation relève du parcours du combattant. »

Mohammed n’échappe pas à cette galère. Lorsqu’il a porté plainte pour traite la première fois, il n’a pas reçu de titre de séjour. C’est pourtant un droit accordé aux étrangers dans le cadre des affaires de traite, le temps de la procédure judiciaire.

« Souvent, les gendarmes qui instruisent les affaires ont tendance à écarter la qualification de traite des êtres humains, éclaire un inspecteur du travail sous couvert d’anonymat. Ils vont parfois requalifier et minimiser les infractions pour boucler les affaires plus vite. Ça peut aussi être une manière d’empêcher les victimes d’avoir un titre de séjour. »

La plupart de ces travailleurs étrangers connaissent mal leurs droits et ignorent souvent tout du système judiciaire français. Sans le soutien de rares inspecteurs du travail, de syndicats, d’associations et de militants qui se battent au long cours à leur côté, la quête de justice est impossible, ou presque.

C’est quoi la traite d’êtres humains ? 

Aussi appelée communément “esclavage moderne”, la traite des êtres humains à des fins d’exploitation par le travail correspond à une infraction pénale depuis 2003.

Pour être caractérisée, elle doit rassembler trois éléments :

L’action : le recrutement ; le transport ; le transfert ; l’hébergement ou l’accueil de la victime.

Le moyen : menaces ; contrainte ; violence ou menaces de violence ; tromperie ; le lien d’ascendance légitime (naturel ou adoptif) ; abus de la vulnérabilité connue de l’auteur (minorité, maladie, grossesse, handicap) ; échange ou octroi d’une rémunération ou de tout autre avantage ou d’une promesse de rémunération ou avantage.

Le but : agression ou atteintes sexuelles ; proxénétisme ; prélèvement d’organe ; contrainte à commettre tout crime ou délit ; exploitation de la mendicité ; soumission d’une personne vulnérable à des conditions de travail et/ou d’hébergement indignes ; soumission à du travail ou à des services forcés ; réduction en servitude ; réduction en esclavage.

En gras, ces buts relèvent de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation « par le travail », par degré de gravité.

Contre la traite, un combat « très loin d’être gagné » par l’État français

La France a beau afficher la lutte contre la traite des êtres humains comme une priorité politique, le nombre de condamnations reste très faible. En cause, un manque structurel de contrôles et de moyens. En 2023, l’État s’est doté d’un plan d’action, mais celui-ci priorise la lutte contre l’exploitation sexuelle, reléguant l’exploitation par le travail au second plan. Dans l’éditorial de ce plan national, la ministre de l’Égalité de l’époque, Bérangère Couillard, concédait que le combat contre la traite « est très loin d’être gagné ».

Audités l’an dernier par le Conseil de l’Europe, les pouvoirs publics ont rendu en février 2025 au groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (Greta) une copie pour le moins lacunaire. L’État français n’a ainsi pas répondu sur « les initiatives socio-économiques s’attaquant aux causes profondes et structurelles pour réduire la vulnérabilité des personnes issues de minorités défavorisées à la traite ».

Pourtant, contrôler les exploitations agricoles ayant recours à des travailleurs saisonniers étrangers pourrait permettre de déceler de nombreuses victimes. Pour en saisir l’enjeu, il faut revenir aux éléments constitutifs de la traite : la soumission d’une personne à des conditions d’hébergement indignes est l’un des principaux motifs retenus pour qualifier la traite lors des contrôles.

« Les situations de traite peuvent être plus présentes dans le secteur agricole, car l’hébergement est plus important que dans d’autres secteurs, et que l’on a recours à une main-d’œuvre étrangère dans des proportions importantes », analyse Lucas Dejeux, de la CGT Travail Emploi Formation professionnelle.

De combien de personnes parle-t-on ? Faute de statistiques officielles, les pouvoirs publics peinent à mesurer l’ampleur du phénomène. Seuls les chiffres du CCEM permettent d’établir un semblant d’état des lieux : en 2024, 38 des 327 personnes suivies par l’association ont été exploitées dans l’agriculture.

Mais ce nombre ne tient pas compte des procédures collectives, regroupant des dizaines de victimes qui ne sont pas toutes suivies par l’association. Les seuls dossiers de traite lors des vendanges comptent plus de 300 victimes. Sans compter tous les travailleurs exploités qui ne portent pas plainte et passent ainsi sous les radars.

La France est incapable de formuler une réponse au Greta sur les mesures spécifiques prises pour réduire la vulnérabilité des travailleurs migrants.

Mais même sans répondre, l’État a toujours un temps de retard. « Les systèmes d’exploitation et le degré d’inventivité des stratégies déployées dans les pays d’origine et d’accueil pour vendre sous le manteau ces contrats saisonniers se sont particulièrement renforcés ces dernières années », pointe Béatrice Mésini. Ces stratégies sont possibles grâce à l’externalisation de la main-d’œuvre, structurelle dans le monde agricole. Ces systèmes de sous-traitance en cascade diluent les responsabilités et permettent aux commanditaires de ne jamais être inquiétés.

Consciente de ce phénomène, la France répond au Greta qu’« il pourrait être envisagé de renforcer la responsabilité pénale du maître d’ouvrage (bénéficiaire économique final) en lui imposant des obligations précises en matière de protection des travailleurs impliqués dans la chaîne de valeur ». À Bruxelles pourtant, le gouvernement français a pesé de tout son poids pour affaiblir la directive sur le devoir de vigilance des entreprises.

Une affaire a récemment mis en lumière la difficulté pour la justice de remonter jusqu’en haut de la pyramide. En 2023, les « vendanges de la honte » avaient choqué la Champagne et la France entière. 53 travailleurs sans papiers originaires d’Afrique de l’Ouest avaient été exploités par des sous-traitants, condamnés en première instance à des peines allant jusqu’à quatre ans de prison.

À l’audience, le nom d’une des maisons de champagne ayant acheté les raisins récoltés par ces esclaves modernes a fini par être lâché à la barre : Moët & Chandon. L’entreprise filiale de LVMH n’était pas sur le banc des accusés. Elle était partie civile, en tant que membre du Comité champagne, qui regroupe les principaux acteurs de la filière. Lequel a obtenu 5 000 euros de dommages et intérêts dans cette affaire, au titre du préjudice d’image.

Nous avons tenté de savoir si le Comité champagne avait mené un audit pour définir qui avait bénéficié de ces raisins de la misère et si les maisons impliquées avaient fait l’objet d’une sanction, mais celui-ci n’a pas répondu aux questions de l’Humanité.

Contrôles inexistants

Pour Me Mehdi Bouzaïda, l’avocat du CCEM qui a plaidé dans cette affaire, « Le système capitaliste vise à dégager une marge sur le travail des salariés. Dans l’agriculture, avec la sous-traitance, ce raisonnement est poussé à l’excès et ce n’est malheureusement pas étonnant d’y rencontrer ce type de situation. »

« Il est actuellement impossible de garantir qu’il n’y a pas eu de misère humaine le long de notre chaîne d’approvisionnement, alerte Philippe Cothenet, secrétaire général adjoint de l’intersyndicat CGT du champagne. En plus des vendanges, il y a de plus en plus de sociétés de prestations tout au long de l’année, pour le relevage, l’ébourgeonnage ou la taille des vignes. »

Face à cette situation, la députée LFI de Gironde Mathilde Feld déposera dans les prochains mois une proposition de loi « visant à renforcer la lutte contre l’exploitation et la traite des êtres humains ».

« Auparavant, l’inspection du travail recevait les patrons des entreprises qui souhaitaient embaucher de la main-d’œuvre étrangère. Aujourd’hui elle a été remplacée par des plateformes, pointe l’élue. C’est la première étape de la déshumanisation. Les contrôles sont inexistants, et beaucoup d’acteurs véreux s’infiltrent dans cette brèche. »

Mohammed peut en témoigner. L’entreprise qui l’a recruté « a obtenu environ 130 autorisations de travail entre 2022 et 2025. » Et « a employé 60 saisonniers marocains », nous a confirmé l’OFII. Soit autant de victimes potentielles. Mais l’office assure qu’« aucun visa n’a été délivré pour des candidats demandés par cette entreprise en 2024 et 2025 ».

La plainte pour traite des êtres humains de Mohammed et cinq autres collègues marocains a été jugée recevable. « Je veux que l’on reconnaisse la vérité », nous glisse-t-il. Mohammed tente de reprendre le cours de sa vie, et s’apprête à quitter le logement d’urgence du CCEM. Il a trouvé un nouveau travail, loin des champs. Pour lui, une chose est sûre : il sera là, au tribunal de Nîmes, en mars 2026, face à ses employeurs, présumés innocents.

Cette enquête a été réalisée avec le soutien de Journalismfund Europe.

  mise en ligne le 27 septembre 2025

Budget : la bataille est aussi idéologique

L'éditorial de Fabien Gay sur www.humanite.fr

Rupture. Le mot est lâché par le premier ministre, Sébastien Lecornu. Les consultations des forces politiques semblent convaincre le nouveau locataire de Matignon de faire autrement. Mais le sempiternel discours sur la « méthode » ne fonctionne plus. Barnier, Bayrou comme Lecornu, illégitimes au regard du vote populaire, ne sont prêts en réalité à aucune concession.

On sait que le mot rupture ne dit rien en soi. La vraie et l’unique rupture doit être sur le fond contre ces projets d’austérité, saupoudrés de poussées autoritaires et de remises en cause de l’État de droit voulues par Bruno Retailleau et l’extrême droite. Dans ce contexte, la bataille idéologique fait rage. Les soutiens des droites coalisées à l’extrême droite matraquent en permanence leur discours sur l’immigration, l’insécurité et l’islam, relayés par des puissants médias détenus par quelques milliardaires. Ils le doublent maintenant d’un discours sur la dette, promettant du sang et des larmes aux travailleurs.

Et pourtant, malgré ce matraquage en continu, la politique de l’offre et la théorie du ruissellement sont rejetées massivement. Il faut dire qu’avec 9 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, qu’avec des cohortes de privés d’emploi subissant les dégâts de la désindustrialisation et des réformes successives de l’assurance-chômage, le bilan macroniste n’est pas glorieux. Il y a une soif de justice sociale et fiscale qui émerge, comme le démontrent les mobilisations récentes.

Les principes de contrôle de l’argent public versé aux grandes entreprises, au lieu de nourrir les actionnaires, comme une taxation plus élevée des ultra-riches, qui ont largement profité de la crise, sont largement partagés. La taxe Zucman, un impôt plancher de 2 % sur les revenus du patrimoine au-delà de 100 millions, comme le contrôle des 211 milliards d’aides publiques aux grandes entreprises aujourd’hui versés sans transparence, ni suivi ni évaluation, sont désormais des revendications populaires. Rien ni personne ne peut arrêter une idée qui s’empare des masses.

Fébrile, le camp du capital contre-attaque et tente de discréditer, caricaturer, moquer ou invisibiliser ces deux propositions. Tour à tour, le patronat, Bernard Arnault en tête, et les éditorialistes libéraux tentent d’éteindre le feu. Leur morgue démontre leur fébrilité. La colère est grande face à celles et ceux qui veulent faire croire que l’austérité est la seule voie, sans s’interroger sur leur propre responsabilité quant au manque d’argent dans les caisses de l’État.

Celles et ceux qui sont en colère ne sont pas des irresponsables qui voudraient le chaos, ce ne sont pas de doux rêveurs qui planeraient face à des pragmatiques réalistes quant à la situation économique. Ce sont des hommes et des femmes qui sont lucides sur les dégâts causés, partout dans la société, par des années de politiques libérales.

La foule est aux trousses du couple exécutif et prépare l’après-Macron. Le peuple fera de l’examen budgétaire un temps fort de notre démocratie. Le futur gouvernement n’aura d’autre choix que d’écouter pour répondre aux besoins populaires. Ils sont acculés, au bout de leur logique libérale et antidémocratique.

La gauche a marqué des points dans la bataille idéologique. Et chacun sait qu’elle est le préalable à toute victoire électorale. Il faut donc unir nos forces pour transformer l’essai et répondre à cette volonté populaire, qui s’est exprimée successivement le 10 septembre, puis à la Fête de l’Humanité, et le 18 septembre dernier, pour en faire une victoire politique durable.

  mise en ligne le 24 septembre 2025

Fiscalité, retraites, services publics :
les masques tombent,
le Rassemblement National
est un parti au service exclusif
des patrons et des riches

Florent LE DU et Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Depuis 2022, le parti de Marine Le Pen assume son logiciel libéral et retranscrit dans ses propositions les revendications du Medef. Oubliés la retraite à 60 ans et l’ISF, le Rassemblement national est désormais vent debout contre la taxe Zucman et souhaite réduire drastiquement la fiscalité des entreprises et protéger les riches, quitte à sacrifier les services publics.

Quelle mouche a piqué le Rassemblement national (RN) ? Oublié le soutien aux gilets jaunes, le voilà même qui hurle contre les mobilisations sociales de ces derniers jours. Quant au vernis social, c’est à l’heure où s’exprime une puissante aspiration à la justice fiscale dans le pays qu’il craque.

Le parti à la flamme est monté frontalement au créneau contre la taxe Zucman, pourtant approuvée par 86 % des Français, et même 75 % chez ses propres sympathisants… C’est que Jordan Bardella a une stratégie, et s’y tient : il cherche à se faire adouber par le Medef.

Quand le patronat français met le cap à l’extrême droite

Cela porte ses fruits. Fin août, tirant le bilan des Rencontres des entrepreneurs de France, le patron des patrons, Patrick Martin, lâche que « ce sont Gabriel Attal, Bruno Retailleau et Jordan Bardella qui se sont montrés les plus conscients des périls que l’on rencontre ». La phrase paraît anodine mais elle symbolise un tournant qui pourrait s’avérer dévastateur pour la démocratie et l’idéal républicain.

Car les grands patrons français ont renoncé à combattre l’extrême droite. Pis, certains y voient désormais une opportunité pour mener la politique économique à laquelle ils aspirent. Y compris les prédécesseurs de Patrick Martin à la tête du Medef. Comme Pierre Gattaz, qui avoue avoir « plus peur de Mélenchon que de Bardella », et Geoffroy Roux de Bézieux, qui juge désormais que « le RN vise juste ».

Le même estimait encore en 2022 que le parti d’extrême droite était « dangereux pour le pays ». Si le Medef a appelé à faire barrage à Marine Le Pen en 2022, il ne l’a pas fait en 2024. Une partie du patronat espère même « une coalition de droite et d’extrême droite qui assure la stabilité du champ politique », analyse Ugo Palheta, sociologue et auteur de Comment le fascisme gagne la France.

Marine Le Pen mise sur le pouvoir d’achat pour gagner en crédibilité

Avec des électeurs dans toutes les couches de la population, le RN a un atout, selon le chercheur : « Il a toujours eu une base plus large que celle d’Emmanuel Macron. L’étroitesse de la base de ce dernier est un des éléments qui expliquent l’instabilité politique. »

Comment, en à peine trois ans, cette bascule a-t-elle pu s’opérer ? À la sortie de la présidentielle de 2022, la campagne de Marine Le Pen, largement axée, dans le discours, sur le « pouvoir d’achat », est, en interne, autant saluée que mise en doute. Marine Le Pen acte alors sa nouvelle priorité : « gagner en crédibilité économique. »

Une stratégie qui n’est pas nouvelle à l’extrême droite, rappelle Ugo Palheta. « Une fois qu’elles ont conquis une partie suffisante des classes populaires et moyennes, quand les extrêmes droites s’avoisinent du pouvoir, elles opèrent un rapprochement avec les classes favorisées et le patronat », rappelle le sociologue. Aujourd’hui, le RN drague les électorats LR ou macronistes et courtise l’appui de certains hommes d’affaires.

Une grande opération séduction a été lancée. Un jeu de rencontres, de mots doux et réconfortants, afin que chacun fasse un pas vers l’autre. Convaincre des figures du capitalisme français, mais aussi être vu à leurs côtés pour briser un cordon sanitaire déjà bien effiloché, est un enjeu primordial pour le RN, qui mandate Sébastien Chenu.

Le RN multiplie les rencontres avec le patronat

Le député est ainsi photographié en 2023 aux côtés de Michel-Édouard Leclerc et a noué de nombreux liens, en particulier dans l’agroalimentaire et dans la grande distribution. Le RN fait ensuite fuiter la rencontre entre Henri Proglio, ancien PDG d’EDF, et Marine Le Pen, début 2024.

Celle avec Patrick Martin, qui a bien eu lieu quelques semaines avant les dernières législatives, est, elle, restée secrète jusqu’aux révélations du journaliste Laurent Mauduit dans son livre-enquête Collaborations (la Découverte).

En parallèle, des signaux sont envoyés. Marine Le Pen publie des tribunes dans les Échos, en février 2024, appelant carrément les économistes à « (l’) aider » à affronter le « mur de la dette » en bâtissant un programme fondé sur la réduction des « coûts » de l’immigration et de la « fraude sociale ».

De son côté, Jordan Bardella a participé à des débats ou auditions à l’initiative de quatre organisations patronales différentes depuis trois ans. Il leur a également adressé un courrier, ce mois-ci, pour les rassurer en vue d’une éventuelle dissolution en prétendant « incarner le véritable garant de la stabilité économique ».

Jordan Bardella favorable à la retraite à 67 ans

Les contacts sont établis, reste au RN à convaincre. Dans un premier temps en abandonnant quelques épouvantails. Puisque le programme économique du parti à la flamme avait la réputation d’être « de gauche », ses dirigeants ont vite gommé tout ce qui a pu être perçu de la sorte. Pas grand-chose, en réalité. L’opposition du RN à la réforme des retraites de 2023 n’était que de façade.

La retraite à 60 ans défendue avant 2022 a été abandonnée. Jordan Bardella le martèle dans ses rencontres avec les entrepreneurs, comme lors d’un déjeuner du mouvement Ethic en avril 2024 lors duquel il précise que « selon notre modèle, un jeune qui entre sur le marché du travail à 25 ans partira naturellement à la retraite à 67 ans ».

Une seule proposition portant sur les salaires est encore d’actualité. Mais elle ne consiste qu’à réduire les cotisations patronales – appelées « charges » – en cas d’augmentation de la paie. « Baisser les cotisations sociales pour augmenter les salariés peut paraître sympathique de prime abord. Mais cela ampute les recettes de la Sécurité sociale : assurance-maladie, retraites. Cela se paie en années de cotisation supplémentaires pour la retraite et en baisse des soins », souligne Dany Lang, membre des Économistes atterrés.

Le reste du programme en matière de pouvoir d’achat a été balayé lors de la campagne des législatives de 2024, comme la baisse de la TVA sur les produits de première nécessité, la promesse du maintien des 35 heures ou le rétablissement de l’impôt sur la fortune, que les députés RN n’ont pas voté, ensuite, lors de l’examen du budget 2025.

Des baisses d’impôts pour les plus riches

La tendance perçue en juin 2024 se confirme, malgré la défaite au second tour des législatives. Ce projet économique libéral a été renforcé en se tournant quasi exclusivement vers les chefs d’entreprise. L’iconographie d’un document paru en septembre 2024 parle d’elle-même : Marine Le Pen tout sourire aux rencontres du Medef. Le message est clair.

Ce « livret entreprises » est présenté comme une « base de travail en vue des prochaines échéances électorales nationales », explique le RN. Les catégories populaires tentées par le vote Le Pen seraient bien inspirées de le lire : rien dans ce livret n’est prévu pour elles. « Comme toujours dans l’histoire, l’extrême droite se pare d’aspects sociaux, mais fondamentalement, défend les intérêts des plus aisés », tranche Ugo Palheta.

Dans son livret, le parti d’extrême droite propose 20 % de baisse des impôts de production, la suppression de la contribution foncière des entreprises (qui rapporte 9 milliards d’euros par an), l’exonération de la contribution sociale de solidarité des sociétés (5 milliards d’euros) et la valorisation des crédits d’impôt recherche et innovation, aides perçues principalement par des multinationales, sans aucune contrepartie.

« Le RN ne parle jamais des aides massives aux entreprises », souligne Dany Lang. Elles sont pourtant chiffrées à 211 milliards d’euros par une commission sénatoriale dont Fabien Gay, sénateur PCF et directeur de l’Humanité, était le rapporteur.

Une nouvelle marotte, toute libérale, apparaît également : la suppression massive de normes sociales et environnementales, au nom de la sacro-sainte « simplification ». Le tout en réduisant les contre-pouvoirs avec la proposition de faciliter la création de « syndicats maison » qui seraient affranchis des centrales. Et donc seuls face aux pressions. Une manière de lutter contre la « politisation » des organisations représentatives des travailleurs, assume Jean-Philippe Tanguy.

Éric Ciotti pousse pour un capitalisme extrême inspiré de Musk et Milei

Le projet Medef-compatible du RN, qui inclut aussi une baisse de la fiscalité pour les gros héritages et veut autoriser les dons de 100 000 euros tous les dix ans au lieu de quinze aujourd’hui, implique donc des baisses importantes de recettes. Pour prétendre être « le parti le plus raisonnable face à la dette », comme le clame Jordan Bardella, ces cadeaux fiscaux ont pour corollaire une baisse drastique des dépenses publiques. D’autant que, s’inspirant du voisin allemand, l’extrême droite réfléchit aussi à l’introduction de la « règle d’or » budgétaire, soit le respect des 3 % de PIB de déficit public, dans le droit français.

Le livret entreprises, ainsi que le contre-budget présenté en novembre 2024 et les dernières sorties de Jordan Bardella et Marine Le Pen, donnent un aperçu de ce que ferait l’extrême droite au pouvoir : de l’austérité. « Plus de 100 milliards d’euros peuvent être économisés en mettant fin à l’immigration d’assistanat, au subventionnement des énergies intermittentes, à l’excès de l’aide publique au développement d’autres pays ou encore au millefeuille administratif ainsi qu’au coût exorbitant de la bureaucratie d’État », revendique le président du RN dans sa lettre aux entrepreneurs.

Mais sur ces économies, peu d’éléments sont chiffrés. Et quand des détails sont accessibles, ils présagent d’effets délétères. Dans son contre-budget, le parti à la flamme propose par exemple de supprimer 2 000 postes d’enseignant et de diminuer de 23 à 18 % le personnel non enseignant dans l’éducation nationale, alors même que les AESH, psychologues ou infirmières scolaires travaillent déjà dans des conditions dégradées en raison de leur faible effectif.

Fait important : le livret sur les entreprises ainsi que le contre-budget du RN ont été rédigés par Jean-Philippe Tanguy. Soit le plus protectionniste des cadres du parti, quand Jordan Bardella représente la frange la plus néolibérale. C’est dire si ce dernier a pris la main sur la ligne économique officielle du parti, qui pourrait même aller plus loin sans l’influence des derniers partisans de mesures de régulation.

Nouvel allié du RN, Éric Ciotti, qui se veut le représentant en France du capitalisme sauvage et déshumanisé des libertariens comme Javier Milei ou Elon Musk, pousse en outre pour que le RN s’engouffre dans cette voie. Prêt à sortir la tronçonneuse contre les services publics et les prestations sociales. Et à cracher au visage d’un électorat populaire que le RN veut plus que jamais berner.

 mise en ligne le 23 septembre 2025

Polémique Bernard Arnault : non, la taxe Zucman n’est pas confiscatoire

Jérôme Gleizes  sur www.politis.fr

Le magnat du luxe voit le prélèvement de 2 % comme une attaque « mortelle contre l’économie française ». Elle ne serait pourtant que le rattrapage d’une anomalie fiscale persistante : les plus riches paient en réalité une part d’impôt inférieure à celle des classes moyennes et populaires.

La controverse entre l’économiste Gabriel Zucman et Bernard Arnault, première fortune française et parfois mondiale, illustre à elle seule ma chronique du 17 février 2025, « Défaire la ploutocratie ». Le polytechnicien devenu magnat du luxe après avoir racheté et morcelé le groupe textile Boussac traite de « militant d’extrême gauche » le normalien, professeur à l’Université de Berkeley, à la London School of Economics et à l’ENS Ulm.

Il dénonce la « taxe Zucman » comme une attaque « mortelle pour l’économie française » alors qu’elle était défendue par sept Prix Nobel d’économie dans une tribune publiée dans Le Monde en juillet dernier ! Nous sommes loin d’une expropriation pour plutôt rétablir une justice fiscale, sans commune mesure avec les dispositifs vraiment confiscatoires du passé, comme celui du président des États-Unis d’Amérique, Franklin D. Roosevelt, qui porta le taux marginal de l’impôt sur les plus hauts revenus à 91 % en 1941.

Restaurer l’équité fiscale

Dans sa version adoptée à l’Assemblée nationale en 2025, ce nouvel impôt s’applique uniquement aux patrimoines nets, qu’ils soient immobiliers ou professionnels, supérieurs à 100 millions d’euros. Son mécanisme repose sur un principe de rattrapage : il garantit que le total des impôts acquittés par les ultra-riches atteigne au moins 2 % de la valeur du patrimoine concerné.

Si la somme de ces contributions est inférieure à ce seuil, la taxe Zucman complète la différence pour atteindre ce niveau plancher. Il ne s’agit donc pas d’un prélèvement confiscatoire absolu, mais d’un impôt différentiellement ajusté pour restaurer l’équité fiscale face aux effets de l’optimisation des plus grandes fortunes françaises.

La concentration des richesses surpasse de loin la croissance économique globale du pays.

Ce rattrapage résulte d’une anomalie fiscale persistante : les plus riches paient en réalité une part d’impôt inférieure à celle des classes moyennes et populaires, alors que le principe de progressivité de l’impôt voudrait que la charge fiscale augmente avec la richesse. Selon une étude de l’Institut des politiques publiques (note n° 92 de l’IPP) « le taux d’imposition global devient régressif, passant de 46 % pour les 0,1 % des foyers les plus riches à seulement 26 % pour les 0,0002 % les plus riches ».

Cette inversion s’explique par la composition des revenus au sommet de la pyramide économique, majoritairement constitués aujourd’hui de bénéfices non distribués issus des sociétés détenues par ces fortunes, lesquels ne sont imposés qu’au niveau de l’impôt sur les sociétés, dont le taux est sensiblement inférieur à celui de l’impôt sur le revenu. Ainsi, les milliardaires acquittent relativement peu d’impôt personnel direct.

Un patrimoine des 500 plus grandes fortunes multiplié par 14

Surgit alors Mistral AI, valorisée à plus de 11,7 milliards d’euros en deux ans. Elle est régulièrement citée comme contre-exemple pour relativiser la nécessité d’une taxe sur les très grandes fortunes. Si son ascension fulgurante témoigne d’une réelle capacité d’innovation et de succès entrepreneurial, elle reste néanmoins une exception dans le paysage patrimonial national.

Car le patrimoine des 500 plus grandes fortunes a été multiplié par plus de 14 depuis les années 1990, avec une croissance annuelle de 9,55 %, alors que le PIB français n’a progressé que d’un facteur 2,4 (3,06 % par an) sur la même période. L’exception Mistral AI ne suffit donc pas à masquer la dynamique de concentration des richesses, devenue structurelle, qui surpasse de loin la croissance économique globale du pays.

Prélever 2 % au cas où aucun impôt ne serait payé n’empêchera pas d’accroître le patrimoine des 500 premières fortunes.

Prélever 2 % au cas où aucun impôt ne serait payé n’empêchera pas d’accroître le patrimoine des 500 premières fortunes, et si ce patrimoine est trop sensible à la valorisation boursière, alors il suffirait de le lisser dans le temps.

mise en ligne le 22 septembre 2025

Taxe Zucman :
sur l’imposition des riches, le RN s’aligne
sur la Macronie et le Medef

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Tout à sa stratégie de séduction auprès du patronat, le Rassemblement national (RN) refuse toute taxe Zucman et ne propose qu’une fiscalité cosmétique du patrimoine.

Une fois n’est pas coutume, le Rassemblement national (RN) se soumet à l’absence de contrôle aux frontières. Interrogé mercredi sur LCI sur le fait que les contribuables qui seraient assujettis à la taxe Zucman pourraient partir, Jean-Philippe Tanguy a pris acte que la porte est grand ouverte pour les fortunés, sans demander que soient érigées des barrières. « Évidemment qu’ils peuvent partir, puisque ce sont les plus favorisés. (…) Il y a une liberté des capitaux dans le monde construit par Macron ou ses prédécesseurs », a déclaré le monsieur économie du RN.

Et voilà donc l’extrême droite qui participe à son tour à délégitimer cette mesure de justice fiscale et sociale réclamée par la gauche, qui contraindrait les grandes fortunes à s’acquitter d’un impôt plancher au moins équivalent à 2 % de leur patrimoine.

Le député RN ne voit dans cette proposition qu’un outil de communication de la gauche et dévoile le fond de sa pensée : haro sur les services publics ! « Ce qui m’a beaucoup choqué dans la taxe Zucman », c’est que « cela empêche de parler des 57 % de dépenses (publiques) dans le PIB », avance Jean-Philippe Tanguy.

Sur le réseau social X, le député de la Somme indique dans la foulée que la priorité pour le RN n’est pas de trouver de nouvelles recettes, mais, à l’instar des macronistes, de « baisser les mauvaises dépenses et les taxes sur les classes moyennes/populaires ainsi que de favoriser le « produire en France » ». Pour combattre l’austérité et défendre les services publics, le RN répond donc une fois de plus aux abonnés absents.

Car, au RN, on n’a qu’une envie : grand-remplacer une Macronie qui se débat pour conserver son titre de meilleur chien de garde du capital. En vue de s’attirer les bonnes grâces du patronat, le président du RN, Jordan Bardella, s’est fendu début septembre d’une lettre aux entrepreneurs dans laquelle il déroule les arguments les plus libéraux. Jusqu’à promettre une réduction de la « mauvaise dépense publique » (ainsi sont appelés les pseudo-coûts de l’immigration et de « l’assistanat »), un allègement du « fardeau normatif », et une fiscalité avantageuse pour le capital par une baisse des « impôts de production » de 20 %.

Autant dire que lors de la rencontre de la délégation du parti postpétainiste avec le nouveau premier ministre, Sébastien Lecornu, mercredi, la fiscalité sur le patrimoine n’était pas au cœur des demandes. Démagogue, Marine Le Pen y a rappelé que pendant la dernière campagne présidentielle elle avait « fait la proposition d’un impôt sur la fortune financière » en remplacement de l’impôt sur la fortune immobilière.

Un impôt qu’elle vide toutefois de toute substance, précisant sur le perron de Matignon : « Nous préservons les biens professionnels », derrière lesquels se cachent les milliardaires. Dans son projet de contre-budget en 2024, le RN comptait sur cette mesure pour rapporter 3 milliards d’euros. Soit bien moins qu’une taxe Zucman, qui fournirait 20 milliards d’euros aux caisses de l’État. Dès lors qu’il s’agit de s’en prendre aux riches, le RN est gagne-petit.

   mise en ligne le 17 septembre 2025

Taxe Zucman :
panique à bord au Medef

Pierre Jequier-Zalc sur www.politis.fr

Alors que la taxe qui vise à taxer les patrimoines des ultra-riches, s’impose dans le débat public, le patronat monte de plus en plus violemment au front pour s’indigner de cette proposition. Signe d’une panique croissante.

Le vent serait-il en train de tourner ? Cela fait près de dix ans qu’au Medef on se prélasse tranquillement. Depuis le pin’s à « 1 million d’emplois » de Pierre Gattaz, toutes les politiques économiques mises en place leur sont favorables : CICE, suppression de l’ISF, baisse de l’impôt sur les sociétés, aides publiques massives, etc. Au point que toute participation à la solidarité nationale semble être devenue une aberration.

Les ultra-riches payent, en proportion, bien moins d’impôts que n’importe quel contribuable.

Même quand cette contribution est censée corriger une inégalité structurelle du système fiscal français : les ultra-riches payent, en proportion, bien moins d’impôts que n’importe quel contribuable. Cela paraît difficile à entendre, et pourtant les faits sont têtus. Il faut d’ailleurs saluer la mobilisation médiatique et politique d’économistes de premier plan – outre celle de Gabriel Zucman, notons celle de sept Prix Nobel d’économie – pour que ce constat s’impose dans un débat où les arguments néolibéraux de bas étage – ou d’extrême mauvaise foi, au choix – ont le vent en poupe.

Et dans un contexte de déficit budgétaire important, alors que la Macronie plaide pour des efforts massifs de la population, cette inégalité devient de plus en plus intolérable. Injustifiable, même ! Au point qu’on peut déjà estimer que Sébastien Lecornu joue son poste à Matignon sur la mise en place de cette mesure déjà adoptée par l’Assemblée nationale au printemps dernier. Incroyable mais vrai, le patronat – notamment le Medef – se retrouve donc en position de faiblesse. Une première depuis dix ans. Il suffit de lire l’interview de Patrick Martin dans les colonnes du Parisien le week-end dernier pour s’en convaincre.

D’habitude si prompt à jouer au bon père de famille, le patron des patrons a, cette fois, sorti le bazooka néolibéral.

D’habitude si prompt à jouer au bon père de famille responsable et consensuel, le patron des patrons a, cette fois, sorti le bazooka néolibéral. Hors de question de créer une nouvelle taxe, qui serait « une provocation ». Il faudrait plutôt, selon lui, supprimer 70 000 fonctionnaires dès l’an prochain, une mesure « raisonnable » (sic), et doubler la franchise médicale. Affaiblir les services publics et faire payer les malades plutôt que plus de justice fiscale, la ligne est claire.

Le temps des menaces

L’indignation s’accompagne de menaces : « Si les impôts augmentent, il y aura une grande mobilisation patronale. » Rassurez-vous, celle-ci sera « républicaine » et les patrons ne descendront « pas dans la rue ». Cela pourrait presque prêter à sourire. Pourtant, la prise de position du président du Medef a rapidement été suivie par divers éditos libéraux, particulièrement virulents.

Un exemple parmi tant d’autres, celui de Nicolas Bouzou dans les colonnes de L’Express. Sans gêne, celui-ci compare les économistes qui portent la taxation des ultra-riches à Didier Raoult – le microbiologiste controversé –, n’hésitant pas à les qualifier d’illettrés économiques. Cocasse quand on sait que le seul fait de gloire de cet économiste est d’avoir été payé par Uber pour faciliter leur implantation en France.

Les puissants sont en train de perdre la bataille de l’opinion.

Cela témoigne aussi de la force de frappe des défenseurs du statu quo. De celles et ceux qui défendent les intérêts des plus riches. Rien d’étonnant quand on sait que la plupart des médias sont, justement, détenus par ceux qui pourraient être soumis à la taxe Zucman. Ce changement de braquet – de l’indifférence à la menace – dans la défense des puissants souligne qu’ils sont en train de perdre la bataille de l’opinion. Les forces progressistes doivent s’en rendre compte.

Pour faire du 18 septembre une journée de mobilisation massive pour plus de justice sociale et fiscale. Pour ne rien lâcher dans les négociations en cours avec Sébastien Lecornu. Et pour, enfin, mettre fin au règne sans partage du patronat sur la politique économique du pays.

   mise en ligne le 1er juillet 2025

Canicule : les nouvelles obligations
que les employeurs devront respecter
à partir du 1er juillet

Stéphane Guérard sur www.humanite.fr

À partir de ce mardi 1er juillet, les employeurs doivent se conformer à une nouvelle liste d'actions préventives afin de soulager les conditions de travail et prévenir les drames.

Maçons, couvreurs, constructeurs de route, jardiniers, forestiers, paysans et salariés agricoles, éboueurs et intervenants des spectacles de plein-air… les professions œuvrant à l’extérieur sont légion à devoir faire face aux vagues de chaleur qui traversent précocement l’Hexagone depuis trois semaines et connaissent un nouveau pic ce mardi. Ils ne sont pas les seuls.

À l’image des enseignants d’une école de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) qui ont alerté la semaine dernière au sujet de températures insoutenables dans leur groupe scolaire, nombre de salariés œuvrant dans des locaux et bureaux mal ventilés ou non climatisés tirent la langue, dans la restauration, l’industrie ou les services.

Pour tous ceux-là, le gouvernement se fait fort de soulager leurs conditions de travail grâce à de nouvelles règles édictées il y a un mois par décret et applicables dès ce mardi 1er juillet. Des règles prescrites aux employeurs que les syndicats saluent, mais jugent nettement perfectibles.

En 2024, 7 accidents du travail mortels liés à la chaleur

Les risques liées aux températures élevées sont bien documentées : fatigue, maux de tête, crampes, fièvre ou troubles du sommeil, pouvant déboucher sur des troubles de la vigilance et de la concentration si la chaleur dure. Tous ces symptômes sont parfois annonciateurs d’accidents graves comme la déshydratation, causée par une diminution excessive de l’eau contenue dans les tissus ; l’insolation, après une trop longue exposition au soleil ; le coup de chaleur, correspondant à une surchauffe au-dessus de 40 degrés du corps, qui peut conduire de la perte de connaissance et à la mort.

Selon un récent rapport du Conseil économique, social et environnemental, 40 % des travailleurs du BTP et des transports se disent touchés par les conséquences du réchauffement climatique. Un ressenti qui s’élève à 80 % des salariés de l’agro-alimentaire.

Mais il n’est pas question que de mal-être au travail. En 2024, Santé publique France a recensé dans les données de la Direction générale du travail « sept accidents du travail mortels en lien possible avec la chaleur ». Les victimes étaient des hommes âgés de 39 à 71 ans, et « six de ces accidents du travail mortels sont survenus dans le cadre d’une activité professionnelle de construction et travaux ou d’agriculture ».

C’est pour prévenir ces situations dramatiques que les ministères du Travail, de la Transition écologique et de l’Agriculture, ont publié dimanche 1er juin un décret et son arrêté d’application qui « ont pour objet de renforcer les obligations des employeurs en matière de prévention du risque chaleur ». Il y en avait besoin tant les préconisations étaient jusqu’à présent très légères.

Seules la tenue dans chaque entreprise d’un Document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) ; la mise en place d’une « ventilation et aération des locaux de façon à maintenir un état de pureté de l’atmosphère et d’éviter les élévations exagérées de température, les odeurs désagréables et les condensations » ; ainsi que la « mise à disposition d’eau fraîche potable et notamment de bouteilles d’eau gratuites et même des boissons non alcoolisées fraîches », relevaient de l’obligation légale inscrite au Code du travail.

Liste des actions de prévention à mettre en place

Outre le fait que le décret prend en compte d’autres secteurs que la construction, comme l’agriculture, ainsi que les travailleurs indépendants, sa grande nouveauté réside dans le fait qu’il « renforce les obligations de prévention des employeurs tout en les adossant au dispositif de vigilance Météo France qui est territorialisé », pointe Astrid Panosyan-Bouvet. La ministre chargée du Travail souligne d’ailleurs que les mesures sont le fruit des discussions menées avec les syndicats dans le cadre du troisième Plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC) et des travaux du COCT (Conseil d’orientation des conditions de travail).

Concrètement, « en plus de renforcer le rôle du DUERP, le décret crée une sorte de liste des actions de prévention à mettre en place dès qu’un épisode de chaleur intense est signalé par les seuils de vigilance jaune, orange et rouge déclenchés par Météo France », synthétise Clémence Repellin, responsable du pôle Juridique à OPPBTP, l’organisme de prévention du secteur des bâtiments et travaux publics.

Des mesures « organisationnelles, comme le réaménagement des lieux de travail, du temps de travail, la mise en place de pause repos et d’équipes tournantes, la réorganisation du planning de travaux », répertorie la juriste, mais aussi des aménagements des conditions de travail, « notamment en mettant à disposition des équipements adaptés aux fortes températures et en adaptant les postes des travailleurs vulnérables… Des mesures de bon sens que nos conseillers prévention préconisent déjà à nos 220 000 entreprises adhérentes (1,5 million de salariés), mais dont le décret accroît la notoriété ».

L’inscription noir sur blanc de ces principes de prévention a été plutôt bien accueillie par les confédérations syndicales. « La CFDT salue la publication du décret (qui) impose aux employeurs des mesures, à adapter aux différentes réalités de travail », a commenté la centrale de Marylise Léon qui « sera vigilante quant à la mise en œuvre du décret par le dialogue social ».

Les manques du décret

Pour la CGT, il s’agit d’une première étape. Car le décret a plusieurs tares. L’obligation de « température adaptée » fixée à l’employeur « reste juridiquement vide, empêchant tout contrôle ou recours », souligne la confédération. Les seuils jaune, orange et rouge de Météo France, à partir desquels sont déclenchées les mesures de prévention, ne tiennent en effet pas compte de la configuration du bâti, du manque d’aération ou du fonctionnement de machines. Autant de facteurs pouvant aggraver les conditions de travail dès avant le déclenchement de ces seuils météo.

Les effets différés de la chaleur sont eux-aussi ignorés. « En juillet dernier, plusieurs arrêts cardiaques sont survenus après la fin d’un épisode caniculaire », fait valoir le syndicat. Ce dernier milite donc pour « une évolution réglementaire qui fixe des seuils d’action et des valeurs limites d’expositions prenant en compte la température, le taux d’humidité, la vitesse du vent et le rayonnement solaire ». Autant de mesures peu en cours du côté du patronat, fervent défenseur des mesures de « simplification » le dédouanant de ses responsabilités.

  mise en ligne le 28 juin 2025

Tuée par la chute des subventions,
la maison des écrivains
et de la littérature
contrainte de fermer ses portes

Dorian Vidal sur www.humanite.fr

Les subventions du ministère de la Culture diminuant petit à petit, la Maison des écrivains et de la littérature a été contrainte de cesser son activité. Fondée en 1986, l’association était le premier employeur d’écrivains en France.

En deux ans, les subventions du ministère de la Culture pour la Maison des écrivains et de la littérature (Mél) ont diminué de 60 %. Bien loin des 700 000 euros accordés en 2015, des 500 000 de 2023, la subvention pour l’année de 2025 ne dépasse pas les 200 000 euros. Une somme à laquelle il faut déduire les salaires des 7 salarié.e.s, le loyer de 40 000 euros annuels, l’électricité, le gaz… plus de 50 000 euros chaque mois. Étouffée financièrement, l’association loi de 1901 créée en 1986 sous la direction de Jack Lang essayait de résister à une fermeture prévue depuis des mois. Aux yeux des auteur.e.s aussi, ce site n’avait pas de prix.

« La Mél est pour beaucoup d’autrices et d’auteurs un partenaire privilégié, note l’écrivain Arno Bertina. Parce qu’elle est de taille modeste (une petite dizaine de salariés, NDLR), il nous aura toujours été facile de trouver la personne en charge du dossier qui nous occupait (une rencontre dans un lycée, dans une université, dans un festival ou un colloque). L’écoute aura toujours été d’une grande qualité, et les réponses d’une grande pertinence – notamment celles des deux documentalistes capables d’orienter les adhérents dans la jungle des résidences d’écriture. »

Une structure essentielle pour la culture

« Cette qualité d’échanges reste unique, souligne le titulaire de la chaire artistique de l’EHESS. Quand un enseignant se tourne vers la MEL, il n’a pas affaire à une chambre d’enregistrement. On lui laisse le temps d’expliquer son projet de façon à lui proposer l’autrice ou l’auteur ad hoc, celui ou celle qui saura le mieux représenter la création littéraire, ses questionnements, sa vitalité. »

Une structure essentielle dans le partage et la transmission, alors que le ministère de la Culture de Rachida Dati, accompagné d’Élisabeth Borne à l’Éducation nationale, lançait au début du mois de juin son opération « Cet été je lis », visant à encourager la lecture chez les jeunes. La Mél avait donc sa carte à jouer à ce niveau-là : chaque année, 30 000 collégiens, lycéens et étudiants de la France entière pouvaient rencontrer près de 300 écrivains. Autre action phare de l’association, le prix des lycéens et apprentis en Île-de-France.

« On est tous concernés »

« Tout ça, c’est une histoire de fou, raconte Sylvie Gouttebaron, qui dirigeait la Mél depuis 2005. Cette fermeture semblait absolument inévitable quand on a vu la subvention annoncée. On a eu le combat joyeux ces derniers mois, mais là c’est fini, la Maison n’existe plus, elle est liquidée. » Celle qui est également autrice déplore l’absence totale de réponse du ministère de la Culture et dénonce une politique libérale plus intéressée par l’argent que l’art. « On est tous dans le même bateau, affirme-t-elle. Que ce soit le spectacle vivant, la littérature, l’audiovisuel public, on est tous concernés par la déliquescence du service public. »

Dans Le Monde, le ministère se défend en expliquant que « l’État invite la Mél depuis plusieurs années à se rapprocher des acteurs territoriaux à qui sont désormais confiés les crédits déconcentrés correspondant au développement des activités d’éducation artistique et culturelle ». « On l’a fait, répond Sylvie Gouttebaron. Dès le Covid, on a écrit à toutes les DRAC (Direction régionale des affaires culturelles, NDLR). » Mais l’appel au soutien n’a donc pas suffi à empêcher la fermeture de la Mél.

Continuer de prendre la parole

À quelques jours de la fin, l’équipe de l’association a réussi à payer l’ardoise de 70 000 euros aux 83 écrivains qui attendaient leur dû. Maintenant, il faut trouver une place pour les très riches archives de la structure. « Il y a un fond audiovisuel inouï, des photos, des entretiens, un colloque René Char… Ça ne doit pas partir à la poubelle », martèle l’ex-dirigeante. L’équipe de la Mél est notamment en contact avec la BNF pour sauver des documents inestimables.

Sylvie Gouttebaron l’assure, elle ne va pas se taire. Celle qui est également derrière le collectif Les Soulèvements de la culture et une pétition demandant la démission de Rachida Dati annonce la création d’une nouvelle association, Reprendre la parole. « L’espérance prime, on veut continuer contre ce qui nous menace tous aujourd’hui », appuie-t-elle.

Cette association ambitionne de maintenir le festival « Littérature, enjeux contemporains », création de la Mél, avec cette année le thème « Reprendre la parole : on nous raconte des histoires », du 4 au 6 décembre 2025. « On veut que ce soit un véritable espace d’échanges assez politique en littérature. Et on va le faire, coûte que coûte », affirme Sylvie Gouttebaron, déterminée.


 


 

Palais de la découverte :
la culture scientifique dans la ligne de mire du gouvernement

Thomas Lefèvre  sur www.politis.fr

L’emblématique musée scientifique parisien est au cœur d’une crise, après le report de sa réouverture, initialement prévue pour le 11 juin 2025. Les attaques contre le secteur culturel se multiplient, sans épargner la culture scientifique.

La culture scientifique n’est pas épargnée par la tronçonneuse budgétaire. Le Palais de la découverte, musée parisien historique, devait rouvrir ses portes le mercredi 11 juin 2025, après plus de quatre ans de rénovation du Grand Palais, auquel il est intégré. Pourtant, dès le 20 mai, les salariés d’Universcience – établissement administratif regroupant le Palais de la découverte et la Cité des sciences – apprenaient avec stupeur le report de cette réouverture. À cette nouvelle s’est ajoutée, le 12 juin, la décision en Conseil des ministres de remercier Bruno Maquart, président d’Universcience depuis 2015.

Lors de son discours d’adieu, prononcé devant ses équipes le mercredi 18 juin, ce dernier a évoqué une « situation de crise », précisant toutefois qu’il « ne peut pas en parler davantage », d’après plusieurs sources présentes. Cette opacité ajoute à l’inquiétude générale des salariés. Valentin, médiateur scientifique au Palais, témoigne de cette ambiance délétère : « Ça fait plus d’un mois qu’on nous dit qu’on aura plus d’informations la semaine prochaine. En interne, on n’a aucune information, notre direction nous répète qu’elle ne peut rien nous dire. » Contacté par Politis, la direction de la médiation scientifique d’Universcience n’a pas donné suite.

Palais en danger

Inauguré en 1937, le Palais de la découverte est un lieu consacré à la médiation scientifique, situé en plein cœur de Paris, dans une aile du Grand Palais. Cette institution emblématique est aujourd’hui dans la tourmente. « Le limogeage du président est une attaque claire contre le nouveau projet du Palais de la découverte, déplore Valentin. Ça a été une surprise totale pour tout le monde ». La décision du gouvernement a été perçue comme une menace directe sur l’avenir de l’institution et sur les emplois des salariés.

Si une institution historique comme celle-ci est menacée, c’est très inquiétant pour la survie de structures plus petites.     C. Aguirre

Rachida Dati, ministre de la Culture, a laissé planer le doute sur un potentiel déménagement de l’établissement à la Villette, à côté de la Cité des sciences. Une proposition vivement critiquée en interne et par l’ensemble des acteurs du secteur. « Il n’y a pas suffisamment d’espaces de culture scientifique en France », souffle Valentin. Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche souhaite, quant à lui, le maintien du Palais de la découverte au Grand Palais. Affaire à suivre.

Face à cette crise, une pétition de soutien a été lancée, rassemblant déjà plus de 80 000 signatures, en quelques jours. Parmi les signataires de cette pétition, on retrouve des scientifiques de renom tels que le chercheur Jean Jouzel, le mathématicien Cédric Villani, ou encore Valérie Masson-Delmotte, climatologue et autrice du GIEC.

Claudia Aguirre, directrice de Traces association d’éducation populaire et de médiation scientifique, souligne l’importance cruciale de cette mobilisation : « C’est une situation qui met à risque l’intégralité de la culture scientifique. Si une institution historique comme celle-ci est menacée, c’est très inquiétant pour la survie de structures plus petites comme la nôtre. » Le 12 juin, une tribune de scientifiques internationaux a également paru dans Le Monde appelant à sauver l’établissement.

La culture scientifique : angle mort du ministère

Pour Tania Louis, docteure en biologie et médiatrice scientifique indépendante depuis 2020, cette crise révèle « le symptôme d’un échec ». « Ces derniers temps, le secteur de la culture, et donc celui de la culture scientifique, est durement touché par les politiques budgétaires, précise-t-elle. La culture scientifique est un milieu très peu syndiqué, on est très peu outillé pour se défendre. »

La culture scientifique est à la fois mal intégrée au secteur culturel et mal intégrée au secteur scientifique.       T. Louis

La situation critique du Palais révèle un problème plus profond : l’abandon politique et financier de la culture scientifique, placée dans un entre-deux inconfortable entre le ministère de la Culture et celui de l’Enseignement supérieur. En tant que freelance, Tania Louis ressent parfois cet isolement vis-à-vis du reste du milieu culturel : « La culture scientifique est à la fois mal intégrée au secteur culturel et mal intégrée au secteur scientifique. Des actions collectives comme “Cultures en luttes” n’ont pas été rejointes par les acteurs et actrices de la culture scientifique, ça montre une certaine imperméabilité, regrettable, entre les milieux. »

Étant un établissement parisien de référence dans le domaine, les incertitudes autour du Palais de la Découverte reçoivent un certain écho médiatique. Ce qui n’est pas le cas pour des lieux moins connus, qui subissent pourtant le même sort. « Si on s’était mobilisés dès le début pour défendre les petites structures, peut-être que le Palais de la Découverte n’aurait jamais été menacé », résume Tania Louis. Selon elle, par peur de se voir couper davantage de financements, de nombreuses structures de culture scientifique ne préfèrent pas témoigner publiquement de leur situation, parfois très instable.

« Ubérisation de la culture scientifique »

Terence, cofondateur d’Exaltia, un collectif de vulgarisateurs scientifiques, et vice-président du Café des sciences, décrit une situation particulièrement instable pour les acteurs indépendants : « On avait prévu un concert au Palais de la découverte le jour de la Fête de la musique. Pour nous, c’était l’occasion de faire le pont entre le milieu culturel et la culture scientifique, donc c’est une grosse déception. » Cette situation n’est pas isolée : « Les indépendants et les structures culturelles qui galèrent sont invisibilisés, et il y a beaucoup de personnes précaires. »

On a appris l’annulation à peu près en même temps que le grand public.     Terence

Pour Exaltia, le partenariat avec le Palais de la découverte représente plusieurs milliers d’euros de devis, dont une partie seulement sera payée. « On a appris l’annulation à peu près en même temps que le grand public, détaille Terence. Mais ça faisait déjà un mois que les indications étaient en chaud-froid par rapport à la communication autour du festival Premières ondes de cet été, auquel on devait participer. » Ce festival devait avoir lieu tout le long du mois de juin, avant d’être finalement entièrement annulé au début de ce mois.

Selon Tania Louis, cette précarisation de la culture scientifique prend la forme d’une véritable « ubérisation » du secteur : « Les structures standards de culture scientifique ont de moins en moins de postes permanents et font donc appel à des prestataires indépendants. »

En réponse, certains acteurs du secteur explorent de nouveaux modèles économiques. Terence explique ainsi que, face à ces difficultés, son collectif a choisi de « passer du statut de freelance chacun dans notre coin, à un statut collectif de coopérative », afin notamment de « combattre la précarité ».

Si les coupes budgétaires s’inscrivent dans une logique politique globale de réduction des dépenses culturelles, la situation du Palais de la découverte met en lumière les problématiques structurelles du secteur de la culture scientifique. Alors que les attaques contre les sciences se multiplient – en particulier envers les sciences sociales, mais aussi celles de l’environnement –, il paraît urgent de pérenniser ces quelques lieux publics de transmission de savoirs scientifiques fiables et accessibles à tous·tes.

  mise en ligne le 25 juin 2025

« Union des droites » :
Éric Ciotti, l'atout du RN pour séduire
les milieux patronaux

Florent LE DU sur www.humanite.fr

Un an après son alliance avec le Rassemblement national, le Niçois et son parti, l’UDR, sont devenus un atout essentiel pour Marine Le Pen et Jordan Bardella pour attirer l’électorat de droite et séduire les milieux patronaux.

Plus qu’une intégration, c’est une assimilation. À l’extrême droite, Éric Ciotti est chez lui. Quelques semaines après la parution de son livre, Je ne regrette rien, chez Fayard, propriété de Vincent Bolloré, dans lequel il revient sur son alliance avec le Rassemblement national lors des dernières législatives, le fondateur de l’Union des droites pour la République (UDR) a sorti la brosse à reluire pour Marine Le Pen à l’occasion de la niche parlementaire de son groupe, jeudi 26 juin.

Les textes que les députés ciottistes présenteront à l’Assemblée nationale suivent les obsessions de l’extrême droite : dénoncer les accords avec l’Algérie, faire payer des « frais d’incarcération » aux prisonniers, mettre en place une politique nataliste et des peines planchers… Une en particulier retient l’attention : celle « supprimant la possibilité d’assortir la peine complémentaire d’inéligibilité d’une exécution provisoire ». Avec l’objectif, donc, de sauver la tête de la patronne, qui en a écopé le 31 mars dernier, la rendant inéligible pour 2027, en attendant l’appel.

Le RN sort de l’isolement

Une sorte d’allégeance d’Éric Ciotti envers son nouveau camp. Depuis sa rupture rocambolesque avec Les Républicains, le député entretient avec Marine Le Pen et Jordan Bardella une relation chaleureuse dans laquelle chacun se retrouve. L’ex-président de LR a sauvé son poste de député et vise la mairie de Nice. Quant au RN, il possède désormais une autre force politique à son service, pour relayer ses propres idées et poursuivre sa normalisation.

« Stratégiquement, cette alliance est utile au RN, analyse Bruno Cautrès, politologue au Cevipof. Les enquêtes d’opinion montrent que l’image du parti ne cesse de s’améliorer mais il reste perçu comme isolé. Or, cela lui pose problème dans son objectif d’être vu comme un parti de gouvernement. » Alors qu’il y a cinq ans le RN était le seul véritable parti d’extrême droite en France, avec lequel Les Républicains prenaient encore ses distances, il a depuis été rejoint dans cet espace par Reconquête et l’UDR, tout en restant hégémonique.

Le repli identitaire à la sauce ultralibérale

Cette journée d’initiative parlementaire est ainsi l’occasion pour les troupes de Marine Le Pen de sortir un peu plus d’un isolement devenu très relatif. L’UDR pourrait y faire adopter des propositions de loi, ce que le RN a toujours échoué jusqu’ici. « Ce serait un vrai précédent contre ce cordon sanitaire scandaleux », s’enthousiasme le ciottiste Charles Alloncle dans l’Opinion.

Les macronistes, qui ont consigne de ne pas voter les textes lepénistes lors des niches, ont consacré plusieurs réunions, ces derniers jours, à cette question. Ils semblent prêts à franchir le pas. En commission, trois propositions de loi ont été adoptées. Ce jeudi en séance publique, si l’opération de sauvetage judiciaire de Marine Le Pen n’a a priori aucune chance d’aboutir, la majorité du « socle commun » serait favorable au texte interdisant aux personnes visées par une obligation de quitter le territoire (OQTF) de se marier en France.

Il s’agirait d’une énième dérive extrême droitière du camp présidentiel. Et d’une victoire par ricochet du RN dans son objectif d’apparaître comme « prêts à gouverner ». Une quête qui obsède le parti depuis 2022, ce qui l’a poussé à entamer une grande opération séduction des milieux d’affaires. Dans ce contexte, la prise de guerre ciottiste est un gage.

Le patronat prêt à basculer ?

Fascinés par le président argentin Javier Milei, le Niçois et son parti cherchent à copier son cocktail de repli identitaire et d’ultralibéralisme. L’UDR plaide pour la retraite à 65 ans, la fin des 35 heures, les accords de libre-échange, une coupe de 220 milliards d’euros dans les dépenses publiques et de 250 000 postes de fonctionnaires, ou encore l’instauration d’un taux unique pour l’impôt sur le revenu, entre 5 et 15 %. Un paradis pour le Medef, dont l’ancien président Pierre Gattaz était en avril « l’invité d’honneur » d’une soirée de présentation du programme fiscal du parti d’extrême droite.

« Le ralliement d’Éric Ciotti est, pour nous, un très bon signal, confie un industriel français, habitué des rencontres d’Ethic, organisation patronale dirigée par Sophie de Menthon qui auditionne régulièrement des personnalités politiques. Depuis plusieurs mois, le RN va dans le bon sens pour rassurer le milieu. Nous n’y sommes pas encore, son programme reste emprunt de stigmates socialistes (sic) mais l’influence de Ciotti est séduisante. Si Le Pen annonçait qu’elle le nommerait à Bercy, ça changerait beaucoup de choses. »

Les dirigeants du RN le savent. Ce n’est pas un hasard si, en juin 2024, en pleine campagne des législatives, Jordan Bardella s’est rendu à l’audition du Medef avec un « invité surprise » : Éric Ciotti. « Beaucoup de patrons se disent prêts à franchir le pas si Marine Le Pen fédère une union des droites autour d’elle, ajoute notre interlocuteur. Ça en prend le chemin. » L’ancien président de LR barricadé dans ses locaux fermés à double tour rêve désormais de crever le plafond de verre du RN.

 mise en ligne le 21 juin 2025

« Qu’est-ce que vous venez foutre ici ? » : 
des inspecteurs du travail agressés
à la Foire du trône

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Insultes racistes, homophobes et sexistes, carnets arrachés, intimidations… Le 11 juin, des inspecteurs du travail en mission sur un chantier de la foire du trône à Paris ont violemment été pris à partie par une cinquantaine de forains, qui les ont forcés à quitter les lieux sous la menace. Des plaintes pour agressions, délit d’outrage et d’obstacle ont été déposées. La CGT exige de la ministre du Travail un soutien public et des mesures de protection dignes de ce nom pour les agents victimes de cette embuscade.

Les inspecteurs du travail s’attendent rarement à voir les patrons leur dérouler le tapis rouge sur un chantier. Ils étaient cependant loin d’imaginer le déferlement de violences qui allait s’abattre ce 11 juin sur une dizaine d’entre eux, lors d’un contrôle inopiné à la Foire du trône, à Paris, décrit par la CGT dans un communiqué publié il y a deux jours.

Venus vérifier à titre préventif les opérations de démontage de la fête foraine – qui a remballé ses attractions après une saison en berne et des taux de fréquentation en chute – le inspecteurs, accompagnés de quelques agents de police et de l’Urssaf, mènent dans un premier temps leur procédure sans anicroche.

Ils constatent cependant rapidement que leurs suspicions étaient fondées face au spectacle « de travailleurs évoluant sur des manèges à plus de 10 mètres de hauteur, sans protection collective ni individuelle », alors que les chutes de hauteur sont la principale cause des accidents du travail mortels en France. Ils notent également « plusieurs autres situations de danger grave et imminent », raconte Nazli Nozarian de la CGT Travail emploi formation professionnelle (USNTEFP).

« Vous êtes des suceurs de bites d’Arabes ! »

Le cheminement dans le chantier et les constats suivent leur cours quand les contrôleurs, carnet de notes en main, se trouvent soudain encerclés par une cinquantaine de forains particulièrement vindicatifs. « Déjà que ça a été la merde cette année, qu’est-ce que vous venez foutre ici ? Vous êtes venus nous enculer pendant qu’on travaille ! Venez pas nous casser les couilles ! » auraient-ils commencé tout en filmant les agents avec leur Smartphone, selon le récit de Nazli Nozarian. Suit alors une flopée de propos dégradants, d’insultes sexistes, misogynes et à caractère sexuel, visant particulièrement l’une des femmes policières à qui il aurait été dit : « Voilà une pute qui va bien se faire enculer ! »– émaillé d’un florilège d’injures homophobes et racistes.

« Vous n’allez jamais faire des contrôles sur les Noirs et les Arabes de merde dans les cités ! Vous êtes des suceurs de bites d’Arabes ! » auraient poursuivi ces forains, joignant à ces tirades des gestes suggestifs. Arrachant les carnets des mains de deux agents de contrôle, ils les auraient ensuite ostensiblement frottés sur leurs parties génitales. Pour la syndicaliste, au-delà de l’outrage, le préjudice professionnel est énorme : « Ces carnets sont des outils de travail fondamentaux qui contiennent les constats du jour mais aussi ceux des mois précédents. Ce sont des notes confidentielles, qui feront défaut quand il s’agira de mener les procédures à leur terme. »

L’un ne sera pas restitué, l’autre sera rendu vidé de ses pages réduites en morceaux au nez des inspecteurs. La violence monte alors crescendo tandis que les agresseurs passent des injures aux menaces explicites : « Vous dégagez, ça vaut mieux pour vous, sinon ça va vite dégénérer et il y a deux cents personnes qui vont arriver ! », auraient-ils fini par lancer, poussant les agents à mettre fin à leur mission de façon prématurée.

Plaintes déposées

Pourquoi la police n’a-t-elle pas sévi face à ces attaques ? « Les agents n’étaient pas outillés ni en nombre suffisant pour intervenir face à la cinquantaine d’assaillants. Ils ont préféré temporiser en priorisant la sécurité des collègues sur place », répond Nazli Nozarian, selon qui, au final, ce sont les agresseurs « qui ont gagné puisque le contrôle n’a pas pu avoir lieu. » Contactés par l’Humanité pour recueillir leur version des faits, les organisateurs de la Foire du trône n’ont pas répondu à nos sollicitations.

Une série de plaintes a été déposée dans la foulée au commissariat par les victimes, d’après Nazli Nozarian. Elle détaille « un triple préjudice » : le choc engendré par les agressions verbales et physiques, le délit d’obstacle puisque le contrôle n’a pas pu avoir lieu et enfin le délit d’outrage. Leur ministre de tutelle, Catherine Vautrin s’est pour sa part fendue d’un mail de soutien aux agents concernés, leur confiant son espoir que ces « agressions inadmissibles n’auront pas de conséquence sur leur état de santé ».

Elle affirme par ailleurs qu’elle sera « particulièrement attentive aux actions qui seront engagées en vue d’obtenir une réponse, notamment judiciaire, qui soit à la mesure de la gravité de ces faits » et promet de « convoquer les représentants de l’organisation de la Foire du trône pour leur indiquer très fermement que de tels comportements sont absolument inadmissibles ». Une réaction bien timorée, selon la CGT, au vu de la violence de l’événement, alors même que la ministre du Travail et de l’Emploi « n’hésite pas, quand il s’agit de soutenir les employeurs, d’inonder les réseaux sociaux de ses interventions. »

Une remise en cause des normes

Pour la syndicaliste, le minimum serait de proposer la protection fonctionnelle à ses collègues et reconnaître ce qui s’est passé comme un accident de service. Elle pointe également la responsabilité de Catherine Vautrin, qui par ses prises de position aurait ouvert les vannes à cette violence débridée régulièrement vécue par les agents de contrôle sur le terrain.

« Nous constatons qu’il y a une remise en cause de plus en plus violente des normes, présentées comme trop lourdes et faites pour enquiquiner les employeurs. Ce discours qui mine la légitimité de nos contrôles est régulièrement alimenté par le gouvernement lui-même, à commencer par Catherine Vautrin », déplore Nazli Nozarian, encore échaudée par les récentes sorties de la ministre, lors de la polémique soulevée par la fronde des boulangers contre la fermeture de leurs commerces le 1er mai. « Affirmer, comme elle l’a fait, qu’elle comprenait leur colère était complètement irresponsable. C’était non seulement un appel au travail illégal, mais aussi une mise en danger directe des agents de contrôle », analyse la représentante syndicale.


 


 

Mort au travail : un lycéen meurt
durant son stage d’observation
dans un magasin Gifi

Clémentine Eveno sur www.humanite.fr

Alors qu’il effectuait un stage d’observation, un lycéen de seconde dans un établissement de Saint-Lô (Manche) est mort, mercredi 18 juin, des suites d’un « accident » survenu la veille.

Alors que dans l’indifférence quasi-générale, les travailleurs continuent de périr, un lycéen de seconde dans un établissement de Saint-Lô (Manche) est mort, mercredi 18 juin, des suites d’un « accident » survenu la veille alors qu’il effectuait son stage d’observation chez Gifi, a indiqué le parquet de Coutances.

C’est alors que le gérant de l’enseigne à Saint-Lô manipulait une palette, selon l’antenne locale ICI, que la marchandise aurait basculé sur le jeune stagiaire. La victime de 16 ans aurait été projetée en arrière, et sa tête aurait violemment heurté le bord d’un trottoir, selon cette même source.

L’enquête d’abord ouverte pour blessure involontaire se poursuit pour des faits d’homicide involontaire dans le cadre du travail. Elle doit « déterminer les circonstances exactes, vérifier le respect de la législation du travail et de la sécurité des travailleurs », a déclaré le parquet de Coutances à l’Agence France-Presse.

« Les jeunes sont de plus en plus exposés aux dangers sans y être préparés »

« Un élève ne devrait pas mourir en stage. La justice déterminera les éventuelles responsabilités », a déclaré, dans la foulée, le Sgen-CFDT Normandie. Le syndicat a également indiqué s’interroger « sur la mise en place précipitée de ces stages en Seconde générale, et sur le sens pédagogique dans le parcours de formation de l’élève », rapporte le quotidien local Ouest-France.

Une situation également dénoncée par la CGT Educ’action : « Avec l’explosion des périodes de stage en entreprise, les jeunes sont de plus en plus exposés aux dangers sans y être préparés », dénonce le syndicat, qui demande de « revoir les obligations liées à ces périodes de stage, de les repenser pour mieux les encadrer et assurer la sécurité des jeunes en entreprise ». L’organisation syndicale demande ainsi la suppression des stages en entreprise dès la 3e et « des séquences d’observation en seconde qui ne représentent pas d’intérêt », ainsi que « l’interdiction de l’apprentissage avant 18 ans ».

En réponse, le ministère du Travail a rappelé qu’ « il n’est pas acceptable que des jeunes qui commencent leur vie professionnelle trouvent la mort sur leur lieu de travail », raison pour laquelle « la ministre Astrid Panosyan-Bouvet a demandé d’instruire un renforcement des mesures destinées à prévenir ces accidents graves et mortels qui seront présentées aux partenaires sociaux ».

Pourtant, cet épisode dramatique est loin d’être le premier. Selon l’INRS (Institut national de recherche et sécurité), la fréquence des accidents du travail, pour les jeunes de moins de 25 ans, s’élevait à 10 % par an en 2018. Soit un bilan 2,5 fois supérieur aux accidents de l’ensemble des salariés (environ 4 %). En 2023, 38 jeunes sont décédés sur leur lieu de travail, ils étaient 43 en 2022.

Parmi les nombreux cas, près de trois ans plus tôt en 2022, un jeune de 14 ans est mort après que le mur d’un bâtiment s’est effondré sur le chantier de démolition, dans le vignoble au sud-est de Nantes, où il effectuait son stage de 3e. L’auteur du documentaire « Travail à mort », Joseph Gordillo, rappelait l’importance de mettre en exergue le fait que les morts au travail n’étaient pas des faits divers, mais des faits de société. Et pour cause : « Quand l’État estime qu’il s’agit d’un fait de société, il met en œuvre des actions concrètes »

 mise en ligne le 18 juin 2025

Marqué par les reculs environnementaux,
le projet de loi « simplification » est adopté

Lucie Delaporte sur wwwmediapart.fr

Le projet de loi sur la simplification de la vie économique, qui comporte d’importantes régressions sur le front de l’écologie, a été adopté de justesse mardi 17 juin contre la majorité macroniste qui le jugeait trop éloigné de ses intentions initiales.

« C’est« C’est une victoire culturelle du Rassemblement national contre l’écologie punitive. » Tout sourire, à l’instar de tous les députés de son parti au sortir de l’hémicycle, Pierre Meurin parade.

Le texte sur la simplification de la vie économique, adopté mardi 17 juin au terme d’un parcours chaotique, est incontestablement une victoire pour la droite et l’extrême droite qui ont très largement réécrit le texte initial en le transformant en loi de retour en arrière sur l’écologie.

Suppression des zones à faibles émissions (ZFE), détricotage du « zéro artificialisation nette », recul sur la protection des espèces protégées… Il aura finalement très peu été question de la vie des entreprises dans ce texte bourré de cavaliers législatifs, avec des sujets n’ayant bien souvent rien à voir avec l’économie.

La mine réjouie des députés du Rassemblement national (RN), dont les 120 députés ont voté comme un seul homme pour ce texte, montrait aussi leur satisfaction d’avoir fait capoter le plan des macronistes qui, au dernier moment, avaient annoncé qu’ils voteraient contre un texte pourtant à l’initiative du gouvernement Attal.

À la tribune pour le groupe Ensemble pour la République (EPR), la députée Marie Lebec explique ce revirement. Il faut dire que pour la troisième fois en un mois, les macronistes s’apprêtent à voter contre un texte qu’ils ont eux-mêmes défendu… Elle dénonce donc un projet de loi « disloqué et vidé de sa cohérence, par les circonstances d’alliances contraires », en référence notamment à la suppression des ZFE votée tant sur les bancs de la droite et de l’extrême droite que de La France insoumise. « C’est un texte qui fragilise ce que nous avons construit depuis huit ans » sur l’environnement, assure celle qui a pourtant voté pour la suppression des ZFE. Comprenne qui pourra.

Au moment du vote, le groupe EPR s’est d’ailleurs fracturé puisque près d’un tiers des députés macronistes ont voté avec la droite et l’extrême droite pour le texte ou se sont abstenus. Le MoDem de François Bayrou a voté en faveur de ce texte de grande régression écologique, offrant la victoire sur le fil – 275 voix contre 252 – à l’alliance RN-LR-Horizons.

Espèces protégées en danger

Face à des députés RN surmobilisés, les macronistes ont souvent brillé par leur absence lors de l’examen du projet de loi, pourtant annoncé en grande pompe comme un texte fondamental par Bruno Le Maire.

Déposé il y a plus d’an, le projet de loi, examiné par petits bouts ces derniers mois, a largement été réécrit, se colorant peu à peu de l’air du temps anti-écolo.

« On a bien vu le traumatisme au moment où l’A69 a été jugée illégale par le tribunal administratif de Toulouse. Là, on a eu une pluie d’amendements pour pouvoir bétonner tranquillement, détaille la députée LFI Anne Stambach-Terrenoir. Au final, on est arrivé à un texte d’inspiration trumpiste mené par la droite et l’extrême droite. »

Ce texte a ouvert la voie à toutes les obsessions anti-écolo, antidémocratiques, antisociales du moment. Charles Fournier, député Les Écologistes

L’examen du texte en commission avait ouvert le bal du grand n’importe quoi avec la proposition de supprimer des centaines d’agences et d’organismes tels que l’Ademe, l’Office français de la biodiversité (OFB) ou le Contrôleur général des lieux de privatisation de liberté… Des milliers d’amendements – étrangement jugés recevables – avaient alors été introduits, faisant complètement dérailler le projet de loi initial.

Si les propositions les plus baroques ont été écartées, le texte vient défaire des pans entiers de la loi « climat et résilience », adoptée lors du premier mandat Macron.

Il comporte notamment des reculs importants sur la protection des espèces protégées qui ne doit plus être un frein aux projets d’infrastructures diverses ou à la vie économique. À l’heure de la sixième extinction de masse, il ne faudrait pas gêner les projets autoroutiers et autres constructions de data centers. Ces derniers, comme tout un tas de projets de construction, pourront être qualifiés d’intérêt général majeur, ce qui les exonère d’un certain nombre de règles sur la biodiversité.

Difficile de résumer pour le reste le contenu d’un texte fourre-tout qui se sera préoccupé de l’octroi des licences IV dans les buvettes comme des massifs coralliens. Pointant les coups de canif portés aux études d’impact sur l’exploration minière, le député Les Écologistes Charles Fournier fustige « un texte qui a ouvert la voie à toutes les obsessions anti-écolo, antidémocratiques, antisociales du moment ». « C’est ubuesque et en même temps très grave », affirme-t-il, en expliquant que son groupe va porter des recours au Conseil constitutionnel contre les cavaliers législatifs. « Qu’on m’explique ce que les mesures contre la pollution de l’air ont à voir avec la vie économique », s’agace-t-il, certain que plusieurs pans de la loi tomberont devant cette instance.

Sur les ZFE, les écologistes vont déposer ce jour une proposition de loi pour rétablir le dispositif et l’améliorer, au vu des critiques portées par la gauche sur l’absence d’alternative à la voiture et le caractère excluant de la mesure pour les ménages modestes.

Si la ministre chargée du commerce et des PME, Véronique Louwagie (LR), s’est félicitée d’un texte « fortement attendu par le monde économique », la ministre de la transition écologique, Agnès Pannier-Runacher, a quant à elle expliqué dans un communiqué agacé que « la santé publique et la lutte contre le réchauffement climatique et les pollutions ne devraient pas être les variables d’ajustement de calculs politiques à la petite semaine ».

Le texte fera l’objet d’un examen en commission mixte paritaire en septembre.


 


 

Derrière la simplification,
une régression sociale et économique

sur https://www.cgt.fr/

Sous couvert de simplification administrative, le projet de loi « simplification de la vie économique » actuellement examinée à l'Assemblée nationale menace le droit du travail, affaiblit les contre-pouvoirs et aggrave la crise écologique. Décryptage CGT

Alors que le gouvernement vante une nouvelle étape de simplification administrative pour les entreprises, le projet de loi actuellement débattu à l’Assemblée nationale cache mal une offensive contre les droits des salarié·es, la démocratie sociale et la protection de l’environnement. Décryptage d’une loi qui fait peser de lourdes menaces sur le monde du travail.

Des attaques en règle contre les droits des salarié·es

Derrière la « simplification », plusieurs mesures contenues dans ce texte s’en prennent directement au droit du travail et au fonctionnement démocratique des instances représentatives du personnel :

  • possibilité de généralisation de la visioconférence pour les réunions du CSE, au détriment de la qualité des échanges en présentiel et du lien collectif, pourtant essentiels à une démocratie d’entreprise vivante ;

  • suppression de l’agrément régional pour les organismes de formation syndicale, ouvrant la voie à une mise en concurrence et à une baisse de la qualité des formations pour les élu·es du personnel ;

  • réduction du délai d’information des salarié·es en cas de cession d’entreprise, de deux mois à un seul. Cela affaiblit la capacité des salarié·es à se mobiliser pour des projets alternatifs de reprise, alors que la désindustrialisation s’accélère ;

  • allègement de nombreuses procédures de déclaration et d’autorisation, avec pour conséquence une remise en cause de garanties en matière de santé, de droits collectifs et d’environnement.

Certain·es député·es de droite ont même tenté d’aller plus loin, avec des amendements – fort heureusement jugés irrecevables – visant à :

  • réduire le nombre de CSE et de défenseur·ses syndicaux·les ;

  • limiter à trois ou six mois le délai de recours devant les prud’hommes pour contester un licenciement ;

  • supprimer l’exigence du consentement du ou de la salarié·e en cas de prêt de main-d’œuvre.

Moins d’instances, moins de démocratie sociale

Autre aspect alarmant du projet : la suppression de 25 comités, commissions et instances consultatives, parmi lesquels :

  • la Commission nationale de conciliation des conflits collectifs de travail ;

  • l’Observatoire national de la politique de la ville ;

  • le Comité de suivi des mesures liées au Covid-19 ou à la guerre en Ukraine ;

  • et surtout, la Commission du label diversité, un symbole alors que les discriminations au travail explosent.

Même si la mobilisation a permis le maintien de certaines instances clés où siège la CGT (conseils économiques, sociaux et environnementaux régionaux, CNDP, Haut-Conseil de l’Assurance maladie…), la vigilance reste de mise. Le texte prévoit :

  • la suppression automatique des instances n’ayant pas « justifié leur utilité » au bout de trois ans ;

  • un principe de « deux suppressions pour une création » pour toute nouvelle instance ministérielle ;

  • Une baisse continue des financements, comme c’est le cas pour l’Ires.

Un recul écologique préoccupant

En matière environnementale, le projet aggrave les dérégulations. en effet, il élargit les projets d’intérêt national majeur aux infrastructures routières et ferroviaires (autoroutes…), qui ne seront plus comptabilisés dans l’objectif de réduction de l’artificialisation des sols. Une grave remise en cause des engagements climatiques et agricoles.

Plusieurs organismes chargés de l’évaluation environnementale et sanitaire sont supprimés :

  • Conseil supérieur de la construction et de l’efficacité énergétique ;

  • Observatoire des espaces naturels et agricoles ;

  • Commission sur les démantèlements nucléaires ;

  • Commission sur la déontologie des alertes environnementales…

Une mobilisation syndicale large et unitaire

Face à cette offensive, sept organisations syndicales nationales (CGT, CFE-CGC, CFTC, FO, FSU, Solidaires, Unsa) ont publié le 7 avril un communiqué intersyndical appelant les parlementaires à rejeter les amendements les plus dangereux.

« Pour réduire les droits sociaux dans l’entreprise, on simplifie le Code du travail. Pour rendre illisible la solidarité à l’œuvre sur la fiche de paye, on la simplifie. Et pour capter toujours plus de richesses créées par les travailleur·ses, on simplifie la vie économique… »

Au nom de la simplification, c’est en réalité une mise en coupe réglée du droit du travail, des contre-pouvoirs démocratiques et de la transition écologique qui est à l’œuvre.

   mise en ligne le 15 juin 2025

Le COR a tort sur les retraites : abrogeons la réforme Borne !

Par Éric Coquerel sur www.humanite.fr

Éric Coquerel estdéputé LFI de Seine-Saint-Denis, président de la commission des finances de l’Assemblée nationale.

Pour le gouvernement, le nouveau rapport du comité d’orientation des retraites (COR) tombe à point après la récente adoption à l’assemblée de la résolution abrogeant le recul de l’âge de départ à la retraite à 64 ans. Le rapport conclut en effet à l’impossibilité d’abroger cette réforme. Il préconise même de repousser l’âge légal de départ à la retraite : « Pour équilibrer structurellement le système de retraite chaque année jusqu’en 2070 via le seul levier de l’âge de départ à la retraite, il serait nécessaire de porter cet âge à 64,3 ans en 2030, 65,9 ans en 2045 et 66,5 ans en 2070 ».

Voilà qui illustre la reprise en main du COR. On se souvient que pendant la mobilisation contre la réforme Borne, son ancien président, Pierre-Louis Bas avait fortement déplu au gouvernement en expliquant, auditionné dans ma commission des finances, que le déficit du régime des retraites était dû non à une augmentation des dépenses mais à un problème de recettes. Son nouveau président remplit donc sa mission au point même, fait inédit dans le COR, qu’il présente une conclusion unilatérale alors même que plusieurs hypothèses ont été produites.

Pourtant, s’il en tire des conclusions qui vont dans le sens du gouvernement, il part du même raisonnement que le COR « ancienne version » : les dépenses de notre système par répartition sont stables soit environ 14 % du PIB. Le COR souligne que « la quasi stabilisation des dépenses de retraite dans le PIB prévue en 2070 par rapport au niveau observé en 2024 ne corrobore donc pas l’idée d’une croissance plus soutenue des dépenses de retraite par rapport à la richesse nationale ». Cette part devrait même baisser à l’avenir pour s’établir à 13,8 % du PIB en 2030 et se situer à 12,8 % en 2070.

Les comparaisons s’arrêtent là. Le rapport du COR se refuse en effet à toute nouvelle solution de recettes.

Le rapport exclut ainsi toutes les pistes de financement émises lors du conclave que ce soit la hausse des cotisations, car pénalisant le « coût du travail » ou la modération des pensions (sous-indexation des pensions), mesure jugée « récessive » car réduisant la demande des ménages. Ce qui pour le coup me semble juste.

Par contre le COR oublie les éléments à charge contre le recul de l’âge de départ à la retraite. Un saute pourtant aux yeux : alors que la réforme de 2023 était censée équilibrer le système de retraite, il devrait finalement être déficitaire de 6,6 milliards d’euros en 2023 (contre -1,7 milliards d’euros prévu en 2024), soit 0,2 % du PIB et pourrait atteindre 1,4 % du PIB en 2070. Repousser l’âge de départ n’a donc rien d’une solution miracle.

Par ailleurs, il faut également comprendre à quoi correspond ce chiffre : la situation des régimes de retraite est hétérogène. Le déficit s’explique surtout par la situation du régime des fonctionnaires territoriaux et hospitaliers soit les effets d’une politique austéritaire qui impose un gel des effectifs dans la fonction publique, dégradant le rapport cotisants/pensionnés ainsi qu’un gel des rémunérations. Par ailleurs, certaines hypothèses interrogent, notamment sur le solde migratoire net. Pourquoi cette hypothèse très minimaliste de 70 000 personnes par an, alors qu’il était de 190 000 en 2021, de 150 000 en 2024 selon l’INSEE ?

Mais la raison principale qui contredit les effets positifs d’un allongement de l’âge du départ à la retraite sur les déficits, c’est que cela ne sert à rien de forcer les gens à travailler plus longtemps si la part de richesse qu’ils produisent n’est pas suffisante économiquement. Au lieu de travailler plus longtemps, il faudrait donc augmenter la productivité qui a reculé de 3,5 % entre 2019 et 2023 alors qu’elle progressait de + 0,5 à + 0,6 % en moyenne par an entre 2011 et 2019. C’est d’ailleurs pourquoi, les entreprises ne gardent ou n’embauchent pas du coup ce surplus de main-d’œuvre rendu disponible par le recul de l’âge de départ à la retraite. La preuve : 57 % des nouveaux retraités en 2020 étaient sans emploi dans les mois précédant leur départ à la retraite. La productivité ayant depuis baissé et l’âge de départ à la retraite ayant reculé, il y a tous les risques que ce taux augmente encore à l’avenir.

Pour régler cette question, il faut donc actionner d’autres leviers.

Tout d’abord chercher plus de recettes. Pour cela, commençons par arrêter d’assécher les recettes actuelles. Le COR pointe d’ailleurs le désengagement de l’État dans les régimes publics. Dans un récent rapport, la Cour des comptes a aussi chiffré le coût annuel pour la sécurité sociale des exonérations de cotisations non compensées à 5,5 milliards d’euros par an. Arrêtons aussi d’encourager l’auto-entrepreneuriat, bien souvent un salariat déguisé, qui ne rapporte rien à la sécurité sociale. Il en est beaucoup parmi les 716 200 créations d’entreprises sous le régime de microentrepreneur en 2024.

Cessons aussi de décrédibiliser toute nouvelle mesure de recettes. C’est possible à condition d’imposer une répartition plus juste entre les revenus du capital, grand gagnant des années Macron, et ceux du travail. Parmi ces pistes :

une hausse de seulement 1 point sur les cotisations patronales déplafonnées permet de dégager 13,8 milliards d’euros selon la Cour des comptes ;

– soumettre à cotisation des revenus issus des primes, de l’intéressement et de la participation ramène 2,2 milliards d’euros auquel on peut rajouter 10 milliards si on fait de même vis-à-vis des dividendes et rachats d’action ;

aligner la fiscalité des produits d’épargne retraite sur celle des salaires rapporte 6,4 milliards d’euros.

Enfin une politique en faveur de l’augmentation des salaires, à commencer par le SMIC et l’égalité salariale homme/femme imposée par la loi, engagerait un cercle vertueux et des rentrées de cotisation massives.

Et puisqu’on agite sans cesse la nécessité de réformes structurelles, alors banco. Lâchons cette politique de l’offre et de la compétitivité productrice d’inégalités et d’impasse économique : relançons l’activité par le redéploiement des services publics afin de répondre aux besoins de la population, par la bifurcation écologique soutenue par des investissements publics enfin à la hauteur et la promotion d’une souveraineté industrielle et agricole appuyée sur un protectionnisme solidaire. De quoi entraîner une création d’emplois stables à même de garantir une vie digne à toutes celles et ceux en âge de travailler tout en permettant aux aînés de profiter de leur retraite sans épuiser leur capital santé.

Ce programme c’était à peu de chose près celui, victorieux, du NFP lors des législatives de juillet 2025. Il commençait par l’abrogation de la réforme de retraites. La PPR du groupe GDR vient de montrer que cette réforme n’a toujours pas de majorité parlementaire et populaire. C’est pourquoi à l’issue du conclave, s’il se confirme que la réforme des retraites n’est pas abrogée, et quoi qu’en dise le rapport du COR, il appartiendra aux partisans de son abrogation de censurer le gouvernement Bayrou.

     mise en ligne le 12 juin 2025

Ce que nous dit le débat sur la taxe Zucman

par Pablo Pillaud-Vivien sur www.regards.fr

Taxer les riches, c’est un début, mais leur richesse dépasse largement la profondeur de leurs comptes bancaires.

Ce jeudi, le Sénat examine une proposition de loi initiée par les députés écologistes Éva Sas et Clémentine Autain, inspirée des travaux de l’économiste Gabriel Zucman. Elle propose d’instaurer une taxation minimale de 2% sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros. Une mesure soutenue au-delà des rangs de la gauche : lors du vote en commission des finances, les députés LFI, PS, écologistes et même certains députés LR et centristes ont voté pour. Seuls les macronistes et le Rassemblement national s’y sont opposés. Pas forcément pour les mêmes raisons. 

La France a déjà connu une société de rentiers. C’était celle du début du 20ème siècle qui a bien failli en mourir d’asphyxie. On se souvient que lorsqu’Emmanuel Macron a supprimé l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), il n’a pas tout supprimé. Il a laissé en place l’imposition sur les biens immobiliers. Pour l’homme qui trouve agréable d’imaginer des jeunes milliardaires, il faut favoriser l’esprit start-up, pas l’investissement dans la pierre. Tout à ses références sur la France éternelle, le RN n’a pas cette approche. Le bien immobilier symbole de transmission est une valeur. Il mélange pêle-mêle le « ça-m’suffit » et le beau château, à Montretout ou ailleurs. 

La proposition Zucman s’attaque à tous les patrimoines. Sa visée est redistributive. Elle lève le voile sur une société où les très riches s’enrichissent par le simple effet mécanique de leur capital, pendant que les autres rament. Selon Forbes, en France, 53 milliardaires détiennent à eux seuls plus de 600 milliards d’euros. Il s’agit ici d’un déséquilibre structurel que cette taxe écornerait à peine. Son intérêt est autre : elle force le débat sur la montée exponentielle des inégalités de patrimoine et elle rapporterait des rentrées fiscales que la minorité gouvernementale peine à imaginer ailleurs que venant des poches du plus grand nombre.

Car, soyons en certains, taxer les très riches à hauteur de 2% ne suffira pas à renverser l’aggravation des écarts de richesse. Même légèrement amputée, leur richesse continuera de croître plus vite que celle du reste de la population. Ils n’ont pas seulement beaucoup d’argent : ils possèdent des actifs, des entreprises, des parts dans des fonds, des leviers de pouvoir économique. 

On commence à parler des très riches. Il faudra aussi parler des entreprises qu’ils détiennent. Car c’est le plus souvent là que tout commence. Arnault, Niel, Pinault et compagnie, comme beaucoup des plus riches de France, tirent leurs richesses de leurs entreprises. Le capital productif, celui qui fait tourner l’économie, est de plus en plus concentré dans les mains de quelques-uns. Il n’existe aujourd’hui aucun consensus politique, même à gauche, pour exiger une répartition du pouvoir économique dans les entreprises. On n’ose même plus poser la question de leur propriété. 

Tant qu’on ne regardera pas en face les rapports de propriété dans l’économie, tant qu’on n’ouvrira pas le débat sur la démocratisation des entreprises, tant qu’on ne sortira pas de l’idéologie de l’actionnaire-roi, nous resterons à la surface des choses. Parce qu’on ne peut pas parler sérieusement d’égalité sans parler de pouvoir – et le pouvoir, aujourd’hui, c’est là qu’il se loge.

  mise en ligne le 7 juin 2025

“Si je continue plus longtemps j’y resterai”, Anthony, ouvrier du BTP

https://frustrationmagazine.fr/

Le secteur du BTP (Bâtiments et Travaux Publics) est celui où se produit le plus d’accidents du travail mortel. Rien qu’en 2023, 149 travailleurs du BTP sont morts à cause de leur travail. Le 13 mai dernier, trois maçons mourraient sur un chantier à la suite de l’effondrement d’un mur. Les petites entreprises, les plus nombreuses dans le BTP, secteur où la sous-traitance est le modèle économique dominant, sont particulièrement concernées par les problèmes de sécurité qui mènent à ces accidents. C’est ce que nous a raconté Anthony, 21 ans, qui est déjà très conscient des risques qui affectent son quotidien. Après avoir visionné certaines de nos vidéos où l’on parle de la souffrance au travail, il nous a contactés et nous avons discuté. 

Je travaille dans le bâtiment, en couverture (la construction des toits), et les conditions sont pitoyables. Dans l’Oise, les entreprises font constamment la course entre elles, les chantiers sont éloignés les uns des autres et c’est notre sécurité qui en pâtit car on doit aller de plus en plus vite. Concrètement, les échafaudages sensés nous protéger sont dangereux à installer : on est à 6 à 8 mètres au-dessus du vide avec une console de 5kg dans une main et le marteau dans l’autre, le tout sans sécurité car on perdrait du temps … Et presque tout le monde a banalisé tout ça. Il y a même des gens qui se mettent en danger sans raison, tout ça pour paraître courageux, fort, et rendre fière les supérieurs, montrer que l’on peut compter sur eux pour faire de l’argent. C’est une constante compétition mais il faut que tout ça s’arrête :  je travaille 39h par semaine plus la route et les pauses de 30 minutes pour manger, j’ai 21 ans et je suis crevé. J’ai l’impression que si je continue plus longtemps j’y resterai, mentalement ou physiquement, ou bien les deux… 

Concrètement, les échafaudages sensés nous protéger sont dangereux à installer : on est à 6 à 8 mètres au-dessus du vide avec une console de 5kg dans une main et le marteau dans l’autre, le tout sans sécurité car on perdrait du temps … Et presque tout le monde a banalisé tout ça. Il y a même des gens qui se mettent en danger sans raison, tout ça pour paraître courageux, fort, et rendre fière les supérieurs, montrer que l’on peut compter sur eux pour faire de l’argent.

Des fois, je me demande pourquoi on ne manifeste pas avec mes collègues. Mais en fait c’est simple les gens on besoin d’argent, et quand dans le bâtiment on veut manifester, on ne nous écoute pas et en plus on perd de l’argent donc autant la fermer. D’ailleurs je trouve qu’on parle très peu du secteur du bâtiment, alors que je vois et vis chaque jour des mises en danger énormes notamment à cause de la crise actuelle : il y a très peu de chantiers donc on prend tout et vu que les gens n’ont pas assez d’argent il prennent l’entreprise la moins chère. Mais la moins chère, c’est celle qui n’échafaude pas correctement, qui va vite et qui met encore plus en danger ses travailleurs… 

Parfois j’essaye d’en discuter avec mes collègues mais pour eux c’est normal et surtout on dirait qu’ils ont peur de perdre leur boulot donc ils acceptent n’importe quoi. Mon collègue, un ancien, a des problèmes de santé et donc parfois il est prêt à refuser de travailler sur un chantier risqué… Mais il finit toujours par accepter ce que demande le patronat. Deux autres collègues, lorsqu’ils sont malades, courent quand même bosser. J’ai l’impression que c’est juste moi qui suis pas assez fou ou alors trop sensé pour ce système, car j’aurais beau changer de boîte c’est partout pareil dans ce secteur.

Je m’entends bien avec mes collègues sur le plan humain, mais niveau travail pas vraiment, ils sont complètement dans le “travailler plus pour gagner plus”, alors que je vois bien que ça ne marche pas. C’est une petite entreprise, on est souvent en équipe de deux et les ouvriers se respectent entre eux, mais depuis des années le contexte économique fait que les petites entreprises qui sont sous-traitantes pour des groupes de construction et font du pavillon neuf sont tellement en concurrence que le moins cher décroche le chantier à chaque fois et c’est nous, travailleurs, qui en pâtissons. Et surtout notre sécurité.

On parle très peu du secteur du bâtiment, alors que je vois et vis chaque jour des mises en danger énormes notamment à cause de la crise actuelle : il y a très peu de chantiers donc on prend tout et vu que les gens n’ont pas assez d’argent il prennent l’entreprise la moins chère. Mais la moins chère, c’est celle qui n’échafaude pas correctement, qui va vite et qui met encore plus en danger ses travailleurs… 

Je n’ai jamais parlé à des syndicalistes, notamment parce que j’avais cette idée ancrée en moi du “c’est le boulot qui est comme ça” et que j’aime juste pas mon boulot. Alors qu’en fait c’est faux, ce n’est pas mon boulot que j’aime pas c’est danger inutile, les risques pour gagner plus au boulot et un système qui menace la sécurité des travailleurs.

Concrètement, on travaille sur des pavillons, parfois à 6 mètres de haut, échafaudé sur console qu’on installe depuis une échelle, ce qui est pourtant une pratique interdite. On ne doit pas travailler depuis une échelle, surtout pas pour une manipulation qui nécessite l’utilisation des deux mains, mais on le fait TOUS ! J’ai l’impression parfois qu’on déteste la sécurité, on accepte de faire dangereux pour faire vite. C’est une vraie culture de travail, cette banalisation des risques. Dans le bâtiment demande à n’importe qui ce qu’il pense de l’inspection du travail ils vont te dire qu’il ne servent à rien, qu’il nous cassent les pieds, alors qu’ils sont là pour nous protéger.

Mes patrons sont clairement des bourges pour le coup, mais humainement ça va, disons que peu importe le patron : dans le secteur du pavillon neuf, il y a toujours des manquements à la sécurité et quand j’en parle autour des moi a d’autre couvreur je me rends compte c’est généralement partout pareil. Ce système est horrible et je ne trouve pas comment en sortir.

On manque de matériel de qualité : Outillage, visseuse meuleuse, tronçonneuse, échafaudage propre, on manque d’échafaudage correct, d’un monte charge : il n’y en a un pour deux équipes et dans un très mauvais état. Nos EPI (équipement personnel de sécurité) c’est des gants, des chaussures de sécurité, bleu de travail, casque et lunettes, on les a et on est autorisé à en prendre chez le fournisseur sans demander, à ce niveau là c’est cool, mais c’est aussi le minimum syndical donc c’est normal.

Mes patrons sont clairement des bourges pour le coup, mais humainement ça va, disons que peu importe le patron : dans le secteur du pavillon neuf, il y a toujours des manquements à la sécurité et quand j’en parle autour des moi a d’autre couvreur je me rends compte c’est généralement partout pareil, dans l’Oise en tout cas.

Ce système est horrible et je ne trouve pas comment en sortir

   mise en ligne le 6 juin 2025

Gardanne,
Chapelle-Darblay :
le deux poids, deux mesures
de la réindustrialisation

Thomas Coutrot  sur www.politis.fr

Une subvention de 800 millions d’euros accordée pour relancer une centrale biomasse à la réussite douteuse. Et cinq ans d’attente pour un prêt de 27 millions d’euros visant à redémarrer une usine de recyclage de papier. Comment expliquer cette différence de traitement ?

En novembre 2024, l’État a annoncé une subvention de 800 millions d’euros pour la relance de la centrale biomasse de Gardanne. Ce soutien massif contraste étrangement avec son refus, toujours persistant à ce jour, d’accorder un simple prêt de 27 millions d’euros via la Banque publique d’investissement (BPI) pour la relance de la papeterie Chapelle-Darblay à Grand-Couronne (Seine-Maritime), fermée depuis cinq ans.

La centrale biomasse de Gardanne est pourtant dénoncée par les associations environnementales comme un désastre écologique : elle brûle 450 000 tonnes de bois par an, dont un tiers importé, avec un rendement énergétique inférieur à 30 %. Autrement dit, deux arbres brûlés sur trois ne font qu’émettre du CO2 sans produire d’électricité. Elle émet des particules fines sur le territoire avoisinant et pousse à un extractivisme forestier, comme le dénoncent de nombreuses associations locales. Une enquête publique se déroule en ce moment auprès de 324 communes touchées, et pourrait renforcer la mobilisation citoyenne.

La CGT mobilisée

En revanche, l’impact écologique positif de la relance de Chapelle-Darblay ne fait pas débat. L’usine pourrait recycler 480 000 tonnes de papiers usagés pour produire du carton et stopperait l’aberration écologique actuelle : depuis cinq ans, le contenu des poubelles jaunes de l’Ouest de la France est envoyé par camions en Allemagne et en Italie pour y être recyclé.

Dans les deux cas, la CGT locale et nationale s’est mobilisée pour défendre l’emploi et l’environnement. La CGT de Gardanne a élaboré, en lien avec des ONG, un projet industriel réduisant fortement l’usage de la biomasse et prévoyant le développement de la production de biogaz. La CGT de Chapelle-Darblay a travaillé avec Greenpeace pour présenter une argumentation irréfutable sur les bénéfices environnementaux de la relance de la papeterie.

Un actionnaire influent

L’État s’est fortement engagé pour Gardanne, mais n’a pas conditionné son soutien à la mise en œuvre du projet alternatif porté par la CGT. Les emplois pourraient être sauvés mais pas l’environnement. Comment expliquer ce deux poids deux mesures ? L’actionnaire de Gardanne est EPH, le groupe du milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, qui a fait fortune en rachetant des centrales à charbon en fin de vie. Il dispose d’un fort poids politique, notamment via son groupe de presse. Il a fermé la centrale à charbon de Gardanne en 2021 au profit de celle à biomasse, conformément aux promesses du candidat Macron en 2017. Élu président, celui-ci veille à assurer la survie de la nouvelle centrale, même si son bilan écologique est à peine moins désastreux.

La Chapelle-Darblay dispose manifestement de moins d’amis dans les hautes sphères gouvernementales.

À la Chapelle-Darblay, l’actionnaire est le groupe canadien Fibre Excellence, soutenu par les collectivités locales, qui ont même réquisitionné le foncier pour empêcher la vente de l’usine par son précédent actionnaire. Mais le projet dispose manifestement de moins d’amis dans les hautes sphères gouvernementales. Lassé d’attendre, Fibre Excellence a lancé un ultimatum à l’État, soutenu par les syndicalistes CGT (1). Souhaitons qu’ils soient enfin entendus.

mise en ligne le 4 juin 2025

Le Rapport sur les inégalités en France vient de paraitre. Avant-propos, par Louis Maurin

Louis Maurin sur https://www.inegalites.fr/

Le « Rapport sur les inégalités en France » vient de paraitre. À quoi bon dresser un état des lieux factuel et nuancé, quand le débat médiatique ne semble se nourrir que d’exagérations, voire de démagogie ? Dans l’avant-propos de l’ouvrage, Louis Maurin vous présente cette nouvelle publication.

Doit-on continuer à produire un rapport sur les inégalités en France ? La question se pose à l’heure où notre système d’information semble avoir perdu la raison. À droite comme à gauche, la démagogie paraît triompher de tout. Pour susciter l’excitation médiatique, il faut produire du drame, jouer sur les peurs, montrer du doigt tel ou tel bouc émissaire de la France d’en bas le plus souvent, parfois d’en haut.

« Contre les inégalités, l’information est une arme », martelons-nous depuis des années. Que faire de ce slogan si l’information perd son sens, noyée dans le brouhaha médiatique ? Chacun s’enferme dans sa bulle et se conforte dans ses convictions. Il peut sembler bien naïf de croire en la valeur de nos graphiques, tableaux et explications. À notre souci de débattre sérieusement à partir d’opinions différentes. L’heure ne semble plus être à tenter de convaincre ceux qui pensent différemment mais à les soumettre par la violence des arguments.

La réponse est simple : le camp des dominants n’attend qu’une chose, que nous baissions les bras. À force, par exemple, d’intérioriser que l’opinion publique serait devenue raciste, « pauvrophobe » ou « anti-impôts », les défenseurs de l’égalité ont trop souvent battu en retraite. Une forme moderne de « servitude volontaire  », pour reprendre l’expression d’Étienne de La Boétie, ce philosophe du XVIe siècle [1].

Contre la marée de la désinformation, nous ne lâcherons rien. Massivement, les Français rejettent les inégalités et plébiscitent la solidarité. De 2002 à 2023, la part de celles et ceux qui pensent qu’il y a des races supérieures à d’autres a été divisée par deux, de 14 % à 7 %. Celle des personnes « tout à fait d’accord » avec l’opinion selon laquelle « il y a trop d’immigrés » a baissé de 28 % à 14 % entre 2016 et 2024. 12 % de la population seulement estime qu’on en fait trop pour les plus démunis.

Pourtant, notre pays bafoue sa devise. Avant impôts et redistribution, la France est l’un des pays les plus inégalitaires parmi les pays riches, juste après les États-Unis et le Royaume‑Uni. Ce n’est que grâce à de puissants mécanismes de solidarité qu’après redistribution, il termine tout juste en milieu de peloton.

Notre modèle social est très loin d’être l’un des plus mauvais du monde : il vaut bien mieux se faire soigner ou étudier en France qu’ailleurs. Il est surtout un modèle d’hypocrisie. Nous ne cessons de prôner l’égalité, pour les autres. Ce décalage entre les discours répétés des pouvoirs publics sur le sujet et le quotidien de la population nourrit des tensions, plus encore que le niveau des inégalités. Il alimente un profond rejet non pas de la politique mais des politiques en place et fait progresser le Rassemblement National.

La plus belle illustration de cette hypocrisie est l’école. Les enfants de diplômés partent avec plusieurs longueurs d’avance. Tout le monde le sait, depuis des décennies. « Les cadors, on les retrouve toujours aux belles places, nickel », chantait Alain Souchon il y a bientôt quarante ans. Aujourd’hui, l’élite scolaire, que constituent les écoles normales supérieures par exemple, recrute toujours plus de deux tiers de ses effectifs parmi les enfants de cadres supérieurs.

En haut de la hiérarchie sociale, tout le monde s’en moque. Depuis les années 1980, aucun gouvernement n’a entrepris de politique d’envergure de démocratisation de l’école. Cette inaction répond à la pression des lobbys des diplômés, en particulier des représentants des lycées d’élite, des classes préparatoires et des grandes écoles. À la sortie du système scolaire, le déclassement à l’embauche, la précarité, la dureté des conditions de travail et bien d’autres éléments minent la vie des exécutants. Cette situation est ressentie d’autant plus violemment que notre pays est l’un des plus riches au monde, que cette richesse est de plus en plus visible, et que ces dernières années ont été marquées par des politiques publiques qui ont nourri les revenus des plus aisés.

On peut continuer à ignorer les alertes que lance l’Observatoire des inégalités depuis plus de 20 ans au fil de ses publications, comme bien d’autres à l’instar de la Fondation pour le logement des défavorisés dans son rapport annuel sur l’état du mal-logement, ou du Secours Catholique au sujet de la pauvreté. Tous documentent l’ouverture lente de la fracture sociale. Dans ce cas, il ne faut pas se plaindre des conséquences politiques de cette surdité. Le prix à payer de la gourmandise des classes aisées et diplômées est le délitement du tissu social et, à terme, un « déchirement du pacte républicain », selon l’expression de l’ancien président de la République Jacques Chirac (discours du 17 décembre 2003). Faute d’actions, c’est exactement ce qui se passe. Une partie des classes dirigeantes, malgré ses cris d’orfraies devant l’arrivée possible de l’extrême droite au pouvoir, semble ne pas s’en inquiéter : il faut dire qu’elles en seraient les premières bénéficiaires.

De la lutte contre le racisme à celle contre l’échec scolaire, de l’aide aux plus démunis à l’engagement pour l’égalité entre les femmes et les hommes, les forces de combat contre les inégalités sont d’une tout autre puissance que le militantisme xénophobe et autoritaire. Des millions de bénévoles y sont engagés tous les jours. L’urgence aujourd’hui est de mettre en place les moyens d’un rassemblement très large autour de valeurs communes au lieu de s’entredéchirer et de pointer du doigt des boucs émissaires. La vocation de notre rapport est de servir de base de discussion solide, pour défendre des politiques publiques de justice sociale.

[1] Voir Discours de la servitude volontaire, Étienne de La Boétie, édition établie par Anne Dalsuet et Myriam Marrache-Gourand, Folio, éd. Gallimard, avril 2025.

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Rapport sur les inégalités en France, édition 2025.
Sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, édition de l’Observatoire des négalités, juin 2025.

 

 

 

Les enseignements du « Rapport sur les inégalités, édition 2025 »

Tous les deux ans, l’Observatoire des inégalités publie un panorama complet des disparités qui fracturent notre société. Revenus, éducation, travail, modes de vie, territoires : l’ouvrage analyse méthodiquement les écarts en s’appuyant sur les données les plus récentes. Anne Brunner en repère des faits saillants et les évolutions récentes.

Le constat n’est pas nouveau : les catégories populaires, composées d’ouvriers, d’employés, de personnes peu diplômées et souvent peu qualifiées, subissent les exigences de flexibilité d’une société prospère, confortable pour une large classe favorisée. La fracture passe par les conditions de travail notamment. 35 % des salariés connaissent au moins trois critères de pénibilité physique à leur poste, une proportion qui n’a pas baissé en quinze ans. Cela concerne dix fois plus les ouvriers que les cadres. L’injustice est d’autant plus grande que notre pays est aussi l’un des plus inégalitaires dans le domaine de l’éducation. Année après année, les tests de niveaux scolaires montrent à quel point l’école française profite beaucoup plus aux enfants de parents diplômés qu’à ceux de milieux populaires.

Au final, le milieu social des parents est le facteur qui a la plus grande répercussion sur les revenus perçus à l’âge adulte, bien plus encore que le sexe, le fait d’avoir grandi dans un quartier défavorisé ou d’avoir des parents immigrés. Bien sûr, tous ces facteurs peuvent se cumuler. Bien sûr aussi, le déterminisme n’a rien de systématique, bien des exceptions confirment la règle. Mais ce chiffrage montre le poids de la reproduction des inégalités d’une génération à l’autre, de façon incontestable. À ce constat s’ajoutent des phénomènes nouveaux. Les résultats des derniers travaux de la recherche doivent servir d’électrochoc : les filles ont de moins bons résultats en mathématiques que les garçons dès l’école primaire. Et l’université ne se démocratise plus. Deux signaux qui alertent sur l’urgence à repenser l’école et ses objectifs.

Le rapport que nous venons de publier apporte aussi de bonnes nouvelles, souvent passées sous les radars des médias qui ne s’attardent guère sur le sort des plus modestes. Soulignons par exemple cette amélioration : le taux de chômage dans les quartiers prioritaires a diminué de 25 % en 2014 à 18,3 % en 2022, soit une baisse de 6,7 points, tandis qu’il a reculé de 2,6 points dans les autres quartiers (de 10,1 % à 7,5 %). Cela signifie que l’écart tend à se réduire entre les territoires les plus défavorisés et le reste de la France. L’évolution est d’autant plus importante à noter que ces quartiers sont ceux de l’habitat social qui accueille les populations les plus démunies et voit souvent déménager ceux qui s’insèrent le mieux dans l’emploi. Les lieux les plus en difficulté ne sont pas éternellement destinés à le rester.

Et demain ?

Nos données les plus récentes sur les niveaux de vie et l’éducation portent sur l’année 2022. Celles sur l’emploi, le plus souvent sur 2023. Depuis, l’inflation a persisté encore quelques mois, le chômage semble repartir à la hausse et l’économie mondiale est secouée par la brutalité et l’imprévisibilité du président des États-Unis. Les événements des derniers mois ont-ils fait évoluer ces indicateurs et dans quel sens ? Il faudra attendre la prochaine édition de ce rapport pour en mesurer les effets. Partageons tout de même quelques éléments qui doivent à la fois éviter de tomber dans l’exagération et alerter.

Malgré le ralentissement économique, les augmentations de salaires se sont poursuivies au cours des deux dernières années, en léger retard par rapport à la hausse des prix. Le revenu par personne a même gagné du pouvoir d’achat (0,3 % sur l’année 2023, puis 1,9 % en 2024 selon l’Insee). Mais cette évolution globale pourrait masquer un accroissement des inégalités, entre ceux qui ont pu négocier une hausse de salaire et les autres, notamment. Cependant, rien n’indique une explosion des écarts.

Le « mal-emploi » continue à miner notre société et à attiser les tensions sociales

Du côté des plus modestes, la baisse du nombre d’allocataires du RSA s’est arrêtée en septembre 2024. Le nombre de personnes qui perçoivent une allocation pour chômeurs en fin de droits augmente, ainsi que celui des allocataires du minimum pour les personnes handicapées. La catégorie qui voit sa situation le plus se dégrader est sans doute celle des plus démunis et des plus mal logés. En grande partie parce que les étrangers en situation irrégulière sont laissés sans ressources et écartés du droit de travailler. En matière d’inégalités au travail, nous faisons face à au moins trois incertitudes : la première porte sur le chômage. Sa remontée récente sera-t-elle durable ? Va-t-elle, à nouveau, entraîner un élargissement des écarts entre les jeunes, les moins diplômés, les immigrés et une large classe de cadres supérieurs et de professions intermédiaires qui bon an, mal an bénéficient d’une bien meilleure stabilité ?

La deuxième incertitude porte sur l’emploi précaire, qui continue à augmenter. La baisse du chômage est due en partie au développement de l’apprentissage pour les jeunes, une politique extrêmement coûteuse et qui atteint aujourd’hui ses limites. Si la précarité augmente lorsque le chômage baisse, alors le « mal-emploi » continue à miner notre société et à attiser les tensions sociales.

Troisième doute : la volonté politique sera-t-elle au rendez-vous d’une lutte ferme contre les discriminations et d’un allégement, ou au moins d’une prise en compte, de la pénibilité du travail des ouvriers et employés ? Les employeurs font peu d’efforts s’ils n’y sont pas contraints par la réglementation.

Ancrée dans le travail et l’école, la fracture sociale traverse nos modes de vie : déplacements, maintien du logement à une température acceptable et, in fine, espérance de vie. À l’avenir, il faudra à la fois réduire les inégalités sociales et les dégradations faites à l’environnement si l’on veut préserver le sort des générations futures. Pour cela, il faut regarder les choses en face et les affronter. On ne pourra se contenter de viser les seuls modes de vie néfastes des ultra-riches. Un effort collectif doit être fait, mais il n’est possible que s’il est largement expliqué et tient compte des besoins des plus défavorisés.

    mise en ligne le 1er juin 2025

Effort

Le billet de Maurice Ulrich sur www.humanite.fr

Dans son éditorial, le directeur de la Tribune dimanche, Bruno Jeudy, croit opportun de paraphraser Sartre et sa formule « L’enfer c’est les autres » avec la formule « L’effort c’est les autres » à propos des 45 milliards que chercherait « désespérément » François Bayrou pour boucler le budget. 

Ainsi, écrit-il, « la gauche ne rêve que d’augmenter les impôts des riches ». « Je suis si intelligent, écrivait Oscar Wilde, que parfois je ne comprends pas un seul mot de ce que je dis. » On se demande si Bruno Jeudy comprend toujours ce qu’il écrit. Car qui peut payer plus, si ce n’est ceux qui ont plus d’argent ? Ceux qui n’en ont pas ?

En 2024 le cumul des 500 premières fortunes de France dont celle de Rodolphe Saadé, propriétaire de la Tribune dimanche, dans le classement de tête était de 1 228 milliards d’euros, en augmentation de 5 % sur l’année précédente – soit plus de 60 milliards. La taxe Zucman de 0,2 % sur les ultrariches a été votée à l’Assemblée nationale. On attend qu’elle arrive au Sénat… Allons Bruno Jeudy, un petit effort pour mieux se comprendre.

    mise en ligne le 30 mai 2025

Les recettes du patronat pour détricoter
la Sécurité sociale

Hélène May sur www.humanite.fr

Tandis que le déficit du système de protection sociale s’accroît, une nouvelle offensive des organisations patronales remet en question son financement hérité de l’après-guerre, basé sur les cotisations salariales et patronales.

Le patronat a repris son bâton de pèlerin. Depuis l’ouverture du « conclave » sur les retraites, ses organisations rivalisent de propositions pour faire face au déficit de la Sécurité sociale, dont le montant a été évalué le 26 mai, par la Cour des comptes, à 15,3 milliards d’euros en 2024 (4,8 milliards de plus que prévu), et qui devrait atteindre 22,1 milliards d’euros cette année.

Objectif affiché, et repris mi-mai presque mot pour mot par le président Macron : « réduire le coût du travail ». En d’autres termes, profiter de ces difficultés financières apparentes et organisées – une partie des recettes (CSG et CRDS) sont détournées pour rembourser la « dette Covid » – pour provoquer un big bang des recettes de la Sécu au profit des employeurs, en diminuant à nouveau significativement les cotisations patronales, progressivement rognées depuis le début des années 1990.

Pour ce faire, les chefs d’entreprise militent d’abord activement pour une baisse des dépenses. Mais ils proposent aussi d’autres sources de financement, dont le point commun est d’affaiblir notre système de solidarité. Une fuite en avant alors que même la Cour des comptes rappelle dans son dernier rapport sur la Sécurité sociale que son déficit s’explique aussi par « le montant des allégements généraux de cotisations patronales, qui ont pour objet de réduire le coût du travail ». Un montant qui « a presque quadruplé entre 2014 et 2024, pour atteindre 77 milliards d’euros ». Qu’à cela ne tienne. Les patrons ont toute une panoplie de recettes à proposer pour ne plus payer.

La TVA dite « sociale »

Portée de longue date par le Medef, c’est la mesure qui semble avoir la préférence de l’exécutif. Après Emmanuel Macron, qui l’avait évoqué à demi-mot, c’est le premier ministre, François Bayrou, qui, à son tour, le 27 mai, a suggéré que « les partenaires sociaux puissent s’emparer de cette question ». Cette mesure, qui consiste à compenser une baisse de cotisations par une hausse de l’impôt prélevé sur les produits consommés, avait pourtant mauvaise presse. Son évocation en 2007 par Jean-Louis Borloo, alors ministre de Nicolas Sarkozy, entre les deux tours des législatives, avait été jugée en partie responsable d’avoir brisé la vague bleue qui s’annonçait à l’Assemblée. Ce qui n’a pas empêché l’idée de ressortir régulièrement dans le débat public tel un serpent de mer.

Ses défenseurs arguent aujourd’hui que ce transfert vers la consommation permettrait aux entreprises de regagner en compétitivité. Cela permettrait « aux travailleurs de gagner plus d’argent, aux entreprises de pouvoir embaucher plus », a ainsi promis Amir Reza-Tofighi, président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME). Pas si sûr, répondent syndicats et économistes, qui rappellent que cette politique de l’offre a un effet limité sur l’emploi et le plus souvent à court terme, comme on l’observe aujourd’hui avec le retour en force des plans « sociaux ». « Il y a eu beaucoup de baisses de cotisations ces dernières années, jamais les salariés ne l’ont récupéré en augmentation du salaire net », a aussi taclé Sophie Binet, la secrétaire générale de la CGT.

Le plus injuste des impôts

Gauche et syndicats soulignent qu’une hausse de la TVA reviendrait à transférer le poids des recettes sur le consommateur via une hausse des prix. Soit « une baisse massive de pouvoir d’achat pour les salariés », résume Sophie Binet.

D’autant plus inacceptable que la TVA est le plus injuste des impôts puisqu’elle pèse sur tous de la même façon, sans prendre en compte les revenus. Même le patron de la Cour des comptes, Pierre Moscovici, le dit : « Ça crée des problèmes d’équité, d’inégalités importantes, parce que la proportion à consommer, c’est-à-dire la part que chacun consomme de son revenu, est plus forte chez ceux qui ont moins. »

L’U2P (Union des entreprises de proximité) est sensible à l’objection et tente d’y répondre par des taux de TVA différenciés. « Une hausse modérée de quelques points de la TVA pourrait être l’occasion de faire passer davantage de produits de première nécessité et du quotidien aux taux réduit ou très réduit, pour que les ménages les moins aisés soient également gagnants », suggère-t-elle.

Reste que le plus grand problème est l’incertitude qu’un tel transfert des cotisations vers la TVA fait peser sur le financement de la Sécu. Car la TVA, contrairement à la CSG, n’est pas fléchée vers la Sécurité sociale. Il serait donc aisé pour l’État de décider de l’allouer à d’autres dépenses. « Si, demain, la gestion passe totalement dans les mains de l’État, on tomberait dans le pot commun de l’impôt. On serait tributaires de décisions comptables, budgétaires, et de la couleur politique des gouvernements et du Parlement », explique Karim Bakhta, dirigeant de la fédération CGT des organismes sociaux.

Moitié impôts, moitié cotisations

C’est une autre marotte du patronat pour réduire le montant des cotisations : couper la protection sociale en deux. « La logique voudrait que (les) prestations universelles ne reposent plus sur les revenus du travail et soient financées par un impôt à assiette large, tandis que les prestations contributives continueraient à être financées par les cotisations sociales assises sur les revenus professionnels, ce qui permettrait de clarifier le lien entre payeurs et bénéficiaires de cette couverture sociale », explique Patrick Martin, président du Medef, dans la revue du Cercle de recherche et d’analyse sur la protection sociale.

La logique n’est pas nouvelle et avait par exemple été défendue en 2024 par les économistes Antoine Bozio et Étienne Wasmer, critiquant les exonérations de cotisations patronales comme « des trappes à bas salaires ». Cette idée pourrait très bien s’articuler avec la proposition de TVA sociale. Pour la CGT, cette distinction entre contributivité et non contributivité fragilise l’édifice fondé en 1945.

« C’est avant toute chose un choix politique : celui de remettre en cause la Sécurité sociale et de renforcer l’étatisation de la protection sociale, sous couvert d’une distinction entre assurance et solidarité, distinction qui n’a pas lieu d’être pour la CGT, qui revendique une Sécurité sociale intégrale, fondée sur les principes de solidarité de classe, fonctionnant comme une assurance sociale, financée par les revenus du travail et défendant la réponse aux besoins des assurés sociaux », estime l’organisation dans un récent « Mémo Sécu », « Contributivité ou comment détruire la Sécurité sociale ».

Faire payer les retraités

C’est la troisième piste développée par le patronat. « Le taux abattu de CSG pour les retraités, c’est 11,5 milliards d’euros de moins par an pour le budget de l’État. Quant à l’abattement pour frais professionnels, c’est une niche de 4,5 milliards. Alors je ne suis pas en train de dire qu’il faut que les retraités payent tout, évidemment non, mais il peut y avoir une répartition de l’effort », avait estimé dès janvier Patrick Martin. L’option avait été immédiatement relayée par la ministre chargée des comptes publics, Amélie de Montchalin, puis par le ministre de l’Économie, Éric Lombard, avant d’être écartée en mai par François Bayrou, conscient du poids électoral de cette catégorie de la population.

Il n’empêche, l’idée circule toujours, alimentée par un constat. Le niveau de vie médian des retraités est, selon la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), 2,1 % plus élevé que celui des autres catégories. Même si cela s’explique par l’absence d’enfant à charge et par le fait que les retraités sont plus nombreux à être propriétaires de leur logement (70 % contre 53,7 % dans le reste de la population), cette comparaison alimente le constat du travail qui ne paie plus. « Une anomalie », selon Amir Reza-Tofighi, qui déplorait en avril qu’« à chaque fois qu’on demande des efforts, on ne les demande pas aux retraités, pour des raisons électorales ».

En avril, la Cour des comptes évoquait de son côté la fin de l’indexation des pensions sur l’inflation, estimant que ce système « n’apparaît pas le plus adapté pour assurer un équilibre durable du système des retraites » et qu’une « indexation sur les salaires favoriserait une meilleure équité intergénérationnelle ». Reprise en partie par l’U2P, qui propose un arrêt de l’indexation pendant trois à cinq ans, la mesure est très inégalitaire, puisqu’elle touche tous les pensionnés de la même façon. Moins coûteuse politiquement, la fin de l’abattement de 10 % pour les retraités recueille un plus large soutien. Le Medef comme la CPME et l’U2P y sont favorables.

« Cette suppression de l’abattement fiscal ne toucherait pas les plus modestes, qui sont généralement moins nombreux à être imposables », écrivait Pierre Madec, économiste à l’OFCE. Mais les retraités moyens seraient aussi affectés, et cela se traduirait par une hausse de leur niveau d’imposition. Pour 500 000 d’entre eux, cela voudrait même dire passer de non imposables à imposables. S’ajoute, rappelle la CGT, le fait que « l’augmentation du revenu fiscal de référence aurait des conséquences sur le taux de CSG appliqué, et remettrait en cause l’accès à certaines aides et allocations ou au logement social soumis à conditions de ressources ».

Taxer le patrimoine

S’en prendre au patrimoine pour équilibrer les comptes n’est pas une recette habituelle du patronat. Pourtant, l’U2P en fait un levier d’action et propose d’augmenter le niveau de taxation sur la rente financière et immobilière, pour qu’il cesse d’être inférieur à celui du travail.

Dans le même registre, elle suggère d’augmenter l’impôt sur les gros héritages – supérieurs à 500 000 euros –, estimant que, « quand le poids des fortunes héritées est tel et que nos choix collectifs aggravent le problème en taxant le travail plus que l’héritage, il faut inévitablement corriger la situation en réduisant les prélèvements sur le travail et en remontant un peu ceux qui sont appliqués aux héritages les plus volumineux ».

Ignorées par les organisations du moyen (CPME) et grand patronat (Medef), mais aussi par la droite et le centre, ces pistes prennent pourtant en compte la réalité d’un pays où les inégalités de patrimoine sont bien supérieures aux inégalités de revenus et n’ont cessé de croître (en 2024, 10 % des Français détenaient 50 % du patrimoine total), au point qu’on puisse parler de nouveau d’une « société d’héritiers ». Elles s’inscrivent par ailleurs dans la mobilisation en cours au niveau mondial pour une taxation effective des plus riches.

mise en ligne le 29 mai 2025

Politis a trouvé
de l’argent magique !

Pierre Jequier-Zalc sur www.politis.fr

À l’aide de nombreux travaux d’économistes, Politis recense cinq mesures qui permettraient de trouver plus de 50 milliards d’euros par an. Davantage que le montant recherché par François Bayrou. Un bonus exceptionnel – pour seulement un an – rapporterait 100 milliards d’euros additionnels.

Le gouvernement de François Bayrou est tellement désemparé face à la nécessité de trouver 40 milliards d’euros supplémentaires pour le prochain budget qu’on ne serait même plus étonné qu’une cagnotte en ligne soit ouverte par les équipes du premier ministre. Comment ne pas les comprendre ?

Enfermés dans une politique de l’offre dogmatique, Emmanuel Macron et ses gouvernements successifs ont baissé les recettes fiscales, quoi qu’il en coûte. Et ils ne veulent surtout pas faire machine arrière. À ce niveau-là, et même si bon nombre de ministres aiment se poser en apôtres de la laïcité, tout indique que c’est bien la croyance en une religion néolibérale décomplexée (et surtout sa pratique) qui nous a conduits au bord d’une crise de la dette majeure. Dans leur logiciel, il ne reste donc qu’une seule solution : baisser, encore, les dépenses sociales, après trois réformes brutales de l’assurance-chômage et la hausse de l’âge légal de départ à la retraite.

Politis compile ci-dessous quelques idées simples et efficaces pour résoudre l’équation à laquelle les gouvernements successifs, depuis 2017, ne veulent pas répondre. Alors que plus de 9 millions de Français sont en situation de pauvreté, et que ce nombre est en hausse, nous estimons extrêmement périlleux et irresponsable de tailler plus encore dans les dépenses sociales. Pour faciliter la vie de François Bayrou, nous lui proposons ici de quoi faire entrer plus de 50 milliards d’euros de recettes supplémentaires par an dans les caisses de l’État.

Des propositions chiffrées et sourcées par des économistes reconnus et spécialistes qui, selon toute vraisemblance, ne mettraient en péril ni les emplois ni la santé économique du pays – rappelons, à ce titre, que notre croissance est atone depuis plusieurs années. En revanche, certaines reviennent sur des politiques publiques mises en place depuis 2017 et ayant conduit à aggraver la situation économique de la France.

1 – Appliquer la taxe « Zucman » : 20 milliards d’euros

C’est la mesure la plus médiatisée, notamment du fait du vote par les parlementaires, en février, d’une proposition de loi du groupe Écologiste et Social reprenant le principe de cette taxe pensé par Gabriel Zucman, éminent spécialiste de la fiscalité des plus riches. L’idée est simple et part d’un constat mis au jour par une note de l’Institut des politiques publiques dont Politis vous parlait déjà en 2023 : l’impôt sur le revenu devient régressif pour les plus riches de notre société. Ainsi, les 0,0002 % plus grandes fortunes du pays ne paient que 26 % d’impôt sur leur revenu, contre 50 % pour les 10 % les plus aisés.

En parallèle, le patrimoine des grandes fortunes a explosé ces dernières années, notamment parmi les plus riches des plus riches. Comment expliquer, dans un pays dont la devise contient le mot « égalité », que les plus fortunés payent proportionnellement moins d’impôts que les autres ? Gabriel Zucman propose donc de remédier à cette injustice en instaurant une taxe sur le patrimoine – et non sur le revenu ! – pour les ultra-riches. Cela ne concerne que les foyers fiscaux détenant plus de 100 millions d’euros de patrimoine – soit une infime partie de la population. Un impôt à hauteur de 2 % du patrimoine de ces immenses fortunes permettrait, selon le chercheur, de faire entrer environ 20 milliards d’euros par an dans les caisses publiques. 

L’argument ultime des néo­libéraux – « si on les taxe, les riches vont partir » – relève du préjugé.

Surtout, cela n’appauvrirait pas ces foyers : en effet, le rendement de leur capital – c’est-à-dire ce que leur fortune leur rapporte en plus chaque année – est de près de 7 % par an en moyenne sur les quarante dernières années, net de l’inflation. Inutile de souligner que les salaires n’ont pas connu une telle hausse. Enfin, l’argument ultime des néo­libéraux – « si on les taxe, les riches vont partir » – relève du préjugé et a été maintes fois contesté (lire ci-dessous).

ZOOM : L’exil des riches, peur infondée et facilement résoluble

Si un impôt sur le patrimoine des plus riches est mis en place, ceux-ci auraient le loisir de quitter le territoire pour y échapper : cet argument est répété inlassablement par ceux qui refusent la création de cette taxe. Il suffirait pourtant, afin d’empêcher ce contournement fiscal, de mettre en place un « bouclier anti-exil ». « L’idée est simple : si une personne a vécu longtemps en France, y est devenue immensément riche, et déménage dans un paradis fiscal, alors la France devrait – et pourrait facilement – continuer à taxer cette personne après son départ », explique, sur Instagram, Gabriel Zucman. Loin d’être saugrenue, cette idée est déjà mise en pratique par les États-Unis, par exemple.

2 – Réformer l’héritage et les droits de succession : 19 milliards d’euros

C’est certainement la manne de richesses la plus importante dans laquelle l’État pourrait puiser : les héritages. Dans les quinze prochaines années, 9 000 milliards d’euros de patrimoines détenus par les Français les plus âgés seront transmis à leurs héritiers. Un chiffre énorme, qui témoigne d’une réalité de mieux en mieux documentée ces dernières années. La France du XXIe siècle redevient une société d’héritiers, comme au XIXe siècle. Aujourd’hui, la fortune héritée représente 60 % du patrimoine national, contre 35 % seulement au début des années 1970.

Le flux successoral représente chaque année environ 400 milliards d’euros de patrimoine transmis. Fondation Jean-Jaurès

Étudié par de nombreux économistes, le principe de la succession reste pourtant profondément injuste et très inégalement réparti au sein d’une population où le patrimoine est de plus en plus concentré dans les mains d’une petite minorité – les 10 % les plus riches en détiennent plus de la moitié. « Ce retour de l’héritage, extrêmement concentré, nourrit une dynamique de renforcement des inégalités patrimoniales fondées sur la naissance et dont l’ampleur est beaucoup plus élevée que les inégalités observées pour les revenus du travail », souligne une étude du Conseil d’analyse économique (CAE), un collège d’économistes qui conseille le premier ministre.

Malgré cela, les successions restent très faiblement taxées. « Le flux successoral représente chaque année environ 400 milliards d’euros de patrimoine transmis, et la fiscalisation de ces donations et successions rapporte autour de 20 milliards d’euros à la collectivité (soit environ 5 % du total des transmissions) », rappelle ainsi une note de la Fondation Jean-Jaurès.

La faiblesse de ce pourcentage est notamment due à l’existence de nombreuses niches fiscales : pacte Dutreil (exonération de la transmission des biens professionnels), assurance-vie, etc. Autant de dispositifs qui permettent à bon nombre de successions d’éviter l’imposition. « Le système de taxation français […] est […] mité par des dispositifs d’exonération ou d’exemption dont les justifications économiques sont faibles », explique les économistes du CAE.

Au vu de ce constat, s’attaquer à une réforme d’ampleur des droits de succession s’apparente à une nécessité démocratique pour rétablir de l’égalité et de l’équité. Ce serait surtout une aubaine pour renflouer efficacement les caisses publiques. Les économistes du CAE ont fait des simulations : ils estiment qu’une réforme ambitieuse, qui s’attaquerait frontalement aux dispositifs qui mitent les droits de succession aujourd’hui, rapporterait 19 milliards d’euros par an à l’État. Une telle réforme n’augmenterait nullement les droits de succession des petits patrimoines, argument régulièrement utilisé par le pouvoir pour ne pas s’attaquer à ce sujet.

3 – Légaliser le cannabis : 2,8 milliards d’euros

Le chiffre pourrait paraître énorme. Pourtant, il est vraisemblablement sous-estimé car fondé sur des estimations très approximatives – et sans doute inférieures à la réalité – de la consommation actuelle de cannabis. Pour donner un ordre d’idée, les recettes fiscales sur la vente de cigarettes étaient de près de 13 milliards d’euros en 2024.

C’est, une nouvelle fois, une note du Conseil d’analyse économique, rattaché à Matignon – qu’on ne peut donc que difficilement qualifier de bolchevique –, qui aboutit à cette estimation : légaliser le cannabis permettrait à l’État d’engranger 2,8 milliards de recettes supplémentaires. Cette somme prend en compte l’ensemble des taxes qui encadreraient la vente du cannabis. En revanche, elle n’intègre pas d’éventuelles nouvelles recettes issues d’un changement des politiques publiques.

En effet, si le cannabis est légalisé, plus besoin de mener des politiques répressives – spécialité hexagonale sur ce sujet. « Même si on fait abstraction des nouvelles recettes fiscales, les politiques de légalisation et de dépénalisation ont un effet positif sur les finances publiques dans le cadre d’une analyse coûts-bénéfices. La plupart des études trouvent que les gains en termes de coûts de répression et de justice liés aux usagers sont plus élevés que les coûts d’encadrement du marché et que l’augmentation hypothétique des coûts de santé », écrivent les auteurs de la note.

Outre l’aspect purement financier, la légalisation du cannabis – sujet auquel Politis a consacré un dossier complet en février – permettrait de mieux encadrer et de réduire les risques liés à la consommation de cette substance.

4 – Revoir les politiques sur l’apprentissage : 10 milliards d’euros

« Apprentissage : quatre dispositifs pour reprendre le contrôle » : le titre de l’étude de l’économiste Bruno Coquet pour l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) ne fait pas dans le subjectif. Les dépenses publiques liées à l’élargissement massif du dispositif de l’apprentissage sont hors de contrôle. Désormais près de 25 milliards d’euros par an. Un coût faramineux dont la quasi unique justification est le souhait d’Emmanuel Macron de pouvoir présenter un bilan d’un million de nouveaux apprentis par an – et, ainsi, de jouer artificiellement – sur le taux de chômage des jeunes. Un objectif d’ores et déjà presque atteint. Mais à quel prix ?

En 2023, un apprenti générait en moyenne plus de 26 000 euros par an de dépenses publiques. B. Coquet

Si Emmanuel Macron s’est attaqué dès 2018 au sujet de l’apprentissage, le tournant majeur date d’après le premier confinement, en 2020. Dans le but de relancer à tout-va l’économie, le président de la République et son gouvernement instaurent une « aide exceptionnelle » pour les entreprises concernant l’apprentissage. Une aide qui va « bien au-delà de toutes les bonnes pratiques en matière d’emplois aidés », pour l’économiste de l’OFCE. En effet, celle-ci élargit massivement le dispositif, notamment pour les étudiants en études supérieures, alors qu’auparavant il ciblait les formations de niveau bac ou inférieur. Pour une entreprise, le coût d’embauche d’un étudiant en apprentissage devient infime. Il « a été réduit d’environ 90 % pour les apprentis du supérieur », note Bruno Coquet.

Autant d’aides qui aboutissent à une situation « incontrôlée » selon l’économiste : « En 2023, un apprenti générait en moyenne plus de 26 000 euros par an de dépenses publiques, soit environ deux fois le coût moyen d’un étudiant du supérieur suivant une voie classique. » « Du point de vue de l’insertion en emploi des apprentis, l’efficience du dispositif est très faible », nuance l’économiste. Ainsi, il propose de revenir à la formule de 2018, concentrée sur les apprentis qui en ont le plus besoin pour s’insérer sur le marché du travail. Cela permettrait à l’État d’économiser 10 milliards d’euros par an, aujourd’hui versés sans contrôle ni distinction aux entreprises, sans autre objectif qu’un chiffre, certes mirobolant, mais qui n’est ni efficient ni intéressant économiquement.

5 – Baisser les exonérations de cotisations sur les bas salaires : 3 milliards

C’est une mesure qui a failli être votée lors du dernier budget. Mais les macronistes, fidèles à leur mantra « ne pas augmenter le coût du travail » et soucieux de ne pas fâcher le patronat, ont finalement réussi à la vider de son sens.

De quoi parle-t-on ? Aujourd’hui, le Smic et les très bas salaires (jusqu’à 1,6 Smic) bénéficient d’exonérations de cotisations patronales. Ce qui peut créer ce qu’on appelle une « trappe à bas salaires » : les entreprises n’ont aucun intérêt à augmenter les bas salaires car cela leur coûte doublement, à la fois par la hausse du salaire et par le surplus de cotisations dont elles étaient exonérées avant l’augmentation. Le phénomène a été, ces derniers mois, de plus en plus mis en avant du fait d’une « Smicardisation » de la société.

Début 2023, 17,3 % des salariés français étaient payés au Smic, un niveau inédit en trente ans. La raison : avec l’inflation, le Smic a continué d’augmenter, rattrapant les bas salaires, qui, eux, ont stagné. Or, avec le système actuel d’allègements de cotisations pour les salaires autour du Smic, il n’existe aucune incitation – au contraire même – à augmenter les bas salaires.

Fin 2024, deux économistes proches du gouvernement, Antoine Bozio et Étienne Wasmer, ont rendu un volumineux rapport sur cette question. Et leur conclusion, même si elle reste policée, est claire : « En termes de politiques d’exonérations de cotisations sociales, une inflexion est nécessaire. » D’autant plus nécessaire que le coût de ces exonérations, entre 70 et 80 milliards d’euros par an, est très important. Infléchir légèrement la politique actuelle sur les très bas salaires – comme l’a, un moment, envisagé le gouvernement – pourrait ainsi rapporter, a minima, 3 milliards d’euros supplémentaires par an.

Bonus  : taxer la hausse des richesses des ultra-riches : une mesure exceptionnelle à 100 milliards

« En France, les 500 plus grandes fortunes ont progressé de 1 000 milliards d’euros depuis 2010, passant de 200 à 1 200 milliards. » Dans une note de son blog sur Le Monde, Thomas Piketty, l’économiste des inégalités et auteur du Capital au XXIe siècle, pose ce constat particulièrement éloquent. Et propose une mesure sur cette augmentation faramineuse. « Il suffirait d’une taxe exceptionnelle de 10 % sur cet enrichissement de 1 000 milliards pour rapporter 100 milliards, c’est-à-dire autant que la totalité des coupes budgétaires envisagées par le gouvernement pour les trois prochaines années. »

Rien dans la Constitution n’interdit n’imposer une taxe exceptionnelle sur l’enrichissement des milliardaires. T. Piketty

La proposition, au vu du contexte économique et politique, paraît assez peu crédible. Pourtant, aucun argument ne permet de la balayer d’un revers de main. Les milliardaires partiraient-ils ? Avec la création d’un bouclier contre l’exil fiscal, ils ne pourraient pas. Une mesure anticonstitutionnelle ? « Rien dans la Constitution n’interdit n’imposer une taxe exceptionnelle sur l’enrichissement des milliardaires, et plus généralement d’imposer le patrimoine, qui est un indicateur pertinent pour évaluer la capacité contributive des citoyens, au moins autant que le revenu », réfute Thomas Piketty. « Que certains juges constitutionnels ignorent tout cela et tentent parfois d’utiliser leur fonction pour imposer leurs préférences partisanes ne change rien à l’affaire : il s’agit d’un débat politique et non juridique. »

Un débat politique qu’il est de plus en plus urgent d’avoir pour éviter les cures austéritaires à répétition promises par le gouvernement, et pour, enfin, réinvestir dans nos services publics et dans la transition climatique.

  mise enligne le 27 mai 2025

400 plans de suppression d’emplois : Macron, clown de la réindustrialisation

Pierre Jequier-Zalc  sur www.politis.fr

La CGT vient de publier une carte actualisée des plans de suppression d’emploi. Depuis septembre 2023, près de 90 000 emplois directs sont menacés ou supprimés. Un chiffre qu’Emmanuel Macron ignore. Pire, lui et ses gouvernements refusent toute intervention politique pour endiguer cette saignée sociale.

Dans le flot de l’actualité, l’information est passée à la trappe. Pourtant, elle a de quoi étonner, a minima. Auditionné par la commission d’enquête parlementaire sur les plans de licenciements, le patron d’ArcelorMittal France, Alain Le Grix de la Salle, confie, sous serment, avoir été reçu par Emmanuel Macron en compagnie de M. Mittal, dirigeant mondial du groupe, mi-mars. Soit, un mois avant l’annonce du vaste plan de suppression de 636 postes. De quoi discuter sérieusement d’un tel sujet ? D’envisager des moyens de sauver ces emplois ? Ni l’un. Ni l’autre. Selon Alain Le Grix de la Salle, le sujet n’a même pas été abordé.

Qu’écrire face à une telle blague ? « Ahurissant », est peut-être le seul qualificatif adapté à la situation. Pourtant, loin d’être exceptionnel, cet exemple caractérise la politique sur le sujet de l’emploi et de l’industrie de l’autoproclamé apôtre de la réindustrialisation : le néant. Alors que les plans de licenciements s’amoncellent partout dans le pays, touchant notamment plusieurs secteurs industriels, Emmanuel Macron fait la sourde oreille.

Organiser sa propre impuissance

Ce mardi, la CGT a présenté une actualisation de sa carte des plans de suppression de postes. Voilà un an, tout pile, que la deuxième organisation syndicale du pays alerte sur un sujet qui devient de plus en plus brûlant en compilant, méthodiquement, l’ensemble des plans de licenciements dont elle a connaissance.

C’est un gouvernement qui organise sa propre impuissance.     S. Binet

En octobre 2024, lors de la dernière présentation de sa carte, la centrale avait recensé 180 plans de suppression de postes entre septembre 2023 et septembre 2024. Six mois plus tard, ce chiffre atteint la barre des 400. « Et il est extrêmement minoré. Nous n’avons pas connaissance de tous les plans dans les petites et moyennes entreprises qui passent en dehors de nos radars », rappelle Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT.

Selon le syndicat, cela concerne 88 501 emplois directs supprimés ou menacés. Avec les emplois « induits », ce chiffre explose et se situe entre 157 000 et 244 000, selon les hypothèses. L’estimation est très importante. Pourtant, elle ne semble que peu préoccuper le gouvernement, bien plus loquace quand il s’agit de taper sur les musulmans ou sur les précaires. C’est d’ailleurs une Sophie Binet particulièrement remontée qui s’est présentée ce mardi devant la presse pour dénoncer « un gouvernement qui organise sa propre impuissance ».

Et comment ne pas la comprendre quand, avec une année de recul depuis ses premières alertes, on ne peut que constater l’inaction du gouvernement. Ou, pire, sa volonté d’aller contre les intérêts des salariés. L’exemple de Vencorex, avec une nationalisation refusée par l’État, puis un projet de coopérative soutenu par à peu près tout le monde – sauf le gouvernement – retoqué par le tribunal de commerce, en représentent très certainement l’allégorie.

Cette impuissance gouvernementale est aussi évidente que la stratégie des multinationales, largement bénéficiaires, abandonnant volontairement des sites plus assez rentables pour leurs actionnaires, pour délocaliser leur production et maximiser leurs dividendes.

Emmanuel Macron impose sa vision du monde : il n’y aurait rien au-dessus de la loi du marché.

De nombreux leviers publics existent pour qu’Emmanuel Macron et François Bayrou mettent un terme à cette saignée sociale. Nationalisation, moratoire sur les licenciements, transparence sur les aides publiques, conditionnalité des aides au maintien de l’emploi… Autant d’outils que le gouvernement pourrait décider d’activer.

Étudier sérieusement la nationalisation

Mais, une fois n’est pas coutume, en organisant son impuissance, Emmanuel Macron impose sa vision du monde : il n’y aurait rien au-dessus de la loi du marché. Et tout interventionnisme de l’État est vu, par essence, comme mauvais. Il s’agirait, pourtant, de sortir d’un dogmatisme inquiétant et de faire preuve de pragmatisme et de « bon sens » : deux valeurs dont les membres de la macronie adorent se draper.

Le bon sens, en effet, c’est de s’interroger sur ce que deviennent les millions – voire les milliards, parfois – d’euros d’aides publiques accordés à des entreprises. Les mêmes qui, ensuite, s’empressent de licencier.

C’est d’étudier sérieusement la nationalisation d’ArcelorMittal, alors que les projets de décarbonation, nécessaires à la poursuite de l’activité française, sont mis entre parenthèses par la multinationale.

Maximiser les rentes du capital n’est pas une politique industrielle sérieuse.

C’est d’écouter les acteurs locaux, syndicats, élus, salariés et même, parfois, patronat, qui proposent des projets de reprise cohérents, comme à La Chapelle Darblay. C’est de travailler au niveau national comme européen pour protéger les salariés français du dumping social et écologique – et non vouloir écarter la directive européenne sur le devoir de vigilance, une réglementation a minima pour faire respecter les droits humains aux multinationales.

Car, disons-le clairement : la politique de l’offre, visant à réduire le coût du travail et à maximiser les rentes du capital n’est pas une politique industrielle sérieuse. Ce n’est pas un principe dogmatique, mais le bilan de huit ans de macronisme.


 

mise en ligne le 26 mai 2025

Loi Duplomb
à l'Assemblée nationale :
la dérégulation à tout-va

Clara Gazel sur www.humanite.fr

Examiné à partir de ce lundi à l’Assemblée nationale, le texte porté par deux sénateurs de droite promet de « lever les contraintes » pesant sur les paysans. Cher à la FNSEA, il multiplie les saillies contre les normes environnementales et regorge de mesures contre-productives, comme la ré-autorisation de néonicotinoïdes.

Les porteurs du texte pensent se poser en sauveurs du monde paysan. Débattue ce lundi à l’Assemblée nationale, après son adoption au Sénat, la proposition de loi (PPL) Duplomb – du nom de l’un de ses coauteurs – ambitionne de « lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur ». Un titre prometteur bien loin de faire l’unanimité dans la profession et qui soulève de vives contestations des associations environnementales.

En cause, des mesures controversées, parmi lesquelles la réintroduction de néonicotinoïdes et l’assouplissement des normes environnementales pour l’élevage intensif. Autant de mesures chères à la FNSEA qui seront examinées jusqu’au 31 mai et qui font l’objet de plus de 3 500 amendements. Sauf si par un tour de passe-passe législatif, les députés favorables au texte défendent une motion de rejet du texte. En effet, si une majorité de députés la vote, le texte sera immédiatement considéré comme rejeté par l’Assemblée nationale, donc sans examen dans l’Hémicycle. Il ferait ensuite l’objet d’une commission mixte paritaire (CMP). Mais en partant de la version du Sénat. « L’unique but de cette manœuvre est de faire passer en force, sans débat démocratique en séance, les dispositions ignobles de cette proposition de loi », a réagi l’association de défense de l’environnement Générations futures dans un communiqué.

Une loi « terriblement rétrograde »

Si les défenseurs de cette PPL brandissent l’argument de l’intérêt général, elle ne satisfait pas l’ensemble du monde paysan. « Elle ne répond en rien aux vrais enjeux comme l’accès à la terre, les revenus ou l’installation, fustige Astrid Bouchedor, chargée de plaidoyer chez Terre de liens. À la place on a plus de pesticides, moins de contrôle et plus de concentration des terres. »

Fanny Métrat, porte-parole de la Confédération paysanne, dénonce une loi « terriblement rétrograde » qui ne répond pas aux causes structurelles de la crise agricole – les mêmes qui avaient déclenché la vague de contestation de l’hiver 2024. « On nous impose un faux narratif selon lequel les normes environnementales seraient responsables de nos souffrances. »

Pire : pour Mathieu Courgeau, coprésident du collectif Nourrir, organisme agricole et citoyen qui œuvre à la refonte du système agricole, la loi détourne l’agriculture de l’indispensable transition écologique. « Elle ne propose rien pour adapter notre modèle aux dérèglements climatiques, qui sont pourtant la deuxième préoccupation des agriculteurs après le revenu. »

Les pesticides érigés en totem

Parmi les mesures les plus décriées, l’article 2 autorise, pour trois ans, des dérogations à l’interdiction des néonicotinoïdes, autorisés ailleurs en Europe. « C’est un choix purement politique, qui n’a rien de scientifique. Les risques pour la santé humaine et la biodiversité sont bien documentés dans la littérature académique », rappelle Yoann Coulmont, chargé de mission plaidoyer chez Générations futures.

Pour Stéphane Galais, porte-parole de la Confédération paysanne, « il faut en finir avec le ”pas d’interdiction sans solution”, chiffon rouge agité pour les filières noisette et betterave, qui ont des alternatives et dont la majorité des récoltes est exportée ».

Autre point sensible : la suppression de la séparation entre vente et conseil des pesticides. Un danger clair pour Générations futures, qui rappelle que les vendeurs ont « des intérêts économiques évidents ». Quant à la volonté de soumettre l’Anses – qui délivre les autorisations pour les pesticides – à un comité d’orientation agricole, écartée en commission à l’Assemblée, elle pourrait revenir par voie réglementaire. « C’est une stratégie de diversion de la ministre Genevard », tance Yoann Coulmont.

Encourager les méga-fermes

La PPL prévoit d’abaisser les seuils déclenchant une étude environnementale pour les projets d’élevage intensif. « Pour les volailles, le seuil passerait de 40 000 à 85 000. En dessous, plus d’étude systématique », explique Sandy Olivar Calvo, de Greenpeace. Un soutien affiché à l’élevage intensif et un « appel d’air pour la concentration des fermes », selon Stéphane Galais, de la Confédération paysanne. À qui profiterait cette mesure ? « À une infime minorité car moins de 2 % des exploitations sont au-dessus de ces seuils », répond Sandy Olivar Calvo.

Prévue dans le texte sénatorial, la mesure facilitant la construction de mégabassines a été retoquée en commission. Mais le gouvernement prévoit déjà de la réintroduire par amendement, sous pression de la FNSEA, qui dénonce un texte « détricoté ».

Pressions de la FNSEA sur les élus

Le syndicat, qui soutient ce texte « vital », agite la menace de nouvelles actions ce lundi, aux côtés des Jeunes agriculteurs. Pour faire pression, certains membres n’ont pas hésité à harceler de messages des députés ou à dégrader des permanences dans les Hautes-Pyrénées, l’Hérault ou le Cher. « Contrairement aux pratiques mafieuses des dirigeants de la FNSEA, on va soutenir les élus opposés à la loi en déposant des fleurs, symbole de biodiversité, devant les permanences », réagit Thomas Gibert, porte-parole de la Confédération paysanne.

Le syndicat fustige le « forcing de la FNSEA », qui a conduit à l’adoption de la procédure accélérée pour cette PPL, « loin de faire l’unanimité chez les députés du bloc central ». Autant dire qu’elle a du plomb dans l’aile, suscitant même des divergences entre ministères : début mai, la ministre de la Transition écologique qualifiait la réintroduction d’un néonicotinoïde de « fausse solution », quand sa collègue de l’Agriculture saluait un texte « équilibré ». Rappelons qu’Annie Genevard vient des rangs LR, comme Laurent Duplomb, coauteur de la loi et ancien élu de… la FNSEA.

Comme si les reculs environnementaux ne suffisaient pas, Annie Genevard a annoncé le 20 mai une coupe drastique de 15 millions d’euros dans le budget alloué à l’Agence bio, chargée de structurer la filière. Un « signal délétère », dénoncent professionnels et associations. « On veut sortir du marasme dans lequel on est, lance Fanny Métrat. On n’en peut plus de ces discours qui nous montent les uns contre les autres et nous isolent des citoyens. » Des citoyens qui, en grande majorité, rejettent cette loi, rappelle Sandy Olivar Calvo : « Les députés doivent se souvenir qu’ils n’ont pas été élus par la FNSEA, mais par des citoyens très inquiets des dangers qu’elle porte. »


 


 

Agriculteurs, ils disent
non à la loi Duplomb

Par Fanny Marlier sur https://reporterre.net/

Aides fléchées pour les élevages industriels, pesticides à gogo... La loi Duplomb ne bénéficiera qu’à une poignée de gros agriculteurs, insistent les paysans interrogés par Reporterre.

Supposé « lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur », ce texte pourrait bel et bien accélérer la fin de la profession. C’est le sombre constat dressé par nombre d’agriculteurs qui espèrent arriver à instaurer un rapport de force en amont de l’examen de la loi Duplomb, qui débute lundi 26 mai à l’Assemblée nationale. Les partisans du texte vont déposer aujourd’hui une motion de rejet pour contourner les amendements déposés par les écologistes et insoumis. Si cette motion est votée, l’examen de la loi passera directement en commission mixte paritaire (CMP), réunissant qu’un petit nombre de députés et sénateurs pour travailler sur la version du Sénat.

Dans le détail, le texte écocidaire pourrait réintroduire des pesticides dangereux, encourager l’épandage par drones, favoriser la construction de mégabassines, détruire les zones humides, ou encore, affaiblir l’indépendance de l’Anses, l’agence nationale chargée d’évaluer et d’autoriser la mise sur le marché des pesticides.

« Cette proposition de loi ne répond pas aux attentes du monde agricole fustige Thomas Guibert, porte-parole du syndicat agricole la Confédération paysanne. Ce texte ne bénéficiera qu’à une poignée de très gros agriculteurs, toujours les mêmes, c’est-à-dire ceux notamment ceux qui dirigent la FNSEA. »

En sous-texte, le syndicaliste souligne combien cette loi découle des demandes de la FNSEA, le syndicat qui défend une agriculture productiviste intensive avide de produits phytosanitaires. Derrière ce texte, le sénateur Les Républicains (LR), Laurent Duplomb, est d’ailleurs lui-même un ancien élu de la FNSEA. À l’opposé, la loi constituerait une menace pour l’agriculture paysanne, « celle qui relocalise, respecte les sols et tente de préserver les ressources en eau », souligne la Confédération paysanne.

Au-delà des effets pour la santé et la biodiversité, parmi les dispositifs qui inquiètent les agriculteurs, il y a aussi celui facilitant l’essor des élevages industriels. Selon le niveau de danger qu’elles représentent pour la santé et l’environnement, certaines catégories d’installations, appelées les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), sont soumises à une réglementation particulière nécessitant une demande d’autorisation préalable. On y trouve des industries, des usines, mais aussi de grands élevages.

Mégapoulaillers industriels

La loi Duplomb vise à élever les seuils de ces élevages soumis à autorisation, en passant par exemple d’un élevage de 40 000 volailles à 85 000 volailles. En 2024, près de 19 000 sites étaient soumis à ce régime d’autorisation, soit moins de 5 % des exploitations agricoles françaises.

« La mesure concerne très peu d’exploitations mais elle pourrait avoir des conséquences environnementales majeures, notamment en termes de pollution de l’eau, pointe Sandy Olivar Calvo, chargée de campagne agriculture et alimentation chez Greenpeace. Sans compter que l’accélération des élevages industriels se fait toujours au détriment d’autres exploitations, plus petites, et entraîne généralement leur chute. »

Le nombre d’agriculteurs et de fermes en France ne cesse, en effet, de baisser. À tel point qu’en dix ans, entre 2010 et 2020, la France a perdu 101 000 exploitations agricoles. En cause, le coût des installations, les faibles rémunérations, les conséquences du changement climatique, la difficulté à trouver un équilibre entre vie personnelle et professionnelle.

« L’accélération des élevages industriels se fait au détriment des petites exploitations »

Les grandes exploitations, autour de 136 hectares, sont les seules à avoir vu leur nombre augmenter. Les exploitations ne cessent de s’agrandir et de se spécialiser. Sur la décennie, la taille moyenne des exploitations est passée de 55 hectares en 2010 à 69 hectares en 2020.

Plus de pesticides, moins de contrôle

« La loi Duplomb propose uniquement d’utiliser davantage de pesticides, d’alléger les contrôles, et de faciliter les concentrations », résume Astrid Bouchedor, responsable de plaidoyer de Terre de Liens.

Avec quelles conséquences ? Thomas Guibert, de la Confédération paysanne, donne un exemple d’un effet domino délétère. La réintroduction de certains pesticides va nuire aux abeilles et donc nuire aux apiculteurs... qui doivent déjà faire face à « des importations cassant les prix ». Sans parler des baisses de rendement dues à une pollinisation des fruits et légumes en baisse.

Surtout, la loi Duplomb ne répond pas aux demandes issues du monde agricole, martèlent ces agriculteurs. Un sondage Ifop, du Collectif Nourrir réalisé en février 2024 auprès de 600 agriculteurs indiquait qu’à peine 4 % des répondants sont préoccupés par les restrictions sur les pesticides.

Détricotage des mesures favorables à l’environnement

Au total, 52 % citaient le contexte économique comme source de préoccupation majeure, en particulier l’augmentation des coûts (18 %), l’instabilité des marchés (16 %), et des prix de vente insuffisants (12 %). Autre point important : 60 % des agriculteurs interrogés disaient vouloir se tourner vers l’agroécologie et la bio.

En guise de besoins urgents, Astrid Bouchedor, de Terres de liens cite pêle-mêle : la création d’une grande loi foncière facilitant l’accès à la terre, ainsi que la réorientation des aides, comme celles de la PAC, davantage fléchées vers des fermes agroécologiques « à tailles humaines ».

Pour l’heure, le gouvernement ne semble pas prêt d’y répondre favorablement. Mardi 20 mai, l’Agence bio chargée du développement de la promotion des produits bio a appris la suppression des 5 millions d’euros à son budget dédié aux campagnes de communication, ainsi que la réduction de 10 millions d’euros de la dotation de son fonds Avenir bio, destiné à soutenir des projets de développement de filières biologiques.

Quoi qu’il en soit, la loi Duplomb s’inscrit dans la lignée des politiques de détricotage des mesures favorables à la protection de l’environnement et à la santé des citoyens à l’œuvre depuis plusieurs mois. « Il est incompréhensible de voir aujourd’hui les députés débattre d’un texte qui met en péril notre capacité à produire demain et à assurer un environnement et une alimentation saine pour tout le monde », insiste Mathieu Courgeau, éleveur et coprésident du Collectif Nourrir.

Et de conclure : « Alors que les agriculteurs et les citoyens appellent de leurs vœux à une transition de notre système agricole et alimentaire, cette loi est à contre-courant de l’histoire, des réalités scientifiques et des attentes de la société. »


 


 

Derrière la loi Duplomb,
le lobby antisciences

Vanina Delmas  sur www.politis.fr

La proposition de loi visant à « lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur » est examinée à partir d’aujourd’hui à l’Assemblée nationale. Elle nie la protection essentielle du vivant et les expertises scientifiques.

Le 5 mai, plus de 1 200 médecins, chercheurs et scientifiques ont signé une lettre ouverte  adressée aux ministres de la Santé, de l’Agriculture, du Travail et de l’Environnement, à propos des menaces pour la santé, l’environnement et l’expertise scientifique que fait peser la proposition de loi visant à « lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur ». Portée par le sénateur Les Républicains (LR) de la Haute-Loire, Laurent Duplomb, elle a été largement adoptée en janvier en première lecture par le Sénat.

Elle est présentée par la droite et une partie du gouvernement comme un complément de la loi d’orientation agricole et une réponse à la colère du monde agricole. Ou plutôt d’une partie du monde agricole : la minorité qui déclare les normes environnementales comme la source de tous leurs problèmes. Parmi ses huit articles, la « PPL Duplomb » en compte plusieurs qui nient totalement les dizaines d’expertises scientifiques réalisées ces dernières années.

Risque de retour des néonicotinoïdes ?

L’article 2 fait courir le risque d’une réautorisation de certaines substances néonicotinoïdes, des pesticides « tueurs d’abeilles » interdits en France depuis 2018 comme l’acétamipride, le sulfoxaflor et le flupyradifurone. L’ONG Générations futures (GF) a décidé de « remettre les faits et la science au cœur des débats » afin de lutter contre la désinformation et les contre-vérités notamment sur l’acétamipride, autorisé ailleurs en Europe et présenté comme moins toxique que les autres. GF pointe les multiples défaillances des évaluations au niveau européen, que ce soit sur sa persistance dans l’environnement que sa toxicité pour les abeilles et la santé humaine.

« Nous avons identifié au moins 23 nouvelles études universitaires parues ces deux dernières années, apportant de nouvelles preuves de la toxicité significative de cette substance sur les abeilles, précise Pauline Cervan, toxicologue. De plus, l’évaluation réglementaire a été particulièrement lacunaire : les risques chroniques n’ont pas été correctement évalués, les effets sur les abeilles solitaires et les bourdons n’ont pas du tout été évalués, tout comme les effets sublétaux qui troublent les comportements, les capacités de reproduction des populations et conduisent à leur disparition. »

Un syndicat agricole industriel et certains élus utilisent ce sujet de l’acétamipride pour mettre un pied dans la porte. P. Grandcolas

Concernant les impacts sur la santé humaine, l’ONG signale l’existence de plusieurs études dans la littérature académique indiquant un effet neurotoxique pour le développement, qui ont été globalement ignorées par les agences européennes d’évaluation des risques. Générations futures et Pesticide Action Network (PAN) Europe vont un cran plus loin en appelant à interdire totalement l’acétamipride pour tous les usages en Europe, agricoles et biocides.

Quid de la santé humaine ?

Pour Philippe Grandcolas, directeur adjoint scientifique de l’Institut Écologie et Environnement au CNRS, l’adoption de cette loi serait un recul catastrophique sur le plan écologique alors que « la France était pionnière sur l’interdiction des néonicotinoïdes ». « Même s’il faut argumenter sur leur dangerosité, et les problèmes liés aux filières qui poussent pour leur retour – la betterave et la noisette – je pense qu’il y a un enjeu plus fort derrière : un syndicat agricole industriel et certains élus utilisent ce sujet de l’acétamipride pour mettre un pied dans la porte et enclencher le début d’une déréglementation plus générale », analyse le chercheur.

Pierre-Michel Périnaud, médecin généraliste et président de l’association Alerte des médecins sur les pesticides juge cette proposition de loi « hors-sol » : « Une expertise collective de l’INRAE de 2022 montre que tous les milieux sont contaminés par ces substances (air, sol, eau, flore, ) et que tous les niveaux d’organisations biologiques, du ver de terre aux mammifères sont impactés. Or, si vous perdez 70 % de la biomasse des insectes, combien d’années faut-il pour que cela impacte l’agriculture ? Pas beaucoup. Comment peuvent-ils en faire abstraction ? »

Côté santé humaine, plusieurs expertises de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) – en 2013 et 2021 – démontrent clairement les liens entre pesticides et pathologies graves chez les agriculteurs et les enfants exposés aux pesticides : cancers du sang, de la prostate, maladie de Parkinson, troubles du développement neuropsychologique et moteur de l’enfant, troubles cognitifs et anxio-dépressifs de l’adulte…

Dans son cabinet de médecin généraliste à Limoges, Pierre-Michel Périnaud constate de plus en plus de troubles de la fertilité, de cancers, de maladies métaboliques, des troubles du neurodéveloppement chez les enfants… Des maladies multifactorielles qui devraient faire l’objet d’études approfondies de la part des agences d’homologation des produits, comme par exemple l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses).

Nous pensons que non seulement les agences doivent être maintenues dans leurs rôles mais faire encore mieux. P-M. Périnaud

« Face à des défis comme l’effondrement de la biodiversité, ou l’allongement de la liste des maladies touchant les professionnels exposés aux pesticides, la contamination générale de la population, les agences ont un rôle important à jouer ! Nous pensons que non seulement elles doivent être maintenues dans leurs rôles mais faire encore mieux, et s’ouvrir à des questions scientifiques comme celle de l’effet cocktail », explique-t-il.

Menaces sur l’Anses ?

Une vision des choses à l’opposé de l’esprit de la PPL Duplomb. Dans sa première version, elle tentait de « mettre sous tutelle » l’Anses, chargée depuis 2014 de délivrer les autorisations de mise sur le marché des produits phytosanitaires. Une lourde responsabilité qui incombait auparavant au ministère de l’Agriculture. L’article 2 remettait donc en cause l’indépendance scientifique de l’Anses et visait à modifier profondément ses modalités de fonctionnement. L’idée était que le gouvernement lui soumette des dossiers à examiner en priorité, à partir de l’avis d’un « Conseil d’orientation pour la protection des cultures », notamment composé de représentants du monde agricole et des industries agrochimiques.

Ces produits peuvent avoir des effets sur le long terme, des effets cocktails avec d’autres produits, leur dégradation peut être toxique. P. Grandcolas

Lors d’une audition devant la commission des Affaires économiques, le directeur général de l’Anses, Benoît Vallet, avait affirmé sa volonté de démissionner si la loi était adoptée en l’état. Cet article a finalement été écarté par les députés de la commission des affaires économiques. Mais, selon le média Contexte, un décret du gouvernement pourrait quand même interagir sur la « hiérarchisation des demandes d’autorisation en fonction des risques de maladies pesant sur les récoltes d’une filière. »

Pierre-Michel Périnaud reste très vigilant sur ce point et attend des garanties en séance plénière sur l’indépendance de cet outil précieux de sécurité sanitaire. « Depuis environ un an et demi, les gouvernements ont un certain nombre d’agences dans le collimateur : l’Ademe, l’OFB, l’Agence bio et l’Anses. Lorsque l’Anses a interdit le métolachlore en 2023, c’était une victoire pour nous, mais l’agence européenne le recommandait depuis 20 ans. Cette décision a été vigoureusement contestée par le ministre de l’Agriculture de l’époque, Marc Fesneau. Ça préfigurait le projet de loi Duplomb ! »

Philippe Grandcolas déplore la méconnaissance de la société sur les données scientifiques et sur la notion de risque lié aux pollutions. « La plupart des interlocuteurs (politiques, agriculteurs, entreprises, citoyens…) ont une représentation erronée de la toxicité. Ils ne la perçoivent que comme une exposition simpliste, à un instant T. Ils ne comprennent pas que ces produits peuvent avoir des effets sur le long terme, des effets cocktails avec d’autres produits, que leur dégradation peut être toxique, qu’ils peuvent se concentrer dans les réseaux alimentaires de la biodiversité, et s’accrocher aux graisses afin de rester dans le corps humain… » Après des cours sur le changement climatique, peut-être que les scientifiques devraient organiser des séances de rattrapages en sciences de la vie et de la terre pour les députés.


 


 

Pesticides :
comment la loi Duplomb menace notre santé

Par Émilie Massemin sur https://reporterre.net/

Une proposition de loi vise à réduire l’indépendance de l’Anses, l’agence qui autorise la mise sur le marché de produits contenant des pesticides, « au mépris des exigences sanitaires », dénoncent des scientifiques.

« Agriculteurs, riverains, citoyens ne veulent plus servir de cobayes. » Dans une lettre ouverte adressée lundi 5 mai aux ministres de la Santé, de l’Agriculture, du Travail et de la Transition écologique, 1 279 médecins, chercheurs et scientifiques alertent sur la menace pour la santé publique que représente la proposition de loi « visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur ». Portée par le sénateur (Les Républicains) de la Haute-Loire Laurent Duplomb, elle prévoit entre autres la réautorisation de certains néonicotinoïdes, les fameux pesticides « tueurs d’abeilles ».

Surtout, elle corsète plus étroitement l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), l’établissement public qui évalue les risques sanitaires et délivre les autorisations de mise sur le marché des pesticides. Adoptée par le Sénat le 27 janvier, cette proposition de loi est examinée en commission du développement durable à l’Assemblée nationale les 6 et 7 mai.

« Faire primer les intérêts économiques sur les considérations sanitaires et environnementales »

Depuis 2015, l’Anses délivre, refuse et retire les autorisations de mise sur le marché des produits contenant des pesticides. Mais la proposition de loi prévoit qu’elle soit tenue d’informer ses ministères de tutelle — Santé, Agriculture, Travail et Environnement — avant de délivrer ses avis et recommandations.

Elle crée aussi un Conseil d’orientation pour la protection des cultures, qui doit indiquer à l’agence les pesticides sur lesquels ses décisions sont attendues en priorité, en fonction des difficultés rencontrées par les filières. Cette nouvelle instance serait majoritairement composée de représentants des filières agricoles, de l’industrie des pesticides et des instituts techniques, selon un projet de décret consulté par Le Monde.

« Trumpisation de nos institutions »

« Ce conseil pourrait essayer de faire primer les intérêts économiques sur les considérations sanitaires et environnementales, comme c’est le cas actuellement avec la demande de réautorisation des néonicotinoïdes au nom de la crise de la betterave ou de la noisette », s’alarme Pierre-Michel Périnaud, médecin généraliste et président de l’association Alerte des médecins sur les pesticides. « Cette priorisation va s’imposer à l’Anses au mépris des exigences sanitaires. C’est une véritable trumpisation de nos institutions, effrayante dans sa rapidité et la violence de ses mesures », renchérit l’historienne des sciences et vice-présidente d’Alerte pesticides Haute-Gironde Sylvie Nony, elle aussi signataire.

Ce n’est pas la première fois qu’une partie de la classe politique cherche à brider l’Anses. En mars 2023, le ministre de l’Agriculture Marc Fesneau (MoDem) avait demandé à l’agence sanitaire de revenir sur l’interdiction du S-métolachlore, un herbicide très utilisé dans la culture du maïs, du tournesol et du soja et responsable d’une contamination quasi-généralisée des nappes phréatiques. En novembre, c’est sa successeuse, Annie Genevard (Les Républicains), qui avait elle-même annoncé la création du Conseil d’orientation pour la protection des cultures.

« Cela pourrait fragiliser le système de sécurité sanitaire dans son ensemble »

Contactée par Reporterre, l’Anses n’a pas souhaité s’exprimer. Mais, le 10 avril, son comité de déontologie et de prévention des conflits d’intérêts s’était ému du fait qu’un conseil d’orientation pourrait « remettre en cause le fonctionnement actuel et les garanties de transparence sur les avis et d’indépendance des décisions » de l’agence. Fin mars, le directeur de l’Anses, Benoît Vallet, avait annoncé son intention de démissionner si la proposition de loi Duplomb était adoptée.

« Cette réforme pose un problème déontologique, car les industriels pourraient influencer les décisions. Cela pourrait fragiliser le système de sécurité sanitaire dans son ensemble », avait-il alerté en février pendant le Salon de l’agriculture, rappelant que « les agences sanitaires ont justement été créées pour séparer les intérêts économiques et sanitaires ».

La contamination de l’environnement est généralisée

L’Anses est attaquée alors que les preuves s’accumulent sur la dangerosité des pesticides. Publié en 2021, le rapport de synthèse Pesticides et effets sur la santé de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale confirme la « présomption forte » d’un lien entre exposition aux pesticides et lymphomes non hodgkiniens, myélome multiple, cancer de la prostate, maladie de Parkinson, troubles cognitifs, bronchopneumopathie chronique obstructive et bronchite chronique chez les agriculteurs.

Un lien est également observé entre l’exposition aux pesticides de la mère pendant la grossesse ou chez l’enfant et le risque de certains cancers, en particulier les leucémies et les tumeurs du système nerveux central, ainsi que des troubles du développement neuropsychologique et moteur.

Ces conséquences sanitaires sont d’autant plus préoccupantes que la contamination de l’environnement aux pesticides est généralisée. D’après une enquête du Monde, les pesticides et leurs sous-produits sont présents et quantifiés dans 97 % des stations de contrôle de la qualité de l’eau, et dépassent les normes dans près de 20 % d’entre elles.

Plutôt que d’affaiblir l’agence sanitaire, les signataires de la lettre ouverte préconisent le renforcement de l’évaluation des risques liés aux pesticides. « En juin 2023, l’État français a été condamné pour des failles dans les procédures d’évaluation et d’autorisation de mise sur le marché des pesticides, notamment parce qu’il ne tenait pas compte des données scientifiques les plus fiables et des résultats de la recherche les plus récents », rappelle à Reporterre Florence Volaire, chercheuse en écologie à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement et signataire de la lettre.

Le texte des scientifiques formule ainsi plusieurs recommandations : mettre en œuvre une « véritable médecine préventive » et un suivi effectif de la santé au travail pour l’ensemble des travailleurs agricoles, y compris précaires ; rendre automatique la communication en temps réel des pesticides épandus à l’échelle de la parcelle vers une base de données accessible aux chercheurs ; prendre en compte les études réalisées par des universitaires indépendants, en complément des évaluations fournies par les industriels ; étudier la toxicité chronique et l’effet cocktail des formulations avant leur autorisation de mise sur le marché, « une obligation introduite par le règlement 1107/2009 de l’Union européenne, que la France ne respecte toujours pas », souligne Sylvie Nony.

    mise en ligne le 23 mai 2025

Yasmine Tellal, travailleuse agricole
en lutte contre l’exploitation

Hélène Servel sur www.humanite.fr

Cette Marocaine d’abord émigrée en Espagne a connu le calvaire du travail détaché sans contrat de travail dans les champs du sud de la France : salaire en dessous du Smic, violences, harcèlement sexuel. Son ancien employeur s’est déclaré en faillite pour échapper aux poursuites judiciaires. Le procès en appel s’ouvre ce jeudi 22 mai au tribunal d’Avignon.

À peine passé la porte de chez elle, trois chats se glissent entre les jambes de Yasmine Tellal et la béquille sur laquelle elle s’appuie pour marcher. « Ils me changent la vie : après tout ce que j’ai vécu, ils me comprennent et ils me donnent beaucoup de tendresse. »

Arrivée du Maroc en Espagne à 14 ans, cette petite femme apprêtée, cheveux blonds au carré, travaille d’abord dans le prêt-à-porter à Barcelone, puis aux îles Canaries, où elle est responsable d’un magasin. Les affaires marchent bien jusqu’à ce que la crise économique frappe le pays de plein fouet à partir de 2008.

En 2011, un ami lui parle de Laboral Terra, une entreprise d’intérim basée à Murcie qui recrute des femmes pour aller travailler dans les champs du sud de la France. L’entreprise s’appuie sur une directive européenne de 1996 sur le travail détaché qui permet à des travailleurs et travailleuses communautaires ou ayant un titre de séjour dans un pays de l’UE d’aller travailler dans un autre État membre.

Par WhatsApp, on promet à Yasmine qu’elle sera transportée, logée et nourrie et qu’elle percevra un salaire plus élevé qu’en Espagne. C’est décidé : avec une amie, elles décident de rejoindre la France « pour un an, pas plus, histoire de se refaire un peu d’argent ».

Chantage et harcèlement sexuels

Arrivées le soir du 31 décembre 2011 à la gare routière d’Avignon, elles déchantent vite : contrairement à ce qu’on leur avait dit, personne n’est là pour les accueillir et elles attendront plus d’une semaine avant que les responsables de Laboral Terra leur donnent un signe de vie.

Rien ne se passe comme prévu : elles commencent à travailler dans des exploitations agricoles françaises sans contrat de travail, le salaire est en dessous du Smic, les heures ne sont pas toutes comptées… Commencent alors sept années de calvaire dans les champs autour d’Avignon. Les conditions de travail y sont terribles, le harcèlement et le chantage sexuels, systématiques. Repousser les propositions devient de plus en plus compliqué et risqué.

« Un jour, Ahmed, un des responsables de Laboral Terra, m’a ramenée en voiture et puis il s’est arrêté d’un coup au bord de la route et a commencé à m’embrasser de force, à me toucher les seins, à me mettre la main sur son sexe. Je lui ai hurlé d’arrêter, de me ramener chez moi. Il m’a dit : ”Si tu couches avec moi quand je te le demande, je te donnerai 300 euros par mois.” J’ai refusé net et il a fini par me ramener à la maison. J’étais sous le choc. »

En réponse à ses refus, elle est mise à pied et les violences physiques se multiplient jusqu’à la goutte qui fait déborder le vase : un jour, dans les toilettes de l’entreprise, une des travailleuses lui frappe violemment la tête contre le mur et elle perd connaissance. « Elle avait été envoyée par les responsables pour me mettre la pression. Là, je me suis dit que ça ne pouvait plus durer et avec quatre autres personnes, deux femmes et deux hommes, on est allés taper à la porte de la CGT, dont on avait trouvé le numéro sur Internet. »

Lanceuse d’alerte

Tous les cinq portent plainte en 2017, d’abord au conseil de prud’hommes d’Arles, puis au tribunal pénal à Avignon, notamment sur le volet harcèlement sexuel. Depuis le début des procédures, elle est la seule qui témoigne à visage découvert malgré les nombreuses violences physiques et psychologiques, menaces de mort et pressions qu’elle a subies après ses dénonciations.

Les cinq plaignants croisent la route du Codetras, le Collectif de défense des travailleurs et travailleuses étrangers de l’agriculture dans les Bouches-du-Rhône, qui les soutient dans leurs procès. Dès le début des procédures, Laboral Terra s’est déclarée en faillite pour échapper aux poursuites.

Ce jeudi 22 mai se tient leur procès au pénal en appel au tribunal d’Avignon. À cette occasion, Yasmine Tellal entend bien rappeler à la juge qu’aucune des personnes plaignantes n’a été entendue, et encore moins sur les questions de harcèlement sexuel. Après sept années de procédures judiciaires interminables et épuisantes, Yasmine Tellal a une santé très fragile.

Mais malgré son état physique, elle a toujours la même détermination dans le regard. Avec son chat Xena – « comme la guerrière » – sur les genoux, elle compte aller au bout de sa démarche. « De toute façon, j’ai déjà perdu ma santé et ma vie : maintenant je veux mettre mes dernières forces pour gagner cette bataille. »


 


 


 

« L’impunité totale » des entreprises qui exploitent les saisonniers agricoles

par Sophie Chapelle sur https://basta.media/

100 000 euros. C’est le montant que doivent les gérants de Laboral Terra, une société d’intérim espagnole, à quatre travailleurs détachés en France. Pour éviter de payer, ils font durer les procédures judiciaires. Reportage au tribunal de Nîmes.

Le banc des prévenus est désespérément vide dans la salle d’audience de la cour d’appel de Nîmes jeudi 22 mai. Yasmine Tellal, elle, est bien présente, aux côtés de son avocate et de ses nombreux soutiens. Ancienne employée de Laboral Terra, une entreprise de travail temporaire espagnole proposant de la main d’œuvre aux entreprises et exploitations agricoles françaises, Yasmine a brisé le silence en 2020 en décidant de saisir la justice. « On était traités comme des animaux », nous avait-elle confié dans cet article de 2020, évoquant les journées de travail de neuf heures, sans pause, où il fallait manger en cachette, les heures supplémentaires jamais payées, et les agressions sexuelles.

En première instance, les deux gérants de l’entreprise, Diego Carda Roca et Sonia Ferrandez Fullera, ont été condamnés à verser à Yasmine et trois autres anciens travailleurs détachés, près de 100 000 euros d’indemnités, au titre des préjudices économique, financier et moral – soit 25 000 euros chacun. Les gérants ont fait appel de cette décision. Ce qui explique la tenue d’une nouvelle audience à Nîmes.

Des prévenus partis en Espagne

Yasmine a fait la route depuis la région de Toulouse où elle vit désormais. Malgré la sclérose en plaques qui l’épuise et l’oblige à se tenir appuyée sur une béquille, elle voulait être là. Les violences subies en tant que femme, le harcèlement, le chantage et les agressions sexuelles ont disparu des charges retenues contre les responsables dans le procès pénal, comme dans les autres précédemment gagnés aux prud’hommes. Yasmine espère pouvoir lors de cette audience en appel rappeler ce que la justice omet de juger. 

 Mais face au tribunal, nulle trace des représentants de Laboral Terra ni de leur avocat. « Ils sont partis en Espagne, dit simplement la juge qui se tourne vers Yasmine. Des personnes ont été condamnées à vous verser des dommages et intérêts en première instance. Ils ont fait appel mais ne sont pas là. C’est sur ces éléments que la Cour statuera », précise la juge.

Yasmine s’avance vers la barre et tente de dire quelques mots, la juge écourte. Le tribunal annonce une décision le 19 juin avant de passer à l’affaire suivante. L’absence de Laboral Terra laisse supposer que le jugement en première instance où Laboral Terra avait été condamné à de lourdes peines, va être confirmé. Mais au moment où Yasmine sort de la salle d’audience, c’est la colère et la sidération qui marquent son visage.

« Je suis venue pour des miettes »

« Ils ne sont pas venus car ils n’ont pas envie d’être confrontés à une nouvelle condamnation », lâche l’avocate, à la sortie du tribunal. Ce que confirme Yasmine : « Les gérants ont fait appel pour gagner du temps. » La stratégie est bien rodée. À chaque condamnation judiciaire, d’abord aux prud’hommes puis au pénal, Laboral Terra a fait appel. Cela a permis à la société de se déclarer en liquidation judiciaire pour être insolvable sur le plan économique afin de ne pas payer les indemnités.

Le couple de gérants, qui a écopé de cinq ans de prison dont deux ferme en juin 2022 par le tribunal correctionnel d’Avignon pour « travail dissimulé », n’a pas été incarcéré. Les autorités savent que les deux se trouvent en Espagne. Yasmine soupçonne les gérants de « liquider ce qu’ils ont et de chercher à disparaître ». « Nous on reste en galère. Je suis venue de très loin ici pour des miettes », souligne-t-elle. C’est normalement la caisse de garantie de salaires qui doit prendre le relais pour les indemnités mais la procédure traine. Le cabinet d’avocats de Yasmine envisage un projet de requête auprès de la Civi, Commission d’indemnisation des victimes d’infraction. Mais le sentiment d’injustice prédomine.

« C’est l’impunité totale, dénonce Béatrice Mesini, chercheuse et membre du Collectif de défense des travailleuses et travailleurs étrangers dans l’agriculture (Codetras). Ce système de détachement des travailleurs facilite la dilution des responsabilités entre les entreprises prestataires et les entreprises utilisatrices. Sur le plan des responsabilités, il n’y a plus personne. C’est le flou ! On ne retrouve pas les fonds. »

« L’État nous a abandonnés »

Depuis le début de l’affaire, Yasmine Tellal a subi de nombreuses pressions et menaces. « J’ai le sentiment que l’État nous a abandonnés, dit-elle, après huit années de procédures épuisantes. C’est pourtant l’État lui-même qui nous avait demandé de porter plainte. » Pour aider la cheffe de brigade de la police aux frontières à monter un dossier d’instruction, Yasmine a indiqué à la police où se trouvaient les entreprises, les plaques d’immatriculation, l’adresse des gérants à Avignon... « Je me suis déplacée, j’ai fait les photos, j’ai réuni les infos pendant un an et demi, j’ai transmis tous ces éléments et j’ai tout payé de ma poche », énumère-t-elle.

La juge d’instruction a de son côté auditionné la Mutualité sociale agricole (MSA), mais n’a jamais contacté Yasmine ni ses collègues. « L’État a retenu seulement les conclusions de la MSA et a écarté les victimes, dénonce-t-elle. C’est un journaliste qui m’a alertée en juin 2021 pour me dire que l’affaire était passée au tribunal et que Laboral Terra avait été condamné à verser 3,8 millions d’euros à la MSA. Ni nous, ni notre avocat n’avions reçu de convocation. »

À l’extérieur du tribunal, les soutiens sont venus, nombreux. « Ce soutien c’est une façon d’éviter la ’’silenciation’’ : ça permet aux victimes de parler », note Béatrice Mesini, alors qu’aucune investigation sur les faits de harcèlement et d’agressions sexuelles n’a été conduite jusqu’ici. « Grâce à vous, je suis encore debout depuis toutes ces années pour me battre contre cette exploitation, cette traite d’êtres humains, ces agressions sexuelles, dit Yasmine, au micro. S’il faut aller jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme, j’irai. »


 


 

Sans les travailleurs migrants, la France serait incapable de produire des fruits et légumes

par Nolwenn Weiler sur https://basta.media/

Les travailleurs migrants sont cruciaux dans le secteur agricole en France pour pallier le manque de main d’œuvre. Ils sont pourtant quotidiennement maltraités, aussi bien dans des exploitations que par les politiques publiques mises en œuvre.

Cher·es parlementaires et politiques qui votez des lois ou publiez des circulaires racistes : qui récolte vos fruits et légumes ? En France – premier producteur agricole européen – les bras manquent pour cueillir et ramasser les fraises, melons, tomates, haricots et autres courgettes que nous mettons, jour après jour, dans nos assiettes. Et sans les saisonnières et saisonniers étrangers, il serait impossible de fournir les stocks dont nous avons besoin pour nous nourrir.

Combien sont-iels ? Difficile à dire, tant les irrégularités et cachotteries caractérisent le secteur. En mars 2020, alors que les frontières étaient fermées à cause du confinement, la FNSEA évoquait 200 000 travailleurs manquants. Seule certitude : la proportion de ces saisonniers, dont les contrats durent entre trois et six mois maximum, ne cesse d’augmenter. La plupart d’entre eux sont marocains, tunisiens et polonais, mais aussi roumains ou latino-américains. Ils sont devenus incontournables dans le Sud-est mais aussi dans le Lot-et-Garonne et en Bretagne.

Partout, leurs conditions de travail sont intolérables. Parlons par exemple de Java, qui s’épuise plus de dix heures par jour, six jours par semaine, pour un salaire incertain, qui n’égale parfois que cinq euros de l’heure après 20 ans d’ancienneté. Ou de Yasmina, qui a enchaîné les contrats dans l’emballage de fruits et légumes, puis dans les serres de fraises avec des journées de 15 heures sans pause et sans toilettes. Regardons du côté de Driss, Boojma, Khalid et leurs collègues, sommés de trimer aux champs sans être payés après avoir acheté leur « droit » de travailler pour 12 000 euros !

Ils et elles évoquent aussi les conditions de vie insalubres, la promiscuité, les douches qui ne fonctionnent pas, la faim, la soif, et les violences sexistes et sexuelles. Le tout dans une insultante impunité, puisque moins de 10 % des exploitations agricoles sont inspectées, et encore moins condamnées.

Depuis quelques années, sous l’impulsion notamment du Codetras, Collectif de défense des travailleuses et travailleurs étrangers dans l’agriculture, certains de ces scandales sont arrivés dans les tribunaux. Avec quelques résultats : depuis 2021, plusieurs sociétés de travail temporaire et leurs dirigeants ont été condamnées pour violation des règles européennes du travail détaché mais aussi pour travail dissimulé, marchandage et conditions d’hébergement indignes.

Des affaires sont encore en cours, dont celle de Yasmina, que basta! avait racontée en 2020, et qui repassera au tribunal le 22 mai prochain.

  mise en ligne le 23 mai 2025

Les grands patrons goûtent peu les commissions d’enquête parlementaires

Mathias Thépot sur www.mediapart.fr

Les sommités du monde économique se plaignent de devoir répondre aux convocations des parlementaires dans le cadre des commissions d’enquête qui se multiplient. Preuve qu’ils font peu de cas des institutions démocratiques.

« Ils« Ils ont juste envie de faire les marioles devant les caméras. » Invité dans l’émission de Pascal Praud sur CNews, l’homme d’affaires d’extrême droite Pierre-Édouard Stérin a justifié avec dédain son refus de répondre favorablement le 20 mai à sa convocation par les député·es de la commission d’enquête sur « l’organisation des élections en France », alors qu’il en avait pourtant l’obligation légale.  

La représentation nationale souhaitait entendre le milliardaire exilé fiscalement en Belgique sur son projet Périclès, acronyme de « patriotes enracinés résistants identitaires chrétiens libéraux européens souverainistes », et qui vise à structurer une grande alliance entre l’extrême droite et la droite libérale-conservatrice en France.

Mais Pierre-Édouard Stérin n’a visiblement que faire des institutions de la République, multipliant les excuses pour ne pas se rendre au palais Bourbon.

C’en était trop pour le président macroniste de la commission d’enquête Thomas Cazenave qui a lancé contre Pierre-Edouard Stérin une procédure de signalement au procureur de la République pour refus de se présenter devant une commission d’enquête parlementaire.

Si le parquet donnait suite, la peine encourue par le milliardaire serait de 7 500 euros d’amende et deux ans de prison, comme écrit dans l’ordonnance du 17 novembre 1958 définissant les prérogatives d’une commission d’enquête parlementaire. 

Hélas, l’exemple du tycoon d’extrême droite n’est pas isolé. On a ainsi récemment vu le haut fonctionnaire Alexis Kohler, plus proche collaborateur d’Emmanuel Macron à l’Élysée entre 2017 et avril 2025, snober les commissions d’enquête au Sénat sur le scandale Nestlé des eaux en bouteille et à l’Assemblée nationale sur le dérapage des comptes publics.

Deux dossiers dans lesquels il est soupçonné d’être personnellement intervenu pour rendre des arbitrages décisifs. Alexis Kohler ne sera du reste pas inquiété par la justice : le parquet a d’ores et déjà signifié qu’il ne serait pas poursuivi dans l’affaire du dérapage des comptes publics au nom de la « séparation des pouvoirs » . Comprendre : il était un trop proche collaborateur du président de la République Emmanuel Macron – qui est constitutionnellement intouchable – pour être auditionné.

Multiplication des commissions d’enquête

Au-delà de ces deux exemples, on voit que la défiance va croissant envers les parlementaires français qui n’hésitent plus – à l’instar de ce que font depuis des années leurs homologues états-uniens – à confronter les grands patrons, les ministres et autres hauts fonctionnaires, jusqu’ici peu habitués à devoir répondre de leurs actes sous serment, c’est-à-dire avec le risque de poursuite judiciaire en cas de mensonge.

Ainsi, les commissions d’enquête visant à faire la lumière sur des scandales impliquant un intérêt public se multiplient. En plus des commissions déjà citées, citons celles sur l’affaire Bétharram, qui a longuement auditionné le premier ministre François Bayrou, sur les violences commises dans le secteur du cinéma, sur la distribution des aides publiques aux grands groupes, sur le risque de désindustrialisation, ou encore sur la hausse des plans de licenciement.   

Les résultats des deux dernières élections législatives en 2022 et en 2024 ne sont pas pour rien dans cette évolution. Ils ont rendu de plus en plus éparse la composition de l’Assemblée nationale où chaque groupe d’opposition ou minoritaire a le droit de lancer une commission d’enquête par an.  

La preuve en chiffres : 8 commissions d’enquête ont déjà été lancées lors de l’actuelle législature démarrée l’été dernier, 19 avaient été bouclées entre 2022 et 2024, contre seulement 25 lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron. L’accélération est nette. 

Le Sénat a emboîté le pas de l’Assemblée, avec cinq commissions d’enquête en cours, douze bouclées depuis le début du second quinquennat d’Emmanuel Macron, soit autant que lors du premier. Et c’est compter sans les missions d’information dont l’une, celle concernant l’affaire Benalla, avait fait grand bruit.

Certes, la multiplication des commissions d’enquête parlementaires peut parfois donner le sentiment d’une spectacularisation de l’action politique, où la forme primerait sur le fond avec des auditions parfois préparées à la va-vite, et où des député·es chercheraient plus à créer du buzz pour poster sur leurs réseaux sociaux un échange saillant.

Un état de fait renforcé par le contexte institutionnel instable qui rend actuellement plus difficile pour les parlementaires de lancer d’un travail de fond sur le plus long terme. « Il faut que l’on finisse nos auditions rapidement car si Macron dissout l’Assemblée nationale en juillet, nos travaux seront caducs... », confie un député. En outre, il est très incertain que les rapports de ces commissions aboutiront sur une évolution de la loi.  

Des patrons sur la défensive 

Cela étant dit, il ne fait aucun doute que ces commissions d’enquête constituent une respiration démocratique. Ne serait-ce que sur les sujets économiques, où elles confrontent des puissants décideurs habituellement intouchables – car bardés de communicants et d’avocats qui maîtrisent chacun de leurs mots. 

Face à la représentation nationale, les patrons se retrouvent sans filtre, contraints de dire la vérité – rare pour eux – et donc dans une position plus vulnérable. Ce qui les agace ostensiblement.  

On a notamment pu le constater lors de l’audition du propriétaire de l’armateur CMA CGM Rodolphe Saadé, le 13 mai 2025, par les sénateurs de la commission d’enquête sur les aides publiques distribuées aux grandes entreprises.

Les sénateurs lui ont demandé de justifier l’avantage fiscal mirobolant dont bénéficie son groupe, et qui a coûté au fisc près de 3 milliards par an en moyenne entre 2022 et 2025. « Ne pensez-vous pas qu’il soit temps de passer à autre chose ? », a répondu l’intéressé, lassé des relances. 

Plus parlante encore, l’audition par cette même commission le 21 mai du propriétaire du groupe de luxe LVMH Bernard Arnault. Frustré de se retrouver dans une situation qu’il estimait en sa défaveur, l’homme le plus riche de France est sorti du sujet de l’audition et s’en est pris au rapporteur communiste de la commission, Fabien Gay, par ailleurs directeur du journal L’Humanité, dont un article publié le même jour n’avait pas plu au milliardaire.

« Alors que j’ai juré de dire la vérité devant vous, j’ai été un peu choqué aujourd’hui de voir que le rapporteur de [cette] commission a, dans son journal, trouvé opportun de dire en première page que le secteur d’activité que je représente – le luxe – sabrait l’emploi, alors que c’est précisément le contraire. J’aimerais bien que l’on soit tous logés dans cette commission à la même enseigne, et que l’on doive tous dire la vérité », a-t-il martelé, questionnant le sénateur : « Pourquoi votre journal a titré sur quelque chose qui est faux ? »

En réponse, Fabien Gay a cité deux articles des Échos, dont Bernard Arnault est le propriétaire, l’un décrivant les élus des commissions d’enquête parlementaires comme « jouant parfois aux enquêteurs, voire aux inquisiteurs », et l’autre résumant ainsi leur but : « On n’est certes pas revenu au tribunal révolutionnaire de Robespierre, qui coupa trop de têtes. Mais nous sommes sur une mauvaise pente de démagogie politique. » Preuve si l’on suit son raisonnement que le milliardaire ne pensait pas du bien de la commission d’enquête.  

Fabien Gay a par ailleurs sous-entendu que Bernard Arnault avait tenté, lui aussi, de se soustraire à l’audition : « On a eu beaucoup de mal à ce que vous veniez […]. Si vous souhaitez la transparence totale, nous pouvons rendre l’ensemble de nos échanges » publics, et « je ne suis pas sûr que ce serait à votre avantage », lui a-t-il dit, sans réaction du milliardaire.  

Les patrons savent du reste qu’ils courent un risque réel en cas de mensonge éhonté : le Sénat vient notamment de saisir le procureur de la République pour « faux témoignage » contre le directeur industriel de Nestlé Waters, Ronan Le Fanic, qui a assuré sous serment qu’aucun événement notable n’avait été constaté sur le site de production de Vergèze, situé dans le Gard, alors que des lots d’eaux contaminées avaient été retenus, selon des révélations de la presse. 

Autre précédent qui a marqué le monde des affaires parisien : la procédure engagée contre l’ancien directeur associé de McKinsey en France Karim Tadjeddine qui avait dit sous serment que le groupe auquel il appartenait « payait bien l’impôt sur les sociétés en France », ce qui était faux. S’il a ensuite été épargné par les poursuites judiciaires, il a tout de même démissionné de son poste. 

Ainsi, une forme de panique est en train d’émerger dans le monde des affaires parisien. Au point que dans une tribune dans Le Figaro, deux avocats du cabinet August Debouzy, Nicolas Baverez et Vincent Brenot, ont accusé le Parlement d’être devenu « une zone de non-droit », où des parlementaires « couverts par leur immunité, peuvent convoquer, interroger, dénoncer, accuser sans aucune limite » les pauvres patrons « tenus de comparaître et de répondre aux questions écrites et orales, sous peine de sanction pénale ». Horreur !

La Lettre a depuis révélé que ce même cabinet August Debouzy proposait désormais des formations clés en mains pour les patrons du CAC 40 stressés à l’idée de dire la vérité, rien que la vérité, face aux parlementaires. Car ce serait trop leur demander. 


 


 

Lèse-majesté

L'éditorial de Sébastien Crépel sur www.humanite.fr

C’était un spectacle rare. L’un des milliardaires les plus riches du monde (à touche-touche avec les Américains Elon Musk, Jeff Bezos, Mark Zuckerberg, Warren Buffett et Bill Gates), le Français Bernard Arnault a été durant quelques heures, mercredi, un citoyen ordinaire. Un homme sans plus ni moins de droits qu’un autre, à égalité avec tous les patrons appelés à s’expliquer devant les sénateurs sur l’utilisation des fonds publics par les groupes qu’ils dirigent. Quelle indignité ! Quel crime de lèse-majesté ! Il n’y avait qu’à percevoir l’amertume du seigneur du CAC 40 pour mesurer sa réprobation.

En quelques semaines, tout le gotha de l’industrie et des affaires a été auditionné par la commission d’enquête sur les aides publiques aux entreprises (dont le rapporteur, Fabien Gay, est sénateur et directeur de l’Humanité). Entamés dans l’indifférence de la plupart des médias, ses travaux ont gagné en publicité, alimentés par l’embarras ou la mauvaise foi de ceux-là mêmes qui estimaient n’avoir pas de comptes à rendre de leur gestion.

Les principaux arguments rabâchés devant ou au-dehors de la commission tiennent en un syllogisme. Primo, il est impropre de parler d’aides publiques, puisque l’État rend aux entreprises une partie de l’argent qu’il leur prélève. Secundo, les parlementaires n’ont pas pour fonction de contrôler l’action des entreprises privées. Tertio, il en découle que ces convocations et l’objet de la commission frisent l’abus de pouvoir.

Depuis un quart de siècle et la loi Hue de 2001 sur le contrôle des fonds publics accordés aux entreprises – l’une des premières lois abrogées au retour de la droite aux affaires en 2002 –, le monde et le capitalisme se sont profondément transformés, mais non les rapports sociaux fondés sur l’inviolabilité de la propriété du capital.

À l’heure où 200 à 250 milliards d’euros par an d’argent public – personne, même à Bercy, n’a idée du montant exact – sont alloués aux employeurs dont certains licencient avec cet argent, et tandis que les finances publiques s’enfoncent inexorablement dans le rouge, la démocratie s’arrête toujours à la porte des conseils d’administration. La mauvaise humeur de l’empereur du luxe, spécialiste de l’évasion fiscale et ami de Trump, n’a fait que souligner cet archaïsme, à l’origine de tant de gâchis humain, social, financier et environnemental.


 


 

Contrairement à ce qu’affirme Bernard Arnault, LVMH supprime bien des emplois

Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr

Mercredi, Bernard Arnault était entendu par la commission d’enquête sénatoriale sur les aides aux entreprises. D’entrée, une passe d’armes a eu lieu entre le rapporteur communiste et le grand patron au sujet des suppressions d’emplois prévues par le groupe dans le secteur des vins et spiritueux. 

Bernard Arnault, après s’être fait longuement désirer, a choisi de commencer son audition devant la commission d’enquête sénatoriale sur les aides publiques par la bagarre. Et pour le patron de LVMH, mercredi 21 mai 2025, l’adversaire était tout trouvé : Fabien Gay, sénateur communiste, rapporteur de la commission, mais aussi directeur de la rédaction du journal L’Humanité

« J’ai été un peu choqué de voir que le rapporteur de votre commission, alors que moi j’ai juré de dire la vérité, a, dans son journal, trouvé opportun, en première page, de dire que le secteur d’activité que je représente – le luxe – sabrait l’emploi, alors que c’est précisément le contraire », a démarré le patron du premier groupe de luxe au monde.

C’est que la veille, L’Humanité avait dédié sa une et un article à l’annonce faite par LVMH, fin avril, de supprimer 1 200 emplois dans la branche vins et spiritueux du groupe, qui en compte quelque 9 400. Cela représente, au niveau mondial, une suppression de 12 % des effectifs de la branche. 

« J’aimerais qu’on soit tous logés dans cette commission à la même enseigne, a repris le milliardaire, devant les sénateurs qui tentaient de recentrer le débat. On doit dire la vérité. Donc monsieur le rapporteur, si vous le permettez, je vais poser une question : pourquoi votre journal a titré avec quelque chose qui est faux ? » 

Les taxes américaines comme prétexte

Sans tout de suite répondre sur la véracité des informations publiées par L’Humanité, mais aussi par La Lettre dès le 1er mai, Fabien Gay a rappelé que bien que directeur de la rédaction, il ne tenait pas « la plume » des journalistes du quotidien. Et de s’étonner des manières inquisitrices de Bernard Arnault, qui en plus d’avoir fait languir la commission, s’est permis d’appeler son président, un sénateur Les Républicains (LR), pour se plaindre de l’article en question.

Plus tard lors de l’audition qui a duré deux heures, le sénateur communiste est revenu à la charge, en demandant à Bernard Arnault pourquoi un groupe qui se porte bien, qui distribue aux actionnaires 52 % de ses bénéfices en 2024 et rachète toujours plus d’actions est prêt à supprimer autant d’emplois.

« Comprenez-vous, monsieur Arnault, que cela puisse heurter, questionner, qu’un groupe comme le vôtre fait le choix de se séparer de 1 200 salariés plutôt que de faire le choix de baisser la redistribution des dividendes aux actionnaires ? » 

C’est un choix assumé : préserver la rentabilité pour les marchés financiers, même si cela implique de supprimer des centaines d’emplois.             Communiqué de la CGT

Et Bernard Arnault de répondre à côté, précisant que les 1 200 sont « des cadres » et qu’« il ne s’agit pas de les licencier, il s’agit de mettre en place un plan pour ne pas renouveler les départs volontaires ou les départs à la retraite ». En bref, pour lui, il est « tout à fait exagéré de parler de suppressions d’emplois ». Pourtant, c’est tout à fait de ça qu’il s’agit.

Pour le patron, ces départs qu’il qualifie de « naturels » se justifient par les menaces chinoises et américaines concernant l’augmentation des droits de douane pour les alcools, et notamment pour le cognac. Contacté par Mediapart, Jean-Jacques Guiony, le PDG de Moët Hennessy, branche de LVMH, développe : « Les taxes douanières ne sont pas encore en vigueur, elles sont de l’ordre de la menace pour le moment. Mais quand il y a des incertitudes pareilles, c’est forcément mauvais pour l’activité. En termes de volume et en termes de valeurs, nous avons reculé. Nous sommes revenus aux chiffres de 2019, donc on revient aussi à la masse salariale de 2019. » 

Pour la CGT du champagne, qui s’est exprimée par un communiqué, les économies auraient pu être faites ailleurs : « Aucun prélèvement n’est envisagé sur la fortune colossale de Bernard Arnault, ni sur les marges des autres divisions du groupe. C’est un choix assumé : préserver la rentabilité pour les marchés financiers, même si cela implique de supprimer des centaines d’emplois. »

1 200 postes en moins

Avant que le sujet soit discuté au Sénat, les salarié·es ont été prévenu·es, et d’une drôle de manière. 

Le 30 avril, à 11 h 08, à la veille de la journée internationale de lutte pour les droits des travailleurs et des travailleuses, les patrons de la filière vins et spiritueux du groupe ont envoyé une vidéo à leurs salarié·es. On y voit Alexandre Arnault, fils du grand patron et directeur délégué de Moët Hennessy, et Jean-Jacques Guiony discourir en anglais dans une vidéo titrée « Nos dirigeants partagent leur vision stratégique pour Moët Hennessy ».

Au bout d’un quart d’heure de vidéo, les deux hommes d’affaires annoncent la couleur : la masse salariale de la filière passera de 9 400 à 8 200 salarié·es. « Donc oui, ils suppriment bien 1 200 postes », souffle, auprès de Mediapart, Alexandre Rigaud, délégué syndical CGT à MHCS, société filiale de Moët Hennessy. 

Jean-Jacques Guiony le concède, la forme n’était pas la bonne. « Je communique tous les trois mois. La dernière fois, c'était le 30 avril, juste avant le Ier-Mai. Je les ai déjà prévenus, la prochaine sera fin juillet, qu’ils n’aillent pas me dire que c’est juste avant les vacances d’été, plaisante-t-il. Mais oui, j’entends la critique, elle est fondée. La prochaine fois, on fera différemment et on fera aussi la vidéo en français. » 

Pour les salarié·es, de nombreuses questions restent en suspens. Sur les 1 200 postes supprimés, combien le seront en France ? Et en France, quels postes seront supprimés ? Est-ce au siège, dans la vente, à la récolte ? Cela signifie-t-il que le groupe va se séparer des plus petites « maisons » de la branche vins et spiritueux ? Quel impact ces suppressions de postes auront sur les conditions de travail de celles et ceux qui restent ? Dans le même temps, le groupe va-t-il continuer à verser tout autant de dividendes à ses actionnaires ? 

Nous avons posé certaines de ces questions au PDG de Moët Hennessy. Pour l’heure, il n’est pas en mesure d’y apporter des réponses. De notre échange, une information est cependant ressortie : ce plan de suppressions de l’emploi ne s’étalera pas dans le temps et se fera en seulement trois ans.

À la question « Et si le contexte international change, que les taxes douanières n’évoluent pas, reviendrez-vous sur votre décision ? », le patron répond : « Peut-être. » « On pourrait, effectivement, revenir sur cette décision si le contexte international évoluait mais, pour être honnête, il y a aussi un aspect structurel. Il y avait un dimensionnement de l’entreprise qui était un peu excessif par rapport à son potentiel de vente à moyen terme. » 

Aussi au « Parisien », chez Givenchy et MHD

Pour obtenir des réponses à toutes ses questions, la CGT compte déposer un droit d’alerte économique et social d’ici quelques jours. « Malheureusement, on n’a pas de CSE au niveau de la branche, explique Philippe Cothenet, délégué syndical Moët et secrétaire général adjoint de l’intersyndicale CGT du champagne. Donc, chacun dans le CSE de son entreprise, on va faire remonter ces questions. »

En attendant, les salarié·es devront se contenter des réponses lapidaires de Bernard Arnault en commission d’enquête. Le PDG, présenté par les libéraux comme héros de l’emploi à la française, alors même que le groupe s’est forgé autour de la destruction de Boussac Saint-Frères, délocalise déjà depuis des années et ne compte plus que 18 % de ses salarié·es dans l’hexagone, balaye : « Est-ce qu’on est obligé de garder un nombre d’emplois constant ? Compte tenu du fait que le groupe gagne de l’argent, progresse, on a la responsabilité de ne pas faire de licenciements, mais on ne peut pas être obligé de garder, quand la conjoncture est difficile, le même nombre d’emplois. Ça n’a pas de sens. »

D’ailleurs, le patron aimerait bien dire quelques mots de cette logique qui, selon lui, prévaudrait dans l’administration publique, mais, là encore, ce n’est pas le sujet de cette audition. 

D’autres chiffres auraient, eux, gagné à se faire une petite place lors de cette audition qui avait, aussi, pour sujet l’emploi. LVMH n’est pas seulement en train de supprimer 1 200 emplois dans sa branche vins et spiritueux, il en a déjà supprimé plusieurs dizaines ailleurs. 

L’an dernier, la filière distribution de Moët Hennessy (MHD), avait déjà ouvert un plan de départs volontaires après le divorce entre LVMH et les Britanniques de Diageo. Quelque 80 salarié·es ont pris le plan et quitté les effectifs. « Ce plan est terminé, ces 80 départs ne sont pas comptabilisés dans les 1 200 annoncés en fin avril », précise Jean-Jacques Guiony. 

Dans le reste du groupe de luxe, d’autres salariés ont été poussés vers la sortie. Jamais par des licenciements secs, cela donnerait une mauvaise image. Ainsi, au Parisien, quelque 40 salarié·es ont été remercié·es par le biais d’un plan de départs volontaires, comme nous l’avions raconté en mars. 

Dans le secteur de l’habillement, Givenchy aussi pousse vers la sortie des dizaines de salarié·es par un autre dispositif permettant de contourner le peu populaire PSE, la rupture conventionnelle collective. Selon les salarié·es interrogé·es, elle devrait concerner 80 à 100 salarié·es. La première vague de ruptures conventionnelles a déjà eu lieu, à la fin du premier trimestre 2025. Une seconde devrait avoir lieu d’ici peu. Interrogés sur ce plan de départs, LVMH ne nous a pas répondu.

   mise en ligne le 21 mai 2025

« C'est un petit peu comme si on leur offrait des funérailles » :
à Paris, une cérémonie pour rendre hommage aux 855 sans-abris morts en 2024

Tristan Gayet sur www.humanite.fr

855 sans-abri sont morts en France en 2024. Ce mardi 20 mai, le collectif Les morts de la rue a organisé au Parc de Belleville à Paris une cérémonie pour leur rendre hommage.

623 en 2022, 611 en 2023, et 855 l’année dernière. Les chiffres des morts à la rue ne cessent d’augmenter. Pour lutter contre l’invisibilisation de ce scandale, le collectif Les morts de la rue a rendu hommage, ce mardi 20 mai, à toutes les personnes décédées « sans chez-soi » en France l’année dernière.

Sur les murs de l’amphithéâtre du Parc de Belleville, des affiches rappellent que « vivre à la rue tue » et que « chacun.e était quelqu’un.e ». C’est pourquoi le nom de chaque personne morte à la rue a été lue à voix haute lors de l’initiative.

186 nouveaux décès en 2025

Le collectif a invité des élus et des personnalités politiques pour cette cérémonie de lecture des noms, afin de « les sensibiliser, les mettre face aux faits afin qu’ils prennent conscience ». Mardi soir, c’est surtout la gauche qui était représentée, notamment avec le sénateur communiste Ian Brossat, la députée LFI Sophia Chikirou ou Rémi Féraud, sénateur socialiste. Plusieurs conseillers municipaux de la ville de Paris étaient aussi présent.

Pour Bruno Hoguet, membre du collectif qui a vécu à la rue pendant plusieurs mois, cet aspect est primordial : « j’ai réussi à m’en sortir en me débrouillant, mais c’est aussi grâce à l’aide des petits politiques qui nous entourent. Ils agissent pour nous aider. »

La cérémonie s’est terminée par un hommage. Tous les spectateurs sont alors invités à déposer une rose auprès du nom d’un « sans chez-soi » décédé. En même temps résonne un enregistrement de la lecture des noms, accompagné, quand c’est possible, d’un parcours de vie. 

« C’est un petit peu comme si on leur offrait des funérailles », témoigne Arnaud, présent à l’événement pour la deuxième fois. La procession est longue. Dans l’émotion, chacun espère ne pas avoir à déposer de fleurs l’année prochaine. Mais 186 sans-abri sont déjà décédés cette année. Sans oublier les morts qui n’ont même pas été recensés.

350 000 personnes à la rue

Car beaucoup de sans-abri meurent encore dans l’indifférence générale et ne sont jamais identifiés. « Nous ne pouvons garder que les cas vérifiables », ajoute Bérangère Grisoni, présidente des Morts de la rue. « On travaille sur la base de signalements citoyens, de la police ou des pompiers, d’une veille média et grâce à l’aide de la DIHAL, pour Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement ».

La bénévole dénonce une inaction des politiques. « Aujourd’hui, on a des lois qu’on n’applique pas. C’est un devoir de l’État que les politiques sur le logement soient les chantiers prioritaires ». Et ce, alors qu’en France le sans-abrisme explose. En douze ans, il a augmenté de plus de 145 % d’après la Fondation pour le logement des défavorisés, soit 350 000 personnes à la rue.

Pour la France, septième puissance économique mondiale, ces chiffres sont accablants. Dans l’Union européenne, l’hexagone détient le triste record du plus haut taux de sans-abrisme. Peu après sa première investiture, Emmanuel Macron avait pourtant annoncé qu’il ne voulait « plus de femmes et d’hommes dans la rue », et ce « d’ici la fin de l’année » 2017. Huit ans après, la situation s’est aggravée…

  mise en ligne le 19 mai 2025

Choose France :
en termes d'attractivité est un échec,
la preuve par les chiffres

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

Lundi 19 mai, 200 patrons de multinationales sont attendus à Versailles pour le sommet Choose France, où le chef de l’État doit vanter les mérites de sa politique économique… Pour tenter d'en masquer les échecs. En vain. Démonstration.

Emmanuel Macron doit se livrer ce lundi 19 mai à l’un de ses exercices favoris : l’autocélébration. Tel un monarque en son palais, le chef de l’État reçoit sous les ors du château de Versailles 200 patrons de multinationales dans le cadre du sommet Choose France, un raout somptuaire mis en place dès 2018 pour mettre en scène sa capacité à séduire les dirigeants d’entreprises étrangères.

Au programme, sont attendues des annonces en matière d’investissements dans l’Hexagone, pour un montant qui devrait avoisiner les 20 milliards d’euros, ainsi qu’un bilan (forcément) mirifique de la politique macroniste. En 2024, les investissements avaient été salués par les cris de joie de Bruno Le Maire, alors ministre de l’Économie : « Ce grand succès historique est dû à une seule chose : notre politique économique mise en place depuis sept ans avec Emmanuel Macron. (…) La réindustrialisation de la France est en marche ! »

Un net essoufflement de « l’effet » Macron

Le triomphalisme sera probablement de mise ce lundi. « Nous sommes depuis six ans le pays le plus attractif d’Europe », fanfaronnait déjà Emmanuel Macron face à Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, sur TFI, le 13 mai. Pourtant, les dernières données concernant l’attractivité tricolore invitent à la retenue plus qu’à l’autosatisfaction.

Le baromètre du cabinet EY, qui fait le point régulièrement sur les investissements étrangers, annonce un net essoufflement de « l’effet » Macron : le nombre de projets d’implantation et d’extension de sites existants en France a plongé de 14 % en 2024. Première raison invoquée par 200 patrons internationaux interrogés par EY : le climat politique en France, source d’une « instabilité » budgétaire inédite. Une instabilité créée par la dissolution de l’Assemblée nationale en juin 2024, décrétée par un certain Emmanuel Macron.

La France détient certes la « palme » européenne avec 1 025 projets d’investissements étrangers (contre 853 au Royaume-Uni et 608 en Espagne), mais la moisson en termes d’emplois est de plus en plus maigrichonne : seuls 30 postes en moyenne ont été créés par chacun de ces projets d’investissements en 2024, contre 125 en Espagne et 48 en Allemagne. Au total, 29 000 emplois devaient être créés par le biais des investissements étrangers en 2024, soit une baisse de près de 30 % par rapport à 2023 et de 35 % par rapport à 2021.

Les chiffres sont encore plus cruels lorsqu’on tient compte (ce que l’exécutif ne fait quasiment jamais) des postes détruits dans le même temps par les multinationales. L’enquête d’EY montre par exemple que l’année dernière, elles ont créé 12 304 postes dans l’industrie manufacturière (en baisse de 40 % par rapport à l’année précédente), mais qu’elles en ont supprimé 8 312 (en hausse de 66 %) par le biais de restructurations et de fermetures de sites.

Soit un solde de seulement 3 992 créations nettes. Dans certains secteurs, le bilan devient carrément négatif : dans la chimie, par exemple, 480 emplois ont été créés, pour 1 420 destructions ! Dans l’automobile, deux fois plus de postes ont été supprimés (2 029) que créés (1 133).

Un pari à la fois périlleux et ruineux

Il n’y a rien de surprenant à ce que ce soient ces deux secteurs qui trinquent le plus : les derniers mois ont vu de nombreuses multinationales sabrer dans leurs effectifs, comme le belge Solvay (68 suppressions de postes dans le Gard) ou l’allemand WeylChem (plus de 100 suppressions dans l’Oise). Mais les mauvaises nouvelles frappent plus généralement l’ensemble de l’industrie.

Plus du quart des destructions d’emplois prévues par des PSE en 2024 (environ 77 000) concernaient l’industrie manufacturière. Par ailleurs, le solde net de créations d’emplois dans l’industrie est resté positif en 2024, mais il a chuté de plus de 60 % par rapport à l’année dernière, à 31 223 emplois, selon le cabinet Trendeo. « Cela résulte d’un double mouvement de montée des suppressions d’emplois (+ 77 %) et de baisse des créations (− 18 %) », précise le cabinet.

Le processus de « réindustrialisation » tant vanté par Emmanuel Macron est bel et bien enrayé, et les efforts de com déployés dans le cadre de Choose France ne suffiront pas à remonter la pente : en appeler aux multinationales pour réindustrialiser le pays est un pari à la fois périlleux et ruineux.

Périlleux, parce qu’on sait très bien que les multinationales ferment des sites plus vite qu’elles en ouvrent : quand elles sentent le vent tourner, elles ne tardent jamais à baisser le rideau. « On a affaire à des entreprises très mobiles, moins attachées au territoire et qui, en cas de problème, n’hésiteront pas à fermer leur site français pour se relocaliser ailleurs », prévenait déjà l’économiste Vincent Vicard, en 2022.

Transformer la France en eldorado du grand capital

En ce moment, de nombreux groupes regardent les États-Unis avec des yeux de Chimène, à l’image du laboratoire Sanofi, qui a récemment annoncé son intention d’y investir la bagatelle de 20 milliards de dollars. EY confirme que les investissements étrangers ont grimpé d’environ 20 % dans le pays dirigé par Donald Trump l’an passé, en partie du fait de la politique « probusiness » menée par son prédécesseur, Joe Biden, à grands coups d’investissement public et d’exonérations fiscales.

Tout miser sur les multinationales est donc un pari hasardeux, mais également ruineux car les politiques d’attractivité mises en place par Emmanuel Macron pour transformer la France en eldorado pour le grand capital ont un coût exorbitant. Un coût social, avec l’affaiblissement du droit du travail dans le cadre des ordonnances de 2017 (facilitation des licenciements économiques, plafonnement des indemnités prud’homales, etc.), mais également économique : baisse de l’impôt sur les sociétés (11 milliards d’euros par an), des impôts de production (au moins 10 milliards), etc.

Et le pire, c’est que les patrons de multinationales n’ont même pas la reconnaissance du ventre. Interrogés par EY, ils considèrent que la « simplification » et la « réduction » de la fiscalité française sont toujours des « priorités absolues » pour attirer d’avantage d’investissements dans les mois à venir. Entendre Emmanuel Macron, sur TF1, annoncer sa volonté d’alléger la fiscalité pesant sur le travail ne leur a sans doute pas déplu.

   mise en ligne le 14 mai 2025

« Nous pouvons faire du métal sans Mittal » : devant le siège de la multinationale, les Arcelor exigent la nationalisation des hauts-fourneaux

Léa Darnay sur www.humanite.fr

Les salariés d’ArcelorMittal ont convergé, ce mardi 13 mai, devant le siège social du groupe, à l’appel de la CGT. Les sidérurgistes exigent la nationalisation des sites français. Des propositions de loi émanant de la gauche vont dans ce sens.

Trois semaines après l’annonce d’un plan de suppression de 636 emplois dans l’Hexagone, 400 salariés venus de tous les sites français d’ArcelorMittal ont convergé, ce mardi 13 mai, devant le siège de la multinationale, à Saint-Denis. « Nous pouvons faire du métal sans Mittal », scandent les sidérurgistes au pied de l’immeuble de verre.

Tous veulent éviter la catastrophe. « Si les hauts-fourneaux de Dunkerque et Fos-sur-Mer s’arrêtent, ce sont les 40 autres centres et usines qui tombent, avec un effet en cascade inimaginable sur l’ensemble de l’industrie du territoire, ultradépendante de l’acier », alerte David Blaise, représentant syndical central CGT de la branche centres de services.

Tandis qu’un comité social et économique (CSE) se déroule derrière les vitres teintées pour dessiner les contours du plan social, des cars de travailleurs en colère affluent pour mettre la pression sur la direction française du sidérurgiste en appelant à la nationalisation. Les Florangeois donnent le ton : casques de chantier sur la tête, bleus de travail sur le dos, fumigènes à la main, leurs pétards font trembler le béton. « Ils nous parlent de reclassements, mais il faut mettre les mots : ce sont des licenciements !, dénonce Éric Cholet, gilet rouge sur le dos. C’est une véritable casse sociale et industrielle ! »

« Un désinvestissement organisé »

Sur ce site lorrain, 194 postes seraient supprimés, soit deux tiers des effectifs. « Nous avons déjà vécu l’arrêt des hauts-fourneaux, de la coquerie, de la scierie, se désole le travailleur de Moselle. C’est à cause d’un désinvestissement organisé. » Devant le siège dionysien, les discours des représentants syndicaux des sept sites touchés par le plan social s’enchaînent et se ressemblent. « Montataire (Oise) est un site dimensionné pour produire 1 million de tonnes à l’année, mais ils n’envisagent plus que 600 000 tonnes en 2025. Il n’y a aucun investissement stratégique », regrette Nicolas Vilmin, délégué CGT du site picard.

Industeel, filiale qui vient déjà de perdre 110 postes l’an dernier, trinque à nouveau. « Même si ce ne sont que 20 emplois sur les 1 000 salariés, c’est déjà trop pour un fabricant qui livre le nucléaire, affirme Sébastien Gautheron. Depuis 190 ans, nous fabriquons de l’acier, nous en faisions avant Mittal, nous en ferons après lui », assure l’élu.

« Comment expliquer ce nouveau plan social alors que le groupe, perfusé d’argent public, vient d’annoncer des résultats positifs ? » rétorque Frédéric Sanchez, secrétaire fédéral de la métallurgie CGT. Le géant de la sidérurgie ne s’en cache pas : les 636 postes supprimés en France font partie d’un plan de délocalisation de ses fonctions supports vers l’Inde. « Mittal se désengage de l’Europe. Mais, en même temps, il demande 800 millions d’euros d’aides publiques pour un projet de décarbonisation du site de Dunkerque qu’il ne fera jamais », s’insurge le métallo.

La nationalisation

Pour sortir de ce poker menteur, la CGT revendique la nationalisation. Gaëtan Lecocq, secrétaire général du syndicat CGT Dunkerque, et Reynald Quaegebeur, délégué syndical central CGT AMF, ont travaillé avec les économistes Tristan Auvray et Thomas Dallery à un « plaidoyer pour un pôle public de l’acier ». « On peut prouver par A + B que la nationalisation coûterait moins cher à l’État, autour de 1 milliard d’euros, que ce que l’assurance-chômage devrait verser en indemnisation si Mittal licenciait tout le monde, soit 1,3 milliard d’euros. Alors, si Mittal ne veut pas de nous, qu’il dégage. Nous avons les compétences ! » affirme le Dunkerquois sous les applaudissements.

À Fos-sur-mer, où l’un des deux hauts-fourneaux est déjà à l’arrêt et où 300 postes sont en voie de suppression, « il y a zéro projet de décarbonation », regrette Stéphane Martins De Araujo. Le délégué CGT craint l’annonce d’ici à 2026 de l’arrêt de la phase à chaux, avec la suppression de 900 à 1 000 emplois sur le bassin. « Soit le gouvernement impose l’arrêt des PSE et un réinvestissement pour de l’acier vert. Soit il nationalise en demandant le remboursement de toutes les aides publiques perçues », exige-t-il.

La nationalisation, c’est aussi ce qu’ont porté les nombreux élus de gauche venus soutenir les ArcelorMittal et annoncer le dépôt de propositions de loi en ce sens, concernant le seul site de Dunkerque (PS) ou l’ensemble des activités françaises (PCF au Sénat, insoumis à l’Assemblée). « De notre point de vue, il faudrait verser entre 2 et 8 milliards d’indemnisation à Mittal. Mais si on ne faisait rien, la perte de souveraineté industrielle serait inestimable », souligne Aurélie Trouvé (LFI). « Il est important de montrer que la nationalisation n’est pas un coût, mais un investissement. C’est même la possibilité pour l’État de réinvestir », assure de son côté Fabien Roussel (PCF). « La classe politique se doit d’être courageuse sur le sujet », résume Sophie Binet.


 


 

Mais à quoi sert
le ministre de l’industrie ?

Martine Orange sur www.mediapârt.fr

Alors que les plans sociaux et les fermetures de sites industriels s’enchaînent, le risque d’une désindustrialisation irréversible du pays n’est plus à écarter. Pourtant, le ministre de l’industrie Marc Ferracci n’en dit rien, et n’esquisse aucune stratégie pour contrer le désastre possible.

La riposte a fusé en un instant. « Mais à quoi sert le ministre de l’industrie ? », s’est exclamée la secrétaire nationale des Écologistes, Marine Tondelier, en réponse à une question sur ArcelorMittal lors de l’émission « Questions politiques », le 27 avril. En quelques mots, la responsable à la veste verte a mis des mots sur un malaise grandissant. De plus en plus d’acteurs économiques et industriels ou d’observateurs se la posent, tant ce ministère semble déserté. Que ce soit sur un dossier particulier ou sur une filière entière, il paraît incapable d’articuler une quelconque stratégie.

Alors que les plans sociaux s’enchaînent dans l’automobile et ses sous-traitants, dans la chimie, dans la sidérurgie et dans bien d’autres secteurs industriels, l’exécutif ne dit rien. Pas un mot. Lors des questions au gouvernement, les ministres du travail et de l’industrie se contentent de botter en touche. Leurs réponses sont convenues, inutilement polémiques parfois, et surtout n’engagent à rien.

« Nous agissons », a ainsi soutenu le ministre de l’industrie, Marc Ferracci, le 29 avril en réponse à une question sur le sort d’ArcelorMittal. Pour quoi faire ? Avec quel objectif ? Pas la moindre précision n’est donnée, si ce n’est lutter contre les surcapacités et le dumping chinois. On se dépêche de passer à autre chose.

L’effacement actuel du ministère de l’industrie répond à un calcul politique, à en croire certains observateurs. Ne pas parler des fermetures de sites, des défaillances d’entreprises revenues à leur plus haut niveau, des suppressions d’emplois par milliers est un moyen d’invisibiliser les drames en cours. Et de désamorcer par avance les conflits sociaux éventuels. C’est surtout une façon de mettre sous le tapis l’échec de la politique de l’offre menée par les gouvernements d’Emmanuel Macron depuis huit ans, dont Marc Ferracci, proche du président, fut l’un des inspirateurs.

Point de non-retour

Mais ces petits calculs politiques peuvent-ils se justifier face au désastre qui se dessine ? Car il ne s’agit pas de simples ajustements conjoncturels ou de restructurations limitées : nous assistons à une destruction de l’industrie d’une ampleur comparable à celle de la fin des années 1970 et du début des années 1990, dont les conséquences économiques, sociales et territoriales ont été parfaitement documentées.

Alors que la France affiche déjà le plus bas taux d’industrialisation en Europe, peut-on se contenter de regarder ces disparitions sans doute irréversibles sans rien dire ? Car ce ne sont pas seulement des activités qui disparaissent, mais aussi des savoir-faire, des brevets, des compétences… tout ce qui forme des écosystèmes permettant à une industrie de se développer.

Dès l’automne, la CGT avait sonné l’alarme sur l’ampleur des plans sociaux annoncés, se demandant si l’industrie n’allait pas atteindre un point de non-retour. Mais cela n’a provoqué aucune réaction au ministère. Aucun plan, aucune mesure d’anticipation ne semble avoir été étudiée.

À chaque nouveau plan social ou fermeture d’usine, le ministre de l’industrie reçoit les dirigeants concernés, les représentants sociaux, parfois les élus des territoires touchés. Il enregistre les doléances et les propositions, selon un ballet parfaitement chorégraphié. Et puis rien.

La seule grande action revendiquée par Marc Ferracci est d’avoir poussé les instances européennes à adopter un « plan acier » contre les ambitions chinoises. Présenté par le très évanescent commissaire européen à l’industrie Stéphane Séjourné, ce plan tient du service minimum. Il ne prévoit ni taxe carbone renforcée aux frontières, ni mesures anti-dumping. Et même les quotas des importations d’acier chinois aux frontières, un temps de 15 %, ont été portés à 30 %.

Désertion stratégique

Penser que la question industrielle puisse se résoudre au seul niveau européen est de toute façon un leurre. Il faut aussi une volonté, une stratégie au niveau du pays, ce que d’autres membres de l’Union européenne (UE) ont bien compris et tentent de mettre en œuvre. Mais en France, hormis les grands-messes, les sommets internationaux et autres Choose France où l’on se gargarise de grands mots et de visions planétaires, rien ni personne – de la base au sommet de l’exécutif – ne permet d’entrevoir les projets, les programmes ou les ambitions que le pouvoir nourrit.

Matignon semble incapable d’exprimer la moindre vision. Bien qu’ayant été pendant trois ans haut-commissaire au plan, poste censé apporter une approche de long terme et dégager des grands enjeux stratégiques, le premier ministre François Bayrou n’a jusqu’à présent donné aucune orientation industrielle ou économique, en dehors de la simplification et de la suppression des normes.

Le ministre de l’industrie reste, lui, fidèle à la feuille de route présidentielle. Alors que le secteur automobile, épine dorsale de l’industrie en Europe, connaît une crise qualifiée de centenaire, aucun plan public depuis l’annonce d’un « airbus de la batterie électrique » – en 2019 – n’a été présenté pour aider ce secteur à se renforcer, à traverser cette crise et à s’adapter à la nécessaire transition écologique.

Le même constat peut être dressé pour tous les autres secteurs. Le ministre n’a rien à dire sur la défense, la chimie, la machine-outil, les transports, la construction. Et l’on ne parle même pas de secteurs considérés désormais comme secondaires par le ministère, comme le textile ou le bois.

Il n’existe pas davantage de projets transversaux, comme l’aide à la robotisation, ou sur la façon d’utiliser de façon raisonnée et adaptée l’intelligence artificielle. Il n’y a pas plus de réaction chez le ministre quand le gouvernement annonce, au nom de la rigueur budgétaire, les baisses de crédit pour la recherche ou la formation, alors que l’industrie de demain aura plus besoin que jamais de chercheurs, d’ingénieurs et de techniciens si elle veut encore exister.

Dans l’intitulé de son portefeuille, Marc Ferracci est aussi ministre chargé de l’énergie. Mais là encore, sur ce sujet essentiel qui est pourtant le soubassement de toute politique industrielle, le ministre de l’industrie ne paraît guère présent. Sa seule préoccupation semble être de permettre à quelques groupes électro-intensifs de mettre la main sur la rente du nucléaire historique d’EDF, quel que soit le prix pour le groupe public ou pour l’ensemble du pays.

L’a-t-on entendu une seule fois sur la nécessité de réformer le marché européen de l’énergie, structurellement dysfonctionnel et manipulé, comme l’a largement documenté le rapport Draghi ? Pour toutes ces questions et pour le reste, il s’en remet à sa collègue ministre de la transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher.

En trente ans, les résultats de cette doxa sont là : la France a connu la plus forte désindustrialisation de tous les pays développés.

« Tant que l’industrie et l’énergie resteront à Bercy, il ne se passera rien. C’est l’inspection des finances qui commande », analyse un connaisseur des cercles de pouvoir. Depuis le démantèlement du ministère de l’industrie par le très libéral Alain Madelin à la fin des années 1980, celui-ci est passé sous le contrôle du ministère des finances et a perdu une grande partie de son autonomie et de son expertise. Tous ceux qui ne partageaient pas les vues de Bercy, à commencer par les universitaires, en ont été exclus.

En trente ans, les résultats de cette doxa sont là : la France a connu la plus forte désindustrialisation de tous les pays développés. Mais l’échec patent de cette politique n’a pas amené le ministère à s’interroger : dans un monde de plus en plus fragmenté et bousculé, il prône toujours la mondialisation heureuse, le soutien aux champions mondiaux et les nécessaires délocalisations.

Entourés des mêmes conseils – McKinsey, Roland Berger, Accenture et autres –, les membres du ministère continuent à dispenser les mêmes schémas. Et sont persuadés que les dirigeants des groupes font toujours les meilleurs choix et sont les meilleurs stratèges.

De Carlos Ghosn à Carlos Tavares en passant par Serge Tchuruk , Anne Lauvergeon ou Gérard Mestrallet, les exemples d’erreurs magistrales et de choix fatals abondent. Mais il ne saurait être question de poser la question taboue de la compétence de certains dirigeants. Par nature, ces derniers savent mieux que tous les autres. Et le ministère de l’industrie n’est là que pour les servir, surtout pas pour discuter leurs choix, encore moins pour leur opposer des options inverses.

Un actif comme un autre

Tous les représentants du personnel et les élus locaux rapportent la même expérience quand ils ont eu à côtoyer le ministre de l’industrie, les membres de son cabinet, le Comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri) ou les responsables des directions régionales de l’industrie, de la recherche et de l’environnement (Drire). Lors d’une fermeture d’usine ou de licenciements massifs, ils ont été écoutés poliment et ont pu présenter leur plan. Mais à la fin, tous ont le sentiment de s’être fait « balader ».

Pour tous ces représentants du ministère, le seul souci tangible est que le plan social en cours ou la fermeture d’un site industriel ne se transforme pas en conflit social majeur, fasse la une des journaux et devienne un sujet politique. Alors, ils font pression pour que les dirigeants paient plus que les sommes dues en cas de licenciement pour acheter la paix sociale. Pour le reste ? Le maintien d’une activité industrielle, la disparition de maillons essentiels, la prise de contrôle de propriétés intellectuelles sous pavillon étranger, ce n’est pas leur problème.

En huit ans, le ministère de l’industrie n’a pas utilisé une seule fois le décret Montebourg de mai 2014, qui permet de bloquer le rachat d’entreprise par des capitaux étrangers non européens quand l’activité est jugée stratégique. Il est vrai que ce décret est considéré comme un chiffon rouge par Emmanuel Macron : il avait été pris pour bloquer le rachat des activités d’Alstom par General Electric, que ce dernier soutenait en sous-main depuis des mois.

Le ministère n’a pas non plus eu recours à la directive européenne sur le contrôle d’activités stratégiques par des capitaux étrangers non européens, préférant regarder filer le Doliprane, Latecoere, Vencorex et tant d’autres, plutôt que de prendre une mesure qui pourrait entacher « l’attractivité de la France ».

Le cas de Pierre-Olivier Chotard illustre à lui seul l’état d’esprit qui règne dans le ministère de l’industrie : secrétaire général du Ciri, il vient de partir pantoufler chez Rothschild – sans passer par la case de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) – pour s’occuper des fusions-acquisitions. Pour lui, l’entreprise est un actif comme un autre, à vendre, à acheter, à malaxer dans tous les sens pour en extraire des profits et des commissions. Quitte à la laisser détruire s’il le faut, selon les lois darwiniennes du marché.

Les protégés et les autres

De toute façon, se demandent les soutiens du gouvernement, comment mener une politique industrielle dans une période d’austérité budgétaire ? D’emblée, le gouvernement a exclu de toucher les 200 milliards d’euros distribués sans contrepartie à toutes les entreprises, pour les réorienter de façon plus efficace.

Des budgets ont bien été sanctuarisés ces dernières années pour soutenir le développement de certains projets industriels, notamment sur les nouvelles technologies. Le projet France 2030, piloté par Bruno Bonnell, un autre ami du président, a ainsi hérité d’une enveloppe de 5,4 milliards d’euros à dépenser sur cinq ans pour soutenir l’innovation.

Mais la Cour des comptes est incapable d’évaluer ses dépenses et leur pertinence. « Aucun de ces documents ne fournit encore la vision consolidée et transversale des investissements effectivement réalisés et en cours », écrit l’institution, comme l’a rapporté La Lettre.

Le contre-exemple industriel de l’usine d’aluminium de Saint-Jean-de-Maurienne

Elle était condamnée, sans sauvetage possible, ainsi que tous ses propriétaires successifs l’ont affirmé : du canadien Alcan après avoir racheté Pechiney, au géant minier Rio Tinto après son OPA sur Alcan. Le cabinet de conseil Roland Berger l’a aussi confirmé, organisant un premier plan de restructuration dès 2011, destiné à mener le site à l’extinction.

Le ministère de l’industrie en était aussi convaincu : il n’y avait plus rien à faire pour sauver l’usine d’aluminium de Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie), contrairement à ce que soutenaient ses salarié·es. Malgré les prix très bas de l’électricité consentis par EDF, l’usine ne pouvait pas être viable au plan international. D’ailleurs, aucun repreneur ne se manifestait.

L’arrivée d’Arnaud Montebourg au ministère du redressement productif en 2012 a interrompu la spirale fatale. Après une visite sur place, le ministre décide de mobiliser tous les moyens pour sauver le site, contre l’avis de ses équipes. Le groupe familial industriel allemand Trimet se déclare intéressé et, à l’été 2013, conclu un accord pour reprendre l’usine à hauteur de 65 % (EDF apportant les 35 % restants).

Repensée et réorganisée, gérée de façon prudente et classique, « sans dépendre des banques », l’usine est depuis repartie. Malgré la compétition acharnée sur le marché mondial de l’aluminium, malgré les droits de douane imposés sur les exportations vers les États-Unis, la productivité de l’usine est en hausse et ses salarié·es parmi les mieux payés de France.

La même opacité entoure les actions de la Banque publique d’investissement (BPI), créée pour apporter des financements aux projets de création et de développement des entreprises. Certains y ont un accès direct, à l’instar de Mistral AI, entreprise spécialisée dans l’intelligence artificielle générative qui a obtenu une centaine de millions d’euros de crédit trois semaines seulement après sa création. D’autres doivent attendre trois mois pour avoir un rendez-vous et beaucoup se voient refuser une aide.

Aucun bilan de ces subventions n’étant disponible. Faut-il comprendre – comme le soupçonnent certains – qu’il y a les protégés et les autres ? Les repreneurs de Vencorex, qui demandaient quatre semaines supplémentaires et une aide de 40 millions pour monter leur projet de reprise en coopérative avec le soutien des collectivités locales et des fonds régionaux, se sont vu opposer un refus net. « Parce que l’État n’est pas assuré de retrouver son argent au bout de cinq ans », a justifié Marc Ferracci.

Au même moment, la Caisse des dépôts, CNP Assurances et la BPI ont volé au secours de la direction de Veolia, menacée par la Caixa à la suite d’un différend sur la filiale d’eau espagnole du groupe – reprise après l’OPA sur Suez. En quelques jours, ces grands institutionnels ont mobilisé environ 1 milliard d’euros pour prendre 5 % du capital de Veolia.

Le groupe est, il est vrai, un dossier prioritaire pour l’Élysée depuis des années. Mais  le sauvetage du dirigeant d’un grand groupe est-il vraiment la priorité du moment? Est-ce ce type de mesure que l'exécutif imagine pour reconstruire un outil de production compétitif ?

   mise en ligne le 13 mai 2025

L’Europe sacrifie l’Asie centrale pour trouver son énergie « verte »

par Manon Madec sur https://reporterre.net/

L’Union européenne multiplie les investissements visant des minerais et la production d’énergie en Asie centrale. Malgré son discours sur une stratégie « gagnant-gagnant », l’environnement et les populations locales sont menacés.

Almaty (Kazakhstan), correspondance

À l’ouest du Kazakhstan, des bancs de sable remplacent la mer Caspienne, tandis qu’à Karaganda, dans le centre du pays, la neige vire au noir chaque hiver. En Ouzbékistan, le désert de Kyzylkoum grignote les terres autrefois fertiles de la région de Navoï. L’Asie centrale porte les stigmates de décennies d’exploitation pétrolière, gazière et minière. Pour la population, les ressources ne sont pas non plus une bénédiction : depuis les années 1990, leur exploitation est contrôlée par les majors étrangères et les élites locales, qui se partagent les rentes.

Aujourd’hui, ce sont les ressources dites « vertes » qui attirent l’attention sur la région. Lithium, nickel, uranium, terres rares : l’Asie centrale regorge de matières premières critiques, utilisées pour fabriquer des technologies bas carbone. Et ce n’est pas tout : avec son potentiel solaire, éolien et hydraulique, l’Asie centrale est un terrain idéal pour produire de l’hydrogène vert, qualifié ainsi car obtenu par électrolyse de l’eau, un procédé réalisé à partir d’énergies renouvelables et peu émetteur de CO2.

Ces ressources subiront-elles le même sort que les hydrocarbures ? Aujourd’hui, les États de la région les mettent aux enchères, en quête d’investisseurs qui ne se contentent pas de les extraire, mais participent aussi à la montée en gamme de l’industrie locale. Et ça, l’Union européenne (UE) l’a bien compris. À Samarcande (Ouzbékistan), lors du sommet UE-Asie centrale du 4 avril, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a promis des « partenariats mutuellement bénéfiques », fondés sur la création d’industries locales et d’emplois, ainsi que la production et l’exportation d’énergie verte.

Lithium kazakh et uranium ouzbek

Bénéfiques, ces projets le seront à coup sûr pour l’Europe, dont la demande en matériaux critiques ne fera qu’augmenter, prévient la Commission, alors que l’offre, elle, reste très restreinte. Échanger avec l’Asie centrale réduirait sa dépendance à la Chine, son principal fournisseur. Depuis les accords signés avec le Kazakhstan en 2022 et l’Ouzbékistan en 2024, elle a déjà investi dans le graphite et le cuivre via ses bras financiers, la Banque européenne d’investissement et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement. Elle ne cache pas son intérêt pour les terres rares. En parallèle, l’Allemagne lorgne le lithium kazakh pour ses batteries. La France, qui importe déjà de l’uranium du Kazakhstan, accélère la production en Ouzbékistan.

Pour alimenter ses industries avec de l’énergie « propre », l’UE compte importer 10 millions de tonnes d’hydrogène vert par an dès 2030, dont 2 millions du Kazakhstan. En 2023, l’entreprise germano-suédoise Svevind a investi dans un gigantesque site de production à Mangystau, près de la mer Caspienne.

Doté de parcs éoliens et solaires, le site produirait, dès 2030, 40 gigawattheure d’électricité, sans compter celle issue de l’électrolyse. « C’est plus que la capacité actuelle de tout le pays, dit Vadim Ni, fondateur de l’ONG Save the Caspian Sea. Mais la totalité servira à produire l’hydrogène exporté vers l’Allemagne. »

« Les partenariats n’auront aucun effet sur la transition énergétique d’Asie centrale »

De cette énergie verte produite sur son sol, le Kazakhstan ne verra pas la couleur. Pour en bénéficier, il faudrait moderniser un réseau électrique hérité de l’époque soviétique, conçu pour des centrales à charbon et inadapté aux renouvelables. Des investissements considérables qui ne sont pas, pour l’instant, à l’agenda européen.

Le pays, à l’instar de l’Ouzbékistan, aurait pourtant besoin d’accélérer sa transition. L’électricité y est toujours produite au charbon pour l’un, au gaz pour l’autre. En 2024, alors qu’il a les objectifs de réduction des émissions de CO2 les plus ambitieux de la région, le Kazakhstan a investi davantage dans de nouvelles capacités charbon que dans les renouvelables, rapporte le Global Energy Monitor.

Une dépendance aggravée par l’exploitation des matières critiques. Car les usines de transformation des minerais tournent au charbon, explique Dimitry Kalmykov, directeur du musée écologique de Karaganda. « Les partenariats n’auront aucun effet sur la transition énergétique d’Asie centrale », affirme Vadim Ni.

« Préjudice irréversible à la biodiversité »

Pire encore, « les projets extractifs menacent d’accroître une pollution de l’air déjà critique », s’inquiète Dimitry Kalmykov. Cendres, métaux lourds, ammoniac : plusieurs études, dont une communication scientifique présentée en 2020, établissent un lien direct entre industrie minière et dépassement des seuils toxiques.

Quant au projet hydrogène, Kirill Ossin, fondateur de l’ONG EcoMangystau, prévient qu’il risque de porter un « préjudice irréversible à la biodiversité ». Construit dans la réserve naturelle d’Ustyurt, dans le sud-ouest du Kazakhstan, le parc détruirait l’habitat des gazelles et couperait les corridors empruntés par l’aigle des steppes, le koulan — un âne sauvage — et le léopard de Perse.

Il ne subsiste à l’état sauvage que 1 000 léopards de Perse, dont le milieu naturel est menacé par un projet d’extraction d’hydrogène vert au Kazakhstan. Wikimedia Commons / CC BY-SA 2.0 DE / Marcel Burkhard

S’y ajoute la saumure issue du dessalement de l’eau de mer, nécessaire à l’électrolyse. Plus chaude et plus salée que l’eau d’origine, elle pourrait perturber les écosystèmes marins si elle était rejetée dans la Caspienne. Une étude de faisabilité commandée par le gouvernement allemand, coécrite par Svevind, évoque un traitement « durable » des rejets, sans en préciser les modalités.

Vieux réflexes extractivistes

Les habitants aussi pourraient en faire les frais, car neuf litres d’eau seront pompés pour produire chaque kilo d’hydrogène, dans une région aride où l’accès à l’eau est déjà conflictuel. Les scientifiques tirent la sonnette d’alarme : la mer Caspienne a baissé de deux mètres en vingt ans, et pourrait en perdre jusqu’à 14 de plus d’ici à la fin du siècle. C’est la pêche, l’agriculture et la consommation domestique qui sont menacées.

L’étude allemande admet une « situation critique » et reconnaît que l’hydrogène « accentuera la pression sur les ressources en eau ». Anticipant les critiques, l’UE a lancé le plan d’investissement Team Europe pour améliorer la gestion de l’eau. Cependant, signalent certains chercheurs : les financements sont insuffisants et sa mise en œuvre repose sur la bonne volonté des élites locales.

« La transparence se réduit, l’information ne circule pas et les citoyens ne sont pas consultés »

Malgré leurs zones d’ombre, les projets ne sont pas rejetés en bloc par les activistes. Sous conditions, ils admettent qu’ils pourraient profiter à la transition comme aux habitants. « C’est un projet prometteur, attractif, avec des retombées économiques importantes », reconnaît Kirill Ossin à propos de l’hydrogène. Mais tous dénoncent l’approche européenne qui perpétue les vieux réflexes extractivistes, par « peur de passer à côté de ressources dont elle a besoin », dit Mariya Lobacheva, directrice d’Echo, une ONG kazakhe pour la transparence et la participation citoyenne.

Craintes d’une répétition du scénario des années 1990

Vadim Ni regrette que l’UE « s’en remette aux autorités locales, alors même qu’elles ne sont pas toujours compétentes ». En 2021, le Kazakhstan s’est doté d’un Code de l’environnement censé contraindre les entreprises à limiter leur empreinte écologique. Mais, faute de moyens, « le système d’évaluation environnementale stratégique n’est pas appliqué », explique-t-il.

Derrière la vitrine démocratique, Mariya Lobacheva fait un constat amer : « La transparence se réduit, l’information ne circule pas et les citoyens ne sont pas consultés. » La société civile peine donc à jouer un rôle de garde-fou. « Personne ne fait pression sur les investisseurs ou le gouvernement. Les gens ne croient pas à leur capacité à changer les choses », dit Dimitry Kalmykov.

Mariya Lobacheva redoute une répétition du scénario des années 1990, lorsque les contrats signés avec les majors pétrolières ont été conclus sans consultation publique. Même les emplois promis par l’UE ne réveillent pas son enthousiasme : « Il n’y a aucune transparence sur les conditions et les niveaux de qualification des postes réservés aux Kazakhs. »

Pour convaincre l’Asie centrale de ses bonnes intentions, l’UE doit passer à l’acte. En commençant par ouvrir le dialogue avec les habitants, scientifiques et écologistes, « seule façon de garantir des partenariats gagnant-gagnant », affirme Kirill Ossin.

   mise en ligne le 13 mai 2025

Jean-François Tamellini, syndicaliste belge : « Derrière la course aux armements, le véritable enjeu est la répartition capital-travail »

sur www.humanite.fr

Sous la houlette de la Commission européenne, les Vingt-Sept ont engagé une course aux armements. Les syndicalistes du continent livrent des clés pour la construction d’une économie de paix. Par Jean-François Tamellini, Secrétaire général de la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB) wallonne.

(Les intertitres et la mise en gras sont du fait de 100-paroles)

Guerre, racisme et néofascisme  pour masquer l’échec du capitalisme ?

Massacres à Gaza, en Ukraine et au Soudan, avènement de l’extrême droite et de la ploutocratie, surenchère agressive et cacophonie médiatique trumpistes, protectionnisme nationaliste, austérité budgétaire et guerre aux pauvres… Une fois de plus, et comme toujours, le capitalisme nous mène droit dans le mur. Et ne nous propose comme seule sortie de crise que la fuite aveugle dans la guerre économique et l’économie de guerre.

La seconde élection de Trump a marqué un tournant. Une véritable guerre culturelle a été engagée par l’internationale réactionnaire. La fenêtre d’Overton s’est transformée en baie vitrée, les cordons sanitaires sont rompus et la droite « classique » poursuit sa mue vers l’extrême droite. La technique utilisée est la montée des nations les unes contre les autres. Patriotisme économique et nationalisme culturel sont imposés comme des références absolues.

L’étranger, l’étrangère, toute personne considérée comme différente est présentée comme un danger. Les luttes pour l’égalité et la justice sociale sont traitées de « wokistes », la nouvelle insulte passe-partout des réactionnaires. Une cacophonie et un confusionnisme savamment entretenus pour dissimuler le véritable enjeu : la répartition capital-travail.

Cette guerre culturelle n’a en effet qu’un objectif : relancer les politiques néolibérales et la course à la maximisation des profits. En s’attaquant à tout ce qui pourrait freiner la captation de parts de marché par les actionnaires privés : services publics, sécurité sociale, syndicats, mutuelles, ONG, associations luttant contre les discriminations… Dans ce contexte troublé et inquiétant, on nous enjoint d’ailleurs de préparer des kits de survie, mais aussi et surtout de repenser notre modèle industriel à l’aune du réarmement.

En Belgique, le ministre de la Défense – un nationaliste flamand flirtant ouvertement avec l’extrême droite – prône la reconversion de l’usine Audi à Forest 1 en une usine d’armement. Une fuite en avant militariste sans projet politique, social ou industriel sérieux, mais qui fait le bonheur – et les clics – des sites d’actualité en continu et de leurs réseaux.

Politique de défense et protectionnisme : oui éventuellement, mais au service de qui ...

Soyons clairs, adopter une stratégie de défense est important. La stabilité et la sécurité sont des conditions de base pour construire ou consolider des démocraties. Une politique industrielle publique de l’armement, régulée et coordonnée au niveau européen, pourrait être déployée, dans une logique semblable à celle qui avait mené à la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca) au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Mais il y a une énorme différence entre une stratégie de défense visant à favoriser les conditions de paix entre États et une politique va-t-en-guerre visant à enrichir les actionnaires privés d’entreprises d’armement.

Soyons clairs, encore : le protectionnisme, dans le système capitaliste actuel, ne doit pas être un tabou. Encore faut-il qu’il soit pensé dans une optique de progrès social et environnemental. Si elles servent à freiner le shopping fiscal, social et environnemental des multinationales, à relocaliser l’économie, à garantir la souveraineté sur les besoins fondamentaux, et non à asservir d’autres peuples, les taxes ont clairement un rôle à jouer. Mais on est alors à l’opposé du modèle nationaliste de Trump.

Ces quarante dernières années, le démantèlement de l’industrie européenne est allé de pair avec celui des systèmes de sécurité sociale, entraînant une précarisation de l’emploi, des salaires et des conditions de travail. Pour affronter la guerre commerciale et financer le réarmement, les va-t-en-guerre libéraux voudraient aujourd’hui sabrer une fois de plus dans la sécurité sociale et les services publics. Militarisme et austérité, un beau projet d’avenir…

Le devoir de la gauche

Face à cette radicalisation de la droite, la gauche, dans son ensemble et sa diversité, doit reprendre les clefs du débat, réaffirmer ses valeurs et la pertinence de ses analyses. Remettre au premier plan le rapport de force capital-travail, en repensant le modèle sur la base des besoins fondamentaux des populations.

C’est sur cette base qu’avait été créée la Sécurité sociale après guerre, un modèle qui a permis aux corps de se redresser et à l’économie de se développer, grâce au travail de la classe ouvrière, parmi lesquels de nombreux travailleuses et travailleurs migrants. Il nous faut aujourd’hui aller plus loin et travailler à une transformation radicale de l’économie au service du progrès social, de la protection de l’environnement et du renforcement de la démocratie.

La guerre économique et l’économie de guerre ne sont que des impasses mortifères. Il est indispensable de recréer les vraies conditions qui assureront une paix durable au niveau mondial : le rétablissement d’un cordon sanitaire inviolable à l’égard de l’extrême droite et une meilleure répartition des richesses.

En ajoutant l’indispensable dimension environnementale aux conditions qui avaient rendu possible le pacte social d’après guerre, rappelant aux fous de ce monde que le combat pour préserver la planète prime sur leur capitalisme de guerre et leurs guerres commerciales. Revendiquer, militer et lutter pour une meilleure répartition des richesses doit être une priorité pour les forces de gauche. La réduction des inégalités et le progrès social sont les meilleures armes contre l’extrême droite, ses idées et ses logiques guerrières.

  1. L’usine Audi de Forest a été fermée en février dernier à la suite d’une décision de la multinationale, pourtant largement bénéficiaire, entraînant le licenciement de plus de 4 000 travailleuses et travailleurs employés de l’entreprise ou de sous-traitants. ↩︎

  mise en ligne le 12 mai 2025

Emploi : le chômage baisse
mais la pauvreté progresse

Marie Toulgoat sur www.huma.fr

Alors que le nombre de privés d’emploi a diminué entre 2015 et 2022, le nombre de personnes en précarité a, lui, augmenté. Les salariés en temps partiel ou en contrat court, ou encore en invalidité, sont en première ligne de cette dégradation.

« Je vous le dis en toute sincérité, réveillez-vous. Au moment où je vous parle, on est à 7 % de chômage. » En novembre 2023, Emmanuel Macron, dans une allocution, ravivait sa rengaine du plein-emploi, son objectif de parvenir à 5 % de chômage en 2027, coûte que coûte.

Loin du mythe que s’est construit le président sur les bienfaits de cette ambition, les faits sont têtus, et terribles pour les plus précaires. Selon une étude du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) publiée le 7 mai, la baisse du taux de chômage n’a guère signé le recul de la pauvreté. Au contraire, celle-ci et le sentiment de pauvreté alimenté par les Français ont continué de progresser.

En effet, selon le diaporama dressé par l’institution, alors que le chômage a baissé de 3 points entre 2015 et 2022, passant de 10,3 % à 7,3 %, le taux de pauvreté monétaire, lui, a augmenté. Le nombre de personnes vivant avec moins de 60 % du niveau de vie médian est passé de 14,2 % à 14,4 %.

La part des personnes devant renoncer à au moins cinq dépenses de la vie courante sur une liste de treize (par exemple, pouvoir accéder à internet, pouvoir avoir une activité de loisir régulière, chauffer son logement ou encore pouvoir acheter des vêtements neufs) est passée de 12,1 % à 13,1 %. Le sentiment de pauvreté s’est quant à lui envolé de plus de 6 points, passant de 12,4 % à 18,7 % parmi la population sur la même période.

Des microentrepreneurs et apprentis pauvres

Selon le CNLE, une des raisons est à trouver dans la nature des emplois créés entre 2015 et 2022. Car si le chômage a en effet reflué, les emplois créés n’ont pas tous été de qualité identique.

« De nombreux emplois créés n’ont pas entraîné une sortie de la pauvreté, que ce soit pour les actifs employés sous contrats temporaires et à temps partiel ou pour ceux sous le statut de microentrepreneur, qui sont restés pauvres monétairement dans l’emploi, ou pour les apprentis de l’enseignement supérieur, qui souvent vivaient déjà au-dessus du seuil de pauvreté avant d’être en emploi », notent ainsi les autrices de l’étude. En somme, l’objectif de réduction du nombre de chômeurs s’est fait par la généralisation d’emplois précaires, à temps partiel et mal rémunérés.

Ce sont précisément parmi ces employés précaires que les difficultés économiques et matérielles se font le plus criantes. « Les privations matérielles et sociales se sont considérablement étendues parmi les employés embauchés sur des contrats courts atteignant des taux comparativement élevés (15,5 % en 2015, 18,3 % en 2019 comme en 2021), les intérimaires (de 14,1 % à 23 %) et les chômeurs (de 34 % à 37 %) », détaille le rapport.

Si l’augmentation des difficultés touche les personnes en emploi de piètre qualité, les personnes inactives sont elles aussi à la peine. Ainsi, le taux de pauvreté a augmenté parmi les personnes retraitées, à mesure que la pension moyenne, en euro constant, a diminué de 2015 à 2022. Le taux de pauvreté des personnes ne pouvant travailler pour cause d’invalidité a lui aussi bondi. Il est passé de 26,8 % en 2015 à 36,7 % en 2022.

Une colère accrue chez les allocataires

Cette publication du CNLE apporte ainsi une lumière crue sur la politique de réduction du chômage menée par Emmanuel Macron. Les dernières réformes de l’assurance-chômage ont en effet eu pour principale conséquence de jeter dans la précarité les personnes privées d’emploi.

La réforme entrée en vigueur en 2021, par exemple, visait ainsi à revoir à la baisse le montant de l’allocation, en modifiant le mode de calcul du salaire de référence, sur lequel se base l’indemnisation, pénalisant les personnes dont la carrière a été la plus discontinue.

La même année, le nombre d’heures travaillées nécessaires pour pouvoir ouvrir des droits au chômage a été rehaussé, et la durée d’indemnisation rabotée. En plus d’accentuer la pauvreté des salariés et des personnes inactives, les politiques publiques entreprises par les gouvernements d’Emmanuel Macron – la dernière en date étant la réforme du RSA conditionnant l’octroi du minimum à des heures de travail – alimentent nombre de tensions.

Selon le CNLE, celle-ci est à mettre au compte des « problématiques d’information et d’accès aux droits des usagers, des besoins exprimés non satisfaits et des phénomènes de concurrence entre usagers ».

Ces discordes mènent même parfois au drame. Le 28 janvier 2021, une conseillère de France Travail (ex-Pôle emploi) a même été tuée par un usager à Valence (Drôme). La recrudescence des rendez-vous générée par les réformes de l’assurance-chômage, couplée au sous-effectif de l’administration, avait été pointée du doigt par les syndicats.

   mise en ligne le 5 mai 2025

Les gagnants et
les perdants du « réarmement » de l’Europe

Francis Wurtz sur www.huma.fr

2370 milliards d’euros, soit plus de 7 fois le budget 2024 de la France, ou bien 11 fois le montant de l’aide publique mondiale au développement, ou encore… 36 fois le budget de tout le système des Nations unies et de ses 43 entités (OMS, FAO, Unesco, Unicef, OIT…) : tel est le montant délirant des dépenses militaires mondiales durant l’année écoulée1. En augmentation constante depuis dix ans, elles viennent d’enregistrer la plus forte progression depuis la fin de la guerre froide.

Le cas de l’Union européenne mérite une attention particulière, le plan de « réarmement » de 800 milliards d’euros (d’ici 2030), adopté le 6 mars dernier par les chefs d’État ou de gouvernement, devant se traduire par une nouvelle explosion, encore plus insensée, des dépenses militaires au fil des cinq prochaines années. À cet égard, plusieurs projets en cours doivent nous alerter. Concernant la France, tout d’abord : Emmanuel Macron a annoncé son intention de s’inscrire dans cette fuite en avant, en évoquant une augmentation progressive de 50 % de la part des richesses produites consacrée à cette gabegie2.

Les travailleurs ont tout à craindre de « l’économie de guerre » dont rêvent d’irresponsables politiciens.

L’Allemagne ensuite : le nouveau Chancelier, Friedrich Merz, entend affirmer le leadership européen de son pays en ambitionnant de porter ses dépenses militaires de quelque 80 milliards d’euros en 2025 (déjà en augmentation de 28 % en un an) à un niveau record se situant entre 200 et 400 milliards d’euros d’ici 20353. La Grande-Bretagne enfin : un sommet UE-Royaume-Uni doit se tenir le 19 mai prochain, à Londres, censé aboutir à un « partenariat stratégique », officiellement fondé sur « la prospérité de tous les citoyens du Royaume-Uni et de l’UE ».

Sauf qu’au cœur de ce « New Deal » post-Brexit figure un projet de « pacte de défense et de sécurité » qui permettrait aux entreprises britanniques de défense d’accéder au pactole de 150 milliards d’euros que l’Union européenne a décidé de consacrer au financement des investissements de défense.

Si les marchands d’armes sont, sans surprise, les grands gagnants de cette folle course aux engins de mort, qu’en est-il des perdants ? Il y a, naturellement, en tout premier lieu, les travailleurs, qui ont tout à craindre de « l’économie de guerre » dont rêvent d’irresponsables politiciens et dont se gargarisent des commentateurs à l’abri du besoin. Comme le souligne sans gêne le secrétaire général de l’Otan, Mark Rutte, il faudra bien utiliser « une petite fraction » des dépenses sociales pour augmenter les dépenses de défense.

Mais ce n’est pas tout. D’autres priorités vont pâtir de cette militarisation à outrance. Ainsi des objectifs du « pacte vert » européen en matière de lutte contre le dérèglement climatique, appelés à être en partie sacrifiés. « Nous serons plus flexibles et pragmatiques pour les atteindre », vient d’annoncer la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, provoquant une vive réaction d’Ana Toni, directrice générale de la prochaine Conférence sur le climat de l’ONU, qui a qualifié ce recul européen d’« extrêmement décevant ».

Autre abandon inacceptable : on évoque une baisse à venir de 35 % de l’aide européenne au développement dans le cadre du budget pluriannuel 2028-2034, en cours de discussion. La démocratie, elle-même, subit des attaques significatives dans ce contexte : le matraquage évince le débat et la dramatisation étouffe l’analyse responsable. Le social, l’humanisme, l’esprit de responsabilité : tout nous commande de refuser cette dérive toxique !

1. Rapport de l’Institut international de recherche sur la paix (Sipri)

2. « Le Figaro », 2 mars 2025

3. Site touteleurope.eu, 28 avril 2025

   mise en ligne le 28 avril 2025

Morts au travail :
un scandale français

Stéphane Sahuc sur www.humanite.fr

C’est l’un des trous noirs des données sociales en France. Personne ne peut fournir avec précision et exhaustivité le nombre de morts au travail pour une année donnée. Le même flou se retrouve lorsque l’on cherche le nombre de morts au travail par secteur d’activité et son évolution au cours du temps. Aucun travail de compilation des données disponibles en fonction du sexe, de l’âge ou du secteur géographique n’existe. Pourtant, même à partir des chiffres fragmentaires disponibles, on constate, sans surprise, que dans certaines branches le travail est plus dangereux, plus mortel que dans d’autres.

Mais mourir au travail n’est pas une fatalité. Si l’accident est toujours possible, il y a des raisons objectives qui peuvent expliquer son niveau de fréquence. Les syndicats, CGT en tête, pointent par exemple que l’augmentation du nombre de décès au travail est corrélée à la disparition des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail du fait des ordonnances Macron de 2017. On peut également évoquer le nombre ridiculement bas d’inspecteurs du travail et l’incroyable légèreté des peines infligées quand ils constatent que la sécurité des salariés n’est pas respectée. Quant aux donneurs d’ordres, eux, ils ne sont jamais inquiétés.

À l’inverse, au Royaume-Uni, en cas d’accident du travail, l’enquête judiciaire va chercher à déterminer les responsabilités de chacun des acteurs, y compris les donneurs d’ordres. Conséquence : les taux d’accidents y sont environ deux fois plus faibles qu’en France. Mais le plus extraordinaire est qu’en France près de 9 millions de travailleurs passent totalement sous les radars. Autoentrepreneurs, travailleurs de plateforme et même fonctionnaires… d’eux on ne sait rien ou presque. Si des statistiques existent, elles ne sont ni disponibles, ni accessibles au public.

Pourtant on se doute que les travailleurs ubérisés, qui livrent par tous les temps et qui prennent tous les risques pour aller toujours un peu plus vite et gagner un peu plus, sont, hélas, statistiquement davantage victimes d’accident. L’année dernière, déjà, l’Humanité avait pointé l’urgence qu’il y avait à correctement, scientifiquement, renseigner ce phénomène évitable. Une revendication toujours à l’ordre du jour.


 


 

21 000 morts et 13,5 millions de blessés en 20 ans : le vrai bilan des accidents du travail en France

Cyprien Boganda et Arthur Dumas sur www.humanite.fr

À l’occasion de la Journée mondiale de la sécurité au travail, ce 28 avril, l’Humanité s’est plongée dans deux décennies de données publiques afin de documenter l’hécatombe qui frappe les salariés en France. Les syndicats réclament des mesures d’urgence.

Les chiffres sont implacables. En vingt ans, le travail a fauché plus de 21 000 salariés et en a blessé 13,5 millions, selon les données compilées par l’Humanité. Et encore, ces statistiques ne prennent en compte que les salariés du régime général de la Sécurité sociale, auxquels il convient d’ajouter les données transmises par la Mutualité sociale agricole : ses fichiers font état d’au moins 3 125 agriculteurs morts depuis 2006, mais n’intègrent pas les suicides. Des chiffres globaux qui laissent pourtant dans l’ombre plus de 8 millions de travailleurs pour lesquels les données sont au mieux lacunaires, au pire inexistantes.

« On a trop de Français qui meurent au travail », déclarait Gabriel Attal, alors premier ministre, en mars 2024. Une formule quelque peu maladroite (le fait d’avoir « trop » de morts suggère la possibilité d’établir un nombre de décès « acceptable ») mais qui avait le mérite de placer le sujet sous les feux des projecteurs. Depuis, rien ne s’est produit ou presque. Et le bilan, inexorablement, a continué de s’alourdir.

BTP, une hécatombe évitable

Ici, c’est un ouvrier anonyme de 32 ans qui chute d’un toit alors qu’il travaillait sur un chantier de la Manche. Là, un jeune homme écrasé par un engin conduit par un collègue, en Essonne. Les drames de ce genre pavent les articles de la presse locale. En deux décennies, près de 3 000 travailleurs du BTP ont perdu la vie à la suite d’un accident du travail, soit près d’un tous les deux jours. Et en 2023, les salariés du secteur étaient victimes d’accident 1,5 fois plus souvent que l’ensemble des autres salariés.

Les facteurs de risque sont connus. Le BTP est une activité qui concentre en un seul lieu – le chantier – une bonne partie des dangers auxquels un travailleur peut être exposé : chutes de hauteur, heurts avec engins, masses en mouvement… S’y ajoute le recours à la sous-traitance en cascade, qui en diluant les responsabilités tout en accélérant la course au moins-disant (les sous-traitants du bas de l’échelle rognent la moindre dépense pour grappiller quelques euros de marge) conduit aux drames.

« Peut-être, mais les niveaux de sinistralité ont diminué », répondent généralement les professionnels du BTP. Les données font en effet état d’une division par deux, en vingt ans, du nombre d’accidents pour 1 000 salariés. Ce que les professionnels ne disent pas, en revanche, c’est que la part des décès dans les accidents a grimpé de 36 % depuis 2007 : autrement dit, il y a moins d’accidents, mais ces derniers tuent davantage.

« Le nombre d’accidents mortels reste trop élevé », convient Paul Duphil, secrétaire général de l’Organisme professionnel de prévention du BTP (OPPBTP), tout en se félicitant d’avancées : changements culturels dans l’appréhension des risques ; amélioration considérable des équipements ; modification des enseignements…

Tous ces progrès ne peuvent faire oublier que la France n’a pas de quoi se réjouir : en Grande-Bretagne, dans le secteur du BTP, les taux d’accidents sont environ deux fois plus faibles, selon les données officielles britanniques. Pour Paul Duphil, l’une des causes du différentiel est peut-être à rechercher dans la manière dont on met en lumière les responsabilités. « En France, lors d’un accident du travail dans le BTP, c’est généralement le chef d’entreprise employant la victime qui est seul mis en cause, explique-t-il. Mais bien souvent, ce dernier ne fait que répondre à des conditions de prise de marché compliquées, fixées par des donneurs d’ordre (État, promoteurs privés, organismes HLM, etc.) rarement mis devant leurs responsabilités. »

En Grande-Bretagne, le système est très différent, poursuit le spécialiste : « En cas d’accident, l’enquête judiciaire va chercher à déterminer les responsabilités de chacun des acteurs, y compris les salariés, mais également les donneurs d’ordre. Cela a pour conséquence de responsabiliser les maîtres d’ouvrage, qui, sur la plupart des chantiers, s’assurent du coup que tous les moyens sont mis en œuvre pour éviter l’accident. »

Plus près de nous, l’exemple des jeux Olympiques organisés en France l’été dernier prouve que l’on pourrait faire mieux. Bernard Thibault, coprésident du comité de suivi de la charte sociale des Jeux, fait observer que lors de la construction des sites, le taux d’accidentologie était quatre fois inférieur à ce qu’on observe en moyenne en France. « Avec la Solideo (chargée de la construction des sites), nous avons pu mettre au point des dispositifs qui allaient au-delà du droit du travail, explique-t-il : visites régulières de l’inspection du travail ; mise à disposition d’un local pour les représentants syndicaux ; comité de suivi associant notamment les chefs de chantier des différentes entreprises, etc. »

La double peine des intérimaires

Plus précarisés, plus accidentés : en moyenne, les intérimaires (classés dans la catégorie « Services de type II » de notre graphique) sont deux fois plus frappés par des accidents que les autres salariés. « Un éclairage d’ordre structurel peut être apporté, rappelle la sociologue Véronique Daubas-Letourneux. La construction et l’industrie, secteurs avec des taux d’accidents du travail importants, accueillent 65 % des intérimaires. »

La chercheuse souligne néanmoins la surreprésentation des accidents d’intérimaires dans des secteurs comme le BTP, liée à plusieurs facteurs, parmi lesquels une moindre formation, une méconnaissance des spécificités des chantiers en raison de la brièveté de leur mission ou encore une possibilité plus faible de résister à des consignes les mettant en danger.

Conscients de la nécessité d’agir, les géants de l’intérim déploient des trésors de communication. Adecco a récemment annoncé vouloir recourir à l’intelligence artificielle (IA) pour prévenir les accidents. L’idée est de déterminer des profils « à risque » en s’appuyant « sur une trentaine de facteurs relatifs au profil et au poste (environnement de travail, tâche, pénibilité, fréquence de l’accidentologie…) » explique Adecco. Objectif : « calculer la potentialité de survenance, dans les trois mois à venir, d’un accident du travail pour chacun de nos travailleurs temporaires ».

En fonction des résultats, les recruteurs en agence adapteront leurs actions de sensibilisation. Réaction, teintée de sarcasme, d’un ergonome chevronné : « Les facteurs de risque sont déjà parfaitement connus. Je ne suis pas persuadé que l’IA soit indispensable pour savoir qu’un intérimaire jeune envoyé sur un chantier sera plus sujet aux accidents qu’un intérimaire expérimenté employé dans un bureau… »

Une impunité mortifère

Les statistiques montrent qu’au cours des vingt dernières années, le nombre de morts au travail s’est maintenu à un niveau élevé (environ un millier de décès par an en moyenne) et que les courbes ont tendance à augmenter depuis une dizaine d’années, à l’exception de l’année 2020, marquée par la mise sous cloche de l’économie.

À l’évidence, les politiques mises en œuvre ne permettent pas d’enrayer le phénomène et ce ne sont pas les mesures prises depuis 2017 qui arrangeront les choses : suppression des CHSCT (comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), détricotage du compte pénibilité (suppression de quatre critères de pénibilité sur 10), etc.

S’ajoute à cela une certaine forme d’impunité. « Les amendes ne sont clairement pas assez dissuasives, nous expliquait en 2024 Fabienne Bérard, présidente du collectif Familles Stop à la mort au travail. Un dirigeant d’un géant du BTP m’a dit un jour : ”Je vais être honnête avec vous, les amendes, on n’en a rien à faire.” » « Au pénal, les peines de prison pour les chefs d’entreprise, quand elles sont prononcées, sont presque systématiquement assorties d’un sursis, relève l’avocate Juliette Pappo. Et au civil, les condamnations financières sont peu élevées. En règle générale, les parents ou époux-ses qui ont perdu un proche vont toucher 35 000 euros, un frère ou une sœur percevra entre 15 000 et 20 000 euros… »

La CGT entend se saisir de la journée du 28 avril pour faire entendre ses revendications. Le syndicat exige des moyens supplémentaires pour la prévention, avec des recrutements massifs dans les rangs de l’inspection du travail (on compte en moyenne un inspecteur pour 10 000 salariés), la possibilité de départs anticipés pour les métiers pénibles, le retour des CHSCT ou encore des sanctions plus sévères.

    mise en ligne le 15 mars 2025

Ce que cache le ton martial

Cédric Clérin sur www.humanite.fr

L’Europe court-elle à sa perte ? Cette question lancinante ne date pas de sa passivité face à son exclusion de la résolution du conflit ukrainien, quand bien même il se passe sur son sol. Son affaissement politique et économique se révèle à chaque soubresaut international, et ils sont nombreux par les temps qui courent. L’UE est engluée dans une politique économique libérale qui s’avère suicidaire pour sa souveraineté et même pour sa prospérité. Elle se double d’une incapacité à promouvoir un autre projet que la course à la guerre économique et militaire.

Dans ce dernier domaine, voilà qu’elle fait preuve d’un volontarisme auquel elle s’est toujours refusée quand il s’agissait de répondre aux enjeux sociaux. Face à la situation en Ukraine, qui révèle, il est vrai, une certaine urgence pour ne pas laisser le pays se faire dépecer par les impérialismes russe et américain conjugués, l’UE fait le choix de la surenchère.

Permettre, pour le seul réarmement, de faire sauter le verrou des 3 % de PIB de déficit public qui corsète les politiques des pays membres depuis des décennies et a amené à la catastrophe sociale et économique dans laquelle nous nous trouvons jette une lumière crue sur la vraie nature de la construction européenne.

Trump demande 5 % du PIB pour la défense, les Européens s’exécutent. Certes, la garantie de sécurité que les États européens croyaient trouver avec l’Otan s’évapore chaque jour un peu plus. Bien qu’extrêmement prévisible, c’est une donnée du problème. Encore faut-il bien préciser les menaces et les moyens politiques et opérationnels d’y répondre. Mais pourquoi se jeter à corps perdu dans des dépenses publiques, d’ordinaire bannies du vocabulaire européen ?

Derrière les discours martiaux et la surenchère verbale autour de « l’économie de guerre » se cachent les bas intérêts capitalistiques. La guerre, ça rapporte : on estime que les investissements dans la défense sont équivalents à un plan de relance qui produirait 1 à 2 % de croissance du PIB européen. Les Bourses se réjouissent. Les entreprises d’armement voient le cours de leurs actions s’envoler, et pour cause : certains analystes anticipent une hausse des profits du complexe militaro-industriel de 100 % !

Mais cette débauche d’argent public a, pour les libéraux, une autre vertu. « Augmenter le temps de travail, restreindre l’accès à l’assurance-chômage, partir en retraite plus tard, simplifier radicalement la vie des entreprises, libérer l’innovation sont désormais des impératifs sécuritaires », jubile l’économiste Nicolas Bouzou dans l’Express. La guerre, quel meilleur moyen de faire accepter l’inacceptable ?

Ce sont des dizaines de milliards d’euros à trouver, et ce « sans augmentation d’impôts », selon le président de la République. Comprenez : pour les plus riches. Si ce n’est pas les plus grandes fortunes qui versent au pot, ce sera tous les autres ! Une aubaine à l’heure où s’ouvrent les négociations sur la réforme des retraites. Un tel « backlash » social serait d’une violence scandaleuse et intenable. Si les objectifs sécuritaires et la menace russe sont flous, les répercussions sociales et écologiques seraient, elles, bien réelles.

Plutôt que ces calculs cyniques, l’Europe et la France pourraient engager d’urgence une initiative pour le multilatéralisme, la réactivation de l’ONU et le respect du droit international en vue d’un cessez-le-feu. Actant l’obsolescence de l’Otan, l’Europe pourrait prendre la voie du non-alignement et devenir le moteur d’une vision de la paix mêlant sécurité collective, satisfaction des besoins humains et coopération mondiale. Tout le contraire de là où Trump veut nous emmener avec la complicité des libéraux du continent. Ce grand débat nécessaire ne peut être escamoté. Les peuples ont leur mot à dire.


 

   mise en ligne le 14 mars 2025

« Rien n’a été fait pour nous » : cinq ans
après le confinement, l’amertume des caissières

par Rozenn Le Carboulec sur https://basta.media/

Un niveau de vie qui stagne, des conditions de travail qui se dégradent et des acquis sociaux en danger : c’est ce que subissent aujourd’hui nombre de caissières qui, en plein confinement, avaient dû travailler au péril de leur santé et sans être payées plus.

« C’était comme une période de Noël, mais tous les jours. Un cauchemar sans nom. » À l’évocation du premier confinement, annoncé il y a tout juste 5 ans pour faire face à la pandémie de Covid-19, Leïla Khelifa, déléguée CFDT d’un Carrefour de Nice, est amère. Tandis que de nombreux·ses Français·es se ruent alors dans les supermarchés pour s’arracher des rouleaux de papier toilette que certain·es pensaient voir s’évaporer, que les rayons sont pris d’assaut par des consommateur·ices poussant des cadis pleins à craquer de peur de manquer, les caissières sont en première ligne.

« Pendant le confinement, les gens n’étaient pas très humains. Ils ne pensaient qu’à eux et vidaient les rayons », se remémore Sabine Pruvost, déléguée syndicale centrale Force ouvrière à Lidl, en poste depuis 30 ans. Une de ses collègues, déléguée FO et responsable adjointe d’un Lidl près de Marseille, n’en garde pas un meilleur souvenir : « Les magasins étaient complètement retournés, on travaillait dans des conditions atroces. Quand on a été confiné·es, tout le monde voulait rentrer sans masque. C’était compliqué, on se disputait tous les jours avec les client·es pour faire respecter les gestes barrières », décrit-elle, à propos d’une période que la quasi-totalité des salariées interviewées décrit comme « très anxiogène »

Et cela à raison. Le 27 mars 2020, alors que la France se confine depuis 10 jours, Aïcha Issadounène, 52 ans, succombe des suites du Covid-19. Sa mort vient s’ajouter à celles de près de 2000 victimes du virus, enregistrées dans le pays depuis le 15 février. Après celui d’Alain Siekappen Kemayou, chef de la sécurité de 45 ans au centre commercial O’Parinor à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), il s’agit du deuxième décès dans la grande distribution. Syndiquée CGT, Aïcha Issadounène travaillait depuis 30 ans à l’hypermarché Carrefour de Saint-Denis, en tant qu’hôtesse de caisse. Ce n’est pas un hasard. 

Le mirage de la fameuse prime à 1000 euros

Avec d’autres professions dites « essentielles », majoritairement féminines, comme les infirmières, les aides-soignantes, les aides à domicile, ou encore les agentes d’entretien, les caissières – à 90 % des femmes selon l’Insee – continuent de nourrir et soigner une société à l’arrêt. « Les femmes sont en première ligne de cette crise dans les hôpitaux, les Ehpad, les commerces et c’est en première ligne qu’on est le moins bien protégé », réagissait le 27 mars 2020 le collectif féministe les Dyonisiennes, après le décès d’Aïcha Issadounène. « Nous exigeons des mesures pour revaloriser de manière substantielle les salaires de tous les métiers à forte composition féminine et qui sont pour la plupart des métiers indispensables à la vie de la population », poursuivait-il, alors que le ministre de l’Économie Bruno Le Maire encourageait les entreprises à verser une prime exceptionnelle aux employé·es en première ligne. 

La prime de 1000 euros rapidement promise par Auchan, Carrefour, ou encore Casino, n’a suscité qu’un enthousiasme de courte durée. Dans un grand nombre d’enseignes, le versement de la prime va dépendre en réalité du nombre d’heures ou de jours travaillés.

« Pour la prime exceptionnelle Covid-19, j’ai eu un acompte de 113 euros en avril 2020, et 560 euros en mai, car c’était au prorata de la présence pendant la période », témoigne Séverine Dedieu, déléguée CGT en poste depuis 20 ans à l’hypermarché Auchan Montgeron Vigneux, dans l’Essonne. Passée d’hôtesse de caisse à « hôtesse relation client » depuis 2023, elle touche aujourd’hui un salaire de 1621 euros brut pour 30 heures, contre 1385 euros cinq ans plus tôt. Soit une augmentation plus ou moins calquée sur l’inflation. Béatrice Girard, déléguée FO chez Lidl à Clermont-Ferrand, fait le même constat : « En termes de salaire, il y a eu des augmentations, mais qui n’ont rien à voir avec le Covid-19. Elles sont dues à l’inflation et aux négociations annuelles des représentant·es tous les ans. »

Une dégradation générale des conditions de travail

À Lidl comme ailleurs, l’inflation s’est aussi répercutée sur les client·es, comme en témoigne Sabine Pruvost : « Après le Covid, les gens ont vite changé. Ils étaient menaçants vis-à-vis des caissières. » Les vitres en plexiglas, alors installées à la plupart des caisses, sont souvent restées. Et heureusement, met en avant la majorité des employées interrogées : « Ça protège des agressions, qui sont notre quotidien », se désole Béatrice Girard.

D’autant que toutes les grandes surfaces ne disposent pas toujours d’agents de sécurité, dans un contexte de baisse générale des effectifs. Florence Olmi, travaillant dans un Lidl près de Marseille, se souvient du départ récent de l’un de ses collaborateurs, qui venait d’évoluer au poste d’adjoint : « Ils ne nous mettent pas d’agent de sécurité, car ça leur coûte trop cher. Sauf qu’il y a quelques semaines, un client qui avait volé avait une lame de couteau sur lui. Pour mon collègue, ça a été la goutte d’eau de devoir gérer ça. Il a posé sa démission le lendemain. » 

Qu’il semble loin, le temps où les caissières étaient choyées, applaudies et remerciées. D’une même voix, celles-ci témoignent aujourd’hui d’une dégradation générale de leurs conditions de travail. « J’ai vu l’entreprise se dégrader au fur et à mesure. Rien n’a été fait pour nous. Tout s’est empiré », dénonce Séverine Dedieu à propos d’Auchan. Après un premier plan social en 2020, l’enseigne a annoncé en novembre 2024 la suppression de près de 2400 emplois et la fermeture d’une dizaine de magasins dans l’Hexagone. Si celui de Séverine Dedieu, dans l’Essonne, n’est « pour l’instant » pas menacé, il va néanmoins perdre six postes de vendeur·ses. Tout comme l’hypermarché Auchan de Périgueux (Périgord) : « J’ai quand même six collègues qui vont partir, dans le cadre du plan social. Sur le plan d’avant, il y en avait onze », décompte Sophie Serra, déléguée syndicale centrale à la CGT.

Ces départs s’ajoutent aux retraité·es non remplacé·es, et engendrent une surcharge de travail, selon Séverine Dedieu : « Ça devient très compliqué à gérer. Mes collègues sont fatiguées physiquement, moralement. En caisse comme en rayon, on doit maintenant faire le boulot de trois, quatre personnes. Je me dis : mais où on va ? » 

Cette polyvalence accrue des agent·es, dans la lignée du modèle de Lidl, est d’ailleurs désormais clairement favorisée par les intitulés de postes : « Maintenant, toute personne embauchée est considérée comme équipier magasin. C’est-à-dire qu’elle n’est pas uniquement hôtesse de relation client, mais qu’elle peut aller aussi bien en rayon qu’en caisse et n’aura pas un poste bien défini », décrit Séverine Dedieu, qui a refusé cette requalification la concernant. « Les exigences vont ainsi croissant dans les métiers de services, alors que les salaires stagnent dans un contexte d’inflation galopante », résume l’autrice Racha Belmehdi dans son livre À votre service, les travailleurs essentiels qu’on ne voit pas, paru chez Favre en 2024. 

Une généralisation des locations-gérances et franchises

Au Carrefour TNL de Nice (dans le centre commercial Tramway Nice littoral), Leïla Khelifa fait le même constat. « Les conditions de travail ont très mal évolué, elles sont dramatiques, vous avez la tête dans le guidon au bout de vos journées, témoigne-t-elle. Depuis 2020, notre turnover n’a fait qu’augmenter. Tous les rayons ont perdu des effectifs. C’est devenu une petite usine. On était un magasin très stable, mais maintenant je nous assimile à un McDonald’s. » Et cela ne risque pas de s’arranger.

En cette fin février, elle distribue des tracts à l’ensemble des salarié·es : comme 39 autres Carrefour, son magasin va passer en location-gérance cette année. L’exploitation de la grande surface et la plupart de ses coûts seront assumés par un autre commerçant (le locataire-gérant), engendrant la sortie des salarié·es du groupe, et par conséquent la perte de nombreux acquis sociaux. Alors que la CFDT a assigné le groupe en justice pour abus de droit de la liberté d’entreprendre, les employé·es craignent cette « épée de Damoclès ». « La seule chose que nous garderions, c’est la tenue de travail, mais le reste s’envolera. Cela engendrera la perte d’acquis sociaux que la CFDT a chiffré à 2500 euros par an environ pour un·e employé·e basique à 35h », alerte Leïla Khelifa.

Depuis l’arrivée d’Alexandre Bompard à la tête du groupe en 2017 (un ancien haut-fonctionnaire passé par la Fnac), 344 hyper ou supermarchés Carrefour sont passés en location-gérance et plus de 27 000 salarié·es ont été « externalisé·es » en sept ans, selon le syndicat, qui dénonce un plan social déguisé. La rémunération du PDG a, elle, considérablement augmenté, autour de 5 millions d’euros annuels en 2023 et en 2024.

Du côté d’Auchan, les employé·es se préparent aussi au passage de nombreux magasins en franchise, dans un contexte global de chamboulement de la grande distribution. « Pour l’instant, le Auchan dans lequel je suis y échappe. Il est trop gros, alors ils veulent réduire la surface », décrit Jean Pastor, délégué syndical central CGT Géant Casino. En mai 2024, son magasin, le plus ancien hypermarché Casino de France, situé dans le quartier de La Valentine à Marseille, a rouvert sous l’enseigne Auchan. Alors que les plans sociaux de 2024 ont engendré la suppression de plus de 2000 postes au sein du groupe Casino, la quasi-totalité de ses grandes surfaces ont été cédées à Intermarché, Auchan et Carrefour, tandis qu’une vingtaine de magasins du groupe ont fermé en septembre 2024. 

« On nous avait vendu du rêve avec les caisses automatiques »

 Signe d’une crise sans précédent qui touche la majorité des enseignes : les salarié·es de Lidl se lançaient le 7 février dans une « grève illimitée ». Si elle n’aura finalement duré que trois jours, celle-ci n’en reste pas moins « historique » aux yeux de Florence Olmi. Depuis cinq ans, elle a fait le calcul : « On a perdu une dizaine de personnes par magasin en moyenne », déplore-t-elle. Une hémorragie qui concernerait 2200 salarié·es de Lidl à l’échelle nationale depuis 2022, selon les syndicats. Après des négociations annuelles obligatoires qui se sont soldées par une faible augmentation de 1,2 %, soit un peu en dessous du niveau de l’inflation, les syndicats réclamaient notamment une meilleure revalorisation salariale, l’annulation de l’ouverture dominicale que la direction souhaite généraliser à l’ensemble des magasins, ainsi que des embauches supplémentaires. « Mon magasin a une superficie de 1600 m2. On nous demande qu’il soit présentable, sauf qu’on ne nous en donne pas les moyens. Moi ça m’arrive de fermer avec deux, trois personnes. C’est impossible de remettre le magasin en état en étant aussi peu », dénonce Florence Olmi. 

Si les caissières de Lidl échappent encore pour la plupart aux caisses automatiques, celles-ci vont se multiplier dans les magasins refaits à neuf. Et ce, aux dépens des premières concernées, si l’on en croit l’expérience d’autres enseignes. « On nous avait vendu du rêve avec les caisses automatiques. Normalement, c’était une personne pour quatre caisses, mais ce n’est jamais le cas. On se retrouve souvent seule avec six caisses à gérer, c’est très compliqué, décrit Séverine Dedieu à Auchan, pour qui ces caisses « posent beaucoup de problèmes ». « On est obligées de les contrôler tous les quatre matins. Ce n’est pas plus rapide », ajoute-t-elle.

Pas sûr, en effet, que le recours de Lidl aux caisses libre-service soit payant à terme, tandis que de nombreuses enseignes font marche arrière à ce sujet. « La tendance qu’on observe, c’est qu’ils s’aperçoivent que les caisses automatiques ne sont pas si rentables, car il y a énormément de vols. Donc ils sont en train de les retirer après en avoir mis partout », décrit Jean Pastor. 

De l’avis général, la valorisation – symbolique à défaut d’être financière et politique – des caissières aura été de courte durée. Héroïnes d’hier, toutes déplorent une amnésie de la société. À l’image de Sabine Pruvost : « Tout le monde a vite oublié qu’on est venues bosser tous les jours pendant le confinement sans être payées plus. » Les salarié·es de l’hypermarché Carrefour de Saint-Denis, où travaillait Aïcha Issadounène, ne sont pas en reste : en guise de remerciements, leur magasin devrait, lui aussi, passer en location-gérance cette année.

    mise en ligne le 14 mars 2025

Sophie Binet : « Pour les travailleurs, rien de pire que l’économie de guerre »

Naïm Sakhi et Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

À l’heure où les bouleversements géopolitiques se multiplient depuis l’investiture de Donald Trump, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, dénonce le discours belliciste d’Emmanuel Macron et plaide pour une stratégie industrielle et sociale européenne, qui renouerait avec un multilatéralisme en direction du Sud global.


 

ONU, climat, multilatéralisme, justice internationale… Le retour de Donald Trump au pouvoir a accéléré un basculement de l’ordre mondial. Pour contrer la nouvelle internationale d’extrême droite, la secrétaire générale de la CGT plaide pour une unité d’action syndicale au niveau international et une convergence des luttes.

Sophie Binet dénonce par ailleurs la stratégie d’évitement du patronat visant à ne pas revenir sur la réforme des retraites de 2023. Alors que l’idée d’une dose de retraite par capitalisation est avancée par le patronat, une ligne rouge pour la CGT, la confédération entend maintenir la pression sur le « conclave » organisé par le premier ministre.

Quel regard portez-vous sur le contexte international bouleversé par le retour de Donald Trump au pouvoir ?

Nous sommes face à une accélération profonde de l’histoire. Mais la tendance de fond est à l’œuvre depuis des années. La CGT n’a cessé d’alerter sur ce danger. Avec l’élection de Trump se concrétise l’alliance entre l’extrême droite et les milliardaires, incarnés par Elon Musk. Ce dernier n’est pas un cas isolé, il représente une oligarchie. La preuve la plus flagrante est l’alignement de la tech américaine. Aujourd’hui comme hier, pour le capital, l’argent n’a pas d’odeur.

La deuxième tendance nouvelle est la constitution d’une internationale d’extrême droite, illustrée notamment par l’alliance entre Trump, Poutine et Netanyahou. Ce mouvement prend de l’ampleur et dispose pour la première fois d’un soutien sans précédent du capital, incarné par des milliardaires qui détiennent de très nombreux médias, et les réseaux sociaux. Cela donne à l’extrême droite une force de frappe inédite depuis 1945.

Il faut comprendre et débattre de cette nouvelle donne. Nous devons sortir des réponses anciennes, renouveler le logiciel sur un certain nombre de sujets. Cela appelle en urgence à un travail de réflexion, de débat, d’unité et d’action collective.

Comment s’y prendre et pour quoi faire ?

Face à cette internationale d’extrême droite, il faut construire une internationale ouvrière renouvelée et renforcée. Cela fait partie des stratégies de la CGT. Les échanges sont poussés avec nos homologues européens et internationaux. Aux États-Unis, la question économique va être le point faible de Trump. Le chômage augmente, essentiellement à cause des violents licenciements dans la fonction publique.

L’inflation pointe son nez. Le syndicalisme sera central dans ce moment de bascule. En France comme aux États-Unis, nous devrons faire confluer les rivières des luttes sociales, féministes, environnementales et antiracistes. La journée mobilisation du 8 mars a été une grande réussite.

« Si le fascisme des années 1930 était autoritaire, aujourd’hui, il s’appuie sur un discours libertarien pour se présenter comme défenseur de la liberté soi-disant attaquée par l’Europe et ses règles. »

Le 21 mars, l’intersyndicale (CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, Unsa, Solidaires, FSU) va lancer une campagne contre le racisme et l’antisémitisme sur les lieux de travail. Enfin, la CGT est, avec de très nombreuses associations, initiatrice des mobilisations du 22 mars contre le racisme et la précarisation des 3,5 millions de travailleurs étrangers par la politique inacceptable du ministre de l’Intérieur.

N’est-ce pourtant pas l’extrême droite qui semble dicter l’agenda politique ?

L’extrême droite tente de tout récupérer. La thématique pacifiste, mais aussi celles des libertés et de la démocratie au point que Donald Trump se prend maintenant pour le prix Nobel de la paix. Si le fascisme des années 1930 était autoritaire, aujourd’hui, il s’appuie sur un discours libertarien pour se présenter comme défenseur de la liberté soi-disant attaquée par l’Europe et ses règles.

Il faut rappeler un certain nombre de principes fondamentaux. La paix et la liberté, ce n’est pas le droit du plus fort ou du plus riche, comme le défend Donald Trump. La liberté a des limites, le respect de celle des autres. On est libre jusqu’à ce qu’on prenne des droits aux autres. La paix passe par le respect du droit international, de la souveraineté des peuples, de leur autodétermination. Il n’existe aucune paix durable sans justice sociale, comme l’a rappelé l’Organisation internationale du travail lors de sa création, en 1919.

Comment jugez-vous la surenchère guerrière d’Emmanuel Macron ?

Pour les travailleurs, il n’y a rien de pire que l’économie de guerre. Dorénavant, on nous explique que l’argent de nos services publics et de nos droits sociaux financera les actionnaires des marchands d’armes, y compris américains. Et dans le même temps, Thales prévoit le licenciement de 1 000 salariés.

Cette vision politique du président français sert le capital, qui essaye de profiter de la situation de façon totalement opportuniste, en jouant sur les peurs. La surenchère guerrière favorise le développement de l’extrême droite. Car elle prospère sur le déclassement, l’absence de perspectives collectives et sociales. Les violentes politiques sociales que veut nous imposer le capital sont le meilleur moyen d’amener l’extrême droite au pouvoir.

Quel est le principal péril devant nous ?

La menace est démocratique avant d’être militaire. Notre pays ne va pas être envahi par les Russes ou les États-Unis. En revanche, Trump et Poutine travaillent activement pour déstabiliser nos démocraties. Très récemment, ils ont soutenu l’extrême droite en Grande-Bretagne, en Allemagne ou encore en Roumanie, et multiplient les tentatives d’ingérence à coups de fake news et de manipulations sur les réseaux sociaux.

En France, nous savons que Marine Le Pen est plus proche que jamais de l’Élysée et qu’elle bénéficie de soutiens très importants, à commencer par Bolloré et Stérin. La réponse française et européenne doit viser à protéger nos démocraties, en commençant par sortir médias et réseaux sociaux des mains des milliardaires, conforter l’indépendance de la justice, les libertés publiques et syndicales… Au lieu de cela, comme ils refusent d’affronter le capital, ils se limitent à la surenchère militaire et de dérégulation.

Comment sortir les travailleurs de cette impasse ?

D’abord il faut leur permettre de comprendre ce basculement. Avec l’alliance Musk-Trump, la clarification est visible. L’extrême droite alliée au capital est l’ennemie du monde du travail. Cette alliance s’est illustrée au plan européen. Au nom de la « simplification » et de la « compétitivité » face aux États-Unis, la Commission européenne met en place la déréglementation voulue par Trump.

La directive Omnibus, rédigée sous la dictée de Business Europe, va supprimer toute responsabilité sociale et environnementale des multinationales. Si cette directive est adoptée, cela sera grâce à une alliance inédite du Parti populaire européen, la droite, avec l’extrême droite sur le dos des travailleurs et des travailleuses.

Comment expliquer cette convergence entre le capital et l’extrême droite ?

Ils ont pour intérêt commun de tirer les droits des travailleurs vers le bas. L’Europe doit clarifier sa position. Soit elle résiste à cette internationale d’extrême droite, soit elle continue à servir le marché et le capitalisme américain. Notre dépendance à l’égard des États-Unis intervient à tous les niveaux : militaire, économique, numérique… Stratégiquement, nous devons rompre ces liens de dépendance afin de permettre à l’Europe d’être réellement autonome. Cela passe par une vraie souveraineté industrielle et une vraie stratégie numérique.

Un changement de cap, en France et en Europe, est-il possible dans le cadre budgétaire des 3 % de déficit ?

La sécurité de l’Europe est présentée comme un enjeu vital et qui permet de sortir du pacte de stabilité et des 3 % de déficit public. Or, la transformation environnementale est tout aussi vitale. De même que la cohésion de nos sociétés et des droits sociaux. L’Europe doit définitivement sortir de cette règle afin d’investir pour son avenir.

Après tout, à deux reprises, l’Europe a déjà pu s’endetter : pour sauver les banques en 2008 et, en 2020, pour empêcher une épidémie majeure avec le Covid. Hélas, le lendemain, c’est toujours les travailleurs qui payent. Pourquoi ? Parce que la dette est dans les mains des marchés financiers. Il faut changer les règles de la Banque centrale européenne pour qu’elle puisse prêter de l’argent directement aux États, comme la Fed aux États-Unis.

L’Europe peut-elle résister à la guerre commerciale menée par Donald Trump ?

L’Europe doit faire varier les droits de douane en fonction des normes sociales et environnementales et par exemple du nombre de conventions ratifiées à l‘OIT par le pays d’origine. Mais rappelons que les principales délocalisations des entreprises françaises ont lieu en Europe. Il faut mettre fin au dumping social, fiscal et environnemental au plan européen en harmonisant enfin les normes vers le haut.

Pas question de céder aux injonctions du président des États-Unis, qui réclame l’augmentation de nos financements de défense pour soutenir le complexe militaro-industriel américain. Des mesures très fortes sont à prendre pour défendre notre industrie en commençant par sortir l’énergie de la spéculation et ainsi baisser les prix de l’électricité. Comment prétendre construire une Europe de la défense sans sortir de l’Otan, dont Donald Trump a d’ailleurs lui-même signé l’acte de décès ?

Quelle forme pourrait prendre l’alternative à l’Otan ?

L’Europe doit s’autonomiser en matière de défense mais, surtout, de diplomatie et de multilatéralisme. Les Européens doivent défendre le renforcement des Nations unies, en commençant par exiger la réforme du Conseil de sécurité, qui bloque aujourd’hui systématiquement toute perspective de paix à cause des veto russes et américains.

La France et l’Europe doivent porter l’organisation d’une conférence de paix sous l’égide de l’ONU sur l’Ukraine, afin d’empêcher le pillage des ressources minières par les États-Unis et l’annexion de son territoire par la Russie. Afin d’apparaître comme un modèle, l’Europe doit affirmer ses valeurs et non basculer dans la surenchère guerrière. Le danger grandit avec la prolifération de l’armement. L’Europe devrait au contraire porter l’enjeu de la paix juste et durable et du désarmement, notamment nucléaire.

Il n’y a jamais eu autant d’armes nucléaires dans le monde alors que nous commémorons les 80 ans des dramatiques bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Enfin, la réorientation européenne passe par une autre diplomatie en termes d’alliances géopolitiques. Désormais, les cartes sont rebattues et nous devons renforcer nos liens avec les démocraties du Sud global.

L’espace médiatique est acquis à l’engrenage guerrier. Comment en sortir ?

En se dotant d’une stratégie européenne pour protéger les médias, la liberté de la presse et sortir de la dépendance des Gafam en développant une industrie numérique indépendante, et en ayant une vraie stratégie démocratique en matière d’intelligence artificielle. Car les milliardaires qui possèdent les principaux médias et réseaux sociaux ont désormais basculé à l’extrême droite. Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) visait déjà, entre autres, à empêcher un accaparement de la presse par des capitaines d’industrie, mais ces mesures n’ont jamais été appliquées.

Le travail de diffusion de la post-vérité par l’extrême droite se joue aussi dans l’édition. Des garanties doivent exister pour empêcher la publication de livres diffusant des mensonges factuels ou une réécriture de l’histoire. Il y a une différence entre les opinions et les faits. Le réchauffement climatique ne se discute pas, c’est une situation avérée par les scientifiques.

De même, le génocide de 6 millions de juifs par les nazis est malheureusement une vérité historique. Alors que l’extrême droite mène une guerre contre la science et licencie aux États-Unis des dizaines de milliers de chercheurs et de chercheuses, l’Europe doit investir massivement pour mettre fin à la paupérisation honteuse de la recherche. Il nous faut titulariser les très nombreux précaires et offrir l’asile à tous les chercheurs américains.

Dans ce contexte international, le « conclave » sur l’avenir des retraites se poursuit. Des avancées sont-elles encore possibles ?

Tout dépend du rapport de force. Bien sûr, le patronat et le gouvernement ne veulent pas revenir sur la réforme Borne. Dorénavant, ils ont opté pour une stratégie opportuniste en instrumentalisant la situation géopolitique pour enterrer le dossier des retraites.

Le patronat serait d’ailleurs ravi que ces concertations s’arrêtent en prétextant que ce ne serait plus le moment de revendiquer l’abrogation de la réforme des retraites, de demander de l’argent pour les services publics ou des droits supplémentaires pour les travailleurs. Rien de neuf sous le soleil.

Les mêmes nous disaient la même chose deux mois auparavant, avec d’autres arguments. Comme l’excuse selon laquelle, si on abrogeait la réforme des retraites, les agences de notation nous sanctionneraient et la France ne serait plus compétitive au niveau international.

Nous l’avons bien compris, pour le patronat, ce n’est jamais le moment du progrès social ! Pour la CGT, l’abrogation est toujours à l’ordre du jour. Les 10 milliards d’euros nécessaires pour revenir à 62 ans sont toujours bien moindres que les budgets débloqués pour l’achat d’obus. L’abrogation peut être aisément financée, notamment par l’égalité salariale ou la mise à contribution des revenus financiers et des dividendes.

Le Medef comme la CPME parlent d’introduire une part de retraite par capitalisation. Est-ce une ligne rouge pour la CGT ?

C’est une ligne rouge totale. Introduire de la capitalisation dans notre système par répartition, c’est faire entrer le loup dans la bergerie. Une fois le pied dans la porte, du fait de la baisse du niveau de vie des retraités générée par les multiples réformes régressives, la capitalisation ne cessera de grignoter du terrain.

Nous fêtons, en 2025, les 80 ans de la Sécurité sociale et de nos retraites par répartition. Comment avons-nous fait pour gagner cela dans un pays ruiné ? Parce que les fonds de pension par capitalisation avaient fait faillite. N’ayons pas la mémoire courte. Les fonds de pension, aujourd’hui comme hier, c’est la roulette russe.

L’industrie française, en plein marasme, peut-elle soutenir une économie de guerre ?

Comment parler d’économie de guerre tout en laissant notre industrie partir ? Emmanuel Macron tient un discours va-t-en-guerre mais, en même temps, s’enferme dans ses dogmes libéraux. La première des conditions pour se faire respecter dans les relations internationales, c’est la souveraineté industrielle. Or la CGT alerte depuis un an sur la liquidation du tissu industriel, avec pas loin de 300 000 emplois menacés.

La France risque de ne plus produire d’acier sur son sol. Sans acier, plus d’industrie. Et le gouvernement français reste un des seuls au monde à refuser d’intervenir sur l’économie, croyant à la théorie des destructions créatrices de Joseph Schumpeter. Les profiteurs de guerre sont à l’affût.

Alors que les cours en Bourse des industriels de l’armement s’envolent, le secteur devrait être nationalisé, à commencer par Atos et Vencorex. Quelle honte que le gouvernement laisse démanteler nos industries stratégiques dans un tel contexte.

   mise en ligne le 9 mars 2025

Défense contre
protection sociale :
le faux dilemme

Gilles Rotillon sur https://blogs.mediapart.fr/

En instillant dans l'opinion l'idée de la nécessité d'une économie de guerre, c'est la protection sociale qui est visée

Comme c’était prévisible, l’élection de Trump a des répercussions inquiétantes sur la paix mondiale. Son entente avec la Russie pour négocier une paix en Ukraine sans les Ukrainiens, ses prises de position sur Gaza, le Canada, le Groenland, Panama et l’Union européenne indiquent à la fois la mise en œuvre du repli de l’Amérique sur ses seuls intérêts (du moins tels qu’ils sont compris par Trump), et une politique impérialiste d’annexion de territoires et des ressources qu’ils possèdent. Pour l’Europe, le retrait américain du soutien militaire à l’Ukraine et son exhortation à ce que les membres européens de l’OTAN consacrent 5% de leur PIB à leur budget de défense reposent la question des dépenses militaires nécessaires aussi bien pour continuer à soutenir l’Ukraine en se substituant à l’aide américaine défaillante que pour garantir sa propre défense.

Si la situation internationale de tension exige sans doute de se poser des questions de défense, donc de financement pour pouvoir les traiter et si on juge nécessaire la hausse des budgets qui leur sont consacrées, la manière dont ce sujet est abordé, tant dans les médias courroies de transmission de la doxa dominante, que chez les responsables politiques est pour le moins unilatérale. Pour eux, il n’y a effectivement pas de question à se poser sur le financement, ce ne peut être qu’un arbitrage entre les budgets militaires et la protection sociale, la seule interrogation portant sur l’ampleur des « sacrifices » qu’il faut accepter pour préserver « notre sécurité ». Un exemple caricatural de cette position est celui de Rémi Godeau, rédacteur en chef de L’Opinion dans son « billet libéral » sur la chaîne Xerfi canal, qui nous explique que « la seule solution budgétaire tenable pour financer l’effort de guerre, c’est une baisse drastique des dépenses sociales, à commencer par les retraites ». Et la même position est tenue par Nicolas Bouzou, que sa page Wikipédia présente comme « un essayiste spécialisé en économie et chroniqueur de télévision et de radio »[1]et qui s’est empressé d’écrire que « Face au risque de guerre, le France doit adopter un programme de puissance économique. Augmenter le temps de travail, partir en retraite plus tard, simplifier radicalement la vie des entreprises, libérer l’innovation, sont désormais des impératifs sécuritaires ».

On ne peut pas douter non plus que c’est le point de vue d’Emmanuel Macron qui refuse toujours d’augmenter les impôts (des plus riches) préférant faire appel à la patrie et à l’union nationale pour faire accepter cette casse des services publics qui ne peut être que l’issue du « débat » compte tenu de la manière dont il est posé.

Et si sacrifice il y a, ce ne peut pas être une baisse des subventions sans contreparties aux grandes entreprises (plus de 150 milliards d’euros par an quand on évoque une hausse nécessaire de 80 milliards pour le budget de la défense), sur les dividendes en hausse qui ne cessent d’être versés aux actionnaires ou sur le patrimoine des plus riches (la part de celui des 1% les plus riches est passé de 41,3% en 2010 à 47,1% en 2021 de la valeur totale du patrimoine des Français).

En revanche la tactique bien connue de la dramatisation du conflit avec la Russie permet d’insister sur la nécessité du sacrifice. C’est ce qu’a fait Emmanuel Macron dans son allocution en pointant toutes les actions russes qui justifieraient ce constat (assassinats d’opposants à l’étranger, cyberattaques, désinformation organisée, manipulation des élections), qui feraient de la Russie une menace existentielle pour l’Europe, et en généralisant immédiatement sur la prédiction qu’elle ne s’arrêterait pas aux frontières de l’Ukraine[2]. Il faut d’ailleurs noter que sa peur est sélective et que la condamnation de la « loi du plus fort » appliquée par la Russie envahissant l’Ukraine, ne s’applique pas à Israël faisant la même chose à Gaza.

Si le constat sur les actions hostiles de la Russie est juste, le passage à la prédiction est nettement plus problématique. Et quand le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot déclare dans Le Figaroque « la ligne de front ne cesse de se rapprocher de nous » en raison des « ambitions impérialistes » de la Russie, il est dans une surenchère qui ne s’appuie sur aucune réalité.

En fait, comme pour le recul de l’âge de départ en retraite, la première question qui doit être posée c’est celle du « pour quoi faire ? ». Quelles sont les raisons impératives qui exigent que tout le monde travaille plus longtemps ? Et de même, proclamer qu’une défense européenne est indispensable sans poser la question préliminaire de la stratégie commune qui la justifie c’est, dans l’état actuel des capacités de défense de l’Europe, avoir des budgets en hausse pour continuer à acheter des armements américains (55% du budget français est consacré à cela) et donc rester dépendant des USA. C’est aussi ravir les industries d’armement qui voient grimper leur cotation en Bourse (16% pour Thalès, 15% pour Dassault).

Ce faisant, on accroit encore les inégalités sociales ouvrant grand la porte à l’extrême droite, déjà au pouvoir dans de nombreux pays et de plus en plus puissante dans d’autres (en France, en Allemagne, en Suède, …).

D’autres moyens de financement des dépenses militaires supplémentaires ont été évoqués. L’un serait, en France, la création d’un livret d’épargne D (comme défense), sur le modèle du livret A pour capter une part de l’épargne populaire sans qu’en soient précisées pour l’instant les modalités (si son taux est de l’ordre du second, il serait peu attractif vu le niveau d’inflation actuel). Un autre serait de sortir les dépenses militaires de la dette publique ce qui permettrait de continuer à avoir la règle des 3% maximum de déficit laissant ainsi une plus grande marge aux États sur le plan budgétaire.

Outre la confirmation de la contrainte inutile de cette règle arbitraire que rien ne justifie, ni politiquement, ni économiquement, on peut aussi s’étonner qu’une telle proposition n’ait pas été formulée il y a longtemps pour avoir une politique écologique à la hauteur des enjeux et pour la construction d’une Europe sociale digne de ce nom.

On évoque aussi la confiscation des avoirs russes qui sont pour l’instant gelés. Mais si ce type d’annonce ne peut avoir qu’un effet positif sur l’opinion en faisant preuve de fermeté à l’égard de la Russie[3], il serait sans doute plus efficace si on expliquait par quels moyens légaux cette confiscation pourrait se faire. Le Canada l’a déjà tenté sans succès et pour l’instant ce genre de déclaration martiale est davantage un élément d’une politique de communication qu’une réponse opérationnelle. On comprend pourquoi c’est justement ce qu’a déclaré Attal, un expert des annonces sans lendemain, qui a subitement changer d’avis sur ce sujet.

Finalement, l’aggravation indéniable des tensions internationales ne sert finalement que de prétexte pour accélérer la disparition du modèle social européen déjà bien insuffisant qui était déjà au cœur des politiques néolibérales existantes.

[1] Si on peut s’interroger sérieusement sur la compétence en économie de cet « essayiste », il n’y a pas de doute sur son statut de « chroniqueur de télévision et de radio » tant il est souvent invité sur tous les plateaux. Ce qui en dit long sur l’objectivité des médias et leur pluralisme ou sur leur incompétence à juger de la qualité de leurs « chroniqueurs ».

[2] Si le constat sur les actions hostiles de la Russie est juste, le passage à la prédiction est nettement plus problématique

[3] Il faudrait d’ailleurs distinguer entre les avoirs des oligarques qui seraient une bonne chose et sur laquelle il n’y a pas de question de principe à opposer sinon sa possibilité dans le cadre du droit international et ceux détenus par la Banque centrale de Russie, dont la confiscation, si elle était juridiquement possible, ne manquerait pas d’exposer à des répliques de la part de la Russie qui auraient des répercussions sur l’euro difficiles à anticiper, mais sans aucun doute destabilisatrices.

  mise en ligne le 7 mars 2025

Pilules abortives :
le monopole de 
Nordic-Pharma
peut-il mener à la pénurie ?

Alexandra Chaignon sur www.humanite.fr

Alors que les IVG médicamenteuses représentent près de 80 % des avortements, la France dépend d’un seul laboratoire privé, Nordic Pharma, pour la fourniture de comprimés abortifs. Une dépendance qui accentue le risque de pénurie et de restrictions d’accès à l’avortement pour les femmes, mais aussi de pression sur les prix.

Alors qu’aux États-Unis, l’accès à l’IVG est de plus en plus menacé, la France, devenue le premier pays au monde à reconnaître dans sa Constitution la liberté de recourir à l’avortement, fait figure d’exception. Sauf que la prépondérance de la méthode médicamenteuse – qui représente aujourd’hui 80 % des actes (contre 31 % en 2000 selon la Drees) – fait de la production et de l’approvisionnement des comprimés abortifs un enjeu central de l’accès à l’avortement.

Concrètement, pratiquer un avortement médicamenteux implique la prise de deux principes actifs administrés à 48 heures d’intervalle : le premier, le mifépristone (sous le nom de Mifegyne, plus connu sous le nom de RU486), interrompt la grossesse. Le second, le misoprostol, qui existe sous deux marques MisoOne et Gymiso, déclenche des contractions et provoque l’expulsion de l’embryon. La particularité, c’est que la production de ces médicaments est dans les mains d’un seul laboratoire, le groupe Nordic Pharma. Pour faire court, en cas de défaillance industrielle, il n’existe aucune solution alternative.

Risques de rupture de production et d’approvisionnement

Ce qui n’est pas sans risque, comme le pointe l’Institut national d’études démographiques (Ined) : « Le monopole d’un seul laboratoire pharmaceutique privé (Nordic Pharma) soulève des questions quant aux risques de pénurie, de problèmes d’approvisionnement et de pression sur les prix des comprimés abortifs. » Comme le résume Justine Chaput, chercheuse à l’Ined et coautrice d’une étude sur l’IVG parue en novembre dernier, « en creux, cela pose la question de comment garantir l’accès à l’avortement dans ces conditions ».

Une crainte qui est justement devenue réalité entre 2022 et 2023. Durant cinq mois, des problèmes de disponibilité ont été observés concernant le misoprostol (trois mois de rupture de Gymiso puis deux mois de tension sur le MisoOne).

Plusieurs associations féministes avaient alerté quant à l’impossibilité pour certaines patientes de recourir à l’IVG médicamenteuse. Des stocks, destinés à l’Italie, avaient alors été réorientés vers la France. Déjà en mai 2020, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes avait alerté sur les problèmes de disponibilité concernant notamment cette même molécule.

« Des conséquences catastrophiques »

« Un mois de tension sur un médicament peut sembler peu, mais les conséquences peuvent être catastrophiques lorsqu’il est question d’IVG », avait rappelé la sénatrice Laurence Cohen, rapportrice de la Commission d’enquête du Sénat sur les pénuries de médicaments, créée en février 2023, afin de faire toute la lumière sur les causes de ces tensions. Auditionné dans ce cadre, le président de Nordic Pharma de l’époque, Vincent Leonhardt, avait concédé les difficultés et assuré que désormais, « il n’y a pas à craindre de pénurie ».

Depuis, c’est vrai, il n’y a pas eu d’autre alerte, reconnaît Sarah Durocher, la présidente du Planning Familial. Entre-temps, d’ailleurs, le misoprostol a été inscrit sur la liste de l’Agence nationale de sécurité et du médicament (ANSM) des « médicaments d’intérêt thérapeutique majeur », ce qui oblige le laboratoire à « détenir un stock minimal de sécurité de quatre mois ». « Cela implique de prévoir une chaîne de production plus sécurisée, mais c’est une façon assez limitée de régler le problème, car les médicaments se périment et cela demande une gestion des stocks complexes », nuance Philippe Abecassis, économiste de la santé, maître de conférences à l’université Paris 13.

Mais l’inquiétude quant à de possibles tensions demeure telle une épée de Damoclès, d’autant plus que le nombre de recours à l’avortement ne cesse d’augmenter. Il était ainsi de 242 000 en 2023 contre 218 000 en 2015. « Un problème d’approvisionnement pourrait avoir un impact sur la possibilité ou non de pratiquer des IVG. S’il fallait réorienter les patientes en raison d’un problème de disponibilité de ces médicaments, ce serait impossible et augmenterait les délais », analyse Justine Chaput. D’autant que la disponibilité de l’offre varie selon les territoires. « Dans certains départements, les avortements sont réalisés à près de 90 % par voie médicamenteuse », précise la militante du Planning, rappelant que « 130 centres IVG auraient fermé au cours des quinze dernières années ».

Une production européenne mais…

Certes, contrairement à une grande majorité de médicaments, les pilules abortives sont exclusivement produites en Europe. L’usine de principe actif de misoprostol et de Mifépristone est implantée en Angleterre. Les deux usines de production de MisoOne sont quant à elles basées en France. Les comprimés Gymiso, eux, sont fabriqués et conditionnés sur le site de Leon Pharma, en Espagne.

« Ce circuit de production peut minimiser les tensions. Plusieurs laboratoires peuvent produire, des flux sont possibles en dépannage, ce qui limite les risques, sans les retirer pour autant », pondère Philippe Abecassis. Car ce circuit reste dépendant des aléas des marchés privés. « Est-ce bien ou pas, ce n’est pas mon rôle d’y répondre. Mais il s’agit d’un laboratoire privé qui répond à des logiques d’intérêts privés, qui ne sont pas celles de la santé publique », rappelle Justine Chaput, de l’Ined.

Pas de générique de misoprostol

Et la perspective d’une pénurie est d’autant plus préoccupante qu’il n’existe pas de générique de misoprostol. Interrogé en mai 2023 par la commission d’enquête du Sénat, le directeur de Nordic Pharma reconnaissait que « des génériques seraient possibles sur ces produits »… tout en expliquant pourquoi il n’en existe pas : « Nous bénéficions d’un monopole de circonstance, qui n’est pas lié à un brevet. (…) Nous nous trouvons être l’exploitant des deux marques de misoprostol disponibles en France depuis que le laboratoire Linepharma, qui commercialisait le Gymiso, s’est retiré du marché. Aucun repreneur ne s’est manifesté pour assurer l’exploitation de ce médicament. »

Pourquoi ? Contacté par l’Humanité pour plus de précisions, le laboratoire n’a pas répondu. Comme le rappelle Philippe Abecassis, « pour fabriquer un générique, il faut des garanties, notamment de rentabilité. Dans le cas présent, le marché des pilules abortives présente déjà un gros taux de pénétration ».

Selon Nordic Pharma, la France représente en effet un tiers des ventes de Mifegyne, 65 % des ventes de MisoOne et 91 % des ventes de Gymiso. « Les perspectives de croissance du marché sont donc extrêmement faibles, avance l’économiste. En outre, il existe des tensions en Europe sur le sujet, des risques que des pays limitent l’avortement. Aucun laboratoire fabricant des génériques ne veut prendre ce risque », suppose l’économiste.

De fait, ce monopole, lié au statut de propriété intellectuelle, rend vulnérable la production face aux actions des lobbies anti-IVG. Avec la montée des mouvements anti-choix dans le monde et en Europe, une rupture de pilules abortives pourrait avoir des conséquences dramatiques pour les femmes concernées, rappelle Sarah Durocher, du Planning familial.

« En Italie, 80 % des médecins sont objecteurs de conscience. Avec la droite conservatrice au pouvoir, qui nous dit que ce ne pourrait pas être le cas en France un jour ? » Présidente du Conseil national de l’Ordre des sages-femmes, Isabelle Derrendinger corrobore : « La constitutionnalisation de l’IVG est un acte très fort. Mais si l’accès à ces médicaments abortifs se restreint pour les patientes, ça leur fera une belle jambe de savoir que l’IVG est inscrit dans la Constitution. Les femmes avortent avec autre chose qu’un symbole. Il leur faut un accès aux thérapeutiques médicamenteuses. »

Un prix multiplié par 35

En attendant, cela profite à Nordic Pharma, qui, avec ce « monopole de circonstance », se voit assurer une belle rentabilité. Interrogé à ce sujet par les sénateurs, son dirigeant avait alors botté en touche « compte tenu du secret industriel ». Le coût d’une IVG médicamenteuse étant compris entre 305,62 euros et 353,64 euros selon le lieu où est réalisée l’intervention (hôpital ou médecine de ville), remboursé par l’assurance-maladie à 100 %, le gain est vite calculé.

Surtout quand on sait que Nordic Pharma a multiplié le prix du Gymiso par plus de 35 quand il en est devenu le détenteur… et qu’il n’a aucune concurrence d’un médicament générique, vendu environ 60 % moins cher que la molécule princeps. Résultat, la France est aujourd’hui dépendante d’un seul laboratoire alors même que ces médicaments sont indispensables à la garantie du droit des femmes à disposer de leur corps.


 


 

La Mifépristone et le misoprostol : l’histoire agitée des molécules de la pilule abortive

Alexandra Chaignon sur www.humanite.f’r

Que ce soit la mifépristone ou le misoprostol, les deux médicaments indissociables pour la pilule abortive ont connu des trajectoires troublées par les problèmes économiques, renforcées par les interventions des mouvements anti-IVG.

La découverte des propriétés abortives du RU 486 est faite en 1982 par le biologiste Étienne-Émile Baulieu, qui signe un accord avec l’OMS, en 1983, pour pouvoir utiliser mondialement cette molécule comme abortif. En France, malgré d’importantes actions des mouvements anti-avortement, le Mifegyne, produit par les laboratoires Roussel-Uclaf, est commercialisé en 1988 grâce à une injonction du ministre de la Santé, Claude Évin. En 1991, la molécule est associée avec le Misoprostol ou Cytotec pour une meilleure efficacité.

La pression des groupes anti-avortements

Propriété du groupe Hoechst après le rachat de Roussel-Uclaf, la pilule abortive est abandonnée en 1997 par le groupe allemand, qui cède aux menaces de boycott de l’ensemble de ses produits par les militants anti-avortement, en Allemagne et surtout aux États-Unis. En 2000, la molécule est cédée gratuitement au laboratoire Exelgyn, dirigé par le codécouvreur de la molécule, Édouard Sakis. C’est en 2010, après sa mort, que le laboratoire Exelgyn est racheté par Nordic Pharma, filiale de Nordic Group.

Médicament associé à la Mifegyne pour pratiquer les IVG médicamenteuses, le Misoprostol est confronté à une aventure similaire. Initialement utilisé dans le traitement des ulcères de l’estomac sous l’appellation Cytotec, il est commercialisé à partir de 1986 par le laboratoire américain Pfizer.

Mais constatant qu’il était utilisé majoritairement en gynécologie, essentiellement pour l’IVG et le déclenchement artificiel de l’accouchement à terme, le laboratoire l’a retiré du marché en 2018, en partie apeuré par les mouvements anti-IVG. Ne sont restés sur le marché que le Gymiso et le MisoOne de Nordic Pharma, contenant la même molécule, afin de sécuriser l’accès à l’IVG… mais à des prix dix fois plus élevés.


 

   mise en ligne le 6 mars 2025

Inégalités : pourquoi,
en 2025, les femmes continuent d’être moins payées que les hommes

par Sophie Chapelle sur https://basta.media/

« Comment on continue de moins payer les femmes en toute bonne conscience ». C’est le sous-titre de l’essai de Marie Donzel (enseignante à Sciences Po Paris), qui raconte la manière dont la société organise l’appauvrissement des femmes. Elle livre des pistes pour en finir avec les inégalités de salaires. Entretien.


 

Basta! : 4 %. C’est, à temps de travail et à postes comparables, l’écart de salaire entre femmes et hommes dans le secteur privé, selon l’Insee, en 2021. Sur une carrière entière, ça commence à chiffrer... D’où vient cette certitude décomplexée qu’un salaire de femme devrait être plus faible qu’un salaire d’homme, pour un travail identique ?

Marie Donzel : Ça prend d’abord racine dans l’invisibilisation du travail des femmes. Les femmes ont toujours bossé. Mais elles n’appartiennent au salariat qu’à partir du début du 20e siècle. Avec cette idée que « le salaire féminin » n’est pas le revenu principal du ménage, mais un revenu complémentaire.

Très vite, on se met d’accord sur le fait que « à travail égal », une femme ne peut pas être payée complètement comme un homme. On va donc avoir des négociations dans les conventions collectives, entre 1905 et 1945, et appliquer des décotes de 10 % ou 20 % en fonction du genre. C’est ce qu’on appelle « le salaire féminin ».

C’est fou ! Des gens se sont mis autour d’une table pour s’accorder sur le rabais à appliquer sur le boulot des femmes... On grave l’inégalité dans le marbre, alors même que la France est cofondatrice et signataire de l’Organisation internationale du travail (OIT) qui déclare en 1919 : « À travail égal, salaire égal. »

Les mobilisations des femmes de la CGT vont conduire le général de Gaulle à mettre fin à ce « salaire féminin » en 1945. Mais pendant les vingt ans qui suivent, les femmes n’ont pas d’accès direct au salaire qui leur est versé ! Il faut attendre 1965 pour que les femmes aient la possibilité d’ouvrir un compte bancaire ou de travailler sans l’autorisation de leur mari. Depuis, l’idée que le revenu des femmes est un salaire d’appoint est restée dans les esprits.

Un autre chiffre apparaît dans votre ouvrage : 24 %. C’est le niveau général d’écart de rémunération entre hommes et femmes aujourd’hui en France. Pourquoi l’Insee retient-il un écart de 4 % et non de 24 % ?

Marie Donzel : On parle d’égalités expliquées et inexpliquées. Ce calcul consiste à prendre tous les salaires des femmes et tous ceux des hommes, puis de comparer la moyenne pour arriver à cet écart de 24 %.

On retire ensuite tout ce qui, dans ce chiffre, constitue des marqueurs de travail inégal : les écarts de temps de travail – là, on sort toutes les femmes à temps partiel –, mais aussi les différences de grades, en oubliant que le grade est complètement dépendant de la carrière qu’on a faite. Par exemple, à partir du moment où vous êtes en congé maternité, le travail cesse d’être égal : les études montrent qu’un congé maternité de quelques mois fait prendre en moyenne trois ans de retard sur une carrière.

On va ainsi faire de la décote et raboter ce chiffre des 24 % pour aboutir à seulement 4 %. Cette méthode de calcul permet de justifier que les femmes sont moins bien payées que les hommes parce qu’elles travaillent dans les métiers du care [du soin, ndlr] ou dans l’économie sociale et solidaire. Mais c’est précisément cela le sujet ! Pourquoi est-ce que ces métiers sont moins payés ? De toute évidence, il y a du sexisme dans les inégalités salariales. Les raisons tiennent à nos fondamentaux culturels et à nos imaginaires collectifs.

Les hommes ne se sont jamais mobilisés sur ces inégalités de salaires, alors même que jusqu’en 1965, les revenus des femmes étaient les leurs... C’est un peu irrationnel, non ?

Marie Donzel : Ça dit beaucoup de choses en termes de patriarcat, cela fait partie des structures de la masculinité. Néanmoins, on n’y arrivera pas si les hommes n’interrogent pas leur « préférence pour l’inégalité », terme que j’emprunte au sociologue François Dubet. Les hommes, qu’on le veuille ou non, sont bénéficiaires des inégalités. Il y a un travail individuel et collectif, quasiment analytique, pour comprendre pourquoi on préfère les inégalités à l’égalité.

Il faut regarder les débats à l’Assemblée nationale en 1965 quand les élus débattent de la possibilité de donner ou pas le droit aux femmes mariées d’accéder à leur rémunération. Le débat ne cherche pas à savoir si c’est juste. Il tourne autour du fait que si les femmes célibataires ont plus d’avantages que les femmes mariées, les femmes ne voudront plus se marier. C’est pour sauver le mariage qu’on a donné aux femmes leur moyen de paiement !

« Non seulement nous donnons moins d'argent de poche à nos filles, mais nous ne donnons pas l'argent de la même façon à nos filles et nos garçons »

Victor Hugo, déjà, disait que les hommes ne pouvaient jamais être sûrs que les femmes les aiment vraiment tant qu’elles étaient dans la dépendance. C’est là-dessus qu’il faut interroger la masculinité. Il va falloir faire progresser la préférence réelle pour l’égalité. Dans les entreprises, j’entends râler les hommes sur les quotas de femmes, car ils ne vont pas pouvoir décrocher « le poste » dont ils rêvaient. Cette préférence pour l’égalité, c’est aussi se dire qu’il y a des moments où on perd.

Vous dites que cette perception du salaire inférieur des femmes persiste dans les esprits, jusqu’aux femmes elles-mêmes...

Marie Donzel : Les femmes ont tendance à raisonner le salaire en ces termes : « De quoi ai-je besoin pour vivre ? » Titiou Lecoq l’identifie dans son livre Le Couple et l’argent : les femmes vont ensuite dépenser leur argent pour vivre et faire vivre leur famille. Les hommes ont un rapport à la rémunération qui repose plus sur cette question : « Quelle est la valeur de mon travail ? » Ce qui fait qu’ils ont davantage le réflexe du placement et de la constitution de patrimoine, que de remplir le frigo qui se vide au fur et à mesure qu’on le remplit – un puits sans fond de l’argent des femmes.

Ce rapport au salaire prend racine dans l’argent de poche. Chacun d’entre nous est persuadé qu’il donne autant d’argent de poche à sa fille qu’à son fils. C’est faux. Car non seulement nous donnons moins d’argent de poche à nos filles, mais nous ne donnons pas l’argent de la même façon à nos filles et nos garçons. Là-dessus il y a une étude britannique cruelle : elle montre que les garçons, très tôt, sont habitués à avoir de l’argent de poche en récompense de leur résultat scolaire et de leur participation aux tâches domestiques et familiales.

Les petites filles, très vite, sont habituées à négocier un fixe qui va leur permettre d’assurer leurs petites dépenses. Elles compensent en se faisant offrir des cadeaux. À l’arrivée, ça fait moins ! Et ça n’intègre pas l’idée que « mes efforts ont une valeur qui doit être récompensée ». Il y a donc des femmes qui, quand elles veulent négocier leur salaire, me disent : « Je n’ai pas besoin de plus. » Ce n’est pas le sujet.

La dernière réforme des retraites est un exemple flagrant de cet « oubli » de la réalité du travail des femmes. Comment expliquez-vous ce déni permanent des politiques publiques ?

Marie Donzel : Dans les politiques publiques, le dénominateur commun des femmes est une variable d’ajustement fréquente. L’insuffisance, par exemple, des politiques publiques en matière de prise en charge de la petite enfance ou du grand âge repose sur le fait qu’on sait – consciemment ou cyniquement – que ça tiendra : les femmes vont, malgré tout, s’occuper des mômes et des vieux.

Et on sait, les études le montrent aussi, que les femmes vont également s’occuper de leurs beaux parents ; que dans une fratrie, les sœurs s’occupent davantage des parents vieillissants que les frères ; que dans un couple, les femmes s’occupent davantage des aînés, que ce soit leurs parents ou pas.

Ça tient par le travail gratuit des femmes. Ce « travail domestique » non rémunéré des femmes a quand même été évalué par l’économiste Joseph Stiglitz à 33 % de la valeur du PIB de la France ! Que ce soit des arbitrages cyniques et conscients, ou pas, le résultat est qu’on compte sur les femmes pour tenir la société, sans être payées.

Si on enlève les temps partiels choisis, l’écart salarial global entre les femmes et les hommes diminue de 24 % à 15,5 %. Qu’est-ce que ce choix de ne comparer que les temps pleins vous inspire ?

Marie Donzel : C’est la plus grosse variable et je la trouve effroyable quand on voit à quel point les femmes sont fatiguées, tout particulièrement les mères. C’est démontré que les femmes travaillent plus que les hommes – si on prend tout le travail, pas seulement celui rémunéré.

Et pourtant, elles en arrivent à demander un temps partiel parce que ça ne tient plus dans des journées qui font 24 heures. Et c’est tout bénef pour les hommes et les entreprises. Pour autant, on est là à pouvoir donner une explication au fait qu’elles sont moins riches. Ces 24 % d’écart racontent comment la société et l’économie organisent l’appauvrissement des femmes.

Pourquoi la prise en compte de l’ancienneté bénéficie-t-elle davantage aux hommes qu’aux femmes et devient aussi un facteur d’inégalité ?

Marie Donzel : La première raison, c’est que les femmes en couple, surtout hétérosexuel, sont davantage dépendantes des évolutions de carrière de leur conjoint. Si ce dernier prend un poste à très haute responsabilité, la conjointe va se dire que ce n’est pas le moment pour elle de faire de même. La deuxième raison, c’est le sexisme. Il y a plus de turn-over féminin que de turn-over masculin.

Le plafond de verre les empêche de progresser professionnellement : plus de 8 femmes sur 10 reconnaissent avoir été confrontées à des agissements sexistes en entreprise. Cela les amène à quitter leur emploi davantage que les hommes. Elles perdent donc en ancienneté.

Les femmes ont 25 % de chances en moins qu’un homme d’obtenir une augmentation quand elles la sollicitent, selon une étude internationale. Comment l’expliquez-vous ?

Marie Donzel : La mode du leadership féminin, de l’empowerment, du développement personnel dans les années 2010 a conduit à dire aux femmes d’aller apprendre en formation, ce que les hommes sauraient faire « naturellement », c’est-à-dire savoir négocier, se faire comprendre... Mais on a complètement éludé ce qui fait système : nous sommes dans un environnement où on est habitués à ce que les femmes soient dociles, sages, plus patientes, qu’elles n’en demandent pas trop, donc qu’elles ne soient pas hyper bonnes en négociation. Il faut former les personnes décisionnaires : lutter contre les biais, c’est de l’humilité. On est en retard sur l’admissibilité sociale de l’exigence au féminin, surtout pécuniaire. Il y a encore le spectre de la vénalité.

L’un des objectifs de votre ouvrage c’est de dresser des pistes pour que les femmes soient au moins autant payées que les hommes. Vous invitez notamment à remettre à plat la valorisation des métiers.

« Le plus important ce sont nos enfants, dit-on. Mais on rechigne à bien payer l'infirmière scolaire, les profs, en majorité des femmes... »

Marie Donzel : Pourquoi un ingénieur est-il mieux payé qu’une aide-soignante ? On ne m’a pas donné de réponse satisfaisante à ça. Quand on est hospitalisés, la création de valeur d’une aide-soignante est immédiatement visible et évidente, à de multiples points de vue. Je sais que les ingénieurs ne font pas rien, mais l’écart de valeur sociale est insensé. Pourquoi y a-t-il un tel différentiel ? Beaucoup vous disent que le plus important ce sont leurs enfants. Mais on rechigne à bien payer l’infirmière scolaire, la surveillante de collège, les profs qui sont en majorité des femmes...

Les inégalités de salaires entre les femmes et les hommes se croisent avec la valeur des métiers, qui est complètement incohérente. Ce n’est même plus une question genrée qui se pose, mais une question du bon sens et de ce qu’on veut : ça veut dire quoi le travail ? À quoi on le dépense ? Dans quoi on investit collectivement ? La question a été posée au moment du Covid pour mieux être refermée. Est-ce qu’on ne peut pas faire mieux que de taper sur des casseroles à 20 heures ? Il y a dans cette remise à plat de la valorisation des métiers une solution face aux inégalités de genre.

Et si demain on valorise vraiment à la hauteur le métier d’aide-soignante, on n’est pas à l’abri du fait qu’il se masculinise. On a eu l’expérience avec l’informatique où, jusque dans les années 1980, on a plus de femmes que d’hommes parce que c’est réputé être une extension de la dactylographie. Quand ça devient un secteur qui a de la valeur, les femmes en sont littéralement chassées. Et on peine aujourd’hui à recruter des femmes dans le secteur.


 


 

Abroger la réforme des retraites grâce à l’égalité salariale : La CGT apporte un chèque de 6 milliards d’euros pour la nouvelle séance de négociations

Clémentine Eveno sur www.humanite.fr

La CGT remettra, ce jeudi 6 mars, un chèque de 6 milliards d’euros devant le ministère du Travail à Paris, lieu des négociations sur la réforme des retraites entre syndicats et patronat. Ce montant équivaut à ce que rapporterait l’égalité salariale en termes de cotisations sociales et permettrait de financer l’abrogation de la retraite à 64 ans.

Deux jours avant la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, ce jeudi 6 mars, à 13 h 30, une action de la CGT est prévue devant le ministère du Travail à Paris, lieu des négociations entre syndicats et patronat, visant à réviser la réforme de 2023 (report de l’âge légal de départ en retraite de 62 à 64 ans), qui avait jeté des millions de manifestants dans la rue. Ainsi, l’organisation syndicale remettra à l’entrée un chèque de 6 milliards d’euros pour financer l’abrogation de cette réforme dont les femmes sont parmi les premières victimes, a indiqué la CGT dans un communiqué publié mercredi 5 mars.

L’égalité professionnelle (à poste égal, salaire égal), rapporterait a minima ces 6 milliards d’euros par an en termes de cotisations sociales chaque année, plaide la CGT. Un chiffre colossal, également donné par l’ONG Oxfam. « Une somme permettant, à elle seule, de combler le déficit des retraites annoncé par la Cour des comptes », continue le syndicat. En effet, la juridiction financière avait indiqué que, dès 2025, le déficit (tous régimes confondus) devrait atteindre 6,6 milliards d’euros, puis se stabiliser autour de ce montant jusque vers 2030.

L’écart de salaire entre les hommes et les femmes persiste

L’organisation syndicale rappelle bien que, même si l’écart de salaire entre les hommes et les femmes dans le secteur privé diminue, celui-ci persiste. Le salaire moyen des femmes en France était 22,2 % inférieur à celui des hommes en 2023 (21 340 euros nets par an contre 27 430 euros), a rapporté l’Insee, mardi 4 mars.

À ce sujet, Myriam Lebkiri, secrétaire confédérale en charge de l’égalité professionnelle et de la délégation retraites qui sera également présente, avait indiqué dans nos colonnes en 2023 : « L’égalité salariale concerne tout le monde et ce combat ne doit pas être que celui des femmes. La CGT ne peut pas promouvoir un syndicalisme qui combat tous les rapports de domination en laissant le petit patriarcat en forme. »

   mise en ligne le 4 mars 2025

Pour sauver Vencorex, la CGT propose un projet de coopérative dans une lettre ouverte à François Bayrou

sur www.humanite.fr

Après le refus de l’exécutif de nationaliser l’entreprise iséroise de chimie Vencorex, la CGT a présenté un projet de continuité de l’activité sous la forme d’une « société coopérative d’intérêt collectif ».

Face au désastre social que représenterait la fermeture de l’entreprise de chimie Vencorex pour Pont-de-Claix (Isère) et tout le bassin d’emploi, et face à l’inaction revendiquée de l’État, la CGT affûte ses propositions. La FNIC CGT (CGT Chimie) « porte le projet de continuité de Vencorex au travers de la mise en place » d’une « société coopérative d’intérêt collectif », explique l’organisation dans une lettre ouverte au Premier ministre, signée de la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, et du secrétaire général de la CGT-Chimie, Serge Allègre. Cette coopérative associerait « salariés, organisations syndicales, élus, clients et fournisseurs », a indiqué à l’AFP ce dernier.

Des milliers d’emplois menacés

Depuis décembre, les élus de la région, appuyés par des parlementaires et les responsables des principaux partis de gauche, réclament une « nationalisation temporaire » de Vencorex afin d’éviter son démantèlement et une perte de souveraineté pour des secteurs comme le nucléaire ou le spatial. Un scénario écarté la semaine dernière par Matignon, pour qui l’activité de Vencorex n’est pas viable.

Une annonce très mal reçue par les salariés. « Vous savez parfaitement, du moins nous l’espérons, que la disparition de cette industrie SEVESO, va entrainer dans sa perte, plus de 5 000 à 8 000 emplois, et que la fermeture de cette industrie chimique qui crée l’interconnexion avec l’ensemble des industries du pays, “le caoutchouc, la plasturgie, les télécommunications, le bâtiment, l’énergie, la métallurgie, etc…” aura des conséquences, sociale, économique et environnementale sans commune mesure » interpellent les dirigeants cégétistes.

Cette initiative du syndicat intervient à quelques jours d’un jugement de mise en liquidation du tribunal de commerce de Lyon, jeudi 6 mars. Seule une cinquantaine d’emplois sur les 450 devaient être maintenus dans le cas d’un rachat d’une part de l’activité par le groupe chinois Wanhua, son concurrent, qui avait déposé une offre de reprise partielle. « La CGT, avec les salariés est déterminée à concrétiser ce projet qui répond aux besoins industriels sur le territoire Français et qui évitera d’importer ces matières finies avec toutes les conséquences sur notre balance commerciale et l’environnement » conclut la lettre ouverte…


 

  mise en ligne le 2 mars 2025

Le procédé retors du gouvernement pour que les Français paient leur santé plus cher

Caroline Coq-Chodorge sur www.mediapart.fr

Le gouvernement Bayrou va augmenter la taxe sur les complémentaires santé de 1 milliard d’euros. Cette fiscalité déguisée est très inégalitaire : elle pèsera en premier sur les ménages les plus pauvres et les personnes âgées qui font le plus gros effort financier pour s’assurer.

AuAu moins 23 milliards d’euros. En 2025, le dérapage budgétaire de la Sécurité sociale, tel qu’il a été définitivement validé par le vote du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) le 17 février, devrait être spectaculaire. La cause est toujours la même : le manque de recettes sociales et fiscales à la hauteur de la croissance des dépenses, prévisible autant qu’inéluctable, en raison notamment du vieillissement de la population. Face au « trou » béant de la « Sécu », tous les gouvernements usent des mêmes ficelles : le retour des plans d’économie, sur l’hôpital notamment, ou encore le recul de l’assurance-maladie.

Pour économiser 1 milliard d’euros, le gouvernement Barnier avançait l’automne dernier une proposition qui avait au moins le mérite d’être honnête : diminuer la prise en charge par l’assurance-maladie des consultations médicales et des médicaments.

Le gouvernement Bayrou y a finalement renoncé : « Les Français ne paieront pas plus cher pour leur santé », a rassuré la ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles, Catherine Vautrin, le 15 janvier sur BFMTV. Mais, dans la foulée, elle a annoncé « la restitution » des 6 % d’augmentation du coût des contrats des complémentaires santé en 2025, annoncée par la Fédération nationale de la Mutualité française. Cette restitution, de 1 milliard d’euros également, sera versée « à l’État », sous la forme d’une taxe, puis réaffectée à l’assurance-maladie.

Le procédé est des plus retors, car les deux mesures reviennent à peu près au même : le coût des complémentaires santé va augmenter mécaniquement de 1 milliard d’euros. Ce sera donc un nouveau transfert de dépenses massif de l’assurance-maladie vers les complémentaires.

Le président de la Fédération nationale de la Mutualité française, Éric Chenut, rappelle à la ministre que « cette hausse des cotisations est justifiée par une hausse de [leurs] dépenses : la consultation médicale revalorisée à 30 euros, comme les tarifs de certaines professions paramédicales, et plus largement toutes les dépenses de santé, qui progressent au rythme de 4,5 à 5 % depuis le covid ». « Nous sommes des organismes non lucratifs, nous n’avons pas d’actionnaires ! », plaide-t-il.

Une taxe inégalitaire

L’économiste de la santé Brigitte Dormont, pourtant très critique du marché de la complémentaire santé, en convient : « Le gouvernement est dans l’enfumage. Cette augmentation de 6 % en 2025 était prévue avant les annonces du projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Elle résulte en partie de la hausse du tarif de la consultation médicale. » Elle prévient : « Cette nouvelle taxe va augmenter les charges des complémentaires. » Et immanquablement faire exploser les cotisations en 2026.

Les complémentaires santé sont déjà taxées à 14 % : « Cette taxe pèse, non pas sur les résultats des complémentaires, mais sur les coûts des contrats, donc directement sur le montant des cotisations de nos assurés, précise Éric Chenut. Aujourd’hui, les cotisations de janvier et février partent en fiscalité. Si elle augmente de 1 milliard d’euros en 2025, ce sont deux mois et demi de cotisations qui partiront en taxe. À mes yeux, cest une forme déguisée d’impôt ou de cotisation sociale pour financer le déficit de la Sécurité sociale. »

Il y a cependant une différence de taille entre cette taxe et un impôt et/ou une cotisation sociale. « Le coût de nos contrats n’est pas proportionnel aux revenus, rappelle le président de la Fédération française de la Mutualité française, Éric Chenut. La hausse de la fiscalité pèsera plus fortement sur les personnes aux contrats les plus onéreux : les personnes malades qui doivent augmenter leurs couvertures pour limiter leur reste à charge, les personnes âgées. »

« Les complémentaires sont très inégalitaires, complète Brigitte Dormont. Elles sont tarifées à l’âge, ce qui est une manière de tarifer au risque, puisque les personnes âgées ont en moyenne des dépenses de santé plus élevées. Même les mutuelles, qui communiquent beaucoup sur la solidarité, font la même chose. Si une mutuelle ne gère pas le risque comme Axa, elle est perdante. C’est la loi du marché. »

La grande Sécurité sociale devrait rembourser à 100 % les soins jugés essentiels auxquels tous devraient avoir accès sans se ruiner. Brigitte Dormont, économiste de la santé

« Parmi les retraités qui ont une complémentaire santé, poursuit l’économiste, les 20 % les plus riches consacrent seulement 4 % de leurs revenus à leur achat de couverture complémentaire et aux dépenses qui restent à leur charge. L’écart est énorme avec les 20 % les plus pauvres, qui sont au-dessus du seuil de la couverture santé solidaire [la complémentaire gratuite ou avec une participation limitée à 30 euros – ndlr]. Ceux-là y consacrent 10 % de leurs revenus ! »

Les mutuelles perdent la mise

À ce jeu-là, celui des inégalités entre riches et pauvres, malades et bien portants, ce sont sans surprise les assureurs privés lucratifs qui remportent la mise. En 2023, selon l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), « seules les sociétés d’assurance enregistrent un résultat technique positif, quoiqu’en repli. Les mutuelles et les institutions de prévoyance affichent des résultats techniques en diminution et déficitaires en 2023. »

Les mutuelles, à but non lucratif, perdent de l’argent, mais aussi des parts de marché. Ces actrices historiques de l’assurance santé, créées dès le XIXe siècle pour offrir un début de protection aux salarié·es, ont perdu leur hégémonie. Elles ne représentent plus que 46 % du marché de la complémentaire santé, qui pèse près de 40 milliards d’euros. Les assureurs privés le grignotent petit à petit (34 %). En dernier se trouvent les institutions de prévoyance (20 %), des organismes non lucratifs gérés par les syndicats qui vendent essentiellement des contrats collectifs d’entreprise.

Éric Chenut montre du doigt les « bancassureurs », ces banques qui proposent à leurs client·es de nombreux contrats d’assurance : habitation, voiture, santé…

« Ce n’est pas “sain” que les banques fassent de l’assurance, estime Éric Chenut. La banque sait tout de vous, même le détail de vos dépenses de santé si vous êtes assuré. Cela devrait nous questionner. »

Dysfonctionnement supplémentaire : les organismes gagnent de l’argent sur les contrats individuels, que paient entièrement les assuré·es, et en perdent sur les contrats collectifs d’entreprise, en partie pris en charge par l’employeur. « Les contrats individuels, ce sont les retraités, les chômeurs et les étudiants, explique Brigitte Dormont. Ce que signifient ces chiffres, c’est que ces personnes qui ne sont pas les mieux loties paient plus cher que les autres, pour nourrir la concurrence sur le marché collectif, où de vraies négociations ont lieu avec le patronat et les syndicats. C’est une véritable injustice. »

Cette machinerie complexe de l’assurance santé, qui mélange assurances publiques et assurances privées lucratives, non lucratives et paritaires, a un coût : 19,2 % du chiffre d’affaires des complémentaires santé (soit 8 milliards d’euros) s’évaporent en dividendes, pour les assureurs privés, et en frais de gestion. « Les frais de gestion ne sont pas seulement de la publicité, à laquelle nous consacrons en moyenne 20 centimes sur 100 euros de cotisation, se défend le président de la Fédération nationale de la Mutualité française. C’est le traitement des feuilles de soins, l’accueil physique et téléphonique basé en France, la pratique du tiers payant, nos actions de prévention. » Mais l’assurance-maladie affiche des frais de gestion bien moindres, de l’ordre de 5 %.

Le problème est structurel, insiste Brigitte Dormont : « Que des organismes publics et privés fassent la même chose – rembourser 70 % d’une consultation pour les uns, les 30 % restants pour les autres –, c’est totalement inefficace. C’est un vrai argument pour la grande Sécurité sociale, qui devrait rembourser à 100 % les soins jugés essentiels auxquels tous devraient avoir accès, sans se ruiner en reste à charge ou en frais d’acquisition d’une couverture. »


 

   mise en ligne le 1er mars 2025

La CGT appelle à « une mobilisation d’ampleur »
les 8 et 20 mars contre la réforme des retraites

Clémentine Eveno sur www.humanite.fr

La CGT appelle à la mobilisation « pour gagner l’abrogation de la réforme » des retraites de 2023 le 8 mars, puis le 20 mars, dans un communiqué publié ce vendredi 28 février. Au-delà de ces deux premières dates, la CGT appelle à « une mobilisation d’ampleur » à terme.

Un appel à la mobilisation « pour gagner l’abrogation de la réforme » des retraites de 2023 a été lancé, par la CGT, ce vendredi 28 février, via un communiqué de presse. « Une majorité de Françaises et de français comme de député·es y sont favorables, la victoire est donc à portée de main », clame le syndicat.

Ainsi, l’organisation syndicale appelle à rejoindre les cortèges prévus le 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes, pour réclamer notamment « l’égalité salariale », présentée par la centrale comme étant une des solutions de financement du système.

Elle appelle également à rejoindre des cortèges le 20 mars « avec les organisations de retraités ». Au-delà de ces deux premières dates, la CGT appelle à « une mobilisation d’ampleur » à terme et invite « toutes les organisations syndicales à se rassembler pour construire le rapport de force ».

François Bayrou a évoqué un référendum

Le premier ministre François Bayrou a annoncé, la veille, jeudi 27 février au soir, dans un entretien au Figaro, qu’en « cas de blocage (…) le référendum est une issue », sans toutefois préciser la nature de ce blocage (négociations entre partenaires, au Parlement ou dans le pays…).

Pour rappel, le premier ministre avait chargé les syndicats et le patronat, en janvier, de renégocier, un nouveau cycle de concertations a ainsi été lancé pour renégocier la réforme des retraites d’avril 2023 (recul de l’âge légal de 62 à 64 ans), avec pour objectif d’aboutir à un accord fin mai.


 


 

Retraites : Bayrou rouvre les négociations en fermant le débat

Khedidja Zerouali et Mathias Thépot sur www.mediapart.fr

Dès son ouverture, la mascarade de la renégociation de la réforme des retraites se révèle pire qu’annoncée : FO claque la porte et Bayrou affirme qu’en cas de désaccord ce serait retour à la case départ ou référendum. Quant au patronat, il pousse pour introduire une dose de capitalisation dans le système. 

Qu’il semble loin le temps où Olivier Faure, premier secrétaire du parti socialiste (PS), se gargarisait d’avoir poussé le gouvernement à rouvrir le « chantier » des retraites. C’était pourtant le 16 janvier dernier, après que le parti à la rose avait refusé de voter la motion de censure déposée par LFI, car il avait obtenu de significatives avancées pour les Français. À commencer par la renégociation de la très impopulaire réforme des retraites, qui décale l’âge légal de départ de 62 à 64 ans.

Jeudi 27 février, l’ouverture de cette renégociation a présenté le décor d’une pièce de théâtre où chacun a joué son rôle. Pour la énième fois, les parties autour de la table ont redit leurs positions irréconciliables, telles qu’elles sont connues depuis des semaines. Les syndicats se sont mobilisés pour l’abrogation de la réforme des retraites, exigeant le retour de la retraite à 62 ans.

De leur côté, les organisations patronales, le Medef et la CPME, se sont dites favorables à l’introduction d’une dose de capitalisation, c’est-à-dire un système d’épargne dans lequel chaque retraité cotise pour sa future retraite. Le « patron des patrons », Patrick Martin, avait prévenu : « Si on doit reprendre le sujet des retraites, c’est pour améliorer le rendement de la réforme, certainement pas pour la détricoter. » 

Force ouvrière (FO) a de son côté quitté la table des négociations, à peine un quart d’heure après s’y être assise, juste après avoir lu un communiqué. Pour eux, l’affaire est une « mascarade ». Aucune surprise, là encore, puisque FO avait annoncé avant même le début des négociations que le compromis ne serait pas possible. « La place du syndicat Force ouvrière reste évidemment à la table, s’ils souhaitent y revenir », a affirmé Matignon jeudi soir à l’AFP. 

Les autres syndicats, eux aussi, aimeraient que FO revienne. « Ils ne nous avaient pas prévenus, commente Denis Gravouil, négociateur pour la CGT. On est bien d’accord sur le fait que le cadre ne nous convient pas, on est d’accord aussi sur le but : l’abrogation. Mais nous, on reste parce qu’il y a des chiffrages intéressants à obtenir, et surtout parce que claquer la porte sans avoir personne dans la rue, ça ne va pas nous apporter grand-chose. » 

La CGT, elle, a enfin obtenu un chiffre qu’elle demandait depuis des mois : le coût d’un retour de l’âge de la retraite à 62 ans. « 10,4 milliards », a répondu l’exécutif. « Nous aurons des propositions pour les trouver »  promet le deuxième syndicat du pays. 

Une négociation torpillée 

Plus vite encore que FO, François Bayrou a lui aussi fait preuve de célérité pour révéler le jeu de dupes en cours. Le premier ministre a torpillé cette négociation impossible avant même qu’elle ne commence (et alors qu’elle doit durer jusqu’au 28 mai), en annonçant dans un grand entretien au Figaro : « Si personne ne se met d’accord, nous l’avons dit, on en restera au système antérieur, défini en 2023. » 

Pis, il affirme qu’en cas de « blocage », « le référendum est une issue ». Une façon d’acter d’ores et déjà ledit blocage, en court-circuitant une négociation qu’il a lui-même organisée. Et comme selon ses proches cette interview n’est pas une réponse au départ de FO, puisqu’elle aurait été faite avant, il faut bien comprendre qu’avant même la première journée de négociations, le premier ministre s’était déjà attelé à rendre la discussion caduque.

Pour rappel, lors de ses vœux de bonne année, Emmanuel Macron annonçait vouloir demander aux Français·es de trancher certains « sujets déterminants ». Depuis, ses ministres et son premier ministre lancent des idées à qui mieux mieux.

« Chiche !, lui répond Denis Gravouil de la CGT : faisons un référendum sur les retraites et on verra bien ce que répondent les Français. » Le syndicaliste est visiblement agacé par ce gouvernement qui tout d’un coup se sent d’humeur à entendre le peuple, après avoir interdit à ses représentant·es d’exprimer leur vote, préférant adopter la réforme au moyen de l’article 49-3.

« Par ailleurs, on a appris cette possibilité de référendum dans la presse comme tout le monde, poursuit-il. Quelle question sera posée ? Si c’est pour proposer une nouvelle réforme avec départ à 63 ans et l’introduction d’une part de capitalisation, ça ne nous intéresse pas. La seule question qui mérite d’être posée, et qui aurait dû être mise au vote, c’est : êtes-vous pour ou contre la réforme des retraites de 2023 ? »  

Une lettre de cadrage impossible à tenir 

Pour cet ersatz de négociation, François Bayrou a envoyé aux partenaires sociaux une lettre de cadrage pour le moins resserrée, exigeant des partenaires sociaux qu’ils trouvent des mesures pour un retour à l’équilibre financier du système des retraites à horizon 2030. Selon la CGT, cette lettre de mission est « impossible », puisqu’elle exige « de faire ce que les précédents gouvernements n’ont pas fait, à savoir remettre les comptes à l’équilibre ». 

Et Michel Beaugas, négociateur pour FO, d’abonder : « D’une part, nous ne pourrons pas toucher à la borne d’âge et d’autre part, ce seront encore aux salariés que les efforts seront demandés. Or le déficit actuel est de 6 milliards d’euros alors que les aides publiques aux entreprises sans aucune contrepartie représentent 173 milliards d’euros. » 

Mais Francois Bayrou n’en démord pas, il exige des économies drastiques sur le système des retraites, estimant qu’il existerait un déficit caché de 55 milliards d’euros par an, dont 40 à 45 milliards seraient empruntés chaque année. Une théorie qui a été démentie par tous les spécialistes, le Conseil d’orientation des retraites (COR) mais aussi par la Cour des comptes, dans un rapport datant du 20 février dernier. 

Nous l’avons déjà raconté, la Cour des comptes rappelle que le système des retraites a été en excédent au début des années 2020, avec un solde positif de 8,5 milliards d’euros en 2023, en raison des réformes votées depuis une dizaine d’années. Mais le déficit se réinstalle et devrait atteindre 6,6 milliards d’euros cette année – c’est-à-dire un peu moins de 2 % des 337 milliards versés aux retraité·es par le régime général chaque année.

À l’horizon 2035, ce déficit devrait se stabiliser à 15 milliards, puis autour de 30 milliards en 2045. Si les chiffres peuvent paraître importants, il faut les comparer avec ceux des comptes publics qui, en 2023 et 2024, ont dérapé de 70 milliards d’euros par rapport à ce qui était prévu par le gouvernement. 

Les pro-retraite par capitalisation s’organisent 

Cette mascarade de réouverture des discussions sur le système des retraites permet enfin aux plus fervents défenseurs de la retraite par capitalisation – en opposition au système actuel par répartition – d’avancer leurs pions. Aux premiers rangs desquels les ministres de François Bayrou. 

« Il faut lever ce tabou [de la retraite par capitalisation – ndlr] et mener la bataille culturelle », a confié le ministre délégué chargé de l’Europe, Benjamin Haddad, au Parisien. La ministre chargée du travail et de l’emploi, Astrid Panosyan-Bouvet, estime pour sa part que l’idée d’introduire une part de capitalisation dans le système de retraites devait « faire partie des sujets de discussion » au sein du conclave.  

Les ministres de la justice et de la santé Gérald Darmanin et Catherine Vautrin ont également fait des déclarations en ce sens. Le ministre de l’économie et des finances, Éric Lombard, se fait plus discret. Rappelons qu’il a été successivement patron des assureurs BNP Paribas Cardif et Generali France, deux institutions financières qui auraient beaucoup à gagner de l’instauration d’une dose de capitalisation dans le système des retraites. Un de ses proches cité dans Le Parisien confie ainsi qu’Éric Lombard ne serait « pas opposé » à l’idée d’une telle réforme. 

Le Medef – il faut noter que sa négociatrice sur les retraites, Diane Deperrois, travaille pour l’assureur Axa – a déjà un projet clé en main à proposer au gouvernement et aux syndicats. Le président du Medef, Patrick Martin, plaide ainsi dans Le Monde du 27 février pour ouvrir la boîte de Pandore et affecter de manière obligatoire une partie des cotisations sociales des salarié·es à un fonds piloté par les partenaires sociaux, et qui investirait dans des produits financiers proposés par des banques, compagnies d’assurances et autres fonds de pension.

Le niveau des retraites des salarié·es dépendrait alors en partie des gains générés par ces placements. Pour compenser les pertes potentielles pour les branches famille et assurance-maladie de la sécurité sociale, le patron des patrons propose de lui transférer une part de TVA perçue par l’État.  

Une proposition qui préfigure une financiarisation rampante de la protection sociale en France. Car au-delà d’introduire une dose de capitalisation, faire reposer le financement de la protection sociale sur une recette fiscale de l’État comme la TVA, et non plus sur des cotisations adossées aux salaires et gérées paritairement, c’est donner la possibilité aux futurs gouvernements de couper selon leur bon vouloir les vivres du système des retraites pour lui imposer l’austérité.

Ce qui engendrera mécaniquement un besoin croissant de capitalisation. Et tuera in fine le système universel des retraites par répartition basé, rappelons-le, sur des cotisations ouvrant le droit de bénéficier d’un salaire différé pour ses vieux jours.

mise en ligne le 25 février 2025

Le fascisme,
un business-plan de croissance exponentielle

Jérémy Rubenstein (historien) sur https://blogs.mediapart.fr/

Le soutien actif des plus grandes fortunes, locales et mondiales, aux projets politiques les plus réactionnaires, remet au goût du jour le vieil adage « plutôt Hitler que le Front Populaire ». Cela supposerait cependant une attitude défensive de ces oligarques alors qu'ils réalisent une offensive tous azimuts. Ce n'est pas Hitler pour éviter le FP mais parce que c'est une très bonne affaire

Avant la publication de son enquête sur PERICLES, le projet de « méta-politique » financé par le milliardaire Pierre-Edouard Stérin, le journal L’Humanité a reçu une menace assez particulière. En effet, son article reposait notamment sur une feuille de route de l’association d’extrême-droite qui dévoilait ses objectifs et les étapes pour y parvenir. Or, l’association considérait ce document comme un business-plan d’entreprise, si bien qu’elle a averti le journal qu’elle l’attaquerait pour violation du secret des affaires.

On pourrait considérer cette attaque contre le journal comme une simple défense d’avocats usant des outils procéduraux disponibles afin de protéger le groupe du milliardaire. Pragmatisme de barreau, en somme. Cette interprétation n’en exclut pas une autre, plus littérale : effectivement, établir un régime réactionnaire (ou facho-conservateur, c’est-à-dire -et pour aller vite- fasciste classique sans les congés payés) est un business plan intéressant directement l’avenir de la fortune du milliardaire.

A ce stade de l’analyse du comportement des grandes fortunes droitières, il est habituel de citer le vieil adage « plutôt Hitler que le Front Populaire ». Celui-ci reste pertinent tant il est vrai que ces personnes sont obsédées par l’impôt, prêts à dépenser des fortunes et détruire leurs réputations afin de l’éviter. (Le milliardaire planquant sa fortune à l’étranger n’a pas très bonne presse malgré le contrôle d'une bonne partie de celle-ci -la presse- par ce même milliardaire. Journaux et politiques peuvent bien chanter les louanges de Bernard Arnault, « le créateur d’emplois en France », tout le monde le sait prêt à adopter n’importe quelle nationalité si celle-ci lui offre une décote, alors même que sa marque repose entièrement sur l'affichage d'un faux made in France. Autrement dit, il capte l'image d'un pays dont il n'a que faire du bien-être de ses habitants. Personnage insignifiant pour les uns, redoutable crapule pour les autres, le multimilliardaire n'a pas assez de son groupe de presse pour faire oublier le mépris qu'il inspire à ses concitoyens qui, eux, payent leurs impôts.)

Ainsi, les plus fortunés opteraient pour les projets fascistes afin de se prémunir d’un impôt, même à la marge, qui grèverait ce qu’ils considèrent comme leurs biens inaliénables. (Ce qui paraît aberrant pour l’observation scientifique et le sens-commun, qui savent qu’aucune fortune ne s’établit sans une captation des richesses produites par des collectifs ou l’ensemble de la société, est, pour eux, une vérité existentielle : la fortune reflète l’effort et le savoir-faire individuels -les leurs).

Cette conception du milliardaire, prêt à tout pour échapper à la moindre justice sociale (et économique, dans la mesure où ces milliards sont le fruit d’un vol -la plus-value- des travailleurs, des clients ou des deux), en fait une personne avant tout défensive. « Plutôt Hitler que le Front Populaire » décrit une stratégie défensive.

Or, les Stérin ou Bolloré en France, les Musk ou Thiel aux Etats-Unis ou les Galperin en Argentine, parmi d’autres qui prolifèrent sous tous les cieux, ne sont pas du tout dans des stratégies de préservation de leurs fortunes mais d’extension de celles-ci. La stratégie n’est pas défensive mais offensive.

Cette stratégie se comprend notamment du fait de l’invraisemblance des fortunes amassées. Ces sommes sont telles que leur agrandissement et renforcement ne peut plus s’obtenir par un simple accroissement de leurs secteurs économiques. Seul le pouvoir politique, à la tête des actifs des Etats qu’ils attaquent -de l’intérieur-, peut leur offrir de nouvelles marges de croissance. Que ce soit en s'appropriant ces actifs ou bien en changeant les normes devant encadrer (droit du travail et normes environnementales) leurs activités.

Ainsi donc, la prise du pouvoir politique par les oligarques est effectivement un business plan. Pierre-Edouard Stérin avait donc bien raison de considérer le dévoilement de son plan de fascisation de la France comme un viol du secret de ses affaires.

mise en ligne le 25 février 2025

Retraites : ajuster les cotisations pour garantir la prestation

Clémentine Autain,  Alexis Corbière,  Gérard Filoche  et  Danielle Simonnet  sur www.politis.fr

Le « conclave » voulu par François Bayrou ne vise qu’à empêcher démocratie et vote, une fois encore, alors qu’un simple vote au Parlement abrogerait la retraite à 64 ans, estiment les dirigeants de L’Après, Clémentine Autain, Alexis Corbière, Gérard Filoche et Danielle Simonnet.

La Cour des comptes, dans son rapport du 20 février, a démenti la tentative de François Bayrou d’accuser nos retraites de produire un déficit de 55 milliards. Elle n’a relevé que 6 milliards de « trou ». Ce qui est peu sur un budget total de 350 milliards. Et Bayrou est mal placé pour donner des leçons de morale, de déficit et de dette au moment même où Ursula von der Leyen – cédant à Donald Trump qui exige 5 % de dépenses de guerre par pays européen – assouplit officiellement les critères budgétaires de Maastricht en UE afin de permettre aux États membres de s’endetter davantage pour l’effort militaire. Ainsi l’argent magique existe, il est soudain découvert, déficits et dettes deviennent moins pressants, pas pour le social, pas pour nos retraites, mais pour les industries de guerre.

« Ils inventent de prétendues difficultés de financement alors que chacun sait que ça dépend des salaires nets et bruts. »

Notre point de vue est exactement à l’opposé : après une vie de travail difficile et longue, des centaines de milliers d’accidents du travail et de maladies professionnelles, la retraite est un droit fondamental des salariés. Il y a 13 ans d’écart de moyenne d’espérance de vie entre les plus riches et les plus pauvres. Un ouvrier vit 7 ans de moins qu’un cadre. Les femmes sont gravement lésées par le système. Le progrès social, ça consiste à permettre à tous ceux qui ont produit les richesses, de vivre leur retraite en bonne santé dans les meilleures conditions possibles. Si on gagne plus, si on vit plus longtemps, c’est pour en profiter plus longtemps. 

Ni un impôt ni une épargne

La retraite par répartition n’est ni un impôt ni une épargne ; la solidarité intergénérationnelle s’effectue par le biais des cotisations qui sont reversées en direct, en temps réel, sous contrôle public, de ceux qui travaillent encore à ceux qui ne travaillent plus. C’est une caisse séparée de celle de l’État, et elle ne génère que 9 % de la « dette » présumée alors que l’état lui-même en génère 82 %.

Ces cotisations sont du solide et de la confiance car elles s’appuient sur le travail de tous les actifs sans cesse renouvelé, elles ne sont pas à la merci des spéculations boursières privées et opaques. Rien de pire que la « capitalisation » : n’y risquez pas un sou, les fonds de pension privés ne sont pas fiables, des millions de salariés anglo-saxons ont tout perdu à ce jeu de poker, dans les bourrasques monétaires à répétition.

En 1982, il a été acquis que le droit à la retraite en France était ouvert à partir de 60 ans pour toutes et tous, et parfois avant, de façon négociée, dans les métiers les plus difficiles. Aujourd’hui la France est quatre à cinq fois plus riche, et selon les exigences d’une juste répartition des richesses produites par les salariés, ceux-ci doivent en bénéficier à tous les niveaux, dont la hausse des salaires et la baisse de la durée du travail. Il est des métiers où, comme dans le bâtiment, la retraite devrait être à 55 ans.

Garantir la prestation

Sans cesse patronat et financiers veulent rogner le coût de notre travail et hausser celui du capital. Ils veulent réduire la part du PIB consacrée aux retraites, actuellement de 14 %, à 11 %,  alors que la démographie (actuellement 15,4 millions de retraité.es) impose de la faire évoluer vers 20 %. D’où une bataille incessante depuis des décennies pour reculer l’âge du droit au départ en retraite et le niveau des pensions. Ils veulent plonger la majorité des retraité.es dans la misère. Leur dernière offensive imposant le départ à 64 ans et visant même à baisser les pensions par désindexation sur les prix, a soulevé une opposition sans précédent : 14 manifestations unitaires, des millions de manifestants, 95 % de l’opinion des actifs contre, ils n’ont pas pu la faire voter et ont dû user de scandaleux coups de force avec des 49-3 à répétition.

« Nous demandons le vote au parlement pour abroger les 64 ans. »

Les derniers soubresauts des gouvernements Macron, Borne, Attal, Barnier, Bayrou visant à empêcher démocratie et vote, ont finalement débouché sur la mise en place d’un « conclave » soumis aux choix trop bien connus du Medef alors qu’un simple vote au Parlement, tout le monde le sait, abrogerait les 64 ans.

Ils inventent de prétendues difficultés de financement alors que chacun sait que ça dépend des salaires nets et bruts. Ajuster les cotisations pour garantir la prestation. Après des décennies de blocage, un rattrapage des salaires nets et bruts, incluant cotisations salariales et patronales est la solution directe, facile, incontournable pour financer la retraite à taux plein à l’âge choisi par la majorité du salariat. 

Nous demandons le vote au parlement pour abroger les 64 ans.

Nous demandons un financement pérenne basé sur les cotisations salariales et patronales

  mise en ligne le 23 février 2025

Thomas Coutrot, économiste :
« L’entreprise est un bastion d’autoritarisme »

Mélanie Mermoz sur www.humanite.fr

En liant enquêtes sur les conditions de travail et résultats électoraux, l’économiste Thomas Coutrot montre combien le manque d’autonomie dans la sphère professionnelle, mais aussi l’absence de possibilité d’expression à son sujet nourrissent le vote d’extrême droite. Il invite à refaire du travail un enjeu de débat démocratique.

Dans l’analyse des motivations du vote RN et de l’abstention, l’impact du travail est trop souvent un angle mort. L’étude publiée par l’économiste Thomas Coutrot intitulée « le Bras long du travail : conditions de travail et comportements électoraux » s’attaque à cet impensé. Pour cela, il a croisé les données des enquêtes de la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques) sur les conditions de travail de 2016-2017 et 2019 avec les résultats des élections présidentielle de 2017 et européenne de 2019, qu’il a enrichies avec des indicateurs statistiques par commune, calculés par Thomas Piketty et Julia Cagé. L’absence d’autonomie dans le travail et l’impossibilité de donner son avis sur celui-ci s’avèrent déterminantes sur les comportements civiques.

Depuis quand s’intéresse-t-on à l’impact de l’organisation du travail sur la politique ?

Thomas Coutrot : Dès le XVIIIe siècle, aux prémices de la révolution industrielle, Adam Smith dénonce déjà l’impact du travail répétitif sur les capacités cognitives des travailleurs. D’un côté, il se félicite des gains de productivité économique que permet la division du travail, mais, de l’autre, il s’inquiète du fait qu’en passant d’un travail artisanal à un travail ouvrier ultrarépétitif, on abîme le psychisme des ouvriers. Il dit de ceux-ci : « Ils deviennent aussi stupides et ignorants qu’il est possible à une créature humaine de le devenir. »

Au XIXe siècle, John Stuart Mill dénonce le régime d’usine – Marx parle, lui, de « despotisme d’usine ». Pour Mill, il est contradictoire avec la possibilité d’être un citoyen éclairé et de participer à la vie de la cité. C’est la raison pour laquelle cet économiste et philosophe britannique, libéral économiquement, considère que les coopératives sont le seul mode d’organisation de la production cohérent avec un régime démocratique.

En Grande-Bretagne, au début du XXe siècle, cette idée est portée par le socialisme de guilde, dont le penseur le plus connu est G. D. H. Cole. Celui-ci écrit qu’un régime de servilité dans l’industrie ne peut que donner un régime de servilité dans la sphère politique. Ce courant partisan des coopératives est favorable à la gestion des entreprises par les travailleurs ; il en fait une condition de la vie démocratique dans la cité.

Comment se prolonge cette réflexion au XXe siècle ?

Thomas Coutrot : Au cours des années 1930-1940, le philosophe américain John Dewey développe l’idée que la démocratie n’est pas un régime d’institutions, mais un mode de vie. C’est une société où les individus sont socialisés dans une norme d’interrogation des pouvoirs existants, d’enquête permanente sur le monde. C’est exactement ce que dit aussi Castoriadis : la démocratie n’est pas une société sans hiérarchie ni pouvoirs, mais une société où ceux-ci sont sans arrêt questionnés.

Au cours des années 1970, dans la continuité de Dewey, la politiste Carole Pateman consacre plusieurs livres à la démocratie participative. Pour elle, la démocratie ne peut pas se limiter à la liberté d’expression et au droit de vote, elle doit reposer sur des habitudes quotidiennes enracinées dans les rapports sociaux élémentaires. La démocratie délégataire, qui consiste à élire périodiquement ceux qui nous gouvernent, est une illusion.

Pour être vivante, la démocratie doit s’ancrer dans une participation continue des citoyens aux décisions, une culture quotidienne qui doit pénétrer toutes les sphères de la vie sociale (famille, école, travail…). L’entreprise est un bastion d’autoritarisme dont l’existence et la place centrale dans la vie des personnes sapent les fondements même du régime politique démocratique.

D’élection en élection, nous assistons à un renforcement de l’abstention. Quel est le facteur professionnel le plus observé chez les abstentionnistes ?

Thomas Coutrot : La variable liée aux conditions de travail qui joue le plus fortement chez les abstentionnistes est le manque d’autonomie dans le travail. C’est vraiment le marqueur d’une condition de subordination dans le travail qui prédispose à une passivité politique. Depuis une vingtaine d’années, à travers la montée des procédures, du « reporting », nous observons une érosion de l’autonomie au travail, associée à une série d’innovations techniques et organisationnelles («lean », « new public » managements…).

Les algorithmes et l’IA ne font que sophistiquer des méthodes de contrôle numérique et informatique du travail et de standardisation déjà largement diffusées. L’érosion de l’autonomie n’est en effet pas une question de technologie, mais d’organisation. Ce ne sont pas les outils numériques qui sont en eux-mêmes porteurs d’un appauvrissement du travail, mais les finalités en vue desquelles ils sont conçus et mobilisés. L’accroissement du contrôle, de la standardisation, n’est pas une stratégie d’efficacité économique, mais de pouvoir et de domination.

L’abstention est aussi nettement corrélée à la précarité de l’emploi. Vivre dans l’incertitude du lendemain, être accaparé par les tâches de survie ne favorise pas l’intérêt pour la chose publique, ni la croyance de pouvoir par son vote modifier la situation. Les politistes nomment « sentiment d’efficacité politique » la perception que sa parole compte, que son vote est important. Chez les plus précaires, ce sentiment d’efficacité politique est très faible. Être précaire signifie n’avoir pas de maîtrise de sa vie personnelle, encore moins de la vie collective.

Dans le travail, quel est le marqueur déterminant dans le vote RN ?

Thomas Coutrot : Le fait de ne pas pouvoir donner son avis sur son travail lors de réunions régulières est clairement associé à une propension beaucoup plus forte à voter RN (+ 10 points), même toutes choses égales (diplôme, métier…). L’enquête ne distingue pas le type de réunions – entre collègues, avec les manageurs, avec les élus du personnel ou dans un cadre syndical. C’est d’ailleurs un point qu’il faudrait creuser.

Elle ne dit pas non plus si ces réunions débouchent sur un changement réel. Environ 45 % des salariés participent à des réunions sur leur travail, les cadres et les plus diplômés y sont plus fréquemment associés, même si d’autres catégories sociales peuvent aussi y participer. Il existe également une dimension de genre ; les femmes ont moins la possibilité que les hommes de donner leur avis sur leur travail.

Le fait de travailler de nuit ou à des horaires atypiques est l’autre marqueur déterminant du vote RN (+ 10 %). On observe aussi que les femmes qui votent RN sont celles qui ont la plus forte participation aux tâches ménagères. Cela traduit sans doute une plus forte adhésion aux stéréotypes de genre.

Lors des enquêtes sociologiques par entretien, les questions liées au travail sont-elles abordées par les électeurs RN ?

Thomas Coutrot : Non, ce qui va apparaître dans le discours des électeurs RN, c’est la concurrence des immigrés, le sentiment de mépris dans lequel ces personnes se sentent tenues par les élites, la question des solidarités locales. En revanche, les enjeux du travail, son organisation, le fait de se lever très tôt le matin n’apparaissent jamais, à ma connaissance en tout cas, dans les discours des électeurs RN, et donc dans les analyses des sociologues ou des politistes qui travaillent sur ce sujet.

Les mécanismes de domination ou de mépris au travail, difficiles à vivre mais qu’ils ne parviennent pas forcément à verbaliser, produisent de façon inconsciente des affects d’extrême droite. C’est une espèce de rationalisation a posteriori. Ces mécanismes de domination ne sont pas conscientisés. Ils sont peut-être même naturalisés. Beaucoup d’électeurs du RN ont une vision assez viriliste du monde et donc, pour eux, avoir un chef autoritaire peut même sembler positif…

Côté travail, existe-t-il des similitudes entre abstentionnistes, électeurs FI et ceux du RN ?

Thomas Coutrot : L’électorat FI est caractérisé, comme les abstentionnistes et l’électorat RN, par une faible autonomie dans le travail. Le profil des électeurs RN et LFI est assez proche sociologiquement, même s’il est plus divers chez LFI. C’est un profil plus ouvrier et moins diplômé que la moyenne. Mais il se distingue vraiment sur la capacité d’expression sur le travail. Si les électeurs RN sont très peu sollicités pour parler de leur travail, le fait de pouvoir discuter de son travail est au contraire nettement associé à un vote de gauche, notamment FI.

Un résultat apparaît surprenant, c’est la forte proportion de syndiqués parmi les électeurs RN…

Thomas Coutrot : Une forme de révolte sociale, de colère qui s’exprime en partie par le vote RN, peut aussi se manifester par l’adhésion à un syndicat. Ce phénomène s’observe plutôt chez les adhérents ou les sympathisants que chez les militants. La forte différence entre mes résultats et ceux des sondages « sortie des urnes », qui indiquent un moindre vote RN pour les syndiqués, pourrait s’expliquer par une forme de honte des syndiqués à avouer à un enquêteur qu’ils votent RN.

Ils seraient ainsi les seuls à maintenir le biais de sous-déclaration observé il y a encore une dizaine d’années chez l’ensemble des électeurs. Contrairement au reste de la société, le vote pour le RN n’est pas devenu totalement banalisé dans les milieux proches des syndicats. L’ensemble des directions syndicales communiquent, en effet, beaucoup auprès de leurs adhérents sur le sujet, ce qui n’est pas sans créer des tensions sur le terrain.

Les syndicalistes avec lesquels j’ai échangé n’étaient pas étonnés de ce résultat. Plusieurs militants m’ont ainsi raconté avoir, pendant la campagne des législatives, essuyé des remarques quand ils allaient distribuer des tracts contre le RN à la porte des entreprises. Des sympathisants, voire des adhérents, leur disaient : « Pourquoi le syndicat se mêle de ces histoires-là ? Il n’a pas à faire de politique ».

Comment refaire du travail un enjeu démocratique ?

Thomas Coutrot : Ni le patronat ni les dirigeants de la fonction publique ne souhaitent mettre le travail en débat. Une politique du travail tournée vers la libération de la parole des salariés, et de l’organisation de cette parole, devrait être mise à l’ordre du jour des politiques de gauche. Malheureusement, les partis politiques n’ont jusqu’à présent guère de réflexion sérieuse sur ces questions. C’est au sein du mouvement syndical que des initiatives intéressantes se lancent.

Par exemple, la CGT, depuis une quinzaine d’années, a mis en chantier une réflexion sur ce qu’elle appelle la démarche revendicative à partir du travail. Elle consiste à recueillir la parole des salariés sur leur travail pour les faire s’exprimer sur ce à quoi ils tiennent, ce qui pourrait changer dans leur travail pour qu’il corresponde à leurs valeurs, qu’il réponde aux vrais besoins de leurs clients ou usagers. Cela implique un véritable changement de pratique militante, mais ça permet de retisser des liens forts et de reconstruire du collectif.


 

En savoir plus Thomas Coutrot :

Chercheur associé à l’Institut de recherches économiques et sociales, Thomas Coutrot a dirigé jusqu’en 2022 le département conditions de travail et santé à la Dares. En mars 2024, l’économiste et statisticien a publié une enquête intitulée « Le Bras long du travail, conditions de travail et comportements électoraux ». Il coanime l’association Ateliers et Démocratie.


 

Le Bras long du travail : conditions de travail et comportements électoraux, par Thomas Coutrot, Document de travail, Ires, numéro 1.2024.

     mise en ligne le 22 février 2025

L'impôt de 2 % sur les milliardaires adopté… malgré l'abstention du RN !

Par Cyril Pocréaux et Pierre Joigneaux sur https://fakirpresse.info/

RN et Macronie amis-amis : c’est une victoire, au moins symbolique, mais aussi un vrai moment de clarification politique auquel on a assisté, ce jeudi 20 février 2025, à l’Assemblée nationale.

La « taxe Zucman », visant à instaurer un impôt minimum de 2 %, seulement, sur la fortune des 0,01 % les plus riches du pays a été adoptée par 116 voix contre 39. Soutenue par la gauche, elle aura emporté les suffrages malgré l’abstention du RN, pourtant toujours prompt à dire qu’il protège les petits contre les gros.

Trois jours après que Bardella a assuré « entendre le cri d’alarme de Bernard Arnault », c’est une nouvelle illustration de l’alliance entre l’extrême droite et l’extrême argent, et une confirmation : le RN protège le capital, pas le travail ni les travailleurs…

Une soirée qui se prolonge dans la nuit de l’Hémicycle mais, au final, une victoire : 116 voix contre 39. La « taxe Zucman », visant à instaurer un impôt minimum de 2 %, seulement, sur la fortune des 0,01 % les plus riches du pays a été adoptée par l’Assemblée nationale. Ce sera une autre paire de manches au Sénat, largement à droite, qui risque fort de retoquer la mesure. Mais enfin, voilà une victoire, symbolique au moins. Portée par les Écologistes, soutenue par l’ensemble des partis de gauche, elle aura obtenu une majorité des suffrages… malgré l’abstention du RN, pourtant toujours prompt à dire qu’il protège les petits contre les gros.

Mais est-ce si surprenant que ça, finalement ?

« La France est un enfer. »

Souvenez-vous, ce n’est pas si loin… « J’ai entendu le cri d’alarme de Bernard Arnault [...]. La France est un enfer fiscal. » Ce mardi 18 février, l’invité de BFMTV n’était ni président du Medef, ni ministre macroniste de l’économie, mais président du Rassemblement National. Il est vrai qu’avec 189 milliards de fortune et zéro centime d’impôt sur ses trois milliards de dividendes annuels, Bernard vit un véritable enfer. Et menace, en bon patriote, de délocaliser aux États-Unis (lire notre désintox). Puisque c’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches, comme disait Victor Hugo, Bernie n’est pas particulièrement à plaindre

. La France, un enfer fiscal pour milliardaires ? Un paradis, plutôt. C’est ce que souligne une note de l’Institut des politiques publiques (IPP) : les 75 foyers les plus riches de France paient 0,3 % d’impôt sur le revenu. Pourquoi un taux aussi proche de zéro ? Parce que nos milliardaires créent des holdings, des sociétés écrans, dans lesquelles ils font remonter, sous forme de dividendes, les bénéfices générés par les entreprises qu’ils possèdent.

La grande évasion

Face à cette grande évasion, l’économiste Gabriel Zucman porte une proposition franchement gentillette : un impôt minimum de 2 % sur les contribuables français à la tête d’un patrimoine de 100 millions d’euros ou plus. Professeur à l’École normale supérieure, il rappelle que les classes populaires et intermédiaires payent en moyenne, elles… 50 % d’impôt.

La proposition de l’économiste avait d’ailleurs rencontré un accueil favorable de plusieurs pays lors du G20 organisé l’année dernière au Brésil. Les députés du groupe écologiste et social avaient donc décidé d’élaborer à partir de cette « taxe Zucman » une proposition de loi, et de la mettre à l’ordre du jour de leur niche parlementaire (seul jour de l’année où un groupe d’opposition peut décider de l’ordre du jour), ce jeudi 20 février à l’Assemblée.

Cet impôt minimum sur les milliardaires rapporterait entre 15 et 25 milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires par an. Il pourrait aider à financer, par exemple, la transition écologique ou nos hôpitaux au bord de l’implosion.

RN et Macronistes, la nouvelle alliance

Mais non : les mêmes qui dénoncent à longueur de journée l’ampleur de la dette publique ont voté contre. La droite, bien sûr, des Républicains aux macronistes. On ne se refait pas. Le RN, quant à lui, s’est abstenu, qualifiant la proposition de « démagogique ». Marine Le Pen a même courageusement esquivé l’Hémicycle au lieu de voter… Protéger les milliardaires ? Le parti d’extrême droite n’en est pas à son coup d’essai.

Le 25 octobre dernier, il votait contre le rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF). D’un même geste, en bon macronistes qui se découvrent, ses députés votaient contre l’indexation des salaires sur l’inflation (le 20 juillet 2022 à l’Assemblée nationale). Le RN a choisi son camp, et ce n’est pas celui du travail.

Peu importe que le montant des 500 plus grandes fortunes de France ait bondit de 400 milliards à 1228 milliards en seulement dix ans, selon le magazine Challenges. Et que, dans le même temps, 82 % des Français déclarent « se serrer la ceinture », que 40 % ne partent pas en vacances, ou qu’un français sur trois ne mange pas à sa faim. Ou que 87 % des sympathisants RN soutiennent le retour de l’ISF… La priorité du RN est ailleurs : rassurer le capital, les marchés financiers.

Le plan caché

C’est que, dans l’ombre, le milliardaire Pierre Édouard Stérin, à la tête du « plan périclès », un plan de 150 millions d’euros pour faire accéder les idées du RN au pouvoir, et son bras droit, François Durvye, s’activent. Le deuxième, devenu conseiller économique de Marine Le Pen et Jordan Bardella, pousse pour que le RN ne s’attaque surtout pas aux intérêts du capital. Sous son impulsion, le programme économique du parti évolue en faveur des grandes entreprises et des plus riches.

Et Durvye compte encore accélérer la mue,selon Le Monde : il souhaite rayer du programme du parti la taxe sur les rachats d’actions, la TVA à 0 % sur les produits de première nécessité, par exemple…

Bref : le polytechnicien de 41 ans joue le trait d’union entre le capitalisme français et le RN. Musk et Trump aux États-Unis, Bolloré et Le Pen ici, l’alliance de l’extrême droite et de l’extrême argent accélère. La déclaration d’amour de Jordan Bardella à Bernard Arnault cette semaine n’est finalement qu’une confirmation. Le RN sait qu’il aura besoin du soutien du capital, et de ses médias, pour arriver au pouvoir. Et le capital sait que le RN ne menacera pas ses intérêts, contrairement à la gauche.


 

    mise en ligne le 18 février 2025

Exclusif : le député écologiste Benjamin Lucas lance une commission d’enquête sur les plans de licenciements

Emilio Meslet sur www.humanite.fr

Jusqu’à l’été, le député Génération.s, membre du groupe Écologiste et social, Benjamin Lucas, conduira une commission d’enquête parlementaire sur les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements. Il lance, dans l’Humanité, un appel aux syndicalistes et aux élus locaux pour élaborer ensemble des solutions.

En exclusivité pour l’Humanité, le député Benjamin Lucas annonce la création d’une commission d’enquête parlementaire sur les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements. Celle-ci fait suite à la proposition de loi (PPL) pour empêcher les licenciements boursiers que Benjamin Lucas défend, ce jeudi, dans la niche du groupe Écologiste et social. Entretien.

Pourquoi avoir pris ces deux initiatives ?

Benjamin Lucas : L’année 2025 va connaître un record de plans sociaux. La CGT en dénombre 300 potentiels avec 300 000 emplois menacés. Nous sommes devant l’impuissance organisée des pouvoirs publics, la démission de l’État. Et nous allons prendre cette balle de front. François Mitterrand disait que « Contre le chômage, on a tout essayé » avant que Lionel Jospin n’affirme que « L’État ne peut pas tout ».

À l’inverse, je crois qu’on peut beaucoup. D’où cette PPL qui vise à donner plus de pouvoir aux salariés dans le rapport de force des négociations lors d’un plan social. Elle donne ainsi un droit de veto au comité économique et social (CSE) et exige le remboursement des aides publiques par ces entreprises que le contribuable aide, mais qui abandonnent les territoires, des familles et des emplois industriels.

La puissance publique doit s’affirmer. Surtout devant ces licenciements dictés par un impératif de rentabilité et non économique. Michelin distribue des dividendes et licencie pour augmenter la rémunération des actionnaires. Les salariés ne peuvent être utilisés comme une variable d’ajustement pour les enrichir.

D’après les communistes, qui ont aussi déposé une PPL, votre texte va dans le bon sens mais n’empêche pas réellement les licenciements boursiers, faute de s’attaquer à la définition du « motif économique » invoqué par les patrons. Qu’en pensez-vous ?

Benjamin Lucas : Ma PPL est un point de départ qui offre déjà des leviers pour combattre ces licenciements. C’est une question de justice. « Tu casses, tu répares », disait Gabriel Attal. Je réponds : « Tu licencies, tu rembourses. Tu casses l’emploi et tu abîmes les territoires, tu répares. » Rembourser trois ans d’aides publiques, c’est énorme, aussi pour renchérir le coût de ces plans de licenciements.

Ces aides sont importantes, mais elles ont une contrepartie : investir dans la transition écologique, respecter les droits sociaux dans l’entreprise, garantir de bonnes conditions de travail et ne pas détruire des emplois quand rien ne le justifie. Mon texte mériterait d’être enrichi. Et c’est pour cela que nous voulons élargir la réflexion avec la commission d’enquête sur les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans sociaux.

Comment la concevez-vous ?

Benjamin Lucas : Mon groupe utilise son droit de tirage pour créer cette commission et j’en suis fier. Elle fera le bilan de la politique d’Emmanuel Macron. Une politique de l’offre, des cadeaux aux grandes entreprises sans contrepartie et de casse du code du travail qui, à bien des égards, a commencé avant lui.

En réalité, il y a deux commissions d’enquête. Une officielle, au Palais Bourbon, où nous auditionnerons des décideurs politiques, des chefs d’entreprise, des économistes pour comprendre comment la puissance publique a démissionné. Mais aussi une commission populaire, hors les murs. Je lance un appel aux syndicalistes et aux élus locaux, à tous ceux qui vivent les ravages de ces plans sociaux, pour les rencontrer. Je veux construire mon diagnostic et les solutions avec eux.

Les macronistes vous accusent de « stalinisme économique », lequel ferait de « l’entreprise » une « ennemie » que vous voudriez « brider ». Que leur répondez-vous ?

Benjamin Lucas : Ils décident de ne pas faire confiance aux salariés. Jusqu’à s’allier avec le RN pour s’opposer au droit de veto du CSE. Mon texte, soutenu par tout le Nouveau Front populaire, permet aussi de remettre des marqueurs politiques : il y a une gauche et une droite. Nous pensons que l’économie doit se mettre au service de l’intérêt général, qu’il faut la réguler, qu’il faut remettre en cause la politique de l’offre et du laxisme fiscal à l’égard des grandes entreprises.

En face, le bloc de droite libérale, RN inclus, considère que parler de « lutte » quand des salariés se battent pour ne pas être licenciés est violent et vulgaire. Cette droite croit encore à la main invisible du marché et au ruissellement tout en répétant, au sujet des aides sociales, qu’à des droits correspondent des devoirs. Je considère que l’usage des deniers publics est aussi une question morale.

mise en ligne le 16 février 2025

Contre le trumpisme
et ses avatars,
passer à l’offensive

Romaric Godin sur www.mediapart.fr

Le combat contre l’extrême droite en voie de trumpisation ne peut pas s’enfermer dans une simple logique défensive. Comme il y a 80 ans, la résistance au nouvel autoritarisme doit réfléchir aux causes du désastre pour proposer les conditions d’une société démocratique renouvelée. 

Le choc est évidemment terrible. Les États-Unis, jusqu’à peu présentés comme l’exemple absolu du lien indéfectible entre démocratie et capitalisme, basculent en ce début d’année 2025 dans un autre monde. Les premiers actes de l’administration Trump trahissent un coup d’État de facto visant à rendre caduque la Constitution des États-Unis.

L’irruption d’un régime à caractère néofasciste dans la principale puissance militaire et économique du monde cause une sidération naturelle et entraîne un réflexe bien compréhensible : celui de tenter de sauvegarder « le monde d’avant » qui, naturellement, paraît plus clément que celui promis par Donald Trump et Elon Musk. On s’efforce donc là-bas de sauvegarder les cadres de l’État de droit et ici, en Europe, de sauvegarder ce même État de droit des griffes des thuriféraires et des fondés de pouvoir du nouveau régime états-unien.

Tout cela est évidemment hautement nécessaire et urgent. Mais ce mouvement de résistance ne doit pas se contenter d’une simple posture défensive ou nostalgique. Il ne doit pas viser le retour à une forme de statu quo ante idéalisé. Pour vaincre le retour de l’hydre autoritaire de façon efficace et durable, il faut analyser les conditions de sa réémergence et proposer une alternative démocratique crédible, c’est-à-dire capable d’éviter la répétition du pire.

La référence ici doit ainsi être la Résistance qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, tout en menant la lutte, partout, contre les fascismes allemand, italien et japonais, a mené la réflexion pour construire un monde libéré des conditions d’émergence du fascisme. Et une fois celui-ci vaincu, le combat s’est poursuivi pour construire une société nouvelle.

En France, le Conseil national de la résistance (CNR) a pris acte que la source du péril fasciste était l’abandon des populations face aux crises capitalistes. La lutte antifasciste a donc débouché sur la mise en place d’un État social qui a profondément modifié la société.

On peine aujourd’hui à en prendre conscience, mais la France d’après 1945 est en rupture totale avec celle de l’avant-guerre, qui avait un filet de sécurité sociale parmi les plus réduits d’Occident. Ce changement a été le produit d’une lutte contre les racines de la guerre et du fascisme autant que contre le fascisme lui-même. Et c’est cette démarche qui doit désormais hanter celles et ceux qui entendent s’élever contre la puissance du capitalisme autoritaire contemporain.

Les racines économiques du trumpisme

Pour y parvenir, il faut donc commencer par identifier les racines du coup d’État actuel. Elles se trouvent dans les besoins des secteurs rentiers de l’économie états-unienne et, au premier chef, de celui de la technologie.

C’est, rappelons-le, le produit d’une histoire plus longue, celle d’un ralentissement de l’économie mondiale après la crise de 2008, qu’aucune mesure n’a été capable de conjurer et qui a donné lieu à des méthodes prédatrices dont la conclusion naturelle est la prise de contrôle de l’État états-unien. Incapable de produire de la valeur par les moyens habituels, le capital s’est réfugié dans les secteurs rentiers, où l’on capte la valeur sans passer par les marchés. Mais ces secteurs, pour poursuivre leur accumulation, ont besoin de contrôler la société dans son ensemble, de la soumettre à la pseudo-réalité de leurs algorithmes.

C’est ici que la violence antidémocratique et impériale trumpiste prend sa source.

Les observateurs mainstream qui, jusqu’ici, se complaisaient dans l’apologie d’un capitalisme qu’ils croyaient source de liberté et de démocratie se retrouvent stupéfiés face à l’émergence, pour eux soudaine, d’une « oligarchie », comme l’écrit Serge July dans Libération. Mais il est important de noter combien cette stupeur même est le produit d’une erreur. La position apologétique du capitalisme, validée par le rejet de tout « économicisme », a conduit à un aveuglement sur les forces à l’œuvre depuis un demi-siècle.

Le premier écueil est de croire que le capitalisme néolibéral serait l’antidote à la bascule fascisante d’un Trump.

Ceux qui ont défendu la contre-révolution néolibérale qui, précisément, a cherché à mettre à bas les effets de la lutte antifasciste de l’après-guerre, s’étonnent aujourd’hui de la « contre-révolution » trumpiste, comme le titrait Le Monde du 11 février.

Mais cette rupture est la conséquence logique de la précédente. Puisque le rêve néolibéral d’un marché encadré parfait et efficace a débouché sur le désastre de 2008 et s’est révélé incapable de redresser la productivité et la croissance, les gagnants de ce marché ont pris les choses en main et tentent de construire un monde soumis à leurs intérêts.

Le premier écueil de l’époque est donc de croire que le capitalisme néolibéral serait l’antidote à la bascule fascisante d’un Trump. La tentation peut être réelle d’idéaliser le régime précédent, non seulement parce qu’il était démocratique et moins violent, mais aussi parce qu’on pourrait penser que pour lutter contre les oligarques de la tech, la concurrence et le marché seraient une réponse adaptée. On relancerait donc là le mythe du « capitalisme démocratique », où le fonctionnement d’une économie de marché encadrée serait le socle de la démocratie libérale.

L’ennui, c’est que c’est bel et bien ce « capitalisme démocratique » qui a enfanté de la monstruosité trumpo-muskienne. La sacro-sainte « économie de marché » qui, depuis quarante ans, est parée de toutes les vertus par les intellectuels à la mode est en réalité dans une crise permanente qui ne pouvait déboucher que sur une conclusion autoritaire et monopolistique.

Les marchés « disciplinés »

La concurrence, présentée comme une solution à tous les maux de la société par les néolibéraux, n’est jamais qu’une solution temporaire. Elle débouche inévitablement sur des concentrations, par le jeu même des marchés, et les grands groupes issus de ce phénomène n’ont alors qu’une obsession : préserver leurs positions. Lorsque la croissance est de plus en plus faible, comme aujourd’hui, ils le font par la prise du pouvoir politique et la mise au pas de la société. Lutter contre le trumpisme en réactivant les illusions néolibérales serait dès lors la plus funeste des erreurs.

Ce serait oublier que les populations se sont tournées vers l’extrême droite en grande partie parce que les néolibéraux ont échoué, parce qu’ils n’ont pas tenu leurs promesses d’amélioration des conditions de vie et n’ont pas hésité, lorsque le besoin s’en est fait sentir, à recourir à des méthodes musclées.

La dégradation de la démocratie libérale et sa réduction croissante à une formalité électorale ne sont pas une nouveauté trumpiste.

L’échec néolibéral est le berceau même de la xénophobie et du racisme de l’extrême droite.

Depuis les années 1980, les néolibéraux s’acharnent à réduire le rôle des syndicats, à réduire le rôle du collectif dans le travail, à marchandiser les rapports sociaux, à coloniser les imaginaires à coups d’héroïsation des « entrepreneurs ». Le but de ce mouvement est évidemment de contrôler les votes pour éviter toute remise en cause de l’ordre social.

Et si cela ne suffisait pas, les néolibéraux n’ont pas hésité à verrouiller la démocratie en inscrivant dans le droit constitutionnel ou dans les traités internationaux les fondements de leur doctrine. En cas de besoin, la « discipline de marché » venait frapper les sociétés, à l’image de ce qui s’est produit en Grèce depuis 2010. Et, pour finir, le régime néolibéral n’hésitait pas à avoir recours à la répression. Des mineurs britanniques aux « gilets jaunes », la matraque a souvent eu le dernier mot face à la contestation.

Cette politique, par ailleurs inefficace, a pavé la voie à l’horreur trumpiste comme précédemment à la dictature de Vladimir Poutine en Russie, et comme elle a affaibli les démocraties européennes face aux extrêmes droites. Elle a préparé les esprits à la violence, au déni de démocratie, aux situations d’exception, en un mot à la soumission de la société aux intérêts du capital. Logiquement, lorsque l’extrême droite propose une politique sur mesure pour les ploutocrates, une grande partie de la population ne s’en émeut guère.

Enfin, l’échec néolibéral est le berceau même de la xénophobie et du racisme de l’extrême droite. Pour deux raisons. D’abord, parce que, depuis 2008, en voulant se maintenir au pouvoir, les partis néolibéraux n’ont pas hésité à se saisir du thème de l’immigration et à l’instrumentaliser.

Le cas d’Emmanuel Macron qui, par ailleurs, aime à se présenter comme un « anti-Trump », est éloquent. Depuis 2017, le président français joue avec les thèmes de l’extrême droite, jusqu’à la fameuse loi immigration de fin 2023, avec pour seul résultat de faire de cette même extrême droite la première force du pays.

Ensuite, parce qu’en échouant à faire rebondir productivité et croissance, les néolibéraux ont construit une économie de « jeu à somme nulle » où les enjeux de redistribution sont désormais des enjeux de concurrence au sein même de la société. Pour obtenir plus, les groupes sociaux doivent prétendre « prendre » aux autres. Et comme les néolibéraux refusent toute redistribution du haut vers le bas et ont, pour ce faire, détruit tout sentiment de classe sociale, ce sont logiquement les appartenances ethniques ou raciales qui ont repris le dessus. Et ceux qui proposent une redistribution sur ces bases, ce sont les partis d’extrême droite.

On conçoit alors la folie que représenterait une résistance au trumpisme qui chercherait à préserver les conditions de l’émergence de cet autoritarisme ploutocratique. Sa seule ambition serait de gagner un peu de temps avant que l’inévitable bascule se produise à nouveau. C’est pourtant le cœur de la politique défensive qui est menée dans les pays occidentaux depuis des années : « faire barrage » à l’extrême droite sans chercher à s’attaquer aux sources de son succès, et attendre la prochaine échéance avec angoisse. Chacun semble se retrouver dans la peau de la du Barry réclamant, avant son exécution : « Encore un instant, monsieur le bourreau. » C’est de cette funeste logique qu’il faut sortir.

La démocratie comme antidote

Pour sortir de cette ornière, il faut prendre conscience que le cœur du problème est dans l’évolution récente du capitalisme. Progressivement, le capitalisme démocratique s’est vidé de son sens. La démocratie est devenue un obstacle à l’accumulation du capital. Et cela n’est pas seulement vrai pour les géants de la tech, mais aussi pour le reste du capitalisme, qui entend imposer des politiques qu’il juge nécessaires, quoi qu’il arrive.

Aucun secteur du capital ne viendra au secours de la démocratie. Ceux qui dépendent des aides publiques pour maintenir leur taux de profit entendent imposer une austérité sur les dépenses sociales et les salaires, sans se soucier d’aucune validation populaire. C’est ce que le débat budgétaire français a clairement montré récemment.

Dès lors, la tâche de la résistance est, comme voici quatre-vingts ans, de proposer les conditions nouvelles d’existence de la démocratie. En 1945, il était devenu évident que la démocratie ne pouvait pas subsister sans une forme d’État social agissant comme une protection pour les citoyens et citoyennes. L’enjeu aujourd’hui est de comprendre quelles sont les conditions sociales capables de soutenir une démocratie réelle.

Il est indispensable de redéfinir les besoins des individus au regard non plus des besoins de l’accumulation, mais des besoins sociaux et environnementaux.

Car ce que le trumpisme, comme le melonisme, nous apprend, c’est bien ceci : la forme démocratique réduite au vote n’est pas la démocratie réelle. Celle-ci doit pouvoir s’appuyer sur une société civile forte elle-même fondée sur la diversité, le respect des minorités, des débats de fond, une liberté individuelle consciente de ses limites sociales et environnementales. Autrement dit, les conditions sociales de production du vote sont plus importantes que le vote lui-même. 

On peut continuer à croire que démocratie et capitalisme sont indissociables en s’appuyant sur un capitalisme régulé et encadré. Mais dans le capitalisme actuel, de telles régulations ressemblent à des leurres. La course à l’accumulation risque d’emporter ces barrières avec ce qu’il reste de démocratie.

Réduire la puissance des plus riches est une nécessité, mais est-elle suffisante pour freiner le désastre ? Rien n’est moins sûr, parce que les besoins du capital resteront centraux dans la société. Si le Conseil national de la Résistance (CNR) peut être un modèle de méthode, il faut toujours avoir à l’esprit que les conditions de réalisation de son projet régulateur ne sont pas celles d’aujourd’hui. Le moment historique actuel demande sans doute un pas plus ambitieux.

Si le capitalisme est la source du trumpisme et de ses avatars d’extrême droite, alors le combat de la résistance doit porter sur une redéfinition de la démocratie libérée de la logique d’accumulation.

Cela signifie que les conditions de création des opinions doivent être libérées des exigences du capital. Pour y parvenir, il est indispensable de redéfinir les besoins des individus au regard non plus des besoins de l’accumulation, mais des besoins sociaux et environnementaux. Et les conditions de cette redéfinition résident dans l’élargissement de la démocratie elle-même, notamment aux sphères de la production et de la consommation. Ce sont les conditions de l’émergence d’une conscience dont l’absence conduit le monde au désastre. 

Face à la « liberté d’expression » brandie par l’extrême droite, qui n’est que la liberté de se soumettre aux ordres du capital et de leurs algorithmes, la résistance nouvelle doit proposer une liberté plus authentique, qui se réalise dans une solidarité renouvelée et une conscience des limites planétaires et sociales. C’est à cette condition que la démocratie pourra à nouveau avoir un sens.

Tout cela peut et doit faire l’objet de discussions. Le CNR est aussi le produit d’un débat intense dans la Résistance. Mais ce qu’il faut conserver à l’esprit, c’est que, s’il est normal et légitime, en cette période sombre, de chercher à sauver ce qui peut l’être, ce n’est qu’une partie de la tâche de la résistance nouvelle. Cette tâche défensive ne doit faire oublier l’autre, essentielle, celle de se projeter vers l’avenir. Pour passer, enfin, à l’offensive.

    mise en ligne le 13 février  2025

Une « financiarisation de tous les dangers » : enquête sur l'emprise des fonds d'investissement sur les cabinets de radiologie

Lionel Venturini sur www.humanite.fr

Ils s’appellent BlackRock, Bridgepoint ou encore Ardian. Ces fonds d’investissement, après avoir phagocyté la biologie médicale ou les Ehpad, s’attaquent désormais au secteur de l’imagerie médicale. L’Académie de médecine alerte sur une « financiarisation de tous les dangers ». Avec déjà des conséquences perceptibles pour les patients… Vous êtes vous déjà demandé pourquoi les délais s'allongeaient pour pouvoir faire une mammographie ? Réponses.

Le scénario est rodé : approcher un cabinet de radiologie avec des médecins proches de la retraite, et mettre un pactole sur la table. « Historiquement, un radiologue qui partait à la retraite vendait ses parts autour de 300 000 euros à un jeune médecin débutant. Avec les montages actuels, il est possible de voir un investisseur non médecin payer dix fois plus », admet volontiers Joseph El Khoury de la banque d’affaires Natixis au média en ligne Imago.

La période est une aubaine pour les financiers : il y a en France un retard global d’équipement en imagerie lourde comparé à d’autres pays et le secteur a besoin de renouveler régulièrement ses machines. La croissance de l’activité est assurée, portée par le vieillissement de la population et les enjeux de prévention, le tout avec un risque limité. L’imagerie médicale dans le secteur libéral, c’est 3 milliards d’euros de recettes annuelles. De 20 % à 30 % du secteur serait déjà tombé dans l’escarcelle de financiers.

Convoqués devant le Sénat, qui a produit récemment un rapport d’information sur ces véritables « OPA sur la santé », des groupes d’imagerie ont dû avouer une belle rentabilité : selon Simago, qui exploite 115 IRM et scanners, les groupes d’imagerie peuvent afficher une marge sur résultat net de l’ordre de 10 %. Pour le groupe ImDev, elle a même dépassé les 30 % en 2023. Quant au groupe Vidi, il se fixe pour objectif de quintupler son chiffre d’affaires au cours des quatre prochaines années.

Tous les secteurs de la santé sont concernés

Pour acquérir ces labos, toute la panoplie des montages financiers exotiques y passe. LBO, OBO, BIMBO… Ces techniques de rachat par endettement, où la trésorerie de l’entreprise est pompée pour rembourser la banque et rémunérer les actionnaires, sont régulièrement utilisées dans l’espoir de revendre, au bout de cinq à sept ans, avec un maximum de bénéfice. Concentration, rentabilité accrue : les laboratoires d’analyses ont connu ce phénomène il y a vingt-cinq ans en France. Six groupes se partagent désormais les deux tiers des labos français, le processus s’étend aussi aux centres dentaires et ophtalmologiques.

Tous les acteurs de la radiologie, pourtant, mettent en garde contre cette financiarisation : le Conseil de l’ordre réclame des garde-fous législatifs, l’Académie de médecine prévient d’une « financiarisation de tous les dangers ». La Cnam admet que les offres des financiers « sont particulièrement difficiles à refuser ». Même la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) du ministère de la Santé s’en inquiète, et a nommé un référent en la matière.

En principe pourtant, les financiers doivent être tenus à l’écart des soignants : depuis la loi du 31 décembre 1990, 75 % d’une société d’exercice libéral (SEL) doivent être détenus par des médecins. L’astuce des financiers est de contourner cette loi : ils achètent l’immobilier, le parc de machines – un IRM peut monter à 1,6 million d’euros – et proposent aux radiologues, afin de les rémunérer, des montages juridiques complexes.

« Ce qu’on m’a demandé de signer s’étalait sur plusieurs centaines de pages, assorties de multiples clauses de confidentialité », confie un radiologue. À la manœuvre, des avocats spécialisés, rompus aux montages limites depuis l’épisode des laboratoires d’analyses. On y parle cash flow, ou encore « panier moyen dépensé par le patient », selon un vocabulaire en vogue dans les écoles de commerce.

« Faire interpréter 80 examens en une seule journée à un radiologue, c’est l’exposer à des erreurs de diagnostic. »

Les clauses des contrats lient les mains des soignants. Un exemple : « Le président est désigné, renouvelé ou remplacé par décision des associés (…), sur proposition des titulaires d’actions ordinaires ». Or, les actions ordinaires sont détenues intégralement par… l’investisseur. De même, pour s’aliéner les radiologues dans le contexte actuel de pénurie de médecins, certains contrats prévoient que les praticiens qui veulent cesser leur activité s’engagent d’abord à plusieurs années de travail avant de percevoir la totalité du prix de vente du laboratoire.

Des patients à deux vitesses

Si vous devez attendre un mois pour une mammographie, mais seulement deux jours pour une IRM du genou, il y a une raison à cela. La seconde est rapide à mener et autorise des dépassements d’honoraires. La première, en dépit de son intérêt évident pour la santé publique et le dépistage du cancer du sein, est obligatoirement réalisée sans dépassement, mal cotée par la Sécu, et nécessite, dans les textes, la présence physique d’un médecin.

« Des ponctions de thyroïde, des biopsies, des interventions mini invasives sur des cancers, ce sont des actes réalisables en radiologie mais peu rentables car ils prennent du temps », précise le docteur Philippe Coquel, secrétaire général adjoint de la Fédération des médecins radiologues. Il suffit donc au centre de radiologie de limiter les créneaux disponibles pour une mammographie ou un contrôle de métastases hépatiques, et d’en ouvrir au contraire beaucoup pour les examens les plus rapides et rentables. En la matière, le cas de La Réunion est, pour le Dr Coquel, « l’expérimentation grandeur nature d’une financiarisation galopante ».

En mars dernier, le Conseil de l’ordre des médecins mettait en garde également contre la remise en cause de l’indépendance professionnelle, avec ces centres d’imagerie qui « orientent leur activité avec la lucrativité pour seule finalité, au détriment de la santé publique ». Devenant des « travailleurs non salariés » – n’étant ni en CDD ni en CDI, ils échappent au Code du travail – les praticiens s’aperçoivent que « l’enveloppe du financier n’est jamais négociable », résume devant les sénateurs Christophe Tafani, président de la commission des relations avec les usagers au Conseil de l’ordre.

Pour augmenter le salaire du personnel, on demandera au radiologue d’ouvrir durant le week-end ou de réaliser plus rapidement certains examens. « Voilà comment, de façon très insidieuse, les professionnels sont amenés à modifier dangereusement leurs pratiques. »

Le fantasme de l’intelligence artificielle

Pour augmenter la productivité, les financiers misent sur le télétravail du radiologue et… l’intelligence artificielle. L’IA ? « C’est encore un mirage », pour le docteur Coquel, qui alerte : « Faire interpréter 80 examens en une seule journée à un radiologue », soit quelques minutes par patient, « c’est l’exposer à des erreurs de diagnostic ».

Cette financiarisation ne va pas sans quelques résistances. Un groupe financiarisé, Imapôle, est ainsi sous le coup de plusieurs demandes de radiation par l’Ordre des médecins – l’affaire sera jugée par le Conseil d’État début 2025. En janvier 2024 s’annonçait le plus gros « deal » du secteur, 650 millions d’euros pour racheter Excellence Imagerie. Six mois plus tard, l’acheteur, Antin Infrastructure Partners, renonce. Signe que l’environnement s’avère moins favorable ?

En février 2024 se constituait le réseau Radian (Réseau pour une approche durable et indépendante de l’activité nucléaire) par des internes de médecine nucléaire, qui entendent promouvoir d’autres modèles d’organisation et de travail. L’initiative suit de peu celle de Corail, le Collectif pour une radiologie libre et indépendante, créé en début d’année 2023.

Avec 2000 adhérents sur un peu plus de 5 300 radiologues libéraux, « c’est la preuve que l’arrivée des financiers qui tenaient un discours simple – “vous ferez de la médecine, nous, on gérera le reste” –, ne passe plus aussi bien aujourd’hui », souligne l’un de ses cofondateurs, le docteur Aymeric Rouchaud. « On sentait qu’on ne gagnerait pas immédiatement sur le plan législatif, poursuit-il, alors avec Corail, on joue sur le rapport de force : la démographie médicale est en notre faveur. »

« Le point de bascule, analyse encore le médecin, a été le “quoi qu’il en coûte” de Macron durant le Covid-19. » En 2020, les fonds d’investissement se sont dit que si la santé était à ce point sanctuarisée, ils auraient les coudées franches pour agir. C’est pourquoi on trouve également parmi les financeurs de ces rachats, outre les fonds d’investissement anglo-saxons, les principales banques françaises, mais aussi, plus curieusement, la banque publique Bpifrance, ou le fonds d’investissement Ardian, lancé initialement par Claude Bébéar, l’ancien PDG d’Axa. Fonds qui a recruté un ancien conseiller de l’Élysée, Emmanuel Miquel, macroniste de la première heure. Signe que la financiarisation de la santé a le feu vert au plus haut niveau.

À La Réunion, l’expérimentation grandeur nature de la financiarisation

« Faire interpréter 80 examens en une seule journée à un radiologue », soit quelques minutes par patient, « c’est l’exposer à des erreurs de diagnostic »L’île de La Réunion préfigure ce qui attend la métropole si rien n’est fait : la grande majorité des équipements IRM et scanners sont désormais aux mains de financiers, selon les relevés effectués en novembre 2024 par « le Quotidien de La Réunion ». Résultat : les plaintes de patients qui ne trouvent pas de rendez-vous à une date raisonnable pour certains examens s’accumulent à l’ARS. Cette dernière dresse un état des lieux inquiétant : « Une participation moins importante aux dépistages organisés des cancers, un accès aux soins plus difficile, une prévalence plus élevée de certaines maladies chroniques ou encore une situation socio-économique défavorisée. »

Cette dégradation de l’accès à l’imagerie médicale pèse d’autant plus que 36 % des Réunionnais vivaient en 2020 (derniers chiffres disponibles) sous le seuil de pauvreté, soit 2,5 fois plus que dans l’Hexagone. L’agence souligne aussi un sous-effectif de cancérologues. Une situation qui a poussé le député (GDR) Frédéric Maillot à écrire au ministère de la Santé en avril 2024, soulignant dans sa missive le retard sensible de La Réunion en matière de dépistage, comparé à l’Hexagone. Début 2025, la lettre n’avait toujours pas reçu de réponse. Il faut dire que, pour cause de dissolution par Emmanuel Macron, le ministère de la Santé a connu trois ministres en un an…


 


 

Financiarisation de la santé : « La logique de gain l’emporte sur la logique de soin », alerte Bernard Jomier

Lionel Venturini sur www.humanite.fr

Coauteur d’un rapport parlementaire intitulé « Financiarisation de l’offre de soins : une OPA sur la santé ? » (septembre 2024), le sénateur (Place publique) Bernard Jomier analyse les mouvements à l’œuvre dans le secteur et avance des solutions pour y remédier.


 

En démarrant vos auditions, vous connaissiez le poids prépondérant de la financiarisation dans différents champs de la santé. Avez-vous néanmoins été surpris par son ampleur ?

Bernard Jomier : Ce qui nous est apparu le plus inquiétant, c’est la progression de la financiarisation dans le secteur des centres de santé, vécus dans l’opinion générale comme des lieux de non-profit, issus d’une histoire progressiste, instaurés souvent par des municipalités communistes, et par le mouvement mutualiste également – c’est ce dernier qui a porté le tiers payant. Aujourd’hui, l’appellation est devenue tout à fait trompeuse : beaucoup sont en fait des structures financiarisées.

Ce rapport, par définition transpartisan, semble faire largement consensus…

Bernard Jomier : On a assez vite acté qu’il fallait arrêter ce mouvement de financiarisation dans le secteur ambulatoire : ORL, dentistes, imagerie, médecine générale… Pourquoi sommes-nous tombés d’accord, par-delà les divergences politiques ? Parce que nous avons considéré que notre système, qui repose depuis la Libération sur deux piliers, une offre publique et une offre privée, ne devait pas être remis en cause. Et parce que ce modèle admet une part de régulation et de contrôle, il permet à la puissance publique de mener une politique de santé.

À partir du moment où on y substitue un capitalisme financier, le contrôle de la pertinence des actes effectués est sérieusement entaché. On l’a vu dans la dentisterie avec la multiplication de faux actes, d’actes inutiles ou surfacturés. Sages-femmes, kinés, médecins… il y a eu consensus de toutes les professions lors de nos auditions pour repousser ce capitalisme-là. Les ordres professionnels ont également brutalement pris conscience qu’ils ne pourraient plus remplir les missions sur l’indépendance professionnelle qui leur sont confiées par la loi.

Une évolution législative serait-elle suffisante pour contrecarrer les ambitions des financiers ?

Bernard Jomier : Notre rapport fait bouger les lignes. La Cour des comptes a lancé un observatoire de la financiarisation, l’inspection générale de la Sécurité sociale et celle des finances s’en saisissent également. Un seul acteur, durant nos auditions, n’a pas partagé ce consensus : le représentant de la direction générale des entreprises au ministère de l’Économie. Nous savons pourtant que le système bancaire traditionnel répond déjà aux besoins de financement des équipements lourds des cliniques ou des radiologues.

Alors pourquoi faire appel aux financiers ? Sa réponse fut en somme : « Nous appliquons de façon générale un principe qui est que la libre concurrence fait baisser les prix. » C’est donc bien une doctrine idéologique, particulièrement forte depuis qu’Emmanuel Macron est chef de l’État. L’agilité des acteurs financiers dépasse de très loin celle de l’État. En détenant 5 % du capital, ils peuvent empocher 90 % des bénéfices. Donc oui, il y a des dispositions législatives à prendre, mais aussi des outils réglementaires à donner aux acteurs pour dissuader les financiers.

Quels sont ces outils ?

Bernard Jomier : Les ARS délivrent les autorisations d’activité de soins ; elles peuvent être plus vigilantes pour garantir le maillage territorial. On doit revoir aussi les tarifs hospitaliers ainsi que les tarifs conventionnels, pour chasser les rentes de situation ou les actes techniques surcotés, ceux qui, comme par miracle, se multiplient dans les structures financiarisées.

Des radiologues me racontent comment on fait revenir un patient le lendemain pour un second examen, parce qu’il y a une minoration du deuxième acte s’il est effectué le jour même. Un radiologue est un médecin, il peut prescrire lui-même un examen pour de bonnes raisons, sans obliger le patient à retourner voir son généraliste. Sauf que tous ces processus sont fondés sur la pertinence des soins. Pas sur une logique de gain qui, aujourd’hui, l’emporte sur la logique de soin.

Il faut aussi être malin : le syndicat des dentistes l’a été en instaurant un conventionnement sélectif, qui revient à figer le rapport actuel entre 70 % de cabinets traditionnels et 30 % de financiarisés. Le syndicat de généralistes MG France a trouvé une autre forme de parade, en défendant la suppression a priori paradoxale des majorations pour jours fériés ou nuit. Parce que les centres de soins financiarisés ont un modèle économique qui repose sur les ouvertures tardives, le samedi… avec des consultations à 60 euros plutôt qu’à 26,50 euros. Supprimer ces majorations contribue à les étouffer.

 

  mise en ligne le 12 février 2025

La France dégringole
dans le classement de
la lutte anticorruption

Michel Deléan sur www.mediapart.fr

La France perd cinq places dans le classement mondial de l’indice de perception de la corruption établi chaque année par Transparency International. Pour la première fois, le pays est classé parmi ceux « risquant de perdre le contrôle de la corruption », s’inquiète l’ONG.

Le macronisme finissant risque de laisser une marque assez terne dans l’histoire. Au passif du second quinquennat d’Emmanuel Macron dans divers domaines, figure ce qu’il faut bien considérer comme une flétrissure du bilan moral. La responsabilité du chef de l’État est particulièrement engagée depuis sa volte-face spectaculaire dans la lutte contre la corruption : un véritable renoncement à agir, si ce n’est de la désinvolture, alors que les questions de probité et la moralisation de la vie publique figuraient parmi les priorités affichées par le président élu en 2017.

S’il fallait une preuve des conséquences dommageables de ce revirement, elle est apportée par le tout dernier indice de perception de la corruption (IPC) publié ce 11 février par l’ONG Transparency International. Un indice calculé chaque année depuis 1995, en croisant plusieurs sources fiables.

Le constat est sans appel : dans le tableau 2024 de l’indice de perception de la corruption, la France enregistre une chute inédite et alarmante au classement mondial des nations, puisqu’elle perd cinq places d’un coup et tombe à la 25e position, dix rangs derrière l’Allemagne – et plus loin encore des pays scandinaves.

Pour la première fois, notre pays est classé parmi ceux « risquant de perdre le contrôle de la corruption », s’inquiète Transparency International, pour qui « ce signal d’alerte témoigne d’une multiplication des conflits d’intérêts et des affaires de corruption dans un contexte de crise institutionnelle ».

L’ONG pointe, pour commencer, les 26 ministres ou proches collaboratrices ou collaborateurs d’Emmanuel Macron impliqués dans des affaires politico-financières depuis 2017, d’Alexis Kohler à Rachida Dati, en passant par Aurore Bergé et Philippe Tabarot, et y voit non sans raison la traduction d’un « affaiblissement des principes d’exemplarité ».

Pour ne rien arranger, le chef de l’État est rapidement revenu sur la tradition qui consistait à ce qu’un ministre mis en examen démissionne du gouvernement (la fameuse « jurisprudence Balladur »). Ce qui exacerbe chez nos concitoyens « le sentiment d’impunité dont jouiraient les élus ». On pourrait y ajouter la Légion d’honneur accordée à plusieurs personnalités ayant été aux prises avec la justice.

Le non-respect des lois de financement de la vie politique pose également question. Après le procès en appel de l’affaire Bygmalion, qui portait sur la campagne présidentielle 2012 de Nicolas Sarkozy, et alors que se déroule actuellement le procès des financements libyens de sa campagne de 2007, « le Parquet national financier a récemment ouvert deux informations judiciaires sur les comptes de campagne d’Emmanuel Macron en 2017 et 2022 », rappelle Transparency.

L’ONG souligne aussi « la multiplication des conflits d’intérêts entre l’État et les lobbies », illustrée par la révélation récente des liens entre Aurore Bergé et le secteur des crèches, ou encore des rencontres secrètes entre Nestlé Waters et des membres du gouvernement et de l’Élysée.

« Une dangereuse dérive »

Dans le même temps, rien n’est fait pour aider les contre-pouvoirs, les organismes d’enquête et les corps de contrôle à se développer. Transparency International déplore ainsi le sous-dimensionnement du Parquet national financier (PNF), dont les moyens sont « inversement proportionnels aux sommes en jeu dans les affaires de corruption ».

Pire, l’absence de volonté de lutter efficacement contre les atteintes à la probité se manifeste chaque jour un peu plus de façon très parlante. Le non-renouvellement, pendant plusieurs mois en 2024, de l’agrément d’Anticor, qui empêchait l’association de se constituer partie civile dans les affaires de corruption, par exemple, « a marqué une dangereuse dérive des pouvoirs publics », juge Transparency.

L’association déplore par ailleurs les déclarations répétées des politiques contre la justice, contre le non-cumul des mandats, et même contre l’État de droit. « Ces attaques concernent un spectre toujours plus large du personnel politique, comme l’ont illustré les récents propos du ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, affirmant que l’État de droit n’était “ni sacré ni intangible”. La remise en cause des institutions démocratiques constitue un glissement inquiétant pour un pays comme la France, qui risque à terme de porter atteinte au pacte républicain », s’alarme l’ONG.

Sans trop d’illusions, elle réclame des mesures transpartisanes d’utilité publique : transparence accrue des rencontres des décideurs publics avec les lobbies, renforcement des règles de financement des campagnes électorales, et augmentation des moyens du Parquet national financier.

Ces dernières années, sur 180 pays pour lesquels Transparency dispose de données suffisantes, seuls 32 ont connu une amélioration dans la lutte contre la corruption, et 47 autres une aggravation. Or « la corruption affecte des milliards de personnes à travers le monde, détruit des vies, sape les droits humains en aggravant les crises mondiales, rappelle l’ONG. Elle entrave les actions là où elles sont le plus nécessaires, bloque des politiques cruciales et favorise l’impunité en alimentant les inégalités ».

Le rapport 2024 insiste sur les liens entre corruption et crise climatique : alors que des milliards de personnes subissent les conséquences des bouleversements climatiques, des ressources qui pourraient être utilisées à l’adaptation et à l’atténuation de ces phénomènes sont détournées vers des poches privées.

  mise en ligne le 10 février 2025

 Pour le mathématicien Cédric Villani, « l’IA est au mieux une difficulté supplémentaire, au pire une catastrophe »

Stéphane Guérard sur www.humanite.fr

Dès 2018, le mathématicien Cédric Villani plaidait pour que les questions autour de l’intelligence artificielle sortent des cénacles des spécialistes pour irriguer le débat démocratique. Il espère que le sommet mondial de Paris, qui s’ouvre lundi, joue ce rôle.

Le lauréat 2010 de la médaille Fields posait déjà en 2018 la question de « donner un sens à l’intelligence artificielle » dans un rapport parlementaire. Sept ans plus tard, l’état des rapports de force internationaux le rend sceptique sur l’évolution des technologies numériques.

L’intelligence artificielle peut-elle être un outil de progrès ?

Cédric Villani : Il y a deux façons très différentes de répondre. Soit vous l’abordez du point de vue intellectuel, universitaire et c’est un sujet absolument fascinant. Il s’agit d’une aventure scientifique parsemée de grands esprits, depuis Alan Turing. La question de l’adaptation des usages rend encore plus passionnant le débat autour des métiers, de notre perception et de notre représentation du monde en fonction des moyens de communication.

Même les plus réticents à l’IA ressortent de ces débats intellectuels en se disant que tout ceci est passionnant. Mais si l’on pose la question du progrès que l’on peut tirer à partir des usages de l’IA, il est impossible d’avoir une réponse aussi tranchée. Par rapport à la paix, l’équité et la trajectoire écologiquement viable, les trois questions qui forment les grands critères actuels de progrès, l’intelligence artificielle représente au mieux une difficulté supplémentaire, au pire une catastrophe, au même titre que la bombe nucléaire pouvait constituer à la fois un sujet scientifique et intellectuel passionnant, mais aussi une invitation à la destruction de l’humanité.

Pourquoi tant de scepticisme ?

Cédric Villani : On ne peut pas dire que les questions que pose l’IA se résolvent par la réponse « tout dépend de ce que nous allons en faire ». Si l’on prend en compte les rapports de force actuels, son utilisation accroît nos difficultés. L’IA apporte une nouvelle façon de faire la guerre, génère de nouvelles rivalités sur le contrôle de l’information comme de nouvelles tensions géopolitiques pour le contrôle des ressources.

En tant que telle, elle ne m’empêche pas de dormir. En revanche, les tensions mondiales entravent nos efforts en faveur du désarmement et de la solidarité internationale. Mais pour toutes les forces de progrès, ne pas user de ces outils revient à laisser les armes aux adversaires.

Les cas d’usages d’IA qui concourent à une société plus juste sont légion, des travaux du Giec aux économies d’énergie, au recyclage comme à la préservation des écosystèmes… Par ailleurs, le modèle du logiciel libre mène la compétition avec le modèle de l’IA fermée. Ce n’est pas pour rien qu’Elon Musk s’en prend à Wikipédia. Mais tous ces cas d’usage de progrès représentent peu en proportion des cas d’usage nocifs.

À quoi sert ce sommet mondial de l’IA à Paris ?

Cédric Villani : Le buzz alimenté par ce sommet permet d’attirer l’attention sur les vrais problèmes. Parler d’IA, c’est parler des déchets numériques dont on sous-traite la destruction à des travailleurs ghanéens sous-payés. Parler d’IA, c’est rappeler les injustices fondamentales entre les femmes et les hommes. Pourquoi n’y a-t-il pas suffisamment de femmes dans les mathématiques, les écoles d’ingénieurs et d’informatique ?

C’est aussi parler de recherche : pourquoi laisse-t-on piller notre force de formation par les universités américaines ? Et puisqu’il est actuellement question de rapports de puissance entre les États-Unis et la Chine, parler d’IA, c’est parler taille et forces. Nous concernant, la réponse doit être l’Europe, du fait de son marché et des moyens qu’elle peut mobiliser. En 2022, l’irruption de ChatGPT avait tout changé médiatiquement et permis que tous ces sujets jusque-là traités entre experts parviennent au grand public. Ce sommet de Paris nous en donne une nouvelle occasion.

En matière d’intelligence artificielle, où en est la France ?

Cédric Villani : La France a des atouts réels. Historiquement, elle possède avec l’Allemagne, la Russie et, maintenant, les États-Unis l’une des plus grandes communautés de mathématiciens. Elle reste un grand pays d’algorithme et une référence pour la qualité de ses programmeurs.

Nous n’avons pas rempli tous les objectifs de notre feuille de route numérique, mais nous nous sommes dotés d’une infrastructure de calcul qui permet à nos chercheurs de travailler en France et de ne plus aller voir les Gafam. Mais il est dérisoire voire puéril de proclamer, comme nous l’entendons à l’occasion de ce sommet, que la France va faire faire un pas de géant à elle toute seule. Il est d’ailleurs symptomatique de voir l’Europe si peu associée à l’événement.

L’Union européenne s’est pourtant dotée d’un ensemble réglementaire cohérent et ambitieux qui fait qu’elle est la plus protégée. Notre défi, c’est la production de hardware (matériel, puces) comme de software (logiciels, programmes), qui demande une politique coordonnée de soutien en faveur de la recherche, de l’enseignement supérieur, des programmes communs de données. Mais au vu des coupes dans les budgets, la France ne va pas dans la bonne direction. La politique européenne est aussi décevante. Pour le numérique comme pour l’écologie, on constate un recul des ambitions.


 


 

Comment remettre de l’humain dans l’intelligence artificielle

Stéphane Guérard, Pauline Achard , Samuel Gleyze-Esteban et Alexandra Chaignon sur www.humanite.fr

Paris accueille le Sommet pour l’action sur l’IA lundi 10 février. Emmanuel Macron promet des annonces pour renforcer la compétitivité de la France. Syndicats, partis, scientifiques et ONG revendiquent de redonner du sens à cette révolution technologique.

Remettre la France en majesté, et lui par ricochet. Accro aux événements en mondovision, Emmanuel Macron a proposé l’année dernière de voir Paris succéder à Bletchley (Royaume-Uni) et Séoul (Corée du Sud) pour accueillir le regroupement international des experts en intelligence artificielle (IA). Mais à la sauce tricolore.

Fini les symposiums de spécialistes de la spécialité devisant uniquement de cybersécurité. Après deux « journées scientifiques » puis un « week-end culturel », le Sommet pour l’action sur l’IA s’ouvre ce lundi 10 février. Dans une redite des réceptions annuelles Choose France à Versailles, le président de la République a invité tout ce que le numérique compte d’oligarques et de grands argentiers à s’exprimer sous la verrière du Grand Palais. Puis à annoncer au cours d’un « business day » à la Station F de Xavier Niel une pluie d’investissements dans l’Hexagone. Les implantations de data centers ont déjà la cote auprès des Émirats arables unis (30 à 50 milliards d’euros) et du fonds canadien Brookfield (20 milliards).

Mais la vocation de l’événement n’est pas que commercial. Dès avant son intervention au 20 heures dimanche 9 février, Emmanuel Macron avait lancé dans la presse française : « Est-ce que l’on est prêt à se battre pour être pleinement autonomes, indépendants, ou est-ce qu’on laisse la compétition se réduire à une bataille entre les États-Unis d’Amérique et la Chine ? » Chiche, lui ont répondu des scientifiques, ONG, syndicats et partis de gauche qui appellent à faire des IA un bien commun et à remettre leurs usages dans le sens de l’intérêt général. Pour cela, cinq conditions doivent être réunies.

De la démocratie dans les rouages

Face aux géants états-uniens ou chinois qui, pour l’heure, monopolisent les grandes avancées, de ChatGPT à DeepSeek, comme les annonces de centaines de milliards de dollars d’investissements, Emmanuel Macron plaide pour « plus de patriotisme économique et européen » et pour « aller à fond ». Oublié le temps des régulations.

Il faut multiplier comme des pains les centres de données nécessaires à l’entraînement des IA ou les supercalculateurs, dont la présidente de la Commission européenne doit communiquer un plan de déploiement.

En ces temps d’austérité, ouvrons les vannes des subventions. La BPI projette de débloquer 10 milliards d’euros d’ici à 2029. Tout cela devant conduire au déploiement de ces outils numériques dans les entreprises comme dans les services publics. « Il s’agit pour la France de se doter d’avantages comparatifs en se positionnant sur quelques briques technologiques et quelques maillons de la chaîne de valeur », résume le rapport de la commission IA 2024.

L’accaparement des richesses

La France courant derrière son retard de « compétitivité », comme un coq sans tête ? C’est ce que craint une coalition d’associations, syndicats et collectifs français. Dans son manifeste « Hiatus », publié le 6 février, elle constate que « tout concourt à ériger le déploiement massif de l’intelligence artificielle en priorité politique », alors que cette généralisation sert l’accaparement des richesses par quelques-uns et asservit aussi bien les pays du Sud que les services publics, entre autres griefs.

« La prolifération de l’IA a beau être présentée comme inéluctable, nous ne voulons pas nous résigner. (…) Nous exigeons une maîtrise démocratique de cette technologie et une limitation drastique de ses usages, afin de faire primer les droits humains, sociaux et environnementaux », conclut le texte.

Une forme de gouvernance mondiale de l’IA est aussi demandée dans d’autres appels, pour éviter une « perte de contrôle » par les humains. Il y a deux ans à peine, Elon Musk et des centaines d’experts réclamaient déjà une pause après la mise en ligne de ChatGPT pour évaluer les conséquences de cette révolution…

Des IA pour les travailleurs, pas contre

L’intelligence artificielle, un outil d’émancipation des travailleurs ? Demandez aux « petites mains » de l’IA, à Madagascar ou au Kenya, payées moins de deux dollars l’heure pour entraîner ces algorithmes survitaminés. Pour ces ouvriers du numérique, la grève est la seule arme pour tenter d’améliorer leur quotidien.

Et le recours en justice. Pour avoir viré des modérateurs de contenu qui s’étaient révoltés contre leur exploitation et la « torture psychologique » qu’ils enduraient, Facebook a été condamnée en 2023. Depuis, la société de Mark Zuckerberg a tranché… en mettant fin à la modération.

En France, les relations de subordination sont certes bien moins violentes. Il n’en reste pas moins que les syndicats revendiquent, eux aussi, des garde-fous. Car côté employeurs, les motivations pour généraliser ces outils numériques relèvent de l’amélioration de la productivité et la réduction des coûts de main-d’œuvre (selon l’enquête « Usages et impact de l’IA sur le travail » publiée par le ministère du Travail).

Les organisations de salariés appellent donc leurs homologues patronales à ouvrir les négociations dans les entreprises et les branches. « Le plus souvent, les directions ne négocient tout simplement pas l’implantation de ces technologies dans leur entreprise, arguant que c’est trop compliqué, pointe Charles Parmentier (CFDT). Beaucoup de salariés ne savent même pas qu’ils travaillent avec. »

Du numérique glouton à un usage frugal

Développement de l’IA et transition écologique font très mauvais ménage. Une simple question posée à ChatGPT consomme un demi-litre d’eau, selon une étude de l’université de Riverside, en Californie, publiée en novembre, et dix fois plus d’énergie qu’une recherche classique sur Internet. Car il faut bien refroidir les centres de données, en surchauffe face à la multiplication des requêtes. L’électricité consommée par ces sites devrait doubler dans le monde d’ici à 2026 et représenter celle réunie de la France et l’Allemagne, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE).

Dans l’Hexagone, le nucléaire limite le bilan (en 2022, les générateurs des centres de données ont tout de même consommé 1 159 mètres cubes de fioul et 21 930 tonnes de batteries). Les Gafam parient aussi sur l’atome : Microsoft remet en état une centrale états-unienne et Amazon mise sur des petits réacteurs modulaires. Mais en Chine, les infrastructures du numérique tournent à 75 % au charbon ou au gaz, de même qu’aux États-Unis ou dans les pays du Golfe, biberonnés aux hydrocarbures. Or, l’AIE alerte déjà : les nouvelles capacités des énergies renouvelables ne suffiront pas à suivre la cadence.

L’IA n’est donc pas soutenable sans adaptations majeures. Des chercheurs développent cependant de nouvelles architectures de puces électroniques qui permettraient de limiter la gloutonnerie. En France, l’IA dite « frugale » figure ainsi parmi les axes du second volet de la stratégie nationale sur le sujet. Outre son efficience, elle comprend une minimisation des données ou l’optimisation des algorithmes.

Surveillance généralisée… des atteintes aux droits humains

Le développement du recours des IA de surveillance montre déjà l’impact délétère que cette technologie peut avoir sur les libertés et les droits fondamentaux. Comme le souligne Katia Roux, chargée de plaidoyer liberté au sein d’Amnesty International France, « les personnes racialisées, les personnes vulnérables, les personnes en déplacement sont davantage exposées à ces technologies qui accentuent des discriminations existantes ».

Pourtant, les systèmes d’intelligence artificielle ont le potentiel de renforcer la protection des droits humains. Pour rester dans le contexte migratoire, les innovations technologiques « pourraient potentiellement assurer un transit sûr et des procédures aux frontières plus ordonnées », avance ainsi Ana Piquer, directrice du programme Amériques d’Amnesty International.

Dans un avis paru en amont de l’adoption de la proposition de règlement de l’Union européenne sur le sujet, la Cour européenne des droits de l’homme invitait les pouvoirs publics à promouvoir « un encadrement juridique ambitieux », recommandant d’interdire certains usages de l’IA jugés « trop attentatoires aux droits fondamentaux » (comme l’identification biométrique). Amnesty ne dit pas autre chose, appelant à « conditionner tout effort de réglementation à des priorités en matière de droits humains », et non par des objectifs d’harmonisation du marché ou de compétitivité. En prenant notamment en compte « les préjudices croisés » (par exemple à la fois liés au sexe, à l’origine ethnique, au statut migratoire et à l’appartenance religieuse). Et en donnant des moyens d’agir aux personnes concernées.

De nouveaux droits pour les créateurs

Pour les auteurs, musiciens, artistes visuels, comédiens, doubleurs et tous les autres métiers de la création, le danger se dessine de plus en plus clairement. Nées dans un vide juridique, les IA génératives menacent de reproduire le travail des artistes plus vite et dans des quantités potentiellement infinies.

À leur création, les modèles d’IA se développent dans un flou juridique, comme c’est le cas en Europe avec la directive sur le droit d’auteur de 2019, qui autorise la reproduction d’œuvres « en vue de la fouille de textes et de données », alors mal définie. Les machines s’entraînent donc sur des jeux de data gigantesques dont une grande partie n’est pas libre de droits, s’asseyant ainsi sur le respect de la propriété intellectuelle.

L’enjeu premier, pour les créateurs, est de pouvoir refuser que leurs œuvres soient utilisées dans l’entraînement des IA. Il est difficile de garantir l’expression de ce droit sur les milliards d’images, de textes ou d’enregistrement sonores déjà aspirés. Mais « la question du retrait se pose pour les futurs contenus susceptibles, demain, d’être reproduits par les modèles d’IA », explique Stéphanie Le Cam, juriste et directrice de la Ligue des auteurs professionnels. Ce droit ne s’envisage en outre pas sans transparence des outils : en 2023, la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) plaidait déjà pour « une obligation d’information sur les œuvres ayant été exploitées ».

Sans attendre les détails de la nébuleuse « concertation nationale sur l’émergence d’un marché éthique respectueux du droit d’auteur », annoncée samedi par la ministre de la Culture Rachida Dati, des développeurs comme Spawning AI proposent en alternative un modèle d’« opt-in », qui pose pour principe le refus de l’utilisation de son œuvre par son créateur, sauf expression contraire. Mais le changement de paradigme induit par l’IA appelle à une redéfinition plus juste du statut de l’artiste, au-delà d’un système de licence permettant une redistribution globale aux créateurs des revenus générés par l’utilisation de l’IA. Ce débat permet de remettre sur le métier le sujet de la continuité des revenus des artistes-auteurs, une revendication partagée par de nombreux collectifs et syndicats

  mise en ligne le 10 février 2025

Marine Le Pen
se trumpise à Madrid

Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr

La députée a participé samedi à Madrid à un bruyant meeting des extrêmes droites européennes, aux côtés du Hongrois Viktor Orbán ou de l’Italien Matteo Salvini, tous très fervents soutiens de Donald Trump. Au risque de brouiller la ligne du RN, resté jusqu’à présent plutôt prudent sur le cas Trump depuis sa réélection.

Madrid (Espagne).– Sur la scène de l’auditorium du luxueux hôtel Marriott, à deux pas de l’aéroport de Madrid, Marine Le Pen a tenté samedi 8 février une figure acrobatique : se mettre en scène aux côtés de ses alliés d’extrême droite, galvanisés par la victoire de Donald Trump aux États-Unis, tout en restant fidèle à sa stratégie de « dédiabolisation » en France, qui l’avait conduite jusqu’à présent à observer une certaine distance vis-à-vis du nouveau président des États-Unis.

Avant le début de la conférence, devant quelques journalistes français qui l’attendaient dans le hall du bâtiment, la députée française a voulu déminer le terrain : « Le sujet n’est pas de détecter des clones dans le monde mais d’analyser ce qui est en train de se passer. Manifestement, il y a un rejet des politiques, d’une vision dont on a gavé les différents peuples, et qui aujourd’hui reprennent une forme de liberté. »

À l’écouter, Trump signifie « un défi, une concurrence même, et cela doit nous inciter à prendre à nouveau les bonnes décisions [pour l’Europe] ». Mais le meeting qui a suivi, à l’instar du slogan repris en boucle par les participant·es – « Make Europe Great Again » (« Rendre à l’Europe sa grandeur »), calqué sur le « Make America Great Again » des trumpistes –, a fait entendre une tout autre musique, bien moins prudente.

À l’estrade, ce fut, durant deux heures et demie, un défilé d’une dizaine de figures du parti des Patriotes pour l’Europe, présidé depuis novembre dernier par Santiago Abascal, leader du mouvement néo-franquiste Vox, et qui officiait ici en local de l’étape. Sur l’affiche de l’événement figurait un dessin de profil de la cathédrale madrilène de La Almudena, manière de rappeler, aux yeux des organisateurs, l’ancrage chrétien du continent. 

Devant une assemblée de près de 2 000 personnes – un nombre plus modeste que les 10 000 participant·es de la précédente réunion du même genre, à Madrid, en mai dernier –, d’où les « Viva España ! » fusaient à intervalles réguliers, les critiques contre l’immigration se sont mêlées aux dénonciations de l’écologie et de la décroissance orchestrées par l’Union européenne.

Mais la quasi-totalité des intervenant·es a surtout loué sans détour le retour aux affaires de Donald Trump, tout comme le début de mandat du président argentin et libertarien Javier Milei – lequel avait pris soin d’enregistrer une vidéo de soutien, pour l’occasion, à son « cher ami Santiago » Abascal, diffusée juste après l’intervention de Marine Le Pen.

Le moment le plus applaudi fut l’intervention, presque en clôture, aux alentours de 13 heures, du chef du gouvernement hongrois Viktor Orbán, quinze ans de pouvoir à Budapest, qui s’est dépeint en pionnier du trumpisme : « Le triomphe de Trump a changé le monde », a-t-il lancé, emphatique. Avant de remercier le public pour… le soutien apporté par la dictature franquiste à la révolution hongroise de 1956, remportant un tonnerre d’applaudissements.

Après la victoire de Trump, s’est interrogé de son côté le Néerlandais Geert Wilders, « sommes-nous prêts à faire la même chose en Europe ? ». Le vainqueur des législatives de 2023 aux Pays-Bas, avec le Parti pour la liberté (PVV), a parlé de l’ancien homme d’affaires états-unien comme d’un « frère d’armes » – expression reprise à l’identique, un peu plus tard, par Santiago Abascal.

Le patron de Vox est allé jusqu’à minimiser l’impact d’éventuels tarifs douaniers sur les produits espagnols, jugeant que l’intégralité des maux de l’économie européenne venait des mesures du Pacte vert adopté au fil du premier mandat (2019-2024) d’Ursula von der Leyen, la conservatrice allemande à la tête de la Commission européenne.

Autre vedette du sommet, Matteo Salvini, chef de la Ligue en Italie, désormais ministre du gouvernement de Giorgia Meloni, a prôné, emboîtant le pas de Trump, « l’arrêt du financement de l’Organisation mondiale de la santé, et de la Cour pénale internationale […] qui met sur le même plan les terroristes islamistes du Hamas et le président démocratiquement élu [Benyamin] Nétanyahou ».

Durant son discours, le ministre italien des infrastructures a aussi eu cette formule : « Soros appartient au passé, Musk à l’avenir », opposant le philanthrope hongrois associé au camp progressiste et pro-UE, et le milliardaire propriétaire de X. Ce n’est pas une surprise : en Italie, le gouvernement Meloni a reconnu négocier avec Starlink, la compagnie de Musk spécialisée dans les satellites, la gestion des communications cryptées au sein de l’administration italienne.

Se moquant du soutien de Berlin au Danemark après les propos de Donald Trump réclamant l’annexion du Groenland, Matteo Salvini a aussi ironisé, laissant entendre qu’il n’était pas opposé à ce projet d’annexion : « Le chancelier Scholz a parlé d’envoyer des troupes de l’Otan au Groenland. J’espère surtout que les Allemands vont lui offrir un aller-simple, le 23 février prochain [jour des législatives – ndlr] pour qu’il aille défendre tout seul le Groenland. »

« Caste de parasites »

L’Espagnol Abascal n’a pas manqué, dans son discours de clôture, d'encourager discrètement Alice Weidel pour les législatives allemandes du 23 février, cette candidate de l’AfD qui a reçu le soutien répété d’Elon Musk durant la campagne. Et ce, même si Marine Le Pen avait choisi de se tenir à distance du parti d’extrême droite allemand et de l’exclure du groupe politique du RN – comme de Vox – au Parlement européen l’an dernier – en raison notamment du projet de « remigration » défendu par l’AfD.

L’un des plus en verve à la tribune fut sans conteste le Portugais André Ventura. Malgré des scandales à Lisbonne qui entachent la dynamique de son parti Chega (dont un député voleur de valises dans les aéroports), le Portugais s’est emporté sans détour contre la « caste de parasites », reprenant à son compte une des expressions qui a rendu Milei populaire en Argentine. Et d’envoyer un « grand boujour à Javier, qui a changé l’Argentine ».

Ventura ne s’est pas arrêté là : il a proposé aux « patriotes » dans la salle de s’inspirer de la « mentalité » de Donald Trump lorsque ce dernier avait été blessé à l’oreille, l’an dernier, lors d’un meeting en Pennsylvanie : « Il n’a pas fui pour se protéger, il est resté sur scène, et a répété trois fois : “Luttez, luttez, luttez !” Cela doit être notre mentalité. »

Il ne faut pas interpréter la victoire de Trump comme un appel à l’alignement. Marine Le Pen

Prenant la parole vers la fin de ce long meeting enfiévré, Marine Le Pen, appelée à rejoindre l’estrade en tant que future présidente de la République française, a livré un discours un peu plus mesuré. Elle est la seule à ne pas avoir repris à son compte le fameux slogan « Rendre à l’Europe sa grandeur ». Pas plus qu’elle n’a prononcé d’entrée de jeu le « Viva España ! » pour se mettre le public dans la poche – expression dont se gargarisent tous les fascistes espagnols.

D’après elle, l’« ouragan Trump » témoigne d’une « accélération de l’Histoire ». « Qu’est-ce que Maga, a-t-elle interrogé, en référence à la formule trumpiste, sinon un appel à la puissance fondée sur les nations, sur chacune de nos nations ? […] Nous devons comprendre le message que nous lancent les États-Unis et en vérité le monde […]. C’est un défi de puissance, pour nous Européens. »

Et d’insister : « Le réveil du Vieux Continent doit accompagner ce grand mouvement de régénération qui s’annonce : il ne faut pas l’interpréter comme un appel à l’alignement, mais comme une indication à suivre ce mouvement de renaissance, qui surgit dans de nombreux coins de l’Occident. » Apostrophant la foule – « les amis » –, elle a conclu : « Dans ce contexte nouveau, nous sommes les seuls à pouvoir parler à la nouvelle administration Trump. Avec les Américains, […] nous comprenons qu’un patriote ait à cœur de défendre son peuple. »

À la différence de la réunion de mai à Madrid, à laquelle Giorgia Meloni avait apporté sa voix, la présidente post-fasciste du Conseil italien fut une des absentes de la journée. C’est logique : son parti, Fratelli d’Italia, appartient à un groupe d’extrême droite concurrent de celui des Patriotes, au sein du Parlement européen (où l’on retrouve, notamment, Marion Maréchal ou encore la N-VA flamande).

Le Parti autrichien de la liberté (FPÖ), lui, appartient bien à la famille des Patriotes. Mais son chef Herbert Kickl s’est contenté d’un bref message vidéo tourné depuis Vienne. L’adepte de théories conspirationnistes est plongé dans des négociations gouvernementales marathon à l’issue desquelles il pourrait devenir chancelier, à la tête d’une alliance entre droite et extrême droite.

En attendant de voir si Kickl devient chancelier, Orbán reste le seul chef de gouvernement au sein de la famille des Patriotes, tandis que les partis de Geert Wilders aux Pays-Bas et de Matteo Salvini en Italie participent à des gouvernements. Au Parlement européen, le groupe des Patriotes, présidé par Jordan Bardella, est la troisième force de l’hémicycle (86 eurodéputé·es sur 720), devant, notamment, les libéraux de Renew.


 


 

« Make Europe Great Again » : à Madrid, Elon Musk en parrain de l'extrême droite européenne

Bruno Odent sur www.humanite.fr

A Madrid, ce samedi 8 février, les ténors du groupe des Patriotes d’Europe, dont Viktor Orban, Marine Le Pen ou encore Matteo Salvini, se sont rassemblés pour célébrer la politique xénophobe et ultracapitaliste de Donald Trump et les travaux d’ingérence de l’oligarque Musk en Europe.

À la grand-messe des Patriotes pour l’Europe qui s’est déroulée ce samedi 8 février à Madrid, le principal parti d’extrême droite au Parlement européen entendait célébrer l’élan donné par Donald Trump à leur mouvement. S’accaparant le slogan du nouveau président états-unien pour en faire un « Make Europe Great Again » (Mega) (en français : rendre sa grandeur à l’Europe) qu’ils ont repris en boucle, la patronne du RN français, Marine Le Pen, les chefs d’État hongrois et tchèque, Viktor Orban et Andrej Babis, le Néerlandais Geert Wilders – arrivé récemment en tête des législatives dans son pays – et le vice-premier ministre italien Matteo Salvini se sont bruyamment réjouis de « la tornade » politique déclenchée outre-Atlantique.

L’hôte de ce rassemblement, le leader de l’ultradroite espagnole Vox, Santiago Abascal, devenu en ce début d’année 2025 président du groupe, y voit le signe annonciateur d’un « changement à 180 degrés » sur le Vieux Continent. « Nous sommes le futur », a-t-il lancé. Marine Le Pen lui a emboîté le pas, scandant depuis la tribune sa certitude d’être « en face d’un véritable basculement ».

« Hier, nous étions les hérétiques »

Viktor Orban, euphorique lui aussi, a martelé : « Hier, nous étions les hérétiques. Aujourd’hui, nous sommes le courant majoritaire. » « Il est temps de dire non », s’est emporté l’Italien Matteo Salvini, ajoutant qu’il faudrait bousculer l’Europe pour en finir avec une Commission européenne accusée de promouvoir « l’immigration illégale » et « le fanatisme climatique ». Il faudrait – ont repris plusieurs intervenants – instaurer, comme outre-Atlantique, un ordre libéral définitivement « libéré de la bureaucratie » – entendez, des régulations autour des conquis sociaux.

Les formations nationalistes regroupées au sein des Patriotes pour l’Europe sont devenues après le scrutin de juin 2024 la 3e force du Parlement européen. Mais avec les sièges raflés par les deux autres groupes d’extrême droite, celui emmené par la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni (80 députés), et celui d’Alice Weidel, la patronne de l’AfD allemande (26), une ultradroite unie pourrait détrôner en nombre de sièges (192) la droite et son Parti populaire (188) à Strasbourg.

Promu grand manitou de l’efficience de l’administration Trump, l’oligarque états-unien Elon Musk, omniprésent à Madrid dans les débats et les interventions, s’est mué en une sorte de fédérateur d’un eurofascisme rapprochant les uns et les autres, et toujours plus efficace pour promouvoir le capitalisme libertarien et autoritaire qu’il entend voir s’imposer partout.

Le ralliement des nationalistes européens à cet ultracapitalisme

Le patron de X, SpaceX et Tesla a beaucoup donné de sa personne. Lui qui a mis tout son poids dans la campagne des élections anticipées allemandes qui ont lieu dans moins de quinze jours. Avec un soutien répété au parti d’Alice Weidel, n’hésitant pas à se faire complice du pire révisionnisme historique à l’égard du nazisme. Et lui qui entretient, de longue date, les meilleures relations avec Giorgia Meloni, laquelle le lui rend bien puisque l’ultra-atlantiste dirigeante italienne est prête à faire affaire avec SpaceX plutôt qu’avec Arianespace.

Le ralliement des nationalistes européens à cet ultracapitalisme est tellement manifeste qu’il a obligé Marine Le Pen à une étrange pirouette en marge de la réunion de Madrid, affirmant : « La France ne peut pas être assujettie aux États-Unis. » Ce besoin d’afficher au moins une distance à l’égard d’un trumpisme célébré en même temps avec les autres est sans doute indispensable aux yeux de la patronne du RN pour ne pas trop effrayer ces électeurs gaullistes ou souverainistes vers lesquels son parti multiplie les appels du pied.

Il n’empêche, l’étroit ralliement au capital et à ses grands personnages était déjà apparu quelques jours plus tôt, quand le président de l’extrême droite hexagonale, Jordan Bardella, a soutenu Bernard Arnault en s’en prenant violemment à Sophie Binet, la secrétaire générale de la CGT. Le patron du champion mondial du luxe dénonçait une éventuelle augmentation d’impôts qui aurait égratigné ses profits et menaçait de délocaliser.

Sophie Binet avait réagi en fustigeant « un indécent chantage à l’emploi » du ténor du capitalisme tricolore. Attitude impardonnable aux yeux du numéro un du RN. « Honte à Sophie Binet », a-t-il clamé après avoir exalté le rôle des « capitaines d’industrie » dans le « rayonnement du génie national ». Trump jure d’instaurer un nouvel âge d’or en libérant le génie salement entravé d’oligarques « patriotes ». Le Frenchy a bien mérité de son maître.

    mise en ligne le 9 février 2025

La confédération européenne des syndicats refuse de discuter du plan « boussole de Compétitivité » d'Ursula von der Leyen, en l’état

Lina Sankari sur www.humanite.fr

Après la présentation de la « boussole de compétitivité » par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, les organisations représentatives appellent à reconstruire le « modèle social » européen plutôt que de continuer à le démanteler.

La boussole pointe vers l’Ouest et les syndicats européens ne s’y sont pas trompés. Au prétexte de doter le continent des armes économiques pour faire face aux États-Unis et à la Chine, la « boussole de compétitivité » présentée ce 29 janvier par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, semble profiter de l’accélération de la dérégulation côté états-unien, et des pressions exercées en ce sens par Donald Trump, pour hâter le mouvement côté européen.

Profitant du retour du milliardaire à la Maison-Blanche et des alertes lancées sur la désindustrialisation du continent, l’Union européenne s’engage dans une nouvelle course au moins-disant social. Si l’Union européenne (UE) se targue de vouloir préserver son modèle, elle semble plutôt axer sa stratégie sur « la satisfaction des besoins des entreprises », analyse la Fédération européenne des Transports.

De fait, Ursula von der Leyen propose un « choc de simplification » pour les entreprises qui vise à alléger la législation de 25 %. Bien qu’elle prétende vouloir préserver le Pacte Vert, malgré les pressions insistantes de son camp politique pour se défaire de ce qu’il considère comme un obstacle aux affaires, la dirigeante conservatrice suggère de se défaire des normes de durabilité, de respect des normes environnementales et des droits humains pour les donneurs d’ordre (devoir de vigilance et « comptabilité sociale et environnementale » du CSRD).

« L’Europe sociale » en miettes

Selon la Fédération européenne des Transports, « la Commission accepte que l’UE ne s’adapte qu’aux normes de compétitivité définies en dehors de l’Europe, au lieu de définir ses propres normes ». Plutôt que d’être préservé, le modèle social nécessiterait d’être reconstruit, concluent les organisations représentatives des travailleurs. « Le modèle social de l’UE s’est érodé au cours des dernières décennies. Certaines mesures risquent de démanteler davantage ce qui reste de l’« Europe sociale », ajoute la Fédération européenne des Transports. Et pour cause, l’UE envisage de se doter d’un régime spécifique permettant aux entreprises innovantes de s’émanciper du droit du travail national.

Le document présenté par la Commission se gargarise pourtant de constituer une « feuille de route pour des emplois de qualité » quand, à l’autre bout de l’échelle, elle définit les bonnes conditions de travail comme liées à la seule attraction des travailleurs sur le marché et à l’augmentation de la productivité.

Avec pour corollaire, un recul de l’âge de départ à la retraite. De son côté, la Confédération européenne des syndicats (CES) annonce qu’elle ne peut discuter du plan en l’état et demande un rendez-vous « urgent » avec Ursula von der Leyen : « les négociations sur la proposition auraient dû avoir lieu avant la publication », rappelle la CES. L’union continentale regrette également que de l’argent public soit une nouvelle fois déversé dans les entreprises sans aucune condition tout en risquant d’exposer les salariés à de nouveaux dangers dans les lieux où ils opèrent du fait d’une législation moins contraignante.


 


 

Climat : la droite,
l'extrême droite et
le patronat bien décidés
à couler le pacte vert européen

Antoine Portoles sur www.humanite.fr

Le paquet de mesures adopté par les Vingt-Sept pour lutter contre le réchauffement climatique est aujourd’hui dans le viseur du patronat et de l’extrême droite, biberonnés à la dérégulation plein gaz promise par Donald Trump aux États-Unis.

Le Green Deal est-il voué à finir à la déchetterie ? Aussi appelé pacte vert pour l’Europe, cet ensemble de mesures, présenté en 2019 par la Commission européenne puis entériné l’année suivante, est censé permettre au continent d’atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050, en vertu de l’accord de Paris de 2015.

Il s’agit aussi pour les Vingt-Sept, à plus court terme, de réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre de 55 % d’ici à 2030 par rapport à 1990. Porté par la vague écologiste au Parlement européen en 2019, qui a ensuite reculé aux élections de 2024 au profit des conservateurs, le pacte vert est aujourd’hui menacé de toutes parts.

Les appels à détricoter les normes environnementales essaiment partout en Europe. « C’est une question de curseur et d’équilibre politique au Parlement. Il est clair que le Green Deal n’est plus considéré comme la priorité des priorités », résume Olivier Costa, politologue et directeur de recherche au Cevipof. Durant le premier mandat de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, bien que l’Union européenne ait cherché à prendre le leadership mondial sur la protection de l’environnement, le consensus autour de la lutte contre le changement climatique s’est petit à petit effrité, cédant la place à la recherche de croissance et de compétitivité.

Une « boussole pour la compétitivité » qui sacrifie le climat

« Le rapport Draghi parlait justement du déclin économique de l’Europe par rapport aux États-Unis, il y avait tout un plaidoyer pour remettre la compétitivité au centre du jeu et simplifier les réglementations européennes », analyse-t-il. Cette idée n’a pas échappé à Ursula von der Leyen. Sous la pression du patronat pour infléchir la politique environnementale de l’UE, le plan « boussole pour la compétitivité » est dans les cartons de la Commission.

Certains textes du Green New Deal – que les grandes entreprises estiment inapplicables – risquent d’être assouplis, par exemple ceux « sur la fin des moteurs thermiques en 2035, sur la CSRD (directive qui exige des entreprises qu’elles intègrent des informations sur la durabilité dans leurs rapports de gestion – NDLR), sur la déforestation importée, ou encore sur les questions de recyclage ou d’économie circulaire ». Même sursis pour la directive sur le devoir de vigilance pour les entreprises européennes de plus de 500 salariés en matière de droits humains et environnementaux.

Le pacte vert est aujourd’hui pris en étau sur fond de distorsion de la concurrence et de tensions commerciales croissantes avec la Russie, avec les États-Unis, ou encore avec la Chine. Un sursis alimenté par le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. « Il n’en a strictement rien à faire des enjeux environnementaux, il quitte tout un tas d’instances internationales, ce qui relance la course à la compétitivité, rappelle Olivier Costa. Sa stratégie trouve un écho particulier auprès des extrêmes droites européennes, qui voient en lui la validation de leur ligne politique. »

La neutralité carbone s’éloigne

Les conservateurs européens n’ont jamais caché leur climatoscepticisme, pas plus que leur défense des intérêts des industries les plus polluantes. Mais leur fascination pour le président états-unien pourrait vite tourner court au vu de ses intentions préjudiciables à l’égard de l’Europe. Parmi ces leaders, l’Italie de Giorgia Meloni et la Hongrie de Viktor Orban mènent la charge contre le Green Deal.

En France, sans pour autant vouloir y renoncer, le ministre délégué chargé de l’Europe, Benjamin Haddad, interrogé sur France Info, a plaidé pour « la simplification et la suspension d’un certain nombre de directives. Si on investit dans la transition environnementale en accompagnant nos entreprises, (…) faisons-le de façon pragmatique, avec bon sens, en écoutant les acteurs ». Si la France a « globalement soutenu le pacte vert, elle subit aujourd’hui un backlash écologique comme partout en Europe, notamment dans l’industrie automobile », souligne Olivier Costa. Ce refrain sur l’UE qui tuerait l’économique à coups de normes se manifeste aussi dans l’Hexagone avec la crise agricole.

Wopke Hoekstra, responsable de la politique climatique de l’UE, a déclaré jeudi que la Commission européenne envisagerait d’exempter 80 % des entreprises de la taxe communautaire sur les émissions de carbone aux frontières de l’UE prévue en 2026, justifiant que seules 20 % d’entre elles étaient responsables de la majorité des émissions de gaz à effet de serre.

« Notre raisonnement actuel, qui consiste à faire peser une charge énorme sur les entreprises, qui doivent alors remplir beaucoup de paperasse, avoir beaucoup de choses à faire, sans aucun mérite, ne peut pas être la solution », a-t-il expliqué. Derrière le sabordage du Green Deal, ce sont les objectifs européens en matière de neutralité carbone qui sont remis en question.


 

 

  mise en ligne le 4 février 2025

Des contorsions
et deux 49.3
pour un budget austéritaire

Anthony Cortes sur www.humanite.fr

François Bayrou a dégainé, ce lundi, deux 49.3 pour faire adopter respectivement le projet de loi de finances de l’État et celui de la Sécurité sociale. Deux motions de censure ont été déposées par une partie de la gauche, le Parti socialiste a annoncé qu’il ne les votera pas.

On dit que la foudre ne tombe jamais deux fois au même endroit. Ce n’est pas le cas du 49.3. Ce lundi 3 février, à la tribune de l’Assemblée nationale, le premier ministre François Bayrou a annoncé y recourir pour engager la responsabilité du gouvernement sur deux textes : le budget de l’État et celui de la Sécurité sociale.

« Nous voici à l’heure de vérité et de responsabilité, a-t-il annoncé en introduction de sa prise de parole. Est-ce que ce budget est parfait ? Non, mais c’est un équilibre. Nous sommes tous ensemble face à notre devoir : dans les dix jours, la France aura ses budgets. » Deux textes qui, selon lui, ont « trois géniteurs » : « Le gouvernement de Michel Barnier, le gouvernement constitué depuis le 23 décembre et le Parlement dans ses deux chambres. »

Une façon d’insister sur la volonté de « compromis » qui l’animerait. « Le mot compromis ne doit plus être une insulte dans la vie politique française, a renchéri David Amiel, député macroniste et rapporteur du budget. Nous sommes tous intoxiqués à un fait majoritaire qui ne mène qu’à l’impuissance et à la crise. »

« C’est un budget pire que celui de Michel Barnier »

Des propos qui ne correspondent pourtant en rien à la réalité. Si le projet de loi de finances (PLF) a fait l’objet de débats à l’occasion d’une commission mixte paritaire (CMP), sa composition était largement acquise au camp gouvernemental et à ses priorités. Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS), lui, n’a même pas eu ce piètre honneur puisque les discussions à son propos n’ont repris que la semaine dernière. Elles sont interrompues par ce coup de force qui permet à François Bayrou de contourner le Parlement.

Dans les deux cas, le caractère largement austéritaire du PLF et du PLFSS frappe. Cela malgré les propositions des forces du Nouveau Front populaire (NFP) pour augmenter la part des recettes plutôt que la recherche d’économies dans le fonctionnement de l’État.

« C’est un budget pire que celui de Michel Barnier, déplore Éric Coquerel, président FI de la commission des Finances de l’Assemblée nationale. L’Observatoire français des conjonctures économiques chiffrait que le budget du précédent premier ministre aurait un effet récessif de 0,8 point. Celui de François Bayrou, avec 23,5 milliards de coupes budgétaires, nous coûtera encore plus cher ! Les faibles concessions ne sont qu’un arbuste qui cache la forêt austéritaire. »

Par conséquent, Mathilde Panot, cheffe de file des députés insoumis, a annoncé le dépôt de deux motions de censure. Causeront-elles la chute de François Bayrou et de ses ministres ? Il faudrait pour cela la mobilisation de l’ensemble du Nouveau Front populaire, mais aussi les voix de l’extrême droite. Cela n’en prend pas le chemin.

Une autre motion pour dénoncer les propos de Bayrou sur la « submersion migratoire »

À la mi-journée, quelques heures avant la prise de parole du premier ministre, le bureau national du Parti socialiste (PS) a annoncé qu’il ne censurerait pas le gouvernement. Au total, 59 voix se sont prononcées en ce sens, contre 54 à la veille de la précédente motion de censure visant François Bayrou, le 16 janvier.

Une position qui concerne autant le vote de la motion de censure correspondant au PLF que celle du PLFSS. Au prix de quelques contorsions. « Cela n’empêche pas que nous nous opposons politiquement à l’action du gouvernement, précise Béatrice Bellay, députée socialiste de la Martinique. Nous écoutons simplement les remontées de terrain de nos élus qui nous font part de leurs difficultés sans budget. Mais nous continuons à dire que ce budget ne va pas dans le bon sens avec, par exemple, deux milliards en moins pour l’habitat. »

Reste à savoir si l’ensemble du groupe socialiste se rangera derrière cette volonté. Au mois de janvier, huit députés avaient refusé de s’aligner sur la position du parti. Il en faudrait plus d’une vingtaine pour causer la chute du gouvernement si le Rassemblement national (RN) et ses alliés votent également la censure. Ces derniers ont fait savoir qu’ils annonceront leur position ce mercredi. Le temps de tenter d’obtenir quelques concessions du premier ministre ?

Malgré cette décision du bureau national, les socialistes ont réaffirmé qu’ils continueraient à s’opposer à un « gouvernement qui participe à la trumpisation du débat public ». En cause, ses « attaques contre le pacte vert au niveau européen », la remise en cause du droit du sol à Mayotte et en Guyane, le durcissement des critères de régularisation des sans-papiers, la diminution des crédits de l’aide médicale d’État ou de l’aide publique au développement, ainsi que les propos de François Bayrou sur une prétendue « submersion migratoire ».

Ces derniers seront à l’origine du dépôt, par les députés socialistes, d’une motion de censure spontanée sur « les valeurs de la République ». La démarche est loin de calmer la déception des autres groupes du NFP devant leur refus de voter la censure. La motion socialiste sera en effet rejetée par le camp gouvernemental comme par l’extrême droite et n’a donc aucune chance d’aboutir.

 « Piétiner » et « humilier » la démocratie

« Je suis choquée par leur décision, fait savoir Aurélie Trouvé, députée FI de Seine-Saint-Denis, à propos du refus socialiste de s’associer aux deux motions. Les socialistes ont été élus sur un programme, celui du NFP, construit pour proposer autre chose que le macronisme. Notre motion servira à déterminer qui est dans le soutien du gouvernement et qui est dans l’opposition. C’est une question de fidélité pour nos électeurs. »

« Ce choix n’est à mon avis pas le bon, estime pour sa part Benjamin Lucas-Lundy, député du groupe Écologie et social. C’est un mauvais budget qui prolonge la politique d’Emmanuel Macron depuis 2017 et qui est à l’opposé des grandes orientations que nous devons prendre pour le pays, en particulier en matière de bifurcation écologique ou de justice sociale. »

« Ce budget est pire que le précédent. Il est honteux d’obliger des députés à voter la censure pour pouvoir s’exprimer, parce qu’on leur a retiré toute prise sur le budget », s’agace le communiste André Chassaigne, coprésident du groupe GDR. Et le député PCF Nicolas Sansu de se désoler également du recours au 49.3, qui « piétine » et « humilie » la démocratie. Un outil constitutionnel dont toutes les composantes du NFP avaient exigé en vain l’abandon, auprès de François Bayrou, contre un accord de non-censure.

  mise en ligne le 4 février 2025

Marché cassé, hausse des prix, désengagement de l’État… Les 5 raisons de
la crise du logement

Hélène May sur www.humanite.3fr

Jamais, depuis des années, le manque d’habitations disponibles n’a été aussi criant, repoussant davantage les plus précaires dans une position d’extrême fragilité. Une situation qui n’entraîne aucune remise en question du désinvestissement de l’État et de la foi dans les « vertus » du marché.

La question est presque absente du débat politique. Pourtant, le décalage entre l’offre et la demande de logements ne cesse de se creuser, plongeant un nombre croissant de personnes dans des situations de mal-logement, voire les privant de toit.

« On voit que la France s’enfonce dans la crise et les pouvoirs publics donnent l’impression de chercher des boucs émissaires plutôt que des solutions », résume Christophe Robert, délégué général de la Fondation pour le logement des défavorisés (FLD – ex-Fondation Abbé-Pierre). À l’occasion de la présentation du 30e rapport annuel de l’organisation, rendu public ce 4 septembre, il a appelé à « une large mobilisation transpartisane » sur ce thème.

Un déséquilibre entre l’offre et la demande

La raréfaction du nombre de logements disponibles s’observe dans tous les segments du secteur. La demande s’accroît du fait de l’arrivée à l’âge adulte de la génération du petit « baby-boom » des années 2000 et des décohabitations liées aux séparations. Premier touché, le logement social, « qui reste pourtant, rappelle Christophe Robert, le levier le plus fiable pour relancer le logement sans effet d’aubaine, sans alimenter la spéculation immobilière ».

À force de désinvestissement et de ponctions, la production a chuté à 86 00 nouveaux logements en 2024, contre 124 000 en 2016. Le nombre de postulants à une HLM, lui, continue de croître, s’approchant cette année des 2,8 millions, deux fois plus qu’il y a dix ans. Faute d’offre alternative, les locataires HLM ne libèrent pas leur appartement. Du coup, les attributions sont passées sous la barre des 400 000, soit 100 000 de moins qu’en 2016.

Des prix en hausse à la location

Pourtant supposé être dopé par une politique gouvernementale qui, depuis 2017, mise sur les vertus du marché, le secteur privé est lui aussi en chute libre. « Sur l’année 2024, 330 400 logements ont été autorisés à la construction, soit 46 300 de moins que lors des douze mois précédents (- 12,3 %) et 28 % de moins qu’au cours des douze mois précédant la crise sanitaire », a révélé, le 29 janvier, le ministère du Logement.

Si l’offre de logement neuf se tarit, c’est aussi le cas des locations disponibles, dont le nombre a baissé de 8,6 % rien qu’entre octobre 2023 et octobre 2024, selon le site SeLoger. Résultat, malgré une légère baisse à l’achat, le manque de biens à louer, dans le privé comme dans le public, alimente la hausse des loyers. Alors que les revenus, eux, sont en baisse, l’inflation ayant entraîné une hausse des dépenses des ménages évaluée à 1 230 euros par an. 600 000 personnes de plus qu’en 2017 vivent d’ailleurs sous le seuil de pauvreté.

Le mal-logement s’étend

Ce décalage entre des revenus en berne et des logements en nombre insuffisant et trop chers entraîne un accroissement du mal-logement. Au niveau géographique d’abord, la pénurie, longtemps cantonnée aux grandes villes, touche désormais de nombreuses régions. Il est devenu très difficile pour les étudiants ou jeunes salariés de trouver à se loger dans les zones touristiques, où Airbnb et résidences secondaires exercent une concurrence déloyale et font monter les prix. C’est vrai aussi dans les zones frontalières et dans certaines petites villes longtemps épargnées.

L’absence d’offre adaptée contraint également un nombre croissant de ménages à se tourner vers du logement inadapté voir insalubre. Autre forme du mal-logement qui se développe, la précarité énergétique : « 30 % des ménages ont souffert du froid l’hiver dernier. Ils étaient 14 % en 2020 », rappelle Christophe Robert. Les réductions de puissance et les coupures d’énergie en raison d’impayés ont, elles, atteint le million en 2023. C’est deux fois plus qu’en 2021.

Les plus pauvres et les sans-domicile de plus en plus nombreux

« Quand on voit plus de territoires et de ménages touchés par la crise du logement, on sait que cela a un impact, par effet domino, pour les plus pauvres, les sans-domiciles, les mal-logés. Quand plus de monde est contraint de se loger dans des habitations de moyenne qualité, on sait qu’ils seront les derniers servis », souligne le délégué général de la FLD. En atteste la hausse de nombreux indicateurs, comme le nombre de sans-domicile fixe, que l’organisation estime à 350 000, soit déjà deux fois plus qu’en 2012, mais « sans doute encore en dessous de la réalité ».

Malgré son augmentation, le parc d’hébergement d’urgence ne permet pas de répondre aux besoins de cette population. Tous les soirs, le 115 est dans l’incapacité de trouver une solution pour 5 000 à 8 000 personnes, dont près de 2 000 enfants. La situation ne devrait pas s’arranger, alors que les expulsions locatives avec le concours des forces de police ont atteint, en 2023, le chiffre record de 19 000, soit un bond de 17 % en un an, en grande partie en raison de la loi dite « anti-squat », portée par l’ex-ministre Guillaume Kasbarian, qui a facilité et accéléré les procédures.

L’État continue de se désengager

Malgré la multiplication de ces signaux d’alerte, l’inertie règne sur fond de rigueur budgétaire. « Il est clair que le logement n’est plus considéré comme une priorité de l’action publique et reste souvent perçu comme un gisement d’économie, alors qu’il joue un rôle central dans la vie de chacun », souligne Christophe Robert. Seule mesure positive en perspective, la promesse faite par la ministre du Logement, Valérie Létard, et qui devrait être maintenue dans le prochain budget, de réduire de 200 millions d’euros la ponction de 1,3 milliard réalisée tous les ans sur le budget des bailleurs sociaux sous forme de réduction de loyers de solidarité (RLS).

Mais, en dépit de ses échecs patents, le « tout-marché » continue d’être promu. Rien n’a été fait pour pérenniser et approfondir l’expérimentation de l’encadrement des loyers, censée prendre fin en 2026, qui, pourtant, fonctionne. La régulation des prix du foncier, dont l’explosion est le principal moteur de la hausse des prix, est restée dans les cartons, malgré le soutien de l’ensemble des acteurs du secteur lors du CNR logement de l’été 2023. À la place d’une remise à plat, « les coupables désignés des blocages sont le plus souvent les normes écologiques et les politiques d’aides aux mal-logés », dénonce la FLD. Plus inquiétant encore, les partisans d’une libéralisation encore plus poussée du secteur n’ont pas baissé les bras et restent en embuscade.

    mise en ligne le 3 février 2025

L'insoutenable dette des hôpitaux
et les « morts évitables »

Christophe Prudhomme sur www.humanite.fr

Deux exemples récents des difficultés financières rencontrées par des hôpitaux illustrent la situation insoutenable de leur dette. Petit retour en arrière. En 2002, lors de la mise en place de l’euro et de la Banque centrale européenne, les hôpitaux se sont vu retirer la possibilité d’emprunter auprès de la Caisse des dépôts avec des intérêts très bas et des délais de remboursement possibles pendant soixante ans. Il leur a fallu se tourner vers des banques commerciales, pratiquant des taux d’intérêt qui ont pu atteindre près de 20 % avec des emprunts dits toxiques. Le résultat est aujourd’hui catastrophique.

Ainsi l’Institut mutualiste Montsouris, à Paris, établissement de 450 lits, est en cessation de paiement du fait d’une dette cumulée de 120 millions d’euros due à sa reconstruction qui n’a pas été financée par l’État. À Marseille, l’Assistance publique affiche une dette de 840 millions d’euros qui l’empêche d’engager des opérations de rénovation de ses bâtiments vieillissants.

C’est pourquoi son directeur demande à l’État de reprendre cette dette à sa charge, considérant qu’il en est responsable, arguant que, sans cette mesure, il ne sera plus en capacité d’assurer le bon fonctionnement de l’hôpital. Il faut noter qu’il est exceptionnel qu’un directeur à la tête d’un des plus grands CHU de France mette ainsi l’État face à ses responsabilités.

Cette situation scandaleuse est dénoncée depuis des années. La seule charge des intérêts dépasse chaque année 1 milliard d’euros au grand bénéfice des banques. Ainsi, pour 2023, les bénéfices de la seule BNP ont atteint 11 milliards d’euros. Il est donc clair que la dette des hôpitaux a été créée par la logique néolibérale soutenue par Emmanuel Macron et l’Europe, qui enrichit les banques au détriment des services publics, notamment celui de la santé.

À la veille d’un nouveau 49.3 pour la loi de financement de la Sécurité sociale, il est important de rappeler cette situation aux députés qui ne voteraient pas la censure. Au-delà des chiffres, il y a des vies en jeu. Les fermetures des services d’urgence et les dysfonctionnements des Samu dus à un manque criant de moyens sont la cause directe de ce que nous appelons « des morts évitables », chiffrées autour de 1 500 à 2 000 par an.

La question de la dette doit effectivement être résolue, n’en déplaise à Bernard Arnault et à ses amis, en taxant un peu plus les milliardaires qu’ils ne le sont aujourd’hui. Ce serait normal, car un rapport du ministère des Finances paru ces derniers jours indique que les impôts de 0,1 % les plus riches ont diminué entre 2003 et 2022 alors que ceux des 50 % les plus pauvres ont augmenté. Alors mesdames et messieurs les députés, allons chercher l’argent là où il est pour sauver des vies et arrêtons de nous bassiner avec la dette que nous allons laisser à nos enfants.

mise en ligne le 1er février 2025

Budget 2025 :
ces grands patrons
sans honte ni scrupules

Stéphane Ortega sur https://rapportsdeforce.fr/

Durs dur d’être patron dans l’Hexagone à en croire Bernard Arnault, la cinquième fortune mondiale. « Quand on vient en France et qu’on voit qu’on s’apprête à augmenter les impôts de 40 % sur les entreprises qui fabriquent en France, c’est quand même à peine croyable. Donc, on va taxer le made in France […]. Pour pousser à la délocalisation, c’est idéal » s’est emporté le patron de LVMH, lors de la présentation des résultats du groupe mardi 28 janvier. L’objet de sa charge : une surtaxe exceptionnelle sur les bénéfices des 440 grandes entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse un milliard d’euros.

Une mesure qui devrait rapporter 8 milliards à l’État en 2025, mais qui ne devrait pas être reconduite en 2026, contrairement à ce que prévoyait le budget 2025 présenté par Michel Barnier. Pour LVMH, la facture pourrait être comprise entre sept et huit cents millions d’euros. Certes une somme, mais une taxe qui ne représente que 5 % des bénéfices du géant du luxe en 2024 (15,5 milliards). Dans le même temps, LVMH a versé 6,85 milliards d’euros à ses actionnaires. Soit 44 % de la totalité des bénéfices du groupe.

Remises en perspective, les protestations de Bernard Arnault – dont le nom avait été cité dans les Paradise Papers – frisent l’indécence. L’homme d’affaires cumule en effet une fortune personnelle de près de 180 milliards de dollars à la fin de 2024. Celle-ci a été multipliée par quatre depuis 2017 et la mise en œuvre des politiques probusiness d’Emmanuel Macron, parmi lesquelles la fin de l’ISF ou la baisse des impôts sur les sociétés.

Mais le patron de LVMH n’est pas le seul à pousser des cris d’orfraie contre le budget 2025. Celui de l’entreprise Airbus – qui a bénéficié des 15 milliards d’euros de soutien de l’État au secteur aérien pendant la pandémie – assure qu’il y a « trop de charges, trop de règlements, trop de contraintes, trop de taxes ». Pourtant, en 2024, là aussi, les dividendes versés par l’avionneur ont atteint des sommets. Même chose du côté d’Engie qui a largement contribué au record de dividendes versés en 2024 et a expliqué vouloir verser entre 65% et 75% de ses résultats nets à ses actionnaires en 2024 et 2025. Son patron a joint sa voix aux protestations contre la surtaxe sur les bénéfices, comme le patron de TotalEnergie, qui, comme chaque année, est sur le podium des dividendes versés : 14,6 milliards d’euros en 2024.


 


 

De Bernard Arnault
au patron de Michelin,
les grands patrons font
la guerre à l’impôt
et le chantage à l’emploi

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

En plein débat sur le budget 2025, les PDG sortent du bois en pointant le prétendu « matraquage fiscal » dont ils feraient l’objet, quitte à brandir le chantage à l’emploi.

Bernard Arnault va-t-il nous refaire le coup de mai 1981 ? À l’époque, l’élection du socialiste François Mitterrand et la peur du « péril rouge » avaient poussé le malheureux trentenaire à émigrer outre-Atlantique, effrayé par la politique du nouveau pouvoir. Il n’avait franchi l’Atlantique dans l’autre sens qu’en 1984, une fois rasséréné par l’arrivée à Matignon de Laurent Fabius et la parenthèse keynésienne refermée…

Et voilà que, près de quarante-cinq ans plus tard, le patron de LVMH entonne à nouveau la complainte de l’entrepreneur au bout du rouleau, avec les États-Unis en contrepoint fantasmé : « Je reviens des États-Unis et j’ai pu voir le vent d’optimisme qui régnait dans ce pays, lance-t-il, de retour de l’investiture du président Donald Trump. Et quand on revient en France, c’est un peu la douche froide. »

La raison de son courroux ? Le débat politique actuel autour du vote du budget 2025 , avec une possible – et temporaire – surtaxe sur les plus grosses entreprises françaises, susceptible de ramener 8 milliards d’euros dans les caisses de l’État. Dans le détail, les entreprises réalisant plus de 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires (comme LVMH) pourraient voir leur taux d’impôt sur les sociétés porté à 36 % au maximum, selon l’AFP. « Pour pousser à la délocalisation, c’est idéal ! » menace le multimilliardaire.

Chantage à l’emploi

Il n’est pas le seul. Depuis plusieurs semaines, on assiste à une véritable croisade médiatique des grands patrons français, vent debout contre « l’enfer fiscal » hexagonal, dans une atmosphère survoltée de chantage à l’emploi. « L’incompréhension tourne à la colère, gronde Patrick Martin, patron du Medef, sur RTL. Ceux qui peuvent partir partent et ils ont raison. Bernard Arnault a raison. » « Comment voulez-vous être compétitif ? Ce n’est pas possible », s’indigne, en écho, Florent Menegaux, patron de Michelin, qui s’offusque d’une France « championne d’Europe des prélèvements obligatoires ».

De son côté, Pierre Gattaz, ancien dirigeant du Medef, multiplie les déclarations d’amour au président américain, sur le mode du « on peut critiquer Donald Trump, mais… » (compléter au choix par : « il y a tout de même une énergie formidable aux États-Unis » ou « au moins, Trump mène une politique probusiness, lui »).

Les raisons de l’insurrection des grands patrons sont faciles à comprendre. Il y a évidemment la volonté de peser de tout leur poids dans le débat politique autour du vote du budget. Mais il y a aussi, pour certains d’entre eux, l’envie de justifier la casse sociale en cours (1 254 suppressions d’emplois programmés chez Michelin, par exemple), en invoquant le « manque de compétitivité » supposé de la France.

Leur argumentaire mérite d’être décortiqué. Commençons par l’emploi. Dans sa tirade, Bernard Arnault assure que la hausse de fiscalité sur les grosses entreprises inciterait « les entreprises qui fabriquent en France » à délocaliser : « C’est la taxation du « made in France » ! » assène-t-il. Est-ce vraiment le cas pour LVMH ? En parcourant le dernier rapport annuel du groupe, on s’aperçoit qu’en réalité, le « fleuron » tricolore est de moins en moins implanté dans l’Hexagone : 18 % seulement de ses effectifs totaux y sont basés, soit 39 351 salariés sur 213 268 ; contre 24 % en Asie ou 22 % en Europe. C’est encore pire pour ses ventes, puisque LVMH ne réalise en France que 8 % de son chiffre d’affaires.

Des élans patriotiques à géométrie variable

Au passage, les élans patriotiques de Bernard Arnault sont à géométrie variable. Son amour de la Belgique, pays connu pour sa fiscalité avantageuse en témoigne : une bonne partie de ses actions LVMH ont été transférées il y a plusieurs années dans deux sociétés basées avenue Louise, à Ixelles (banlieue de Bruxelles), nommées Pilinvest Participations et Pilinvest Investissements.

Bernard Arnault n’est pas le seul à se lamenter sur l’état actuel de l’Hexagone. Devant les sénateurs, Florent Menegaux, le patron de Michelin, s’est lancé dans une longue tirade pour pointer le « coût du travail » trop élevé, qui rendrait tout investissement hasardeux.

« Nos activités ne sont pas rentables en France », assure-t-il, comme pour mieux justifier la fermeture de deux sites, à Vannes (Morbihan) et Cholet (Maine-et-Loire). De quoi faire bondir José Tarantini, délégué syndical central CFE-CGC Michelin : « Il est inexact de dire que les sites français ne seraient plus rentables : ils le sont toujours, mais leur niveau de rentabilité est simplement inférieur aux 14 % de taux de marge opérationnelle promis par le groupe aux actionnaires ! »

La palme de la mauvaise foi revient à…

Devant les sénateurs, le patron de Michelin s’en prend, encore et toujours à la fiscalité française : « Les impôts de production représentent 4,5 % du PIB en France, contre 2,2 % en moyenne en Europe et, en Allemagne, on subventionne même la production », assure-t-il.

Il oublie de préciser que la France « subventionne » elle aussi massivement les grands groupes, à coups de crédit d’impôt. Pour la seule année 2023, Michelin a touché 30,8 millions d’euros de crédit impôt recherche (CIR) ; 4,3 millions d’euros en mécénat et autres crédits d’impôts ; 5,5 millions d’euros de subvention d’exploitation ; 4 millions d’euros de chômage partiel ; sans compter 5,8 millions d’euros en réduction d’impôts de production. Soit un total de 50,4 millions d’euros en allégements et réductions d’impôts divers.

Quand bien même la surtaxe sur les grands groupes serait finalement votée au Parlement, on imagine que Michelin ne serait pas poussé à la faillite pour autant… Même chose pour LVMH, dont les résultats ont certes baissé en 2024, mais à un niveau encore fort acceptable : le géant du luxe a réalisé 84,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires (+ 1 %), avec un taux de marge canon de 23,1 %.

Mais la palme de la mauvaise foi revient à Patrick Pouyanné, patron de TotalEnergies, qui a récemment menacé de déplacer ses activités dans des pays étrangers, plus favorables aux investissements. Rappelons que, du haut de ses 21,4 milliards de dollars de bénéfices (en 2023, dernier chiffre connu), la multinationale du pétrole a largement de quoi investir dans l’Hexagone.

    mise en ligne le 31 janvier 2025

Le Mouvement associatif alerte sur l’étranglement financier du secteur

Jérôme Hourdeaux sur www.mediapart.fr

Victime de coupes budgétaires toujours plus importantes, beaucoup d’associations voient leur survie menacée. Alors que de nombreux départements, régions, villes et l’État prévoient de nouvelles baisses de subvention, l’organisation nationale du Mouvement associatif a écrit au premier ministre.

Le Mouvement associatif sonne l’alarme. Jeudi 30 janvier, le réseau national a rendu publics un rapport et une lettre ouverte au premier ministre alertant sur les réductions budgétaires drastiques imposées aux associations. « Le contexte était déjà tendu. Désormais ça ne tient plus », a prévenu, lors d’une conférence de presse, la présidente du Mouvement associatif, Claire Thoury.

« Le secteur arrive à bout de souffle. Il y a des structures qui sont en train de mettre la clef sous la porte, et des structures qui existaient depuis longtemps », a-t-elle poursuivi. « Ce soir, nous tirons la sonnette d’alarme. Ça concerne toute la société. C’est cela que nous voulons faire comprendre. Est-ce cette société dont nous voulons vraiment ? », a conclu Claire Thoury.

« Le prochain vote du budget pourrait avoir un impact majeur sur le monde associatif, en raison des coupes sectorielles annoncées, du décalage dans son adoption et de la diminution des budgets des collectivités territoriales, dont certaines ont déjà prévenu qu’elles réduiraient significativement leurs subventions », avertit encore, dans son rapport, le Mouvement associatif qui fédère environ 700 000 associations – soit près d’une sur deux.

Ainsi, « les mesures budgétaires annoncées menacent […] 186 000 emplois de l’économie sociale et solidaire (au sein de laquelle on compte 80 % d’associations) », détaille de son côté le rapport intitulé « Que serait la vie quotidienne sans les associations ? ». Car c’est bien la survie de toute une partie du secteur qui est menacée, et ce depuis déjà plusieurs années. Selon le Mouvement associatif, il y a eu 1 110 procédures collectives en 2024, dont 489 liquidations. En 2022, il n’y avait que 766 procédures collectives pour 325 liquidations.

« Particulièrement critique »

Lors de la conférence de presse, le directeur général du Mouvement associatif, Mickaël Huet, a précisé que 29 % des associations avaient moins de trois mois de trésorerie en réserve et que 19 % étaient « dans une situation financière particulièrement critique ».

« Cette situation déstabilise un monde associatif déjà fragilisé depuis de nombreuses années, pris en tenailles entre une hausse continue des charges et une demande de plus en plus importante des bénéficiaires, alerte encore la lettre au premier ministre. En clair, les associations sont aujourd’hui dans l’impasse de devoir faire toujours plus avec moins. »

Le rapport cite plusieurs cas emblématiques de coupures de crédits à divers échelons territoriaux, et détaille leurs conséquences. Au niveau municipal, le Mouvement associatif évoque la situation des 14 000 associations et clubs sportifs de Toulouse, sur la sellette en raison du « “gel” par la mairie de 20 % des financements destinés aux clubs sportifs et de 40 % pour l’ensemble du secteur associatif ».

« À titre d’exemple, poursuit le rapport, l’association toulousaine MixaH, agissant pour la socialisation des personnes handicapées et des jeunes en difficulté par le biais d’échanges sportifs et éducatifs, subit de plein fouet les conséquences des coupes budgétaires. En plus de voir la subvention de la ville de Toulouse diminuer de 33 % par rapport à 2024, elle perd également le financement d’un poste adulte relais. […] Certaines actions, comme son intervention estivale auprès de plus de 60 jeunes des quartiers prioritaires, se retrouvent compromises. »

Ces coupes pourraient entraîner la suppression d’activités, la fermeture de structures.

À l’échelle départementale, ensuite, le rapport évoque le cas du « Val-de-Marne, où le Secours populaire perd 77 % de sa subvention triennale. La perte sera de 66 000 euros par an, et de 198 000 euros au total, alors que le nombre de bénéficiaires a augmenté de 50 % depuis 2018 », détaille le Mouvement associatif. « La Croix-Rouge française et le Secours catholique sont également concernés par ces baisses de subventions val-de-marnaises, alors que ce département fait partie des plus pauvres de France hexagonale », souligne-t-il.

« Cela veut dire que l’on ne va pas pouvoir répondre à une détresse qui pourtant monte », a dénoncé, lors de la conférence de presse, le président du Secours catholique, Didier Duriez. « C’est très dur à vivre pour nous, pour nos bénévoles et pour nos salariés. » « Ces associations vont se trouver dans la situation de devoir dire à une famille si oui ou non ils pourront accueillir leur enfant en situation de handicap », a renchéri Daniel Goldberg, président de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss).

Ce dernier a tenu a exprimer sa « colère » face à la situation. « Je ne connais pas une structure, quelle que soit sa taille, quel que soit son secteur, qui ne soit pas dans le rouge », a témoigné Daniel Goldberg en rappelant que les associations gèrent 30 % des Ehpad et de 85 à 90 % des structures de protection de l’enfance ou d’accueil de personnes en situation de handicap.

À l’échelle régionale, c’est la région Pays de la Loire qui est épinglée pour avoir annoncé en novembre 2024 « une réduction de son budget de 100 millions d’euros ». Ces économies passeront par « une réduction de 64 % des subventions dédiées à la commission culture, sport et associations, soit une baisse de 21 millions d’euros ». « Ces coupes pourraient entraîner la suppression d’activités, la fermeture de structures, une réduction de l’offre sociale, culturelle et sportive, écrit le Mouvement associatif, ainsi que la perte de 13 000 emplois dans l’économie sociale et solidaire, dont 84 % sont des emplois associatifs selon l’UDES », l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire.

Fonds national

Lors de la conférence de presse, Maxime Gaudais, directeur du Pôle, une association de coopération pour la filière musicale basée dans les Pays de la Loire, a estimé à 2 500 le nombre d’emplois intermittents qui seront touchés. Il a pris l’exemple de l’association Songo, gérant la salle nantaise Stereolux, elle aussi touchée par les coupes. « Pour eux, cela représente 19 concerts en moins, donc 43 groupes qui ne pourront pas jouer et donc 4 000 heures de travail qui seront perdues pour les artistes, les techniciens, les gens de la sécurité… », a détaillé Maxime Gaudais.

Enfin, le rapport prend soin de saluer le rôle joué par les associations d’outre-mer, notamment à Mayotte. « Bien que les associations locales aient subi de plein fouet les impacts des cyclones, elles ont été également les premières à intervenir, en mettant en place des actions d’urgence pour répondre aux besoins essentiels des populations les plus atteintes et soutenir la reconstruction », souligne le rapport.

Pour mettre fin à la crise financière du secteur, le Mouvement associatif fait plusieurs propositions : assurer leur « stabilité financière en maintenant sur les budgets 2025 le montant des subventions versées aux associations » ou encore « créer un fonds national de mobilisation pour la vie associative cogéré par des représentants des collectivités territoriales, de l’État et du monde associatif ».

Trop souvent, les associations sont des victimes collatérales de choix politiques.

Ce fonds serait abondé par « la rétrocession volontaire de tout ou partie des intérêts des livrets bancaires d’épargne », « un relèvement des plafonds du régime mécénat d’entreprise sous condition de reversement au fonds », « une partie des fonds saisis et confisqués par l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) et les intérêts que ceux-ci génèrent » et « la possibilité par les fondations reconnues d’utilité publique (Frup) de flécher une partie des fonds propres aujourd’hui non libérables ».

« Trop souvent, les associations sont des victimes collatérales de choix politiques », écrit le Mouvement associatif dans son adresse à François Bayrou. Or, « quand une association de solidarité perd des subventions, ce sont des familles en grandes difficultés financières qui ne pourront plus partir en vacances », poursuit-ilAvant d’expliquer : « Quand un club de sport n’a plus les moyens d’engager un animateur, ce sont des enfants qui devront renoncer à une activité sportive. Quand un festival s’arrête, c’est tout un territoire qui renonce à se retrouver dans un moment de convivialité. »

  mise en ligne le 30 janvier 2025

« On voit bien que les actions continuent de monter, mais les salariés sont vus comme des pions », Vencorex tombe Arkema et la chimie française tremble

Khalil Auguste Ndiaye sur www.humanite.fr

Les salariés de l’usine d’Arkema à Jarrie (Isère) ont manifesté ce mercredi devant le siège de la multinationale. Ils dénoncent l’annonce par la multinationale de la suppression de 154 postes, qui fait suite au dépôt de bilan de son fournisseur de matière première, Vencorex. Les syndicats des deux sociétés craignent un effet de domino sur la chimie française.

Reçus à Paris par le ministre de l’Industrie Marc Ferraci ce mardi 28 janvier, les représentants des salariés de Vencorex repartent avec les idées plus floues qu’à leur arrivée. Alors que le gouvernement parle de « reconversion du site », les travailleurs de l’entreprise chimique craignent que le rachat par le concurrent chinois Wanhua et la fermeture da la majeure partie de la production de l’usine n’aient des répercussions importantes sur le secteur de la chimie en France. De premières conséquences qui s’observent déjà chez Arkema, acheteur principal du sel de Vencorex et dont une centaine de salariés ont manifesté le mécontentement devant le siège ce mercredi 29 janvier.

Une colère qui est surtout dirigée contre le plan social proposé le 21 janvier par le chimiste. Avec la fermeture d’une partie de leur usine à Jarrie (Isère), 154 des 344 employés du site vont perdre leur travail. Pour Carole Fruit, secrétaire générale de la CFDT Chimie Energie du Dauphiné Vivarais, « Arkema a profité de la fermeture de Vencorex comme effet d’aubaine pour déclencher ce plan social ». Selon elle, l’entreprise « aurait pu se positionner pour reprendre la production de sel de Vencorex et éviter cette situation ».

Une inaction que les salariés du chimiste voient comme un acte délibéré, attisant leur colère. « Produire du sel a un coût important », explique la secrétaire générale CFDT « et Vencorex le vendait à un prix dérisoire comparé au marché. Arkema ne s’est pas avancé pour reprendre l’activité, parce que ça leur fait des économies ». Des économies qui pourraient contenter les actionnaires du groupe, la multinationale ayant annoncé s’attendre à des bénéfices avant impôt pour 2024 dans la fourchette basse de ses prévisions (autour de 1,5 milliards d’euros). « On voit bien que les actions continuent de monter, mais les salariés sont vus comme des pions », fustige Carole Fruit.

54 postes conservés sur 464

Si le site d’Arkema à de Jarrie est menacé, c’est principalement à cause de la fermeture de l’usine de Vencorex, situées à quelques kilomètres, à Pont-de-Claix (Isère). Principal fournisseur de sel d’Arkema, Vencorex a déposé le bilan en septembre 2024 et est en procédure de redressement judiciaire. Depuis lors, une seule offre de reprise a été formulée… par le chinois Wanhua, un concurrent direct qui propose de ne garder que 54 des 464 salariés. Une situation inacceptable pour ces salariés qui ont sollicité le ministre de l’Industrie.

Pourtant « les réponses sont évasives » explique Séverine Dejoux, représentante de la CGT Vencorex. « On nous parle de reconversion du site mais, nous, on n’y croit pas » affirme la syndicaliste après la rencontre avec Marc Ferraci. « Un atelier de chimie, c’est spécifique. Ce n’est pas une casserole dans laquelle on fait n’importe quelle soupe », déclare-t-elle, dénonçant l’inaction de l’Etat et appelant ce dernier à nationaliser l’entreprise, tant pour sauvegarder les postes que pour l’avenir de la chimie en Auvergne-Rhône-Alpes. « On s’attendait à ce qu’Arkema formule une offre pour reprendre la production de sel, mais on se rend compte aujourd’hui qu’il n’y avait aucune intention de sauver Vencorex » déplore Séverine Dejoux.

Sans ce sauvetage, les salariés de Vencorex et d’Arkema craignent un effet de domino dans l’industrie chimique. « Toutes les plateformes chimiques sont interdépendantes : les produits des uns sont les matières premières des autres » explique Carole Fruit de la CFDT Arkema. Sans le sel de Vencorex, Arkema ne peut plus produire le chlore nécessaire au leader du nucléaire Framatome pour la transformation du zirconium dans son site à Jarrie.

Selon Les Echos, l’entreprise a dû créer une cellule de crise pour trouver une solution à ce manque d’approvisionnement. ArianeGroup est aussi touchée par cette fermeture, se fournissant en perchlorate d’ammonium, carburant nécessaire à la fusée Ariane et aux missiles de dissuasion nucléaire.

« En sauvant le premier maillon, on peut sauver toute la chaîne », souligne Séverine Dejoux, qui rappelle qu’« avec la fermeture de Vencorex, on s’attend à ce que les industries chimiques changent leurs manières d’opérer, ce qui aurait d’autres conséquences dans un futur proche ».

Plus encore, elle alerte sur le risque environnemental autour de la mine de sel de Pont-de-Claix : « Une production de sel ne s’arrête pas du jour au lendemain. Si on ne décomprime pas rapidement et régulièrement les mines où se trouve la saumure, il y a un enjeu écologique terrible pour la région avec l’effondrement des cavités ». La représentante CGT y voit également un gâchis, notant que « la mine a encore des réserves pour au moins 50 ans. Des discussions sont en cours avec le gouvernement pour sa reprise, mais tout est encore flou ».

Un flou qui continue d’inquiéter les salariés des deux entreprises. En colère, les employés d’Arkema « espèrent toujours que l’entreprise va se positionner, même si c’est tard » explique Carole Fruit. Du côté de Vencorex, Séverine Dejoux évoque « un combat qui ne va pas s’arrêter. Le ministre de l’Industrie ne veut pas nous entendre donc on va essayer d’interpeller le Premier Ministre ».

  mise en ligne le 29 janvier 2025

Austérité :
la saignée s’amplifie
pour le budget de l’État

Mathias Thépot sur www.mediapart.fr

Environ 24 milliards d’euros de coupes dans les dépenses publiques : telle est la copie du budget 2025 rendue par le Sénat et qui sera proposée en commission mixte paritaire jeudi 30 janvier. La note finale s’annonce très salée.

Pour entrevoir des alternatives à cette austérité, on peut se rapporter à « Budget 2025 : non, l’austérité n’est pas le seul horizon possible » paru le 18 janvier dans cette même rubrique de 100-paroles.fr

C’est parti pour être l’une des cures d’austérité budgétaire les plus rudes d’une année sur l’autre. Les coupes dans les dépenses publiques prévues dans la copie du projet de loi de finances 2025 votée au Sénat le 23 janvier, et qui sera discutée en commission mixte paritaire (CMP) à partir 30 janvier, sont particulièrement rudes.

À ce stade, le texte prévoit 24 milliards d’euros de baisse des dépenses de l’État par rapport à ce qui aurait permis de maintenir le même niveau de financement des services publics qu’en 2024. C’est plus que ce qu’affichait le gouvernement Michel Barnier dans son projet de loi de finances pour 2025 (− 21,5 milliards).

Tel est le résultat des calculs du président de la commission des finances de l’Assemblée nationale, Éric Coquerel, que l’Insoumis a recoupé à Bercy avec les cabinets des ministres des finances et des comptes publics.

Il faut ajouter à cela un coup de rabot d’environ 2 milliards d’euros dans le budget alloué aux collectivités locales et d’un peu plus de 8 milliards dans le budget de la sécurité sociale, actuellement en discussion à l’Assemblée nationale. Soit un total d’environ 35 milliards d’euros de baisse des dépenses publiques à ce stade.

Côté recettes fiscales, la hausse annoncée par le gouvernement de François Bayrou serait de 18 milliards d’euros en 2025. Soit peu ou prou ce que prévoyait il y a quelques mois le gouvernement de Michel Barnier, moins la très polémique taxe sur l’électricité qui n’est plus à l’ordre du jour.

La surtaxe sur l’impôt sur les bénéfices des entreprises réalisant plus de 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires, censée rapporter 8 milliards d’euros en 2025, sera maintenue. Une incertitude subsiste toutefois sur la taxe sur les hauts revenus, qui doit rapporter 2 milliards d’euros aux caisses de l’État, mais qui pourrait être remplacée par une contribution sur les plus hauts patrimoines qui nécessiterait vraisemblablement une autre loi fiscale.

Objectif : un déficit public à 5,4 % du PIB

Bref, on arriverait à ce stade à un effort global d’environ 53 milliards d’euros dans le budget 2025. Un montant énorme pour atteindre l’objectif fixé par le ministre de l’économie et des finances Éric Lombard : une réduction du déficit public de 6,1 % en 2024 à 5,4 % du PIB cette année. « Le Sénat s’est montré très dynamique » pour réduire les dépenses publiques, s’est ainsi félicité le ministre lors d’une rencontre le 28 janvier avec l’Association des journalistes économiques et financiers (Ajef). 

Cela étant dit, ces nouvelles coupes actées par la chambre haute du Parlement ont souvent été de l’initiative du gouvernement Bayrou : selon Éric Coquerel, les amendements de l’exécutif ont en effet ajouté 7 milliards d’euros de baisse supplémentaire de dépenses de l’État en quelques jours. 

La saignée budgétaire pour 2025 est donc totale. Parmi les missions qui prennent le plus cher, citons la mission « écologie, développement et mobilités durables », qui subirait à ce stade une coupe sèche de 2,9 milliards d’euros en volume dans son budget par rapport à 2024, mais aussi la recherche et l’enseignement supérieur (− 1,7 milliard), la mission « solidarité, insertion et égalité des chances » (− 1,4 milliard), l’enseignement scolaire (− 1,1 milliard), ou l’agriculture (− 400 millions).

Et encore, ce n’est pas fini. Car le gouvernement s’est fait retoquer par le Sénat pour 1,4 milliard d’euros d’amendements coupant aveuglement dans certaines missions de l’État comme le logement, l’éducation ou le sport. Il y a fort à parier qu’il reviendra à la charge sur ces thèmes via des amendements au texte qui sera étudié par la CMP le 30 janvier.

Celle-ci est, rappelons-le, composée de sept député·es et sept sénateur·ices, dont six sont membres des oppositions (quatre à gauche et deux au Rassemblement national) et huit du « socle commun » soutenant l’action du gouvernement, qui peut donc s’appuyer sur une majorité. Voilà pourquoi la CMP devrait être assez rapidement « conclusive ».

En fait, si Éric Lombard et le reste du gouvernement Bayrou continuaient encore récemment les négociations avec des forces de gauche (socialistes et écologistes), notamment, c’était pour anticiper le coup d’après et s’éviter la censure lors de la semaine du 3 février. Semaine au cours de laquelle l’Assemblée nationale devra selon toute vraisemblance entériner l’accord de la CMP, et où un 49-3 et une motion de censure sont attendus.

Gloire au marché

Mais même si Éric Lombard semble être très ouvert à la discussion, comme il aime le répéter aux journalistes, sa stratégie de convaincre une partie de la gauche butera inévitablement sur une contradiction évidente : le budget qu’il porte est le plus rude avec les services publics au XXIe siècle.  

Et même du point de vue de la croissance économique, ce texte aura des effets délétères. Rappelons que le projet de budget de Michel Barnier, qui prévoyait un niveau global d’économies à peine supérieur à celui porté par François Bayrou, aurait réduit la croissance de 0,8 point de pourcentage, selon les calculs de l’Observatoire français des conjonctures économiques. Il y a donc de fait à attendre un impact négatif du même ordre avec le projet de budget discuté actuellement pour 2025.

D’ailleurs, Éric Lombard l’a admis face aux journalistes le 28 janvier : « Ce budget qui réduit le déficit surtout par la baisse des dépenses aura un effet [négatif – ndlr] sur la croissance. » Cependant, il semble croire dur comme fer qu’il atteindra tout de même son objectif de croissance du PIB en 2025 – certes excessivement modeste à + 0,9 % – grâce à une force supérieure : celle du marché. La perte d’activité économique liée aux coupes budgétaires serait en effet, selon lui, « compensée par le fait que les entrepreneurs et les marchés financiers seront rassurés ». À la bonne heure ! 

Pour le principal locataire de Bercy, le vote d’un budget d’austérité sur les services publics aura en fait pour effet positif de redonner stabilité et confiance au monde des affaires. Pour s’en assurer, celui qui fut dans les années 2000 et 2010 un cadre dirigeant de la BNP Paribas et de l’assureur Generali multiplie d’ailleurs les petites promesses à l’endroit de son ancien monde : aux Échos, il a par exemple affirmé que « la surtaxe d’impôt sur les sociétés ne s’appliquera qu’un an, au lieu de deux dans le projet du précédent gouvernement ».

Mais aussi que « le relèvement de la flat tax de 30 % sur les revenus du capital n’est plus d’actualité, ni aujourd’hui ni demain ». Ouf ! Les riches et les grandes entreprises peuvent dormir sur leurs deux oreilles : avec Éric Lombard, ils ne seront pas mis outre-mesure à contribution pour redresser les comptes de la nation dans les prochaines années. Sera-ce également le cas des services publics et du modèle social ? 

  mise en ligne le 25 janvier 2025

Environnement, travail forcé : Paris continue de torpiller le « devoir de vigilance » des entreprises

Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr

D’après des documents obtenus par Mediapart, la France plaide désormais pour un « report “sine die” » de la directive européenne destinée à lutter contre les violations de droits humains et les dégâts environnementaux commis par les entreprises. Une prise de position « irresponsable », jugent des ONG.

C’est l’un des textes les plus ambitieux adoptés lors du précédent mandat européen à Bruxelles. Il doit permettre à l’UE d’amorcer rien de moins qu’une « révolution juridique », en contraignant les entreprises à lutter contre les violations de droits humains et les dégâts environnementaux.

Mais la France, par la voix de son nouveau ministre de l’économie, Éric Lombard, continue son travail de sape contre ce texte emblématique sur le « devoir de vigilance », pourtant déjà entré en vigueur. D’après des documents confidentiels que Mediapart s’est procurés vendredi 24 janvier, tout comme le journal Politico, Paris plaide pour « une pause réglementaire massive », qui passe par la « révision de législations, même adaptées récemment, dont il apparaît qu’elles ne sont pas adaptées au nouveau contexte de concurrence internationale exacerbée ».

Parmi ces législations figure donc celle sur le devoir de vigilance, adoptée le 24 avril 2024 au Parlement européen, et en cours de transposition, jusqu’en 2026, par les États membres. D’après les éléments de langage fournis par ses services, Éric Lombard a plaidé mardi 21 janvier, lors de l’Ecofin – la réunion des ministres de l’économie de l’UE –, pour un « report sine die de l’entrée en vigueur de la directive ». Jusqu’à présent, les adversaires du texte réclamaient un report de un à deux ans.

En théorie, ce report doit permettre, pour Paris, d’introduire des « améliorations législatives » au texte. En priorité : relever les seuils, pour réduire le nombre d’entreprises qui seront soumises à ce devoir de vigilance. Dans la directive adoptée (qui était déjà un sérieux compromis) ne sont concernées que les entreprises qui comptent au moins 1 000 salarié·es et affichent un chiffre d’affaires supérieur à 450 millions d’euros. Paris réclame des seuils encore plus élevés : au moins 5 000 salarié·es, et 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires.

Bercy ne s’est pas arrêté là et propose aussi de revenir sur l’un des points les plus sensibles du texte, qui fit l’objet d’âpres débats entre capitales et Parlement européen en 2023 et 2024 : l’inclusion, ou non, des banques dans le périmètre du texte. Soucieuse de protéger son secteur financier, la France avait tout fait pour obtenir l’exclusion du secteur : les banques n’étaient pas forcées à la « vigilance » sur les activités des clients qu’elles financent.

Mais une clause de « revoyure » avait tout de même été fixée, à horizon deux ans, pour en rediscuter. C’est dans ce cadre que le ministre a proposé, sans détour, la « suppression de la clause de revue visant à fixer des exigences supplémentaires pour les entreprises financières règlementaires ». En clair : mettre les banques à l’abri, de manière définitive – et tant pis si les parlementaires européen·nes en avaient décidé autrement.

« Scandaleux et non démocratique »

D’après les calculs d’un collectif d’ONG françaises, les modifications proposées par Paris reviendraient à sortir du périmètre du texte pas moins de 70 % des entreprises aujourd’hui concernées. Alors même que l’ONG néerlandaise Somo avait déjà calculé que le texte original, dans sa mouture de 2024, n’allait concerner que 3 400 des 32 millions d’entreprises dans l’UE.

Cette position française n’est pas tout à fait nouvelle. Lors de son discours devant la conférence des ambassadrices et ambassadeurs, le 6 janvier, Emmanuel Macron avait fait de la « simplification » la priorité du « réveil européen » qu’il appelle de ses vœux. « On doit faire une pause réglementaire massive, mais on doit revenir sur des réglementations, y compris récentes, qui entravent notre capacité à innover », avait déjà expliqué le chef de l’État.

Mais c’est la première fois que le nouveau ministre de l’économie se montre aussi précis – « report sine die » – dans son opposition au texte sur le devoir de vigilance en particulier. « La France reprend sans filtre les demandes des lobbies pour torpiller la directive devoir de vigilance, commente Juliette Renaud, coordinatrice des Amis de la Terre France. Après avoir déjà affaibli le texte pendant les négociations, le gouvernement français se refait aujourd’hui la voix du patronat en demandant son report indéfini pour le détricoter davantage. C’est absolument scandaleux et non démocratique ! »

Cette activiste fait notamment référence à la position de l’Association française des entreprises privées (Afep), datée du 17 janvier, sur la simplification administrative. Ce lobby réclamait déjà le « report » – sans fixer aucun délai – du texte, le temps de réaliser une étude d’impact de la directive sur la compétitivité des entreprises européennes... Dès novembre 2024, BusinessEurope, le Medef européen, avait signé une lettre ouverte qui s’inquiétait de la « complexité » et de l’« incertitude » créées par cette directive. Paris semble parfaitement aligné sur ces éléments de langage.

La position française, qui piétine des années de débat à Bruxelles sur le sujet, coïncide avec la volonté de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, qui avait plaidé, dès novembre, pour une simplification de textes déjà existants, dont celui sur le devoir de vigilance, officiellement afin de lutter contre la « bureaucratie ». L’exécutif bruxellois est censé présenter sa proposition, connue sous le nom d’« omnibus », d’ici fin février. Les ONG s’inquiètent des remises en cause massives des principaux acquis du mandat précédent obtenus dans le cadre du Pacte vert.

Sollicité à plusieurs reprises par Mediapart, le ministère de l’économie n’a pas répondu.

ArcelorMittal Dunkerque :
la CGT se prépare
face à la menace de licenciements

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/

Le site ArcelorMittal de Dunkerque est le plus grand site sidérurgique de France. Mais, alors que la direction de la multinationale avait annoncé un investissement massif permettant de moderniser l’outil, elle a récemment fait marche arrière. Sans cet argent, pas moins de 3200 emplois directs et tout un bassin d’emploi et de vie sont en danger. Face à cette menace, la CGT se prépare et a organisé un meeting ce 23 janvier.

« Si on fait ce meeting, c’est pour alerter la population locale. » Dans la salle de l’Avenir, lieu historique des luttes ouvrières dunkerquoises construit par les dockers, Gaëtan Lecocq se prépare à mener bataille. Le secrétaire général de la CGT ArcelorMittal Dunkerque alerte depuis des mois :

« On nous dit que les ouvriers sont fiers de venir travailler dans l’entreprise, alors pourquoi des démissions records ? Pourquoi autant de sanctions ? Oui, avant j’étais fier de travailler chez ArcelorMittal. Mais maintenant l’outil est pourri. Les hauts fourneaux sont dans un état catastrophique. On est en sous-effectif partout et tout le monde s’en fout. Les salariés et les sous-traitants n’ont plus envie de venir travailler. S’il faut finir par sortir les engins et bloquer Dunkerque, on le fera ». 

Alors que la multinationale avait promis, en 2024, 1,8 Md d’investissements (dont 850 M d’argent public français et européen) pour décarboner les hauts fourneaux de Dunkerque (entre 3% et 6% des émissions de CO2 en France), les salariés ne voient toujours pas la couleur de l’argent. De son côté, ArcelorMittal se dit en attente de décisions de soutien de l’Union Européenne alors que le marché américain est fermé et que la Chine pratique un dumping social et environnemental. La multinationale déplore aussi « un coup de l’énergie trop haut » et « des baisses de débouchés en Europe ».

Or, c’est simple, résume le cégétiste, qui craint que des milliers de licenciements ne s’ajoutent aux 136 consécutifs à la récente fermeture des sites de Denain et Reims. « Soit ArcelorMittal investit dans notre usine de Dunkerque pour nous permettre de mettre en place des fours électriques. Soit ils arrêtent la filière à chaud, comme à Florange, et ce sera la catastrophe industrielle. Sans investissement on perdra 50% de nos 3200 emplois, tout notre bassin économique s’écroulera ». En attendant, deux jours mensuels de chômage partiel ont été actés pour les trois premiers mois de l’année.

« ArcelorMittal organise le sous investissement »

Catastrophiste la CGT ? Rien n’est moins sûr. Les dernières annonces du patron n’ont pas été rassurantes. Entendu ce 22 janvier par la Commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale, Alain Le Grix de la Salle, président d’ArcelorMittal France, a déclaré que « tous les sites européens présentent aujourd’hui des risques de fermeture ». Il a plaidé pour la mise en place de quotas d’importation pour limiter l’entrée d’acier chinois. Un argument contrecarré par le député communiste André Chassaigne.

« On ne peut pas tout expliquer par la concurrence chinoise. Certes, la Chine produit 54% de l’acier mondial, mais 93% est destiné à son marché intérieur, notamment pour répondre à la demande des groupes occidentaux qui se sont installés dans l’empire du milieu. En réalité, la dynamique d’exportation d’acier chinois vers l’Europe est plutôt en retrait depuis 15 ans. En revanche, il y a bien une accélération de l’importation d’acier en Europe, mais depuis l’Inde, pays de Monsieur Mittal. Ne serait-ce pas Mittal qui se sert de l’Europe pour écouler ses propres productions indiennes. En réalité, vous laissez dépérir les sites [français] au profit de l’Inde et du Brésil. »

L’analyse est appuyée par la députée insoumise Aurélie Trouvé, ex-présidente d’Attac, présente au meeting de Dunkerque.

« ArcelorMittal organise le sous investissement pour délocaliser ses entreprises vers les Etat-Unis, mais surtout vers le Brésil et l’Inde. Il y a une raison à cela : nourrir les dividendes des actionnaires. C’est un risque majeur pour notre sidérurgie française et pour notre industrie en général car le métal est la base essentielle de toute l’industrie. » 

La CGT ArcelorMittal Dunkerque en ordre de bataille

« Ce meeting, c’est pour alerter nos politiques, qu’ils tapent un grand coup sur la table », explique Gaëtan Lecocq. La CGT ArcelorMittal Dunkerque tente aussi de construire des solidarités locales, pour peser davantage dans la balance. « Au mois de juillet, on s’est réunis avec les sous-traitants. Que ce soit le cuistot du restaurant d’entreprise, la femme de ménage, la maintenance, qui désormais est externalisée, tout le monde est concerné. Et ici, ça peut partir comme un coup de fusil », prévient le cégétiste qui se rappelle le mouvement de grève de décembre 2023, qui avait suivi l’annonce de réquisition des grévistes.

   mise en ligne le 22 janvier 2025

« Qu’est-ce qu’il y a de "social" dans un plan social ? » : la CGT s’invite à Bercy pour dénoncer
les suppressions d’emplois

Samuel Eyene sur www.humanite.fr

Face aux 300 000 emplois qui sont supprimés ou menacés, près de 500 militants de la CGT venus de toute la France se sont rassemblés, mercredi, face au ministère de l’Économie, pour défendre l’industrie et l’emploi.

Étendards rouges sur fond vert de la pyramide de gazon et de verre, la centaine de drapeaux flottant devant Bercy a de quoi trancher avec la grise muraille du ministère de l’Économie et des Finances qui se dresse en face. Ce mercredi 22 janvier est un jour de lutte. Les fédérations chimie, métallurgie, énergie, construction, verre et céramique, commerce, organismes sociaux et du livre (Filpac) de la CGT avaient appelé les salariés touchés par les plans sociaux en cours, menaçant 300 000 emplois, à manifester leur colère.

Le lieu n’a pas été choisi au hasard. Le gouvernement restant passif face à cette casse sociale, les syndicats ont décidé de secouer le ministère en charge de l’Industrie, avec son Ciri (comité interministériel de restructuration industrielle), chargé de venir en aide aux sociétés de plus de 400 salariés en difficulté et qui en font la demande.

« Le ministre de l’Industrie a dit qu’il allait nous aider à obtenir une prime de licenciement »

« Dans nos 11 branches professionnelles de la chimie, nous comptons plus de 70 plans antisociaux. Antisociaux, persiste et signe Serge Allègre, secrétaire général de la Fnic CGT. Car, mes camarades, une bonne fois pour toutes, ne parlons plus de plans sociaux, car qu’y a-t-il de social dans un PSE si ce n’est la destruction de nos vies, de nos familles ? »

Micro en main au centre du barnum dressé pour l’occasion, le cégétiste de la chimie peste contre les coups de boutoir portés aux travailleurs de l’industrie. De fait, en deux décennies, la part du secteur manufacturier dans le PIB est passée de 14 % à 9 % selon la Banque mondiale. « Cela représente 1 million d’emplois directs perdus en France dans l’industrie sur la même période », estime-t-il, exigeant l’arrêt de tous les plans « antisociaux » et l’interdiction de tous les licenciements.

Valeo, Auchan, Michelin… la liste noire des suppressions de postes s’allonge chaque jour. Ce mardi, Arkema, multinationale tricolore de la chimie, a annoncé envisager de supprimer 154 des 344 postes de son usine de Jarrie, en Isère, prétextant que cette décision est la conséquence de la mise en redressement judiciaire de son fournisseur Vencorex.

Pourtant, dénonce au micro Séverine Dejoux, élue CGT au CSE de Vencorex, « Arkema pouvait reprendre l’activité et faire en sorte que Vencorex ne tombe pas, mais elle n’a pas voulu négocier les prix de la matière première. Maintenant, elle se sert de ce qui nous arrive pour faire croire qu’elle n’a d’autre choix que de fermer son site ».

La représentante des salariés dans le cadre de la procédure de redressement judiciaire est chaudement applaudie par les manifestants, en hommage à la longue lutte de soixante-trois jours des travailleurs de l’usine du Pont-de-Claix. « Nous avons signé un protocole de fin de grève en pensant que nous avions suffisamment mis le bazar pour être entendus à Paris. Mais, dès la reprise du travail, plus personne ne s’est soucié de notre sort, lâche la syndicaliste amère. Quand nous avons rencontré le ministre de l’Industrie, la seule chose qu’il a été capable de nous dire est qu’il allait nous aider à obtenir une prime de licenciement. »

Sophie Binet dénonce « l’hypocrisie » du gouvernement

Au-dessus de Bercy, les nuages gris s’amoncellent. Le demi-millier de personnes massées écoutent Sophie Binet, secrétaire générale du syndicat, dénoncer « l’hypocrisie » du gouvernement, rappelant que son organisation avait déjà remis en octobre à Michel Barnier, chef du gouvernement de l’époque, la liste des 200 plans de licenciement en cours dans l’Hexagone.

« En janvier, nous avons rencontré le nouveau premier ministre, François Bayrou, et nous lui avons également remis la liste des plans qui s’élèvent désormais à 300. Mais, dans son discours de politique générale, il n’a pas dit un mot sur la question des licenciements en cours. Combien faudra-t-il de premiers ministres pour avoir enfin un gouvernement qui ait le courage d’affronter les multinationales ? » s’agace-t-elle.

Dans ce contexte de licenciements, le rassemblement parisien du jour sert aussi à regonfler le moral des personnes en lutte. Thomas Launay, délégué syndical CGT de l’entreprise française de fabrication d’articles de caoutchouc pour l’industrie automobile Paulstra Hutchinson à Segré (Maine-et-Loire), se fond parfaitement dans cette foule de corps multicolore.

Avec deux autres collègues, le quadragénaire a pris le train pour Paris aux aurores pour participer à la mobilisation. Son site n’est pas directement menacé pour l’heure mais il est venu vivre ce moment « qui régénère ». Les sourires sont nombreux. Les rires aussi. « Continuer de danser encore », crache une enceinte posée sur un camion. Les grévistes n’attendent plus passivement des réactions de Bercy. Tout va à point à qui sait prendre.


 


 

Aides publiques et casse sociale : les patrons d’Auchan et ArcelorMittal sur le grill face aux députés

Cyprien Boganda et Stéphane Guérard sur www.humanite.fr

Ce mercredi, les dirigeants d’Auchan et ArcelorMittal ont été auditionnés par la commission des Affaires économiques de l'Assemblée nationale. Face aux députés qui les accusaient de supprimer des milliers d’emplois en dépit d’aides publiques conséquentes, ils sont restés inflexibles.

Cordial sur la forme, musclé sur le fond. Durant une heure et demie, Guillaume Darrasse, directeur général d’Auchan Retail et président d’Auchan France, a été soumis à un feu roulant de questions posées par les députés de la commission des Affaires économiques, présidée par Aurélie Trouvé (FI), réunis ce mercredi matin. En novembre, Auchan a en effet annoncé un énorme plan de restructuration, menaçant quelque 2 400 emplois et une quinzaine de magasins.

Face aux questionnements nourris sur le montant des aides publiques empochées par Auchan, la stratégie de redressement du groupe et les reclassements possibles des salariés licenciés au sein de la galaxie des Mulliez, propriétaires d’Auchan, Guillaume Darrasse est resté droit dans ses bottes, non sans montrer quelques rares signes d’agacement.

Le patron d’Auchan reste évasif

Sur les aides publiques, il n’a jamais répondu aux députés qui lui demandaient le montant de l’enveloppe globale (exonérations de cotisations sociales comprises), mais il a donné quelques précisions (invérifiables) quant à la ventilation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (Cice) : selon lui, sur les quelque 430 millions d’euros touchés entre 2013 et 2018, 212 millions auraient été versés sous forme de rémunération aux salariés (intéressement et participation), 139 millions investis pour la « compétitivité et l’innovation » et 80 millions dans la transition écologique.

Interrogé sur la bonne fortune des Mulliez (52 milliards d’euros de patrimoine), le dirigeant a botté en touche, expliquant qu’il « n’était pas le représentant » de la famille, mais que des reclassements ponctuels de salariés licenciés au sein des enseignes de la galaxie étaient étudiés.

Surtout, Guillaume Darrasse a assumé la gigantesque casse sociale, mettant cette décision sur le compte de la crise du modèle de l’hypermarché, « tellement spécifique qu’il s’est peut-être un peu trop regardé lui-même et n’a pas senti les évolutions du marché ».

Pour Arcelor, c’est toujours la faute des autres

La faute aux autres, c’est aussi le principal argument qu’a développé Alain Le Grix de la Salle, nouvellement nommé président d’ArcelorMittal France après toute une vie de « fierté » passée à monter les échelons au gré des fusions-acquisitions.

C’est contraint et forcé par « le manque de visibilité sur l’environnement réglementaire » en Europe, par la concurrence déloyale de la Chine dont l’acier se déverse sur le Vieux Continent « à un prix inférieur à nos coûts de revient », par les « surcapacités mondiales », par « l’explosion des prix de l’énergie » avec « des prix du gaz ici quatre fois supérieurs à ceux aux États-Unis », ainsi que par « la chute de 20 % la demande en acier en Europe » que le groupe sidérurgiste procède à la fermeture de ses sites de Reims et Denain (135 postes supprimés, auxquels s’ajoutent 28 postes en moins à Strasbourg et Valence). Voilà aussi pourquoi le deuxième groupe mondial a gelé son projet à 1,8 milliard d’euros, dont 850 millions de l’État, d’électrification des hauts fourneaux de Dunkerque.

Côté « plans sociaux », le dirigeant s’en remet aux négociations en cours, soulignant que les effectifs en France (15 400) n’ont pas diminué depuis 2019. Taclé sur le manque d’investissements, il met en avant le milliard et demi dépensé en cinq ans et le fait que, si l’Europe répond à ses demandes, les milliards pleuvront à nouveau. En attendant, ArcelorMittal serait sevré d’aides publiques : 75 petits millions touchés, hors crédit impôt recherche et prise en charge du chômage partiel. Quant au 1,5 milliard versé en 2024 en dividendes et rachats d’action, « il est normal que les actionnaires soient rétribués ». Circulez, il n’y a rien à voir.

  mise en ,ligne le 21 janvier 2025

Trump : Vers une démondialisation
agressive et dangereuse

Louis Mollier-Sabet sur www.regards.fr

Les règles économiques et commerciales de la mondialisation qui a dominé les 50 dernières années ont déjà été fortement mises en cause. Mais l’investiture de Donald Trump va marquer une nouvelle étape. Le commerce n’est plus envisagé au service de la paix et d’un monde unifié. Tout l’inverse : les échanges économiques s’annoncent chaotiques, agressifs et l’objet ultime de la politique. L’État américain est entièrement à son service.

Il y a les gens que l’on voit aux mariages et aux enterrements. Et puis il y a Donald Trump, qui orchestrera le 20 janvier prochain un baroque mélange des deux. La grand-messe de l’extrême droite mondiale restera comme la date de la liquidation définitive d’un monde bâti sur la victoire de la Seconde guerre mondiale puis sur l’effondrement soviétique… et l’avènement d’un monde de la loi du plus fort. L’économie mondialisée et libre-échangiste construite successivement par les accords de Bretton Woods en 1944, puis le consensus de Washington dans les années 1980 et l’OMC en 1995 ne survivront pas à ce dernier coup de boutoir.

Jeter les moins productifs et conserver les plus efficaces

Sur le plan intérieur, la doctrine néolibérale de dérégulation, de privatisation et de restriction des dépenses budgétaires a de beaux jours devant elle, et le mandat de Donald Trump la portera au plus haut. Cela fait bien longtemps que l’État par ses diverses politiques sert les grandes entreprises américaines. La plus emblématique restant l’intégration du « complexe militaro industriel ». Mais cela s’accompagnait de règles dans l’attribution des marchés, de souvenirs de lois anti-trust, de règles sociales pour régir le code du travail ou assurer au fil des ans quelques protections aux Américains.

Comme le proclame si joliment Mark Zuckerberg, la nouvelle doctrine est de jeter les moins productifs et de conserver les plus efficaces. Mieux, c’est dans la maison du magnat de l’immobilier élu président, à Mar a Lago que se négocient les futurs marchés, que se préemptent les prochaines affaires. Elon Musk a non seulement propulsé ses idées d’extrême droite en soutenant Trump, mais il a valorisé considérablement toutes ses sociétés. Et ce n’est qu’un début.
Au niveau international, on voit déjà que la pression mise par Trump pour que le cessez-le-feu à Gaza s’articule à la relance en format xxl des accords d’Abraham. Sur les bords de la méditerranée, il espère voir s’ériger un nouveau Dubaï. Ce serait bon pour toutes les affaires, licites et illicites.
Cela fait longtemps que plus personne ne croit à « la mondialisation heureuse » : on va vers une démondialisation brutale et dangereuse.

« Go find another sucker ! »

Même si ces dernières années la Chine avait souvent pris le relai des financements internationaux auprès des pays du sud, le FMI et la Banque mondiale avaient dû intégrer d’autres critères de développement que la seule rentabilité et efficacité des capitaux. Ils constituaient un ultime recourt pour les pays les plus pauvres, qui ce faisant le payaient très cher. Trump n’en a cure et a déjà annoncé son mépris à leur égard et son désengagement. Les tarifs douaniers délirants, discrétionnaires et variables selon les pays sont totalement contraires aux règles de l’OMC. Trump s’en moque tout autant. Il écrase tout sur son passage.

« Go find another sucker ! » (« Allez trouver un nouveau pigeon ! »), a lancé le 47° président en direction des BRICS avant même son entrée en fonction, si d’aventure leur venait l’idée de se desserrer de l’étau du dollar.

Certes tout ceci n’est pas neuf. « Trump est le plus affirmatif, mais on assiste à une radicalisation croissante du discours anti-libre-échange depuis Obama », résume Benjamin Bürbaumer, maître de conférences en économie à Sciences Po Bordeaux. L’auteur de Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation (La Découverte). Il rappelle qu’une des dernières lois passées par Obama a mis en place un groupe de travail pour « défendre la supériorité américaine en matière d’intelligence artificielle », composé de parlementaires et de dirigeants des grandes sociétés de la tech qui allaient devenir les GAFAM. Les traités de libre-échange interdisent pourtant de tels soutiens à un secteur ou à une entreprise en particulier. Trump a embrayé avec les sanctions sur la Chine et Biden n’a pas changé de cap avec son fameux Inflation Reduction Act déclinant de nombreuses politiques industrielles protectionnistes, certaines focalisées sur les industries technologiques.

Le libre-échange abandonné par les libéraux eux-mêmes

En un sens, ces politiques illustrent « l’hypocrisie » de la position libre-échangiste des Etats unis. Benjamin Bürbaumer explique : « Quand le libre-échange les arrange, les Etats-Unis le promeuvent partout. Mais quand les choses se compliquent et que cela ne se fait plus à leur bénéfice avec le rattrapage technologique et commercial de la Chine, ils lâchent complètement cette doctrine. »

L’ancien économiste de la Banque mondiale, Branko Milanovic, a lui aussi noté que ce sont ces économistes orthodoxes qui ont progressivement abandonné la doctrine libérale. Clauses miroirs, politiques de sanctions commerciales, politiques migratoires restrictives… autant de mesures dorénavant défendues par la presse d’affaires, et qui contreviennent par définition aux principes fondateurs de la globalisation et de ses institutions. « Comment imaginer qu’une mission de la banque mondiale en Egypte pourrait recommander de baisser les tarifs douaniers, alors qu’en même temps, son membre le plus important économiquement et doctrinairement – les Etats-Unis – est en train de les augmenter ? » explique l’économiste spécialiste de la pauvreté et des inégalités dans un article récent.

Un système international est en train de péricliter. Lequel prendra sa place ? Si le monde merveilleux de la globalisation néolibérale du FMI n’avait rien d’un paradis terrestre, celui du chaos multipolaire agressif dominé par les technologies américaines et les énergies fossiles n’a pas encore livré tous ses secrets. Rien ne dit qu’il sera plus clément.

    mise en ligne le 19 janvier 2025

La facture d’électricité va fondre de 15 % au 1er février : C'est bien mais…

Pauline Achard sur www.humanite.fr

Les tarifs réglementés de vente d’électricité vont baisser de 15 % en moyenne au 1er février 2025, conformément à ce qu’a proposé la Commission de régulation de l’énergie ce jeudi. Une baisse atténuée par la fin du bouclier tarifaire.

Depuis cet été, les annonces contradictoires quant à l’évolution de la facture d’électricité au 1er février 2025 ont pullulé. À mesure que les gouvernements et projets de budget se succèdent, le sujet enflamme les débats opposant Matignon à une gauche soudée. À deux semaines de la date butoir, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) a finalement tranché. L’autorité, dirigée par Emmanuel Wargon, a proposé ce jeudi 16 janvier dans un communiqué une baisse moyenne de 15 % pour les consommateurs souscrivant au Tarif réglementé de vente de l’électricité (TRVE).

Parmi ceux qui verront leur facture s’alléger à compter du 1er février : les 20,4 millions d’abonnés au « tarif bleu » d’EDF et les 4 millions de foyers inscrits aux offres qui y sont indexées. « Concrètement, les tarifs réglementés de vente de l’électricité s’élevaient en moyenne à 281 euros par mégawattheure (MWh) depuis le 1er février 2024. La CRE propose de les établir à 239 euros par MWh au 1er février 2025, soit une baisse en moyenne de 42 euros », précise le communiqué.

Cette baisse est en grande partie due au déclin des prix de marché de gros. Il s’agit en réalité d’un retour progressif à la normale après qu’une grave crise énergétique a éclaté en 2022, déclenchée par la guerre en Ukraine. « Cette baisse de 15 % est bien loin de rattraper les 40 % de hausse subie par les Français en trois ans, souligne le secrétaire national adjoint de la FNME-CGT, Fabrice Coudour. La CRE continue d’intégrer dans son calcul une part adossée aux prix des marchés de gros, alors que l’on voit bien que l’usager est toujours perdant ».

Fin du bouclier tarifaire

L’allègement de l’addition sera par ailleurs amoindri par la levée totale du « bouclier tarifaire ». En effet, pour enrayer les effets de la crise sur les factures des usagers, sous le coup d’une affolante flambée des prix, l’État avait abaissé en 2022 à moins d’un euro par MWh le prix de la taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE). Pour mémoire, début 2024, Bruno Le Maire, alors ministre de l’Économie, l’avait rehaussée à 21 euros, ce qui s’était traduit par une augmentation des factures de 10 % en février 2024, pour une hausse totale de 15 % sur l’année.

Après avoir échappé à une fixation à 50 euros par MWh voulue par gouvernement de Barnier, et qui aurait coûté 3 milliards d’euros par an aux consommateurs, cette accise retrouvera en fin de compte son niveau d’avant crise, un an plus tard, soit 33 euros par MWh. Si l’ancien locataire de Bercy a martelé qu’il faudrait à terme passer à la caisse pour rembourser ce bouclier tarifaire, le cégétiste Fabrice Coudour s’inquiète ainsi de voir cette taxe poursuivre son ascension dans les années à venir.

Des milliards investis dans le réseau

Par ailleurs, le Tarif d’utilisation du réseau public d’électricité (TURPE), qui représente environ 30 % de la facture d’électricité, sera lui aussi revu à la hausse. Cette rétribution de la part d’acheminement énergétique, fixé tous les quatre ans par la CRE, va bondir de 2,9 % au 1er février, après avoir augmenté de 4,8 %, soit 7,7 % au total.

« Cette augmentation est notamment due à une croissance forte des dépenses prévisionnelles d’investissement (de 2,1 milliards d’euros par an en 2023 à 6,4 milliards en 2028 pour RTE et de 4,9 milliards d’euros par an en 2023 à 7 milliards en 2028 pour Enedis (…), au développement de l’éolien en mer, à l’adaptation au changement climatique et à la modernisation du réseau vieillissant », précise le régulateur d’énergie. Au vu de l’importante baisse des prix de gros en 2024, la commission a décidé en décembre d’anticiper le mouvement tarifaire d’août 2025 à février 2025, pour éviter les effets yoyos. Les détails de ce programme d’investissement seront présentés par RTE à l’occasion d’une conférence de presse le 27 janvier prochain.

Enfin, Fabrice Coudour rappelle que cette baisse de 15 % est loin de concerner tous les usagers. Les plus de 11 millions de foyers qui ont choisi, eux, une offre de marché proposée par EDF, devraient, au contraire voir leur facture augmenter, après avoir bénéficié de baisses auparavant.

    mise en ligne le 18 janvier 2025

Budget 2025 : non, l’austérité n’est pas le seul horizon possible

Mathias Thépot sur www.mediapart.fr

Comme son prédécesseur, François Bayrou propose pour 2025 une baisse des dépenses publiques jamais vue. Il estime que la situation des comptes du pays ne lui donne pas d’autre choix. Ce qui n’est pas exact. 

« La baisse des dépenses publiques est la plus importante qu’aucun gouvernement ait jamais présentée devant le Parlement. » Lors de son discours au Sénat mercredi 15 janvier qui marquait la reprise des discussions parlementaires autour du budget 2025, le nouveau premier ministre François Bayrou a détaillé ses intentions en matière de finances publiques.

Reprenant à son compte une grande partie du budget du gouvernement de Michel Barnier pourtant censuré, le maire de Pau (Pyrénées-Atlantiques) a expliqué qu’il comptait « mobiliser l’équivalent de 30 milliards de baisse de dépenses » pour 2025. Du jamais-vu.

Tous les ministères seront mis à contribution, a-t-il dit dans une logique similaire à celle de son prédécesseur. À cela il faut ajouter des recettes fiscales en hausse d’environ 20 milliards d’euros – dont 10 milliards de contributions exceptionnelles demandées aux grandes entreprises et aux plus riches. Un niveau équivalent, là aussi, à ce que proposait le gouvernement censuré de Michel Barnier.

C’est donc un effort budgétaire de plus de 50 milliards d’euros que le gouvernement Bayrou compte appliquer au pays en 2025 pour atteindre un déficit public de 5,4 % du PIB. Un tel coup de rabot aura nécessairement un impact négatif sur l’activité. Pour rappel, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) estimait que le budget Barnier – dont l’effort global présenté était d’environ 60 milliards d’euros – aurait coûté en termes de croissance 0,8 point de PIB à la France en 2025. 

François Bayrou a aussi confirmé qu’il comptait faire passer le déficit en dessous de 3 % du PIB en 2029, soit un effort supplémentaire d’environ 100 milliards d’euros dans les années à venir. « Si nous ne prenons pas à bras-le-corps la question du rééquilibrage des finances publiques, alors tout ce que nous ferons par ailleurs sera vain », a martelé le premier ministre qui, rappelons-le, a fait de la dette publique son principal combat politique depuis de nombreuses années.

Problème : « réaliser 150 milliards économies d’ici à 2029 – en incluant 2025 – est un choc massif qui représente un effort trop important, à mon sens, pour les services publics (santé, éducation, etc.). Cela risque de faire vraiment très mal », estime François Geerolf, économiste à l’OFCE.

Procédure de déficit excessif 

Mais c’est un mal nécessaire, nous disent le gouvernement et ses alliés. D’abord parce que la dette a atteint un niveau qu'ils jugent inacceptable – 3 300 milliards d’euros – et que les déficits publics se sont envolés – plus de 6 % en 2024, après 5,5 % en 2023. Ensuite, les marchés financiers commenceraient à spéculer sur la dette française : l’écart de taux d’intérêt entre la France et l’Allemagne – le spread, dans le jargon financier – pour un emprunt sur dix ans sur les marchés s’est agrandi de 0,4 point de pourcentage en 2024. Ainsi le taux de l’obligation française à dix ans est désormais de 3,4 %.

Enfin, la France a été mise sous procédure de déficit excessif par le Conseil de l’Union européenne au cours de l’été 2024. Bref, « si nous voulons être cohérents avec nos engagements européens et la crédibilité de la France, nous devons faire un effort important », a martelé le 15 janvier sur BFMTV le très éphémère ministre macroniste de l’économie Antoine Armand.

Depuis 2017, Emmanuel Macron a en effet réduit les impôts de plus de 50 milliards d’euros par an, dont une majorité au bénéfice des entreprises et des plus riches.

Même le Parti socialiste (PS) semble partager ce constat, puisqu’il n’a pas voté le 16 janvier la motion de censure du gouvernement Bayrou. Ce dernier a certes promis au PS de réduire sa cure d’austérité d’environ 3 milliards d’euros en 2025, dont 2 milliards sur l’hôpital public et les remboursements d’assurance-maladie, ainsi que de rouvrir les discussions sur la réforme des retraites de 2023. Mais sans pour autant perturber ses grands équilibres budgétaires pour 2025. Cela a pourtant suffi à s’éviter la censure du centre-gauche, qui se résigne donc à cette cure d’austérité inédite pour 2025.

Un autre horizon est possible 

Est-ce là une preuve que la politique budgétaire proposée par François Bayrou est la seule possible, vu le contexte actuel bouillant ? pas forcément. D’abord, disons-le, il n’est pas question ici de contester ici l’état préoccupant de la situation budgétaire de la France. « La situation des finances publiques est insatisfaisante », confirme Benjamin Lemoine, sociologue chercheur au CNRS et expert du sujet de la dette.

Mais le problème, selon lui, est que « le diagnostic est systématiquement mal posé, et ce sciemment : ce sont les services publics et l’État social qui sont sur le banc des accusés du déficit public ». Or, les vrais « responsables de l’appauvrissement de l’État » sont les politiques de l’offre menées depuis dix ans, faites de « baisses délibérées des recettes et des cotisations ». Politiques qui, pour le gouvernement actuel et ses prédécesseurs, « restent considérées comme l’horizon indépassable de l’attractivité et de la compétitivité de l’économie française », déplore Benjamin Lemoine.

Depuis 2017, Emmanuel Macron a en effet réduit les impôts de plus de 50 milliards d’euros par an, dont une majorité au bénéfice des entreprises et des plus riches, tout en serrant la vis côté dépenses sociales (chômage et retraites notamment). Ces baisses d’impôts, pointées récemment dans un rapport de la Cour des comptes sur les finances locales, sont en grande partie responsables de l’assèchement des recettes fiscales. Or c’est ce manque de recettes fiscales qui a creusé un trou béant de quelque 50 milliards d’euros dans les comptes publics entre septembre 2023 et la fin 2024.

Difficile, par ailleurs, d’imaginer que ce dérapage incontrôlé des finances publiques n’a pas joué dans la décision du chef de l’État de dissoudre l’Assemblée nationale début juin afin que son camp n’ait pas à assumer seul, lors des discussions budgétaires de l’automne 2024, l’échec cuisant de sa politique de l’offre.

On n’entend jamais dans le débat public que, chaque fois que l’État s’endette de 1 euro, cet euro se retrouve “in fine” sous forme de revenu dans les poches d’un ménage ou d’une entreprise.           Éric Berr, maître de conférences à l’université de Bordeaux

Or, c’est en réaction à la dissolution que les marchés financiers ont commencé à s’inquiéter et que les taux de la dette française ont anormalement grimpé. Et dans la foulée, la France a été mise sous procédure de déficit excessif par Bruxelles. Bref, en quelques mois la situation budgétaire s’est considérablement dégradée par la seule faute de l’exécutif en place. Problème : pour y remédier, François Bayrou nous dit qu’il faut continuer à faire comme avant, tout en baissant encore davantage les dépenses car « la dette est une épée de Damoclès au-dessus du pays ».

Pour les économistes critiques de cette politique de l’offre austéritaire, il y a donc tout un discours à déconstruire. D’abord, la dette n’est pas « un fardeau » comme on l’entend trop souvent, rappelle Éric Berr, maître de conférences à l’université de Bordeaux et membre des Économistes atterrés.

« Il faut raisonner de manière plus globale. Il y a certes un niveau de dette de 52 000 euros par personne en France. Mais en face de cette dette, il y a un actif – les infrastructures publiques, les hôpitaux, les écoles, etc. – dont la valeur est supérieure ! Ainsi, selon les calculs d’économistes faits récemment, chaque français naît en fait avec une richesse nette de 12 000 euros par personne. »

Par ailleurs, déplore l’économiste atterré, « on n’entend jamais dans le débat public que, chaque fois que l’État s’endette de 1 euro, cet euro se retrouve in fine sous forme de revenu dans les poches d’un ménage ou d’une entreprise ».

Un autre angle mort du débat public est l’aspect distributif incroyablement injuste. En effet, « dans le cas précis de la France, la dette distribue des revenus du bas vers le haut », nous dit Benjamin Lemoine. C’est donc Robin des bois… mais à l’envers !

En effet, en baissant les taxes sur les riches et les grandes entreprises, les derniers gouvernements ont fait grimper les déficits, et donc l’État s’est endetté. Sauf que ce sont ensuite les plus riches, ceux-là même qui ont vu leurs comptes en banque gonfler grâce aux baisses de taxes, qui achètent les titres de dette publique – via leur assurance-vie ou un autre véhicule financier – dont ils perçoivent des intérêts ! Les riches sont donc doublement gagnants.

En revanche, pour les plus démunis et les classes moyennes, c’est l’inverse. Car pour remédier aux problèmes de dette publique, les derniers gouvernements ont le plus souvent décidé de sacrifier, en les appauvrissant, « sur l’autel d’une “dette comme fardeau universel”, les services publics et l’État social, qui sont le patrimoine de ceux qui n’en ont pas », déplore Benjamin Lemoine.

Ce seul mécanisme pervers devrait questionner les politiques économiques d’austérité qui sont menées. Et laisser la porte ouverte à un nouvel horizon où les riches seraient davantage mis à contribution, et les politiques de relance par l’investissement public ne seraient plus tuées dans l’œuf.

Un risque financier, vraiment ? 

Par ailleurs, on oppose souvent aux tenants des politiques de relance par la dépense publique le danger qu’ils fassent exploser les déficits à court terme et soient immédiatement sanctionnés par les marchés financiers. Un argument de courte vue. « Si vous avez une dette publique importante mais beaucoup d’épargne du côté privé, comme c’est le cas de la France où le taux d’épargne des ménages est de 18 %, il n’y a aucune raison de connaître une crise de la dette », tempère François Geerolf.

Pour le dire trivialement, ajoute l’économiste, « quand les riches ne savent pas quoi faire de leur argent, et ce n'est pas le cas qu'en France, ils l’épargnent et cela aide à soutenir la dette publique. Ce n’est pas pour rien que les agences de notation sont attentives à cet indicateur du taux d’épargne privée… ».

Que ce soit par des résidents ou des étrangers, la dette française reste d’ailleurs très demandée sur les marchés financiers. L’économiste au CNRS et à l’université Paris-Dauphine Anne-Laure Delatte aime rappeler qu’à chaque fois que l’agence France Trésor (AFT) procède à une adjudication de titres de dette, « il y a environ deux fois plus de demande que de bons émis ».

En outre, il faut savoir que les créanciers de la France n’ont pas intérêt à spéculer à outrance sur sa dette publique. « Certaines banques et compagnies d’assurance ont en effet beaucoup de titres souverains dans leur bilan. Or, on sait que quand les taux d’intérêt des actifs remontent, leur valeur de marché baisse, ce qui fait peser un risque sur le bilan des institutions financières qui les possèdent. C’est ce mécanisme qui a provoqué les faillites du Crédit suisse et de la banque de la Silicon Valley », rappelle Éric Berr.

Enfin, l’éléphant dans la pièce de ce débat est le rôle de la Banque centrale européenne (BCE). Car depuis 2015, elle intervient massivement à chaque emballement des marchés sur les dettes des pays de la zone euro, afin d’éviter de revivre le calvaire de la crise grecque. Elle l’a montré récemment en intervenant pour sauver l’Italie. Et il semble impensable qu’elle n’en fasse pas de même pour la France, si cela se révélait nécessaire. 

« La force de frappe de la BCE est en capacité de calmer les marchés à tout moment, parce que laisser dévisser trop longtemps la France porte un risque systémique : pour le système bancaire et l’ensemble de la zone euro », confirme Benjamin Lemoine.

Tutelle des technocrates 

Cependant, prétendre qu’une politique budgétaire diamétralement opposée à celle menée par François Bayrou serait sans conséquence du point de vue des marchés ne serait pas exact. « Il y a un ambiguïté maintenue délibérément sur le risque financier de la France », pointe Benjamin Lemoine.

Les technocrates de la BCE l’ont d’ailleurs reconnu lors d’une réunion après la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron : ils préféraient laisser monter dans un premier temps les tensions sur la dette française car « idéologiquement la contrainte de marché est considérée comme saine : elle sert les intérêts d’un gouvernement austéritaire en maintenant la pression sur la population et les services publics », analyse Benjamin Lemoine.

Cette vision rigoriste est partagée par la Commission européenne, dont on sait pourtant que les règles budgétaires – celle du déficit à 3 % du PIB notamment – sont totalement désuètes et ont amené durant les années 2010 au décrochage de l’économie de la zone euro par rapport à l’économie des États-Unis. Un pays qui de son côté ne s’encombre pas de règles internes quand il s’agit de relancer la croissance par les déficits publics. 

« À la suite de la crise des dettes de la zone euro [qui débute en 2010 – ndlr], les règles budgétaires européennes auraient dû être changées radicalement. Mais cela a été un rendez-vous raté et l’on en paie encore le prix », déplore François Geerolf. Même son de cloche du côté d’Éric Berr, qui regrette que « la politique économique reste corsetée par les règles européennes qui visent à favoriser l’épargne sur l’endettement et à éviter toute politique économique de gauche dite progressiste ». 

C’est là tout le problème du rôle des institutions européennes dans le débat sur la dette : que ce soit à la BCE ou à Bruxelles, l’austérité budgétaire est préférée car elle relèverait du bon sens. Or, conclut Benjamin Lemoine, « ces orientations n’ont rien de neutre, elles servent socialement les intérêts des plus aisés et sont, pour ces raisons-là, au goût des marchés financiers et de la technostructure européenne ». Et aussi de François Bayrou.

   mise en ligne le 17 janvier 2025

Profit(s)

Le bloc-notes de Jean-Emmanuel Ducoin sur www.humanite.fr

Pendant ce temps-là, les actionnaires se gavent…

Rengaine « Dividendes : les groupes du CAC 40 n’ont jamais été aussi généreux ». Vous ne rêvez pas : ainsi titrait les Échos, ce mardi 14 janvier, avant même la déclaration de politique générale de François IV à l’Assemblée nationale. Même pour le quotidien économique appartenant à Bernard Arnault, les mots ont un sens : « Les 40 fleurons de la Bourse de Paris n’ont jamais redistribué autant d’argent à leurs actionnaires. »

L’année dernière, entre les dividendes et les rachats d’actions, ces groupes ont en effet reversé 98,2 milliards d’euros via des dividendes et des rachats d’actions, selon la lettre spécialisée Vernimmen. Rassurons-nous, il ne s’agit que d’une petite hausse de 1 % par rapport à 2023. Mais c’est un nouveau pic, un record. À titre de comparaison, les versements aux actionnaires sont désormais plus de 60 % supérieurs à leur niveau de 2019, juste avant le trou d’air de 2020 lié à l’épidémie de Covid.

D’où le titre de l’Humanité, le 15 janvier : « Le pactole à 100 milliards d’euros ». La financiarisation sans fin de l’économie se poursuit, comme si de rien n’était. Pendant ce temps-là, François IV vantait les mérites des multinationales qui, selon lui, « font honneur à la France et contribuent à sa richesse », jurant de les prémunir contre des « augmentations exponentielles d’impôts et de charges ». La même rengaine, toujours…

Riches Quand on entend « nouveau », traduire : « renouveau ». Émergence, résurgence. Rupture, enchaînement. Et ainsi de suite. Les ultralibéraux ne font que prendre la suite. Il n’y a que dans les feuilletons à l’ancienne qu’on pouvait lire « suite et fin ». Pas dans les conduites du capitaliste de base, du prédateur pour lequel le fric règne en maître absolu. Avec la décrépitude des colifichets honorifiques, l’argent pour l’argent est devenu la seule médaille pour de vrai, l’unique logique. Pas, ou peu, de concurrents.

Le flouze globalisé n’a plus grand monde en face. Ses rivaux, courage, savoir, abnégation, travail, culture, ont été relégués en coulisses. N’importe quel citoyen sexagénaire issu des classes instruites bénéficie encore d’une infirmité qui ne se reproduira plus de sitôt : avoir grandi dans un monde, celui des fonctionnaires et des professions libérales, où l’argent n’était pas une valeur. Et quasiment une antivaleur.

Chanceux que nous fûmes, d’avoir entendu un leader socialiste dire, il n’y a pas si longtemps que ça, en 2006, dans une émission de télé : « Oui, je n’aime pas les riches, j’en conviens. » Le même homme devint plus tard Normal Ier, accédant à la fonction suprême, en 2012. Oserait-il réitérer ces propos, aujourd’hui ? Chiche ?

Corollaire Ce qu’une culture tient pour sacré peut se définir, à toutes fins utiles, comme ce qui n’est pas à vendre. Panique chez les libéraux de tout poil quand ils viennent à buter sur de l’inaliénable et de l’inévaluable. Car, pour eux, tout est à vendre, à condition de réaliser des profits. Les lieux, les salariés, tout, même les actions en Bourse.

Résultats à deux chiffres obligatoires. Bien sûr, on parle de la Chine, des États-Unis, de la « mondialisation financière » un peu partout. Mais, à l’image de la France, l’Europe ne montre pas l’exemple. Elle aussi vole de record en record. Après un millésime 2023 déjà exceptionnel, les groupes européens ont à nouveau versé un montant historique de dividendes à leurs actionnaires. Selon une étude de la société de gestion Allianz Global Investors, les groupes cotés du Vieux Continent ont distribué 440 milliards d’euros en 2024.

Vous avez bien lu. Et ce montant progressera assurément dans les années qui viennent, préviennent les experts, qui, selon eux, augmentera de 4 % en 2025 à 459 milliards et frôlera les 500 milliards en 2026… Conclusion ? Mauvais temps pour le progressisme en Occident, tant il se vérifie que « l’oubli du passé est mortel au progrès ». Ce « progrès » tant vanté par Mac Macron II.

Alors, quoi ? Dans le recroquevillement du temps historique utile et nos horizons de mémoire en peau de chagrin, regardons le peu d’espace que l’omniprésence du présent laisse à la démangeaison prophétique, et à son corollaire, l’envie du Grand Soir… et de l’humain d’abord !

    mise en ligne le 15 janvier 2025

Retraites : les deux bobards de François Bayrou pour ne pas toucher à la réforme

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/

La dette de l’État serait pour moitié due au financement des retraites ? Et la future négociation proposée aux syndicats et au patronat serait « sans tabou » ? Ce 14 janvier, lors de son discours de politique générale, le Premier ministre François Bayrou a aligné au moins deux mensonges. Leur but ? Permettre que la réforme soit modifiée le moins possible. Décryptage avec l’économiste Michaël Zemmour.

1 : La dette publique serait due au financement des retraites

« Sur les plus de 1000 milliards de dette supplémentaire accumulés par notre pays ces dix dernières années, les retraites représentent 50 % de ce total. » C’est avec un mensonge que François Bayrou a commencé son discours de politique générale ce 14 janvier. « Il a repris une histoire qui a circulé il y a longtemps, selon laquelle le déficit du budget de l’Etat serait dû aux retraites…Ce n’est basé sur rien », souffle Michaël Zemmour. 

Le calcul du Premier ministre semblait pourtant imparable. L’État finance chaque année 55 milliards d’euros de budget des retraites. Multiplié par 10, on atteint 550 Mds, soit un peu plus de la moitié des 1000 Mds de dettes. « Sauf que cela revient à considérer que chaque centime versé par l’État dans ce cadre est issu de l’emprunt, ça n’a aucun sens », poursuit l’économiste. Ce dernier rappelle que la France a choisi un mode de financement mixte pour son système de retraite. Avant tout un financement via cotisation sociales, complété par une somme versée par l’État.

« L’État paie les retraites des fonctionnaires, qui ne sont pas plus généreuses que celles du privé. D’autre part on a fait le choix de financer une partie du système des retraites par les ressources publiques parce qu’on ne voulait pas augmenter les cotisations. Dans ce cadre, considérer que la dette est due au financement des retraites n’a pas plus de sens que de considérer qu’elle serait, par exemple, due au budget du ministère des Armées. D’après le mode de calcul du Conseil d’Orientation des Retraites (COR), on serait plutôt aux alentours de 60 Mds de dette sur dix ans dus au financement des retraites », continue l’économiste.

2 : Pour Bayrou, une renégociation des retraites « sans tabou »

Alors qu’une suspension de la reforme des retraites de 2023 était attendue par une partie de la gauche et semblait pouvoir le protéger d’une future censure, François Bayrou a finalement annoncé une simple phase de « renégociation rapide » de la réforme, sans aucune suspension. Pour mieux faire passer la pilule, le Premier Ministre a toutefois souhaité une négociation « sans aucun totem et sans aucun tabou, pas même l’âge de la retraite ». Seule ligne rouge : la nouvelle mouture de la réforme ne devra pas coûter plus cher que l’ancienne.

Les syndicats et le patronat sont ainsi invités à se réunir pour des négociations qui devraient durer 3 mois à partir de la date de remise d’un rapport de la Cour des comptes sur l’état actuel du système de retraites, demandé par le Premier ministre.

Mais la renégociation aura lieu dans un cadre particulièrement défavorable aux organisations de salariés. Tout d’abord parce que, « plus le temps passe, plus le nombre de personnes qui voient leur âge légal de départ et leur durée de cotisation décalés par la dernière réforme augmente », explique Michaël Zemmour. Mais surtout parce que « si aucun accord n’est trouvé, c’est la réforme actuelle qui s’appliquera », a assuré François Bayrou.

Or, qui peut croire que le patronat acceptera tranquillement de revenir sur une réforme qui lui convenait s’il n’y est pas contraint ? « On ne voit pas très bien ce qui empêche le MEDEF de venir à la table des négociations et de constater leur échec. C’est un scénario que l’on connait très bien car c’est celui que l’on observe lors des négociations sur l’assurance chômage (voir notre article)», estime Michaël Zemmour.

En effet, si les organisations syndicales veulent à la fois revenir sur les mesures d’âge et l’augmentation de la durée de cotisation sans creuser le déficit du régime, elles doivent aller chercher de nouvelles recettes. La CGT propose d’ailleurs de longue date des pistes pour récupérer jusqu’à 40 Mds d’euros pour les retraites. Le syndicat souhaite par exemple soumettre à cotisation l’intéressement et la participation, pour 2,2 Mds de recettes. Ou encore récupérer 24 Mds en soumettant les revenus financiers aux cotisations sociales. 

Il va sans dire que l’augmentation de ces cotisations représente une ligne rouge pour les organisations patronales, qui se battent au contraire pour leur diminution. La future négociation « sans tabou » semble déjà bien contrainte.


 


 

Un « conclave » pour les « partenaires sociaux » : sur la réforme des retraites, comment François Bayrou renvoie la patate chaude

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Non content de renvoyer la patate chaude des retraites aux « partenaires sociaux », chargés de s’accorder sur une réforme d’ici à l’automne, François Bayrou s’est lancé dans une démonstration malhonnête sur le financement du régime.

Ni suspension ni abandon, mais un chèque en blanc pour le patronat. Sur le sujet brûlant des retraites, François Bayrou n’a pas saisi la main tendue par une partie de la gauche pour apaiser le pays. A contrario, depuis la tribune de l’Assemblée nationale, le premier ministre s’est livré à un enfumage en règle.

D’abord sur le financement. « Notre système de retraite verse chaque année 380 milliards d’euros de pensions. Or, les employeurs et les salariés du privé et du public versent à peu près 325 milliards par an, en additionnant les cotisations salariales et patronales », assure le locataire de Matignon.

Et d’ajouter, au sujet des 55 milliards restants, qu’ils seraient déboursés « par le budget des collectivités publiques, au premier chef de celui de l’État, à hauteur de quelque 40 ou 45 milliards. Or nous n’en avons pas le premier sou. Chaque année le pays emprunte cette somme. »

« Une manipulation grossière des données »

La démonstration du premier ministre est malhonnête. En réalité, François Bayrou reprend à son compte la thèse du « déficit caché des retraites », brandie par Jean-Pascal Beaufret, haut fonctionnaire proche des milieux patronaux.

Ce dernier explique que les régimes de retraite des agents de l’État (fonctionnaires de l’État, agents des hôpitaux et des collectivités locales), présentés à l’équilibre, sont en réalité en déficit : c’est l’État employeur qui comble le trou, au moyen de surcotisations.

Mais ce qu’il présente comme une générosité indue de l’État n’est qu’une façon de compenser un déséquilibre démographique qu’il crée lui-même, comme le rappelle Régis Mezzasalma, de la CGT : « François Bayrou considère qu’il y a un déficit caché dans les retraites des fonctionnaires. Certes l’État compense avec son budget les reculs de cotisations des employeurs publics. Mais ces reculs sont dus aux non-recrutements de fonctionnaire et au gel des rémunérations », tance le conseiller confédéral sur les questions de retraite à la CGT.

De son côté, François Hommeril, président de la CFE-CGC, dénonce « une manipulation grossière des données. » « Le Premier ministre parle de l’équilibre du système sans différencier public et privé. Or les retraites des fonctionnaires ne sont pas un régime par répartition. Mais il entend faire contribuer collectivement l’ensemble des travailleurs, y compris du privé, pour compenser le non-équilibre du public par l’impôt », poursuit-il.

Une mission flash commandée à la Cour des comptes

Assurant que la réforme de 2023 était « vitale pour notre pays et notre modèle social », François Bayrou entend, en guise de diversion, « remettre en chantier la question des retraites. » D’abord, en commandant une mission flash à la Cour des comptes sur le financement de notre système de retraite.

Ensuite, en convoquant un « conclave » entre les syndicats et patronat, dès ce vendredi 18 janvier. Ces organisations devront parvenir en trois mois à un accord « d’équilibre et de meilleure justice », à compter de la remise du rapport de la Cour des comptes. Sans quoi la réforme de 2023 continuera de s’appliquer.

« En somme, on nous contraint à négocier avec un pistolet sur la tempe. C’est une impasse annoncée, résume Mezzasalma. Les précédentes négociations sur l’assurance-chômage et l’emploi des seniors montrent que le patronat n’est pas dans une démarche de mieux-disant pour les salariés. »


 


 

Michaël Zemmour : « Il n’y a pour l’instant aucune remise en cause de la réforme des retraites »

Dan Israel sur www.mediapart.fr

L’économiste, spécialiste du système des retraites, doute de la pertinence de la « remise en chantier » annoncée par François Bayrou. Pour l’heure, le patronat n’a aucun intérêt à trouver un accord avec les syndicats.

Les retraites avant tout. Le 14 janvier, le premier ministre François Bayrou a démarré sa déclaration de politique générale avec ses propositions pour le système de retraite français. Il a écarté toute « suspension » – alors que le Parti socialiste (PS) pensait avoir réussi à l’imposer – de la réforme de 2023, qui décale progressivement l’âge de départ légal à 64 ans et porte la durée de cotisation à quarante-trois ans.

C’est une simple « remise en chantier » qui a été proposée. Réunis une première fois le 17 janvier, les syndicats et le patronat devront s’appuyer sur le résultat d’une « mission flash » de la Cour des comptes portant sur l’état financier du régime. Ils auront trois mois pour rediscuter de la réforme, mais sans toucher à son cadrage financier. S’ils trouvent un accord, François Bayrou a promis que leurs propositions seraient reprises dans une loi. Mais s’ils échouent, la réforme de 2023 continuera à s’appliquer.

« C’est l’ingrédient pour des discussions qui ne mènent à rien : les gens pour qui la meilleure solution est de ne pas toucher à la réforme n’ont aucun intérêt à s’engager dans la négociation », souligne l’économiste Michaël Zemmour, l’un des meilleurs experts du système de retraite, très critique de la réforme de 2023 et de sa logique d’économie.

Il alerte également sur le fait que le premier ministre insiste sur une prétendue dette cachée du régime, qui est récusée par tous les spécialistes du sujet.

Mediapart : Dès le début de son discours, mardi, François Bayrou a insisté sur l’enjeu de la dette publique, assurant que le déficit du régime des retraites représentait la moitié des 100 milliards d’euros de dette accumulés en dix ans par la France. Il reprend là un calcul qu’il défend depuis décembre 2022, selon lequel le déficit du système serait de l’ordre de 40 à 45 milliards d’euros par an, alors que le système était bénéficiaire en 2022 et 2023, et déficitaire de seulement 6 milliards en 2024. Comment expliquer cette théorie ?

Michaël Zemmour : François Bayrou reprend à son compte une thèse assez fantaisiste qui est récusée par les économistes ou les spécialistes des retraites. Cette idée a fait l’objet de plusieurs démontages, notamment par le Conseil d’orientation des retraites (COR), par son ancien président Pierre-Louis Bras, mais aussi par l’actuel président Gilbert Cette [un économiste très proche d’Emmanuel Macron – ndlr], y compris dans le dernier rapport du COR.

Il s’agit d’une comptabilité alternative et fantaisiste. En France, le système de retraite repose sur un financement mixte : des cotisations [payées par les salarié·es et les employeurs – ndlr] et des contributions de l’État – pour plein de raisons différentes : il y a des fonctionnaires dont les retraites sont payées par l’État, des cotisations sociales à compenser dans certains cas, de la solidarité…

Le raisonnement de François Bayrou consiste à dire que tout ce qui est financé par l’État serait financé par de la dette. Une idée qui ne s’appuie sur… rien. Son discours est très inquiétant, parce qu’en inventant une dette cachée des retraites, il rejoue la dramatisation autour de l’idée que les caisses sont vides et qu’il faudrait trouver de nouvelles mesures d’économie.

Le système des retraites n’est donc toujours pas en danger ?

Michaël Zemmour : Le système de retraites est globalement financé. Dans sa comptabilité, le COR prévoit certes un déficit persistant, de l’ordre de 0,5 point du produit intérieur brut (PIB) [le COR prévoit 0,4 % de déficit à l’horizon 2030, soit une dizaine de milliards d’euros – ndlr], mais les dépenses sont stables, et tendanciellement un peu en baisse.

En revanche, alors que le nombre de retraité·es va augmenter, l’État a prévu de se désengager progressivement du financement, au nom du fait que le nombre de fonctionnaires diminue. Donc, le déficit qui est prévu à l’avenir ne vient pas d’une hausse des dépenses, mais d’une baisse des recettes, en raison de la baisse programmée de la partie financée par l’État.

Contrairement à ce qui était espéré par une partie de la gauche, François Bayrou n’a finalement proposé ni « abrogation » ni « suspension » de la réforme des retraites, mais une simple « remise en chantier ». Qu’est-ce que cela veut dire pour les personnes qui partent à la retraite dans les prochains mois ?

Michaël Zemmour : Dans l’immédiat, cela ne veut rien dire. Il n’y a pour l’instant aucune remise en cause de la réforme, qui se déroule comme prévu. À chaque fois qu’on avance dans le temps, on a de nouvelles générations touchées par la réforme, qui vont connaître des conditions de départ plus dures. Plus on attend pour prendre une décision, plus ces générations se voient appliquer la réforme.

Le fait que la réforme ne soit pas arrêtée et qu’elle continue à se dérouler joue sur la discussion, parce que plus la conclusion tarde, plus la réforme s’applique.

Si j’ai bien compris le discours de François Bayrou, il envisage une modification possible pour la prochaine loi de financement de la Sécurité sociale, qui sera appliquée en 2026. Donc, la génération née en 1963, qui aura 62 ans en 2025, se verra appliquer pleinement la réforme, sans aucune restriction. Elle sera concernée par un âge de départ de 62 ans et 9 mois, et par une durée de cotisation de quarante-deux ans et demi.

Les discussions entre les syndicats et le patronat devraient s’engager dans les prochains jours. François Bayrou a indiqué que tous les paramètres seraient mis sur la table, y compris l’âge de départ, mais que le cadrage financier ne pourrait pas bouger. Cette négociation vous semble-t-elle bien partie ?

Michaël Zemmour : Non. Tout cela laisse plus que perplexe, pour plusieurs raisons. D’abord, le fait que la réforme ne soit pas arrêtée et qu’elle continue à se dérouler joue sur la discussion, parce que plus la conclusion tarde, plus la réforme s’applique.

La deuxième chose, c’est que, comme l’a dit le premier ministre, si les discussions à venir entre les syndicats et les organisations patronales ne débouchent pas sur un accord, la réforme s’appliquera. Ça, c’est l’ingrédient pour des discussions qui ne mènent à rien : les gens pour qui la meilleure solution est de ne pas toucher à la réforme n’ont aucun intérêt à s’engager dans la négociation.

Cette configuration est exactement celle qu’on a vue lors de toutes les négociations récentes sur l’assurance-chômage : l’État enjoint aux partenaires sociaux de négocier, mais en leur donnant un cadre de négociations dont on sait à l’avance qu’il ne peut pas aboutir. On ne peut jamais prédire l’avenir, mais cela rend quand même tout à fait improbable qu’il y ait un réel processus qui s’engage.

Et le troisième élément à garder en tête, c’est le discours du premier ministre sur cette espèce de dette cachée des retraites, une grille de lecture qui n’est pas conforme au consensus sur les retraites. Là où les partenaires sociaux cherchent une alternative à la réforme, et donc des financements pour revenir dessus, il leur dit en gros qu’avant cela, il leur faudra trouver d’autres financements pour le système actuel.

Peut-on rappeler quels sont les paramètres sur lesquels on pourrait jouer, hormis l’âge légal de départ ou la durée de cotisation ?

Michaël Zemmour : Les autres leviers d’équilibre macroéconomique du système de retraite sont les recettes, prioritairement les cotisations, et le montant des pensions. En théorie, les partenaires sociaux pourraient aussi discuter d’autres sujets, comme le calcul des droits, l’égalité femmes-hommes ou la pénibilité. Ces sujets n’ont pas été traités correctement par les réformes précédentes. Mais la tension actuelle et le poids de la réforme de 2023 sont tels que cela paraît très improbable. Il semble que pour la majorité des syndicats, arrêter la réforme de 2023 est un préalable à ce que des discussions sereines aient lieu.

Et on peut imaginer que les organisations patronales, qui ont soutenu la réforme de 2023, ne seront pas très motivées pour discuter.

Michaël Zemmour : La raison pour laquelle il n’y a pas eu le début d’un accord entre partenaires sociaux sur cette réforme, c’est que le gouvernement avait dit qu’il voulait ajuster le système, mais sans y mettre un centime de recettes supplémentaire.

Or, les organisations syndicales, dans leur diversité, disaient être favorables à l’équilibre financier, mais sans qu’il se fasse uniquement sur la réduction des droits des retraité·es. Elles estiment que l’équilibre doit se faire, en partie ou dans sa totalité, grâce à des recettes supplémentaires.

Le Medef [l’organisation patronale majoritaire – ndlr], lui, n’est pas d’accord pour mettre des recettes supplémentaires dans le régime, et on ne voit pas très bien ce qui le pousserait à s’écarter de cette position. Lorsque le premier ministre dit : « Venez négocier, mais s’il n’y a pas d’accord, la réforme continue à s’appliquer », cela n’ouvre donc pas de cadre de discussion nouveau.

Et même si un accord finissait par être trouvé, encore faudrait-il que le Parlement le vote, comme l’a promis François Bayrou…

Michaël Zemmour : Un vote serait effectivement très incertain. Nous avons cet engagement verbal du premier ministre. Mais il renvoie à un horizon où on n’est pas sûr que le gouvernement en place sera toujours là, ni qu’il aura une majorité pour valider l’accord qui aurait été trouvé.

Enfin, il y a une forme d’ambiguïté sur le rôle qui est donné aux partenaires sociaux. Autant pour l’Unédic [qui gère les caisses de l’assurance-chômage – ndlr] ou l’Agirc-Arrco [qui pilote les retraites complémentaires – ndlr], ils ont un intérêt concret à conclure des accords, car ils gèrent ensemble directement ces caisses. Mais pour le système des retraites [de base – ndlr], on leur demande de discuter, alors qu’ils n’ont finalement aucun pouvoir ni aucune certitude sur ce qu’il se passera derrière.

 

  mise en ligne le 13 janvier 2025

« On mentait éhontément » : comment le Groupe Bernard Hayot s’est enrichi en creusant la pauvreté
en outre-mer

Tom Demars-Granja sur www.humanite.fr

Plus importante multinationale en Outre-mer, le Groupe Bernard Hayot (GBH) profite de sa mainmise sur les secteurs de la grande distribution ou du secteur automobile pour imposer des marges exorbitantes à ses clients. Dans une enquête publiée ce jeudi 9 janvier, Libération dévoile les pratiques frauduleuses du groupe, entre omerta imposée à ses employés et mensonges à ses partenaires commerciaux comme à l’État français.

Le Groupe Bernard Hayot (GBH) est hégémonique en Outre-mer. L’entreprise réalise près de 4,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires grâce à son contrôle de la grande distribution, de l’agriculture, du secteur automobile ou de l’industrie, tant dans les Antilles, qu’en Kanaky-Nouvelle-Calédonie, à la Réunion ou à Mayotte.

Des territoires qui ont en commun de subir des situations sociales et économiques fragiles, alors que le niveau de vie des habitants ne suit pas la voracité du groupe industriel tentaculaire – qui a aussi investi l’Amérique du Sud ou la Chine. Les produits alimentaires sont, par exemple, en moyenne 42 % plus chers en Martinique qu’en France métropolitaine, selon les estimations de l’Insee.

« La consigne est de ne divulguer aucun chiffre »

Régulièrement pointée du doigt pour les marges exorbitantes qu’il applique sur ses produits, GBH entretient un mystère absolu sur sa stratégie commerciale et, surtout, sur ce que lui rapporte sa marchandise. « En Outre-mer, très peu d’entreprises déposent leurs comptes », a tenté de justifier le directeur général du groupe, Stéphane Hayot, devant la Commission d’enquête parlementaire sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales, en mai 2023.

Mais alors que quatre citoyens ont saisi le tribunal de commerce de Fort-de-France (Martinique) pour dénoncer ses pratiques, en décembre dernier, et que des révoltes ont eu lieu pour protester contre le coût de la vie, les langues commencent à se délier au sein du groupe. Le journal Libération a ainsi pu consulter plusieurs dizaines de documents internes – « comptes d’exploitation, prix d’achat, marges, taux de rentabilité… » -, divulgués par un cadre de GBH, « plus en adéquation avec les valeurs » de son employeur.

Premier élément à retenir de son témoignage : la direction du groupe maintient bien l’omerta au sein même de sa structure afin d’éviter la moindre fuite. « La consigne est de ne divulguer aucun chiffre à personne, pas même à nos équipes », alerte le témoin s’étant entretenu avec Libération. Une manne d’informations auquel ce dernier a eu accès grâce à son positionnement dans l’entreprise : il fait partie des 170 hauts cadres de GBH, là où la multinationale compte plus de 16 000 employés à travers le monde.

Libération donne l’exemple du secteur automobile. « Sur chaque vente de véhicule de marque Dacia, Renault ou Hyundai, les concessions de GBH réalisent une marge nette comprise entre 18 % et 28 %, soit trois à quatre fois celles pratiquées en métropole, résume le quotidien. En clair, pour un modèle vendu aux alentours de 20 000 euros, une concession peut gagner plus de 5 000 euros net, même après les éventuelles promotions et efforts commerciaux. »

L’impunité et la mainmise de GBH sur le marché sont telle que le groupe peut se permettre de dissimuler le prix des véhicules neufs mis en vente sur son site, sans que cela interpelle de futurs clients. Il en va de même pour leurs partenaires, eux aussi victime de la culture du secret en vigueur dans l’entreprise : « On mentait éhontément aux constructeurs », raconte le cadre de GBH. De fait, les tarifs affichés dans les concessions étaient modifiés en amont des visites commerciales, afin de cacher la marge que réalise le groupe aux constructeurs.

37 % de parts de marché dans le secteur de la grande distribution

Puis, lorsque vient le moment de justifier de telles marges – jusqu’à plus de 45 % plus chères qu’en métropole – pour une voiture, GBH utilise l’excuse du transport de sa marchandise jusqu’aux points de vente. Or, l’octroi de mer et la TVA qui concernent GBH représentent entre 15 % et 20 % du prix de vente final… soit quasiment le même taux de TVA que celui pratiqué en métropole. « En clair, contrairement aux affirmations de la multinationale, les frais d’approche ne permettent pas d’expliquer pourquoi les voitures vendues par ses concessions ultramarines » sont si chères, résume Libération.

Des révélations qui, si elles se concentrent sur le secteur automobile, mettent aussi en lumière l’hégémonie de GBH sur de nombreux secteurs. Par exemple l’alimentaire : environ 37 % des parts de marché dans le secteur de la grande distribution à la Réunion et 45 % des dépenses de consommation courante des ménages réunionnais sont prises en charge par le groupe, qui s’est développé grâce au colonialisme et l’esclavagisme.

Pour rappel, descendant d’une famille de colons arrivés à la Martinique en 1680, héritier d’une fortune opulente bâtie sur l’exploitation de « l’or blanc » – le sucre – par l’esclavage, le béké Bernard Hayot a fait du groupe qu’il a fondé en 1960 une multinationale florissante sur le dos de ses clients. En attendant, pendant que les habitants des Antilles, de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, de la Réunion et de Mayotte peinent à subvenir à leurs besoins, GBH profite de marges qui peuvent atteindre jusqu’à 25 % de son chiffre d’affaires annuel.

   mise en ligne le 12 janvier 2025

Retraite :
réformer la réforme

Jean-Christophe Le Duigou sur www.humanite.fr

Le ballet semble bien orchestré. Alors que la pression s’accentue pour une « remise à plat de la réforme des retraites » patronat, macronistes et leaders de la droite se coalisent pour empêcher toute remise en cause substantielle du texte. Acte premier, le nouveau Président du Conseil d’orientation des retraites -imposé il y a quelques mois- alerte sur « la dégradation de l’équilibre de nos finances sociales ». Patrick Martin le Président du Medef se saisit de sa rencontre avec le nouveau Premier ministre pour appeler sur le perron de Matignon à « dépasser la concertation à venir sur l’aménagement de la dernière réforme des retraites pour remettre à plat le financement de la protection sociale dans son ensemble ». Est-ce à dire que le patronat est prêt à monnayer quelques concessions plus ou moins claires contre une mise en cause globale du système Entendez introduire la capitalisation et élargir le recours à la TVA, baptisée pour l’occasion « TVA Sociale » Il ne reste plus qu’à un ministre anonyme de susurrer que « le déficit est beaucoup plus important qu’annoncé » puis à quelques « experts » à prendre la plume pour vanter le régime de retraite par points.

Tous espèrent ainsi noyer le poisson. La priorité n’est-elle pas de revenir sur la réforme des retraites et l’allongement de la durée de cotisation ! Les salariés s’interrogent : où sont les marges de manœuvre ? Que veut dire rechercher un « compromis plus large » alors qu’il n’est pas question de sortir de l’approche comptable ? On s’y enfonce même un peu plus, ce que souhaite le gouvernement, en y impliquant les organisations syndicales.

« Priorité aux petites pensions » est une fausse fenêtre, bien vague, car il s’agit surtout exclure toute « hausse du coût du travail ». Ce qui veut bien dire que pour trouver 20 milliards d’euros les propositions, hormis quelques finasseries, devront nécessairement tourner autour de « nouveaux sacrifices »

Et si l’on discutait des vraies solutions ?

L’augmentation du nombre de retraités est bien sûr un défi. Mais qui peut réellement soutenir que les problèmes démographiques se sont brutalement aggravés dans la dernière période ? La réalité est plus simple, les marchés financiers sont là, estimant « illégitime » l’existence d’un système public de retraite par répartition, un système qui les prive d’un champ d’activités lucratives. Discuter du déficit dans le financement des retraites ou de la protection sociale en général n’a aucun sens, c’est un véritable débat sur une réforme des conditions générales de financement de l’État social qui est nécessaire.

Première mesure à envisager, remettre à plat le régime d’exonérations patronales si coûteux pour les comptes publics et si inefficace. Il y va de plus de 70 à 90 milliards d’euros. En second lieu des ressources additionnelles sont concevables en instaurant une contribution venant des revenus de la propriété et des revenus financiers des entreprises. Le surcroît de recettes pourrait atteindre 30 milliards d’euros.

Mais l’essentiel de la réponse dépend de l’emploi et d’une politique du travail ambitieuse. Le Conseil d’orientation des retraites avait produit il y a 10 ans un diagnostic sérieux montrant que la récession était à l’origine de la perte de beaucoup de cotisations, 20 milliards d’€ recettes annuelles pour le seul système de retraite, autant pour l’assurance maladie selon nous, soit beaucoup plus que le besoin de financement affiché pour l’ensemble des régimes sociaux.

L’assiette des cotisations c’est en effet la masse des femmes et des hommes qui travaillent. Une modulation des cotisations patronales en fonction des emplois créés ou supprimés par les entreprises pourrait contribuer à doper cette assise emploi/salaire.et à mieux répartir l’effort entre branches. L’évidence est là. Quand 6 à 7 millions de personnes sont, en France, écartées d’un véritable travail, il devient difficile d’assurer la pérennité des régimes de protection sociale.

   mise en ligne le 10 janvier 2025

« Satisfaire coûte que coûte les besoins du patronat » : avec la loi plein emploi,
la précarité à marche forcée

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Contrôles accrus et sanctions, recours massif à la sous-traitance et à l’IA, moyens faméliques… La loi « plein emploi », entrée en vigueur le 1er janvier 2025, charrie une série de mesures délétères, dont les agents de France Travail et les usagers commencent déjà à faire les frais. Tandis que les chefs d’entreprise des secteurs en tension se frottent les mains.

La machine est cette fois bien lancée, et autant dire qu’elle semble se diriger à grande vitesse contre un mur. Après deux ans d’expérimentation dans plusieurs dizaines de départements et de bassins d’emploi, la loi dite pour le plein emploi est entrée en vigueur le 1er janvier 2025.

« La loi est passée, mais on ne sait pas comment ça va se passer. » La formule résume l’état d’esprit qui domine parmi les syndicats de France Travail. Le « nouveau réseau pour l’emploi », né de ces dispositions, promet en tout cas de susciter de redoutables secousses, tant pour les agents que pour les nouveaux demandeurs d’emploi affiliés, appelés à affluer dans les agences de l’opérateur public.

Quelque 1,2 million d’allocataires du RSA et leurs conjoints, les 1,1 million de 16-25 ans suivis par les missions locales ainsi que les 220 000 personnes en situation de handicap qu’épaule Cap emploi sont en effet désormais inscrits automatiquement dans les fichiers de France Travail, soumis à un contrat d’engagement imposant à une large part d’entre eux quinze heures d’activités hebdomadaires – dont les contours restent flous – sous peine de sanctions, qui peuvent aller jusqu’à la suspension de leur allocation.

« Il va falloir absorber le choc »

Le directeur général de France Travail, Thibaut Guilluy, a beau répéter à l’envi vouloir miser, à travers ce « nouveau réseau pour l’emploi », sur un « accompagnement rénové », syndicats et associations continuent de dénoncer l’esprit d’une loi essentiellement coercitive qui, selon les termes d’un rapport publié en décembre par le Secours catholique, « met au défi l’allocataire de démontrer qu’il mérite son RSA ». Sa mise en œuvre, sur fond de cure d’austérité, ne sera par ailleurs pas sans conséquences sur les fondements mêmes du service public de l’emploi.

Alors que les courriers annonçant les inscriptions automatiques ont commencé à partir et qu’un numéro vert a été diffusé, les agents de France Travail, chargés dans un premier temps d’orienter ces centaines de milliers de bénéficiaires auprès de leurs référents locaux ou nationaux, anticipent avec effroi la montagne à gravir.

« Cela va forcément entraîner un afflux de personnes dans les sites, où l’accueil repose sur très peu de collègues déjà à bout. Je ne vois par ailleurs pas comment on peut faire un suivi décent en gérant des portefeuilles de 500 personnes », pointe Francine Royon, représentante de la CGT France Travail en Île-de-France, selon qui, appliquer à la lettre cette loi supposerait que les conseillers « ne s’occupent plus du tout de l’accompagnement ».

Ce nouveau réseau fera certes intervenir plusieurs acteurs référents, dont les départements et les missions locales, mais ce sont bien les agents de France Travail qui seront aux premières loges. « Il va falloir absorber le choc », pointe Vincent Lalouette, secrétaire général adjoint de la FSU emploi.

Si l’opérateur public a échappé à la suppression de 500 postes prévue par le projet de loi de finances 2025 – avant son passage à la trappe par la censure à l’Assemblée nationale –, rien ne garantit qu’il ne sera pas sous le coup de la cure d’austérité annoncée par le gouvernement Bayrou. La question se pose dans les mêmes termes pour les conseils départementaux, également sous la menace de coupes budgétaires massives.

Thibaut Guilluy, lors d’une rencontre organisée en novembre dernier par l’Association des journalistes de l’information sociale (Ajis), avait reconnu ces entraves à demi-mot, concédant face à la mitraille de questions sur les moyens : « Je ne dis pas que ces 1,2 million de bénéficiaires du RSA retrouveront par enchantement un travail. »

Pour Denis Gravouil, secrétaire confédéral à la CGT, « Thibaut Guilluy est un boy-scout, qui en fait des tonnes sur l’accompagnement. Or, il sait pertinemment que cela demande des moyens considérables. Qui ne sont pas là ». Le représentant syndical en veut pour preuves « ces agents en pleurs, désemparés par les injonctions contradictoires, les incitant à satisfaire des taux de décrochés au téléphone, tout en étant tenus de ne pas accorder plus de douze minutes à chaque personne ». Même constat à la CFDT, qui estime que « ce projet de loi ne remplit pas la promesse d’un meilleur accompagnement vers un emploi durable et de qualité » car « (…) les moyens dédiés ne sont pas à la hauteur des ambitions ». Dès lors, comment faire plus avec moins ?

Augmentation de 60 % du budget dédié à la sous-traitance

« La sous-traitance est une conséquence logique de cette réforme parce que cela permet de contourner les plafonds d’emploi », répond Denis Gravouil. Guillaume Bourdic, représentant syndical à la CGT France Travail, estime même que le service public de l’emploi « va devenir une gare de triage au service des prestataires privés ». En 2024, le budget dédié à la sous-traitance aurait ainsi augmenté de 60 % par rapport à 2023, tandis que le budget prévu pour l’externalisation des relations entreprises s’élèverait à 9 millions d’euros, selon Francine Royon.

La syndicaliste voit depuis le début de l’année « s’enchaîner les signatures de contrats avec les boîtes privées ». Le dernier en date concernerait la prestation Agil’Cadres, destinée à faire assurer le suivi d’un tiers des publics cadres par des opérateurs privés de placement.

« La petite musique de la direction est déjà bien installée. Le discours se résume à cette logique : si on n’est pas capable de faire, c’est les autres qui feront », abonde Vincent Lalouette. Au détriment de la qualité d’accompagnement pour les usagers. Francine Royon évoque ainsi des témoignages faisant état d’une pression intenable exercée par les prestataires, tenus de remplir des objectifs de taux de retour à l’emploi, pour que les usagers acceptent sans broncher n’importe quel job.

C’est particulièrement flagrant, selon elle, dans le cas du contrat de sécurisation professionnelle (CSP), destiné aux personnes licenciées économiquement, un accompagnement privatisé à hauteur de 50 % en Île-de-France. « Les usagers nous disent qu’ils veulent absolument être suivis par des conseillers de France Travail car ils n’en peuvent plus des prestataires qui les envoient sur des postes très difficiles, uniquement des métiers en tension, au mépris de leur projet professionnel », relate la syndicaliste.

L’IA à tour de bras

Pallier l’absence de moyens, gagner du temps : ce sont aussi les exigences qui ont guidé un déploiement tous azimuts de l’intelligence artificielle (IA) au cours de ces deux années d’expérimentation. L’opérateur s’est ainsi doté de nouveaux outils, dont Chat FT, destiné à faciliter la rédaction des textes, surnommé par la direction « le compagnon de l’agent ».

Mais la loi plein emploi consacre l’usage de l’IA à plus grande échelle, à travers la plateforme unique et automatisée gérée par France Travail, regroupant l’ensemble des inscrits, qui seront dispatchés, selon leur profil supposé, en fonction d’éléments recueillis sur leur parcours, vers l’organisme dédié et dans les catégories jugées par l’algorithme appropriées.

« Le problème des algorithmes, c’est qu’on ne sait pas comment ils sont programmés », soulève Denis Gravouil. Pour Vincent Lalouette, cette automatisation va forcément conduire à des ratés : « Un charpentier, qui aura subi un accident du travail, sera renvoyé sur cette profession-là, alors que lui ne veut plus en entendre parler », pointe le représentant syndical.

Au-delà de l’orientation, l’IA sera également massivement mise à contribution pour le contrôle des demandeurs d’emploi. Les objectifs ne sont pas moindres, avec en vue un triplement du nombre de contrôles afin d’atteindre le chiffre de 1,5 million d’ici à 2027. Concrètement, cela se traduira par la généralisation d’un dispositif dit « CRE rénové » (contrôle de la recherche d’emploi) inclus dans le kit de la loi plein emploi. À savoir, une automatisation accrue des contrôles via des « faisceaux d’indice » émis par un système d’information, sur la base d’un algorithme générant des alertes, là où la compréhension des situations au cas par cas avait encore plus ou moins cours.

Une loi de la coercition

« Contrôle » et « sanctions ». La CGT chômeurs, au moment de la publication du projet de loi, avait fait le décompte de ces termes. Ils apparaîtraient plus de 80 fois. Pour Vincent Lalouette, la première mesure de coercition est l’obligation d’inscription faite à un public qui ne sera plus dans une démarche volontaire. « Concrètement, cela veut dire qu’une partie des gens qu’on va recevoir maintenant ne souhaitent pas être inscrits chez nous, au détriment de la relation de confiance qui doit s’établir entre les deux parties. »

Côté sanctions, si la parution du décret entérinant leur cadre n’est prévue que dans le courant du premier semestre 2025, des cas de suspension d’allocation auraient d’ores et déjà affecté des allocataires dans certains départements soumis à l’expérimentation. Cela aurait été notamment le cas dans le Nord, selon Vincent Lalouette.

Pour Francine Royon, ces sanctions sont révélatrices de « la véritable intention derrière cette loi, à savoir la volonté d’aller au plus près des demandes du patronat local, de faire correspondre la main-d’œuvre disponible aux besoins du patronat, sur des métiers en tension ».

C’est d’ailleurs la conclusion du bilan très critique de l’expérimentation menée dans les départements, publié en décembre dernier par des associations, dont le Secours catholique, qui montre que les embauches réalisées pendant cette période l’ont été essentiellement sur des emplois précaires dans des secteurs en tension, comme l’hôtellerie, la restauration, le soin à la personne.

Pour Guillaume Bourdic, de la CGT France Travail, « on est aux antipodes de l’accompagnement du demandeur d’emploi, mené en fonction de son histoire, ses qualifications, ses besoins, en tentant de faire le lien avec le marché du travail. Aujourd’hui, on part des besoins de l’employeur et on crée les conditions pour que les demandeurs d’emploi y répondent coûte que coûte ».

Des considérations qui semblent secondaires pour Emmanuel Macron qui, on a aujourd’hui tendance à l’oublier, avait fait de cette loi l’arme pour réduire le taux de chômage à 5 % d’ici à 2027.

Force est de constater, comme le souligne Denis Gravouil, que « cette réforme se fracasse aujourd’hui sur la réalité, alors que le chômage remonte à près de 8 % ». La question est de savoir pendant combien de temps encore l’exécutif pourra se permettre de cibler les plus précaires, à l’heure où les fermetures d’usines, les plans de suppression d’emplois et les licenciements économiques se succèdent en cascades.


 


 

Réforme du RSA : « On ne peut priver
une personne de son reste à vivre », dénonce la défenseure des droits

Hayet Kechit sdur www.humanite.fr

La généralisation de la réforme du RSA, qui conditionne l’allocation à la réalisation de quinze heures d’activités par semaine, suscite la vive inquiétude de Claire Hédon. La Défenseure des droits pointe une réforme stigmatisante, aux antipodes du devoir de protection sociale.

Quelque 1,2 million d’allocataires du revenu de solidarité active (RSA) sont, depuis le 1er janvier 2025, inscrits d’office à France Travail et tenus, pour une large part d’entre eux, de s’acquitter d’au moins 15 heures d’activité hebdomadaire, via « un contrat d’engagement ». Cette réforme imposera en outre, selon des modalités qui restent à fixer par décret, la création d’une nouvelle sanction, dite de « suspension-remobilisation », susceptible de couper ce revenu de survie en cas de non-respect du contrat.

La Défenseure des droits, Claire Hédon, qui avait déjà rendu un avis très critique en juillet 2023 au moment des débats autour de ce projet de loi, continue de dénoncer une réforme « délétère », dont la généralisation précipitée à l’ensemble du territoire, sur fond d’absence de moyens, remettrait en cause, à ses yeux, la volonté affichée d’assurer un accompagnement de qualité.

Au moment des débats autour de la réforme du RSA, en juillet 2023, vous aviez émis un avis pointant des atteintes aux droits. Pouvez-vous préciser ce qui a motivé ces critiques ?

Claire Hédon : Nous avons fondé notre avis sur le rappel des alinéas 10 et 11 du préambule de la Constitution de 1946 qui imposent un devoir de protection sociale et de solidarité à la collectivité nationale, tenue de garantir aux plus vulnérables des moyens convenables d’existence.

Or ce conditionnement du RSA à quinze heures d’activité fragilise les effets de ce principe constitutionnel qui est censé garantir le droit à un revenu d’existence. On ne devrait pas pouvoir, par des sanctions, priver une personne de ses besoins élémentaires et donc de son reste à vivre.

Nous partageons le constat que la question de l’insertion a été de longue date bien trop négligée concernant les bénéficiaires du RSA, et avant cela du RMI (Revenu minimum d’insertion, qui a été remplacé par le RSA en 2009 – NDLR), mais je ne vois pas en quoi une amélioration de l’accompagnement, que nous estimons indispensable, devrait impliquer en parallèle des heures d’activité obligatoires et des sanctions.

Quelles sont aujourd’hui vos craintes alors que cette réforme vient d’entrer en vigueur ?

Claire Hédon : Notre première inquiétude concerne l’extension du dispositif, de manière précipitée, à l’ensemble du territoire, sans que soient prévus des moyens à la hauteur de l’enjeu. Cela risque tout simplement de rendre ineffectif le volet accompagnement de la réforme. Il faut noter que dans les départements ayant expérimenté ces quinze heures d’activité, il y a eu un renforcement important des moyens d’accompagnement des bénéficiaires du RSA.

Comment les agents de France Travail, sans augmentation de leurs effectifs, vont-ils pouvoir assurer un accompagnement de qualité alors que les agences sont déjà pleines ? Or, si cet accompagnement fait défaut, les risques de suspension du RSA s’en trouveront multipliés.

« Nous craignons également les dérives liées aux « mises en situation professionnelle », contenues dans ces quinze heures d’activité, telles qu’elles ont été précisées par le décret du 30 décembre 2024. »

La deuxième inquiétude concerne le fait que la dispense d’activité hebdomadaire, prévue par la réglementation pour les personnes rencontrant notamment des difficultés liées à l’état de santé, au handicap, à la situation de parent isolé, reste à l’initiative des bénéficiaires du RSA. Or nous savons bien que pour les personnes les plus précaires, souvent peu familiarisées avec les codes administratifs, une telle démarche est loin d’être évidente.

Nous craignons également les dérives liées aux « mises en situation professionnelle », contenues dans ces quinze heures d’activité, telles qu’elles ont été précisées par le décret du 30 décembre 2024. Cela mérite attention : il faut avoir la garantie que ces mises en situation contribuent réellement à l’insertion professionnelle des personnes concernées, qu’elles soient compatibles avec la recherche d’un emploi et qu’elles ne constituent pas un détournement du droit du travail.

Avez-vous eu des saisines dans le cadre des expérimentations menées dans les départements ?

Claire Hédon : Nous n’avons pour le moment pas encore été saisis sur des situations de suspension de l’allocation, mais nous sommes aussi face à un public peu coutumier de ce genre de démarches. Ce qui sera très instructif, ce sera d’obtenir de la Cnaf les chiffres liés à ces suspensions, département par département, notamment pour évaluer les inégalités de traitement sur le territoire.

Nous avons par ailleurs eu, dans le cadre de notre comité d’entente sur la précarité, des échanges avec les associations ; nous avons également rencontré le Conseil national de lutte contre les exclusions, composé pour moitié par des personnes concernées et en situation de précarité.

Cela a été très instructif de les entendre faire part de leurs inquiétudes sur ces quinze heures d’activité. Je crois qu’on ne mesure pas l’angoisse qu’on génère en faisant des lois de ce type. Il y a vraiment pour les personnes la peur de tout perdre et nous aurions aimé que le législateur puisse aussi entendre ce discours-là.

Comment analysez-vous les premiers résultats communiqués par l’exécutif sur cette expérimentation ?

Claire Hédon : On a comparé des choses qui ne sont pas comparables. L’expérimentation s’est concentrée, et c’est très légitime, sur les personnes nouvellement allocataires du RSA et parmi les plus proches de l’emploi. Il est dès lors peu surprenant que cela ait donné de bons résultats. Un meilleur accompagnement, tout de suite après la mise en place du dispositif, donne de meilleurs résultats en termes d’insertion.

On ne peut cependant transposer cela à la situation de personnes qui sont au RSA parfois depuis plus de dix ans. Au-delà de cela, il faut noter que ces résultats montrent qu’on reste largement sur du contrat précaire. Cette évaluation a considéré comme résultat d’insertion positif le fait de décrocher un CDD de six mois, dont on sait la fragilité.

Cette réforme signe-t-elle un changement de philosophie ?

Claire Hédon : Il y a en tout cas avec cette loi, que je trouve délétère et inquiétante du point de vue des droits, la poursuite d’un glissement qui entretient un certain imaginaire au sein de la société. Celui de personnes qui seraient au RSA par plaisir, se complairaient dans un rôle d’assistés, seraient responsables de leur situation et refuseraient de travailler.

Or ma connaissance de la grande précarité me démontre exactement l’inverse. Les personnes ont envie de travailler parce que le travail est un des moyens d’insertion. On contribue à créer une image stigmatisante des personnes précaires.

Or la culpabilité n’est pas placée du bon côté. L’inconscient collectif renvoie les personnes à cette question : « Qu’avez-vous raté dans la vie pour vous retrouver dans cette situation ? » Et moi, je pense que c’est exactement l’inverse. On devrait plutôt s’interroger sur ce que la société a raté pour qu’ils se retrouvent dans cette situation.

    mise en ligne le 7 janvier 2024

Reprenons le travail

MattiefloNogi sur https://blogs.mediapart.fr/

(les intertitres et la mise en gras sont le fait de 100-paroles)

Ils nous ont volé « la République », ils nous ont volé « la laïcité », ne leur laissons pas « le travail ». Au sens propre, comme au figuré, reprenons le travail !

Ce billet d'un simple sympathisant de la gauche et des écolos propose quelques réflexions, bien inspirées par les idées de F. Ruffin.

Aux côtés de la “république” et de la “laïcité” et probablement d’autres, la notion “travail” est depuis quelques années victime d’une récupération réactionnaire. De Sarkozy à Macron, ils semblent ne plus avoir que “la valeur travail” en tête. Autrefois, notion essentielle des forces humanistes et du progrès, elle devient désormais un totem de la droite, des libéraux, voire de l’extrême-droite. Projet émancipateur, source de statut, de revenus, de protection et de fierté, le travail est en train de basculer et il devient progressivement un marqueur important dans la bataille d’idées qui fait rage.

Le travail selon la droite

Exemple révélateur, les macronistes ont presque toujours ce mot à la bouche. Lors de son discours de politique générale en janvier 2024, G.Attal déclarait : « Ma première priorité, ça va être de continuer à soutenir la France qui travaille. Il y a beaucoup de Français qui sont au rendez-vous de leurs responsabilités tous les jours, qui travaillent, parfois dans des conditions difficiles, qui font tourner le pays. »

Notons déjà le “continuer à soutenir”, avec un sens de l’ironie qu’on ne lui soupçonne pas, il fait sans doute référence à la retraite à 64 ans, mesure rejetée par 90% des travailleurs. “Des français qui sont au rendez-vous de leur responsabilité” ; le bon travailleur pour eux c’est donc celui qui surtout ne se plaint pas, prend ses responsabilités et travaille sans rien attendre en retour. L’apologie de l’effort, un peu surannée, mais qui va si bien avec leur conservatisme, n’est pas loin. Il faut comprendre, en creux, que l’adversaire c’est bien sûr celui qui ne veut pas travailler, le fainéant qui se gave d’allocations, mais jamais l’actionnaire dont les dividendes explosent (ici). 

Pour eux, défendre le travail, c’est pour qu’il paye plus que l’inactivité (ex : ici). Le sous-entendu est clair, il y a ceux qui travaillent dur et ceux qui profitent. Pas question évidemment d’augmenter les salaires pour qu’ils rapportent plus, la cible désignée à la vindicte populaire c’est celui qui ne travaille pas : le demandeur d’emploi, forcément bénéficiaire d’allocations, alors que dans les faits, seulement un chômeur sur deux bénéficie d’allocations chômage. Naturellement, il est responsable, voire coupable de sa situation, puisqu’il “suffit de traverser la rue”. Pourtant les chercheurs nous rappellent qu’en aucun cas, les allocations chômage ne peuvent rapporter plus que le salaire (lire ici).

Les bénéficiaires du RSA? Ce sont forcément des profiteurs. Plutôt que de les voir comme des privés d’emploi aux situations personnelles complexes, ils sont de plus en plus fréquemment considérés comme des parasites. Grâce au gouvernement actuel, pour recevoir le RSA (607€ pour une personne seule et c’est déjà trop pour eux) le bénéficiaire devra faire 15 heures d'activité par semaine. Comment ? Avec qui ? Peu importe, l’enjeu c’est de créer une démarcation entre les allocataires et ceux qui travaillent durement : “La France qui se lève tôt”. Il s’agit d’insister sur la responsabilité individuelle, plutôt que d’offrir une solidarité minimale alors même que la société ne peut offrir un emploi décent à tous. C’est le principe des politiques dite “d’activation”, si chères à nos gouvernants, qui ont pour finalité de forcer les bénéficiaires à accepter n'importe quel emploi. Peu importe que l’effet sur le terrain soit nul (lire ici), ce qui compte c’est l’affichage.

La logique est la même avec le projet du gouvernement de réduire la durée des allocations pour les plus de 55 ans. S’ils sont au chômage c’est un choix. Il faut donc réduire la durée de leur allocation. Encore une fois, il s’agit de montrer du doigt des coupables.

En prétendant “défendre la valeur travail” (jamais les travailleurs d’ailleurs, terme trop daté pour leur novlangue de cabinet de conseils), c’est bien le travail au quotidien qu’ils attaquent : report de l’âge de la retraite, réduction du pouvoir des salariés dans l’entreprise (ordonnance Macron de 2017 qui réduit l’importance des délégués du personnel), baisse de la protection contre le chômage… Il s’agit finalement d’exiger toujours plus aux travailleurs et de réduire leur protection. 

Difficile de comprendre dans ces conditions ce qu’ils défendent au juste. Il apparaît clairement que leur objectif est autre : instaurer un clivage entre les travailleurs et créer un ennemi de l’intérieur ; celui qui ne travaille pas. Dans “Je vous écris du Front de la Somme”, F. Ruffin souligne qu’à l’ancienne division “nous” contre “ils” c’est-à-dire les travailleurs contre les capitalistes, ils veulent ajouter une troisième ligne de rupture “eux” : les profiteurs, les chômeurs, bien souvent les immigrés voire les fonctionnaires. Glorifier le travail comme le font les libéraux et l’extrême droite n’a qu’un objectif : sauvegarder l’ordre établi et la domination du capital, et morceler le “camp des travailleurs”.

Quand on regarde de plus près l’état du travail en France après leurs années de politique qui vise à défendre le travail, il n’y a pourtant pas de quoi pavoiser.

Le terme “smicardisation” s’entend de plus en plus fréquemment. Pour cause, le réveil est difficile : en 2022, 17,3% des salariés sont au SMIC. Ils n’étaient que 10% en 2012. Beau résultat pour ceux qui veulent que le travail paie. Lorsqu’ils souhaitent  “désmicardiser” la France, il s’agit sans aucun doute de supprimer le SMIC, une lourdeur de plus pour ceux qui veulent tout libérer (“libérer”, une autre notion probablement victime de la récupération réactionnaire).

A crier partout que le travail doit payer plus que l’inactivité, ils oublient sciemment de dire que le travail ne paie pas suffisamment. Un salarié sur six est au salaire minimum, incontestablement les salaires décrochent. Le constat est pire si on se limite aux salariés à temps-partiel : ils sont 37% au salaire minimum. Petits revenus et temps partiel subi ; le halo du chômage regroupe environ 13% de la population (ici), l’emploi est avant tout un “mal-travail”. Pire, les revenus baissent à cause de l’inflation : Le salaire mensuel a baissé de 2,6% en 2 ans, alors qu’en 2008-2009 et 2012-2013, au plus fort de la précédente crise, les salariés n’avaient pas perdu de pouvoir d’achat. Cette perte de revenus ne vient pas de nulle part : les dividendes explosent en France depuis la fin du Covid. 

Au-delà de la question du salaire, et sans doute avant elle, il y a celle de la sécurité au travail et de sa pénibilité, terme que notre Président “n’adore pas” (ici). 

Et pourtant le travail fait souffrir en France. Premièrement, il tue : environ 700 morts chaque année, soit deux par jours (ici). Ensuite, il abîme de plus en plus : comme le souligne F.Ruffin (ibid.) : "En 1984, il y avait 12% des salariés qui subissaient trois contraintes physiques, aujourd’hui c’est 34%.” Deux morts par jour, un tiers des salariés qui font face à des contraintes physiques, il faudrait sans doute ajouter au tableau les nombreux cas de mal-être, de burn-out, de perte de sens. Évidemment, cela ne concerne pas tous les salariés, et nombreux sont ceux pour qui le travail peut encore être une source d’épanouissement. Malheureusement, ils ne sont plus que la moitié à considérer qu’ils peuvent encore avoir une influence sur les décisions qui les concernent dans leur entreprise, contre 65% dans le reste de l’Europe (dossier Alternatives Économiques février 2024). 

Pourtant, les français sont attachés à leur travail et ils en attendent beaucoup.

C’est une particularité des français, qui explique sans doute notre relation complexe avec le travail, entre 1999 et 2018, plus de 60 % des Français déclaraient que le travail était très important dans leur vie, contre 50 % pour les Danois, les Hollandais, les Allemands ou les Britanniques (source : Bigi, M., Méda, D. Prendre la mesure de la crise du travail en France. SciencesPo, laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques.) Cette appréciation est partagée en France par toutes les catégories de population, y compris par les étudiants et les retraités qui sont généralement moins concernés par le sujet.

La France est ainsi « l’un des pays européens où les attentes par rapport au travail sont les plus élevées : au-delà du salaire, les Français attendent de leur travail qu’il soit intéressant et leur fournisse un cadre fort de sociabilité”. (source ibid.)

Des attentes très fortes vis-à-vis du travail font ainsi face à des salaires insuffisants, une pénibilité qui va croissante, et un sens au travail qui s’étiole. Le cocktail s’avère explosif. Pourtant nos gouvernants ne semblent pas considérer ces sujets comme essentiels. Ils semblent oublier que la plupart des travailleurs ont à coeur de bien faire leur métier. “Le plaisir du travail bien fait” et “l’art du métier” sont une composante majeure du dynamisme des entreprises, et à trop maltraiter le travail, les risques de décrochage sont importants comme le montrait il y a quelques années Jacques Généreux dans “la Déconommie”. 

Face à cela, que serait-il possible de faire pour défendre le travail dans les faits et non dans les mots? Proposons, en toute modestie, quelques pistes. 

Tout d’abord, il est indispensable de poursuivre la bataille des idées, “tenir la tranchée” et rappeler inlassablement à quel point les gouvernements successifs ont abîmé le travail. Face aux offensives des médias aux mains de millionnaires, aux éditorialistes au service des puissants, il faut rappeler partout que le chômeur ne choisit pas de l’être, mais subit un système qui n’offre pas sa chance à tout le monde, que le bénéficiaire du RSA n’est pas un profiteur mais qu’il bénéficie d’une solidarité pour faire face à une situation difficile, que le fonctionnaire n’est pas un fainéant mais œuvre comme il peut au bien commun, que le migrant n’est pas là pour voler notre travail mais contribuer à la richesse nationale, que les cotisations sociales ne sont pas des charges mais des contributions pour assurer la protection de tous face aux aléas de la vie, et enfin que le salaire n’est pas un coût mais une richesse. Là où ils cherchent à nous diviser, à cliver, il faut rassembler largement tout ceux qui n’ont que leur travail pour vivre et qui, le plus souvent, souhaitent le faire bien. 

Ensuite, il semble important de soutenir l’aspiration de tous ceux qui souhaitent travailler mieux. Un mouvement porté par une jeune génération en quête de sens, de nombreuses organisations, le secteur de l’ESS, le mouvement coopératif (une belle illustration avec les Licoornes) et tous ceux qui souhaitent entreprendre autrement, et qui intègrent d’ambitieux principes de démocratie, de partage, de défense de l’environnement ou de relocalisation dans leurs modèles. Il s’agit de ne pas d’être dupes, et dénoncer ceux qui pratiquent seulement l'affichage et le greenwashing (lire ici) en maintenant un système destructeur fondé sur l’exploitation de la nature, mais bien de valoriser et défendre, ceux qui sont intègres dans leur démarche peut contribuer à asseoir leur place dans l'économie et redonner du sens pour de nombreux travailleurs. 

Enfin, évidemment, il faudra réclamer haut et fort la défense des salaires et des conditions de travail, en sortant du piège tendu par les modèles type “prime Macron” ou baisse des “cotisations sociales” qui donnent d’un côté et reprennent de l’autre. Cela est essentiel. Il peut s’agir de limiter les écarts de salaires de 1 à 20 dans l’entreprise ou encore d’indexer les salaires sur l’inflation. Augmenter les salaires peut toutefois être inutile dans un contexte de forte inflation. Une piste intéressante, peut-être plus efficace et vertueuse pour notre démocratie, pourrait être d’agir du côté des charges incompressibles de tout un chacun en portant une politique ambitieuse de renforcement des services publics : le logement en premier lieu (logements sociaux, rénovation…), éducation et soins de qualité et gratuits, politique pour les transports en commun et les mobilités alternatives, voire renforcement du service public de l’énergie… Les services publics sont bien “le capital de ceux qui n’en ont pas” et apportent de précieux moyens à tous les citoyens.

Face aux risques politiques, économiques, sociaux et climatiques qui nous font face (précédent billet : quel est le moment ?), reprendre le travail ouvre un horizon supplémentaire pour proposer une alternative mobilisatrice.

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