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mise en ligne le 28 avril 2025
Stéphane Sahuc sur www.humanite.fr
C’est l’un des trous noirs des données sociales en France. Personne ne peut fournir avec précision et exhaustivité le nombre de morts au travail pour une année donnée. Le même flou se retrouve lorsque l’on cherche le nombre de morts au travail par secteur d’activité et son évolution au cours du temps. Aucun travail de compilation des données disponibles en fonction du sexe, de l’âge ou du secteur géographique n’existe. Pourtant, même à partir des chiffres fragmentaires disponibles, on constate, sans surprise, que dans certaines branches le travail est plus dangereux, plus mortel que dans d’autres.
Mais mourir au travail n’est pas une fatalité. Si l’accident est toujours possible, il y a des raisons objectives qui peuvent expliquer son niveau de fréquence. Les syndicats, CGT en tête, pointent par exemple que l’augmentation du nombre de décès au travail est corrélée à la disparition des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail du fait des ordonnances Macron de 2017. On peut également évoquer le nombre ridiculement bas d’inspecteurs du travail et l’incroyable légèreté des peines infligées quand ils constatent que la sécurité des salariés n’est pas respectée. Quant aux donneurs d’ordres, eux, ils ne sont jamais inquiétés.
À l’inverse, au Royaume-Uni, en cas d’accident du travail, l’enquête judiciaire va chercher à déterminer les responsabilités de chacun des acteurs, y compris les donneurs d’ordres. Conséquence : les taux d’accidents y sont environ deux fois plus faibles qu’en France. Mais le plus extraordinaire est qu’en France près de 9 millions de travailleurs passent totalement sous les radars. Autoentrepreneurs, travailleurs de plateforme et même fonctionnaires… d’eux on ne sait rien ou presque. Si des statistiques existent, elles ne sont ni disponibles, ni accessibles au public.
Pourtant on se doute que les travailleurs ubérisés, qui livrent par tous les temps et qui prennent tous les risques pour aller toujours un peu plus vite et gagner un peu plus, sont, hélas, statistiquement davantage victimes d’accident. L’année dernière, déjà, l’Humanité avait pointé l’urgence qu’il y avait à correctement, scientifiquement, renseigner ce phénomène évitable. Une revendication toujours à l’ordre du jour.
Cyprien Boganda et Arthur Dumas sur www.humanite.fr
À l’occasion de la Journée mondiale de la sécurité au travail, ce 28 avril, l’Humanité s’est plongée dans deux décennies de données publiques afin de documenter l’hécatombe qui frappe les salariés en France. Les syndicats réclament des mesures d’urgence.
Les chiffres sont implacables. En vingt ans, le travail a fauché plus de 21 000 salariés et en a blessé 13,5 millions, selon les données compilées par l’Humanité. Et encore, ces statistiques ne prennent en compte que les salariés du régime général de la Sécurité sociale, auxquels il convient d’ajouter les données transmises par la Mutualité sociale agricole : ses fichiers font état d’au moins 3 125 agriculteurs morts depuis 2006, mais n’intègrent pas les suicides. Des chiffres globaux qui laissent pourtant dans l’ombre plus de 8 millions de travailleurs pour lesquels les données sont au mieux lacunaires, au pire inexistantes.
« On a trop de Français qui meurent au travail », déclarait Gabriel Attal, alors premier ministre, en mars 2024. Une formule quelque peu maladroite (le fait d’avoir « trop » de morts suggère la possibilité d’établir un nombre de décès « acceptable ») mais qui avait le mérite de placer le sujet sous les feux des projecteurs. Depuis, rien ne s’est produit ou presque. Et le bilan, inexorablement, a continué de s’alourdir.
BTP, une hécatombe évitable
Ici, c’est un ouvrier anonyme de 32 ans qui chute d’un toit alors qu’il travaillait sur un chantier de la Manche. Là, un jeune homme écrasé par un engin conduit par un collègue, en Essonne. Les drames de ce genre pavent les articles de la presse locale. En deux décennies, près de 3 000 travailleurs du BTP ont perdu la vie à la suite d’un accident du travail, soit près d’un tous les deux jours. Et en 2023, les salariés du secteur étaient victimes d’accident 1,5 fois plus souvent que l’ensemble des autres salariés.
Les facteurs de risque sont connus. Le BTP est une activité qui concentre en un seul lieu – le chantier – une bonne partie des dangers auxquels un travailleur peut être exposé : chutes de hauteur, heurts avec engins, masses en mouvement… S’y ajoute le recours à la sous-traitance en cascade, qui en diluant les responsabilités tout en accélérant la course au moins-disant (les sous-traitants du bas de l’échelle rognent la moindre dépense pour grappiller quelques euros de marge) conduit aux drames.
« Peut-être, mais les niveaux de sinistralité ont diminué », répondent généralement les professionnels du BTP. Les données font en effet état d’une division par deux, en vingt ans, du nombre d’accidents pour 1 000 salariés. Ce que les professionnels ne disent pas, en revanche, c’est que la part des décès dans les accidents a grimpé de 36 % depuis 2007 : autrement dit, il y a moins d’accidents, mais ces derniers tuent davantage.
« Le nombre d’accidents mortels reste trop élevé », convient Paul Duphil, secrétaire général de l’Organisme professionnel de prévention du BTP (OPPBTP), tout en se félicitant d’avancées : changements culturels dans l’appréhension des risques ; amélioration considérable des équipements ; modification des enseignements…
Tous ces progrès ne peuvent faire oublier que la France n’a pas de quoi se réjouir : en Grande-Bretagne, dans le secteur du BTP, les taux d’accidents sont environ deux fois plus faibles, selon les données officielles britanniques. Pour Paul Duphil, l’une des causes du différentiel est peut-être à rechercher dans la manière dont on met en lumière les responsabilités. « En France, lors d’un accident du travail dans le BTP, c’est généralement le chef d’entreprise employant la victime qui est seul mis en cause, explique-t-il. Mais bien souvent, ce dernier ne fait que répondre à des conditions de prise de marché compliquées, fixées par des donneurs d’ordre (État, promoteurs privés, organismes HLM, etc.) rarement mis devant leurs responsabilités. »
En Grande-Bretagne, le système est très différent, poursuit le spécialiste : « En cas d’accident, l’enquête judiciaire va chercher à déterminer les responsabilités de chacun des acteurs, y compris les salariés, mais également les donneurs d’ordre. Cela a pour conséquence de responsabiliser les maîtres d’ouvrage, qui, sur la plupart des chantiers, s’assurent du coup que tous les moyens sont mis en œuvre pour éviter l’accident. »
Plus près de nous, l’exemple des jeux Olympiques organisés en France l’été dernier prouve que l’on pourrait faire mieux. Bernard Thibault, coprésident du comité de suivi de la charte sociale des Jeux, fait observer que lors de la construction des sites, le taux d’accidentologie était quatre fois inférieur à ce qu’on observe en moyenne en France. « Avec la Solideo (chargée de la construction des sites), nous avons pu mettre au point des dispositifs qui allaient au-delà du droit du travail, explique-t-il : visites régulières de l’inspection du travail ; mise à disposition d’un local pour les représentants syndicaux ; comité de suivi associant notamment les chefs de chantier des différentes entreprises, etc. »
La double peine des intérimaires
Plus précarisés, plus accidentés : en moyenne, les intérimaires (classés dans la catégorie « Services de type II » de notre graphique) sont deux fois plus frappés par des accidents que les autres salariés. « Un éclairage d’ordre structurel peut être apporté, rappelle la sociologue Véronique Daubas-Letourneux. La construction et l’industrie, secteurs avec des taux d’accidents du travail importants, accueillent 65 % des intérimaires. »
La chercheuse souligne néanmoins la surreprésentation des accidents d’intérimaires dans des secteurs comme le BTP, liée à plusieurs facteurs, parmi lesquels une moindre formation, une méconnaissance des spécificités des chantiers en raison de la brièveté de leur mission ou encore une possibilité plus faible de résister à des consignes les mettant en danger.
Conscients de la nécessité d’agir, les géants de l’intérim déploient des trésors de communication. Adecco a récemment annoncé vouloir recourir à l’intelligence artificielle (IA) pour prévenir les accidents. L’idée est de déterminer des profils « à risque » en s’appuyant « sur une trentaine de facteurs relatifs au profil et au poste (environnement de travail, tâche, pénibilité, fréquence de l’accidentologie…) » explique Adecco. Objectif : « calculer la potentialité de survenance, dans les trois mois à venir, d’un accident du travail pour chacun de nos travailleurs temporaires ».
En fonction des résultats, les recruteurs en agence adapteront leurs actions de sensibilisation. Réaction, teintée de sarcasme, d’un ergonome chevronné : « Les facteurs de risque sont déjà parfaitement connus. Je ne suis pas persuadé que l’IA soit indispensable pour savoir qu’un intérimaire jeune envoyé sur un chantier sera plus sujet aux accidents qu’un intérimaire expérimenté employé dans un bureau… »
Une impunité mortifère
Les statistiques montrent qu’au cours des vingt dernières années, le nombre de morts au travail s’est maintenu à un niveau élevé (environ un millier de décès par an en moyenne) et que les courbes ont tendance à augmenter depuis une dizaine d’années, à l’exception de l’année 2020, marquée par la mise sous cloche de l’économie.
À l’évidence, les politiques mises en œuvre ne permettent pas d’enrayer le phénomène et ce ne sont pas les mesures prises depuis 2017 qui arrangeront les choses : suppression des CHSCT (comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), détricotage du compte pénibilité (suppression de quatre critères de pénibilité sur 10), etc.
S’ajoute à cela une certaine forme d’impunité. « Les amendes ne sont clairement pas assez dissuasives, nous expliquait en 2024 Fabienne Bérard, présidente du collectif Familles Stop à la mort au travail. Un dirigeant d’un géant du BTP m’a dit un jour : ”Je vais être honnête avec vous, les amendes, on n’en a rien à faire.” » « Au pénal, les peines de prison pour les chefs d’entreprise, quand elles sont prononcées, sont presque systématiquement assorties d’un sursis, relève l’avocate Juliette Pappo. Et au civil, les condamnations financières sont peu élevées. En règle générale, les parents ou époux-ses qui ont perdu un proche vont toucher 35 000 euros, un frère ou une sœur percevra entre 15 000 et 20 000 euros… »
La CGT entend se saisir de la journée du 28 avril pour faire entendre ses revendications. Le syndicat exige des moyens supplémentaires pour la prévention, avec des recrutements massifs dans les rangs de l’inspection du travail (on compte en moyenne un inspecteur pour 10 000 salariés), la possibilité de départs anticipés pour les métiers pénibles, le retour des CHSCT ou encore des sanctions plus sévères.
mise en ligne le 15 mars 2025
Cédric Clérin sur www.humanite.fr
L’Europe court-elle à sa perte ? Cette question lancinante ne date pas de sa passivité face à son exclusion de la résolution du conflit ukrainien, quand bien même il se passe sur son sol. Son affaissement politique et économique se révèle à chaque soubresaut international, et ils sont nombreux par les temps qui courent. L’UE est engluée dans une politique économique libérale qui s’avère suicidaire pour sa souveraineté et même pour sa prospérité. Elle se double d’une incapacité à promouvoir un autre projet que la course à la guerre économique et militaire.
Dans ce dernier domaine, voilà qu’elle fait preuve d’un volontarisme auquel elle s’est toujours refusée quand il s’agissait de répondre aux enjeux sociaux. Face à la situation en Ukraine, qui révèle, il est vrai, une certaine urgence pour ne pas laisser le pays se faire dépecer par les impérialismes russe et américain conjugués, l’UE fait le choix de la surenchère.
Permettre, pour le seul réarmement, de faire sauter le verrou des 3 % de PIB de déficit public qui corsète les politiques des pays membres depuis des décennies et a amené à la catastrophe sociale et économique dans laquelle nous nous trouvons jette une lumière crue sur la vraie nature de la construction européenne.
Trump demande 5 % du PIB pour la défense, les Européens s’exécutent. Certes, la garantie de sécurité que les États européens croyaient trouver avec l’Otan s’évapore chaque jour un peu plus. Bien qu’extrêmement prévisible, c’est une donnée du problème. Encore faut-il bien préciser les menaces et les moyens politiques et opérationnels d’y répondre. Mais pourquoi se jeter à corps perdu dans des dépenses publiques, d’ordinaire bannies du vocabulaire européen ?
Derrière les discours martiaux et la surenchère verbale autour de « l’économie de guerre » se cachent les bas intérêts capitalistiques. La guerre, ça rapporte : on estime que les investissements dans la défense sont équivalents à un plan de relance qui produirait 1 à 2 % de croissance du PIB européen. Les Bourses se réjouissent. Les entreprises d’armement voient le cours de leurs actions s’envoler, et pour cause : certains analystes anticipent une hausse des profits du complexe militaro-industriel de 100 % !
Mais cette débauche d’argent public a, pour les libéraux, une autre vertu. « Augmenter le temps de travail, restreindre l’accès à l’assurance-chômage, partir en retraite plus tard, simplifier radicalement la vie des entreprises, libérer l’innovation sont désormais des impératifs sécuritaires », jubile l’économiste Nicolas Bouzou dans l’Express. La guerre, quel meilleur moyen de faire accepter l’inacceptable ?
Ce sont des dizaines de milliards d’euros à trouver, et ce « sans augmentation d’impôts », selon le président de la République. Comprenez : pour les plus riches. Si ce n’est pas les plus grandes fortunes qui versent au pot, ce sera tous les autres ! Une aubaine à l’heure où s’ouvrent les négociations sur la réforme des retraites. Un tel « backlash » social serait d’une violence scandaleuse et intenable. Si les objectifs sécuritaires et la menace russe sont flous, les répercussions sociales et écologiques seraient, elles, bien réelles.
Plutôt que ces calculs cyniques, l’Europe et la France pourraient engager d’urgence une initiative pour le multilatéralisme, la réactivation de l’ONU et le respect du droit international en vue d’un cessez-le-feu. Actant l’obsolescence de l’Otan, l’Europe pourrait prendre la voie du non-alignement et devenir le moteur d’une vision de la paix mêlant sécurité collective, satisfaction des besoins humains et coopération mondiale. Tout le contraire de là où Trump veut nous emmener avec la complicité des libéraux du continent. Ce grand débat nécessaire ne peut être escamoté. Les peuples ont leur mot à dire.
mise en ligne le 14 mars 2025
par Rozenn Le Carboulec sur https://basta.media/
Un niveau de vie qui stagne, des conditions de travail qui se dégradent et des acquis sociaux en danger : c’est ce que subissent aujourd’hui nombre de caissières qui, en plein confinement, avaient dû travailler au péril de leur santé et sans être payées plus.
« C’était comme une période de Noël, mais tous les jours. Un cauchemar sans nom. » À l’évocation du premier confinement, annoncé il y a tout juste 5 ans pour faire face à la pandémie de Covid-19, Leïla Khelifa, déléguée CFDT d’un Carrefour de Nice, est amère. Tandis que de nombreux·ses Français·es se ruent alors dans les supermarchés pour s’arracher des rouleaux de papier toilette que certain·es pensaient voir s’évaporer, que les rayons sont pris d’assaut par des consommateur·ices poussant des cadis pleins à craquer de peur de manquer, les caissières sont en première ligne.
« Pendant le confinement, les gens n’étaient pas très humains. Ils ne pensaient qu’à eux et vidaient les rayons », se remémore Sabine Pruvost, déléguée syndicale centrale Force ouvrière à Lidl, en poste depuis 30 ans. Une de ses collègues, déléguée FO et responsable adjointe d’un Lidl près de Marseille, n’en garde pas un meilleur souvenir : « Les magasins étaient complètement retournés, on travaillait dans des conditions atroces. Quand on a été confiné·es, tout le monde voulait rentrer sans masque. C’était compliqué, on se disputait tous les jours avec les client·es pour faire respecter les gestes barrières », décrit-elle, à propos d’une période que la quasi-totalité des salariées interviewées décrit comme « très anxiogène ».
Et cela à raison. Le 27 mars 2020, alors que la France se confine depuis 10 jours, Aïcha Issadounène, 52 ans, succombe des suites du Covid-19. Sa mort vient s’ajouter à celles de près de 2000 victimes du virus, enregistrées dans le pays depuis le 15 février. Après celui d’Alain Siekappen Kemayou, chef de la sécurité de 45 ans au centre commercial O’Parinor à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), il s’agit du deuxième décès dans la grande distribution. Syndiquée CGT, Aïcha Issadounène travaillait depuis 30 ans à l’hypermarché Carrefour de Saint-Denis, en tant qu’hôtesse de caisse. Ce n’est pas un hasard.
Le mirage de la fameuse prime à 1000 euros
Avec d’autres professions dites « essentielles », majoritairement féminines, comme les infirmières, les aides-soignantes, les aides à domicile, ou encore les agentes d’entretien, les caissières – à 90 % des femmes selon l’Insee – continuent de nourrir et soigner une société à l’arrêt. « Les femmes sont en première ligne de cette crise dans les hôpitaux, les Ehpad, les commerces et c’est en première ligne qu’on est le moins bien protégé », réagissait le 27 mars 2020 le collectif féministe les Dyonisiennes, après le décès d’Aïcha Issadounène. « Nous exigeons des mesures pour revaloriser de manière substantielle les salaires de tous les métiers à forte composition féminine et qui sont pour la plupart des métiers indispensables à la vie de la population », poursuivait-il, alors que le ministre de l’Économie Bruno Le Maire encourageait les entreprises à verser une prime exceptionnelle aux employé·es en première ligne.
La prime de 1000 euros rapidement promise par Auchan, Carrefour, ou encore Casino, n’a suscité qu’un enthousiasme de courte durée. Dans un grand nombre d’enseignes, le versement de la prime va dépendre en réalité du nombre d’heures ou de jours travaillés.
« Pour la prime exceptionnelle Covid-19, j’ai eu un acompte de 113 euros en avril 2020, et 560 euros en mai, car c’était au prorata de la présence pendant la période », témoigne Séverine Dedieu, déléguée CGT en poste depuis 20 ans à l’hypermarché Auchan Montgeron Vigneux, dans l’Essonne. Passée d’hôtesse de caisse à « hôtesse relation client » depuis 2023, elle touche aujourd’hui un salaire de 1621 euros brut pour 30 heures, contre 1385 euros cinq ans plus tôt. Soit une augmentation plus ou moins calquée sur l’inflation. Béatrice Girard, déléguée FO chez Lidl à Clermont-Ferrand, fait le même constat : « En termes de salaire, il y a eu des augmentations, mais qui n’ont rien à voir avec le Covid-19. Elles sont dues à l’inflation et aux négociations annuelles des représentant·es tous les ans. »
Une dégradation générale des conditions de travail
À Lidl comme ailleurs, l’inflation s’est aussi répercutée sur les client·es, comme en témoigne Sabine Pruvost : « Après le Covid, les gens ont vite changé. Ils étaient menaçants vis-à-vis des caissières. » Les vitres en plexiglas, alors installées à la plupart des caisses, sont souvent restées. Et heureusement, met en avant la majorité des employées interrogées : « Ça protège des agressions, qui sont notre quotidien », se désole Béatrice Girard.
D’autant que toutes les grandes surfaces ne disposent pas toujours d’agents de sécurité, dans un contexte de baisse générale des effectifs. Florence Olmi, travaillant dans un Lidl près de Marseille, se souvient du départ récent de l’un de ses collaborateurs, qui venait d’évoluer au poste d’adjoint : « Ils ne nous mettent pas d’agent de sécurité, car ça leur coûte trop cher. Sauf qu’il y a quelques semaines, un client qui avait volé avait une lame de couteau sur lui. Pour mon collègue, ça a été la goutte d’eau de devoir gérer ça. Il a posé sa démission le lendemain. »
Qu’il semble loin, le temps où les caissières étaient choyées, applaudies et remerciées. D’une même voix, celles-ci témoignent aujourd’hui d’une dégradation générale de leurs conditions de travail. « J’ai vu l’entreprise se dégrader au fur et à mesure. Rien n’a été fait pour nous. Tout s’est empiré », dénonce Séverine Dedieu à propos d’Auchan. Après un premier plan social en 2020, l’enseigne a annoncé en novembre 2024 la suppression de près de 2400 emplois et la fermeture d’une dizaine de magasins dans l’Hexagone. Si celui de Séverine Dedieu, dans l’Essonne, n’est « pour l’instant » pas menacé, il va néanmoins perdre six postes de vendeur·ses. Tout comme l’hypermarché Auchan de Périgueux (Périgord) : « J’ai quand même six collègues qui vont partir, dans le cadre du plan social. Sur le plan d’avant, il y en avait onze », décompte Sophie Serra, déléguée syndicale centrale à la CGT.
Ces départs s’ajoutent aux retraité·es non remplacé·es, et engendrent une surcharge de travail, selon Séverine Dedieu : « Ça devient très compliqué à gérer. Mes collègues sont fatiguées physiquement, moralement. En caisse comme en rayon, on doit maintenant faire le boulot de trois, quatre personnes. Je me dis : mais où on va ? »
Cette polyvalence accrue des agent·es, dans la lignée du modèle de Lidl, est d’ailleurs désormais clairement favorisée par les intitulés de postes : « Maintenant, toute personne embauchée est considérée comme équipier magasin. C’est-à-dire qu’elle n’est pas uniquement hôtesse de relation client, mais qu’elle peut aller aussi bien en rayon qu’en caisse et n’aura pas un poste bien défini », décrit Séverine Dedieu, qui a refusé cette requalification la concernant. « Les exigences vont ainsi croissant dans les métiers de services, alors que les salaires stagnent dans un contexte d’inflation galopante », résume l’autrice Racha Belmehdi dans son livre À votre service, les travailleurs essentiels qu’on ne voit pas, paru chez Favre en 2024.
Une généralisation des locations-gérances et franchises
Au Carrefour TNL de Nice (dans le centre commercial Tramway Nice littoral), Leïla Khelifa fait le même constat. « Les conditions de travail ont très mal évolué, elles sont dramatiques, vous avez la tête dans le guidon au bout de vos journées, témoigne-t-elle. Depuis 2020, notre turnover n’a fait qu’augmenter. Tous les rayons ont perdu des effectifs. C’est devenu une petite usine. On était un magasin très stable, mais maintenant je nous assimile à un McDonald’s. » Et cela ne risque pas de s’arranger.
En cette fin février, elle distribue des tracts à l’ensemble des salarié·es : comme 39 autres Carrefour, son magasin va passer en location-gérance cette année. L’exploitation de la grande surface et la plupart de ses coûts seront assumés par un autre commerçant (le locataire-gérant), engendrant la sortie des salarié·es du groupe, et par conséquent la perte de nombreux acquis sociaux. Alors que la CFDT a assigné le groupe en justice pour abus de droit de la liberté d’entreprendre, les employé·es craignent cette « épée de Damoclès ». « La seule chose que nous garderions, c’est la tenue de travail, mais le reste s’envolera. Cela engendrera la perte d’acquis sociaux que la CFDT a chiffré à 2500 euros par an environ pour un·e employé·e basique à 35h », alerte Leïla Khelifa.
Depuis l’arrivée d’Alexandre Bompard à la tête du groupe en 2017 (un ancien haut-fonctionnaire passé par la Fnac), 344 hyper ou supermarchés Carrefour sont passés en location-gérance et plus de 27 000 salarié·es ont été « externalisé·es » en sept ans, selon le syndicat, qui dénonce un plan social déguisé. La rémunération du PDG a, elle, considérablement augmenté, autour de 5 millions d’euros annuels en 2023 et en 2024.
Du côté d’Auchan, les employé·es se préparent aussi au passage de nombreux magasins en franchise, dans un contexte global de chamboulement de la grande distribution. « Pour l’instant, le Auchan dans lequel je suis y échappe. Il est trop gros, alors ils veulent réduire la surface », décrit Jean Pastor, délégué syndical central CGT Géant Casino. En mai 2024, son magasin, le plus ancien hypermarché Casino de France, situé dans le quartier de La Valentine à Marseille, a rouvert sous l’enseigne Auchan. Alors que les plans sociaux de 2024 ont engendré la suppression de plus de 2000 postes au sein du groupe Casino, la quasi-totalité de ses grandes surfaces ont été cédées à Intermarché, Auchan et Carrefour, tandis qu’une vingtaine de magasins du groupe ont fermé en septembre 2024.
« On nous avait vendu du rêve avec les caisses automatiques »
Signe d’une crise sans précédent qui touche la majorité des enseignes : les salarié·es de Lidl se lançaient le 7 février dans une « grève illimitée ». Si elle n’aura finalement duré que trois jours, celle-ci n’en reste pas moins « historique » aux yeux de Florence Olmi. Depuis cinq ans, elle a fait le calcul : « On a perdu une dizaine de personnes par magasin en moyenne », déplore-t-elle. Une hémorragie qui concernerait 2200 salarié·es de Lidl à l’échelle nationale depuis 2022, selon les syndicats. Après des négociations annuelles obligatoires qui se sont soldées par une faible augmentation de 1,2 %, soit un peu en dessous du niveau de l’inflation, les syndicats réclamaient notamment une meilleure revalorisation salariale, l’annulation de l’ouverture dominicale que la direction souhaite généraliser à l’ensemble des magasins, ainsi que des embauches supplémentaires. « Mon magasin a une superficie de 1600 m2. On nous demande qu’il soit présentable, sauf qu’on ne nous en donne pas les moyens. Moi ça m’arrive de fermer avec deux, trois personnes. C’est impossible de remettre le magasin en état en étant aussi peu », dénonce Florence Olmi.
Si les caissières de Lidl échappent encore pour la plupart aux caisses automatiques, celles-ci vont se multiplier dans les magasins refaits à neuf. Et ce, aux dépens des premières concernées, si l’on en croit l’expérience d’autres enseignes. « On nous avait vendu du rêve avec les caisses automatiques. Normalement, c’était une personne pour quatre caisses, mais ce n’est jamais le cas. On se retrouve souvent seule avec six caisses à gérer, c’est très compliqué, décrit Séverine Dedieu à Auchan, pour qui ces caisses « posent beaucoup de problèmes ». « On est obligées de les contrôler tous les quatre matins. Ce n’est pas plus rapide », ajoute-t-elle.
Pas sûr, en effet, que le recours de Lidl aux caisses libre-service soit payant à terme, tandis que de nombreuses enseignes font marche arrière à ce sujet. « La tendance qu’on observe, c’est qu’ils s’aperçoivent que les caisses automatiques ne sont pas si rentables, car il y a énormément de vols. Donc ils sont en train de les retirer après en avoir mis partout », décrit Jean Pastor.
De l’avis général, la valorisation – symbolique à défaut d’être financière et politique – des caissières aura été de courte durée. Héroïnes d’hier, toutes déplorent une amnésie de la société. À l’image de Sabine Pruvost : « Tout le monde a vite oublié qu’on est venues bosser tous les jours pendant le confinement sans être payées plus. » Les salarié·es de l’hypermarché Carrefour de Saint-Denis, où travaillait Aïcha Issadounène, ne sont pas en reste : en guise de remerciements, leur magasin devrait, lui aussi, passer en location-gérance cette année.
mise en ligne le 14 mars 2025
Naïm Sakhi et Vadim Kamenka sur www.humanite.fr
À l’heure où les bouleversements géopolitiques se multiplient depuis l’investiture de Donald Trump, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, dénonce le discours belliciste d’Emmanuel Macron et plaide pour une stratégie industrielle et sociale européenne, qui renouerait avec un multilatéralisme en direction du Sud global.
ONU, climat, multilatéralisme, justice internationale… Le retour de Donald Trump au pouvoir a accéléré un basculement de l’ordre mondial. Pour contrer la nouvelle internationale d’extrême droite, la secrétaire générale de la CGT plaide pour une unité d’action syndicale au niveau international et une convergence des luttes.
Sophie Binet dénonce par ailleurs la stratégie d’évitement du patronat visant à ne pas revenir sur la réforme des retraites de 2023. Alors que l’idée d’une dose de retraite par capitalisation est avancée par le patronat, une ligne rouge pour la CGT, la confédération entend maintenir la pression sur le « conclave » organisé par le premier ministre.
Quel regard portez-vous sur le contexte international bouleversé par le retour de Donald Trump au pouvoir ?
Nous sommes face à une accélération profonde de l’histoire. Mais la tendance de fond est à l’œuvre depuis des années. La CGT n’a cessé d’alerter sur ce danger. Avec l’élection de Trump se concrétise l’alliance entre l’extrême droite et les milliardaires, incarnés par Elon Musk. Ce dernier n’est pas un cas isolé, il représente une oligarchie. La preuve la plus flagrante est l’alignement de la tech américaine. Aujourd’hui comme hier, pour le capital, l’argent n’a pas d’odeur.
La deuxième tendance nouvelle est la constitution d’une internationale d’extrême droite, illustrée notamment par l’alliance entre Trump, Poutine et Netanyahou. Ce mouvement prend de l’ampleur et dispose pour la première fois d’un soutien sans précédent du capital, incarné par des milliardaires qui détiennent de très nombreux médias, et les réseaux sociaux. Cela donne à l’extrême droite une force de frappe inédite depuis 1945.
Il faut comprendre et débattre de cette nouvelle donne. Nous devons sortir des réponses anciennes, renouveler le logiciel sur un certain nombre de sujets. Cela appelle en urgence à un travail de réflexion, de débat, d’unité et d’action collective.
Comment s’y prendre et pour quoi faire ?
Face à cette internationale d’extrême droite, il faut construire une internationale ouvrière renouvelée et renforcée. Cela fait partie des stratégies de la CGT. Les échanges sont poussés avec nos homologues européens et internationaux. Aux États-Unis, la question économique va être le point faible de Trump. Le chômage augmente, essentiellement à cause des violents licenciements dans la fonction publique.
L’inflation pointe son nez. Le syndicalisme sera central dans ce moment de bascule. En France comme aux États-Unis, nous devrons faire confluer les rivières des luttes sociales, féministes, environnementales et antiracistes. La journée mobilisation du 8 mars a été une grande réussite.
« Si le fascisme des années 1930 était autoritaire, aujourd’hui, il s’appuie sur un discours libertarien pour se présenter comme défenseur de la liberté soi-disant attaquée par l’Europe et ses règles. »
Le 21 mars, l’intersyndicale (CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, Unsa, Solidaires, FSU) va lancer une campagne contre le racisme et l’antisémitisme sur les lieux de travail. Enfin, la CGT est, avec de très nombreuses associations, initiatrice des mobilisations du 22 mars contre le racisme et la précarisation des 3,5 millions de travailleurs étrangers par la politique inacceptable du ministre de l’Intérieur.
N’est-ce pourtant pas l’extrême droite qui semble dicter l’agenda politique ?
L’extrême droite tente de tout récupérer. La thématique pacifiste, mais aussi celles des libertés et de la démocratie au point que Donald Trump se prend maintenant pour le prix Nobel de la paix. Si le fascisme des années 1930 était autoritaire, aujourd’hui, il s’appuie sur un discours libertarien pour se présenter comme défenseur de la liberté soi-disant attaquée par l’Europe et ses règles.
Il faut rappeler un certain nombre de principes fondamentaux. La paix et la liberté, ce n’est pas le droit du plus fort ou du plus riche, comme le défend Donald Trump. La liberté a des limites, le respect de celle des autres. On est libre jusqu’à ce qu’on prenne des droits aux autres. La paix passe par le respect du droit international, de la souveraineté des peuples, de leur autodétermination. Il n’existe aucune paix durable sans justice sociale, comme l’a rappelé l’Organisation internationale du travail lors de sa création, en 1919.
Comment jugez-vous la surenchère guerrière d’Emmanuel Macron ?
Pour les travailleurs, il n’y a rien de pire que l’économie de guerre. Dorénavant, on nous explique que l’argent de nos services publics et de nos droits sociaux financera les actionnaires des marchands d’armes, y compris américains. Et dans le même temps, Thales prévoit le licenciement de 1 000 salariés.
Cette vision politique du président français sert le capital, qui essaye de profiter de la situation de façon totalement opportuniste, en jouant sur les peurs. La surenchère guerrière favorise le développement de l’extrême droite. Car elle prospère sur le déclassement, l’absence de perspectives collectives et sociales. Les violentes politiques sociales que veut nous imposer le capital sont le meilleur moyen d’amener l’extrême droite au pouvoir.
Quel est le principal péril devant nous ?
La menace est démocratique avant d’être militaire. Notre pays ne va pas être envahi par les Russes ou les États-Unis. En revanche, Trump et Poutine travaillent activement pour déstabiliser nos démocraties. Très récemment, ils ont soutenu l’extrême droite en Grande-Bretagne, en Allemagne ou encore en Roumanie, et multiplient les tentatives d’ingérence à coups de fake news et de manipulations sur les réseaux sociaux.
En France, nous savons que Marine Le Pen est plus proche que jamais de l’Élysée et qu’elle bénéficie de soutiens très importants, à commencer par Bolloré et Stérin. La réponse française et européenne doit viser à protéger nos démocraties, en commençant par sortir médias et réseaux sociaux des mains des milliardaires, conforter l’indépendance de la justice, les libertés publiques et syndicales… Au lieu de cela, comme ils refusent d’affronter le capital, ils se limitent à la surenchère militaire et de dérégulation.
Comment sortir les travailleurs de cette impasse ?
D’abord il faut leur permettre de comprendre ce basculement. Avec l’alliance Musk-Trump, la clarification est visible. L’extrême droite alliée au capital est l’ennemie du monde du travail. Cette alliance s’est illustrée au plan européen. Au nom de la « simplification » et de la « compétitivité » face aux États-Unis, la Commission européenne met en place la déréglementation voulue par Trump.
La directive Omnibus, rédigée sous la dictée de Business Europe, va supprimer toute responsabilité sociale et environnementale des multinationales. Si cette directive est adoptée, cela sera grâce à une alliance inédite du Parti populaire européen, la droite, avec l’extrême droite sur le dos des travailleurs et des travailleuses.
Comment expliquer cette convergence entre le capital et l’extrême droite ?
Ils ont pour intérêt commun de tirer les droits des travailleurs vers le bas. L’Europe doit clarifier sa position. Soit elle résiste à cette internationale d’extrême droite, soit elle continue à servir le marché et le capitalisme américain. Notre dépendance à l’égard des États-Unis intervient à tous les niveaux : militaire, économique, numérique… Stratégiquement, nous devons rompre ces liens de dépendance afin de permettre à l’Europe d’être réellement autonome. Cela passe par une vraie souveraineté industrielle et une vraie stratégie numérique.
Un changement de cap, en France et en Europe, est-il possible dans le cadre budgétaire des 3 % de déficit ?
La sécurité de l’Europe est présentée comme un enjeu vital et qui permet de sortir du pacte de stabilité et des 3 % de déficit public. Or, la transformation environnementale est tout aussi vitale. De même que la cohésion de nos sociétés et des droits sociaux. L’Europe doit définitivement sortir de cette règle afin d’investir pour son avenir.
Après tout, à deux reprises, l’Europe a déjà pu s’endetter : pour sauver les banques en 2008 et, en 2020, pour empêcher une épidémie majeure avec le Covid. Hélas, le lendemain, c’est toujours les travailleurs qui payent. Pourquoi ? Parce que la dette est dans les mains des marchés financiers. Il faut changer les règles de la Banque centrale européenne pour qu’elle puisse prêter de l’argent directement aux États, comme la Fed aux États-Unis.
L’Europe peut-elle résister à la guerre commerciale menée par Donald Trump ?
L’Europe doit faire varier les droits de douane en fonction des normes sociales et environnementales et par exemple du nombre de conventions ratifiées à l‘OIT par le pays d’origine. Mais rappelons que les principales délocalisations des entreprises françaises ont lieu en Europe. Il faut mettre fin au dumping social, fiscal et environnemental au plan européen en harmonisant enfin les normes vers le haut.
Pas question de céder aux injonctions du président des États-Unis, qui réclame l’augmentation de nos financements de défense pour soutenir le complexe militaro-industriel américain. Des mesures très fortes sont à prendre pour défendre notre industrie en commençant par sortir l’énergie de la spéculation et ainsi baisser les prix de l’électricité. Comment prétendre construire une Europe de la défense sans sortir de l’Otan, dont Donald Trump a d’ailleurs lui-même signé l’acte de décès ?
Quelle forme pourrait prendre l’alternative à l’Otan ?
L’Europe doit s’autonomiser en matière de défense mais, surtout, de diplomatie et de multilatéralisme. Les Européens doivent défendre le renforcement des Nations unies, en commençant par exiger la réforme du Conseil de sécurité, qui bloque aujourd’hui systématiquement toute perspective de paix à cause des veto russes et américains.
La France et l’Europe doivent porter l’organisation d’une conférence de paix sous l’égide de l’ONU sur l’Ukraine, afin d’empêcher le pillage des ressources minières par les États-Unis et l’annexion de son territoire par la Russie. Afin d’apparaître comme un modèle, l’Europe doit affirmer ses valeurs et non basculer dans la surenchère guerrière. Le danger grandit avec la prolifération de l’armement. L’Europe devrait au contraire porter l’enjeu de la paix juste et durable et du désarmement, notamment nucléaire.
Il n’y a jamais eu autant d’armes nucléaires dans le monde alors que nous commémorons les 80 ans des dramatiques bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Enfin, la réorientation européenne passe par une autre diplomatie en termes d’alliances géopolitiques. Désormais, les cartes sont rebattues et nous devons renforcer nos liens avec les démocraties du Sud global.
L’espace médiatique est acquis à l’engrenage guerrier. Comment en sortir ?
En se dotant d’une stratégie européenne pour protéger les médias, la liberté de la presse et sortir de la dépendance des Gafam en développant une industrie numérique indépendante, et en ayant une vraie stratégie démocratique en matière d’intelligence artificielle. Car les milliardaires qui possèdent les principaux médias et réseaux sociaux ont désormais basculé à l’extrême droite. Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) visait déjà, entre autres, à empêcher un accaparement de la presse par des capitaines d’industrie, mais ces mesures n’ont jamais été appliquées.
Le travail de diffusion de la post-vérité par l’extrême droite se joue aussi dans l’édition. Des garanties doivent exister pour empêcher la publication de livres diffusant des mensonges factuels ou une réécriture de l’histoire. Il y a une différence entre les opinions et les faits. Le réchauffement climatique ne se discute pas, c’est une situation avérée par les scientifiques.
De même, le génocide de 6 millions de juifs par les nazis est malheureusement une vérité historique. Alors que l’extrême droite mène une guerre contre la science et licencie aux États-Unis des dizaines de milliers de chercheurs et de chercheuses, l’Europe doit investir massivement pour mettre fin à la paupérisation honteuse de la recherche. Il nous faut titulariser les très nombreux précaires et offrir l’asile à tous les chercheurs américains.
Dans ce contexte international, le « conclave » sur l’avenir des retraites se poursuit. Des avancées sont-elles encore possibles ?
Tout dépend du rapport de force. Bien sûr, le patronat et le gouvernement ne veulent pas revenir sur la réforme Borne. Dorénavant, ils ont opté pour une stratégie opportuniste en instrumentalisant la situation géopolitique pour enterrer le dossier des retraites.
Le patronat serait d’ailleurs ravi que ces concertations s’arrêtent en prétextant que ce ne serait plus le moment de revendiquer l’abrogation de la réforme des retraites, de demander de l’argent pour les services publics ou des droits supplémentaires pour les travailleurs. Rien de neuf sous le soleil.
Les mêmes nous disaient la même chose deux mois auparavant, avec d’autres arguments. Comme l’excuse selon laquelle, si on abrogeait la réforme des retraites, les agences de notation nous sanctionneraient et la France ne serait plus compétitive au niveau international.
Nous l’avons bien compris, pour le patronat, ce n’est jamais le moment du progrès social ! Pour la CGT, l’abrogation est toujours à l’ordre du jour. Les 10 milliards d’euros nécessaires pour revenir à 62 ans sont toujours bien moindres que les budgets débloqués pour l’achat d’obus. L’abrogation peut être aisément financée, notamment par l’égalité salariale ou la mise à contribution des revenus financiers et des dividendes.
Le Medef comme la CPME parlent d’introduire une part de retraite par capitalisation. Est-ce une ligne rouge pour la CGT ?
C’est une ligne rouge totale. Introduire de la capitalisation dans notre système par répartition, c’est faire entrer le loup dans la bergerie. Une fois le pied dans la porte, du fait de la baisse du niveau de vie des retraités générée par les multiples réformes régressives, la capitalisation ne cessera de grignoter du terrain.
Nous fêtons, en 2025, les 80 ans de la Sécurité sociale et de nos retraites par répartition. Comment avons-nous fait pour gagner cela dans un pays ruiné ? Parce que les fonds de pension par capitalisation avaient fait faillite. N’ayons pas la mémoire courte. Les fonds de pension, aujourd’hui comme hier, c’est la roulette russe.
L’industrie française, en plein marasme, peut-elle soutenir une économie de guerre ?
Comment parler d’économie de guerre tout en laissant notre industrie partir ? Emmanuel Macron tient un discours va-t-en-guerre mais, en même temps, s’enferme dans ses dogmes libéraux. La première des conditions pour se faire respecter dans les relations internationales, c’est la souveraineté industrielle. Or la CGT alerte depuis un an sur la liquidation du tissu industriel, avec pas loin de 300 000 emplois menacés.
La France risque de ne plus produire d’acier sur son sol. Sans acier, plus d’industrie. Et le gouvernement français reste un des seuls au monde à refuser d’intervenir sur l’économie, croyant à la théorie des destructions créatrices de Joseph Schumpeter. Les profiteurs de guerre sont à l’affût.
Alors que les cours en Bourse des industriels de l’armement s’envolent, le secteur devrait être nationalisé, à commencer par Atos et Vencorex. Quelle honte que le gouvernement laisse démanteler nos industries stratégiques dans un tel contexte.
mise en ligne le 9 mars 2025
Gilles Rotillon sur https://blogs.mediapart.fr/
En instillant dans l'opinion l'idée de la nécessité d'une économie de guerre, c'est la protection sociale qui est visée
Comme c’était prévisible, l’élection de Trump a des répercussions inquiétantes sur la paix mondiale. Son entente avec la Russie pour négocier une paix en Ukraine sans les Ukrainiens, ses prises de position sur Gaza, le Canada, le Groenland, Panama et l’Union européenne indiquent à la fois la mise en œuvre du repli de l’Amérique sur ses seuls intérêts (du moins tels qu’ils sont compris par Trump), et une politique impérialiste d’annexion de territoires et des ressources qu’ils possèdent. Pour l’Europe, le retrait américain du soutien militaire à l’Ukraine et son exhortation à ce que les membres européens de l’OTAN consacrent 5% de leur PIB à leur budget de défense reposent la question des dépenses militaires nécessaires aussi bien pour continuer à soutenir l’Ukraine en se substituant à l’aide américaine défaillante que pour garantir sa propre défense.
Si la situation internationale de tension exige sans doute de se poser des questions de défense, donc de financement pour pouvoir les traiter et si on juge nécessaire la hausse des budgets qui leur sont consacrées, la manière dont ce sujet est abordé, tant dans les médias courroies de transmission de la doxa dominante, que chez les responsables politiques est pour le moins unilatérale. Pour eux, il n’y a effectivement pas de question à se poser sur le financement, ce ne peut être qu’un arbitrage entre les budgets militaires et la protection sociale, la seule interrogation portant sur l’ampleur des « sacrifices » qu’il faut accepter pour préserver « notre sécurité ». Un exemple caricatural de cette position est celui de Rémi Godeau, rédacteur en chef de L’Opinion dans son « billet libéral » sur la chaîne Xerfi canal, qui nous explique que « la seule solution budgétaire tenable pour financer l’effort de guerre, c’est une baisse drastique des dépenses sociales, à commencer par les retraites ». Et la même position est tenue par Nicolas Bouzou, que sa page Wikipédia présente comme « un essayiste spécialisé en économie et chroniqueur de télévision et de radio »[1]et qui s’est empressé d’écrire que « Face au risque de guerre, le France doit adopter un programme de puissance économique. Augmenter le temps de travail, partir en retraite plus tard, simplifier radicalement la vie des entreprises, libérer l’innovation, sont désormais des impératifs sécuritaires ».
On ne peut pas douter non plus que c’est le point de vue d’Emmanuel Macron qui refuse toujours d’augmenter les impôts (des plus riches) préférant faire appel à la patrie et à l’union nationale pour faire accepter cette casse des services publics qui ne peut être que l’issue du « débat » compte tenu de la manière dont il est posé.
Et si sacrifice il y a, ce ne peut pas être une baisse des subventions sans contreparties aux grandes entreprises (plus de 150 milliards d’euros par an quand on évoque une hausse nécessaire de 80 milliards pour le budget de la défense), sur les dividendes en hausse qui ne cessent d’être versés aux actionnaires ou sur le patrimoine des plus riches (la part de celui des 1% les plus riches est passé de 41,3% en 2010 à 47,1% en 2021 de la valeur totale du patrimoine des Français).
En revanche la tactique bien connue de la dramatisation du conflit avec la Russie permet d’insister sur la nécessité du sacrifice. C’est ce qu’a fait Emmanuel Macron dans son allocution en pointant toutes les actions russes qui justifieraient ce constat (assassinats d’opposants à l’étranger, cyberattaques, désinformation organisée, manipulation des élections), qui feraient de la Russie une menace existentielle pour l’Europe, et en généralisant immédiatement sur la prédiction qu’elle ne s’arrêterait pas aux frontières de l’Ukraine[2]. Il faut d’ailleurs noter que sa peur est sélective et que la condamnation de la « loi du plus fort » appliquée par la Russie envahissant l’Ukraine, ne s’applique pas à Israël faisant la même chose à Gaza.
Si le constat sur les actions hostiles de la Russie est juste, le passage à la prédiction est nettement plus problématique. Et quand le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot déclare dans Le Figaroque « la ligne de front ne cesse de se rapprocher de nous » en raison des « ambitions impérialistes » de la Russie, il est dans une surenchère qui ne s’appuie sur aucune réalité.
En fait, comme pour le recul de l’âge de départ en retraite, la première question qui doit être posée c’est celle du « pour quoi faire ? ». Quelles sont les raisons impératives qui exigent que tout le monde travaille plus longtemps ? Et de même, proclamer qu’une défense européenne est indispensable sans poser la question préliminaire de la stratégie commune qui la justifie c’est, dans l’état actuel des capacités de défense de l’Europe, avoir des budgets en hausse pour continuer à acheter des armements américains (55% du budget français est consacré à cela) et donc rester dépendant des USA. C’est aussi ravir les industries d’armement qui voient grimper leur cotation en Bourse (16% pour Thalès, 15% pour Dassault).
Ce faisant, on accroit encore les inégalités sociales ouvrant grand la porte à l’extrême droite, déjà au pouvoir dans de nombreux pays et de plus en plus puissante dans d’autres (en France, en Allemagne, en Suède, …).
D’autres moyens de financement des dépenses militaires supplémentaires ont été évoqués. L’un serait, en France, la création d’un livret d’épargne D (comme défense), sur le modèle du livret A pour capter une part de l’épargne populaire sans qu’en soient précisées pour l’instant les modalités (si son taux est de l’ordre du second, il serait peu attractif vu le niveau d’inflation actuel). Un autre serait de sortir les dépenses militaires de la dette publique ce qui permettrait de continuer à avoir la règle des 3% maximum de déficit laissant ainsi une plus grande marge aux États sur le plan budgétaire.
Outre la confirmation de la contrainte inutile de cette règle arbitraire que rien ne justifie, ni politiquement, ni économiquement, on peut aussi s’étonner qu’une telle proposition n’ait pas été formulée il y a longtemps pour avoir une politique écologique à la hauteur des enjeux et pour la construction d’une Europe sociale digne de ce nom.
On évoque aussi la confiscation des avoirs russes qui sont pour l’instant gelés. Mais si ce type d’annonce ne peut avoir qu’un effet positif sur l’opinion en faisant preuve de fermeté à l’égard de la Russie[3], il serait sans doute plus efficace si on expliquait par quels moyens légaux cette confiscation pourrait se faire. Le Canada l’a déjà tenté sans succès et pour l’instant ce genre de déclaration martiale est davantage un élément d’une politique de communication qu’une réponse opérationnelle. On comprend pourquoi c’est justement ce qu’a déclaré Attal, un expert des annonces sans lendemain, qui a subitement changer d’avis sur ce sujet.
Finalement, l’aggravation indéniable des tensions internationales ne sert finalement que de prétexte pour accélérer la disparition du modèle social européen déjà bien insuffisant qui était déjà au cœur des politiques néolibérales existantes.
[1] Si on peut s’interroger sérieusement sur la compétence en économie de cet « essayiste », il n’y a pas de doute sur son statut de « chroniqueur de télévision et de radio » tant il est souvent invité sur tous les plateaux. Ce qui en dit long sur l’objectivité des médias et leur pluralisme ou sur leur incompétence à juger de la qualité de leurs « chroniqueurs ».
[2] Si le constat sur les actions hostiles de la Russie est juste, le passage à la prédiction est nettement plus problématique
[3] Il faudrait d’ailleurs distinguer entre les avoirs des oligarques qui seraient une bonne chose et sur laquelle il n’y a pas de question de principe à opposer sinon sa possibilité dans le cadre du droit international et ceux détenus par la Banque centrale de Russie, dont la confiscation, si elle était juridiquement possible, ne manquerait pas d’exposer à des répliques de la part de la Russie qui auraient des répercussions sur l’euro difficiles à anticiper, mais sans aucun doute destabilisatrices.
mise en ligne le 7 mars 2025
Alexandra Chaignon sur www.humanite.fr
Alors que les IVG médicamenteuses représentent près de 80 % des avortements, la France dépend d’un seul laboratoire privé, Nordic Pharma, pour la fourniture de comprimés abortifs. Une dépendance qui accentue le risque de pénurie et de restrictions d’accès à l’avortement pour les femmes, mais aussi de pression sur les prix.
Alors qu’aux États-Unis, l’accès à l’IVG est de plus en plus menacé, la France, devenue le premier pays au monde à reconnaître dans sa Constitution la liberté de recourir à l’avortement, fait figure d’exception. Sauf que la prépondérance de la méthode médicamenteuse – qui représente aujourd’hui 80 % des actes (contre 31 % en 2000 selon la Drees) – fait de la production et de l’approvisionnement des comprimés abortifs un enjeu central de l’accès à l’avortement.
Concrètement, pratiquer un avortement médicamenteux implique la prise de deux principes actifs administrés à 48 heures d’intervalle : le premier, le mifépristone (sous le nom de Mifegyne, plus connu sous le nom de RU486), interrompt la grossesse. Le second, le misoprostol, qui existe sous deux marques MisoOne et Gymiso, déclenche des contractions et provoque l’expulsion de l’embryon. La particularité, c’est que la production de ces médicaments est dans les mains d’un seul laboratoire, le groupe Nordic Pharma. Pour faire court, en cas de défaillance industrielle, il n’existe aucune solution alternative.
Risques de rupture de production et d’approvisionnement
Ce qui n’est pas sans risque, comme le pointe l’Institut national d’études démographiques (Ined) : « Le monopole d’un seul laboratoire pharmaceutique privé (Nordic Pharma) soulève des questions quant aux risques de pénurie, de problèmes d’approvisionnement et de pression sur les prix des comprimés abortifs. » Comme le résume Justine Chaput, chercheuse à l’Ined et coautrice d’une étude sur l’IVG parue en novembre dernier, « en creux, cela pose la question de comment garantir l’accès à l’avortement dans ces conditions ».
Une crainte qui est justement devenue réalité entre 2022 et 2023. Durant cinq mois, des problèmes de disponibilité ont été observés concernant le misoprostol (trois mois de rupture de Gymiso puis deux mois de tension sur le MisoOne).
Plusieurs associations féministes avaient alerté quant à l’impossibilité pour certaines patientes de recourir à l’IVG médicamenteuse. Des stocks, destinés à l’Italie, avaient alors été réorientés vers la France. Déjà en mai 2020, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes avait alerté sur les problèmes de disponibilité concernant notamment cette même molécule.
« Des conséquences catastrophiques »
« Un mois de tension sur un médicament peut sembler peu, mais les conséquences peuvent être catastrophiques lorsqu’il est question d’IVG », avait rappelé la sénatrice Laurence Cohen, rapportrice de la Commission d’enquête du Sénat sur les pénuries de médicaments, créée en février 2023, afin de faire toute la lumière sur les causes de ces tensions. Auditionné dans ce cadre, le président de Nordic Pharma de l’époque, Vincent Leonhardt, avait concédé les difficultés et assuré que désormais, « il n’y a pas à craindre de pénurie ».
Depuis, c’est vrai, il n’y a pas eu d’autre alerte, reconnaît Sarah Durocher, la présidente du Planning Familial. Entre-temps, d’ailleurs, le misoprostol a été inscrit sur la liste de l’Agence nationale de sécurité et du médicament (ANSM) des « médicaments d’intérêt thérapeutique majeur », ce qui oblige le laboratoire à « détenir un stock minimal de sécurité de quatre mois ». « Cela implique de prévoir une chaîne de production plus sécurisée, mais c’est une façon assez limitée de régler le problème, car les médicaments se périment et cela demande une gestion des stocks complexes », nuance Philippe Abecassis, économiste de la santé, maître de conférences à l’université Paris 13.
Mais l’inquiétude quant à de possibles tensions demeure telle une épée de Damoclès, d’autant plus que le nombre de recours à l’avortement ne cesse d’augmenter. Il était ainsi de 242 000 en 2023 contre 218 000 en 2015. « Un problème d’approvisionnement pourrait avoir un impact sur la possibilité ou non de pratiquer des IVG. S’il fallait réorienter les patientes en raison d’un problème de disponibilité de ces médicaments, ce serait impossible et augmenterait les délais », analyse Justine Chaput. D’autant que la disponibilité de l’offre varie selon les territoires. « Dans certains départements, les avortements sont réalisés à près de 90 % par voie médicamenteuse », précise la militante du Planning, rappelant que « 130 centres IVG auraient fermé au cours des quinze dernières années ».
Une production européenne mais…
Certes, contrairement à une grande majorité de médicaments, les pilules abortives sont exclusivement produites en Europe. L’usine de principe actif de misoprostol et de Mifépristone est implantée en Angleterre. Les deux usines de production de MisoOne sont quant à elles basées en France. Les comprimés Gymiso, eux, sont fabriqués et conditionnés sur le site de Leon Pharma, en Espagne.
« Ce circuit de production peut minimiser les tensions. Plusieurs laboratoires peuvent produire, des flux sont possibles en dépannage, ce qui limite les risques, sans les retirer pour autant », pondère Philippe Abecassis. Car ce circuit reste dépendant des aléas des marchés privés. « Est-ce bien ou pas, ce n’est pas mon rôle d’y répondre. Mais il s’agit d’un laboratoire privé qui répond à des logiques d’intérêts privés, qui ne sont pas celles de la santé publique », rappelle Justine Chaput, de l’Ined.
Pas de générique de misoprostol
Et la perspective d’une pénurie est d’autant plus préoccupante qu’il n’existe pas de générique de misoprostol. Interrogé en mai 2023 par la commission d’enquête du Sénat, le directeur de Nordic Pharma reconnaissait que « des génériques seraient possibles sur ces produits »… tout en expliquant pourquoi il n’en existe pas : « Nous bénéficions d’un monopole de circonstance, qui n’est pas lié à un brevet. (…) Nous nous trouvons être l’exploitant des deux marques de misoprostol disponibles en France depuis que le laboratoire Linepharma, qui commercialisait le Gymiso, s’est retiré du marché. Aucun repreneur ne s’est manifesté pour assurer l’exploitation de ce médicament. »
Pourquoi ? Contacté par l’Humanité pour plus de précisions, le laboratoire n’a pas répondu. Comme le rappelle Philippe Abecassis, « pour fabriquer un générique, il faut des garanties, notamment de rentabilité. Dans le cas présent, le marché des pilules abortives présente déjà un gros taux de pénétration ».
Selon Nordic Pharma, la France représente en effet un tiers des ventes de Mifegyne, 65 % des ventes de MisoOne et 91 % des ventes de Gymiso. « Les perspectives de croissance du marché sont donc extrêmement faibles, avance l’économiste. En outre, il existe des tensions en Europe sur le sujet, des risques que des pays limitent l’avortement. Aucun laboratoire fabricant des génériques ne veut prendre ce risque », suppose l’économiste.
De fait, ce monopole, lié au statut de propriété intellectuelle, rend vulnérable la production face aux actions des lobbies anti-IVG. Avec la montée des mouvements anti-choix dans le monde et en Europe, une rupture de pilules abortives pourrait avoir des conséquences dramatiques pour les femmes concernées, rappelle Sarah Durocher, du Planning familial.
« En Italie, 80 % des médecins sont objecteurs de conscience. Avec la droite conservatrice au pouvoir, qui nous dit que ce ne pourrait pas être le cas en France un jour ? » Présidente du Conseil national de l’Ordre des sages-femmes, Isabelle Derrendinger corrobore : « La constitutionnalisation de l’IVG est un acte très fort. Mais si l’accès à ces médicaments abortifs se restreint pour les patientes, ça leur fera une belle jambe de savoir que l’IVG est inscrit dans la Constitution. Les femmes avortent avec autre chose qu’un symbole. Il leur faut un accès aux thérapeutiques médicamenteuses. »
Un prix multiplié par 35
En attendant, cela profite à Nordic Pharma, qui, avec ce « monopole de circonstance », se voit assurer une belle rentabilité. Interrogé à ce sujet par les sénateurs, son dirigeant avait alors botté en touche « compte tenu du secret industriel ». Le coût d’une IVG médicamenteuse étant compris entre 305,62 euros et 353,64 euros selon le lieu où est réalisée l’intervention (hôpital ou médecine de ville), remboursé par l’assurance-maladie à 100 %, le gain est vite calculé.
Surtout quand on sait que Nordic Pharma a multiplié le prix du Gymiso par plus de 35 quand il en est devenu le détenteur… et qu’il n’a aucune concurrence d’un médicament générique, vendu environ 60 % moins cher que la molécule princeps. Résultat, la France est aujourd’hui dépendante d’un seul laboratoire alors même que ces médicaments sont indispensables à la garantie du droit des femmes à disposer de leur corps.
Alexandra Chaignon sur www.humanite.f’r
Que ce soit la mifépristone ou le misoprostol, les deux médicaments indissociables pour la pilule abortive ont connu des trajectoires troublées par les problèmes économiques, renforcées par les interventions des mouvements anti-IVG.
La découverte des propriétés abortives du RU 486 est faite en 1982 par le biologiste Étienne-Émile Baulieu, qui signe un accord avec l’OMS, en 1983, pour pouvoir utiliser mondialement cette molécule comme abortif. En France, malgré d’importantes actions des mouvements anti-avortement, le Mifegyne, produit par les laboratoires Roussel-Uclaf, est commercialisé en 1988 grâce à une injonction du ministre de la Santé, Claude Évin. En 1991, la molécule est associée avec le Misoprostol ou Cytotec pour une meilleure efficacité.
La pression des groupes anti-avortements
Propriété du groupe Hoechst après le rachat de Roussel-Uclaf, la pilule abortive est abandonnée en 1997 par le groupe allemand, qui cède aux menaces de boycott de l’ensemble de ses produits par les militants anti-avortement, en Allemagne et surtout aux États-Unis. En 2000, la molécule est cédée gratuitement au laboratoire Exelgyn, dirigé par le codécouvreur de la molécule, Édouard Sakis. C’est en 2010, après sa mort, que le laboratoire Exelgyn est racheté par Nordic Pharma, filiale de Nordic Group.
Médicament associé à la Mifegyne pour pratiquer les IVG médicamenteuses, le Misoprostol est confronté à une aventure similaire. Initialement utilisé dans le traitement des ulcères de l’estomac sous l’appellation Cytotec, il est commercialisé à partir de 1986 par le laboratoire américain Pfizer.
Mais constatant qu’il était utilisé majoritairement en gynécologie, essentiellement pour l’IVG et le déclenchement artificiel de l’accouchement à terme, le laboratoire l’a retiré du marché en 2018, en partie apeuré par les mouvements anti-IVG. Ne sont restés sur le marché que le Gymiso et le MisoOne de Nordic Pharma, contenant la même molécule, afin de sécuriser l’accès à l’IVG… mais à des prix dix fois plus élevés.
mise en ligne le 6 mars 2025
par Sophie Chapelle sur https://basta.media/
« Comment on continue de moins payer les femmes en toute bonne conscience ». C’est le sous-titre de l’essai de Marie Donzel (enseignante à Sciences Po Paris), qui raconte la manière dont la société organise l’appauvrissement des femmes. Elle livre des pistes pour en finir avec les inégalités de salaires. Entretien.
Basta! : 4 %. C’est, à temps de travail et à postes comparables, l’écart de salaire entre femmes et hommes dans le secteur privé, selon l’Insee, en 2021. Sur une carrière entière, ça commence à chiffrer... D’où vient cette certitude décomplexée qu’un salaire de femme devrait être plus faible qu’un salaire d’homme, pour un travail identique ?
Marie Donzel : Ça prend d’abord racine dans l’invisibilisation du travail des femmes. Les femmes ont toujours bossé. Mais elles n’appartiennent au salariat qu’à partir du début du 20e siècle. Avec cette idée que « le salaire féminin » n’est pas le revenu principal du ménage, mais un revenu complémentaire.
Très vite, on se met d’accord sur le fait que « à travail égal », une femme ne peut pas être payée complètement comme un homme. On va donc avoir des négociations dans les conventions collectives, entre 1905 et 1945, et appliquer des décotes de 10 % ou 20 % en fonction du genre. C’est ce qu’on appelle « le salaire féminin ».
C’est fou ! Des gens se sont mis autour d’une table pour s’accorder sur le rabais à appliquer sur le boulot des femmes... On grave l’inégalité dans le marbre, alors même que la France est cofondatrice et signataire de l’Organisation internationale du travail (OIT) qui déclare en 1919 : « À travail égal, salaire égal. »
Les mobilisations des femmes de la CGT vont conduire le général de Gaulle à mettre fin à ce « salaire féminin » en 1945. Mais pendant les vingt ans qui suivent, les femmes n’ont pas d’accès direct au salaire qui leur est versé ! Il faut attendre 1965 pour que les femmes aient la possibilité d’ouvrir un compte bancaire ou de travailler sans l’autorisation de leur mari. Depuis, l’idée que le revenu des femmes est un salaire d’appoint est restée dans les esprits.
Un autre chiffre apparaît dans votre ouvrage : 24 %. C’est le niveau général d’écart de rémunération entre hommes et femmes aujourd’hui en France. Pourquoi l’Insee retient-il un écart de 4 % et non de 24 % ?
Marie Donzel : On parle d’égalités expliquées et inexpliquées. Ce calcul consiste à prendre tous les salaires des femmes et tous ceux des hommes, puis de comparer la moyenne pour arriver à cet écart de 24 %.
On retire ensuite tout ce qui, dans ce chiffre, constitue des marqueurs de travail inégal : les écarts de temps de travail – là, on sort toutes les femmes à temps partiel –, mais aussi les différences de grades, en oubliant que le grade est complètement dépendant de la carrière qu’on a faite. Par exemple, à partir du moment où vous êtes en congé maternité, le travail cesse d’être égal : les études montrent qu’un congé maternité de quelques mois fait prendre en moyenne trois ans de retard sur une carrière.
On va ainsi faire de la décote et raboter ce chiffre des 24 % pour aboutir à seulement 4 %. Cette méthode de calcul permet de justifier que les femmes sont moins bien payées que les hommes parce qu’elles travaillent dans les métiers du care [du soin, ndlr] ou dans l’économie sociale et solidaire. Mais c’est précisément cela le sujet ! Pourquoi est-ce que ces métiers sont moins payés ? De toute évidence, il y a du sexisme dans les inégalités salariales. Les raisons tiennent à nos fondamentaux culturels et à nos imaginaires collectifs.
Les hommes ne se sont jamais mobilisés sur ces inégalités de salaires, alors même que jusqu’en 1965, les revenus des femmes étaient les leurs... C’est un peu irrationnel, non ?
Marie Donzel : Ça dit beaucoup de choses en termes de patriarcat, cela fait partie des structures de la masculinité. Néanmoins, on n’y arrivera pas si les hommes n’interrogent pas leur « préférence pour l’inégalité », terme que j’emprunte au sociologue François Dubet. Les hommes, qu’on le veuille ou non, sont bénéficiaires des inégalités. Il y a un travail individuel et collectif, quasiment analytique, pour comprendre pourquoi on préfère les inégalités à l’égalité.
Il faut regarder les débats à l’Assemblée nationale en 1965 quand les élus débattent de la possibilité de donner ou pas le droit aux femmes mariées d’accéder à leur rémunération. Le débat ne cherche pas à savoir si c’est juste. Il tourne autour du fait que si les femmes célibataires ont plus d’avantages que les femmes mariées, les femmes ne voudront plus se marier. C’est pour sauver le mariage qu’on a donné aux femmes leur moyen de paiement !
« Non seulement nous donnons moins d'argent de poche à nos filles, mais nous ne donnons pas l'argent de la même façon à nos filles et nos garçons »
Victor Hugo, déjà, disait que les hommes ne pouvaient jamais être sûrs que les femmes les aiment vraiment tant qu’elles étaient dans la dépendance. C’est là-dessus qu’il faut interroger la masculinité. Il va falloir faire progresser la préférence réelle pour l’égalité. Dans les entreprises, j’entends râler les hommes sur les quotas de femmes, car ils ne vont pas pouvoir décrocher « le poste » dont ils rêvaient. Cette préférence pour l’égalité, c’est aussi se dire qu’il y a des moments où on perd.
Vous dites que cette perception du salaire inférieur des femmes persiste dans les esprits, jusqu’aux femmes elles-mêmes...
Marie Donzel : Les femmes ont tendance à raisonner le salaire en ces termes : « De quoi ai-je besoin pour vivre ? » Titiou Lecoq l’identifie dans son livre Le Couple et l’argent : les femmes vont ensuite dépenser leur argent pour vivre et faire vivre leur famille. Les hommes ont un rapport à la rémunération qui repose plus sur cette question : « Quelle est la valeur de mon travail ? » Ce qui fait qu’ils ont davantage le réflexe du placement et de la constitution de patrimoine, que de remplir le frigo qui se vide au fur et à mesure qu’on le remplit – un puits sans fond de l’argent des femmes.
Ce rapport au salaire prend racine dans l’argent de poche. Chacun d’entre nous est persuadé qu’il donne autant d’argent de poche à sa fille qu’à son fils. C’est faux. Car non seulement nous donnons moins d’argent de poche à nos filles, mais nous ne donnons pas l’argent de la même façon à nos filles et nos garçons. Là-dessus il y a une étude britannique cruelle : elle montre que les garçons, très tôt, sont habitués à avoir de l’argent de poche en récompense de leur résultat scolaire et de leur participation aux tâches domestiques et familiales.
Les petites filles, très vite, sont habituées à négocier un fixe qui va leur permettre d’assurer leurs petites dépenses. Elles compensent en se faisant offrir des cadeaux. À l’arrivée, ça fait moins ! Et ça n’intègre pas l’idée que « mes efforts ont une valeur qui doit être récompensée ». Il y a donc des femmes qui, quand elles veulent négocier leur salaire, me disent : « Je n’ai pas besoin de plus. » Ce n’est pas le sujet.
La dernière réforme des retraites est un exemple flagrant de cet « oubli » de la réalité du travail des femmes. Comment expliquez-vous ce déni permanent des politiques publiques ?
Marie Donzel : Dans les politiques publiques, le dénominateur commun des femmes est une variable d’ajustement fréquente. L’insuffisance, par exemple, des politiques publiques en matière de prise en charge de la petite enfance ou du grand âge repose sur le fait qu’on sait – consciemment ou cyniquement – que ça tiendra : les femmes vont, malgré tout, s’occuper des mômes et des vieux.
Et on sait, les études le montrent aussi, que les femmes vont également s’occuper de leurs beaux parents ; que dans une fratrie, les sœurs s’occupent davantage des parents vieillissants que les frères ; que dans un couple, les femmes s’occupent davantage des aînés, que ce soit leurs parents ou pas.
Ça tient par le travail gratuit des femmes. Ce « travail domestique » non rémunéré des femmes a quand même été évalué par l’économiste Joseph Stiglitz à 33 % de la valeur du PIB de la France ! Que ce soit des arbitrages cyniques et conscients, ou pas, le résultat est qu’on compte sur les femmes pour tenir la société, sans être payées.
Si on enlève les temps partiels choisis, l’écart salarial global entre les femmes et les hommes diminue de 24 % à 15,5 %. Qu’est-ce que ce choix de ne comparer que les temps pleins vous inspire ?
Marie Donzel : C’est la plus grosse variable et je la trouve effroyable quand on voit à quel point les femmes sont fatiguées, tout particulièrement les mères. C’est démontré que les femmes travaillent plus que les hommes – si on prend tout le travail, pas seulement celui rémunéré.
Et pourtant, elles en arrivent à demander un temps partiel parce que ça ne tient plus dans des journées qui font 24 heures. Et c’est tout bénef pour les hommes et les entreprises. Pour autant, on est là à pouvoir donner une explication au fait qu’elles sont moins riches. Ces 24 % d’écart racontent comment la société et l’économie organisent l’appauvrissement des femmes.
Pourquoi la prise en compte de l’ancienneté bénéficie-t-elle davantage aux hommes qu’aux femmes et devient aussi un facteur d’inégalité ?
Marie Donzel : La première raison, c’est que les femmes en couple, surtout hétérosexuel, sont davantage dépendantes des évolutions de carrière de leur conjoint. Si ce dernier prend un poste à très haute responsabilité, la conjointe va se dire que ce n’est pas le moment pour elle de faire de même. La deuxième raison, c’est le sexisme. Il y a plus de turn-over féminin que de turn-over masculin.
Le plafond de verre les empêche de progresser professionnellement : plus de 8 femmes sur 10 reconnaissent avoir été confrontées à des agissements sexistes en entreprise. Cela les amène à quitter leur emploi davantage que les hommes. Elles perdent donc en ancienneté.
Les femmes ont 25 % de chances en moins qu’un homme d’obtenir une augmentation quand elles la sollicitent, selon une étude internationale. Comment l’expliquez-vous ?
Marie Donzel : La mode du leadership féminin, de l’empowerment, du développement personnel dans les années 2010 a conduit à dire aux femmes d’aller apprendre en formation, ce que les hommes sauraient faire « naturellement », c’est-à-dire savoir négocier, se faire comprendre... Mais on a complètement éludé ce qui fait système : nous sommes dans un environnement où on est habitués à ce que les femmes soient dociles, sages, plus patientes, qu’elles n’en demandent pas trop, donc qu’elles ne soient pas hyper bonnes en négociation. Il faut former les personnes décisionnaires : lutter contre les biais, c’est de l’humilité. On est en retard sur l’admissibilité sociale de l’exigence au féminin, surtout pécuniaire. Il y a encore le spectre de la vénalité.
L’un des objectifs de votre ouvrage c’est de dresser des pistes pour que les femmes soient au moins autant payées que les hommes. Vous invitez notamment à remettre à plat la valorisation des métiers.
« Le plus important ce sont nos enfants, dit-on. Mais on rechigne à bien payer l'infirmière scolaire, les profs, en majorité des femmes... »
Marie Donzel : Pourquoi un ingénieur est-il mieux payé qu’une aide-soignante ? On ne m’a pas donné de réponse satisfaisante à ça. Quand on est hospitalisés, la création de valeur d’une aide-soignante est immédiatement visible et évidente, à de multiples points de vue. Je sais que les ingénieurs ne font pas rien, mais l’écart de valeur sociale est insensé. Pourquoi y a-t-il un tel différentiel ? Beaucoup vous disent que le plus important ce sont leurs enfants. Mais on rechigne à bien payer l’infirmière scolaire, la surveillante de collège, les profs qui sont en majorité des femmes...
Les inégalités de salaires entre les femmes et les hommes se croisent avec la valeur des métiers, qui est complètement incohérente. Ce n’est même plus une question genrée qui se pose, mais une question du bon sens et de ce qu’on veut : ça veut dire quoi le travail ? À quoi on le dépense ? Dans quoi on investit collectivement ? La question a été posée au moment du Covid pour mieux être refermée. Est-ce qu’on ne peut pas faire mieux que de taper sur des casseroles à 20 heures ? Il y a dans cette remise à plat de la valorisation des métiers une solution face aux inégalités de genre.
Et si demain on valorise vraiment à la hauteur le métier d’aide-soignante, on n’est pas à l’abri du fait qu’il se masculinise. On a eu l’expérience avec l’informatique où, jusque dans les années 1980, on a plus de femmes que d’hommes parce que c’est réputé être une extension de la dactylographie. Quand ça devient un secteur qui a de la valeur, les femmes en sont littéralement chassées. Et on peine aujourd’hui à recruter des femmes dans le secteur.
Clémentine Eveno sur www.humanite.fr
La CGT remettra, ce jeudi 6 mars, un chèque de 6 milliards d’euros devant le ministère du Travail à Paris, lieu des négociations sur la réforme des retraites entre syndicats et patronat. Ce montant équivaut à ce que rapporterait l’égalité salariale en termes de cotisations sociales et permettrait de financer l’abrogation de la retraite à 64 ans.
Deux jours avant la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, ce jeudi 6 mars, à 13 h 30, une action de la CGT est prévue devant le ministère du Travail à Paris, lieu des négociations entre syndicats et patronat, visant à réviser la réforme de 2023 (report de l’âge légal de départ en retraite de 62 à 64 ans), qui avait jeté des millions de manifestants dans la rue. Ainsi, l’organisation syndicale remettra à l’entrée un chèque de 6 milliards d’euros pour financer l’abrogation de cette réforme dont les femmes sont parmi les premières victimes, a indiqué la CGT dans un communiqué publié mercredi 5 mars.
L’égalité professionnelle (à poste égal, salaire égal), rapporterait a minima ces 6 milliards d’euros par an en termes de cotisations sociales chaque année, plaide la CGT. Un chiffre colossal, également donné par l’ONG Oxfam. « Une somme permettant, à elle seule, de combler le déficit des retraites annoncé par la Cour des comptes », continue le syndicat. En effet, la juridiction financière avait indiqué que, dès 2025, le déficit (tous régimes confondus) devrait atteindre 6,6 milliards d’euros, puis se stabiliser autour de ce montant jusque vers 2030.
L’écart de salaire entre les hommes et les femmes persiste
L’organisation syndicale rappelle bien que, même si l’écart de salaire entre les hommes et les femmes dans le secteur privé diminue, celui-ci persiste. Le salaire moyen des femmes en France était 22,2 % inférieur à celui des hommes en 2023 (21 340 euros nets par an contre 27 430 euros), a rapporté l’Insee, mardi 4 mars.
À ce sujet, Myriam Lebkiri, secrétaire confédérale en charge de l’égalité professionnelle et de la délégation retraites qui sera également présente, avait indiqué dans nos colonnes en 2023 : « L’égalité salariale concerne tout le monde et ce combat ne doit pas être que celui des femmes. La CGT ne peut pas promouvoir un syndicalisme qui combat tous les rapports de domination en laissant le petit patriarcat en forme. »
mise en ligne le 4 mars 2025
sur www.humanite.fr
Après le refus de l’exécutif de nationaliser l’entreprise iséroise de chimie Vencorex, la CGT a présenté un projet de continuité de l’activité sous la forme d’une « société coopérative d’intérêt collectif ».
Face au désastre social que représenterait la fermeture de l’entreprise de chimie Vencorex pour Pont-de-Claix (Isère) et tout le bassin d’emploi, et face à l’inaction revendiquée de l’État, la CGT affûte ses propositions. La FNIC CGT (CGT Chimie) « porte le projet de continuité de Vencorex au travers de la mise en place » d’une « société coopérative d’intérêt collectif », explique l’organisation dans une lettre ouverte au Premier ministre, signée de la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, et du secrétaire général de la CGT-Chimie, Serge Allègre. Cette coopérative associerait « salariés, organisations syndicales, élus, clients et fournisseurs », a indiqué à l’AFP ce dernier.
Des milliers d’emplois menacés
Depuis décembre, les élus de la région, appuyés par des parlementaires et les responsables des principaux partis de gauche, réclament une « nationalisation temporaire » de Vencorex afin d’éviter son démantèlement et une perte de souveraineté pour des secteurs comme le nucléaire ou le spatial. Un scénario écarté la semaine dernière par Matignon, pour qui l’activité de Vencorex n’est pas viable.
Une annonce très mal reçue par les salariés. « Vous savez parfaitement, du moins nous l’espérons, que la disparition de cette industrie SEVESO, va entrainer dans sa perte, plus de 5 000 à 8 000 emplois, et que la fermeture de cette industrie chimique qui crée l’interconnexion avec l’ensemble des industries du pays, “le caoutchouc, la plasturgie, les télécommunications, le bâtiment, l’énergie, la métallurgie, etc…” aura des conséquences, sociale, économique et environnementale sans commune mesure » interpellent les dirigeants cégétistes.
Cette initiative du syndicat intervient à quelques jours d’un jugement de mise en liquidation du tribunal de commerce de Lyon, jeudi 6 mars. Seule une cinquantaine d’emplois sur les 450 devaient être maintenus dans le cas d’un rachat d’une part de l’activité par le groupe chinois Wanhua, son concurrent, qui avait déposé une offre de reprise partielle. « La CGT, avec les salariés est déterminée à concrétiser ce projet qui répond aux besoins industriels sur le territoire Français et qui évitera d’importer ces matières finies avec toutes les conséquences sur notre balance commerciale et l’environnement » conclut la lettre ouverte…
mise en ligne le 2 mars 2025
Caroline Coq-Chodorge sur www.mediapart.fr
Le gouvernement Bayrou va augmenter la taxe sur les complémentaires santé de 1 milliard d’euros. Cette fiscalité déguisée est très inégalitaire : elle pèsera en premier sur les ménages les plus pauvres et les personnes âgées qui font le plus gros effort financier pour s’assurer.
AuAu moins 23 milliards d’euros. En 2025, le dérapage budgétaire de la Sécurité sociale, tel qu’il a été définitivement validé par le vote du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) le 17 février, devrait être spectaculaire. La cause est toujours la même : le manque de recettes sociales et fiscales à la hauteur de la croissance des dépenses, prévisible autant qu’inéluctable, en raison notamment du vieillissement de la population. Face au « trou » béant de la « Sécu », tous les gouvernements usent des mêmes ficelles : le retour des plans d’économie, sur l’hôpital notamment, ou encore le recul de l’assurance-maladie.
Pour économiser 1 milliard d’euros, le gouvernement Barnier avançait l’automne dernier une proposition qui avait au moins le mérite d’être honnête : diminuer la prise en charge par l’assurance-maladie des consultations médicales et des médicaments.
Le gouvernement Bayrou y a finalement renoncé : « Les Français ne paieront pas plus cher pour leur santé », a rassuré la ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles, Catherine Vautrin, le 15 janvier sur BFMTV. Mais, dans la foulée, elle a annoncé « la restitution » des 6 % d’augmentation du coût des contrats des complémentaires santé en 2025, annoncée par la Fédération nationale de la Mutualité française. Cette restitution, de 1 milliard d’euros également, sera versée « à l’État », sous la forme d’une taxe, puis réaffectée à l’assurance-maladie.
Le procédé est des plus retors, car les deux mesures reviennent à peu près au même : le coût des complémentaires santé va augmenter mécaniquement de 1 milliard d’euros. Ce sera donc un nouveau transfert de dépenses massif de l’assurance-maladie vers les complémentaires.
Le président de la Fédération nationale de la Mutualité française, Éric Chenut, rappelle à la ministre que « cette hausse des cotisations est justifiée par une hausse de [leurs] dépenses : la consultation médicale revalorisée à 30 euros, comme les tarifs de certaines professions paramédicales, et plus largement toutes les dépenses de santé, qui progressent au rythme de 4,5 à 5 % depuis le covid ». « Nous sommes des organismes non lucratifs, nous n’avons pas d’actionnaires ! », plaide-t-il.
Une taxe inégalitaire
L’économiste de la santé Brigitte Dormont, pourtant très critique du marché de la complémentaire santé, en convient : « Le gouvernement est dans l’enfumage. Cette augmentation de 6 % en 2025 était prévue avant les annonces du projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Elle résulte en partie de la hausse du tarif de la consultation médicale. » Elle prévient : « Cette nouvelle taxe va augmenter les charges des complémentaires. » Et immanquablement faire exploser les cotisations en 2026.
Les complémentaires santé sont déjà taxées à 14 % : « Cette taxe pèse, non pas sur les résultats des complémentaires, mais sur les coûts des contrats, donc directement sur le montant des cotisations de nos assurés, précise Éric Chenut. Aujourd’hui, les cotisations de janvier et février partent en fiscalité. Si elle augmente de 1 milliard d’euros en 2025, ce sont deux mois et demi de cotisations qui partiront en taxe. À mes yeux, c’est une forme déguisée d’impôt ou de cotisation sociale pour financer le déficit de la Sécurité sociale. »
Il y a cependant une différence de taille entre cette taxe et un impôt et/ou une cotisation sociale. « Le coût de nos contrats n’est pas proportionnel aux revenus, rappelle le président de la Fédération française de la Mutualité française, Éric Chenut. La hausse de la fiscalité pèsera plus fortement sur les personnes aux contrats les plus onéreux : les personnes malades qui doivent augmenter leurs couvertures pour limiter leur reste à charge, les personnes âgées. »
« Les complémentaires sont très inégalitaires, complète Brigitte Dormont. Elles sont tarifées à l’âge, ce qui est une manière de tarifer au risque, puisque les personnes âgées ont en moyenne des dépenses de santé plus élevées. Même les mutuelles, qui communiquent beaucoup sur la solidarité, font la même chose. Si une mutuelle ne gère pas le risque comme Axa, elle est perdante. C’est la loi du marché. »
La grande Sécurité sociale devrait rembourser à 100 % les soins jugés essentiels auxquels tous devraient avoir accès sans se ruiner. Brigitte Dormont, économiste de la santé
« Parmi les retraités qui ont une complémentaire santé, poursuit l’économiste, les 20 % les plus riches consacrent seulement 4 % de leurs revenus à leur achat de couverture complémentaire et aux dépenses qui restent à leur charge. L’écart est énorme avec les 20 % les plus pauvres, qui sont au-dessus du seuil de la couverture santé solidaire [la complémentaire gratuite ou avec une participation limitée à 30 euros – ndlr]. Ceux-là y consacrent 10 % de leurs revenus ! »
Les mutuelles perdent la mise
À ce jeu-là, celui des inégalités entre riches et pauvres, malades et bien portants, ce sont sans surprise les assureurs privés lucratifs qui remportent la mise. En 2023, selon l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), « seules les sociétés d’assurance enregistrent un résultat technique positif, quoiqu’en repli. Les mutuelles et les institutions de prévoyance affichent des résultats techniques en diminution et déficitaires en 2023. »
Les mutuelles, à but non lucratif, perdent de l’argent, mais aussi des parts de marché. Ces actrices historiques de l’assurance santé, créées dès le XIXe siècle pour offrir un début de protection aux salarié·es, ont perdu leur hégémonie. Elles ne représentent plus que 46 % du marché de la complémentaire santé, qui pèse près de 40 milliards d’euros. Les assureurs privés le grignotent petit à petit (34 %). En dernier se trouvent les institutions de prévoyance (20 %), des organismes non lucratifs gérés par les syndicats qui vendent essentiellement des contrats collectifs d’entreprise.
Éric Chenut montre du doigt les « bancassureurs », ces banques qui proposent à leurs client·es de nombreux contrats d’assurance : habitation, voiture, santé…
« Ce n’est pas “sain” que les banques fassent de l’assurance, estime Éric Chenut. La banque sait tout de vous, même le détail de vos dépenses de santé si vous êtes assuré. Cela devrait nous questionner. »
Dysfonctionnement supplémentaire : les organismes gagnent de l’argent sur les contrats individuels, que paient entièrement les assuré·es, et en perdent sur les contrats collectifs d’entreprise, en partie pris en charge par l’employeur. « Les contrats individuels, ce sont les retraités, les chômeurs et les étudiants, explique Brigitte Dormont. Ce que signifient ces chiffres, c’est que ces personnes qui ne sont pas les mieux loties paient plus cher que les autres, pour nourrir la concurrence sur le marché collectif, où de vraies négociations ont lieu avec le patronat et les syndicats. C’est une véritable injustice. »
Cette machinerie complexe de l’assurance santé, qui mélange assurances publiques et assurances privées lucratives, non lucratives et paritaires, a un coût : 19,2 % du chiffre d’affaires des complémentaires santé (soit 8 milliards d’euros) s’évaporent en dividendes, pour les assureurs privés, et en frais de gestion. « Les frais de gestion ne sont pas seulement de la publicité, à laquelle nous consacrons en moyenne 20 centimes sur 100 euros de cotisation, se défend le président de la Fédération nationale de la Mutualité française. C’est le traitement des feuilles de soins, l’accueil physique et téléphonique basé en France, la pratique du tiers payant, nos actions de prévention. » Mais l’assurance-maladie affiche des frais de gestion bien moindres, de l’ordre de 5 %.
Le problème est structurel, insiste Brigitte Dormont : « Que des organismes publics et privés fassent la même chose – rembourser 70 % d’une consultation pour les uns, les 30 % restants pour les autres –, c’est totalement inefficace. C’est un vrai argument pour la grande Sécurité sociale, qui devrait rembourser à 100 % les soins jugés essentiels auxquels tous devraient avoir accès, sans se ruiner en reste à charge ou en frais d’acquisition d’une couverture. »
mise en ligne le 1er mars 2025
Clémentine Eveno sur www.humanite.fr
La CGT appelle à la mobilisation « pour gagner l’abrogation de la réforme » des retraites de 2023 le 8 mars, puis le 20 mars, dans un communiqué publié ce vendredi 28 février. Au-delà de ces deux premières dates, la CGT appelle à « une mobilisation d’ampleur » à terme.
Un appel à la mobilisation « pour gagner l’abrogation de la réforme » des retraites de 2023 a été lancé, par la CGT, ce vendredi 28 février, via un communiqué de presse. « Une majorité de Françaises et de français comme de député·es y sont favorables, la victoire est donc à portée de main », clame le syndicat.
Ainsi, l’organisation syndicale appelle à rejoindre les cortèges prévus le 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes, pour réclamer notamment « l’égalité salariale », présentée par la centrale comme étant une des solutions de financement du système.
Elle appelle également à rejoindre des cortèges le 20 mars « avec les organisations de retraités ». Au-delà de ces deux premières dates, la CGT appelle à « une mobilisation d’ampleur » à terme et invite « toutes les organisations syndicales à se rassembler pour construire le rapport de force ».
François Bayrou a évoqué un référendum
Le premier ministre François Bayrou a annoncé, la veille, jeudi 27 février au soir, dans un entretien au Figaro, qu’en « cas de blocage (…) le référendum est une issue », sans toutefois préciser la nature de ce blocage (négociations entre partenaires, au Parlement ou dans le pays…).
Pour rappel, le premier ministre avait chargé les syndicats et le patronat, en janvier, de renégocier, un nouveau cycle de concertations a ainsi été lancé pour renégocier la réforme des retraites d’avril 2023 (recul de l’âge légal de 62 à 64 ans), avec pour objectif d’aboutir à un accord fin mai.
Khedidja Zerouali et Mathias Thépot sur www.mediapart.fr
Dès son ouverture, la mascarade de la renégociation de la réforme des retraites se révèle pire qu’annoncée : FO claque la porte et Bayrou affirme qu’en cas de désaccord ce serait retour à la case départ ou référendum. Quant au patronat, il pousse pour introduire une dose de capitalisation dans le système.
Qu’il semble loin le temps où Olivier Faure, premier secrétaire du parti socialiste (PS), se gargarisait d’avoir poussé le gouvernement à rouvrir le « chantier » des retraites. C’était pourtant le 16 janvier dernier, après que le parti à la rose avait refusé de voter la motion de censure déposée par LFI, car il avait obtenu de significatives avancées pour les Français. À commencer par la renégociation de la très impopulaire réforme des retraites, qui décale l’âge légal de départ de 62 à 64 ans.
Jeudi 27 février, l’ouverture de cette renégociation a présenté le décor d’une pièce de théâtre où chacun a joué son rôle. Pour la énième fois, les parties autour de la table ont redit leurs positions irréconciliables, telles qu’elles sont connues depuis des semaines. Les syndicats se sont mobilisés pour l’abrogation de la réforme des retraites, exigeant le retour de la retraite à 62 ans.
De leur côté, les organisations patronales, le Medef et la CPME, se sont dites favorables à l’introduction d’une dose de capitalisation, c’est-à-dire un système d’épargne dans lequel chaque retraité cotise pour sa future retraite. Le « patron des patrons », Patrick Martin, avait prévenu : « Si on doit reprendre le sujet des retraites, c’est pour améliorer le rendement de la réforme, certainement pas pour la détricoter. »
Force ouvrière (FO) a de son côté quitté la table des négociations, à peine un quart d’heure après s’y être assise, juste après avoir lu un communiqué. Pour eux, l’affaire est une « mascarade ». Aucune surprise, là encore, puisque FO avait annoncé avant même le début des négociations que le compromis ne serait pas possible. « La place du syndicat Force ouvrière reste évidemment à la table, s’ils souhaitent y revenir », a affirmé Matignon jeudi soir à l’AFP.
Les autres syndicats, eux aussi, aimeraient que FO revienne. « Ils ne nous avaient pas prévenus, commente Denis Gravouil, négociateur pour la CGT. On est bien d’accord sur le fait que le cadre ne nous convient pas, on est d’accord aussi sur le but : l’abrogation. Mais nous, on reste parce qu’il y a des chiffrages intéressants à obtenir, et surtout parce que claquer la porte sans avoir personne dans la rue, ça ne va pas nous apporter grand-chose. »
La CGT, elle, a enfin obtenu un chiffre qu’elle demandait depuis des mois : le coût d’un retour de l’âge de la retraite à 62 ans. « 10,4 milliards », a répondu l’exécutif. « Nous aurons des propositions pour les trouver » promet le deuxième syndicat du pays.
Une négociation torpillée
Plus vite encore que FO, François Bayrou a lui aussi fait preuve de célérité pour révéler le jeu de dupes en cours. Le premier ministre a torpillé cette négociation impossible avant même qu’elle ne commence (et alors qu’elle doit durer jusqu’au 28 mai), en annonçant dans un grand entretien au Figaro : « Si personne ne se met d’accord, nous l’avons dit, on en restera au système antérieur, défini en 2023. »
Pis, il affirme qu’en cas de « blocage », « le référendum est une issue ». Une façon d’acter d’ores et déjà ledit blocage, en court-circuitant une négociation qu’il a lui-même organisée. Et comme selon ses proches cette interview n’est pas une réponse au départ de FO, puisqu’elle aurait été faite avant, il faut bien comprendre qu’avant même la première journée de négociations, le premier ministre s’était déjà attelé à rendre la discussion caduque.
Pour rappel, lors de ses vœux de bonne année, Emmanuel Macron annonçait vouloir demander aux Français·es de trancher certains « sujets déterminants ». Depuis, ses ministres et son premier ministre lancent des idées à qui mieux mieux.
« Chiche !, lui répond Denis Gravouil de la CGT : faisons un référendum sur les retraites et on verra bien ce que répondent les Français. » Le syndicaliste est visiblement agacé par ce gouvernement qui tout d’un coup se sent d’humeur à entendre le peuple, après avoir interdit à ses représentant·es d’exprimer leur vote, préférant adopter la réforme au moyen de l’article 49-3.
« Par ailleurs, on a appris cette possibilité de référendum dans la presse comme tout le monde, poursuit-il. Quelle question sera posée ? Si c’est pour proposer une nouvelle réforme avec départ à 63 ans et l’introduction d’une part de capitalisation, ça ne nous intéresse pas. La seule question qui mérite d’être posée, et qui aurait dû être mise au vote, c’est : êtes-vous pour ou contre la réforme des retraites de 2023 ? »
Une lettre de cadrage impossible à tenir
Pour cet ersatz de négociation, François Bayrou a envoyé aux partenaires sociaux une lettre de cadrage pour le moins resserrée, exigeant des partenaires sociaux qu’ils trouvent des mesures pour un retour à l’équilibre financier du système des retraites à horizon 2030. Selon la CGT, cette lettre de mission est « impossible », puisqu’elle exige « de faire ce que les précédents gouvernements n’ont pas fait, à savoir remettre les comptes à l’équilibre ».
Et Michel Beaugas, négociateur pour FO, d’abonder : « D’une part, nous ne pourrons pas toucher à la borne d’âge et d’autre part, ce seront encore aux salariés que les efforts seront demandés. Or le déficit actuel est de 6 milliards d’euros alors que les aides publiques aux entreprises sans aucune contrepartie représentent 173 milliards d’euros. »
Mais Francois Bayrou n’en démord pas, il exige des économies drastiques sur le système des retraites, estimant qu’il existerait un déficit caché de 55 milliards d’euros par an, dont 40 à 45 milliards seraient empruntés chaque année. Une théorie qui a été démentie par tous les spécialistes, le Conseil d’orientation des retraites (COR) mais aussi par la Cour des comptes, dans un rapport datant du 20 février dernier.
Nous l’avons déjà raconté, la Cour des comptes rappelle que le système des retraites a été en excédent au début des années 2020, avec un solde positif de 8,5 milliards d’euros en 2023, en raison des réformes votées depuis une dizaine d’années. Mais le déficit se réinstalle et devrait atteindre 6,6 milliards d’euros cette année – c’est-à-dire un peu moins de 2 % des 337 milliards versés aux retraité·es par le régime général chaque année.
À l’horizon 2035, ce déficit devrait se stabiliser à 15 milliards, puis autour de 30 milliards en 2045. Si les chiffres peuvent paraître importants, il faut les comparer avec ceux des comptes publics qui, en 2023 et 2024, ont dérapé de 70 milliards d’euros par rapport à ce qui était prévu par le gouvernement.
Les pro-retraite par capitalisation s’organisent
Cette mascarade de réouverture des discussions sur le système des retraites permet enfin aux plus fervents défenseurs de la retraite par capitalisation – en opposition au système actuel par répartition – d’avancer leurs pions. Aux premiers rangs desquels les ministres de François Bayrou.
« Il faut lever ce tabou [de la retraite par capitalisation – ndlr] et mener la bataille culturelle », a confié le ministre délégué chargé de l’Europe, Benjamin Haddad, au Parisien. La ministre chargée du travail et de l’emploi, Astrid Panosyan-Bouvet, estime pour sa part que l’idée d’introduire une part de capitalisation dans le système de retraites devait « faire partie des sujets de discussion » au sein du conclave.
Les ministres de la justice et de la santé Gérald Darmanin et Catherine Vautrin ont également fait des déclarations en ce sens. Le ministre de l’économie et des finances, Éric Lombard, se fait plus discret. Rappelons qu’il a été successivement patron des assureurs BNP Paribas Cardif et Generali France, deux institutions financières qui auraient beaucoup à gagner de l’instauration d’une dose de capitalisation dans le système des retraites. Un de ses proches cité dans Le Parisien confie ainsi qu’Éric Lombard ne serait « pas opposé » à l’idée d’une telle réforme.
Le Medef – il faut noter que sa négociatrice sur les retraites, Diane Deperrois, travaille pour l’assureur Axa – a déjà un projet clé en main à proposer au gouvernement et aux syndicats. Le président du Medef, Patrick Martin, plaide ainsi dans Le Monde du 27 février pour ouvrir la boîte de Pandore et affecter de manière obligatoire une partie des cotisations sociales des salarié·es à un fonds piloté par les partenaires sociaux, et qui investirait dans des produits financiers proposés par des banques, compagnies d’assurances et autres fonds de pension.
Le niveau des retraites des salarié·es dépendrait alors en partie des gains générés par ces placements. Pour compenser les pertes potentielles pour les branches famille et assurance-maladie de la sécurité sociale, le patron des patrons propose de lui transférer une part de TVA perçue par l’État.
Une proposition qui préfigure une financiarisation rampante de la protection sociale en France. Car au-delà d’introduire une dose de capitalisation, faire reposer le financement de la protection sociale sur une recette fiscale de l’État comme la TVA, et non plus sur des cotisations adossées aux salaires et gérées paritairement, c’est donner la possibilité aux futurs gouvernements de couper selon leur bon vouloir les vivres du système des retraites pour lui imposer l’austérité.
Ce qui engendrera mécaniquement un besoin croissant de capitalisation. Et tuera in fine le système universel des retraites par répartition basé, rappelons-le, sur des cotisations ouvrant le droit de bénéficier d’un salaire différé pour ses vieux jours.
mise en ligne le 25 février 2025
Jérémy Rubenstein (historien) sur https://blogs.mediapart.fr/
Le soutien actif des plus grandes fortunes, locales et mondiales, aux projets politiques les plus réactionnaires, remet au goût du jour le vieil adage « plutôt Hitler que le Front Populaire ». Cela supposerait cependant une attitude défensive de ces oligarques alors qu'ils réalisent une offensive tous azimuts. Ce n'est pas Hitler pour éviter le FP mais parce que c'est une très bonne affaire
Avant la publication de son enquête sur PERICLES, le projet de « méta-politique » financé par le milliardaire Pierre-Edouard Stérin, le journal L’Humanité a reçu une menace assez particulière. En effet, son article reposait notamment sur une feuille de route de l’association d’extrême-droite qui dévoilait ses objectifs et les étapes pour y parvenir. Or, l’association considérait ce document comme un business-plan d’entreprise, si bien qu’elle a averti le journal qu’elle l’attaquerait pour violation du secret des affaires.
On pourrait considérer cette attaque contre le journal comme une simple défense d’avocats usant des outils procéduraux disponibles afin de protéger le groupe du milliardaire. Pragmatisme de barreau, en somme. Cette interprétation n’en exclut pas une autre, plus littérale : effectivement, établir un régime réactionnaire (ou facho-conservateur, c’est-à-dire -et pour aller vite- fasciste classique sans les congés payés) est un business plan intéressant directement l’avenir de la fortune du milliardaire.
A ce stade de l’analyse du comportement des grandes fortunes droitières, il est habituel de citer le vieil adage « plutôt Hitler que le Front Populaire ». Celui-ci reste pertinent tant il est vrai que ces personnes sont obsédées par l’impôt, prêts à dépenser des fortunes et détruire leurs réputations afin de l’éviter. (Le milliardaire planquant sa fortune à l’étranger n’a pas très bonne presse malgré le contrôle d'une bonne partie de celle-ci -la presse- par ce même milliardaire. Journaux et politiques peuvent bien chanter les louanges de Bernard Arnault, « le créateur d’emplois en France », tout le monde le sait prêt à adopter n’importe quelle nationalité si celle-ci lui offre une décote, alors même que sa marque repose entièrement sur l'affichage d'un faux made in France. Autrement dit, il capte l'image d'un pays dont il n'a que faire du bien-être de ses habitants. Personnage insignifiant pour les uns, redoutable crapule pour les autres, le multimilliardaire n'a pas assez de son groupe de presse pour faire oublier le mépris qu'il inspire à ses concitoyens qui, eux, payent leurs impôts.)
Ainsi, les plus fortunés opteraient pour les projets fascistes afin de se prémunir d’un impôt, même à la marge, qui grèverait ce qu’ils considèrent comme leurs biens inaliénables. (Ce qui paraît aberrant pour l’observation scientifique et le sens-commun, qui savent qu’aucune fortune ne s’établit sans une captation des richesses produites par des collectifs ou l’ensemble de la société, est, pour eux, une vérité existentielle : la fortune reflète l’effort et le savoir-faire individuels -les leurs).
Cette conception du milliardaire, prêt à tout pour échapper à la moindre justice sociale (et économique, dans la mesure où ces milliards sont le fruit d’un vol -la plus-value- des travailleurs, des clients ou des deux), en fait une personne avant tout défensive. « Plutôt Hitler que le Front Populaire » décrit une stratégie défensive.
Or, les Stérin ou Bolloré en France, les Musk ou Thiel aux Etats-Unis ou les Galperin en Argentine, parmi d’autres qui prolifèrent sous tous les cieux, ne sont pas du tout dans des stratégies de préservation de leurs fortunes mais d’extension de celles-ci. La stratégie n’est pas défensive mais offensive.
Cette stratégie se comprend notamment du fait de l’invraisemblance des fortunes amassées. Ces sommes sont telles que leur agrandissement et renforcement ne peut plus s’obtenir par un simple accroissement de leurs secteurs économiques. Seul le pouvoir politique, à la tête des actifs des Etats qu’ils attaquent -de l’intérieur-, peut leur offrir de nouvelles marges de croissance. Que ce soit en s'appropriant ces actifs ou bien en changeant les normes devant encadrer (droit du travail et normes environnementales) leurs activités.
Ainsi donc, la prise du pouvoir politique par les oligarques est effectivement un business plan. Pierre-Edouard Stérin avait donc bien raison de considérer le dévoilement de son plan de fascisation de la France comme un viol du secret de ses affaires.
mise en ligne le 25 février 2025
Clémentine Autain, Alexis Corbière, Gérard Filoche et Danielle Simonnet sur www.politis.fr
Le « conclave » voulu par François Bayrou ne vise qu’à empêcher démocratie et vote, une fois encore, alors qu’un simple vote au Parlement abrogerait la retraite à 64 ans, estiment les dirigeants de L’Après, Clémentine Autain, Alexis Corbière, Gérard Filoche et Danielle Simonnet.
La Cour des comptes, dans son rapport du 20 février, a démenti la tentative de François Bayrou d’accuser nos retraites de produire un déficit de 55 milliards. Elle n’a relevé que 6 milliards de « trou ». Ce qui est peu sur un budget total de 350 milliards. Et Bayrou est mal placé pour donner des leçons de morale, de déficit et de dette au moment même où Ursula von der Leyen – cédant à Donald Trump qui exige 5 % de dépenses de guerre par pays européen – assouplit officiellement les critères budgétaires de Maastricht en UE afin de permettre aux États membres de s’endetter davantage pour l’effort militaire. Ainsi l’argent magique existe, il est soudain découvert, déficits et dettes deviennent moins pressants, pas pour le social, pas pour nos retraites, mais pour les industries de guerre.
« Ils inventent de prétendues difficultés de financement alors que chacun sait que ça dépend des salaires nets et bruts. »
Notre point de vue est exactement à l’opposé : après une vie de travail difficile et longue, des centaines de milliers d’accidents du travail et de maladies professionnelles, la retraite est un droit fondamental des salariés. Il y a 13 ans d’écart de moyenne d’espérance de vie entre les plus riches et les plus pauvres. Un ouvrier vit 7 ans de moins qu’un cadre. Les femmes sont gravement lésées par le système. Le progrès social, ça consiste à permettre à tous ceux qui ont produit les richesses, de vivre leur retraite en bonne santé dans les meilleures conditions possibles. Si on gagne plus, si on vit plus longtemps, c’est pour en profiter plus longtemps.
La retraite par répartition n’est ni un impôt ni une épargne ; la solidarité intergénérationnelle s’effectue par le biais des cotisations qui sont reversées en direct, en temps réel, sous contrôle public, de ceux qui travaillent encore à ceux qui ne travaillent plus. C’est une caisse séparée de celle de l’État, et elle ne génère que 9 % de la « dette » présumée alors que l’état lui-même en génère 82 %.
Ces cotisations sont du solide et de la confiance car elles s’appuient sur le travail de tous les actifs sans cesse renouvelé, elles ne sont pas à la merci des spéculations boursières privées et opaques. Rien de pire que la « capitalisation » : n’y risquez pas un sou, les fonds de pension privés ne sont pas fiables, des millions de salariés anglo-saxons ont tout perdu à ce jeu de poker, dans les bourrasques monétaires à répétition.
En 1982, il a été acquis que le droit à la retraite en France était ouvert à partir de 60 ans pour toutes et tous, et parfois avant, de façon négociée, dans les métiers les plus difficiles. Aujourd’hui la France est quatre à cinq fois plus riche, et selon les exigences d’une juste répartition des richesses produites par les salariés, ceux-ci doivent en bénéficier à tous les niveaux, dont la hausse des salaires et la baisse de la durée du travail. Il est des métiers où, comme dans le bâtiment, la retraite devrait être à 55 ans.
Sans cesse patronat et financiers veulent rogner le coût de notre travail et hausser celui du capital. Ils veulent réduire la part du PIB consacrée aux retraites, actuellement de 14 %, à 11 %, alors que la démographie (actuellement 15,4 millions de retraité.es) impose de la faire évoluer vers 20 %. D’où une bataille incessante depuis des décennies pour reculer l’âge du droit au départ en retraite et le niveau des pensions. Ils veulent plonger la majorité des retraité.es dans la misère. Leur dernière offensive imposant le départ à 64 ans et visant même à baisser les pensions par désindexation sur les prix, a soulevé une opposition sans précédent : 14 manifestations unitaires, des millions de manifestants, 95 % de l’opinion des actifs contre, ils n’ont pas pu la faire voter et ont dû user de scandaleux coups de force avec des 49-3 à répétition.
« Nous demandons le vote au parlement pour abroger les 64 ans. »
Les derniers soubresauts des gouvernements Macron, Borne, Attal, Barnier, Bayrou visant à empêcher démocratie et vote, ont finalement débouché sur la mise en place d’un « conclave » soumis aux choix trop bien connus du Medef alors qu’un simple vote au Parlement, tout le monde le sait, abrogerait les 64 ans.
Ils inventent de prétendues difficultés de financement alors que chacun sait que ça dépend des salaires nets et bruts. Ajuster les cotisations pour garantir la prestation. Après des décennies de blocage, un rattrapage des salaires nets et bruts, incluant cotisations salariales et patronales est la solution directe, facile, incontournable pour financer la retraite à taux plein à l’âge choisi par la majorité du salariat.
Nous demandons le vote au parlement pour abroger les 64 ans.
Nous demandons un financement pérenne basé sur les cotisations salariales et patronales
mise en ligne le 23 février 2025
Mélanie Mermoz sur www.humanite.fr
En liant enquêtes sur les conditions de travail et résultats électoraux, l’économiste Thomas Coutrot montre combien le manque d’autonomie dans la sphère professionnelle, mais aussi l’absence de possibilité d’expression à son sujet nourrissent le vote d’extrême droite. Il invite à refaire du travail un enjeu de débat démocratique.
Dans l’analyse des motivations du vote RN et de l’abstention, l’impact du travail est trop souvent un angle mort. L’étude publiée par l’économiste Thomas Coutrot intitulée « le Bras long du travail : conditions de travail et comportements électoraux » s’attaque à cet impensé. Pour cela, il a croisé les données des enquêtes de la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques) sur les conditions de travail de 2016-2017 et 2019 avec les résultats des élections présidentielle de 2017 et européenne de 2019, qu’il a enrichies avec des indicateurs statistiques par commune, calculés par Thomas Piketty et Julia Cagé. L’absence d’autonomie dans le travail et l’impossibilité de donner son avis sur celui-ci s’avèrent déterminantes sur les comportements civiques.
Depuis quand s’intéresse-t-on à l’impact de l’organisation du travail sur la politique ?
Thomas Coutrot : Dès le XVIIIe siècle, aux prémices de la révolution industrielle, Adam Smith dénonce déjà l’impact du travail répétitif sur les capacités cognitives des travailleurs. D’un côté, il se félicite des gains de productivité économique que permet la division du travail, mais, de l’autre, il s’inquiète du fait qu’en passant d’un travail artisanal à un travail ouvrier ultrarépétitif, on abîme le psychisme des ouvriers. Il dit de ceux-ci : « Ils deviennent aussi stupides et ignorants qu’il est possible à une créature humaine de le devenir. »
Au XIXe siècle, John Stuart Mill dénonce le régime d’usine – Marx parle, lui, de « despotisme d’usine ». Pour Mill, il est contradictoire avec la possibilité d’être un citoyen éclairé et de participer à la vie de la cité. C’est la raison pour laquelle cet économiste et philosophe britannique, libéral économiquement, considère que les coopératives sont le seul mode d’organisation de la production cohérent avec un régime démocratique.
En Grande-Bretagne, au début du XXe siècle, cette idée est portée par le socialisme de guilde, dont le penseur le plus connu est G. D. H. Cole. Celui-ci écrit qu’un régime de servilité dans l’industrie ne peut que donner un régime de servilité dans la sphère politique. Ce courant partisan des coopératives est favorable à la gestion des entreprises par les travailleurs ; il en fait une condition de la vie démocratique dans la cité.
Comment se prolonge cette réflexion au XXe siècle ?
Thomas Coutrot : Au cours des années 1930-1940, le philosophe américain John Dewey développe l’idée que la démocratie n’est pas un régime d’institutions, mais un mode de vie. C’est une société où les individus sont socialisés dans une norme d’interrogation des pouvoirs existants, d’enquête permanente sur le monde. C’est exactement ce que dit aussi Castoriadis : la démocratie n’est pas une société sans hiérarchie ni pouvoirs, mais une société où ceux-ci sont sans arrêt questionnés.
Au cours des années 1970, dans la continuité de Dewey, la politiste Carole Pateman consacre plusieurs livres à la démocratie participative. Pour elle, la démocratie ne peut pas se limiter à la liberté d’expression et au droit de vote, elle doit reposer sur des habitudes quotidiennes enracinées dans les rapports sociaux élémentaires. La démocratie délégataire, qui consiste à élire périodiquement ceux qui nous gouvernent, est une illusion.
Pour être vivante, la démocratie doit s’ancrer dans une participation continue des citoyens aux décisions, une culture quotidienne qui doit pénétrer toutes les sphères de la vie sociale (famille, école, travail…). L’entreprise est un bastion d’autoritarisme dont l’existence et la place centrale dans la vie des personnes sapent les fondements même du régime politique démocratique.
D’élection en élection, nous assistons à un renforcement de l’abstention. Quel est le facteur professionnel le plus observé chez les abstentionnistes ?
Thomas Coutrot : La variable liée aux conditions de travail qui joue le plus fortement chez les abstentionnistes est le manque d’autonomie dans le travail. C’est vraiment le marqueur d’une condition de subordination dans le travail qui prédispose à une passivité politique. Depuis une vingtaine d’années, à travers la montée des procédures, du « reporting », nous observons une érosion de l’autonomie au travail, associée à une série d’innovations techniques et organisationnelles («lean », « new public » managements…).
Les algorithmes et l’IA ne font que sophistiquer des méthodes de contrôle numérique et informatique du travail et de standardisation déjà largement diffusées. L’érosion de l’autonomie n’est en effet pas une question de technologie, mais d’organisation. Ce ne sont pas les outils numériques qui sont en eux-mêmes porteurs d’un appauvrissement du travail, mais les finalités en vue desquelles ils sont conçus et mobilisés. L’accroissement du contrôle, de la standardisation, n’est pas une stratégie d’efficacité économique, mais de pouvoir et de domination.
L’abstention est aussi nettement corrélée à la précarité de l’emploi. Vivre dans l’incertitude du lendemain, être accaparé par les tâches de survie ne favorise pas l’intérêt pour la chose publique, ni la croyance de pouvoir par son vote modifier la situation. Les politistes nomment « sentiment d’efficacité politique » la perception que sa parole compte, que son vote est important. Chez les plus précaires, ce sentiment d’efficacité politique est très faible. Être précaire signifie n’avoir pas de maîtrise de sa vie personnelle, encore moins de la vie collective.
Dans le travail, quel est le marqueur déterminant dans le vote RN ?
Thomas Coutrot : Le fait de ne pas pouvoir donner son avis sur son travail lors de réunions régulières est clairement associé à une propension beaucoup plus forte à voter RN (+ 10 points), même toutes choses égales (diplôme, métier…). L’enquête ne distingue pas le type de réunions – entre collègues, avec les manageurs, avec les élus du personnel ou dans un cadre syndical. C’est d’ailleurs un point qu’il faudrait creuser.
Elle ne dit pas non plus si ces réunions débouchent sur un changement réel. Environ 45 % des salariés participent à des réunions sur leur travail, les cadres et les plus diplômés y sont plus fréquemment associés, même si d’autres catégories sociales peuvent aussi y participer. Il existe également une dimension de genre ; les femmes ont moins la possibilité que les hommes de donner leur avis sur leur travail.
Le fait de travailler de nuit ou à des horaires atypiques est l’autre marqueur déterminant du vote RN (+ 10 %). On observe aussi que les femmes qui votent RN sont celles qui ont la plus forte participation aux tâches ménagères. Cela traduit sans doute une plus forte adhésion aux stéréotypes de genre.
Lors des enquêtes sociologiques par entretien, les questions liées au travail sont-elles abordées par les électeurs RN ?
Thomas Coutrot : Non, ce qui va apparaître dans le discours des électeurs RN, c’est la concurrence des immigrés, le sentiment de mépris dans lequel ces personnes se sentent tenues par les élites, la question des solidarités locales. En revanche, les enjeux du travail, son organisation, le fait de se lever très tôt le matin n’apparaissent jamais, à ma connaissance en tout cas, dans les discours des électeurs RN, et donc dans les analyses des sociologues ou des politistes qui travaillent sur ce sujet.
Les mécanismes de domination ou de mépris au travail, difficiles à vivre mais qu’ils ne parviennent pas forcément à verbaliser, produisent de façon inconsciente des affects d’extrême droite. C’est une espèce de rationalisation a posteriori. Ces mécanismes de domination ne sont pas conscientisés. Ils sont peut-être même naturalisés. Beaucoup d’électeurs du RN ont une vision assez viriliste du monde et donc, pour eux, avoir un chef autoritaire peut même sembler positif…
Côté travail, existe-t-il des similitudes entre abstentionnistes, électeurs FI et ceux du RN ?
Thomas Coutrot : L’électorat FI est caractérisé, comme les abstentionnistes et l’électorat RN, par une faible autonomie dans le travail. Le profil des électeurs RN et LFI est assez proche sociologiquement, même s’il est plus divers chez LFI. C’est un profil plus ouvrier et moins diplômé que la moyenne. Mais il se distingue vraiment sur la capacité d’expression sur le travail. Si les électeurs RN sont très peu sollicités pour parler de leur travail, le fait de pouvoir discuter de son travail est au contraire nettement associé à un vote de gauche, notamment FI.
Un résultat apparaît surprenant, c’est la forte proportion de syndiqués parmi les électeurs RN…
Thomas Coutrot : Une forme de révolte sociale, de colère qui s’exprime en partie par le vote RN, peut aussi se manifester par l’adhésion à un syndicat. Ce phénomène s’observe plutôt chez les adhérents ou les sympathisants que chez les militants. La forte différence entre mes résultats et ceux des sondages « sortie des urnes », qui indiquent un moindre vote RN pour les syndiqués, pourrait s’expliquer par une forme de honte des syndiqués à avouer à un enquêteur qu’ils votent RN.
Ils seraient ainsi les seuls à maintenir le biais de sous-déclaration observé il y a encore une dizaine d’années chez l’ensemble des électeurs. Contrairement au reste de la société, le vote pour le RN n’est pas devenu totalement banalisé dans les milieux proches des syndicats. L’ensemble des directions syndicales communiquent, en effet, beaucoup auprès de leurs adhérents sur le sujet, ce qui n’est pas sans créer des tensions sur le terrain.
Les syndicalistes avec lesquels j’ai échangé n’étaient pas étonnés de ce résultat. Plusieurs militants m’ont ainsi raconté avoir, pendant la campagne des législatives, essuyé des remarques quand ils allaient distribuer des tracts contre le RN à la porte des entreprises. Des sympathisants, voire des adhérents, leur disaient : « Pourquoi le syndicat se mêle de ces histoires-là ? Il n’a pas à faire de politique ».
Comment refaire du travail un enjeu démocratique ?
Thomas Coutrot : Ni le patronat ni les dirigeants de la fonction publique ne souhaitent mettre le travail en débat. Une politique du travail tournée vers la libération de la parole des salariés, et de l’organisation de cette parole, devrait être mise à l’ordre du jour des politiques de gauche. Malheureusement, les partis politiques n’ont jusqu’à présent guère de réflexion sérieuse sur ces questions. C’est au sein du mouvement syndical que des initiatives intéressantes se lancent.
Par exemple, la CGT, depuis une quinzaine d’années, a mis en chantier une réflexion sur ce qu’elle appelle la démarche revendicative à partir du travail. Elle consiste à recueillir la parole des salariés sur leur travail pour les faire s’exprimer sur ce à quoi ils tiennent, ce qui pourrait changer dans leur travail pour qu’il corresponde à leurs valeurs, qu’il réponde aux vrais besoins de leurs clients ou usagers. Cela implique un véritable changement de pratique militante, mais ça permet de retisser des liens forts et de reconstruire du collectif.
En savoir plus Thomas Coutrot :
Chercheur associé à l’Institut de recherches économiques et sociales, Thomas Coutrot a dirigé jusqu’en 2022 le département conditions de travail et santé à la Dares. En mars 2024, l’économiste et statisticien a publié une enquête intitulée « Le Bras long du travail, conditions de travail et comportements électoraux ». Il coanime l’association Ateliers et Démocratie.
Le Bras long du travail : conditions de travail et comportements électoraux, par Thomas Coutrot, Document de travail, Ires, numéro 1.2024.
mise en ligne le 22 février 2025
RN et Macronie amis-amis : c’est une victoire, au moins symbolique, mais aussi un vrai moment de clarification politique auquel on a assisté, ce jeudi 20 février 2025, à l’Assemblée nationale.
La « taxe Zucman », visant à instaurer un impôt minimum de 2 %, seulement, sur la fortune des 0,01 % les plus riches du pays a été adoptée par 116 voix contre 39. Soutenue par la gauche, elle aura emporté les suffrages malgré l’abstention du RN, pourtant toujours prompt à dire qu’il protège les petits contre les gros.
Trois jours après que Bardella a assuré « entendre le cri d’alarme de Bernard Arnault », c’est une nouvelle illustration de l’alliance entre l’extrême droite et l’extrême argent, et une confirmation : le RN protège le capital, pas le travail ni les travailleurs…
Une soirée qui se prolonge dans la nuit de l’Hémicycle mais, au final, une victoire : 116 voix contre 39. La « taxe Zucman », visant à instaurer un impôt minimum de 2 %, seulement, sur la fortune des 0,01 % les plus riches du pays a été adoptée par l’Assemblée nationale. Ce sera une autre paire de manches au Sénat, largement à droite, qui risque fort de retoquer la mesure. Mais enfin, voilà une victoire, symbolique au moins. Portée par les Écologistes, soutenue par l’ensemble des partis de gauche, elle aura obtenu une majorité des suffrages… malgré l’abstention du RN, pourtant toujours prompt à dire qu’il protège les petits contre les gros.
Mais est-ce si surprenant que ça, finalement ?
« La France est un enfer. »
Souvenez-vous, ce n’est pas si loin… « J’ai entendu le cri d’alarme de Bernard Arnault [...]. La France est un enfer fiscal. » Ce mardi 18 février, l’invité de BFMTV n’était ni président du Medef, ni ministre macroniste de l’économie, mais président du Rassemblement National. Il est vrai qu’avec 189 milliards de fortune et zéro centime d’impôt sur ses trois milliards de dividendes annuels, Bernard vit un véritable enfer. Et menace, en bon patriote, de délocaliser aux États-Unis (lire notre désintox). Puisque c’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches, comme disait Victor Hugo, Bernie n’est pas particulièrement à plaindre
. La France, un enfer fiscal pour milliardaires ? Un paradis, plutôt. C’est ce que souligne une note de l’Institut des politiques publiques (IPP) : les 75 foyers les plus riches de France paient 0,3 % d’impôt sur le revenu. Pourquoi un taux aussi proche de zéro ? Parce que nos milliardaires créent des holdings, des sociétés écrans, dans lesquelles ils font remonter, sous forme de dividendes, les bénéfices générés par les entreprises qu’ils possèdent.
La grande évasion
Face à cette grande évasion, l’économiste Gabriel Zucman porte une proposition franchement gentillette : un impôt minimum de 2 % sur les contribuables français à la tête d’un patrimoine de 100 millions d’euros ou plus. Professeur à l’École normale supérieure, il rappelle que les classes populaires et intermédiaires payent en moyenne, elles… 50 % d’impôt.
La proposition de l’économiste avait d’ailleurs rencontré un accueil favorable de plusieurs pays lors du G20 organisé l’année dernière au Brésil. Les députés du groupe écologiste et social avaient donc décidé d’élaborer à partir de cette « taxe Zucman » une proposition de loi, et de la mettre à l’ordre du jour de leur niche parlementaire (seul jour de l’année où un groupe d’opposition peut décider de l’ordre du jour), ce jeudi 20 février à l’Assemblée.
Cet impôt minimum sur les milliardaires rapporterait entre 15 et 25 milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires par an. Il pourrait aider à financer, par exemple, la transition écologique ou nos hôpitaux au bord de l’implosion.
RN et Macronistes, la nouvelle alliance
Mais non : les mêmes qui dénoncent à longueur de journée l’ampleur de la dette publique ont voté contre. La droite, bien sûr, des Républicains aux macronistes. On ne se refait pas. Le RN, quant à lui, s’est abstenu, qualifiant la proposition de « démagogique ». Marine Le Pen a même courageusement esquivé l’Hémicycle au lieu de voter… Protéger les milliardaires ? Le parti d’extrême droite n’en est pas à son coup d’essai.
Le 25 octobre dernier, il votait contre le rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF). D’un même geste, en bon macronistes qui se découvrent, ses députés votaient contre l’indexation des salaires sur l’inflation (le 20 juillet 2022 à l’Assemblée nationale). Le RN a choisi son camp, et ce n’est pas celui du travail.
Peu importe que le montant des 500 plus grandes fortunes de France ait bondit de 400 milliards à 1228 milliards en seulement dix ans, selon le magazine Challenges. Et que, dans le même temps, 82 % des Français déclarent « se serrer la ceinture », que 40 % ne partent pas en vacances, ou qu’un français sur trois ne mange pas à sa faim. Ou que 87 % des sympathisants RN soutiennent le retour de l’ISF… La priorité du RN est ailleurs : rassurer le capital, les marchés financiers.
Le plan caché
C’est que, dans l’ombre, le milliardaire Pierre Édouard Stérin, à la tête du « plan périclès », un plan de 150 millions d’euros pour faire accéder les idées du RN au pouvoir, et son bras droit, François Durvye, s’activent. Le deuxième, devenu conseiller économique de Marine Le Pen et Jordan Bardella, pousse pour que le RN ne s’attaque surtout pas aux intérêts du capital. Sous son impulsion, le programme économique du parti évolue en faveur des grandes entreprises et des plus riches.
Et Durvye compte encore accélérer la mue,selon Le Monde : il souhaite rayer du programme du parti la taxe sur les rachats d’actions, la TVA à 0 % sur les produits de première nécessité, par exemple…
Bref : le polytechnicien de 41 ans joue le trait d’union entre le capitalisme français et le RN. Musk et Trump aux États-Unis, Bolloré et Le Pen ici, l’alliance de l’extrême droite et de l’extrême argent accélère. La déclaration d’amour de Jordan Bardella à Bernard Arnault cette semaine n’est finalement qu’une confirmation. Le RN sait qu’il aura besoin du soutien du capital, et de ses médias, pour arriver au pouvoir. Et le capital sait que le RN ne menacera pas ses intérêts, contrairement à la gauche.
mise en ligne le 18 février 2025
Emilio Meslet sur www.humanite.fr
Jusqu’à l’été, le député Génération.s, membre du groupe Écologiste et social, Benjamin Lucas, conduira une commission d’enquête parlementaire sur les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements. Il lance, dans l’Humanité, un appel aux syndicalistes et aux élus locaux pour élaborer ensemble des solutions.
En exclusivité pour l’Humanité, le député Benjamin Lucas annonce la création d’une commission d’enquête parlementaire sur les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements. Celle-ci fait suite à la proposition de loi (PPL) pour empêcher les licenciements boursiers que Benjamin Lucas défend, ce jeudi, dans la niche du groupe Écologiste et social. Entretien.
Pourquoi avoir pris ces deux initiatives ?
Benjamin Lucas : L’année 2025 va connaître un record de plans sociaux. La CGT en dénombre 300 potentiels avec 300 000 emplois menacés. Nous sommes devant l’impuissance organisée des pouvoirs publics, la démission de l’État. Et nous allons prendre cette balle de front. François Mitterrand disait que « Contre le chômage, on a tout essayé » avant que Lionel Jospin n’affirme que « L’État ne peut pas tout ».
À l’inverse, je crois qu’on peut beaucoup. D’où cette PPL qui vise à donner plus de pouvoir aux salariés dans le rapport de force des négociations lors d’un plan social. Elle donne ainsi un droit de veto au comité économique et social (CSE) et exige le remboursement des aides publiques par ces entreprises que le contribuable aide, mais qui abandonnent les territoires, des familles et des emplois industriels.
La puissance publique doit s’affirmer. Surtout devant ces licenciements dictés par un impératif de rentabilité et non économique. Michelin distribue des dividendes et licencie pour augmenter la rémunération des actionnaires. Les salariés ne peuvent être utilisés comme une variable d’ajustement pour les enrichir.
D’après les communistes, qui ont aussi déposé une PPL, votre texte va dans le bon sens mais n’empêche pas réellement les licenciements boursiers, faute de s’attaquer à la définition du « motif économique » invoqué par les patrons. Qu’en pensez-vous ?
Benjamin Lucas : Ma PPL est un point de départ qui offre déjà des leviers pour combattre ces licenciements. C’est une question de justice. « Tu casses, tu répares », disait Gabriel Attal. Je réponds : « Tu licencies, tu rembourses. Tu casses l’emploi et tu abîmes les territoires, tu répares. » Rembourser trois ans d’aides publiques, c’est énorme, aussi pour renchérir le coût de ces plans de licenciements.
Ces aides sont importantes, mais elles ont une contrepartie : investir dans la transition écologique, respecter les droits sociaux dans l’entreprise, garantir de bonnes conditions de travail et ne pas détruire des emplois quand rien ne le justifie. Mon texte mériterait d’être enrichi. Et c’est pour cela que nous voulons élargir la réflexion avec la commission d’enquête sur les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans sociaux.
Comment la concevez-vous ?
Benjamin Lucas : Mon groupe utilise son droit de tirage pour créer cette commission et j’en suis fier. Elle fera le bilan de la politique d’Emmanuel Macron. Une politique de l’offre, des cadeaux aux grandes entreprises sans contrepartie et de casse du code du travail qui, à bien des égards, a commencé avant lui.
En réalité, il y a deux commissions d’enquête. Une officielle, au Palais Bourbon, où nous auditionnerons des décideurs politiques, des chefs d’entreprise, des économistes pour comprendre comment la puissance publique a démissionné. Mais aussi une commission populaire, hors les murs. Je lance un appel aux syndicalistes et aux élus locaux, à tous ceux qui vivent les ravages de ces plans sociaux, pour les rencontrer. Je veux construire mon diagnostic et les solutions avec eux.
Les macronistes vous accusent de « stalinisme économique », lequel ferait de « l’entreprise » une « ennemie » que vous voudriez « brider ». Que leur répondez-vous ?
Benjamin Lucas : Ils décident de ne pas faire confiance aux salariés. Jusqu’à s’allier avec le RN pour s’opposer au droit de veto du CSE. Mon texte, soutenu par tout le Nouveau Front populaire, permet aussi de remettre des marqueurs politiques : il y a une gauche et une droite. Nous pensons que l’économie doit se mettre au service de l’intérêt général, qu’il faut la réguler, qu’il faut remettre en cause la politique de l’offre et du laxisme fiscal à l’égard des grandes entreprises.
En face, le bloc de droite libérale, RN inclus, considère que parler de « lutte » quand des salariés se battent pour ne pas être licenciés est violent et vulgaire. Cette droite croit encore à la main invisible du marché et au ruissellement tout en répétant, au sujet des aides sociales, qu’à des droits correspondent des devoirs. Je considère que l’usage des deniers publics est aussi une question morale.
mise en ligne le 16 février 2025
Romaric Godin sur www.mediapart.fr
Le combat contre l’extrême droite en voie de trumpisation ne peut pas s’enfermer dans une simple logique défensive. Comme il y a 80 ans, la résistance au nouvel autoritarisme doit réfléchir aux causes du désastre pour proposer les conditions d’une société démocratique renouvelée.
Le choc est évidemment terrible. Les États-Unis, jusqu’à peu présentés comme l’exemple absolu du lien indéfectible entre démocratie et capitalisme, basculent en ce début d’année 2025 dans un autre monde. Les premiers actes de l’administration Trump trahissent un coup d’État de facto visant à rendre caduque la Constitution des États-Unis.
L’irruption d’un régime à caractère néofasciste dans la principale puissance militaire et économique du monde cause une sidération naturelle et entraîne un réflexe bien compréhensible : celui de tenter de sauvegarder « le monde d’avant » qui, naturellement, paraît plus clément que celui promis par Donald Trump et Elon Musk. On s’efforce donc là-bas de sauvegarder les cadres de l’État de droit et ici, en Europe, de sauvegarder ce même État de droit des griffes des thuriféraires et des fondés de pouvoir du nouveau régime états-unien.
Tout cela est évidemment hautement nécessaire et urgent. Mais ce mouvement de résistance ne doit pas se contenter d’une simple posture défensive ou nostalgique. Il ne doit pas viser le retour à une forme de statu quo ante idéalisé. Pour vaincre le retour de l’hydre autoritaire de façon efficace et durable, il faut analyser les conditions de sa réémergence et proposer une alternative démocratique crédible, c’est-à-dire capable d’éviter la répétition du pire.
La référence ici doit ainsi être la Résistance qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, tout en menant la lutte, partout, contre les fascismes allemand, italien et japonais, a mené la réflexion pour construire un monde libéré des conditions d’émergence du fascisme. Et une fois celui-ci vaincu, le combat s’est poursuivi pour construire une société nouvelle.
En France, le Conseil national de la résistance (CNR) a pris acte que la source du péril fasciste était l’abandon des populations face aux crises capitalistes. La lutte antifasciste a donc débouché sur la mise en place d’un État social qui a profondément modifié la société.
On peine aujourd’hui à en prendre conscience, mais la France d’après 1945 est en rupture totale avec celle de l’avant-guerre, qui avait un filet de sécurité sociale parmi les plus réduits d’Occident. Ce changement a été le produit d’une lutte contre les racines de la guerre et du fascisme autant que contre le fascisme lui-même. Et c’est cette démarche qui doit désormais hanter celles et ceux qui entendent s’élever contre la puissance du capitalisme autoritaire contemporain.
Les racines économiques du trumpisme
Pour y parvenir, il faut donc commencer par identifier les racines du coup d’État actuel. Elles se trouvent dans les besoins des secteurs rentiers de l’économie états-unienne et, au premier chef, de celui de la technologie.
C’est, rappelons-le, le produit d’une histoire plus longue, celle d’un ralentissement de l’économie mondiale après la crise de 2008, qu’aucune mesure n’a été capable de conjurer et qui a donné lieu à des méthodes prédatrices dont la conclusion naturelle est la prise de contrôle de l’État états-unien. Incapable de produire de la valeur par les moyens habituels, le capital s’est réfugié dans les secteurs rentiers, où l’on capte la valeur sans passer par les marchés. Mais ces secteurs, pour poursuivre leur accumulation, ont besoin de contrôler la société dans son ensemble, de la soumettre à la pseudo-réalité de leurs algorithmes.
C’est ici que la violence antidémocratique et impériale trumpiste prend sa source.
Les observateurs mainstream qui, jusqu’ici, se complaisaient dans l’apologie d’un capitalisme qu’ils croyaient source de liberté et de démocratie se retrouvent stupéfiés face à l’émergence, pour eux soudaine, d’une « oligarchie », comme l’écrit Serge July dans Libération. Mais il est important de noter combien cette stupeur même est le produit d’une erreur. La position apologétique du capitalisme, validée par le rejet de tout « économicisme », a conduit à un aveuglement sur les forces à l’œuvre depuis un demi-siècle.
Le premier écueil est de croire que le capitalisme néolibéral serait l’antidote à la bascule fascisante d’un Trump.
Ceux qui ont défendu la contre-révolution néolibérale qui, précisément, a cherché à mettre à bas les effets de la lutte antifasciste de l’après-guerre, s’étonnent aujourd’hui de la « contre-révolution » trumpiste, comme le titrait Le Monde du 11 février.
Mais cette rupture est la conséquence logique de la précédente. Puisque le rêve néolibéral d’un marché encadré parfait et efficace a débouché sur le désastre de 2008 et s’est révélé incapable de redresser la productivité et la croissance, les gagnants de ce marché ont pris les choses en main et tentent de construire un monde soumis à leurs intérêts.
Le premier écueil de l’époque est donc de croire que le capitalisme néolibéral serait l’antidote à la bascule fascisante d’un Trump. La tentation peut être réelle d’idéaliser le régime précédent, non seulement parce qu’il était démocratique et moins violent, mais aussi parce qu’on pourrait penser que pour lutter contre les oligarques de la tech, la concurrence et le marché seraient une réponse adaptée. On relancerait donc là le mythe du « capitalisme démocratique », où le fonctionnement d’une économie de marché encadrée serait le socle de la démocratie libérale.
L’ennui, c’est que c’est bel et bien ce « capitalisme démocratique » qui a enfanté de la monstruosité trumpo-muskienne. La sacro-sainte « économie de marché » qui, depuis quarante ans, est parée de toutes les vertus par les intellectuels à la mode est en réalité dans une crise permanente qui ne pouvait déboucher que sur une conclusion autoritaire et monopolistique.
Les marchés « disciplinés »
La concurrence, présentée comme une solution à tous les maux de la société par les néolibéraux, n’est jamais qu’une solution temporaire. Elle débouche inévitablement sur des concentrations, par le jeu même des marchés, et les grands groupes issus de ce phénomène n’ont alors qu’une obsession : préserver leurs positions. Lorsque la croissance est de plus en plus faible, comme aujourd’hui, ils le font par la prise du pouvoir politique et la mise au pas de la société. Lutter contre le trumpisme en réactivant les illusions néolibérales serait dès lors la plus funeste des erreurs.
Ce serait oublier que les populations se sont tournées vers l’extrême droite en grande partie parce que les néolibéraux ont échoué, parce qu’ils n’ont pas tenu leurs promesses d’amélioration des conditions de vie et n’ont pas hésité, lorsque le besoin s’en est fait sentir, à recourir à des méthodes musclées.
La dégradation de la démocratie libérale et sa réduction croissante à une formalité électorale ne sont pas une nouveauté trumpiste.
L’échec néolibéral est le berceau même de la xénophobie et du racisme de l’extrême droite.
Depuis les années 1980, les néolibéraux s’acharnent à réduire le rôle des syndicats, à réduire le rôle du collectif dans le travail, à marchandiser les rapports sociaux, à coloniser les imaginaires à coups d’héroïsation des « entrepreneurs ». Le but de ce mouvement est évidemment de contrôler les votes pour éviter toute remise en cause de l’ordre social.
Et si cela ne suffisait pas, les néolibéraux n’ont pas hésité à verrouiller la démocratie en inscrivant dans le droit constitutionnel ou dans les traités internationaux les fondements de leur doctrine. En cas de besoin, la « discipline de marché » venait frapper les sociétés, à l’image de ce qui s’est produit en Grèce depuis 2010. Et, pour finir, le régime néolibéral n’hésitait pas à avoir recours à la répression. Des mineurs britanniques aux « gilets jaunes », la matraque a souvent eu le dernier mot face à la contestation.
Cette politique, par ailleurs inefficace, a pavé la voie à l’horreur trumpiste comme précédemment à la dictature de Vladimir Poutine en Russie, et comme elle a affaibli les démocraties européennes face aux extrêmes droites. Elle a préparé les esprits à la violence, au déni de démocratie, aux situations d’exception, en un mot à la soumission de la société aux intérêts du capital. Logiquement, lorsque l’extrême droite propose une politique sur mesure pour les ploutocrates, une grande partie de la population ne s’en émeut guère.
Enfin, l’échec néolibéral est le berceau même de la xénophobie et du racisme de l’extrême droite. Pour deux raisons. D’abord, parce que, depuis 2008, en voulant se maintenir au pouvoir, les partis néolibéraux n’ont pas hésité à se saisir du thème de l’immigration et à l’instrumentaliser.
Le cas d’Emmanuel Macron qui, par ailleurs, aime à se présenter comme un « anti-Trump », est éloquent. Depuis 2017, le président français joue avec les thèmes de l’extrême droite, jusqu’à la fameuse loi immigration de fin 2023, avec pour seul résultat de faire de cette même extrême droite la première force du pays.
Ensuite, parce qu’en échouant à faire rebondir productivité et croissance, les néolibéraux ont construit une économie de « jeu à somme nulle » où les enjeux de redistribution sont désormais des enjeux de concurrence au sein même de la société. Pour obtenir plus, les groupes sociaux doivent prétendre « prendre » aux autres. Et comme les néolibéraux refusent toute redistribution du haut vers le bas et ont, pour ce faire, détruit tout sentiment de classe sociale, ce sont logiquement les appartenances ethniques ou raciales qui ont repris le dessus. Et ceux qui proposent une redistribution sur ces bases, ce sont les partis d’extrême droite.
On conçoit alors la folie que représenterait une résistance au trumpisme qui chercherait à préserver les conditions de l’émergence de cet autoritarisme ploutocratique. Sa seule ambition serait de gagner un peu de temps avant que l’inévitable bascule se produise à nouveau. C’est pourtant le cœur de la politique défensive qui est menée dans les pays occidentaux depuis des années : « faire barrage » à l’extrême droite sans chercher à s’attaquer aux sources de son succès, et attendre la prochaine échéance avec angoisse. Chacun semble se retrouver dans la peau de la du Barry réclamant, avant son exécution : « Encore un instant, monsieur le bourreau. » C’est de cette funeste logique qu’il faut sortir.
La démocratie comme antidote
Pour sortir de cette ornière, il faut prendre conscience que le cœur du problème est dans l’évolution récente du capitalisme. Progressivement, le capitalisme démocratique s’est vidé de son sens. La démocratie est devenue un obstacle à l’accumulation du capital. Et cela n’est pas seulement vrai pour les géants de la tech, mais aussi pour le reste du capitalisme, qui entend imposer des politiques qu’il juge nécessaires, quoi qu’il arrive.
Aucun secteur du capital ne viendra au secours de la démocratie. Ceux qui dépendent des aides publiques pour maintenir leur taux de profit entendent imposer une austérité sur les dépenses sociales et les salaires, sans se soucier d’aucune validation populaire. C’est ce que le débat budgétaire français a clairement montré récemment.
Dès lors, la tâche de la résistance est, comme voici quatre-vingts ans, de proposer les conditions nouvelles d’existence de la démocratie. En 1945, il était devenu évident que la démocratie ne pouvait pas subsister sans une forme d’État social agissant comme une protection pour les citoyens et citoyennes. L’enjeu aujourd’hui est de comprendre quelles sont les conditions sociales capables de soutenir une démocratie réelle.
Il est indispensable de redéfinir les besoins des individus au regard non plus des besoins de l’accumulation, mais des besoins sociaux et environnementaux.
Car ce que le trumpisme, comme le melonisme, nous apprend, c’est bien ceci : la forme démocratique réduite au vote n’est pas la démocratie réelle. Celle-ci doit pouvoir s’appuyer sur une société civile forte elle-même fondée sur la diversité, le respect des minorités, des débats de fond, une liberté individuelle consciente de ses limites sociales et environnementales. Autrement dit, les conditions sociales de production du vote sont plus importantes que le vote lui-même.
On peut continuer à croire que démocratie et capitalisme sont indissociables en s’appuyant sur un capitalisme régulé et encadré. Mais dans le capitalisme actuel, de telles régulations ressemblent à des leurres. La course à l’accumulation risque d’emporter ces barrières avec ce qu’il reste de démocratie.
Réduire la puissance des plus riches est une nécessité, mais est-elle suffisante pour freiner le désastre ? Rien n’est moins sûr, parce que les besoins du capital resteront centraux dans la société. Si le Conseil national de la Résistance (CNR) peut être un modèle de méthode, il faut toujours avoir à l’esprit que les conditions de réalisation de son projet régulateur ne sont pas celles d’aujourd’hui. Le moment historique actuel demande sans doute un pas plus ambitieux.
Si le capitalisme est la source du trumpisme et de ses avatars d’extrême droite, alors le combat de la résistance doit porter sur une redéfinition de la démocratie libérée de la logique d’accumulation.
Cela signifie que les conditions de création des opinions doivent être libérées des exigences du capital. Pour y parvenir, il est indispensable de redéfinir les besoins des individus au regard non plus des besoins de l’accumulation, mais des besoins sociaux et environnementaux. Et les conditions de cette redéfinition résident dans l’élargissement de la démocratie elle-même, notamment aux sphères de la production et de la consommation. Ce sont les conditions de l’émergence d’une conscience dont l’absence conduit le monde au désastre.
Face à la « liberté d’expression » brandie par l’extrême droite, qui n’est que la liberté de se soumettre aux ordres du capital et de leurs algorithmes, la résistance nouvelle doit proposer une liberté plus authentique, qui se réalise dans une solidarité renouvelée et une conscience des limites planétaires et sociales. C’est à cette condition que la démocratie pourra à nouveau avoir un sens.
Tout cela peut et doit faire l’objet de discussions. Le CNR est aussi le produit d’un débat intense dans la Résistance. Mais ce qu’il faut conserver à l’esprit, c’est que, s’il est normal et légitime, en cette période sombre, de chercher à sauver ce qui peut l’être, ce n’est qu’une partie de la tâche de la résistance nouvelle. Cette tâche défensive ne doit faire oublier l’autre, essentielle, celle de se projeter vers l’avenir. Pour passer, enfin, à l’offensive.
mise en ligne le 13 février 2025
Lionel Venturini sur www.humanite.fr
Ils s’appellent BlackRock, Bridgepoint ou encore Ardian. Ces fonds d’investissement, après avoir phagocyté la biologie médicale ou les Ehpad, s’attaquent désormais au secteur de l’imagerie médicale. L’Académie de médecine alerte sur une « financiarisation de tous les dangers ». Avec déjà des conséquences perceptibles pour les patients… Vous êtes vous déjà demandé pourquoi les délais s'allongeaient pour pouvoir faire une mammographie ? Réponses.
Le scénario est rodé : approcher un cabinet de radiologie avec des médecins proches de la retraite, et mettre un pactole sur la table. « Historiquement, un radiologue qui partait à la retraite vendait ses parts autour de 300 000 euros à un jeune médecin débutant. Avec les montages actuels, il est possible de voir un investisseur non médecin payer dix fois plus », admet volontiers Joseph El Khoury de la banque d’affaires Natixis au média en ligne Imago.
La période est une aubaine pour les financiers : il y a en France un retard global d’équipement en imagerie lourde comparé à d’autres pays et le secteur a besoin de renouveler régulièrement ses machines. La croissance de l’activité est assurée, portée par le vieillissement de la population et les enjeux de prévention, le tout avec un risque limité. L’imagerie médicale dans le secteur libéral, c’est 3 milliards d’euros de recettes annuelles. De 20 % à 30 % du secteur serait déjà tombé dans l’escarcelle de financiers.
Convoqués devant le Sénat, qui a produit récemment un rapport d’information sur ces véritables « OPA sur la santé », des groupes d’imagerie ont dû avouer une belle rentabilité : selon Simago, qui exploite 115 IRM et scanners, les groupes d’imagerie peuvent afficher une marge sur résultat net de l’ordre de 10 %. Pour le groupe ImDev, elle a même dépassé les 30 % en 2023. Quant au groupe Vidi, il se fixe pour objectif de quintupler son chiffre d’affaires au cours des quatre prochaines années.
Tous les secteurs de la santé sont concernés
Pour acquérir ces labos, toute la panoplie des montages financiers exotiques y passe. LBO, OBO, BIMBO… Ces techniques de rachat par endettement, où la trésorerie de l’entreprise est pompée pour rembourser la banque et rémunérer les actionnaires, sont régulièrement utilisées dans l’espoir de revendre, au bout de cinq à sept ans, avec un maximum de bénéfice. Concentration, rentabilité accrue : les laboratoires d’analyses ont connu ce phénomène il y a vingt-cinq ans en France. Six groupes se partagent désormais les deux tiers des labos français, le processus s’étend aussi aux centres dentaires et ophtalmologiques.
Tous les acteurs de la radiologie, pourtant, mettent en garde contre cette financiarisation : le Conseil de l’ordre réclame des garde-fous législatifs, l’Académie de médecine prévient d’une « financiarisation de tous les dangers ». La Cnam admet que les offres des financiers « sont particulièrement difficiles à refuser ». Même la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) du ministère de la Santé s’en inquiète, et a nommé un référent en la matière.
En principe pourtant, les financiers doivent être tenus à l’écart des soignants : depuis la loi du 31 décembre 1990, 75 % d’une société d’exercice libéral (SEL) doivent être détenus par des médecins. L’astuce des financiers est de contourner cette loi : ils achètent l’immobilier, le parc de machines – un IRM peut monter à 1,6 million d’euros – et proposent aux radiologues, afin de les rémunérer, des montages juridiques complexes.
« Ce qu’on m’a demandé de signer s’étalait sur plusieurs centaines de pages, assorties de multiples clauses de confidentialité », confie un radiologue. À la manœuvre, des avocats spécialisés, rompus aux montages limites depuis l’épisode des laboratoires d’analyses. On y parle cash flow, ou encore « panier moyen dépensé par le patient », selon un vocabulaire en vogue dans les écoles de commerce.
« Faire interpréter 80 examens en une seule journée à un radiologue, c’est l’exposer à des erreurs de diagnostic. »
Les clauses des contrats lient les mains des soignants. Un exemple : « Le président est désigné, renouvelé ou remplacé par décision des associés (…), sur proposition des titulaires d’actions ordinaires ». Or, les actions ordinaires sont détenues intégralement par… l’investisseur. De même, pour s’aliéner les radiologues dans le contexte actuel de pénurie de médecins, certains contrats prévoient que les praticiens qui veulent cesser leur activité s’engagent d’abord à plusieurs années de travail avant de percevoir la totalité du prix de vente du laboratoire.
Des patients à deux vitesses
Si vous devez attendre un mois pour une mammographie, mais seulement deux jours pour une IRM du genou, il y a une raison à cela. La seconde est rapide à mener et autorise des dépassements d’honoraires. La première, en dépit de son intérêt évident pour la santé publique et le dépistage du cancer du sein, est obligatoirement réalisée sans dépassement, mal cotée par la Sécu, et nécessite, dans les textes, la présence physique d’un médecin.
« Des ponctions de thyroïde, des biopsies, des interventions mini invasives sur des cancers, ce sont des actes réalisables en radiologie mais peu rentables car ils prennent du temps », précise le docteur Philippe Coquel, secrétaire général adjoint de la Fédération des médecins radiologues. Il suffit donc au centre de radiologie de limiter les créneaux disponibles pour une mammographie ou un contrôle de métastases hépatiques, et d’en ouvrir au contraire beaucoup pour les examens les plus rapides et rentables. En la matière, le cas de La Réunion est, pour le Dr Coquel, « l’expérimentation grandeur nature d’une financiarisation galopante ».
En mars dernier, le Conseil de l’ordre des médecins mettait en garde également contre la remise en cause de l’indépendance professionnelle, avec ces centres d’imagerie qui « orientent leur activité avec la lucrativité pour seule finalité, au détriment de la santé publique ». Devenant des « travailleurs non salariés » – n’étant ni en CDD ni en CDI, ils échappent au Code du travail – les praticiens s’aperçoivent que « l’enveloppe du financier n’est jamais négociable », résume devant les sénateurs Christophe Tafani, président de la commission des relations avec les usagers au Conseil de l’ordre.
Pour augmenter le salaire du personnel, on demandera au radiologue d’ouvrir durant le week-end ou de réaliser plus rapidement certains examens. « Voilà comment, de façon très insidieuse, les professionnels sont amenés à modifier dangereusement leurs pratiques. »
Le fantasme de l’intelligence artificielle
Pour augmenter la productivité, les financiers misent sur le télétravail du radiologue et… l’intelligence artificielle. L’IA ? « C’est encore un mirage », pour le docteur Coquel, qui alerte : « Faire interpréter 80 examens en une seule journée à un radiologue », soit quelques minutes par patient, « c’est l’exposer à des erreurs de diagnostic ».
Cette financiarisation ne va pas sans quelques résistances. Un groupe financiarisé, Imapôle, est ainsi sous le coup de plusieurs demandes de radiation par l’Ordre des médecins – l’affaire sera jugée par le Conseil d’État début 2025. En janvier 2024 s’annonçait le plus gros « deal » du secteur, 650 millions d’euros pour racheter Excellence Imagerie. Six mois plus tard, l’acheteur, Antin Infrastructure Partners, renonce. Signe que l’environnement s’avère moins favorable ?
En février 2024 se constituait le réseau Radian (Réseau pour une approche durable et indépendante de l’activité nucléaire) par des internes de médecine nucléaire, qui entendent promouvoir d’autres modèles d’organisation et de travail. L’initiative suit de peu celle de Corail, le Collectif pour une radiologie libre et indépendante, créé en début d’année 2023.
Avec 2000 adhérents sur un peu plus de 5 300 radiologues libéraux, « c’est la preuve que l’arrivée des financiers qui tenaient un discours simple – “vous ferez de la médecine, nous, on gérera le reste” –, ne passe plus aussi bien aujourd’hui », souligne l’un de ses cofondateurs, le docteur Aymeric Rouchaud. « On sentait qu’on ne gagnerait pas immédiatement sur le plan législatif, poursuit-il, alors avec Corail, on joue sur le rapport de force : la démographie médicale est en notre faveur. »
« Le point de bascule, analyse encore le médecin, a été le “quoi qu’il en coûte” de Macron durant le Covid-19. » En 2020, les fonds d’investissement se sont dit que si la santé était à ce point sanctuarisée, ils auraient les coudées franches pour agir. C’est pourquoi on trouve également parmi les financeurs de ces rachats, outre les fonds d’investissement anglo-saxons, les principales banques françaises, mais aussi, plus curieusement, la banque publique Bpifrance, ou le fonds d’investissement Ardian, lancé initialement par Claude Bébéar, l’ancien PDG d’Axa. Fonds qui a recruté un ancien conseiller de l’Élysée, Emmanuel Miquel, macroniste de la première heure. Signe que la financiarisation de la santé a le feu vert au plus haut niveau.
À La Réunion, l’expérimentation grandeur nature de la financiarisation
« Faire interpréter 80 examens en une seule journée à un radiologue », soit quelques minutes par patient, « c’est l’exposer à des erreurs de diagnostic »L’île de La Réunion préfigure ce qui attend la métropole si rien n’est fait : la grande majorité des équipements IRM et scanners sont désormais aux mains de financiers, selon les relevés effectués en novembre 2024 par « le Quotidien de La Réunion ». Résultat : les plaintes de patients qui ne trouvent pas de rendez-vous à une date raisonnable pour certains examens s’accumulent à l’ARS. Cette dernière dresse un état des lieux inquiétant : « Une participation moins importante aux dépistages organisés des cancers, un accès aux soins plus difficile, une prévalence plus élevée de certaines maladies chroniques ou encore une situation socio-économique défavorisée. »
Cette dégradation de l’accès à l’imagerie médicale pèse d’autant plus que 36 % des Réunionnais vivaient en 2020 (derniers chiffres disponibles) sous le seuil de pauvreté, soit 2,5 fois plus que dans l’Hexagone. L’agence souligne aussi un sous-effectif de cancérologues. Une situation qui a poussé le député (GDR) Frédéric Maillot à écrire au ministère de la Santé en avril 2024, soulignant dans sa missive le retard sensible de La Réunion en matière de dépistage, comparé à l’Hexagone. Début 2025, la lettre n’avait toujours pas reçu de réponse. Il faut dire que, pour cause de dissolution par Emmanuel Macron, le ministère de la Santé a connu trois ministres en un an…
Lionel Venturini sur www.humanite.fr
Coauteur d’un rapport parlementaire intitulé « Financiarisation de l’offre de soins : une OPA sur la santé ? » (septembre 2024), le sénateur (Place publique) Bernard Jomier analyse les mouvements à l’œuvre dans le secteur et avance des solutions pour y remédier.
En démarrant vos auditions, vous connaissiez le poids prépondérant de la financiarisation dans différents champs de la santé. Avez-vous néanmoins été surpris par son ampleur ?
Bernard Jomier : Ce qui nous est apparu le plus inquiétant, c’est la progression de la financiarisation dans le secteur des centres de santé, vécus dans l’opinion générale comme des lieux de non-profit, issus d’une histoire progressiste, instaurés souvent par des municipalités communistes, et par le mouvement mutualiste également – c’est ce dernier qui a porté le tiers payant. Aujourd’hui, l’appellation est devenue tout à fait trompeuse : beaucoup sont en fait des structures financiarisées.
Ce rapport, par définition transpartisan, semble faire largement consensus…
Bernard Jomier : On a assez vite acté qu’il fallait arrêter ce mouvement de financiarisation dans le secteur ambulatoire : ORL, dentistes, imagerie, médecine générale… Pourquoi sommes-nous tombés d’accord, par-delà les divergences politiques ? Parce que nous avons considéré que notre système, qui repose depuis la Libération sur deux piliers, une offre publique et une offre privée, ne devait pas être remis en cause. Et parce que ce modèle admet une part de régulation et de contrôle, il permet à la puissance publique de mener une politique de santé.
À partir du moment où on y substitue un capitalisme financier, le contrôle de la pertinence des actes effectués est sérieusement entaché. On l’a vu dans la dentisterie avec la multiplication de faux actes, d’actes inutiles ou surfacturés. Sages-femmes, kinés, médecins… il y a eu consensus de toutes les professions lors de nos auditions pour repousser ce capitalisme-là. Les ordres professionnels ont également brutalement pris conscience qu’ils ne pourraient plus remplir les missions sur l’indépendance professionnelle qui leur sont confiées par la loi.
Une évolution législative serait-elle suffisante pour contrecarrer les ambitions des financiers ?
Bernard Jomier : Notre rapport fait bouger les lignes. La Cour des comptes a lancé un observatoire de la financiarisation, l’inspection générale de la Sécurité sociale et celle des finances s’en saisissent également. Un seul acteur, durant nos auditions, n’a pas partagé ce consensus : le représentant de la direction générale des entreprises au ministère de l’Économie. Nous savons pourtant que le système bancaire traditionnel répond déjà aux besoins de financement des équipements lourds des cliniques ou des radiologues.
Alors pourquoi faire appel aux financiers ? Sa réponse fut en somme : « Nous appliquons de façon générale un principe qui est que la libre concurrence fait baisser les prix. » C’est donc bien une doctrine idéologique, particulièrement forte depuis qu’Emmanuel Macron est chef de l’État. L’agilité des acteurs financiers dépasse de très loin celle de l’État. En détenant 5 % du capital, ils peuvent empocher 90 % des bénéfices. Donc oui, il y a des dispositions législatives à prendre, mais aussi des outils réglementaires à donner aux acteurs pour dissuader les financiers.
Quels sont ces outils ?
Bernard Jomier : Les ARS délivrent les autorisations d’activité de soins ; elles peuvent être plus vigilantes pour garantir le maillage territorial. On doit revoir aussi les tarifs hospitaliers ainsi que les tarifs conventionnels, pour chasser les rentes de situation ou les actes techniques surcotés, ceux qui, comme par miracle, se multiplient dans les structures financiarisées.
Des radiologues me racontent comment on fait revenir un patient le lendemain pour un second examen, parce qu’il y a une minoration du deuxième acte s’il est effectué le jour même. Un radiologue est un médecin, il peut prescrire lui-même un examen pour de bonnes raisons, sans obliger le patient à retourner voir son généraliste. Sauf que tous ces processus sont fondés sur la pertinence des soins. Pas sur une logique de gain qui, aujourd’hui, l’emporte sur la logique de soin.
Il faut aussi être malin : le syndicat des dentistes l’a été en instaurant un conventionnement sélectif, qui revient à figer le rapport actuel entre 70 % de cabinets traditionnels et 30 % de financiarisés. Le syndicat de généralistes MG France a trouvé une autre forme de parade, en défendant la suppression a priori paradoxale des majorations pour jours fériés ou nuit. Parce que les centres de soins financiarisés ont un modèle économique qui repose sur les ouvertures tardives, le samedi… avec des consultations à 60 euros plutôt qu’à 26,50 euros. Supprimer ces majorations contribue à les étouffer.
mise en ligne le 12 février 2025
Michel Deléan sur www.mediapart.fr
La France perd cinq places dans le classement mondial de l’indice de perception de la corruption établi chaque année par Transparency International. Pour la première fois, le pays est classé parmi ceux « risquant de perdre le contrôle de la corruption », s’inquiète l’ONG.
Le macronisme finissant risque de laisser une marque assez terne dans l’histoire. Au passif du second quinquennat d’Emmanuel Macron dans divers domaines, figure ce qu’il faut bien considérer comme une flétrissure du bilan moral. La responsabilité du chef de l’État est particulièrement engagée depuis sa volte-face spectaculaire dans la lutte contre la corruption : un véritable renoncement à agir, si ce n’est de la désinvolture, alors que les questions de probité et la moralisation de la vie publique figuraient parmi les priorités affichées par le président élu en 2017.
S’il fallait une preuve des conséquences dommageables de ce revirement, elle est apportée par le tout dernier indice de perception de la corruption (IPC) publié ce 11 février par l’ONG Transparency International. Un indice calculé chaque année depuis 1995, en croisant plusieurs sources fiables.
Le constat est sans appel : dans le tableau 2024 de l’indice de perception de la corruption, la France enregistre une chute inédite et alarmante au classement mondial des nations, puisqu’elle perd cinq places d’un coup et tombe à la 25e position, dix rangs derrière l’Allemagne – et plus loin encore des pays scandinaves.
Pour la première fois, notre pays est classé parmi ceux « risquant de perdre le contrôle de la corruption », s’inquiète Transparency International, pour qui « ce signal d’alerte témoigne d’une multiplication des conflits d’intérêts et des affaires de corruption dans un contexte de crise institutionnelle ».
L’ONG pointe, pour commencer, les 26 ministres ou proches collaboratrices ou collaborateurs d’Emmanuel Macron impliqués dans des affaires politico-financières depuis 2017, d’Alexis Kohler à Rachida Dati, en passant par Aurore Bergé et Philippe Tabarot, et y voit non sans raison la traduction d’un « affaiblissement des principes d’exemplarité ».
Pour ne rien arranger, le chef de l’État est rapidement revenu sur la tradition qui consistait à ce qu’un ministre mis en examen démissionne du gouvernement (la fameuse « jurisprudence Balladur »). Ce qui exacerbe chez nos concitoyens « le sentiment d’impunité dont jouiraient les élus ». On pourrait y ajouter la Légion d’honneur accordée à plusieurs personnalités ayant été aux prises avec la justice.
Le non-respect des lois de financement de la vie politique pose également question. Après le procès en appel de l’affaire Bygmalion, qui portait sur la campagne présidentielle 2012 de Nicolas Sarkozy, et alors que se déroule actuellement le procès des financements libyens de sa campagne de 2007, « le Parquet national financier a récemment ouvert deux informations judiciaires sur les comptes de campagne d’Emmanuel Macron en 2017 et 2022 », rappelle Transparency.
L’ONG souligne aussi « la multiplication des conflits d’intérêts entre l’État et les lobbies », illustrée par la révélation récente des liens entre Aurore Bergé et le secteur des crèches, ou encore des rencontres secrètes entre Nestlé Waters et des membres du gouvernement et de l’Élysée.
« Une dangereuse dérive »
Dans le même temps, rien n’est fait pour aider les contre-pouvoirs, les organismes d’enquête et les corps de contrôle à se développer. Transparency International déplore ainsi le sous-dimensionnement du Parquet national financier (PNF), dont les moyens sont « inversement proportionnels aux sommes en jeu dans les affaires de corruption ».
Pire, l’absence de volonté de lutter efficacement contre les atteintes à la probité se manifeste chaque jour un peu plus de façon très parlante. Le non-renouvellement, pendant plusieurs mois en 2024, de l’agrément d’Anticor, qui empêchait l’association de se constituer partie civile dans les affaires de corruption, par exemple, « a marqué une dangereuse dérive des pouvoirs publics », juge Transparency.
L’association déplore par ailleurs les déclarations répétées des politiques contre la justice, contre le non-cumul des mandats, et même contre l’État de droit. « Ces attaques concernent un spectre toujours plus large du personnel politique, comme l’ont illustré les récents propos du ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, affirmant que l’État de droit n’était “ni sacré ni intangible”. La remise en cause des institutions démocratiques constitue un glissement inquiétant pour un pays comme la France, qui risque à terme de porter atteinte au pacte républicain », s’alarme l’ONG.
Sans trop d’illusions, elle réclame des mesures transpartisanes d’utilité publique : transparence accrue des rencontres des décideurs publics avec les lobbies, renforcement des règles de financement des campagnes électorales, et augmentation des moyens du Parquet national financier.
Ces dernières années, sur 180 pays pour lesquels Transparency dispose de données suffisantes, seuls 32 ont connu une amélioration dans la lutte contre la corruption, et 47 autres une aggravation. Or « la corruption affecte des milliards de personnes à travers le monde, détruit des vies, sape les droits humains en aggravant les crises mondiales, rappelle l’ONG. Elle entrave les actions là où elles sont le plus nécessaires, bloque des politiques cruciales et favorise l’impunité en alimentant les inégalités ».
Le rapport 2024 insiste sur les liens entre corruption et crise climatique : alors que des milliards de personnes subissent les conséquences des bouleversements climatiques, des ressources qui pourraient être utilisées à l’adaptation et à l’atténuation de ces phénomènes sont détournées vers des poches privées.
Stéphane Guérard sur www.humanite.fr
Dès 2018, le mathématicien Cédric Villani plaidait pour que les questions autour de l’intelligence artificielle sortent des cénacles des spécialistes pour irriguer le débat démocratique. Il espère que le sommet mondial de Paris, qui s’ouvre lundi, joue ce rôle.
Le lauréat 2010 de la médaille Fields posait déjà en 2018 la question de « donner un sens à l’intelligence artificielle » dans un rapport parlementaire. Sept ans plus tard, l’état des rapports de force internationaux le rend sceptique sur l’évolution des technologies numériques.
L’intelligence artificielle peut-elle être un outil de progrès ?
Cédric Villani : Il y a deux façons très différentes de répondre. Soit vous l’abordez du point de vue intellectuel, universitaire et c’est un sujet absolument fascinant. Il s’agit d’une aventure scientifique parsemée de grands esprits, depuis Alan Turing. La question de l’adaptation des usages rend encore plus passionnant le débat autour des métiers, de notre perception et de notre représentation du monde en fonction des moyens de communication.
Même les plus réticents à l’IA ressortent de ces débats intellectuels en se disant que tout ceci est passionnant. Mais si l’on pose la question du progrès que l’on peut tirer à partir des usages de l’IA, il est impossible d’avoir une réponse aussi tranchée. Par rapport à la paix, l’équité et la trajectoire écologiquement viable, les trois questions qui forment les grands critères actuels de progrès, l’intelligence artificielle représente au mieux une difficulté supplémentaire, au pire une catastrophe, au même titre que la bombe nucléaire pouvait constituer à la fois un sujet scientifique et intellectuel passionnant, mais aussi une invitation à la destruction de l’humanité.
Pourquoi tant de scepticisme ?
Cédric Villani : On ne peut pas dire que les questions que pose l’IA se résolvent par la réponse « tout dépend de ce que nous allons en faire ». Si l’on prend en compte les rapports de force actuels, son utilisation accroît nos difficultés. L’IA apporte une nouvelle façon de faire la guerre, génère de nouvelles rivalités sur le contrôle de l’information comme de nouvelles tensions géopolitiques pour le contrôle des ressources.
En tant que telle, elle ne m’empêche pas de dormir. En revanche, les tensions mondiales entravent nos efforts en faveur du désarmement et de la solidarité internationale. Mais pour toutes les forces de progrès, ne pas user de ces outils revient à laisser les armes aux adversaires.
Les cas d’usages d’IA qui concourent à une société plus juste sont légion, des travaux du Giec aux économies d’énergie, au recyclage comme à la préservation des écosystèmes… Par ailleurs, le modèle du logiciel libre mène la compétition avec le modèle de l’IA fermée. Ce n’est pas pour rien qu’Elon Musk s’en prend à Wikipédia. Mais tous ces cas d’usage de progrès représentent peu en proportion des cas d’usage nocifs.
À quoi sert ce sommet mondial de l’IA à Paris ?
Cédric Villani : Le buzz alimenté par ce sommet permet d’attirer l’attention sur les vrais problèmes. Parler d’IA, c’est parler des déchets numériques dont on sous-traite la destruction à des travailleurs ghanéens sous-payés. Parler d’IA, c’est rappeler les injustices fondamentales entre les femmes et les hommes. Pourquoi n’y a-t-il pas suffisamment de femmes dans les mathématiques, les écoles d’ingénieurs et d’informatique ?
C’est aussi parler de recherche : pourquoi laisse-t-on piller notre force de formation par les universités américaines ? Et puisqu’il est actuellement question de rapports de puissance entre les États-Unis et la Chine, parler d’IA, c’est parler taille et forces. Nous concernant, la réponse doit être l’Europe, du fait de son marché et des moyens qu’elle peut mobiliser. En 2022, l’irruption de ChatGPT avait tout changé médiatiquement et permis que tous ces sujets jusque-là traités entre experts parviennent au grand public. Ce sommet de Paris nous en donne une nouvelle occasion.
En matière d’intelligence artificielle, où en est la France ?
Cédric Villani : La France a des atouts réels. Historiquement, elle possède avec l’Allemagne, la Russie et, maintenant, les États-Unis l’une des plus grandes communautés de mathématiciens. Elle reste un grand pays d’algorithme et une référence pour la qualité de ses programmeurs.
Nous n’avons pas rempli tous les objectifs de notre feuille de route numérique, mais nous nous sommes dotés d’une infrastructure de calcul qui permet à nos chercheurs de travailler en France et de ne plus aller voir les Gafam. Mais il est dérisoire voire puéril de proclamer, comme nous l’entendons à l’occasion de ce sommet, que la France va faire faire un pas de géant à elle toute seule. Il est d’ailleurs symptomatique de voir l’Europe si peu associée à l’événement.
L’Union européenne s’est pourtant dotée d’un ensemble réglementaire cohérent et ambitieux qui fait qu’elle est la plus protégée. Notre défi, c’est la production de hardware (matériel, puces) comme de software (logiciels, programmes), qui demande une politique coordonnée de soutien en faveur de la recherche, de l’enseignement supérieur, des programmes communs de données. Mais au vu des coupes dans les budgets, la France ne va pas dans la bonne direction. La politique européenne est aussi décevante. Pour le numérique comme pour l’écologie, on constate un recul des ambitions.
Stéphane Guérard, Pauline Achard , Samuel Gleyze-Esteban et Alexandra Chaignon sur www.humanite.fr
Paris accueille le Sommet pour l’action sur l’IA lundi 10 février. Emmanuel Macron promet des annonces pour renforcer la compétitivité de la France. Syndicats, partis, scientifiques et ONG revendiquent de redonner du sens à cette révolution technologique.
Remettre la France en majesté, et lui par ricochet. Accro aux événements en mondovision, Emmanuel Macron a proposé l’année dernière de voir Paris succéder à Bletchley (Royaume-Uni) et Séoul (Corée du Sud) pour accueillir le regroupement international des experts en intelligence artificielle (IA). Mais à la sauce tricolore.
Fini les symposiums de spécialistes de la spécialité devisant uniquement de cybersécurité. Après deux « journées scientifiques » puis un « week-end culturel », le Sommet pour l’action sur l’IA s’ouvre ce lundi 10 février. Dans une redite des réceptions annuelles Choose France à Versailles, le président de la République a invité tout ce que le numérique compte d’oligarques et de grands argentiers à s’exprimer sous la verrière du Grand Palais. Puis à annoncer au cours d’un « business day » à la Station F de Xavier Niel une pluie d’investissements dans l’Hexagone. Les implantations de data centers ont déjà la cote auprès des Émirats arables unis (30 à 50 milliards d’euros) et du fonds canadien Brookfield (20 milliards).
Mais la vocation de l’événement n’est pas que commercial. Dès avant son intervention au 20 heures dimanche 9 février, Emmanuel Macron avait lancé dans la presse française : « Est-ce que l’on est prêt à se battre pour être pleinement autonomes, indépendants, ou est-ce qu’on laisse la compétition se réduire à une bataille entre les États-Unis d’Amérique et la Chine ? » Chiche, lui ont répondu des scientifiques, ONG, syndicats et partis de gauche qui appellent à faire des IA un bien commun et à remettre leurs usages dans le sens de l’intérêt général. Pour cela, cinq conditions doivent être réunies.
De la démocratie dans les rouages
Face aux géants états-uniens ou chinois qui, pour l’heure, monopolisent les grandes avancées, de ChatGPT à DeepSeek, comme les annonces de centaines de milliards de dollars d’investissements, Emmanuel Macron plaide pour « plus de patriotisme économique et européen » et pour « aller à fond ». Oublié le temps des régulations.
Il faut multiplier comme des pains les centres de données nécessaires à l’entraînement des IA ou les supercalculateurs, dont la présidente de la Commission européenne doit communiquer un plan de déploiement.
En ces temps d’austérité, ouvrons les vannes des subventions. La BPI projette de débloquer 10 milliards d’euros d’ici à 2029. Tout cela devant conduire au déploiement de ces outils numériques dans les entreprises comme dans les services publics. « Il s’agit pour la France de se doter d’avantages comparatifs en se positionnant sur quelques briques technologiques et quelques maillons de la chaîne de valeur », résume le rapport de la commission IA 2024.
L’accaparement des richesses
La France courant derrière son retard de « compétitivité », comme un coq sans tête ? C’est ce que craint une coalition d’associations, syndicats et collectifs français. Dans son manifeste « Hiatus », publié le 6 février, elle constate que « tout concourt à ériger le déploiement massif de l’intelligence artificielle en priorité politique », alors que cette généralisation sert l’accaparement des richesses par quelques-uns et asservit aussi bien les pays du Sud que les services publics, entre autres griefs.
« La prolifération de l’IA a beau être présentée comme inéluctable, nous ne voulons pas nous résigner. (…) Nous exigeons une maîtrise démocratique de cette technologie et une limitation drastique de ses usages, afin de faire primer les droits humains, sociaux et environnementaux », conclut le texte.
Une forme de gouvernance mondiale de l’IA est aussi demandée dans d’autres appels, pour éviter une « perte de contrôle » par les humains. Il y a deux ans à peine, Elon Musk et des centaines d’experts réclamaient déjà une pause après la mise en ligne de ChatGPT pour évaluer les conséquences de cette révolution…
Des IA pour les travailleurs, pas contre
L’intelligence artificielle, un outil d’émancipation des travailleurs ? Demandez aux « petites mains » de l’IA, à Madagascar ou au Kenya, payées moins de deux dollars l’heure pour entraîner ces algorithmes survitaminés. Pour ces ouvriers du numérique, la grève est la seule arme pour tenter d’améliorer leur quotidien.
Et le recours en justice. Pour avoir viré des modérateurs de contenu qui s’étaient révoltés contre leur exploitation et la « torture psychologique » qu’ils enduraient, Facebook a été condamnée en 2023. Depuis, la société de Mark Zuckerberg a tranché… en mettant fin à la modération.
En France, les relations de subordination sont certes bien moins violentes. Il n’en reste pas moins que les syndicats revendiquent, eux aussi, des garde-fous. Car côté employeurs, les motivations pour généraliser ces outils numériques relèvent de l’amélioration de la productivité et la réduction des coûts de main-d’œuvre (selon l’enquête « Usages et impact de l’IA sur le travail » publiée par le ministère du Travail).
Les organisations de salariés appellent donc leurs homologues patronales à ouvrir les négociations dans les entreprises et les branches. « Le plus souvent, les directions ne négocient tout simplement pas l’implantation de ces technologies dans leur entreprise, arguant que c’est trop compliqué, pointe Charles Parmentier (CFDT). Beaucoup de salariés ne savent même pas qu’ils travaillent avec. »
Du numérique glouton à un usage frugal
Développement de l’IA et transition écologique font très mauvais ménage. Une simple question posée à ChatGPT consomme un demi-litre d’eau, selon une étude de l’université de Riverside, en Californie, publiée en novembre, et dix fois plus d’énergie qu’une recherche classique sur Internet. Car il faut bien refroidir les centres de données, en surchauffe face à la multiplication des requêtes. L’électricité consommée par ces sites devrait doubler dans le monde d’ici à 2026 et représenter celle réunie de la France et l’Allemagne, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE).
Dans l’Hexagone, le nucléaire limite le bilan (en 2022, les générateurs des centres de données ont tout de même consommé 1 159 mètres cubes de fioul et 21 930 tonnes de batteries). Les Gafam parient aussi sur l’atome : Microsoft remet en état une centrale états-unienne et Amazon mise sur des petits réacteurs modulaires. Mais en Chine, les infrastructures du numérique tournent à 75 % au charbon ou au gaz, de même qu’aux États-Unis ou dans les pays du Golfe, biberonnés aux hydrocarbures. Or, l’AIE alerte déjà : les nouvelles capacités des énergies renouvelables ne suffiront pas à suivre la cadence.
L’IA n’est donc pas soutenable sans adaptations majeures. Des chercheurs développent cependant de nouvelles architectures de puces électroniques qui permettraient de limiter la gloutonnerie. En France, l’IA dite « frugale » figure ainsi parmi les axes du second volet de la stratégie nationale sur le sujet. Outre son efficience, elle comprend une minimisation des données ou l’optimisation des algorithmes.
Surveillance généralisée… des atteintes aux droits humains
Le développement du recours des IA de surveillance montre déjà l’impact délétère que cette technologie peut avoir sur les libertés et les droits fondamentaux. Comme le souligne Katia Roux, chargée de plaidoyer liberté au sein d’Amnesty International France, « les personnes racialisées, les personnes vulnérables, les personnes en déplacement sont davantage exposées à ces technologies qui accentuent des discriminations existantes ».
Pourtant, les systèmes d’intelligence artificielle ont le potentiel de renforcer la protection des droits humains. Pour rester dans le contexte migratoire, les innovations technologiques « pourraient potentiellement assurer un transit sûr et des procédures aux frontières plus ordonnées », avance ainsi Ana Piquer, directrice du programme Amériques d’Amnesty International.
Dans un avis paru en amont de l’adoption de la proposition de règlement de l’Union européenne sur le sujet, la Cour européenne des droits de l’homme invitait les pouvoirs publics à promouvoir « un encadrement juridique ambitieux », recommandant d’interdire certains usages de l’IA jugés « trop attentatoires aux droits fondamentaux » (comme l’identification biométrique). Amnesty ne dit pas autre chose, appelant à « conditionner tout effort de réglementation à des priorités en matière de droits humains », et non par des objectifs d’harmonisation du marché ou de compétitivité. En prenant notamment en compte « les préjudices croisés » (par exemple à la fois liés au sexe, à l’origine ethnique, au statut migratoire et à l’appartenance religieuse). Et en donnant des moyens d’agir aux personnes concernées.
De nouveaux droits pour les créateurs
Pour les auteurs, musiciens, artistes visuels, comédiens, doubleurs et tous les autres métiers de la création, le danger se dessine de plus en plus clairement. Nées dans un vide juridique, les IA génératives menacent de reproduire le travail des artistes plus vite et dans des quantités potentiellement infinies.
À leur création, les modèles d’IA se développent dans un flou juridique, comme c’est le cas en Europe avec la directive sur le droit d’auteur de 2019, qui autorise la reproduction d’œuvres « en vue de la fouille de textes et de données », alors mal définie. Les machines s’entraînent donc sur des jeux de data gigantesques dont une grande partie n’est pas libre de droits, s’asseyant ainsi sur le respect de la propriété intellectuelle.
L’enjeu premier, pour les créateurs, est de pouvoir refuser que leurs œuvres soient utilisées dans l’entraînement des IA. Il est difficile de garantir l’expression de ce droit sur les milliards d’images, de textes ou d’enregistrement sonores déjà aspirés. Mais « la question du retrait se pose pour les futurs contenus susceptibles, demain, d’être reproduits par les modèles d’IA », explique Stéphanie Le Cam, juriste et directrice de la Ligue des auteurs professionnels. Ce droit ne s’envisage en outre pas sans transparence des outils : en 2023, la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) plaidait déjà pour « une obligation d’information sur les œuvres ayant été exploitées ».
Sans attendre les détails de la nébuleuse « concertation nationale sur l’émergence d’un marché éthique respectueux du droit d’auteur », annoncée samedi par la ministre de la Culture Rachida Dati, des développeurs comme Spawning AI proposent en alternative un modèle d’« opt-in », qui pose pour principe le refus de l’utilisation de son œuvre par son créateur, sauf expression contraire. Mais le changement de paradigme induit par l’IA appelle à une redéfinition plus juste du statut de l’artiste, au-delà d’un système de licence permettant une redistribution globale aux créateurs des revenus générés par l’utilisation de l’IA. Ce débat permet de remettre sur le métier le sujet de la continuité des revenus des artistes-auteurs, une revendication partagée par de nombreux collectifs et syndicats
mise en ligne le 10 février 2025
Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr
La députée a participé samedi à Madrid à un bruyant meeting des extrêmes droites européennes, aux côtés du Hongrois Viktor Orbán ou de l’Italien Matteo Salvini, tous très fervents soutiens de Donald Trump. Au risque de brouiller la ligne du RN, resté jusqu’à présent plutôt prudent sur le cas Trump depuis sa réélection.
Madrid (Espagne).– Sur la scène de l’auditorium du luxueux hôtel Marriott, à deux pas de l’aéroport de Madrid, Marine Le Pen a tenté samedi 8 février une figure acrobatique : se mettre en scène aux côtés de ses alliés d’extrême droite, galvanisés par la victoire de Donald Trump aux États-Unis, tout en restant fidèle à sa stratégie de « dédiabolisation » en France, qui l’avait conduite jusqu’à présent à observer une certaine distance vis-à-vis du nouveau président des États-Unis.
Avant le début de la conférence, devant quelques journalistes français qui l’attendaient dans le hall du bâtiment, la députée française a voulu déminer le terrain : « Le sujet n’est pas de détecter des clones dans le monde mais d’analyser ce qui est en train de se passer. Manifestement, il y a un rejet des politiques, d’une vision dont on a gavé les différents peuples, et qui aujourd’hui reprennent une forme de liberté. »
À l’écouter, Trump signifie « un défi, une concurrence même, et cela doit nous inciter à prendre à nouveau les bonnes décisions [pour l’Europe] ». Mais le meeting qui a suivi, à l’instar du slogan repris en boucle par les participant·es – « Make Europe Great Again » (« Rendre à l’Europe sa grandeur »), calqué sur le « Make America Great Again » des trumpistes –, a fait entendre une tout autre musique, bien moins prudente.
À l’estrade, ce fut, durant deux heures et demie, un défilé d’une dizaine de figures du parti des Patriotes pour l’Europe, présidé depuis novembre dernier par Santiago Abascal, leader du mouvement néo-franquiste Vox, et qui officiait ici en local de l’étape. Sur l’affiche de l’événement figurait un dessin de profil de la cathédrale madrilène de La Almudena, manière de rappeler, aux yeux des organisateurs, l’ancrage chrétien du continent.
Devant une assemblée de près de 2 000 personnes – un nombre plus modeste que les 10 000 participant·es de la précédente réunion du même genre, à Madrid, en mai dernier –, d’où les « Viva España ! » fusaient à intervalles réguliers, les critiques contre l’immigration se sont mêlées aux dénonciations de l’écologie et de la décroissance orchestrées par l’Union européenne.
Mais la quasi-totalité des intervenant·es a surtout loué sans détour le retour aux affaires de Donald Trump, tout comme le début de mandat du président argentin et libertarien Javier Milei – lequel avait pris soin d’enregistrer une vidéo de soutien, pour l’occasion, à son « cher ami Santiago » Abascal, diffusée juste après l’intervention de Marine Le Pen.
Le moment le plus applaudi fut l’intervention, presque en clôture, aux alentours de 13 heures, du chef du gouvernement hongrois Viktor Orbán, quinze ans de pouvoir à Budapest, qui s’est dépeint en pionnier du trumpisme : « Le triomphe de Trump a changé le monde », a-t-il lancé, emphatique. Avant de remercier le public pour… le soutien apporté par la dictature franquiste à la révolution hongroise de 1956, remportant un tonnerre d’applaudissements.
Après la victoire de Trump, s’est interrogé de son côté le Néerlandais Geert Wilders, « sommes-nous prêts à faire la même chose en Europe ? ». Le vainqueur des législatives de 2023 aux Pays-Bas, avec le Parti pour la liberté (PVV), a parlé de l’ancien homme d’affaires états-unien comme d’un « frère d’armes » – expression reprise à l’identique, un peu plus tard, par Santiago Abascal.
Le patron de Vox est allé jusqu’à minimiser l’impact d’éventuels tarifs douaniers sur les produits espagnols, jugeant que l’intégralité des maux de l’économie européenne venait des mesures du Pacte vert adopté au fil du premier mandat (2019-2024) d’Ursula von der Leyen, la conservatrice allemande à la tête de la Commission européenne.
Autre vedette du sommet, Matteo Salvini, chef de la Ligue en Italie, désormais ministre du gouvernement de Giorgia Meloni, a prôné, emboîtant le pas de Trump, « l’arrêt du financement de l’Organisation mondiale de la santé, et de la Cour pénale internationale […] qui met sur le même plan les terroristes islamistes du Hamas et le président démocratiquement élu [Benyamin] Nétanyahou ».
Durant son discours, le ministre italien des infrastructures a aussi eu cette formule : « Soros appartient au passé, Musk à l’avenir », opposant le philanthrope hongrois associé au camp progressiste et pro-UE, et le milliardaire propriétaire de X. Ce n’est pas une surprise : en Italie, le gouvernement Meloni a reconnu négocier avec Starlink, la compagnie de Musk spécialisée dans les satellites, la gestion des communications cryptées au sein de l’administration italienne.
Se moquant du soutien de Berlin au Danemark après les propos de Donald Trump réclamant l’annexion du Groenland, Matteo Salvini a aussi ironisé, laissant entendre qu’il n’était pas opposé à ce projet d’annexion : « Le chancelier Scholz a parlé d’envoyer des troupes de l’Otan au Groenland. J’espère surtout que les Allemands vont lui offrir un aller-simple, le 23 février prochain [jour des législatives – ndlr] pour qu’il aille défendre tout seul le Groenland. »
« Caste de parasites »
L’Espagnol Abascal n’a pas manqué, dans son discours de clôture, d'encourager discrètement Alice Weidel pour les législatives allemandes du 23 février, cette candidate de l’AfD qui a reçu le soutien répété d’Elon Musk durant la campagne. Et ce, même si Marine Le Pen avait choisi de se tenir à distance du parti d’extrême droite allemand et de l’exclure du groupe politique du RN – comme de Vox – au Parlement européen l’an dernier – en raison notamment du projet de « remigration » défendu par l’AfD.
L’un des plus en verve à la tribune fut sans conteste le Portugais André Ventura. Malgré des scandales à Lisbonne qui entachent la dynamique de son parti Chega (dont un député voleur de valises dans les aéroports), le Portugais s’est emporté sans détour contre la « caste de parasites », reprenant à son compte une des expressions qui a rendu Milei populaire en Argentine. Et d’envoyer un « grand boujour à Javier, qui a changé l’Argentine ».
Ventura ne s’est pas arrêté là : il a proposé aux « patriotes » dans la salle de s’inspirer de la « mentalité » de Donald Trump lorsque ce dernier avait été blessé à l’oreille, l’an dernier, lors d’un meeting en Pennsylvanie : « Il n’a pas fui pour se protéger, il est resté sur scène, et a répété trois fois : “Luttez, luttez, luttez !” Cela doit être notre mentalité. »
Il ne faut pas interpréter la victoire de Trump comme un appel à l’alignement. Marine Le Pen
Prenant la parole vers la fin de ce long meeting enfiévré, Marine Le Pen, appelée à rejoindre l’estrade en tant que future présidente de la République française, a livré un discours un peu plus mesuré. Elle est la seule à ne pas avoir repris à son compte le fameux slogan « Rendre à l’Europe sa grandeur ». Pas plus qu’elle n’a prononcé d’entrée de jeu le « Viva España ! » pour se mettre le public dans la poche – expression dont se gargarisent tous les fascistes espagnols.
D’après elle, l’« ouragan Trump » témoigne d’une « accélération de l’Histoire ». « Qu’est-ce que Maga, a-t-elle interrogé, en référence à la formule trumpiste, sinon un appel à la puissance fondée sur les nations, sur chacune de nos nations ? […] Nous devons comprendre le message que nous lancent les États-Unis et en vérité le monde […]. C’est un défi de puissance, pour nous Européens. »
Et d’insister : « Le réveil du Vieux Continent doit accompagner ce grand mouvement de régénération qui s’annonce : il ne faut pas l’interpréter comme un appel à l’alignement, mais comme une indication à suivre ce mouvement de renaissance, qui surgit dans de nombreux coins de l’Occident. » Apostrophant la foule – « les amis » –, elle a conclu : « Dans ce contexte nouveau, nous sommes les seuls à pouvoir parler à la nouvelle administration Trump. Avec les Américains, […] nous comprenons qu’un patriote ait à cœur de défendre son peuple. »
À la différence de la réunion de mai à Madrid, à laquelle Giorgia Meloni avait apporté sa voix, la présidente post-fasciste du Conseil italien fut une des absentes de la journée. C’est logique : son parti, Fratelli d’Italia, appartient à un groupe d’extrême droite concurrent de celui des Patriotes, au sein du Parlement européen (où l’on retrouve, notamment, Marion Maréchal ou encore la N-VA flamande).
Le Parti autrichien de la liberté (FPÖ), lui, appartient bien à la famille des Patriotes. Mais son chef Herbert Kickl s’est contenté d’un bref message vidéo tourné depuis Vienne. L’adepte de théories conspirationnistes est plongé dans des négociations gouvernementales marathon à l’issue desquelles il pourrait devenir chancelier, à la tête d’une alliance entre droite et extrême droite.
En attendant de voir si Kickl devient chancelier, Orbán reste le seul chef de gouvernement au sein de la famille des Patriotes, tandis que les partis de Geert Wilders aux Pays-Bas et de Matteo Salvini en Italie participent à des gouvernements. Au Parlement européen, le groupe des Patriotes, présidé par Jordan Bardella, est la troisième force de l’hémicycle (86 eurodéputé·es sur 720), devant, notamment, les libéraux de Renew.
Bruno Odent sur www.humanite.fr
A Madrid, ce samedi 8 février, les ténors du groupe des Patriotes d’Europe, dont Viktor Orban, Marine Le Pen ou encore Matteo Salvini, se sont rassemblés pour célébrer la politique xénophobe et ultracapitaliste de Donald Trump et les travaux d’ingérence de l’oligarque Musk en Europe.
À la grand-messe des Patriotes pour l’Europe qui s’est déroulée ce samedi 8 février à Madrid, le principal parti d’extrême droite au Parlement européen entendait célébrer l’élan donné par Donald Trump à leur mouvement. S’accaparant le slogan du nouveau président états-unien pour en faire un « Make Europe Great Again » (Mega) (en français : rendre sa grandeur à l’Europe) qu’ils ont repris en boucle, la patronne du RN français, Marine Le Pen, les chefs d’État hongrois et tchèque, Viktor Orban et Andrej Babis, le Néerlandais Geert Wilders – arrivé récemment en tête des législatives dans son pays – et le vice-premier ministre italien Matteo Salvini se sont bruyamment réjouis de « la tornade » politique déclenchée outre-Atlantique.
L’hôte de ce rassemblement, le leader de l’ultradroite espagnole Vox, Santiago Abascal, devenu en ce début d’année 2025 président du groupe, y voit le signe annonciateur d’un « changement à 180 degrés » sur le Vieux Continent. « Nous sommes le futur », a-t-il lancé. Marine Le Pen lui a emboîté le pas, scandant depuis la tribune sa certitude d’être « en face d’un véritable basculement ».
« Hier, nous étions les hérétiques »
Viktor Orban, euphorique lui aussi, a martelé : « Hier, nous étions les hérétiques. Aujourd’hui, nous sommes le courant majoritaire. » « Il est temps de dire non », s’est emporté l’Italien Matteo Salvini, ajoutant qu’il faudrait bousculer l’Europe pour en finir avec une Commission européenne accusée de promouvoir « l’immigration illégale » et « le fanatisme climatique ». Il faudrait – ont repris plusieurs intervenants – instaurer, comme outre-Atlantique, un ordre libéral définitivement « libéré de la bureaucratie » – entendez, des régulations autour des conquis sociaux.
Les formations nationalistes regroupées au sein des Patriotes pour l’Europe sont devenues après le scrutin de juin 2024 la 3e force du Parlement européen. Mais avec les sièges raflés par les deux autres groupes d’extrême droite, celui emmené par la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni (80 députés), et celui d’Alice Weidel, la patronne de l’AfD allemande (26), une ultradroite unie pourrait détrôner en nombre de sièges (192) la droite et son Parti populaire (188) à Strasbourg.
Promu grand manitou de l’efficience de l’administration Trump, l’oligarque états-unien Elon Musk, omniprésent à Madrid dans les débats et les interventions, s’est mué en une sorte de fédérateur d’un eurofascisme rapprochant les uns et les autres, et toujours plus efficace pour promouvoir le capitalisme libertarien et autoritaire qu’il entend voir s’imposer partout.
Le ralliement des nationalistes européens à cet ultracapitalisme
Le patron de X, SpaceX et Tesla a beaucoup donné de sa personne. Lui qui a mis tout son poids dans la campagne des élections anticipées allemandes qui ont lieu dans moins de quinze jours. Avec un soutien répété au parti d’Alice Weidel, n’hésitant pas à se faire complice du pire révisionnisme historique à l’égard du nazisme. Et lui qui entretient, de longue date, les meilleures relations avec Giorgia Meloni, laquelle le lui rend bien puisque l’ultra-atlantiste dirigeante italienne est prête à faire affaire avec SpaceX plutôt qu’avec Arianespace.
Le ralliement des nationalistes européens à cet ultracapitalisme est tellement manifeste qu’il a obligé Marine Le Pen à une étrange pirouette en marge de la réunion de Madrid, affirmant : « La France ne peut pas être assujettie aux États-Unis. » Ce besoin d’afficher au moins une distance à l’égard d’un trumpisme célébré en même temps avec les autres est sans doute indispensable aux yeux de la patronne du RN pour ne pas trop effrayer ces électeurs gaullistes ou souverainistes vers lesquels son parti multiplie les appels du pied.
Il n’empêche, l’étroit ralliement au capital et à ses grands personnages était déjà apparu quelques jours plus tôt, quand le président de l’extrême droite hexagonale, Jordan Bardella, a soutenu Bernard Arnault en s’en prenant violemment à Sophie Binet, la secrétaire générale de la CGT. Le patron du champion mondial du luxe dénonçait une éventuelle augmentation d’impôts qui aurait égratigné ses profits et menaçait de délocaliser.
Sophie Binet avait réagi en fustigeant « un indécent chantage à l’emploi » du ténor du capitalisme tricolore. Attitude impardonnable aux yeux du numéro un du RN. « Honte à Sophie Binet », a-t-il clamé après avoir exalté le rôle des « capitaines d’industrie » dans le « rayonnement du génie national ». Trump jure d’instaurer un nouvel âge d’or en libérant le génie salement entravé d’oligarques « patriotes ». Le Frenchy a bien mérité de son maître.
mise en ligne le 9 février 2025
Lina Sankari sur www.humanite.fr
Après la présentation de la « boussole de compétitivité » par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, les organisations représentatives appellent à reconstruire le « modèle social » européen plutôt que de continuer à le démanteler.
La boussole pointe vers l’Ouest et les syndicats européens ne s’y sont pas trompés. Au prétexte de doter le continent des armes économiques pour faire face aux États-Unis et à la Chine, la « boussole de compétitivité » présentée ce 29 janvier par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, semble profiter de l’accélération de la dérégulation côté états-unien, et des pressions exercées en ce sens par Donald Trump, pour hâter le mouvement côté européen.
Profitant du retour du milliardaire à la Maison-Blanche et des alertes lancées sur la désindustrialisation du continent, l’Union européenne s’engage dans une nouvelle course au moins-disant social. Si l’Union européenne (UE) se targue de vouloir préserver son modèle, elle semble plutôt axer sa stratégie sur « la satisfaction des besoins des entreprises », analyse la Fédération européenne des Transports.
De fait, Ursula von der Leyen propose un « choc de simplification » pour les entreprises qui vise à alléger la législation de 25 %. Bien qu’elle prétende vouloir préserver le Pacte Vert, malgré les pressions insistantes de son camp politique pour se défaire de ce qu’il considère comme un obstacle aux affaires, la dirigeante conservatrice suggère de se défaire des normes de durabilité, de respect des normes environnementales et des droits humains pour les donneurs d’ordre (devoir de vigilance et « comptabilité sociale et environnementale » du CSRD).
« L’Europe sociale » en miettes
Selon la Fédération européenne des Transports, « la Commission accepte que l’UE ne s’adapte qu’aux normes de compétitivité définies en dehors de l’Europe, au lieu de définir ses propres normes ». Plutôt que d’être préservé, le modèle social nécessiterait d’être reconstruit, concluent les organisations représentatives des travailleurs. « Le modèle social de l’UE s’est érodé au cours des dernières décennies. Certaines mesures risquent de démanteler davantage ce qui reste de l’« Europe sociale », ajoute la Fédération européenne des Transports. Et pour cause, l’UE envisage de se doter d’un régime spécifique permettant aux entreprises innovantes de s’émanciper du droit du travail national.
Le document présenté par la Commission se gargarise pourtant de constituer une « feuille de route pour des emplois de qualité » quand, à l’autre bout de l’échelle, elle définit les bonnes conditions de travail comme liées à la seule attraction des travailleurs sur le marché et à l’augmentation de la productivité.
Avec pour corollaire, un recul de l’âge de départ à la retraite. De son côté, la Confédération européenne des syndicats (CES) annonce qu’elle ne peut discuter du plan en l’état et demande un rendez-vous « urgent » avec Ursula von der Leyen : « les négociations sur la proposition auraient dû avoir lieu avant la publication », rappelle la CES. L’union continentale regrette également que de l’argent public soit une nouvelle fois déversé dans les entreprises sans aucune condition tout en risquant d’exposer les salariés à de nouveaux dangers dans les lieux où ils opèrent du fait d’une législation moins contraignante.
Antoine Portoles sur www.humanite.fr
Le paquet de mesures adopté par les Vingt-Sept pour lutter contre le réchauffement climatique est aujourd’hui dans le viseur du patronat et de l’extrême droite, biberonnés à la dérégulation plein gaz promise par Donald Trump aux États-Unis.
Le Green Deal est-il voué à finir à la déchetterie ? Aussi appelé pacte vert pour l’Europe, cet ensemble de mesures, présenté en 2019 par la Commission européenne puis entériné l’année suivante, est censé permettre au continent d’atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050, en vertu de l’accord de Paris de 2015.
Il s’agit aussi pour les Vingt-Sept, à plus court terme, de réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre de 55 % d’ici à 2030 par rapport à 1990. Porté par la vague écologiste au Parlement européen en 2019, qui a ensuite reculé aux élections de 2024 au profit des conservateurs, le pacte vert est aujourd’hui menacé de toutes parts.
Les appels à détricoter les normes environnementales essaiment partout en Europe. « C’est une question de curseur et d’équilibre politique au Parlement. Il est clair que le Green Deal n’est plus considéré comme la priorité des priorités », résume Olivier Costa, politologue et directeur de recherche au Cevipof. Durant le premier mandat de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, bien que l’Union européenne ait cherché à prendre le leadership mondial sur la protection de l’environnement, le consensus autour de la lutte contre le changement climatique s’est petit à petit effrité, cédant la place à la recherche de croissance et de compétitivité.
Une « boussole pour la compétitivité » qui sacrifie le climat
« Le rapport Draghi parlait justement du déclin économique de l’Europe par rapport aux États-Unis, il y avait tout un plaidoyer pour remettre la compétitivité au centre du jeu et simplifier les réglementations européennes », analyse-t-il. Cette idée n’a pas échappé à Ursula von der Leyen. Sous la pression du patronat pour infléchir la politique environnementale de l’UE, le plan « boussole pour la compétitivité » est dans les cartons de la Commission.
Certains textes du Green New Deal – que les grandes entreprises estiment inapplicables – risquent d’être assouplis, par exemple ceux « sur la fin des moteurs thermiques en 2035, sur la CSRD (directive qui exige des entreprises qu’elles intègrent des informations sur la durabilité dans leurs rapports de gestion – NDLR), sur la déforestation importée, ou encore sur les questions de recyclage ou d’économie circulaire ». Même sursis pour la directive sur le devoir de vigilance pour les entreprises européennes de plus de 500 salariés en matière de droits humains et environnementaux.
Le pacte vert est aujourd’hui pris en étau sur fond de distorsion de la concurrence et de tensions commerciales croissantes avec la Russie, avec les États-Unis, ou encore avec la Chine. Un sursis alimenté par le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. « Il n’en a strictement rien à faire des enjeux environnementaux, il quitte tout un tas d’instances internationales, ce qui relance la course à la compétitivité, rappelle Olivier Costa. Sa stratégie trouve un écho particulier auprès des extrêmes droites européennes, qui voient en lui la validation de leur ligne politique. »
La neutralité carbone s’éloigne
Les conservateurs européens n’ont jamais caché leur climatoscepticisme, pas plus que leur défense des intérêts des industries les plus polluantes. Mais leur fascination pour le président états-unien pourrait vite tourner court au vu de ses intentions préjudiciables à l’égard de l’Europe. Parmi ces leaders, l’Italie de Giorgia Meloni et la Hongrie de Viktor Orban mènent la charge contre le Green Deal.
En France, sans pour autant vouloir y renoncer, le ministre délégué chargé de l’Europe, Benjamin Haddad, interrogé sur France Info, a plaidé pour « la simplification et la suspension d’un certain nombre de directives. Si on investit dans la transition environnementale en accompagnant nos entreprises, (…) faisons-le de façon pragmatique, avec bon sens, en écoutant les acteurs ». Si la France a « globalement soutenu le pacte vert, elle subit aujourd’hui un backlash écologique comme partout en Europe, notamment dans l’industrie automobile », souligne Olivier Costa. Ce refrain sur l’UE qui tuerait l’économique à coups de normes se manifeste aussi dans l’Hexagone avec la crise agricole.
Wopke Hoekstra, responsable de la politique climatique de l’UE, a déclaré jeudi que la Commission européenne envisagerait d’exempter 80 % des entreprises de la taxe communautaire sur les émissions de carbone aux frontières de l’UE prévue en 2026, justifiant que seules 20 % d’entre elles étaient responsables de la majorité des émissions de gaz à effet de serre.
« Notre raisonnement actuel, qui consiste à faire peser une charge énorme sur les entreprises, qui doivent alors remplir beaucoup de paperasse, avoir beaucoup de choses à faire, sans aucun mérite, ne peut pas être la solution », a-t-il expliqué. Derrière le sabordage du Green Deal, ce sont les objectifs européens en matière de neutralité carbone qui sont remis en question.
mise en ligne le 4 février 2025
Anthony Cortes sur www.humanite.fr
François Bayrou a dégainé, ce lundi, deux 49.3 pour faire adopter respectivement le projet de loi de finances de l’État et celui de la Sécurité sociale. Deux motions de censure ont été déposées par une partie de la gauche, le Parti socialiste a annoncé qu’il ne les votera pas.
On dit que la foudre ne tombe jamais deux fois au même endroit. Ce n’est pas le cas du 49.3. Ce lundi 3 février, à la tribune de l’Assemblée nationale, le premier ministre François Bayrou a annoncé y recourir pour engager la responsabilité du gouvernement sur deux textes : le budget de l’État et celui de la Sécurité sociale.
« Nous voici à l’heure de vérité et de responsabilité, a-t-il annoncé en introduction de sa prise de parole. Est-ce que ce budget est parfait ? Non, mais c’est un équilibre. Nous sommes tous ensemble face à notre devoir : dans les dix jours, la France aura ses budgets. » Deux textes qui, selon lui, ont « trois géniteurs » : « Le gouvernement de Michel Barnier, le gouvernement constitué depuis le 23 décembre et le Parlement dans ses deux chambres. »
Une façon d’insister sur la volonté de « compromis » qui l’animerait. « Le mot compromis ne doit plus être une insulte dans la vie politique française, a renchéri David Amiel, député macroniste et rapporteur du budget. Nous sommes tous intoxiqués à un fait majoritaire qui ne mène qu’à l’impuissance et à la crise. »
« C’est un budget pire que celui de Michel Barnier »
Des propos qui ne correspondent pourtant en rien à la réalité. Si le projet de loi de finances (PLF) a fait l’objet de débats à l’occasion d’une commission mixte paritaire (CMP), sa composition était largement acquise au camp gouvernemental et à ses priorités. Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS), lui, n’a même pas eu ce piètre honneur puisque les discussions à son propos n’ont repris que la semaine dernière. Elles sont interrompues par ce coup de force qui permet à François Bayrou de contourner le Parlement.
Dans les deux cas, le caractère largement austéritaire du PLF et du PLFSS frappe. Cela malgré les propositions des forces du Nouveau Front populaire (NFP) pour augmenter la part des recettes plutôt que la recherche d’économies dans le fonctionnement de l’État.
« C’est un budget pire que celui de Michel Barnier, déplore Éric Coquerel, président FI de la commission des Finances de l’Assemblée nationale. L’Observatoire français des conjonctures économiques chiffrait que le budget du précédent premier ministre aurait un effet récessif de 0,8 point. Celui de François Bayrou, avec 23,5 milliards de coupes budgétaires, nous coûtera encore plus cher ! Les faibles concessions ne sont qu’un arbuste qui cache la forêt austéritaire. »
Par conséquent, Mathilde Panot, cheffe de file des députés insoumis, a annoncé le dépôt de deux motions de censure. Causeront-elles la chute de François Bayrou et de ses ministres ? Il faudrait pour cela la mobilisation de l’ensemble du Nouveau Front populaire, mais aussi les voix de l’extrême droite. Cela n’en prend pas le chemin.
Une autre motion pour dénoncer les propos de Bayrou sur la « submersion migratoire »
À la mi-journée, quelques heures avant la prise de parole du premier ministre, le bureau national du Parti socialiste (PS) a annoncé qu’il ne censurerait pas le gouvernement. Au total, 59 voix se sont prononcées en ce sens, contre 54 à la veille de la précédente motion de censure visant François Bayrou, le 16 janvier.
Une position qui concerne autant le vote de la motion de censure correspondant au PLF que celle du PLFSS. Au prix de quelques contorsions. « Cela n’empêche pas que nous nous opposons politiquement à l’action du gouvernement, précise Béatrice Bellay, députée socialiste de la Martinique. Nous écoutons simplement les remontées de terrain de nos élus qui nous font part de leurs difficultés sans budget. Mais nous continuons à dire que ce budget ne va pas dans le bon sens avec, par exemple, deux milliards en moins pour l’habitat. »
Reste à savoir si l’ensemble du groupe socialiste se rangera derrière cette volonté. Au mois de janvier, huit députés avaient refusé de s’aligner sur la position du parti. Il en faudrait plus d’une vingtaine pour causer la chute du gouvernement si le Rassemblement national (RN) et ses alliés votent également la censure. Ces derniers ont fait savoir qu’ils annonceront leur position ce mercredi. Le temps de tenter d’obtenir quelques concessions du premier ministre ?
Malgré cette décision du bureau national, les socialistes ont réaffirmé qu’ils continueraient à s’opposer à un « gouvernement qui participe à la trumpisation du débat public ». En cause, ses « attaques contre le pacte vert au niveau européen », la remise en cause du droit du sol à Mayotte et en Guyane, le durcissement des critères de régularisation des sans-papiers, la diminution des crédits de l’aide médicale d’État ou de l’aide publique au développement, ainsi que les propos de François Bayrou sur une prétendue « submersion migratoire ».
Ces derniers seront à l’origine du dépôt, par les députés socialistes, d’une motion de censure spontanée sur « les valeurs de la République ». La démarche est loin de calmer la déception des autres groupes du NFP devant leur refus de voter la censure. La motion socialiste sera en effet rejetée par le camp gouvernemental comme par l’extrême droite et n’a donc aucune chance d’aboutir.
« Piétiner » et « humilier » la démocratie
« Je suis choquée par leur décision, fait savoir Aurélie Trouvé, députée FI de Seine-Saint-Denis, à propos du refus socialiste de s’associer aux deux motions. Les socialistes ont été élus sur un programme, celui du NFP, construit pour proposer autre chose que le macronisme. Notre motion servira à déterminer qui est dans le soutien du gouvernement et qui est dans l’opposition. C’est une question de fidélité pour nos électeurs. »
« Ce choix n’est à mon avis pas le bon, estime pour sa part Benjamin Lucas-Lundy, député du groupe Écologie et social. C’est un mauvais budget qui prolonge la politique d’Emmanuel Macron depuis 2017 et qui est à l’opposé des grandes orientations que nous devons prendre pour le pays, en particulier en matière de bifurcation écologique ou de justice sociale. »
« Ce budget est pire que le précédent. Il est honteux d’obliger des députés à voter la censure pour pouvoir s’exprimer, parce qu’on leur a retiré toute prise sur le budget », s’agace le communiste André Chassaigne, coprésident du groupe GDR. Et le député PCF Nicolas Sansu de se désoler également du recours au 49.3, qui « piétine » et « humilie » la démocratie. Un outil constitutionnel dont toutes les composantes du NFP avaient exigé en vain l’abandon, auprès de François Bayrou, contre un accord de non-censure.
mise en ligne le 4 février 2025
Hélène May sur www.humanite.3fr
Jamais, depuis des années, le manque d’habitations disponibles n’a été aussi criant, repoussant davantage les plus précaires dans une position d’extrême fragilité. Une situation qui n’entraîne aucune remise en question du désinvestissement de l’État et de la foi dans les « vertus » du marché.
La question est presque absente du débat politique. Pourtant, le décalage entre l’offre et la demande de logements ne cesse de se creuser, plongeant un nombre croissant de personnes dans des situations de mal-logement, voire les privant de toit.
« On voit que la France s’enfonce dans la crise et les pouvoirs publics donnent l’impression de chercher des boucs émissaires plutôt que des solutions », résume Christophe Robert, délégué général de la Fondation pour le logement des défavorisés (FLD – ex-Fondation Abbé-Pierre). À l’occasion de la présentation du 30e rapport annuel de l’organisation, rendu public ce 4 septembre, il a appelé à « une large mobilisation transpartisane » sur ce thème.
Un déséquilibre entre l’offre et la demande
La raréfaction du nombre de logements disponibles s’observe dans tous les segments du secteur. La demande s’accroît du fait de l’arrivée à l’âge adulte de la génération du petit « baby-boom » des années 2000 et des décohabitations liées aux séparations. Premier touché, le logement social, « qui reste pourtant, rappelle Christophe Robert, le levier le plus fiable pour relancer le logement sans effet d’aubaine, sans alimenter la spéculation immobilière ».
À force de désinvestissement et de ponctions, la production a chuté à 86 00 nouveaux logements en 2024, contre 124 000 en 2016. Le nombre de postulants à une HLM, lui, continue de croître, s’approchant cette année des 2,8 millions, deux fois plus qu’il y a dix ans. Faute d’offre alternative, les locataires HLM ne libèrent pas leur appartement. Du coup, les attributions sont passées sous la barre des 400 000, soit 100 000 de moins qu’en 2016.
Des prix en hausse à la location
Pourtant supposé être dopé par une politique gouvernementale qui, depuis 2017, mise sur les vertus du marché, le secteur privé est lui aussi en chute libre. « Sur l’année 2024, 330 400 logements ont été autorisés à la construction, soit 46 300 de moins que lors des douze mois précédents (- 12,3 %) et 28 % de moins qu’au cours des douze mois précédant la crise sanitaire », a révélé, le 29 janvier, le ministère du Logement.
Si l’offre de logement neuf se tarit, c’est aussi le cas des locations disponibles, dont le nombre a baissé de 8,6 % rien qu’entre octobre 2023 et octobre 2024, selon le site SeLoger. Résultat, malgré une légère baisse à l’achat, le manque de biens à louer, dans le privé comme dans le public, alimente la hausse des loyers. Alors que les revenus, eux, sont en baisse, l’inflation ayant entraîné une hausse des dépenses des ménages évaluée à 1 230 euros par an. 600 000 personnes de plus qu’en 2017 vivent d’ailleurs sous le seuil de pauvreté.
Le mal-logement s’étend
Ce décalage entre des revenus en berne et des logements en nombre insuffisant et trop chers entraîne un accroissement du mal-logement. Au niveau géographique d’abord, la pénurie, longtemps cantonnée aux grandes villes, touche désormais de nombreuses régions. Il est devenu très difficile pour les étudiants ou jeunes salariés de trouver à se loger dans les zones touristiques, où Airbnb et résidences secondaires exercent une concurrence déloyale et font monter les prix. C’est vrai aussi dans les zones frontalières et dans certaines petites villes longtemps épargnées.
L’absence d’offre adaptée contraint également un nombre croissant de ménages à se tourner vers du logement inadapté voir insalubre. Autre forme du mal-logement qui se développe, la précarité énergétique : « 30 % des ménages ont souffert du froid l’hiver dernier. Ils étaient 14 % en 2020 », rappelle Christophe Robert. Les réductions de puissance et les coupures d’énergie en raison d’impayés ont, elles, atteint le million en 2023. C’est deux fois plus qu’en 2021.
Les plus pauvres et les sans-domicile de plus en plus nombreux
« Quand on voit plus de territoires et de ménages touchés par la crise du logement, on sait que cela a un impact, par effet domino, pour les plus pauvres, les sans-domiciles, les mal-logés. Quand plus de monde est contraint de se loger dans des habitations de moyenne qualité, on sait qu’ils seront les derniers servis », souligne le délégué général de la FLD. En atteste la hausse de nombreux indicateurs, comme le nombre de sans-domicile fixe, que l’organisation estime à 350 000, soit déjà deux fois plus qu’en 2012, mais « sans doute encore en dessous de la réalité ».
Malgré son augmentation, le parc d’hébergement d’urgence ne permet pas de répondre aux besoins de cette population. Tous les soirs, le 115 est dans l’incapacité de trouver une solution pour 5 000 à 8 000 personnes, dont près de 2 000 enfants. La situation ne devrait pas s’arranger, alors que les expulsions locatives avec le concours des forces de police ont atteint, en 2023, le chiffre record de 19 000, soit un bond de 17 % en un an, en grande partie en raison de la loi dite « anti-squat », portée par l’ex-ministre Guillaume Kasbarian, qui a facilité et accéléré les procédures.
L’État continue de se désengager
Malgré la multiplication de ces signaux d’alerte, l’inertie règne sur fond de rigueur budgétaire. « Il est clair que le logement n’est plus considéré comme une priorité de l’action publique et reste souvent perçu comme un gisement d’économie, alors qu’il joue un rôle central dans la vie de chacun », souligne Christophe Robert. Seule mesure positive en perspective, la promesse faite par la ministre du Logement, Valérie Létard, et qui devrait être maintenue dans le prochain budget, de réduire de 200 millions d’euros la ponction de 1,3 milliard réalisée tous les ans sur le budget des bailleurs sociaux sous forme de réduction de loyers de solidarité (RLS).
Mais, en dépit de ses échecs patents, le « tout-marché » continue d’être promu. Rien n’a été fait pour pérenniser et approfondir l’expérimentation de l’encadrement des loyers, censée prendre fin en 2026, qui, pourtant, fonctionne. La régulation des prix du foncier, dont l’explosion est le principal moteur de la hausse des prix, est restée dans les cartons, malgré le soutien de l’ensemble des acteurs du secteur lors du CNR logement de l’été 2023. À la place d’une remise à plat, « les coupables désignés des blocages sont le plus souvent les normes écologiques et les politiques d’aides aux mal-logés », dénonce la FLD. Plus inquiétant encore, les partisans d’une libéralisation encore plus poussée du secteur n’ont pas baissé les bras et restent en embuscade.
mise en ligne le 3 février 2025
Christophe Prudhomme sur www.humanite.fr
Deux exemples récents des difficultés financières rencontrées par des hôpitaux illustrent la situation insoutenable de leur dette. Petit retour en arrière. En 2002, lors de la mise en place de l’euro et de la Banque centrale européenne, les hôpitaux se sont vu retirer la possibilité d’emprunter auprès de la Caisse des dépôts avec des intérêts très bas et des délais de remboursement possibles pendant soixante ans. Il leur a fallu se tourner vers des banques commerciales, pratiquant des taux d’intérêt qui ont pu atteindre près de 20 % avec des emprunts dits toxiques. Le résultat est aujourd’hui catastrophique.
Ainsi l’Institut mutualiste Montsouris, à Paris, établissement de 450 lits, est en cessation de paiement du fait d’une dette cumulée de 120 millions d’euros due à sa reconstruction qui n’a pas été financée par l’État. À Marseille, l’Assistance publique affiche une dette de 840 millions d’euros qui l’empêche d’engager des opérations de rénovation de ses bâtiments vieillissants.
C’est pourquoi son directeur demande à l’État de reprendre cette dette à sa charge, considérant qu’il en est responsable, arguant que, sans cette mesure, il ne sera plus en capacité d’assurer le bon fonctionnement de l’hôpital. Il faut noter qu’il est exceptionnel qu’un directeur à la tête d’un des plus grands CHU de France mette ainsi l’État face à ses responsabilités.
Cette situation scandaleuse est dénoncée depuis des années. La seule charge des intérêts dépasse chaque année 1 milliard d’euros au grand bénéfice des banques. Ainsi, pour 2023, les bénéfices de la seule BNP ont atteint 11 milliards d’euros. Il est donc clair que la dette des hôpitaux a été créée par la logique néolibérale soutenue par Emmanuel Macron et l’Europe, qui enrichit les banques au détriment des services publics, notamment celui de la santé.
À la veille d’un nouveau 49.3 pour la loi de financement de la Sécurité sociale, il est important de rappeler cette situation aux députés qui ne voteraient pas la censure. Au-delà des chiffres, il y a des vies en jeu. Les fermetures des services d’urgence et les dysfonctionnements des Samu dus à un manque criant de moyens sont la cause directe de ce que nous appelons « des morts évitables », chiffrées autour de 1 500 à 2 000 par an.
La question de la dette doit effectivement être résolue, n’en déplaise à Bernard Arnault et à ses amis, en taxant un peu plus les milliardaires qu’ils ne le sont aujourd’hui. Ce serait normal, car un rapport du ministère des Finances paru ces derniers jours indique que les impôts de 0,1 % les plus riches ont diminué entre 2003 et 2022 alors que ceux des 50 % les plus pauvres ont augmenté. Alors mesdames et messieurs les députés, allons chercher l’argent là où il est pour sauver des vies et arrêtons de nous bassiner avec la dette que nous allons laisser à nos enfants.
mise en ligne le 1er février 2025
Stéphane Ortega sur https://rapportsdeforce.fr/
Durs dur d’être patron dans l’Hexagone à en croire Bernard Arnault, la cinquième fortune mondiale. « Quand on vient en France et qu’on voit qu’on s’apprête à augmenter les impôts de 40 % sur les entreprises qui fabriquent en France, c’est quand même à peine croyable. Donc, on va taxer le made in France […]. Pour pousser à la délocalisation, c’est idéal » s’est emporté le patron de LVMH, lors de la présentation des résultats du groupe mardi 28 janvier. L’objet de sa charge : une surtaxe exceptionnelle sur les bénéfices des 440 grandes entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse un milliard d’euros.
Une mesure qui devrait rapporter 8 milliards à l’État en 2025, mais qui ne devrait pas être reconduite en 2026, contrairement à ce que prévoyait le budget 2025 présenté par Michel Barnier. Pour LVMH, la facture pourrait être comprise entre sept et huit cents millions d’euros. Certes une somme, mais une taxe qui ne représente que 5 % des bénéfices du géant du luxe en 2024 (15,5 milliards). Dans le même temps, LVMH a versé 6,85 milliards d’euros à ses actionnaires. Soit 44 % de la totalité des bénéfices du groupe.
Remises en perspective, les protestations de Bernard Arnault – dont le nom avait été cité dans les Paradise Papers – frisent l’indécence. L’homme d’affaires cumule en effet une fortune personnelle de près de 180 milliards de dollars à la fin de 2024. Celle-ci a été multipliée par quatre depuis 2017 et la mise en œuvre des politiques probusiness d’Emmanuel Macron, parmi lesquelles la fin de l’ISF ou la baisse des impôts sur les sociétés.
Mais le patron de LVMH n’est pas le seul à pousser des cris d’orfraie contre le budget 2025. Celui de l’entreprise Airbus – qui a bénéficié des 15 milliards d’euros de soutien de l’État au secteur aérien pendant la pandémie – assure qu’il y a « trop de charges, trop de règlements, trop de contraintes, trop de taxes ». Pourtant, en 2024, là aussi, les dividendes versés par l’avionneur ont atteint des sommets. Même chose du côté d’Engie qui a largement contribué au record de dividendes versés en 2024 et a expliqué vouloir verser entre 65% et 75% de ses résultats nets à ses actionnaires en 2024 et 2025. Son patron a joint sa voix aux protestations contre la surtaxe sur les bénéfices, comme le patron de TotalEnergie, qui, comme chaque année, est sur le podium des dividendes versés : 14,6 milliards d’euros en 2024.
Cyprien Boganda sur www.humanite.fr
En plein débat sur le budget 2025, les PDG sortent du bois en pointant le prétendu « matraquage fiscal » dont ils feraient l’objet, quitte à brandir le chantage à l’emploi.
Bernard Arnault va-t-il nous refaire le coup de mai 1981 ? À l’époque, l’élection du socialiste François Mitterrand et la peur du « péril rouge » avaient poussé le malheureux trentenaire à émigrer outre-Atlantique, effrayé par la politique du nouveau pouvoir. Il n’avait franchi l’Atlantique dans l’autre sens qu’en 1984, une fois rasséréné par l’arrivée à Matignon de Laurent Fabius et la parenthèse keynésienne refermée…
Et voilà que, près de quarante-cinq ans plus tard, le patron de LVMH entonne à nouveau la complainte de l’entrepreneur au bout du rouleau, avec les États-Unis en contrepoint fantasmé : « Je reviens des États-Unis et j’ai pu voir le vent d’optimisme qui régnait dans ce pays, lance-t-il, de retour de l’investiture du président Donald Trump. Et quand on revient en France, c’est un peu la douche froide. »
La raison de son courroux ? Le débat politique actuel autour du vote du budget 2025 , avec une possible – et temporaire – surtaxe sur les plus grosses entreprises françaises, susceptible de ramener 8 milliards d’euros dans les caisses de l’État. Dans le détail, les entreprises réalisant plus de 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires (comme LVMH) pourraient voir leur taux d’impôt sur les sociétés porté à 36 % au maximum, selon l’AFP. « Pour pousser à la délocalisation, c’est idéal ! » menace le multimilliardaire.
Chantage à l’emploi
Il n’est pas le seul. Depuis plusieurs semaines, on assiste à une véritable croisade médiatique des grands patrons français, vent debout contre « l’enfer fiscal » hexagonal, dans une atmosphère survoltée de chantage à l’emploi. « L’incompréhension tourne à la colère, gronde Patrick Martin, patron du Medef, sur RTL. Ceux qui peuvent partir partent et ils ont raison. Bernard Arnault a raison. » « Comment voulez-vous être compétitif ? Ce n’est pas possible », s’indigne, en écho, Florent Menegaux, patron de Michelin, qui s’offusque d’une France « championne d’Europe des prélèvements obligatoires ».
De son côté, Pierre Gattaz, ancien dirigeant du Medef, multiplie les déclarations d’amour au président américain, sur le mode du « on peut critiquer Donald Trump, mais… » (compléter au choix par : « il y a tout de même une énergie formidable aux États-Unis » ou « au moins, Trump mène une politique probusiness, lui »).
Les raisons de l’insurrection des grands patrons sont faciles à comprendre. Il y a évidemment la volonté de peser de tout leur poids dans le débat politique autour du vote du budget. Mais il y a aussi, pour certains d’entre eux, l’envie de justifier la casse sociale en cours (1 254 suppressions d’emplois programmés chez Michelin, par exemple), en invoquant le « manque de compétitivité » supposé de la France.
Leur argumentaire mérite d’être décortiqué. Commençons par l’emploi. Dans sa tirade, Bernard Arnault assure que la hausse de fiscalité sur les grosses entreprises inciterait « les entreprises qui fabriquent en France » à délocaliser : « C’est la taxation du « made in France » ! » assène-t-il. Est-ce vraiment le cas pour LVMH ? En parcourant le dernier rapport annuel du groupe, on s’aperçoit qu’en réalité, le « fleuron » tricolore est de moins en moins implanté dans l’Hexagone : 18 % seulement de ses effectifs totaux y sont basés, soit 39 351 salariés sur 213 268 ; contre 24 % en Asie ou 22 % en Europe. C’est encore pire pour ses ventes, puisque LVMH ne réalise en France que 8 % de son chiffre d’affaires.
Des élans patriotiques à géométrie variable
Au passage, les élans patriotiques de Bernard Arnault sont à géométrie variable. Son amour de la Belgique, pays connu pour sa fiscalité avantageuse en témoigne : une bonne partie de ses actions LVMH ont été transférées il y a plusieurs années dans deux sociétés basées avenue Louise, à Ixelles (banlieue de Bruxelles), nommées Pilinvest Participations et Pilinvest Investissements.
Bernard Arnault n’est pas le seul à se lamenter sur l’état actuel de l’Hexagone. Devant les sénateurs, Florent Menegaux, le patron de Michelin, s’est lancé dans une longue tirade pour pointer le « coût du travail » trop élevé, qui rendrait tout investissement hasardeux.
« Nos activités ne sont pas rentables en France », assure-t-il, comme pour mieux justifier la fermeture de deux sites, à Vannes (Morbihan) et Cholet (Maine-et-Loire). De quoi faire bondir José Tarantini, délégué syndical central CFE-CGC Michelin : « Il est inexact de dire que les sites français ne seraient plus rentables : ils le sont toujours, mais leur niveau de rentabilité est simplement inférieur aux 14 % de taux de marge opérationnelle promis par le groupe aux actionnaires ! »
La palme de la mauvaise foi revient à…
Devant les sénateurs, le patron de Michelin s’en prend, encore et toujours à la fiscalité française : « Les impôts de production représentent 4,5 % du PIB en France, contre 2,2 % en moyenne en Europe et, en Allemagne, on subventionne même la production », assure-t-il.
Il oublie de préciser que la France « subventionne » elle aussi massivement les grands groupes, à coups de crédit d’impôt. Pour la seule année 2023, Michelin a touché 30,8 millions d’euros de crédit impôt recherche (CIR) ; 4,3 millions d’euros en mécénat et autres crédits d’impôts ; 5,5 millions d’euros de subvention d’exploitation ; 4 millions d’euros de chômage partiel ; sans compter 5,8 millions d’euros en réduction d’impôts de production. Soit un total de 50,4 millions d’euros en allégements et réductions d’impôts divers.
Quand bien même la surtaxe sur les grands groupes serait finalement votée au Parlement, on imagine que Michelin ne serait pas poussé à la faillite pour autant… Même chose pour LVMH, dont les résultats ont certes baissé en 2024, mais à un niveau encore fort acceptable : le géant du luxe a réalisé 84,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires (+ 1 %), avec un taux de marge canon de 23,1 %.
Mais la palme de la mauvaise foi revient à Patrick Pouyanné, patron de TotalEnergies, qui a récemment menacé de déplacer ses activités dans des pays étrangers, plus favorables aux investissements. Rappelons que, du haut de ses 21,4 milliards de dollars de bénéfices (en 2023, dernier chiffre connu), la multinationale du pétrole a largement de quoi investir dans l’Hexagone.
mise en ligne le 31 janvier 2025
Jérôme Hourdeaux sur www.mediapart.fr
Victime de coupes budgétaires toujours plus importantes, beaucoup d’associations voient leur survie menacée. Alors que de nombreux départements, régions, villes et l’État prévoient de nouvelles baisses de subvention, l’organisation nationale du Mouvement associatif a écrit au premier ministre.
Le Mouvement associatif sonne l’alarme. Jeudi 30 janvier, le réseau national a rendu publics un rapport et une lettre ouverte au premier ministre alertant sur les réductions budgétaires drastiques imposées aux associations. « Le contexte était déjà tendu. Désormais ça ne tient plus », a prévenu, lors d’une conférence de presse, la présidente du Mouvement associatif, Claire Thoury.
« Le secteur arrive à bout de souffle. Il y a des structures qui sont en train de mettre la clef sous la porte, et des structures qui existaient depuis longtemps », a-t-elle poursuivi. « Ce soir, nous tirons la sonnette d’alarme. Ça concerne toute la société. C’est cela que nous voulons faire comprendre. Est-ce cette société dont nous voulons vraiment ? », a conclu Claire Thoury.
« Le prochain vote du budget pourrait avoir un impact majeur sur le monde associatif, en raison des coupes sectorielles annoncées, du décalage dans son adoption et de la diminution des budgets des collectivités territoriales, dont certaines ont déjà prévenu qu’elles réduiraient significativement leurs subventions », avertit encore, dans son rapport, le Mouvement associatif qui fédère environ 700 000 associations – soit près d’une sur deux.
Ainsi, « les mesures budgétaires annoncées menacent […] 186 000 emplois de l’économie sociale et solidaire (au sein de laquelle on compte 80 % d’associations) », détaille de son côté le rapport intitulé « Que serait la vie quotidienne sans les associations ? ». Car c’est bien la survie de toute une partie du secteur qui est menacée, et ce depuis déjà plusieurs années. Selon le Mouvement associatif, il y a eu 1 110 procédures collectives en 2024, dont 489 liquidations. En 2022, il n’y avait que 766 procédures collectives pour 325 liquidations.
« Particulièrement critique »
Lors de la conférence de presse, le directeur général du Mouvement associatif, Mickaël Huet, a précisé que 29 % des associations avaient moins de trois mois de trésorerie en réserve et que 19 % étaient « dans une situation financière particulièrement critique ».
« Cette situation déstabilise un monde associatif déjà fragilisé depuis de nombreuses années, pris en tenailles entre une hausse continue des charges et une demande de plus en plus importante des bénéficiaires, alerte encore la lettre au premier ministre. En clair, les associations sont aujourd’hui dans l’impasse de devoir faire toujours plus avec moins. »
Le rapport cite plusieurs cas emblématiques de coupures de crédits à divers échelons territoriaux, et détaille leurs conséquences. Au niveau municipal, le Mouvement associatif évoque la situation des 14 000 associations et clubs sportifs de Toulouse, sur la sellette en raison du « “gel” par la mairie de 20 % des financements destinés aux clubs sportifs et de 40 % pour l’ensemble du secteur associatif ».
« À titre d’exemple, poursuit le rapport, l’association toulousaine MixaH, agissant pour la socialisation des personnes handicapées et des jeunes en difficulté par le biais d’échanges sportifs et éducatifs, subit de plein fouet les conséquences des coupes budgétaires. En plus de voir la subvention de la ville de Toulouse diminuer de 33 % par rapport à 2024, elle perd également le financement d’un poste adulte relais. […] Certaines actions, comme son intervention estivale auprès de plus de 60 jeunes des quartiers prioritaires, se retrouvent compromises. »
Ces coupes pourraient entraîner la suppression d’activités, la fermeture de structures.
À l’échelle départementale, ensuite, le rapport évoque le cas du « Val-de-Marne, où le Secours populaire perd 77 % de sa subvention triennale. La perte sera de 66 000 euros par an, et de 198 000 euros au total, alors que le nombre de bénéficiaires a augmenté de 50 % depuis 2018 », détaille le Mouvement associatif. « La Croix-Rouge française et le Secours catholique sont également concernés par ces baisses de subventions val-de-marnaises, alors que ce département fait partie des plus pauvres de France hexagonale », souligne-t-il.
« Cela veut dire que l’on ne va pas pouvoir répondre à une détresse qui pourtant monte », a dénoncé, lors de la conférence de presse, le président du Secours catholique, Didier Duriez. « C’est très dur à vivre pour nous, pour nos bénévoles et pour nos salariés. » « Ces associations vont se trouver dans la situation de devoir dire à une famille si oui ou non ils pourront accueillir leur enfant en situation de handicap », a renchéri Daniel Goldberg, président de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss).
Ce dernier a tenu a exprimer sa « colère » face à la situation. « Je ne connais pas une structure, quelle que soit sa taille, quel que soit son secteur, qui ne soit pas dans le rouge », a témoigné Daniel Goldberg en rappelant que les associations gèrent 30 % des Ehpad et de 85 à 90 % des structures de protection de l’enfance ou d’accueil de personnes en situation de handicap.
À l’échelle régionale, c’est la région Pays de la Loire qui est épinglée pour avoir annoncé en novembre 2024 « une réduction de son budget de 100 millions d’euros ». Ces économies passeront par « une réduction de 64 % des subventions dédiées à la commission culture, sport et associations, soit une baisse de 21 millions d’euros ». « Ces coupes pourraient entraîner la suppression d’activités, la fermeture de structures, une réduction de l’offre sociale, culturelle et sportive, écrit le Mouvement associatif, ainsi que la perte de 13 000 emplois dans l’économie sociale et solidaire, dont 84 % sont des emplois associatifs selon l’UDES », l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire.
Fonds national
Lors de la conférence de presse, Maxime Gaudais, directeur du Pôle, une association de coopération pour la filière musicale basée dans les Pays de la Loire, a estimé à 2 500 le nombre d’emplois intermittents qui seront touchés. Il a pris l’exemple de l’association Songo, gérant la salle nantaise Stereolux, elle aussi touchée par les coupes. « Pour eux, cela représente 19 concerts en moins, donc 43 groupes qui ne pourront pas jouer et donc 4 000 heures de travail qui seront perdues pour les artistes, les techniciens, les gens de la sécurité… », a détaillé Maxime Gaudais.
Enfin, le rapport prend soin de saluer le rôle joué par les associations d’outre-mer, notamment à Mayotte. « Bien que les associations locales aient subi de plein fouet les impacts des cyclones, elles ont été également les premières à intervenir, en mettant en place des actions d’urgence pour répondre aux besoins essentiels des populations les plus atteintes et soutenir la reconstruction », souligne le rapport.
Pour mettre fin à la crise financière du secteur, le Mouvement associatif fait plusieurs propositions : assurer leur « stabilité financière en maintenant sur les budgets 2025 le montant des subventions versées aux associations » ou encore « créer un fonds national de mobilisation pour la vie associative cogéré par des représentants des collectivités territoriales, de l’État et du monde associatif ».
Trop souvent, les associations sont des victimes collatérales de choix politiques.
Ce fonds serait abondé par « la rétrocession volontaire de tout ou partie des intérêts des livrets bancaires d’épargne », « un relèvement des plafonds du régime mécénat d’entreprise sous condition de reversement au fonds », « une partie des fonds saisis et confisqués par l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) et les intérêts que ceux-ci génèrent » et « la possibilité par les fondations reconnues d’utilité publique (Frup) de flécher une partie des fonds propres aujourd’hui non libérables ».
« Trop souvent, les associations sont des victimes collatérales de choix politiques », écrit le Mouvement associatif dans son adresse à François Bayrou. Or, « quand une association de solidarité perd des subventions, ce sont des familles en grandes difficultés financières qui ne pourront plus partir en vacances », poursuit-il. Avant d’expliquer : « Quand un club de sport n’a plus les moyens d’engager un animateur, ce sont des enfants qui devront renoncer à une activité sportive. Quand un festival s’arrête, c’est tout un territoire qui renonce à se retrouver dans un moment de convivialité. »
mise en ligne le 30 janvier 2025
Khalil Auguste Ndiaye sur www.humanite.fr
Les salariés de l’usine d’Arkema à Jarrie (Isère) ont manifesté ce mercredi devant le siège de la multinationale. Ils dénoncent l’annonce par la multinationale de la suppression de 154 postes, qui fait suite au dépôt de bilan de son fournisseur de matière première, Vencorex. Les syndicats des deux sociétés craignent un effet de domino sur la chimie française.
Reçus à Paris par le ministre de l’Industrie Marc Ferraci ce mardi 28 janvier, les représentants des salariés de Vencorex repartent avec les idées plus floues qu’à leur arrivée. Alors que le gouvernement parle de « reconversion du site », les travailleurs de l’entreprise chimique craignent que le rachat par le concurrent chinois Wanhua et la fermeture da la majeure partie de la production de l’usine n’aient des répercussions importantes sur le secteur de la chimie en France. De premières conséquences qui s’observent déjà chez Arkema, acheteur principal du sel de Vencorex et dont une centaine de salariés ont manifesté le mécontentement devant le siège ce mercredi 29 janvier.
Une colère qui est surtout dirigée contre le plan social proposé le 21 janvier par le chimiste. Avec la fermeture d’une partie de leur usine à Jarrie (Isère), 154 des 344 employés du site vont perdre leur travail. Pour Carole Fruit, secrétaire générale de la CFDT Chimie Energie du Dauphiné Vivarais, « Arkema a profité de la fermeture de Vencorex comme effet d’aubaine pour déclencher ce plan social ». Selon elle, l’entreprise « aurait pu se positionner pour reprendre la production de sel de Vencorex et éviter cette situation ».
Une inaction que les salariés du chimiste voient comme un acte délibéré, attisant leur colère. « Produire du sel a un coût important », explique la secrétaire générale CFDT « et Vencorex le vendait à un prix dérisoire comparé au marché. Arkema ne s’est pas avancé pour reprendre l’activité, parce que ça leur fait des économies ». Des économies qui pourraient contenter les actionnaires du groupe, la multinationale ayant annoncé s’attendre à des bénéfices avant impôt pour 2024 dans la fourchette basse de ses prévisions (autour de 1,5 milliards d’euros). « On voit bien que les actions continuent de monter, mais les salariés sont vus comme des pions », fustige Carole Fruit.
54 postes conservés sur 464
Si le site d’Arkema à de Jarrie est menacé, c’est principalement à cause de la fermeture de l’usine de Vencorex, situées à quelques kilomètres, à Pont-de-Claix (Isère). Principal fournisseur de sel d’Arkema, Vencorex a déposé le bilan en septembre 2024 et est en procédure de redressement judiciaire. Depuis lors, une seule offre de reprise a été formulée… par le chinois Wanhua, un concurrent direct qui propose de ne garder que 54 des 464 salariés. Une situation inacceptable pour ces salariés qui ont sollicité le ministre de l’Industrie.
Pourtant « les réponses sont évasives » explique Séverine Dejoux, représentante de la CGT Vencorex. « On nous parle de reconversion du site mais, nous, on n’y croit pas » affirme la syndicaliste après la rencontre avec Marc Ferraci. « Un atelier de chimie, c’est spécifique. Ce n’est pas une casserole dans laquelle on fait n’importe quelle soupe », déclare-t-elle, dénonçant l’inaction de l’Etat et appelant ce dernier à nationaliser l’entreprise, tant pour sauvegarder les postes que pour l’avenir de la chimie en Auvergne-Rhône-Alpes. « On s’attendait à ce qu’Arkema formule une offre pour reprendre la production de sel, mais on se rend compte aujourd’hui qu’il n’y avait aucune intention de sauver Vencorex » déplore Séverine Dejoux.
Sans ce sauvetage, les salariés de Vencorex et d’Arkema craignent un effet de domino dans l’industrie chimique. « Toutes les plateformes chimiques sont interdépendantes : les produits des uns sont les matières premières des autres » explique Carole Fruit de la CFDT Arkema. Sans le sel de Vencorex, Arkema ne peut plus produire le chlore nécessaire au leader du nucléaire Framatome pour la transformation du zirconium dans son site à Jarrie.
Selon Les Echos, l’entreprise a dû créer une cellule de crise pour trouver une solution à ce manque d’approvisionnement. ArianeGroup est aussi touchée par cette fermeture, se fournissant en perchlorate d’ammonium, carburant nécessaire à la fusée Ariane et aux missiles de dissuasion nucléaire.
« En sauvant le premier maillon, on peut sauver toute la chaîne », souligne Séverine Dejoux, qui rappelle qu’« avec la fermeture de Vencorex, on s’attend à ce que les industries chimiques changent leurs manières d’opérer, ce qui aurait d’autres conséquences dans un futur proche ».
Plus encore, elle alerte sur le risque environnemental autour de la mine de sel de Pont-de-Claix : « Une production de sel ne s’arrête pas du jour au lendemain. Si on ne décomprime pas rapidement et régulièrement les mines où se trouve la saumure, il y a un enjeu écologique terrible pour la région avec l’effondrement des cavités ». La représentante CGT y voit également un gâchis, notant que « la mine a encore des réserves pour au moins 50 ans. Des discussions sont en cours avec le gouvernement pour sa reprise, mais tout est encore flou ».
Un flou qui continue d’inquiéter les salariés des deux entreprises. En colère, les employés d’Arkema « espèrent toujours que l’entreprise va se positionner, même si c’est tard » explique Carole Fruit. Du côté de Vencorex, Séverine Dejoux évoque « un combat qui ne va pas s’arrêter. Le ministre de l’Industrie ne veut pas nous entendre donc on va essayer d’interpeller le Premier Ministre ».
mise en ligne le 29 janvier 2025
Mathias Thépot sur www.mediapart.fr
Environ 24 milliards d’euros de coupes dans les dépenses publiques : telle est la copie du budget 2025 rendue par le Sénat et qui sera proposée en commission mixte paritaire jeudi 30 janvier. La note finale s’annonce très salée.
Pour entrevoir des alternatives à cette austérité, on peut se rapporter à « Budget 2025 : non, l’austérité n’est pas le seul horizon possible » paru le 18 janvier dans cette même rubrique de 100-paroles.fr
C’est parti pour être l’une des cures d’austérité budgétaire les plus rudes d’une année sur l’autre. Les coupes dans les dépenses publiques prévues dans la copie du projet de loi de finances 2025 votée au Sénat le 23 janvier, et qui sera discutée en commission mixte paritaire (CMP) à partir 30 janvier, sont particulièrement rudes.
À ce stade, le texte prévoit 24 milliards d’euros de baisse des dépenses de l’État par rapport à ce qui aurait permis de maintenir le même niveau de financement des services publics qu’en 2024. C’est plus que ce qu’affichait le gouvernement Michel Barnier dans son projet de loi de finances pour 2025 (− 21,5 milliards).
Tel est le résultat des calculs du président de la commission des finances de l’Assemblée nationale, Éric Coquerel, que l’Insoumis a recoupé à Bercy avec les cabinets des ministres des finances et des comptes publics.
Il faut ajouter à cela un coup de rabot d’environ 2 milliards d’euros dans le budget alloué aux collectivités locales et d’un peu plus de 8 milliards dans le budget de la sécurité sociale, actuellement en discussion à l’Assemblée nationale. Soit un total d’environ 35 milliards d’euros de baisse des dépenses publiques à ce stade.
Côté recettes fiscales, la hausse annoncée par le gouvernement de François Bayrou serait de 18 milliards d’euros en 2025. Soit peu ou prou ce que prévoyait il y a quelques mois le gouvernement de Michel Barnier, moins la très polémique taxe sur l’électricité qui n’est plus à l’ordre du jour.
La surtaxe sur l’impôt sur les bénéfices des entreprises réalisant plus de 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires, censée rapporter 8 milliards d’euros en 2025, sera maintenue. Une incertitude subsiste toutefois sur la taxe sur les hauts revenus, qui doit rapporter 2 milliards d’euros aux caisses de l’État, mais qui pourrait être remplacée par une contribution sur les plus hauts patrimoines qui nécessiterait vraisemblablement une autre loi fiscale.
Objectif : un déficit public à 5,4 % du PIB
Bref, on arriverait à ce stade à un effort global d’environ 53 milliards d’euros dans le budget 2025. Un montant énorme pour atteindre l’objectif fixé par le ministre de l’économie et des finances Éric Lombard : une réduction du déficit public de 6,1 % en 2024 à 5,4 % du PIB cette année. « Le Sénat s’est montré très dynamique » pour réduire les dépenses publiques, s’est ainsi félicité le ministre lors d’une rencontre le 28 janvier avec l’Association des journalistes économiques et financiers (Ajef).
Cela étant dit, ces nouvelles coupes actées par la chambre haute du Parlement ont souvent été de l’initiative du gouvernement Bayrou : selon Éric Coquerel, les amendements de l’exécutif ont en effet ajouté 7 milliards d’euros de baisse supplémentaire de dépenses de l’État en quelques jours.
La saignée budgétaire pour 2025 est donc totale. Parmi les missions qui prennent le plus cher, citons la mission « écologie, développement et mobilités durables », qui subirait à ce stade une coupe sèche de 2,9 milliards d’euros en volume dans son budget par rapport à 2024, mais aussi la recherche et l’enseignement supérieur (− 1,7 milliard), la mission « solidarité, insertion et égalité des chances » (− 1,4 milliard), l’enseignement scolaire (− 1,1 milliard), ou l’agriculture (− 400 millions).
Et encore, ce n’est pas fini. Car le gouvernement s’est fait retoquer par le Sénat pour 1,4 milliard d’euros d’amendements coupant aveuglement dans certaines missions de l’État comme le logement, l’éducation ou le sport. Il y a fort à parier qu’il reviendra à la charge sur ces thèmes via des amendements au texte qui sera étudié par la CMP le 30 janvier.
Celle-ci est, rappelons-le, composée de sept député·es et sept sénateur·ices, dont six sont membres des oppositions (quatre à gauche et deux au Rassemblement national) et huit du « socle commun » soutenant l’action du gouvernement, qui peut donc s’appuyer sur une majorité. Voilà pourquoi la CMP devrait être assez rapidement « conclusive ».
En fait, si Éric Lombard et le reste du gouvernement Bayrou continuaient encore récemment les négociations avec des forces de gauche (socialistes et écologistes), notamment, c’était pour anticiper le coup d’après et s’éviter la censure lors de la semaine du 3 février. Semaine au cours de laquelle l’Assemblée nationale devra selon toute vraisemblance entériner l’accord de la CMP, et où un 49-3 et une motion de censure sont attendus.
Gloire au marché
Mais même si Éric Lombard semble être très ouvert à la discussion, comme il aime le répéter aux journalistes, sa stratégie de convaincre une partie de la gauche butera inévitablement sur une contradiction évidente : le budget qu’il porte est le plus rude avec les services publics au XXIe siècle.
Et même du point de vue de la croissance économique, ce texte aura des effets délétères. Rappelons que le projet de budget de Michel Barnier, qui prévoyait un niveau global d’économies à peine supérieur à celui porté par François Bayrou, aurait réduit la croissance de 0,8 point de pourcentage, selon les calculs de l’Observatoire français des conjonctures économiques. Il y a donc de fait à attendre un impact négatif du même ordre avec le projet de budget discuté actuellement pour 2025.
D’ailleurs, Éric Lombard l’a admis face aux journalistes le 28 janvier : « Ce budget qui réduit le déficit surtout par la baisse des dépenses aura un effet [négatif – ndlr] sur la croissance. » Cependant, il semble croire dur comme fer qu’il atteindra tout de même son objectif de croissance du PIB en 2025 – certes excessivement modeste à + 0,9 % – grâce à une force supérieure : celle du marché. La perte d’activité économique liée aux coupes budgétaires serait en effet, selon lui, « compensée par le fait que les entrepreneurs et les marchés financiers seront rassurés ». À la bonne heure !
Pour le principal locataire de Bercy, le vote d’un budget d’austérité sur les services publics aura en fait pour effet positif de redonner stabilité et confiance au monde des affaires. Pour s’en assurer, celui qui fut dans les années 2000 et 2010 un cadre dirigeant de la BNP Paribas et de l’assureur Generali multiplie d’ailleurs les petites promesses à l’endroit de son ancien monde : aux Échos, il a par exemple affirmé que « la surtaxe d’impôt sur les sociétés ne s’appliquera qu’un an, au lieu de deux dans le projet du précédent gouvernement ».
Mais aussi que « le relèvement de la flat tax de 30 % sur les revenus du capital n’est plus d’actualité, ni aujourd’hui ni demain ». Ouf ! Les riches et les grandes entreprises peuvent dormir sur leurs deux oreilles : avec Éric Lombard, ils ne seront pas mis outre-mesure à contribution pour redresser les comptes de la nation dans les prochaines années. Sera-ce également le cas des services publics et du modèle social ?
mise en ligne le 25 janvier 2025
Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr
D’après des documents obtenus par Mediapart, la France plaide désormais pour un « report “sine die” » de la directive européenne destinée à lutter contre les violations de droits humains et les dégâts environnementaux commis par les entreprises. Une prise de position « irresponsable », jugent des ONG.
C’est l’un des textes les plus ambitieux adoptés lors du précédent mandat européen à Bruxelles. Il doit permettre à l’UE d’amorcer rien de moins qu’une « révolution juridique », en contraignant les entreprises à lutter contre les violations de droits humains et les dégâts environnementaux.
Mais la France, par la voix de son nouveau ministre de l’économie, Éric Lombard, continue son travail de sape contre ce texte emblématique sur le « devoir de vigilance », pourtant déjà entré en vigueur. D’après des documents confidentiels que Mediapart s’est procurés vendredi 24 janvier, tout comme le journal Politico, Paris plaide pour « une pause réglementaire massive », qui passe par la « révision de législations, même adaptées récemment, dont il apparaît qu’elles ne sont pas adaptées au nouveau contexte de concurrence internationale exacerbée ».
Parmi ces législations figure donc celle sur le devoir de vigilance, adoptée le 24 avril 2024 au Parlement européen, et en cours de transposition, jusqu’en 2026, par les États membres. D’après les éléments de langage fournis par ses services, Éric Lombard a plaidé mardi 21 janvier, lors de l’Ecofin – la réunion des ministres de l’économie de l’UE –, pour un « report sine die de l’entrée en vigueur de la directive ». Jusqu’à présent, les adversaires du texte réclamaient un report de un à deux ans.
En théorie, ce report doit permettre, pour Paris, d’introduire des « améliorations législatives » au texte. En priorité : relever les seuils, pour réduire le nombre d’entreprises qui seront soumises à ce devoir de vigilance. Dans la directive adoptée (qui était déjà un sérieux compromis) ne sont concernées que les entreprises qui comptent au moins 1 000 salarié·es et affichent un chiffre d’affaires supérieur à 450 millions d’euros. Paris réclame des seuils encore plus élevés : au moins 5 000 salarié·es, et 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires.
Bercy ne s’est pas arrêté là et propose aussi de revenir sur l’un des points les plus sensibles du texte, qui fit l’objet d’âpres débats entre capitales et Parlement européen en 2023 et 2024 : l’inclusion, ou non, des banques dans le périmètre du texte. Soucieuse de protéger son secteur financier, la France avait tout fait pour obtenir l’exclusion du secteur : les banques n’étaient pas forcées à la « vigilance » sur les activités des clients qu’elles financent.
Mais une clause de « revoyure » avait tout de même été fixée, à horizon deux ans, pour en rediscuter. C’est dans ce cadre que le ministre a proposé, sans détour, la « suppression de la clause de revue visant à fixer des exigences supplémentaires pour les entreprises financières règlementaires ». En clair : mettre les banques à l’abri, de manière définitive – et tant pis si les parlementaires européen·nes en avaient décidé autrement.
« Scandaleux et non démocratique »
D’après les calculs d’un collectif d’ONG françaises, les modifications proposées par Paris reviendraient à sortir du périmètre du texte pas moins de 70 % des entreprises aujourd’hui concernées. Alors même que l’ONG néerlandaise Somo avait déjà calculé que le texte original, dans sa mouture de 2024, n’allait concerner que 3 400 des 32 millions d’entreprises dans l’UE.
Cette position française n’est pas tout à fait nouvelle. Lors de son discours devant la conférence des ambassadrices et ambassadeurs, le 6 janvier, Emmanuel Macron avait fait de la « simplification » la priorité du « réveil européen » qu’il appelle de ses vœux. « On doit faire une pause réglementaire massive, mais on doit revenir sur des réglementations, y compris récentes, qui entravent notre capacité à innover », avait déjà expliqué le chef de l’État.
Mais c’est la première fois que le nouveau ministre de l’économie se montre aussi précis – « report sine die » – dans son opposition au texte sur le devoir de vigilance en particulier. « La France reprend sans filtre les demandes des lobbies pour torpiller la directive devoir de vigilance, commente Juliette Renaud, coordinatrice des Amis de la Terre France. Après avoir déjà affaibli le texte pendant les négociations, le gouvernement français se refait aujourd’hui la voix du patronat en demandant son report indéfini pour le détricoter davantage. C’est absolument scandaleux et non démocratique ! »
Cette activiste fait notamment référence à la position de l’Association française des entreprises privées (Afep), datée du 17 janvier, sur la simplification administrative. Ce lobby réclamait déjà le « report » – sans fixer aucun délai – du texte, le temps de réaliser une étude d’impact de la directive sur la compétitivité des entreprises européennes... Dès novembre 2024, BusinessEurope, le Medef européen, avait signé une lettre ouverte qui s’inquiétait de la « complexité » et de l’« incertitude » créées par cette directive. Paris semble parfaitement aligné sur ces éléments de langage.
La position française, qui piétine des années de débat à Bruxelles sur le sujet, coïncide avec la volonté de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, qui avait plaidé, dès novembre, pour une simplification de textes déjà existants, dont celui sur le devoir de vigilance, officiellement afin de lutter contre la « bureaucratie ». L’exécutif bruxellois est censé présenter sa proposition, connue sous le nom d’« omnibus », d’ici fin février. Les ONG s’inquiètent des remises en cause massives des principaux acquis du mandat précédent obtenus dans le cadre du Pacte vert.
Sollicité à plusieurs reprises par Mediapart, le ministère de l’économie n’a pas répondu.
Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/
Le site ArcelorMittal de Dunkerque est le plus grand site sidérurgique de France. Mais, alors que la direction de la multinationale avait annoncé un investissement massif permettant de moderniser l’outil, elle a récemment fait marche arrière. Sans cet argent, pas moins de 3200 emplois directs et tout un bassin d’emploi et de vie sont en danger. Face à cette menace, la CGT se prépare et a organisé un meeting ce 23 janvier.
« Si on fait ce meeting, c’est pour alerter la population locale. » Dans la salle de l’Avenir, lieu historique des luttes ouvrières dunkerquoises construit par les dockers, Gaëtan Lecocq se prépare à mener bataille. Le secrétaire général de la CGT ArcelorMittal Dunkerque alerte depuis des mois :
« On nous dit que les ouvriers sont fiers de venir travailler dans l’entreprise, alors pourquoi des démissions records ? Pourquoi autant de sanctions ? Oui, avant j’étais fier de travailler chez ArcelorMittal. Mais maintenant l’outil est pourri. Les hauts fourneaux sont dans un état catastrophique. On est en sous-effectif partout et tout le monde s’en fout. Les salariés et les sous-traitants n’ont plus envie de venir travailler. S’il faut finir par sortir les engins et bloquer Dunkerque, on le fera ».
Alors que la multinationale avait promis, en 2024, 1,8 Md d’investissements (dont 850 M d’argent public français et européen) pour décarboner les hauts fourneaux de Dunkerque (entre 3% et 6% des émissions de CO2 en France), les salariés ne voient toujours pas la couleur de l’argent. De son côté, ArcelorMittal se dit en attente de décisions de soutien de l’Union Européenne alors que le marché américain est fermé et que la Chine pratique un dumping social et environnemental. La multinationale déplore aussi « un coup de l’énergie trop haut » et « des baisses de débouchés en Europe ».
Or, c’est simple, résume le cégétiste, qui craint que des milliers de licenciements ne s’ajoutent aux 136 consécutifs à la récente fermeture des sites de Denain et Reims. « Soit ArcelorMittal investit dans notre usine de Dunkerque pour nous permettre de mettre en place des fours électriques. Soit ils arrêtent la filière à chaud, comme à Florange, et ce sera la catastrophe industrielle. Sans investissement on perdra 50% de nos 3200 emplois, tout notre bassin économique s’écroulera ». En attendant, deux jours mensuels de chômage partiel ont été actés pour les trois premiers mois de l’année.
« ArcelorMittal organise le sous investissement »
Catastrophiste la CGT ? Rien n’est moins sûr. Les dernières annonces du patron n’ont pas été rassurantes. Entendu ce 22 janvier par la Commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale, Alain Le Grix de la Salle, président d’ArcelorMittal France, a déclaré que « tous les sites européens présentent aujourd’hui des risques de fermeture ». Il a plaidé pour la mise en place de quotas d’importation pour limiter l’entrée d’acier chinois. Un argument contrecarré par le député communiste André Chassaigne.
« On ne peut pas tout expliquer par la concurrence chinoise. Certes, la Chine produit 54% de l’acier mondial, mais 93% est destiné à son marché intérieur, notamment pour répondre à la demande des groupes occidentaux qui se sont installés dans l’empire du milieu. En réalité, la dynamique d’exportation d’acier chinois vers l’Europe est plutôt en retrait depuis 15 ans. En revanche, il y a bien une accélération de l’importation d’acier en Europe, mais depuis l’Inde, pays de Monsieur Mittal. Ne serait-ce pas Mittal qui se sert de l’Europe pour écouler ses propres productions indiennes. En réalité, vous laissez dépérir les sites [français] au profit de l’Inde et du Brésil. »
L’analyse est appuyée par la députée insoumise Aurélie Trouvé, ex-présidente d’Attac, présente au meeting de Dunkerque.
« ArcelorMittal organise le sous investissement pour délocaliser ses entreprises vers les Etat-Unis, mais surtout vers le Brésil et l’Inde. Il y a une raison à cela : nourrir les dividendes des actionnaires. C’est un risque majeur pour notre sidérurgie française et pour notre industrie en général car le métal est la base essentielle de toute l’industrie. »
La CGT ArcelorMittal Dunkerque en ordre de bataille
« Ce meeting, c’est pour alerter nos politiques, qu’ils tapent un grand coup sur la table », explique Gaëtan Lecocq. La CGT ArcelorMittal Dunkerque tente aussi de construire des solidarités locales, pour peser davantage dans la balance. « Au mois de juillet, on s’est réunis avec les sous-traitants. Que ce soit le cuistot du restaurant d’entreprise, la femme de ménage, la maintenance, qui désormais est externalisée, tout le monde est concerné. Et ici, ça peut partir comme un coup de fusil », prévient le cégétiste qui se rappelle le mouvement de grève de décembre 2023, qui avait suivi l’annonce de réquisition des grévistes.
mise en ligne le 22 janvier 2025
Samuel Eyene sur www.humanite.fr
Face aux 300 000 emplois qui sont supprimés ou menacés, près de 500 militants de la CGT venus de toute la France se sont rassemblés, mercredi, face au ministère de l’Économie, pour défendre l’industrie et l’emploi.
Étendards rouges sur fond vert de la pyramide de gazon et de verre, la centaine de drapeaux flottant devant Bercy a de quoi trancher avec la grise muraille du ministère de l’Économie et des Finances qui se dresse en face. Ce mercredi 22 janvier est un jour de lutte. Les fédérations chimie, métallurgie, énergie, construction, verre et céramique, commerce, organismes sociaux et du livre (Filpac) de la CGT avaient appelé les salariés touchés par les plans sociaux en cours, menaçant 300 000 emplois, à manifester leur colère.
Le lieu n’a pas été choisi au hasard. Le gouvernement restant passif face à cette casse sociale, les syndicats ont décidé de secouer le ministère en charge de l’Industrie, avec son Ciri (comité interministériel de restructuration industrielle), chargé de venir en aide aux sociétés de plus de 400 salariés en difficulté et qui en font la demande.
« Le ministre de l’Industrie a dit qu’il allait nous aider à obtenir une prime de licenciement »
« Dans nos 11 branches professionnelles de la chimie, nous comptons plus de 70 plans antisociaux. Antisociaux, persiste et signe Serge Allègre, secrétaire général de la Fnic CGT. Car, mes camarades, une bonne fois pour toutes, ne parlons plus de plans sociaux, car qu’y a-t-il de social dans un PSE si ce n’est la destruction de nos vies, de nos familles ? »
Micro en main au centre du barnum dressé pour l’occasion, le cégétiste de la chimie peste contre les coups de boutoir portés aux travailleurs de l’industrie. De fait, en deux décennies, la part du secteur manufacturier dans le PIB est passée de 14 % à 9 % selon la Banque mondiale. « Cela représente 1 million d’emplois directs perdus en France dans l’industrie sur la même période », estime-t-il, exigeant l’arrêt de tous les plans « antisociaux » et l’interdiction de tous les licenciements.
Valeo, Auchan, Michelin… la liste noire des suppressions de postes s’allonge chaque jour. Ce mardi, Arkema, multinationale tricolore de la chimie, a annoncé envisager de supprimer 154 des 344 postes de son usine de Jarrie, en Isère, prétextant que cette décision est la conséquence de la mise en redressement judiciaire de son fournisseur Vencorex.
Pourtant, dénonce au micro Séverine Dejoux, élue CGT au CSE de Vencorex, « Arkema pouvait reprendre l’activité et faire en sorte que Vencorex ne tombe pas, mais elle n’a pas voulu négocier les prix de la matière première. Maintenant, elle se sert de ce qui nous arrive pour faire croire qu’elle n’a d’autre choix que de fermer son site ».
La représentante des salariés dans le cadre de la procédure de redressement judiciaire est chaudement applaudie par les manifestants, en hommage à la longue lutte de soixante-trois jours des travailleurs de l’usine du Pont-de-Claix. « Nous avons signé un protocole de fin de grève en pensant que nous avions suffisamment mis le bazar pour être entendus à Paris. Mais, dès la reprise du travail, plus personne ne s’est soucié de notre sort, lâche la syndicaliste amère. Quand nous avons rencontré le ministre de l’Industrie, la seule chose qu’il a été capable de nous dire est qu’il allait nous aider à obtenir une prime de licenciement. »
Sophie Binet dénonce « l’hypocrisie » du gouvernement
Au-dessus de Bercy, les nuages gris s’amoncellent. Le demi-millier de personnes massées écoutent Sophie Binet, secrétaire générale du syndicat, dénoncer « l’hypocrisie » du gouvernement, rappelant que son organisation avait déjà remis en octobre à Michel Barnier, chef du gouvernement de l’époque, la liste des 200 plans de licenciement en cours dans l’Hexagone.
« En janvier, nous avons rencontré le nouveau premier ministre, François Bayrou, et nous lui avons également remis la liste des plans qui s’élèvent désormais à 300. Mais, dans son discours de politique générale, il n’a pas dit un mot sur la question des licenciements en cours. Combien faudra-t-il de premiers ministres pour avoir enfin un gouvernement qui ait le courage d’affronter les multinationales ? » s’agace-t-elle.
Dans ce contexte de licenciements, le rassemblement parisien du jour sert aussi à regonfler le moral des personnes en lutte. Thomas Launay, délégué syndical CGT de l’entreprise française de fabrication d’articles de caoutchouc pour l’industrie automobile Paulstra Hutchinson à Segré (Maine-et-Loire), se fond parfaitement dans cette foule de corps multicolore.
Avec deux autres collègues, le quadragénaire a pris le train pour Paris aux aurores pour participer à la mobilisation. Son site n’est pas directement menacé pour l’heure mais il est venu vivre ce moment « qui régénère ». Les sourires sont nombreux. Les rires aussi. « Continuer de danser encore », crache une enceinte posée sur un camion. Les grévistes n’attendent plus passivement des réactions de Bercy. Tout va à point à qui sait prendre.
Cyprien Boganda et Stéphane Guérard sur www.humanite.fr
Ce mercredi, les dirigeants d’Auchan et ArcelorMittal ont été auditionnés par la commission des Affaires économiques de l'Assemblée nationale. Face aux députés qui les accusaient de supprimer des milliers d’emplois en dépit d’aides publiques conséquentes, ils sont restés inflexibles.
Cordial sur la forme, musclé sur le fond. Durant une heure et demie, Guillaume Darrasse, directeur général d’Auchan Retail et président d’Auchan France, a été soumis à un feu roulant de questions posées par les députés de la commission des Affaires économiques, présidée par Aurélie Trouvé (FI), réunis ce mercredi matin. En novembre, Auchan a en effet annoncé un énorme plan de restructuration, menaçant quelque 2 400 emplois et une quinzaine de magasins.
Face aux questionnements nourris sur le montant des aides publiques empochées par Auchan, la stratégie de redressement du groupe et les reclassements possibles des salariés licenciés au sein de la galaxie des Mulliez, propriétaires d’Auchan, Guillaume Darrasse est resté droit dans ses bottes, non sans montrer quelques rares signes d’agacement.
Le patron d’Auchan reste évasif
Sur les aides publiques, il n’a jamais répondu aux députés qui lui demandaient le montant de l’enveloppe globale (exonérations de cotisations sociales comprises), mais il a donné quelques précisions (invérifiables) quant à la ventilation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (Cice) : selon lui, sur les quelque 430 millions d’euros touchés entre 2013 et 2018, 212 millions auraient été versés sous forme de rémunération aux salariés (intéressement et participation), 139 millions investis pour la « compétitivité et l’innovation » et 80 millions dans la transition écologique.
Interrogé sur la bonne fortune des Mulliez (52 milliards d’euros de patrimoine), le dirigeant a botté en touche, expliquant qu’il « n’était pas le représentant » de la famille, mais que des reclassements ponctuels de salariés licenciés au sein des enseignes de la galaxie étaient étudiés.
Surtout, Guillaume Darrasse a assumé la gigantesque casse sociale, mettant cette décision sur le compte de la crise du modèle de l’hypermarché, « tellement spécifique qu’il s’est peut-être un peu trop regardé lui-même et n’a pas senti les évolutions du marché ».
Pour Arcelor, c’est toujours la faute des autres
La faute aux autres, c’est aussi le principal argument qu’a développé Alain Le Grix de la Salle, nouvellement nommé président d’ArcelorMittal France après toute une vie de « fierté » passée à monter les échelons au gré des fusions-acquisitions.
C’est contraint et forcé par « le manque de visibilité sur l’environnement réglementaire » en Europe, par la concurrence déloyale de la Chine dont l’acier se déverse sur le Vieux Continent « à un prix inférieur à nos coûts de revient », par les « surcapacités mondiales », par « l’explosion des prix de l’énergie » avec « des prix du gaz ici quatre fois supérieurs à ceux aux États-Unis », ainsi que par « la chute de 20 % la demande en acier en Europe » que le groupe sidérurgiste procède à la fermeture de ses sites de Reims et Denain (135 postes supprimés, auxquels s’ajoutent 28 postes en moins à Strasbourg et Valence). Voilà aussi pourquoi le deuxième groupe mondial a gelé son projet à 1,8 milliard d’euros, dont 850 millions de l’État, d’électrification des hauts fourneaux de Dunkerque.
Côté « plans sociaux », le dirigeant s’en remet aux négociations en cours, soulignant que les effectifs en France (15 400) n’ont pas diminué depuis 2019. Taclé sur le manque d’investissements, il met en avant le milliard et demi dépensé en cinq ans et le fait que, si l’Europe répond à ses demandes, les milliards pleuvront à nouveau. En attendant, ArcelorMittal serait sevré d’aides publiques : 75 petits millions touchés, hors crédit impôt recherche et prise en charge du chômage partiel. Quant au 1,5 milliard versé en 2024 en dividendes et rachats d’action, « il est normal que les actionnaires soient rétribués ». Circulez, il n’y a rien à voir.
mise en ,ligne le 21 janvier 2025
Louis Mollier-Sabet sur www.regards.fr
Les règles économiques et commerciales de la mondialisation qui a dominé les 50 dernières années ont déjà été fortement mises en cause. Mais l’investiture de Donald Trump va marquer une nouvelle étape. Le commerce n’est plus envisagé au service de la paix et d’un monde unifié. Tout l’inverse : les échanges économiques s’annoncent chaotiques, agressifs et l’objet ultime de la politique. L’État américain est entièrement à son service.
Il y a les gens que l’on voit aux mariages et aux enterrements. Et puis il y a Donald Trump, qui orchestrera le 20 janvier prochain un baroque mélange des deux. La grand-messe de l’extrême droite mondiale restera comme la date de la liquidation définitive d’un monde bâti sur la victoire de la Seconde guerre mondiale puis sur l’effondrement soviétique… et l’avènement d’un monde de la loi du plus fort. L’économie mondialisée et libre-échangiste construite successivement par les accords de Bretton Woods en 1944, puis le consensus de Washington dans les années 1980 et l’OMC en 1995 ne survivront pas à ce dernier coup de boutoir.
Jeter les moins productifs et conserver les plus efficaces
Sur le plan intérieur, la doctrine néolibérale de dérégulation, de privatisation et de restriction des dépenses budgétaires a de beaux jours devant elle, et le mandat de Donald Trump la portera au plus haut. Cela fait bien longtemps que l’État par ses diverses politiques sert les grandes entreprises américaines. La plus emblématique restant l’intégration du « complexe militaro industriel ». Mais cela s’accompagnait de règles dans l’attribution des marchés, de souvenirs de lois anti-trust, de règles sociales pour régir le code du travail ou assurer au fil des ans quelques protections aux Américains.
Comme le proclame si joliment Mark Zuckerberg, la nouvelle doctrine est de jeter les moins productifs et de conserver les plus efficaces. Mieux, c’est
dans la maison du magnat de l’immobilier élu président, à Mar a Lago que se négocient les futurs marchés, que se préemptent les prochaines affaires. Elon Musk a non seulement propulsé ses idées
d’extrême droite en soutenant Trump, mais il a valorisé considérablement toutes ses sociétés. Et ce n’est qu’un début.
Au niveau international, on voit déjà que la pression mise par Trump pour que le cessez-le-feu à Gaza s’articule à la relance en format xxl des accords d’Abraham. Sur les bords de la méditerranée, il
espère voir s’ériger un nouveau Dubaï. Ce serait bon pour toutes les affaires, licites et illicites.
Cela fait longtemps que plus personne ne croit à « la mondialisation heureuse » : on va vers une démondialisation brutale et dangereuse.
« Go find another sucker ! »
Même si ces dernières années la Chine avait souvent pris le relai des financements internationaux auprès des pays du sud, le FMI et la Banque mondiale avaient dû intégrer d’autres critères de développement que la seule rentabilité et efficacité des capitaux. Ils constituaient un ultime recourt pour les pays les plus pauvres, qui ce faisant le payaient très cher. Trump n’en a cure et a déjà annoncé son mépris à leur égard et son désengagement. Les tarifs douaniers délirants, discrétionnaires et variables selon les pays sont totalement contraires aux règles de l’OMC. Trump s’en moque tout autant. Il écrase tout sur son passage.
« Go find another sucker ! » (« Allez trouver un nouveau pigeon ! »), a lancé le 47° président en direction des BRICS avant même son entrée en fonction, si d’aventure leur venait l’idée de se desserrer de l’étau du dollar.
Certes tout ceci n’est pas neuf. « Trump est le plus affirmatif, mais on assiste à une radicalisation croissante du discours anti-libre-échange depuis Obama », résume Benjamin Bürbaumer, maître de conférences en économie à Sciences Po Bordeaux. L’auteur de Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation (La Découverte). Il rappelle qu’une des dernières lois passées par Obama a mis en place un groupe de travail pour « défendre la supériorité américaine en matière d’intelligence artificielle », composé de parlementaires et de dirigeants des grandes sociétés de la tech qui allaient devenir les GAFAM. Les traités de libre-échange interdisent pourtant de tels soutiens à un secteur ou à une entreprise en particulier. Trump a embrayé avec les sanctions sur la Chine et Biden n’a pas changé de cap avec son fameux Inflation Reduction Act déclinant de nombreuses politiques industrielles protectionnistes, certaines focalisées sur les industries technologiques.
Le libre-échange abandonné par les libéraux eux-mêmes
En un sens, ces politiques illustrent « l’hypocrisie » de la position libre-échangiste des Etats unis. Benjamin Bürbaumer explique : « Quand le libre-échange les arrange, les Etats-Unis le promeuvent partout. Mais quand les choses se compliquent et que cela ne se fait plus à leur bénéfice avec le rattrapage technologique et commercial de la Chine, ils lâchent complètement cette doctrine. »
L’ancien économiste de la Banque mondiale, Branko Milanovic, a lui aussi noté que ce sont ces économistes orthodoxes qui ont progressivement abandonné la doctrine libérale. Clauses miroirs, politiques de sanctions commerciales, politiques migratoires restrictives… autant de mesures dorénavant défendues par la presse d’affaires, et qui contreviennent par définition aux principes fondateurs de la globalisation et de ses institutions. « Comment imaginer qu’une mission de la banque mondiale en Egypte pourrait recommander de baisser les tarifs douaniers, alors qu’en même temps, son membre le plus important économiquement et doctrinairement – les Etats-Unis – est en train de les augmenter ? » explique l’économiste spécialiste de la pauvreté et des inégalités dans un article récent.
Un système international est en train de péricliter. Lequel prendra sa place ? Si le monde merveilleux de la globalisation néolibérale du FMI n’avait rien d’un paradis terrestre, celui du chaos multipolaire agressif dominé par les technologies américaines et les énergies fossiles n’a pas encore livré tous ses secrets. Rien ne dit qu’il sera plus clément.
mise en ligne le 19 janvier 2025
Pauline Achard sur www.humanite.fr
Les tarifs réglementés de vente d’électricité vont baisser de 15 % en moyenne au 1er février 2025, conformément à ce qu’a proposé la Commission de régulation de l’énergie ce jeudi. Une baisse atténuée par la fin du bouclier tarifaire.
Depuis cet été, les annonces contradictoires quant à l’évolution de la facture d’électricité au 1er février 2025 ont pullulé. À mesure que les gouvernements et projets de budget se succèdent, le sujet enflamme les débats opposant Matignon à une gauche soudée. À deux semaines de la date butoir, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) a finalement tranché. L’autorité, dirigée par Emmanuel Wargon, a proposé ce jeudi 16 janvier dans un communiqué une baisse moyenne de 15 % pour les consommateurs souscrivant au Tarif réglementé de vente de l’électricité (TRVE).
Parmi ceux qui verront leur facture s’alléger à compter du 1er février : les 20,4 millions d’abonnés au « tarif bleu » d’EDF et les 4 millions de foyers inscrits aux offres qui y sont indexées. « Concrètement, les tarifs réglementés de vente de l’électricité s’élevaient en moyenne à 281 euros par mégawattheure (MWh) depuis le 1er février 2024. La CRE propose de les établir à 239 euros par MWh au 1er février 2025, soit une baisse en moyenne de 42 euros », précise le communiqué.
Cette baisse est en grande partie due au déclin des prix de marché de gros. Il s’agit en réalité d’un retour progressif à la normale après qu’une grave crise énergétique a éclaté en 2022, déclenchée par la guerre en Ukraine. « Cette baisse de 15 % est bien loin de rattraper les 40 % de hausse subie par les Français en trois ans, souligne le secrétaire national adjoint de la FNME-CGT, Fabrice Coudour. La CRE continue d’intégrer dans son calcul une part adossée aux prix des marchés de gros, alors que l’on voit bien que l’usager est toujours perdant ».
Fin du bouclier tarifaire
L’allègement de l’addition sera par ailleurs amoindri par la levée totale du « bouclier tarifaire ». En effet, pour enrayer les effets de la crise sur les factures des usagers, sous le coup d’une affolante flambée des prix, l’État avait abaissé en 2022 à moins d’un euro par MWh le prix de la taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE). Pour mémoire, début 2024, Bruno Le Maire, alors ministre de l’Économie, l’avait rehaussée à 21 euros, ce qui s’était traduit par une augmentation des factures de 10 % en février 2024, pour une hausse totale de 15 % sur l’année.
Après avoir échappé à une fixation à 50 euros par MWh voulue par gouvernement de Barnier, et qui aurait coûté 3 milliards d’euros par an aux consommateurs, cette accise retrouvera en fin de compte son niveau d’avant crise, un an plus tard, soit 33 euros par MWh. Si l’ancien locataire de Bercy a martelé qu’il faudrait à terme passer à la caisse pour rembourser ce bouclier tarifaire, le cégétiste Fabrice Coudour s’inquiète ainsi de voir cette taxe poursuivre son ascension dans les années à venir.
Des milliards investis dans le réseau
Par ailleurs, le Tarif d’utilisation du réseau public d’électricité (TURPE), qui représente environ 30 % de la facture d’électricité, sera lui aussi revu à la hausse. Cette rétribution de la part d’acheminement énergétique, fixé tous les quatre ans par la CRE, va bondir de 2,9 % au 1er février, après avoir augmenté de 4,8 %, soit 7,7 % au total.
« Cette augmentation est notamment due à une croissance forte des dépenses prévisionnelles d’investissement (de 2,1 milliards d’euros par an en 2023 à 6,4 milliards en 2028 pour RTE et de 4,9 milliards d’euros par an en 2023 à 7 milliards en 2028 pour Enedis (…), au développement de l’éolien en mer, à l’adaptation au changement climatique et à la modernisation du réseau vieillissant », précise le régulateur d’énergie. Au vu de l’importante baisse des prix de gros en 2024, la commission a décidé en décembre d’anticiper le mouvement tarifaire d’août 2025 à février 2025, pour éviter les effets yoyos. Les détails de ce programme d’investissement seront présentés par RTE à l’occasion d’une conférence de presse le 27 janvier prochain.
Enfin, Fabrice Coudour rappelle que cette baisse de 15 % est loin de concerner tous les usagers. Les plus de 11 millions de foyers qui ont choisi, eux, une offre de marché proposée par EDF, devraient, au contraire voir leur facture augmenter, après avoir bénéficié de baisses auparavant.
mise en ligne le 18 janvier 2025
Mathias Thépot sur www.mediapart.fr
Comme son prédécesseur, François Bayrou propose pour 2025 une baisse des dépenses publiques jamais vue. Il estime que la situation des comptes du pays ne lui donne pas d’autre choix. Ce qui n’est pas exact.
« La baisse des dépenses publiques est la plus importante qu’aucun gouvernement ait jamais présentée devant le Parlement. » Lors de son discours au Sénat mercredi 15 janvier qui marquait la reprise des discussions parlementaires autour du budget 2025, le nouveau premier ministre François Bayrou a détaillé ses intentions en matière de finances publiques.
Reprenant à son compte une grande partie du budget du gouvernement de Michel Barnier pourtant censuré, le maire de Pau (Pyrénées-Atlantiques) a expliqué qu’il comptait « mobiliser l’équivalent de 30 milliards de baisse de dépenses » pour 2025. Du jamais-vu.
Tous les ministères seront mis à contribution, a-t-il dit dans une logique similaire à celle de son prédécesseur. À cela il faut ajouter des recettes fiscales en hausse d’environ 20 milliards d’euros – dont 10 milliards de contributions exceptionnelles demandées aux grandes entreprises et aux plus riches. Un niveau équivalent, là aussi, à ce que proposait le gouvernement censuré de Michel Barnier.
C’est donc un effort budgétaire de plus de 50 milliards d’euros que le gouvernement Bayrou compte appliquer au pays en 2025 pour atteindre un déficit public de 5,4 % du PIB. Un tel coup de rabot aura nécessairement un impact négatif sur l’activité. Pour rappel, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) estimait que le budget Barnier – dont l’effort global présenté était d’environ 60 milliards d’euros – aurait coûté en termes de croissance 0,8 point de PIB à la France en 2025.
François Bayrou a aussi confirmé qu’il comptait faire passer le déficit en dessous de 3 % du PIB en 2029, soit un effort supplémentaire d’environ 100 milliards d’euros dans les années à venir. « Si nous ne prenons pas à bras-le-corps la question du rééquilibrage des finances publiques, alors tout ce que nous ferons par ailleurs sera vain », a martelé le premier ministre qui, rappelons-le, a fait de la dette publique son principal combat politique depuis de nombreuses années.
Problème : « réaliser 150 milliards économies d’ici à 2029 – en incluant 2025 – est un choc massif qui représente un effort trop important, à mon sens, pour les services publics (santé, éducation, etc.). Cela risque de faire vraiment très mal », estime François Geerolf, économiste à l’OFCE.
Procédure de déficit excessif
Mais c’est un mal nécessaire, nous disent le gouvernement et ses alliés. D’abord parce que la dette a atteint un niveau qu'ils jugent inacceptable – 3 300 milliards d’euros – et que les déficits publics se sont envolés – plus de 6 % en 2024, après 5,5 % en 2023. Ensuite, les marchés financiers commenceraient à spéculer sur la dette française : l’écart de taux d’intérêt entre la France et l’Allemagne – le spread, dans le jargon financier – pour un emprunt sur dix ans sur les marchés s’est agrandi de 0,4 point de pourcentage en 2024. Ainsi le taux de l’obligation française à dix ans est désormais de 3,4 %.
Enfin, la France a été mise sous procédure de déficit excessif par le Conseil de l’Union européenne au cours de l’été 2024. Bref, « si nous voulons être cohérents avec nos engagements européens et la crédibilité de la France, nous devons faire un effort important », a martelé le 15 janvier sur BFMTV le très éphémère ministre macroniste de l’économie Antoine Armand.
Depuis 2017, Emmanuel Macron a en effet réduit les impôts de plus de 50 milliards d’euros par an, dont une majorité au bénéfice des entreprises et des plus riches.
Même le Parti socialiste (PS) semble partager ce constat, puisqu’il n’a pas voté le 16 janvier la motion de censure du gouvernement Bayrou. Ce dernier a certes promis au PS de réduire sa cure d’austérité d’environ 3 milliards d’euros en 2025, dont 2 milliards sur l’hôpital public et les remboursements d’assurance-maladie, ainsi que de rouvrir les discussions sur la réforme des retraites de 2023. Mais sans pour autant perturber ses grands équilibres budgétaires pour 2025. Cela a pourtant suffi à s’éviter la censure du centre-gauche, qui se résigne donc à cette cure d’austérité inédite pour 2025.
Un autre horizon est possible
Est-ce là une preuve que la politique budgétaire proposée par François Bayrou est la seule possible, vu le contexte actuel bouillant ? pas forcément. D’abord, disons-le, il n’est pas question ici de contester ici l’état préoccupant de la situation budgétaire de la France. « La situation des finances publiques est insatisfaisante », confirme Benjamin Lemoine, sociologue chercheur au CNRS et expert du sujet de la dette.
Mais le problème, selon lui, est que « le diagnostic est systématiquement mal posé, et ce sciemment : ce sont les services publics et l’État social qui sont sur le banc des accusés du déficit public ». Or, les vrais « responsables de l’appauvrissement de l’État » sont les politiques de l’offre menées depuis dix ans, faites de « baisses délibérées des recettes et des cotisations ». Politiques qui, pour le gouvernement actuel et ses prédécesseurs, « restent considérées comme l’horizon indépassable de l’attractivité et de la compétitivité de l’économie française », déplore Benjamin Lemoine.
Depuis 2017, Emmanuel Macron a en effet réduit les impôts de plus de 50 milliards d’euros par an, dont une majorité au bénéfice des entreprises et des plus riches, tout en serrant la vis côté dépenses sociales (chômage et retraites notamment). Ces baisses d’impôts, pointées récemment dans un rapport de la Cour des comptes sur les finances locales, sont en grande partie responsables de l’assèchement des recettes fiscales. Or c’est ce manque de recettes fiscales qui a creusé un trou béant de quelque 50 milliards d’euros dans les comptes publics entre septembre 2023 et la fin 2024.
Difficile, par ailleurs, d’imaginer que ce dérapage incontrôlé des finances publiques n’a pas joué dans la décision du chef de l’État de dissoudre l’Assemblée nationale début juin afin que son camp n’ait pas à assumer seul, lors des discussions budgétaires de l’automne 2024, l’échec cuisant de sa politique de l’offre.
On n’entend jamais dans le débat public que, chaque fois que l’État s’endette de 1 euro, cet euro se retrouve “in fine” sous forme de revenu dans les poches d’un ménage ou d’une entreprise. Éric Berr, maître de conférences à l’université de Bordeaux
Or, c’est en réaction à la dissolution que les marchés financiers ont commencé à s’inquiéter et que les taux de la dette française ont anormalement grimpé. Et dans la foulée, la France a été mise sous procédure de déficit excessif par Bruxelles. Bref, en quelques mois la situation budgétaire s’est considérablement dégradée par la seule faute de l’exécutif en place. Problème : pour y remédier, François Bayrou nous dit qu’il faut continuer à faire comme avant, tout en baissant encore davantage les dépenses car « la dette est une épée de Damoclès au-dessus du pays ».
Pour les économistes critiques de cette politique de l’offre austéritaire, il y a donc tout un discours à déconstruire. D’abord, la dette n’est pas « un fardeau » comme on l’entend trop souvent, rappelle Éric Berr, maître de conférences à l’université de Bordeaux et membre des Économistes atterrés.
« Il faut raisonner de manière plus globale. Il y a certes un niveau de dette de 52 000 euros par personne en France. Mais en face de cette dette, il y a un actif – les infrastructures publiques, les hôpitaux, les écoles, etc. – dont la valeur est supérieure ! Ainsi, selon les calculs d’économistes faits récemment, chaque français naît en fait avec une richesse nette de 12 000 euros par personne. »
Par ailleurs, déplore l’économiste atterré, « on n’entend jamais dans le débat public que, chaque fois que l’État s’endette de 1 euro, cet euro se retrouve in fine sous forme de revenu dans les poches d’un ménage ou d’une entreprise ».
Un autre angle mort du débat public est l’aspect distributif incroyablement injuste. En effet, « dans le cas précis de la France, la dette distribue des revenus du bas vers le haut », nous dit Benjamin Lemoine. C’est donc Robin des bois… mais à l’envers !
En effet, en baissant les taxes sur les riches et les grandes entreprises, les derniers gouvernements ont fait grimper les déficits, et donc l’État s’est endetté. Sauf que ce sont ensuite les plus riches, ceux-là même qui ont vu leurs comptes en banque gonfler grâce aux baisses de taxes, qui achètent les titres de dette publique – via leur assurance-vie ou un autre véhicule financier – dont ils perçoivent des intérêts ! Les riches sont donc doublement gagnants.
En revanche, pour les plus démunis et les classes moyennes, c’est l’inverse. Car pour remédier aux problèmes de dette publique, les derniers gouvernements ont le plus souvent décidé de sacrifier, en les appauvrissant, « sur l’autel d’une “dette comme fardeau universel”, les services publics et l’État social, qui sont le patrimoine de ceux qui n’en ont pas », déplore Benjamin Lemoine.
Ce seul mécanisme pervers devrait questionner les politiques économiques d’austérité qui sont menées. Et laisser la porte ouverte à un nouvel horizon où les riches seraient davantage mis à contribution, et les politiques de relance par l’investissement public ne seraient plus tuées dans l’œuf.
Un risque financier, vraiment ?
Par ailleurs, on oppose souvent aux tenants des politiques de relance par la dépense publique le danger qu’ils fassent exploser les déficits à court terme et soient immédiatement sanctionnés par les marchés financiers. Un argument de courte vue. « Si vous avez une dette publique importante mais beaucoup d’épargne du côté privé, comme c’est le cas de la France où le taux d’épargne des ménages est de 18 %, il n’y a aucune raison de connaître une crise de la dette », tempère François Geerolf.
Pour le dire trivialement, ajoute l’économiste, « quand les riches ne savent pas quoi faire de leur argent, et ce n'est pas le cas qu'en France, ils l’épargnent et cela aide à soutenir la dette publique. Ce n’est pas pour rien que les agences de notation sont attentives à cet indicateur du taux d’épargne privée… ».
Que ce soit par des résidents ou des étrangers, la dette française reste d’ailleurs très demandée sur les marchés financiers. L’économiste au CNRS et à l’université Paris-Dauphine Anne-Laure Delatte aime rappeler qu’à chaque fois que l’agence France Trésor (AFT) procède à une adjudication de titres de dette, « il y a environ deux fois plus de demande que de bons émis ».
En outre, il faut savoir que les créanciers de la France n’ont pas intérêt à spéculer à outrance sur sa dette publique. « Certaines banques et compagnies d’assurance ont en effet beaucoup de titres souverains dans leur bilan. Or, on sait que quand les taux d’intérêt des actifs remontent, leur valeur de marché baisse, ce qui fait peser un risque sur le bilan des institutions financières qui les possèdent. C’est ce mécanisme qui a provoqué les faillites du Crédit suisse et de la banque de la Silicon Valley », rappelle Éric Berr.
Enfin, l’éléphant dans la pièce de ce débat est le rôle de la Banque centrale européenne (BCE). Car depuis 2015, elle intervient massivement à chaque emballement des marchés sur les dettes des pays de la zone euro, afin d’éviter de revivre le calvaire de la crise grecque. Elle l’a montré récemment en intervenant pour sauver l’Italie. Et il semble impensable qu’elle n’en fasse pas de même pour la France, si cela se révélait nécessaire.
« La force de frappe de la BCE est en capacité de calmer les marchés à tout moment, parce que laisser dévisser trop longtemps la France porte un risque systémique : pour le système bancaire et l’ensemble de la zone euro », confirme Benjamin Lemoine.
Tutelle des technocrates
Cependant, prétendre qu’une politique budgétaire diamétralement opposée à celle menée par François Bayrou serait sans conséquence du point de vue des marchés ne serait pas exact. « Il y a un ambiguïté maintenue délibérément sur le risque financier de la France », pointe Benjamin Lemoine.
Les technocrates de la BCE l’ont d’ailleurs reconnu lors d’une réunion après la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron : ils préféraient laisser monter dans un premier temps les tensions sur la dette française car « idéologiquement la contrainte de marché est considérée comme saine : elle sert les intérêts d’un gouvernement austéritaire en maintenant la pression sur la population et les services publics », analyse Benjamin Lemoine.
Cette vision rigoriste est partagée par la Commission européenne, dont on sait pourtant que les règles budgétaires – celle du déficit à 3 % du PIB notamment – sont totalement désuètes et ont amené durant les années 2010 au décrochage de l’économie de la zone euro par rapport à l’économie des États-Unis. Un pays qui de son côté ne s’encombre pas de règles internes quand il s’agit de relancer la croissance par les déficits publics.
« À la suite de la crise des dettes de la zone euro [qui débute en 2010 – ndlr], les règles budgétaires européennes auraient dû être changées radicalement. Mais cela a été un rendez-vous raté et l’on en paie encore le prix », déplore François Geerolf. Même son de cloche du côté d’Éric Berr, qui regrette que « la politique économique reste corsetée par les règles européennes qui visent à favoriser l’épargne sur l’endettement et à éviter toute politique économique de gauche dite progressiste ».
C’est là tout le problème du rôle des institutions européennes dans le débat sur la dette : que ce soit à la BCE ou à Bruxelles, l’austérité budgétaire est préférée car elle relèverait du bon sens. Or, conclut Benjamin Lemoine, « ces orientations n’ont rien de neutre, elles servent socialement les intérêts des plus aisés et sont, pour ces raisons-là, au goût des marchés financiers et de la technostructure européenne ». Et aussi de François Bayrou.
mise en ligne le 17 janvier 2025
Le bloc-notes de Jean-Emmanuel Ducoin sur www.humanite.fr
Pendant ce temps-là, les actionnaires se gavent…
Rengaine « Dividendes : les groupes du CAC 40 n’ont jamais été aussi généreux ». Vous ne rêvez pas : ainsi titrait les Échos, ce mardi 14 janvier, avant même la déclaration de politique générale de François IV à l’Assemblée nationale. Même pour le quotidien économique appartenant à Bernard Arnault, les mots ont un sens : « Les 40 fleurons de la Bourse de Paris n’ont jamais redistribué autant d’argent à leurs actionnaires. »
L’année dernière, entre les dividendes et les rachats d’actions, ces groupes ont en effet reversé 98,2 milliards d’euros via des dividendes et des rachats d’actions, selon la lettre spécialisée Vernimmen. Rassurons-nous, il ne s’agit que d’une petite hausse de 1 % par rapport à 2023. Mais c’est un nouveau pic, un record. À titre de comparaison, les versements aux actionnaires sont désormais plus de 60 % supérieurs à leur niveau de 2019, juste avant le trou d’air de 2020 lié à l’épidémie de Covid.
D’où le titre de l’Humanité, le 15 janvier : « Le pactole à 100 milliards d’euros ». La financiarisation sans fin de l’économie se poursuit, comme si de rien n’était. Pendant ce temps-là, François IV vantait les mérites des multinationales qui, selon lui, « font honneur à la France et contribuent à sa richesse », jurant de les prémunir contre des « augmentations exponentielles d’impôts et de charges ». La même rengaine, toujours…
Riches Quand on entend « nouveau », traduire : « renouveau ». Émergence, résurgence. Rupture, enchaînement. Et ainsi de suite. Les ultralibéraux ne font que prendre la suite. Il n’y a que dans les feuilletons à l’ancienne qu’on pouvait lire « suite et fin ». Pas dans les conduites du capitaliste de base, du prédateur pour lequel le fric règne en maître absolu. Avec la décrépitude des colifichets honorifiques, l’argent pour l’argent est devenu la seule médaille pour de vrai, l’unique logique. Pas, ou peu, de concurrents.
Le flouze globalisé n’a plus grand monde en face. Ses rivaux, courage, savoir, abnégation, travail, culture, ont été relégués en coulisses. N’importe quel citoyen sexagénaire issu des classes instruites bénéficie encore d’une infirmité qui ne se reproduira plus de sitôt : avoir grandi dans un monde, celui des fonctionnaires et des professions libérales, où l’argent n’était pas une valeur. Et quasiment une antivaleur.
Chanceux que nous fûmes, d’avoir entendu un leader socialiste dire, il n’y a pas si longtemps que ça, en 2006, dans une émission de télé : « Oui, je n’aime pas les riches, j’en conviens. » Le même homme devint plus tard Normal Ier, accédant à la fonction suprême, en 2012. Oserait-il réitérer ces propos, aujourd’hui ? Chiche ?
Corollaire Ce qu’une culture tient pour sacré peut se définir, à toutes fins utiles, comme ce qui n’est pas à vendre. Panique chez les libéraux de tout poil quand ils viennent à buter sur de l’inaliénable et de l’inévaluable. Car, pour eux, tout est à vendre, à condition de réaliser des profits. Les lieux, les salariés, tout, même les actions en Bourse.
Résultats à deux chiffres obligatoires. Bien sûr, on parle de la Chine, des États-Unis, de la « mondialisation financière » un peu partout. Mais, à l’image de la France, l’Europe ne montre pas l’exemple. Elle aussi vole de record en record. Après un millésime 2023 déjà exceptionnel, les groupes européens ont à nouveau versé un montant historique de dividendes à leurs actionnaires. Selon une étude de la société de gestion Allianz Global Investors, les groupes cotés du Vieux Continent ont distribué 440 milliards d’euros en 2024.
Vous avez bien lu. Et ce montant progressera assurément dans les années qui viennent, préviennent les experts, qui, selon eux, augmentera de 4 % en 2025 à 459 milliards et frôlera les 500 milliards en 2026… Conclusion ? Mauvais temps pour le progressisme en Occident, tant il se vérifie que « l’oubli du passé est mortel au progrès ». Ce « progrès » tant vanté par Mac Macron II.
Alors, quoi ? Dans le recroquevillement du temps historique utile et nos horizons de mémoire en peau de chagrin, regardons le peu d’espace que l’omniprésence du présent laisse à la démangeaison prophétique, et à son corollaire, l’envie du Grand Soir… et de l’humain d’abord !
mise en ligne le 15 janvier 2025
Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/
La dette de l’État serait pour moitié due au financement des retraites ? Et la future négociation proposée aux syndicats et au patronat serait « sans tabou » ? Ce 14 janvier, lors de son discours de politique générale, le Premier ministre François Bayrou a aligné au moins deux mensonges. Leur but ? Permettre que la réforme soit modifiée le moins possible. Décryptage avec l’économiste Michaël Zemmour.
1 : La dette publique serait due au financement des retraites
« Sur les plus de 1000 milliards de dette supplémentaire accumulés par notre pays ces dix dernières années, les retraites représentent 50 % de ce total. » C’est avec un mensonge que François Bayrou a commencé son discours de politique générale ce 14 janvier. « Il a repris une histoire qui a circulé il y a longtemps, selon laquelle le déficit du budget de l’Etat serait dû aux retraites…Ce n’est basé sur rien », souffle Michaël Zemmour.
Le calcul du Premier ministre semblait pourtant imparable. L’État finance chaque année 55 milliards d’euros de budget des retraites. Multiplié par 10, on atteint 550 Mds, soit un peu plus de la moitié des 1000 Mds de dettes. « Sauf que cela revient à considérer que chaque centime versé par l’État dans ce cadre est issu de l’emprunt, ça n’a aucun sens », poursuit l’économiste. Ce dernier rappelle que la France a choisi un mode de financement mixte pour son système de retraite. Avant tout un financement via cotisation sociales, complété par une somme versée par l’État.
« L’État paie les retraites des fonctionnaires, qui ne sont pas plus généreuses que celles du privé. D’autre part on a fait le choix de financer une partie du système des retraites par les ressources publiques parce qu’on ne voulait pas augmenter les cotisations. Dans ce cadre, considérer que la dette est due au financement des retraites n’a pas plus de sens que de considérer qu’elle serait, par exemple, due au budget du ministère des Armées. D’après le mode de calcul du Conseil d’Orientation des Retraites (COR), on serait plutôt aux alentours de 60 Mds de dette sur dix ans dus au financement des retraites », continue l’économiste.
2 : Pour Bayrou, une renégociation des retraites « sans tabou »
Alors qu’une suspension de la reforme des retraites de 2023 était attendue par une partie de la gauche et semblait pouvoir le protéger d’une future censure, François Bayrou a finalement annoncé une simple phase de « renégociation rapide » de la réforme, sans aucune suspension. Pour mieux faire passer la pilule, le Premier Ministre a toutefois souhaité une négociation « sans aucun totem et sans aucun tabou, pas même l’âge de la retraite ». Seule ligne rouge : la nouvelle mouture de la réforme ne devra pas coûter plus cher que l’ancienne.
Les syndicats et le patronat sont ainsi invités à se réunir pour des négociations qui devraient durer 3 mois à partir de la date de remise d’un rapport de la Cour des comptes sur l’état actuel du système de retraites, demandé par le Premier ministre.
Mais la renégociation aura lieu dans un cadre particulièrement défavorable aux organisations de salariés. Tout d’abord parce que, « plus le temps passe, plus le nombre de personnes qui voient leur âge légal de départ et leur durée de cotisation décalés par la dernière réforme augmente », explique Michaël Zemmour. Mais surtout parce que « si aucun accord n’est trouvé, c’est la réforme actuelle qui s’appliquera », a assuré François Bayrou.
Or, qui peut croire que le patronat acceptera tranquillement de revenir sur une réforme qui lui convenait s’il n’y est pas contraint ? « On ne voit pas très bien ce qui empêche le MEDEF de venir à la table des négociations et de constater leur échec. C’est un scénario que l’on connait très bien car c’est celui que l’on observe lors des négociations sur l’assurance chômage (voir notre article)», estime Michaël Zemmour.
En effet, si les organisations syndicales veulent à la fois revenir sur les mesures d’âge et l’augmentation de la durée de cotisation sans creuser le déficit du régime, elles doivent aller chercher de nouvelles recettes. La CGT propose d’ailleurs de longue date des pistes pour récupérer jusqu’à 40 Mds d’euros pour les retraites. Le syndicat souhaite par exemple soumettre à cotisation l’intéressement et la participation, pour 2,2 Mds de recettes. Ou encore récupérer 24 Mds en soumettant les revenus financiers aux cotisations sociales.
Il va sans dire que l’augmentation de ces cotisations représente une ligne rouge pour les organisations patronales, qui se battent au contraire pour leur diminution. La future négociation « sans tabou » semble déjà bien contrainte.
Naïm Sakhi sur www.humanite.fr
Non content de renvoyer la patate chaude des retraites aux « partenaires sociaux », chargés de s’accorder sur une réforme d’ici à l’automne, François Bayrou s’est lancé dans une démonstration malhonnête sur le financement du régime.
Ni suspension ni abandon, mais un chèque en blanc pour le patronat. Sur le sujet brûlant des retraites, François Bayrou n’a pas saisi la main tendue par une partie de la gauche pour apaiser le pays. A contrario, depuis la tribune de l’Assemblée nationale, le premier ministre s’est livré à un enfumage en règle.
D’abord sur le financement. « Notre système de retraite verse chaque année 380 milliards d’euros de pensions. Or, les employeurs et les salariés du privé et du public versent à peu près 325 milliards par an, en additionnant les cotisations salariales et patronales », assure le locataire de Matignon.
Et d’ajouter, au sujet des 55 milliards restants, qu’ils seraient déboursés « par le budget des collectivités publiques, au premier chef de celui de l’État, à hauteur de quelque 40 ou 45 milliards. Or nous n’en avons pas le premier sou. Chaque année le pays emprunte cette somme. »
« Une manipulation grossière des données »
La démonstration du premier ministre est malhonnête. En réalité, François Bayrou reprend à son compte la thèse du « déficit caché des retraites », brandie par Jean-Pascal Beaufret, haut fonctionnaire proche des milieux patronaux.
Ce dernier explique que les régimes de retraite des agents de l’État (fonctionnaires de l’État, agents des hôpitaux et des collectivités locales), présentés à l’équilibre, sont en réalité en déficit : c’est l’État employeur qui comble le trou, au moyen de surcotisations.
Mais ce qu’il présente comme une générosité indue de l’État n’est qu’une façon de compenser un déséquilibre démographique qu’il crée lui-même, comme le rappelle Régis Mezzasalma, de la CGT : « François Bayrou considère qu’il y a un déficit caché dans les retraites des fonctionnaires. Certes l’État compense avec son budget les reculs de cotisations des employeurs publics. Mais ces reculs sont dus aux non-recrutements de fonctionnaire et au gel des rémunérations », tance le conseiller confédéral sur les questions de retraite à la CGT.
De son côté, François Hommeril, président de la CFE-CGC, dénonce « une manipulation grossière des données. » « Le Premier ministre parle de l’équilibre du système sans différencier public et privé. Or les retraites des fonctionnaires ne sont pas un régime par répartition. Mais il entend faire contribuer collectivement l’ensemble des travailleurs, y compris du privé, pour compenser le non-équilibre du public par l’impôt », poursuit-il.
Une mission flash commandée à la Cour des comptes
Assurant que la réforme de 2023 était « vitale pour notre pays et notre modèle social », François Bayrou entend, en guise de diversion, « remettre en chantier la question des retraites. » D’abord, en commandant une mission flash à la Cour des comptes sur le financement de notre système de retraite.
Ensuite, en convoquant un « conclave » entre les syndicats et patronat, dès ce vendredi 18 janvier. Ces organisations devront parvenir en trois mois à un accord « d’équilibre et de meilleure justice », à compter de la remise du rapport de la Cour des comptes. Sans quoi la réforme de 2023 continuera de s’appliquer.
« En somme, on nous contraint à négocier avec un pistolet sur la tempe. C’est une impasse annoncée, résume Mezzasalma. Les précédentes négociations sur l’assurance-chômage et l’emploi des seniors montrent que le patronat n’est pas dans une démarche de mieux-disant pour les salariés. »
Dan Israel sur www.mediapart.fr
L’économiste, spécialiste du système des retraites, doute de la pertinence de la « remise en chantier » annoncée par François Bayrou. Pour l’heure, le patronat n’a aucun intérêt à trouver un accord avec les syndicats.
Les retraites avant tout. Le 14 janvier, le premier ministre François Bayrou a démarré sa déclaration de politique générale avec ses propositions pour le système de retraite français. Il a écarté toute « suspension » – alors que le Parti socialiste (PS) pensait avoir réussi à l’imposer – de la réforme de 2023, qui décale progressivement l’âge de départ légal à 64 ans et porte la durée de cotisation à quarante-trois ans.
C’est une simple « remise en chantier » qui a été proposée. Réunis une première fois le 17 janvier, les syndicats et le patronat devront s’appuyer sur le résultat d’une « mission flash » de la Cour des comptes portant sur l’état financier du régime. Ils auront trois mois pour rediscuter de la réforme, mais sans toucher à son cadrage financier. S’ils trouvent un accord, François Bayrou a promis que leurs propositions seraient reprises dans une loi. Mais s’ils échouent, la réforme de 2023 continuera à s’appliquer.
« C’est l’ingrédient pour des discussions qui ne mènent à rien : les gens pour qui la meilleure solution est de ne pas toucher à la réforme n’ont aucun intérêt à s’engager dans la négociation », souligne l’économiste Michaël Zemmour, l’un des meilleurs experts du système de retraite, très critique de la réforme de 2023 et de sa logique d’économie.
Il alerte également sur le fait que le premier ministre insiste sur une prétendue dette cachée du régime, qui est récusée par tous les spécialistes du sujet.
Mediapart : Dès le début de son discours, mardi, François Bayrou a insisté sur l’enjeu de la dette publique, assurant que le déficit du régime des retraites représentait la moitié des 100 milliards d’euros de dette accumulés en dix ans par la France. Il reprend là un calcul qu’il défend depuis décembre 2022, selon lequel le déficit du système serait de l’ordre de 40 à 45 milliards d’euros par an, alors que le système était bénéficiaire en 2022 et 2023, et déficitaire de seulement 6 milliards en 2024. Comment expliquer cette théorie ?
Michaël Zemmour : François Bayrou reprend à son compte une thèse assez fantaisiste qui est récusée par les économistes ou les spécialistes des retraites. Cette idée a fait l’objet de plusieurs démontages, notamment par le Conseil d’orientation des retraites (COR), par son ancien président Pierre-Louis Bras, mais aussi par l’actuel président Gilbert Cette [un économiste très proche d’Emmanuel Macron – ndlr], y compris dans le dernier rapport du COR.
Il s’agit d’une comptabilité alternative et fantaisiste. En France, le système de retraite repose sur un financement mixte : des cotisations [payées par les salarié·es et les employeurs – ndlr] et des contributions de l’État – pour plein de raisons différentes : il y a des fonctionnaires dont les retraites sont payées par l’État, des cotisations sociales à compenser dans certains cas, de la solidarité…
Le raisonnement de François Bayrou consiste à dire que tout ce qui est financé par l’État serait financé par de la dette. Une idée qui ne s’appuie sur… rien. Son discours est très inquiétant, parce qu’en inventant une dette cachée des retraites, il rejoue la dramatisation autour de l’idée que les caisses sont vides et qu’il faudrait trouver de nouvelles mesures d’économie.
Le système des retraites n’est donc toujours pas en danger ?
Michaël Zemmour : Le système de retraites est globalement financé. Dans sa comptabilité, le COR prévoit certes un déficit persistant, de l’ordre de 0,5 point du produit intérieur brut (PIB) [le COR prévoit 0,4 % de déficit à l’horizon 2030, soit une dizaine de milliards d’euros – ndlr], mais les dépenses sont stables, et tendanciellement un peu en baisse.
En revanche, alors que le nombre de retraité·es va augmenter, l’État a prévu de se désengager progressivement du financement, au nom du fait que le nombre de fonctionnaires diminue. Donc, le déficit qui est prévu à l’avenir ne vient pas d’une hausse des dépenses, mais d’une baisse des recettes, en raison de la baisse programmée de la partie financée par l’État.
Contrairement à ce qui était espéré par une partie de la gauche, François Bayrou n’a finalement proposé ni « abrogation » ni « suspension » de la réforme des retraites, mais une simple « remise en chantier ». Qu’est-ce que cela veut dire pour les personnes qui partent à la retraite dans les prochains mois ?
Michaël Zemmour : Dans l’immédiat, cela ne veut rien dire. Il n’y a pour l’instant aucune remise en cause de la réforme, qui se déroule comme prévu. À chaque fois qu’on avance dans le temps, on a de nouvelles générations touchées par la réforme, qui vont connaître des conditions de départ plus dures. Plus on attend pour prendre une décision, plus ces générations se voient appliquer la réforme.
Le fait que la réforme ne soit pas arrêtée et qu’elle continue à se dérouler joue sur la discussion, parce que plus la conclusion tarde, plus la réforme s’applique.
Si j’ai bien compris le discours de François Bayrou, il envisage une modification possible pour la prochaine loi de financement de la Sécurité sociale, qui sera appliquée en 2026. Donc, la génération née en 1963, qui aura 62 ans en 2025, se verra appliquer pleinement la réforme, sans aucune restriction. Elle sera concernée par un âge de départ de 62 ans et 9 mois, et par une durée de cotisation de quarante-deux ans et demi.
Les discussions entre les syndicats et le patronat devraient s’engager dans les prochains jours. François Bayrou a indiqué que tous les paramètres seraient mis sur la table, y compris l’âge de départ, mais que le cadrage financier ne pourrait pas bouger. Cette négociation vous semble-t-elle bien partie ?
Michaël Zemmour : Non. Tout cela laisse plus que perplexe, pour plusieurs raisons. D’abord, le fait que la réforme ne soit pas arrêtée et qu’elle continue à se dérouler joue sur la discussion, parce que plus la conclusion tarde, plus la réforme s’applique.
La deuxième chose, c’est que, comme l’a dit le premier ministre, si les discussions à venir entre les syndicats et les organisations patronales ne débouchent pas sur un accord, la réforme s’appliquera. Ça, c’est l’ingrédient pour des discussions qui ne mènent à rien : les gens pour qui la meilleure solution est de ne pas toucher à la réforme n’ont aucun intérêt à s’engager dans la négociation.
Cette configuration est exactement celle qu’on a vue lors de toutes les négociations récentes sur l’assurance-chômage : l’État enjoint aux partenaires sociaux de négocier, mais en leur donnant un cadre de négociations dont on sait à l’avance qu’il ne peut pas aboutir. On ne peut jamais prédire l’avenir, mais cela rend quand même tout à fait improbable qu’il y ait un réel processus qui s’engage.
Et le troisième élément à garder en tête, c’est le discours du premier ministre sur cette espèce de dette cachée des retraites, une grille de lecture qui n’est pas conforme au consensus sur les retraites. Là où les partenaires sociaux cherchent une alternative à la réforme, et donc des financements pour revenir dessus, il leur dit en gros qu’avant cela, il leur faudra trouver d’autres financements pour le système actuel.
Peut-on rappeler quels sont les paramètres sur lesquels on pourrait jouer, hormis l’âge légal de départ ou la durée de cotisation ?
Michaël Zemmour : Les autres leviers d’équilibre macroéconomique du système de retraite sont les recettes, prioritairement les cotisations, et le montant des pensions. En théorie, les partenaires sociaux pourraient aussi discuter d’autres sujets, comme le calcul des droits, l’égalité femmes-hommes ou la pénibilité. Ces sujets n’ont pas été traités correctement par les réformes précédentes. Mais la tension actuelle et le poids de la réforme de 2023 sont tels que cela paraît très improbable. Il semble que pour la majorité des syndicats, arrêter la réforme de 2023 est un préalable à ce que des discussions sereines aient lieu.
Et on peut imaginer que les organisations patronales, qui ont soutenu la réforme de 2023, ne seront pas très motivées pour discuter.
Michaël Zemmour : La raison pour laquelle il n’y a pas eu le début d’un accord entre partenaires sociaux sur cette réforme, c’est que le gouvernement avait dit qu’il voulait ajuster le système, mais sans y mettre un centime de recettes supplémentaire.
Or, les organisations syndicales, dans leur diversité, disaient être favorables à l’équilibre financier, mais sans qu’il se fasse uniquement sur la réduction des droits des retraité·es. Elles estiment que l’équilibre doit se faire, en partie ou dans sa totalité, grâce à des recettes supplémentaires.
Le Medef [l’organisation patronale majoritaire – ndlr], lui, n’est pas d’accord pour mettre des recettes supplémentaires dans le régime, et on ne voit pas très bien ce qui le pousserait à s’écarter de cette position. Lorsque le premier ministre dit : « Venez négocier, mais s’il n’y a pas d’accord, la réforme continue à s’appliquer », cela n’ouvre donc pas de cadre de discussion nouveau.
Et même si un accord finissait par être trouvé, encore faudrait-il que le Parlement le vote, comme l’a promis François Bayrou…
Michaël Zemmour : Un vote serait effectivement très incertain. Nous avons cet engagement verbal du premier ministre. Mais il renvoie à un horizon où on n’est pas sûr que le gouvernement en place sera toujours là, ni qu’il aura une majorité pour valider l’accord qui aurait été trouvé.
Enfin, il y a une forme d’ambiguïté sur le rôle qui est donné aux partenaires sociaux. Autant pour l’Unédic [qui gère les caisses de l’assurance-chômage – ndlr] ou l’Agirc-Arrco [qui pilote les retraites complémentaires – ndlr], ils ont un intérêt concret à conclure des accords, car ils gèrent ensemble directement ces caisses. Mais pour le système des retraites [de base – ndlr], on leur demande de discuter, alors qu’ils n’ont finalement aucun pouvoir ni aucune certitude sur ce qu’il se passera derrière.
mise en ligne le 13 janvier 2025
Tom Demars-Granja sur www.humanite.fr
Plus importante multinationale en Outre-mer, le Groupe Bernard Hayot (GBH) profite de sa mainmise sur les secteurs de la grande distribution ou du secteur automobile pour imposer des marges exorbitantes à ses clients. Dans une enquête publiée ce jeudi 9 janvier, Libération dévoile les pratiques frauduleuses du groupe, entre omerta imposée à ses employés et mensonges à ses partenaires commerciaux comme à l’État français.
Le Groupe Bernard Hayot (GBH) est hégémonique en Outre-mer. L’entreprise réalise près de 4,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires grâce à son contrôle de la grande distribution, de l’agriculture, du secteur automobile ou de l’industrie, tant dans les Antilles, qu’en Kanaky-Nouvelle-Calédonie, à la Réunion ou à Mayotte.
Des territoires qui ont en commun de subir des situations sociales et économiques fragiles, alors que le niveau de vie des habitants ne suit pas la voracité du groupe industriel tentaculaire – qui a aussi investi l’Amérique du Sud ou la Chine. Les produits alimentaires sont, par exemple, en moyenne 42 % plus chers en Martinique qu’en France métropolitaine, selon les estimations de l’Insee.
« La consigne est de ne divulguer aucun chiffre »
Régulièrement pointée du doigt pour les marges exorbitantes qu’il applique sur ses produits, GBH entretient un mystère absolu sur sa stratégie commerciale et, surtout, sur ce que lui rapporte sa marchandise. « En Outre-mer, très peu d’entreprises déposent leurs comptes », a tenté de justifier le directeur général du groupe, Stéphane Hayot, devant la Commission d’enquête parlementaire sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales, en mai 2023.
Mais alors que quatre citoyens ont saisi le tribunal de commerce de Fort-de-France (Martinique) pour dénoncer ses pratiques, en décembre dernier, et que des révoltes ont eu lieu pour protester contre le coût de la vie, les langues commencent à se délier au sein du groupe. Le journal Libération a ainsi pu consulter plusieurs dizaines de documents internes – « comptes d’exploitation, prix d’achat, marges, taux de rentabilité… » -, divulgués par un cadre de GBH, « plus en adéquation avec les valeurs » de son employeur.
Premier élément à retenir de son témoignage : la direction du groupe maintient bien l’omerta au sein même de sa structure afin d’éviter la moindre fuite. « La consigne est de ne divulguer aucun chiffre à personne, pas même à nos équipes », alerte le témoin s’étant entretenu avec Libération. Une manne d’informations auquel ce dernier a eu accès grâce à son positionnement dans l’entreprise : il fait partie des 170 hauts cadres de GBH, là où la multinationale compte plus de 16 000 employés à travers le monde.
Libération donne l’exemple du secteur automobile. « Sur chaque vente de véhicule de marque Dacia, Renault ou Hyundai, les concessions de GBH réalisent une marge nette comprise entre 18 % et 28 %, soit trois à quatre fois celles pratiquées en métropole, résume le quotidien. En clair, pour un modèle vendu aux alentours de 20 000 euros, une concession peut gagner plus de 5 000 euros net, même après les éventuelles promotions et efforts commerciaux. »
L’impunité et la mainmise de GBH sur le marché sont telle que le groupe peut se permettre de dissimuler le prix des véhicules neufs mis en vente sur son site, sans que cela interpelle de futurs clients. Il en va de même pour leurs partenaires, eux aussi victime de la culture du secret en vigueur dans l’entreprise : « On mentait éhontément aux constructeurs », raconte le cadre de GBH. De fait, les tarifs affichés dans les concessions étaient modifiés en amont des visites commerciales, afin de cacher la marge que réalise le groupe aux constructeurs.
37 % de parts de marché dans le secteur de la grande distribution
Puis, lorsque vient le moment de justifier de telles marges – jusqu’à plus de 45 % plus chères qu’en métropole – pour une voiture, GBH utilise l’excuse du transport de sa marchandise jusqu’aux points de vente. Or, l’octroi de mer et la TVA qui concernent GBH représentent entre 15 % et 20 % du prix de vente final… soit quasiment le même taux de TVA que celui pratiqué en métropole. « En clair, contrairement aux affirmations de la multinationale, les frais d’approche ne permettent pas d’expliquer pourquoi les voitures vendues par ses concessions ultramarines » sont si chères, résume Libération.
Des révélations qui, si elles se concentrent sur le secteur automobile, mettent aussi en lumière l’hégémonie de GBH sur de nombreux secteurs. Par exemple l’alimentaire : environ 37 % des parts de marché dans le secteur de la grande distribution à la Réunion et 45 % des dépenses de consommation courante des ménages réunionnais sont prises en charge par le groupe, qui s’est développé grâce au colonialisme et l’esclavagisme.
Pour rappel, descendant d’une famille de colons arrivés à la Martinique en 1680, héritier d’une fortune opulente bâtie sur l’exploitation de « l’or blanc » – le sucre – par l’esclavage, le béké Bernard Hayot a fait du groupe qu’il a fondé en 1960 une multinationale florissante sur le dos de ses clients. En attendant, pendant que les habitants des Antilles, de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, de la Réunion et de Mayotte peinent à subvenir à leurs besoins, GBH profite de marges qui peuvent atteindre jusqu’à 25 % de son chiffre d’affaires annuel.
mise en ligne le 12 janvier 2025
Jean-Christophe Le Duigou sur www.humanite.fr
Le ballet semble bien orchestré. Alors que la pression s’accentue pour une « remise à plat de la réforme des retraites » patronat, macronistes et leaders de la droite se coalisent pour empêcher toute remise en cause substantielle du texte. Acte premier, le nouveau Président du Conseil d’orientation des retraites -imposé il y a quelques mois- alerte sur « la dégradation de l’équilibre de nos finances sociales ». Patrick Martin le Président du Medef se saisit de sa rencontre avec le nouveau Premier ministre pour appeler sur le perron de Matignon à « dépasser la concertation à venir sur l’aménagement de la dernière réforme des retraites pour remettre à plat le financement de la protection sociale dans son ensemble ». Est-ce à dire que le patronat est prêt à monnayer quelques concessions plus ou moins claires contre une mise en cause globale du système Entendez introduire la capitalisation et élargir le recours à la TVA, baptisée pour l’occasion « TVA Sociale » Il ne reste plus qu’à un ministre anonyme de susurrer que « le déficit est beaucoup plus important qu’annoncé » puis à quelques « experts » à prendre la plume pour vanter le régime de retraite par points.
Tous espèrent ainsi noyer le poisson. La priorité n’est-elle pas de revenir sur la réforme des retraites et l’allongement de la durée de cotisation ! Les salariés s’interrogent : où sont les marges de manœuvre ? Que veut dire rechercher un « compromis plus large » alors qu’il n’est pas question de sortir de l’approche comptable ? On s’y enfonce même un peu plus, ce que souhaite le gouvernement, en y impliquant les organisations syndicales.
« Priorité aux petites pensions » est une fausse fenêtre, bien vague, car il s’agit surtout exclure toute « hausse du coût du travail ». Ce qui veut bien dire que pour trouver 20 milliards d’euros les propositions, hormis quelques finasseries, devront nécessairement tourner autour de « nouveaux sacrifices »
Et si l’on discutait des vraies solutions ?
L’augmentation du nombre de retraités est bien sûr un défi. Mais qui peut réellement soutenir que les problèmes démographiques se sont brutalement aggravés dans la dernière période ? La réalité est plus simple, les marchés financiers sont là, estimant « illégitime » l’existence d’un système public de retraite par répartition, un système qui les prive d’un champ d’activités lucratives. Discuter du déficit dans le financement des retraites ou de la protection sociale en général n’a aucun sens, c’est un véritable débat sur une réforme des conditions générales de financement de l’État social qui est nécessaire.
Première mesure à envisager, remettre à plat le régime d’exonérations patronales si coûteux pour les comptes publics et si inefficace. Il y va de plus de 70 à 90 milliards d’euros. En second lieu des ressources additionnelles sont concevables en instaurant une contribution venant des revenus de la propriété et des revenus financiers des entreprises. Le surcroît de recettes pourrait atteindre 30 milliards d’euros.
Mais l’essentiel de la réponse dépend de l’emploi et d’une politique du travail ambitieuse. Le Conseil d’orientation des retraites avait produit il y a 10 ans un diagnostic sérieux montrant que la récession était à l’origine de la perte de beaucoup de cotisations, 20 milliards d’€ recettes annuelles pour le seul système de retraite, autant pour l’assurance maladie selon nous, soit beaucoup plus que le besoin de financement affiché pour l’ensemble des régimes sociaux.
L’assiette des cotisations c’est en effet la masse des femmes et des hommes qui travaillent. Une modulation des cotisations patronales en fonction des emplois créés ou supprimés par les entreprises pourrait contribuer à doper cette assise emploi/salaire.et à mieux répartir l’effort entre branches. L’évidence est là. Quand 6 à 7 millions de personnes sont, en France, écartées d’un véritable travail, il devient difficile d’assurer la pérennité des régimes de protection sociale.
mise en ligne le 10 janvier 2025
Hayet Kechit sur www.humanite.fr
Contrôles accrus et sanctions, recours massif à la sous-traitance et à l’IA, moyens faméliques… La loi « plein emploi », entrée en vigueur le 1er janvier 2025, charrie une série de mesures délétères, dont les agents de France Travail et les usagers commencent déjà à faire les frais. Tandis que les chefs d’entreprise des secteurs en tension se frottent les mains.
La machine est cette fois bien lancée, et autant dire qu’elle semble se diriger à grande vitesse contre un mur. Après deux ans d’expérimentation dans plusieurs dizaines de départements et de bassins d’emploi, la loi dite pour le plein emploi est entrée en vigueur le 1er janvier 2025.
« La loi est passée, mais on ne sait pas comment ça va se passer. » La formule résume l’état d’esprit qui domine parmi les syndicats de France Travail. Le « nouveau réseau pour l’emploi », né de ces dispositions, promet en tout cas de susciter de redoutables secousses, tant pour les agents que pour les nouveaux demandeurs d’emploi affiliés, appelés à affluer dans les agences de l’opérateur public.
Quelque 1,2 million d’allocataires du RSA et leurs conjoints, les 1,1 million de 16-25 ans suivis par les missions locales ainsi que les 220 000 personnes en situation de handicap qu’épaule Cap emploi sont en effet désormais inscrits automatiquement dans les fichiers de France Travail, soumis à un contrat d’engagement imposant à une large part d’entre eux quinze heures d’activités hebdomadaires – dont les contours restent flous – sous peine de sanctions, qui peuvent aller jusqu’à la suspension de leur allocation.
« Il va falloir absorber le choc »
Le directeur général de France Travail, Thibaut Guilluy, a beau répéter à l’envi vouloir miser, à travers ce « nouveau réseau pour l’emploi », sur un « accompagnement rénové », syndicats et associations continuent de dénoncer l’esprit d’une loi essentiellement coercitive qui, selon les termes d’un rapport publié en décembre par le Secours catholique, « met au défi l’allocataire de démontrer qu’il mérite son RSA ». Sa mise en œuvre, sur fond de cure d’austérité, ne sera par ailleurs pas sans conséquences sur les fondements mêmes du service public de l’emploi.
Alors que les courriers annonçant les inscriptions automatiques ont commencé à partir et qu’un numéro vert a été diffusé, les agents de France Travail, chargés dans un premier temps d’orienter ces centaines de milliers de bénéficiaires auprès de leurs référents locaux ou nationaux, anticipent avec effroi la montagne à gravir.
« Cela va forcément entraîner un afflux de personnes dans les sites, où l’accueil repose sur très peu de collègues déjà à bout. Je ne vois par ailleurs pas comment on peut faire un suivi décent en gérant des portefeuilles de 500 personnes », pointe Francine Royon, représentante de la CGT France Travail en Île-de-France, selon qui, appliquer à la lettre cette loi supposerait que les conseillers « ne s’occupent plus du tout de l’accompagnement ».
Ce nouveau réseau fera certes intervenir plusieurs acteurs référents, dont les départements et les missions locales, mais ce sont bien les agents de France Travail qui seront aux premières loges. « Il va falloir absorber le choc », pointe Vincent Lalouette, secrétaire général adjoint de la FSU emploi.
Si l’opérateur public a échappé à la suppression de 500 postes prévue par le projet de loi de finances 2025 – avant son passage à la trappe par la censure à l’Assemblée nationale –, rien ne garantit qu’il ne sera pas sous le coup de la cure d’austérité annoncée par le gouvernement Bayrou. La question se pose dans les mêmes termes pour les conseils départementaux, également sous la menace de coupes budgétaires massives.
Thibaut Guilluy, lors d’une rencontre organisée en novembre dernier par l’Association des journalistes de l’information sociale (Ajis), avait reconnu ces entraves à demi-mot, concédant face à la mitraille de questions sur les moyens : « Je ne dis pas que ces 1,2 million de bénéficiaires du RSA retrouveront par enchantement un travail. »
Pour Denis Gravouil, secrétaire confédéral à la CGT, « Thibaut Guilluy est un boy-scout, qui en fait des tonnes sur l’accompagnement. Or, il sait pertinemment que cela demande des moyens considérables. Qui ne sont pas là ». Le représentant syndical en veut pour preuves « ces agents en pleurs, désemparés par les injonctions contradictoires, les incitant à satisfaire des taux de décrochés au téléphone, tout en étant tenus de ne pas accorder plus de douze minutes à chaque personne ». Même constat à la CFDT, qui estime que « ce projet de loi ne remplit pas la promesse d’un meilleur accompagnement vers un emploi durable et de qualité » car « (…) les moyens dédiés ne sont pas à la hauteur des ambitions ». Dès lors, comment faire plus avec moins ?
Augmentation de 60 % du budget dédié à la sous-traitance
« La sous-traitance est une conséquence logique de cette réforme parce que cela permet de contourner les plafonds d’emploi », répond Denis Gravouil. Guillaume Bourdic, représentant syndical à la CGT France Travail, estime même que le service public de l’emploi « va devenir une gare de triage au service des prestataires privés ». En 2024, le budget dédié à la sous-traitance aurait ainsi augmenté de 60 % par rapport à 2023, tandis que le budget prévu pour l’externalisation des relations entreprises s’élèverait à 9 millions d’euros, selon Francine Royon.
La syndicaliste voit depuis le début de l’année « s’enchaîner les signatures de contrats avec les boîtes privées ». Le dernier en date concernerait la prestation Agil’Cadres, destinée à faire assurer le suivi d’un tiers des publics cadres par des opérateurs privés de placement.
« La petite musique de la direction est déjà bien installée. Le discours se résume à cette logique : si on n’est pas capable de faire, c’est les autres qui feront », abonde Vincent Lalouette. Au détriment de la qualité d’accompagnement pour les usagers. Francine Royon évoque ainsi des témoignages faisant état d’une pression intenable exercée par les prestataires, tenus de remplir des objectifs de taux de retour à l’emploi, pour que les usagers acceptent sans broncher n’importe quel job.
C’est particulièrement flagrant, selon elle, dans le cas du contrat de sécurisation professionnelle (CSP), destiné aux personnes licenciées économiquement, un accompagnement privatisé à hauteur de 50 % en Île-de-France. « Les usagers nous disent qu’ils veulent absolument être suivis par des conseillers de France Travail car ils n’en peuvent plus des prestataires qui les envoient sur des postes très difficiles, uniquement des métiers en tension, au mépris de leur projet professionnel », relate la syndicaliste.
L’IA à tour de bras
Pallier l’absence de moyens, gagner du temps : ce sont aussi les exigences qui ont guidé un déploiement tous azimuts de l’intelligence artificielle (IA) au cours de ces deux années d’expérimentation. L’opérateur s’est ainsi doté de nouveaux outils, dont Chat FT, destiné à faciliter la rédaction des textes, surnommé par la direction « le compagnon de l’agent ».
Mais la loi plein emploi consacre l’usage de l’IA à plus grande échelle, à travers la plateforme unique et automatisée gérée par France Travail, regroupant l’ensemble des inscrits, qui seront dispatchés, selon leur profil supposé, en fonction d’éléments recueillis sur leur parcours, vers l’organisme dédié et dans les catégories jugées par l’algorithme appropriées.
« Le problème des algorithmes, c’est qu’on ne sait pas comment ils sont programmés », soulève Denis Gravouil. Pour Vincent Lalouette, cette automatisation va forcément conduire à des ratés : « Un charpentier, qui aura subi un accident du travail, sera renvoyé sur cette profession-là, alors que lui ne veut plus en entendre parler », pointe le représentant syndical.
Au-delà de l’orientation, l’IA sera également massivement mise à contribution pour le contrôle des demandeurs d’emploi. Les objectifs ne sont pas moindres, avec en vue un triplement du nombre de contrôles afin d’atteindre le chiffre de 1,5 million d’ici à 2027. Concrètement, cela se traduira par la généralisation d’un dispositif dit « CRE rénové » (contrôle de la recherche d’emploi) inclus dans le kit de la loi plein emploi. À savoir, une automatisation accrue des contrôles via des « faisceaux d’indice » émis par un système d’information, sur la base d’un algorithme générant des alertes, là où la compréhension des situations au cas par cas avait encore plus ou moins cours.
Une loi de la coercition
« Contrôle » et « sanctions ». La CGT chômeurs, au moment de la publication du projet de loi, avait fait le décompte de ces termes. Ils apparaîtraient plus de 80 fois. Pour Vincent Lalouette, la première mesure de coercition est l’obligation d’inscription faite à un public qui ne sera plus dans une démarche volontaire. « Concrètement, cela veut dire qu’une partie des gens qu’on va recevoir maintenant ne souhaitent pas être inscrits chez nous, au détriment de la relation de confiance qui doit s’établir entre les deux parties. »
Côté sanctions, si la parution du décret entérinant leur cadre n’est prévue que dans le courant du premier semestre 2025, des cas de suspension d’allocation auraient d’ores et déjà affecté des allocataires dans certains départements soumis à l’expérimentation. Cela aurait été notamment le cas dans le Nord, selon Vincent Lalouette.
Pour Francine Royon, ces sanctions sont révélatrices de « la véritable intention derrière cette loi, à savoir la volonté d’aller au plus près des demandes du patronat local, de faire correspondre la main-d’œuvre disponible aux besoins du patronat, sur des métiers en tension ».
C’est d’ailleurs la conclusion du bilan très critique de l’expérimentation menée dans les départements, publié en décembre dernier par des associations, dont le Secours catholique, qui montre que les embauches réalisées pendant cette période l’ont été essentiellement sur des emplois précaires dans des secteurs en tension, comme l’hôtellerie, la restauration, le soin à la personne.
Pour Guillaume Bourdic, de la CGT France Travail, « on est aux antipodes de l’accompagnement du demandeur d’emploi, mené en fonction de son histoire, ses qualifications, ses besoins, en tentant de faire le lien avec le marché du travail. Aujourd’hui, on part des besoins de l’employeur et on crée les conditions pour que les demandeurs d’emploi y répondent coûte que coûte ».
Des considérations qui semblent secondaires pour Emmanuel Macron qui, on a aujourd’hui tendance à l’oublier, avait fait de cette loi l’arme pour réduire le taux de chômage à 5 % d’ici à 2027.
Force est de constater, comme le souligne Denis Gravouil, que « cette réforme se fracasse aujourd’hui sur la réalité, alors que le chômage remonte à près de 8 % ». La question est de savoir pendant combien de temps encore l’exécutif pourra se permettre de cibler les plus précaires, à l’heure où les fermetures d’usines, les plans de suppression d’emplois et les licenciements économiques se succèdent en cascades.
Hayet Kechit sdur www.humanite.fr
La généralisation de la réforme du RSA, qui conditionne l’allocation à la réalisation de quinze heures d’activités par semaine, suscite la vive inquiétude de Claire Hédon. La Défenseure des droits pointe une réforme stigmatisante, aux antipodes du devoir de protection sociale.
Quelque 1,2 million d’allocataires du revenu de solidarité active (RSA) sont, depuis le 1er janvier 2025, inscrits d’office à France Travail et tenus, pour une large part d’entre eux, de s’acquitter d’au moins 15 heures d’activité hebdomadaire, via « un contrat d’engagement ». Cette réforme imposera en outre, selon des modalités qui restent à fixer par décret, la création d’une nouvelle sanction, dite de « suspension-remobilisation », susceptible de couper ce revenu de survie en cas de non-respect du contrat.
La Défenseure des droits, Claire Hédon, qui avait déjà rendu un avis très critique en juillet 2023 au moment des débats autour de ce projet de loi, continue de dénoncer une réforme « délétère », dont la généralisation précipitée à l’ensemble du territoire, sur fond d’absence de moyens, remettrait en cause, à ses yeux, la volonté affichée d’assurer un accompagnement de qualité.
Au moment des débats autour de la réforme du RSA, en juillet 2023, vous aviez émis un avis pointant des atteintes aux droits. Pouvez-vous préciser ce qui a motivé ces critiques ?
Claire Hédon : Nous avons fondé notre avis sur le rappel des alinéas 10 et 11 du préambule de la Constitution de 1946 qui imposent un devoir de protection sociale et de solidarité à la collectivité nationale, tenue de garantir aux plus vulnérables des moyens convenables d’existence.
Or ce conditionnement du RSA à quinze heures d’activité fragilise les effets de ce principe constitutionnel qui est censé garantir le droit à un revenu d’existence. On ne devrait pas pouvoir, par des sanctions, priver une personne de ses besoins élémentaires et donc de son reste à vivre.
Nous partageons le constat que la question de l’insertion a été de longue date bien trop négligée concernant les bénéficiaires du RSA, et avant cela du RMI (Revenu minimum d’insertion, qui a été remplacé par le RSA en 2009 – NDLR), mais je ne vois pas en quoi une amélioration de l’accompagnement, que nous estimons indispensable, devrait impliquer en parallèle des heures d’activité obligatoires et des sanctions.
Quelles sont aujourd’hui vos craintes alors que cette réforme vient d’entrer en vigueur ?
Claire Hédon : Notre première inquiétude concerne l’extension du dispositif, de manière précipitée, à l’ensemble du territoire, sans que soient prévus des moyens à la hauteur de l’enjeu. Cela risque tout simplement de rendre ineffectif le volet accompagnement de la réforme. Il faut noter que dans les départements ayant expérimenté ces quinze heures d’activité, il y a eu un renforcement important des moyens d’accompagnement des bénéficiaires du RSA.
Comment les agents de France Travail, sans augmentation de leurs effectifs, vont-ils pouvoir assurer un accompagnement de qualité alors que les agences sont déjà pleines ? Or, si cet accompagnement fait défaut, les risques de suspension du RSA s’en trouveront multipliés.
« Nous craignons également les dérives liées aux « mises en situation professionnelle », contenues dans ces quinze heures d’activité, telles qu’elles ont été précisées par le décret du 30 décembre 2024. »
La deuxième inquiétude concerne le fait que la dispense d’activité hebdomadaire, prévue par la réglementation pour les personnes rencontrant notamment des difficultés liées à l’état de santé, au handicap, à la situation de parent isolé, reste à l’initiative des bénéficiaires du RSA. Or nous savons bien que pour les personnes les plus précaires, souvent peu familiarisées avec les codes administratifs, une telle démarche est loin d’être évidente.
Nous craignons également les dérives liées aux « mises en situation professionnelle », contenues dans ces quinze heures d’activité, telles qu’elles ont été précisées par le décret du 30 décembre 2024. Cela mérite attention : il faut avoir la garantie que ces mises en situation contribuent réellement à l’insertion professionnelle des personnes concernées, qu’elles soient compatibles avec la recherche d’un emploi et qu’elles ne constituent pas un détournement du droit du travail.
Avez-vous eu des saisines dans le cadre des expérimentations menées dans les départements ?
Claire Hédon : Nous n’avons pour le moment pas encore été saisis sur des situations de suspension de l’allocation, mais nous sommes aussi face à un public peu coutumier de ce genre de démarches. Ce qui sera très instructif, ce sera d’obtenir de la Cnaf les chiffres liés à ces suspensions, département par département, notamment pour évaluer les inégalités de traitement sur le territoire.
Nous avons par ailleurs eu, dans le cadre de notre comité d’entente sur la précarité, des échanges avec les associations ; nous avons également rencontré le Conseil national de lutte contre les exclusions, composé pour moitié par des personnes concernées et en situation de précarité.
Cela a été très instructif de les entendre faire part de leurs inquiétudes sur ces quinze heures d’activité. Je crois qu’on ne mesure pas l’angoisse qu’on génère en faisant des lois de ce type. Il y a vraiment pour les personnes la peur de tout perdre et nous aurions aimé que le législateur puisse aussi entendre ce discours-là.
Comment analysez-vous les premiers résultats communiqués par l’exécutif sur cette expérimentation ?
Claire Hédon : On a comparé des choses qui ne sont pas comparables. L’expérimentation s’est concentrée, et c’est très légitime, sur les personnes nouvellement allocataires du RSA et parmi les plus proches de l’emploi. Il est dès lors peu surprenant que cela ait donné de bons résultats. Un meilleur accompagnement, tout de suite après la mise en place du dispositif, donne de meilleurs résultats en termes d’insertion.
On ne peut cependant transposer cela à la situation de personnes qui sont au RSA parfois depuis plus de dix ans. Au-delà de cela, il faut noter que ces résultats montrent qu’on reste largement sur du contrat précaire. Cette évaluation a considéré comme résultat d’insertion positif le fait de décrocher un CDD de six mois, dont on sait la fragilité.
Cette réforme signe-t-elle un changement de philosophie ?
Claire Hédon : Il y a en tout cas avec cette loi, que je trouve délétère et inquiétante du point de vue des droits, la poursuite d’un glissement qui entretient un certain imaginaire au sein de la société. Celui de personnes qui seraient au RSA par plaisir, se complairaient dans un rôle d’assistés, seraient responsables de leur situation et refuseraient de travailler.
Or ma connaissance de la grande précarité me démontre exactement l’inverse. Les personnes ont envie de travailler parce que le travail est un des moyens d’insertion. On contribue à créer une image stigmatisante des personnes précaires.
Or la culpabilité n’est pas placée du bon côté. L’inconscient collectif renvoie les personnes à cette question : « Qu’avez-vous raté dans la vie pour vous retrouver dans cette situation ? » Et moi, je pense que c’est exactement l’inverse. On devrait plutôt s’interroger sur ce que la société a raté pour qu’ils se retrouvent dans cette situation.
mise en ligne le 7 janvier 2024
MattiefloNogi sur https://blogs.mediapart.fr/
(les intertitres et la mise en gras sont le fait de 100-paroles)
Ils nous ont volé « la République », ils nous ont volé « la laïcité », ne leur laissons pas « le travail ». Au sens propre, comme au figuré, reprenons le travail !
Ce billet d'un simple sympathisant de la gauche et des écolos propose quelques réflexions, bien inspirées par les idées de F. Ruffin.
Aux côtés de la “république” et de la “laïcité” et probablement d’autres, la notion “travail” est depuis quelques années victime d’une récupération réactionnaire. De Sarkozy à Macron, ils semblent ne plus avoir que “la valeur travail” en tête. Autrefois, notion essentielle des forces humanistes et du progrès, elle devient désormais un totem de la droite, des libéraux, voire de l’extrême-droite. Projet émancipateur, source de statut, de revenus, de protection et de fierté, le travail est en train de basculer et il devient progressivement un marqueur important dans la bataille d’idées qui fait rage.
Le travail selon la droite
Exemple révélateur, les macronistes ont presque toujours ce mot à la bouche. Lors de son discours de politique générale en janvier 2024, G.Attal déclarait : « Ma première priorité, ça va être de continuer à soutenir la France qui travaille. Il y a beaucoup de Français qui sont au rendez-vous de leurs responsabilités tous les jours, qui travaillent, parfois dans des conditions difficiles, qui font tourner le pays. »
Notons déjà le “continuer à soutenir”, avec un sens de l’ironie qu’on ne lui soupçonne pas, il fait sans doute référence à la retraite à 64 ans, mesure rejetée par 90% des travailleurs. “Des français qui sont au rendez-vous de leur responsabilité” ; le bon travailleur pour eux c’est donc celui qui surtout ne se plaint pas, prend ses responsabilités et travaille sans rien attendre en retour. L’apologie de l’effort, un peu surannée, mais qui va si bien avec leur conservatisme, n’est pas loin. Il faut comprendre, en creux, que l’adversaire c’est bien sûr celui qui ne veut pas travailler, le fainéant qui se gave d’allocations, mais jamais l’actionnaire dont les dividendes explosent (ici).
Pour eux, défendre le travail, c’est pour qu’il paye plus que l’inactivité (ex : ici). Le sous-entendu est clair, il y a ceux qui travaillent dur et ceux qui profitent. Pas question évidemment d’augmenter les salaires pour qu’ils rapportent plus, la cible désignée à la vindicte populaire c’est celui qui ne travaille pas : le demandeur d’emploi, forcément bénéficiaire d’allocations, alors que dans les faits, seulement un chômeur sur deux bénéficie d’allocations chômage. Naturellement, il est responsable, voire coupable de sa situation, puisqu’il “suffit de traverser la rue”. Pourtant les chercheurs nous rappellent qu’en aucun cas, les allocations chômage ne peuvent rapporter plus que le salaire (lire ici).
Les bénéficiaires du RSA? Ce sont forcément des profiteurs. Plutôt que de les voir comme des privés d’emploi aux situations personnelles complexes, ils sont de plus en plus fréquemment considérés comme des parasites. Grâce au gouvernement actuel, pour recevoir le RSA (607€ pour une personne seule et c’est déjà trop pour eux) le bénéficiaire devra faire 15 heures d'activité par semaine. Comment ? Avec qui ? Peu importe, l’enjeu c’est de créer une démarcation entre les allocataires et ceux qui travaillent durement : “La France qui se lève tôt”. Il s’agit d’insister sur la responsabilité individuelle, plutôt que d’offrir une solidarité minimale alors même que la société ne peut offrir un emploi décent à tous. C’est le principe des politiques dite “d’activation”, si chères à nos gouvernants, qui ont pour finalité de forcer les bénéficiaires à accepter n'importe quel emploi. Peu importe que l’effet sur le terrain soit nul (lire ici), ce qui compte c’est l’affichage.
La logique est la même avec le projet du gouvernement de réduire la durée des allocations pour les plus de 55 ans. S’ils sont au chômage c’est un choix. Il faut donc réduire la durée de leur allocation. Encore une fois, il s’agit de montrer du doigt des coupables.
En prétendant “défendre la valeur travail” (jamais les travailleurs d’ailleurs, terme trop daté pour leur novlangue de cabinet de conseils), c’est bien le travail au quotidien qu’ils attaquent : report de l’âge de la retraite, réduction du pouvoir des salariés dans l’entreprise (ordonnance Macron de 2017 qui réduit l’importance des délégués du personnel), baisse de la protection contre le chômage… Il s’agit finalement d’exiger toujours plus aux travailleurs et de réduire leur protection.
Difficile de comprendre dans ces conditions ce qu’ils défendent au juste. Il apparaît clairement que leur objectif est autre : instaurer un clivage entre les travailleurs et créer un ennemi de l’intérieur ; celui qui ne travaille pas. Dans “Je vous écris du Front de la Somme”, F. Ruffin souligne qu’à l’ancienne division “nous” contre “ils” c’est-à-dire les travailleurs contre les capitalistes, ils veulent ajouter une troisième ligne de rupture “eux” : les profiteurs, les chômeurs, bien souvent les immigrés voire les fonctionnaires. Glorifier le travail comme le font les libéraux et l’extrême droite n’a qu’un objectif : sauvegarder l’ordre établi et la domination du capital, et morceler le “camp des travailleurs”.
Quand on regarde de plus près l’état du travail en France après leurs années de politique qui vise à défendre le travail, il n’y a pourtant pas de quoi pavoiser.
Le terme “smicardisation” s’entend de plus en plus fréquemment. Pour cause, le réveil est difficile : en 2022, 17,3% des salariés sont au SMIC. Ils n’étaient que 10% en 2012. Beau résultat pour ceux qui veulent que le travail paie. Lorsqu’ils souhaitent “désmicardiser” la France, il s’agit sans aucun doute de supprimer le SMIC, une lourdeur de plus pour ceux qui veulent tout libérer (“libérer”, une autre notion probablement victime de la récupération réactionnaire).
A crier partout que le travail doit payer plus que l’inactivité, ils oublient sciemment de dire que le travail ne paie pas suffisamment. Un salarié sur six est au salaire minimum, incontestablement les salaires décrochent. Le constat est pire si on se limite aux salariés à temps-partiel : ils sont 37% au salaire minimum. Petits revenus et temps partiel subi ; le halo du chômage regroupe environ 13% de la population (ici), l’emploi est avant tout un “mal-travail”. Pire, les revenus baissent à cause de l’inflation : Le salaire mensuel a baissé de 2,6% en 2 ans, alors qu’en 2008-2009 et 2012-2013, au plus fort de la précédente crise, les salariés n’avaient pas perdu de pouvoir d’achat. Cette perte de revenus ne vient pas de nulle part : les dividendes explosent en France depuis la fin du Covid.
Au-delà de la question du salaire, et sans doute avant elle, il y a celle de la sécurité au travail et de sa pénibilité, terme que notre Président “n’adore pas” (ici).
Et pourtant le travail fait souffrir en France. Premièrement, il tue : environ 700 morts chaque année, soit deux par jours (ici). Ensuite, il abîme de plus en plus : comme le souligne F.Ruffin (ibid.) : "En 1984, il y avait 12% des salariés qui subissaient trois contraintes physiques, aujourd’hui c’est 34%.” Deux morts par jour, un tiers des salariés qui font face à des contraintes physiques, il faudrait sans doute ajouter au tableau les nombreux cas de mal-être, de burn-out, de perte de sens. Évidemment, cela ne concerne pas tous les salariés, et nombreux sont ceux pour qui le travail peut encore être une source d’épanouissement. Malheureusement, ils ne sont plus que la moitié à considérer qu’ils peuvent encore avoir une influence sur les décisions qui les concernent dans leur entreprise, contre 65% dans le reste de l’Europe (dossier Alternatives Économiques février 2024).
Pourtant, les français sont attachés à leur travail et ils en attendent beaucoup.
C’est une particularité des français, qui explique sans doute notre relation complexe avec le travail, entre 1999 et 2018, plus de 60 % des Français déclaraient que le travail était très important dans leur vie, contre 50 % pour les Danois, les Hollandais, les Allemands ou les Britanniques (source : Bigi, M., Méda, D. Prendre la mesure de la crise du travail en France. SciencesPo, laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques.) Cette appréciation est partagée en France par toutes les catégories de population, y compris par les étudiants et les retraités qui sont généralement moins concernés par le sujet.
La France est ainsi « l’un des pays européens où les attentes par rapport au travail sont les plus élevées : au-delà du salaire, les Français attendent de leur travail qu’il soit intéressant et leur fournisse un cadre fort de sociabilité”. (source ibid.)
Des attentes très fortes vis-à-vis du travail font ainsi face à des salaires insuffisants, une pénibilité qui va croissante, et un sens au travail qui s’étiole. Le cocktail s’avère explosif. Pourtant nos gouvernants ne semblent pas considérer ces sujets comme essentiels. Ils semblent oublier que la plupart des travailleurs ont à coeur de bien faire leur métier. “Le plaisir du travail bien fait” et “l’art du métier” sont une composante majeure du dynamisme des entreprises, et à trop maltraiter le travail, les risques de décrochage sont importants comme le montrait il y a quelques années Jacques Généreux dans “la Déconommie”.
Face à cela, que serait-il possible de faire pour défendre le travail dans les faits et non dans les mots? Proposons, en toute modestie, quelques pistes.
Tout d’abord, il est indispensable de poursuivre la bataille des idées, “tenir la tranchée” et rappeler inlassablement à quel point les gouvernements successifs ont abîmé le travail. Face aux offensives des médias aux mains de millionnaires, aux éditorialistes au service des puissants, il faut rappeler partout que le chômeur ne choisit pas de l’être, mais subit un système qui n’offre pas sa chance à tout le monde, que le bénéficiaire du RSA n’est pas un profiteur mais qu’il bénéficie d’une solidarité pour faire face à une situation difficile, que le fonctionnaire n’est pas un fainéant mais œuvre comme il peut au bien commun, que le migrant n’est pas là pour voler notre travail mais contribuer à la richesse nationale, que les cotisations sociales ne sont pas des charges mais des contributions pour assurer la protection de tous face aux aléas de la vie, et enfin que le salaire n’est pas un coût mais une richesse. Là où ils cherchent à nous diviser, à cliver, il faut rassembler largement tout ceux qui n’ont que leur travail pour vivre et qui, le plus souvent, souhaitent le faire bien.
Ensuite, il semble important de soutenir l’aspiration de tous ceux qui souhaitent travailler mieux. Un mouvement porté par une jeune génération en quête de sens, de nombreuses organisations, le secteur de l’ESS, le mouvement coopératif (une belle illustration avec les Licoornes) et tous ceux qui souhaitent entreprendre autrement, et qui intègrent d’ambitieux principes de démocratie, de partage, de défense de l’environnement ou de relocalisation dans leurs modèles. Il s’agit de ne pas d’être dupes, et dénoncer ceux qui pratiquent seulement l'affichage et le greenwashing (lire ici) en maintenant un système destructeur fondé sur l’exploitation de la nature, mais bien de valoriser et défendre, ceux qui sont intègres dans leur démarche peut contribuer à asseoir leur place dans l'économie et redonner du sens pour de nombreux travailleurs.
Enfin, évidemment, il faudra réclamer haut et fort la défense des salaires et des conditions de travail, en sortant du piège tendu par les modèles type “prime Macron” ou baisse des “cotisations sociales” qui donnent d’un côté et reprennent de l’autre. Cela est essentiel. Il peut s’agir de limiter les écarts de salaires de 1 à 20 dans l’entreprise ou encore d’indexer les salaires sur l’inflation. Augmenter les salaires peut toutefois être inutile dans un contexte de forte inflation. Une piste intéressante, peut-être plus efficace et vertueuse pour notre démocratie, pourrait être d’agir du côté des charges incompressibles de tout un chacun en portant une politique ambitieuse de renforcement des services publics : le logement en premier lieu (logements sociaux, rénovation…), éducation et soins de qualité et gratuits, politique pour les transports en commun et les mobilités alternatives, voire renforcement du service public de l’énergie… Les services publics sont bien “le capital de ceux qui n’en ont pas” et apportent de précieux moyens à tous les citoyens.
Face aux risques politiques, économiques, sociaux et climatiques qui nous font face (précédent billet : quel est le moment ?), reprendre le travail ouvre un horizon supplémentaire pour proposer une alternative mobilisatrice.