PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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international & outre-mer  - 2024

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   mise en ligne le 30 déc 2024

Un cri depuis les ruines de Gaza : un appel à agir

par France Palestine Mental Health Network sur https://blogs.mediapart.fr/

L'attaque effroyable cette semaine sur l'hôpital Kamal Adwan dans le nord de Gaza, désormais sans infrastructure sanitaire, a amené nos réseaux pour la santé mentale en Palestine à pousser d'urgence ce cri d'effroi et d'indignation -- et à exhorter à agir.

Un cri depuis les ruines de Gaza : le génocide continuera tant que l'impunité d'Israël persiste

Les réseaux palestiniens de santé mentale dénoncent avec angoisse et indignation la destruction de l’hôpital Kamal Adwan qui témoigne encore du génocide en cours. Cet espace, censé abriter et soigner, a été consumé par les flammes, ses salles réduites en cendres par les forces militaires israéliennes dans une opération froidement calculée pour détruire.

Les ruines de l'espoir

L'attaque contre l'hôpital Kamal Adwan n'est pas seulement une tragédie, c'est une atrocité. Les patient.e.s, dont beaucoup d'enfants, ont été arrachés de leurs lits alors que l'hôpital était en proie aux flammes et aux assauts violents. Des dizaines de membres du personnel, dont son directeur, le Dr Hussam Abu Safiya, ont été emmenés de force. Leur sort reste incertain, tandis que la peur et le désespoir s'emparent de leurs familles et accablent ce qui reste de la communauté soignante de l'hôpital.

Ces incidents ne sont pas isolés. Depuis octobre 2023, Gaza est devenue un cimetière d’espoir, un cimetière collectif pour les Palestinien.ne.s. Plus de 45 000 Palestinien.ne.s ont été tué.e.s. Presque toute la population de Gaza a été déplacée. Le blocus se resserre comme un nœud coulant, et le système de santé de Gaza – un droit humain fondamental – est réduit en ruines. Les mots de l’Organisation mondiale de la santé sont sans appel : le système de santé de Gaza est systématiquement démantelé, ce qui constitue une « condamnation à mort pour des dizaines de milliers de personnes ».

Un cri de l'abîme

Que reste-t-il quand les hôpitaux brûlent ? Quand les médecins sont incarcérés, torturés et réduits au silence ? Quand les enfants manquent d’air parce que les bouteilles d’oxygène ne peuvent pas franchir les barrages ? Ce n’est pas une guerre. C’est une annihilation. C’est l’asphyxie lente et délibérée d’un peuple. C’est un génocide.

Chaque hôpital démoli, chaque patient.e  dans les décombres, chaque corps d’enfant sans vie extirpé des décombres – ce ne sont pas des accidents. Ce ne sont pas des « dommages collatéraux ». Ce sont des crimes contre l’humanité, des actes de génocide calculés, perpétrés sous les yeux d’un monde qui regarde en silence.

Où est la justice ? Où est l'humanité ? Que faudra-t-il pour réveiller le monde de son indifférence ?

Un appel au monde

Nous ne pouvons plus accepter l’impunité. Voici ce que nous exigeons :

  1. Il faut mettre un terme immédiat au génocide : les massacres à Gaza ne peuvent pas continuer. Le blocus est une condamnation à mort. Sa poursuite est une tache sur la conscience de l’humanité.

  2. Ouvrez les couloirs humanitaires : laissez passer les ambulances. Laissez les médicaments circuler. Laissez Gaza respirer.

  3. Protéger les établissements de santé : faire respecter les lois qui nous lient tous en tant qu’êtres humains. Protéger ce qui reste des hôpitaux et des cliniques de Gaza.

L'impunité qui tue

La neutralité face au génocide est une complicité. Chaque instant de silence et d’incapacité à demander des comptes à Israël alimente le feu qui consume Gaza. Chaque instant d’inaction permet à un autre hôpital de tomber, à un autre enfant de mourir, à une autre famille d’être déchirée.

C'est un cri qui s'élève des ruines de l'hôpital Kamal Adwan. C'est le cri des mères de Gaza qui enterrent leurs enfants. C'est le cri des médecins obligés de refuser l'accès aux mourants. Le monde entier vous regarde. Allez-vous agir ou détournerez-vous à nouveau le regard ?

Rejoignez la lutte pour la justice

Voici comment vous pouvez aider :

  1. Signez la pétition : Ajoutez votre voix à la campagne « Pas un hôpital de plus ».

  2. Signez la pétition Aucun enfant n'est une cible .

  3. Partagez cet article : Amplifiez le cri de Gaza en le partageant avec vos réseaux.

  4. Exigez des mesures : protégez les Gazaouïs MAINTENANT. Tenez Israël responsable de ses actes MAINTENANT. Contactez vos représentants gouvernementaux et exigez qu'ils protègent la population de Gaza et ses services de santé.

  5. Appelez les dirigeants mondiaux à imposer un embargo sur les armes à Israël MAINTENANT.

  6. Tenez compte de l’appel de la société civile palestinienne en faveur du mouvement de boycott, de désinvestissement et de sanctions : respectez ses directives et encouragez votre réseau à faire de même. 

Nous ne pouvons plus attendre

Ne pas réagir à la catastrophe en cours n’est pas une option.

Ce n’est pas seulement le cri de Gaza. C’est le cri de l’humanité pour la justice. La destruction de l’hôpital Kamal Adwan est une atteinte à tous les principes qui nous sont chers. C’est un appel à nous tous pour nous lever, parler et agir.

Que ce cri ne se taise pas. Qu'il résonne jusqu'à ce que justice soit rendue.

Ne détournez pas le regard. Ne restez pas silencieux. L’humanité doit agir.

AGISSEZ MAINTENANT.

C'EST NOTRE MOMENT DE CRÉER LE CHANGEMENT ET D'ARRÊTER LE GÉNOCIDE.

Voici le lien vers la version originale en anglais de cet appel:

https://docs.google.com/document/d/1h-VPwmDCicme0RTeOR0ORuqkRtidkQXZGIyOaRbmoSw/edit


 


 

Tribune : Gaza 2024 :
l’acte de décès de l’ordre mondial multilatéral

Par Mohamed Salah Ben Ammar, médecin sur www.humanite.fr

Alors que s’achève l’année, les récits des horreurs vécues par les Palestiniens à Gaza en 2024 se font plus rares dans les gros titres, au profit des sapins de Noël et des conseils culinaires sur les huîtres et le foie gras à acheter pour le réveillon. Les otages israéliens sont toujours détenus, et Gaza est détruite et 2024 restera à jamais le symbole poignant du désespoir, du cynisme, de l’injustice et de l’impuissance des grands de ce monde, l’acte de décès d’un ordre multilatéral établît après la seconde guerre mondiale.

Depuis 15 mois le désespoir d’un peuple de réfugiés, vivant dans une prison à ciel ouvert désormais décrite comme un cimetière d’enfants, l’un des lieux les plus proches de l’enfer sur Terre, Gaza.

Le cynisme des pays donneurs de leçons qui affichent de manière ostentatoire, à la moindre occasion, leur attachement aux droits humains aura des conséquences qui dépassent d’ores et déjà la sphère géographique du Moyen-Orient.

L’injustice de cette guerre asymétrique entre une puissance nucléaire surarmée et un peuple colonisé depuis plus de 75 ans nous rappelle une amère vérité : Gaza est la conséquence de conflits historiques et de luttes de pouvoir politiques. Elle met en lumière une cruelle réalité : les droits humains et la justice ne sont que des variables d’ajustement, dépendant de l’origine de la victime et de celle de l’agresseur. 

Une vie ne vaut pas une autre, nous le savions déjà ; désormais, cela nous est prouvé quotidiennement. 

Un racisme insidieux, bien enrobé dans des discours bien ficelés et pas toujours politiquement corrects, est distillé à longueur de journée dans des médias aux ordres. 

Gaza a été l’occasion pour certains issus de familles politiques au passé antisémite de parler de leur obsessions, l’immigration, l’insécurité, l’islamisme. Ils ont momentanément changé de cible mais la haine est toujours leur moteur.

Malgré les condamnations sincères, répétées et affirmées haut et fort des atrocités du 7 octobre et de la situation des otages, quiconque appelle à un cessez-le-feu est catalogué comme un soutien aux terroristes.

Israël est actuellement dirigé par des suprémacistes racistes. Leur objectif déclaré est l’expulsion des Palestiniens de leurs terres ancestrales. Comment le dire autrement ?

L’impuissance des plus hautes instances internationales à freiner ces criminels de guerre est manifeste. Les enquêtes de prestigieuses institutions comme le New York Times ou Le Monde sont qualifiées d’antisémites. Des ONG respectables, des politiciens, des artistes et des mouvements d’étudiants pacifiques sont accusés des pires maux. Les rapports d’Amnesty International et des Nations Unies sont clairs : les intentions génocidaires sont évidentes et les habitants de Gaza semblent être des oubliés de l’humanité. 

Les équipes de Médecins Sans Frontières n’ont jamais observé un tel nombre d’enfants et d’adolescents tués ou mutilés au cours des cinquante dernières années. La poursuite de cette tragédie soulève des questions cruciales sur l’impuissance des institutions onusiennes à faire respecter les droits de l’homme et à protéger les plus vulnérables.

Le droit de veto au Conseil de sécurité des grandes puissances est devenu un blanc-seing pour les plus forts. Les États-Unis l’ont utilisé des dizaines de fois pour bloquer une résolution condamnant Israël. L’UNRWA (United Nations Relief and Works Agency) est attaquée, certains craignant qu’il n’alimente des groupes extrémistes parce qu’une dizaine d’agents sur les plus de 30 000 employés ont exprimé des sympathies envers les Palestiniens. Un vieux rêve des Israéliens se réalise enfin : arrêter de financer l’UNRWA.

Les attaques contre l’ONU (Organisation des Nations Unies), symbole de l’ordre international établi après 1945 sont quotidiennes. L’ONU est régulièrement le théâtre de scènes ubuesques. Les résolutions votées par 90% des pays restent lettres mortes. Et attention ne dites surtout pas que la résolution 181 adoptée le 29 novembre 1947 par l’Assemblée générale des Nations unies a rendu la création d’Israël possible. Lors de son discours à l’Assemblée générale des Nations Unies le 27 septembre 2024, Benyamin Netanyahou a osé qualifier de « plaisanterie » les 174 résolutions condamnant Israël depuis 2014. Selon lui, l’ONU ne serait plus qu’« une farce méprisable ». 

La Cour Pénale Internationale (CPI), après avoir émis un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine pour crimes de guerre, a fait de même pour Netanyahou et son ancien ministre de la Défense, Yoav Gallant, recherchés pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité liés à la guerre à Gaza. Cette décision a été qualifiée d’« antisémite » par Netanyahou et jugée « scandaleuse » par le président américain, Joe Biden.

En janvier, la CIJ (Cour Internationale de Justice) a mis en garde Israël contre un « risque réel et imminent » de génocide et a appelé à « empêcher toute action relevant de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide ».

Le gouvernement français, dans une démarche où le ridicule dispute le grotesque, a accordé une immunité à Netanyahu et continue à vendre des armes à Israël. Le Premier ministre hongrois, quant à lui, s’est empressé de l’inviter, le Congrès et le Sénat américains, quelques jours auparavant, lui avaient offert une ovation debout.

La censure et l’autocensure entourant le génocide en cours à Gaza reflètent l’état de l’information en France. La droite et l’extrême droite se sont emparées d’importants médias. Les regroupements impressionnants de médias entre les mains de fortunes qui affichent ouvertement des positions réactionnaires font peur. Désormais, chaque prise de position en faveur des Palestiniens est qualifiée d’antisémitisme ou d’un islamo-gauchisme supposé.

Des médias entre les mains de richissimes personnes aux idéologies réactionnaires affichées adoptent une ligne éditoriale partisane non dissimulée. 

Tout cela se déroule sous le regard complaisant de l’Union européenne (UE), y compris de la France, qui confère à un État pratiquant l’apartheid envers ses propres citoyens arabes, un État qui affiche ouvertement une distinction entre ses citoyens en fonction de leur religion, une légitimité démocratique à travers des accords commerciaux et la vente d’armements.

L’engagement de la communauté internationale, notamment de l’Union européenne et de la France, soulève des questions. Bien que ces entités reconnaissent l’importance de protéger les droits des Palestiniens, leurs actions semblent souvent en contradiction avec leurs discours. 

Les critiques envers Israël sont rapidement étiquetées comme antisémites, instaurant un climat de peur et d’autocensure qui restreint le débat public sur la guerre actuelle et les injustices historiques. Ce faisant cette attitude alimente la montée de l’antisémitisme qui est une réalité indéniable et c’est bien le drame des conséquences incalculables de cette guerre.

Pour Anthony Samrani, corédacteur en chef du quotidien libanais L’Orient-Le Jour : « Gaza n’est pas qu’une guerre de plus. C’est un point de rupture. C’est le dernier clou dans le cercueil de l’ordre international, déjà affaibli par les événements du 11 septembre 2001. »

Il est légitime de se défendre et de dénoncer les attaques contre des civils et les prises d’otages mais l’Occident s’est objectivement rendu complice de la tragédie à Gaza en oubliant de rappeler que le droit à la défense revient à l’occupé, et que la colonisation est illégale. Gaza a rendu visible la fracture qui existait entre le sud et le nord ; le double standard est devenu évident.

L’Europe et la France en particulier sont les plus grands perdants, mais elles ne réalisent pas encore l’ampleur des dégâts. Il faudra peut-être des décennies pour reconstruire l’enclave palestinienne, mais il faudra bien plus que du temps et de l’argent pour rebâtir un ordre multilatéral crédible, que les grandes puissances ont piétiné à travers ce conflit.

Et finalement, il est clair que cette dynamique destructrice est entretenue pour empêcher l’émergence d’un dialogue constructif sur la paix. Dès lors il devient urgent de se poser la question fatidique à qui profite cette guerre ? Qui a intérêt à ce que la paix ne s’installe pas au Moyen-Orient ?

mise en ligne le 28 décembre 20324

Israël détruit le dernier hôpital du nord de Gaza

Marie Turcan sur www.mediapart.fr

L’armée israélienne a mis « hors service » le dernier hôpital fonctionnel du nord de Gaza, forçant des dizaines de blessés graves à quitter les lieux. Le directeur Hussam Abou Safiya, figure de la résistance palestinienne et du personnel soignant à Gaza, aurait été arrêté. 

C’était le dernier hôpital qui traitait des malades et blessé·es dans le nord de la bande de Gaza. Un « raid sur l’hôpital » Kamal-Adwan de Beit Lahia, lancé par les forces armées israéliennes, l’a « mis hors service » vendredi, a dénoncé l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans un communiqué. L’attaque aurait été perpétrée dans la matinée, causant la destruction de « plusieurs unités cruciales » de l’établissement de santé.

Dans un communiqué, le ministère de la santé du gouvernement à Gaza a indiqué que « les forces d’occupation [israéliennes] ont emmené des dizaines de membres du personnel médical de l’hôpital Kamal-Adwan, dont le [directeur] Dr Hussam Abou Safiya, vers un centre de détention pour les interroger ».

Les troupes israéliennes auraient mis le feu dans différentes zones de l’hôpital, notamment le bloc opératoire, toujours selon le ministre de la santé local, cité par Associated Press. L’armée israélienne affirme que l’hôpital aurait été utilisé comme base par des soldats du Hamas, sans en apporter de preuve.

L’OMS fait état de « soixante agents de santé et vingt-cinq patients dans un état critique », rappelant que « le démantèlement systématique du système de santé à Gaza est une peine de mort pour les dizaines de milliers de Palestiniens qui ont besoin de soins ». L’armée israélienne aurait ordonné l’évacuation de ces derniers patients vers un autre hôpital hors service, inapte à recevoir des personnes blessées, sans eau ni électricité. Les conditions de survie sont d’autant plus difficiles que de rudes intempéries s’abattent sur la bande de Gaza, des bourrasques glaciales faisant s’envoler les abris de fortune.

Le Réseau des ONG palestiniennes (PNGO) dénonce, dans un communiqué samedi, au moins cinq morts : « Le PNGO condamne fermement l’escalade des crimes de l’occupation israélienne contre le système de santé dans le nord de la bande de Gaza. Le secteur de la santé du PNGO fait référence à l’assaut de l’hôpital Kamal-Adwan par l’occupation israélienne, à l’évacuation forcée des malades et des blessés et au ciblage du personnel médical, qui a entraîné la mort de cinq d’entre eux et la destruction des installations hospitalières. »

Les témoignages des familles et du personnel de l’hôpital

Des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux, dont l’heure d’enregistrement est difficile à authentifier précisément, montrent un drone quadricoptère larguer une bombe aux alentours de l’hôpital Kamal-Adwan en plein jour. Shurooq Saleh Khader al-Rantisi, une laborantine qui travaillait au centre hospitalier, raconte dans une autre vidéo diffusée par le journaliste palestinien Osama Abu Rabee que l’armée israélienne a demandé au personnel « d’évacuer le bâtiment » et a commencé à « brûler des documents » sur place.

Ils nous ont marqués avec des numéros sur notre poitrine et derrière le cou puis nous ont embarqués, nus, dans des camions.     Un témoin évacué de l’hôpital Kamal-Adwan, interrogé par un journaliste palestinien

Sur d’autres images diffusées par l’armée israélienne, on voit une vingtaine d’hommes, certains sans pantalon, marcher en ligne, aux alentours de l’hôpital. Selon la journaliste Wizard Bisan, il s’agirait de docteurs qui auraient été contraints de se déshabiller et de quitter les lieux, mais il pourrait aussi s’agir de patient·es. La laborantine Shurooq Saleh Khader al-Rantisi rapporte aussi que l’armée aurait déshabillé le personnel hospitalier sur place avant d’en emmener une grande partie à l’extérieur.

« Avant-hier déjà, l’armée est arrivée dans la nuit, a tiré des missiles sur l’hôpital et ses alentours, rapporte un homme qui dit avoir été évacué de force de l’hôpital Kamal-Adwan avec sa femme et ses enfants. Hier [vendredi], l’armée est arrivée avec un mégaphone et a demandé au directeur de leur remettre tous les patients, blessés et malades. »

Il explique que les forces israéliennes auraient demandé à ce qu’ils et elles sortent dénudé·es du bâtiment avec les autres patient·es et leurs familles. Une fois arrivé·es à un « checkpoint » quasiment sans vêtements, ils et elles se seraient vu attribuer un numéro : « Ils nous ont marqués avec des numéros sur notre poitrine et derrière le cou puis nous ont embarqués, nus, dans des camions. » Toutes et tous seraient restés parqués là une grande partie de la nuit.

Le directeur de l’hôpital Hussam Abou Safiya aurait été arrêté

La situation actuelle du directeur de l’hôpital, Hussam Abou Safiya, inquiète également. Le directeur du ministère de la santé à Gaza assure que ce dernier a été « violemment battu par les forces d’occupation » avant d’être arrêté. 

Un compte Instagram officiel au nom du médecin, qui n’est pas alimenté uniquement par lui, a pourtant partagé un message dans lequel il est écrit que « tout ce qui a été écrit sur l’arrestation du Dr Hussam Abou Safia est faux, Dieu merci il va bien, mais les moyens et réseaux de communication sont très mauvais ». Sans plus de précisions, ni de preuve de son état, il est impossible de savoir si la publication a bien été envoyée par le concerné ou un membre de son entourage.

Aux alentours de midi, le compte Instagram a par ailleurs partagé une nouvelle vidéo, celle du média d’Aljazeera360 qui mentionne en légende l’arrestation du directeur et diffuse des images d’un ancien reportage. 

Le docteur est devenu une figure très visible de la résistance palestinienne, de par son engagement auprès des blessé·es sur le terrain et les nombreux témoignages qu’il a livrés à la presse internationale ces derniers mois. Début novembre, il rapportait à Mediapart une situation « épouvantable » et « jamais vue », qu’il essayait de capturer dans de rares vidéos. « Israël veut nous tuer un à un pour que nous cessions de faire tourner l’hôpital, qu’il n’y ait plus aucune possibilité de prise en charge médicale dans le Nord, plus aucune âme qui vive ici. Afin d’annexer le territoire », avait-il témoigné. 

Malgré des tentatives de prise de contact par Mediapart ce samedi, le téléphone du directeur ne semble pas recevoir nos messages.

Depuis le 22 décembre, il exhortait la communauté internationale à agir « avant qu’il ne soit trop tard » : « Les bombardements n’ont pas cessé de la nuit, des maisons et des bâtiments ont été détruits à proximité. Depuis ce matin, l’hôpital est visé par des bombes lâchées par des drones, qui continuent de menacer nos réserves en carburant et en oxygène », pouvait-on lire dans un communiqué.

« L’armée israélienne nous a ordonné d’évacuer l’hôpital », avait-il aussi prévenu dans une vidéo diffusée le 8 octobre. « Elle nous a dit que l’hôpital Kamal-Adwan allait devenir le prochain hôpital Al-Shifa si on n’évacuait pas. » Al-Shifa était le plus grand hôpital de la bande de Gaza, qui a été entièrement détruit par Israël après une attaque en novembre 2023, puis un nouvel assaut en mars 2024. 

« Il n’y a qu’un seul hôpital qui fonctionne dans le nord de la bande de Gaza et c’est Kamal-Adwan. Il n’y a ni eau ni médicaments », rappelait le 5 novembre la journaliste palestinienne Hind Khoudary. Sur son compte X, elle a plusieurs fois fait état de « raids » des forces israéliennes qui ont « commencé à fouiller les différents secteurs » du centre hospitalier dès le 25 octobre. 

Israël vide le nord de Gaza de sa population 

La ville de Beit Lahia est située au nord de Gaza, à quelques kilomètres de la frontière avec Israël. Le territoire a été ciblé par de nombreuses frappes israéliennes ces derniers mois, qui s’intensifient depuis le mois d’octobre, dans le but de vider le nord de la bande de Gaza de sa population. Le 6 octobre, Tsahal a ordonné aux habitant·es d’« évacuer » la zone pour se rendre dans le Sud, pourtant tout aussi peu sécurisé.

Le 26 octobre, un pâté de maisons d’une zone résidentielle a ainsi été rasé, causant la mort d’au moins vingt-deux personnes, selon le ministère de la santé local. Le 29 octobre, une frappe israélienne « a touché un immeuble résidentiel et tué environ cent personnes », une attaque que la France a officiellement condamnée par voie de communiqué. Dans la nuit du 4 au 5 novembre, un immeuble appartenant à la famille al-Masry situé tout au nord de l’enclave a aussi été bombardé, tuant au moins vingt-cinq personnes, rapportait l’agence de presse palestinienne Wafa.

La guerre que mène Israël à Gaza depuis les attaques meurtrières perpétrées par le Hamas le 7 octobre 2023 a causé la mort d’au moins 45 000 Palestinien·nes. 

Début décembre, la plus importante ONG de défense des droits humains Amnesty International a rendu un rapport, affirmant que les autorités israéliennes commettent un crime de génocide contre la population palestinienne de Gaza. « Nos conclusions accablantes doivent sonner comme un signal d’alarme pour la communauté internationale : il s’agit d’un génocide, qui doit cesser immédiatement », a expliqué sa secrétaire générale, Agnès Callamard, après neuf mois d’enquête.

Deux semaines plus tard, c’est une organisation, Human Rights Watch, qui a indiqué que « les autorités israéliennes sont responsables du crime contre l’humanité d’extermination, et d’actes de génocide ».

« Les autorités israéliennes ont délibérément créé des conditions de vie visant à causer la destruction d’une partie de la population de Gaza, en privant intentionnellement les civils palestiniens de l’enclave d’un accès adéquat à l’eau, ce qui a probablement causé des milliers de morts », peut-on lire dans le rapport, rédigé à partir d’entretiens avec plus d’une centaine de Palestinien·nes, professionnels de santé et employé·es d’agences des Nations unies et d’organisations internationales.

Enfin, Médecins sans frontières (MSF) a dénoncé la « campagne de destruction totale menée par Israël » à Gaza, et expliqué que ce que ses équipes médicales observent sur place « correspond[ait] aux descriptions d’un nombre croissant d’experts juridiques et d’organisations qui concluent qu’un génocide est en cours »

Ces déclarations s’appuient sur un rapport intitulé « Gaza : la vie dans un piège mortel », qui revient sur un an d’opérations militaires israéliennes dans l’enclave et sur leurs conséquences, en particulier les attaques contre des civils, la destruction du système de santé gazaoui et l’obstruction de l’aide humanitaire.

     mise en ligne le 28 décembre 2024

En Italie, le pouvoir mène une « chasse aux sorcières » contre les familles homoparentales

Cécile Debarge sur www.mediapart.fr

Le Parlement italien a adopté au mois d’octobre une loi qui criminalise le recours à la GPA, y compris dans les pays où la pratique est légale. Il s’agit désormais d’un « crime universel », dont les conséquences sur les familles concernées sont dévastatrices.

Milan et Padoue (Italie).– « Là, maintenant, c’est un peu la panique. » Assis dans la cuisine de son appartement, Gabriele* répète inlassablement ses craintes. La nuit est déjà tombée sur la province de Padoue, en Vénétie. À l’extérieur, le froid pique les joues, les couronnes de Noël décorent les portes et rien ne semble pouvoir troubler cette petite ville qui s’enfonce dans l’hiver. Mais chez lui, Gabriele le redit encore une fois : « C’est un peu la panique. » À regarder son visage et celui de son compagnon, Luca*, on comprend que c’est un euphémisme.

Le 16 octobre, le Sénat italien a adopté à 84 voix contre 58 la proposition de loi de la députée Maria Carolina Varchi, issue du parti Fratelli d’Italia (FdI) de Giorgia Meloni, transformant le recours à la gestation pour autrui (GPA) en « crime universel ». Dans les rangs des parlementaires d’extrême droite, on se réjouit de cette mesure qui « protège la dignité des femmes » et interdit de recourir aux « utérus à louer ». Les familles concernées risquent entre trois mois à deux ans de prison et une amende de 600 000 à 1 million d’euros.

À ce jour, personne ne sait comment cette loi sera appliquée. « On a beau essayer de se rassurer, face à l’inconnu, on a vraiment peur, on risque des poursuites pénales », explique Gabriele. Les questions se bousculent dans son esprit : « Est-ce que le recours à la GPA se concrétise au moment de signer les contrats ? De féconder les ovules ? Lorsque la grossesse est en cours ? » « On est peut-être déjà concernés », glisse son compagnon. « Ne pas savoir quand le crime est acté, c’est potentiellement vivre dans la terreur. Est-ce qu’on doit ne plus oser sortir de chez nous ? Est-ce que la police peut débarquer à la maison et saisir nos ordinateurs et nos téléphones ? On doit se mettre à télécharger des messageries chiffrées ? », demandent-ils ironiquement.  

Depuis que la loi Varchi a été adoptée, Gabriele et Luca se sont beaucoup interrogés sur leur choix. Fallait-il mettre sous le tapis un désir de famille né presque en même temps que leur couple, il y a dix-sept ans ? Les deux quadragénaires rembobinent l’année passée : leur tout premier voyage hors des frontières européennes pour démarrer le parcours de GPA au Canada, les questions intimes auxquelles ils ont dû répondre en anglais, les questionnaires de la clinique pour vérifier qu’ils étaient « aptes » à entreprendre le parcours…

Ils se souviennent aussi des montagnes russes émotionnelles qu’ils ont traversées à chaque fois qu’une étape était franchie ou qu’un obstacle surgissait. Ils évoquent la joie qui les a envahis lorsqu’une donneuse d’ovules s’est enfin manifestée. Aujourd’hui, Gabriele et Luca attendent une mère porteuse disposée à porter leur embryon. Au Canada, les délais sont plus longs qu’ailleurs – entre trois et cinq ans en moyenne. La GPA n’y est pas rétribuée. « Les femmes le font dans une démarche purement altruiste, c’est ce qui collait le plus à nos valeurs », soulignent les deux hommes.

La bataille culturelle du gouvernement Meloni

Pour le moment, Gabriele et Luca attendent les premiers retours en Italie des familles dont l’enfant est né à l’étranger ces dernières semaines. Si les pires scénarios de la loi Varchi se confirmaient, ils commenceraient à sérieusement envisager de quitter le pays. Tous deux font partie de l’association Familles arc-en-ciel, qui défend les droits des familles homoparentales. Ils ont toujours défendu leurs valeurs à visage découvert, mais préfèrent cette fois-ci ne pas donner leur véritable identité. « Ça touche des aspects de notre vie qui devraient rester personnels, déplore Gabriele. On nous compare à des trafiquants internationaux, des criminels de guerre. »

Le couple est aussi le seul dont le parcours de GPA est en cours à avoir accepté de témoigner pour Mediapart. En Italie comme ailleurs, la GPA concerne majoritairement des couples hétérosexuels rencontrant des problèmes d’infertilité. Également sollicitées, les associations spécialisées qui leur viennent en aide ont toutes formulé une réponse similaire : « Personne ne veut parler, la situation est trop délicate. » Peu après l’adoption de la loi, la ministre de la famille et de la natalité, Eugenia Roccella, a demandé aux médecins de signaler les cas d’enfants nés par GPA. « C’est une chasse aux sorcières », affirme Gabriele.

L’adoption de la loi Varchi s’inscrit dans la bataille culturelle plus large que le gouvernement de Giorgia Meloni a décidé de mener contre les familles homoparentales. En juin 2023, le parquet de Padoue avait invalidé les actes de naissance de trente-sept enfants de mères lesbiennes, en s’appuyant sur une circulaire du ministre de l’intérieur, Matteo Piantedosi. Ce texte ordonnait que seul le parent biologique soit reconnu sur les actes de naissance, là où les services d’état civil italiens avaient jusqu’alors toujours enregistré le nom des deux parents, quand bien même la loi sur les unions civiles de 2016 n’avait pas prévu les cas de filiation. En mars 2024, le tribunal administratif de Padoue a finalement cassé cette décision.

Ce qui me fait vraiment peur, c’est que mes enfants grandissent dans une société où, un jour, quelqu’un pourra leur dire qu’ils sont les enfants d’un crime universel. Maurizio, père de jumeaux nés par GPA

Lorsque la fameuse circulaire Piantedosi a été publiée au début de l’année 2023, Maurizio Nasi se trouvait à des milliers de kilomètres de l’Italie, dans une clinique du Missouri, aux États-Unis. C’est là que le quadragénaire milanais a assisté à la naissance de ses jumeaux, nés par GPA grâce à Stephanie, leur mère porteuse, dont la photo est désormais encadrée et accrochée dans la chambre des enfants. La pratique étant autorisée dans certains États américains, Maurizio et son conjoint ont tout fait dans la légalité.

Le tribunal local a établi aux deux hommes un certificat de naissance, par lequel ils sont bel et bien reconnus comme les pères de leurs enfants. Un mois après la naissance des jumeaux, la famille de Maurizio a regagné Milan. Le long voyage en avion a été éprouvant, chacun redoutant le passage des douanes. À l’aéroport, les policiers ont finalement accueilli le couple et leurs nourrissons avec de grands sourires. Ce n’est qu’au moment d’inscrire les enfants auprès de l’état civil de la mairie de Milan que les problèmes ont commencé.

« La mairie n’avait pas le droit de reconnaître notre document américain, raconte Maurizio. Pendant des mois, les enfants n’avaient pas le droit d’être en Italie car ils n’étaient officiellement liés ni à moi ni à mon compagnon. » Les jumeaux ayant un passeport américain, ils étaient en effet censés quitter le territoire italien au bout de trois mois. En l’absence d’inscription à l’état civil, ils n’avaient pas de résidence, ne pouvaient pas être inscrits au système de santé national, ni commencer leurs vaccinations, ni même être inscrits en crèche. « Quand les enfants sont si petits, on s’inquiète au moindre éternuement. Ne pas avoir de pédiatre ou ne pas pouvoir les vacciner, ça a été particulièrement cruel à l’égard des enfants », poursuit leur père, qui n’osait même plus les quitter des yeux à l’époque.

Les politiques en retard sur la société

Pour se sortir de cette situation inextricable, le couple a demandé un nouveau certificat aux États-Unis, afin que seul le nom du père biologique des jumeaux apparaisse. Un long parcours d’adoption a alors commencé pour son compagnon. Comme il est d’usage, les services sociaux sont venus régulièrement au domicile de la famille. « C’était la première fois qu’ils avaient le cas de deux papas et ce fut une belle rencontre », indique Maurizio.

Un avis très favorable a été rédigé. « Autour de nous, la société nous inclut totalement comme des parents et voit nos enfants comme des enfants comme les autres, c’est ce qui rend fou, ajoute-t-il. À l’aéroport, les douaniers ont été adorables, ils sont tous venus voir les bébés car eux voyaient avant tout des enfants, ce sont les politiques qui ne les voient pas ! Ils n’en ont rien à faire du bien-être de ces enfants qui existent déjà et qui existeront dans le futur. »

Notre entretien avec Maurizio est écourté par un appel de la crèche : son fils est malade, 39 de fièvre. Le soir, par message, l’homme tient à préciser : « Ce processus d’adoption est clairement pensé pour nous décourager, car dans le cas d’un couple hétérosexuel, il existe une procédure très rapide pour qu’un homme reconnaisse l’enfant de sa compagne alors que nous, nous devons démontrer que nous savons être parents. » Engagée en avril 2023, la procédure d’adoption du couple n’a toujours pas abouti. Officiellement, le deuxième père n’a aucune autorité parentale sur ses enfants.

« Ce qui me fait vraiment peur, conclut Maurizio, c’est que mes enfants grandissent dans une société où, un jour, quelqu’un pourra leur dire qu’ils sont les enfants d’un crime universel, c’est un stigmate social et un problème moral qu’on fait porter aux enfants. » Depuis l’adoption de la loi Varchi, plus de cinquante familles italiennes engagées dans des parcours de GPA ont demandé le soutien légal de l’Association Luca Coscioni, qui s’est proposée de défendre leur cause devant les tribunaux, si nécessaire.

    mise en ligne le 26 décembre 2024

La première année au pouvoir de Milei en Argentine : plus de pauvreté et d’incertitude

par Emma Bougerol sur https://basta.media/

Voilà un an que l’ultralibéral et conservateur Javier Milei est devenu président de l’Argentine. Les médias indés dressent le bilan de cette année, entre coupes budgétaires, précarisation et recul des droits des femmes et des minorités.

Le 10 décembre, c’était l’anniversaire que tout le monde n’a pas eu le cœur de fêter en Argentine. Cela fait un an que Javier Milei est président de ce pays d’Amérique latine. L’ultralibéral a pris la parole sur la chaîne nationale, le soir du premier anniversaire de son mandat. Il se félicite avant tout de son bilan économique, « la récession est terminée », dit-il, cité par elDiarioAR. Tout en ajoutant : « Cette année, vous avez déjà vu la tronçonneuse, mais elle consistait principalement à inverser les excès des dernières années kirchneristes [du nom de la présidente précédente, Cristina Kirchner, ndlr]. Maintenant vient la tronçonneuse profonde. »

La tronçonneuse, c’est le symbole des coupes dans le budget de l’État, promis lors de sa campagne – parfois en brandissant une véritable tronçonneuse. « Nous avons supprimé 34 000 emplois publics et nous faisons passer des tests d’aptitude aux autres », se félicite-t-il notamment. Pour 2025, il promet « une réforme fiscale, une réforme des retraites, une véritable réforme du travail, une réforme des lois sur la sécurité nationale, une profonde réforme pénale, une réforme politique et tant d’autres réformes que le pays attend depuis des décennies ».

« Une société plus inégale »

Ces coupes budgétaires ont certes permis de remettre certains compteurs économiques en meilleur état. « Cependant, au cours du deuxième trimestre de 2024, une augmentation sans précédent de la pauvreté a été enregistrée », note le média argentin. 55 % de la population vit maintenant sous le seuil de pauvreté, et 20 % dans une situation d’indigence.

Dans une analyse partagée sur le même site, la politologue et économiste Carolina Berardi note notamment que 168 000 emplois ont été supprimés depuis l’arrivée de Milei au pouvoir, dans le secteur public comme privé. « En revanche, des emplois "indépendants" ont été créés avec moins de droits (sans congés payés, ni primes, ni indemnités) », souligne-t-elle. La membre du Centre d’économie politique argentine conclut : « Ainsi, si un tout petit groupe peut se réjouir de cette année de présidence Milei, la majorité n’a pas vu son pouvoir d’achat s’améliorer. Le résultat de cette première année est donc une société plus inégale. »

De son côté, la revue argentine Crisis analyse « la gestion ultra-libérale de l’énergie en Argentine ». Le résultat ? « Augmentations massives des tarifs, profits extraordinaires pour une poignée d’entreprises et incertitude sur l’approvisionnement en électricité pendant l’été », écrivait le périodique indépendant en octobre.

Fermeture du ministère de la Femme, du Genre et de la Diversité

Une autre revue, Citrica, parle d’une « honte diplomatique » de l’Argentine de Milei, seul pays à avoir voté contre une résolution de l’ONU pour les droits des peuples autochtones. « Il s’agit du premier vote au sein de cette instance depuis que Gerardo Werthein a pris la chancellerie, après le départ de Diana Mondino », souligne le média. Ce représentant a été nommé par le gouvernement Milei.

Mabel Bianco, féministe et médecin, dénonce dans un article de elDiarioAR le « démantèlement total » des politiques de genre. Elle rappelle la fermeture du ministère de la Femme, du Genre et de la Diversité, le démantèlement du programme de prévention des grossesses chez les adolescentes ou encore la baisse drastique de moyens alloués au numéro téléphonique d’assistance aux victimes.

« Aujourd’hui, il ne reste plus rien de tout ce qui concerne la lutte contre la violence », affirme la militante argentine pour les droits des femmes. Selon elle, les « discours de haine » de Milei et de son entourage « génèrent une violence qui va au-delà des réseaux » : « Ceux et celles qui s’expriment, les ONG, les journalistes, des parlementaires sont persécutés. »

« Qu’attend la société argentine pour réagir ? » se demande El Salto. Le média espagnol souligne lui aussi les « coûts sociaux élevés » de ce début de mandat de Milei. Malgré une baisse de l’inflation, « l’effondrement de la consommation ainsi que l’augmentation de la pauvreté et de l’indigence suscitent des inquiétudes quant à la durabilité de l’expérience Milei ».

Le site se questionne sur les raisons de la montée de l’extrême droite dans le pays et sur le continent, et avance : « La réaction à la conquête des droits sociaux – tels que le droit à l’avortement, les droits des LGBTQI+, l’éducation sexuelle à l’école – est aggravée par le manque de sens, l’apathie et l’érosion de la politique traditionnelle. »

   mise en ligne le 25 décembre 2024

Appel à la protection du système de santé de Gaza

https://blogs.mediapart.fr/

Déclaration des réseaux de santé mentale de Palestine et de Médecins contre le génocide : « L'humanité ne doit pas détourner le regard ».

Les réseaux palestiniens de santé mentale et Médecins contre le génocide se joignent au Dr Hussam Abu Safiya, directeur de l'hôpital Kamal Adwan, pour demander à la communauté internationale  : ne restez pas silencieux face à la destruction systématique du système de santé de Gaza. Les attaques incessantes contre l'hôpital Kamal Adwan - un sanctuaire destiné à sauver des vies dans le nord de Gaza - font partie d'une campagne génocidaire délibérée. Ces attaques contre les hôpitaux et les cliniques, des lieux destinés à soigner et à abriter, ne sont pas des accidents de guerre ; ce sont les calculs froids de ceux qui voudraient voir un peuple entier disparaître.

Depuis quinze mois, les hôpitaux et les cliniques de Gaza sont transformés en scènes de crime. Les frappes aériennes détruisent les salles d'opération en plein milieu d'une intervention chirurgicale. Les enfants suffoquent lorsque les conduites d'oxygène sont coupées. Les parents cherchent leurs proches dans les décombres tandis que les médecins restent impuissants, leurs gants de chirurgie inutilisés et le cœur lourd. Il ne s'agit pas de « sous-produits tragiques », mais de crimes intentionnels contre l'humanité.Ils réduisent à néant la promesse du droit humanitaire international, en réduisant les Conventions de Genève à des mots creux.


Le monde regarde le système de santé de Gaza s'effondrer sous le siège et les bombardements. Les fournitures médicales sont bloquées aux frontières. Les ambulances n'ont pas le droit d'atteindre les blessés. Les outils les plus simples pour sauver des vies sont retenus. Il ne s'agit pas d'une simple négligence, mais d'une stratégie brutale d'attrition, qui prive un peuple de sa capacité à vivre, à guérir et à résister. Les conséquences psychologiques sont incommensurables. Imaginez la terreur dans les yeux d'un enfant lorsque les bombes tombent à nouveau, le désespoir dans la voix d'un chirurgien contraint de refuser un patient qui saigne. Les familles enterrent leurs enfants en silence, leurs cris étouffés par l'indifférence internationale.

Nous nous faisons l'écho de l'appel urgent et angoissé de l'hôpital Kamal Adwan :


1. Ouvrir un couloir humanitaire maintenant. Laissez les médicaments, le matériel chirurgical et les ambulances atteindre ceux qui meurent faute de recevoir les soins les plus élémentaires.

2. Protéger immédiatement les établissements et le personnel de santé. Exiger de la communauté internationale qu'elle applique les lois destinées à protéger les espaces et le personnel médicaux.

3. Mettre fin au blocus de Gaza. Ce siège, qui dure depuis des décennies, a transformé Gaza en une prison à ciel ouvert où même la survie est considérée comme un privilège et non comme un droit.

L'humanité ne peut pas faire semblant de ne pas voir.

La neutralité face à un génocide est une complicité. Chaque bombe qui frappe l'hôpital Kamal Adwan, chaque infirmière forcée de voir un enfant disparaître, chaque vie perdue à cause d'un traitement refusé nous met tous en accusation.
Le monde nous regarde. Va-t-il une fois de plus assister sans rien faire à l'effondrement d'un autre hôpital, à l'étouffement  d'un autre enfant, à l'extinction d'un autre espoir fragile ? Ou se lèvera-t-il enfin pour rétablir le caractère sacré de la vie et le droit universel à la santé ?

 

Passez à l'action !

    Signez cette pétition urgente concernant « Pas un autre hôpital ». https://ujoin.co/campaigns/3307/actions/public?action_id=4319

    Signez la pétition « No Child A Target-Internationa » https://ujoin.co/campaigns/3351/actions/public?action_id=4410

    Écrivez à vos représentant·es, suivez ce lien https://ujoin.co/campaigns/3331/actions/public?action_id=4369

    Partagez cet article avec au moins 10 personnes de votre réseau.

En solidarité et avec une profonde tristesse,


 

Médecins contre le génocide

The Palestine Mental Health Networks
(Afrique du Sud, Allemagne, Australie, Belgique, Canada, Chili, Egypte, Etats-Unis, France, Irak, Irlande, Jordanie, Liban, Palestine, Royaume-Uni, Suède, Turquie)

Source : https://mondoweiss.net/2024/12/humanity-must-not-look-away-a-call-to-protect-gazas-healthcare-system/


 


 

Kamal Adwan : l’innommable se déroule sous nos yeux,
nous ne devons pas laisser faire

https://blogs.mediapart.fr/

Le 21 décembre, le docteur Hussam Abu Safia de l’hôpital Kamal Adwan dans le nord de la bande de Gaza lançait un appel de détresse : « les patients et nous sommes en train de mourir de faim ».

Le ministère de la santé de Gaza confirmait : « l’occupant a lancé une attaque généralisée contre l’hôpital Kamal Adwan. Il exige une évacuation immédiate. Il menace les vies de 80 malades. Il a lancé un ultimatum alors que cet hôpital est le seul à pouvoir encore apporter des soins dans le nord de la bande de Gaza. »

Des robots et des drones assiègent l’hôpital. Un appel à l’aide a été lancé à l’OMS et à l’UNRWA. « Un départ des malades, c’est leur mort assurée. »

Il n’y a pas de caméras sur place. Le contact a été perdu avec l’équipe médicale. Les forces d’occupation empêchent l’arrivée de tout secours.


 

L’UJFP (Union Juive Française pour la Paix) lance un appel.

Faites connaître ces atrocités.

Mobilisez les médias, les associations, les politiques.

Il est inimaginable que ces crimes continuent de se dérouler sans qu’on puisse les arrêter.

Sauvons l’hôpital Kamal Adwan.
 

La Coordination nationale de l’UJFP, le 22 décembre 2024

mise en ligne le 24 déc 2024

À Mayotte, le soupçon de vies sacrifiées
après le cyclone Chido

Rémi Carayol sur www.mediapart.fr

Les habitants de l’île, notamment dans les bidonvilles, totalement rasés, ont attendu une semaine avant d’être aidés. Un tel délai interroge, en cette journée de deuil national : l’État a-t-il tout mis en œuvre pour sauver des vies ? 

Neuf jours après le passage dévastateur du cyclone Chido à Mayotte, et alors que la France a observé, ce lundi, une journée de deuil national, une question doit être posée : les autorités ont-elles tout mis en œuvre pour sauver les vies qui pouvaient l’être ? Autrement formulé : l’État français a-t-il laissé mourir des gens, et si oui, pourquoi ?

Selon le dernier bilan officiel du ministère de l’intérieur, Chido aurait fait 35 mort·es et 4 136 blessé·es, dont 124 en « urgence absolue ». Mais tout le monde s’accorde à dire que ce bilan n’est que provisoire. Le 15 décembre, trente heures après le passage du cyclone, le préfet de Mayotte, François-Xavier Bieuville, évoquait au conditionnel « plusieurs centaines de morts », peut-être « quelques milliers ».

Sur le terrain, les retours sont contradictoires : certains affirment que les habitant·es des quartiers les plus dévastés, des bidonvilles que l’on retrouve partout sur l’île, mais plus particulièrement en Petite-Terre et dans la périphérie de Mamoudzou, le chef-lieu, comptent peu de mort·es dans leur entourage, et qu’ils n’ont eux-mêmes pas vu de cadavres ; d’autres parlent d’une odeur insupportable de corps en putréfaction qui monte de ces quartiers, et s’étonnent du faible nombre d’hommes et de femmes qu’ils et elles y croisent.

Une chose est sûre : personne, dans ces quartiers précaires constitués de maisons de tôle, n’a vu de secouristes dans les jours qui ont suivi la tempête. Sur les hauteurs de Kaweni, là où se trouverait le plus grand bidonville de l’île (on estime sa population entre 15 000 et 20 000 habitant·es), les premiers secours sont arrivés samedi dernier, soit au bout d’une semaine. Même constat dans les principaux bidonvilles de la zone : Cavani, M’tsapere, Doujani, Majicavo, ou encore La Vigie en Petite-Terre. Et cela ne vaut pas que pour les quartiers les plus touchés : dans de nombreux villages, il a fallu attendre plusieurs jours pour voir les premiers secours arriver.

L’étonnement d’Emmanuel Macron

Comment expliquer cette absence en dépit du message alarmiste du préfet et des images terrifiantes montrant l’état de dévastation de ces habitations ? « Si on craint des centaines voire des milliers de morts, pourquoi on n’envoie pas en urgence des secours, pour les compter, mais aussi pour essayer de sauver les survivants ? » se demande une assistante sociale de Petite-Terre qui a requis l’anonymat.

Emmanuel Macron s’en est lui aussi étonné jeudi, à son arrivée à Mayotte. Interpellé par la députée Estelle Youssouffa, qui parlait d’une « population ensevelie sous les décombres », et qui constatait qu’il n’y avait « pas de sauveteurs » et que « personne [n’avait] pu aller dans les zones totalement rasées », le président s’est tourné vers le préfet : « Personne n’est passé ? » « Pour l’instant on n’y est pas encore monté pour des raisons d’urgence sur les choses vitales », a répondu le haut fonctionnaire.

Dans un contexte de dégâts généralisés, les autorités ont visiblement préféré s’occuper en priorité des zones stratégiques, telles que l’aéroport, l’hôpital ou les centres de commandement des opérations, tous en partie abîmés par les vents. De nombreux abris (des écoles notamment) ont également été touchés par le cyclone, les routes ont été obstruées, et tous les réseaux (d’eau, de téléphonie et d’électricité) ont été coupés.

Des fonctionnaires qui ont requis l’anonymat rappellent que les communications étaient difficiles, voire impossibles, et que les déplacements étaient très compliqués. Pour autant, la question d’aller explorer ces quartiers entièrement rasés afin de sauver les survivant·es ou de récupérer les cadavres s’est-elle posée ? Et si oui, pourquoi rien n’a été entrepris ?

Sollicitée par Mediapart, la préfecture n’a pas donné suite à nos questions. Le ministère de l’intérieur s’est contenté de préciser que « depuis le dégagement des principaux axes des arbres et débris divers qui obstruaient les voies, les secours de la sécurité civile, de la gendarmerie nationale et de la police nationale progressent en fonction du déblaiement, de l’accessibilité aux différents secteurs de l’île fortement impactés par le cyclone et dont l’accès peut parfois s’avérer délicat, ainsi qu’en fonction de l’arrivée progressive des renforts humains et matériels qui permet de compléter et renforcer, à chaque arrivée, les moyens déjà engagés ».

Équipe renouvelée, manque de moyens

Certes, les autorités, surprises par la puissance de Chido, ont été dépassées par les événements. « C’est le bordel le plus complet, rien n’a été anticipé », souligne un ancien haut fonctionnaire qui a été en poste à Mayotte et qui suit les événements de près aujourd’hui (il a requis l’anonymat). Il rappelle que l’équipe dirigeante de la préfecture est en grande partie constituée de « nouveaux ». Le préfet, qui était auparavant sous-préfet dans le nord de la France, est arrivé en février. Son directeur de cabinet aussi. Le secrétaire général, lui, n’a pris son poste qu’au début de ce mois, en provenance du ministère des armées. Son adjoint a à peine plus de bouteille : il n’est arrivé qu’en juin sur l’île.

Mais cette relative méconnaissance du territoire, qui a abouti à des ratés dans l’aide apportée aux sinistré·es à partir de jeudi, ne peut pas expliquer la raison pour laquelle la priorité n’a pas été donnée aux secours dans les quartiers les plus meurtris.

D’autres sources évoquent le peu de moyens dont disposent les autorités sur place. Les pompiers par exemple : en début d’année, on en comptait 577 à Mayotte (243 professionnels et 334 volontaires), soit beaucoup moins qu’à La Réunion (2 325), qu’en Guadeloupe (1 442), qu’en Guyane (1 027) ou que dans les autres Services d’incendie et de secours (SDIS) relevant de la même catégorie (C, moins de 400 000 habitant·es), où la moyenne nationale est de 1 447 sapeurs-pompiers. Ils disposaient en outre de moyens limités (19 engins de secours, contre 36 en Guyane et 49 en moyenne dans l’ensemble des SDIS de catégorie C).

Mais tout de même, pourquoi n’ont-ils pas été envoyés dans les quartiers les plus touchés ? Le siège du SDIS à Mayotte se trouve dans la zone commerciale de Kaweni, au pied du bidonville. Des renforts avaient en outre été envoyés avant le cyclone : 35 sapeurs-pompiers étaient venus de La Réunion, dont une équipe cynotechnique et des spécialistes de l’unité de sauvetage-déblaiement, et 70 militaires du 7e Régiment d’instruction et d’intervention de la Sécurité civile étaient venus du Var.

Des questions sur le déploiement des forces

Pourquoi n’y a-t-on pas envoyé non plus les policiers et les militaires ? Selon les chiffres du ministère de l’intérieur, avant le passage de Chido, la Police nationale comptait près de 770 agents sur l’île, et la gendarmerie 650. Le 16 décembre, la porte-parole de la gendarmerie nationale indiquait que 800 gendarmes étaient sur le terrain. Ils sont chargés de trois missions, précisait Laure Pezant sur France Info : « concourir aux secours », « éviter les troubles à l’ordre public [et] protéger les personnes et les biens », et enfin « reconnaître » et « dégager les axes ». Leur effectif a été porté à 1 200 les jours suivants (et à 850 policiers). Mais dans les bidonvilles et dans nombre de villages, personne ne les a vus « concourir aux secours ».

Le Détachement de la Légion étrangère de Mayotte (DLEM), fort de 300 soldats basés en Petite-Terre, aurait également pu participer aux secours, de même que les quelque 800 volontaires du Régiment du service militaire adapté (RSMA), qui est basé dans le centre de la Grande-Terre, à Combani. Sur les réseaux sociaux et dans les reportages, on les a vus distribuer de l’eau et de la nourriture à partir de vendredi. Mais avant, où étaient-ils ?

Outre les communications rendues quasi impossibles, des fonctionnaires évoquent la difficulté de se déplacer, notamment dans les bidonvilles : situés sur des collines escarpées, ils ne disposent pas de routes viables et sont donc inaccessibles pour les véhicules. Mais s’y rendre à pied n’est pas impossible. Le bidonville de Kaweni se trouve à un petit kilomètre à vol d’oiseau de la préfecture, et plus près encore de la principale caserne de pompiers. Quant au quartier de la Vigie, il est situé à quelques centaines de mètres seulement du camp militaire de la Légion étrangère.

Sécurité ou « négligence assumée » ?

Une autre raison est avancée : la sécurité des secours. Les pompiers et les forces de l’ordre sont régulièrement pris à partie par des jeunes dans ces quartiers. « S’y rendre sans protection peut être dangereux », souligne un fonctionnaire.

Les habitant·es de ces quartiers, dont une majorité sont des Comorien·nes originaires des autres îles et dont beaucoup ne disposent pas de papiers français, ont-ils été sacrifiés par la France en raison de leur situation administrative ? Jean-François Corty, le président de Médecins du Monde s’interroge : est-ce « une question de moyens » ou peut-on parler d’une « négligence assumée » ? Il admet que la situation n’était pas simple à gérer, que l’accès de ces quartiers est compliqué, que se posent des questions de sécurité, et que la priorité, dans cette situation, va aux blessé·es plutôt qu’aux mort·es.

« Dans ce genre de catastrophe, il n’y a pas souvent de blessés, et beaucoup plus de morts », souligne-t-il. Mais il rappelle que « ces populations sont négligées depuis des années », et que les bidonvilles de Mayotte « n’ont jamais été une priorité ».

Priorité aux blessé·es : c’est aussi ce qu’a défendu Estelle Youssouffa ce lundi matin sur France Inter. Il fallait « sauver les survivants », a-t-elle soutenu, or « dans les bidonvilles, il n’y a a priori plus âme qui vive ». Le problème est qu’on n’en sait rien, puisque personne n’y est allé avant ce samedi. Ce postulat de départ – ils et elles sont tous et toutes mort·es –, qui ne repose sur aucun élément concret, renvoie à la notion de peuples sacrifiés et transformés en « morts vivants », développée par le philosophe Achille Mbembe il y a quelques années dans un essai intitulé Nécropolitique.

Depuis des années, celles et ceux que l’on appelle « les clandestins » à Mayotte, qui vivent essentiellement dans les bidonvilles, font figure de « morts vivants » dont la vie ne compte pas, ou si peu aux yeux des autorités et des élu·es. « À Mayotte, la gestion de la migration révèle un nécropouvoir en ce qu’elle expose à la mort et détermine les conditions pour la vie en produisant l’illégalité d’une partie importante de la population de l’île », soulignait la chercheuse Nina Sahraoui dans un article publié en 2020. Elle évoquait notamment le cas des milliers de personnes qui ont péri dans la traversée entre Anjouan et Mayotte (70 km).

S’il n’existe aucune donnée fiable sur le sujet, on estime à plus de 10 000 le nombre de personnes disparues dans ce bras de mer entre 1995 (date de mise en place d’un visa entre Mayotte et les autres îles de l’archipel) et aujourd’hui. Certains vont jusqu’à avancer le chiffre de 30 000. Mais ces morts, qui sont liées à la politique répressive mise en place depuis une trentaine d’années par la France, sont souvent évacuées par les pouvoirs publics. Comme si elles ne comptaient pas.

Et il pourrait en être de même avec Chido où, après n’avoir pas pu (ou essayé de) sauver des vies, l’État pourrait être tenté d’ignorer les morts. Depuis plusieurs jours, les autorités laissent entendre qu’on ne saura probablement jamais combien de personnes le cyclone a tuées, arguant notamment du fait que des enterrements clandestins ont probablement déjà eu lieu. « Le bilan humain sera-t-il connu ? On n’est pas capable de le dire », a lancé dimanche soir le ministre démissionnaire chargé des outre-mer, François-Noël Buffet.

Encore une fois : on ne sait pas jusqu’à quel point l’État a failli. Mais le silence des autorités sur l’affectation des secours et les choix effectués est insupportable.

mise en ligne le 23 décembre 2024

Syrie : « vers un désastre humanitaire » après la chute du régime
de Bachar Al Assad

Lucas Lazo sur www.humanite.fr

Au nord-est de la Syrie, les autorités kurdes sont dépassées par l’afflux des plus de 100 000 déplacés qui ont fui les enclaves kurdes de Shahbah et Tal Rifaat dans la province d’Alep, assaillies par les milices affiliées à la Turquie en marge de l’offensive qui a conduit à la chute du régime de Bachar Al Assad. Plusieurs milliers d’entre elles ont trouvé refuge à Raqqa, d’autres ont préféré poursuivre vers Kobané, menacé par une offensive militaire de la Turquie et ses mercenaires. L’hiver rigoureux et la guerre font peser la menace d’une crise humanitaire d’ampleur sur ces populations vulnérables et déjà multidéplacées par les conflits.

D’une main tremblante, Zinab s’entête à raviver un poêle qui ne parviendra pas à réchauffer la pièce. De l’autre, elle sèche les larmes d’Amira, sa fille de 4 ans : « Elle n’arrête pas de pleurer depuis que nous sommes arrivés ici, elle m’implore de rentrer à Shahbah. » Mais c’est impossible. Avec sa mère et ses enfants, Zinab a fui, début décembre, les persécutions de l’Armée nationale syrienne (ANS), un groupe armé soutenu par la Turquie, contre les populations civiles kurdes, pour échouer dans les entrailles glaciales du stade de Raqqa.

Torture

Deux pupitres d’écoliers fatigués ont été abandonnés sur une travée du stade. C’est là que Foza Hammoud, responsable d’une association locale, a scrupuleusement recensé une grande partie des 5 000 familles déplacées et passées par l’enceinte sportive de Raqqa pour être enregistrées, avant qu’elles ne soient redirigées vers les écoles de la ville, toutes fermées pour les accueillir. Elle revient chaque jour pour s’assurer que Zinab et les sept familles qui n’ont pas eu la force de repartir, épuisées par une fuite éprouvante, ne manquent de rien. Foza laisse échapper un soupir : « Mais elles manquent de tout, de fioul pour se chauffer, de nourriture, d’eau minérale… ». Elle suit du regard les bambins qui se chamaillent les pieds nus dans leurs sandales de plastique : « … et de vêtements pour l’hiver. » Dans le vestiaire aux murs défraîchis, les quatre enfants de Zinab se serrent les uns contre les autres, abrités sous une couverture. Les yeux creusés par les cernes, elle les regarde un à un, comme pour les compter : « Ils étaient cinq… Nour est mort de froid sur la route, il avait quatre mois et demi. » Dans un murmure à peine audible, la mère ressasse « quatre mois et demi ».

Tout doucement, Zinab déroule le fil de leur exil. D’abord, la fuite précipitée d’Afrin, une ville frontalière de la Turquie au nord-ouest de la Syrie, en 2018, attaquée et occupée par les mercenaires de l’ANS. Puis ce matin du 30 novembre 2024 où les rumeurs de la guerre se sont de nouveau glissées dans leur vie. L’offensive éclair sur la ville d’Alep conduite par les islamistes d’Hayat Tahrir al-Cham (HTC), avant de descendre sur Damas, a entraîné dans son sillage les combattants soutenus par la Turquie de l’ANS qui se sont emparés des territoires où s’étaient réfugiés les déplacés d’Afrin : Shahbah et Tal Rifaat. « Il a fallu tout abandonner et partir, à nouveau. Nous n’avions pas de voiture, alors pendant trois jours nous avons marché. Il faisait froid, nous n’avions rien à manger, pas de lait pour les bébés », témoigne Zinab. Un périple qui les conduit jusqu’au stade de Raqqa, de sinistre mémoire : les vestiaires sous les gradins dans lesquels s’est abritée la famille ont servi de centre de détention et de torture à l’« État islamique » de 2014 à 2017, avant la libération de la ville par les forces kurdes appuyées par la coalition internationale.

« L’enfer »

Zinab ne sait pas combien de temps elle pourra tenir dans ces conditions. Ses mains gercées fouillent dans un carton éventré qui traîne dans un recoin de la pièce. L’inventaire de ce qu’il lui reste la préoccupe : « Un peu de riz, des pâtes, et c’est à peu près tout, mais où voulez-vous qu’on aille ? » En dépit des efforts des autorités qui ont ouvert 70 centres d’accueil d’urgence, l’ONG NES Forum, en charge de la coordination de l’aide humanitaire dans la région, alerte sur une situation critique à Raqqa.

Les responsables du Croissant-Rouge kurde sont submergés par les arrivées et de nombreuses familles sont contraintes de chercher un refuge ailleurs, à Hassakeh, à Kamechliyé, ou à Kobané. Dans un grincement métallique, les grilles du stade de Raqqa s’ouvrent pour laisser passer un taxi jauni et chargé de ballots. En surgit une femme qui manque de s’effondrer d’épuisement. Elle revient de Kobané : « C’était l’enfer là-bas. »

Désastre

Dans les couloirs de l’hôpital de Kobané, des familles patientent à même le sol, transies de froid malgré d’épaisses couvertures. Huzar Muhammad Ali, le directeur du centre de santé, est démuni : les attaques de l’ANS sur la ville de Manbij et les tirs d’artillerie sur le pont de Qere Qozaq qui la relie à Kobané ont coupé la ligne d’approvisionnement de la ville. « Si cette situation est amenée à perdurer, nous devrons fermer l’hôpital », confie-t-il avec amertume en parcourant les salles de soins, avant d’énumérer : « Depuis deux jours, nous manquons de tout, d’anticoagulants, de traitements pour les maladies cardiaques… » Huzar est bien conscient que plusieurs centaines de familles réfugiées de Shahbah se sont installées en périphérie de la ville dans une concession automobile abandonnée. Il ouvre grand les mains pour souligner son impuissance : « Que voulez qu’on fasse ? Nous avons bien essayé d’ouvrir un centre d’urgence pour les prendre en charge, mais à l’hôpital, nous recevons déjà les victimes civiles des bombardements. Et avec le front à 20 kilomètres, les autorités ont fini par envoyer le personnel médical disponible en soutien des combattants. Nous nous dirigeons vers un désastre humanitaire. »

Des gamins abasourdis par le froid s’amusent à rebondir sur les amortisseurs d’une carcasse de voiture. Emmitouflé dans son long manteau de laine, Mustafa fait les cent pas devant le rideau de fer rouillé et désespérément clos de ce qui fut brièvement, peut-être, le centre d’urgence. Il répète inlassablement, comme si cela allait suffire à faire venir quelqu’un, n’importe qui : « J’ai besoin de médicaments pour ma fille. » Il poursuit, comme pour se justifier de la situation : « Il y avait trop de monde à Raqqa, nous avons préféré venir ici à Kobané, nous pensions que nous serions accueillis par des ONG. »

Autour de lui, des amas de silhouettes éparses se réchauffent en mettant le feu à des bâches de plastique. Pas de trace d’ONG. Les familles ont investi les guichets délaissés d’un vieux marché aux voitures d’occasion. Mustafa pousse la porte – une couverture fixée au chambranle – de son abri, découvrant une pièce nue. Il y a bien trois matelas contre un mur, mais ils sont dix-sept membres de sa famille à occuper l’espace. Sur le rebord de la fenêtre, deux petites fioles de sirop à moitié vide tiennent en équilibre. D’un ample geste de la main, Mustafa embrasse la pièce : « C’est la troisième fois que j’abandonne mon foyer, mais là, c’est de loin la pire. »


 


 

« On ne sait pas ce qui va se passer après, surtout s’ils islamisent tout » : des Arméniens aux Alaouites, les minorités syriennes dans le doute

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

À la veille de Noël, les chrétiens d’Alep, qui se réjouissent du départ du clan Assad, s’interrogent sur les décisions du nouveau pouvoir à leur égard. Dans les montagnes alaouites, les musulmans aussi observent avec peur la mise en place des premières mesures qui ne donnent aucun gage de dialogue réel au-delà des déclarations.

Alep, Homs, montagnes druzes (Syrie), envoyé spécial.

Elle est encore là et domine toujours la ville. Un symbole, un emblème pour les habitants d’Alep qui, toutes générations confondues, l’ont toujours vue sur ce promontoire, comme un signe rassurant. La citadelle. Cette fortification qui a traversé les âges appartient à tout le monde.

À l’instar de toutes les communautés, notamment arménienne, qui peuplent la ville depuis des centaines d’années, voire plus. Elle a failli s’écrouler lors des rudes combats qui ont détruit et divisé la cité entre 2012 et 2016. Les souks avoisinants ont disparu sous les flammes. Les échanges de tirs – armes automatiques ou mortiers – violaient ses murs. À l’est, les djihadistes appliquaient leur loi religieuse, à l’ouest le gouvernement de Damas imposait son ordre. Et pourtant, la citadelle est toujours là, pilier de dignité.

Alep, première ville prise par le HTC

Un nouveau drapeau flotte, accroché à la rocaille, balayant celui de l’ancien régime que personne ou presque ne regrette. Des centaines de Syriens reviennent flâner sur l’esplanade en contrebas. Des familles entières profitent de ce moment, déambulant, heureuses, sans peur.

Les enfants tirent leur père par la manche pour une barbe à papa. Les jeunes filles, bras dessus bras dessous, avec ou sans voile, lunettes aux montures épaisses sur le nez, marchent en rigolant. Des garçons les observent l’air de rien, sourire aux lèvres. La lumière est voilée – c’est l’hiver –, mais le soleil – et avec lui, la vie – brille à nouveau. Peu importe que des hommes, un semblant de treillis sur le dos, une arme en bandoulière, se tiennent là, tranquillement. Ravis de se prendre en photo, ils se reposent sur le rude escalier qui mène à l’enceinte fortifiée.

Deuxième ville la plus importante de Syrie, Alep est la première à être tombée aux mains des groupes islamistes regroupés au sein du Hayat Tahrir al-Cham (HTC) lors de l’offensive lancée le 27 novembre. Personne n’a compris ce qui se passait.

Mais tout le monde s’est méfié. Ceux qui, à l’est, avaient subi le joug de ces mêmes hommes regroupés ensuite à Idleb (« dès qu’ils mettaient la main sur un objet ou une femme, ils s’en saisissaient », se rappelait une Alépoise rencontrée par l’Humanité en 2016) et ceux qui, soulagés de la chute du clan Assad, envisagent l’avenir avec crainte. C’est le cas des minorités ne faisant pas partie de la majorité musulmane sunnite. Les chiites, les Kurdes et les chrétiens. Parmi ces derniers, les Arméniens sont particulièrement inquiets.

Dans le restaurant qui leur sert également de club, l’accueil est chaleureux. Un sapin de Noël décoré de boules et de cloches dorées rajoute à l’atmosphère apaisée et rappelle la période particulière pour les chrétiens. Mais les visages se ferment lorsque les questions surgissent et parlent sous le couvert de l’anonymat.

L’anniversaire organisé est joyeux, mais plus d’arak ni de cognac arménien contrairement à l’habitude. Les magasins qui vendaient de l’alcool ont placé en vitrine des bouteilles d’eau et de soda. À l’intérieur, les étagères sont vides. Dans le grand parc, la statue d’Abou Firas Al Hamdani, surnommé « le poète d’Alep », a été recouverte d’une bâche.

Le HTC essaye de donner des garanties

Les Arméniens, eux, ne sont pas certains que « rien ne peut être pire que ce qu’on a connu ». Non pas qu’ils développent une quelconque nostalgie mais ils s’interrogent sur leur statut dans la Syrie de demain. Personne ne veut donner son nom. Comme ce commerçant – carrure de lutteur, yeux vifs – qui se réjouit de ne plus avoir à verser des sommes astronomiques aux tenants du parti Baas, celui de Bachar Al Assad. Il peut, enfin, vendre tranquillement ses pièces détachées pour automobiles.

« J’ai rencontré les responsables du HTC, ils m’ont dit qu’ils pensaient prendre seulement Alep et Hama (une ville plus au sud sur la route de Damas – NDLR). Pour moi, cela signifie qu’ils ne sont pas assez nombreux pour tout contrôler », assure-t-il. Il montre une vidéo de tombes chrétiennes saccagées à Hama. Depuis, des rencontres ont eu lieu entre les nouvelles autorités et les représentants de la communauté arménienne, décidant notamment de patrouilles de surveillance communes.

Monseigneur Magar Achkarian, archevêque d’Alep, du nord de la Syrie et de la zone côtière, se veut rassurant. Avec un ton de diplomate aguerri, il explique à l’Humanité que « les responsables du HTC – des gens d’Alep qui sont partis à Idleb – nous ont dit que tout allait prendre du temps, qu’il fallait des efforts communs ». Lors d’une rencontre avec les onze communautés, le HTC a donné des garanties, assure l’archevêque.

« Nous avons bien sûr peur qu’on nous impose une loi islamique notamment dans les écoles avec la séparation des filles et des garçons, mais on nous dit que cela ne se passera pas. » Il dit espérer « une nouvelle Constitution qui respectera les droits et les obligations de toutes les communautés, sans discrimination ». La nomination comme gouverneur d’Alep de Fawwaz Hilal, l’ancien premier ministre du gouvernement de salut à Idleb, régi par la loi islamique, ne rassure guère.

« Nous, les femmes, devons toujours combattre pour nos droits »

Rassurée, cette professeur de mathématiques rencontrée à Alep, ne l’est pas. Appelons-la Araxie pour, à sa demande, protéger son identité. Mariée, mère d’un garçon et d’une fille, elle répond sans détour : « Quand ils sont arrivés, j’ai immédiatement pensé au statut des femmes. »

Elle poursuit : « C’est normal, car nous, les femmes, nous devons toujours combattre pour nos droits et nos libertés. Nous avons peur qu’on nous retire le peu que nous ayons. » Elle précise que, « pour l’instant, personne ne nous interdit de travailler mais on ne sait pas ce qui va se passer après, surtout s’ils islamisent tout ».

Elle évoque des « petites choses qui se passent » comme ces étudiantes qui sortent de cours à qui on demande de se couvrir la tête et « les élèves inquiets, pas concentrés. Celles qui ont 12 ans se demandent comment elles vont vivre si on les oblige à porter le voile ». Beaucoup de parents interdisent à leurs enfants de sortir, assure Araxie.

Une juge témoigne de l’interdiction qui lui est faite, à cause de son genre, de continuer à exercer sa fonction jusqu’au début du mois de janvier. Elle a dû remplir un questionnaire d’évaluation et ne sait pas si elle pourra continuer à travailler. Les avocates seraient dans le même cas de figure. Et tous les personnels se demandent si les non-musulmans seront toujours intégrés dans le système judiciaire.

C’est d’autant plus inquiétant que la nouvelle autorité centrale ne donne pas d’indications. Dans la ville de Homs, le nouveau procureur a assuré que rien ne changerait. En revanche, le porte-parole du gouvernement récemment nommé, Obeida Arnaout, a affirmé : « Une femme est un élément important et honoré de la société, mais ses tâches doivent être en adéquation avec les rôles qu’elle peut jouer. »

La peur des Alaouites associés au clan Assad

Dans les montagnes alaouites (Jabâl al-Ansariya), qui s’étendent en Syrie comme une épine dorsale, on scrute avec appréhension ce qui est en train de se passer. Les Alaouites composent de 10 à 12 % de la population syrienne et sont répartis dans les villes de Lattaquié, Jablé, Banias, Tartous et dans des centaines de villages de montagne. C’est dans l’un d’eux que nous sommes reçus, où l’électricité ne parvient pas.

Dans sa maison, Habib, retraité de la compagnie des eaux, vit chichement. Une pièce unique aux murs laiteux. Quelques matelas en guise de péristyle et une table basse en bois. Il prépare son fume-cigarettes et avale une longue bouffée. Son épouse, Nada, sert le thé. Les gens du village sont là aussi, s’entassant dans la pièce où trône un pauvre poêle. Des familles qui tentent de survivre entre l’agriculture pour certains et la fonction publique pour d’autres. Hassan, le moukhtar (représentant de la communauté) est assis sur une chaise, attentif et ironique. « Ici, on cultive des rochers », lâche-t-il sarcastique.

Mohammad, 30 ans, prend d’abord la parole pour expliquer que les Alaouites ont été manipulés par la famille Assad, le père, Hafez, puis le fils, Bachar. Ils ont servi de chair à canon et des milliers d’entre eux ont croupi, voire sont morts dans les sinistres prisons du pays. « Si une personnalité émergeait de chez nous hors du cercle Assad, elle était exilée, emprisonnée ou étouffée. »

Une réalité méconnue et, pourtant, cette communauté est amalgamée au pouvoir qui a régné sur la Syrie pendant un demi-siècle parce que la famille Assad en est issue. « Aujourd’hui, notre peur est existentielle », note Mohammad. Comme les Arméniens, les Alaouites ont reçu des paroles d’apaisement du nouveau pouvoir, « mais, pour l’instant, ce ne sont que des mots. Le gouvernement actuel n’est composé que de membres du HTC, tous venus d’Idleb, tous sunnites et anciens du Front al-Nosra qui était lié à al-Qaida ».

Un dialogue national nécessaire

Leur grande crainte est une possible instauration de la charia. Le nouvel homme fort de la Syrie, Ahmed Al Charaa, ne confirme ni n’infirme cette idée. Mais, à Alep, une banderole a été déployée sur laquelle est inscrite une déclaration du ministre de la Justice, ancien juge religieux, Mohammad Alwaysi, qui vante la « vraie religion et sa noble charia ».

Comme pour brouiller les pistes, une autre banderole, au même endroit, cite le premier ministre qui, lui, parle « du peuple d’Alep ». Ce qui donne toute sa dimension à cette affirmation de Mohammad l’Alaouite : « Nous sommes prêts à nous battre pour empêcher qu’une religion prenne le dessus sur les autres. Nous travaillons à la constitution d’un front d’opposition face à des décisions imposées. » Il appelle de ses vœux un dialogue national « pour rassembler toutes les composantes de la société syrienne ». Une idée qui, en Syrie, fait son chemin.

À Alep comme à Homs et Damas, des sapins lumineux célèbrent néanmoins Noël « qui sera un peu triste », regrette Magar Achkarian, l’archevêque d’Alep. « Surtout à cause de la situation économique des gens. En tant que chrétiens, nous n’avons pas le droit de baisser les bras. La paix, la joie et l’égalité doivent s’installer partout. » Certains habitants ne cachent pas que, cette année, ils ne savent pas s’ils assisteront à la messe de minuit.


 


 

« Il n’y a pas de place pour le YPG-PKK dans l’avenir de la Syrie » : à Damas, les Kurdes directement menacés par la Turquie

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Le ministre turc des Affaires étrangères, présent à Damas aux côtés du nouvel homme fort Ahmed Al Charaa (ex-Abou Mohammed Al Joulani), s’est comporté comme le représentant d’une puissance tutélaire. L’objectif affiché : en finir avec les combattants kurdes.

Damas (Syrie), envoyé spécial.

C’est sans doute la rencontre la plus importante de ces derniers jours pour Ahmed Al Charaa, le chef de Hayat Tahrir al-Cham (HTC). Il a laissé tomber son nom de guerre – Abou Mohammed Al Joulani – et troqué son treillis pour un costume et, pour la première fois, une cravate.

Si, le 22 décembre, il a mis les petits plats dans les grands, c’est qu’il recevait celui qui a pratiquement été son mentor politique et représentant de la puissance tutélaire turque, Hakan Fidan. Aujourd’hui ministre des Affaires étrangères, ce dernier a longtemps été à la tête du MIT, les services de renseignements. À ce titre, il avait une relation privilégiée avec Al Charaa, y compris quand celui-ci frayait avec Daech et al-Qaida.

Les forces de protection kurdes visées par le HTC

À l’issue de leur entretien, les deux hommes ont tenu une conférence de presse assez déconcertante tant leurs rôles semblaient inversés. Ahmad Al Charaa a ainsi déclaré que son administration travaillait à la protection des minorités, soulignant l’importance de la « coexistence » dans ce pays multiethnique et multiconfessionnel.

Depuis deux semaines et la chute du régime baasiste, rien n’a encore été entrepris en ce sens : l’intérim n’est absolument pas inclusif et il se refuse à toute application de la résolution 2254 pour une transition du Conseil de sécurité de l’ONU.

Le dirigeant du HTC a eu cette phrase étonnante : « Nous nous efforçons de protéger les confessions et les minorités contre tout conflit entre elles », et contre les acteurs « extérieurs » qui tentent d’exploiter la situation « pour provoquer une discorde sectaire ». Il a également fait savoir que « la logique de l’État est différente de celle de la révolution, et nous ne permettrons pas la présence de toute arme échappant au contrôle de l’État ».

Une attaque claire envers les YPG

Si cela concerne tous les groupes armés du pays – y compris ceux de son propre camp, djihadistes massacreurs, qu’il entend intégrer dans une nouvelle armée nationale – il vise avant tout les forces de protection kurdes (YPG). Ces dernières avaient payé un lourd tribut dans la lutte contre l’État islamique et gardent toujours les combattants de Daech dans les camps de prisonniers.

Elles se trouvent désormais totalement abandonnées y compris par l’Union européenne (UE) et surtout les États-Unis. Pourtant, le secrétaire d’État américain Antony Blinken a averti que le groupe islamiste tenterait de rétablir ses forces au cours de cette période.

Hakan Fidan n’a pas fait le déplacement à Damas pour rien. Alors qu’un journaliste lui demandait si la Turquie allait opérer une offensive dans le nord de la Syrie, c’est-à-dire en pays kurde, il a eu cette réponse dénuée d’ambiguïté : « Les YPG volent les ressources énergétiques du peuple syrien. Les YPG doivent être placés dans une position où ils ne menacent plus l’unité de la Syrie. Il n’y a pas de place pour le YPG-PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan – NDLR) dans l’avenir de la Syrie. Les YPG doivent se dissoudre au plus vite. Ce n’est pas le moment d’attendre et de voir. Nous devons agir immédiatement. »

Pour bien marquer sa puissance, le représentant d’Ankara, dont les troupes stationnent en Syrie, a ajouté : « L’intégrité territoriale de la Syrie n’est pas négociable. »


 


 

« Nous voulons la démocratie, pas un État religieux » : dans les rues de Damas, la revendication des femmes

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Une centaine de Syriennes se sont rassemblées dans le centre de la capitale pour faire valoir leurs droits et exiger d’être associées aux décisions concernant l’avenir, notamment sur la nature du régime. Elles refusent toute référence religieuse.

Damas (Syrie), envoyé spécial.

La Syrie vit une période assez exceptionnelle. Il n’est qu’à parcourir les rues de la capitale ou de n’importe quelle autre ville du pays pour s’en rendre compte. C’est l’effervescence. La parole se libère deux semaines après la dislocation du régime pour préparer l’avenir. Les initiatives se multiplient, encore embryonnaires mais suffisamment médiatisées pour alerter les nouvelles autorités.

La semaine dernière, un monteur de cinéma, Rami Nedal, a lancé sur Facebook l’idée d’une rencontre pour discuter sans tabou de toutes les questions. Le lendemain, des centaines de personnes se sont rassemblées sur la place des Omeyyades en scandant : « Nous voulons la démocratie, pas un État religieux », « La religion est à Dieu et la nation à tous », « La Syrie, État libre et séculier ». Seuls quelques combattants armés, certains cagoulés, étaient présents sur le lieu de la manifestation, déambulant parmi les protestataires.

Pour un État libre et sans la charia

Le 22 décembre, les femmes se sont également rassemblées en plein centre-ville. « Nous prenons les devants pour protéger les femmes syriennes », explique à l’Humanité Diana Jabbour, scénariste et l’une des organisatrices du rassemblement. « Si nous ne participons pas maintenant, nous n’aurons aucun rôle. » Un sentiment partagé par Saman Adouan, plasticienne.

« Nous ne voulons pas de la charia comme inspiratrice des lois et que l’État soit confessionnel », souligne-t-elle en ajoutant : « Le droit des femmes n’est pas seulement vestimentaire, il est beaucoup plus profond. »

Reste à savoir combien de temps le pouvoir issu des mouvances djihadistes tolérera ce type de manifestations. Mais cette prise de conscience multiple pourrait compliquer le dessein d’Ahmed Al Charaa, de facto à la tête du pays.

    mise en ligne le 22 décembre 2024

Ukraine-Russie :
vers des négociations, enfin ?

Par Francis Wurtz, député honoraire du parlement européen sur www.humanite.fr

Les négociations de paix en Ukraine « commenceront peut-être en hiver cette année » ! C’est le premier ministre polonais, Donald Tusk, le plus proche allié de Kiev – et futur président du Conseil européen durant le premier semestre 2025 – qui l’a annoncé le 10 décembre dernier. Poutine, de son côté, affirme que « si un souhait de négocier émerge, nous ne refuserons pas ». C’est encourageant, même s’il y a encore loin de la coupe aux lèvres !

Ainsi, le président Zelensky a accompagné son accord pour un cessez-le-feu de l’exigence de voir « placer sous le parapluie de l’Otan le territoire ukrainien que nous contrôlons ». Or, de son côté, Vladimir Poutine conditionne d’éventuels pourparlers au fait que ceux-ci se fondent « sur les documents sur lesquels on s’était entendus à Istanbul » au printemps 2022. De quel compromis russo-ukrainien s’agit-il ? Selon le quotidien allemand « Die Welt », il s’agirait d’un projet d’accord établi le 15 avril 2022 entre les deux belligérants, prévoyant, à l’époque, notamment… « une neutralité permanente » de l’Ukraine (1) .

L’autre enjeu crucial d’une telle négociation est naturellement le statut futur des territoires occupés par l’armée russe : le Donbass, voire la Crimée, reviendront-ils sous souveraineté ukrainienne ? Le réalisme de cette perspective divise désormais le « camp occidental ». Si Zelensky dit, aujourd’hui, penser pouvoir recouvrer la souveraineté ukrainienne de tous ces territoires « par la voie diplomatique », ses alliés semblent beaucoup plus dubitatifs. « On peut espérer que Trump refusera de se ranger aux exigences de Poutine (…). Mais il faut se confronter au réel », estime, par exemple, un collectif d’anciens diplomates français (2). Sous-entendu : l’Ukraine ne récupérera pas les territoires conquis par Moscou.

Une telle issue n’était pas fatale ! Il faut le répéter pour contribuer à tirer les bonnes leçons de l’épouvantable tragédie que représente cette guerre : une solution politique conforme au droit international était possible il y a plus de deux ans. Et aurait épargné des dizaines de milliers de victimes. Le chef d’état-major général des armées des États-Unis de l’époque, le général Mark Milley en personne, déclarait le 16 novembre 2022 : « La probabilité d’une victoire militaire ukrainienne, consistant à chasser les Russes de toute l’Ukraine (…) n’est pas élevée. » En revanche, « Il peut y avoir une solution politique, où, politiquement, les Russes se retirent : c’est possible ! » (3). Le plus haut gradé des militaires américains prenait ainsi le contrepied du chef du Pentagone, le général Austin, dur parmi les durs, qui, quelques mois auparavant, lors d’une visite éclair à Kiev, avait défendu le principe de l’escalade militaire : « Les Ukrainiens peuvent gagner s’ils ont les bons équipements et le bon soutien », avait-il lancé, ajoutant : « Nous voulons voir la Russie affaiblie. » (4). Joe Biden optera pour la ligne dure, les dirigeants européens également, certains même avec zèle !

Ainsi a-t-on appris que, dès le 15 avril 2022, après les premiers pourparlers russo-ukrainiens évoqués plus haut, qui visaient précisément à avancer sur la voie d’une solution politique, l’aile dure des dirigeants européens s’était mise en branle. Aux dires de Poutine, le premier ministre britannique, Boris Johnson, se précipita à Kiev pour pousser l’exécutif ukrainien à refuser cette voie, au profit de la recherche d’une victoire militaire. Johnson a démenti cet épisode embarrassant, mais… le chef de la délégation ukrainienne, Davyd Arakhamia, l’a confirmé (5). Même si cela ne change rien à la responsabilité russe dans l’agression contre l’Ukraine, il faudra, le moment venu, approfondir la réflexion sur tous les enchaînements qui ont marqué et marquent encore le désastre de cette guerre. Dans l’immédiat, rien ne doit compromettre le cessez-le-feu espéré.

Notes :

(1) « Die Welt » (mai 2024)

(2) Tribune « Guerre en Ukraine : l’affrontement sanglant doit prendre fin » (« le Monde », 9 décembre 2024)

(3) « Ouest-France », 20 novembre 2022

(4) « L’Orient-le Jour », 25 avril 2022

(5) Conférence de presse de Davyd Arakhamia, novembre 2023

     mise en ligne le 21 décembre 2024

Isabelle Defourny (MSF) :
« Il y a vraisemblablement
un génocide en cours
à Gaza »

Justine Brabant sur www.mediapart.fr

Après Amnesty International, deux autres grandes organisations non gouvernementales, dont Médecins sans frontières, ont décidé d’évoquer publiquement et en des termes explicites la possibilité d’un génocide à Gaza. La présidente de MSF, Isabelle Defourny, revient sur ce choix.

En publiant, en décembre, un rapport qui concluait que « les autorités israéliennes commett[ai]ent un crime de génocide contre la population palestinienne de Gaza », l’organisation de défense des droits humains Amnesty International avait exprimé un regret : être parmi les seules à assumer de poser ces mots.

L’organisation y déplorait la « vaste résistance et hésitation, surtout parmi les autres États, à conclure à l’intention génocidaire en ce qui concerne le comportement d’Israël à Gaza ».

Les lignes pourraient être en train de bouger à ce sujet. Pas tant au niveau des États que dans d’autres grandes ONG internationales, qu’elles soient spécialisées dans la défense des droits humains ou dans l’aide médicale d’urgence. Deux d’entre elles ont publié ces derniers jours des documents employant des termes, non pas similaires, mais comparables, afin de qualifier les actions menées par les autorités israéliennes à Gaza depuis plus d’un an.

Le 19 décembre, l’organisation de défense des droits humains Human Rights Watch (HRW) a publié un rapport estimant qu’« Israël commet[tait] le crime d’extermination et des actes de génocide à Gaza ». L’ONG tire ces conclusions d’un travail approfondi sur l’accès à l’eau, où elle détaille comment les autorités israéliennes « priv[e]nt intentionnellement les civils palestiniens d’un accès adéquat à l’eau à Gaza – ce qui a causé des milliers de morts », et « menace la survie des habitants » de l’enclave.

La veille, l’organisation humanitaire Médecins sans frontières (MSF) dénonçait, elle, la « campagne de destruction totale menée par Israël » à Gaza, et expliquait que ce que ses équipes médicales observaient sur place « correspond[ait] aux descriptions d’un nombre croissant d’experts juridiques et d’organisations qui concluent qu’un génocide est en cours » dans l’enclave.

Ces déclarations s’appuient sur un rapport publié par MSF, intitulé « Gaza : la vie dans un piège mortel », qui revient sur un an d’opérations militaires israéliennes dans l’enclave et sur leurs conséquences, en particulier les attaques contre des civils, la destruction du système de santé gazaoui et l’obstruction de l’aide humanitaire.

Jusqu’à aujourd’hui, jamais l’organisation n’avait parlé de la possibilité d’un génocide aussi clairement et publiquement. Isabelle Defourny, médecin et présidente de MSF France, revient pour Mediapart sur le choix d’employer ces mots.

Mediapart : Qu’est-ce qui a conduit votre organisation à cette prise de parole publique, la plus explicite à ce jour de MSF concernant la possibilité d’un génocide commis par Israël à Gaza ?

Isabelle Defourny : Nous sommes présents à Gaza depuis quatorze mois. Dès le début, nous avons appelé (avec beaucoup d’autres) au cessez-le-feu. À partir de janvier 2024, nous nous sommes appuyés sur l’ordonnance de la Cour internationale de justice, qui a ordonné à Israël et aux autres États de prendre toutes les mesures pour éviter un génocide, pour appeler à cesser les livraisons armes, et dire à ces États qu’ils prenaient le risque d’être complices de ce qui pourrait être qualifié un jour de génocide.

Il y a plusieurs mois, nous nous sommes dit que nous voulions produire un rapport portant sur une année de présence à Gaza. L’objectif n’était pas de prouver ou non l’existence d’un génocide. Ce n’était pas une enquête d’experts de droits de l’homme, mais plutôt la synthèse de données quantitatives et qualitatives, de ce qu’on a fait et observé, qui nous est arrivé pendant une année.

Et nous sommes arrivés au mois octobre où… Vous savez, à Gaza, toutes les semaines, on est passés de situations horribles à des situations de plus en plus horribles. Nous sommes donc arrivés au mois d’octobre, où a été mis en place le plan pour vider le nord de Gaza. Nous avons eu des équipes dans cette zone qui ne pouvaient pas bouger, certains membres qui se sont fait tuer.

Nous expliquons, dans notre rapport, les massacres de civils à répétition, la destruction des infrastructures nécessaires à la survie, les déplacements forcés de population, le siège et l’obstruction systématique de l’aide humanitaire.

Nous disons que nous sommes face à un nettoyage ethnique évident. Et nous disons qu’il y a vraisemblablement, comme le disent de très nombreux experts, y compris des experts israéliens, un génocide en cours à Gaza. C’est la seule façon de décrire ce qui s’y passe aujourd’hui.

C’est important de le dire, non seulement parce que c’est ce qui se passe, mais aussi parce que le crime de génocide a ceci de particulier qu’avant d’être jugé et établi comme génocide, il doit être prévenu et empêché. Les États ont l’obligation de tout mettre en œuvre pour éviter qu’il se produise. Attendre qu’une Cour internationale de justice établisse qu’il y a un crime de génocide, ce serait trop tard.

Pourquoi le faire précisément maintenant ?

Isabelle Defourny : Depuis le début de ce conflit, nous essayons au mieux de témoigner de ce qui se passe. Pendant très longtemps, l’angle qui nous a semblé le plus utile et crédible était de témoigner sur des faits précis qui nous sont arrivés – certains d’ailleurs ont été repris par la CIJ : de parler dans la presse, publiquement, d’attaques précises sur des structures ou des voitures MSF, d’avoir des témoignages de nos médecins sur des blessés…

Cela nous paraissait important, crédible, inattaquable, sans avoir à qualifier une situation générale. Mais après un an de présence non-stop, c’est différent. Massacre après massacre…

C’est impossible de ne pas décrire la situation pour ce qu’elle est, et de ne pas rejoindre tous ces experts qui décrivent la situation comme un génocide.

Il faut dire, aussi, que nos équipes ont peur. Pour leur sécurité, parce qu’elles sont exposées au même titre que tous les civils, et parce qu’elles ont la trouille de ne plus pouvoir rentrer à Gaza, ou de ne plus y faire entrer de camions. Aujourd’hui, un nouveau ministère, le ministère de la diaspora et de l’antisémitisme, va être en charge de l’enregistrement des ONG et des visas. L’espace pour les organisations internationales ne fait que se réduire : on voit ce qui est arrivé à l’UNRWA, c’est un drame.

En un an, nous avons subi une quarantaine d’attaques et d’incidents graves causés par l’armée israélienne : des frappes aériennes, des bombardements, des incursions, des tirs sur des abris MSF, sur des convois MSF, des détentions arbitraires de personnels de MSF. Nous avons perdu huit collègues, huit personnels de MSF qui y sont morts.

Vous n’allez pas, comme Amnesty International, jusqu’à écrire qu’Israël « commet un génocide » à Gaza. Pourquoi ce choix des mots – qui sont, on l’imagine, pesés, vu la lourdeur du sujet ?

Isabelle Defourny : Oui, car nous estimons que ce sera aux cours, dont la Cour internationale de justice, de juger de l’existence du crime de génocide ou pas. C’est une détermination légale qui repose à la fois sur des actes et sur la question de « l’intentionnalité » de commettre ce crime.

La définition du génocide

Le génocide est défini par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 comme un acte « commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux », qu’il s’agisse de meurtres, d’atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale, du transfert forcé d’enfants ou encore de la « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».

Or, nous ne sommes pas en position d’affirmer ou d’enquêter sur l’intentionnalité, contrairement à des experts juridiques ou à des organisations de droits de l’homme.

Cela ne nous empêche pas, comme tout le monde, d’avoir bien entendu et lu des déclarations de nombreux responsables israéliens sur le fait qu’ils assimilaient toute la population de Gaza à des cibles légitimes. Nous ne sommes pas naïfs sur cette question-là, mais nous faisons une différence entre ça et enquêter sur la question de l’intentionnalité.

Mais encore une fois, cela fait un an que nous sommes sur place, que nous témoignons d’un massacre, puis d’un autre, puis d’un autre encore, des déplacements forcés, des attaques contre nous, du personnel médical assassiné, arrêté, torturé… C’est impossible de ne pas décrire la situation pour ce qu’elle est, et de ne pas rejoindre tous ces experts qui décrivent la situation comme un génocide.

La situation n’a jamais été aussi grave et violente qu’aujourd’hui. Dans le nord, ce sont des attaques incessantes sur la population pour vider cette partie de Gaza. Dans le sud, les bombardements ont repris ; zone humanitaire ou pas, jour et nuit, il y a des bombardements dans les zones qui étaient prétendument protégées. Et il y a très peu d’aide, particulièrement de nourriture, qui y rentre.

Dans le sud de Gaza, le peu de camions qui rentrent avec de l’aide sont pillés par des gangs palestiniens. C’est tellement tendu et chaotique, il y a une telle destruction de la société et de tout ordre possible, qu’on ne voit pas de solution sur les moyens de distribuer la nourriture nécessaire. La situation n’a jamais été aussi mauvaise, elle est même plus mauvaise encore que ce que nous décrivons dans notre rapport.

 

   mise en ligne le 20 décembre 2024

Mayotte : un élan de solidarité populaire pour venir en aide à l’archipel

Par Christiane Oyewo sur https://www.bondyblog.fr/

Moins d’une semaine après le passage du cyclone Chido qui a fait de nombreuses pertes matérielles et humaines à Mayotte, anonymes et professionnels s'organisent dans toute la France pour leur venir en aide. En Île-de-France, l’un des points de collecte se trouve dans un restaurant Comorien du 20ᵉ arrondissement de Paris.

Rennes, Marseille, Carcassonne ou encore Lyon, autant de villes dans lesquelles la population se mobilise pour venir en aide à Mayotte. En Île-de-France, l’un des rendez-vous a été donné dans le restaurant comorien Wusipi de Paris, dans le 20ᵉ arrondissement. C’est entre les tables et entouré de l’odeur de plats qui sortent de la cuisine que des personnes viennent déposer denrées alimentaires non périssables, bouteilles d’eau, vêtements, ou encore produits d’hygiène. Depuis mardi 17 décembre et jusqu’au samedi 21 décembre, le restaurant organise une collecte de dons.

Nous sommes dans l’obligation de faire de notre mieux pour les aider

Pour Achiraffi Ghalil gérant du restaurant, face à cette catastrophe, venir en aide d’une quelconque façon était une évidence. « C’est une question de fraternité humaine », explique-t-il. Avant de préciser que tous les Comoriens ont de la famille à Mayotte. « On est comorien, ce sont nos frères ! » Un sentiment que partage Albechir, venu l’aider bénévolement avec la collecte aujourd’hui. « C’est important pour moi d’être là aujourd’hui, parce que Mayotte fait partie des Comores, ce sont nos frères et nos sœurs », abonde-t-il. Pour lui qui est né et a grandi aux Comores, plus que de la solidarité, « nous sommes dans l’obligation de faire de notre mieux pour les aider. » 

Une participation importante pour les collectes de denrées

24 heures après le début de la collecte, le fond de la salle est déjà rempli avec les dons qui arrivent au fil de la journée. Beaucoup ont répondu à l’appel lancé sur les réseaux sociaux, notamment Hafath et Saïd qui viennent déposer plusieurs sacs en famille. Hafath a entendu parler de la collecte sur Snapchat grâce à une amie qui l’a partagée. D’origine mahoraise et comorienne, si elle ne peut pas se rendre sur place, elle tient à aider son île comme elle le peut. Tout comme Saïd, qui a eu des nouvelles de leur famille récemment et se réjouit de ces collectes. « Pour le moment, la famille va bien, mais les dégâts sont une tragédie. Du coup, on a amené tout le nécessaire pour tout le monde. » Et effectivement, à l’intérieur des sacs, on trouve de la nourriture, des couches, du savon, du dentifrice…

Une tragédie dont nous ne connaissons pas la réelle ampleur compte tenu du réseau qui a été lourdement impacté. Sans compter la nourriture du restaurant, c’est aussi ce manque d’information et de moyen de communication qui a poussé Félicie à venir. « Vu ce qu’on voit comme images et le peu d’images qu’on voit, il faut aider ! Je me suis dit” prends la route et vas-y !” ».

Des dons d’argents défiscalisés davantage pour inciter à donner

En plus des vêtements, chaussures pour hommes, femmes et enfants, elle a aussi fait un petit don à la Fondation de France. Concernant les dons, le gouvernement a annoncé une réduction d’impôt de 75 % (au lieu de 66 % habituellement) pour les dons et versements effectués du 17 décembre 2024 au 17 mai 2025. Cette mesure concerne les dons, dans la limite de 1 000 euros, « au profit des associations et des fondations reconnues d’utilité publique œuvrant sur place ».

De son côté, le gérant du restaurant tient à préciser qu’il n’accepte pas d’argent : « On a eu des propositions, mais je refuse ». Il redirige alors les personnes vers des structures qui font des collectes d’argent comme la Croix-Rouge ou encore l’association Mvukisho Ye Masiwa ». D’autres associations comme le Secours Populaire, le Secours Catholique, la Fédération Nationale de la Protection Civile… œuvrent aussi sur place.

L’idée est vraiment d’optimiser les forces pour que ça arrive le plus vite

« Il vaut mieux optimiser plutôt que de faire une multitude de petites structures et de semer la zizanie », estime Achiraffi Ghalil. Pour acheminer la collecte vers l’archipel, il compte sur ses fonds propres et sur d’autres citoyens qui vont donner spécifiquement pour ça. Comme vont le faire d’autres acteurs qui réceptionnent les collectes en Île-de-France. La première étape sera d’abord de tout faire parvenir à des sociétés d’import-export situées à Lyon ou Bordeaux (par camion ou via la Poste), pour que mardi prochain, le 24 décembre, des conteneurs en provenance de plusieurs villes de France puissent partir en bateaux en direction de Mayotte.

Achiraffi Ghalil est en lien avec d’autres collectes de la région, « l’idée est vraiment d’optimiser les forces pour que ça arrive le plus vite ». Pour l’heure, il n’est pas encore possible de faire décoller ou atterrir des avions commerciaux, l’aéroport étant fermé jusqu’à nouvel ordre. Les denrées devraient donc arriver en bateau d’ici un peu moins de deux mois, voire au mieux une trentaine de jours.


 


 

« Même les pompiers
ne viennent pas » : dans le bidonville de Mavadzani,
les Mahorais les plus pauvres laissés à l’abandon

Marine Gachet sur www.humanite.fr

Ce quartier informel de la commune de Koungou a été durement frappé par le cyclone Chido, samedi 14 décembre. Alors que les jours passent, la population désespère de voir de l’aide arriver.

Koungou (Mayotte), correspondance particulière.

Dans le bidonville de Mavadzani, la case de Fayad est à terre. Et ici, comme dans de nombreux quartiers informels de Mayotte, la désespérance se mêle à la colère. « Aucune autorité n’est venue nous voir pour nous dire comment ça se passe maintenant, même les pompiers ne viennent pas », déplore-t-il.

Quatre jours après le passage du cyclone Chido, qui a ravagé ce quartier du village de Majicavo Koropa, rattaché à la commune de Koungou, les habitants sont plus que jamais isolés. Fayad n’a pas entendu parler de morts dans le quartier. En revanche, il note que si plusieurs blessés ont pu être conduits au centre hospitalier de Mayotte (CHM), avec l’aide des riverains, d’autres, aux blessures plus légères, demeurent encore ici.

« Depuis l’accalmie, on n’a vu personne »

Un peu plus loin, un père de famille nous montre la blessure de son fils, sur la plante du pied, causée par une branche le 14 décembre. « On a besoin d’aide », articule-t-il en français. Assani, un riverain habitant une maison en dur dans le quartier mitoyen de Massimoni, assure lui aussi n’avoir vu personne venir s’enquérir de l’état de santé des habitants.

« Ce que je trouve déplorable, c’est que, depuis l’accalmie, on n’a vu personne, alors que tous les fils électriques, les poteaux, étaient sur les routes et empêchaient tout le monde de sortir. Ni les pompiers ni les forces de l’ordre. Personne. Aucune autorité communale ou nationale n’est venue voir comment les gens allaient, faire l’état des besoins, définir les urgences. Et ce, jusqu’à aujourd’hui », déplore-t-il, ce mercredi 18 décembre. Un habitant qui écoute la conversation fait néanmoins remarquer qu’il a aperçu quelques gendarmes la veille.

Le contraste avec Mamoudzou et Petite-Terre met en colère plusieurs résidents. « On sait que les pouvoirs publics sont heureux, car ce sont eux qui ont tout détruit sur ce secteur ! s’emporte Fayad, en désignant une étendue vide de la colline sur laquelle se trouvait le bidonville. Et deux jours plus tard, la catastrophe a rasé à côté. » L’homme fait référence à la démolition de 468 cases au début du mois de décembre.

À Mayotte, dans le cadre de la lutte contre l’habitat insalubre, les services de l’État procèdent plusieurs fois par an à des décasages, en recourant à la loi Elan et, dans certains cas, à la loi Vivien. Le 2 décembre, une opération de ce type a été lancée à Mavadzani, réputé jusqu’alors pour être un des plus grands bidonvilles de l’île.

Sur l’ensemble des familles expulsées de leur habitation, 52 de nationalité française ou détenant un titre de séjour ont été relogées temporairement, dont une vingtaine dans une résidence inaugurée en octobre 2024, à Massimoni, en contrebas du bidonville. Ce mercredi, des murs manquent toujours à l’un des studios du bâtiment modulable, abîmé par le cyclone. « Quand on décase dans ce quartier il y a du monde, mais là, il n’y a plus personne », souligne ironiquement Assani.

« On était cachés sous le lit »

Le jour du cyclone, lui et d’autres habitants de maisons en dur ont abrité ceux des cases en tôles quand ils ont commencé à fuir le vent. « Puis, ça a soufflé tellement violemment que, finalement, on a attendu que ça se calme », relate Assani. Il poursuit en indiquant qu’ils ont retrouvé des personnes cachées à terre, sous leur toit, ou bien sous leur lit. C’est ce qu’a fait Asma*, 14 ans, avec sa famille quand Chido s’est déchaîné.

« Ça m’a choquée, j’étais triste. Mes frères et sœurs étaient en train de pleurer, et moi aussi. On était cachés sous le lit pour ne pas avoir mal. Nous n’avons pas été blessés. Puis des gens sont venus pour nous aider et on a pu s’enfuir », raconte-t-elle, avec un sourire timide entrecoupé de regards dans le vide.

« Même si des aides arrivent à Mayotte, ça n’arrivera pas ici, car on nous considère comme des Anjouanais, mais nous sommes des êtres humains, quand même. » Fayad, habitant de Mavadzani

Une situation qu’ont vécue la plupart des enfants de Mavadzani. Pendant que leurs parents s’attellent à ériger de nouvelles cases, eux se languissent d’avoir à boire et à manger. Car, pour l’instant, leur seule source d’eau est un puits en contrebas du bidonville. « Mais il y a de la boue dedans, elle est contaminée », souligne Fayad. Si pour l’instant la plupart des personnes évitent de la boire, il redoute que certains, finalement, s’y résolvent.

« On est vraiment dans la galère », souffle-t-il. Un hébergement d’urgence a pourtant été installé au collège de Majicavo Koropa, accueillant actuellement environ 300 personnes. Mais le mot ne semble pas être passé dans le quartier. « Il y a aussi des gens qui ont peur de se faire arrêter car ils n’ont pas les papiers ou pensent qu’il n’y a pas de place prévue pour eux », fait remarquer un ami de Fayad, soulignant qu’il est d’autant plus important que les autorités viennent les rencontrer pour leur expliquer ce qui est mis en place.

Cette navigation à vue n’est pas ressentie qu’à Mavadzani. Le gouvernement annonce depuis le début de la semaine la mise en place de moyens importants, de ponts aériens pour acheminer de l’eau, de la nourriture, du matériel et des renforts. Mais l’ensemble des habitants de l’île rencontrés dénoncent l’absence apparente des autorités dans les rues et le manque de consignes et d’indications claires.

La rareté du réseau de communications après le passage du cyclone n’aidant pas. Le sentiment est donc d’être laissé à l’abandon, et Fayad désespère qu’on leur apporte un jour de l’eau potable. « Même si des aides arrivent à Mayotte, ça n’arrivera pas ici, car on nous considère comme des Anjouanais (ceux qui parlent la langue des Comores – NDLR), mais nous sommes des êtres humains, quand même », défend celui qui demande juste à ce qu’on leur donne accès à l’eau pour pouvoir remplir un bidon. Ce jour-là, 23 tonnes d’eau et de nourriture ont été acheminées à Mayotte par un gros-porteur A400M. Il revient aux communes de les distribuer.

* Le prénom a été modifié.

    mise en ligne le 18 décembre 2024

Une plainte déposée en France
contre un soldat israélien

Sarra Grira. sur https://orientxxi.info/

Alors que des centaines de Franco-israéliens sont potentiellement impliqués dans les crimes commis à Gaza, une série d’organisations de défense des droits humains ont déposé ce mardi 17 décembre, à Paris, une demande d’ouverture d’enquête contre l’un d’eux, Yoel O, soldat dans l’armée israélienne. Avec de nombreuses preuves à l’appui.

Nous publions ci-dessous un entretien avec Clémence Bectarte, avocate au Barreau de Paris, qui coordonne le groupe d’action judiciaire (GAJ) de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH).

La Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et ses organisations membres palestiniennes et françaises Al-Haq, Al Mezan, Palestinian Centre for Human Rights (PCHR) et la Ligue des droits de l’homme (LDH) ont déposé une plainte avec constitution de partie civile auprès du Pôle crimes contre l’humanité du Tribunal judiciaire de Paris à l’encontre de Yoel O., Franco-israélien qui a servi avec l’armée israélienne à Gaza dans le cadre de la campagne génocidaire menée par Israël contre les Palestinien.nes. Ce dernier est accusé de crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide, torture et complicité de ces crimes commis contre des Palestinien.nes détenus en Israël.

Clémence Bectarte est avocate de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), Al Haq, Al Mezan et le Palestinian Center for Human Rights (PCHR).

Sarra Grira.— Quelle est la signification de cette plainte ?

Clémence Bectarte. : Il faut souligner que c’est une plainte portée par des organisations palestiniennes. Celles-ci ont concentré leur travail depuis des années devant la Cour pénale internationale (CPI) en alimentant le bureau du procureur, bien avant, d’ailleurs, le 7 octobre 2023, sur tous les crimes liés à la colonisation israélienne, à l’apartheid et à de précédentes opérations militaires de l’armée israélienne sur Gaza. Cela a contribué à l’ouverture d’une enquête et à l’émission de deux mandats d’arrêt le 21 novembre 2024.

Mais les crimes commis sont d’une telle ampleur que la CPI seule ne suffira pas. Il n’y a bien évidemment aucune action possible devant la justice israélienne. Ce refus a été documenté à de nombreuses reprises et toutes les tentatives qui ont été faites par des victimes palestiniennes pour obtenir justice se sont heurtées à une impunité totale en Israël. L’activation de la justice qu’on appelle extraterritoriale, représente donc un levier essentiel. C’est d’abord une manière de rappeler la responsabilité de chaque État. Nous voulons aussi souligner cela à travers cette plainte, puisqu’elle concerne un Franco-Israélien. La responsabilité des autorités françaises à enquêter sur les allégations de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre qui peuvent être reprochées à un ressortissant français est d’autant plus grande. Nous savons que le nombre de soldats franco-israélien combattant dans l’armée israélienne dans cette opération militaire à Gaza est important, même si nous n’avons pas de chiffres précis.

Nous devons donc renvoyer chacun de ces États, lorsqu’ils sont compétents, à leur responsabilité. Il faut qu’ils prennent sa part à la lutte contre l’impunité et répondent à l’aspiration à la justice. C’est aussi ce message-là que nous voulons adresser à la justice et aux autorités françaises à travers le dépôt de cette plainte. Notre action s’inscrit dans un cadre plus vaste comme le souhaitent les organisations palestiniennes. Elles travaillent à saisir des justices européennes et au-delà pour que, à chaque fois que cela est possible, des enquêtes soient ouvertes qui visent à qualifier les crimes, et à nommer, voire sanctionner les responsables.

S.G. — Vous avez évoqué la responsabilité de la France. Dans le projet de plainte, vous mobilisez l’avis de la Cour internationale de justice (CIJ) sur l’intention génocidaire, mais vous ne citez pas le dernier avis de la CIJ sur l’illégalité de l’occupation israélienne de Gaza, comme du reste des Territoires palestiniens occupés. Or, les soldats franco-israéliens ne participent pas seulement à des exactions, mais à une occupation illégale, selon la position officielle de la France.

C.B. Nous verrons comment l’enquête avance. Nous avons vraiment voulu concentrer cette plainte sur la torture, la persécution en tant que crime contre l’humanité. Ce que l’on voit dans la vidéo [voir ci-dessus] que nous présentons, ce sont des exactions de l’armée israélienne, et notamment la responsabilité du soldat franco-israélien contre lequel nous déposons cette plainte. C’était vraiment important de mettre l’accent sur le crime de torture et à son recours massif et généralisé.

C’est un aspect des crimes de l’armée israélienne qui n’est pour l’instant pas couvert dans le champ des mandats d’arrêt de la CPI à l’encontre de Benyamin Nétanyahou et de Yoav Galant. Or, selon toutes les organisations qui travaillent sur le terrain, c’est un aspect important des crimes israéliens qu’il faut judiciariser, et sur lequel nous voulons déclencher des enquêtes. Les Palestiniens de Gaza sont arrêtés et torturés de la manière la plus brutale qui soit, en toute impunité. Bien sûr, nous pourrions l’élargir aux faits d’occupation, mais encore une fois, nous avons voulu — et c’est une décision réfléchie des organisations plaignantes — nous concentrer sur ces faits de torture, en présentant aussi d’autres témoignages pour montrer sa récurrence, son caractère systématique et généralisé. Des témoignages de Palestiniens de Gaza racontent auprès des organisations palestiniennes l’horreur qu’elles ont subie aux mains de l’armée israélienne au moment de leur arrestation.

S.G. — Pour revenir au cas particulier de ce soldat franco-israélien, il y avait déjà eu une plainte contre lui une première fois, mais qui n’a pas abouti. La différence cette fois, c’est qu’il y a des organisations comme la FIDH qui se constituent comme partie civile. Pourquoi c’est important ?

C.B. – Il y a deux formes de plainte que l’on peut déposer en France pour ce type de crimes : soit une plainte simple, soit une plainte avec constitution de partie civile. D’autres associations ont, sur la base de cette même vidéo, déposé une plainte simple auprès du Parquet du pôle Crimes contre l’humanité, ce qui laisse au procureur l’appréciation totale quant à la décision d’ouvrir une enquête ou non. Or, il a décidé de ne pas en ouvrir une et de classer cette plainte sans suite en septembre 2024.

C’est la raison pour laquelle nous utilisons aujourd’hui la plainte avec constitution de partie civile qui enclenche automatiquement l’ouverture d’une information judiciaire. C’est-à-dire que ce sont des juges d’instruction indépendants appartenant au pôle Crimes contre l’humanité qui vont être saisis. C’est ce même pôle qui a enquêté sur des crimes commis en Syrie, et qui enquête sur de nombreux crimes internationaux. C’est sa compétence exclusive.

C’était notre volonté : ne plus laisser cette marge d’appréciation au parquet, mais enclencher automatiquement l’ouverture d’une information judiciaire. Et dans le cadre de celle-ci, les cinq organisations plaignantes pourront se constituer partie civile et jouer pleinement leur rôle. C’est-à-dire d’abord, être entendues, apporter des éléments de preuve, faire des demandes d’actes pour que l’instruction avance, etc. Tel est notre objectif.

S.G. — Un des éléments marquants dans le dépôt de plainte, c’est le contexte de la guerre génocidaire que vous exposez au début en vous appuyant sur différents rapports qui ont été publiés jusque-là d’organisations internationales, de rapporteurs de l’ONU etc. On se dit que finalement, ce travail sert bien à quelque chose, au-delà de fournir de la matière pour les articles de presse ou pour documenter pour l’histoire la réalité de cette guerre…

C.B. L’impossibilité pour les ONG internationales de pouvoir enquêter et recueillir ces témoignages est un obstacle majeur mis en place par les autorités israéliennes. Mais, malgré cette interdiction, nous pouvons compter sur les organisations palestiniennes qui, dans des conditions extrêmement difficiles, continuent à faire un travail essentiel de documentation. Il y a aussi un certain nombre d’agences onusiennes, la CIJ, la CPI à travers l’émission des mandats d’arrêt, et des ONG internationales qui continuent de rassembler les preuves des exactions de l’armée israélienne pour les qualifier, pour les documenter et pour qu’elles servent aussi à des procédures judiciaires.

L’enjeu n’est pas seulement de dénoncer la réalité des crimes, mais aussi de se battre contre l’impunité dont on sait qu’elle est l’une des raisons, l’une des racines de la violence de cette guerre actuelle. Il n’y a jamais eu devant aucune instance de justice, qu’elle soit israélienne, internationale ou étrangère, de processus de justice satisfaisant pour les victimes palestiniennes. Même lorsqu’il y a des décisions, et on le voit bien avec d’une part les mesures provisoires ordonnées par la CIJ, et la décision au fond rendue sur la situation d’occupation, les autorités israéliennes leur opposent un mépris total. D’où l’urgence à faire en sorte que des enquêtes indépendantes soient ouvertes et qu’elles contribuent à qualifier les crimes commis à Gaza.

La vidéo incriminée

Le 19 mars 2024, une vidéo dévoilant des faits de violence contre plusieurs prisonniers palestiniens était postée par Younis Tirawi, un journaliste palestinien indépendant, sur le réseau social X. L’auteur de la vidéo y était identifié comme étant un ressortissant franco-israélien par le journaliste.

Dans cette vidéo d’une minute, réalisée de nuit, nous voyons des soldats de l’armée israélienne faire descendre de l’arrière d’un camion un homme vêtu d’une combinaison blanche ouverte laissant apparaître son dos et son torse. Ses yeux sont bandés, ses pieds sont nus et son cou est serré par un objet ressemblant à une corde. Ses mains sont attachées derrière son dos. À peine descendu, un soldat lui fait courber le dos, baisser la tête et l’emmène. Sur le dos du prisonnier, des marques et des cicatrices laissent penser qu’il a été battu et torturé. Une hypothèse que semble confirmer l’auteur de la vidéo qui, tout au long de cette scène, commente en français :

T’as vu ces enculés, mon neveu ? Ces fils de putain… Allez descends, fils de pute. Sur les pierres, voilà, enculé de ta mère. T’as vu ce petit fils de putain, là, regarde, il s’est pissé dessus. Regarde, je vais te montrer son dos, tu vas rigoler, regarde, ils l’ont torturé pour le faire parler. Wahou, t’as vu son dos ? Fils de putain.

Après une coupure dans la vidéo, nous voyons le prisonnier de la première scène et six autres hommes assis au sol et serrés les uns contre les autres. Ils sont tous vêtus d’une combinaison blanche, ont les yeux bandés et les mains attachées derrière le dos. L’auteur de la vidéo leur dit en français :

Bande d’enculés ! Fermez vos gueules ! Bande de salopes… Hein, vous étiez contents le 7 octobre, hein, bande de fils de pute.

« Qui va me poursuivre mdrrr ? Je vous attends. »

Selon Younis Tirawi, l’auteur de cette vidéo serait Yoel O., un soldat franco-israélien qui serait actuellement en service et affecté à Gaza. Une capture d’écran d’une conversation Telegram de Yoel O. permet d’affirmer que cette vidéo a été réalisée en janvier 2024. Samuel O, identifié comme le neveu de Yoel O, serait la personne à l’origine de la diffusion de la vidéo dans un groupe intitulé « On arrache du Palestinien ». Tous deux seraient originaires de Lyon.

Yoel O. serait apparu dans un reportage sur une chaîne télévisée israélienne, visage couvert, afin de se prononcer sur cette affaire. Présenté comme soldat franco-israélien, il est interrogé au sujet de la vidéo et explique être menacé de poursuites. Il ajoute :

, mais je sais que c’est des conneries, ils ont pointé du doigt mon neveu et sa famille qui vivent en France, parce que c’est facile d’appeler à la haine contre lui.

Dans une conversation à propos de cette vidéo avec le journaliste Younis Tirawi, partagée sur le réseau social X, Samuel O. déclare :

Vous croyez quoi, vous ? Vous croyez que vous faites peur à qui ? Vous croyez que vous allez surprendre qui ? Et vous croyez que vous mettez des pressions à qui avec vos publications Twitter ? Je suis bien content qu’elle soit sortie cette vidéo. Voilà je te dis que je suis bien content et je suis très heureux. Comme ça maintenant vous savez dans le monde entier que quand nous on attrape des terroristes, on les torture. Point à la ligne.

Dans cette même conversation, Samuel O. affirme être lui-même un soldat. À Yanis Tirawi, qui évoque le risque de poursuites en France, il écrit :

Et bah qu’ils viennent » « J’suis à Lyon venez ! » « Qui va me poursuivre mdrrr ? Je vous attend. [sic]

 

mise en ligne le 18 décembre 2024

À Mayotte, « personne n’est allé dans les bidonvilles prévenir la population »

Par Louise Mohammedi sur https://reporterre.net/

Prévention lacunaire de l’État, habitations exposées, peur des autorités, manque de dialogue... Les ravages causés à Mayotte par le cyclone Chido auraient pu être largement réduits, selon le géographe Fahad Idaroussi Tsimanda.

Après le passage du cyclone Chido samedi 14 décembre, les images de Mayotte ont des airs post-apocalyptiques. L’archipel est sous les décombres. Les bidonvilles ont été balayés par des rafales de vents dépassant les 220 km/h. L’hôpital, le port et l’aéroport ont été sérieusement endommagés. 15 000 foyers sont actuellement privés d’électricité et les habitants doivent survivre sans eau courante, et avec peu de provisions.

Pour Fahad Idaroussi Tsimanda, docteur en géographie et spécialiste des risques naturels et des vulnérabilités associé au Laboratoire de géographie et d’aménagement de Montpellier (Lagam), et habitant de Mayotte depuis un an, ces dégâts témoignent des lacunes de l’État vis-à-vis de la vulnérabilité d’un territoire pas préparé à un tel phénomène météorologique.

Reporterre — Était-il possible d’anticiper ce qu’il s’est passé à Mayotte ?

Fahad Idaroussi Tsimanda : Les conséquences du cyclone Chido étaient prévisibles. Mayotte est une zone à risque même si elle bénéficie de la protection naturelle de Madagascar qui réduit d’ordinaire l’intensité des phénomènes climatiques. Le dernier cyclone de cette ampleur remonte aux années 1930, donc la conscience du risque s’est peu à peu endormie. Ce type de catastrophe n’est donc pas envisagé dans la conscience collective.

« La France doit prendre ses responsabilités vis-à-vis de l’île »

Cependant, les autorités mahoraises savaient qu’un tel phénomène allait toucher l’île. Elles auraient dû mettre en place un diagnostic et un dialogue avec les populations, mais rien n’a été fait. Et à l’approche du cyclone, personne ne s’est déplacé dans les bidonvilles pour prévenir la population. Seules des alarmes téléphoniques bruyantes écrites en français ont alerté les populations provenant des bidonvilles. Or, beaucoup d’habitants ne comprennent pas cette langue.

Au nord de l’île, des élagages auraient pu être faits pour éviter des chutes d’arbres, et des coupures de courant. Mais il n’y a pas assez de moyens. L’État se désolidarise et Mayotte ne peut affronter une telle crise. Nous ne devrions pas avoir à quémander de l’aide. La France connaît les risques, elle doit prendre ses responsabilités vis-à-vis de l’île. Ces comportements dangereux contribuent à ce terrible spectacle qui aurait pu être en partie évité.



Les récits des évènements rapportent que dans les bidonvilles, zones les plus durement touchées par le cyclone, des habitants, pour bon nombre sans papiers, n’ont pas trouvé refuge dans les lieux en dur. Comment l’expliquer ?

Fahad Idaroussi Tsimanda : Les zones anthropisées sur lesquelles se trouvent ces bidonvilles sont fortement exposées. Les constructions y sont très précaires, bâties sur des pentes sujettes au mouvement de terrain. Avec le vent du cyclone Chido, quasiment toutes les maisons en tôles ont volé.

Il existe plusieurs raisons pour lesquelles certains refusent de quitter leur domicile. Certains ont peur des vols, d’autres sous-estiment les dégâts d’un cyclone. Mais dans la majorité des cas, la population a peur des autorités. Selon les quelques témoignages que j’ai pu recueillir, certains ont cru à un stratagème pour les renvoyer chez eux.

Pourquoi le pouvoir français a-t-il échoué à prévenir la population d’une telle catastrophe ?

Fahad Idaroussi Tsimanda : On a une approche verticale avec des décisions paternalistes qui viennent de Paris. Nous devrions gérer la crise depuis la base. Nous sommes un territoire insulaire où plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. Il faut nous donner les moyens directs et ne pas attendre les décisions parisiennes.

La France doit aller au contact de la population mahoraise avec une approche horizontale. Les politiques doivent discuter et sensibiliser. Tout cela aurait pu être fait avant le drame.

Sur place, les moyens déployés pour réparer les dégâts sont-ils suffisants ?

Fahad Idaroussi Tsimanda : Seules les forces locales ont commencé à débarrasser les routes, mais pour le moment [l’entretien a été réalisé le 16 décembre à 14 heures, heure de Paris] il n’y a aucune aide concrète. Nous n’avons pas d’arrivage d’eau ou de nourriture. Les rares moyens que nous avons pu regrouper avant la venue du cyclone vont s’amenuiser et nous n’aurons plus rien d’ici quelques jours. Nous sommes complètement isolés.

« Mayotte a toujours senti un désintéressement de la part de la métropole »

Mayotte a toujours senti un désintéressement de la part de la métropole, et cette crise est venue exacerber cette situation. Reste à voir les décisions des politiques dans les jours à venir. Va-t-on être considérés ? Les réponses doivent être données rapidement.

Face à la recrudescence d’épisodes climatiques de plus en plus violents, est-il encore possible de nous adapter ?

Fahad Idaroussi Tsimanda : Oui, mais il faudrait adapter les constructions et s’assurer tous les ans qu’elles soient solides. Dans la zone de l’océan Indien, les cyclones se forment d’est en ouest. Quand on a des toits construits avec des versants exposés est-ouest, les risques de destruction sont très élevés. Lors de la reconstruction, il faudrait par exemple élaborer des toitures du nord au sud pour renforcer les habitations et diminuer les risques.

Mais j’ai peur pour mon île. Nous assistons à un spectacle de désolation : les cultures ont été saccagées, les activités informelles dont dépendent les migrants sont à l’arrêt. Si nous avons à faire à ce type d’événements tous les ans, la vie insulaire deviendra très compliquée, voire impossible. Je me suis réinstallé à Mayotte il y a un an. Si ce type de phénomène devient régulier, il faudra partir.


 


 

« Ce qu’il nous faut, c’est
à manger, de l’eau et de l’électricité ! » : à Mayotte, l'urgence est partout

Axel Nodinot sur www.humanite.fr

Les Mahorais manquent cruellement d’eau, de nourriture et d’électricité. Des mesures doivent être déployées d’ici à la fin de la semaine. Le chaos pourrait être encore pire dans la plupart des communes, toujours coupées du monde.

Sa visite était à la mesure de sa posture vis-à-vis de Mayotte, déconnectée. Le ministre démissionnaire de l’Intérieur Bruno Retailleau a mobilisé de nombreux moyens pour se montrer, lundi, sur l’île. En réalité, seulement à Mamoudzou, la commune la moins touchée par le cyclone. Après un vol d’une dizaine d’heures, le Vendéen a réquisitionné la seule barge en état de marche pour rallier Grande-Terre.

« J’avais des habits et d’autres choses pour ma famille, mais avec ton ministre, j’ai dû attendre deux heures sur Petite-Terre, avec les sacs ! fulmine Safina, dont la mère a perdu de nombreuses affaires pendant Chido. Il sert à rien, ce qu’il nous faut, c’est à manger, de l’eau et de l’électricité ! »

La jeune femme pointe à raison des besoins vitaux qui ne sont plus garantis aux Mahorais, même si Bruno Retailleau a affirmé « mettre le paquet ». Le très droitier ministre a annoncé l’arrivée de 1 200 personnes d’ici à la fin de la semaine, mais son obsession sécuritaire n’est jamais très loin : 400 gendarmes supplémentaires seront déployés à Mayotte et des « blindés » seront sur les cargos qui convergent vers l’île au lagon.

Peut-être pour « penser au jour d’après » et expulser des sans-papiers qui ont tout perdu. Mardi matin, depuis La Réunion sans doute plus confortable, il annonçait également un couvre-feu de 22 heures à 4 heures, pour prévenir d’éventuels pillages par les bandes délinquantes.

De l’eau avant tout

Les bateaux amènent aussi de l’eau, accessoirement. Car les stocks des habitants s’amenuisent dangereusement et « les usines (de distribution) ne fonctionnent pas », a déclaré la société Mahoraise des Eaux, qui attend les résultats d’un état des lieux. La seule usine de dessalement du département, à Petite-Terre, a été remise en marche ce lundi après-midi.

Elle atteindra « 50 % de ses capacités dans 48 heures » et « 95 % le lundi 23 décembre ». Elle n’a par ailleurs jamais fourni les 5 300 mètres cubes par jour promis à sa construction. Les infrastructures mahoraises ne peuvent produire que 39 000 m3 – en saison des pluies – pour une demande quotidienne de 43 000 m3.

Après le cyclone, le manque est encore plus prononcé. Quelques points d’eau ont été mis en place pour la population de Petite-Terre et de Mamoudzou, qui y charrie ses bidons, seaux et bassines. Quant à la majeure partie des villages, toujours coupés du monde, nul ne sait quelle est leur situation. Le secrétaire d’État Thani Mohamed Soilihi s’est félicité du « pont aérien avec La Réunion » : chaque jour, entre 7 et 10 rotations d’avions apporteront aux Mahorais « 20 tonnes de nourriture et d’eau ».

L’agriculture et la pêche à l’agonie

Car « plus aucun arbre ne tient, nous risquons une crise alimentaire », a alerté le président du conseil départemental, Ben Issa Ousseni. D’habitude si verdoyante en saison des pluies, Mayotte manque maintenant de fruits, légumes et tubercules, la base de chaque repas, cueillis dans les champs familiaux ou achetés au marché du village.

Quant aux pêcheurs, dont la récolte matinale est elle aussi essentielle aux familles, la majorité de leurs embarcations ont été endommagées. L’acheminement de nourriture sur l’île est donc vital, mais la distribution à la population suscite déjà des craintes : la préfecture évoque « deux centres de vie » pour stocker et répartir équitablement les denrées. D’autres gagent que les centres communaux d’action sociale (CCAS) s’en chargeront, avec des risques de détournements.

Les supermarchés du 101e département français n’ont plus que quelques jours de stock. « Je vais essayer d’y aller aujourd’hui, on m’a dit que ça allait, même si on est limités sur certains produits », confie Safina. Les denrées de première nécessité comme le riz, le lait ou la farine, ainsi que les packs d’eau sont en effet rationnés.

« Mon inquiétude aussi, c’est que le mois de ramadan approche », précise Ben Issa Ousseni. Prévu de fin février à fin mars 2025, c’est l’événement majeur de l’île, où trente soirs durant chaque foyer prépare tour à tour de grands repas pour accueillir les siens. Cette année, ce formidable mois de solidarité pourrait être gâché par les pénuries.

Sans courant, plus d’argent

Certaines familles craignent également de fêter le ramadan à la bougie. L’électricité est coupée partout, sauf à Mamoudzou et Petite-Terre. « La ligne à haute tension est remise en marche », a prévenu Électricité de Mayotte (EDM), ce qui permettra de réalimenter l’usine de production d’eau et le port de Longoni, notamment. Ailleurs, EDM estime qu’il faudra « un mois » pour rétablir le courant, la majorité des câbles ayant été arrachés par le cyclone. Des renforts ont été envoyés par EDF.

Le réseau téléphonique est encore totalement coupé dans la majorité des communes. Depuis vendredi soir, les Mahorais d’Hexagone ignorent tout de leurs proches, multipliant les canaux de discussion pour essayer de glaner une photo, un vocal, un indice prouvant leur survie. Orange et SFR déplorent 110 antennes hors service sur 121, la majorité par manque d’électricité. Des opérateurs commencent à proposer leurs services gratuitement.

Sans courant, les petits commerçants ferment un à un, alors que deux tiers des entreprises mahoraises sont informelles. Les terminaux de paiement sont inutilisables, comme certaines caisses de supermarché et les distributeurs automatiques de billets. Et la nourriture du frigo ou du congélateur se perd. Toutes ces pénuries font agoniser les Mahorais, en plus d’un système de santé dévasté et de nombreux logements rasés.

À ce sujet, Bruno Retailleau a étalé tout son cynisme en affirmant « étudier la mise en place d’un fonds d’urgence » pour les personnes non assurées, soit la quasi-totalité de l’île. « La population mahoraise ne peut plus se satisfaire de visites de courtoisie et de discours déconnectés de la réalité ! » tonne le collectif Réunion Mayotte en action, qui craint aussi qu’Emmanuel Macron ne vienne que pour « faire de vaines promesses ».


 


 

« Mayotte nous montre qu’il y a des catastrophes climatiques auxquelles on ne pourra pas s’adapter »

Mickaël Correia sur www.mediapart.fr

Chercheuse spécialiste des ouragans à l’université d’Oxford, Stella Bourdin revient sur l’exceptionnalité du cyclone Chido qui a ravagé Mayotte et sur l’intensité croissante de ces épisodes, attisée par le dérèglement climatique.

Le cyclone tropical intense Chido qui a dévasté Mayotte samedi 14 décembre est l’un des plus violents à avoir frappé l’île en quatre-vingt-dix ans.

À une puissance rare – des vents de 226 kilomètres-heure ont été mesurés – s’ajoute une trajectoire exceptionnelle qui a conduit à la dévastation du territoire le plus pauvre de France. La totalité de l’habitat précaire a été détruit, 85 % des Mahorais·es sont sans électricité. Les morts pourraient se compter par milliers.

Stella Bourdin, chercheuse spécialiste des ouragans à l’université d’Oxford (Royaume-Uni), détaille pour Mediapart en quoi le cyclone Chido a été particulièrement intense, mais aussi pourquoi il est encore difficile d’établir un lien entre cette catastrophe climatique et le réchauffement planétaire.

Mediapart : Quelles sont les caractéristiques du cyclone Chido qui vient de dévaster Mayotte ? Est-ce un événement climatique exceptionnel ?

Stella Bourdin : Il faut d’abord rappeler que décembre marque le début de la saison cyclonique dans le bassin sud de l’océan Indien.

Météo-France avait prévu une saison au-dessus de la moyenne à cause de l’actuelle température élevée des eaux de surface de l’océan. Or l’énergie d’un cyclone, et donc son intensité, provient de la chaleur qu’il puise dans ces eaux océaniques.

Il existe toujours une grande part d’aléatoire quand un cyclone tropical se forme. Cela dépend des conditions environnementales externes, de sa trajectoire, de l’endroit précis que va atteindre le cyclone. Si on se réfère à l’échelle de Saffir-Simpson utilisée par les météorologues américains pour classer les ouragans, Chido est un cyclone de catégorie 4 sur une échelle de 5. C’est donc un événement extrême très intense et exceptionnel. Toutefois, d’un point de vue scientifique, Chido incarne un cyclone, qui, s’il est rare, reste statistiquement probable.

Vous disiez que dans l’océan Indien, la saison des cyclones débute à peine. Cela veut dire qu’un autre événement de ce type peut toucher la région ?

Stella Bourdin : Théoriquement oui, mais Chido étant déjà un événement climatique rare, il est encore moins probable qu’un deuxième cyclone touche spécifiquement Mayotte. Dans le sud de l’océan Indien, on dénombre en moyenne 9,3 cyclones par an. On pourrait donc avoir d’autres épisodes qui touchent La Réunion, Madagascar ou la côte est africaine, mais pas forcément avec la même intensité.

Chido est-il lié à l’intensification du changement climatique ?

Stella Bourdin : On ne peut pas encore le dire. Pour les cyclones tropicaux, ce qu’on appelle les études d’attribution [discipline définie par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) comme « l’identification des causes des changements dans les caractéristiques du système climatique » – ndlr] sont compliquées à réaliser car ce sont des phénomènes trop rares.

Les premières études d’attribution rapides pour Chido seront peu conclusives – comme le montre déjà l’outil européen ClimaMeter –, on pourra avoir des études basées sur d’autres méthodes seulement d’ici quelques mois.

Ce dont on est sûr, c’est que sur une planète plus chaude, l’intensité de ces cyclones sera plus importante. En revanche, on ne sait pas encore s’ils seront plus fréquents à l’avenir. 

Il n’existe pas encore de signe détectable qui montre que ces cyclones sont un symptôme du réchauffement.

On comprend que les cyclones tropicaux, pour se former, ont besoin de certaines conditions météorologiques comme une forte humidité dans l’air, des eaux chaudes qui leur servent de « carburant » ou encore ce qu’on appelle le cisaillement du vent vertical, c’est-à-dire le fait que le vent en haute altitude soit plus puissant que celui en basse altitude. Tous ces facteurs peuvent être modifiés par les dérèglements climatiques, et on ne sait pas toujours si une variable peut l’emporter sur l’autre.

À titre d’illustration, l’an dernier, l’Atlantique était tellement chaud qu’on a eu pour cette région du globe une saison d’ouragans au-dessus de la moyenne. Pourtant, nous étions en période El Niño [un phénomène météorologique cyclique qui réchauffe le Pacifique en moyenne tous les deux à sept ans – ndlr], un mécanisme naturel qui a pour effet d’augmenter le cisaillement du vent et donc de freiner la formation de cyclones.

Que nous dit le Giec à propos de ces cyclones tropicaux ?

Stella Bourdin : Que l’on ne sait pas s’ils seront plus nombreux à mesure que le globe se réchauffe. Mais concernant les précipitations, la pluie étant l’élément le plus dangereux dans les cyclones, le Giec souligne que pour chaque degré de réchauffement en plus, sachant que nous sommes déjà dans un monde à + 1,2 °C, les précipitations augmentent de 7 %.

En octobre, des ouragans impressionnants comme Milton, qui a surtout frappé le sud-est des États-Unis, ou Kirk, qui a touché l’ouest de la France, ont surgi simultanément dans l’Atlantique. Ces épisodes, associés aujourd’hui au drame à Mayotte à la suite du passage de Chido, sont-ils la nouvelle normalité climatique ?

Stella Bourdin : Les prévisions annonçaient une saison cyclonique exceptionnelle dans l’Atlantique nord, et tout a été bien pire que prévu. Nous avons eu effectivement des événements très puissants comme Beryl, Kirk ou Helene, celui-ci ayant réussi à s’enfoncer dans les terres aux États-unis, jusqu’à faire des dégâts en Caroline du Nord.

Mais on ne peut dire si cela est directement lié au changement climatique. Si on plonge dans le passé, il n’existe pas encore de signe détectable qui montre que ces cyclones sont un symptôme du réchauffement.

2024 sera l’année la plus chaude jamais enregistrée et elle sera la première année au-dessus de 1,5 °C de réchauffement par rapport à la période préindustrielle. Comment s’adapter à des événements climatiques qui vont, avec la surchauffe planétaire, devenir plus intenses ?

Stella Bourdin : On a vu que les vents violents de Chido faisaient s’envoler les tôles des toits à Mayotte : une des premières mesures d’adaptation serait donc d’ériger des habitations qui puissent résister à ces cyclones tropicaux. Ensuite il y a la nécessité d’avoir des systèmes d’alerte et de prévention le plus opérationnels possible.

Cependant, ce qu’on a vu à Mayotte montre qu’il y a des catastrophes climatiques auxquelles on ne pourra pas s’adapter. On parle beaucoup de la nécessité de l’adaptation au changement climatique futur mais nous ne sommes même pas encore adaptés à la réalité climatique actuelle.

Ces catastrophes soulignent ainsi qu’il faut d’urgence tout faire pour réduire le plus possible nos émissions de gaz à effet de serre.

mise en ligne le 16 décembre 2024

Après le passage du cyclone Chido à Mayotte, des défaillances de l’État
à tous les étages

Alexandra Chaignon sur www.humanite.fr

Le département le plus pauvre de France, en proie à une situation tragique tant dans les domaines de la santé, de l’école que du logement et de la sécurité, souffre d’un manque d’investissement patent de la part des pouvoirs publics.

Face au cyclone d’une extrême violence qui a dévasté l’archipel de Mayotte, Agnès Pannier-Runacher, ministre démissionnaire de la Transition écologique, a assuré sur X que le gouvernement est « 100 % mobilisé pour les Mahorais ». Alors que son collègue de l’Intérieur, Bruno Retailleau, est attendu ce lundi sur place, en compagnie de son homologue des Outre-mer, des renforts de militaires ont également été annoncés.

C’est le minimum attendu d’un gouvernement. Sauf que, si l’État avait réellement pris ses responsabilités vis-à-vis du 101e département français, le plus pauvre de France, en proie à une situation catastrophique tant dans les domaines de la sécurité que de la santé, la justice ou l’école, les conséquences du cyclone Chido auraient sans doute été moindres.

Des habitants qui se sentent abandonnés

Les habitants l’ont dit et redit à de maintes reprises ces dernières années : ils se sentent abandonnés et secourus uniquement lorsque leur vie en dépend. C’est d’ailleurs le sens du rapport rédigé par l’inspection générale de six ministères (Intérieur, Justice, Affaires sociales, Finances, Éducation nationale et Affaires étrangères), révélé par Mediapart en mars 2023, alors que celui-ci était dissimulé par le gouvernement depuis janvier 2022.

« C’est une sorte de faillite généralisée des administrations publiques, notamment de l’État qui n’arrive pas à endiguer les multiples crises qui secouent l’archipel depuis longtemps », résumait l’auteur de l’article, Fabrice Arfi.

Comme l’écrit pudiquement l’Insee, Mayotte présente « des caractéristiques démographiques et sanitaires hors normes au regard des standards métropolitains » : 77 % de la population y vit en dessous du seuil de pauvreté, soit cinq fois plus qu’en France.

Selon les derniers chiffres de l’Insee, le niveau de vie médian des habitants est sept fois plus faible qu’au niveau national : en 2018, la moitié de la population avait un niveau de vie inférieur à 3 140 euros par an. Et seules 30 % des personnes en âge de travailler ont un emploi. L’environnement y est également particulièrement dégradé avec une forte proportion d’habitat insalubre et un non-accès récurrent à l’eau courante.

« 6 000 à 10 000 enfants non scolarisés »

Le système de santé y est exsangue et, dans une île où près de la moitié des habitants a moins de 18 ans, les établissements scolaires sont saturés. « Un déficit de 1 200 classes à ce jour ; 55 % des élèves, en système d’enseignement en rotation, ne disposent que de deux jours d’enseignement par semaine », a rappelé, le 20 novembre dernier, le sénateur de Mayotte Saïd Omar Oili (Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants), citant les « 6 000 à 10 000 enfants non scolarisés ».

« L’école est notre priorité nationale, il ne faut laisser personne au bord de la route, y compris nos jeunes Mahorais », a répondu Anne Genetet, la ministre de l’Éducation nationale, assurant que 138 millions d’euros seront débloqués dès 2025 pour construire de nouveaux bâtiments.

Des promesses auxquelles ne croient plus guère les principaux intéressés. « À Mayotte, il existe une expression en shimaoré pour désigner l’aspect » bricolé » et dérogatoire de l’action publique sur le territoire : on parle de l’État » magnégné ». (…) (Cela) désigne les nombreuses écoles construites par l’État en préfabriqués, signe d’un provisoire qui souvent dure à Mayotte, les routes bosselées, mais aussi la réglementation et le droit dérogatoire qui s’appliquent sur ce territoire. En bref, (cela) cristallise la critique d’un État » bricolé », qui ne serait pas le même qu’en métropole », analyse Clémentine Lehuger, docteure en science politique, dans un article de The Conversation.

Et de conclure : « La grille de lecture qui fait de l’immigration la clé de voûte de toutes les difficultés du territoire s’est largement imposée, alimentée par les services de l’État, occultant au passage les problèmes de sous-administration et de manque d’investissement en faveur du développement de Mayotte. »


 


 

Mayotte dévastée,
la faute à qui ?

Damien Gautreau sur https://blogs.mediapart.fr/

Alors qu'un terrible cyclone vient de frapper Mayotte et que le bilan s'annonce catastrophique, on peut déjà s'interroger sur les responsabilités des uns et des autres dans ce territoire le plus pauvre de France.

Mayotte, dans l'archipel des Comores, est administrée par la France contre l'avis de l'ONU qui demande sa restitution aux autorités comoriennes. L’État français considère Mayotte comme son 101ème département mais pourtant traite le territoire comme nul autre.

Cette spécificité est en partie responsable de l'importance du bilan du cyclone Chido. Ce phénomène tropical, classé cyclone de catégorie 4, frappe Mayotte de plein fouet le samedi 14 décembre 2024. Les dégâts sont énormes et le bilan humain s'annonce lourd. Comment expliquer cela ?

Avec un taux de pauvreté de 77% et un taux de chômage de 34%, Mayotte explose tous les records. Le PIB/habitant, comme le revenu médian, y sont les plus faibles de France. L'île est habituée des problèmes d'électricité, de distribution d'eau, d’assainissement, de santé publique... Les établissements scolaires et hospitaliers sont insuffisants, tout comme les logements sociaux et les centres d'accueil.

Mayotte manque grandement d'infrastructures mais aussi de personnels tant elle souffre de sa mauvaise image. Pourtant, les investissements de l’État sont les plus faibles de France. Seulement 125.25 euros de Dotation Globale de Fonctionnement par habitants contre 381.44 euros dans la Creuse, 396.02 euros en Martinique et 564.14 euros en Lozère par exemple.

Alors que les besoins sont énormes, les investissements sont insuffisants, l’État n'est pas au rendez-vous. Les collectivités locales non plus ; entre fonds européens non dépensés, emplois fictifs, investissements non-adaptés et détournement de fonds1, le Département, comme les communes se moquent de leur population.

Les habitants sont donc livrés à eux-mêmes, en particulier ceux qui vivent dans les bangas, cases des bidonvilles, dont on estime le nombre à au moins 100,000 personnes. Les autorités se concentrent sur les opérations de décasages, sans offrir de réelles solutions de relogement, comme c'était encore le cas du 2 au 12 décembre sur la commune de Koungou. Le préfet se félicitait alors de l'action de ses services alors même qu'ils jetaient des familles entières à la rue.

Ces populations pauvres sont celles qui se sont trouvées en première ligne lors du passage du cyclone Chido et c'est en leur rang que l'on va dénombrer le plus de morts. Les laissés pour compte, souvent de nationalité comorienne, sont ici habitués à servir de boucs émissaires et beaucoup leur imputent tous les maux de l'île.

Cette fois il est clair qu'ils ne sont ni responsables du dérèglement climatique qui accroît la fréquence et l'intensité des catastrophes naturelles, ni responsables du sous-investissement chronique de l’État français à Mayotte, ni responsables du manque d'anticipation et de préparation des autorités locales.

Aujourd'hui Mayotte est ravagée, les bidonvilles sont rasés, les bâtiments publics sont endommagés, le réseau routier est impraticable, même l'aéroport n'est pas fonctionnel. Les habitants sont littéralement livrés à eux-mêmes et ne peuvent compter sur personnes tant les responsables politiques ont montré leur inefficacité.

Espérons que ce triste événement serve de leçon et que Mayotte soit reconstruite de façon intelligente et harmonieuse, dans le vivre ensemble et le respect de chacun... on peut malheureusement en douter.


 

1) Andhanouni Said, maire de Chirongui en 2022 ; Mohamed Bacar, maire de Tsingoni en 2023 ; Daniel Zaidani, conseiller départemental en 2023 ; Salim Mdéré, conseiller départemental en 2024 ; Rachadi Saindou, prédisent de communauté d'agglomération en 2024 ; Mouslim Abdourahaman, maire de Bouéni en 2024 ; sont tous condamnés par la justice ; en 2024, Assani Saindou Bamcolo, maire de Koungou est poursuivi par la justice.

   mise en ligne le 15 décembre 2024

Syrie : trois questions pour tout comprendre après
la chute des Assad
qui secoue le Moyen-Orient

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

En Syrie, l’offensive partie d’Idleb le 27 novembre s’est achevée à Damas le 8 décembre avec la prise du pouvoir par l’alliance des djihadistes et d’autres forces, pour la plupart islamistes, avec le soutien de la Turquie. Trois questions se posent désormais pour saisir les enjeux futurs.

Il n’aura fallu qu’une offensive de douze jours pour faire tomber le pouvoir en place à Damas. Le 8 décembre, on apprenait que le président syrien Bachar Al Assad, en place depuis vingt-quatre ans, avait quitté le pays pour se réfugier à Moscou, certainement le seul pays où il se sent maintenant en sûreté. Il doit à la Russie et l’intervention militaire de l’automne 2015 d’avoir pu garder son siège.

Une rapidité confondante qui montre que le système mis en place par le parti Baas (nationaliste arabe et laïc) sous l’égide de la famille Al Assad était totalement vicié. Il était en train de pourrir de l’intérieur sans plus de soutien dans le pays, à l’exception de la minorité alaouite (d’où sont issus les Assad) qui se repliait sur elle-même, à Damas et le long de la côte méditerranéenne. Ce régime, haï par la population, est « tombé comme un fruit mûr », pour reprendre l’expression du géographe Fabrice Balanche, auteur d’un livre incontournable si l’on veut comprendre le processus qui a amené la chute de la maison Assad (« Les leçons de la crise syrienne », éditions Odile Jacob).

1 – Comment en est-on arrivé à la chute du régime de Bachar Al Assad ?

L’offensive a été lancée depuis la province d’Idleb, au nord, dominée par le leader djihadiste Ahmed Al Sharaa, plus connu sous son nom de guerre d’Abou Mohammed Al Jolani, à la tête d’Hayat Tahrir al-Cham (HTC). Depuis plusieurs années se sont regroupés dans cette zone une multitude de groupes islamistes et de combattants djihadistes (y compris d’anciens membres de l’« État islamique »). Un cessez-le-feu conclu avec l’armée russe et sous l’égide de la Turquie a permis un rapprochement entre Ankara et Al Jolani. Rapprochement qui s’est traduit par une aide logistique et financière.

Les 10 000 soldats turcs n’ont pas fait que surveiller mais ont également formé ces islamistes. Comme l’explique Fabrice Balanche, « l’offensive lancée le 27 novembre par le HTC n’a pas été vraiment surprenante. Cela faisait déjà deux mois que l’armée syrienne s’était renforcée à Alep, sentant que quelque chose se préparait. De toute façon, Al Jolani ne faisait pas mystère de sa volonté de revanche à l’égard du régime syrien. Acculé dans ce réduit d’Idleb, il n’allait pas attendre pour l’éliminer que la guerre se termine en Ukraine et que la Russie puisse de nouveau mobiliser des forces vers la Syrie »

Une offensive facilitée, voire appuyée par Israël qui, en bombardant le Hezbollah libanais, a forcé l’organisation chiite à rapatrier ses troupes et donc à dégarnir le front d’Alep, première ville tombée aux mains des djihadistes en trois jours seulement. Une prise qui s’est transformée en signal à l’intérieur du pays. À Deraa, les forces du Front du sud, plus laïques, se sont rapidement mobilisées. À Soueïda, les Druzes sont également descendus dans les rues.

2 – Quels sont les objectifs des groupes islamistes désormais au pouvoir ?

Le HTC, force dominante, veut imposer une théocratie sunnite avec application de la charia. Au-delà, il est difficile de savoir exactement quel type de régime va être instauré. Al Jolani, soucieux sans doute de donner des gages aux pays occidentaux, a fait savoir que « la victoire que nous avons remportée est une victoire pour tous les Syriens. Bachar Al Assad a propagé le sectarisme et aujourd’hui notre pays appartient à nous tous ».

À tous ? L’entrée du leader djihadiste dans la mosquée des Omeyyades à Damas ressemblait étrangement à celle d’Al Bagdadi, l’émir de l’« État islamique », dans la mosquée de Mossoul, en Irak, dix ans auparavant. Mais si, dès la chute de Damas, le 8 décembre, le HTC a été placé sous les projecteurs, il ne faut pas ignorer les autres groupes qui ont participé à cette victoire, à commencer par l’Armée nationale syrienne, créée de toutes pièces par la Turquie.

Les Kurdes qui avaient combattu avec succès Daech, lui infligeant sa première défaite à Kobané il y a bientôt dix ans, sont maintenant dans le viseur turc. La ville de Manbij est tombée. Recep Tayyip Erdogan, le président turc, veut créer une zone tampon dans le nord de la Syrie, d’où il expulserait les Kurdes et, dans tous les cas, empêcherait la poursuite de l’expérience tentée avec la mise sur pied de l’Administration autonome du Nord et de l’Est syrien (AANES). Il s’agit pour Ankara d’y installer des communautés arabes et turkmènes, en rapatriant dans ce nord les réfugiés syriens se trouvant en Turquie.

Il est à noter que l’opposition syrienne qui était regroupée au sein du Conseil national syrien (CNS), forgée par la France avec l’accord des États-Unis, est devenue une coquille vide sans aucun poids. La seule manœuvre aurait été de voir l’un de ses membres devenir chef d’un gouvernement de transition, mais c’est Mohammad al-Bachir (président du « gouvernement de salut syrien », l’exécutif proclamé de la province d’Idleb par HTC) qui a été désigné et qui occupera la fonction jusqu’au 1er mars 2025.

3 – Quelles interférences internationales ?

Depuis 2011 et le début de la révolte, la Syrie est devenue un terrain d’affrontements entre puissances régionales et internationales. La Russie et l’Iran sont venues prêter main-forte à Bachar Al Assad alors que l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis soutenaient les islamistes. Moscou va maintenant essayer de sauver les deux bases (navale et aérienne) qu’elle détient. Téhéran doit à présent éviter un isolement après que les voies de ravitaillement du Hezbollah ont été coupées.

La Turquie a permis aux djihadistes du monde entier de passer par son territoire pour se rendre en Syrie. Quant aux États-Unis, ils ont vite compris qu’ils pouvaient utiliser la question kurde pour stationner des troupes dans les zones pétrolifères, pas tant pour les exploiter à leur profit que pour les utiliser en vue de futures négociations avec les différents groupes qui ne sauraient tarder à faire route vers Deir ez-Zor.

Enfin, Israël a soutenu l’offensive et s’est empressé, dès le 8 décembre, de prendre une partie du territoire syrien. Comme l’a dit Netanyahou : « La chute d’Assad est une journée historique pour le Moyen-Orient. C’est le résultat direct des attaques d’Israël contre le Hezbollah et l’Iran. Nous ne permettrons aucune force ennemie à nos frontières. » Que Tel-Aviv se réjouisse du succès des djihadistes n’est pas le moindre des paradoxes.

 

mise en ligne le 12 décembre 2024

L’ONU réclame un cessez-le-feu « immédiat » et « inconditionnel » à Gaza, les États-Unis et Israël votent contre

Tom Demars-Granja sur www.humanite.fr

Réunie ce mercredi 11 décembre, l’Assemblée générale des Nations unies (ONU) a réclamé, à une très large majorité, un cessez-le-feu « immédiat » et « inconditionnel » dans la bande de Gaza. La résolution a été adoptée avec 158 voix pour, 13 abstentions et 9 contre, dont les États-Unis et Israël.

L’histoire se répète inlassablement. Comme à leur habitude, les États-Unis et Israël ont rejeté toute avancée en ce qui concerne les territoires palestiniens. Les deux alliés ont voté contre un appel – seulement symbolique et non contraignant – de l’Assemblée générale des Nations unies (ONU), qui réclamait, à une très large majorité, un cessez-le-feu « immédiat » et « inconditionnel » à Gaza.

« Nous sommes reconnaissants de ce soutien écrasant, a néanmoins déclaré l’ambassadeur palestinien à l’ONU, Riyad Mansour. Nous continuerons à frapper à la porte du Conseil de sécurité et de l’Assemblée jusqu’à ce qu’un cessez-le-feu soit mis en place. » La résolution, adoptée sous les applaudissements par 158 voix pour, 9 contre et 13 abstentions, exige « un cessez-le-feu immédiat, inconditionnel et permanent » ainsi que « la libération immédiate et inconditionnelle de tous les otages ». Une formulation similaire au texte qui a été bloqué par les États-Unis, fin novembre, lors d’un Conseil de sécurité.

« Une blessure ouverte pour l’humanité »

La première puissance mondiale avait alors utilisé une énième fois son droit de veto afin de protéger son allié israélien, dont la politique génocidaire et coloniale ne cesse de s’amplifier depuis plus d’un an. « Gaza est le cœur sanglant de la Palestine et une blessure ouverte pour l’humanité », s’est insurgé Riyad Mansour, évoquant les images de souffrances qui devraient « hanter la conscience du monde ». Les États-Unis, qui insistent pour que la trêve soit conditionnée à la libération des otages, ont ainsi réaffirmé leur position face à l’Assemblée générale de l’ONU, ce mercredi 11 décembre.

La résolution, qu’il serait « honteux » d’adopter selon eux, « risque d’envoyer au Hamas le message dangereux qu’il n’y a pas besoin de négocier ou de libérer les otages », a déclaré avant le vote l’ambassadeur américain adjoint, Robert Wood, alors que le ministre israélien de la Défense, Israël Katz, a évoqué, dans le même temps, « une chance » d’accord pour cette libération.

La résolution adoptée par les Nations unies demande, par ailleurs, à son secrétaire général, Antonio Guterres, de présenter des « propositions » concrètes. L’Assemblée générale met notamment en avant l’existence de mécanismes établis et déjà testés auparavant. Par exemple en Syrie, suite au lancement de la guerre civile en 2011, lorsque les Nations unies ont eu besoin d’une aide internationale pour collecter des preuves de crimes commis sur place.

Une deuxième résolution, adoptée par 159 voix pour, 9 contre, 11 abstentions, appelle aussi Israël à permettre la poursuite des opérations de l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (Unrwa) dans les territoires palestiniens. Pour rappel, le gouvernement israélien a adopté, le 28 octobre dernier, deux textes interdisant les activités en Israël de l’agence des Nations unies et prohibant aux responsables israéliens de travailler avec elle. Une décision qui fut dénoncée par le Conseil de sécurité de l’ONU – dont les États-Unis. Israël accuse sans preuve des employés de l’agence d’avoir participé aux attaques du 7 octobre.

Ces deux résolutions des Nations unies relèvent du symbolique, Israël n’ayant pas l’obligation de s’y conformer. L’Assemblée générale a cependant été l’occasion pour de nombreux pays d’affirmer leur soutien envers le peuple palestinien. Les représentants de dizaines d’États membres ont ainsi défilé à la tribune avant le vote.

« Gaza n’existe plus, elle est détruite, a par exemple fustigé l’ambassadeur slovène, Samuel Zbogar. L’Histoire est la plus dure des critiques contre l’inaction. » L’ambassadeur algérien adjoint, Nacim Gaouaoui, a quant à lui prévenu que « le prix du silence et de l’échec face à la tragédie palestinienne est lourd, et sera encore plus lourd demain ».

Depuis plus d’un an, l’armée israélienne a causé la mort d’au moins 44 805 morts, juste dans la bande de Gaza, selon les données du ministère de la Santé du gouvernement du Hamas, et ce chiffre continue de grimper. La Défense civile locale a notamment indiqué que 21 personnes – parmi lesquelles plusieurs enfants – ont été tuées par les frappes d’avions de chasse israéliens, dans la soirée de ce mercredi 11 décembre. Soit dans la foulée de l’appel lancé par l’Assemblée générale des Nations unies.

     mise en ligne le 10 décembre 2024

Nouvelle-Calédonie :
« La France, elle fait la guerre avec qui ici ? »

Ellen Salvi sur www.mediapart.fr

Six mois après le début des révoltes en Nouvelle-Calédonie, Mediapart est retourné dans l’un des foyers de l’insurrection. Concentré des « logiques néocoloniales » à l’œuvre dans l’archipel, la tribu de Saint-Louis a subi une lourde répression et perdu trois jeunes, tués par le GIGN. Les familles y ruminent leur colère et leur tristesse, mais restent déterminées à poursuivre la lutte.

Saint-Louis (Nouvelle-Calédonie).– Assise devant sa maison avec une tasse de café, Marie-Berthe Boano regarde l’allée de terre qui serpente jusqu’à la grande route. « J’attends le jour où je vais le voir arriver par là », dit-elle en pointant le bout du chemin. Ses yeux sont brillants, mais sa tête est haute et sa voix ne souffre d’aucune vibration. « J’ai la haine de ce qu’il s’est passé. Depuis le départ de mon frère, je ne sors plus d’ici. J’ai la rage, je ne veux plus croiser les gendarmes. »

Cela fait cinq mois que Marie-Berthe n’a plus quitté Saint-Louis. Cinq mois que son neveu et son grand frère sont montés dans un avion militaire pour être placés en détention provisoire à 17 000 kilomètres de chez eux. Cinq mois qu’elle attend le retour de Dimitri et de « Bichou », l’autre nom de Christian Tein, nouveau président du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), considéré par la justice comme l’un des principaux « commanditaires » des révoltes qui ont secoué la Nouvelle-Calédonie depuis le 13 mai.

Situé sur la commune du Mont-Dore, à une quinzaine de kilomètres de Nouméa, Saint-Louis est un concentré de ce que le député Emmanuel Tjibaou qualifie de « logiques néocoloniales ». Un petit bout de terre dans un archipel perdu au milieu de l’océan Pacifique, où les autorités françaises ont assumé une répression guerrière, installant à l’entrée et à la sortie de la tribu deux imposants « verrous » de sécurité, censés répondre aux violences qui y ont été perpétrées.

C’est ici qu’un gendarme a été tué le 14 mai*. Ici aussi que des dizaines d’automobilistes ont été victimes de car-jackings et que les forces de l’ordre ont essuyé d’incessants coups de feu. Ici enfin que trois jeunes Kanak sont morts, tués par les forces du GIGN. Ils s’appelaient Rock Victorin Wamytan, dit « Banane », Samuel Moekia et Johan Kaidine. Ils avaient respectivement 38, 30 et 29 ans. Rares sont celles et ceux à avoir entendu parler d’eux en métropole, mais à Saint-Louis, leur souvenir est sur toutes les lèvres.

Les fantômes de l’indigénat

Fin septembre, cinq autres personnes se sont rendues à la police, quelques jours après une menace on ne peut plus explicite du haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie, Louis Le Franc : « Je suis extrêmement déterminé à rouvrir la route, avait-il déclaré dans Le Monde. On ira chercher tous ceux qui sèment le trouble à Saint-Louis. Et je n’ai qu’un conseil à leur donner, c’est de se rendre. C’est la seule issue qui leur sauvera la vie. »

La route est désormais rouverte à la circulation en journée, mais la présence des forces de l’ordre est encore massive. Sur le chemin qui mène à la case de la grande chefferie, un véhicule blindé a été posté bien en évidence sur le bas-côté. Le vrombissement des drones est devenu une rumeur quotidienne. La surveillance est maximale, pesante, envahissante (voir notre boîte noire). « C’est dur, témoigne Fernand Dawano, l’un des « vieux » de la tribu. Depuis le mois de mai, on est remontés cent ans en arrière. On a été cantonnés, comme au temps de l’indigénat. »

Hormis quelques traces sur le bitume, il ne reste plus rien des barrages indépendantistes qui ont émaillé l’ensemble de l’archipel pendant plusieurs semaines. « On maintient toujours la pression, on laisse nos drapeaux », affirme cependant Marie-Berthe, en pointant fièrement les couleurs de la Kanaky qui flottent partout. Comme les autres « mamans » de la tribu, la sœur de Bichou s’est largement mobilisée contre la réforme du corps électoral qu’entendait imposer Emmanuel Macron.

Moins visibles que les hommes dans les reportages télévisés friands de cagoules et de barrages en feu, les femmes kanak ont toujours joué un rôle clé dans la lutte pour l’indépendance, en soutenant leurs frères, leurs cousins et leurs enfants. À Saint-Louis, elles sont une quarantaine, « plus les filles », à se retrouver régulièrement depuis le début de l’année. « On est toujours ensemble, on se réunit les week-ends pour échanger, on s’entraide, explique Marie-Berthe. On était là sur les barrages, chacune apportait quelque chose, on faisait la marmite. On s’est bouffé des lacrymogènes. »

Les jeunes de 2024, ils sont plus rebelles dans leurs têtes. Rolande, habitante de Saint-Louis

Après avoir écouté les échanges de sa section de base de l’Union calédonienne (UC), principal parti indépendantiste de Nouvelle-Calédonie, la sœur de Bichou rejoint les autres « mamans » de la tribu dans un lieu baptisé « Ainsi va la vie », espace communautaire – autrement appelé nakamal – où se boit notamment le kava, une plante aux effets anxiolytiques interdite en métropole. Une partie de bingo se prépare autour d’une grande nappe colorée. Le moment est sérieux, mais les joueuses acceptent tout de même de le suspendre pour parler de leurs enfants.

La plupart d’entre eux sont aujourd’hui détenus au Camp Est, le centre pénitentiaire surpeuplé et indigne de Nouméa ; d’autres ont été envoyés dans des prisons métropolitaines ; trois sont morts. « C’est trop pour nous. On veut continuer la lutte, mais pas comme ça », répètent-elles à l’unisson, déplorant aussi bien l’évolution des moyens de répression que la « mentalité des jeunes ». « Mon fils par exemple, j’ai eu du mal à l’arrêter. Il me disait : “Mam, moi c’est une lutte que je dois faire jusqu’à la mort.” Mais face à l’État, on est démunis », témoigne l’une des femmes attablées au nakamal.

Marie-Line a six enfants. Elle était évidemment à leurs côtés sur les barrages, comme d’autres le furent avec elle durant sa propre jeunesse. En 1984, au début des Événements qui ont meurtri la Nouvelle-Calédonie pendant quatre années de quasi-guerre civile, cette nièce de Bichou avait 20 ans. « On allait sur les barrages avec quelques tantines. On aidait à brûler les pneus, à mettre les cailloux. Ça chauffait un peu, mais pas comme cette année. »

« Ce petit fond d’injustice »

Les magasins pillés, les usines brûlées, les car-jackings… C’est la première fois que les femmes de Saint-Louis observent de telles actions. « C’est une autre génération, ils sont plus turbulents. Ils nous disent : “1984, c’était le temps des vieux, nous, on n’a pas la même méthode” », poursuit Marie-Line. « On garde une forme de contrôle sur la jeunesse, mais ce n’est plus comme avant, constate aussi Marie-Berthe. Ils sont sortis de notre combat, ils ont dérapé. » « Les jeunes de 2024, ils sont plus rebelles dans leurs têtes », complète Rolande.

Installée à l’ombre sur une banquette de voiture brinquebalante, cette grand-mère kanak raconte le quotidien des jeunes de la tribu, mâtiné de violence, de grande précarité et de « ce petit fond d’injustice » qui plane depuis toujours sur leur existence. « Ils ne trouvent jamais de travail, même quand ils ont passé des diplômes en France… » Depuis des décennies, les inégalités sociales croissantes en Nouvelle-Calédonie sont venues nourrir le terreau de la lutte pour l’indépendance.

Cette dernière a tout naturellement traversé les générations, comme un héritage génétique sur lequel il n’est même pas besoin de poser les mots « colonisation », « répression » ou « domination », tant celles-ci sont palpables, partout, tout le temps. « C’est dans notre sang », affirme Rolande. « On est nés dans le berceau de la Kanaky. Je suis née comme ça et mes enfants aussi », insiste Marie-Berthe en revisitant son enfance, passée entre les comités politiques où elle suivait « papa » et les parloirs du Camp Est, où ses frères faisaient déjà des séjours réguliers.

Comme tous les anciens, la sœur de Bichou parle du passé au présent. Elle évoque de la même façon la mort de Banane et celle de Leopold Dawano, 17 ans, tué le 6 novembre 1987, « juste là, en bas », lors d’une opération de gendarmerie. Elle ferme les yeux et convoque ses peurs d’enfant : « On était sur la route, il y avait l’hélicoptère au-dessus de nos têtes. Ils nous pointaient avec leur fusil, en nous disant de partir sinon ils allaient tirer. Mon papa nous a dit de tous nous asseoir. On n’a pas bougé. »

C’est la première fois que j’ai vu le peuple se réveiller, j’ai eu des frissons. Marie-Hélène Dawano, habitante de Saint-Louis

Quarante ans après, Marie-Berthe n’a toujours pas bougé, mais elle n’a plus peur, même si « rien n’a changé ». « C’est toujours la même stratégie de l’État : rentrer chez nous et tout casser. » Depuis le mois de mai, les maisons de la famille Tein ont fait l’objet de plusieurs « descentes » des forces de l’ordre, qui ont « traumatisé les petits ». « Moi je me suis même fait pointer par un pistolet sur la tempe, relate la quinquagénaire. C’était un lundi matin, ils sont rentrés dans la maison, ils m’ont mise à genoux. » « La France, elle fait la guerre avec qui ici ? Nous, on n’est pas en guerre », interroge son frère Gérald.

La peur est un sentiment que Marie-Hélène Dawano dit, elle aussi, n’avoir jamais connu sur les barrages indépendantistes, « même quand les gendarmes [les] bombardaient ». La jeune femme, plus connue sous le nom de « Joly », a participé à toutes les manifestations pacifiques organisées par la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) avant le 13 mai, dont le sit-in de la place des Cocotiers à Nouméa. « C’est la première fois que j’ai vu le peuple se réveiller, j’ai eu des frissons. »

Ce jour-là, quand elle a vu la foule affluer, Joly a pris conscience que le peuple kanak se relevait enfin, mais elle s’est immédiatement dit que « ça allait faire des problèmes à Bichou ». Quelques mois plus tard, et malgré l’effervescence de la lutte, la fierté des drapeaux et la solidarité retrouvée des membres de la tribu, le bilan qu’elle dresse est dramatique : la plupart de ses proches sont en prison et son frère, Banane, est mort. « Je n’aime pas le Camp Est, mais j’aurais préféré qu’il y aille, plutôt que d’être couché sous le grand pin, au cimetière. »

La jeune femme regrette la façon dont son frère avait choisi de lutter, « son délire à lui » comme il disait. « Sur les car-jackings par exemple, je pense qu’on a d’autres moyens, dit-elle. C’est ça qui a fait tout déraper. » Plusieurs fois, elle a voulu le raisonner, mais il l’évitait et fuyait la discussion. « Le jour de sa mort, j’étais à table, j’avais posé ma montre à côté de moi, je la regardais. J’étais sûre qu’il allait venir me voir. Mais je ne l’ai jamais revu. » Banane a été tué le 10 juillet par le tir d’un sniper du GIGN, posté à des centaines de mètres.

Dans les ruines de l’église de Saint-Louis, dont sa « bande » et lui avaient fait leur quartier général après en avoir chassé les religieuses, on aperçoit encore l’impact de la première balle qui l’a touché. Les jeunes de la tribu ont creusé dans le mur pour la récupérer et y glisser une fleur. C’est pour eux et pour les générations futures que l’ensemble de la tribu entend continuer la lutte. Pour « aller chercher Kanaky sans condition », comme le hurlent les graffitis de Saint-Louis.

Boîte noire

* L’enquête sur les circonstances de la mort du gendarme est toujours en cours.

Ce reportage a été réalisé le 13 novembre 2024. Ce jour-là, Saint-Louis avait redéployé les drapeaux de la Kanaky, comme le fait chaque tribu tous les 13 du mois depuis le début des révoltes en Nouvelle-Calédonie. Notre venue a été particulièrement observée par les forces de l’ordre, un drone survolant nos têtes à plusieurs reprises.

Alors qu’elle marchait le long de la route aux côtés de Joly, la photographe Delphine Mayeur a soudainement été stoppée par un véhicule de gendarmerie se mettant en travers de son chemin pour un contrôle d’identité, suivi de questions pour le moins intrusives sur les raisons de notre présence en ces lieux et le sujet précis de notre article. Questions auxquelles nous n’avions pas à répondre, comme nous le leur avons rappelé.

Cet article s’inscrit dans le cadre d’une série de reportages réalisés par Mediapart en novembre 2024, six mois après l’explosion des révoltes dans l’archipel.


 


 

Après 40 ans de lutte, les revendications des peuples autochtones de Guyane restent entières

Helene Ferrarini (Guyaweb) sur www.mediapart.fr

Les 8 et 9 décembre 1984, un rassemblement amérindien se tenait au village kali’na d’Awala, à l’ouest de la Guyane. Ce fut l’acte fondateur du militantisme autochtone guyanais. Le discours politique prononcé par Félix Tiouka est devenu un texte fondamental pour les luttes autochtones en Guyane.

Le 9 décembre 1984, le président de la jeune Association des Amérindiens de Guyane française, Félix Tiouka, prononce une « adresse au gouvernement et au peuple français », intitulée « Notre terre, nous l’aimons et nous y tenons »Il y expose la « situation de dominés » des Amérindiens de Guyane, descendants des premiers habitants présents avant l’arrivée des Européens. Et réclame le « droit à prendre en main [leur] propre développement économique, social et culturel »

Ce même jour, il y a quarante ans, Félix Tiouka dénonce « l’incurie séculaire de [leur] tuteur légal, le gouvernement français ». S’adressant au représentant de l’État français présent sur place, en la personne du sous-préfet de Saint-Laurent-du-Maroni, il affirme : « Nous savons fort bien que le gouvernement que vous représentez se trouve à la fois juge et partie dans cette affaire puisqu’il représente d’abord et avant tout les intérêts de la majorité blanche. »

C’est une première. Jusqu’alors, les rassemblements amérindiens se cantonnaient à des manifestations culturelles. En 1984, à Awala, des revendications politiques sont clairement énoncées et la situation des autochtones guyanais·es est dénoncée publiquement. C’en est trop pour le sous-préfet de Saint-Laurent, qui quitte les lieux.

Mais le lendemain, c’est le préfet de l’époque, Bernard Courtois, qui se rend à Awala pour discuter avec les militants autochtones, marquant le début d’un nouveau rapport entre l’État français et les Amérindien·nes de Guyane.

 « Demeurer amérindiens »

La plupart des « revendications territoriales, économiques, sociales et culturelles » énoncées en 1984 sont toujours d’actualité. « Nous refusons de considérer comme valable l’option de l’assimilation progressive à la société dominante, affirme alors Félix Tiouka. Nous voulons demeurer amérindiens et conserver notre langue, notre culture, nos institutions propres. » La pierre angulaire de cette affirmation identitaire réside dans la question foncière : les Amérindiens veulent « obtenir la reconnaissance de [leurs] droits de premiers occupants ».

Encore aujourd’hui, 94 % du foncier en Guyane appartient à l’État, qui a appliqué lors de la colonisation le principe de terra nullius, considérant les terres guyanaises comme « vacantes et sans maître », gommant ainsi des millénaires de présence autochtone. Les Amérindiens, quant à eux, soutiennent n’avoir « jamais renoncé à [leur] souveraineté et à [leurs] territoires ».

1984 et la mobilisation qui a suivi ont permis quelques avancées sur le sujet. Depuis 1987, un décret permet à des « communautés d’habitants tirant traditionnellement leurs moyens de subsistance de la forêt » de bénéficier de zones de droit d’usage collectif (Zduc). En 1988, la commune d’Awala-Yalimapo, peuplée d’Amérindien·nes kali’na, est créée par division d’avec celle de Mana. Depuis, elle se veut un laboratoire de ce que peut être une gouvernance autochtone dans le cadre institutionnel français.

Mais la question foncière reste entière ; elle a d’ailleurs ressurgi lors du mouvement social de 2017 au cours duquel les autochtones ont obtenu la promesse d’un transfert de 400 000 hectares par l’État. Sans aboutissement à ce jour.

Propriété collective de la terre

Les peuples autochtones conservent un rapport à la terre radicalement opposé à celui de l’État français. « Nous ne comprenons pas […] pourquoi la notion de propriété privée de la terre qui est la vôtre doit primer sur la notion de propriété collective qui est la nôtre », soulignait Félix Tiouka en 1984. 

Pour la juriste Marine Calmet, qui a publié le discours d’Awala dans son récent ouvrage Décoloniser le droit (éditions Wildproject, 2024), ce texte « expose avec une très grande force et pédagogie la différence fondamentale entre le droit coutumier amérindien, qui repose sur l’usage collectif de la terre et le souci de préserver la nature, et les principes radicalement inverses du droit français, qui privilégie les intérêts individuels et corporatifs, et qui conduit à l’effondrement du vivant et à l’accroissement logique des inégalités sociales ».

« C’est toujours d’actualité parce que rien n’a été acté ! Nos revendications n’ont pas abouti, constate avec amertume Guillaume Kouyouri, militant de la première heure. On est toujours en train de répéter les choses, les mêmes termes. Même si c’est dit autrement, c’est la même chose. » Pour lui, le bilan est maigre. « Nos mobilisations ont permis de faire un peu connaître les problématiques des peuples autochtones de Guyane en France. Nous sommes allés à l’ONU. »

Les Amérindien·nes de Guyane, représenté·es par Alexis Tiouka, ont pris part au cycle de négociations onusiennes qui a abouti en 2007 à la Déclaration des droits des peuples autochtones. Mais là aussi, leurs revendications restent entières. L’État français ne reconnaît toujours pas les peuples autochtones. Et n’a pas signé la Convention 169 de l’OIT sur les peuples indigènes et tribaux, seul texte international à être juridiquement contraignant sur le sujet.

Renouvellement du militantisme

« Le rapport de force numérique est en notre défaveur, on est trop peu nombreux », analyse Guillaume Kouyouri. Alors qu’ils étaient environ 4 000 en 1984, les Amérindiens de Guyane seraient aujourd’hui entre 10 et 15 000 personnes, soit moins de 5 % de la population régionale.

Toutefois, les mots de Félix Tiouka – « le refus de [s’]assimiler aux envahisseurs » – résonnent toujours avec acuité auprès des nouvelles générations militantes. « 1984, c’est le moment intellectuel du combat autochtone », pour Florencine Édouard, 48 ans, qui a participé à la fondation de l’Onag (Organisation des nations autochtones de Guyane) en 2010.

Le point commun de toutes nos luttes, c’est de défendre notre culture, notre identité, face à la volonté de nous effacer du monde. Clarisse Da Silva, militante pour les droits des autochtones

Pour Clarisse Da Silva, 24 ans, c’est aussi une référence. Lorsqu’elle s’est engagée dans le militantisme autochtone à l’âge de 17 ans pendant le mouvement social de 2017, le discours de Félix Tiouka a fait partie des tout premiers textes qui lui ont été présentés. « J’ai été très étonnée qu’il y ait ça. C’était assez réconfortant de voir que quelque chose avait été fait depuis longtemps, et à la fois dingue de se dire qu’on en était toujours là. »

En 2023 et 2024, la jeune femme a porté la parole des autochtones de Guyane aux Nations unies. Suppléante du député Davy Rimane (La France insoumise), Clarisse Da Silva préside actuellement la JAG (Jeunesse autochtone de Guyane), fer de lance des mobilisations contre le projet minier Montagne d’Or et la centrale à hydrogène à proximité du village kali’na de Prospérité. « Le point commun de toutes nos luttes, c’est de défendre notre culture, notre identité, face à la volonté de nous effacer du monde. »

Pour Clarisse Da Silva, le discours de 1984, « c’est le début de la résistance dans le domaine politique, qui dit : on est présents ». Quarante ans plus tard, les autochtones de Guyane sont toujours là pour faire entendre leur voix.


 

Boîte noire

Cet article a été publié mardi 10 décembre 2024 par Guyaweb.

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  mise en ligne le 9 décembre 2024

La chute de la tyrannie
de Bachar el-Assad ouvre des possibles... et de nombreuses interrogations

par Ivan du Roy        sur https://basta.media/

L’heure est à la fête pour les Syriens. La chute du régime sanguinaire de Bachar el-Assad ouvre enfin des perspectives dans un pays martyrisé par une décennie de guerre civile et de répression féroce. Mais de grandes incertitudes demeurent.

Les événements ont évolué très rapidement depuis la publication de notre article le 6 décembre. En écho à l’offensive rebelle partie de l’enclave d’Idlib, de nombreuses villes syriennes se sont soulevées contre le régime, lâché par la plus grande partie de son armée et de ses cadres. Dans la nuit du 8 au 9 décembre, le dictateur Bachar Al-Assad et sa famille auraient fui à Moscou alors que d’autres membres de son clan se réfugiaient aux Émirats arabes unis. Des factions rebelles venues du sud ont pris le contrôle de la capitale, Damas, et fait leur jonction avec la milice Hayat Tahrir Al-Sham (Organisation de libération du Levant, HTS) venue d’Alep, au nord, proclamant la libération du pays à la télé publique syrienne.

Le 8 décembre, du Liban aux villes d’Europe, en passant par la Turquie, des centaines de milliers de réfugiés syriens ont fêté la chute de la tyrannie Assad. Des milliers de prisonniers politiques, de toutes opinions, sont en train d’être libérés des geôles du régime, en particulier celle de Saidnaya, proche de Damas, que l’on peut considérer comme un véritable camp de concentration – entre 2011 et 2015, plus de 13 000 personnes y ont été pendues, selon les rapports d’Amnesty International de l’époque. Des équipes de « casques blancs » – un collectif de défense civile fondée en 2013 dans les zones rebelles – y examinent chaque couloir et sous-sol à la recherche de cellules souterraines

Les questions sur la suite posées en fin d’article demeurent d’actualité. L’opposition et ses multiples composantes – milices d’obédience islamiste et salafiste, forces d’autodéfense kurde ou druze, minorité chrétienne ou alaouite, mouvements laïcs historiquement opposés au régime… – vont-elles réussir à créer les bases d’un futur État respectant la diversité politique, culturelle et religieuse ? Ou la guerre civile va-t-elle se poursuivre entre différentes factions, avec le risque que les milices islamistes l’emportent et installent une nouvelle forme d’oppression ? La Turquie d’Erdoğan va-t-elle tenter de prendre le contrôle des zones administrées par les Kurdes ? L’État islamique, dont des groupes armés subsistent dans le désert syrien, vont-ils profiter du chaos pour se reconstruire ? Et le gouvernement de Netanyahou en Israël, dont l’armée a déjà pris le contrôle de zones frontalières en Syrie au prétexte de la garantie de sa sécurité, mais en violation du droit international, va-t-il en profiter pour annexer des territoires ? Comment la communauté internationale accompagnera-t-elle la nouvelle Syrie pour éviter que les démons – tyrannie, nettoyage ethnique ou djihad global – ne ressurgissent ? Une fois finies la fête et les réjouissances liées à la fin d’une tyrannie d’un demi-siècle, ces questions seront cruciales pour l’avenir de la Syrie.

Plus de 300 000 civils tués. 13 millions de déplacés et réfugiés, soit 60 % de la population, dont la moitié exilée hors du pays (en Turquie, au Liban, en Jordanie ou en Europe). Telle était la situation de la Syrie, après plus d’une décennie de guerre civile, laissant un pays divisé en trois zones : le sud, l’ouest et le centre aux mains du régime Assad et de son « Armée arabe syrienne » (AAS), soutenu par ses alliés russes et iraniens ; au nord-est de l’Euphrate, une zone contrôlée par les « Forces démocratiques syriennes » (FDS), à dominante kurde, occasionnellement appuyée par la coalition occidentale anti-État islamique ; l’enclave autour d’Idlib, au nord-ouest, accolée à la Turquie, où s’étaient repliés les groupes armés opposants au régime. Certains sont d’obédience islamiste, comme le principal d’entre eux, la milice Hayat Tahrir Al-Sham (Organisation de libération du Levant, HTS), d’autres ont été vassalisés par la Turquie d’Erdoğan pour contrer l’influence kurde, comme l’Armée nationale syrienne (ANS). Près de 3 millions de personnes survivaient dans cette « poche » d’Idlib, assiégée au sud par le régime depuis 2019 comme nous vous le racontions à l’époque.

Les rebelles ont profité de l’affaiblissement du régime

Ce conflit à bas bruit avait peu à peu disparu de nos écrans et des colonnes de nos journaux. Seul un lointain écho nous en parvenait encore par la présence et les récits des réfugiés syriens en Europe. Fin novembre, le brasier s’est rallumé. Les rebelles ont profité de l’affaiblissement du régime et de ses alliés – la dictature du clan Assad est au bord de la banqueroute, ne tenant que grâce au clientélisme et à la corruption, les expérimentées milices du Hezbollah sont retournées au Sud Liban combattre l’armée israélienne, les moyens de l’armée russe sont concentrés contre l’Ukraine, enfin, le régime iranien est occupé à réprimer la contestation en son sein. Et ont lancé une offensive surprise fin novembre. Alep, ville martyre qui avait été rasée par le régime et l’aviation de Poutine, a été reprise par la rébellion dès le 1er décembre. Les habitants qui avaient fui la répression du régime ont commencé à y revenir. Les regards se concentrent désormais plus au sud, sur les villes d’Hama, que vient de capturer la milice HTS ce 5 décembre, et d’Homs.

Hama est à la fois stratégique et symbolique. Elle contrôle l’axe entre Alep, au nord, et Damas, la capitale, au sud. La ville constitue également un point de passage entre la façade méditerranéenne à l’ouest et la vallée de l’Euphrate à l’est. « Compte tenu de l’importance militaire, politique et symbolique de Hama, son contrôle par l’opposition représenterait “un facteur de démoralisation et de défaite psychologique” qui affecterait de manière significative le moral du régime et de ses troupes, marquant ainsi “le premier pas vers un effondrement total, qui pourrait être observé à Damas”, explique le chercheur syrien Abdul Rahman Al-Haj dans le média indépendant Enab Baladi. Ce média en ligne a été créé en 2011 par un groupe de journalistes et d’activistes au moment du soulèvement pacifique contre la dictature Assad – soulèvement réprimé dans le sang qui s’est ensuite mué en guerre civile. « Hama revêt une importance symbolique, car elle a été le théâtre du "plus grand" massacre de l’histoire syrienne en 1982, qui a coûté la vie à environ 40 000 civils et a représenté un tournant dans la consolidation du pouvoir de la famille Assad », poursuit le média.

Frappe russe sur une maternité

Pendant que la rébellion progresse vers le sud, le régime Assad et son allié russe font ce qu’ils savent faire le mieux : bombarder et massacrer les civils. « Les forces de défense civile des casques blancs basées à Idlib, d’où les insurgés ont lancé leur attaque, ont déclaré que les frappes aériennes russes avaient touché cinq établissements de santé, dont une maternité. Au moins 18 personnes ont été tuées et 35 blessées, ont-ils déclaré, ajoutant qu’ils craignaient que ces chiffres n’augmentent », rapporte The Guardian. Preuve que le régime est aux abois, Assad vient de signer un décret augmentant de 50 % le salaire des militaires, décrit dans un autre article Enab Baladi (à titre indicatif, un fonctionnaire syrien perçoit entre 20 et 40 dollars par mois, la valeur de la monnaie nationale s’étant fortement dégradée).

Une fois Hama dépassée, l’objectif des rebelles du HTS est désormais Homs, 3ème ville du pays et dernière grande étape avant Damas. Sa capture isolerait Damas de la zone littorale, et pourrait précipiter la chute du régime Assad. Ce retournement de la situation syrienne laisse plusieurs questions en suspens. Le régime parviendra-t-il à freiner l’offensive rebelle ? Celle-ci aura alors seulement redessiné la carte d’une Syrie divisée, la zone contrôlée par le régime se réduisant au littoral, la guerre civile larvée se poursuivant à bas bruit. Ou la dictature du clan Assad père et fils, au pouvoir depuis plus de 50 ans, s’effondrera-t-elle ? Dans ce cas, quelle nouvelle forme d’État la remplacera ?

HTS, une version syrienne des talibans afghans ?

L’organisation HTS est la force rebelle dominante. Elle est dirigée par un Syrien, Abou Mohammed Al-Joulani, ancien professeur d’arabe, ayant combattu l’armée états-unienne en Irak aux côtés d’Al-Qaïda. Le groupe islamiste ne prône pas un « djihad global » : il a rompu avec Al-Qaïda depuis 2016 et s’est opposé aux partisans de l’État islamique. Le groupe a conclu une sorte de pacte de non-agression avec les Forces démocratiques syriennes à dominante kurde – au contraire de l’ANS pilotée par la Turquie pour les combattre.

Depuis le début de l’offensive rebelle, HTS multiplie les communiqués se voulant rassurants vis-à-vis de l’ensemble des communautés syriennes – Alaouites, Chrétiens, Ismaéliens, Chiites ou Druzes. « Vous avez le droit de vivre en liberté […]. Nous dénonçons les agissements de l’organisation État islamique contre les Kurdes, y compris l’esclavage des femmes […]. Nous sommes avec les Kurdes pour bâtir la Syrie de demain », a par exemple assuré HTS dans un message à destination des Kurdes.

Reste qu’il demeure un groupe islamiste rigoriste, une version syrienne des talibans afghans – pour l’instant d’apparence plus tolérante. S’il renverse le régime, continuera-t-il de respecter la pluralité des opinions et des cultures ? Ses dirigeants s’engageront-ils sur le chemin d’une réconciliation nationale et d’une représentation démocratique de l’ensemble des courants politiques ? Restera-t-il imperméable aux pressions turques qui veulent isoler les Kurdes ? Qu’adviendra-t-il des minorités religieuses et culturelles, et, surtout, des femmes syriennes ? Seront-elles considérées comme des citoyennes à part entière ou progressivement effacées de l’espace public comme les Afghanes ? Le clan Assad a détruit son propre pays pour demeurer au pouvoir. Espérons que la rébellion ne se muera pas en nouvel oppresseur, un de plus dans un Proche-Orient martyrisé.

 

mise en ligne le 7 décembre 2024

Autodétermination et guerres d’influence : où en est le Sahara occidental ?

Les délimitations du territoire du Sahara Occidental sont issues du traité de Lalla Maghnia de 1845 – avant la convention algéro-marocaine de 1972. Ce legs colonial a été conservé par les États africains après la décolonisation, au nom de l’utis possedetis juris, l’intangibilité des frontières, principe adopté par l’Organisation de l’Union Africaine en 1964 au Caire.

Frontières coloniales et ressources naturelles

L’histoire tumultueuse du Sahara s’explique en partie par son caractère hautement stratégique : il comporte un enjeu de ressources naturelles, avec des gisements de phosphate – indispensable à la fabrication d’engrais agricoles – qu’exploite le Maroc par le biais de l’Office Chérifien des Phosphates, ainsi qu’une zone côtière poissonneuse. Les investissements français ne sont pas étrangers à la reconnaissance du 30 juillet. Lors de la visite d’État d’Emmanuel Macron fin octobre, près de 22 accords stratégiques ont été signés dans divers domaines, dont le phosphate, pour un montant total estimé à dix milliards d’euros.

Les ventes du secteur des phosphates et ses dérivés représentent 32 milliards de dirhams en 2024, un chiffre en hausse de 5,3 %. Selon un rapport de l’OCP, le chiffre d’affaires de l’entreprise s’élève à 43,2 milliards de dirhams en juin 2024. Nuance tout de même : la mine de Boucraâ représente 8 % seulement de la production totale de roche de phosphate et cette dernière coûte 2,5 fois plus cher à extraire à Boucraâ qu’à Khouribga, principale zone d’exploitation de l’OCP dans la région Beni Mellal-Khénifra, au Nord du Maroc.

L’entreprise OCP, monopole d’État, assure par ailleurs le lancement de « projets sociaux » auprès des populations locales, sans que l’on sache si cela bénéficie aux natifs sahraouis ou aux dakhilis, Marocains non-sahraouis qui y vivent. Selon le rapport 2024 du Haut-Commissariat au Plan, les régions du Sahara enregistrent un taux de chômage de 20,4 % au premier trimestre, un des plus élevés du Royaume. Les Sahraouis, comme le reste du pays, sont soumis à un encadrement social strict du Makhzen – l’appareil politico-administratif de l’État marocain -, par des réseaux formels et informels de contrôle vis-à-vis de la société civile, du patronat, des syndicats, des partis politiques, etc. Et ce malgré des avantages accordés comparativement au reste de la population marocaine – notamment des régions rurales et de l’Atlas – en termes fiscaux, d’accès à l’emploi et de subventions publiques.

La richesse du Sahara Occidental en fait l’objet de toutes les convoitises. Si les États occidentaux s’alignent aujourd’hui sur le Maroc pour en profiter, d’autres puissances régionales courtisent le Front Polisario. C’est le cas de l’Algérie, soutien historique du mouvement indépendantiste. Les traités signés en 1961 entre le Royaume du Maroc et le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne avaient permis un accord sur la renégociation des frontières héritées de la colonisation française. Après l’indépendance de l’Algérie en 1962, la question n’est pas réglée. D’une part, fort de la légitimité acquise par le FLN avec l’indépendance et la direction du mouvement des non-alignés, le Président Ahmed Ben Bella souhaitait remettre en cause l’accord noué par Ferhat Abbas en 1961.

D’autre part, Allal El Fassi, dirigeant de l’Istiqlal, [parti visant à remplacer le protectorat par une monarchie constitutionnelle NDLR], avait émis l’idée d’un grand Maroc dès 1950. Une vision territoriale irrédentiste dont les frontières s’étendait jusqu’au fleuve du Sénégal, sur l’ensemble de la Mauritanie actuelle et une partie du Sahara algérien. Il a joué un rôle important dans l’imaginaire algérien et la décision de ne pas respecter l’accord signé en 1961, aboutissant à la guerre des Sables de 1963. Les frontières algéro-marocaines sont finalement définies par une convention de 1972, ratifiée par l’Algérie en 1973 puis par le Maroc en 1992. Dès lors, le soutien financier et politique du régime algérien au Front Polisario, justifié par un récit anticolonialiste, fut aussi motivé par des intérêts économiques – liés aux ressources halieutiques et souterraines – et liés au leadership régional.

Du Bled-Siba à « l’Afrique utile » : le destin contrasté du Sahara Occidental

Ce récit du grand Maroc s’appuie sur l’ère précoloniale, le Sahara occidental étant antérieurement peuplé par des tribus berbères. De l’une d’entre elles, les Sanhaja, sont issus les Almoravides, dynastie qui devait conquérir le Maroc du nord et la péninsule ibérique musulmane à partir du XIè siècle. Par la suite, de nombreux actes d’allégeances religieuses – bay’a – devaient être formulés par les tribus sahraouis au Sultan du Maroc – un fait officiellement reconnu par la Cour Internationale de Justice en 1975. Celle-ci entérine la reconnaissance entre le Bled-Makhzen, régions soumises à l’autorité administrative du Makhzen, et le Bled-Siba, plus autonomes, mais néanmoins liées par des allégeances religieuses à celui-ci.

Le Bled-Siba était un conglomérat de tribus avec une organisation sociale basée sur l’autonomie tribale. La réalité se satisfait donc mal d’une simple opposition des tribus au Makhzen, puisque ce dernier a joué un rôle de conciliation et de médiation des litiges intertribaux. Un argument mis en avant par le Maroc lors de sa requête auprès de la Cour internationale de justice, qui a mobilisé des actes juridiques censés prouver l’allégeance des tribus sahraouis.

Ces relations ont évolué avec la formation du Maroc contemporain. Au XIXème siècle, l’Empire marocain connaît une crise majeure, marquée par un endettement auquel il consent pour tenter d’asseoir sa domination sur les régions contestataires. La dette marocaine, de nature coloniale, s’explique aussi par son déficit commercial, cumulé au gré des traités inégaux et des exportations massives de capitaux qui lui sont imposées.

Une période de décadence dont les empires européens ont profité : en 1860, l’empire chérifien perd la guerre contre le Royaume d’Espagne et signe le traité de Wad-Ras. Le Maroc doit payer une indemnité de guerre, reconnaît la souveraineté espagnole sur les villes méditerranéennes Ceuta et Melilla (toujours en vigueur) et rétrocède à Madrid la cité atlantique de Sidi Ifni.

Il est question du partage du Maroc lors de la conférence de Berlin. Celle-ci officialise, en 1884, le futur morcellement du pays, avec le contrôle de l’Espagne sur le Rio de Oro et le Sahara occidental. Le traité de Fès de 1912 officialise le protectorat français, avant qu’un second accord franco-espagnol institue la domination espagnole au Nord, à Ifni et au Sahara occidental.

Cette situation dure jusqu’à la fin du protectorat français en 1956. Les revendications marocaines vis-à-vis du Sahara commencent aussitôt. Le Royaume demande alors à l’Organisation des Nations Unies d’inscrire le Sahara espagnol dans la liste des territoires à décoloniser. L’intérêt de l’Espagne se renforce lorsqu’un gisement important de phosphate est découvert à Bou Crâa, dans la province de Laâyoune. Cette découverte va enclencher la phase de la « seconde occupation coloniale », marquée par une provincialisation du territoire, passant par sa militarisation et des investissements importants, destinés à moderniser ses infrastructures. C’est donc la découverte du phosphate qui a fait basculer le Sahara dans la catégorie coloniale de l’« Afrique utile ».

Mutations du nationalisme sahraoui

Après la fin du protectorat français, une faction de l’armée marocaine – l’Armée de Libération Nationale Sud – combat les Espagnols dans le Sahara.  En 1958, lors de la bataille d’Ifni, l’opération franco-espagnole dite « Écouvillon » est lancée. L’État central préfère se focaliser sur les affaires intérieures et dissout l’ALN Sud qui essuie une lourde défaite, avec la complicité tacite du Sultan. Cet événement acte le divorce entre une partie des Sahraouis et le pouvoir, posant les premiers fondements d’un nationalisme sahraoui.

Dans la continuité des affrontements entre les Sahraouis et l’Espagne, l’Organisation Avancée pour la Libération du Sahara est créée par Mohamed Sidi Ibrahim Bassiri à la fin des années 1970. Il disparaît par enlèvement, après la répression espagnole d’un campement contestataire sahraoui à Zemla. Les étudiants sahraouis qui se mobilisent sur les pas de Bassiri sont imprégnés d’idéaux socialistes et panarabes. Au point que certains aspirent d’abord à une révolution dans tout le Maghreb plutôt qu’à un État sahraoui. Ils rapportent avoir rencontré un grand nombre d’acteurs politiques marocains à la fin des années 70, dont le ministre de l’Intérieur de Hassan II, Driss Basri, qui n’avait alors pas accordé le moindre intérêt à leur demande.

Auprès du principal syndicat ouvrier de l’époque, l’UMT (Union Marocaine du Travail), les militants sahraouis déclarent même « qu’ils veulent rester dans l’orbite marocaine pour peu qu’on les aide à libérer leur pays du joug espagnol » – avant d’être finalement arrêtés par les autorités. Par la suite, les autorités marocaines répriment par balles une manifestation pacifique sahraouie à Tan-Tan en 1972, sur ordre du ministre de la Défense, le général Oufkir. C’est le « premier divorce entre Rabat et une jeunesse qui, à l’époque, est soucieuse de libérer les régions sahariennes mais a encore foi que ces terres étaient marocaines » selon Mohamed El Yazghi, figure de la gauche marocaine et compagnon de route de Mehdi Ben Barka. Une année plus tard, le Front Polisario voit le jour, scellant l’union d’étudiants sahraouis de Rabat et de combattants sahraouis de Mauritanie, dans un contexte de division des tribus sur la question de l’autodétermination.

Quelques années plus tard, l’Espagne se retire finalement du Sahara, après la ratification des accords de Madrid de 1975 qui partagent la souveraineté du Sahara entre le Maroc et la Mauritanie. La monarchie est affaiblie par deux tentatives de coups d’État récents. Dans ce moment incertain, Hassan II avait lancé la Marche verte de 1975 : 350 000 civils marocains pénètrent dans le Sahara, fortement encouragés par le Makhzen et accompagnés par l’armée, sans que l’Espagne n’intervienne. Le Maroc récupère de facto l’administration du Sahara occidental.

Le Royaume tente alors de créer un consensus national autour de la question du Sahara pour réaffirmer sa légitimité – face aux menaces des islamistes du Cheikh Yassine, des fractions putschistes de l’armée, de la gauche communiste avec le Parti marxiste-léniniste Ila Al Amame, et des syndicats. Le « parachèvement de l’intégrité territoriale » sert alors de supplément d’âme à un régime fragilisé.

Le camp progressiste et l’opposition de gauche adoptent eux-mêmes une position intransigeante concernant le Sahara dès les années 1970. Parfois au-delà de celle du Makhzen. La reconquête du Sahara est alors perçue comme la dernière étape de l’indépendance. Omar Benjelloun, syndicaliste et militant marxiste, farouche opposant à Hassan II, préconisait en 1975 la récupération du territoire par la lutte armée plutôt qu’une marche pacifique. L’exploitation commune des ressources sahariennes devait jeter les bases d’un Maghreb uni. Lorsque Hassan II déclare son « acceptation de l’organisation d’un référendum au Sahara sous l’égide et le contrôle de l’Organisation des Nations unies dès le début du mois de janvier » à la tribune de l’OUA en 1981, c’est Abderrahim Bouabid, fondateur de l’Union Socialiste des Forces Populaires, qui s’y oppose, au prix de plusieurs années de prison. 

La seule opposition à cette doctrine se trouve alors uniquement du côté du parti marxiste-léniniste Ila Al Amame, par la voix de son leader Abraham Serfaty. Celui-ci reconnaît l’existence d’un peuple sahraoui, et la nécessité d’un référendum d’autodétermination. Un positionnement qui l’amènera également à être condamné à 17 ans de prison, avant d’être déclaré persona non grata au Maroc jusqu’en 1999.

Lorsque l’Espagne se retire en 1976, partageant le territoire entre le Maroc et la Mauritanie, le Front Polisario proclame la République Arabe Sahraouie Démocratique. La Mauritanie signe un accord de paix avec le Front Polisario en 1979 et se retire, laissant le Maroc seul sur le territoire. L’OUA reconnaît la RASD en 1984, occasionnant le départ du Maroc de l’organisation avant son retour en 2017.

Dilemmes juridiques

Face à une absence de perspectives de résolution du conflit, les Nations Unies, par la voix de son secrétaire général d’alors Javier Pérez De Cuellar, mettent sur la table, en 1988, des « propositions de Règlement » devant aboutir à terme à un référendum au Sahara occidental. L’ensemble des parties accepte ces propositions sur le principe et sous conditions, et se réunissent même pour la première fois. Ces « propositions de règlement » ne verront finalement jamais le jour. L’absence de l’Algérie lors des négociations n’y est pas pour rien, selon un rapport de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Le 20 juin 1991, un cessez-le-feu est signé sous l’égide de l’Organisation de l’Union Africaine et de l’Organisation des Nations Unies, suivi d’un plan de paix prévoyant un référendum d’autodétermination en 1992 (résolution 690) et la mise en place de la mission onusienne MINURSO. 

Depuis, de nombreuses missions de la MINURSO ont formulé des propositions, toujours refusées par l’une des parties : la montagne a finalement accouché d’une souris. En 2007, le Maroc dépose aux Nations Unies un projet d’autonomie, sans option référendaire, refusé par le Front Polisario et soutenu par de nombreux pays européens. Depuis, des affrontements militaires sporadiques éclatent autour du mur de séparation et dans la zone tampon. Le champ du conflit s’est déplacé sur le terrain juridique, avec de nombreux recours formulés par le Front Polisario auprès de la justice européenne. La dernière en date, le 4 octobre 2024, a notamment permis d’aboutir à une décision d’annulation de la CJUE – Cour de Justice de l’Union Européenne – des accords de pêche et d’agriculture concernant la zone du Sahara, signés entre l’Union européenne et le Royaume en 2019. Cela fait suite à de premières annulations en 2015 – accord agricole de 2012 – et en 2021 – accord de pêche de 2019 – sur lesquelles la juridiction était finalement revenue.

La résolution du conflit semble enrayée. La dernière proposition en date de l’envoyé de la MINURSO (octobre 2024), Staffan de Mistura, a été rejetée par l’ensemble des parties. Il proposait une souveraineté partagée entre le Maroc et le Front Polisario.

La résolution du conflit semble enrayée. La dernière proposition en date de l’envoyé de la MINURSO (octobre 2024), Staffan de Mistura, a été rejetée par l’ensemble des parties. Il proposait une souveraineté partagée entre le Maroc et le Front Polisario. Dans un premier temps, une régionalisation accrue, avec l’assurance d’une véritable autonomie, de la protection des libertés civiles et politiques, la libération des détenus, devait être mise en place. Ce plan jure avec le caractère centralisé et autoritaire du Makhzen, et ses liens avec de puissants notables sahraouis qui lui sont inféodés. Ils ont investi le champ institutionnel marocain en nouant des liens clientélaires ; il suffit pour s’en convaincre de considérer l’exemple d’El Khattat Yanja, ancien professeur de mathématiques du Front Polisario devenu « baron des affaires » puis député de l’Istiqlal, des grandes familles sahariennes des Ould Errachid, dont l’un des membres est député-maire de Laâyoune, ou encore des Dehram. Dans ce cadre, la question de la légitimité des nouvelles institutions prévues par le plan d’autonomie est posée, tant ses dirigeants pourraient être aisément cooptés par le Makhzen.

Cette contrainte posée par la caractéristique tribale du Maroc pourrait être résolue par l’installation d’une monarchie réellement parlementaire et décentralisée, assurant une véritable séparation des pouvoirs. Les conditions matérielles d’un tel changement ne sont cependant pas réunies, tant elles impliquent une rupture avec le paradigme institutionnel actuel. Cette donnée amène la nécessité d’engager un vaste processus de démocratisation, par un travail de conscientisation préalable à un changement radical de société.

L’option référendaire proposée par la MINURSO pose d’autres difficultés. Une telle concession du Makhzen pourrait entraîner sa chute ; la période d’instabilité qui en résulterait au Maghreb pourrait ouvrir la voie au développement de groupes djihadistes et de milices. Dans une lettre ouverte à Mohamed VI, le journaliste et opposant Aboubakr Jamaï écrivait ces mots lourds de sens : « L’évolution du dossier du Sahara n’est pas favorable au Maroc. Notre opinion publique sent confusément que notre cause est sur une pente glissante. Elle pressent aussi qu’un dénouement défavorable à ce conflit augurera d’une période d’instabilité probablement cataclysmique pour l’avenir du pays. La monarchie aura beaucoup de mal à survivre à un tel échec, et le pays en paiera un prix élevé. »

Il faut ajouter que le recensement des populations, préalable à un référendum, fait l’objet de nombreux angles morts. Le Maroc a procédé à une politique de peuplement du Sahara avec l’incitation à l’installation pour des Marocains non-locaux – dakhilis – et des Sahraouis de l’Oued Noun, notamment par des avantages fiscaux. De plus, de nombreux Sahraouis se trouvent dans un camp de réfugiés à Tindouf, en Algérie voisine. Et toutes les tentatives de recensement dans ces camps formulées par l’ONU ont été refusées par Alger.

Ce plan questionne également les modalités d’indépendance du Front Polisario, fondées sur le paradigme de l’État-nation. Celui-ci entre en tension avec le caractère historiquement nomade des tribus et de leur présence au-delà des frontières coloniales, sur l’ensemble du désert du Sahara et jusqu’en Égypte. Se pose également la question de la viabilité économique d’un État sahraoui indépendant, riche de ressources naturelles abondantes mais pauvre en facteurs de production.

Apparaît aujourd’hui la nécessité de tables-rondes avec l’ensemble des parties prenantes du conflit, et la consultation démocratique des Sahraouis dans le respect de la pluralité tribale qui les caractérise. Un processus à engager en considérant les évolutions historiques et leurs enjeux sous-jacents, sans oblitérer les instrumentalisations à l’œuvre dans le cadre des tensions algéro-marocaines, où le Sahara occidental sert de variable d’ajustement. Des querelles endémiques en forme d’impasse, qui bloquent l’avenir des pays du Maghreb et leur intégration régionale. L’économiste Fouad Abdelmoumni estime le coût de la « non-intégration » à plus de 2 % du PIB marocain. La première pierre de ce projet était l’Union du Maghreb Arabe, une organisation regroupant les cinq pays du Maghreb et dont le conseil des chefs d’État ne s’est plus réuni depuis 1994. 

La question sahraouie demeure épineuse. Dans la continuité de la tension entre souveraineté territoriale consacrée par le droit international et allégeances tribales dans ses modalités précoloniales, la mission de l’ONU n’a pas donné satisfaction. Les solutions proposées par les différentes parties souffrent de contradictions qui semblent aujourd’hui difficilement dépassables, dans un contexte d’enjeux autour de la rente extractive et de rivalités forgées par une histoire tumultueuse et des récits concurrents. Une situation qui s’enlise, au détriment des premiers concernés.

  mise en ligne le 6 décembre 2024

Israël commet un génocide à Gaza, selon
Amnesty International

Rachida El Azzouzi sur www.mediapart.fr

Dans un rapport circonstancié, la plus importante ONG de défense des droits humains conclut qu’Israël commet un génocide contre la population palestinienne de Gaza. Elle déplore également la « résistance », « surtout parmi les autres États », à parvenir à cette conclusion.

Israël commet un génocide à Gaza. Telle est la conclusion d’un rapport de l’organisation de défense des droits humains Amnesty International rendu public jeudi 5 décembre. 

Après neuf mois d’enquête, l’équipe de chercheuses, de chercheurs et d’expert·es juridiques de l’ONG conclut ce document de 300 pages, intitulé « Nous avons l’impression d’être des sous-humains », en affirmant que les autorités israéliennes commettent un crime de génocide contre la population palestinienne de Gaza. 

« Nos conclusions accablantes doivent sonner comme un signal d’alarme pour la communauté internationale : il s’agit d’un génocide, qui doit cesser immédiatement », a insisté Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International, lors d’une conférence de presse à La Haye (Pays-Bas).

C’est la première fois depuis le 7-Octobre qu’une ONG de défense des droits humains, et pas n’importe laquelle, la plus importante au monde, produit un rapport aussi dense et détaillé documentant un tel crime à Gaza. 

Défini et érigé en infraction par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par les Nations unies en 1948, repris tel quel par le Statut de Rome qui fonde la Cour pénale internationale (CPI), le génocide, dont la définition ne fut formalisée qu’après la Shoah, désigne tout acte « commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». 

Il se distingue du crime contre l’humanité ou du crime de guerre par une intention spécifique et demeure particulièrement difficile à prouver, comme l’expliquait à Mediapart l’avocat franco-britannique Philippe Sands. 

Protestations israéliennes

Alors que l’usage de ce terme, créé en 1944 par le juriste juif polonais Raphael Lemkin, déclenche en Occident des polémiques enflammées qui rendent le débat impossible, Amnesty International rejoint les conclusions d’historiens parmi les plus grands spécialistes du génocide, notamment de la Shoah, comme les Israéliens Amos Goldberg et Omer Bartov. 

L’ONG s’inscrit aussi dans les pas de plusieurs institutions, organisations et personnalités qui avaient produit divers rapports mais pas de la même envergure (ceux de la rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires occupés, Francesca Albanese, du Comité spécial des Nations unies chargé d’enquêter sur les méthodes de guerre israéliennes, ou encore de la Fédération internationale des droits de l’homme). 

Israël a aussitôt rejeté et dénoncé le rapport : « L’organisation déplorable et fanatique Amnesty International a une fois de plus produit un rapport fabriqué de toutes pièces, entièrement faux et basé sur des mensonges », a indiqué le ministère israélien des affaires étrangères dans un communiqué. 

Pour Israël, le seul « massacre génocidaire » a été perpétré le 7 octobre 2023 « par l’organisation terroriste Hamas contre des citoyens israéliens ». « Depuis lors, les citoyens israéliens sont soumis à des attaques quotidiennes sur sept fronts différents », écrit le ministère, qui assure qu’« Israël se défend contre ces attaques en agissant en pleine conformité avec le droit international ».

Pour l’ONG, les Palestiniens subissent trois actes sur les cinq qualifiant le terme de génocide.

Amnesty International, qui affirme n’avoir pu, malgré des tentatives répétées, établir le dialogue avec les autorités israéliennes, n’a pas choisi au hasard de rendre public son réquisitoire à La Haye. C’est ici que siège la Cour internationale de justice (CIJ), la principale instance judiciaire des Nations unies, qui évoquait dès janvier 2024 des « risques plausibles de génocide » à Gaza et a prononcé plusieurs mesures conservatoires contraignantes au cours des mois qui ont suivi, qui n’ont pas été mises en œuvre par Israël.

C’est aussi ici que se trouve la CPI. Celle-ci a émis le 21 novembre des mandats d’arrêt contre le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, son ancien ministre de la défense, Yoav Gallant, et le chef de la branche armée du Hamas, Mohammed Deïf.

Les juges de la CPI ont retenu contre les dirigeants israéliens plusieurs charges du procureur Karim Khan, en particulier le crime de guerre consistant à faire de la famine une arme de guerre, et les crimes contre l’humanité consistant en meurtres, persécutions et autres actes inhumains. Ils ont en revanche écarté la plus sensible d’entre elles : l’incrimination d’extermination en tant que crime contre l’humanité, tout en concluant cependant qu’il existe « des motifs raisonnables de croire qu’il a été commis ». Les juges de la CPI, tout comme le procureur, n’ont pas retenu la qualification de génocide. Et c’est aussi à eux que s’adresse Amnesty International.

Pour l’ONG, les Palestinien·nes subissent, depuis le début de l’offensive de l’État d’Israël sur la bande de Gaza occupée, trois actes sur les cinq qualifiant le terme de génocide selon la Convention de 1948 : meurtres de membres du groupe, atteintes graves à leur intégrité physique ou mentale, et soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle. 

La « destruction » des habitants de Gaza

« Depuis plus d’un an, la population palestinienne de Gaza a été déshumanisée et traitée comme un groupe de sous-humains ne méritant pas le respect de ses droits fondamentaux, ni de sa dignité », dénonce l’ONG, qui recense les multiples « déclarations génocidaires et déshumanisantes du gouvernement israélien » appelant à ou justifiant la « destruction » des habitant·es de Gaza.

« Le fait que les autorités israéliennes considèrent la destruction de la population palestinienne comme nécessaire pour détruire le Hamas ou comme une conséquence acceptable de cet objectif, le fait qu’elles voient les Palestinien·nes comme une population sacrifiable ne méritant aucune considération, attestent de leur intention génocidaire », écrit l’ONG. 

Elle déploie aussi l’histoire longue des politiques israéliennes d’apartheid, d’occupation ainsi que les mesures de séparation visant spécifiquement Gaza, assurant qu’elles ont « préparé le terrain pour les actes génocidaires ».

À ce jour, la guerre à Gaza, d’une ampleur, d’une portée et d’une durée sans précédent, a fait plus de 44 000 morts, dont plus de 13 000 enfants, 105 000 blessé·es, dont plus de 22 000 vont garder de graves séquelles. Un nombre de victimes réelles sous-estimé, rappelle Amnesty International, car il ne prend pas en compte les personnes disparues, celles qui se trouvent encore sous les décombres et les personnes décédées à cause de la famine, de l’eau insalubre ou par faute d’accès aux soins.

Attaques indiscriminées, préjudices physiques et mentaux graves, blessures irréversibles, détentions au secret et torture, destructions matérielles sans précédent, déplacements forcés et arbitraires, aide humanitaire entravée, famine intentionnelle, terres agricoles dévastées, système de santé anéanti, conditions sanitaires indignes… L’ONG documente l’ampleur des attaques contre la population palestinienne à Gaza et la répétition d’actes destructeurs visant systématiquement le même groupe. 

Elle revient notamment sur l’offensive sur Rafah, « lancée une semaine après que le ministre des finances Bezalel Smotrich, membre du cabinet ministériel israélien de sécurité, a appelé explicitement à la destruction de la ville en faisant référence au récit biblique bien connu de vengeance absolue dans lequel la destruction d’une nation entière, le peuple Amalek, est ordonnée ». Quelques mois plus tôt, fin octobre et début novembre 2023, lors d’une des phases les plus dévastatrices, c’était Benyamin Nétanyahou qui avait invoqué en référence la destruction totale du peuple Amalek.

Le génocide comme moyen militaire

À propos de l’intentionnalité, un des critères du crime de génocide, auquel elle consacre un chapitre, l’ONG affirme que « les actions d’un État peuvent servir le double objectif d’atteindre un résultat militaire et de détruire un groupe en tant que tel » : « Le génocide peut aussi être un moyen d’atteindre un objectif militaire. En d’autres termes, il est possible de conclure à un crime de génocide lorsque, pour parvenir à un certain objectif militaire ou jusqu’à y parvenir, l’État entend essayer de détruire un groupe protégé, comme moyen de parvenir à une fin »

L’organisation, qui appuie son enquête sur des dizaines de témoignages, des centaines d’images satellitaires, de vidéos, de photos, déplore la « vaste résistance et hésitation, surtout parmi les autres États, à conclure à l’intention génocidaire en ce qui concerne le comportement d’Israël à Gaza ». « Cette résistance a déjà entravé par le passé la justice et l’obligation de rendre des comptes concernant des conflits dans le monde et doit être évitée à l’avenir », prévient l’ONG. 

Si l’application de la notion légale de génocide à la guerre menée à Gaza suscite des controverses brûlantes, un autre terme sans réalité juridique, apparu dans les années 1990, lors du conflit en ex-Yougoslavie, et qui pour certains, relève d’une forme de génocide, est de plus en plus brandi : celui de nettoyage ethnique, aussi désigné par diverses expressions comme épuration ethnique.

L’un des derniers en date à l’utiliser ? Un faucon, qui fut un des acteurs d’une politique violente à l’égard des Palestinien·nes, l’ancien ministre de la défense israélien et chef de l’armée Moshé Yaalon. Il a accusé, samedi 30 novembre, son pays de commettre des crimes de guerre et un « nettoyage ethnique » dans la bande de Gaza, provoquant un tollé au sein de la classe politique. « La route sur laquelle on est entraînés, c’est la conquête, l’annexion et le nettoyage ethnique, a-t-il déclaré lors d’une interview sur la chaîne privée DemocratTV. […] Il n’y a plus de Beit Lahiya, plus de Beit Hanoun, l’armée intervient à Jabaliya et en réalité on nettoie le terrain des Arabes. »

Il avait récemment soutenu les soldats qui avaient menacé de ne pas se présenter à l’armée comme réservistes, disant que s’il « avait été officier dans l’armée d’Hitler », il aurait refusé de faire certaines choses, tout en ajoutant qu’il « ne comparait pas » avec la situation en Israël.

    mise en ligne le 5 décembre 2024

La Turquie profite de la chute d’Alep pour combattre les forces kurdes

Yann Pouzols sur www.mediapart.fr

Alors que ses négociations avec le régime d’Assad étaient au point mort, Ankara est la grande gagnante de la chute de la ville d’Alep. Le régime d’Erdogan en profite pour lancer sa propre offensive contre les Kurdes dans le nord-ouest de la Syrie.

Istanbul (Turquie).– L’avancée des rebelles islamistes syriens a surpris jusqu’à leur parrain d’Ankara. L’offensive menée par Hayat Tahrir al-Cham (HTS), depuis la région que contrôle le groupe radical dans la province d’Idlib et dont l’ampleur devait être limitée, a finalement débouché, samedi 30 novembre, sur la déroute totale des troupes du dictateur syrien Bachar al-Assad, et la prise de la ville d’Alep, d’où les rebelles avaient été chassés en 2016.

Préparée de longue date, cette offensive aurait été repoussée sous la pression de la Turquie, qui menait ces derniers mois des négociations avec Bachar al-Assad pour obtenir, notamment, un retour d’une partie des réfugié·es syrien·nes installé·es en Turquie et une alliance contre les forces kurdes syriennes, qui contrôlent certaines zones du pays déchiré par une guerre civile depuis 2011.

« Je pense qu’ils évitaient aussi d’attaquer alors que le Hezbollah libanais [dont les milices sont présentes en soutien au régime d’Assad depuis la bataille de Qousseir en 2013 – ndlr] était encore en conflit avec Israël, afin de ne pas se faire accuser de soutenir Tel-Aviv », explique Erhan Keleşoğlu, universitaire spécialisé dans les relations internationales à l’université d’Istanbul. Le cessez-le-feu conclu fin novembre a ouvert la voie.

Sous le feu des bombardements de l’aviation et de l’artillerie russes – Moscou est, avec l’Iran, un autre soutien majeur d’Assad – et syriennes qui s’étaient intensifiés ces dernières semaines, les rebelles ont fini par lancer une offensive destinée, au départ, à déplacer les lignes de front, mais qui a débouché sur une avancée fulgurante et la prise d’Alep. Hayat Tahrir al-Cham et les groupes qui lui sont alliés ont même progressé plus au sud, jusqu’à la banlieue de la ville de Hama, où des combats sont en cours.

La prise d’Alep a déclenché un tonnerre d’applaudissements dans les rangs des soutiens au pouvoir islamo-nationaliste de Recep Tayyip Erdoğan, qui ne cachent pas leur nostalgie de l’Empire ottoman, voire leur velléité expansionniste. « Alep est turque et musulmane, jusqu’à la moelle ! », s’est laissé emporter mardi 3 novembre Devlet Bahçeli, leader de l’extrême droite du MHP et indispensable allié d’Erdoğan, alors que la photo de rebelles pro-turcs déployant un drapeau turc sur les murs de la citadelle de la ville fait le tour des réseaux et de la presse pro-gouvernementale.

Deux offensives parallèles 

Dans ce même discours, Bahçeli promettait de « continuer à nettoyer chaque recoin de la vermine à figure humaine », comprendre les Kurdes de Syrie, contre lesquels Ankara a lancé, en parallèle, une offensive le 30 novembre.

Car, si Ankara a donné le feu vert à l’assaut lancé par Hayat Tahrir al-Cham (et les groupes djihadistes internationaux, notamment ouzbeks, tchétchènes et ouïghours qui l’épaulent) contre le régime d’Assad, les rebelles directement financés par la Turquie, dans leur écrasante majorité, n’y participaient pas. Ces groupes de mercenaires syriens, arabes et turkmènes qu’Ankara a par le passé déployés en Libye et dans le Haut-Karabagh sont réunis dans une structure baptisée Armée nationale syrienne.

Les groupes de mercenaires sont notamment connus pour leur indiscipline et les violences qu’ils exercent sur les populations civiles (avec de nombreux cas de viols, pillage et enlèvements contre rançon documentés par l’ONU et des associations de défense des droits humains) dans les zones qu’ils occupent dans le nord de la Syrie.

Les Forces démocratiques syriennes, qui ont vaincu le « califat » de l’État islamique avec l’aide de la coalition menée par Washington, sont la bête noire d’Ankara.

L’effondrement du front tenu par les troupes d’Assad a créé un vide de pouvoir dans lequel se sont engouffrées ces troupes, qui ont attaqué la région de Tell Rifaat, au nord d’Alep, tenue par les forces kurdes et où résident de nombreux déplacés qui avaient fui ces mêmes mercenaires lors de la conquête de la région voisine d’Afrin, en 2018.

Ces forces majoritairement kurdes baptisées Forces démocratiques syriennes (FDS), qui ont vaincu le « califat » de l’État islamique avec l’aide de la coalition internationale menée par Washington, sont la bête noire d’Ankara en raison de leur proximité évidente avec la guérilla kurde de Turquie, le PKK.

Les troupes kurdes ont rapidement reflué de la zone, tandis que des milliers de civils tentaient de s’échapper vers les autres zones tenues par les FDS, plus au sud et à l’est. « Ils savent qu’elles ne sont pas en position de force et que ces zones sont difficiles à tenir et elles font donc le choix de se retirer pour se repositionner plus loin », explique l’universitaire Mesut Yeğen, spécialiste de la question kurde.

Erdoğan espère le feu vert de Trump

La prochaine cible de l’offensive des brigades pro-turques est désormais, plus à l’est, la ville de Manbij, dernière grande localité tenue par les forces démocratiques syriennes à l’ouest de l’Euphrate, cette zone d’où la Turquie entend les chasser, avantagée par l’absence de troupes américaines sur place, celles-ci se concentrant uniquement à l’est de l’Euphrate, en attendant l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Celui-ci, espère Ankara, pourrait donner l’ordre à ses soldats de se retirer, donnant à la Turquie le feu vert pour poursuivre plus avant ses attaques.

La Turquie mène donc deux offensives différentes, l’une vers le sud, celle d’HTS, qu’elle soutient de loin, en espérant que l’avancée des rebelles islamistes la placera en position de force à la table des futures négociations avec le régime d’Assad et ses alliés internationaux ; l’autre, vers l’est, menée par ses supplétifs de l’Armée nationale syrienne contre les Kurdes et leurs alliés arabes locaux.

Cette double offensive débouche sur des tensions qui commencent à se faire jour entre les deux forces, HTS refusant pour le moment d’attaquer les quartiers kurdes d’Alep de Cheikh Maqsoud et d’Achrafieh, qui seraient encore tenus par les forces démocratiques syriennes, afin de se concentrer sur la lutte contre les troupes d’Assad. HTS reproche également ouvertement aux mercenaires pro-turcs d’être trop inféodés aux intérêts d’Ankara en ne privilégiant pas la lutte contre le régime de Damas, et de se livrer au pillage au détriment des populations civiles.

« Ces groupes sont connus pour leur proportion à se livrer au pillage, ils ont même l’habitude de se combattre entre eux pour savoir qui obtiendra la plus grande part de butin », explique Erhan Keleşoğlu. Des dizaines de milliers de civils fuient les zones conquises par ces troupes et des récits circulent, y compris parmi les familles réfugiées à l’étranger – dont une en France qui affirme avoir perdu deux de ses membres, des Kurdes de confession yézidie, qui auraient été abattus à un check-point.

Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, les supplétifs pro-turcs auraient exécuté « au moins dix hommes et une femme » et procédé à des arrestations arbitraires de jeunes hommes kurdes.

Conséquences sur d’éventuels pourparlers de paix en Turquie 

Les nombreuses images, diffusées sur les réseaux, de mercenaires de l’Armée nationale syrienne insultant et molestant des femmes et des hommes kurdes attaché·es et habillé·es en civil, nourrissent aussi la colère des Kurdes de Turquie. Mardi 3 décembre, une manifestation à Istanbul a été dispersée par la police qui a procédé à quatre-vingt-quatre arrestations, quatre des manifestants ont été placés en détention provisoire pour « propagande d’une organisation terroriste ».

Le pouvoir d’Ankara, par la voix de Devlet Bahçeli, avait pourtant laissé planer en octobre la possibilité de négociations de paix avec la guérilla kurde du PKK et son fondateur emprisonné depuis 1999, Abdullah Öcalan. « Cela ne veut pas dire que la perspective des négociations disparaît, Ankara peut simplement chercher à négocier depuis une position de force », estime Erhan Keleşoğlu.

« Les frontières tracées entre les Kurdes sont artificielles, les Kurdes de Turquie et de Syrie sont un seul et même peuple, les familles se trouvent parfois des deux côtés de la frontière, comment voulez-vous que le pouvoir parle de paix aux uns tout en attaquant les autres ? », interroge Ebru Günay, ancienne députée du parti pro-kurde de Turquie, le DEM, et présidente de la commission des affaires internationales du parti.

« Si le pouvoir veut vraiment entamer des négociations, alors il doit lever l’isolement qui pèse sur Öcalan, lui permettre de voir ses avocats, sa famille et les responsables politiques kurdes. Mais une chose est certaine : on ne peut pas mener des négociations si un climat de confiance réciproque n’est pas établi », estime-t-elle.

mise en ligne le 29 novembre 2024

Notre humanité
est morte à Gaza

par Pauline Londeix sur www.humanite.fr

« Nous sommes face à une campagne d’anéantissement de la population de Gaza », déclarait, à son retour du territoire en octobre, Isabelle Defourny, présidente de Médecins sans frontières France. Au même moment, l’Organisation mondiale de la Santé déclarait avoir perdu contact avec ses équipes dans le nord de la bande de Gaza. Déjà, en décembre 2023, l’OMS martelait que la population sur place était en « grand danger ».

En février 2024, son directeur général, Tedros Adhanom Ghebreyesus, ajoutait : « Gaza est devenue une zone de mort (…). Une grande partie du territoire a été détruite. Plus de 29 000 personnes sont mortes, beaucoup d’autres sont portées disparues, présumées mortes, et beaucoup, beaucoup d’autres sont blessées. » Pénuries de denrées alimentaires, de médicaments et autres produits de première nécessité, effondrement du système de santé. Depuis plus d’un an, organisations internationales et ONG dénoncent une situation atroce.

En mars 2024, devant le Conseil de sécurité des Nations unies, Christopher Lockyear, secrétaire général de MSF, témoignait : « Chaque jour, nous sommes les témoins d’horreurs inimaginables. Nous, comme tant d’autres, avons été horrifiés par le massacre massif du 7 octobre. Nous sommes horrifiés par la réponse d’Israël ; une guerre de punition collective, une guerre sans règles, une guerre à tout prix. » Il concluait : « Les attaques contre les services de santé sont des attaques contre l’humanité. » Le 14 novembre dernier, le Comité spécial des Nations unies estimait que les méthodes de guerre d’Israël à Gaza comprenaient « l’utilisation de la famine comme arme de guerre ».

Alors que jamais autant de femmes (6 000) et d’enfants (11 000) n’ont été tués dans un conflit récent, combien de morts faudra-t-il encore pour que la communauté internationale agisse enfin ?

Dans son dernier ouvrage, « Une étrange défaite, sur le consentement à l’écrasement de Gaza » (éditions la Découverte, 2024), le sociologue Didier Fassin se livre à une brillante analyse de la façon dont le massacre abominable du Hamas et la prise d’otages, puis la « réponse » israélienne qui a suivi sont traités : « Le langage a été abîmé quand on a appelé « antisémites » les demandes d’arrêter de tuer des civils, « morale » une armée qui déshumanise ses ennemis, « riposte » une entreprise d’anéantissement, « guerre Israël-Hamas » une opération militaire ouvertement menée contre les civils palestiniens. La pensée a été étouffée lorsqu’on a empêché les débats, interdit des conférences, annulé des expositions, imposé des procureurs pour garantir l’orthodoxie, eu recours aux forces de l’ordre pour réprimer des étudiants sur les campus. »

Alors que jamais autant de femmes (6 000) et d’enfants (11 000) n’ont été tués dans un conflit récent, combien de morts faudra-t-il encore pour que la communauté internationale agisse enfin ? Didier Fassin poursuit ainsi : « Pour des responsables politiques et des personnalités intellectuelles des principaux pays occidentaux, à de rares exceptions près, (il paraît être devenu) acceptable la réalité statistique que les vies des civils palestiniens valent plusieurs centaines de fois moins que les vies des civils israéliens. (…) La déshumanisation de l’ennemi est la perte de l’humanité de celui qui la prononce. »

Pour écrire sur ce sujet qui pourtant occupe mes pensées quotidiennement, il m’a fallu de longs mois. Certaines situations plongent dans un état de sidération. Pourtant il y a une urgence à agir. L’impuissance de la communauté internationale à imposer un cessez-le-feu et son « consentement », pour reprendre les termes de Fassin, à cette guerre qui tue principalement des civils creusent la tombe des valeurs, affichées du moins, du monde occidental.


 


 

Guerre au Proche-Orient : l’effondrement moral de l’Occident

Gwenaelle Lenoir sur www.mediapart.fr

Les guerres israéliennes contre la bande de Gaza, la Cisjordanie et le Liban détruisent les vies et les territoires. Elles abîment aussi la crédibilité de l’Occident, enfermé pour l’essentiel dans un soutien univoque à Israël. Vue depuis le monde arabe, voici l’histoire d’une chute morale.

Il a beaucoup été question d’Occident lors du premier Sommet international des pensées arabes organisé conjointement par le Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris (Carep) et l’Institut du monde arabe, à Paris, les 14 et 15 novembre 2024.

Non que l’Occident ait été le sujet de ce moment exceptionnel qui a rassemblé, pendant deux jours et en un même lieu, pas moins de 32 intellectuel·les arabes venu·es d’un peu partout. Mais il a traversé les dix tables rondes et les discussions.

Car les complexes relations entre le monde arabe et l’Occident, qui remplissent des bibliothèques entières, se sont durcies avec la guerre génocidaire d’Israël en cours à Gaza, l’annexion rampante et violente de la Cisjordanie et la destruction partielle du Liban. Ce sont, plus précisément, les appuis à Israël apportés par nombre d’États, de partis politiques, d’institutions académiques, de médias et d’intellectuel·les occidentaux à l’État hébreu qui ont été interrogés.

Mediapart s’est entretenu avec huit de ces penseurs et penseuses arabes présentes à Paris. Ils et elles viennent d’horizons divers – les sciences politiques, les études sur le genre et le développement, l’histoire contemporaine, la philosophie, les médias, l’anthropologie, la sociologie. Originaires de différents pays arabes, du Liban, d’Égypte, de Tunisie, de Palestine, ils et elles vivent et travaillent dans des universités occidentales, en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux États-Unis, ou dans des institutions du Moyen-Orient, au Qatar, en Cisjordanie, en Égypte, au Liban.

Tou·tes ont l’habitude de voyager d’un pays à l’autre, pour des rencontres intellectuelles, amicales et familiales, tou·tes parlent plusieurs langues, tou·tes naviguent avec facilité dans les pensées tant occidentales qu’arabes.

Assignation à origine

Pourtant, ces intellectuel·es polyglottes et cosmopolites constatent un divorce, depuis le 7-Octobre, dans les relations avec l’Occident. Bien sûr, ils et elles n’ignoraient rien de l’histoire complexe et houleuse des deux rives de la Méditerranée. Mais dans ce domaine aussi, le 7-Octobre marque une rupture de nature.

« J’ai, depuis le 7-Octobre, la sensation d’être en permanence sous surveillance, parce que je suis une chercheuse arabe, et ce n’est pas du tout bienveillant. Cela m’a amenée, au départ, à une forme d’autocensure, dont j’ai mis du temps à me débarrasser, raconte la Franco-Tunisienne Leyla Dakhli, historienne, membre du CNRS et affectée actuellement au Centre Marc-Bloch de Berlin. Être décrédibilisée parce qu’on pense que mon origine, et non mes recherches, détermine ce que je dis, est très difficile à supporter. »

Cette assignation à leur origine, la plupart des intellectuel·les en poste dans des institutions européennes ou américaines la ressentent. Ils s’en disent « sidérés ». « Parler des régimes arabes ne pose aucun problème, mais s’exprimer sur la Palestine est quasiment interdit, poursuit Fadi A. Bardawil, Libanais, anthropologue et enseignant à l’université Duke, à Durham (États-Unis). Mais il faut souligner que les intellectuel·les arabes ne sont pas les seul·es victimes de cette machine de répression. »

En cause ici, l’accusation d’antisémitisme brandie aussitôt qu’une critique contre Israël est émise, et qu’importe si les crimes de guerre et violations massives de la loi internationale sont documentés. « On glisse systématiquement de la Palestine vers lantisémitisme. Mais ces guerres n’ont pas lieu en France ou en Allemagne, elles se déroulent à Gaza et au Liban, alors pourquoi toujours ramener ça à un débat européen sur l’antisémitisme ? C’est accuser les Arabes de véhiculer un antisémitisme historiquement pourtant bien européen », reprend Leyla Dakhli.

L’Occident est devenu inaudible

« Au nom de la réparation des torts historiques, les pays européens responsables de la Shoah, en premier lieu l’Allemagne, mais aussi l’Autriche, la France, avalisent ce qui est fait à un autre peuple, assène Gilbert Achcar, sociologue franco-libanais, professeur à l’université SOAS de Londres. Parce que ces pays ont tiré une leçon étriquée, nationaliste et ethnocentrée de la Shoah : plus jamais ça, mais uniquement plus jamais ça aux juifs et seulement aux juifs. Alors qu’ils auraient pu en tirer une leçon universelle : plus jamais ça, à aucun peuple. »

Appui politique et militaire à Israël dans ses guerres, notamment de la part des États-Unis, incapacité des États européens à nommer la guerre génocidaire contre Gaza, injonction à taire toute critique de l’État hébreu, censure : l’Occident n’applique sa prétention de porter haut les droits humains, de promouvoir la justice et l’égalité qu’à une catégorie d’êtres humains, affirment les intellectuel·les arabes, unanimes.

Et si ce n’est guère nouveau, si Fadi A. Bardawil, l’anthropologue, rappelle qu’Aimé Césaire, dans son Discours sur le colonialisme, puis Frantz Fanon, dans Les Damnés de la terre, ont en leur temps férocement critiqué cet Occident qui, tout en se gargarisant de son « humanisme » et de ses « valeurs », les piétinait en colonisant les peuples, le moment que nous vivons marque un tournant dramatique.

Ce qui choque, [c’est] un sacrifice, de la part des institutions occidentales, de tous les critères déontologiques et éthiques.     Samer Frangie, professeur à l’université américaine de Beyrouth

« Nous avons conscience du regard raciste de l’Occident sur nous, monde arabe, depuis des siècles. Mais il y a un avant et un après-Gaza. À cause de l’ampleur des crimes et de leur durée. Ce n’est pas une semaine de tueries, c’est plus d’un an, et l’Occident s’acharne à défendre la moralité de ce qui se passe !, déplore Elizabeth Suzanne Kassab, philosophe, chercheuse au Doha Institute for Graduate Studies. Que les gouvernements soutiennent cette politique criminelle ne nous surprend pas. Mais que les médias et les institutions académiques emboîtent le pas, c’est incroyable. Que la liberté d’expression soit réprimée au sein même des sociétés occidentales, quelle honte ! L’Occident a perdu là ce qui lui restait de crédibilité. »

« Ce qui choque, ce n’est pas le double langage occidental, que nous connaissons depuis longtemps, mais un sacrifice, de la part des institutions occidentales, de tous les critères déontologiques et éthiques d’une façon extraordinairement vulgaire, assène Samer Frangie. Dans le domaine des médias, celui sur lequel je travaille, on a vu des manigances de rédacteurs en chef du New York Times, de Sky News, la BBC qui a viré des journalistes arabes. Avant, ceux qui faisaient passer des messages pro-israéliens essayaient de respecter certaines normes. C’est fini. Voir ces institutions prêtes à sacrifier tout le capital, tout le crédit accumulé, c’est un choc. »

D’où qu’ils parlent, les penseurs et penseuses arabes partagent ce même constat, dont les élites politiques et intellectuelles occidentales n’ont pas forcément conscience : elles sont devenues inaudibles dans une bonne partie du monde.

« C’est la fin de la prétention libérale de l’Occident. Le refus, pendant plusieurs mois, de la plupart des États occidentaux d’appeler à un cessez-le-feu signifie un soutien à l’agression, sans même mentionner le financement et l’armement d’Israël par les États-Unis, qui font de cette guerre la première guerre conjointe américano-israélienne, assène Gilbert Achcar. La juxtaposition de l’Ukraine et de Gaza, le deux poids et deux mesures absolument flagrant ont totalement discrédité l’Occident. Sa prétention à parler au nom de valeurs est morte, et sans pouvoir de ressusciter. »

Mise en question, aussi, la prétention à participer au développement des pays du Sud et porter les valeurs d’égalité et de non-discrimination.

« Nombre d’organisations internationales et d’ONG prétendaient défendre les droits des femmes en Palestine, promouvoir leur émancipation, leur accession à des postes de décision. Et ces mêmes organisations aujourd’hui sont réticentes à condamner le génocide et l’épuration ethnique dont sont victimes les femmes palestiniennes, parce qu’elles considèrent Israël comme une oasis de démocratie et de liberté dans le monde arabe, s’insurge Islah Jad, Palestinienne. Les viols en Ukraine commis par l’armée russe ont suscité des condamnations et de fortes déclarations. Ceux, documentés, commis contre les Palestinien·nes dans les prisons israéliennes ne rencontrent que le silence. »

Et la professeure à l’université de Bir Zeit, spécialiste du genre et du développement, le dit tout net : « C’est du racisme doublé d’hypocrisie. Parce que nous ne sommes pas blancs. Nous en sommes encore à la mission civilisatrice de l’Occident, c’est effrayant. »

L’onde de choc du soutien massif des pays occidentaux et de leurs élites aux guerres israéliennes sera forte et longue. Nul ne se risque bien sûr à en prédire les natures. Mais déjà s’esquissent des tendances. « L’hypocrisie de l’Occident est établie, mais les valeurs qui ont été développées en Occident et qui sont vues comme des valeurs occidentales ne sont pas à jeter, parce qu’en fait leur validité n’est pas intimement liée au monde occidental. Il faut les désancrer du socle occidental », juge Fadi A.Bardawil.

Il existe des raisons d’espérer : une partie de la jeunesse, dans cet Occident dominateur, rejette cette domination et proclame sa solidarité avec les victimes.    Gilbert Achcar, sociologue, professeur à Londres

Se séparer, se donner les moyens de ne plus dépendre de cet Occident qui exige, par exemple, des preuves de condamnation de ce que lui voit comme du terrorisme, de purge des bénéficiaires des ONG arabes, toute personne proche de l’islam politique devant être écartée, voilà une autre tentative de séparation en cours.

« Nous cherchons des fonds ailleurs, du côté d’Arabes riches qui veulent se montrer actifs. Nous organisons aussi des réseaux d’entraide et de solidarité pour pallier la rupture avec tel ou tel bailleur », explique Lina Attalah, journaliste et activiste, fondatrice du média égyptien indépendant Mada Masr.

« Des jeunes chercheurs installés dans des universités occidentales, las de se sentir toujours épiés, de devoir sans arrêt se justifier, sont en train d’essayer de rentrer dans leur pays ou d’obtenir un poste dans les pays du Golfe. Pour l’instant, ce sont des choix individuels et encore limités », observe Nadim Houry, juriste franco-libanais, directeur du think tank Arab Reform Initiative.

« Pour les conséquences plus générales, il est trop tôt, poursuit-il. On voit poindre du nihilisme dans une partie de cette jeunesse déjà frappée par les contre-révolutions et des crises économiques très fortes, et qui voit devant ses yeux une hypocrisie occidentale incroyable. Cela débouchera-t-il sur une forme de djihadisme ? C’est difficile de le déterminer aujourd’hui. »

L’onde de choc ne se limitera pas à l’Occident. Les régimes arabes le savent, qui, sans soutenir ouvertement Israël, n’ont rien fait pour arrêter ses guerres et soutenir les Palestinien·nes et les Libanais·es. Leur impuissance, voulue ou subie, les pousse à davantage encore de crispation.

« La colère n’épargne pas les régimes arabes qui ont normalisé avec Israël et continuent jusqu’à présent », constate Nadim Houry. « La justification de la paix avec Israël était le traité de paix en échange d’une tranquillité économique et politique, et tout est un mensonge, souligne Lina Attalah. Nous souffrons de dettes abyssales et un génocide est commis à nos portes, que notre gouvernement est incapable d’arrêter ou même de freiner. »

L’espoir d’un nouvel universalisme

Au cœur de cette catastrophe en cours, qui risque d’emporter l’Occident avec le monde arabe, ces intellectuel·les croient en la construction d’un nouvel universalisme, en la solidité de liens déjà existants aujourd’hui renouvelés et en la mondialisation d’une certaine jeunesse.

« Nous avons découvert un réseau de médias indépendants, dont fait partie Mediapart, un réseau global, qui réussit à démonter les infox et offre un récit alternatif à celui des entreprises médiatiques mainstream, se réjouit Samer Frangie. Des liens se sont tissés et nous réussissons à bousculer ce qui ressemble de plus en plus à un dogme. »

« Entre le génocide, la montée du néofascisme au niveau international, dont l’élection de Donald Trump est le dernier avatar, la crise écologique, nous n’avons aucune raison d’être optimistes. En revanche, il existe des raisons d’espérer : une partie de la jeunesse, dans cet Occident dominateur, rejette cette domination et proclame sa solidarité avec les victimes, ose Gilbert Achcar. Ces jeunes juifs américains et cette toute petite minorité de juifs israéliens me donnent un peu d’espoir. »

« Nous voyons des gens manifester en solidarité avec nous, contre les positions de leurs gouvernements et les mensonges de leurs médias, et c’est fondamental. Car nous voyons se déployer un universalisme qui reconnaît et respecte l’autre », affirme Islah Jad.

« La sensibilité des jeunes Arabes activistes aujourd’hui, post-2011, est plus universaliste. Ils voient la Palestine comme la voient aussi des jeunes Américains ou Européens. Dans ce contexte, la Palestine est devenue le symbole de l’injustice globale du colonial, du racisme, du récit dominant et du contrôle des ressources, explique Nadim Houry. La Palestine n’a jamais été aussi universelle. »

mise en ligne le 8 octobre 2024

En Martinique, les citoyens ont des propositions concrètes
contre la vie chère

par Sophie Chapelle sur https://basta.media/

En finir avec des prix devenus fous. Voilà plus d’un mois que les Martiniquais se mobilisent pour l’alignement des prix sur ceux de l’Hexagone. Ils font face à l’opacité des marges de la grande distribution, et au laisser-faire de l’État.

Une même boite d’œufs coûte cinq euros en Martinique contre deux euros dans l’hexagone. Qu’on regarde les prix des pâtes, de la farine, du lait, du beurre ou des fruits, ceux-ci sont deux à cinq fois plus élevés en Martinique qu’en France métropolitaine. L’eau en bouteille, un bien de première nécessité sur cette île qui subit des coupures d’eau régulières, peut atteindre des sommes indécentes : jusqu’à dix euros pour un pack ! L’application Kiprix, lancée par un jeune développeur installé près de Fort-de-France, montre bien ces écarts. En 2023 déjà, un rapport de l’Insee alertait sur des produits alimentaires en Martinique en moyenne 40% plus chers qu’en France métropolitaine !

Une double peine sur cette île où plus d’un-quart de la population vit sous le seuil de pauvreté. C’est ce que dénonce Rodrigue Petitot notamment sur Tik Tok. Président du Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC), il est l’une des figures de la contestation contre la vie chère en Martinique. Le mouvement est à l’initiative depuis le 1er septembre de blocages de supermarchés et de nombreuses manifestations, malgré les interdictions préfectorales. Il demande l’alignement des prix martiniquais sur ceux de l’Hexagone.

Quinze ans après un mouvement historique

En 2009, un intense mouvement social contre la vie chère avait duré quarante jours en Martinique. La grève générale avait notamment abouti à la création d’un observatoire des prix, à une réforme agraire et à la baisse de 20% des prix sur 2500 produits. « Sauf que 2009 à 2015, on a vu une montée en flèche des prix. Quinze ans après, les prix ne cessent d’augmenter à des proportions injustifiées,dénonce Aude Goussard, secrétaire du RPPRAC sur Youtube. L’observatoire n’a aucune marge de manœuvre pour réguler les prix. Le seul effort depuis 2009 a été fourni par les collectivités pour baisser l’octroi de mer qui sert à financer les collectivités », dit-elle.

L’octroi de mer, créée en 1670 en Martinique, est une taxe qui s’applique aux importations, avec un taux variable selon les produits. Les documents qui répertorient les différents octrois de mer dans les territoires ultramarins font près de 1200 pages ! Cette taxe « représente près d’un tiers des ressources des communes », soulignait en mars dernier le président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici. Près de la moitié des dépenses de personnel des collectivités en Martinique serait ainsi financé par cette taxe.

Revers de la médaille, l’octroi de mer, conjugué à la TVA, fait gonfler les prix de 7 % en moyenne. « Il faut revoir le système de taxation qui crée des inégalités, mais l’octroi de mer finance aussi directement les collectivités. Et on ne veut pas un affaiblissement de ces dernières, ni des aides sociales », prévient Aude Goussard du RPPRAC.

La grande distribution pointée du doigt

Pour le RPPRAC, c’est davantage du côté des acteurs de la grande distribution qu’il faut regarder. Le mouvement a envoyé un courrier recommandé le 1er juillet aux distributeurs alimentaires de Martinique et au préfet, en pointant leur responsabilité dans les « injustices criantes liées au prix de la consommation », et en exigeant des réponses concrètes dans les deux mois. Les enseignes de distribution, dominées par trois grands groupes – GBH, SAFO et CREO – ont fini par répondre à la dernière minute, le 31 août, en avançant que ces écarts de prix venaient de « contraintes structurelles » comme l’éloignement et le transport par bateau. C’est l’absence de propositions pour baisser les prix, suite à ce courrier, qui a marqué le début de mouvement.

En plus des taxes, les intermédiaires sont nombreux entre le producteur et le distributeur. « Alors qu’ils sont en général au nombre de trois en France hexagonale, en Martinique ils peuvent aller au-delà des quatorze » relève un rapport parlementaire sur le coût de la vie de juillet 2023. Ces intermédiaires facturent chaque étape de traitement de marchandises, prélevant leurs marges à chaque fois, faisant mécaniquement monter les prix.

Selon le rapporteur parlementaire, l’ancien député socialiste Johnny Hajjar, derrière la plupart de ces intermédiaires se trouveraient des entreprises appartenant aux grandes enseignes de distribution martiniquaises. Contactées par l’équipe d’Envoyé spécial, les entreprises ont reconnu posséder des sociétés qui interviennent dans la chaine logistique mais pas à chaque échelon.

Opacité sur les marges

Prenons le cas du groupe GBH avec à sa tête Bernard Hayot et son fils Stéphane Hayot. « La famille Hayot contrôle non seulement les grandes surfaces, mais aussi le transport maritime, les entrepôts, et même les conteneurs dans lesquels sont acheminés les produits », relève Jérémy Désir, néopaysan martiniquais dans un article de Reporterre. Cette concentration verticale permet au groupe de se facturer à lui-même chaque étape de la chaîne logistique. Selon le rapport parlementaire, « cette multiplication d’acteurs est un moyen efficace de noyer l’accumulation des marges, tout en justifiant que les marges sont raisonnables prises individuellement ». Le pouvoir économique grandissant entre les mains de quelques grands groupes leur permet également de faire de vastes économies d’échelle.

La question des marges arrières pratiquée par les grands groupes comme GBH est aussi soulevée dans le rapport du député. Elles consistent en une entente légale entre le fournisseur et le distributeur. Lorsqu’un objectif de vente fixé est atteint, le fournisseur cède une partie de sa marge au distributeur, en toute opacité. Comme le note l’enquête parlementaire, « les auditions ont mis en avant l’opposition entre le secret des affaires et le contrôle des prix, des marges et des revenus ». Ainsi, les organismes comme l’Insee ou les observatoires des prix qui demandaient l’accès aux données sur les marges se sont vus opposer le secret des affaires, une loi adoptée en France en mars 2018 (transposée d’une directive européenne), qui crée un droit général au secret pour les entreprises et leur permet potentiellement de traîner devant les tribunaux quiconque porterait à la connaissance du public une information sur leurs activités.

Et l’État dans tout cela ? Il a jusque là fait le choix du laisser-faire. Auditionné en juin 2023 à l’Assemblée nationale, Bruno Le Maire, alors ministre de l’Économie, avait conclu : « Les marges relèvent du secret des affaires. On peut les contrôler, mais pas les rendre publiques. Faisons attention car un excès de transparence risque de mettre en péril l’activité économique. » Or, c’est précisément ce secret des affaires qui sert de paravent à des groupes puissants pour abuser de leurs positions sur le marché de la distribution.

Revaloriser les salaires

Loin de s’éroder, le mouvement tend à s’élargir, malgré la pression des pouvoirs publics dès les premiers jours, entre couvre-feu et déploiement de la CRS 8. Trois tables-rondes sur la vie chère rassemblant les différentes partie-prenante se sont tenues ces dernières semaines. Elles ont abouti à un premier document de travail avec plusieurs pistes pour baisser les prix, permettre la transparence et renforcer l’autonomie alimentaire. Il a notamment été proposé que l’octroi de mer soit supprimé sur près de 6000 articles de première nécessité. « Nous notons que la grande distribution ne souhaite pas perdre un kopeck et compte beaucoup sur l’État », a déploré Aude Goussard à la sortie de la dernière table ronde. Les négociations doivent reprendre ce lundi 7 octobre.

Ces derniers jours, le RPPRAC a poursuivi les opérations « courses fictives » dans plusieurs enseignes du groupe GBH pour les bloquer. Un appel à la grève illimitée a également été lancé par la Confédération générale du travail de Martinique (CGTM) depuis le 26 septembre. Outre la mise en place d’un contrôle des prix des produits de première nécessité, la CGTM entend poser la question des revalorisations salariales, des pensions de retraite et des minimas sociaux. Alors que les prix n’ont cessé d’augmenter depuis quinze ans, syndicats et mouvement citoyen martiniquais aspirent à inverser le rapport de force.


 


 

Crise en Martinique :
cinq interpellations et plusieurs blessés
après des affrontements
sur un point de blocage
contre la vie chère

Théo Bourrieau sur www.humanite.fr

Depuis plus d’un mois, un important mouvement contre la vie chère a été lancé par le Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens en Martinique. Lundi 7 octobre, des policiers ont tenté de déloger des manifestants qui menaient une action sur un rond-point du Lamentin. Cinq personnes ont été interpellées et au moins quatre blessées. Selon la préfecture, onze policiers ont également été blessés.

La réponse du gouvernement et de la préfecture de Martinique aux mouvements contre la vie chère semble toujours être la répression. Lundi 7 octobre au matin, le rond-point de Mahault, dans la commune du Lamentin, à une dizaine de kilomètres de Fort de France, est bloqué par des manifestants. Quelques heures plus tard, la préfecture envoie la désormais bien connue CRS8, spécialisée dans les « violences urbaines », qui s’est notamment illustrée pendant l’opération Wuambushu à Mayotte, ou dans de nombreuses manifestations en métropole, notamment pendant la réforme des retraites.

Une « répression policière » contre « des Martiniquais pacifiques »

La mission de la Compagnies républicaine de sécurité 8 : débloquer le rond-point, quitte à faire usage de la force. Des vidéos d’affrontements, ainsi que du président du Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC) ensanglanté, ont fait le tour des réseaux sociaux. Dans un communiqué, l’association dénonce « avec la plus grande fermeté la répression policière exercée dans la commune du Lamentin contre des Martiniquais pacifiques qui, depuis 38 jours, se mobilisent contre la vie chère en Outre-Mer ».

« Nous ne tolérerons jamais l’usage de tirs de type LBD visant le visage et le cou des manifestants dans nos rues », ajoute les auteurs du communiqué. Au cours de ces affrontements, Rodrigue Petitot, dit le R, président du RPPRAC, a « été pourchassé et blessé à la main et à la jambe », affirme l’association, ajoutant qu’à sa connaissance, « deux militants ont également été tabassés et placés en garde à vue », et qu’une riveraine « a fait un malaise » à cause du gaz lacrymogène. Dans une autre vidéo diffusée sur les réseaux sociaux, on y voit Aude Goussard, trésorière de l’association, violemment repoussée par un CRS.

Selon la préfecture, onze policiers, notamment victimes de jets de pierre, ont aussi été blessés. « Face à de tels comportements, les forces de sécurité intérieure ont fait usage de la force, dispersé l’attroupement et procédé à l’interpellation de 5 individus », écrit le préfet de Martinique Jean-Christophe Bouvier dans un communiqué. Alors que la tension semblait être redescendue au cours de la journée de lundi, plusieurs véhicules en feu ont été signalés à Fort de France et un barrage enflammé aurait également été érigé au Lamentin, selon les informations du média France-Antilles Martinique.

Depuis le début du mois de septembre, un important mouvement contre la vie chère a été lancé, notamment par le RPPRAC. Selon l’Insee, les prix à la consommation en Martinique sont en moyenne plus élevés de 14 % que dans l’Hexagone. Pour la nourriture, cette différence atteint 40 %. Dépendante à 80 % des importations, l’île souffre d’une situation de quasi-monopole des distributeurs et des transporteurs. En Martinique, 44 300 ménages vivent sous le seuil de pauvreté. Soit 27 % de la population, et le mouvement contre la vie chère traverse différentes couches de la société. Quatre tables rondes ont été organisées par les autorités depuis le début de la crise, sans issue satisfaisante pour les protestataires. Une cinquième table ronde, qui devait se tenir lundi 7 octobre, a été repoussée sine die.

  mise en ligne le 8 octobre 2024

Alain Gresh : « On ne peut pas éluder la question : as-tu le droit d’aller construire un État là où il y a déjà un autre peuple ? »

sur www.regards.fr

Référence incontournable à nos yeux, nous avons rencontré Alain Gresh pour lui poser les questions qui nous taraudent – et nous divisent parfois – sur la lutte des Palestiniens, notamment depuis le 7 octobre 2023.


 

Regards. Le peuple palestinien est un des plus opprimés. Or, il n’a pas bénéficié ces dernières décennies d’un soutien international à la hauteur de cette oppression. Les résolutions de l’ONU sont impuissantes. Comment construire une stratégie qui agrège des soutiens, comme a su le faire l’ANC en Afrique du Sud par exemple ?

Alain Gresh : La comparaison entre l’ANC (Congrès national africain, parti de Nelson Mandela, ndlr) et l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) est intéressante. Ce n’est pas le rapport à la lutte armée qui les différencie. Jusqu’au bout, l’ANC a utilisé la lutte armée. Le combat contre l’Apartheid a bénéficié d’un large soutien international, d’un appui du mouvement des non-alignés, de l’aide effective du camp socialiste, y compris militaire avec le rôle des troupes cubaines qui ont contribué à briser la machine de guerre sud-africaine. Enfin, le soutien massif aux sanctions contre le régime de l’apartheid que personne ne cherchait à criminaliser ou à accuser de « racisme antiblancs ». Dans sa lutte, l’ANC a bénéficié de la présence des communistes sud-africains, dont beaucoup des dirigeants étaient juifs (et d’ailleurs hostiles au sionisme). Ils ont aidé à dégager la perspective d’une Afrique du Sud « arc-en-ciel » face à ceux qui prônaient un « pouvoir noir ».

Ce large appui a permis de limiter le rôle de la violence dans la stratégie de l’ANC car le soutien international dessinait une perspective politique de sortie de l’apartheid. Ce ne fut pas le cas des Palestiniens, en partie à cause du poids de « la question juive » en Occident et aussi du fait que désormais il n’y a pas (encore) de contrepoids aux États-Unis. Le poète Mahmoud Darwich disait : « Le monde s’intéresse à nous uniquement parce qu’on s’affronte aux juifs ». Il pensait avant tout aux pays occidentaux. D’autre part, l’OLP a été l’objet des rivalités entre les États arabes, plusieurs d’entre eux ont créé leur propre faction en son sein pour influer sur sa ligne. Le soutien aux Palestiniens s’arrêtait là où les intérêts des États arabes commençait. Chacun privilégiait ses intérêts. Les Jordaniens voulaient le contrôle de la Cisjordanie. Les Syriens cherchaient à contrôler le Liban et se sont heurtés aux Palestiniens. L’Égypte, plus distante, a cessé de les soutenir à partir de l’accord de Camp David de 1978 signé par Sadate. Au Liban, où les organisations palestiniennes se sont installées à la fin des années 1960 et au début des années 1970, l’OLP est devenu un État dans l’État et a été entrainé dans la guerre civile libanaise à partir de 1975.

Les stratégies des mouvements de soutien aux Palestiniens semblent assez éclatées. Certains se battent pour l’égalité des droits entre les citoyens d’un même État. D’autres en faveur de l’autodétermination des Palestiniens. D’autres pour la création d’un État palestinien. D’autres, enfin, pour le respect du droit international. Ça fait beaucoup d’objectifs pour ce combat. C’est moins limpide que le slogan « US go home » des manifestations pendant la guerre du Viêt-Nam…

Alain Gresh : Les mobilisations qu’on a pu connaitre en faveur du Viêt-Nam étaient plus politiques, au sens étroit du terme. Et elles s’inscrivaient dans un contexte différent, celui des guerres anticoloniales mais aussi celui de la Guerre froide.

« Le caractère colonial est consubstantiel au projet sioniste et il apparaît dans toute son horreur à Gaza. »

Sur le territoire de la Palestine, il n’y a pas de solution politique à court terme. L’égalité des droits entre tous les habitants qui y vivent, 7,5 millions de Palestiniens et 7,5 millions de Juifs israéliens, me semble un objectif concret et immédiat, auquel il est difficile de s’opposer sur le plan des principes. La réalité sur le terrain est que l’État unique existe… et c’est Israël. Il contrôle tout le territoire et impose sa loi – une loi qui n’est pas la même pour tous les habitants qui y vivent, d’où la qualification de situation d’apartheid qui est de plus en plus largement reconnue par les organisations internationales comme Amnesty ou même israélienne comme B’tselem. Donc se battre pour l’égalité des droits est quelque chose tangible. Qui peut être contre ?

Le mouvement étudiant aux États-Unis, et ailleurs, est idéaliste : ces étudiants se battent pour le respect du droit international. C’est, à mes yeux, la seule voie qui peut mener à une solution, même si elle est étroite ; elle a été esquissée par la Cour internationale de justice ou la Cour pénale internationale, mais ceux-ci subissent de terribles pressions occidentales. Le combat pour le droit international ne concerne pas que la Palestine. On vit, notamment depuis le 11 septembre 2001, la destruction du droit international, avec l’invention de « la guerre préventive » et l’invasion de l’Irak, avec l’ouverture de camps de torture à Abou Ghraib ou à Guantanamo. C’est une tendance inquiétante.

Les États qui s’opposent à l’agression israélienne ne sont pas tous mus par des motifs idéalistes. Ni la Russie, ni la Chine, ni la Turquie, ni l’Inde ne se désolent de la destruction du système international. Ils pourront en profiter demain en arguant du cynisme occidental. Au nom de quoi, si ce n’est de la géopolitique, pourra-t-on critiquer l’invasion par ces puissances ou par d’autres d’un de leurs voisins ? Ceux qui portent une autre vision, comme l’Afrique du Sud ou le mouvement citoyen, ne pèsent pas encore assez pour inverser la tendance.

Aujourd’hui la remise en cause de l’existence même de l’État d’Israël s’exprime. Israël est qualifié d’État colonial, parfois du fait des occupations illégales en Cisjordanie, parfois du fait de sa création sur des terres palestiniennes. Et Jérusalem répond par des accusations d’antisémitisme. Comment abordez-vous cette question ?

Alain Gresh : Pour moi la création de l’État d’Israël est un fait colonial qui n’est ni isolé, ni le résultat de la Shoah, ni l’aboutissement logique de l’histoire juive. À la veille de la guerre de 1967, l’orientaliste Maxime Rodinson publiait « Israël, fait colonial ? » dans la revue de Sartre et Beauvoir Les Temps modernes. Il concluait ainsi son article : « Je crois avoir démontré, dans les lignes qui précèdent, que la formation de l’État d’Israël sur la terre palestinienne est l’aboutissement d’un processus qui s’insère parfaitement dans le grand mouvement d’expansion européo-américain des XIXème et XXème siècles pour peupler ou dominer les autres terres ». La formation d’Israël repose sur un colonialisme de peuplement. Avec la Kanaky, la Palestine est un des très rares cas où colons et autochtones sont en nombre équivalent. En Amérique du Nord comme en Australie, les colons ont exterminé les peuples autochtones. Le plus souvent, les colons sont des minorités.

Ceux qui s’opposent à l’analyse de Maxime Rodinson, invoquent souvent l’influence des idées communistes, notamment avec la vie collective et le partage dans les Kibboutz. Il ne s’agit pas de nier la sincérité de cette « passion communiste » qui animait certains émigrants juifs, mais d’analyser leur pratique réelle. Combien de massacres et de crimes se sont fait au nom du Bien et de la Civilisation ? Au sein même de l’Internationale communiste, les luttes furent rudes pour rompre avec les anciennes tendances coloniales de la social-démocratie. Le dirigeant Vietnamien Hô Chi Minh fut de ces militants. Rodinson écrivait ainsi : « Le cas de l’utopie sioniste n’était pas, de ce point de vue, différent de celui des utopies socialistes du type de l’Icarie de Cabet. Il s’agit de trouver un territoire vide, vide non pas forcément par l’absence réelle d’habitants, mais une sorte de vide culturel. En dehors des frontières de la civilisation […], on pouvait librement insérer, au milieu de populations plus ou moins arriérées et non contre elles, des «colonies» européennes qui ne pouvaient être, pour employer anachroniquement un terme récent, que des pôles de développement. »

Pour moi, le caractère colonial est consubstantiel au projet sioniste et il apparait dans toute son horreur à Gaza. Certes, Israël est vécu comme un pays refuge ultime mais sa légitimité est aussi liée au sentiment de supériorité sur les indigènes propre à la mentalité coloniale. Encore une fois, ce sentiment de supériorité n’était pas propre au mouvement sioniste.

L’histoire longue est convoquée pour légitimer la localisation de l’État d’Israël. Pourtant Theodor Herzl, le fondateur du sionisme politique, avait lui-même envisagé une installation des juifs en Argentine ou au Congo. Faire droit à une revendication millénariste ouvrirait la porte à des conflits sans fin tout autour du globe. La question est alors : est-ce que les Juifs forment un peuple ? Pour moi non, pas un peuple, au sens de peuple-nation traditionnel. Je ne me considère pas comme membre du peuple juif. Ma tradition du judaïsme n’a rien à voir avec Israël. Ma tradition du judaïsme, c’est l’internationalisme, c’est les luttes. Il y a une tradition historique du judaïsme qui a apporté énormément à l’humanité et qu’Israël cherche à effacer. Et cet apport à l’humanité est d’autant plus grand qu’il n’est pas nationaliste.

Mais même si on accepte que les Juifs forment une nation, au nom de quoi auraient-ils le droit de construire un État là où vit et travaille un autre peuple ? Il faut relire le livre Peuple juif ou problème juif ? de Maxime Rodinson. Le sionisme a imposé une vision de l’histoire juive qui ne serait qu’une permanence de persécutions, mais il n’y a pas de problème juif dans les pays arabes jusqu’aux années 1930. C’est la création d’Israël qui envenime les choses dramatiquement. De par l’histoire, ils ont été considérés comme une sorte de 5ème colonne, tout à fait à tort. Les pays arabes portent une responsabilité mais il n’y a pas d’antisémitisme éternel. Aujourd’hui, en Europe, il y a un antisémitisme, mais les Juifs ne sont pas menacés, ils sont protégés par l’État, ils sont protégés par tous les partis politiques, sauf l’extrême droite. Ils sont largement acceptés par la population comme le prouvent toutes les études de la Commission nationale consultative des droits humains (CNCDH).

L’idée d’une solution par la formation d’un seul État plurinational sur l’ensemble du territoire a émergé. Mais force est de constater que ceux qui portent cette solution brandissent bien souvent le drapeau palestinien et parlent de Palestine. Un tel projet politique, s’il devait être soutenu, ne peut être incarné ni par le drapeau palestinien ni par le drapeau israélien. Il faut inventer autre chose, à la manière de ce que l’ANC est parvenue à faire avec le concept de « nation arc-en-ciel »…

Alain Gresh : C’est vrai. Et vous savez qui a fait, entre autres, cette proposition ? Kadhafi, peu avant les printemps arabes. Il a signé une tribune dans le New York Times titrée « Ispalestine »… Les Juifs ont subi une terrible injustice ; mais les Palestiniens ont payé pour ces crimes commis par des Européens. Il faut le prendre en compte. Maintenant, comment est-ce que l’idée d’un État unique peut se traduire sur le terrain ? Je ne sais pas. D’abord, est-ce que ce serait un État de ses citoyens ou est-ce un État binational ? En Afrique du Sud, c’est un État des citoyens, mais en même temps avec des droits pour les Zoulous et autres nations africaines… À mes interlocuteurs arabes, je posais toujours la question : est-ce un État arabe, membre de la Ligue arabe ? Et alors, que fait-on de l’hébreu ? On ne va pas passer de la situation actuelle à une espèce d’État démocratique constitué et accepté comme ça, sur la base d’une « défaite » d’Israël. Il faut construire les conditions d’une lutte commune qui prépare à une coexistence qui permettent d’avancer progressivement.

Ce que prouve l’exemple sud-africain ou algérien, c’est qu’on ne peut pas gagner si on ne brise pas le front intérieur du pays dominateur ou colonisateur. La grande erreur de l’OLP, même au temps d’Arafat, était de croire que la solution était dans les mains des États-Unis. J’ai toujours été convaincu qu’Israël est assez puissant pour résister aux pressions (toujours très mesurées) américaines. Donc, si on veut avancer, il faut briser le front intérieur israélien. À certains moments, on a pu penser que c’était possible, qu’il y avait des forces dans la société israélienne pour cela.

Vous dites ne pas voir d’issue notamment compte tenu des 700 000 colons installés en Cisjordanie. Cela motive aussi la proposition d’un seul État binational. Et quelle serait la solution pour les Palestiniens expulsés, tout aussi nombreux ?

Alain Gresh : Si on a accordé aux Juifs du monde le « droit du retour » en Israël, pourquoi ne pas l’accorder aux Palestiniens ? Le droit au retour est très important. C’est une partie de l’identité palestinienne : le fait de pouvoir rentrer chez soi, retrouver ses origines, ses racines. Mais cela ne signifie pas « Ici c’était ma maison, t’es là, tu dégages, je rentre chez moi ». Pour les réfugiés, la solution ne peut être que par étapes et ne peut être décidée que par les Israéliens et les Palestiniens. Le droit international dit « deux États », mais la partie sur laquelle il faut faire pression, c’est Israël. Faisons-le.

« On ne peut pas fermer toutes les routes vers la paix et s’étonner du choix de la violence. »

La population israélienne, malgré ses traumatismes que je comprends et qui ont été ravivés le 7 octobre 2023, a vécu ces dix dernières années avec l’extension de l’occupation et de la colonisation, sans aucune conséquence pour elle. La plupart des Israéliens ne voyaient pas de Palestiniens, sauf quand ils faisaient leur service militaire dans les territoires occupés. La construction de colonies n’est pas seulement illégale, c’est un crime de guerre selon le statut de Rome de la Cour pénale internationale. Les Israéliens doivent payer un prix pour cette occupation. Les Français ont payé le prix de la colonisation. La France n’aurait jamais quitté l’Algérie s’il n’y avait pas eu un demi-million de soldats français mobilisés pour maintenir l’ordre. Si cette lutte, même dans sa dureté, n’avait pas été menée, les Algériens seraient toujours sous occupation. Si les Israéliens ne paient aucun prix pour une occupation qui s’éternise, ils ne se retireront jamais. Le « prix », ce sont des sanctions internationales, comme la suspension de l’accord d’association entre l’Union européenne et Israël. J’aime aussi l’idée que si les Palestiniens ne peuvent pas venir en France sans visa, il faut appliquer cette règle à « leurs voisins » qui vivent sur le même territoire, c’est-à-dire aux colons.

Que pensent les Palestiniens ?

Alain Gresh : Un des problèmes reste l’éclatement de la scène politique palestinienne. Le Fatah d’Arafat est divisé. Son dirigeant, Mahmoud Abbas, est considéré par la plupart des Palestiniens comme un collaborateur et l’Autorité palestinienne comme un instrument aux mains d’Israël. Le Hamas a acquis une popularité qu’il faut comprendre. Les études d’opinion à Gaza montrent que, du fait de sa gestion, il était impopulaire : les gens n’ont pas envie de vivre sous un État autoritaire, qui limite les libertés, celles des femmes en particulier, etc. En même temps, pour les Palestiniens, le 7-Octobre fut une opération politico-militaire qui a stoppé la normalisation entre le monde arabe et Israël et remis la question palestinienne à l’agenda mondial. On ne peut pas fermer toutes les routes vers la paix et s’étonner du choix de la violence.

Comment caractérisez-vous le Hamas ?

Alain Gresh : Est-ce une organisation terroriste ? Il n’existe pas d’organisation dont l’idéologie est le terrorisme, il y a des organisations et des États qui utilisent la violence contre les civils. C’est le cas d’Israël et du Hamas. Le Hamas est une organisation politique. Elle est traversée par des courants et elle fluctue selon les moments. Par exemple, il y a eu en 2022 un projet d’accord entre le Fatah et le Hamas, discuté depuis longtemps, dont l’une des clauses était le renoncement à toute opération sur le territoire israélien. S’ils avaient signé cela, il n’y aurait pas eu le 7-Octobre. Mais on sait désormais que Netanyahou a fait capoter ce projet, en jouant des divisions entre le Hamas et le Fatah. Le premier ministre israélien ne veut pas d’un interlocuteur palestinien avec qui il aurait l’obligation de négocier.

Est-ce que Marwan Barghouti, prisonnier depuis plus de 20 ans et que l’on présente comme le Mandela palestinien, représente un élément de la solution ?

Alain Gresh : Réellement, je ne sais pas. Je pense que oui. Les prisonniers palestiniens sont un des éléments de la solution. Il y a une société des prisonniers palestiniens avec une entente entre eux qui dépasse leurs divergences et leur appartenance à une organisation. À plusieurs reprises, ce sont eux qui ont proposé des textes qui pouvaient permettre un accord entre le Hamas et le Fatah. Et dans l’accord dont je parlais, le Hamas acceptait l’idée d’un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza, avec Jérusalem-Est comme capitale. Donc je pense que cette communauté des prisonniers peut compter. Mais attention à ne pas fantasmer un sauveur. On n’en parle pas assez, mais la torture dans les prisons israéliennes est généralisée. Les prisonniers sont maintenus à l’isolement. Il y a eu des informations selon lesquelles Barghouti avait été maltraité, battu… Je ne sais pas quel est son état de santé, physique et mental, à l’heure actuelle.


 


 

Pourquoi il faut libérer le leader palestinien Marwan Barghouti emprisonné depuis 25 ans en Israël ?

Axel Nodinot sur www.humanite.fr

Membre du Conseil législatif palestinien, le dirigeant du Fatah attend depuis plus de vingt-deux ans sa libération, qui serait porteuse d’unité et de paix.

Vingt-deux ans, cinq mois et vingt-deux jours. Voilà bientôt un quart de siècle que Marwan Barghouti est transféré d’une geôle israélienne à l’autre, à Megiddo, entre Jénine et Haïfa, à Ofer, au sud de Ramallah, ou Ayalon, au sud de Tel-Aviv. Celui que l’on surnomme le « Mandela palestinien » a été enlevé le 15 avril 2002, lors de la seconde Intifada (2000-2005), et jugé lors d’un procès inique à cinq peines de prison à perpétuité pour « terrorisme ».

Malgré sa captivité, il a été réélu député au Conseil législatif depuis 1996, sous les couleurs jaune et noir du Fatah. Mais, au fond de sa cellule, cette figure de la politique palestinienne a enduré bien des sévices. Les gardiens font régulièrement subir à Marwan Barghouti, outre les longs mois qu’il passe à l’isolement, toutes sortes d’agression, comme à d’autres, parmi les quelque 9 000 détenus palestiniens en Israël. Ces derniers ne peuvent compter sur le droit international humanitaire, piétiné dans les prisons israéliennes comme il l’est à Gaza, à Jérusalem-Est, en Cisjordanie.

Une cellule sans lit ni fenêtre, comme à l’isolement

En mars dernier, ses proches s’alarmaient : il avait été roué de coups, « à tel point qu’il avait le visage en sang », affirmait à l’Humanité Qadoura Fares, chef de la commission palestinienne pour les affaires des détenus et des ex-prisonniers. Son épaule a été déboîtée, et le monde sait que la vie peut lui être arrachée du jour au lendemain tant qu’il est derrière les barreaux.

À Ayalon, il serait détenu dans une cellule sans lit ni fenêtre, comme à l’isolement. En 2017, avec des centaines d’autres prisonniers, il lançait une grève de la faim pour améliorer les conditions de détention. Relayée par les ONG, cette initiative a permis des visites familiales plus nombreuses et un meilleur suivi médical.

Marwan Barghouti, même en prison, fait peur à Israël, qui s’est toujours refusé à l’échanger ou à le libérer. Ce natif de Kobar, au nord de Ramallah, demeure la figure qui pourrait rassembler le peuple de Palestine, et incarner une paix qui semble actuellement hors de portée.

Marwan Barghouti pourrait réanimer une Autorité palestinienne exsangue

En 2006, il était à l’origine du Document des prisonniers palestiniens, un texte politique qui prône l’unité du mouvement national palestinien et défend la solution à deux États dans les frontières de 1967. Le Document a conduit à des discussions entre le Fatah et le Hamas, mais aussi entre les Palestiniens et Israéliens, lesquels ont rejeté la proposition.

Marwan Barghouti pourrait réanimer une Autorité palestinienne exsangue et discréditée aux yeux des siens. C’est pourquoi ce leader résiste, même après plus de deux décennies d’incarcération. Son courage est porté par le soutien et l’espoir d’un peuple entier, et par le combat de son épouse, Fadwa Barghouti, qui ne cesse d’alerter, partout dans le monde, sur le sort de son mari.

Sa libération pourrait bouleverser le Proche-Orient et offrir enfin une issue à la folie meurtrière que ses peuples subissent aujourd’hui. En 2015, dans une lettre envoyée à l’Humanité depuis la cellule 28 de la prison de Hadarim, il écrivait : « Le dernier jour de l’occupation sera le premier jour de paix. »

 

  mise en ligne le 7 octobre 2024

Un an après le 7 octobre : « Les autorités israéliennes imposent une terreur afin de forcer les Palestiniens au départ », analyse Dominique Vidal

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Coauteur de « Palestine-Israël. Une histoire visuelle », Dominique Vidal analyse les conséquences du 7 octobre et revient sur le terrorisme d’État mené par le gouvernement israélien d’extrême droite depuis des années.Dominique Vidal est historien et journaliste, spécialiste des relations internationales et notamment du Proche-Orient.


 

Quels enseignements tirez-vous de l’année écoulée depuis le 7 octobre 2023 ?

Dominique Vidal : La surprise générale m’étonne encore. Évidemment que l’on ne pouvait pas prévoir le 7 octobre, ni la suite. Mais cette riposte disproportionnée du gouvernement israélien relève d’une politique inscrite dans ce que représentent Benyamin Netanyahou et l’extrême droite. Le premier ministre israélien n’est aucunement l’otage de ses alliés gouvernementaux : le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir, et le ministre des Finances, Bezalel Smotrich. Vingt ans auparavant, la pensée de Netanyahou avait déjà été analysée. Elle provient de son père, professeur d’histoire juive, Ben-Zion Netanyahou, l’un des hommes les plus engagés dans l’extrême droite israélienne.

Il a été, dans les années 1930, le secrétaire particulier de Vladimir Jabotinsky, fondateur du courant sioniste le plus réactionnaire, dit « révisionniste ». À tel point qu’en 1962, Ben-Zion Netanyahou décida de fuir le « socialisme » israélien en s’exilant aux États-Unis. Ses fils ont été élevés dans les idées de Jabotinsky, dont la pensée est présentée dans le texte de 1923 « la Muraille de fer », où il appelle à écraser les Arabes pour pouvoir ensuite faire un accord de bonne foi avec eux. Cette idéologie est reprise désormais par l’ensemble de la classe politique, à la seule exception des partis dits « arabes » et du Parti communiste israélien.

Depuis les États-Unis, Benyamin Netanyahou a retenu de l’histoire d’Israël que la seule chose qui compte, c’est la force. La génération suivante, avec son fils Yaïr, est aussi révélatrice. Cet ultranationaliste, qui se trouve depuis un an en Floride, a servi de figure pour la campagne du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), en 2020, sur une affiche qui prône une Europe chrétienne.

Indiscutablement, l’action du Hamas le 7 octobre est une opération terroriste car elle a visé en majorité des civils. On a eu 1 200 morts environ et 250 otages. Cela ne veut pas dire pour autant que le Hamas se résume à un mouvement terroriste. Netanyahou et son gouvernement ont mené également avec la « riposte » une campagne terroriste. Nous n’avons jamais connu un nombre de morts aussi élevé dans l’histoire des conflits du Proche-Orient. Lorsqu’on évoque les guerres d’Israël, elles faisaient en moyenne entre 3 000 et 10 000 morts : 3 000 du côté israélien et 10 000 du côté arabe. L’essentiel étant des soldats.

Enfin, le 7 octobre, c’est une forme de résistance palestinienne qui n’a pas trouvé de manière politique de s’exprimer. Après soixante-quinze ans de domination israélienne, de guerres, de terres spoliées, d’oliviers arrachés, de jeunes tués, elle a choisi la violence, y compris les actions terroristes. Ce n’est pas nouveau. Le Hamas avait perpétré l’essentiel des attentats kamikazes en Israël au moment de la seconde Intifada.

Vous avez qualifié de terrorisme les actions du gouvernement israélien. Mais des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ont eu lieu et la justice internationale a évoqué le risque de crime de génocide. Qu’en pensez-vous ?

Dominique Vidal : Après quarante ans de travail sur le Proche-Orient, il s’agit de la pire période que j’ai connue. Depuis un an, Benyamin Netanyahou a tué, détruit et se met à en faire de même au Liban. À l’ONU, on évoque plus de 100 000 morts sur une population de 2,3 millions de personnes. Une proportion inouïe. Le bilan de 40 000 donné par le ministère de la Santé du Hamas prend en compte les morts identifiés. Or, il y a évidemment des milliers de cadavres sous les gravats, sachant que 70 % des infrastructures ont été détruites.

C’est pour cela que j’utilise le terme « terroriste ». Les autorités israéliennes imposent une terreur afin de forcer les Palestiniens au départ : une nouvelle Nakba. Yoav Gallant a parlé, dès le début de l’opération militaire à Gaza, d’une « guerre contre des animaux humains » et expliqué clairement qu’il fallait les priver d’électricité, d’eau, de nourriture, de médicaments. Netanyahou mène une guerre contre un mouvement dont la naissance et le développement ont été instrumentalisés politiquement par la droite israélienne, surtout en laissant le Qatar apporter des sommes considérables.

À Gaza comme en Cisjordanie, le gouvernement israélien veut-il faire disparaître tout État palestinien ?

Dominique Vidal : Le but est, d’une manière ou d’une autre, de pouvoir expulser un grand nombre de Palestiniens, notamment de Cisjordanie et de Jérusalem-Est, avec un système d’annexion. Jusque-là, l’extrême droite israélienne parlait de colonisation. Depuis Donald Trump, le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem et les accords d’Abraham, le ministre Bezalel Smotrich multiplie les décisions qui vont au-delà avec des mesures préparant une véritable annexion de la Cisjordanie. À Gaza, il faudra des années pour reconstruire quelque chose. Le second objectif du gouvernement est d’imposer l’hégémonie d’Israël dans toute la région mais sans occupation physique. Le Liban rentre dans cette logique.

C’est la première fois dans l’histoire qu’un État qui possède une armée extrêmement puissante mène une guerre sans objectifs affichés. Pourtant, Israël a une pratique de négociation avec le Hamas. En 2011, le soldat franco-israélien Gilad Shalit avait été échangé contre un millier de prisonniers palestiniens. Cette fois-ci, Netanyahou semble prêt à laisser mourir les otages. D’où sa difficulté à gérer leurs familles, dont le mouvement réclame l’arrêt de la guerre pour pouvoir négocier leur libération.

Au niveau international, quel impact a eu la guerre à Gaza ?

Dominique Vidal : L’effet indiscutable, c’est l’isolement d’Israël, qui a atteint des proportions jamais connues. En Afrique, la représentante d’Israël a été évincée du sommet de l’Union africaine. En Amérique latine, il y a eu toute une série de mesures, de sanctions, voire de ruptures des relations. En Europe, sur la question de la reconnaissance, un certain nombre de pays ont franchi le pas.

Dans le monde arabe, le processus de normalisation avec Israël a été freiné. Les opinions y sont clairement hostiles désormais. La guerre a pris une telle proportion qu’aucun dirigeant saoudien ne peut plus signer les accords d’Abraham sans une perspective d’État pour les Palestiniens.

Ce qui se produit ringardise notre grille de lecture traditionnelle du monde et du Proche-Orient en particulier. Il faut la revoir complètement. Les puissances régionales ont une position géopolitique qui ne ressemble en rien à ce qui était celle de l’ancien « tiers-monde » ou des « non-alignés ». Certes, on retrouve aujourd’hui nombre de mêmes pays mais leur politique n’a rien de comparable avec le projet de Bandung.

A-t-elle servi au Sud global afin d’assumer sa place ?

Le plus insupportable, ce sont les deux poids deux mesures, qui servent à maintenir une forme de gestion du monde par les États-Unis et leurs alliés, mais face à une partie du Sud. De l’Ukraine au Sahel, ce qui est frappant, c’est qu’une majorité d’habitants du monde, via les représentations étatiques, ont condamné l’invasion russe de l’Ukraine mais aussi refusé de prendre à leur compte les sanctions décidées par les Occidentaux. De même, Washington n’a pas appliqué une quelconque sanction contre Israël.

Depuis des années, l’Assemblée générale des Nations unies vote sur une résolution prônant « le droit des Palestiniens à l’autodétermination et à un État », presque dans les mêmes termes. Seuls quatre pays l’ont refusée lors du dernier vote : les États-Unis, la Micronésie, les îles Marshall et Nauru. L’objectif, le seul possible, c’est évidemment l’égalité des droits de tous ceux qui vivent sur cette terre. Après, ils choisiront la forme institutionnelle qui permet la coexistence de deux États. Le plus urgent est un cessez-le-feu.


 


 

« Les accusations contre l’UNRWA visent à délégitimer la mémoire des réfugiés palestiniens », dénonce Tamara Alrifai

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Israël cible depuis des décennies l’Office pour les réfugiés palestiniens des Nations unies (UNRWA). Des attaques qui se sont amplifiées depuis le 7 octobre. Sa porte-parole, Tamara Alrifai, dénonce la mort de 223 employés de l’agence onusienne qui assuraient l’aide humanitaire à Gaza.

Depuis le lancement des bombardements israéliens contre les habitants de la bande de Gaza, le 8 octobre 2023 et les opérations militaires, l’UNRWA s’est transformée à 100 % en agence humanitaire ; 1,9 million des 2,2 millions de Gazaouis ont été déplacés, rappelle Tamara Alrifai ; elle est Directrice des relations extérieures et de la communication de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient (UNRWA). L’agence s’occupe de trouver des abris, distribuer de la nourriture et fournir de l’eau à Gaza et au Liban.

L’UNRWA est-elle encore en mesure de jouer son rôle ?

Tamara Alrifai : Nous sommes la plus grande agence des Nations unies à Gaza. Et à toutes les guerres, nous devenons le plus gros opérateur humanitaire d’urgence. Cette fois-ci, nous avons tout de suite transformé nos écoles et bâtiments en lieux sécurisés, même si certains ont subi des attaques. 

Cette guerre a déplacé 1,9 million des 2,2 millions de Gazaouis. Pour la plupart d’entre eux, ils cherchent un refuge dans les écoles de l’UNRWA ou s’installent autour, dans des tentes. Nous leur avons fourni de l’eau, de la farine, de l’aide alimentaire, mais aussi des services de santé primaires.

Nous avons continué à travailler, au prix d’un bilan humain très élevé. Nous avons perdu 223 employés et nous avons subi 200 incidents de sécurité sur nos locaux : des abris, des centres de santé ont été endommagés. Près de 560 personnes ont été tuées à l’intérieur de nos abris.

Vos bâtiments ont donc été touchés ?

Tamara Alrifai : Soixante-trois pour cent de tous les immeubles de Gaza ont été détruits ou endommagés, selon le Centre satellitaire des Nations Unies. Plus de 70 % des écoles de l’UNRWA ont été endommagées.

Êtes-vous alerté des opérations militaires ?

Tamara Alrifai : Nous partageons tous les jours nos localisations avec les parties en conflit pour protéger nos bâtiments. Nous les informons également de nos trajets pour acheminer la farine, l’eau et le matériel médical. Nous avons dix centres de santé primaires qui fonctionnent et nous avons 100 équipes médicales qui font le tour des abris.

Tous les jours, l’armée israélienne publie des notices d’évacuation, que nous appelons des notices de déplacement forcé. Des plans ordonnent d’évacuer tel ou tel quartier ; 91 % du territoire de Gaza – l’un des plus densément peuplés au monde – ont subi des ordres de déplacements forcés. Malgré ces notifications, les gens ne savent pas où aller. Et des bombardements ont touché des quartiers pourtant déclarés sécurisés par Israël.

Y a-t-il des dégâts dans les camps de réfugiés au Liban ?

Tamara Alrifai : Nous gérions avant le conflit trois camps au Liban du Sud, où résidaient 20 000 personnes. Nous avons ouvert des abris dans dix de nos camps. Nous y avons reçu 3 500 personnes.

Certains de vos employés ont été accusés, en janvier, par Israël, d’avoir joué un rôle dans les attentats du 7 octobre. Une enquête a pourtant montré que l’agence avait un « cadre solide » pour s’assurer de la neutralité de son action. Les financements suspendus à la suite de ces accusations sans preuve ont-ils été rétablis ?

Tamara Alrifai : Des seize gouvernements qui avaient suspendu leur financement, quinze les ont rétablis. Les États-Unis, non. Nous avons vu une augmentation des financements de certains États, et nous avons de nouveaux financements venant d’États qui ne sont pas des financeurs habituels.

Nous avons de nouveaux financements privés. Mais, même avec les augmentations d’autres gouvernements et les donations privées, nous n’avons pas comblé le vide laissé par les États-Unis, qui étaient notre plus gros donateur.

Depuis des années, l’UNRWA fait face à des allégations politisées. Elles visent à délégitimer une agence onusienne qui représente la mémoire collective des réfugiés palestiniens. Aujourd’hui, les 5,9 millions de personnes enregistrées auprès de l’UNRWA sont les descendants des 750 000 personnes qui ont dû partir de chez elles entre 1946 et 1948. Nous prenons ces allégations au sérieux. Dans le cadre de ce conflit polarisant, nous nous devons d’être le plus neutre et transparent possible.

Le secrétaire de l’UNRWA a missionné une enquête conduite par l’ancienne ministre française des Affaires étrangères, Catherine Colonna, et menée par trois centres de recherche. Ses résultats ont montré que l’UNRWA avait déjà des systèmes solides pour garantir la neutralité de son personnel.

Elle a émis 50 recommandations que nous mettons en œuvre pour nous assurer que le personnel de l’UNRWA reste neutre à tout moment. L’enquête demandée par le secrétaire général portait sur 19 noms qui, selon Israël, auraient été impliqués dans les horribles attaques du 7 octobre. Aucun de ces noms n’a été retenu à 100 % comme étant impliqué dans les attaques.

Selon Israël, le maintien du statut de réfugié palestinien empêcherait l’intégration dans les pays d’accueil. Qu’en pensez-vous ?

Tamara Alrifai : La définition du réfugié palestinien et le droit au retour sont inclus dans des résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies. Décider de la définition et du futur des réfugiés palestiniens n’est pas du ressort de l’UNRWA. L’Assemblée générale de l’ONU a adopté une résolution sur le droit des réfugiés palestiniens à des services de base que fournit l’UNRWA.

On ne peut confondre le statut de réfugié palestinien, le droit au retour et les services que l’UNRWA est tenue de fournir en l’absence de solution politique. Nous parlons ici d’une population de réfugiés palestiniens dans les territoires palestiniens occupés – Cisjordanie, Jérusalem-Est et Gaza –, mais aussi en Syrie, au Liban et en Jordanie.

Il faut donc une solution politique qui couvre les 5,9 millions de réfugiés. Tant qu’il n’y a pas d’accord sur le sort de ces derniers, tous les trois ans, l’Assemblée générale de l’ONU prolonge le mandat de l’UNRWA. Mais nous ne recevons jamais le budget suffisant. La situation est plus dramatique encore avec la guerre à Gaza et au Liban. Pour finir l’année, nous en appelons à l’augmentation des contributions des États membres votant pour notre mandat.

Quelles conséquences concrètes aurait une disparition de l’UNRWA ?

Tamara Alrifai : Il faudrait une décision de l’Assemblée générale de l’ONU. Et en l’absence d’une solution politique, il faudrait définir quel est le statut des réfugiés palestiniens, s’ils ne sont plus représentés par l’UNRWA. Concrètement, dans quelles écoles, dans quels centres de services primaires iraient-ils ?

Tout réfugié a droit à des services de base, à l’éducation, à la santé. Il faudrait trouver une autre solution que l’UNRWA. Tant que nous receverons un vote de confiance de l’Assemblée générale des Nations unies, nous continuerons à fournir ces services, à représenter les réfugiés palestiniens et à défendre leurs droits.

 

  mise en ligne le 7 octobre 2024

Guerre au Proche-Orient : la Cour pénale internationale sous haute pression

Rachida El Azzouzi sur www.mediapart.fr

Les juges de la CPI n’ont toujours pas statué sur les mandats d’arrêt requis par le procureur Karim Khan contre les dirigeants israéliens il y a plus de quatre mois. Un délai inhabituel, qui s’explique par les pressions, manœuvres et requêtes multiples exercées contre la Cour et ses décisions.

Julian Fernandez est un fin connaisseur des rouages de la Cour pénale internationale (CPI), étant l’un des neuf experts à siéger au sein de la Commission consultative pour l’examen des candidatures au poste de juge. Professeur à l’université Panthéon-Assas, à Paris, il prédisait le 22 mai dans Mediapart que la délivrance – ou non – de mandats d’arrêt contre le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, son ministre de la défense, Yoav Gallant, ainsi que trois leaders du Hamas, Yahya Sinouar, Ismaël Haniyeh et Mohammed Deif, surviendrait « dans un délai de trois à six semaines ». 

Plus de quatre mois après, les juges de la chambre préliminaire de la CPI n’ont toujours pas statué. Malgré l’insistance du procureur Karim Khan, à l’origine de la requête, déposée le 20 mai, qui les presse de faire le nécessaire, car « tout retard injustifié dans ces procédures porte atteinte aux droits des victimes »

Entre-temps, deux des cinq mis en cause par Karim Khan pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité sont morts, assassinés par l’armée israélienne : Mohammed Deif, le chef militaire du Hamas, a été tué le 13 juillet lors d’un bombardement dans le sud de Gaza, et Ismaël Haniyeh, le chef politique du Hamas, a été tué le 31 juillet à Téhéran (Iran), où il s’était rendu pour assister à la cérémonie d’investiture du président Massoud Pezechkian. La guerre continue de faire rage et s’étend désormais au Liban. Plus de 41 000 personnes sont mortes à Gaza, des centaines au Liban, à chaque fois majoritairement des civils.

« Dépasser la limite des quatre mois crée un précédent extrêmement dangereux, s’alarme l’avocat en droit international Johann Soufi. Le mandat d’arrêt contre le président russe Vladimir Poutine avait pris trois semaines au maximum. Il est impossible que les juges ne délivrent pas les mandats d’arrêt, ou alors ce serait la fin de la CPI, la fin de la justice internationale. » 

Début août, l’Association des juristes pour le respect du droit international (Jurdi), dont sont membres Johann Soufi et Julian Fernandez, associée à la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), a déposé devant la CPI un mémoire réaffirmant « l’urgence absolue, pour la chambre préliminaire, de délivrer les mandats d’arrêt conformément à la demande du procureur, compte tenu de la gravité des crimes encore en cours à Gaza et ailleurs ainsi que du risque de génocide constaté par la Cour internationale de justice (CIJ) ».

Première défense officielle d’Israël

Comment expliquer que les trois juges de la CPI, la Roumaine Iulia Motoc, le Français Nicolas Guillou et la Béninoise Reine Alapani-Gansou, n’aient toujours pas tranché, alors que la justice internationale est accusée de double standard, à un moment crucial de l’histoire, que la CPI est vue comme « une institution partiale ou partielle, qui ne s’intéresserait qu’aux situations ne heurtant pas directement les intérêts des Occidentaux », pour reprendre les mots de Julian Fernandez ? 

C’est que, sans surprise, les pressions et les manœuvres sont multiples pour empêcher la CPI, qui siège à La Haye (Pays-Bas), d’émettre des mandats d’arrêt contre les dirigeants israéliens. 

Vendredi 20 septembre, une semaine avant le déplacement du premier ministre israélien à New York, à l’Assemblée générale des Nations unies (où il a prononcé un discours critiquant la CPI), l’État d’Israël a présenté pour la première fois une contestation officielle devant les juges.

Au travers de deux mémoires, pour l’heure restés confidentiels, l’État hébreu qui, contrairement à l’Autorité palestinienne, ne reconnaît pas la CPI (le pays a signé mais pas ratifié le traité de Rome de 1998, fondateur de l’instance), remet en cause la compétence juridictionnelle de la Cour ainsi que la légalité de la requête du procureur.

Pour les autorités israéliennes, la CPI est incompétente « en ne donnant pas à Israël la possibilité d’exercer son droit d’enquêter lui-même sur les allégations ». « Aucune autre démocratie dotée d’un système juridique indépendant et respecté comme celui qui existe en Israël n’a été traitée de cette manière préjudiciable par le procureur », a dénoncé Oren Marmorstein, porte-parole du ministère israélien des affaires étrangères. Avant de s’appuyer sur la « multitude d’États de premier plan, d’organisations et d’experts de par le monde » qui « partagent les positions présentées par Israël ».

Contestation de la compétence de la Cour

Tout au long de l’été, Israël a pu compter sur les manœuvres de pays alliés et de moult organisations, ONG, think tanks, du Royaume-Uni à l’Argentine, en passant par le sénateur américain Lindsey Graham, l’Association du barreau israélien, l’Association internationale des avocats et juristes juifs, etc., pour empêcher la délivrance de mandats d’arrêt et retarder considérablement la décision des juges. 

L’un des premiers à ouvrir le bal fut le Royaume-Uni, le 10 juin. Reprenant l’argument du gouvernement israélien, de l’Allemagne et d’autres amici curiae, « amis de la cour », autorisés à déposer des observations juridiques, il a contesté la compétence de la Cour pour émettre des mandats d’arrêt contre des ressortissants israéliens, car l’Autorité palestinienne aurait renoncé à ce pouvoir au moment de la signature des accords d’Oslo II, en septembre 1995.

Le 26 juillet, après l’arrivée au pouvoir du gouvernement travailliste, le Royaume-Uni a finalement déclaré ne plus vouloir soumettre d’observations à la Cour. Qu’importe, il avait ouvert les vannes. Quatre jours plus tôt, le 22 juillet, plus d’une soixantaine d’États, organisations, individus, avaient ainsi été autorisés par les juges de la chambre préliminaire I de la CPI à soumettre leurs mémoires sur le sujet, pour et contre toute action ultérieure. Un processus jamais vu en vingt-deux ans d’existence de la CPI, à un stade aussi précoce de la procédure et alors que les juges décident normalement seuls. 

L’association Jurdi et la FIDH ont saisi l’occasion pour rendre leur implacable mémoire, dénonçant « un abus de procédure » dans la démarche britannique, « entravant la bonne administration de la justice »

Les deux organisations démontent, point par point, les arguments sur l’incompétence de la Cour et alertent : « Si la CPI, comme les autres juridictions internationales, n’avait aucune compétence propre et n’exerçait sa compétence que lorsque celle-ci était expressément ou implicitement déléguée par les États, sa capacité à remplir son mandat serait compromise. Une telle interprétation du Statut de Rome priverait la Cour de toute efficacité et légitimité. » 

« La “théorie de la délégation” suppose en effet une symétrie entre la compétence de la Cour et celle des juridictions nationales, poursuivent Jurdi et la FIDH. Non seulement cette conception contredit les dispositions du Statut – qui permettent par exemple à la Cour de poursuivre les ressortissants d’États non parties et les chefs d’État ou de gouvernement – mais elle va aussi à l’encontre de la pratique de la Cour. En effet, celle-ci a, à plusieurs reprises, délivré des mandats d’arrêt contre des ressortissants d’États non parties au Statut de Rome, y compris contre des personnes bénéficiant d’une immunité, ou pour des crimes qui n’existaient pas dans l’ordre juridique interne des États concernés. »

Une Cour rodée aux pressions

Ce n’est pas la première fois que la CPI se retrouve sous le feu des pressions. Elle est même rodée. En 2020, en représailles aux investigations ouvertes sur des crimes de guerre commis par l’armée des États-Unis en Afghanistan, l’administration Trump avait imposé des sanctions économiques et des restrictions de voyage à de hauts fonctionnaires de la CPI. 

En mai, peu avant de déposer sa requête et de la rendre publique pour mieux se protéger, le procureur Karim Khan, rompu à titre personnel aux menaces de toutes parts (Moscou avait notamment ouvert, en mars 2023, une enquête contre lui pour « attaque contre le représentant d’un État étranger »), avait dénoncé « toutes les tentatives visant à entraver, à intimider ou à influencer » les employé·es de son bureau. Dans un communiqué, il avait rappelé que ces entraves pouvaient « constituer une infraction contre l’administration de la justice » et que « l’intimidation et le trafic d’influence, que ce soit par la contrainte ou la persuasion », étaient interdits.

Il visait implicitement Benyamin Nétanyahou et ses alliés, États-Unis en tête, qui n’ont pas caché leur hostilité dès l’annonce de la décision de requérir des mandats d’arrêt. Le président américain Joe Biden l’a jugé « scandaleuse », assurant qu’il n’y avait pas d’équivalence entre Israël et le Hamas. Son secrétaire d’État, Antony Blinken, a dénoncé « une honte », ajoutant par ailleurs que la CPI n’avait « pas de juridiction » sur Israël. 

La CPI n’en est pas à ses premières pressions dans le dossier israélo-palestinien. Quelques jours après l’annonce de Khan, une enquête du quotidien britannique The Guardian, du média indépendant israélo-palestinien +972 Magazine et de Local Call, publiée le mardi 28 mai, révélait l’ampleur des pressions exercées pendant près d’une décennie par Yossi Cohen, directeur des services de renseignement israéliens (Mossad), sur la prédécesseure de Karim Khan, l’ancienne procureure de la CPI Fatou Bensouda, en poste de 2012 à 2021. Des accusations réfutées par Israël.

Par tous les moyens (surveillance, piratage, diffamation, menaces, etc.), il s’agissait de contraindre la procureure à cesser toute poursuite pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité contre Israël dans les territoires palestiniens. La procureure enquêtait depuis 2021. Comme Karim Khan, Fatou Bensouda ne s’est pas laissé intimider. Malgré le coût quotidien au fil des neuf années.

Selon des témoignages partagés avec un petit groupe de collaborateurs de la CPI, Yossi Cohen, qui aurait agi en « messager non officiel » de Benyamin Nétanyahou, aurait dit à Fatou Bensouda : « Vous devriez nous aider et nous laisser prendre soin de vous. Vous ne voulez pas vous lancer dans des activités qui pourraient compromettre votre sécurité ou celle de votre famille. »

Dans cette guerre secrète, désormais connue du monde entier, les services secrets israéliens seraient allés jusqu’à surveiller de près la famille de Fatou Bensouda, obtenant des transcriptions d’enregistrements secrets de son mari dans le but de lui nuire. L’une des sources de l’enquête a assuré qu’il n’y avait aucune hésitation en interne à espionner l’avocate gambienne : « Elle est noire et africaine, alors qui s’en soucie ? »


 


 

Guerre à Gaza : la Cour pénale internationale, une institution sous pression

Elisabeth Fleury sur www.humanite.fr

Chargée de juger les auteurs de crimes internationaux, la Cour pénale internationale s’est saisie en particulier des cas de Benyamin Netanyahou et de son ministre de la Défense, Yoav Gallant. Elle pourrait délivrer contre eux des mandats d’arrêt.

Les spécialistes du droit international sont unanimes : avec Gaza, la Cour pénale internationale (CPI) ne joue pas seulement sa crédibilité, elle joue sa survie. « La Palestine est un cas test », résume François Dubuisson, enseignant de droit international à l’université libre de Bruxelles.

« Si la Cour échoue à poursuivre équitablement les criminels, quels qu’ils soient, alors sa légitimité même (pourrait) être remise en question », estime Triestino Mariniello, professeur de droit à l’université John Moores de Liverpool, rappelant le procès en « deux poids deux mesures » dont fait l’objet l’institution. « L’invasion de l’Ukraine a valu un mandat d’arrêt à Vladimir Poutine, salué par l’Occident, rappelle-t-il. À Gaza, les auteurs de crimes doivent, eux aussi, être poursuivis. »

Chaque année des menaces

Quinze années que les autorités palestiniennes frappent à la porte de cette institution judiciaire, créée en 2002 à La Haye pour juger les auteurs de crimes internationaux (génocide, crimes de guerre, etc.), et dont ni les États-Unis, ni la Russie, ni Israël ne sont membres.

Quinze années pendant lesquelles, à mesure que s’étendait la colonisation israélienne, la légitimité de la Palestine s’accroissait jusqu’à être considérée, en 2015, comme État partie. À chaque avancée, des menaces. « Il faut un certain courage aux membres de la Cour pour faire face aux intimidations », estime François Dubuisson.

Dernière étape, peut-être la plus cruciale : en mai 2024, le procureur Karim Khan demande à la chambre de l’instruction de délivrer des mandats d’arrêt à l’encontre du premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, de son ministre de la Défense Yoav Gallant, ainsi que de trois dirigeants du Hamas (deux ont été tuésdepuis dans des bombardements israéliens). Immédiatement, les accusations d’antisémitisme fusent.

Douze sénateurs américains menacent le procureur et ses proches de représailles. Le financement de la Cour est remis en question. Pour la première fois dans son histoire, cette dernière décide de rendre publiques ces pressions. Depuis, c’est sur le terrain juridique que se recentre le débat.

Gagner du temps ?

Royaume-Uni, Allemagne, République tchèque… aidés par des armées de juristes, plusieurs alliés d’Israël contestent par écrit la légitimité de la Cour. L’État israélien serait seul compétent pour enquêter sur ses dirigeants, avancent les uns. La justice israélienne est équitable, allèguent les autres. « Rien de tout cela n’est sérieux, rétorque François Dubuisson. Le seul objectif de ces démarches est de gagner du temps. »

Benyamin Netanyahou et son ministre de la Défense seront-ils, un jour, jugés à La Haye ? « S’ils sont visés par un mandat d’arrêt, ils peuvent échapper à l’interpellation en évitant les États membres de la CPI », explique François Dubuisson. Ces poursuites constitueraient néanmoins une gêne considérable. « Difficile, pour l’Occident, de continuer à considérer de tels accusés comme des alliés. » Le temps presse. Chaque jour, de nouvelles bombes, de nouveaux morts. « Attention, avertit Triestino Mariniello, une justice trop tardive est une non-justice. »


 


 

Comment la Cour internationale de justice s’est portée au secours du peuple palestinien

Elisabeth Fleury sur www.humanite.fr

Le 19 juillet, dans un avis historique, la Cour internationale de justice (CIJ) condamne l’occupation du territoire palestinien, somme Israël de s’en retirer « dans les plus brefs délais » et ordonne « à tous les États » d’œuvrer en ce sens. Depuis, les bombardements se sont intensifiés.

Pendant qu’Israël répliquait à l’attaque du 7 octobre par un déluge de feu, les magistrats de la Cour internationale de justice (CIJ) réfléchissaient à un problème épineux, posé un an plus tôt par l’Assemblée générale de l’ONU : « Les conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est ». Une question cruciale et inédite.

Pour la première fois, le principal organe judiciaire des Nations unies allait examiner l’occupation israélienne sur la durée, depuis ses origines en 1967. Dans le contexte des bombardements massifs sur Gaza, l’avis de la cour, même consultatif, était plus qu’attendu. D’où une certaine fébrilité à l’approche des audiences publiques.

Du 19 au 26 février 2024, coiffée de perruque et vêtue de robe herminée, la fine fleur des juristes internationaux défile face aux 15 juges austères de la cour, siégeant à La Haye. À la barre, partisans et détracteurs de la politique hégémonique d’Israël s’affrontent. Sans recours à la force. Dans un langage policé. Et le respect des usages. Au nom de concepts universels : souveraineté des États, d’un côté ; droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de l’autre.

300 pages de condamnation sans appel de l’occupation du territoire palestinien et de la politique de colonisation d’Israël

L’avis de la CIJ, rendu le 19 juillet 2024, tranche clairement en faveur de ce dernier. Sur presque 300 pages, c’est une condamnation sans appel de l’occupation du territoire palestinien et de la politique de colonisation d’Israël. « Cet avis est un tournant, estime Rafaëlle Maison, professeure de droit à l’université Paris Sud. Il ne condamne pas les pratiques de l’occupation, mais l’occupation elle-même. »

S’analysant comme une annexion, l’occupation est contraire à un principe fondamental, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Elle est donc illicite « en soi », affirme la CIJ. Conséquence logique : Israël doit y mettre fin « dans les plus brefs délais », doit « cesser immédiatement toute nouvelle activité de colonisation » et a « l’obligation de réparer le préjudice causé à toutes les personnes physiques ou morales concernées », indiquent les juges. Leurs injonctions vont bien au-delà d’Israël. « Elles s’adressent à tous les États », rappelle Rafaëlle Maison.

Ces derniers, sommés de « ne pas reconnaître comme licite » l’occupation d’Israël, ont notamment l’obligation de « ne pas entretenir, en ce qui concerne le territoire palestinien occupé ou des parties de celui-ci, de relations économiques ou commerciales avec Israël qui seraient de nature à renforcer la présence illicite de ce dernier dans ce territoire ». Pour Rafaëlle Maison, pas de doute, « cela peut évidemment s’appliquer aux ventes d’armes ».

Le 13 septembre, à l’issue d’une session extraordinaire d’urgence, l’Assemblée générale des Nations unies a détaillé les modalités de mise en œuvre de cet avis historique. Sa résolution impose le retrait d’Israël du territoire palestinien, « y compris l’espace aérien et l’espace maritime » et oblige « tous les États » à œuvrer en ce sens. Elle fixe un délai : douze mois. Depuis, la campagne de bombardements intensifs s’est étendue dans le Liban du Sud.

  mise en ligne le 4 octobre 2024

Cisjordanie :
à Al-Mughayyir,
les attaques incessantes des colons

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Ce village de Cisjordanie a été pris d’assaut par 400 colons, en avril. Un jeune Palestinien a été tué. Depuis, quasiment chaque jour, une descente violente des occupants israéliens empêche les Palestiniens d’accéder à leurs champs.

Bonnet vissé sur la tête, la barbe frémissante sous le vent qui balaie les collines de la Cisjordanie, Fayez Abou Alia, d’un geste de la main, montre les magnifiques oliviers alignés dans la vallée, en contrebas. Un vert changeant au gré des feuilles qui donne au paysage des airs de tableau impressionniste. Mais ici, point de chevalet. Nous sommes dans le village d’Al-Mughayyir, à 25 kilomètres à l’est de Ramallah par la route « normale » – si tant est que ce mot a encore un sens dans cette région…

Un itinéraire essentiel pour les habitants, qui peuvent ainsi se rendre rapidement dans la grande ville pour des formalités administratives ou des consultations médicales. Une route vitale, en somme, que la puissance israélienne occupante coupe régulièrement. Un moyen supplémentaire de mettre la pression sur les Palestiniens, de leur gâcher leur quotidien.

Au lieu de la demi-heure habituelle, il nous aura ainsi fallu près d’une heure trente pour arriver à Al-Mughayyir en passant par des routes étroites aux bas-côtés mal assurés et truffés de nids-de-poule.

Un village encerclé par les colonies israéliennes

Le village est situé dans une zone montagneuse surplombant la vallée du Jourdain. Ce qui en fait une cible de choix pour les colonies israéliennes environnantes, notamment celle de Shilo, qui l’encerclent presque totalement. La manœuvre est en cours.

C’est ce que nous montre Fayez Abou Alia, solidement appuyé sur sa canne, conséquence d’une blessure datant de la première Intifada (1987-1993), alors qu’il n’avait pas 14 ans. Il anime la branche locale de l’Union des comités agricoles. Une association qui aide les paysans en leur fournissant du matériel mais qui documente également la violence des colons, notamment les destructions et les vols de bétail.

Les autorités israéliennes multiplient les interventions pour empêcher les Palestiniens de rendre publiques ces exactions. Un jeune villageois qui participait à ce travail de révélations s’est retrouvé vingt-sept mois en détention administrative. Fayez, lui, a reçu des menaces par téléphone d’un officier du Shin Bet, le renseignement intérieur israélien.

Une vie dans la peur permanente

« Vous voyez le mirador ? demande-t-il en pointant du doigt la colline en face, dès que nous essayons de descendre pour nous occuper des oliviers, l’armée est prévenue et arrive aussitôt pour nous en empêcher. Lorsqu’on parvient à accéder à l’oliveraie, on ne peut rester au mieux que 10 minutes. »

En réalité, Al-Mughayyir est un village assiégé. Le mot n’est pas trop fort. Les 4 500 habitants vivent dans la peur permanente. Nous voici dans la maison d’Afif Abou Alia surnommé Abou Jihad, dont le fils Jihad est mort le 12 avril dernier, comme le rappelle une large banderole tendue sur la façade de la bâtisse.

« C’était un vendredi, se souvient-il comme si c’était hier. Alors que nous étions tous à la mosquée, environ 400 colons ont attaqué le village. » La veille, un jeune d’une colonie avait été retrouvé mort dans un ravin avec son âne. Immédiatement, sans preuve, les Israéliens ont accusé les paysans palestiniens et organisé une marche punitive.

« Personne ne fait rien pour nous protéger, ni les pays arabes, ni le reste du monde »

« Ils se sont regroupés plus bas, il y avait des voitures et même des bus. Ils étaient comme des fous. Certains brandissaient des couteaux. Ils ont même poignardé des moutons », raconte Fayez. Devant la résistance des villageois, les colons s’en sont pris à deux habitations isolées, ont mis le feu à des voitures et tout ce qui pouvait brûler.

Les pompiers, arrivés de Taybeh, ont été bloqués par les soldats. « Deux colons ont tiré. Jihad a été touché. Il est mort. Il devait se marier au mois de septembre », précise le père en tirant nerveusement sur sa cigarette. Les yeux d’Abou Jihad sont secs. Son chagrin, il le partage avec sa famille et ses proches.

« Nous devons nous défendre. Ce qui fait le plus mal, c’est ce sentiment d’abandon, cette impression que personne ne fait rien pour nous protéger, ni les pays arabes, ni le reste du monde. C’est pour ça que, lorsqu’on a vu les missiles iraniens dans le ciel, nous avons tous crié de joie et les youyous des femmes ont retenti. Quelqu’un, enfin, s’intéressait à nous. »

« Le colon est à la fois le juge et l’assassin »

Lorsque vous lui demandez, naïvement, s’il a tenté une action en justice après la mort de son fils, Abou Jihad vous regarde comme s’il essayait de discerner si votre question est vraiment sérieuse.

Un peu agacé, il répond : « Ça ne sert à rien. Le colon est à la fois le juge et l’assassin. Les colons et les militaires sont les mêmes. Porter plainte, c’est se mettre dans le collimateur des soldats et des services de renseignements israéliens. C’est se mettre en danger. C’est se trouver menacé, voire arrêté. »

Ayham Abou Nuaim, qui pratique l’élevage, cultive du blé et du houblon pour les animaux, en sait quelque chose. Depuis le 7 octobre 2023, il n’a plus accès à sa terre. « Je suis harcelé presque tous les jours par des colons qui viennent en jeep. Souvent, ils me volent des moutons et même le bois que je stocke pour l’hiver. »

Complicité absolue entre l’armée et les colons

Sur une vidéo, on voit des adolescents arriver. L’un d’entre eux porte un revolver à la ceinture. Ils bousculent le père d’Ayham. « Je l’ai montrée à un officier qui m’a dit que si je montrais ça au bureau de coordination et de liaison du district (DCO, censé établir une connexion entre les polices israélienne et palestinienne – NDLR), ils viendraient m’arrêter. »

C’est d’autant plus difficile qu’un des frères de Jihad est en détention administrative depuis vingt mois. Il risquerait d’en faire les frais puisque le dossier est secret et que son enfermement peut être renouvelé autant de fois que le juge militaire le décide sans avoir à communiquer ses raisons y compris aux avocats du prisonnier. Selon l’association Addameer, basée à Ramallah, plus de 3 300 Palestiniens se trouvent dans ce cas.

Une situation qui n’est pas nouvelle. « Depuis qu’il y a des colonies autour du village, nous sommes attaqués. Mais ça a augmenté en nombre et en intensité depuis le 7 octobre de l’année dernière », rappelle Fayez Abou Alia.

La violence est partout

La veille de notre arrivée, l’armée est entrée à Al-Mughayyir, accompagnée de colons. Ils ont rassemblé les jeunes hommes et les ont pris en photo un par un. Puis ils sont passés dans chaque magasin du village pour récupérer les enregistrements vidéo des caméras de surveillance que les commerçants installent justement pour enregistrer les exactions et les dégâts occasionnés à leurs boutiques par les colons.

Ils font même des clichés des vêtements que portent les Palestiniens pour avoir plus de possibilités de repérer ceux qui, parfois masqués, résistent à la violence de l’occupation. Lors des perquisitions, les soldats fouillent ainsi dans les penderies et les affaires personnelles, en profitant pour voler des bijoux et de l’argent, avance un villageois.

La violence est partout. Pas un jour sans qu’un incident n’éclate.

« Je portais ma chasuble du Croissant-Rouge palestinien, mais ils m’ont empêché de passer »

Husam Abou Alia (en Palestine, les villages sont composés de grandes familles de milliers de personnes, les Abou Alia sont, à Al-Mughayyir, l’une des plus importantes) est ambulancier.

« Il y a un mois, les colons sont venus jeter des pierres et ont sérieusement blessé quelqu’un. Je portais ma chasuble du Croissant-Rouge palestinien, mais ils m’ont empêché de passer. » Un vieil homme a tenté d’intervenir, il a été frappé par les soldats.

« Je suis alors descendu de mon ambulance et j’ai demandé aux militaires pourquoi ils faisaient ça. L’un d’entre eux m’a demandé d’approcher et m’a dit qu’il allait m’expliquer. Lorsque je me suis trouvé face à lui, il m’a aspergé de gaz poivre. »

« Nous allons rester sur notre terre »

La récolte des olives est prévue le 20 octobre. Que va-t-il se passer ? La situation économique des villageois d’Al- Mughayyir est dramatique. « Autrefois, je tirais 80 gallons d’huile d’olive de mes fruits. L’an dernier, seulement 5. On avait demandé un permis à l’armée. On a eu droit à un seul jour, jusqu’à 15 heures. Mais, à 10 h 30, les soldats sont arrivés et nous ont fait partir. »

Abou Jihad, Husam, Fayez ou Ayham, tous disent leur « peur constante ». Mais tous ajoutent : « Ça ne veut pas dire qu’on va lâcher. Nous allons rester sur notre terre. Ce dont nous avons besoin, c’est que notre moral remonte, sentir que nous ne sommes pas seuls. »

Alors que le soleil commence à décliner, ils nous conseillent de partir. Les colons peuvent arriver. Il en va ainsi d’une journée ordinaire d’un paysan palestinien.


 


 

Grand Israël : tout comprendre de cette idéologie incarnée politiquement par Benyamin Netanyahou

Bruno Odent szur www.humanite.fr

Depuis sa première arrivée au pouvoir en 1996, Benyamin Netanyahou s’est appliqué à torpiller toute velléité de vraie négociation avec les Palestiniens pour promouvoir Eretz Israël, un État dans la dimension des royaumes juifs de la Bible.

« Eretz Israël », la priorité absolue donnée à l’émergence du grand Israël dans ses frontières prétendument bibliques, est une constante de la politique de Benyamin Netanyahou qui se laisse repérer à chaque étape de sa carrière politique.

Quand il accède pour la première fois au poste de premier ministre, en 1996, il surfe sur une vague très droitière du mouvement sioniste. Avec son parti, le Likoud, Netanyahou va s’opposer avec la plus grande virulence aux accords d’Oslo, passés avec l’OLP dans l’objectif de faire émerger une « paix fondée sur l’émergence de deux États laïques ».

Une définition biblique floue, qui laisse place à l’interprétation

Nous sommes au lendemain de l’assassinat de Yitzhak Rabin, le dirigeant israélien qui fut cosignataire avec Yasser Arafat des accords d’Oslo. Benyamin Netanyahou engage son pays dans un tournant qui va l’éloigner toujours plus de cette perspective.

Son objectif sera la remise en selle d’un nationalisme israélien selon un schéma qui ne débouche sur aucun avenir pour la partie palestinienne. Tout doit être au final subordonné à la mise en place d’Eretz Israël, fût-ce, aujourd’hui, en liquidant les Palestiniens de Gaza ou en étendant la guerre au Liban.

Eretz Israël correspond au « grand Israël » de la Bible. Ce procédé divin permet de justifier une annexion complète des territoires occupés de Cisjordanie, affublés du patronyme « Judée-Samarie », qui ne correspond plus à aucune donnée historique, humaine et terrestre contemporaine.

Ce qui n’empêche pas l’administration israélienne d’en user comme d’une évidence géographique. De plus, Dieu n’ayant jamais fourni à ce sujet d’informations précises et concrètes, toutes les interprétations sont ouvertes sur les limites de ce « grand Israël ».

Une idéologie issue d’un sionisme ultraréactionnaire

La communauté internationale s’est toujours refusée à prendre de front ce type d’arguments, un peu comme si l’affirmation relevait finalement d’une sorte de bien-fondé théocratique par définition indiscutable. Pourtant, dès le premier gouvernement Netanyahou, il était possible de mettre à nu l’idéologie de celui qui allait marquer les trente années suivantes au Proche-Orient par sa fuite en avant nationaliste et belliciste.

Le journaliste Dominique Vidal démasquait ainsi dès cette époque « les origines de la pensée de M. Netanyahou » 1. La référence obsessionnelle du personnage est un certain Vladimir Jabotinsky, théoricien d’un sionisme ultraréactionnaire fondé sur l’autoritarisme et la violence.

Netanyahou allait recevoir un appui marqué de l’Occident sur ce terrain idéologique. Alors président, Donald Trump, sous influence lui-même des chrétiens évangéliques, décide de transférer l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem, dont Netanyahou veut faire la « capitale éternelle » de son État juif, en dépit des positions fermes adoptées par une communauté internationale soucieuse de respecter l’identité palestinienne de la cité.

Le tollé international n’y suffira pas. Depuis, l’administration Biden n’a jamais émis le moindre souhait de revenir en arrière. Comme si Eretz Israël était devenu intouchable.

Le Monde diplomatique de novembre 1996.

   mise en ligne le 30 septembre 2024

Ziad Majed : « La force brutale et les assassinats n’ont jamais rien réglé dans cette région »

Ilyes Ramdani sur www.mediapart.fr

La mort de Hassan Nasrallah ne permettra pas de neutraliser le Hezbollah ni d’assurer la paix dans la région, prévient le chercheur franco-libanais. Pire : le raid israélien risque de plonger le Liban dans une crise humanitaire massive, sous le regard passif de la communauté internationale.

Ziad Majed enseigne la science politique et les études du Moyen-Orient à l’université américaine de Paris. Il est né à Beyrouth, où il s’est engagé en parallèle de son parcours universitaire au sein de la Croix-Rouge libanaise et du mouvement pour la démocratie et les droits humains. Figure reconnue en France et au Liban pour son expertise sur le sujet, il analyse pour Mediapart les conséquences potentielles de la mort de Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, visé vendredi par une attaque israélienne.

Mediapart : Que vous inspire l’assassinat de Hassan Nasrallah ?

Ziad Majed : Il n’y a aucune ligne rouge pour les Israéliens. Ils peuvent tuer qui ils veulent, frapper là où ils veulent. La question dépasse le cadre de la figure de Hassan Nasrallah. Il y a un État qui franchit toutes les limites et les frontières pour assassiner, bombarder, avec souvent de la complicité dans le monde occidental.

J’ai toujours été opposé, comme beaucoup de Libanais, au Hezbollah pour des raisons politiques, culturelles et idéologiques, et au cours de la dernière décennie pour son engagement militaire en Syrie, à la demande de Téhéran, en soutien au régime criminel de Bachar al-Assad. Le parti est également accusé d’assassinats au Liban.

Mais il jouit d’une légitimité populaire au sein de la communauté chiite, traumatisée par les invasions israéliennes successives du Liban depuis 1978. Il y a, depuis, une longue histoire d’occupation militaire du Sud puis une guerre en 2006. Ce qui fait que le Hezbollah siège depuis 1992 au Parlement, dirige des conseils municipaux élus, tient des ministères et gère ses propres institutions sociétales. 

L’assassinat vendredi de son secrétaire général, mené par des responsables israéliens accusés eux-mêmes de crimes contre l’humanité, arrive comme une nouvelle preuve d’un « exceptionnalisme » qui place Israël au-dessus du droit international. D’autant plus que le raid aérien a ravagé tout un quartier résidentiel de la banlieue de la capitale libanaise, laissant des dizaines de civils sous les décombres. Six bâtiments de plusieurs étages ont disparu tellement les bombes étaient puissantes.

Il y a donc chez une grande partie des Libanais une colère, semblable à celle des Palestiniens qui subissent depuis des décennies l’occupation, la colonisation et désormais une guerre génocidaire à Gaza, sous le regard passif de la « communauté internationale ».

Sa disparition est-elle, comme l’affirment Israël et les États-Unis, de nature à affaiblir, voire à neutraliser le Hezbollah ?

Ziad Majed : Quand on regarde l’histoire du Hezbollah, du Hamas ou même de l’OLP [Organisation de libération de la Palestine – ndlr], il y a toujours eu des assassinats visant leurs principaux dirigeants. Nasrallah avait lui-même succédé à Abbas Moussaoui, assassiné début 1992 avec sa famille dans sa voiture par un avion israélien. Le fondateur du Hamas, Ahmed Yassine, a été visé par une attaque du même type en 2004, tout comme Yahia Ayach avant lui, et, plus récemment, Ismaël Haniyeh [tué le 31 juillet dernier dans une attaque israélienne en Iran – ndlr].

Il y a un vécu commun libanais qui réapparaît aujourd’hui. En un an, nous comptons déjà plus de 1 500 morts.

À chaque fois, ces mouvements ont trouvé les moyens de recruter, de mobiliser et de remplacer leurs chefs. Évidemment, à court terme, la série d'assassinats à laquelle nous assistons affaiblit le Hezbollah. Mais tant qu’on ne s’adresse pas au cœur du problème, à savoir l’impunité israélienne, l’occupation et la colonisation, ces mouvements ne seront pas affaiblis à long terme. D’autres émergeront également pour poursuivre le combat contre les Israéliens. La force brutale et les assassinats n’ont jamais rien réglé dans cette région.

Vous êtes né à Beyrouth, vous y avez étudié, travaillé et vous vous y rendez encore régulièrement. Que percevez-vous de la réaction de la société libanaise à ce qui se passe depuis quelques jours ?

Dans un moment comme celui-ci, c’est la mémoire collective et individuelle qui refait surface. J’ai vécu la guerre pendant quinze ans, j’ai travaillé à la Croix-Rouge, j’ai connu l’invasion israélienne et le siège de Beyrouth en 1982, les bombardements et les massacres commis à cette époque. Comme la plupart des Libanais, j’y ai perdu des proches et des amis. Il y a un vécu commun libanais, déchirant et accablant, qui nous rattrape aujourd’hui. En un an, nous comptons déjà plus de 1 500 morts, dont des secouristes, des journalistes, des femmes, des enfants…

De loin, on regarde les écrans avec beaucoup de colère et d’inquiétude. Et ce d’autant plus que nous sommes impuissants. Nous ne pouvons pas nous rendre sur place, les vols ont été annulés. Les maisons que l’on voit détruites, ce ne sont pas que des murs. Ce sont des histoires, des souvenirs, un tissu social, des histoires et des aspirations communes. La destruction est toujours traumatisante.

Et la reconstruction ne sera pas facile. Le pays est dans un état grave sur les plans économique et politique. Tout cela va créer d’énormes difficultés, avec des centaines de milliers de personnes déplacées à l’intérieur du pays. Reconstruire une vie, que ce soit en retournant dans sa ville d’origine ravagée ou ailleurs, n’est jamais une tâche facile, que ce soit du point de vue psychologique ou matériel

Il y a en parallèle, comme dans n’importe quelle société, des divisions et des fractures. Certains Libanais sont aujourd’hui dans une forme de déni, ne réalisant pas à quel point la situation est dangereuse. D’autres, en revanche, traduisent cela par de la haine, par un nihilisme ou par une volonté de régler des comptes. C’est donc un moment de tension, de crainte et de risques.

Que pensez-vous de la comparaison entre ce qu’il se passe dans le sud du Liban et ce qu’il se passe dans la bande de Gaza ?

Ziad Majed : Je ne pense pas que, pour le moment, le Liban soit le théâtre d’un deuxième Gaza. Là-bas, les Israéliens détruisent systématiquement toutes les conditions de vie, d’où le qualificatif de guerre génocidaire. Il y a eu une politique de la faim, une destruction des hôpitaux et des dispensaires, des écoles et des universités, du patrimoine culturel, des champs agricoles, une pollution délibérée de l’eau. Tout cela s’ajoutant au massacre des populations civiles. Au Liban, on est encore loin d’un scénario pareil, même si beaucoup d’habitants commencent à le craindre.

Malgré tout ce que l’on voit sur place, Israël reste un partenaire privilégié de l’Union européenne et de l’État français.

En revanche, il peut exister une comparaison légitime avec Gaza au sud du fleuve Litani, dans les villes et villages les plus proches de la frontière. Dans cette zone, Israël a déjà utilisé à maintes reprises le phosphore blanc pour détruire les champs agricoles, comme cela a été documenté par des rapports internationaux. J’ai moi-même été du côté de la frontière en juin dernier, où la situation était déjà terrible ; je n’imagine pas à quel point les bombardements ont davantage dévasté les zones concernées. Les médiations et pressions internationales doivent avoir un effet pour éviter un second Gaza au sud du pays.

Justement : la communauté internationale, au premier rang de laquelle les grandes puissances occidentales, paraît bien en peine d’influer sur la situation dans la région. À quoi attribuez-vous cet échec ?

Ziad Majed : La diplomatie occidentale et ladite « communauté internationale » ne font pas leur travail pour arrêter la machine de guerre israélienne. On ne peut pas prétendre faire pression sur Israël quand Washington utilise son droit de veto au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) pour empêcher une condamnation de Tel-Aviv. On ne peut pas prétendre faire pression sur Israël quand on lui envoie en pleine guerre des armes, des munitions et des milliards de dollars. La politique américaine a encouragé Israël à aller plus loin dans ces guerres. Elle a permis à Nétanyahou d'élargir les fronts et de chercher la confrontation totale, pour rester plus longtemps au pouvoir.

Quid de la voix de la France, eu égard à ses liens historiques avec le Liban ?

Ziad Majed : Je pense toujours que la France a un rôle à jouer. Il n’est pas aussi décisif que le rôle américain, bien sûr. Mais la France, avec tous ses échecs diplomatiques, peut par exemple décider des sanctions contre des ministres israéliens, suspendre la coopération militaire ou sécuritaire, et surtout reconnaître l’État palestinien, puisqu’on répète soutenir la « solution à deux États ». À travers l’Union européenne, la France peut aussi pousser à une diplomatie commune faisant pression afin d’éviter le pire au Liban. Toutefois, la politique française est restée décevante.

Pour beaucoup de gens dans la région, en Palestine, au Liban ou ailleurs, l’Occident a une très grande responsabilité dans les guerres israéliennes. Évidemment, l’Occident n’est pas un ensemble homogène. Mais ce sont les gouvernements qui sont observés par les sociétés de l’autre côté de la Méditerranée, et ce sont les « valeurs universelles », le droit international et toute la crédibilité de ceux qui prétendaient les défendre qui se trouvent aujourd’hui sous les ruines en Palestine comme au Liban. Et cela est extrêmement dangereux pour notre avenir.

  mise en ligne le 28 september 2024

 

“Solidarité avec le peuple Libanais” : à Montpellier, les soutiens à la Palestine réagissent à l’extension du conflit

Elian Barascud sur https://lepoing.net/

Environ 500 personnes ont manifesté ce samedi 28 septembre dans les rues de Montpellier pour dénoncer l’extension de la guerre menée en Palestine au Liban et la politique coloniale de l’État d’Israël

Alors que l’armée Israélienne a annoncé avoir tué Hassan Nashrallah, le chef du Hezbollah ce vendredi 27 septembre et que Tsahal continue ses bombardements au Liban, les soutiens à la Palestine de Montpellier réagissent. Ils étaient environ 500, ce samedi 28 septembre, pour dénoncer l’extension de la guerre menée par le gouvernement Netanyahou. “Le préfet nous a interdit de passer par la place de la Comédie“, a commencé José-Luis Moraguès, membre de BDS, une association non-violente de soutien au peuple Palestinien. Préfet, qui, plus tôt dans la semaine, avait reproché à BDS de “récupérer” de manière “malhonnête” les autres manifestations auxquelles l’association a récemment participé, telles que celles contre Macron du 7 et 21 septembre.

C’est pour faire plaisir au CRIF [Conseil représentatif des institutions juive de France, dont la représentante régionale affirme avoir été huée et insultée lors d’un rassemblement sur la Place de la Comédie, ndlr]”, soufflait un proche des organisateurs.

Ce qu’il se passe au Liban est la suite logique de ce qu’il se passe à Gaza”, a dénoncé une militante de BDS dans son intervention. “Netanyahou utilise les mêmes arguements que contre les palestiniens, ils disent que les libanais servent de boucliers humains à une organisation terroriste et que leurs maisons servent à cacher des armes. On en est au point où l’on voit sur les réseaux sociaux des vidéos de Palestiniens qui s’excusent auprès de Libanais pour ce qu’ils subissent, alors qu’ils n’y sont pour rien. Ces deux peuples ont la même lutte, la lutte contre une politique sioniste, coloniale et expansionniste qui a pour projet d’étendre toujours plus ses frontières.” Elle a également rappelé le fait que “rien qu’au mois d’aout, Israël a installé huit nouvelles colonies en Palestine. On a recensé, toujours pour le seul mois d’août, 206 actes de vol et de vandalisme touchant des palestiniens, notamment des vols de moutons.”

Le cortège s’est ensuite élancé dans la rue en scandant “Israël Casse-toi le Liban n’est pas à toi” , et s’est dispersé à la gare.


 


 

Gaza : « Arrêtez d’envoyer des armes à Israël », lance Mahmoud Abbas à l’ONU

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Devant l’Assemblée générale des Nations unies, le président palestinien a dénoncé l’attitude des États-Unis jeudi qui soutient Tel Aviv en mettant son veto à toutes résolutions condamnant son allié. Il a proposé une conférence internationale pour la paix.

C’est un Mahmoud Abbas combatif qui a pris la parole devant l’Assemblée générale de l’Onu le 26 septembre. Le président palestinien n’a pas mâché ses mots en s’écriant : « Arrêtez le génocide. Arrêtez d’envoyer des armes à Israël. » Devant les 193 membres il a lancé : « Arrêtez ce crime. Arrêtez-le maintenant. Arrêtez de tuer des enfants et des femmes » en rappelant que « le monde entier est responsable de ce que subit notre population à Gaza et en Cisjordanie », liant ainsi les deux territoires qui subissent les assauts de l’armée israélienne.

Washington entrave un cessez-le-feu

Il a également accusé les États-Unis d’avoir permis à Israël de poursuivre son assaut en opposant à plusieurs reprises leur veto aux résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies appelant à un cessez-le-feu à Gaza. « Nous regrettons que les États-Unis, la plus grande démocratie du monde, aient entravé à trois reprises des projets de résolution du Conseil de sécurité exigeant qu’Israël respecte un cessez-le-feu », a insisté Mahmoud Abbas. « Les États-Unis se sont tenus seuls et ont dit : « Non, la bataille va continuer » ».

Le ministère israélien de la Défense a annoncé jeudi avoir obtenu un nouveau train d’aide militaire américaine, d’une valeur de 8,7 milliards de dollars « en soutien à l’effort militaire en cours d’Israël », en pleine escalade avec le Hezbollah libanais et en guerre à Gaza, ce qui minimise les déclarations de l’administration Biden quant à la volonté d’un cessez-le-feu, que ce soit avec le Hezbollah ou avec le Hamas. « Israël, qui refuse d’appliquer les résolutions des Nations unies, ne mérite pas d’être un membre de cette organisation internationale », a martelé le dirigeant palestinien très applaudi.

Mahmoud Abbas a également présenté une proposition en 12 points pour Gaza après la guerre. Il a appelé à un retrait israélien complet de l’enclave palestinienne, sans l’établissement de zones tampons ou la saisie d’une partie quelconque de Gaza. Il a déclaré que l’Autorité palestinienne, qui gouverne certaines parties de la Cisjordanie occupée, devrait gouverner Gaza après la guerre en tant qu’élément d’un État palestinien, une vision qu’Israël rejette. « Nous ne demandons pas plus, mais nous n’accepterons pas moins », a-t-il insisté. Il a également appelé à une conférence internationale de paix sous les auspices de l’ONU dans un an et réitéré ses appels pour une solution à deux États.


 


 

« Honte à vous » : Emmanuel Macron interpellé sur Gaza au Canada

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

Le président de la République a été vivement interpellé à Montréal sur la position de la France concernant la guerre à Gaza à sa sortie d’une conférence de presse avec le premier ministre canadien Justin Trudeau. Emmanuel Macron a défendu ses plaidoyers en faveur d’un cessez-le-feu, mais la France rechigne toujours à la reconnaissance de l’État palestinien comme à décider de sanctions à l’égard d’Israël.

« Honte à vous », « Vous avez du sang sur les mains », « Macron démission ». À Montréal, des manifestants attendaient de pied ferme Emmanuel Macron à sa sortie d’une conférence de presse avec le premier ministre canadien Justin Trudeau. C’est sur la position de la France sur la guerre à Gaza, que le président de la République a été vivement interpellé dans la soirée de jeudi 26 septembre.

« C’est un génocide » qui est commis à Gaza, « vous pouvez l’arrêter », « vous offrez une couverture diplomatique » à l’État d’Israël, ont enchaîné deux des personnes mobilisées, dont une jeune femme palestinienne qui a expliqué avoir perdu sa fille à Gaza, a rapporté l’AFP. « La France envoie de l’argent et des armes qui tuent des innocents », « nous voulons des actes », « vous pouvez mettre la pression sur Israël », ont-ils martelé.

« Si vous ne pouvez rien changer, vous devez démissionner »

Le chef de l’État s’est appliqué à défendre sa position. « Soyons clairs, nous ne vendons pas d’armes, nous demandons un cessez-le-feu, nous sommes allés au Conseil de sécurité pour cela », a-t-il argumenté, quand bien même le ministre Sébastien Lecornu a reconnu, en janvier, que la France continuait à exporter « des équipements militaires à Israël afin de lui permettre d’assurer sa défense ».

« En parallèle, nous devons travailler tous ensemble et décider ce que nous allons faire pour engager tous les pays de la région à stopper les groupes terroristes », a-t-il ajouté avant qu’une des manifestantes affirme que le mouvement islamiste palestinien Hamas n’était « pas un groupe terroriste mais de résistance ». « Non, ce que vous dites est inacceptable. Ils ont tué des centaines de personnes », a répliqué Emmanuel Macron en référence à l’attaque sans précédent du Hamas le 7 octobre contre Israël. Exaspérée, la jeune femme a fini par lâcher : « Si vous êtes au pouvoir et ne pouvez rien changer, vous devez démissionner ! »

Impuissance volontaire

Le président a ensuite assuré le service après-vente auprès de la presse. « Je suis allé leur parler parce qu’il y a une vraie émotion dans toutes nos sociétés. On le voit bien sur à Gaza, les images qu’il y a, le drame qui s’y joue », a-t-il dit devant des journalistes. « Je comprends, je respecte cette émotion (…) À côté de cette émotion, il peut y avoir beaucoup de confusion », a-t-il poursuivi, en déplorant des « propos inacceptables à l’instant sur ce sujet ». « Je ne peux pas laisser dire tout et n’importe quoi non plus », a-t-il insisté.

Reste que la France, contrairement à l’Espagne, l’Irlande ou la Norvège, n’est pas passée aux actes quant à la reconnaissance de l’État palestinien. Si elle a, en effet, plaidé à l’ONU pour un cessez-le-feu, elle s’est faite discrète ou sur l’Accord d’association avec Israël que l’Union européenne pourrait suspendre jusqu’à la fin de la guerre ou sur la possibilité de sanctions.

Une impuissance volontaire qui caractérise aussi les États-Unis. Au moment même où le président Joe Biden défendait avec Emmanuel Macron une trêve au Liban, le ministère de la Défense israélien annonçait, selon franceinfo, avoir obtenu une nouvelle enveloppe d’aide militaire américaine, de 8,7 milliards de dollars, « en soutien à l’effort militaire en cours d’Israël ». Dont 3,5 milliards de dollars en vue de l’achat de matériel et équipement de guerre, et 5,2 milliards destinés aux systèmes de défense antiaériens.

  mise en ligne le 26 septembre 2024

Nouvelle-Calédonie :
le calvaire
des oubliés de Saint-Louis

Ellen Salvi sur www.mediapart.fr

Deux personnes ont été tuées par balle à Saint-Louis, dans la nuit du mercredi 18 au jeudi 19 septembre, à la suite d’une opération des forces de l’ordre qui recherchent une quinzaine d’individus. Depuis deux mois, cette tribu kanak, située en périphérie de Nouméa, est coupée du reste de l’archipel.

LesLes marches à pied interminables, les bras chargés de lourds paquets, les contrôles policiers, les files d’attente, les murs de sacs lestés, le bruit des drones, les coups de feu, l’odeur des bombes lacrymogène, les barbelés, le temps perdu, le souvenir des proches contraints de s’éloigner, celui du monde d’avant où l’on pouvait circuler en toute liberté et rejoindre la grande ville en vingt minutes... Depuis deux mois, les 1 500 habitant·es de la tribu kanak de Saint-Louis, située sur la commune du Mont-Dore, à une quinzaine de kilomètres de Nouméa, sont littéralement coupé·es du reste de l’archipel. Et subissent au quotidien les contraintes, l’isolement et la violence.

Dans la nuit du mercredi 18 au jeudi 19 septembre, deux personnes y ont été tuées par balle, à la suite d’une opération des forces de l’ordre, qui était toujours en cours jeudi matin. Selon la chaîne NC la 1ère, les tensions sur place ont redoublé « lorsque les gens ont appris que le jeune homme transféré au Médipôle [le centre hospitalier de Nouméa – ndlr] avait succombé à ses blessures ». Un deuxième décès a été annoncé un peu plus tard. D’après des membres de la famille, il s’agit d’un jeune homme dont le corps aurait été retrouvé dans la rivière au petit matin. L’identité des deux victimes a été confirmée au Monde : Johan Kaidine, 29 ans, et Samuel Moekia, 30 ans.

L’objectif de cette opération spéciale était le même que celui qui a conduit les autorités françaises à mettre la pression sur Saint-Louis depuis des semaines : interpeller une quinzaine d’individus suspectés d’avoir participé aux violences qui ont été perpétrées dans ce fief indépendantiste. Le décès des deux jeunes Kanak porte à treize le nombre de morts depuis le début de la crise dans l’archipel.

Le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) a dénoncé dans un communiqué « les méthodes barbares et humiliantes utilisées par les forces de l’ordre » et condamné « l’usage disproportionné de la force par les autorités de l’État français qui relève de pratiques coloniales ». « Ces actions ne font qu’aggraver la situation sur le terrain et éloigner la perspective d’une solution pacifique », écrit Aloisio Sako, chargé de l’animation du bureau politique du FLNKS.

Selon plusieurs témoignages recueillis par Mediapart, la situation est devenue « intolérable ». « Ce qui se passe là-bas est terrible, je n’ai jamais vu ça, indique l’ancien président indépendantiste du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, Roch Wamytan, grand chef de Saint-Louis. Il y a des militaires partout. Les gens souffrent, ils en ont marre. » « Les autorités ont mis la tribu sous cloche, sans aucune perspective, abonde le député Emmanuel Tjibaou, élu en juillet à l’Assemblée nationale. Les habitants ont l’impression d’être abandonnés, ils ont peur. »

Par la voix de leurs chefs coutumiers, ils réclament, jusqu’ici en vain, la levée des deux « verrous » installés le 20 juillet à l’entrée et à la sortie de la tribu, afin de répondre aux « exactions extrêmement graves », selon les mots du Haut-Commissariat de la République en Nouvelle-Calédonie, perpétrées sur les 4 à 5 kilomètres de la route provinciale numéro 1 (RP1) qui traverse la zone de Saint-Louis. Des barrages gardés par quatre escadrons de gendarmerie interdisent la circulation automobile. Et bloquent l’ensemble des populations du Mont-Dore Sud.

Les souvenirs de l’indigénat

« Ces verrous ont été installés [...] car la sécurité des usagers ne pouvait être assurée sur l’axe en raison des prises à partie extrêmement violentes de la part émeutiers », souligne le Haut-Commissariat auprès de Mediapart, faisant état de 690 tirs contre les forces de l’ordre et de 65 car-jackings, dont 34 commis avec usage ou menace d’une arme, répertoriés depuis le 13 mai. Si « le dispositif a permis de mettre un terme aux car-jackings très violents et particulièrement traumatisants pour les victimes, et de limiter les ouvertures du feu sur les forces de l’ordre », sa levée n’est pas à l’ordre du jour.

Fin août, après cinq semaines de « verrous », Eugène Decoiré, président du conseil des chefs de clan de Saint-Louis, et Yohan Wamytan, chef de branche, avaient défendu devant le tribunal administratif de Nouméa une requête en référé-liberté pour mettre fin à ce qu’ils appellent le « blocus de Saint-Louis ». « On ne peut pas enfermer une population, on est toujours français. Certes, on est kanak mais on est toujours français. On n’est pas du bétail », avait affirmé Yohan Wamytan devant le tribunal, selon des propos rapportés par NC la 1ère.

Une pétition, lancée par la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) et signée par de nombreux habitant·es de la tribu, a également circulé. « Depuis plusieurs semaines, nous vivons dans un état de siège, privés de nos droits les plus fondamentaux : liberté de circulation, droit à la sécurité, droit aux soins sanitaires et simplement, le droit de vivre libre et en paix, peut-on y lire. Cette situation minable mais surtout inhumaine, nous remémore la période de l’indigénat (1887-1947) notamment, durant laquelle le peuple kanak a été parqué violemment dans des réserves, tels des animaux. »

Depuis qu’on ne peut plus sortir en voiture, tout est compliqué : le ravitaillement, l’accès aux soins, accompagner les enfants à l’école… Yohan Wamytan, chef de branche à Saint-Louis

La requête en référé-liberté des représentants coutumiers de Saint-Louis a été rejetée, la justice ayant considéré que « la notion d’urgence à lever ces verrous n’était pas justifiée et que le rétablissement de la sécurité des usagers de la route provinciale était prioritaire ». Mais le tribunal administratif de Nouméa a de nouveau été saisi sur le même sujet par la Ligue des droits de l’homme (LDH), qui dénonce à son tour « une atteinte grave à de multiples libertés fondamentales » et demande la réouverture immédiate de la RP1. L’audience est prévue vendredi 19 septembre.

L’installation de ces deux « verrous » a largement entravé le quotidien des habitant·es de Saint-Louis, qui évoquent des contrôles réguliers et des fouilles systématiques. « Depuis qu’on ne peut plus sortir en voiture, tout est compliqué : le ravitaillement, l’accès aux soins, accompagner les enfants à l’école..., raconte Yohan Wamytan à Mediapart. Beaucoup ont quitté la tribu pour préserver leur emploi, ils ont dû louer des appartements à l’extérieur. » Selon son cousin Roch Wamytan, « 700 personnes originellement de la tribu sont en dehors de celle-ci et ne peuvent rentrer chez elles ».

Des coupures d’électricité

Beaucoup évoquent aussi des coupures d’électricité, dont certaines ont duré trois à quatre jours, les réparations tardant à être réalisées. « On a dû jeter toute la nourriture », déplore Yohan Wamytan. « Les défaillances du système électrique sont notamment dues à des actes de vandalismes commis à l’intérieur de la tribu. Le risque de prise à partie des entreprises exploitantes du réseau électrique étant élevé, celles-ci ont à chaque fois voulu disposer des meilleures garanties de sécurité possibles de la part des responsables coutumiers avant d’envoyer leur personnel dans la tribu pour procéder aux réparations », justifie de son côté le Haut-Commissariat.

Destinataires de plusieurs témoignages, Emmanuel Tjibaou insiste sur les difficultés que rencontrent les habitant·es les plus fragiles de Saint-Louis « pour suivre les traitements médicaux ». Il parle notamment des « vieux », des personnes handicapées et des « dialysés ». Le député rapporte enfin des problèmes de réseau internet qui renforcent, selon lui, le sentiment d’isolement de la population. « Les gens ne savent plus ce qu’il se passe à l’extérieur de Saint-Louis », dit-il. Inversement, « à 10 kilomètres de la tribu, personne ne sait ce qu’il s’y passe », ajoute Yohan Wamytan.

Dans un entretien accordé début septembre à La Voix du Caillou, le procureur de la République en Nouvelle-Calédonie, Yves Dupras, a admis sans ambages que « cette situation de “verrous” est tout à fait anormale dans le fonctionnement d’un État de droit par rapport aux libertés publiques ». « Je le reconnais. Mais notre objectif est avant tout la sécurité des personnes et des biens », a-t-il précisé, rappelant que 13 personnes faisaient l’objet d’un mandat de recherche « pour des faits criminels ou pour des faits délictuels particulièrement graves commis à Saint-Louis ».

L’État nous demande de faire la police mais nous refuse la compétence de l’ordre public...Roch Wamytan, grand chef de Saint-Louis

C’est ici qu’un gendarme a été tué par balle le 14 mai. Ici aussi que Rock Victorin Wamytan est mort le 10 juillet, victime, selon le parquet de Nouméa, d’un « tir de riposte » du Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), qui intervenait ce jour-là au Mont-Dore. Ici enfin que les autorités coutumières multiplient les échanges avec les jeunes de la tribu pour y ramener le calme. « C’est difficile de leur faire entendre raison », reconnaît Roch Wamytan auprès de Mediapart, évoquant des jeunes « souvent radicalisés » par leur passage en prison.

« Souvent, ce sont des jeunes qui ont été envoyés au Camp-Est [le centre pénitentiaire de Nouméa – ndlr] à un jeune âge, suite à des incivilités. Cette prison a une capacité de 400 places mais 600 personnes y sont placées, a récemment répété le grand chef de Saint-Louis sur NC la 1ère. Ce qui bloque, c’est que des jeunes veulent aller au bout pour que naisse Kanaky [...] au-delà de Saint-Louis, dans d’autres endroits, certains veulent aussi continuer la lutte jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la mort ou l’indépendance. [...] Nous essayons de leur expliquer que l’indépendance passera par des négociations. »

Une punition collective

Roch Wamytan souligne l’incongruité de la situation, au regard des revendications politiques portées par les indépendantistes : « L’État nous demande de faire la police mais nous refuse la compétence de l’ordre public... » Selon lui, tout est mis en œuvre pour sortir de cette crise. « Je suis optimiste, on va y arriver, a-t-il dit sur NC la 1ère. Je reconnais que les autorités avec lesquelles nous discutons font preuve de compréhension. Pourtant, au début, ce n’était pas évident. Ça ne sert à rien de mettre la pression, il faut savoir le contexte et ensuite poser les solutions pour résoudre ces conflits qui peuvent se résoudre… avec du temps. »

De son côté, le Haut-Commissariat refuse d’endosser la responsabilité de cette situation, créée selon lui « par le seul comportement des émeutiers, qui fait peser de lourdes contraintes pour les habitants de Saint-Louis comme sur les 10 000 habitants du Mont-Dore Sud, qui doivent utiliser quotidiennement un système de navettes maritimes pour rejoindre Nouméa, conduisant certains à être gênés dans leur vie quotidienne comme professionnelle et à perdre en qualité d’accès aux soins ». Et d’ajouter : « Factuellement, le danger engendré par les émeutiers fait peser des contraintes sur tous les habitants. »

Pour le juriste Antoine Leca, ancien chargé d’enseignement à l’université française du Pacifique et à l’université de la Nouvelle-Calédonie, ces « verrous » sont surtout une manière « de punir collectivement les habitants de Saint-Louis parce qu’ils constituent une tribu “coupable” d’abriter en son sein des jeunes qui ont opté pour l’action armée sans relever d’aucune structure identifiée ». Évoquant dans ce billet des « méthodes d’un autre temps [qui] sont hélas celles qui ont été transplantées en Algérie par l’armée française », il perçoit à Saint-Louis « le premier acte d’une nouvelle guerre coloniale, qui ne veut pas dire son nom mais révèle déjà son visage ».

Pour le Haut-Commissaire, la tribu de Saint-Louis est une poche de résistance. Sa stratégie, c’est de l’isoler de l’agglomération du Grand Nouméa. Emmanuel Tjibaou, député de Nouvelle-Calédonie

À Paris comme en Nouvelle-Calédonie, la situation politique est à l’arrêt dans l’attente d’un nouveau gouvernement. « On n’a toujours pas d’interlocuteur », rappelle Roch Wamytan, qui plaide pour la mise en place rapide d’une mission internationale. « Les gens n’ont plus confiance dans le gouvernement français », affirme-t-il. Mercredi, veille de l’opération des forces de l’ordre à Saint-Louis, le « groupe de contact » sur la Nouvelle-Calédonie, présidé par Yaël Braun-Pivet, s’est retrouvé à l’Assemblée nationale pour un échange en visioconférence avec le haut-commissaire de la République, Louis Le Franc.

L’occasion, pour le député Emmanuel Tjibaou, d’interroger le représentant de l’État dans l’archipel sur la situation dans la tribu, sans avoir évidemment aucune idée de ce qui se préparait. « Pour lui, Saint-Louis est une poche de résistance, ce sont les mots qu’il a employés, rapportait-il à Mediapart dans l’après-midi. Sa stratégie, c’est d’isoler cette poche de résistance de l’agglomération du Grand Nouméa. » L’élu kanak entend profiter de son mandat pour lancer une commission d’enquête afin d’« éclairer tout ce qu’il s’est passé depuis le 13 mai » dans l’archipel, considérant que « la CCAT a le dos large ».

Plusieurs membres de cette organisation politique proche du FLNKS sont toujours détenus dans des centres pénitentiaires de métropole. C’est notamment le cas de Christian Tein, qui a été désigné, samedi 31 août, président de l’alliance indépendantiste du FLNKS. « Mon frère, Joël Tjibaou, est lui aussi en prison, à Camp-Est », rappelle le député, fils de Jean-Marie Tjibaou, figure phare du mouvement qui avait signé les accords de Matignon en 1988 avant d’être assassiné.

Parmi les militant·es placé·es sous contrôle judiciaire dans le cadre de cette enquête visant « les commanditaires présumés » des révoltes qui ont embrasé l’archipel à partir de mi-mai, figure aussi Darewa Dianou, fils d’Alphonse Dianou, leader indépendantiste tué à Ouvéa en 1988. « Les jeunes qui se révoltent aujourd’hui sont les héritiers des événements de 1984-1988. Le risque, si les choses continuent comme ça, c’est que cet héritage se perpétue », conclut Roch Wamytan, persuadé que la seule réponse sécuritaire, à Saint-Louis comme ailleurs, ne pourra qu’envenimer la situation.

Boîte noire

Alerté depuis plusieurs semaines sur la situation à Saint-Louis, Mediapart a dans un premier temps souhaité envoyer un journaliste sur place, afin de rendre compte des contraintes que les « verrous » font peser sur le quotidien des habitant·es de la tribu. En faisant un point informel avec les équipes du Haut-Commissariat, celui-ci s’est vu répondre que l’accès à la zone ne lui serait pas autorisé. Interrogés par la suite sur le sujet, les services de l’État nous ont assuré que « l’accès de journalistes [n’était] absolument pas interdit », évoquant un « probable loupé ».

Cet article a été amendé jeudi matin (le 19), avec l’identité des victimes et le communiqué du FLNKS. Sauf mention contraire, tous les propos qui y sont cités ont été recueillis avant l’opération des forces de l’ordre menée dans la nuit de mercredi à jeudi (du 18 au 19).

   mise en ligne le 24 septembre 2024

Au Liban, plus de 500 morts
suite aux bombardements israéliens : le chaos régional comme objectif de Benyamin Netanyahou

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

558 personnes ont été tuées et 1 835 blessées par les bombardements israéliens lundi 23 septembre. Au sud du Liban, c’est l’exode tandis que les morts s’accumulent. Tous les signaux sont au rouge alors que seul Israël veut un chaos régional.

Un record macabre a été battu au Liban par Benyamin Netanyahou et son armée : lundi,  558 personnes ont été tuées, dont 50 enfants et 94 femmes ; 1 835 ont été blessées, ce qui fait de cette journée la plus meurtrière depuis la guerre civile qui s’est déroulée entre 1975 et 1990.

Même au plus fort du conflit mené en 2006, de tels chiffres n’ont pas été atteints. L’état-major israélien a fait savoir qu’il avait frappé environ 800 cibles liées au Hezbollah dans le sud du Liban et la vallée de la Bekaa. Et toujours le même discours : « Parmi les cibles frappées, des bâtiments où le Hezbollah a caché des roquettes, des missiles, des lanceurs, des drones et des infrastructures terroristes supplémentaires. » Pas un mot pour les civils tués, les maisons détruites, le déplacement de milliers d’habitants forcés de fuir. Après l’attaque indiscriminée aux bipeurs piégés, rien ne semble pouvoir arrêter ce gouvernement.

Hezbollah ou Hamas, même rhétorique pour Netanyahou

« J’ai promis que nous changerions l’équilibre de la sécurité, l’équilibre des forces dans le Nord, c’est exactement ce que nous faisons », s’est félicité le premier ministre israélien. « Ce qui m’inquiète (c’est) la possibilité que le Liban ne se transforme (en) un autre Gaza ! » s’est au contraire inquiété le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, alors que la Maison de verre accueillait un sommet sur l’avenir.

Un drôle d’avenir pour les peuples de la région que leur concocte un Benyamin Netanyahou qui n’a jamais été aussi sûr de lui, renforcé dans son entreprise par l’inaction internationale. À Emmanuel Macron qui, penaud, lui demande de se calmer, l’indétrônable leader israélien, appuyé sur une extrême droite suprémaciste, rétorque que les pressions sont à exercer sur le Hezbollah libanais. Il avait déjà servi la même réponse en parlant, cette fois-là, du Hamas.

C’est donc impuissantes que les populations du monde entier assistent à ces nouveaux massacres. L’évidence est là : Israël veut que la région bascule une fois pour toutes dans le chaos.

Affaibli mais pas à terre, le « parti de dieu » réplique

On n’y est pas encore, mais il suffirait d’un rien. Malgré ses pertes, y compris de plusieurs de ses dirigeants, le Hezbollah continue à répliquer avec mesure et réclame un cessez-le-feu à Gaza.

À New York où il se trouve pour participer à l’Assemblée générale de l’ONU, le président iranien Massoud Pezeshkian a fait savoir : « Nous savons mieux que quiconque que si une guerre plus importante devait éclater au Moyen-Orient, cela ne bénéficierait à personne dans le monde. C’est Israël qui cherche à élargir ce conflit. » Et d’ajouter : « Curieusement, nous sommes toujours considérés comme l’auteur de l’insécurité. Mais regardez la situation telle qu’elle est ! »

Les États-Unis affirment également ne pas vouloir d’une déflagration régionale. Mais, malin, Netanyahou – qui n’a que mépris pour l’ONU – leur fait miroiter l’application d’une résolution datant de 2006 (la 1701), visant à repousser le Hezbollah au nord du fleuve Litani. Un prétexte pour celui qui n’a plus de salut que dans la guerre, quitte à ce que tout le monde sombre, y compris les Israéliens.


 


 

Liban : Netanyahou tue des Libanais
et Macron fait des vidéos

sur www.regards.fr

Bientôt 500 morts au Liban, après une semaine d’offensive israélienne. Et la France n’a que des mots à offrir en protection.

Le 19 septembre, Emmanuel Macron adresse un message vidéo aux Libanais : « La France se tient à vos côtés », assure le chef de l’État. La veille et l’avant-veille, au Liban et en Syrie, des explosions d’appareils électroniques ont fait près de 3000 blessés et 37 morts, selon les chiffres d’Amnesty international. Une opération si barbare – ce qui n’a pas empêché l’extase de certains journalistes français – que personne ne l’a revendiquée.

Qu’il y ait des tensions entre le gouvernement israélien et le Hezbollah libanais, ça ne date pas d’hier. Mais ces dernières semaines, la situation s’est aggravée. Au point que l’État hébreu bombarde allègrement le Liban, ciblant également la capitale Beyrouth. Le bilan est, pour l’heure, de 490 morts dont 24 enfants et 1240 blessés, selon les autorités libanaises.

Nous ne sommes plus dans la situation du début de l’année où les deux camps s’envoyaient des missiles à la frontière. Désormais, Israël attaque un État souverain. Et la France, pour l’instant, ne fait rien à part des vidéos et des discours.

Côté israélien, on part sur le même délire propagandiste qu’à Gaza : si les Libanais meurent, c’est parce qu’ils traînent trop près des cachettes des « terroristes » du Hezbollah. Sauf qu’il y a deux différences de taille : le Hezbollah est bien plus fort militairement que le Hamas ; le parti chiite est arrivé en tête des élections législatives de 2022, même s’il s’agissait alors d’une défaite puisque il perdait sa majorité absolue à la chambre des députés.

Et si le Hezbollah n’était plus, ces derniers temps, en odeur de sainteté auprès des Libanais, après les explosions de bipeurs et autres talkie-walkies, les hôpitaux ont pris en urgence ces victimes et l’on a même vu des membres de milices chrétiennes donner leur sang pour les sauver. Netanyahou va-t-il, comme avec le Hamas, relancer la popularité du Hezbollah ? Car, comme l’écrit l’éditorialiste Anthony Samrani dans le quotidien francophone L’Orient-Le Jour, « en face, c’est Israël […] On peut vouer le Hezbollah aux gémonies, ce sont bien des Libanais, quelle que soit leur communauté, qui sont et vont être tués par l’armée israélienne. C’est bien le Liban qui sera détruit si le Hezbollah est défait. Le Hezbollah dévore le Liban de l’intérieur. Israël promet de l’annihiler depuis l’extérieur. Les deux menaces peuvent être existentielles, mais elles ne sont pas de même nature. Dresser entre elles une équivalence est une position intenable, encore plus en temps de guerre. Refonder le Liban avec le Hezbollah paraît illusoire. Y parvenir, si la moitié du pays est en ruines, est tout simplement impossible. »

Tout est dit. Reste le silence assourdissant de la diplomatie française, dont les Libanais attendent son traditionnel soutien.


 


 

Israël lance une nouvelle vague de bombardements au Liban

La rédaction de Mediapart et Agence France-Presse sur https://www.mediapart.fr/

L’armée israélienne a indiqué mardi avoir visé la veille « 1 600 cibles terroristes ». Ces frappes contre le Hezbollah ont fait 558 morts lundi, selon un nouveau bilan, et se poursuivaient mardi. 

Le bilan des intenses bombardements israéliens sur le Liban, lundi 23 septembre, « a atteint 558 morts, dont 50 enfants et 94 femmes », a annoncé mardi le ministre de la santé libanais, Firass Abiad, lors d’une conférence de presse. 1 835 personnes ont été blessées, a-t-il précisé. Ce bilan « dément toutes les allégations israéliennes selon lesquelles l’armée viserait des combattants », a-t-il ajouté.

« La vérité, malheureusement, est que la grande majorité, si ce n’est pas tous, sont des personnes non armées qui se trouvaient dans leurs maisons », a-t-il dit. Il s’agit du plus lourd bilan depuis la dernière guerre entre le Hezbollah et Israël en 2006. Le ministre a indiqué que 16 secouristes et pompiers avaient été blessés et qu’un hôpital à Bint Jbeil, dans le sud du Liban, avait été visé par une frappe.

Mardi 24, les bombardements se sont poursuivis et l’armée israélienne a annoncé avoir frappé « des dizaines de cibles du Hezbollah dans de nombreuses régions du sud du Liban ». Les habitant·es d’un village de la région de Sidon, dans le sud du Liban, auraient reçu des appels plus tôt dans la matinée, leur demandant d’« évacuer leurs maisons immédiatement ». Selon l’ANI, l’agence nationale d’information libanaise, les frappes ont touché les régions du sud de Kfarkila, Roumine, Deir el-Zahrani, Doueir, Ebba et Zawtar, la région de Jal el-Bahr à Tyr mardi matin, Markaba et el-Haouch dans la nuit. 

Mardi après-midi, une frappe israélienne « ciblée » a frappé un immeuble de six étages dans le quartier de Ghobeiry, en banlieue sud de Beyrouth. Trois des six étages ont été endommagés, selon l’ANI. Selon le quotidien israélien Haaretz, la cible de la frappe serait Talal Hamiyah, responsable des opérations du Hezbollah en dehors du Liban.

Les frappes, d’une intensité sans précédent depuis le début des échanges de tirs à la frontière israélo-libanaise en octobre 2023, ont visé « environ 1 600 cibles terroristes » au total, affirmait l’armée israélienne mardi en fin de matinée. Celle-ci a également signalé des explosions secondaires, « indiquant la présence d’armes stockées dans les bâtiments » visés. Selon l’armée israélienne, plus de 50 projectiles ont été lancés mardi matin depuis le Liban contre Israël, dont « la majorité » a été interceptée. 

L’ONU sonne l’alarme

« Nous sommes extrêmement préoccupés par la grave escalade des attaques dont nous avons été témoins hier [lundi 23 – ndlr]. Des dizaines de milliers de personnes ont été forcées de quitter leurs maisons hier et cette nuit, et leur nombre ne cesse d’augmenter », a déclaré un porte-parole du Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR), Matthew Saltmarsh, lors d’un point de presse à Genève (Suisse). « Il s’agit d’une région qui a déjà été dévastée par la guerre et d’un pays qui ne connaît que trop bien la souffrance », a-t-il ajouté.

« Le tribut payé par les civils est inacceptable, et la protection des civils et des infrastructures civiles au Liban est primordiale. Le droit humanitaire international doit être respecté. Il est urgent de mettre fin aux hostilités », a affirmé le porte-parole du HCR.

« Nous sommes extrêmement alarmés par la brusque escalade des hostilités entre Israël et le Hezbollah, et nous appelons toutes les parties à cesser immédiatement la violence et à assurer la protection des civils », a déclaré de son côté une autre porte-parole du HCR, Ravina Shamdasani, lors du point de presse.

Le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) appelle également « de toute urgence à une désescalade immédiate » et à ce que toutes les parties respectent leurs obligations en vertu du droit humanitaire international afin de garantir la protection des infrastructures civiles et des civils, y compris les enfants, les travailleurs humanitaires et le personnel médical.

« La journée d’hier a été la pire que le Liban ait connue depuis dix-huit ans. Cette violence doit cesser immédiatement », a affirmé de son côté la représentante adjointe de l’Unicef au Liban, Ettie Higgins, en liaison vidéo depuis Beyrouth.

Les autoroutes du sud du Liban, à destination de Beyrouth, étaient dans la nuit de lundi à mardi bondées de personnes fuyant les attaques israéliennes. Dans l’après-midi de lundi, la capitale du Liban, Beyrouth, a également fait l’objet de bombardements massifs.

Le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, s’était inquiété dimanche que le Liban devienne un « autre Gaza », près d’un an après le début de la guerre entre Israël et le Hamas, déclenchée par l’attaque sans précédent du mouvement islamiste et d’autres groupes palestiniens le 7 octobre 2023.

Après presque un an de guerre dans la bande de Gaza, le front s’est déplacé vers le nord d’Israël et la frontière avec le Liban, où les échanges de tirs s’intensifient entre le puissant Hezbollah, allié du Hamas et soutenu par l’Iran, et l’armée israélienne. La semaine dernière, Israël a porté un coup à l’organisation en parvenant à faire exploser des pagers et des talkies-walkies utilisés par le Hezbollah. Ce dernier a promis de continuer à attaquer Israël « jusqu’à la fin de l’agression à Gaza ».

L’Iran met en garde contre « un nouveau Gaza »

« Nous ne devons pas permettre que le Liban devienne un nouveau Gaza aux mains d’Israël », a déclaré mardi le président iranien, Massoud Pezeshkian, lors d’une interview avec CNN.

Lundi, le chef d’État avait accusé Israël de vouloir « élargir » le conflit au Moyen-Orient, soulignant que cela ne « bénéficierait à personne » et insistant sur le fait que Téhéran ne cherchait pas à « déstabiliser » la région. « Nous savons mieux que quiconque que si une guerre plus importante devait éclater au Moyen-Orient, cela ne bénéficierait à personne dans le monde. C’est Israël qui cherche à élargir ce conflit », a-t-il déclaré à New York (États-Unis) lors d’une table ronde avec des journalistes.

Massoud Pezeshkian, un réformateur qui a prêté serment fin juillet, fait ses débuts à l’ONU où il participe à l’Assemblée générale annuelle des Nations unies. « Nous avons essayé de ne pas répondre. Ils n’ont cessé de nous dire que la paix était à portée de main, peut-être dans une semaine ou deux », a-t-il affirmé, semblant faire référence à la mort d’Ismaïl Haniyeh, ex-chef politique du Hamas tué en Iran le 31 juillet dans une attaque imputée à Israël, ainsi qu’aux négociations sur un cessez-le-feu à Gaza.

« Mais nous n’avons jamais atteint cette paix insaisissable. Chaque jour, Israël commet de nouvelles atrocités et tue de plus en plus de personnes – des personnes âgées, des jeunes, des hommes, des femmes, des enfants, des hôpitaux, d’autres infrastructures », a-t-il ajouté. Il n’a pas répondu directement à la question de savoir si l’Iran répondrait désormais plus directement à Israël.

« Nous entendons toujours dire que le Hezbollah a tiré une roquette. Si le Hezbollah ne faisait même pas ce minimum, qui le défendrait ? », a dit le président iranien. « Curieusement, nous sommes toujours considérés comme l’auteur de l’insécurité. Mais regardez la situation telle qu’elle est », a-t-il insisté. 

La France demande une réunion du Conseil de sécurité

Les États-Unis sont opposés à une invasion terrestre du Liban et vont présenter des « idées concrètes » à leurs partenaires cette semaine à l’ONU pour apaiser ce conflit, a confié un haut responsable états-unien.

« Nous sommes au bord d’une guerre totale » au Liban, a de son côté averti le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell, tandis que la France a demandé une réunion d’urgence du Conseil de sécurité durant cette semaine diplomatique déjà surchargée.

La Chine s’est dite mardi « profondément choquée » par les pertes humaines consécutives aux frappes israéliennes. « La Chine accorde une attention particulière aux tensions actuelles entre le Liban et Israël et est profondément choquée par le grand nombre de victimes causées par ces opérations militaires », a indiqué lors d’un point presse régulier Lin Jian, un porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères, en réponse à une question sur les attaques israéliennes. « La Chine s’oppose aux violations de la souveraineté et de la sécurité du Liban, et s’oppose et condamne toutes les actions qui portent atteinte à des civils innocents », a souligné le porte-parole.

Le ministre chinois des affaires étrangères, Wang Yi, avait affiché lundi, lors d’une rencontre à New York avec son homologue libanais Abdallah Bou Habib, un ferme soutien au Liban. « Nous sommes fermement opposés aux attaques aveugles contre les civils », a indiqué le ministre, selon un communiqué diffusé mardi. « Quelle que soit l’évolution de la situation, nous serons toujours aux côtés de la justice, aux côtés de nos frères arabes, dont le Liban », a assuré le diplomate chinois.

Hadi Al-Sayed, journaliste libanais à Al-Mayadeen, a été tué lundi dans le bombardement de son domicile dans le sud du pays, a annoncé mardi le média en ligne.

   mise en ligne le 24 septembre 2024

Martinique : la mobilisation
contre la vie chère s’étend

Stéphane Ortega sur https://rapportsdeforce.fr

Depuis 5 heures ce matin, les routiers ont lancé des opérations escargots en soutien aux mobilisations contre la vie chère qui secouent la Martinique depuis plus de trois semaines.

« Une portion de la population se retrouve dans une misère extrême. Ce sont des personnes âgées seules avec de petites retraites, des enfants dont les parents n’arrivent pas à les nourrir correctement », expliquait une porte-parole du Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéennes (RPPRAC), la semaine dernière à France24. Depuis le 1er septembre, le collectif multiplie les manifestations et les blocages devant les supermarchés de l’île. En Martinique, les prix des denrées alimentaires sont en moyenne 40 % plus élevés qu’en métropole, alors que plus du quart de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. D’où l’exigence d’un alignement des prix sur ceux de l’Hexagone, qui fédère de larges secteurs de la population martiniquaise.

Un mouvement qui ne cesse de s’étendre

En plus des actions de blocage devant des supermarchés et des affrontements émeutiers avec la police qui secouent régulièrement les quartiers de Sainte-Thérèse depuis début septembre, plusieurs professions se sont jointes au mouvement de protestation. La semaine dernière, c’étaient les taxis qui interrompaient leurs courses. Ce mardi, c’est au tour de l’Union nationale des organisations syndicales des transporteurs routiers automobiles de Martinique (SMT Unostra). Le syndicat patronal appelle les routiers martiniquais à une opération molokoï ce mardi. Les chauffeurs ont donc lancé des opérations escargot sur plusieurs points de l’île ce matin, provoquant d’importants ralentissements.

Jeudi, ce sera au tour des salariés et de la Confédération générale du travail de Martinique (CGTM) de se mobiliser. En fin de semaine dernière, le syndicat a déposé un préavis de grève de 24 heures reconductible couvrant l’ensemble des secteurs d’activité. « L’ensemble des agents de la Fonction Publique (Territoriale, Hospitalière, État), ainsi que les salariés des entreprises assurant une mission de service public, sont appelés à se joindre au mouvement », annonce la CGTM qui revendique « le relèvement du salaire minimum, des pensions de retraite et des minima sociaux à 2 000 euros nets par mois, l’indexation sur l’inflation et la mise en place d’un contrôle des prix des produits de première nécessité ». Déjà la semaine dernière, les syndicats de la zone aéroportuaire appelaient à la tenue d’assemblées générales afin de préparer les travailleurs à une mobilisation générale. Ils dénonçaient notamment un « climat de violence, d’arrestations et de poursuites judiciaires, mis en place par l’administration préfectorale contre les manifestants pour la baisse des prix ».

La répression comme réponse aux demandes d’égalité

Loin de s’éroder, le mouvement tend à s’élargir, malgré la pression des pouvoirs publics dès le premier jour. Le 1er septembre, quelques heures avant le premier rassemblement du RPPRAC, un de ses responsables était interpellé par la police. Depuis, le préfet de Martinique a instauré un couvre-feu le 18 septembre, dans un contexte d’affrontements nocturnes avec la police dans certains quartiers de Fort-de-France. Un couvre-feu déjà étendu et prolongé jusqu’à jeudi.

Parallèlement, le gouvernement a envoyé des renforts de gendarmerie et de police en Martinique. Parmi eux, le déploiement de la CRS 8 sur l’île a créé un certain émoi et ravivé de vieilles blessures. Il s’agit en effet du premier envoi d’une unité de CRS en Martinique depuis les émeutes meurtrières de décembre 1959, où trois jeunes avaient été tués par la police. Un signal inquiétant que ne vient pas démentir les déclarations du nouveau ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau. Celui-ci, lors de sa prise de fonction lundi 22 septembre, n’a eu de cesse de marteler sa volonté de rétablir l’ordre.


 


 

Illettrisme, chômage, santé, démographie… « En Martinique, tous les voyants sont au rouge »

Pauline Graulle sur www.mediapart.fr

Le député socialiste Jiovanny William déplore l’absence de politiques publiques pour la Martinique, en proie à une colère violente liée à l’augmentation des prix du fait de l’inflation.

Alors que le premier ministre n’a toujours ni gouvernement ni budget à proposer à la France, en Martinique, la colère a redoublé du fait de l’explosion des coûts de la vie. Le député socialiste Jiovanny William revient pour Mediapart sur les pistes d’amélioration possibles, en dépit de son pessimisme sur la volonté d’action de l’État.

Mediapart : Où en est-on aujourd’hui des violences urbaines en Martinique ?

Jiovanny William : Le couvre-feu permet que les choses se calment. Après, il y a des poches d’insécurité, il y a eu des coups de feu et des tirs à balles réelles sur des policiers… Certains accès sont bloqués sur Le Lamentin, et Fort-de-France est quasiment sinistrée, avec des lampadaires tombés au sol, qui obstruent le passage. Le maire a lancé un appel au calme et au retour à la discussion. Nous, parlementaires, partageons cette ligne, et nous avons écrit des communiqués en ce sens…

Que dites-vous sur le fond de ce mouvement ?

Jiovanny William : Nous sommes sur une poudrière. Il y a une manifestation avec un objectif noble et louable, celui de lutter contre la vie chère. Mais en marge, il y a des casseurs que je n’assimile pas aux manifestants.

Le problème de la « vie chère » est ancien en Martinique, qu’est-ce qui a mis le feu aux poudres cette fois ?

Jiovanny William : Oui, tout le monde se souvient du feu en 2009. Aujourd’hui, nous vivons un remake. La situation économique est extrêmement compliquée dans nos îles. Le problème de fond, c’est qu’il y a eu une défiance vis-à-vis du monde économique et de la grande distribution représentée par des Békés. Or le préfet a organisé des tables rondes sur le sujet du pouvoir d’achat avec des industriels, et ces débats n’ont pas été retransmis publiquement… Ce sentiment d’opacité a été l’une des étincelles qui ont mis le feu aux poudres.

Il y a aussi les personnalités qui mènent le mouvement. M. Petitot [Rodrigue Petitot, président du Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC) – ndlr] connaît beaucoup de personnes capables de faire ce type d’actes. Ça a incité les fauteurs de trouble. Quand il y a des blocages, il y a des exactions, des casses, des ronds-points bloqués avec des pneus, des arbres, et ça dégénère.

Quel rôle a eu l’inflation ?

Jiovanny William : L’inflation s’est ajoutée au différentiel de prix qui est déjà énorme avec la France hexagonale : + 37 % en moyenne de plus sur les produits de consommation ! Un paquet de couches vaut 50 % de plus en Martinique, un panier moyen est 40 % plus cher sur des produits de première nécessité… Cela est dû à l’octroi de mer, au coût du transport et aux nombreux intermédiaires (grossistes, transitaires…) qui font leur marge, en plus de la grande distribution qui fait elle aussi sa marge… Avec l’inflation, tout a encore augmenté.

Nous avons des observatoires qui démontrent chaque année les augmentations des produits de consommation. En parallèle, nos revenus et nos retraites sont plus bas que dans la France hexagonale. Tout cela fait un cocktail explosif.

La collectivité territoriale de Martinique a proposé une exonération partielle de l’octroi de mer…

Jiovanny William : Oui, sur certains produits. Mais dans le même temps, il faut que la grande consommation fasse des efforts, de même que les transporteurs, comme CMA-CGM qui a 67 % du marché. Sinon, on ne verra pas de baisse. L’État doit aussi faire des efforts sur les taxes douanières. Pouvoirs publics, grande distribution, intermédiaires… Tout le monde doit faire un geste.

Comptez-vous sur le prochain gouvernement s’il voit le jour ?

Jiovanny William : Écoutez, nous sommes au quatrième ministre des outre-mer. Sur les quatre, au moins trois n’ont rien eu à faire des outre-mer. À part Jean-François Carenco [2022–2023 – ndlr] qui avait été préfet de Guadeloupe, ils ne connaissaient rien et n’avaient d’ailleurs aucune envie d’être ministres des outre-mer.

Donc, oui, un ministre de plein exercice, qui connaît les outre-mer et qui ne vient pas pour aller voir les ballets folkloriques et boire du punch pourrait changer un peu les choses. Avant, il y avait un comité interministériel d’outre-mer qui est désormais au niveau zéro. Personne n’arrive à se projeter dans l’avenir, en particulier les entreprises. Tous nos voyants sont au rouge : l’illettrisme, le chômage, la santé, la démographie…

Attendez-vous quelque chose de la séquence budgétaire à venir ?

Jiovanny William : On nous parle de réduction de budget, ça ne va donc faire qu’empirer les choses et personne en Martinique n’est serein. Côté parlementaires, nous allons nous organiser et demander des choses, par exemple une continuité territoriale sur le fret comme en Corse, qui fait que ça enlève de la pression sur les produits… Mais on sait que le 49-3 passera.

Le RN est-il une menace en Martinique ?

Jiovanny William : Mélenchon est arrivé en tête au premier tour de la présidentielle, au second, c’était Marine Le Pen. En 2024, pour la première fois, le Rassemblement national était présent dans les quatre circonscriptions de l’île. Et autre événement tristement historique : un candidat RN est arrivé au deuxième tour des élections en Martinique. C’est aussi un indicateur que le RN monte sérieusement en puissance et cela risque de continuer comme ça si rien ne s’arrange pour les habitants.

  mise en ligne le 17 septembre 2024

Dominique de Villepin :
« Nous avons le devoir d’arrêter l’escalade meurtrière à Gaza »

Rosa Moussaoui, Sébastien Crépel et Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Diplomatie Loin de la rhétorique néoconservatrice qui prévaut dans son camp, à droite, Dominique de Villepin plaide pour un nouvel ordre mondial fondé sur la justice et sur la paix.

Comme chef de la diplomatie, il fut, en 2003, le visage du « non » à la croisade de George W. Bush en Irak. Il fait aujourd’hui entendre une voix critique sur les questions internationales, dénonçant la guerre d’anéantissement que livre l’État d’Israël aux Palestiniens de Gaza, plaidant pour une relation nouvelle avec le Sud, appelant à privilégier la diplomatie plutôt que le recours à la force pour résoudre les conflits. L’ancien premier ministre Dominique de Villepin était, dimanche, l’invité de l’Agora à la Fête de l’Humanité.

« Vous fournissez l’épée, nous fournissons le sang/Vous fournissez l’acier et le feu, nous fournissons la chair/Mais le ciel et l’air/Sont les mêmes pour vous et pour nous. » Que vous inspirent ces vers du poète palestinien Mahmoud Darwich ?

Dominique de Villepin : La poésie nous rappelle à la conscience de notre humanité commune. Nous avons tous le même devoir : arrêter cette escalade meurtrière. Le 7 octobre, ne l’oublions pas, c’est 1 200 morts et plus de 240 otages. À partir de là, l’engrenage de la vengeance sans limite, sans proportion, a conduit, à Gaza, à ce bilan effarant de 40 000 morts, dont 30 000 femmes et enfants, issus de la population civile. Ce bilan, qu’il nous faut regarder en face, est lié à un choix de réponse par la force de la part d’une démocratie soutenue par les États-Unis et par les autres démocraties.

Alors même que nous aurions la capacité, et c’est cela que je trouve particulièrement révoltant, d’introduire de la mesure dans la réponse israélienne. D’abord, parce que nous aidons économiquement Israël, y compris sur les territoires de la colonisation. Ensuite, parce que nous apportons à ce pays une aide militaire – c’est particulièrement vrai s’agissant des États-Unis. Et nous le faisons, en quelque sorte, en fermant les yeux sur cet engrenage de la violence dont nous savons qu’il ne peut conduire à rien.

Ceux qui plaident pour continuer la guerre, pour aller « jusqu’au bout », oublient une réalité fondamentale. Nous sommes dans une guerre dite « contre le terrorisme » qui ne peut être gagnée en employant le seul langage de la force. Surtout si cette logique de force est sans objectif politique. Benyamin Netanyahou répète que son but, c’est l’éradication du Hamas. Il est contredit par son ministre de la Défense, Yoav Gallant, qui dit lui-même que le Hamas a été désarmé.

À Gaza, tous les services de renseignements disent que le point d’achoppement des négociations, le corridor de Philadelphie, dans le sud de Gaza, n’a pas lieu d’être maintenu par Israël. Sur ce point, une entente est possible : on pourrait engager un cessez-le-feu qui permettrait de libérer de nombreux otages, comme cela a été possible une première fois. Mais le gouvernement Netanyahou cherche surtout à se maintenir au pouvoir. Le premier ministre israélien joue sa survie personnelle et judiciaire. D’où la persistance d’une politique ultraconservatrice et fondamentaliste, celle de Ben-Gvir et Smotrich, auxquels il est associé. Cet engrenage de la violence est sans issue.

Entre les victimes du 7 octobre et celles de Gaza, partagez-vous le constat d’un double standard, d’une empathie sélective ?

Dominique de Villepin : Le drame, c’est l’invisibilisation de la mort à Gaza. Il ne s’agit pas de nier l’horreur, ni la barbarie du 7 octobre. Mais tous ces morts ont un visage. Tous ces morts s’inscrivent dans un lignage, dans un souvenir. Comment fait-on son deuil de ces morts qui n’existent pas ?

Vous avez cité Mahmoud Darwich ; je garde la mémoire des vers de Paul Celan : « Alors vous montez en fumée dans les airs/alors vous avez une tombe au creux des nuages. » Quelles sont les sépultures de ces enfants et de ces femmes à Gaza, dans un territoire où même les cimetières sont bombardés ? Heureusement, il reste une conscience internationale. Tous, nous avons le devoir d’ouvrir les yeux.

La France apporte son soutien inconditionnel à Benyamin Netanyahou. Comment pourrait-elle retrouver une voix crédible, indépendante, écoutée pour dégager des alternatives de paix au Proche-Orient ?

Dominique de Villepin : Nous avons défendu le droit international en Ukraine mais que faisons-nous à Gaza ? Ce droit international, depuis 1947, est bafoué au Proche-Orient. La Cour internationale de justice s’est prononcée sur l’illégalité de la colonisation. Elle a dit son inquiétude sur ce qui pourrait conduire à un éventuel génocide. La Cour pénale internationale a mis en accusation des responsables israéliens et, également, même si je ne fais pas de parallèle, des responsables du Hamas.

Si nous sommes capables de faire gagner la justice à Gaza, c’est tout l’ordre mondial que nous pourrons refonder. Ce conflit est né avec la création de l’État d’Israël, au lendemain de cet immense traumatisme de la Shoah, mais aussi de cette immense injustice faite aux Palestiniens restés sans terre. Avec la Nakba, 700 000 personnes ont été contraintes au départ.

Vous avez à plusieurs reprises réaffirmé votre attachement à une solution à deux États, à la reconnaissance par la France d’un État de Palestine…

Dominique de Villepin : Reconnaître le droit du peuple palestinien, accepter une solution à deux États, c’est garantir la sécurité d’Israël. Je n’ignore rien de l’immense choc, en Israël, du 7 octobre, qui a ravivé la mémoire de la Shoah. Cet État refuge, tout à coup, montrait ses limites. Le mythe d’un État capable de tout sécuriser par des armes sophistiquées s’est effondré. Une seule arme pourra garantir la sécurité du peuple israélien. C’est la justice qui permettra aux deux peuples de vivre ensemble.

La seule solution pour les esprits les plus radicaux comme Benyamin Netanyahou, c’est l’extension du conflit, avec le rêve d’une guerre totale. On voit bien comment Israël pourrait, si le conflit s’étend, solliciter l’aide américaine. Les Israéliens ne peuvent pas seuls détruire le Hezbollah et s’en prendre à l’Iran, avec une vraie menace sur le plan nucléaire. Le schéma de Benyamin Netanyahou, c’est la politique du pire.

Au contraire, la réponse, dans le cadre de la solution à deux États, réside dans une administration pour tous les territoires occupés : Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem. Une administration qui pourrait prendre en main ces territoires le plus tôt possible, sous l’égide internationale, avec une Autorité palestinienne rénovée, légitime et crédible, avec une force internationale d’interposition. Un tel scénario exige des interlocuteurs prêts à avancer, du côté israélien comme du côté palestinien. Il implique un réengagement de la communauté internationale en faveur de la justice et de la paix. Liquider le Hamas, ce n’est pas liquider les Palestiniens, ni la question palestinienne.

Jamais la question palestinienne n’a été aussi prégnante, incontournable, nécessaire à la création d’un nouvel ordre mondial. Si la communauté internationale veut éviter le spectre d’une guerre globale, mondialisée, elle doit offrir un avenir aux peuples, changer la perspective du monde.

Toute voix critique du gouvernement israélien s’expose à l’infamante accusation d’antisémitisme. Vous-même avez été la cible de tels procédés. Comment l’avez-vous vécu ?

Dominique de Villepin : Toute instrumentalisation de l’antisémitisme nuit à la lutte indispensable contre l’antisémitisme. Nous sommes dans un monde où les réseaux sociaux, les chaînes d’information en continu ne cessent de polariser les jugements et les opinions publiques. Cette logique de clivage est permanente. Nous devons donc nous méfier de l’instrumentalisation de nos paroles.

Mais ceux qui lancent ces accusations refusent en fait le débat. Je suis prêt à parler avec tout le monde. Et cette liberté fait peur à ceux qui refusent le dialogue et veulent le clore avec des étiquettes : « Antisémite », « anti-Israélien », « antisioniste ». Non ! Nous devons prendre le risque du débat. Un devoir s’impose quand on fait de la politique : assumer ses convictions.

La France a choisi elle aussi, au Sahel, la voie de la « guerre contre le terrorisme »…

Dominique de Villepin : Derrière cette guerre contre le terrorisme, et souvent derrière l’emploi de la force, il y a, sous-jacente, cette pensée magique du changement de régime qui réglerait tout. La politique du changement de régime, défendue par les néoconservateurs américains, s’est déployée en Irak, en Libye, en Syrie. Avec pour résultat le chaos que l’on sait. Elle est encore omniprésente sur la scène internationale, face à l’Iran, face à la Russie.

Je crois au contraire que l’ordre international tel qu’il a été défini en 1945 et tel qu’il devra être refondé implique l’acceptation du principe de non-ingérence, qui n’est pas synonyme de désintérêt pour les droits de l’homme. Toute leçon donnée aux autres doit commencer par soi-même. Regardez ce qui s’est passé le 6 janvier 2021 avec l’invasion du Capitole à Washington. Est-ce l’image d’une grande démocratie ? La confusion idéologique conduit les démocraties occidentales à s’égarer dans la surenchère. Or il n’y a pas d’issue dans la surenchère.

Qu’est-ce qui distingue le spectre de la « guerre globale » contre laquelle vous mettez en garde des conflits mondiaux du XXe siècle ?

Dominique de Villepin : Le spectre de la guerre globale est présent dans beaucoup de nos discours, y compris parfois dans la politique des sanctions. Les deux tiers de l’humanité ne suivent pas nos politiques de sanction. Les Brics, eux, se posent la question de vivre sans ce dernier tiers, en commerçant par le biais d’échanges qui ne passeraient pas par le dollar, par les marchés internationaux. C’est la construction d’un monde parallèle qui peu à peu va nous isoler. Tout cela change les mentalités du monde.

Et si la France veut rester capable de parler au Brésil, à l’Afrique du Sud, à l’Algérie, à l’Indonésie, nous devons construire un langage commun hors de la confrontation entre les États-Unis et la Chine. C’est aussi la question posée à l’Otan : doit-elle se projeter vers l’Asie pour contenir l’influence chinoise ? Cette logique d’élargissement des conflits, de guerre totale, nous menace. Au contraire, l’Europe doit préserver son indépendance, son autonomie stratégique. Elle doit construire son identité et sa souveraineté dans un grand partenariat avec le Sud global. L’avenir est là.

Le président Biden se dit « déterminé à mettre l’Ukraine dans la meilleure position possible pour l’emporter ». Comment initier un processus diplomatique conduisant à la désescalade ?

Dominique de Villepin : Ce conflit a déjà fait 300 000 victimes, on voit bien qu’il ne mène nulle part. Comment faire en sorte que la Russie ait intérêt à ne pas aller plus loin, à transiger ? C’est la question stratégique aujourd’hui sur la table. Nous devons être capables de dire là où peut se nouer une paix raisonnable. C’est compliqué, avec l’enjeu territorial au Donbass et en Crimée. Mais la question du statut de l’Ukraine, de sa neutralité, se pose aussi, comme celle des garanties de sécurité.

Redoutez-vous le retour de Donald Trump ?

Dominique de Villepin : Donald Trump prétend qu’il va faire la paix en Ukraine en 24 heures. Ça paraît peu raisonnable. Il a sans doute son idée sur Gaza ; elle ne passe sans doute pas par la création d’un État palestinien. Mais cela peut produire un réveil. Les Européens finiront peut-être par comprendre que les États-Unis, quoi qu’il arrive, privilégieront, comme ils l’ont fait avec Barack Obama, une continuité historique et diplomatique qui ne va pas dans le sens de l’Europe.

L’obsession des États-Unis, c’est l’Asie-Pacifique, avec l’objectif d’empêcher la Chine de devenir la première puissance mondiale. Ce n’est pas l’enjeu pour l’Europe. Nous n’avons pas partie liée avec les États-Unis sur l’ensemble de leur vision stratégique mondiale. L’Europe doit comprendre qu’elle a des intérêts communs avec le Sud global. Il faut être capable de mettre les pieds dans le plat.

Mario Draghi, l’ancien gouverneur de la BCE, fait justement le constat d’un décrochage économique de l’Europe. Il préconise un grand plan européen d’investissement. Michel Barnier, lui, a pour mission de conduire en France un plan d’austérité sans précédent. Quelles peuvent en être les conséquences économiques, sociales, politiques ?

Dominique de Villepin : L’austérité est toujours un renoncement. On peut choisir le sérieux budgétaire face à la dette tout en restant exigeant sur la nécessité de préserver la croissance. Nous avons besoin, comme les Américains et comme les Chinois, de relancer nos économies dans un moment où la différenciation se fait dans la grande bataille numérique, technologique. Cela exige des sommes colossales.

Mario Draghi parle de 800 milliards d’euros par an. C’est un immense effort, les États-Unis l’ont fait. Il faut être capable de cette audace. Le drame de la France, c’est que la start-up nation s’est faite à périmètre constant. Le résultat, c’est que nous sommes aujourd’hui dans un pays étriqué, qui rapetisse, ne pense pas, un pays égoïste. L’avenir, c’est au contraire la capacité d’offrir à chacun une perspective. Et cela suppose de renier la politique du rabot.

La dissolution de l’Assemblée nationale a ouvert une crise inédite sous la Ve République. Peut-elle se muer en crise de régime ?

Je ne suis pas forcément le mieux placé pour parler de dissolution… Mais je me permets de dire quand même que cette dernière dissolution n’a rien à voir avec la précédente. Là, j’avoue qu’on a un maître ès dynamite. Se couper de l’exigence démocratique, c’est courir le risque d’une crise de régime. Je l’ai dit dès le lendemain des législatives : il fallait faire les choses dans l’ordre, en respectant les Français.

Une force est arrivée en tête, il fallait lui donner sa chance. Est-ce que cela aurait duré ? Est-ce que le Nouveau Front populaire (NFP) aurait eu l’audace d’étendre ses lignes pour constituer un gouvernement qui puisse avoir une majorité ? Ce n’était pas au président de la République d’y répondre à la place du NFP. Nous sommes dans une situation très singulière : c’est le parti arrivé en dernier qui forme le gouvernement. Reconnaissez quand même un mérite à ce choix : il donne raison à la parole évangélique. « Les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers ! »

Michel Barnier est un homme d’expérience, de dialogue, il l’a prouvé à Bruxelles. Bruxelles n’est pas le Parlement français. Je lui souhaite bon courage, avec le RN aux aguets. Mais il ne faut pas désespérer de la démocratie : nous avons d’autres options. L’expérience d’un gouvernement de front républicain mériterait peut-être d’être tentée. Vous avez devant vous un gaulliste : j’ai la mémoire de 1944. Un gouvernement d’union nationale, en cas de crise majeure, pourrait être une réponse. Ce que je souhaite, c’est que personne ne joue la politique du pire. Parce que le pire, nous savons tous où cela conduit.


 


 

« Des familles entières sont mortes assassinées » : rescapée de l’enfer de Gaza, une professeure de français témoigne 

Camille Bauer sur www.humanite.fr

Professeure de français à l’université al-Aqsa, Falestine Rusrus a raconté à la Fête de l’Humanité l’horreur de la vie dans l’enclave palestinienne et la destruction complète du système scolaire.

Son cri de désespoir a déchiré la Fête de l’Humanité. De sa voix tremblante, au bord des larmes, Falestine Rusrus, directrice du département de français à l’université al-Aqsa de Gaza, est venue témoigner de l’enfer qu’elle a vécu. « J’habite dans le nord de la bande de Gaza. Ils m’ont obligée à me déplacer vers le Sud, juste pour chercher un peu de sécurité pour mes enfants. On ne savait pas où aller. On se déplaçait d’un endroit à l’autre juste pour trouver un lieu sûr. Et puis on est restés sans rien manger, sans eau potable. On a attendu l’aide humanitaire dans les écoles. On faisait des queues, de longues queues, juste pour avoir un litre d’eau potable par semaine, pour six personnes. C’est ça qu’on vit à Gaza », a-t-elle raconté à l’espace débats du Village du monde.

« Les enfants ont fait leur rentrée sous les décombres des maisons »

Au-delà de son cas personnel, Falestine Rusrus a rappelé que « des enfants sont restés sous les décombres sans même qu’on ait pu les enterrer. Des familles entières sont mortes assassinées. Assassinées”, j’insiste sur le mot. Quand on te dit que tu peux aller dans un endroit pour y être en sécurité, mais qu’une fois que tu arrives, on te bombarde, ça n’est pas une guerre, c’est un crime, un génocide. Les responsables israéliens de ces crimes de guerre doivent payer. C’est l’humanité qu’on assassine à Gaza. »

L’enseignante qu’elle a été est aussi venue rappeler l’écroulement du système éducatif. « Je suis professeure de français depuis 2006. Pendant toutes ces années, j’ai toujours essayé, avec les générations successives de Palestiniens, de planter de l’espoir, de la liberté. Je leur ai dit : Parler en français, c’est pour parler de vous-même, pour vous exprimer, pour voyager, pour aller voir le monde, pour vivre.” C’est ça le sens. Mais maintenant, il n’y a plus d’universités à Gaza. Tout le système éducatif est complètement détruit. Il n’y a plus d’écoles, plus de jardins d’enfants. Il n’y a plus rien du tout. Et pourtant, si vous regardez sur les réseaux sociaux, vous y verrez la détermination du peuple palestinien, dont les enfants ont fait leur rentrée scolaire sous les décombres des maisons… »

Le courage, la résilience des Palestiniens ont transparu tout au long du témoignage de Falestine Rusrus. « On nous dit : Partez, vous n’avez pas le droit d’être là !” Mais c’est notre pays, notre terre. Les Palestiniens ont vraiment du mérite. Après une histoire d’occupation longue de plus de soixante-seize ans, on insiste toujours sur le droit à la liberté, le droit du peuple. Je ne sais pas quelle génération verra ce jour où la Palestine fêtera son indépendance et sa liberté. J’aimerais bien que mes enfants voient ce jour-là. »

  mise en ligne le 14 septembre 2024

Guerre dans la bande de Gaza : une frappe israélienne sur une école fait au moins 18 morts, dont plusieurs collaborateurs de l'ONU

sur https://www.francetvinfo.fr/

Le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a déploré la mort de six membres de l'UNRWA dans cette frappe. L'armée israélienne affirme avoir visé "des terroristes".

La Défense civile de Gaza a annoncé que 18 personnes, dont des collaborateurs de l'ONU, ont été tuées mercredi 11 septembre dans une frappe aérienne israélienne sur une école de Nuseirat transformée en abri pour déplacés, l'armée israélienne affirmant avoir visé des "terroristes" du Hamas.

Selon l'UNRWA, l'agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, six membres de l'organisation sont morts. "Il s'agit du plus grand nombre de morts parmi nos collaborateurs en une seule fois", écrit-elle sur le réseau social X.

Le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a confirmé le décès de collaborateurs onusiens."Une école transformée en refuge pour 12 000 personnes a à nouveau été visée par des frappes aériennes israéliennes aujourd'hui. Six de nos collègues figurent parmi les morts", a-t-il déploré.

"Ce qui se passe à Gaza est totalement inacceptable", a souligné Antonio Guterres, déclarant que "ces violations dramatiques du droit humanitaire international doivent cesser immédiatement".

Israël évoque "une frappe de précision"

Dans un communiqué, l'armée israélienne a déclaré de son côté que son aviation avait "mené une frappe de précision sur des terroristes qui opéraient à l'intérieur d'un centre de commandement du Hamas" dans l'école Al-Jouni. Les services de presse du gouvernement du Hamas dans la bande de Gaza ont affirmé que l'école, qui est gérée par l'UNRWA, abritait environ 5 000 personnes déplacées au moment de la frappe.

Ces derniers mois, l'armée israélienne a frappé plusieurs écoles dans la bande de Gaza, les accusant d'abriter des centres de commandement du Hamas, ce que le mouvement islamiste palestinien nie. Des dizaines de milliers de personnes déplacées ont trouvé refuge dans des établissements scolaires depuis que la guerre à Gaza a commencé, après l'attaque sans précédent du Hamas en Israël le 7 octobre.

mise en ligne le 10 septembre 2024

Guerre au Proche-Orient : Une frappe israélienne sur une zone humanitaire fait au moins 40 morts

Article rédigé par Fabien Jannic-Cherbonnel, Luc Chagnon sur https://www.francetvinfo.fr/


 

Une frappe israélienne sur une zone humanitaire fait au moins 40 morts. La Défense civile de Gaza a annoncé que la zone humanitaire d'al-Mawasi à Khan Younès, avait été touchée par une frappe dans la nuit du lundi 9 au mardi 10 septembre. Elle a également fait état de 60 blessés ainsi que "15 personnes disparues"


 

Tsahal ordonne de nouvelles évacuations dans la bande de Gaza. Une carte appelant à évacuer différents quartiers du nord-ouest de l'enclave palestinienne "considérés comme des zones de combat dangereuses" a été publiée sur le réseau social X par un porte-parole de l'armée israélienne. Tsahal, qui poursuit son offensive, avait pourtant annoncé début janvier avoir "achevé le démantèlement de la structure militaire" du Hamas dans le nord.


 

"Depuis 11 mois, il n'y a jamais vraiment eu de zones sûres [dans la bande de Gaza]." Déclare Jean-François Corty, président de Médecins du Monde,

#ISRAEL_PALESTINE "Le droit humanitaire n'est pas du tout respecté" par Israël dans son offensive dans la bande de Gaza, affirme sur franceinfo Jean-François Corty, médecin et président de Médecins du monde. "On est sur des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité au quotidien", affirme le médecin après la frappe israélienne sur la zone humanitaire d'al-Mawassi, à Khan Younès, qui a fait au moins 40 morts et 60 blessés.


 

#ISRAEL_PALESTINE L'offensive israélienne dans la bande de Gaza a fait 41 020 morts depuis octobre dernier, selon le nouveau bilan quotidien du ministère de la Santé du Hamas. Au moins 32 personnes ont été tuées ces dernières 24 heures, selon le mouvement islamiste. Suivez notre direct.

#ISRAEL_PALESTINE "Je condamne fermement les frappes aériennes meurtrières menées aujourd'hui par Israël dans un secteur densément peuplé, une zone humanitaire définie par Israël à Khan Younès où s'abritaient des personnes déplacées", a déclaré l'émissaire de l'ONU pour le processus de paix au Moyen-Orient dans un communiqué. Il ajouté que "les civils ne devaient jamais être utilisés comme boucliers humains", en référence aux déclarations de l'armée israélienne affirmant avoir visé un centre de commandement du Hamas.


 


 

Gaza : « Netanyahou n’acceptera pas un accord si cela met fin à la guerre »

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Engagé pour la paix au Proche-Orient, Gershon Baskin a souvent négocié avec le Hamas. Il explique les difficultés des discussions actuelles, les blocages à l’œuvre et appelle à la reconnaissance d’un État de Palestine.

Fondateur et directeur du Centre de recherche et d’information Israël-Palestine (Ipcri), Gershon Baskin a été l’initiateur et le négociateur pour Israël de discussions secrètes entre Israël et le Hamas pour la libération, en 2011, de plus de 1 000 prisonniers palestiniens, dont Yahya Sinouar, l’actuel chef du Hamas dans la bande de Gaza, en échange du soldat franco-israélien Gilad Shalit, capturé en 2006.

Sur quelles bases se sont fondées les discussions actuelles sous l’égide des États-Unis, de l’Égypte et du Qatar ? Quels sont les sujets abordés ?

Gershon Baskin : Les négociations qui se poursuivent depuis deux mois et demi portent sur le plan que le président Biden a présenté publiquement en mai. Celui-ci comprend un accord en trois étapes dont la première, censée durer quarante-deux jours, implique un cessez-le-feu. Israël devrait alors se redéployer hors des zones peuplées et, durant ces six semaines, le Hamas libérerait 32 otages.

À ma connaissance, une liste de noms est actuellement discutée. Dans le cadre de ces négociations, les Américains poussent pour qu’Israël se désengage du corridor de Philadelphie (zone de 14 kilomètres le long de la frontière entre l’Égypte et la bande de Gaza – NDLR), qu’ils considèrent comme une zone peuplée. Au Caire et à Doha, les négociations ont porté sur le retrait des forces israéliennes de cinq à huit postes militaires le long de ce corridor de Philadelphie, durant les six semaines de cessez-le-feu.

Sur ce point, à ma connaissance, il n’y a pas eu d’accord. L’Égypte et le Hamas s’y opposent, et les Israéliens refusent de se retirer de cette zone. Quoi qu’il en soit, je pense que c’est une mauvaise stratégie, car personne ne sait ce qu’il se passera après ces quarante-deux jours.

Je plaide pour un cessez-le-feu de trois semaines, prémice à un cessez-le-feu total, le retrait israélien de Gaza, la libération de tous les otages israéliens et d’un nombre convenu de prisonniers palestiniens retenus dans les prisons israéliennes. J’ai demandé au Hamas de dire aux Égyptiens et aux Qataris de travailler en ce sens. Je leur ai tout communiqué, ainsi qu’aux Américains et aux Israéliens.

Comment se déroulent ces discussions puisque Israël et le Hamas ne se parlent pas directement ?

Gershon Baskin : Lorsque vous n’avez pas de discussion directe, les conversations sont complexes. Les trois parties – les États-Unis, le Qatar et l’Égypte – ont chacune leurs propres intérêts, leur propre façon de communiquer. Vous ne savez jamais si les messages qui sont livrés sont fidèles à ce que vous avez énoncé.

Vous ne savez pas non plus si les réponses que vous recevez sont retransmises de façon exacte. Les documents écrits sont donc les seuls sur lesquels il est possible de compter mais ils n’aident pas à une compréhension optimale. Chacun se concentre sur la forme, parfois au détriment du fond. C’est, selon moi, une très mauvaise façon de mener des négociations.

Qu’est-ce qui empêche un accord ?

Gershon Baskin : Le Hamas ne signera pas un accord qui ne met pas fin à la guerre, et Netanyahou ne l’acceptera pas si cela met fin à la guerre. Tous les autres points sont des détails : prisonniers, redéploiement, couloir de Philadelphie…

Comment le Hamas peut-il prendre des décisions alors qu’Ismail Haniyeh a été tué et que Yahya Sinouar se cache ?

Gershon Baskin : Tous les dirigeants sont consultés, qu’ils soient à Gaza, en Cisjordanie, à Doha, à Istanbul ou à Beyrouth. Le Hamas a également tenté de consulter ceux qui se trouvent dans les prisons israéliennes. En vain. Ils essaient de parvenir à un consensus mais n’y arrivent pas toujours.

Au deuxième mois de la guerre, déjà, certains membres du Hamas m’indiquaient que Yahya Sinouar n’était pas le seul décideur. Lorsqu’une décision est prise, elle est annoncée par le chef du Hamas à Beyrouth, Oussama Hamdan. Et même s’il y a désaccord, tout le monde se plie à cette décision.

Khalil Al Hayya, l’adjoint de Sinouar, se trouve hors de Gaza depuis le début de la guerre. Au cours des deux dernières semaines, il a publié des déclarations sur le compte Telegram de l’organisation en signant de son nom. Cela apparaît comme l’expression finale du Hamas. C’est un fait nouveau.

Quel est l’objectif de Netanyahou ?

Gershon Baskin : Rester au pouvoir ! C’est ce qui le préoccupe. Ne pas avoir une commission d’enquête nationale et ne pas devoir se présenter aux élections. Demeurer en poste aussi longtemps qu’il le peut car il croit au mythe de la destruction totale du Hamas.

Benyamin Netanyahou veut éliminer Yahya Sinouar. Mais la mort récente de six otages israéliens a un peu changé la donne. Si Yahya Sinouar est tué, le Hamas exécutera tous les otages. Il n’y a aucune raison de ne pas le croire et tout le monde le comprend.

Dans ce contexte, quel est le but de l’offensive israélienne en Cisjordanie ?

Gershon Baskin : L’offensive en Cisjordanie se poursuit depuis le 7 octobre. Elle s’intensifie ces derniers temps, avec son lot de morts et de destructions. Ben-Gvir et Smotrich (ministres israéliens d’extrême droite de la Sécurité nationale et des Finances – NDLR) veulent une explosion en Cisjordanie pour pouvoir faire comme à Gaza : détruire les infrastructures, les habitations et forcer les habitants à partir.

Dans le même temps, les Palestiniens ne peuvent plus venir travailler en Israël et commencent à mourir de faim. Les écoles sont fermées parce que l’Autorité palestinienne, en faillite, ne peut plus payer les salaires des enseignants. Des centaines de milliers de jeunes sont dans les rues, ce qui alimente un climat de tension.

Nous assistons à un retour de l’utilisation de voitures piégées et de kamikazes, ce qui n’était plus le cas depuis la fin de la deuxième Intifada. C’est très dangereux et c’est exactement ce que certains pyromanes du gouvernement israélien veulent.

Comment les Israéliens réagissent-ils ?

Gershon Baskin : Ils ne savent pas ce qui se passe. Ils sont aveugles, ils ne regardent pas, ils s’en fichent, ils sont toujours dans le traumatisme du 7 octobre et ils ont peur que cela puisse se reproduire depuis la Cisjordanie. Ils entendent dans les médias israéliens que le terrorisme se développe dans ce territoire palestinien, qu’il y a de plus en plus d’attaques, de plus en plus de cellules terroristes, de plus en plus d’armes en circulation…

Les gens vivent dans la crainte. Alors, lorsqu’ils entendent que l’armée israélienne entre chaque nuit en Cisjordanie et tue des Palestiniens, ils sont soulagés. Ils ne comprennent pas que tout cela, en réalité, ne fait que jeter de l’huile sur le feu.

Est-ce à dire qu’ils ne considèrent pas que la libération des otages est liée à un accord de paix ou à un accord final sur l’État palestinien ?

Gershon Baskin : Personne ne parle d’un accord de paix. Personne n’évoque les négociations ou la solution à deux États. Nous tentons de faire comprendre aux gens que si nous parvenons à mettre fin à la guerre à Gaza, si la guerre au Liban s’arrête aussi, alors, peut-être qu’Israël permettra aux Palestiniens de retourner travailler en Israël. Peut-être. Mais si nous n’essayons pas, cela va continuer. La situation économique est vraiment désespérée. Les Palestiniens n’ont plus d’argent pour acheter de quoi manger.

Certes, la solution à deux États est revenue dans les discussions internationales, ce qui est important, mais elle n’a pas encore irrigué les consciences en Israël. Cela se produira peut-être après les prochaines élections. Mais tant que Netanyahou sera premier ministre, il n’y aura pas de discussion sur un processus de paix et une solution à deux États.

Y a-il des tiraillements entre l’administration américaine et Netanyahou ?

Gershon Baskin : Oui, il existe un conflit entre l’administration américaine et Netanyahou. Le contexte électoral pèse lourd. Biden n’étant plus candidat, il pourrait être amené à prendre des décisions qu’il n’envisageait pas. Kamala Harris aimerait que cette guerre se termine car cela n’aide pas sa campagne.

Israël dépend des États-Unis, que ce soit pour l’utilisation du veto à l’ONU ou la livraison d’armes. Les Américains ont de multiples canaux pour faire passer des messages clairs à Israël, en privé, ou publiquement si les discussions à huis clos échouent.

Est-il important que la communauté internationale reconnaisse un État palestinien ?

Gershon Baskin : Il faut que cela devienne un fait accompli (en français dans le texte) qui supprimerait le veto d’Israël sur la question de l’État palestinien. Cela ne changera pas l’occupation, mais forcera à une réorganisation dans la société civile et les politiques en Israël et en Palestine. Cette reconnaissance permettra de faire comprendre qu’un processus de paix relève d’une négociation régionale pour la stabilité, la sécurité, le développement économique.

C’est la voie à suivre pour résoudre le conflit israélo-palestinien. Mais nous allons avoir besoin d’un coup de pouce de la part des Américains et des Européens sur ce point. Tous les pays qui n’ont pas reconnu et Israël et la Palestine doivent le faire.

  mise en ligne le 16 juillet 2024

Espagne : l’embellie économique boostée par le progrès social

Luis Reygada sur www.humanite.fr

Aux antipodes des prédictions des conservateurs, l’Espagne, gouvernée par une coalition progressiste, voit sa croissance largement surpasser la moyenne des pays de la zone euro.

Janvier 2020. Le socialiste Pedro Sánchez passe un accord de gouvernement avec Unidas Podemos (UP) – composé de partis situés à sa gauche – sur la base d’un programme résolument progressiste. Un gouvernement de coalition est formé, il vise à faire de l’Espagne une « référence pour la protection des droits sociaux en Europe », soit résorber les mesures néolibérales et antisociales qui flagellent la population depuis plus de dix ans.

Abrogation des aspects les plus néfastes de la réforme du travail, réforme fiscale ambitieuse avec des hausses d’impôts pour les plus riches et les grandes entreprises, augmentation du salaire minimum, mesures en matière de logement, de transition écologique, de lutte contre les inégalités, etc. L’accent social – ainsi que féministe – est omniprésent et fait alors hurler les porte-voix de la bourgeoisie et du grand patronat.

Du jamais vu en 15 ans

Le moment est historique – il s’agit du premier gouvernement de coalition depuis 1936 – et toute la droite pousse des cris d’orfraie, dénonce l’alliance du PSOE avec la « gauche radicale », et accuse Sánchez de pousser le pays vers l’abîme avec une politique « irresponsable et dangereuse ». Le devenir de la stabilité économique, prétendument au cœur de leurs préoccupations, vise surtout à effrayer l’opinion publique.

Pour les conservateurs, pas de doute : avec les hausses des dépenses publiques et les mesures de protection sociale, le programme de la coalition « embrasse le communisme bolivarien », décourage les investisseurs, augmente la dette publique, nuit à l’emploi et à la compétitivité espagnole. Sans parler de la discipline budgétaire. Quatre ans après, force est de constater que c’est tout le contraire qui s’est produit.

La droite n’y croit pas, la gauche le fait

Les résultats macroéconomiques du gouvernement de coalition – qui a vu Sumar remplacer UP en novembre 2023 – sont bons, voire très bons, malgré l’impact de la pandémie de Covid et la guerre en Ukraine. Les politiques de relance, qui forment un bouclier social protecteur vis-à-vis des familles, des travailleurs et des PME, ont porté leurs fruits et permis d’atteindre des chiffres records en matière d’emploi – jamais vus en quinze ans.

À cela s’ajoutent la hausse du salaire minimum (passé en quatre ans de 900 à 1 134 euros), les réformes qui ont permis aux travailleurs de recouvrer des droits, l’augmentation des retraites ou encore la création d’un revenu de solidarité active.

Les budgets « anti-austéritaires », la mise en place d’une taxe sur les transactions financières, sur les grandes fortunes ou encore sur les bénéfices exceptionnels des grands groupes financiers et de l’énergie, les plus de 200 autres lois approuvées depuis 2020 n’ont pas freiné l’économie.

La situation budgétaire a été plus solide que prévu l’an dernier. Avec une croissance annuelle de 2,5 %, l’économie espagnole a largement dépassé la moyenne de la zone euro (cinq fois inférieure), allant même jusqu’à se hisser sur la première marche du podium devant les autres principales économies européennes. La droite espagnole ne voulait pas y croire, la coalition progressiste au pouvoir l’a pourtant fait.

  mise en ligne le 14 juillet 2024

« Des boules humaines de flipper » 
forcées à se déplacer :
à Gaza, 90 Palestiniens tués par Israël dans une zone « sécurisée »

Pierre Barbancey surwww.humanite.fr

Au moins 90 personnes, dont la moitié serait des enfants, ont été tuées samedi 13 juillet lors d’une frappe ordonnée par Benyamin Netanyahou ciblant un dirigeant du Hamas. Le secrétaire général de l’ONU compare la condition des civils à des « boules humaines de flipper », forcées de se déplacer.

Al-Mawasi est censée être une zone humanitaire sécurisée. C’est en tout ce que prétend l’armée israélienne qui, à plusieurs reprises, a exhorté les Palestiniens à s’y rendre après avoir émis des ordres d’évacuation d’autres parties de la bande de Gaza.

Mais le commissaire général de l’organisme des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), Philippe Lazzarini, avait prévenu qu’aucune zone n’était en réalité sécurisée. Il avait raison. Samedi 13 juillet, Israël a lancé une frappe sur ce quartier densément peuplé, faisant au moins 90 morts (dont la moitié d’enfants) et 300 blessés.

« Je ne pouvais même pas dire où j’étais, ou ce quil se passait », a expliqué à l’agence Reuters Sheikh Youssef, un résident de la ville de Gaza qui est actuellement déplacé dans la région d’Al-Mawasi. « J’ai quitté la tente et regardé autour de moi : toutes les tentes ont été renversées, des parties de corps, des corps partout, des femmes âgées jetées par terre, de jeunes enfants en morceaux. » Ce même jour, une frappe sur le camp d‘Al-Shati, en bordure de la ville de Gaza, plus au nord, a fait au moins 20 morts.

Les vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux montrent beaucoup d’enfants morts

Officiellement, Israël cherchait à tuer le chef militaire du Hamas, Mohammed Deïf, mais Benyamin Netanyahou, sans un mot pour les civils tués, a avoué qu’il ne savait pas si Deïf et un autre commandant du Hamas avaient été tués. Il « va bien et supervise directement les opérations des brigades al-Qassam (la branche armée du Hamas – NDLR) et de la résistance », a fait savoir un responsable du mouvement palestinien en évoquant Mohammed Deïf.

« La frappe a été menée dans une zone clôturée gérée par le Hamas où, selon nos informations », ne se trouvait « aucun civil », a affirmé de son côté l’armée israélienne, estimant que « la plupart des victimes étaient des terroristes ». Un discours à l’adresse du public israélien.

Les vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux montrent beaucoup d’enfants morts. « Je ne sais pas quoi dire, la situation est tragique. Je n’exagère pas, nous avons des funérailles toutes les quinze minutes en quittant l’hôpital. Cela se poursuit depuis l’incident. Un par un, des gens se font tuer », révèle Mohammed Aghaalkurdi, de l’aide médicale palestinienne qui se trouve à l’hôpital de Nasser.

Beaucoup de personnes blessées, y compris des femmes et des enfants, ont été emmenées à l’hôpital voisin de Nasser, qui, selon ses responsables, était débordé et « ne pouvait plus fonctionner » en raison de l’intensité de l’offensive israélienne et d’une pénurie aiguë de fournitures médicales. « L’hôpital est plein de patients, il est plein de blessés, nous ne pouvons pas trouver de lits pour les gens », a insisté Atef Al Hout, directeur de l’hôpital, ajoutant que c’était le seul qui opérait encore dans le sud de Gaza.

38 584 Palestiniens seraient morts et 88 881 blessés

Netanyahou a promis de continuer à cibler les dirigeants de l’organisation palestinienne, affirmant que plus de pression militaire sur le groupe améliorerait les chances d’un accord en vue de libérer les otages. Pourtant, alors que des pourparlers séparés avaient lieu depuis mercredi 10 juillet au Qatar pour tenter d’établir un cessez-le-feu, le Hamas aurait décidé d’arrêter toute discussion à la suite des frappes sur Al-Mawasi, mais les déclarations en ce sens sont contradictoires.

Ces discussions avaient été relancées après une concession, la semaine dernière, de cette organisation, qui avait accepté de négocier la libération d’Israéliens et de prisonniers palestiniens en l’absence d’un cessez-le-feu permanent avec Israël.

Samedi 13 juillet au soir, le chef politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh, a accusé Benyamin Netanyahou de chercher à bloquer un cessez-le-feu par des « massacres odieux. La position israélienne (…) consiste à placer des obstacles qui empêchent de parvenir à un accord », a-t-il précisé, mettant en avant à l’inverse une « réponse positive et responsable » du Hamas aux efforts des médiateurs.

Josep Borrell, chef de la politique étrangère de l’Union européenne, a demandé « l’accès à des enquêtes indépendantes » afin de déterminer les responsabilités concernant l’attaque de l’armée israélienne contre le camp de réfugiés d’Al-Mawasi.

Quant au secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, il a accusé Israël de publier des ordres d’évacuation qui forcent les Palestiniens à « se déplacer comme des boules humaines de flipper dans un paysage de destruction et de mort ». Selon le ministère de la Santé du gouvernement du Hamas, qui dirige la bande de Gaza, depuis le 7 octobre, désormais 38 584 Palestiniens seraient morts et 88 881 blessés.

   mise en ligne le 12 juillet 2024

Kanaky-Nouvelle-Calédonie : « Il faut qu’on arrive à apaiser la situation »

par Rachel Knaebel sur https://basta.media/

Les troubles ne se sont pas arrêtés en Nouvelle-Calédonie avec la suspension de la réforme du corps électoral. Le sénateur écologiste Thomas Dossus a rendu visite à l’une des indépendantistes de la CCAT emprisonnée en métropole depuis fin juin.

La situation en Kanaky-Nouvelle-Calédonie est passée sous les radars avec les législatives. Mais un homme y a été tué mercredi 10 juillet par les forces de l’ordre. C’est le dixième mort depuis le début des troubles dans l’archipel en mai. À l’origine du regain de violence : la contestation d’un projet de réforme du corps électoral pour les élections provinciales calédoniennes. Cette réforme est pour l’instant suspendue suite à la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin.

Le 19 juin, 13 personnes membres du groupe indépendantiste Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) ont été arrêtées en Nouvelle-Calédonie. Sept ont été éloignées de l’archipel et incarcérées en métropole, à plus de 16 000 kilomètres de chez elles. Les autorités reprochent à la CCAT son rôle dans les émeutes de mai et juin. La leader de la CCAT, Christina Tein, est à l’isolement au centre pénitentiaire de Mulhouse.

Le 1er juillet, cinq sénateurs et sénatrices écologistes, dont le sénateur du Rhône Thomas Dossus, ont rendu visite aux membres de la CCAT incarcérés en métropole, dans les centres pénitentiaires de Mulhouse, Riom, Blois et Dijon.

 Basta!  : Vous avez rendu visite à l’une des membres de la CCAT emprisonnée en métropole, Brenda Wanado Ipeze, à la maison d’arrêt de Dijon. Que vous a-t-elle dit sur les conditions de son arrestation et de sa détention ?

Thomas Dossus : C’est l’une de deux femmes qui ont été arrêtées et placées en détention en métropole. L’autre est Frédérique Muliava. Les deux femmes sont aujourd’hui [9 juillet] sorties de détention, sous contrôle judiciaire. Mais elles sont assignées à résidence en métropole. Les cinq hommes, eux, restent en détention provisoire en métropole.

Quand j’ai vu Brenda Wanado Ipeze, elle était encore sous le choc de la façon dont tout cela s’était passé. Elle n’a pas compris pourquoi elle devait être éloignée alors qu’elle – c’est en tous cas la manière dont elle le présente - n’a pas une fonction très opérationnelle au sein de la CCAT : elle est chargée de la communication.

« Brenda Wanado Ipeze a fait les 16 000 kilomètres menottée, sans pouvoir dire à ses enfants qu’elle partait »

Très rapidement après son arrestation, on l’a fait embarquer, elle a fait les plus de 16 000 kilomètres menottée, en plusieurs étapes, sans pouvoir dire à ses enfants qu’elle partait. Quand je l’ai vue, une semaine après son arrivée en métropole, elle n’avait toujours pas eu de contact téléphonique avec ses enfants. C’est cela qui la préoccupait le plus. Son ressenti, c’est que c’est une procédure d’intimidation.

Et quelle est votre analyse ? Pourquoi ces membres de la CCAT ont été envoyé·es en métropole ?

Thomas Dossus : C’est une décision du juge. Ce n’est pas à nous de la commenter. Mais nous pensons que ça remet de l’huile sur le feu. Cela n’aura aucune conséquence d’apaisement là-bas. L’objectif de nos visites à ces membres de la CCAT emprisonnés en métropole – et ces visites vont se poursuivre - c’est de mettre de la lumière sur cette situation et de demander au moins la fin de l’éloignement, que les personnes puissent être emprisonnées sur place en Nouvelle-Calédonie. Les indépendantistes ont besoin que ça se sache qu’il y a des personnes qui ont été envoyées en métropole où elles sont enfermées.

Que leur est-il reproché ?

LThomas Dossus : es chefs d’inculpation sont assez lourds, comme « participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime » [1]. C’est un chef d’inculpation qu’on retrouve en général dans les accusations contre les mouvements indépendantistes, notamment pour les Corses et les Basques.

Je n’ai pour ma part pas à qualifier ce qui est vrai ou pas, la procédure est en cours. Ce que nous constatons simplement, c’est que globalement, cela ne va pas apaiser la situation là-bas de les avoir fait venir ici. En tant que groupe écologiste au Sénat, nous pensons qu’avec ce projet de réforme du corps électoral, l’État est sorti de sa position de neutralité, qui était celle des accords de Nouméa et Matignon. Ces accords stipulaient que l’État organise le débat sur l’indépendance et la décolonisation de la Nouvelle-Calédonie, mais ne prend pas partie.

Depuis que Gérald Darmanin et Sébastien Lecornu ont repris le dossier, c’est-à-dire depuis le troisième référendum de 2021, l’État a changé de posture. L’État a globalement pris partie pour les loyalistes. En nommant Sonia Backès au gouvernement [présidente de l’assemblée de la Province Sud de la Nouvelle-Calédonie, cheffe de file des loyalistes, Sonia Backès a été secrétaire d’État à la Citoyenneté au sein du gouvernement Borne de juillet 2022 à octobre 2023], en reconnaissant en 2021 un référendum sur l’indépendance qui était complètement biaisé par le Covid, l’État a changé de posture. Et pour nous, la gestion du dossier est toujours dans cette ligne, l’État prend fait et cause pour les loyalistes et mène une offensive contre les indépendantistes. Ces éloignements de membres de la CCAT s’inscrivent dans ce cadre.

Êtes-vous aussi en lien avec des élus Kanaks ?

Thomas Dossus : Un sénateur Kanak, Robert Xowie [sénateur de la Nouvelle-Calédonie, membre du [groupe Communiste républicain citoyen et écologiste-Kanaky], a lui aussi visité les prisonniers indépendantistes juste après qu’ils et elles sont arrivés en métropole. On a commencé à organiser le travail en commun avec ses collaborateurs. Et on attend Emmanuel Tjibaou, fils du leader indépendantiste Jean-Marie Tjibaou [assassiné en 1989], qui vient d’être élu à l’Assemblée nationale pour le Nouveau Front populaire. On va essayer d’organiser une rencontre avec lui rapidement.

Que pourrait et devrait-faire selon vous un éventuel gouvernement de gauche, ou en partie de gauche, au sujet de la Nouvelle-Calédonie ?

Thomas Dossus : Pour nous, l’urgence, c’est de revenir à la méthode des accords de Nouméa et Matignon. C’est-à-dire de nommer des tiers qui seraient de confiance pour tout le monde. Ce n’est pas simple, mais il faut trouver des personnalités qui pourraient remettre tout le monde autour de la table, avec aussi la CCAT. Car les membres de la CCAT sont traités de terroristes mais ce sont aussi eux qui organisent le mouvement indépendantiste. Certains parlaient de Lionel Jospin comme personnalité tiers. Il y a aussi des hauts fonctionnaires qui ont travaillé sur la question. On pourrait trouver. L’idée c’est qu’elles soient acceptées par les deux camps.

« Aucune solution ne peut émerger si l’État ne revient pas à une posture d'arbitre, comme il l'avait avant »

Il faut vraiment qu’on arrive à apaiser la situation, car là-bas c’est toujours compliqué, il y a des barrages et des affrontements. Je pense qu’un gouvernement de gauche, et même Emmanuel Macron s’il le voulait, devrait nommer rapidement des personnalités qualifiées qui pourraient reprendre la logique des accords de Nouméa et Matignon, celle de l’État impartial, et revenir un peu à ce qui a fonctionné au moment de ces accords. Aucune solution ne peut émerger si l’État ne revient pas à une posture d’arbitre, comme il l’avait avant. Pour nous, c’est là l’urgence, il faut changer de braquet.

Vous parliez des mouvements indépendantistes corses et basques. Faites-vous un parallèle entre ces situations et la Nouvelle-Calédonie ?

Thomas Dossus : Non, ce n’est pas la même chose. Je ne pense pas que la Corse soit colonisée. Il y a peut-être une nouvelle relation à construire entre la Corse et le continent, mais ce n’est pas une colonie. Alors que l’ONU reconnaît encore aujourd’hui la Nouvelle-Calédonie comme un territoire colonisé.

On est encore sur des logiques coloniales là-bas, qu’il faut travailler. On a un problème en France quand on traite ce genre de problématiques : c’est tout ou rien. C’est soit le territoire est complètement indépendant, soit il est complètement intégré dans la République. Or, je pense qu’il y a des chemins d’autonomie partagée. On peut travailler des choses comme l’Angleterre a su le faire avec ses anciennes colonies. Il faut qu’on trouve une voie pour sortir du tout noir ou tout blanc.

Notes

[1] Un article du Monde publié le 10 juillet liste ainsi les chefs d’inculpation à l’encontre du leader de la CCAT Christian Tein : « complicité de meurtre », « vol en bande organisée avec arme », « destruction en bande organisée du bien d’autrui par un moyen dangereux pour les personnes », « participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime » et « d’un délit », « participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences contre les personnes ou de destruction de biens ».

 

mise en ligne le 6 juillet 2024

Gaza : les marchands d’armes et leurs financeurs peuvent-ils être
co-responsables de génocide ?

Luis Reygada sur www.humanite.fr

Des experts de l’ONU avertissent des entreprises d’armement et leurs financeurs des possibles conséquences juridiques de leurs transactions avec Israël. Une filiale du Crédit agricole est nommément visée.

Après les États qui exporteraient des armes vers Israël, ce sont maintenant les entreprises d’armement qui sont directement visées à l’ONU. Celles-ci pourraient en effet être appelées à rendre des comptes en se voyant accusées de « complicité » dans la commission de crimes internationaux, « y compris éventuellement de génocide ».

C’est ce qui ressort d’un communiqué de presse diffusé le 20 juin par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. Dans le document, trente experts de l’ONU préconisent aux « fabricants d’armes qui fournissent Israël » de « mettre fin aux transferts, même s’ils sont exécutés dans le cadre de licences d’exportation existantes ».

Les entreprises américaines Boeing, Oshkosh, Caterpillar, General Dynamics, Lockheed Martin, Northrop Grumman, RTX, allemandes Thyssenkrupp, Rolls-Royce Power Systems, Rheinmetall AG et britannique BAE Systems sont nommément visées. Au vu des récentes révélations du média d’investigation Disclose, il ne serait pas improbable que des sociétés françaises y figurent aussi.

Les vendeurs d’armes qui fournissent Israël dans le viseur des experts de l’ONU

En faisant parvenir, même indirectement, des armes, des pièces, des composants ou des munitions qui seraient utilisés par les forces israéliennes – notamment dans le cadre des attaques en cours contre Gaza –, « ces entreprises risquent d’être complices de graves violations des droits de l’homme et du droit humanitaire international ».

Les experts onusiens ont ainsi averti ces poids lourds de l’industrie mondiale de l’armement – qui génèrent chaque année des centaines de milliards d’euros de bénéfices – que la poursuite de leurs échanges commerciaux avec Israël pourrait « être considérée comme une aide apportée en toute connaissance de cause (…) de la récente décision de la Cour internationale de justice (du 26 janvier dernier – NDLR) ayant reconnu un risque plausible de génocide à Gaza ».

« C’est une prise de position importante qui nous montre que les entreprises privées peuvent bien être tenues responsables lorsqu’elles choisissent de faire commerce avec un État qui enfreint le droit international. Cela donne raison à la mobilisation internationale pour l’arrêt du commerce d’armement avec Tel-Aviv », considère Laura Z., représentante de Stop Arming Israel France. « D’autant plus que les entreprises se cachent toujours derrière les décisions de l’État pour se dédouaner de toute responsabilité », ajoute-t-elle.

« Encore faut-il être en mesure de déterminer la liste des entreprises d’armement impliquées et le matériel en cause, considère de son côté Tony Fortin, chargé d’étude à l’Observatoire des armements. En France, il y a un réel manque de transparence sur le sujet ; il est essentiel que la commission parlementaire de contrôle des exportations d’armes réalise une enquête pour pousser l’État à agir. »

Une filiale du Crédit Agricole potentiellement complice « de crimes d’atrocité »

Donnée majeure à souligner : les experts de l’ONU ont aussi pointé du doigt la responsabilité des institutions financières qui investissent dans ces entreprises d’armement. Au milieu des vingt et une sociétés mentionnées – parmi lesquelles nous retrouvons des acteurs majeurs de la gestion d’actifs tels que BlackRock, Bank of America, Citigroup ou encore JP Morgan Chase –, figure aussi le numéro un européen : la française Amundi Asset Management.

Une filiale du groupe Crédit agricole qui se targue d’être « l’acteur de référence en matière d’investissement responsable » 1. Comme ses consœurs, elle se voit pourtant priée d’agir pour « prévenir ou atténuer (ses) relations commerciales avec (les) sociétés qui transfèrent des armes à Israël », sous peine de se voir non seulement « directement liée aux violations des droits de l’homme » mais aussi accusée d’y contribuer, s’ensuivant une potentielle complicité dans la commission « de crimes d’atrocité » 2.

Contacté par l’Humanité, le secrétariat du Groupe de travail de l’ONU sur les entreprises et les droits de l’homme (dont plusieurs membres ont participé au panel d’experts s’étant exprimé devant le HCDH le 20 juin dernier) a rappelé l’importance pour les entreprises de faire preuve de « diligence renforcée en matière de droits de l’homme », et tout particulièrement dans les situations de conflit. Un Code de conduite responsable qui doit servir de guide aux entreprises du secteur de l’armement a d’ailleurs été publié à cet effet en 2022, afin notamment que leurs pratiques commerciales soient conformes aux principes directeurs des Nations unies. Le secrétariat a aussi rappelé que c’est aux États qu’incombe la responsabilité première de prendre des mesures visant à empêcher stopper tout commerce de matériel qui pourrait être utilisé pour violer le droit international.  

Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU avait déjà adopté, début avril, une résolution interpellant les gouvernements en réclamant un embargo sur les armes à destination de Tel-Aviv. « Tous les États (doivent) cesser la vente, le transfert et la livraison d’armes, de munitions et d’autres équipements militaires à destination (de la) puissance occupante afin de prévenir de nouvelles violations du droit international », indiquait ainsi le document A/HRC/55/L.30. Une résolution à laquelle s’étaient notamment opposés les États-Unis et l’Allemagne.

Etablir un rapport sur la vente d’armes vers Israël et analyser les conséquences juridiques

Dans la même résolution, le Conseil avait aussi demandé à une commission internationale indépendante d’établir un rapport sur la vente d’armes vers ce pays, notamment pour « déterminer (le matériel) utilisé au cours de l’opération militaire israélienne menée à Gaza depuis le 7 octobre 2023 » et analyser les conséquences juridiques. Celui-ci devrait être présenté lors de sa cinquante-neuvième session, en juin 2025.

« Il est important pour Stop Arming Israël de rappeler que les prises de positions de l’ONU ne sont pas contraignantes », signale Laura Z., qui y voit toutefois un point d’appui pour « continuer la mobilisation populaire, essentielle pour mettre la pression » sur les entreprises et les forcer à arrêter réellement tout commerce d’armement avec Israël.

Face à l’urgence alors que les attaques de l’armée israélienne ont déjà provoqué la mort de plus de 37 000 personnes et 84 000 blessés – desquels l’Onu estime que 70 % seraient des femmes et des enfants – l’Observatoire des armements demande aux salariés des groupes d’armement français de passer à l’action.

« Les sections syndicales peuvent interpeller leur direction, à l’image des trois cents membres de la CGT de l’entreprise STMicroelectronics (un des plus grands acteurs de la production des semi-conducteurs en lien avec Israël, NDLR) qui ont écrit une lettre ouverte à leur directeur général demandant la fin du partenariat de leur entreprise avec Israël », précise Tony Fortin.

  1. https://legroupe.amundi.com/notre-approche-esg

  2. L’expression onusienne « crimes d’atrocité » fait référence aux crimes de génocide, de guerre, contre l’humanité ainsi que de nettoyage ethnique.

  mise en ligne le 2 juillet 2024

Les leçons hongroises pour la France face au péril de l’extrême droite

par Corentin Léotard (pigiste à Mediapart ) sur https://blogs.mediapart.fr/

La Hongrie de Viktor Orbán est le laboratoire européen des politiques antilibérales que le Rassemblement National voudrait porter en France. Kristóf Szombati, universitaire et militant de gauche écologiste, a été aux premières loges pour observer l’avènement de l’« orbánisme » puis la mise en coupe réglée de la Hongrie. Entretien.


 

Kristóf Szombati est anthropologue et sociologue. Il a participé à la construction du parti écologiste LMP à la fin des années 2000, au moment où la gauche s’effondrait et laissait le terrain aux nationalistes. Il est actuellement chercheur postdoctorant à l’Université Humboldt de Berlin et est auteur de The Revolt of the Provinces: Anti-Gypsyism and Right-Wing Politics in Hungary, une analyse ethnographique et politique de la montée de la droite radicale en zones rurales en Hongrie.

 

Le Courrier d’Europe centrale : Êtes-vous surpris par le poids acquis par l’extrême-droite en France et par le fait que le Rassemblement National se trouve aujourd’hui aux portes du pouvoir ?

Kristóf Szombati : Pas tellement, vu comment le vent politique a tourné vers les nationalismes radicaux et un capitalisme national presque partout en Europe dans les dernières années. Le grand économiste politique Karl Polanyi nous a notamment appris que lorsque les élites politiques mettent en œuvre des politiques de marchandisation radicale qui nuisent à de larges pans de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie, cela engendre des contre-mouvements sociaux qui promettent de défendre la société contre les excès les plus évidents de la marchandisation et les dislocations sociales les plus graves. Ces mouvements peuvent s’appuyer sur diverses idéologies et s’associer à des partis de gauche et de droite pour faire entendre leur voix et leurs revendications.

Alors que dans la période qui a suivi la grande récession de 2007-2008, nous avons vu émerger des contre-mouvements populistes de gauche, avant tout en Europe du Sud, mais aussi à d’autres endroits de l’UE, ces mouvements semblent aujourd’hui épuisés, laissant les griefs des perdants de l’austérité rampante et du recul lent mais certain de l’État-providence ouverts à la récupération par les nationalistes radicaux. Les contre-mouvements sociétaux sont particulièrement susceptibles de s’orienter vers la droite nationaliste et de s’y associer dans les situations où l’austérité est poursuivie par des partis prétendument de gauche, comme ce fut le cas en Hongrie entre 2006 et 2010. Les choses sont un peu différentes dans des pays comme la France, où seule une partie de la gauche a adopté un programme néolibéral et où les réformes néolibérales de la dernière décennie ont été imposées par un président libéral. Dans ce cas, la gauche est en mesure de conserver le rôle de défenseur de la société, du moins dans les zones urbanisées où les associations de gauche sont actives.

Pouvez-vous retracer succinctement la progression de l’extrême-droite en Hongrie au cours des années 2000 avec Jobbik, puis comment le Fidesz l’a porté au pouvoir ?

Kristóf Szombati : En Hongrie, une variante antisémite du nationalisme radical est apparue dès 1990[i]. Toutefois, le parti qui portait ce programme n’a pas réussi à s’imposer, en partie parce que les communistes réformateurs ont d’abord réussi à se présenter comme les adversaires les plus crédibles du gouvernement de centre-droit et en persuadant les gens ordinaires qu’ils défendraient leurs intérêts. Les choses ont radicalement changé en 2006, lorsque le pays a été secoué par un énorme scandale politique après qu’il est apparu que les socialistes avaient menti aux électeurs sur le niveau du déficit budgétaire pour gagner les élections. Au lieu de présenter ses excuses et de démissionner, le Premier ministre Ferenc Gyurcsány est resté au pouvoir et a commencé à mettre en œuvre un programme d’austérité sévère qui allait à l’encontre de la promesse sociale-démocrate de dédommager la classe moyenne pour les sacrifices qu’elle avait dû consentir au cours de la décennie qui a marqué la transition du socialisme d’État au capitalisme.

La gauche a perdu sa légitimité et plus de la moitié de ses électeurs en quatre années (de 2006 à 2010), et ses alliés libéraux ont été éjectés du parlement en 2010. L’effondrement de la confiance dans le gouvernement de centre-gauche a permis l’émergence d’une nouvelle variante du nationalisme radical. Il s’agit du parti Jobbik, qui a formulé son projet politique autour de la question sociale, en concentrant son attention sur la sous-classe racialisée des Roms et en promettant de mettre en œuvre un programme sévère de maintien de l’ordre, parallèlement à la ré-institutionnalisation de la ségrégation ethno-sociale dans les écoles. Ce programme radical a été bien accueilli dans les zones rurales, qui ont ressenti le plus durement l’impact des mesures d’austérité et du ralentissement de l’activité économique mondiale. Toutefois, en dehors de ces zones, les électeurs ont soutenu le programme politique apparemment plus modéré du parti Fidesz, qui ne promettait pas une rupture totale avec le néolibéralisme, mais plutôt une série d’éléments compensatoires pour la classe moyenne et le retrait de l’aide sociale aux personnes « réfractaires au travail ».

Une fois au pouvoir en 2010, le Fidesz a pris de court ses opposants en s’empressant d’occuper tous les postes de pouvoir et de rédiger une nouvelle constitution à Parti unique, sur laquelle ni les citoyens ni l’opposition n’ont été consultés. Cependant, le glissement du Fidesz d’un nationalisme modéré vers un nationalisme plus radical a réellement commencé en 2015 avec l’arrivée en Europe des réfugiés de Syrie. La campagne anti-immigrés du Fidesz s’est progressivement étendue à un programme antilibéral plus global, permettant à Orbán de s’ancrer dans le rôle de leader de la droite dure eurosceptique. Un rôle qu’il savoure manifestement, malgré le fait que son pouvoir en Europe est en déclin depuis son éjection du Parti Populaire européen en 2021 et l’apparition de Giorgia Meloni sur la scène politique. Toutefois, en Europe centrale, il reste le leader incontesté de l’illibéralisme, comme il aime à appeler son programme nationaliste radical.

Vous avez publié un ouvrage intitulé « The Revolt of the Provinces » (La révolte des provinces) qui analyse la progression de l’extrême-droite en Hongrie au cours des années 2000. Quels sont ses principaux enseignements ?

Kristóf Szombati : L’austérité économique mise en œuvre par la gauche a joué un rôle important. Mais à côté de cela, dans les régions agricoles telles que celle où j’ai fait de la recherche anthropologique entre 2011 et 2014, l’adhésion à l’Union européenne a également joué un rôle. Avec le recul, il est clair que les petits et moyens entrepreneurs agricoles n’étaient pas bien préparés à affronter la concurrence sur le marché commun européen. Dans la région viticole où j’ai travaillé, l’afflux de vin bon marché en provenance d’Italie, d’Espagne et d’autres pays a durement frappé les petits et moyens producteurs, ne laissant survivre que ceux capables de produire des produits de qualité supérieure ou de combiner la viticulture avec le tourisme. Ce groupe social, que j’appelle la post-paysannerie pour signifier que ses membres ne vivent que partiellement du travail de la terre, s’est détourné pour de bon du parti socialiste au profit du Fidesz et du Jobbik. À cet égard, il convient de noter que le gouvernement Fidesz a fait beaucoup pendant les dernières quatorze années pour soutenir les viticulteurs hongrois et promouvoir la consommation du vin, ce qui a été très populaire et a aussi eu un impact économique dans ces régions.

Une dernière chose que je voudrais souligner dans la montée du Fidesz et du Jobbik a été la mise en œuvre d’une politique d’émancipation en faveur des Roms stratégiquement erronée. Le problème n’est pas que la gauche ait poussé à la déségrégation des écoles et à une réforme de l’aide sociale favorisant le groupe social le plus pauvre et le plus marginal de la société. Le problème est qu’elle a combiné ce programme d’émancipation de la sous-classe racialisée avec un programme néolibéral plus large, qui a nui aux travailleurs et à la petite bourgeoisie rurale, tout en promouvant un type de discours qui ne reconnaissait que les griefs des minorités opprimées. Ce mélange s’est avéré toxique dans la mesure où il a constitué un terrain fertile pour l’émergence de puissants ressentiments parmi les travailleurs et la petite bourgeoisie à l’égard des Roms marginalisés, qu’ils considéraient comme moins méritants qu’eux-mêmes, et à l’égard de l’élite dirigeante, dont ils percevaient les politiques comme fondamentalement injustes. Ce ressentiment à l’égard des minorités et le sentiment d’abandon et de colère à l’égard de l’élite de gauche-libérale ont poussé la majorité des travailleurs et de la petite bourgeoisie des zones rurales et en parties dans les moyennes villes dans les bras de la droite.

En France, lorsque l’on regarde à l’international, c’est avec l’Italie de Meloni que l’on compare la situation française. En Europe de l’Ouest, il y a cette tendance à considérer le phénomène Orbán comme un exotisme propre à l’ex-« bloc de l’Est ». Comment évalues-tu la place de la Hongrie d’Orbán par rapport à ce mouvement global de progression des nationalismes ?

Kristóf Szombati : Je pense que nous devons considérer la situation hongroise comme faisant partie intégrante de l’évolution du vent politique dans l’ensemble de l’Europe. Il est clair que l’Europe de l’Est, et en particulier la Hongrie, a subi la Grande Récession de 2007/2008 plus durement que l’Europe de l’Ouest. En d’autres termes, l’Europe occidentale disposait à l’époque de plus de réserves pour défendre les remparts du modèle social-démocrate. Ce dont nous avons été témoins au cours des 15 dernières années constitue un changement important à cet égard. Des pays comme l’Allemagne – où je vis et travaille actuellement – sont les témoins d’une crise profonde du modèle socio-économique d’Etat-providence, qui se traduit pour les gens ordinaires par l’application de l’austérité, accompagnée du détournement des électeurs ruraux du centre-gauche. L’argument que j’ai avancé concernant le mélange toxique de politiques réformistes néolibérales et d’émancipation des minorités s’applique également dans une certaine mesure à des pays comme l’Allemagne, où une partie de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie éprouve clairement du ressentiment à l’égard des populations immigrées et estime que, dans une situation socio-économique difficile, les dépenses sociales et les promesses de solidarité devraient être réservées à ceux qui sont nés dans le pays. L’émergence du parti social-conservateur Bündnis Sarah Wagenknecht (BSW) témoigne clairement de cette dynamique.

En d’autres termes, l’Europe occidentale semble avoir « rattrapé » l’Europe de l’Est, dans la mesure où les élites politiques se trouvent de plus en plus réticentes et incapables de protéger les citoyens les plus vulnérables contre les chocs de la guerre en Ukraine, la faiblesse relative de l’Europe face à ses principaux concurrents mondiaux et les coûts économiques et sociaux de la transition vers l’abandon des combustibles fossiles. Cette convergence de l’économie politique ne signifie évidemment pas que la situation est la même partout. Les généalogies culturelles, sociales et politiques jouent un rôle important dans la montée de la droite radicale nationaliste, mais aussi dans la capacité de la société civile à résister ou au moins encadrer cette progression.

Dans le cas de la Hongrie, d’une part le Fidesz s’appuie fortement sur la logique culturelle historiquement sédimentée des relations patron-client. Mes recherches dans les petites villes de province montrent que le clientélisme est un mode efficace de consolidation du pouvoir, dans la mesure où il permet à ceux qui se situent au bas de cette hiérarchie pyramidale de jouir d’une certaine marge de manœuvre et de négocier avec ceux qui sont au-dessus d’eux pour accéder à certaines ressources et à certaines opportunités. Les observateurs occidentaux partent souvent du principe que le régime autoritaire d’Orbán piétine toutes les libertés. Si, du point de vue des droits formels, il est indéniable que les droits sociaux ont été réduits et que les citoyens sont exclus de la prise de décision politique en dehors des élections, les observateurs extérieurs ne voient souvent pas que le renforcement des réseaux informels de pouvoir permet à ceux qui sont prêts à négocier avec les détenteurs du pouvoir d’obtenir des faveurs importantes. Cela donne aux régimes autoritaires comme celui d’Orbán une grande flexibilité, tout en encourageant les citoyens à suivre la voie privée du clientélisme plutôt que les voies collectives et politiques du lobbying, de la pression et de la négociation.

On peut considérer qu’avec la Fidesz, la droite radicale et national-conservatrice est au pouvoir depuis quatorze ans en Hongrie. Quelles sont les conséquences les plus profondes, les plus graves pour le pays et la société ?

Kristóf Szombati : C’est précisément cette « informalisation » du pouvoir que je trouve la plus inquiétante, car l’une de ses conséquences est que les personnes qui n’ont pas accès aux réseaux informels de pouvoir se retrouvent marginalisées. Si, au cours des premières années, le gouvernement Fidesz a consacré beaucoup de ressources aux communautés les plus pauvres dans le cadre de son programme de travail public, ces dernières ont été fortement réduites au cours des dernières années. Le régime a essentiellement laissé les citoyens les plus pauvres et les plus marginalisés aux soins des églises chrétiennes qui, même si certaines d’entre elles font du bon travail, contribuent essentiellement à la consolidation de la marginalisation socio-économique dans la périphérie intérieure du pays. Cette décision d’abandonner les pauvres est tragique pour l’avenir du pays et laissera au régime qui lui succédera la tâche de développer la périphérie intérieure, ce qui sera très coûteux.

Mais en prenant du recul, nous voyons aussi que le modèle socio-économique du Fidesz ne repose pas seulement sur le dumping social, mais aussi sur la dévaluation délibérée de l’éducation publique, des soins de santé publics et, en fait, de tout le domaine public. Cette stratégie est censée, d’une part, servir les besoins de la compétitivité : des dépenses sociales moins élevées permettent de réduire les recettes, ce qui permet à l’État de maintenir les impôts sur le travail et les sociétés à des taux comparativement très bas. Le lent démantèlement des services publics – qui a des conséquences très réelles, comme le taux de décès élevé pendant la période du Covid, dépassant celui de la plupart des autres pays européens – fait donc partie de la stratégie économique plus large du régime, qui consiste à maintenir la main-d’œuvre hongroise à bas coût et à l’offrir aux capitaux manufacturiers étrangers. Il y a cependant un calcul politique plus cynique derrière tout cela. Il s’agit de la conviction qu’une société privatisée qui a renoncé à tout effort collectif et à tout réseau de solidarité – à l’exception de la famille sacralisée, qui est chargée de s’occuper de toutes sortes de problèmes – est plus facile à soumettre. Les dirigeants actuels de la Hongrie ne sont certainement pas les seuls à suivre ce calcul, mais ils l’ont poussé assez loin.

Tout n’est bien sûr pas transposable de la Hongrie à la France. Mais sur la base de cette expertise, vu de Hongrie, risquons-nous à faire un peu de prospective. Quels risques ferait porter un gouvernement RN pour la société française ? A quoi faudrait-il s’attendre ?

Kristóf Szombati : Je suis absolument certain qu’en France, sous un gouvernement dirigé par le RN, les choses se passeraient très différemment qu’en Hongrie. D’une part, bien que la France soit également un pays fortement centralisé, je ne pense pas qu’elle puisse être mise en coupe réglée comme un pays plus petit comme la Hongrie. D’autre part, je ne vois pas le RN acquérir une super-majorité parlementaire, comme l’a fait le Fidesz en Hongrie. Je suis à peu près certain que la société civile française opposera une plus grande résistance aux efforts visant à transformer les fondements du modèle social du pays. La gauche est moins délégitimée et beaucoup mieux ancrée socialement qu’elle ne l’était en Hongrie, et c’est une ressource sur laquelle nous n’avons pas pu compter en Hongrie.

L’expérience hongroise montre que le Fidesz, même dans une situation où il contrôle tous les leviers du pouvoir et une grande partie de l’espace médiatique, a été très sensible aux manifestations de grande ampleur qui touchent le cœur et les sautes d’humeur de sa base. Malgré la faiblesse générale des protestations et des pressions civiques, le gouvernement a toujours fait marche arrière lorsque les opposants – citoyens et politiques – ont été en mesure de formuler une critique d’une manière qui s’adressait à une partie significative de la base électorale du parti au pouvoir. C’est la bonne nouvelle, pour ainsi dire. La moins bonne nouvelle, c’est qu’Orbán a excellé dans l’art de proposer des politiques populaires qui lui permettent de conserver sa large base électorale interclassiste, et dans l’art d’engager des combats stratégiques avec des ennemis réels et imaginaires de manière à élaborer un récit de salut national.

Comme nous l’avons vu plus haut, il a également élaboré une stratégie économique qui convient au capital national et international. Enfin, et c’est un point que nous n’avons pas abordé, il a trouvé le moyen de maintenir la bureaucratie d’État à ses côtés et, malgré de graves tensions au sein du pouvoir judiciaire, d’établir un contrôle sur la quasi-totalité de l’appareil d’État.

Sachant à quel point certaines prédictions des sciences sociales ont échoué par le passé, je voudrais être très prudent. Disons donc que je ne serais pas très surpris si le RN, au cas où il parviendrait à s’emparer à la fois du poste de premier ministre et de la présidence, réussissait également à bâtir une hégémonie. N’oublions pas qu’une « Internationale » nationaliste radicale est quasiment en place : Le Pen a scruté de près Orbán et s’intéresse actuellement de très près à Meloni. Il s’agit donc d’un processus d’apprentissage collectif. Pour risquer un pronostic, si Bardella parvient à construire une majorité parlementaire, je m’attends à ce qu’il construise sa politique de pouvoir gouvernemental lentement et prudemment, en se concentrant sur l’équilibre entre les mesures phares du RN et celles qui sont populaires en dehors de la base du parti, en travaillant en coulisses pour construire un nouveau compromis entre le capital national et international, et en négociant avec les représentants clés de la bureaucratie d’État. Dans le cas de la France, ce dernier point semble être beaucoup plus difficile à résoudre qu’il ne le fut en Hongrie.

En parallèle de votre carrière universitaire, vous avez milité avec un parti de gauche écolo au tournant des années 2010, donc au moment même où Orbán s’emparait du pouvoir et commençait à le verrouiller. Avez-vous des conseils ou des réflexions utiles pour les militants de gauche en France ?

Kristóf Szombati : Rétrospectivement, je suis très critique à l’égard de nos efforts, par ailleurs héroïques, pour construire une alternative verte à partir de 2007. Nous avons commis une série d’erreurs stratégiques. Mais la tâche à laquelle nous étions confrontés, à savoir construire un parti vert à partir de rien, sans que la question du climat ne figure parmi les principales préoccupations des citoyens et sans pouvoir compter sur une infrastructure associative forte, sans parler de la situation politique, était très différente de celle à laquelle la gauche française et les forces écologistes sont confrontées aujourd’hui. Je trouve encourageante la volonté des différents mouvements de gauche de mettre de côté leurs différences et, en s’appuyant sur le modèle historique très important du Front populaire, de construire une alliance commune pour cette élection. J’espère que cette alliance se maintiendra après le vote des électeurs, car vu l’état du camp présidentiel, la société française ne sera probablement pas en mesure de résister à un gouvernement nationaliste radical sans une critique et une vision commune de la gauche et de l’écologie.

[i] Le Parti de la justice hongroise et de la vie, MIEP.

   mise en ligne le 25 juin 2024

En Nouvelle-Calédonie, la « déportation » de militants indépendantistes jette de l’huile sur le feu

Gilles Caprais sur www.mediapart.fr

Le transfert de sept militants dans des prisons métropolitaines alimente depuis samedi une nouvelle vague de violences dans l’archipel. La Cellule de coordination des actions de terrain fait du retour de ses « prisonniers politiques » une nouvelle condition à l’apaisement.

Nouméa (Nouvelle-Calédonie).– Il y a quelques jours à peine, les barrages indépendantistes perdaient de l’ampleur, renaissant plus faiblement après chaque passage des pelleteuses et des blindés de la gendarmerie. Mais depuis samedi soir, la mobilisation connaît une nouvelle vigueur : la nouvelle du transfert dans des prisons de métropole de sept responsables de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), avant même leur jugement, a puissamment soufflé sur les braises.

Ces derniers jours, les affrontements entre jeunes Kanak et forces de l’ordre ont donc redoublé d’intensité autour du pont des Érudits, dans les quartiers de Koutio, de Magenta, de Portes-de-Fer... Dans le nord de l’agglomération de Nouméa, une gendarmerie a été incendiée, puis une école. Et la violence gagne peu à peu le reste de la Nouvelle-Calédonie.

Mardi, dans le fief caldoche de Bourail, des coups de feu ont été échangés entre habitants et deux maisons ont été brûlées, indique le maire, Patrick Robelin. « La nuit a été agitée et marquée par des troubles sur l’ensemble de la Grande Terre, sur l’île des Pins et Maré », constatait déjà le haut-commissariat de la République en Nouvelle-Calédonie, lundi, regrettant que les gendarmes aient encore été « pris à partie ».

À la tribu de la Conception, fief de Roch Wamytan, chef coutumier et président du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, les barrages sont particulièrement nombreux. Le chemin jusqu’à la maison commune est un dédale de pierres, de métaux et de branches d’arbres – ainsi que de monticules de restes de grenades de désencerclement, sur la dernière portion. Plusieurs dizaines de personnes gardent l’accès, fouillent les voitures.

La dernière fois que la CCAT a tenté d’organiser une conférence de presse, mercredi 19 juin, les forces de l’ordre ont sauté sur l’occasion pour interpeller plusieurs de ses cadres. Ce sera le premier point à l’ordre du jour de celle qui se tient mardi. « Ces déportations politiques, ce sont des pratiques coloniales qui ont déjà été faites dans l’histoire », lance Dominique Fochi, secrétaire général de l’Union calédonienne (UC), premier parti indépendantiste, qui a créé la CCAT en novembre 2023 avant d’y inclure d’autres organisations politiques et syndicales.

La détention provisoire de plusieurs de ses membres en métropole « ne respecte pas les droits de la défense ni les droits de l’homme. Elle constitue une grande erreur sur le plan politique », considère John-Rock Tindao. Le président du conseil de l’aire coutumière Drubea-Kapumë, dont Nouméa fait partie, accuse les magistrats d’avoir cédé à des pressions exercées par l’État et par les opposants radicaux à l’indépendance.

Des « martyrs de la justice coloniale »

Parmi les onze personnes mises en examen, neuf ont été placées en détention provisoire – dont sept en métropole « en raison de la sensibilité de la procédure et afin de permettre la poursuite des investigations de manière sereine, hors de toute pression ou concertation frauduleuse », selon le procureur de la République en Nouvelle-Calédonie, Yves Dupas. Parmi elles, Christian Tein, meneur de la CCAT, et Frédérique Muliava, directrice de cabinet de Roch Wamytan.

L’enquête a été menée par la sous-division antiterroriste, même si la procédure ne relève pas du terrorisme mais de la lutte contre la « criminalité organisée », insiste le magistrat. Il invoque aussi des témoignages et des « éléments techniques » pour affirmer que les cadres de la CCAT ont « défini, préparé, planifié, mis en œuvre un plan d’action violent dans le but de déstabiliser le territoire ». Visés par sept chefs d’infraction, comme « complicité de tentative de meurtre » et « participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime », les mis en examen risquent la réclusion à perpétuité.

« Les responsables de la CCAT ne sont en rien des commanditaires d’exactions mais aujourd’hui des martyrs de la justice coloniale », soutient Daniel Goa, président de l’UC, pour qui les violences connues depuis le 13 mai sont autant de débordements d’une jeunesse en colère. L’Union nationale pour l’indépendance (Uni), deuxième groupe indépendantiste au Congrès de la Nouvelle-Calédonie, restée à distance de la CCAT, est plus nuancée.

« Il appartiendra à l’instruction de déterminer si les qualifications pénales retenues sont justifiées ou non », dit Jean-Pierre Djaïwé, qui dénonce toutefois « une totale disproportion dans les choix procéduraux retenus par les magistrats, à commencer par celui d’envoyer en France des personnes qui auraient pu parfaitement être retenues sur le territoire ».

Les mêmes causes produisent les mêmes effets.
                   
Dominique Fochi, secrétaire général de l’UC

Plusieurs militants incarcérés ont fait appel des décisions du juge des libertés et de la détention. La réponse de la cour est attendue sous une quinzaine de jours. D’ici là, la CCAT entend elle aussi faire pression sur le pouvoir judiciaire : le retour des sept « prisonniers politiques » est désormais posé comme une condition supplémentaire à une accalmie durable de la mobilisation, la première exigence n’ayant pas été satisfaite par le président de la République.

Le 12 juin, Emmanuel Macron a parlé de « suspendre » le projet de loi constitutionnelle sur le dégel du corps électoral. Puis il a renoncé « dans la circonstance » – la dissolution de l’Assemblée nationale – à réunir le Congrès de Versailles. La CCAT voulait l’entendre abandonner purement et simplement cette réforme assimilée à un retour à la « colonisation de peuplement », près d’un siècle après la fin du bagne.

À très court terme, prévient John-Rock Tindao, les procédures judiciaires « [risquent] d’entraîner le pays dans une situation de guerre civile larvée ». Avec neuf morts par arme, plus de 200 logements partiellement ou intégralement détruits et au moins 1,5 milliard d’euros de dégâts comptabilisés depuis mi-mai, la situation actuelle mérite déjà d’être comparée aux Événements qui ont meurtri la Nouvelle-Calédonie entre 1984 et 1988.

« Les mêmes causes produisent les mêmes effets », constate Dominique Fochi, « fatigué de répéter » l’histoire de son pays aux élus de métropole, agacé d’entendre ses adversaires loyalistes se poser en défenseurs de la démocratie. « Quand ils ont pris la Nouvelle-Calédonie, ils n’ont pas fait d’élections. La prise de possession [en 1853 – ndlr], elle s’est faite comme ça, s’agace Jean-Marie Ayawa, représentant de la Dynamik unitaire sud (Dus). Donc rendez-nous cette liberté. Rendez-nous notre pays. De toute façon, on va le prendre… Mais pacifiquement, et avec tout le monde. »

De démocratie, il en sera de nouveau question dès dimanche, jour de premier tour des élections législatives. Sur le sujet, la position de la CCAT est ambiguë. Mardi, ses responsables n’ont pas évoqué le sujet, et ont refusé de répondre aux questions.

Dimanche, la CCAT avait relayé sur les réseaux sociaux un appel, signé par quatre de ses comités locaux, appelant au boycott du scrutin en des termes offensifs. « Nous appelons l’ensemble des militants du territoire à ne pas participer au scrutin. […] Nous promettons de fortes perturbations quant à l’entêtement de l’État français en Kanaky à maintenir le scrutin. » Difficile de rassembler toutes les composantes du mouvement sur cette ligne : plusieurs candidats indépendantistes se présentent dans chacune des deux circonscriptions.

Les plus farouches adversaires de l’indépendance, quant à eux, s’inquiètent des conditions de sécurité du scrutin et remettent une couche de pression sur l’État. « Un vote serein rappellerait que l’ordre et la démocratie n’ont pas disparu en Nouvelle-Calédonie. […] Dans le cas contraire, au-delà de créer les conditions légitimes d’une contestation juridique des résultats annoncés, l’État confirmerait qu’il est dans l’incapacité de protéger les Calédoniens », dit le communiqué commun diffusé lundi par les loyalistes de Sonia Backès et Nicolas Metzdorf, et le Rassemblement-Les Républicains de Virginie Ruffenach.

  mise en ligne le 22 juin 2024

Guerre à Gaza : l’Onu fustige de nouveau Israël pour ses « crimes »

Luis Reygada sur www.humanite.fr

Deux nouveaux rapports présentés par les Nations Unies pointent le niveau de violence inouï déployé en toute illégalité par l’armée israélienne depuis le 7 octobre dans la bande de Gaza.

Deux nouveaux rapports ont été présentés ce mercredi à l’Office des Nations Unies à Genève concernant les opérations militaires menées par Israël à Gaza depuis le 7 octobre. Leurs conclusions sont absolument accablantes pour l’État dirigé par le gouvernement d’extrême droite de Benyamin Netanyahou.

Dans le premier de ces documents, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) s’est penché sur six attaques israéliennes qualifiées d’« emblématiques des tactiques israéliennes dans cette guerre », impliquant l’utilisation présumée de bombes pesant jusqu’à 920 kg sur des bâtiments résidentiels, une école, des camps de réfugiés et un marché.

Le HCDH conclut que l’examen de cette série de frappes indique que les lois de la guerre auraient été « constamment violées » par l’armée israélienne « en ce qui concerne l’utilisation de bombes extrêmement puissantes et l’absence présumée de distinction entre les combattants et les civils », d’après une note de presse diffusée ce 19 juin.

Plus de 60 % des infrastructures à Gaza sont détruites ou endommagées

« L’obligation de choisir des moyens et des méthodes de guerre qui évitent ou, à tout le moins, minimisent dans toute la mesure du possible les dommages causés aux civils semble avoir été systématiquement violée dans la campagne de bombardement d’Israël », a déclaré dans un communiqué, Volker Türk, Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme.

Deux mois après le début des bombardements, en décembre 2023, celui-ci s’indignait déjà de la « punition collective » infligée à la population civile palestinienne, « piégée dans un enfer vivant », allant jusqu’à évoquer une situation « apocalyptique ».

L’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA) déclarait également que plus de 60 % des infrastructures de Gaza avaient été détruites ou endommagées, avec plus de 90 % des 2,3 millions d’habitants déplacés, qualifiant alors de « stupéfiant et sans précédent » le niveau de destruction et de déplacement forcé en cours.

« Pas de distinction effective entre les civils et les combattants »

« Aucun endroit n’est sûr à Gaza. Ni les hôpitaux, ni les abris, ni les camps de réfugiés. Personne n’est en sécurité. Ni les enfants. Ni les travailleurs de la santé. Ni les humanitaires. Ce mépris flagrant des bases de l’humanité doit cesser », exigeait alors Martin Griffiths, coordinateur de l’aide d’urgence de l’ONU, prévenant l’existence d’« un risque accru » que les plus graves crimes soient commis, conséquences des pilonnages incessants et indiscriminés.

« Nous ne sommes pas dans l’erreur de ciblage, le carnage est totalement assumé par Israël » exprimait à l’époque Guillaume Ancel, ancien officier spécialiste des opérations militaires extérieures ; « quand on fait autant de bombardements chaque jour – entre 400 et 500 frappes – avec des charges de 250 kg, on commet des dégâts énormes » expliquait-il, pointant du doigt la stratégie du gouvernement Netanyahou de confondre la population palestinienne et le Hamas.

Violation du droit international humanitaire

Six mois plus tard, avec un bilan qui dépasse les 37 400 victimes palestiniennes et 85 600 blessés, le rapport du HCDH confirme que « les méthodes et moyens choisis par Israël pour mener les hostilités à Gaza depuis le 7 octobre, notamment l’utilisation massive d’armes explosives à large rayon d’action dans des zones densément peuplées, n’ont pas permis de faire une distinction effective entre les civils et les combattants ».

Soit une claire violation du droit international humanitaire, exemplifiée par les équipes du Chef des droits de l’homme de l’ONU par l’analyse de frappes réalisées sur Ash Shuja. Dans ce quartier situé au nord de la frange côtière, les auteurs du rapport ont noté des zones de destruction mesurant environ 130 mètres de large, causées par « environ neuf bombes GBU-31 » – fabriquées par l’industriel américain Boeing – qui ont démoli quinze bâtiments. Au moins 60 personnes auraient été tuées lors de ce bombardement.

« Crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, violations du droit international… »

En écho à ce document du HCDH, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a engagé, aussi ce mercredi, un dialogue autour d’un autre rapport – répertorié A/HRC/56/26 et publié la semaine dernière – présenté par la présidente de la Commission internationale indépendante chargée d’enquêter dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-est, et en Israël, Navi Pillay.

La Commission qu’elle a dirigée a aussi constaté que le nombre considérable de victimes civiles à Gaza et la destruction généralisée de biens et d’infrastructures civils résultat des opérations militaires menées par Israël depuis le 7 octobre relevaient « d’une stratégie intentionnelle visant à causer le maximum de dégâts, au mépris des obligations juridiques de distinction, de proportionnalité et de précautions adéquates ».

« Israël a le droit de protéger ses citoyens (…) mais doit aussi respecter le droit international »

Pour cette Commission d’enquête, les conclusions sont sans appel : les autorités israéliennes sont responsables de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de violations du droit international humanitaire et des droits de l’homme, notamment d’extermination, de meurtre ou d’homicide volontaire, d’utilisation de la famine comme méthode de guerre, de déplacement forcé, de persécution sexiste visant les hommes et les garçons palestiniens, de traitements cruels ou inhumains ainsi que de violences sexuelles et sexistes assimilables à de la torture, « commises dans le but d’humilier et de subordonner davantage la communauté palestinienne ».

La Commission s’est aussi penchée sur les exactions commises par le Hamas et d’autres groupes armés palestiniens lors de l’attaque du 7 octobre 2023 en Israël, et a déterminé une responsabilité en matière des crimes de guerre suivants : attaque intentionnelle contre des civils, meurtre ou homicide volontaire, torture, traitements inhumains ou cruels, destruction ou saisie des biens d’un adversaire, atteinte à la dignité de la personne et prise d’otages.

« Israël a le droit de protéger ses citoyens de la violence des groupes armés palestiniens ; mais doit aussi respecter le droit international, tout comme le Hamas », a-t-elle indiqué.

Un châtiment collectif

Dans la présentation du document de vingt pages, Navi Pillay a dénoncé un « siège total de la bande de Gaza imposé par Israël » qualifié de « châtiment collectif » provoquant famine et affectant de manière disproportionnée les femmes et les enfants gazaouis. « Les forces de sécurité israéliennes ont tué et mutilé des dizaines de milliers d’enfants, et des milliers d’autres restent probablement sous les décombres », a-t-elle poursuivi devant l’organe onusien.

Les conclusions extrêmement graves décrites dans ces deux récents rapports présentés et discutés ce mercredi viennent s’ajouter à celles déjà présentées par la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la situation des droits humains dans les territoires palestiniens occupés.

Le 26 mars dernier, devant le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Francesca Albanese avait soutenu qu’il existait « des motifs raisonnables » de croire qu’Israël avait commis plusieurs « actes de génocide », évoquant aussi un « nettoyage ethnique ».

 

  mise en ligne le 16 juin 2024

Tulkarem, sous le feu
des raids israéliens

Gwenaelle Lenoir sur www.mediapart.fr

En Cisjordanie se déroule l’autre guerre d’Israël, faite d’incursions militaires à répétition. Il ne se passe pas une journée sans que l’armée de l’État hébreu envahisse un camp de réfugiés, une ville ou un village. Reportage dans le nord de la Cisjordanie.

Tulkarem (Cisjordanie).– Sabri a cessé de compter. Il est fatigué d’égrener les dates. « Au moins cinquante », lâche-t-il, quand on lui demande combien de fois l’armée israélienne a mené des incursions dans le camp de réfugié·es de Nour Shams, en bordure de la ville palestinienne de Tulkarem, depuis octobre 2023.

Israël mène aussi une guerre en Cisjordanie, parallèlement à celle qu’il a lancée contre la bande de Gaza après les massacres du 7 octobre 2023 commis par le Hamas et d’autres factions palestiniennes.

Elle est certes moins massive, moins meurtrière. Elle se déroule comme à bas bruit, sans grande attention des dirigeants mondiaux et des médias occidentaux.

Mais pour Sabri et les 12 000 habitant·es de Nour Shams, c’est bel et bien une guerre. Ils ont d’ailleurs surnommé le camp de réfugié·es « le petit Gaza », pour dire l’ampleur des destructions humaines et matérielles.

« Cinquante-sept martyrs sont tombés depuis juillet 2023, la plupart depuis octobre », affirme Sabri ce 8 juin, usant du vocable traditionnel pour désigner les personnes mortes pendant les opérations militaires israéliennes. Un chiffre d’autant plus énorme que cette communauté est soudée par une origine semblable : toutes les familles, qui s’entassent dans les immeubles exigus en béton serrés le long des ruelles pentues, sont originaires de Haïfa.

Toutes ont dû quitter leurs terres et leurs maisons, parfois cossues, en 1948, chassées par les groupes combattants juifs ou par la peur instillée par les massacres. Elles se sont d’abord installées près de Jénine, plus au nord. Mais les tentes ont été balayées par une tempête de neige. Elles se sont alors encore déplacées. Le camp a été établi en 1952, à l’entrée orientale de Tulkarem.

Tulkarem, ville du nord de la Cisjordanie, a comme caractéristique d’être quasiment sur la ligne verte séparant la Cisjordanie et Israël, à l’endroit où l’État hébreu est le plus étroit. Netanya, ville côtière israélienne, est à 15 kilomètres. À vol d’oiseau, car aujourd’hui la cité palestinienne est collée au mur de séparation construit par Israël à partir de 2003. Les quinquagénaires se souviennent qu’ils allaient se baigner dans la Méditerranée. De la mer, les jeunes ne connaissent que l’air gorgé d’humidité salée.

Le message de l’armée israélienne : ni stabilité ni sécurité

Sabri a donné rendez-vous à l’entrée principale du camp. Ce qui a dû être une placette bordée de boutiques est aujourd’hui un amas de ruines. Le petit bâtiment de l’UNRWA, l’agence des Nations unies chargée de l’assistance aux réfugié·es palestinien·nes, est éventré, sa fonction reconnaissable uniquement au drapeau des Nations unies peint sur un des murs à moitié écroulé. À côté, la façade d’un immeuble de plusieurs étages porte des traces d’incendie, le rez-de-chaussée est entièrement brûlé.

Face à lui, un tas de gravats, avec quelques effets à peine reconnaissables au milieu des morceaux déchiquetés de béton et de métal. « Une grande maison de quatre étages, soupire Sabri. Ils l’ont détruite au D9. Avant le 7 octobre. Depuis, c’est pire. »

« Ils » désigne les soldats de l’État hébreu et « D9 », prononcé « Di Nine », un bulldozer énorme et blindé utilisé par les forces israéliennes lors des incursions, engin aussi redoutable que terrifiant, capable de tout arracher et de tout aplanir sur son passage.

À chaque fois, ils détruisent les infrastructures, les conduites d’eau, le réseau électrique, celui d’Internet, les égouts. Ça coûte une fortune que nous n’avons pas. Sabri, comité des services de Nour Shams

Sur un côté de l’ancienne placette, des hommes s’affairent dans des rez-de-chaussée, manient la truelle et le ciment frais, réparent des fils électriques, juchés sur des échelles. Il y avait ici des magasins. Plus loin, les volets métalliques restent tordus, à moitié arrachés, et les boutiques fermées. La vitrine du barbier est constellée d’impacts de balles, mais elle tient encore, et le coiffeur s’affaire à l’intérieur.

La dernière incursion a eu lieu le 4 juin dernier, quelques jours avant notre visite. Alors, une nouvelle fois, les habitants réparent les dégâts comme ils le peuvent. Et Sabri, membre du « comité de services » du camp, équivalent de la municipalité, a dépassé l’épuisement. « Il faut sans cesse recommencer. À chaque fois, ils détruisent les infrastructures, les conduites d’eau, le réseau électrique, celui d’Internet, les égouts. Ça coûte une fortune que nous n’avons pas », soupire-t-il.

Son homologue du deuxième camp de réfugié·es de Tulkarem, plus grand et plus peuplé, fait le même constat. « Nous avons estimé les dégâts pour les infrastructures uniquement à dix millions de dollars. À chaque fois que nous réparons, ils reviennent, et détruisent à nouveau tout », précise Zaki.

Dans le camp de Tulkarem, 180 habitations, 170 magasins et 120 voitures ont été totalement détruits. À Nour Shams, 50 maisons ont été totalement ruinées et 200 sont inhabitables.

Les véhicules cahotent dans la rue principale sur une chaussée de pierres et de sable. Ils soulèvent des nuages de poussière qui recouvrent de gris les quelques arbres. En plusieurs endroits, l’asphalte a été pulvérisé plusieurs fois par les blindés et les bulldozers. Celui de l’avenue principale de Tulkarem qui passe, depuis l’est, devant les deux camps était tout neuf. « En Cisjordanie, le revêtement des routes coûte une fortune car nous manquons de matériaux. Cette route venait juste d’être refaite, grâce à des fonds donnés par l’USAID [l’agence d’aide au développement américaine – ndlr] », souligne avec ironie Ismat Quzmar, économiste.

Dans les deux camps de Tulkarem, les destructions répétées sont telles que l’UNRWA n’a pas les fonds pour réparer.

La répétition des incursions militaires, partout en Cisjordanie mais plus particulièrement dans le nord du territoire, maintient des villes comme Tulkarem, Jénine, Naplouse ou Toubas dans un état d’instabilité et de crainte permanent.

« Les attaques de l’armée israélienne ne datent pas d’hier, et nous avons été très ciblés en 2023 avant même octobre. Mais depuis, cest encore plus dur que pendant la deuxième Intifada », reprend Sabri, devant une école primaire éventrée par le D9 dans le quartier d’Al-Manshiyyeh, à Nour Shams.

Le soulèvement armé palestinien entre 2000 et 2005, ponctué de batailles urbaines et d’attentats suicides, s’était accompagné d’une répression massive. Ainsi, le camp de réfugié·es de Jénine avait été totalement rasé en 2002 lors d’une opération militaire israélienne de grande ampleur. Tulkarem et ses deux camps avaient aussi payé le prix fort. D’autant que l’attentat qui l’avait déclenchée avait été commis par un habitant de Tulkarem.

Des groupes armés locaux, sans direction nationale

La brutalité de l’occupation est encore plus extrême, aujourd’hui, jugent unanimement les Palestiniens et Palestiniennes rencontré·es partout en Cisjordanie. Ce ne sont pas Sabri ou Zaki qui les démontiront.

« Les Israéliens mènent contre nous une guerre de revanche, reprend Sabri. Ils veulent en finir avec les Palestiniens, faire une nouvelle Nakba [“la Catastrophe” en arabe, nom donné à l’expulsion de 700 à 750 000 Palestinien·nes de leurs terres en 1948 – ndlr]. Ils s’en prennent surtout aux camps de réfugiés car ils s’imaginent qu’en finir avec les réfugiés, c’est en finir avec la résistance. »

La « résistance », comme les Palestiniens et Palestiniennes nomment l’ensemble des groupes armés, nous la croisons là, dans une ruelle du camp de Tulkarem, sous la forme d’une dizaine de jeunes hommes minces et très méfiants, près d’une maison brûlée lors du dernier raid de l’armée. Ils s’enquièrent de la nationalité du visiteur étranger, de sa profession, puis le laissent passer, les accompagnateurs, eux-mêmes du camp, servant de garants.

La défiance est d’autant plus grande que l’armée israélienne envoie souvent en éclaireurs des mousta’ribin – mista’arvim en hébreu –, soldat·es d’élite déguisé·es en Palestinien·nes, pratiquant toutes les nuances des dialectes et des manières d’être. Toute personne étrangère, dès lors, devient suspecte.

Ce sont des groupes sans hiérarchie, sans leadership national. [...] ils ne supportent pas de voir l’occupant dans leur camp, leur village ou leur ville. Ibrahim S. Rabaia, chercheur en sciences politiques

À Nour Shams, en voilà cinq, de la « résistance », tranquillement assis autour d’une table basse installée dans une des rues du camp. Trois d’entre eux sont équipés de fusils d’assaut de type kalachnikov visiblement très bien entretenus ou neufs. Deux couteaux de combat sont posés sur la table.

Eux aussi se montrent soupçonneux, et peu bavards. Tout juste consentent-ils quelques phrases, expliquant qu’il n’existe plus de différences entre factions palestiniennes. Ils refusent de dire à quel mouvement ils appartiennent ou se sentent affiliés. « Nous sommes la résistance, et nous ne faisons qu’un, lâche le moins taiseux. Notre objectif est de défendre notre peuple et d’empêcher les sionistes [les soldats israéliens – ndlr] d’attaquer le camp. » Quant aux moyens utilisés : « Nous avons les fusils et nous posons des pièges explosifs », conclut-il.

« La résistance est très différente aujourd’hui des séquences précédentes comme la deuxième Intifada, explique Ibrahim S. Rabaia, chercheur en sciences politiques et originaire de Jénine. Ce sont des groupes sans hiérarchie, sans leadership national. La plupart de ces jeunes sont issus ou proches du Fatah [parti de Yasser Arafat et de Mahmoud Abbas – ndlr] mais ne s’en revendiquent pas. Simplement, ils ne supportent pas de voir l’occupant dans leur camp, leur village ou leur ville. Cette absence de structure pose un problème aux Israéliens : ils ne savent pas qui ils combattent. »

Derrière les jeunes hommes armés du camp de Nour Shams, des affiches collées sur le mur d’une maison, et sur les affiches, des portraits. « Lui, lui et lui, ce sont des innocents, ils n’ont jamais porté les armes, s’énerve l’un d’eux en désignant des visages juvéniles. Et lui, Youssef, il avait 9 ans ! » Un grand portrait en pied d’un enfant souriant est accroché à côté de l’entrée d’une épicerie.

C’était le 19 octobre 2023. Un tir de drone, juste à l’endroit où les jeunes armés ont installé leur table basse. Il a tué douze personnes, dont quatre enfants. Les impacts sont encore visibles, sur le sol et sur les murs.

Depuis, système D contre hautes technologies, le ciel au-dessus des ruelles est caché par des bâches en plastique noir visant à rendre aveugles les drones. Et depuis le 19 octobre 2023, Oum Kaissar est inconsolable. Elle porte en médaillon la photo de son fils Kaissar tué ce jour-là.

Un autre de ses enfants, Mahmoud, 28 ans, a été gravement blessé. La partie droite du crâne enfoncée, il a perdu l’usage de son bras et parle avec grande difficulté. « Les soldats israéliens avait envahi le camp au milieu de la nuit et puis on a cru qu’ils s’étaient retirés, alors j’ai envoyé Kaissar et Mahmoud chercher de quoi manger, raconte Oum Kaissar dans la petite pièce où son mari, gravement malade, gît sur un lit d’hôpital. Mais le drone a tiré. »

Le désastre économique se rajoute à la catastrophe humaine

Mahmoud était carreleur. Jusqu’au 7 octobre, il travaillait en Israël, avec un permis en bonne et due forme. Comme beaucoup de travailleurs de cette ville frontalière.

Tous se sont retrouvés sans emploi et donc sans revenus après le 7 octobre. Dans la famille d’Ahmed, jardinier paysagiste, plus personne ne travaille. « Je trouve à m’employer ici ou là, mais comme personne n’a d’argent, c’est très rare d’avoir des clients, soupire-t-il. Je ne sais pas comment je vais réussir à continuer à financer les études de mon fils aîné, à l’université. »

Certains, comme Eid, du camp de Tulkarem, ont en plus vu leur habitation gravement endommagée pendant une incursion de l’armée israélienne, et n’ont d’autre choix que de louer un autre logement en ville. « Nous venons dans la journée faire de petits travaux pour essayer de réparer ce qui l’est. Mais j’ai perdu mon travail, je dois débourser 1 500 shekels [375 euros] pour le logement de remplacement et je ne reçois aucune aide, alors c’est vraiment très difficile », lâche-t-il.

Le samedi, jour de congé hebdomadaire en Israël, est traditionnellement la journée la plus active de la semaine. Les Palestinien·nes de 1948, citoyen·nes d’Israël, viennent faire leurs courses dans les cités frontalières, Tulkarem et Jénine, beaucoup moins chères, et visiter leur famille élargie.

Mais les points de passage sont fermés et les gens ont peur. Le camp militaire israélien est accolé au mur de séparation, les jeeps, les transports blindés, les bulldozers et le D9 peuvent débouler en quelques minutes.

« Notre vie est suspendue », soupire Sabri, désolé de voir les mères de Nour Shams aller fleurir les tombes de leurs enfants dans le petit cimetière, juste de l’autre côté de la route défoncée par les incursions.

    mise en ligne 12 juin 2024

Palestine : pourquoi l’ONU accuse Israël de
« crimes contre l’humanité »
 

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

C’est la première fois qu’un rapport onusion utilise cette notion pour qualifier les actions de Tel-Aviv en territoire palestinien occupé. Les crimes de guerre du Hamas sont aussi pointès.

« Les crimes contre l’humanité d’extermination, de meurtre, de persécution fondée sur le genre ciblant les hommes et les garçons palestiniens, de transfert forcé, d’actes de torture et de traitements inhumains et cruels, ont été commis » par Israël, vient de rapporter une commission d’enquête de l’ONU, accusant également des groupes armés palestiniens de « crimes de guerre ».

La commission d’enquête de l’ONU a été créée par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies pour, entre autres, enquêter, dans le territoire palestinien occupé, y compris à Jérusalem-Est, et en Israël, sur toutes les allégations de violation du droit international humanitaire et d’atteinte au droit international des droits de l’homme commises depuis le 13 avril 2021 et jusqu’à cette date.

Des critères clairs pour désigner

Si Israël a plusieurs fois été accusé de crimes de guerre, c’est la première fois qu’un rapport utilise la notion de crime contre l’humanité. Le nombre considérable de victimes civiles à Gaza et la destruction massive de biens et d’infrastructures civils sont le résultat inévitable d’une stratégie visant à causer le maximum de dégâts, au mépris des principes de proportionnalité, a détaillé la commission, fustigeant l’utilisation intentionnelle d’armes lourdes dans des zones densément peuplées, mais aussi le fait d’imposer un « siège total » équivalant « à une punition collective à l’encontre de la population civile ».

Sur un autre plan, le document fait état de « formes spécifiques de violence sexuelle et sexiste », dans le but « d’humilier une communauté dans son ensemble et d’accentuer la subordination d’un peuple occupé ». Le rapport s’appuie sur des entretiens avec des victimes, réalisés à distance et au cours d’une mission en Turquie et en Égypte, et sur des documents, dont des rapports médico-légaux et des images satellites.

« Israël doit immédiatement cesser ses opérations militaires et ses attaques à Gaza, y compris l’assaut sur Rafah qui a coûté la vie à des centaines de civils et déplacé à nouveau des centaines de milliers de personnes vers des lieux dangereux, sans services de base ni aide humanitaire », a déclaré dans un communiqué Navi Pillay, présidente de la commission.

Tel-Aviv, qui n’a pas laissé les enquêteurs se rendre sur place, a, une fois de plus, fustigé les conclusions du rapport. La commission d’enquête « a prouvé, encore une fois, que ses actions sont toutes au service d’un agenda politique focalisé contre Israël », a dénoncé l’ambassadrice Meirav Eilon Shahar, représentante permanente d’Israël auprès de l’ONU à Genève.

  mise en ligne le 6 juin 2024

Le peuple palestinien existe,
son État est de droit

Patrick Le Hyaric sur www,humanite,fr

Ce 5 juin est le triste jour anniversaire de cinquante-sept années d’occupation militaire israélienne de la terre de Palestine. Nous parlons ici de l’occupation armée d’un État par un autre, la plus longue de l’histoire. Cinquante-sept années.

Et le président de la République française estime qu’il faut encore attendre qu’arrive un hypothétique moment, prétendument « utile », pour enfin déclarer la reconnaissance officielle de l’État palestinien par la France. Utile pour qui et pour quoi ? Pour permettre au colonisateur, à l’occupant, de poursuivre sa sale besogne ?

Dans la même phrase, il s’est dit « indigné » par les frappes militaires israéliennes contre des civils aux mains nues à Gaza.

Alors combien de morts, combien de vies brisées, combien de jeunesses massacrées, combien de temps faut-il encore attendre ? Nous, nous avons honte. Nous avons mal à la France. Elle a à sa tête un pouvoir qui donne quitus à une coalition de droite et d’extrême droite à Tel-Aviv. Un pouvoir qui refuse un acte politique et juridique majeur qui modifierait le rapport de force en faveur du respect du droit international.

La France doit rejoindre et conforter les 145 États membres de l’Onu qui ont déjà reconnu l’État de Palestine. En rejoignant les onze États membres de l’Union Européenne, qui ont déjà posé un tel acte, la France modifierait la donne mondiale et pousserait les États Unis à faire de même. Notre colère ne nous conduit pas à dire ici que rien ne se fait. Nous nous réjouissons du vote positif de la France à l’Onu, il y a quelques jours, pour que la Palestine soit membre à part entière des Nations Unis. Une fois de plus, les États-Unis y ont opposé leur veto.

L’enjeu est important, car être membre à part entière donne le droit de voter à l’Assemblée générale et donne une certaine influence politique. Dès lors que plus des deux tiers des membres de l’Onu se sont prononcés en faveur de la reconnaissance conformément à la charte des Nations unis, il ne reste plus qu’à faire lever ce veto américain.

Cela compterait. On le voit déjà. En effet, le mouvement qui se développe en France pour la reconnaissance de l’État palestinien a poussé le Premier ministre israélien à s’adresser à nos concitoyens par l’intermédiaire du groupe privé de télévision propriété de Bouygues, TF1-LCI. Nul hasard dans cette intervention de Netanyahu avec la complicité d’un média porte-voix des intérêts du grand capital. Il n’y a eu aucune gêne à faire parler le responsable d’un État qui a fait l’objet d’une sévère ordonnance de la Cour internationale de justice l’enjoignant à stopper son offensive meurtrière à Rafah. Ce même Premier ministre fait l’objet d’une émission d’un mandat d’arrêt international par le procureur général de la cour pénale internationale (CPI). Cela n’a pas gêné TF1. Les enjeux économiques dans la région, dont les immenses réserves de gaz au large des côtes de Gaza et d’Israël sont pour les tenants du grand capital bien plus importants que le droit international.

Mais l’intervention télévisée du Premier ministre israélien est aussi la manifestation d’une certaine fébrilité. Il redoute que la France, membre du conseil de sécurité de l’Onu, reconnaisse officiellement la Palestine comme État.

Tant que nos gouvernements successifs bavardent sur la solution à deux États sans que jamais cela soit suivi d’effets, le pouvoir de Tel Aviv est tranquille pour réaliser dans le vol, le feu et le sang son projet d’annexion totale de la terre de Palestine.

Contrairement à certaines assertions, la reconnaissance de l’État de Palestine est le seul moyen aujourd’hui de donner un peu d’espoir à un processus de paix et de sécurité. À force de bafouer l’Autorité palestinienne, de l’amputer de pouvoirs politiques réels, les dirigeants des institutions européennes et des États-Unis se sont privés d’un interlocuteur susceptible de peser dans les négociations, hier de lever le blocus sur Gaza, et aujourd’hui pour un cessez-le-feu, pour la libération des otages, et pour établir les conditions de la sécurité des citoyens israéliens et palestiniens.

C’est bien le choix du Hamas comme seul « interlocuteur» qui a été promu dans les négociations actuelles. Ce choix de lui donner de l’importance tout en rabâchant qu’il est une organisation terroriste, permet de justifier le massacre des enfants palestiniens innocents. C’est aussi le moyen de laisser se déployer la colonisation-annexion en Cisjordanie et à Jérusalem.

  mise en ligne le 3 juin 2024

Non, Monsieur le Président, le respect du Droit International n’est pas une question d’« émotion »

par C.J.R.F (Collectif de Juristes pour le Respect des engagements internationaux de la France) sur https://blogs.mediapart.fr/

L’Espagne, l’Irlande et la Norvège ont reconnu l’État palestinien. La France ne le fera pas. Du moins pas sous la Présidence Macron, qui a déclaré mardi 28 mai 2024 : « Je ne ferai pas une reconnaissance d’émotion. » La formule est, hélas, emblématique du renoncement total et dangereux de l’exécutif au droit international.

L’Espagne, l’Irlande et la Norvège ont reconnu l’État palestinien. 

La France ne le fera pas. Du moins pas sous la Présidence Macron, qui a déclaré mardi 28 mai 2024 :  « Je ne ferai pas une reconnaissance d’émotion. »

Alors que ces mots étaient prononcés, les citoyens français étaient, eux, plongés dans l’émotion du massacre de Rafah, et de ces images effroyables de réfugiés et déplacés brûlés vifs, nouvelles victimes s’ajoutant à un bilan humain effroyable de ce qui a été présenté comme une opération contre-terroriste, menée faut-il le rappeler par une puissance occupante violant jusqu’aux ordonnances de la plus haute juridiction internationale.

« Je ne ferai pas une reconnaissance d’émotion. »

La formule est, hélas, emblématique du renoncement de l’exécutif au droit international.

Monsieur Séjourné avait déjà posé un seuil moral à ne pas franchir, celui de l'accusation de génocide dès lors qu’il s’agissait de l’« État Juif », au moment où l’Afrique du Sud avait saisi la Cour Internationale de Justice sur le fondement de la Convention sur le Génocide de 1948.

Le même a déclaré que la reconnaissance de l’État n’était pas un tabou

Nous recherchons toujours à cette heure dans le Statut de Rome ou dans la Charte des Nations-Unies une quelconque référence au « seuil moral » et au « tabou ».  En vain.

Lorsque, dans l’affaire « Situation dans l’État de Palestine », le Procureur Karim Khan a requis des mandats d’arrêts contre les dirigeants d’Israël et du Hamas, la France a affirmé son soutien à la Cour Pénale Internationale, à « son indépendance, à la lutte contre l’impunité dans toutes les situations ». Mais il n’a pas fallu attendre très longtemps pour que Monsieur Séjourné déclare qu’il « n’y avait aucune équivalence possible entre le Hamas, un groupe terroriste, et Israël un État démocratique ». Les requêtes du Procureur n’établissait pourtant aucune équivalence, pour la bonne raison que ce n’était pas leur objet, mais la diplomatie française s’est crue contrainte d’alimenter la confusion. La rigueur juridique était donc une fois de plus abandonnée, pour satisfaire les exigences des dirigeants israéliens et de leurs soutiens en France.

Et aujourd’hui, à propos de la reconnaissance de l’État palestinien, le Président de la République attend le « moment utile » et ne veut pas se laisser pas guider par l’« émotion ».

Non, Monsieur le Président, il ne s’agit pas d’émotion mais bien de droit.

Le droit à l’autodétermination du peuple palestinien est bien un… droit, et pas un souhait qu’il vous plairait d’exaucer ou pas. 

Ce droit est établi par les Palestiniens depuis, au moins, le mandat britannique sur la Palestine. Dans le cas de la Palestine, il s’agissait d’un mandat A, pour lequel les nations de ces territoires étaient provisoirement reconnues comme indépendantes, mais recevaient le conseil et l’assistance administrative du mandat jusqu’à ce qu’elles soient capables de l’être. 

Les mandats A de la région sont devenus des Etats assez rapidement, à l’exception de la Palestine confrontée au projet sioniste, et on sait aujourd’hui que le droit à l’autodétermination n’a été mis en œuvre que pour le foyer national juif de Palestine, au terme d’un processus de substitution. La résolution du 29 novembre 1947, qui adopte le plan de partage, permet elle-même au peuple palestinien d’exercer son droit à l’autodétermination.

La suite de l’histoire est connue et ne sera pas rappelée. Le droit à l’autodétermination des Palestiniens n’a jamais pu être remis en cause par Israël et au contraire, il a été depuis maintes fois réaffirmé par les Nations Unies.

Ni la dispersion forcée de la nation palestinienne, ni l’occupation de 1967 n’ont remis en cause l’existence de l’Etat palestinien.

La Palestine est un Etat.

Elle est un État observateur permanent des Nations-Unies depuis le 29 novembre 2012, et son statut vient d’être rehaussé par l’Assemblée générale, à une écrasante majorité, le 10 mai dernier.

Concernant la Cour Pénale Internationale, que la France dit soutenir, on rappellera que le Statut de Rome est entré en vigueur le 1er avril 2015 à l'égard de la Palestine, après que le gouvernement palestinien ait déposé une déclaration en vertu de l'article 12-3 reconnaissant la compétence de la Cour pénale internationale (CPI) pour les crimes présumés commis sur le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, depuis le 13 juin 2014.

Concernant la France, le 2 décembre 2014, l’Assemblée nationale a adopté une résolution « pour la reconnaissance de l’Etat de Palestine », dont les déclarations actuelles de l’exécutif nous obligent à rappeler les termes :

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 34-1 de la Constitution,

Vu l’article 136 du Règlement,

Affirme sa volonté de concourir à l’effort international de paix au Proche-Orient ;

Constatant la volonté des peuples israélien et palestinien de vivre en paix et en sécurité ;

Constatant l’échec des tentatives de relance du processus de paix engagées depuis 1991 entre Israéliens et Palestiniens par la communauté internationale ;

Constatant les menaces pesant sur la solution des deux États, et notamment la poursuite illégale de la colonisation dans les territoires palestiniens qui mine la viabilité même d’un État palestinien, malgré les capacités institutionnelles dont s’est dotée l’Autorité palestinienne et la reconnaissance que lui a accordée l’Assemblée générale des Nations Unies ;

Constatant la montée des tensions à Jérusalem et en Cisjordanie, qui menace d’engendrer un nouveau cycle de violence néfaste pour l’ensemble des populations de la région ;

  1. Souligne que le statu quo est intenable et dangereux car il nourrit les frustrations et la défiance croissante entre les deux parties ;

  2. Souligne l’impératif d’une reprise rapide des négociations entre les parties selon des paramètres clairs et un calendrier déterminé ;

  3. Affirme l’urgente nécessité d’aboutir à un règlement définitif du conflit permettant l’établissement d’un État démocratique et souverain de Palestine en paix et en sécurité aux côtés d’Israël, sur la base des lignes de 1967, avec Jérusalem pour capitale de ces deux États, et fondé sur une reconnaissance mutuelle ;

  4. Affirme que la solution des deux États, promue avec constance par la France et l’Union européenne, suppose la reconnaissance de l’État de Palestine aux côtés de celui d’Israël ;

  5. Invite le Gouvernement français à reconnaître l’État de Palestine en vue d’obtenir un règlement définitif du conflit.

C’était en 2014.

Dix ans après, la colonisation israélienne illégale de la Cisjordanie occupée s’étend à vitesse exponentielle et le peuple palestinien subit à Gaza des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, voire de génocide, avec la complicité de plusieurs dirigeants.

C’est cette complicité qui vient de conduire des ONG européennes, avec le soutien d’éminents juristes et de hauts fonctionnaires, à saisir le Bureau du Procureur de la Cour Pénale Internationale d’une demande d’enquête sur Madame Von der Leyen, sur le fondement de complicité, par soutien économique et financier, diplomatique et politique.

En France, le soutien « inconditionnel » apporté à Israël au plus haut sommet de l’Etat, couplé à une répression sans précédent des citoyens et élus portant la voix de la raison, marque hélas un renoncement total et dangereux au Droit International.

Il eût été logique, cohérent et conforme au Droit International, que la France reconnaisse l’État palestinien.

Mais non, ce n’est pas le « moment utile »

Et le Président de la République vient d’exhorter le Président de l’Autorité palestinienne à « mettre en œuvre les réformes indispensables » en vue de la reconnaissance de l’État de Palestine.

La reconnaissance de l’Etat de Palestine n’est conditionnée à aucune réforme, et tout le monde aura compris qu’il s’agit d’un nouveau prétexte pour éviter d’avoir à appliquer le Droit.

En outre, il aurait été utile d’assortir cette nouvelle injonction d’un guide de faisabilité, pourquoi pas intitulé : « Comment réformer des institutions d’un Etat sous occupation militaire ? »

La reconnaissance de l’Etat palestinien n’aurait pas été dictée par l’émotion, mais par l’exigence que devrait avoir la France pour le respect de ses engagements internationaux.

Les dirigeants espagnol, irlandais et norvégien ont eu cette exigence et le 28 mai 2024, ils sont entrés, eux, dans l’Histoire.

<  mise en ligne le 30 mai 2024

Reconnaissance de la Palestine : Macron en retard d’une guerre

Pierre Barbancey su www,humanite,fr

Après la décision forte de l’Espagne, l’Irlande et la Norvège de reconnaissance de l’État de Palestine, tous les yeux se tournent vers Paris, dont la prise de position pourrait entraîner d’autres pays d’Europe. Mais Emmanuel Macron s’empêtre dans ses contradictions, malgré l’urgence.

Israël a furieusement réagi à la décision de l’Espagne, de l’Irlande et de la Norvège de reconnaître l’État de Palestine. Tel-Aviv a immédiatement retiré ses ambassadeurs. Le ministre israélien des Affaires étrangères, Israël Katz, a convoqué les diplomates de ces trois pays, en poste en Israël, à une réunion où ils ont visionné des images de l’incursion du Hamas le 7 octobre comme preuve que leur gouvernement ne devrait pas reconnaître la Palestine, oubliant sciemment que Madrid, Dublin et Oslo ont tous les trois condamné l’attaque de l’organisation islamiste.

Pourquoi Israël freine des quatre fers

C’est dire si les dirigeants israéliens craignent une telle éventualité. Pourquoi ? Parce qu’ils savent que la reconnaissance de l’État de Palestine est un acte de poids pour aider à une solution à deux États. Le premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, a déclaré, ce 28 mai, que « la reconnaissance de l’État de Palestine n’est pas seulement une question de justice historique », mais aussi « une exigence essentielle si nous voulons tous parvenir à la paix ». À ses yeux, ce mouvement est « le seul moyen d’avancer vers ce que tout le monde reconnaît comme la seule solution possible pour parvenir à un avenir pacifique, celui d’un État palestinien qui vit aux côtés de l’État israélien dans la paix et la sécurité ».

Dans les colonnes de l’Humanité, le député du Sinn Féin à Dublin, Matt Carthy, insistait : « J’espère vraiment que d’autres pays nous emboîteront le pas. Comment l’Union européenne peut-elle parler de droit international, de droit international humanitaire, de la charte des Nations unies ou de la nécessité d’adhérer aux normes démocratiques et aux droits de l’homme lorsque nous facilitons les actions d’Israël grâce à nos traitements préférentiels dans le commerce et l’économie ? »

« Nous devons faire vivre la seule alternative offrant une solution politique à la fois aux Israéliens et aux Palestiniens : deux États, vivant côte à côte, dans la paix et la sécurité », soutient le premier ministre norvégien, Jonas Gahr Store, en lançant un « appel fort » à d’autres pays pour qu’ils rejoignent cette initiative. « Je suis absolument certain que d’autres pays nous rejoindrons bientôt, confiait au Figaro le ministre norvégien des Affaires étrangères, Espen Barth Eide, « et il y en a plus que ceux qui sont évoqués dans la presse ».

Macron à la traîne du Parlement français

De fait, tous les yeux sont maintenant tournés vers la France. Il y a quelques années, un ministre des Affaires étrangères de l’Union européenne expliquait à l’Humanité, sous couvert d’anonymat, que « si la France reconnaît un État de Palestine, une dizaine d’autres pays de l’UE suivront. Car l’UE elle-même est incapable de prendre une telle décision, notamment parce que l’Allemagne l’en empêchera ». Effectivement, toutes les tentatives en ce sens ont échoué, tuées dans l’œuf, en particulier par Berlin.

En février 2014, l’Assemblée nationale française votait à une large majorité un texte invitant le gouvernement à reconnDes dissensions dans le camp présidentielUne décision reportée jusqu’à quand ?aître l’État de Palestine. Ce qu’aucun gouvernement n’a encore fait. Il y a quelques semaines, Emmanuel Macron assurait que cette question n’était pas « taboue ». Mardi soir, il a botté en touche depuis l’Allemagne : « Je considère que cette reconnaissance doit arriver à un moment utile, à un moment où elle s’inscrit dans un processus dans lequel les États de la région et Israël se sont engagés, et qui permet, sur la base d’une réforme de l’Autorité palestinienne, de produire un résultat utile. Je ne ferai pas une reconnaissance d’émotion. »

Il a ainsi dévoilé le fond de sa pensée et son positionnement. Il considère que l’État de Palestine ne verra le jour qu’à l’issue d’un processus de paix. Un État de Palestine qui devait déjà exister en vertu des accords d’Oslo signés en 1993. Ceux-ci prévoyaient la reconnaissance d’Israël par l’OLP, la création d’une Autorité palestinienne à Gaza et sur une partie de la Cisjordanie, ainsi qu’une période de transition de cinq ans devant conduire à un État palestinien indépendant. Cela fait donc plus de vingt-cinq ans, depuis 1998, un quart de siècle, que cet État aurait dû exister (et même, depuis 1947, si l’on se réfère au partage de la Palestine mandataire par l’ONU).

Une décision reportée jusqu’à quand ?

« Cela fait maintenant plus de trente ans que les Palestiniens attendent, insiste Dominique Vidal, journaliste et spécialiste du Moyen-Orient. Si, aujourd’hui, le moment n’est pas venu, alors quand ? Faut-il attendre qu’Israël ait complètement ravagé la bande de Gaza et la Cisjordanie pour reconnaître l’État de Palestine ? À ce moment-là, on nous dira qu’il n’y a plus de partenaires palestiniens. Alors que le problème, depuis 2000, est qu’il n’y a plus de partenaires israéliens. Je trouve cette façon, de la part d’Emmanuel Macron, de renvoyer la balle dans le camp palestinien, tout à fait incorrecte. »

Interrogé par le quotidien USA Today, Marc Weller, juriste et professeur de droit international et d’études constitutionnelles à l’université de Cambridge, relève que « les États qui reconnaissent la Palestine disent qu’ils vont changer son statut pour passer d’une entité qui n’est pas encore un État à un véritable État ». Selon lui, les annonces récentes de l’Espagne, de l’Irlande et de la Norvège « sont délibérément formulées pour s’opposer aux affirmations de Netanyahou selon lesquelles il ne peut y avoir de solution à deux États. C’est en fait un outil politique puissant pour aider à isoler le déni d’Israël sur l’État palestinien ».

Des dissensions dans le camp présidentiel

Emmanuel Macron est donc face à ses propres contradictions. Même Jean-Yves Le Drian, son ex-chef de la diplomatie et actuel envoyé spécial personnel au Liban, qui pilote le comité de soutien de Valérie Hayer, la candidate de Renaissance aux européennes, considère que ce geste diplomatique est devenu « indispensable si l’on veut maintenir en vie la solution à deux États ».

Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, rappelle ici qu’« un génocide perpétré par le gouvernement de Benyamin Netanyahou est en cours contre le peuple palestinien » et que « tous les discours qui visent à réduire le peuple palestinien au Hamas ou le peuple israélien au gouvernement de Benyamin Netanyahou sont des discours qui ne conduiront pas à la paix entre ces deux peuples ». Reconnaître immédiatement un État de Palestine, c’est aider à construire une paix juste et durable. Cet État de Palestine est la base du processus de paix, pas son aboutissement.

 

  mise en ligne le 28 mai 2024

Après le massacre à Rafah,
la gauche met la pression sur Macron

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

L’indignation suscitée par les frappes israéliennes sur un camp de réfugiés palestiniens met en relief l’inertie de l’exécutif français. De La France insoumise au Parti socialiste, en passant par Les Écologistes et les communistes, les responsables demandent d’avantage que des mots, des sanctions.

Trop court, trop faible, trop tard – au regard d’une guerre qui dure depuis huit mois dans un rapport de force radicalement déséquilibré. Le message lapidaire publié sur le réseau social X par Emmanuel Macron au lendemain des frappes israéliennes qui ont fait au moins quarante victimes – la plupart des femmes et des enfants – dans un camp de réfugié·es près de Rafah, a mis une fois de plus en relief l’inertie de l’exécutif face au massacre des Palestinien·nes.

« J’appelle au plein respect du droit international et au cessez-le-feu immédiat », a écrit le président de la République, en se disant « indigné », mais sans évoquer la moindre sanction. À ce jour, le chef de l’État n’a toujours pas décrété d’embargo sur les armes livrées à Israël (le gouvernement argue que ces livraisons ne concernent que « les capacités défensives et le Dôme de fer ») et se refuse à reconnaître l’État de Palestine. 

Il fait ainsi preuve d’une insoutenable légèreté au regard des images choquantes diffusées le 26 mai, montrant l’atrocité du bombardement. Ces images ont haussé d’un degré supplémentaire l’indignation collective face aux crimes de guerre commis par le gouvernement israélien de Benyamin Nétanyahou, qui ont fait au moins 36 050 morts, essentiellement des civil·es, selon le ministère de la santé du Hamas, en réponse à l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre. 

Dès le 26 mai au soir, des élu·es de gauche se sont fait l’écho de ces événements en plaidant pour sanctionner concrètement Israël. « Toutes les pressions doivent être employées pour faire cesser cette abomination », a écrit Jean-Luc Mélenchon, fondateur de La France insoumise (LFI), énumérant un certain nombre d’entre elles : « Rupture de la coopération avec le gouvernement Nétanyahou et son économie, embargo sur les armes, reconnaissance de l’État de Palestine. Macron ne fait rien. Pas en notre nom ! » Les député·es LFI ont été les plus prompts à réagir à ce sujet sur X. 

Depuis la décision, en janvier, de la Cour internationale de justice (CIJ) ordonnant à Israël d’empêcher un génocide à Gaza, LFI dénonce la commission d’un crime de « génocide » en Palestine. Le bombardement du camp de réfugié·es près de Rafah, que l’armée israélienne justifie par « l’utilisation de la zone par le Hamas », sonne pour le parti comme une confirmation de ses alertes, qui ont parfois été critiquées.

La présidente du groupe insoumis à l’Assemblée nationale, Mathilde Panot, qui a relayé les images du carnage, a ainsi réagi de ce seul mot dans la nuit : « Génocide. » « Que la honte s’abatte sur nos gouvernants qui peuvent agir mais détournent les yeux par lâcheté coupable », a-t-elle ajouté. 

La passivité d’Emmanuel Macron mise en cause

Toutes et tous sont en proie au scepticisme sur un éventuel changement d’attitude de la France, mais les événements donnent néanmoins plus de force à leurs revendications. « C’est un massacre de plus, mais ce n’est pas le premier, y compris avec des images. Macron parle mais il n’y a pas d’actes », regrette ainsi Éric Coquerel, député LFI, interrogé par Mediapart. « Que faut-il pour qu’on aille plus loin ? Cela me désespère un peu », poursuit-il.

Depuis lundi matin, la gauche dans son ensemble réclame des comptes à Emmanuel Macron. « La France et l’Union européenne doivent opérer une rupture en urgence dans leur action diplomatique pour stopper ce massacre : respect du droit international et sanctions, cessez-le-feu, libération des otages, reconnaissance de la Palestine », a écrit la secrétaire nationale des Écologistes, Marine Tondelier, critiquant la vacuité du communiqué présidentiel et rappelant que, deux jours plus tôt, la CIJ demandait à Israël d’arrêter « immédiatement » son offensive militaire à Rafah.

« Que fait la France pour mettre [Nétanyahou et son gouvernement d’extrême droite – ndlr] hors d’état de nuire ? Rien. Passivité coupable », a également accusé Fabien Roussel, secrétaire national du Parti communiste français (PCF). 

C’est la suite logique de l’impunité dans laquelle la furie destructrice de Nétanyahou a été laissée depuis quelques années. Elsa Faucillon, députée communiste

Si la pression est telle, c’est aussi qu’Emmanuel Macron dispose de leviers qu’il n’active pas. Le 28 mai, l’Espagne, l’Irlande et la Norvège vont officiellement reconnaître l’État de Palestine. Elles espéraient ​​entraîner avec elles d’autres pays de l’Union européenne (UE) mais, pour l’instant, leur initiative est restée cantonnée. La reconnaissance de la Palestine n’est « pas un tabou », mais ce n’est pas le bon moment, a prétendu Stéphane Séjourné, chef de la diplomatie française, dans une déclaration écrite à l’AFP.

Des voix s’élèvent pourtant jusque dans le camp présidentiel pour se ranger du côté de celle-ci. L’ancien ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, dont la voix reste influente, la juge « indispensable », a-t-il déclaré au Parisien le 24 mai. 

« Je crains que la France finisse par être obligée de le faire avec trois trains de retard et que ça perde de sa force, regrette la députée communiste Elsa Faucillon. C’est l’illustration du fait que Macron est empêtré dans sa ligne stratégique vis-à-vis d’Israël et de la Palestine. C’est la suite logique de l’impunité dans laquelle la furie destructrice de Nétanyahou a été laissée depuis quelques années. » Selon elle, les menaces réputationnelles n’ont aucune efficacité contre le premier ministre israélien, il faut donc passer un cap dans les sanctions et travailler à son « isolement »

Un manque de mobilisation européenne

Le fait que la Cour pénale internationale (CPI) a requis, le 20 mai, des mandats d’arrêt contre le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou et son ministre de la défense Yoav Gallant, aurait ainsi pu être davantage soutenu. « Mais la position de la France a été timorée, remarque Elsa Faucillon. C’est pourtant un point d’appui dans le droit international, pourquoi la France ne s’en saisit pas ? » 

Depuis le 7 octobre, force est de constater que même le fait d’imposer le mot d’ordre du cessez-le-feu ou des corridors humanitaires à Gaza n’a été possible que grâce à la mobilisation de l’opinion publique française et internationale, après que des journalistes et des humanitaires ont été tués. Un retard à l’allumage qu’Elsa Faucillon n’attribue pas qu’à la France, mais qui ne l’épargne pas : « Les réactions des dirigeants des principales puissances occidentales sont toujours largement en dessous de la révulsion que les images devraient provoquer, et qu’elles provoquent effectivement chez les peuples de ces puissances occidentales. »

Interrogée par Mediapart, la porte-parole du Parti socialiste (PS) Chloé Ridel, qui plaide notamment pour que l’UE suspende son accord d’association avec Israël, est alignée avec l’idée qu’Emmanuel Macron n’est pas à la hauteur du rôle que la France pourrait jouer pour parvenir à un cessez-le-feu. 

« On n’active pas les moyens de pression nécessaires », observe-t-elle, en notant par exemple que le président de la République n’a pas tenté, lors de son déplacement en Allemagne, de détourner son homologue Olaf Scholz de sa position de déni sur les massacres en cours en Palestine. « Il est pris à défaut de son manque de mobilisation européenne sur le sujet », dénonce encore la socialiste, en rappelant pourtant que des alliés existent, de Josep Borrell, chef de la diplomatie européenne, à António Guterres, secrétaire général des Nations unies. L’UE avait pris des sanctions, en avril, contre des colons israéliens pour « de graves violations des droits de l’homme », preuve qu’une action concrète est possible. 

Par ailleurs, depuis le mois de février, les gauches convergent pour réclamer « un embargo sur la fourniture d’armes et de composants militaires à Israël », selon les mots de Mathilde Panot à l’Assemblée. Des ONG, dont Amnesty International, sont montées au créneau pour le réclamer, tant sur le plan judiciaire que par lettre ouverte, en vain. 

Pour le député LFI Éric Coquerel, seules des sanctions économiques seraient à même de faire céder le gouvernement de Benyamin Nétanyahou, comme autrefois un boycott citoyen puis étatique avait conduit à la libération de Nelson Mandela et à la fin de l’apartheid en Afrique du Sud. Elsa Faucillon, qui est restée « pétrifiée » devant les images du 26 mai, conclut : « On ne peut pas attendre des mois devant des corps calcinés, brûlés vifs, sur la décision d’un gouvernement qui donne des ordres à son armée. »


 


 

Après les bombardements à Rafah, dans la mobilisation parisienne : « Des sanctions, des sanctions, des sanctions »

Manuel Magrez sur www.mediapart.fr

Une foule massive de manifestants a gagné les rues de Paris dans la soirée du lundi 27 mai, à l’appel de plusieurs collectifs, après les bombardements ravageurs d’un camp de réfugiés à Rafah.

Dans les rues de la capitale, la stupeur a laissé un court instant la place à l’enthousiasme. Dans la foule, les sourires se dessinent sur les visages, dans un sentiment contradictoire au vu de l’enjeu, mais tout le monde est trop heureux de voir autant de drapeaux palestiniens flotter dans le ciel parisien. En ce début de soirée, lundi 27 mai, plusieurs milliers de manifestant·es se sont rassemblé·es place Saint-Augustin, dans le chic VIIIe arrondissement de Paris. Mot d’ordre initial : rallier à pied l’ambassade d’Israël, en réaction au bombardement par Tsahal d’un camp de réfugié·es à Rafah la veille.

L’attaque, qui a fait 45 morts et plus de 200 blessés selon le bilan du ministère de la santé de la bande de Gaza, administrée par le Hamas, a bousculé tous les manifestants sur place, à l’image de la communauté internationale pour une fois quasi unanime. Le gouvernement israélien, lui, a réagi dans l’après-midi, concédant simplement une « erreur tragique ».

Alors, dans les rues de Paris, ils étaient 10 000 à s’être rassemblés pour crier leur colère, selon les chiffres de la préfecture de police, que tout le monde met en doute ici. La place est noire de monde, il faut jouer des coudes pour se frayer un chemin. Des drapeaux palestiniens flottent un peu partout, parfois sur le dos de manifestant·es, un peu plus loin hissés sur les abribus. Le tout est quadrillé par les CRS, qui ont déployé un canon à eau pour barrer l’avenue qui mène à l’ambassade d’Israël, à laquelle les manifestant·es ne pourront pas accéder de toute la soirée.

L’ampleur de la manifestation impressionne d’autant plus ses participant·es que le mot d’ordre a été donné il y a moins de vingt-quatre heures. « On voyait des posts d’appel à la mobilisation partout, tout le monde les partageait », témoigne Amel, impressionnée par la réponse.

Keffieh rouge sur les épaules, Sarah observe la scène hissée sur le bord d’un trottoir pour tenter de deviner jusqu’où s’étend la foule. Pour elle, c’était « plus que nécessaire de venir ici aujourd’hui ». Alors elle a complètement chamboulé son agenda du jour pour se dégager ce temps précieux. « On a tendance à penser que notre petite personne n’a pas de pouvoir. Mais il faut être ici, mettre la pression », insiste la Parisienne.

Celle qui suit de près la situation à Gaza n’a qu’un mot pour décrire ce qu’elle a vu : « abominable ». Car comme toutes et tous ici, elle a vu les images prises juste après les bombardements, montrant des cadavres calcinés, parfois même décapités. Sarah se les ressasse, et espère même « que ces images ont pu se propager », comme pour servir de déclic.

Lacrymogène

Ce sont ces mêmes images, qui ont circulé toute la nuit sur les réseaux sociaux, qui ont poussé Khadidja à participer à la première manifestation de sa vie. « Dans ma vie, j’ai vu beaucoup de guerres, j’ai lu des choses à propos de guerres, et là j’ai vu ces images. On s’attaque à des enfants, c’est intolérable », clame-t-elle. À ses côtés, Jade brandit l’autre bout de la pancarte en carton qui dit « Stop au génocide ». Si elle n’en est pas à la première manifestation de sa vie, elle ne s’était rendue à aucune de celles dédiées au soutien au peuple palestinien, la faute à la « peur de manifester ».

Devant les cars de CRS, Amina a les yeux rougis par la salve de gaz lacrymogène qu’elle vient de subir. Le désagrément est loin de la décourager. « Je participe à ma première manifestation, mais certainement pas la dernière », annonce-t-elle.

Elle et sa camarade Emma se sont grimées pour l’occasion. Au feutre rouge, les étudiantes ont écrit « free » sur les joues, et « Palestine » sur le front. « Jusqu’ici, je me sentais tellement impuissante que j’avais arrêté de regarder les images de Gaza. Cette impuissance était insupportable. Cette fois-ci, c’est le trop-plein », justifie l’étudiante, qui a « été socialisée à la lutte pour la Palestine depuis jeune ».

À quelques pas de la cohue, la famille de Fadila renoue aussi avec ses réflexes de manifestation. Les quatre habitants de Corbeil-Essonnes s’étaient mobilisés une fois au tout début des bombardements sur la bande de Gaza. « On a assisté à un pic de barbarie tout à fait insupportable, alors on se devait d’être ici. Ce matin, avant même de savoir si un rassemblement allait être organisé, on s’est dit qu’il fallait qu’on se mobilise », plaide Fadila.

Leïla, l’une de ses deux filles, a été encore plus convaincue de l’intérêt de cette manifestation par le traitement médiatique réservé à l’épisode tragique de la nuit passée. « Au JT, ils ont passé dix minutes à parler d’un youtubeur et une minute seulement de Rafah », s’émeut l’adolescente.

Non loin de là, Sarah observe la foule avec un brin de soulagement. La mobilisation est pour elle à la hauteur de l’enjeu. Celle qui a été de « presque toutes les manifestations depuis octobre » arbore fièrement son pin’s « Free Gaza » sur sa veste grise. « Ces derniers temps, il y avait moins de monde aux manifestations, et c’est normal », explique la Parisienne de 23 ans. Mais cette « remobilisation », elle la croit pérenne.

« Faire pression sur le gouvernement français »

De toute façon, c’est sa seule arme. « L’objectif, il est de faire pression sur le gouvernement français », précise Sarah. « C’est assez décevant de voir que le gouvernement français ne veuille pas se mouiller, contrairement à l’Espagne et l’Irlande [qui ont officiellement annoncé vouloir reconnaître l’État palestinien – ndlr]. On attendait mieux de la France », défend la jeune femme.

Au niveau du camion sono, au milieu de la place, le son de cloche est le même. « Des sanctions, des sanctions, des sanctions », clame la foule, répétant les mots d’une militante juchée sur une estrade, micro en main. « On a bien pris ces dispositions pour la Russie, alors il faut les prendre maintenant contre Israël », répond Sabrina Sebaihi, députée écologiste des Hauts-de-Seine juchée elle aussi quelques instants plus tard sur l’estrade.

« Israël assassin, Macron complice », a alors scandé la foule tout au long de la longue déambulation dans les rues de Paris, pour mettre la pression à sa manière. Des heures durant, des groupes scindés ont défilé dans les rues de la capitale parfois sans trop savoir où aller, en passant devant la gare Saint-Lazare, l’église de la Madeleine ou encore l’Opéra Garnier, sous l’œil amusé des touristes.

Au bout de trois heures de rassemblement et de déambulation sans incident apparent, les forces de l’ordre ont voulu sonner la fin de la manifestation à coups de gaz lacrymogène et de tentative de blocage des cortèges maigrissant. En vain jusqu’à une heure avancée de la soirée.

Observant la scène sur le bord de la route, un syndicaliste venu avec quelques camarades manifester se réjouit de voir « ces jeunes mobilisés en très grand nombre. Le président n’est pas près de les faire rentrer chez eux ». Le syndicaliste a une image en tête : « Il y a une expression qui résume bien la situation dans ce genre de cas. Il est plus facile de faire sortir le dentifrice du tube que de l’y faire rentrer. »

mise en ligne le 26 mai 2024

Montpellier : 500 personnes manifestent pour la Palestine malgré l’interdiction d’un premier rassemblement

sur https://lepoing.net/

Environ 500 personnes ont manifesté ce samedi 25 mai en soutien au peuple palestinien, malgré la confusion apportée par l’interdiction d’un premier rassemblement plus tôt dans la journée.

C’est encore sur les marches de l’Opéra Comédie que des centaines de personnes se sont retrouvées en fin de journée ce samedi 25 mai, pour manifester leur solidarité avec le peuple palestinien. Les prises de parole ont débuté à l’arrivée sur la Comédie des membres du groupe « Wheels of Justice », partis de la fac de sciences. Deux personnes se sont relayées pour expliquer la démarche du groupe : « Nous avons choisi le vélo pour symboliser le fait que la roue de la justice doit se remettre à tourner. Et en soutien aux Gaza Sunbirds, une équipe de paracyclistes qui ont réalisé l’exploit de venir jusqu’à Paris en vélo. Nous organiserons prochainement de nouvelles déambulations à vélo, auxquelles tout le monde peut participer, il suffit d’un vélo, d’un keffieh et d’un drapeau palestinien. » Le groupe a un compte Instagram sur lequel on peut se tenir informés de leurs actions, ici.

Des militant.es du groupe Boycott Désinvestisssements Sanctions de l’Hérault (BDS 34) ont ensuite pris la parole : « La Cour Internationale de Justice a ordonné vendredi 24 mai l’arrêt des bombardements et des actions militaires sur Rafah. Malgré ça l’armée israélienne continue ses exactions, avec des dizaines de morts chaque jour. Mais les mobilisations dans le monde, bien que plus fortes dans les pays du Sud global qu’en Occident, portent leurs fruits. L’Espagne, l’Irlande et la Norvège ont récemment reconnu l’existence d’un État palestinien. »

Avant de revenir sur l’interdiction d’un premier rassemblement montpelliérain prévu sur la Comédie toute la journée : « La préfecture a émis un arrêté d’interdiction de notre occupation de la Comédie, sans que la manifestation de ce soir soit elle empêchée. Ce qui explique certainement que nous soyons moins nombreux aujourd’hui à cause de la confusion provoquée. Ce matin la police nationale est passée plusieurs fois pour chercher à disperser notre rassemblement sur la Comédie. La troisième fois ils sont venus avec l’arrêté dans les mains, et en nous menaçant de poursuites pénales. Nous avons donc décidé de démonter le barnum. »

L’ Association France Palestine Solidarité (AFPS) a ensuite fait une intervention pour dénoncer les entraves à la liberté d’expression sur la question palestinienne : « Sur Montpellier il y eu des interdictions de banderoles, de conférences, de manifestations et de rassemblements, sur des prétextes fallacieux comme des risques de troubles à l’ordre public, alors qu’aucune mobilisation pour la Palestine à Montpellier n’a suscité le moindre désordre. » José Luis Moraguès, militant de BDS 34, passera d’ailleurs en procès pour diffamation après une plainte déposée par le sénateur PS Hussein Bourgi pour la diffusion de cette affiche. Ce sera le jeudi 6 juin, un rassemblement solidaire est déjà prévu à 13h30 devant le Tribunal Judiciaire, place Pierre Flotte.

L’AFPS a ensuite continué en parlant de la situation en Cisjordanie : « L’insupportable massacre en cours à Gaza masque la situation en Cisjordanie. Israël profite que tous les yeux soient rivés sur Gaza pour poursuivre sa politique de colonisation en Cisjordanie. Des bâtiments sont incendiés, plusieurs centaines de palestiniens de Cisjordanie ont été tués. Des avant-postes sont mis en place pour voler les terres aux palestiniens. Nous demandons l’arrêt de la colonisation de la Cisjordanie, l’arrêt du blocus à Gaza, un cessez le feu immédiat, des sanctions contre Israël, l’arrêt des livraisons d’armes, l’arrêt du génocide à Gaza. »

La manifestation, forte d’environ 500 personnes, a ensuite démarré en direction de la gare Saint-Roch. Un arrêt a été marqué devant le Mac Donald’s, pour appeler au boycott de la chaîne de fast food accusée d’avoir des restaurants dans les territoires occupés et d’envoyer de la nourriture aux soldats israéliens. Le défilé a ensuite rejoint Plan Cabanes par les boulevards du Jeu de Paume et Gambetta, avant de remonter sur le Peyrou et de rejoindre la Comédie via la préfecture et la rue de la loge.

Prochain rendez-vous : les 24h des quartiers populaires contre le génocide. Dès le matin du vendredi 31 mai, des militants sillonneront les Zones Libres d’Apartheid Israélien (ZLAI, des zones où de nombreux commerçants ont choisi le boycott) de la Paillade. Le soir un grand meeting aura lieu sur le Grand Mail à 18h, en présence de militants palestiniens, de militants de Marseille, et du groupe de juifs antisionistes Tsedek. Le lendemain un tournoi de foot pour les enfants aura lieu, puis une manifestation s’élancera à 16h des Hauts de Massanne pour traverser La Paillade en défilant dans le plus de rues possible. De plus amples informations seront disponibles prochainement.

  mise en ligne le 27 mai 2024

Kanaky-Nouvelle-Calédonie : « Nous demandons
un envoyé spécial de l’ONU »

Benjamin König sur www.humanite.fr

Il en est beaucoup, y compris à gauche, qui voudraient que le dossier de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie demeure strictement franco-français. Mais, comme pour tous les territoires colonisés de la planète, il s’agit d’abord de droit international, comme le rappelle Mickaël Forrest, de l’Union calédonienne.

Alors qu’Emmanuel Macron, à Nouméa, n’a pas annoncé le retrait du dégel du corps électoral et parle en priorité de « rétablissement de l’ordre républicain », le monde regarde d’un œil inquiet la situation en Kanaky-Nouvelle-Calédonie (KNC). Laquelle relève du droit international, et non pas de ce seul « ordre républicain ». Entretien avec l’homme chargé du suivi des relations extérieures dans le gouvernement collégial calédonien, à majorité indépendantiste, dirigé par Louis Mapou.

Vous revenez d’une réunion de travail des Nations unies à Caracas, au Venezuela, au sein du comité de décolonisation. Quelle voix portez-vous lors de ces échanges diplomatiques ?

Mickaël Forrest : Un des articles de l’accord de Nouméa stipule que les Nations unies sont informées et doivent suivre le processus de décolonisation. D’autre part, la Kanaky-Nouvelle-Calédonie a été réinscrite le 2 décembre 1986 sur la liste des Nations unies des territoires à décoloniser.

Tous les ans, l’Assemblée générale de l’ONU adopte une résolution concernant ces 17 territoires, parmi lesquels la Polynésie française, Guam, le Sahara occidental, Gibraltar, etc. Je suis parti de KNC vingt-quatre heures avant le début des révoltes, invité par le comité spécial de décolonisation des Nations unies (créé en 1961, il comprend 29 membres – NDLR) à un séminaire régional.

Quelle était la teneur des discussions ?

Mickaël Forrest : Il s’agissait de la deuxième des cinq dates annuelles qui constituent les étapes du travail du comité. Ce séminaire régional se tient une fois par an, soit dans les Caraïbes, soit dans le Pacifique : l’année dernière en Indonésie, cette année au Venezuela. En juin, nous entrerons sur le fond des thèmes abordés, avec la session annuelle du comité, à New York. Le député Jean-Paul Lecoq y participe d’ailleurs. Puis le comité présente un rapport à l’Assemblée générale.

Avez-vous abordé la situation en Kanaky-Nouvelle-Calédonie lors de ces échanges dans le cadre de l’ONU, qui semble-t-il regarde les événements d’un œil inquiet ?

Mickaël Forrest : Bien sûr, et nous avons fait en sorte qu’ils s’inquiètent un peu plus. J’ai demandé au nom de notre gouvernement plusieurs mesures, à commencer par une mission de visite du comité spécial sur notre territoire, ce qui permet d’apprécier au plus près la situation. Depuis 2015, neuf missions d’observation électorale ont été dépêchées en KNC, car nous dénonçons toujours ce que nous considérons comme une fraude électorale organisée par l’État français avec la venue massive de métropolitains, ce qui continue de noyer le peuple kanak.

Cette année, j’ai demandé une médiation internationale, car cela fait plusieurs mois que le dialogue est coupé entre les parties. Ainsi que la nomination d’un envoyé spécial de l’ONU (nommé par le secrétaire général des Nations unies, à l’instar de Francesca Albanese pour la Palestine – NDLR), une personne neutre qui pourrait aider à renouer le dialogue et poser un cadre politique transparent.

Une représentante du FLNKS était également présente, pour exposer les arguments du mouvement indépendantiste. Une fois n’est pas coutume, plusieurs personnes du camp anti-indépendantiste, des proches de Mme Backès et de M. Metzdorf, étaient également présents. Visiblement, ils découvraient le comité spécial et n’ont bien sûr pas parlé de décolonisation. Pour utiliser un proverbe transposé en français, je dirais qu’ils sont venus planter de la vigne dans une terre préparée pour des poireaux… Cela a été mal perçu par les membres du comité.

Le premier ministre du Vanuatu, au nom du Forum des îles du Pacifique, vous a apporté son soutien. L’Australie dit être « attentive » à la situation et évacue ses ressortissants. Quelles sont vos relations avec les pays voisins ?

Mickaël Forrest : Au Venezuela, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, un État important de la diplomatie régionale, a délivré un discours clair pour que le comité adopte les mesures nécessaires afin que notre droit à l’autodétermination soit effectif. Au sein du Pacifique, le premier appui est celui du Groupe fer de lance mélanésien (GFLM, alliance regroupant les îles Salomon, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, le Vanuatu, les Fidji, l’Indonésie et le FLNKS, créé en 1988 et proche du Mouvement des non-alignés – NDLR).

Je participe à une mission avec 16 autres ministres des pays du Forum des îles du Pacifique (FIP, organisation régionale fondée en 1971 qui comprend tous les pays d’Océanie, plus la Polynésie et la KNC depuis 2016 – NDLR) pour renforcer les liens avec d’autres pays, notamment Singapour. À cette occasion, nous avons beaucoup échangé sur la situation actuelle en KNC. De nombreux pays, ONG et organismes internationaux du Pacifique ont dénoncé l’action de la France sur notre territoire.

Sur le fond, la question est-elle celle du viol du droit international par la France ?

Mickaël Forrest : Oui, tout à fait. La KNC n’est plus une affaire interne à l’État français. Je vais me rendre bientôt en Europe pour discuter également avec des leaders indépendantistes du continent qui nous soutiennent depuis plusieurs décennies : basques, catalans, corses… Nous aborderons le sujet des élections européennes : même si pour le peuple kanak cela ne veut pas dire grand-chose, ce scrutin revêt des enjeux politiques forts, y compris pour nous. Il existe des jeux politiques par rapport à nous.

Que répondez-vous aux accusations d’ingérence de la part de l’Azerbaïdjan ou de la Chine ?

Mickaël Forrest : Il faut revenir à des choses claires : la meilleure réponse est celle de M. Victorin Lurel, l’ancien ministre PS des Outre-mer, qui dit que la France n’a jamais su décoloniser. Et l’État français a des projets pour l’axe indo-pacifique. Notre gouvernement n’a aucune difficulté avec quelque pays que ce soit.

La Chine, par exemple, est notre premier partenaire commercial, elle achète notamment 80 % de notre nickel. Quand on veut avoir une lecture géopolitique, il faut l’avoir également en matière économique, sociale, culturelle, etc. Quant à l’Azerbaïdjan, il présidait le Mouvement des non-alignés, qui nous a toujours soutenus et dont nous sommes membres observateurs. Pour nous, dans notre situation coloniale, ce sont des soutiens anciens, qui nous accompagnent dans notre lutte.

   mise en ligne le 24 mai 2024

Elias Sanbar : « Israël mène
une guerre totale à Gaza »

Muriel Steinmetz sur www.humanite.fr

L’ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco publie un livre écrit à chaud sur la situation de son pays en proie à un conflit qui, selon lui, peut déboucher sur le « transfert » définitif de son peuple.

Une grande voix de la Palestine répond à nos questions. Il s’agit de l’écrivain Elias Sanbar, engagé dès 1967 dans le mouvement national palestinien. On lui doit de nombreux ouvrages sur l’histoire et la culture de son pays natal, qu’il ne cesse de défendre et illustrer à l’échelle internationale. Il a occupé, de 2006 à 2021, la fonction d’ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco après avoir participé à la conférence de paix de Madrid en 1991, puis aux négociations bilatérales à Washington.

Il a été, de surcroît, de 1994 à 1997, chef de la délégation palestinienne aux négociations de paix sur les réfugiés. De 1980 à 2006, il a animé l’importante Revue d’études palestiniennes (éditions de Minuit). Il sort, ces jours-ci, un livre qu’il a écrit intitulé la Dernière Guerre ? Palestine, 7 octobre 2023-2 avril 20241. Ami et traducteur du poète Mahmoud Darwich, il en cite, en conclusion, ces vers déchirants : « Laissez donc, ô invités du lieu, quelques sièges libres pour les hôtes, qu’ils vous donnent lecture des conditions de la paix avec les défunts. »

Dans ce livre, vous revenez aux sources historiques du conflit…

Elias Sanbar : La guerre actuelle a trois éléments qui la rendent identique à l’autre, originelle, commencée le 29 novembre 1947, au moment de l’adoption du plan de partage de la Palestine, terminé le 14 mai 1948, lorsque les premiers soldats arabes sont entrés sur le territoire palestinien, à la proclamation de l’État d’Israël. À ce moment-là, nous, Palestiniens, étions déjà réfugiés. Le pays avait déjà été vidé. L’essentiel de la Nakba (l’expulsion de près de 800 000 Palestiniens – NDLR) a eu lieu durant ces cinq mois et demi.

Le « transfert » – le mot est de Ben Gourion – et le remplacement ont déjà eu lieu. Cette première guerre s’est soldée par la défaite du camp palestinien. La Nakba est déjà terminée quand les soldats arrivent avec l’idée de récupérer la Palestine. Elle est déjà perdue. Or, on présente notre expulsion comme la conséquence d’une agression arabe.

Quel projet final guide le gouvernement d’extrême droite israélien aujourd’hui ?

Elias Sanbar : Il n’en a pas. Il y a une explication qu’on retrouve partout : cet homme, Benyamin Netanyahou, n’a d’autre projet que de rester au pouvoir. C’est un peu court ! Le crime de guerre commis par le Hamas le 7 octobre n’était pas un débordement d’action incontrôlée. Je n’en fais pas l’éloge. Il a été conçu pour passer des bombardements habituels orchestrés par Israël à un embourbement de l’armée israélienne à Gaza. Cette stratégie a été menée avec une profonde connaissance de la société israélienne.

Il savait qu’en frappant une société convaincue d’être en danger de disparition, rien ne se solderait par une riposte simple. Israël a repris la main en menant une guerre totale à Gaza. Y ont été ajoutés d’autres champs de bataille : Cisjordanie, Jérusalem-Est, réfugiés de 1948… Le slogan de 1948, « Il est temps de terminer ce que Ben Gourion n’a pas achevé », a été repris.

Que n’a-t-il pas achevé ? Le « transfert » de la Cisjordanie, le « transfert » de Gaza, le « transfert » des 152 000 Palestiniens restés dans ce qui allait devenir Israël et le règlement définitif des 800 000 réfugiés de 1948, qui sont aujourd’hui 6 millions. Le concept de « jour d’après » est celui d’une Palestine totalement « nettoyée ». Le projet en cours est voué à l’échec. Israël n’arrive pas à achever le travail de Ben Gourion et il ne le terminera pas.

Pourquoi ?

Elias Sanbar : Israël existe et a produit une entité, l’Israélien, qui est juif, mais qui n’est pas LE juif. C’est fondamental. Les Israéliens sont à 80 % de religion, d’idéologie, d’identité juive mais ce ne sont pas les juifs. Aujourd’hui, quand on parle d’Israéliens – lesquels ont une mentalité coloniale –, les gens s’imaginent que vous parlez de Freud, de Mahler, de Walter Benjamin, d’Hannah Arendt, de Spinoza… Non ! Ceux-là étaient des Européens juifs. Cette confusion a donné une forme d’immunité aux actions inacceptables d’Israël. Cette guerre est en train de faire voler en éclats l’idée de l’armée la plus morale du monde.

« Tu restes, tu meurs. Tu pars, tu vis. »

La seconde chose, c’est la question du sentiment d’être en danger. Si Israël était vraiment en danger, la totalité des grandes puissances de la planète débarqueraient pour le sauver. Par contre, dans le ressenti israélien – qui est une réalité –, les gens réagissent comme s’ils étaient en danger de disparition réelle. En face, les Palestiniens, eux, sont en train de disparaître. De part et d’autre, le conflit prend la forme d’une question de vie ou de mort. L’idée de deux États, ce pour quoi nous nous sommes battus, moi le premier, n’est plus sur la table. Ils veulent finir le travail !

Une Nakba bis ?

Elias Sanbar : Plutôt un parachèvement de la Nakba, avec la réalisation du « transfert ». La Nakba signifie la catastrophe, l’effet causé par l’absence : un pays disparaît tout à coup, corps et biens. Le transfert est une action militaire, coloniale, de remplacement d’un peuple par l’autre. C’est en jeu depuis le début. Il s’agit d’une colonisation très particulière. Sa seule colonisation jumelle, c’est la conquête de l’Ouest américain.

Ce sont les deux seules colonisations sans métropole. Le transfert est une activité génocidaire, de nettoyage ethnique, d’ethnocide. Avec une nuance d’importance, s’agissant de l’actuel transfert : si les Palestiniens acceptent de partir, on ne les tue pas. Ceux qui meurent sont ceux qui n’ont pas compris qu’il fallait qu’ils partent. D’où cet acharnement, cette folie meurtrière et ces appels incessants aux Gazaouis d’aller en Égypte. Tu restes, tu meurs. Tu pars, tu vis.

Ce qui se passe à Gaza fait presque oublier ce qui a lieu en Cisjordanie et à l’intérieur même d’Israël…

Elias Sanbar : Ce qui se déroule dans les autres régions de la Palestine, à Jérusalem-est, en Cisjordanie, c’est précisément la fin du boulot… En riposte à l’attaque du Hamas, Israël a rouvert tous les fronts. Il ne se confine pas au champ de bataille de Gaza. En Cisjordanie, c’est un grignotage incroyable pour assurer la mainmise des colonies sur tout le territoire. Il y a une semaine, ils ont fondé 26 nouvelles colonies !

Le transfert est en cours. Il y a plus d’un millier de morts. L’un des principaux députés palestiniens à la Knesset, communiste, me dit qu’en Galilée, les gens se demandent si l’armée israélienne ne va pas maintenant venir vers eux et leur refaire le coup de la Nakba.

Un nouvel exode des Palestiniens est-il pensable ?

Elias Sanbar : On ne sait ce qu’il adviendrait en cas de défaite militaire totale. Si les Israéliens n’accèdent pas à une victoire totale, que vont-ils faire ? La situation sera beaucoup plus dangereuse pour eux que ce qu’ils s’imaginent. Si les Palestiniens perdent, que se passera-t-il ? Nous en sommes au septième mois, avec une des armées les plus puissantes de la planète… En tonnage d’explosifs et de bombes, c’est déjà quatre fois Hiroshima !

Sur un territoire de 320 km2, soit un rectangle de 32 km sur 10. Un homme normalement constitué peut parcourir 4 km/h à pied. En huit heures, il traverse toute la bande de Gaza du nord au sud. En deux heures, il va de l’est jusqu’à la mer. Imaginez que, sept mois plus tard, une armée suréquipée, avec déjà 107 à 108 ponts aériens américains de munitions, n’arrive pas à déloger des hommes et des femmes qui sortent de leurs tunnels en tongs, voire pieds nus, armés d’un simple RPG (lance-roquettes) pour les harceler et repartir.

Nous en sommes à je ne sais combien d’annonces sur le fait que, sur les 20 divisions du Hamas, il en reste 4 et que tout est pacifié, sauf ce trou au sud. Depuis les cinq derniers jours, les batailles les plus fortes se déroulent au nord, dans des zones (vers le camp de réfugiés de Jabalia) annoncées comme totalement pacifiées, nettoyées depuis octobre par l’armée israélienne. Les bataillons, côté palestinien, du Hamas – il n’y a pas que lui – se reforment dès qu’ils sont décimés. Un classique des guerres coloniales.

À quelles conditions une solution politique pourrait enfin voir le jour dans la perspective de deux États ?

Elias Sanbar : Je ne sais pas et je crois que personne ne le sait. La guerre est en cours. Il n’y a pas de conflit qui n’ait de solution. Cela ne marchera que si une partie et l’autre ont le sentiment que la justice est au rendez-vous. Sinon, le conflit re-explosera. Quant à deux États, je n’y crois plus.

La réalité du terrain en a anéanti définitivement la possibilité. Je ne dis pas l’idée. Pourquoi ? Je ne sais quelle armée se dévouerait pour aller sur place et vider les colons des territoires qu’ils ont volés. C’est trop tard. Je ne vois pas quel pays va s’y risquer. Les deux États ont été mis à mort.

On parle peu de l’importante diaspora palestinienne de par le monde. A-t-elle un rôle à jouer ?

Elias Sanbar : La diaspora est partout. Regardez les manifestations : 300 000 à 400 000 personnes à Londres, en Suède, Norvège, Mexique, Argentine, Pakistan, Malaisie. La diaspora est extrêmement active et les élites palestiniennes des exils le sont aussi. Nous sommes très installés dans toutes les universités au monde.

Pas seulement du côté des étudiants. Il y a énormément de professeurs palestiniens. Cette diaspora a une puissance intellectuelle qu’on ne soupçonne pas. C’est là que se joue la réputation d’Israël. Israël est en train de détruire sa moralité. Quand on est face à des milliers d’enfants morts… Ce qu’a fait le Hamas n’enlève rien à tous ces cadavres.

Ces gosses ont été assassinés. Des choses se préparent à la Cour pénale internationale (CPI) avec des mandats d’arrêt en cours. Il y a une semaine, j’ai vu des médecins revenir des hôpitaux du nord de la bande de Gaza. Sept charniers ont déjà été découverts avec des centaines de cadavres, mains et pieds ligotés ! J’ai vu ce que ces médecins ont filmé. Ils ont analysé l’état des corps. Ils ont trouvé des cadavres avec des cathéters !

Ces gens ont été assassinés dans leur lit ! Il y a eu un carnage, avec des traces de torture sur beaucoup de corps2. Ils sont en train de devenir fous. Nous en sommes au 150e journaliste palestinien abattu. Pour qu’il n’y ait pas de témoins du crime. Un très grand nombre de médecins palestiniens ont été assassinés. Durant la guerre du Vietnam, la stratégie américaine était la suivante : puisqu’on n’arrive pas à pêcher tous les poissons, on va vider l’eau. Ils sont en train de vider l’eau à Gaza : pas de vivres, pas de médicaments, pas de médecins, pas d’images…

L’éventuelle libération de Marwan Barghouti pourrait-elle ouvrir une perspective neuve au devenir du peuple palestinien ?

Elias Sanbar : Je ne crois pas qu’ils le feront. Ils savent ce qu’il arriverait s’ils le libéraient. Seront-ils un jour forcés de le faire, je ne sais pas.

En ces heures, vous devez sans doute penser très fort à votre ami, le poète Mahmoud Darwich, ce grand donneur de force et d’espoir.

Elias Sanbar : Le poème que je cite dans le livre date de 1992. Nous sommes en 2024. Il semble avoir été écrit avant-hier ! C’est dire sa force. C’est grâce à la poésie de Mahmoud Darwich que nous avons en partie tenu le coup de la disparition et de l’absence. En arabe, le vers se dit « beit » et la maison aussi.

Nous avons habité les poèmes de Darwich. Il nous a amené nos maisons à nous qui en étions privés. Allez dans une rue arabe, prenez un passant, dites « Mahmoud Darwich », il vous récitera par cœur deux ou trois vers. La traduction des œuvres de cet ami intime a pris vingt-huit années de ma vie. On se voyait tous les jours.


 

Note :

  1. Chez Gallimard, collection « Tracts », n° 56, 48 pages, 3,90 euros, numérique, 3,50 euros. Du même auteur, Figures du Palestinien. Identité des origines, identité de devenir, Folio Histoire, 309 pages, 9,40 euros. ↩︎

  2. Cet entretien a été réalisé quelques jours avant la demande mandat d’arrêt de la CPI contre Benyamin Netanyahou, Yoav Gallant et trois responsables du Hamas pour « crimes de guerre ». ↩︎

 

  mise en ligne le 22 mai 2024

Sur les barrages à Nouméa : « Ils sont venus nous flinguer comme des chiens »

Johanna Tein sur www.humanite.fr

Pour le gouvernement français et les partisans de l’ordre colonial, la jeunesse kanak n’existe pas, sauf en tant qu’émeutiers radicalisés à mater. Mais sur les barrages, celle-ci raconte ouvertement ses espoirs, ses peurs et sa colère brute et pourquoi sa lutte, qui a embrasé le pays, s’inscrit dans les pas des « anciens ».

Nouméa (Kanaky-Nouvelle-Calédonie), correspondance particulière.

Sur la presqu’île de Nou, là où fût implanté le bagne de la Nouvelle-Calédonie au XIXe siècle, un groupe de jeunes hommes ont érigé un barrage. Ils bloquent la seule voie qui mène à plusieurs infrastructures importantes du pays : deux hôpitaux, l’université de la Nouvelle-Calédonie et sa cité universitaire, où sont logés de jeunes étudiants venant de tout l’archipel.

À dix mètres de cette barricade, de jeunes Kanak stoppent les personnes et les voitures. Un homme vient à notre rencontre, salue avec gentillesse. Il n’a pas d’arme et s’appelle Phil, originaire de l’île de Lifou : « Vous pouvez passer, le barrage est simplement filtrant. » Plusieurs véhicules circulent sans encombre : ambulances, médecins, familles avec enfants, habitants du quartier. On se salue, on échange un mot. Certains passagers s’arrêtent pour distribuer des boissons ou de quoi manger.

Phil est le plus âgé du groupe : à ce titre, c’est lui qui fait office de porte-parole. Il tient à exposer les raisons de l’engagement de ces militants. « On est là pour dire non au dégel du corps électoral. C’est un acquis de nos papas, quand ils ont fait la première lutte dans les années 1980, avec le FLNKS. On a compris, on se lève aujourd’hui pour dire que le dégel du corps électoral, cela veut dire noyer la revendication kanak dans ce pays. Et nous, on ne voudra jamais ça. »

La tension reste palpable sur le caillou

Fatigués, tous barbouillés du noir de la fumée, ils ressemblent à leurs ancêtres guerriers qui autrefois s’enduisaient de noix de bancoule avant d’aller au combat. Peu après, Phil exhorte : « Mettez-vous à l’abri, avancez votre voiture vers le barrage, à côté des jeunes, là ! » dit-il, désignant des militants de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), une émanation de plusieurs mouvements indépendantistes qui organise la contestation depuis plus de six mois. L’un des jeunes exprime sa colère en lançant des cailloux sur une carcasse de voiture calcinée.

La tension demeure extrêmement vive. L’un des membres du groupe, Louis *, prend la parole : « Une demi-heure avant votre arrivée sur le barrage, on a été la cible d’individus armés dont on ne connaît pas l’identité. Je tiens à dire qu’une milice existe. Elle semble travailler en parallèle avec la police. On ne sait pas s’ils sont avec elle ou pas mais, à chaque fois, ils se suivent. » Des hommes armés étaient à bord d’un 4×4 et leur ont tiré dessus. « Ils sont venus nous flinguer comme des chiens. Mais il n’y a pas de morts, ni de blessés. » Phil, qui se dit chrétien et kanak, remercie « Dieu et les esprits de l’endroit de les avoir épargnés ».

Depuis le 13 mai, plusieurs jeunes ont été tués, trois officiellement, mais d’autres sont portés disparus. À ce jour, personne ne connaît le nombre exact de blessés et de morts. Pour l’heure, le bilan fait état d’au moins un décès à la Vallée du Tir, et de deux autres à Ducos : une jeune fille de 17 ans et un homme de 36 ans, originaires de Canala, sur la côte est du pays.

C’est pour ces raisons que le groupe se dit farouchement opposé à l’entrée des forces de police à Nouville et craint que les renforts de métropole ne soient pas là « pour protéger les habitants des exactions de la milice” ». L’évocation de ces « milices européennes » n’est pas nouvelle dans l’histoire : dans les années 1980, elles agissaient souvent impunément, comme lors de l’assassinat de Pierre Declercq, alors secrétaire général de l’Union calédonienne, tué le 19 septembre 1981, dans sa propre maison. Ses assassins n’ont jamais été arrêtés.

Les jeunes que l’on voit sur ces barrages sont issus essentiellement des quartiers populaires du Grand Nouméa, comme Tuband, Magenta, Nouville, Koutio. Des zones où les forces de police sont intervenues en priorité et de manière musclée depuis les premiers heurts et le meurtre du jeune Djibril, 20 ans, originaire de l’île de Maré et abattu par un homme en civil, le 15 mai. Au total, on dénombre plus de 300 arrestations.

Dans les quartiers aisés de Nouméa, notamment ceux du sud, il ne fait pas bon être kanak ou océanien. Les accès sont fermés, même pour aller faire des courses. Pourtant, à la plage de l’Anse Vata, cœur du littoral touristique, les terrasses et la plage sont ouverts, comme si le temps s’était arrêté, comme si, sur cette terre, les uns et les autres ne vivaient pas dans le même monde.

L’histoire des luttes kanak profondément ancrée dans la mémoire des kanak

Pour tous ces jeunes Kanak, la question reste celle de la dignité de leur peuple. N’ont-ils pas le droit de rêver une vie meilleure, pour leur propre société, non soumise à la rentabilité, non rythmée par le temps de la montre et de la façon de vivre des Occidentaux ? Comme le disait Jean-Marie Tjibaou, ancien leader du FLNKS assassiné en 1989 : « Il est difficile de suivre celui qui cherche sa route. »

Retour à Nouville, où Phil et ses camarades saluent la mémoire des leaders indépendantistes abattus par le GIGN, « comme Éloi Machoro et Marcel Nonnaro », en 1985. Mais aussi des dix de Hienghéne, dont deux frères de Jean-Marie Tjibaou, assassinés par des opposants loyalistes qui furent acquittés. Enfin, de ceux de la célèbre grotte de Gossanah à Ouvéa en 1988, dont Wenceslas Lavelua et ses compatriotes, abattus également lors de cette opération militaire nommée « Victor ». Cette histoire est ancrée profondément, celle d’une guerre civile qui leur a permis d’enfin exister et d’être reconnus pleinement légitimes sur cette terre désormais nommée « Kanaky », le mot d’ordre brandi sur les barrages.

Ces jeunes ont aussi en mémoire la longue histoire de la résistance à la domination française, depuis la prise de possession de l’archipel en 1853, et les maintes « révoltes » et « situations insurrectionnelles » brutalement réprimées. « Depuis le 24 septembre 1853, lorsqu’ils ont levé le drapeau à Mahamate (aujourd’hui Pouébo, dans le nord de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie – NDLR), il y a eu des morts. »

Loin de l’image de jeunes émeutiers incontrôlables, le leader du petit groupe précise : « Aujourd’hui, le 20 mai 2024, à 13 h 22, cela fait une semaine que nous sommes là. Il y a des jeunes qui ont été tués, mais nous, nous n’avons pas d’armes. C’est un barrage pacifique. Ici, à Nouville, on a deux hôpitaux et l’université : on ne peut pas bloquer complètement la route », finit-il, solennel.

« Résister, ce n’est pas mourir »

Pour ces militants, la partialité de l’État français les a motivés à organiser une résistance pacifique avec la CCAT. « C’est pour faire entendre nos voix et nos rêves pour notre pays et nos enfants que nous sommes là. » Depuis la mobilisation massive du samedi 13 avril 2024 sur la place de la Paix, la CCAT a coordonné des nombreux regroupements, à chaque fois sans heurts, afin de montrer au peuple de France que le peuple kanak réclame justice et équité.

Près du barrage, Raphaël (*) engage le dialogue : « Aujourd’hui, c’est toujours la même chose : ils lèvent le drapeau français mais il y a des morts de l’autre côté. On fait de la résistance, mais résister, ce n’est pas mourir. Nous, on se bat pour notre dignité, sans armes à feu, comme nos anciens faisaient. On accompagne un gouvernement légitime, le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie – Kanaky. »

Avant de partir, le petit groupe tient à faire passer un message, comme un manifeste de sa lutte. « On demande à tout le monde d’avoir un œil bienveillant pour le combat des enfants de Kanaky, le nom de ce pays. Kanaky ne veut pas dire qu’on va exterminer tout le monde et qu’il y aura une seule race. Non ! On demande la nationalité kanak ou la nationalité calédonienne, mais il ne faut pas faire passer le dégel avant la nationalité. Kanaky vaincra ! »

Comme un lointain écho à la pensée de Jean-Marie Tjibaou, retranscrite dans son livre, la Présence kanak, publié en 1996 chez Odile Jacob : « Pour nous, il y a ici un peuple indigène, c’est le peuple kanak. Nous voulons d’abord la reconnaissance de ce peuple et son droit à revendiquer l’indépendance de son pays. Ce n’est pas plus raciste que de parler de citoyenneté française. »

* Le prénom a été modifié

 

  mise en ligne le 20 mai 2024

Johann Soufi :
« C’est officiel,
Benjamin Netanyahou
est un criminel de guerre »

Elisabeth Fleury sur www.humanite.fr

Spécialiste du droit international, l‘avocat Johann Soufi analyse, pour l‘Humanité, la démarche du procureur de la CPI, Karim Khan.


 

Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) vient de demander à la Chambre préliminaire de délivrer des mandats d‘arrêt contre Benyamin Netanyahou, son ministre de la Défense ainsi que trois responsables du Hamas. Sa démarche vous a-t-elle surpris ?

Johann Soufi : On savait depuis plusieurs semaines, grâce à des fuites, que le procureur examinait la possibilité de tels mandats d‘arrêt. Mais on ignorait où il en était. En faisant cette annonce publiquement, Karim Khan neutralise les pressions qui, depuis le début, pèsent sur cette procédure. Cette annonce met fin à une pratique qui, jusqu’à présent, consistait à attendre que les mandats d‘arrêt soient émis pour communiquer.

Et sur le fond ?

Johann Soufi : On parle d‘extermination, de crimes contre l‘humanité, de persécutions, d‘actes inhumains. On accuse les dirigeants israéliens d‘affamer délibérément des civils. Les qualifications retenues sont extrêmement larges, on est à la limite du génocide.

Karim Khan a tenu à préciser que, pour forger sa décision, il avait procédé à une analyse globale et consulté les plus éminents juristes – parmi lesquels Amal Clooney ou Theodor Meron. La communauté internationale est donc avertie. Il reviendra aux juges de la Chambre préliminaire, à présent, d’examiner plus précisément sa requête.

Quelle est leur marge de manœuvre ?

Johann Soufi : Ces trois juges, qui se prononcent chacun en leur nom propre, ne refont pas l’enquête. Ils étudient la requête du procureur – probablement des centaines de pages – et vérifient si les preuves rapportées correspondent aux qualificatifs retenus. Cela peut prendre un ou deux mois, mais pas davantage. Le cas échéant, les magistrats peuvent écarter des accusations ou procéder à des requalifications.

En 2009, la Chambre préliminaire a ainsi accepté de délivrer un mandat d’arrêt pour « crimes conte l’humanité » et « crimes de guerre » à l’encontre du président du Soudan Omar el-Béchir, mais a refusé de le poursuivre pour « génocide », comme le souhaitait le procureur. Il y a donc une certaine marge de manœuvre mais, de mémoire, jamais une Chambre préliminaire n’a refusé de délivrer un mandat d’arrêt que lui réclamait le procureur.

Quelles seront les conséquences de ces mandats d’arrêt ?

Johann Soufi : Pour les intéressés, d’abord : même s’ils ne sont pas arrêtés immédiatement, même s’il ne faut pas espérer un procès avant longtemps, leur avenir politique est désormais bloqué. Regardez Vladimir Poutine : il a pu aller en Chine, certes, mais il ne s’est pas rendu à l’assemblée générale de l’ONU, il ne voyage pas en Europe, il n’a pas participé à la réunion des Brics à Johannesburg, il ne sera pas présent aux cérémonies du 6 juin en France. Trop risqué.

Car lorsqu’un mandat d’arrêt est délivré par la CPI, les États parties ne doivent pas se contenter d’être passifs, ils doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour qu’il soit exécuté. Il y a une obligation d’agir. Cela passe par des pressions politiques, par des sanctions économiques. Le but, c’est que le criminel soit arrêté et jugé.

Une fois délivré, un mandat d’arrêt peut-il être levé ?

Johann Soufi : Non. Les faits ont été commis, ils doivent être jugés. Il y a cependant deux hypothèses dans lesquelles un mandat d’arrêt peut prendre fin. La première, c’est que la personne visée décède. La deuxième, c’est qu’elle puisse prouver qu’elle a fait l’objet, pour les faits qui lui sont reprochés, d’un procès juste, équitable et impartial.

Je doute que Benjamin Netanyahou soit jamais jugé, en Israël, pour les faits dont il est aujourd’hui accusé. Il faudra donc, comme les quatre autres responsables visés par la requête, qu’il soit un jour traduit devant la Cour pénale internationale.

Comment les États-Unis vont-ils réagir ?

Johann Soufi : Les États-Unis ne sont pas membres de la CPI, ils ne sont donc pas tenus de mettre à exécution les mandats qu’elle délivre. Mais ça devient très compliqué, pour Joe Biden, de figurer sur la même photo que Benjamin Netanyahou. Aux yeux de la communauté internationale, c’est officiel, il est un criminel de guerre.

Parallèlement à ces poursuites, qui visent des personnes physiques, l’État d’Israël est aussi mis en cause devant la Cour internationale de justice (CIJ). Ces deux procédures s’articulent-elles ?

Johann Soufi : Non. Ces instances et ces procédures sont totalement indépendantes les unes des autres. Mais réclamer l’arrestation de Benjamin Netanyahou n’est pas neutre. Cela ne peut que renforcer l’analyse, déjà faite par les juges de la CIJ, d’une volonté génocidaire d’Israël à l’égard du peuple palestinien.

  mise en ligne le 17 mai 2024

Guerre à Gaza : les mobilisations en soutien à la Palestine s’étendent en Europe

Clémentine Eveno sur www.humanite.fr

Des mobilisations à Londres et à Berlin sont prévues pour commémorer la Nakba, le déplacement massif de Palestiniens en 1948 et pour demander la fin des ventes d’armes à Israël, contre la guerre à Gaza, samedi 18 mai. Depuis début mai, des mobilisations ont lieu partout chez nos voisins européens.

Des mobilisations à Londres et à Berlin sont prévues pour commémorer la Nakba, le déplacement massif de Palestiniens en 1948 ainsi que pour demander la fin des ventes d’armes à Israël dans le cadre de la guerre contre la guerre à Gaza, samedi 18 mai. Les mobilisations s’accumulent chez nos voisins européens. Retour sur quelques-unes d’entre elles, depuis début mai.

Des occupations d’universités dans de nombreux pays d’Europe

Au Royaume-Uni, plusieurs universités britanniques ont été occupées. La première université à se mobiliser a été celle de Warwick, dans le centre de l’Angleterre. Le mouvement a ensuite gagné les villes de Newcastle, Édimbourg, Manchester, Cambridge et Oxford. En Italie, des « comités contre la guerre » organisent des occupations et des cortèges dans différentes universités comme à Milan, Naples, Turin, Bologne, Padou. En Espagne, le mouvement de protestation en soutien au peuple palestinien continue de s’étendre dans différentes villes, vendredi 17 mai.

Des réponses répressives

À Athènes, vingt-huit personnes ont été arrêtées mardi 14 mai 2024. Elles occupaient l’Université de droit d’Athènes depuis la veille, en « solidarité avec la Palestine ». Parmi ces vingt-huit personnes arrêtées, neuf d’entre elles étaient des ressortissantes étrangères. Parmi elles, trois étaient françaises. Elles sont aujourd’hui menacées d’expulsion selon nos confrères de Libération. Les personnes sont accusées de « délits de trouble à l’ordre public, de dommages aux biens de tiers et de désobéissance ».

En Suisse, après sept jours de siège, la police a évacué la cinquantaine de manifestants installés dans l’Université de Genève, lundi 13 et mardi 14 mai. À l’Université d’Amsterdam, la police néerlandaise a annoncé avoir arrêté 125 personnes, mardi 7 mai, selon l’agence de presse turque Anadolu.

Plus de 37 personnes interpellées en Allemagne, lors d’un rassemblement à l’université Humboldt de Berlin le 3 mai. Des manifestants viennois ont quant à eux tenté d’occuper le campus de l’Université. Mais la police a immédiatement évacué le campement.

Des mobilisations victorieuses

Des étudiants avaient installé des dizaines de tentes pour protester contre l’offensive israélienne à Gaza, le vendredi 3 mai au Trinity College, à Dublin, en Irlande. Cinq jours plus tard, l’Université et les manifestants ont trouvé un accord : l’Université a accepté de rompre ses liens avec « les entreprises israéliennes qui ont des activités en territoire palestinien occupé et apparaissent sur la liste noire des Nations unies à cet égard ». En Norvège, cinq universités ont aussi décidé de suspendre toutes les collaborations en cours qu’elles avaient avec des universités israéliennes, rapporte Le Monde.

Un syndicat de journalistes mène une action pendant l’Eurovision

Un syndicat de la chaîne de télévision publique belge VRT a brièvement interrompu la demi-finale de l’Eurovision, jeudi 9 mai. Le message en néerlandais affiché était le suivant : « Ceci est une action syndicale. Nous condamnons les violations des droits de l’homme commises par l’État d’Israël. De plus, l’État d’Israël détruit la liberté de la presse.

C’est pourquoi nous interrompons brièvement l’image. #CeaseFireNow StopGenocideNow ». Le syndicat ACOD-VRT, à l’origine s’est exprimé sur son compte Facebook : « Ne rien faire, se contenter de regarder, n’est plus une option ».

  mise en ligne le 17 mai 2024

Nouvelle-Calédonie : le dramatique retour du refoulé colonial

Carine Fouteau sur www.mediapart.fr

Pour sauver le processus de décolonisation débuté il y a près de quarante ans, l’exécutif doit comprendre que la réforme du corps électoral sur laquelle il s’est fracassé est une question de survie pour les Kanaks, liée à leur minoration démographique, au cœur de la domination française depuis le XIXe siècle.

ManqueManque d’écoute et de considération, passage en force législatif, envoi du GIGN et du Raid, couvre-feu, état d’urgence… Alors que cinq personnes ont été tuées (trois Kanaks et deux gendarmes) et de nombreuses autres blessées dans les affrontements survenus à Nouméa et ses environs au cours des derniers jours, l’exécutif est aspiré par la spirale de violence qu’il n’a pas su désamorcer, voire qu’il a contribué à réveiller.

Les tirs à balles réelles, sur fond d’incendies, de barrages routiers et de pillages, font ressurgir le spectre de la guerre civile entre indépendantistes et loyalistes dont le point culminant a été atteint en mai 1988 avec la mort de dix-neuf Kanaks et de deux militaires lors de l’assaut de la grotte d’Ouvéa. Déjà, l’enjeu du corps électoral était au cœur de ce que l’on a hypocritement appelé les « événements ».

En raison de sa désinvolture et de son impréparation, tant l’histoire semble se répéter, l’exécutif fait prendre à la France le risque de réduire en cendres près de quarante ans d’un patient processus de décolonisation, qui avait permis jusque-là, dans un savant apprentissage des forces en présence, de maintenir la paix civile en Nouvelle-Calédonie et dont certains, y compris parmi les officiels, ont longtemps espéré qu’il symbolise la première décolonisation « réussie », c’est-à-dire sans violences, de notre pays.

Lors d'une manifestation contre l'élargissement du corps électoral en Nouvelle-Calédonie, à Nouméa, le 13 avril 2024. © Photo Nicolas Job / Sipa

Aujourd’hui, le fil des échanges et de l’équilibre sur lequel s’est construit le destin commun en Nouvelle-Calédonie semble cassé, malgré les appels au calme qui se font entendre de toutes parts, côté loyaliste et côté indépendantiste.

Emmanuel Macron en porte la responsabilité, au regard des fautes accumulées par l’exécutif. Plutôt que d’entendre les alertes des indépendantistes lancées depuis des mois sur les conséquences d’un élargissement du corps électoral susceptible de marginaliser les Kanak·es dans la répartition des sièges dans les provinces, l’exécutif a choisi de les mépriser. Plutôt que de persister dans la nécessité d’un dialogue, tout complexe soit-il, il a choisi de passer en force son projet à l’Assemblée nationale.

Plutôt que de saisir la gravité du moment en tirant les leçons des expériences passées, le président refuse de faire une pause sur le fond de la réforme contestée, recourt à l’état d’urgence – inscrit dans la loi en 1955 pour faire face aux « événements » d’une autre ex-colonie, l’Algérie – et envoie les troupes.

Des blessures ravivées

Après avoir alimenté le chaos, il promet une réponse « implacable » à l’embrasement des rues. Pour faire bonne figure face à la brutalité de sa stratégie, il « invite » désormais les délégations calédoniennes à venir discuter à Paris, tout en prévenant qu’il maintiendrait la réunion du congrès à Versailles « avant la fin juin » pour entériner la révision constitutionnelle si aucun accord n’était trouvé d’ici là. Des négociations avec un ultimatum… pas sûr que les intéressés apprécient.

Le ministre de l’intérieur le dit à sa manière, encore moins policée : « La République ne tremblera pas. Oui au dialogue comme l’a dit le premier ministre, autant qu’il faudra, où il le faudra, avec qui il faudra, mais jamais la République ne doit trembler devant les kalachnikovs », a affirmé Gérald Darmanin, après avoir salué la mémoire du gendarme décédé sans un mot pour les autres victimes.

Compte tenu de son implication dans le processus décolonial, l’État français devrait pourtant le savoir : on ne met pas fin impunément à un héritage de conquête, d’asservissement et de ressentiment sans rompre avec les méthodes brutales et expéditives qui ont façonné le passé.

Loin de l’apaisement escompté, le chef de l’État ravive douloureusement les blessures d’une histoire de domination jamais complètement refermée, malgré les accords de Matignon de 1988, consécutifs à la tragédie d’Ouvéa, puis de Nouméa de 1998, dont le préambule a, pour la première fois, officiellement reconnu le fait colonial de la République française.

Ces accords ont manifesté la volonté partagée de « tourner la page de la violence et du mépris pour écrire ensemble des pages de paix, de solidarité et de prospérité », comme l’État avait obtenu de l’inscrire dans le marbre. Il semble, au regard de la situation actuelle, que l’exécutif ait oublié de lire la page jusqu’au bout, avant de la tourner. Car même si le « non » aux référendums d’autodétermination l’a emporté trois fois, le processus de décolonisation, contrairement à ce qu’il aimerait croire, n’est pas achevé pour autant. Selon ce qui a été dit et écrit, un accord global sur l’avenir institutionnel de cet archipel du Pacifique, toujours considéré par l’ONU comme un territoire non autonome à décoloniser, doit encore être conclu.

On ne se débarrasse pas ainsi d’un substrat colonial qui imprègne encore le présent du pays, sans l’avoir regardé en face. Sur une terre où les habitant·es et les institutions ont su faire preuve d’intelligence collective et d’accommodements raisonnables, la gestion managériale et policière, sans passé ni futur, de ce dossier brûlant est vouée non seulement à l’échec, mais aussi au drame.  

« Le temps viendra où le désir de dominer, de dicter sa loi, de bâtir son empire, la fierté d’être le plus fort, l’orgueil de détenir la vérité, seront considérés comme un des signes les plus sûrs de la barbarie à l’œuvre dans l’histoire des humanités » : ces lignes des écrivains Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau (ici et ) devraient résonner aux oreilles d’Emmanuel Macron. Écrites en 2007, elles ne faisaient pas référence à la situation calédonienne, mais répondaient au sinistre « débat » sur l’« identité nationale », dont on mesure, rétrospectivement, à quel point il a réactivé de vieilles matrices racistes.

Les fautes du président

Comment en est-on arrivé à ce qui pourrait se transformer en point de non-retour ? Depuis l’Hexagone, Nouméa a paru s’embraser en un rien de temps, alors que les débats parlementaires touchaient à leur fin. Mais la colère couvait depuis bien plus longtemps. La faute originelle du chef de l’État remonte à 2021 quand l’exécutif a exigé le maintien du troisième référendum sur l’indépendance, pourtant boycotté par les indépendantistes. En dépossédant les premiers concernés de l’expression de leur voix, le scrutin perdait de facto toute légitimité.

La confiance perdue, les relations avec les principales composantes du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) se sont considérablement tendues, jusqu’à entraver la reprise des discussions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie.

En 2022, les indépendantistes ont perçu comme un manque évident d’impartialité de l’État la nomination au gouvernement de Sonia Backès, fer de lance de la droite loyaliste. Ces derniers temps, leur courroux a fini par se fixer sur la personne de Gérald Darmanin, qui a repris le dossier en main, en rupture avec la tradition de le confier à Matignon, et dont les manœuvres politiciennes cadrent mal avec la recherche du consensus et le crédit à la parole donnée au centre de la culture politique en Nouvelle-Calédonie.

L’étincelle finale est ainsi venue du projet de réforme porté par le ministre de l’intérieur. Depuis la révision constitutionnelle de 2007, découlant de l’accord de Nouméa, seules les personnes inscrites sur les listes électorales avant la date de l’accord pouvaient voter aux élections provinciales – une dérogation à la loi française visant à atténuer le poids des nouveaux venus et à permettre aux Kanak·es de continuer d’influer sur le cours des décisions les concernant.

Au mépris de cet engagement, Gérald Darmanin, désireux de tourner la fameuse page de l’Histoire, a jugé que ce principe n’était « plus conforme aux principes de la démocratie ». Après avoir boycotté le troisième référendum en raison du non-respect de la période de deuil kanak post-Covid, les indépendantistes ont instantanément vu le dégel du corps électoral comme une mise en minorité supplémentaire, les Kanak·es ne représentant plus que 41 % de la population selon le dernier recensement.

Une question de survie

La question est existentielle pour eux : faute de majorité démographique, leur destin politique leur échappe, eux qui soutiennent ultra-majoritairement le chemin de l’indépendance, face aux héritiers des colons blancs, et aux Calédonien·nes d’origine européenne en général, faisant le choix inverse. Et ils ont de quoi se méfier des intentions de l’État tant la France, dès qu’elle s’est installée en Océanie, en a fait un enjeu stratégique au service de sa politique de colonisation et de remplacement.

Dès la prise de possession de l’île en 1853 sur ordre de Napoléon III, les spoliations foncières, les déplacements et le travail forcé de la population autochtone ont eu pour effet de la réduire numériquement. Au recensement de 1921, il ne restait plus que 27 100 Kanak·es, soit environ 80 % de moins qu’en 1774.

Dans les années 1950, après la fin de l’indigénat en 1946, alors que les mouvements de décolonisation s’intensifiaient partout dans le monde, la France, à contre-courant, a amplifié sa stratégie de peuplement en Nouvelle-Calédonie. Après avoir déporté des bagnards, des communards et des Algériens dans la deuxième moitié du XIXe siècle, elle a, dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale, considéré l’immigration comme une nécessité pour maintenir sa présence dans cette partie du globe. Puis, au cours des années 1970, avec le boom du nickel, cette vague de « migrants économiques », principalement venus des îles Wallis et Futuna, a fait basculer le peuple kanak dans la minorité numérique.

La circulaire du premier ministre Pierre Messmer du 19 juillet 1972 est des plus explicite : « La présence française en Calédonie ne peut être menacée, sauf guerre mondiale, que par une revendication nationaliste des populations autochtones, appuyées par quelques alliés éventuels dans d’autres communautés ethniques venant du Pacifique. À court et moyen terme, l’immigration massive de citoyens français métropolitains ou originaires des départements d’outre-mer devrait permettre d’éviter ce danger, en maintenant ou en améliorant le rapport numérique des communautés. À long terme, la revendication nationaliste autochtone ne sera évitée que si les communautés non originaires du Pacifique représentent une masse démographique majoritaire. » Voilà, tout est dit.

Dans le même temps, les revendications kanakes deviennent si fortes que l’État ne peut plus les ignorer. Les indépendantistes estiment qu’outre les Kanak·es, celles et ceux qu’ils appellent les « victimes de l’Histoire », c’est-à-dire les personnes forcées par l’administration coloniale de venir s’installer dans l’archipel, devraient être autorisé·es à s’exprimer sur l’avenir du pays. Les bases d’une négociation en vue de l’autodétermination sont jetées en 1983 lors d’une table ronde organisée à Nainville-les-Roches, en Essonne. Dès lors, la question du corps électoral est posée. Elle ne cessera de l’être, notamment en 1988, mais aussi lors du premier référendum d’autodétermination en 2018… jusqu’à aujourd’hui.

  mise en ligne le 15 mai 20244

Montpellier : la présidence de Paul Valéry épinglée lors d’un nouveau rassemblement pour la Palestine

sur https://lepoing.net/

Un nouveau rassemblement pour la Palestine a eu lieu à l’université Paul Valéry ce mardi 14 mai, alors qu’une délégation était reçue pour discuter de la résiliation d’accords avec des universités israéliennes.

Plus d’une cinquantaine de personnes se sont à nouveau rassemblé.es sur le campus de l’université Paul Valéry ce mardi 14 mai, à l’appel du Comité universitaire de soutien à la Palestine.

Après plusieurs rassemblements pour la résiliation d’accords institutionnels entre Paul Valéry et certaines universités israéliennes jugées complices du génocide en cours, les membres du comité, étudiant.es et professeurs des fac de lettres et de science, devaient être reçus ce 14 mai par la présidence de Paul Valéry.

Les manifestant.es se sont vite abrité.es d’une pluie battante sous le parvis des amphis ABC, où des prises de parole ont eu lieu. « Il est important pour nous d’imposer le boycott des universités israéliennes, qui participent en toute violation du droit international à la colonisation puisque certaines sont implantées en territoire occupé. », a introduit un étudiant du collectif.

Marc Lenormand, professeur de Paul Valéry syndiqué à Sud Éducation, a ensuite pris le relais au micro : « La semaine dernière la présidence de Paul Valéry s’est exprimée publiquement pour la toute première fois sur les mobilisations en cours pour la Palestine, malgré une motion déposée plus tôt dans l’année par le SNES-UP, via un mail. Est-ce que la présidence s’est émue de la situation actuellement catastrophique dans la bande de Gaza ? Non. Est-ce que la présidence s’est émue du rôle que jouent les universités israéliennes dans la politique menée en Palestine ? Non. La présidence s’est exprimée pour condamner la mobilisation, en accusant de manière fallacieuse le comité universitaire pour la Palestine de violences. Les messages pourtant très policés envoyés à la présidence se voient transformer en menaces. Et nos revendications concernant la résiliation des accords avec les universités israéliennes ont déjà été écartées, avant même le rendez-vous prévu aujourd’hui. Au nom des libertés académiques. Alors il faut revenir sur cette notion de libertés académiques. Dans le droit français, la liberté académique, c’est le droit pour un chercheur de mener ses recherches et ses enseignements en toute liberté. Il n’y a donc aucune contradiction entre les libertés académiques et le boycott, puisque ce sont les institutions qui sont ciblées, pas les individus. Il n’y a pas besoin de partenariat entre deux institutions pour que des chercheurs travaillent ensemble. Les accords entre institutions universitaires sont un élément de politique publique et internationale. Et c’est à ce titre que nous appuyons le boycott des institutions universitaires israéliennes, comme le demandent nos homologues palestinien.nes. Comme pour l’apartheid sud-africain c’est une manière très efficace de faire pression sur la société civile pour la désolidariser du régime. »

Une délégation de quatre personnes a ensuite été reçue par la présidence de l’université, tandis que le rassemblement se déplaçait en soutien devant l’entrée du bâtiment administratif.

Comme annoncé, la présidence a refusé de prendre en compte les revendications de boycott portées par les délégué.es du comité universitaire de soutien à la Palestine. En annonçant toutefois réfléchir à un partenariat avec l’université palestinienne de Beir Zeit.

La mobilisation universitaire va donc se poursuivre. Un nouveau rassemblement est déjà programmé ce jeudi 16 mai à 13h à Paul Valéry.

Après une occupation de 24h de la place de la Comédie et une manif dynamique le week-end dernier, une nouvelle marche est appelée par l’ensemble des organisations mobilisées sur la ville pour la Palestine, ce samedi 18 mai à 15h place de la Comédie.

Le lendemain, dimanche 19 mai, c’est le local associatif Les Bouz’arts qui accueillera au 3 avenue Saint-Lazare la journée « Art & Culture against apartheid ». Au programme, des expositions d’œuvre, un atelier débat dès 15h, des lectures de poèmes palestiniens à partir de 16h30, un concert pour 17h30 et le DJSet FourByFour & Kbira pour 20h.

  mise en ligne le 15 mai 2024

Emmanuel Macron et sa majorité ont remis le feu à la Nouvelle-Calédonie

Ellen Salvi sur www.mediapart.fr

En trois ans, l’exécutif a bouleversé l’équilibre fragile qui régnait dans l’archipel depuis des décennies. Des violences y ont éclaté en marge de l’examen d’une révision constitutionnelle à laquelle les indépendantistes s’opposent. Le chef de l’État entend désormais sauver une situation qu’il a lui-même rendue désespérée.

UnUn débat désolant, loin, très loin du compromis qui a permis en 1988 aux habitant·es de la Nouvelle-Calédonie de « tourner la page de la violence et du mépris pour écrire ensemble des pages de paix ». Ces mots, extraits de l’accord de Nouméa signé dix ans plus tard, ont difficilement résonné lundi soir, dans l’enceinte de l’Assemblée nationale, où les député·es commençaient l’examen du projet de réforme constitutionnelle visant à dégeler le corps électoral pour les élections provinciales, qui doivent se tenir avant le 15 décembre.

Ce scrutin est réservé depuis plusieurs années aux personnes disposant de la citoyenneté calédonienne selon certaines conditions. Une décision prise à l’époque dans le cadre du processus de décolonisation afin d’atténuer le poids du peuplement récent et de permettre aux Kanaks de peser dans les décisions politiques. Mais qui « n’est plus conforme aux principes de la démocratie », selon Gérald Darmanin, qui est allé jusqu’à évoquer une « obligation morale pour ceux qui croient en la démocratie ».

À l’Assemblée, le ministre de l’intérieur et des outre-mer a martelé le caractère urgent de cette réforme, censée entrer en vigueur le 1er juillet. En jouant les hommes pressés malgré l’opposition des indépendantistes, il poursuit la méthode mise en œuvre par Emmanuel Macron dès son premier quinquennat : imposer ses choix au mépris de l’intelligence collective, de l’inventivité institutionnelle et du dialogue constant qui ont permis à l’archipel de maintenir la paix civile depuis près de quarante ans.

Bouleverser un équilibre précaire n’est pas sans conséquences. En Nouvelle-Calédonie, elles peuvent être particulièrement violentes, comme en témoignent les scènes décrites depuis deux jours dans l’agglomération de Nouméa, où un couvre-feu a été établi pour la nuit de mardi à mercredi. Magasins pillés, maisons et véhicules incendiés, « milices de quartier », tirs tendus avec des armes de gros calibre... Et intervention des gendarmes du GIGN. « Je suis très inquiet », a témoigné lundi soir le député Renaissance Philippe Dunoyer, originaire de l’archipel.

Parlant d’un « pays qui est en train de replonger quarante ans en arrière dans les pires heures de son histoire », l’élu a appelé la représentation nationale à la prudence. Or c’est précisément ce qui a manqué à l’exécutif depuis décembre 2021, date à laquelle le président de la République avait exigé le maintien du troisième référendum, pourtant boycotté par les indépendantistes. À l’époque, le processus de décolonisation, dentelle patiemment tissée depuis 1988, s’était ainsi conclu en l’absence du peuple colonisé. Une aberration politique et un calcul dangereux.

De nombreux manquements à l’impartialité

Depuis le fiasco de la dernière consultation prévue par l’accord de Nouméa, les relations entre l’État et les principales composantes du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) n’ont cessé de se dégrader, empêchant la reprise des discussions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. En 2022, la nomination au gouvernement de Sonia Backès, figure de proue de la droite de l’archipel et présidente de la province Sud, a été perçue par les indépendantistes comme un énième coup de boutoir contre le principe d’impartialité de l’État. Une nouvelle humiliation.

La colère des indépendantistes a fini par se cristalliser sur Gérald Darmanin, dont les manœuvres politiciennes sont en décalage complet avec la façon dont la politique se noue en Nouvelle-Calédonie, où l’on apprécie la nuance, la palabre et le temps long. Ses différentes interventions à l’Assemblée, au cours de l’examen de la révision constitutionnelle, l’ont d’ailleurs encore prouvé. Plutôt que de prendre la mesure du moment et d’adapter son propos à sa gravité, le ministre de l’intérieur et des outre-mer a profité de l’occasion pour attaquer ses adversaires politiques, à commencer par La France insoumise (LFI).

« Rien ne prédispose La France insoumise à menacer des familles et des enfants, partout dans le territoire national, y compris en Nouvelle-Calédonie ! », a-t-il notamment lancé dans son propos liminaire. Lundi soir, pendant plusieurs heures, il a ainsi ferraillé avec les bancs de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), dont toutes les composantes sont farouchement opposées au projet gouvernemental. Comme il l’aurait fait sur n’importe quel texte, il a utilisé toutes les ficelles de la joute verbale, jonglant avec les petites phrases, les invectives et la mauvaise foi.

Au nom de quoi on peut ici, à Paris, décider à marche forcée au nom du peuple kanak ? Jean-Victor Castor, député GDR de Guyane

Une façon de procéder qui a logiquement électrisé l’hémicycle. Cris, rappels au règlement, accusations d’obstruction et de menaces... Le spectacle observé dès l’ouverture des débats ne faisait franchement pas honneur, comme l’ont souligné plusieurs de ses participant·es, à un sujet qui aurait pourtant mérité de la tenue, tant il brasse – derrière des dispositions d’apparence technique – nombre de principes fondamentaux. Car toucher au corps électoral en Nouvelle-Calédonie, c’est aussi repenser la question même de la citoyenneté dans l’archipel.

Cette réforme aura en effet « une influence sur l’identité commune », pour reprendre les mots du député socialiste Arthur Delaporte, qui a défendu – en vain – une motion de rejet. Or c’est justement sur ce principe de « destin commun » que s’est construit le processus de décolonisation depuis les événements de 1984-1988. C’est grâce à celui-ci que la paix civile a été maintenue pendant plus de trente ans. Et c’est parce qu’il est aujourd’hui brutalement remis en cause qu’elle est de nouveau menacée.

De la même façon que le troisième référendum s’est tenu sans les principaux concernés en décembre 2021, les discussions autour du dégel du corps électoral se font aujourd’hui en leur absence. « Les Kanaks ne sont pas représentés dans cette Assemblée, a souligné le député Gauche démocrate et républicaine (GDR) de Guyane Jean-Victor Castor, lundi soir. Et on leur dit au nom de notre démocratie occidentale : vous devez accepter d’être minoritaires. [...] Au nom de quoi on peut ici, à Paris, décider à marche forcée au nom du peuple kanak ? »

Oblitérer le processus de décolonisation

Rarement les différences auront autant été exacerbées dans l’hémicycle. Entre les élu·es ultramarin·es et les autres. Entre les connaisseurs du dossier et ceux qui le découvrent. Entre les parlementaires qui considèrent que la décolonisation est « un concept » appartenant au passé – comme le député Renaissance Nicolas Metzdorf, rapporteur du texte et Calédonien connu pour ses positions anti-indépendantistes – et ceux qui rappellent que l’archipel est toujours inscrit par l’ONU sur la liste des territoires non autonomes et à décoloniser.

Usant des mêmes arguments que le Rassemblement national (RN) – qui dédaigne tellement le sujet que son représentant a préféré parler de Marine Le Pen et de la présidentielle de 2027 –, Gérald Darmanin a plusieurs fois convoqué des parallèles douteux. Il a notamment pointé la « contradiction » de celles et ceux qui défendent le droit de vote des étrangers sur le sol national, mais refusent que les natifs d’un territoire ou ceux qui y vivent depuis longtemps puissent participer à sa vie électorale.

Convoquant à l’excès la notion d’universalisme, le ministre et le rapporteur ont ainsi traversé les débats comme si la colonisation était un spectre lointain, une considération de livre d’histoire qui n’avait plus grand-chose à faire dans la discussion. « Non, la décolonisation ne s’est pas achevée avec les trois référendums, a rectifié le socialiste Jérôme Guedj. Je suis un universaliste républicain, mais je sais qu’en Nouvelle-Calédonie, nous avons emprunté un chemin différent en reconnaissant des communautés, un peuple kanak, de la discrimination positive... »

Récemment, trois anciens premiers ministres – Édouard Philippe, Manuel Valls et Jean-Marc Ayrault – ont plaidé pour un changement de méthode de l’exécutif.

La plupart de celles et ceux qui maîtrisent le dossier l’ont répété dans l’hémicycle et ailleurs : la Nouvelle-Calédonie a besoin de temps. Rien ne peut s’y faire à marche forcée, selon la méthode trop souvent éprouvée par Emmanuel Macron en métropole. Le court-termisme, si cher à ce pouvoir, n’y a pas sa place. Et les coups de menton de Gérald Darmanin n’impressionnent personne. « Vous jouez avec le feu déjà bien vif », a alerté l’élu Liot (Libertés, indépendants, outre-mer et territoires) de Guadeloupe Olivier Serva, regrettant que l’exécutif ait « opté pour le jusqu’au-boutisme ».

Les alertes étaient pourtant nombreuses. Récemment, trois anciens premiers ministres ayant traité le dossier calédonien – celui-ci était traditionnellement porté par Matignon avant que Jean Castex et ses successeurs ne s’en désintéressent – ont plaidé pour un changement de méthode de l’exécutif. Auditionnés par l’Assemblée dans le cadre du projet de loi, Édouard Philippe, Manuel Valls et Jean-Marc Ayrault ont tous trois demandé que Gabriel Attal reprenne la main sur le sujet – pour l’heure, celui-ci s’est contenté de condamner les violences.

Comme les indépendantistes et l’ensemble des composantes de la Nupes, Jean-Marc Ayrault a également estimé qu’une « mission de dialogue » serait sans doute nécessaire « pour trouver une porte de sortie ». « Il faut trouver de nouveaux interlocuteurs, peut-être une mission dépêchée par le gouvernement français ou des profils tels que celui d’Édouard Philippe », avait aussi affirmé Roch Wamytan, président indépendantiste du Congrès de Nouvelle-Calédonie, fin mars, après la venue du maire du Havre (Seine-Maritime) dans l’archipel.

Moins de caricatures sur place

De passage à Paris il y a quelques semaines, le maire de Houaïlou Pascal Sawa, premier secrétaire général adjoint de l’Union calédonienne (UC) et membre du bureau du FLNKS, confiait à Mediapart la nécessité impérieuse de « remettre du lien et de la confiance » entre les différents partenaires. « On est d’accord pour ouvrir le corps électoral, mais il faudrait analyser les choses de façon plus fine pour éviter le déséquilibre, insistait-il. Contrairement à ce qui est dit, nous sommes conscients des enjeux. Nous considérons simplement qu’ils doivent s’inscrire dans un accord global. »

Même le choix de Nicolas Metzdorf comme rapporteur du texte pose question. Pour l’ex-rapporteur du statut de la Nouvelle-Calédonie René Dosière, le rapport signé par le député Renaissance « fait honte à l’Assemblée nationale et ne peut que renforcer la colère des Kanaks et de tous les artisans de paix ». C’est « un brûlot anti-indépendantiste qui réécrit à sa manière l’histoire politique récente », affirme-t-il sur son blog. Lundi soir, à l’Assemblée, Nicolas Metzdorf s’offusquait d’ailleurs au moindre rappel historique, faisant mine de penser que ses adversaires « hiérarchisent les populations ».

L’élu a aussi attaqué les bancs de la gauche, accusant les élu·es de la Nupes de « soutenir les indépendantistes les plus radicaux » au détriment des forces de l’ordre – un refrain également entonné par le ministre de l’intérieur, comme si quelqu’un pouvait se réjouir que les armes soient de nouveau sorties dans l’archipel. Sur place, la situation n’est évidemment pas aussi binaire que voudraient le faire croire ceux qui pensent que les responsabilités ne pèsent jamais sur leurs épaules. Les appels au calme se sont d’ailleurs multipliés, lancé notamment par le président indépendantiste du gouvernement calédonien Louis Mapou.

Le contexte reste explosif et les perspectives peu réjouissantes. Ne rechignant jamais à passer pour le sauveur des situations qu’il détériore lui-même, Emmanuel Macron a annoncé le week-end dernier qu’il ne convoquerait pas le Congrès de Versailles « dans la foulée » de l’adoption du projet de loi constitutionnelle. Et ce, a argué son entourage, pour laisser une dernière chance au dialogue entre les différents partenaires du dossier calédonien. Un espoir auquel s’accrochent ses soutiens, mais une bien mauvaise nouvelle pour celles et ceux qui savent qui est le véritable responsable de cet immense gâchis.

  mise en ligne le 16 avril 2024

Gaza : "L'aide humanitaire n'a pas du tout augmenté", affirme la porte-parole de l'Unrwa contredisant l'armée israélienne

sur https://www.francetvinfo.fr/

"Les restrictions, les obstacles logistiques et sécuritaires et de vérifications face à ces fameux camions qui transportent l'aide alimentaire, les médicaments, les tentes, n'ont pas baissé", affirme Tamara Alrifaï.

"L'aide humanitaire n'a pas du tout augmenté" dans la bande de Gaza, contredit mardi 16 avril sur franceinfo Tamara Alrifaï, directrice des relations extérieures et de la communication de l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (Unrwa). La veille, le colonel Olivier Rafowicz, porte-parole des l'armée israélienne, a affirmé sur franceinfo qu'Israël avait accru "de manière extrêmement sensible l'entrée de camions humanitaires depuis plusieurs jours" dans la bande de Gaza. "Près de 500 camions entrent" et "nous avons ouvert un nouveau point de passage humanitaire dans le nord de la bande de Gaza", avait-il rapporté.

"L'aide humanitaire n'a pas du tout augmenté. Les restrictions, les obstacles logistiques et sécuritaires et de vérifications face à ces fameux camions qui transportent l'aide alimentaire, les médicaments, les tentes, n'ont pas baissé", a affirmé Tamara Alrifaï. L'ONU a appelé l'État hébreu à faire davantage pour acheminer l'aide humanitaire auprès de Gazaouis menacés par la famine dans la bande Gaza. "La situation humanitaire à Gaza aujourd'hui est catastrophique. Les Gazaouis manquent de tout, il manque de nourriture, d'eau, de soins de santé, de carburant, d'électricité", a expliqué la porte-parole de l'Unrwa. Une grande majorité de la population gazaouie est entassée dans le sud de la bande de Gaza à Rafah. "Tout le monde attend avec inquiétude l'incursion terrestre israélienne dont on parle depuis quelques semaines", a-t-elle rapporté. 

"Nous continuons de gérer 53 abris où ont trouvé refuge 1,4 million de personnes"

L'Unrwa a été au centre d'une polémique alors que plusieurs de ses employés ont été accusés par Israël d'avoir participé à l'attaque du 7 octobre. Plusieurs grands bailleurs de fonds, dont les États-Unis, ont cessé de financer l'agence onusienne : "Nous manquons énormément de soutien financier", affirme-t-elle malgré le retour de certains pays.

En dépit de ses faibles moyens au regard des besoins à Gaza, l'Unrwa continue tant bien que mal d'apporter son aide aux Gazaouis. "Nous avons très peu à offrir, mais nous continuons de gérer 53 abris où ont trouvé refuge 1,4 million de personnes", précise-t-elle. Tamara Alrifaï demande "un acheminement beaucoup plus élevé de l'aide humanitaire, de la nourriture" et appelle Israël "à baisser les restrictions sur le passage de nos camions". L'agence onusienne a payé un lourd tribut dans le conflit entre le Hamas et Israël. "Depuis le début de cette guerre, l'Unrwa a perdu 178 personnes. Les Nations unies dans leur entièreté ont perdu 200 travailleurs humanitaires. Le prix humain est très élevé", s'est-elle alarmée.


 


 

Guerre entre Israël et le Hamas : environ 150 prisonniers gazaouis libérés par l'armée israélienne, annoncent les autorités palestiniennes

sur https://www.francetvinfo.fr/

"Il est évident que ces prisonniers ont subi de graves mauvais traitements", a dénoncé auprès de l'AFP un porte-parole des autorités palestiniennes.

Les autorités de la bande de Gaza ont annoncé lundi 15 avril qu'Israël avait libéré environ 150 prisonniers palestiniens capturés durant l'offensive militaire israélienne. "Il est évident que ces prisonniers ont subi de graves mauvais traitements, car un certain nombre d'entre eux ont été envoyés à l'hôpital Abou Yousef al-Najjar pour y être soignés", a déclaré à l'AFP le porte-parole de l'autorité des points de passages de Gaza, Hicham Adwan.

Le groupe de prisonniers relâché a été conduit hors du territoire israélien via le point de passage de Kerem Shalom avec la bande de Gaza, selon l'autorité de Gaza chargée des points de passage et un journaliste de l'AFP. Une fois sur le territoire palestinien, ils ont été soignés à l'hôpital de Rafah, dans le sud du territoire assiégé, selon les mêmes sources.

De son côté, l'armée israélienne n'a pas commenté la libération de ces détenus. Toutefois, elle a déclaré qu'il était "absolument interdit" de maltraiter des prisonniers. Durant les six mois de l'opération militaire israélienne contre le mouvement islamiste palestinien Hamas, les soldats israéliens ont arrêté des dizaines de Gazaouis, les détenant sans inculpation avant d'en relâcher certains.

 

   mise en ligne le 14 avril 2024

Guerre à Gaza :
en marge des pourparlers,
les obus continuent de pleuvoir

Axel Nodinot sur www.humanite.fr

Six mois après le déclenchement des représailles israéliennes, l’enclave palestinienne est toujours pilonnée. La perspective d’une offensive meurtrière à Rafah se rapproche à mesure que les négociations du Caire sont infructueuses.

Les offensives de l’Iran, du Hezbollah et des Houthis sur Israël ont détourné les regards de la bande de Gaza, où les bombardements de l’armée israélienne continuent de pleuvoir et les cadavres ne cessent d’être recensés. Ce dimanche 14 avril, le ministère de la Santé du Hamas annonçait un bilan de 33 729 personnes tuées dans l’enclave palestinienne depuis le 7 octobre, ainsi que 76 371 blessés. « Les avions militaires n’ont pas quitté le ciel de Gaza, nous sommes toujours bombardés », confirme, sur X, la journaliste palestinienne Hind Khoudary.

Les bombardements quotidiens depuis six mois ont détruit de nombreux immeubles d’habitation, mais aussi la majeure partie du système de santé gazaoui, laissant les quelques hôpitaux encore debout complètement démunis. Le blocus renforcé d’Israël aux rares checkpoints du territoire palestinien a plongé la population dans la détresse. Le manque d’eau, de nourriture et de soins démultiplie les risques de maladie, d’infection et de carence. Les Nations unies estimaient en fin de semaine que 15 000 femmes enceintes et leurs bébés risquaient une famine imminente.

Toujours pas de cessez-le-feu

À 300 kilomètres de là, au Caire, les négociations entamées depuis plusieurs semaines entre Israël et le Hamas, sous l’égide de médiateurs égyptiens, qatariens et états-uniens, n’ont pas abouti à l’heure où ces lignes étaient écrites, dimanche. Les enjeux de ces pourparlers portent notamment sur la libération de la centaine d’otages aux mains du Hamas, l’ouverture des frontières aux camions d’aide humanitaire, un cessez-le-feu permanent et la fin de l’occupation de Gaza par Israël.

Ces deux dernières conditions sont évidemment indiscutables pour le Hamas. Pas pour Benyamin Netanyahou, qui a déclaré ce samedi qu’il s’agissait de « demandes infondées ». Dans un communiqué du bureau du premier ministre, les services de renseignement israéliens (Mossad) ont rejeté ce dimanche la faute sur Yahya Sinouar, le responsable du Hamas à Gaza.

Selon ce communiqué, Sinouar ne voudrait « pas d’accord humanitaire, ni le retour des otages », mais une « escalade dans la région ». Le renseignement d’Israël assure ensuite froidement que l’armée « continuera d’œuvrer pour réaliser les objectifs de la guerre contre le Hamas de toutes ses forces, et retournera chaque pierre pour faire revenir les otages de Gaza ».

Des mots terribles qui rappellent la détermination de Benyamin Netanyahou et de son gouvernement à continuer le massacre. Le cabinet de guerre du premier ministre et l’armée israélienne ciblent toujours les civils de l’enclave palestinienne, en attendant l’offensive que veut lancer Netanyahou à Rafah. Celle-ci se révélerait meurtrière, la ville du Sud abritant désormais la plupart des réfugiés gazaouis.

Alors que le « risque de génocide » observé dans l’enclave par la Cour internationale de justice est de plus en plus concret, les alertes des habitants, journalistes, humanitaires et diplomates restent ignorées par Israël. « Ce cycle d’escalade est la dernière manifestation des retombées du conflit à Gaza, a encore prévenu le ministère chinois des Affaires étrangères, Wang Yi. La tâche la plus urgente est de mettre en œuvre efficacement la résolution 2728 du Conseil de sécurité de l’ONU et de cesser le feu le plus tôt possible. »

Car, si les dirigeants iraniens ont justifié en partie l’opération « Réponse honnête » par le soutien à la Palestine, les familles de Gaza et de Cisjordanie auraient encore plus à perdre d’un embrasement régional.

   mise en ligne le 13 avril 2024

« Le conflit
Israël-Palestine
a un potentiel incendiaire
à l’échelle planétaire »

Joseph Confavreux sur www.mediapart.fr

Depuis Beyrouth, l’écrivaine et essayiste libanaise Dominique Eddé analyse les six mois de carnage à Gaza, la situation du Liban menacé par un embrasement de la région et les rares possibilités de sortir de l’impasse.

Dominique Eddé est romancière et essayiste. Elle vient de faire paraître aux éditions Albin Michel Le Palais Mawal. Elle avait notamment publié précédemment Edward Saïd. Le roman de sa pensée (La Fabrique, 2017). Depuis Beyrouth, elle analyse la situation de son pays alors que toute la région craint une escalade militaire inédite entre Israël et l’Iran ; la façon dont six mois de carnage à Gaza rendent littéralement les gens fous ; les responsabilités réciproques des régimes arabes et des sociétés occidentales, et les étroites possibilités d’imaginer le dépassement de haines aujourd’hui à leur acmé.  

Mediapart : Qu’est-ce qu’une écrivaine habitant au Proche-Orient peut encore poser comme mots sur la situation à Gaza ? À la fin de l’année dernière, vous écriviez : « Si Dieu n’est pas rendu à Dieu, une patrie aux Palestiniens, l’humanité à elle-même, nous deviendrons tous des égarés, ne sachant plus qui est qui, qui veut quoi, qui a droit à quoi. Le langage en sera réduit à s’autoreproduire avec rien ni personne dedans. » En sommes-nous à ce stade ? 

Dominique Eddé : Nous n’en sommes pas loin. Tous ces bras croisés face au spectacle de six mois de carnage… Ce n’est pas de la realpolitik, c’est de la folie. Il y a dans les têtes un divorce d’avec la réalité qui relève de la psychose.

L’abattoir qu’est devenue la prison de Gaza, sous le regard passif du monde, pourrait être fatal, à terme, pour l’État d’Israël si les Israéliens ne se retournent pas massivement contre leur régime.

Le mensonge et la négation ont toujours fait partie intégrante des dispositifs politiques. Mais la part de marge qui permettait de faire circuler, malgré tout, un minimum de vérité et de droit est en train de voler en éclats. Nous assistons à l’effondrement de cette marge. Les mots ne tiennent plus. Ce sont des clous plantés dans des murs qui tombent.

Nétanyahou instrumentalise la peur du peuple israélien avec un cynisme implacable.

Il faut trouver un nouveau langage. Mais lequel ? Les contradictions sont devenues explosives pour tous les gouvernements, qui sont eux-mêmes davantage gouvernés par la réalité qu’ils ne la gouvernent. Leurs options sont téléguidées par la sauvagerie des rapports de force, par le règne tout-puissant de l’argent. Tous les socles de la cohérence sont sapés à la base. Comment voulez-vous que le langage tienne la route dans ces conditions ? 

Que pas un régime arabe ayant normalisé ses relations avec Israël n’ait rompu ses relations avec ce pays depuis qu’il rase Gaza est édifiant. Qui sait si les peuples sur lesquels sont assis ces régimes ne finiront pas par les envoyer bouler. Mais avec quels moyens et sous quelle forme, sinon la passion religieuse des fous de Dieu ? C’est peu dire que ce ne sera pas « le printemps ». Le résultat d’un tel scénario serait une catastrophe. 

Six mois après le 7 octobre, comment comprenez-vous que la société israélienne, à quelques exceptions près, ne se prononce pas davantage contre cette guerre ? Le traumatisme du 7 octobre est bien sûr déterminant, mais comment expliquez-vous un tel aveuglement sur les répercussions, y compris pour les Israéliens et les juifs du monde, de l’horreur en cours à Gaza ? 

Dominique Eddé : Les exceptions commencent à se multiplier. Plus de 100 000 Israéliens sont descendus dans la rue il y a quelques jours pour demander le départ de Nétanyahou, l’arrêt des combats, le retour des otages. C’est un premier réveil. Le pas décisif ne sera franchi que lorsque les logiques communautaires se laisseront infiltrer par des critères d’égalité universels.

Le titre et le contenu du livre de Sylvain Cypel –  Israël contre les juifs (La Découverte) – résume parfaitement l’urgence de rompre avec la folle logique de l’annexion et de la colonisation. Israël vient de donner un coup d’accélérateur tragique à cette conception tribale de la survie, la peur devenant synonyme de cécité.

Lisez la dernière page de Masse et puissance de Canetti, vous aurez le portrait de Nétanyahou. Il écrit notamment : « Avant que la catastrophe n’atteigne sa propre personne, son corps qui incarne pour lui le monde, elle atteindra la perte d’innombrables autres vies. » 

Plus le nombre des morts palestiniens augmente, plus il est tentant, pour Nétanyahou et les siens, de croire que les vies qui restent peuvent aussi disparaître… comme des mouches.

La peur a tout détruit : l’empathie, la raison, la vision. Elle a viré à la paranoïa et à la mégalomanie. Nétanyahou instrumentalise la peur du peuple israélien avec un cynisme implacable ; sa peur à lui étant d’un autre ordre. 

Il n’est pas interdit de rêver le recul de la haine si chacun, chacune y travaille à petite échelle. Le cas de Bassam Aramin et Rami Elhanan reste rare, mais il n’est pas un cas isolé, loin de là, et il illustre à merveille cette possibilité.

À cet égard, je viens d’apprendre, avec consternation, l’interdiction de la pièce de Wajdi Mouawad à Beyrouth.  Voilà un homme qui est au sommet de sa carrière, en France, et qui sort de sa zone de confort pour faire entendre la parole des uns et des autres, aux uns et aux autres.

Or, pour la raison que l’ambassade d’Israël avait coproduit son ancien spectacle, Tous des oiseaux, il est maintenant empêché de se produire au Liban ! C’est dire si les esprits sont enfermés et si en cette période de guerre, chaque petit pas en direction de la paix se heurte à des murs. 

Comment la société libanaise regarde-t-elle ce qui se déroule en ce moment à Gaza ? 

D’une manière générale, avec une immense colère. Et une très grande inquiétude. Le pays n’en peut plus. Certaines minorités veulent croire qu’une victoire militaire israélienne sur les islamistes palestiniens pourrait, dans un second temps, débarrasser le Liban du Hezbollah. C’est un leurre très comparable à celui qui aveugle la majeure partie de l’opinion publique israélienne.

La résistance n’est pas un droit au massacre. Le Hamas a abusé de son peuple comme les milices au Liban ont abusé du leur durant la guerre civile.

On ne se débarrassera des extrémistes qu’en s’attaquant aux causes qui fondent leur existence. C’est peu dire qu’il faudra du temps. Pour l’heure, les foules des pays arabes sont gagnées, en rangs dispersés, par une haine sans nom. 

Si on ne prend pas la mesure de l’exploitation de la question palestinienne par les régimes arabes pour écraser leurs peuples et les réduire au silence, on ne peut pas comprendre les raisons pour lesquelles la vision du massacre à Gaza est en train de rendre les gens littéralement fous. Cette manipulation des têtes, tout le monde – strictement tous les pouvoirs concernés – en porte la responsabilité.

On a inoculé et entretenu la blessure de la Palestine dans toutes les vies, dès le berceau, pour faire écran aux blessures infligées par les pouvoirs arabes. Les Israéliens, assistés des Américains, ont cru, avec une arrogance sans nom, y trouver leur compte.

À présent, des gens qui hier encore étaient ulcérés par l’existence des mouvements islamistes s’inclinent devant le Hamas, qu’ils soutiennent avec des arguments biaisés, souvent pathétiques.

C’est d’autant plus atterrant qu’à l’intérieur de Gaza des voix essayent de faire entendre leur colère contre ce mouvement qui a pris leur histoire en otage après l’énorme fiasco de l’Autorité palestinienne.

Amira Hass, journaliste israélienne basée à Ramallah, en a rendu compte dans Haaretz le 1er avril dernier. La résistance n’est pas un droit au massacre. Le Hamas a abusé de son peuple comme les milices au Liban ont abusé du leur durant la guerre civile. Il est grand temps d’obtenir la libération de Marwan Barghouti, torturé en prison, et de faire de la place aux Palestiniens qui veulent des droits, de l’autonomie, des réparations et la paix.   

Pour en revenir au Liban : le Sud frontalier est vidé. Les journalistes qui y mettent les pieds sont ciblés et tués par l’armée israélienne. Les déplacés se comptent en dizaines de milliers. Il y a eu plus de trois cents morts. De nouvelles failles apparaissent chaque jour au sein de ce territoire totalement friable qu’est devenu ce pays. 

Il est vrai que les Libanais connaissent, un par un, les rouages de l’imposture, de la perversion, de tout ce qui bétonne les pouvoirs au total mépris des peuples. Mais jusqu’où, jusqu’à quand ? Je suis bien en peine de pouvoir répondre. 

Vous écriviez aussi qu’il a manqué à tous les « processus de paix » un mouvement « d’humanité et de reconnaissance ». De quoi pourrait être composé ce mouvement auquel tous les vents sont contraires ? Des mots peuvent-ils encore soigner le ressentiment, la peur et la haine qui se sont installés entre Israéliens et Palestiniens, vous qui vous êtes intéressée à la psychothérapie ? 

Dominique Eddé : Vous avez entièrement raison : les vents sont aujourd’hui contraires à tout mouvement de reconnaissance. C’est comme pour les mots : on n’en trouve plus, il faut tout de même continuer à en chercher. À essayer.

La vérité compte certes pour du beurre dans la jungle où nous sommes. Mais elle conserve le pouvoir du refoulé qui rappliquera un jour ou l’autre.

Il y a un point aveugle dans une très large partie de la société israélienne. Ce point est le lieu de fusion de la peur et du déni. La peur, les Israéliens peuvent la formuler. Le déni, en revanche, est par définition informulé. Dissimulé. C’est de la vérité qui passe à la trappe. Or cette vérité a été scrupuleusement vérifiée par les meilleurs historiens israéliens : Israël s’est construit sur une expulsion.

Tant que les Israéliens refuseront de formuler cette usurpation, ils seront condamnés à ne produire que des stratégies de contournement et de strict rapport de force militaire. On me dira : « Pourquoi pas ? Si c’est leur seule issue en termes de sécurité. » Je réponds : ce n’est pas une issue, c’est un suicide. Le recours à la force a prouvé à répétition qu’il ne pouvait rien pour personne dans ce conflit.

La vérité compte certes pour du beurre dans la jungle où nous sommes. Mais elle conserve le pouvoir du refoulé qui rappliquera un jour ou l’autre. Par ailleurs, la démographie et l’environnement ne jouent pas, à long terme, en faveur d’un Israël enfermé et statique. 

Le préalable à tout mouvement en direction de la paix consiste à reconnaître qu’une majeure partie de cette terre a été attribuée à un peuple au détriment d’un autre. Avec des raisons historiques, certes, mais, je me répète, des raisons occidentales. La Shoah est une catastrophe européenne.

Il se trouve maintenant dans les sociétés arabes un antisémitisme odieux auquel s’ajoutent des racismes internes d’une communauté confessionnelle contre l’autre. Tous ces vents de haine sont portés par des décennies d’humiliation, d’ignorance et d’impuissance. Les esprits sont enflammés.

La « reconnaissance » fait partie des étapes nécessaires pour désinfecter le présent et, s’il n’est pas trop tard, pour ménager l’avenir. Même des esprits avancés parmi les Israéliens en direction de la paix – je ne parle pas des dissidents qui ont une pensée très informée et très claire – ne parviennent pas à franchir ce pas de la reconnaissance.

1947 et 1948 sont évoqués comme les dates du refus arabe du plan de partage. Et par conséquent de la responsabilité des Arabes dans le sort des Palestiniens. Certes, il y a eu refus, mais a-t-on jamais vu des gens renoncer à la moitié de leur territoire avant d’avoir essayé de le récupérer, avant d’avoir intenté un procès ?

Je me répète : cela ne disculpe aucunement les régimes arabes de leur immense responsabilité dans les catastrophes accumulées durant les soixante-quinze dernières années. Cela signifie simplement que la question du temps est fondamentale dans ce conflit et qu’à voir Israël tirer sur tout ce qui bouge à Gaza on comprend que Nétanyahou et ses sbires ont clairement choisi de casser la montre plutôt que de regarder l’heure. Le temps ne se remettra en marche que s’ils sont renversés de l’intérieur ; que si le Hamas dégage. Quelques signes commencent à pointer. 

J’en viens à me demander si l’extrême droite israélienne au pouvoir n’a pas tout intérêt à une islamisation radicale de la région.

Si j’étais israélienne et qu’on me disait : « Il faut rendre le territoire occupé », je dirais : « Pourquoi ? Il n’est pas à nous ? » Il faut qu’une voix officielle israélienne consente à répondre : « Non, il n’est pas à nous. » Ou mieux encore : « Cette terre est désormais à ceux qui y vivent, quels que soient leur religion ou leur sentiment national. Elle est à ses citoyens. »

Tant qu’on n’aura pas désacralisé la terre au profit d’une ou de deux organisations étatiques fondées sur l’égalité citoyenne, on tournera en rond autour d’une plaie ouverte.

Vous évoquez mon intérêt pour la psychothérapie. Je vous dirais – et c’est un lieu commun – que la formulation d’un mal et de sa cause constitue, en soi, une partie importante du chemin dans une cure.

Cette formulation doit être bien sûr suivie d’une série de dispositions, à commencer par le volet des réparations. Tous les habitants de cette région sont blessés. Tous ou presque ont de l’humour. Tous demandent à être soignés. Toute tentative de paix doit quasiment se concevoir comme un traitement médical. Je dirais même, en exagérant un peu, comme une thérapie familiale ! 

L’issue implique des renoncements douloureux de part et d’autre. Ce renoncement n’est pas sans rapport avec celui qui est attendu, au plan de l’écologie et de la consommation, à l’échelle de la planète. 

Au-delà de rodomontades orales et de lancers de roquettes limités, le Hezbollah demeure mesuré dans sa réponse, même lorsque certains de ses leaders sont abattus par Israël. Comment comprenez-vous cela ? Et alors qu’Israël intensifie ses frappes contre des responsables du Hezbollah et de l’Iran, craignez-vous que le front du Nord s’ouvre une fois Gaza réduite en poussière ? Ou, après six mois de guerre, le sentiment que les affrontements au Sud Liban et au nord d’Israël resteront limités s’impose-t-il ?  

Dominique Eddé : Personne ne sait jusqu’où ce régime israélien peut aller. Vous avez raison : le Hezbollah, que je critique fortement par ailleurs, ne veut pas de cette guerre. J’en viens à me demander si l’extrême droite israélienne au pouvoir n’a pas tout intérêt à une islamisation radicale de la région, si elle ne veut pas à tout prix entraîner l’Iran dans la guerre pour bénéficier à nouveau d’un soutien inconditionnel des États-Unis.

Plus l’ennemi sera de taille, plus les sociétés seront monolithiques, plus l’épuration ethnique sera justifiée. Je ne pense pas seulement aux territoires occupés, je pense au plus de 21 % d’Israéliens non juifs.

Dans ce cas de figure, les communautés non musulmanes du Liban payeront aussi très cher la facture. Elles risquent même une semi-disparition. Quoi qu’il en soit, si cette guerre a lieu, la souffrance de Gaza essaimera partout. Ce sera la tombe d’Israël et la preuve que le monde est à revoir à zéro. 

Vous faites partie des personnes qui ont tenté jusqu’ici de tenir ensemble les souffrances sans pour autant renvoyer dos à dos les protagonistes. Vous écriviez ainsi : « La douleur des Israéliens, leur choc face aux atrocités qui ont accompagné la disparition des leurs, les viols, les tortures, le brutal retour de l’épouvante dans les mémoires, toute l’étendue de ce malheur habite ma pensée au même titre que la tragédie qui se déroule à Gaza. » Trois mois après avoir écrit ces mots, craignez-vous que les plus de 30 000 morts, les dizaines de milliers de blessés, les amputations, la famine et l’ampleur des destructions à Gaza ne relèguent les souffrances israéliennes du 7 octobre, voire la Shoah, à un passé inaudible pour beaucoup ?

Dominique Eddé : Quiconque veut sauver sa part d’humanité ne fait pas le tri entre une souffrance et l’autre, entre la mort d’un enfant et la mort d’un autre. Il est vrai qu’en temps de guerre cette posture est plus difficile qu’en temps de paix. Mais pour les gens privilégiés, elle doit aller de soi.

J’ai des amis arabes qui ont plus de mal que moi à renoncer au mauvais choix du « nous contre eux ». Je les comprends et je les combats. Lutter contre l’injustice infligée aux Palestiniens ne doit pas nous faire perdre de vue l’horreur innommable qui a donné naissance à l’État d’Israël et qui vient d’être très douloureusement réactivée par le 7 octobre.

L’Occident, pour s’innocenter de la Shoah, ou du moins pour en tourner la page, a eu besoin d’innocenter Israël. C’est ainsi que l’impunité de ce pays s’est mise en place.

Il appartient à tous les peuples de cette région de prouver qu’ils ne souhaitent pas l’exclusion d’un autre. Et pour y arriver, ils ont besoin d’être aidés et non écrasés par les pouvoirs, dedans comme dehors. Les médias ont aussi un rôle majeur à jouer. Ils sont malheureusement peu nombreux à le faire.

Plus généralement, comment comprenez-vous que rien de ce qui se passe aujourd’hui à Gaza ne semble infléchir non seulement la conduite de la guerre en Israël, la diplomatie états-unienne, mais aussi toute une partie de l’opinion publique ailleurs, comme figée par ce qui s’est passé le 7 octobre, au prix parfois d’une forme de maccarthysme institutionnel et médiatique ? 

Dominique Eddé : Il se trouve en Israël, à Gaza et dans les territoires occupés le point de fixation d’un transfert de responsabilités qui engage l’Occident à grande échelle. L’Occident, pour s’innocenter de la Shoah, ou du moins pour en tourner la page, a eu besoin d’innocenter Israël. C’est ainsi que l’impunité de ce pays s’est mise en place. Et c’est ainsi qu’une bonne partie de l’opinion occidentale continue de clouer le bec à sa part de mauvaise conscience qui s’appelle la Palestine. Ce conflit n’est pas local.

L’horreur en cours au Soudan, où les populations civiles meurent chaque jour par dizaines, dans une indifférence quasi générale, y compris dans l’opinion publique arabe, donne la mesure de cette anomalie et elle l’explique. Le Soudan est au Soudan. Jérusalem est partout.

Ce que l’on appelle « la Terre sainte » est le pied-à-terre d’une culpabilité monumentale. De la Shoah à la Nakba, le fil conducteur de cet enchaînement est européen. Or, sur la scène des rapports de forces actuels, l’Europe n’est plus à la manœuvre, ou si peu. Pour l’heure, l’essentiel du pouvoir de décision est aux États-Unis.

D’où le potentiel incendiaire de ce bain de sang à l’échelle planétaire. Des camps de palestiniens au Liban ou en Syrie aux maisons bourgeoises ou populaires de Bagdad, de Tunis ou du Caire, les gens ont écouté en boucle, une décennie après l’autre, Al-Qods (« Jérusalem ») ou encore Sanarjiou yawman (« Nous reviendrons un jour ») chantés par Fairouz. Cette ville occupe l’imaginaire de centaines de millions de personnes.

L’avoir déclarée capitale unique d’Israël, c’était non seulement en priver les Palestiniens mais placer Israël dans l’orbite d’un canon, comme on dit en arabe.

Une formule universelle, une solution de synthèse au sein de cette ville lui auraient donné, à l’opposé, une valeur d’exemple en termes de coexistence. Il y a de l’irrationnel de part et d’autre. Il ne peut donc y avoir de solution qui ne le prenne en compte.

Cela demande un immense effort d’imagination. Le conflit israélo-palestinien n’entre presque jamais dans les têtes par la même porte. Il faut rêver du jour où l’addition des portes deviendra une somme d’ouvertures au lieu d’être une obstruction.

Les régimes arabes et israéliens ont piétiné le présent et tiré sans relâche sur les cordes du passé. Partout, le temps et l’espace ont divorcé. En Israël/Palestine, ce divorce a pris les proportions d’un meurtre. En peu de mots : « Pour continuer à vivre sur cet espace, il faut non seulement ignorer l’autre mais évacuer le temps. » Il faut faire comme s’il ne passait pas.

On a arrêté le temps. Le pouvoir israélien n’a cessé de repousser les bornes de cette équation mortifère : espace annexé, temps confisqué. Gaza est le lieu où toutes les bornes ont été franchies.

Si la raison et le droit ne reprennent pas les devants, il se pourrait que ce point de rupture soit le point de départ d’un autre franchissement de bornes. À une échelle effrayante. Il semblerait que les gouvernants des démocraties occidentales commencent à s’en inquiéter sérieusement. Ceux des autocraties arabes aussi. 

Quelles marges d’action demeure-t-il à des acteurs politiques ou citoyens du Proche-Orient qui ne disposent pas de la force de mobilisation que donne la croyance messianique d’être, du côté du Hamas comme de l’extrême droite israélienne, en mission pour Dieu ? 

Dominique Eddé : Les marges sont très étroites. Presque inexistantes. « Presque » doit continuer à servir de planche de salut. Tant pour les mots que pour l’action. Il y a un terrible climat d’asphyxie pour ceux qui cherchent à combattre le fanatisme. C’est pourquoi toutes les initiatives menées conjointement par des acteurs appartenant à des parties dites en conflit ont une valeur décuplée.

Encore faut-il ne pas s’en tenir à la surface et aux affects, ne pas évacuer l’histoire, écouter la mémoire de l’autre. Je pense que les exemples vont se multiplier avec le temps. Assez vite pour calmer les haines de masse ? Je ne suis pas sûre.

Chaque fois que je parviens, pour ma part, à hésiter, à aller chercher de la vérité ailleurs, à faire bouger les mots, je respire mieux. Il va bien falloir qu’un jour tout ce monde-là se penche sur l’essentiel : l’air, l’eau, la terre et la lumière qu’ils ont en commun au-delà des nations. Et des appartenances religieuses !   

Votre dernier roman, « Le Palais Mawal », qui vient d’être publié chez Albin Michel, peut-il ou doit-il être lu comme une métaphore du destin du Liban, condamné à rêver à son prestige passé et traversé de radicalités religieuses qui font imploser les familles elles-mêmes ? 

Dominique Eddé : Ce roman a été écrit bien avant le 7 octobre. Il y est question d’un acte barbare islamiste qui précipite en effet l’histoire de la famille Mawal. Je ne crois pas qu’il s’agisse pour les membres de cette famille de rêver à leur prestige passé. Je crois qu’ils sont aux prises avec deux fins simultanées : la fin d’une vie et la fin d’une époque. Et ce défi les fragilise, bien sûr, mais il les intéresse aussi. Je dirais même qu’il les passionne.

La disparition d’un certain monde devient, pour l’un comme pour l’autre, un sujet d’attention avant d’être un sujet de nostalgie. Disons qu’ils cherchent, avec leur peu de moyens, celui de donner quand même un sens au temps qu’il leur reste à vivre.

Ce moyen, si fragile soit-il, est énorme : c’est l’amour ou la recherche de l’amour, ce qui revient à peu près au même. Ils sont à la frontière de la défaite et de la lumière. Il est vrai que le fanatisme religieux ronge le tissu de tous côtés. Mais quand deux mains font l’amour dans le dos de la mort, ce n’est pas rien. 

  mise en ligne le 12 avril 2024

Non à la mise en péril du processus de décolonisation en Nouvelle-Calédonie 

sur www.politis.fr

TRIBUNE. La politique du coup de force, irrespectueuse des droits légitimes du peuple Kanak, conduite par le gouvernement ne peut mener qu’à un immense gâchis, s’alarment dans cet appel 56 personnalités.

L’État a imposé que le 3e référendum d’autodétermination se tienne à la date prévue en décembre 2021. C’était aller contre la demande des indépendantistes de le reporter, compte tenu de l’impact du covid et de la période de deuil qui s’en est suivie. En dépit d’une abstention de 57 %, dont une majorité de Kanaks, le gouvernement considère que l’électorat de l’archipel a alors définitivement opté pour une « Nouvelle-Calédonie dans la France ».

Aujourd’hui, il décide de reporter les élections provinciales de 2024 et de modifier la Constitution pour autoriser le « dégel » du corps électoral provincial. Il s’agit d’ouvrir la citoyenneté calédonienne, pas seulement aux natifs – les indépendantistes sont favorables à la pleine application du droit du sol –, mais au terme d’une durée de 10 ans à tous les résidents. Lesquels deviendront électeurs et éligibles pour les assemblées de Province qui déterminent les orientations politiques locales et la composition du Congrès du pays.

Cette imposition d’un « corps électoral glissant », sans un accord politique global négocié entre les différentes parties prenantes, constitue un passage en force de l’État. Celui-ci, une fois de plus, dicte son calendrier en fixant au processus engagé la date butoir du 1er juillet 2024.

C’est revenir sur un élément clé de l’accord de Nouméa, lequel a permis d’engager un processus de décolonisation et de garantir la paix civile au cours de ces trente dernières années.

Une telle politique renoue avec la logique qui a fait de la Nouvelle-Calédonie une colonie de peuplement.

Elle vise à mettre définitivement en minorité le peuple Kanak, en contradiction du droit international et des résolutions de l’ONU qui invitent les « puissances administrantes » à « veiller à ce que l’exercice du droit à l’autodétermination ne soit pas entravé par des modifications de la composition démographique dues à l’immigration ou au déplacement de populations dans les territoires qu’elles administrent ».

Le Congrès du FLNKS, qui s’est tenu le 23 mars 2024, s’est unanimement prononcé contre ce projet de réforme constitutionnelle. Il a également confirmé que, pour le FLNKS, seuls le dialogue et la recherche du consensus peuvent permettre d’envisager une solution d’avenir pour l’ensemble des Calédoniennes et Calédoniens.

Nous nous alarmons de cette politique du coup de force, irrespectueuse des droits légitimes du peuple kanak et qui met en péril la notion même de citoyenneté calédonienne au principe de la construction du destin commun.

Elle compromet la recherche d’un consensus entre les diverses communautés quant au devenir du pays et ne peut conduire qu’à un immense gâchis.

Il est impératif de préserver le processus de décolonisation qui a été poursuivi ces dernières décennies. Pour les droits du peuple kanak et des autres communautés. Pour l’avenir de la Kanaky/Nouvelle-Calédonie. Pour l’image de la France et celle de la République.

Premiers signataires :

  • Gilbert Achcar, chercheur et écrivain

  • Paul Alliès, universitaire

  • Bertrand Badie, politiste

  • Etienne Balibar, philosophe

  • John Barzman, historien

  • Christian Belhôte, magistrat

  • Jérôme Bonnard, syndicaliste Union syndicale Solidaires

  • Claude Calame, helléniste et anthropologue

  • Patrick Chamoiseau, écrivain

  • David Chapell, historien, Université de Hawaï

  • Mathias Chauchat, professeur de droit, université de Nouvelle Calédonie 

  • Nara Cladera, syndicaliste Union syndicale Solidaires

  • Pierre Cours-Salies, sociologue

  • Thomas Coutrot, économiste

  • Pierre Dardot, philosophe

  • Christine Demmer, anthropologue

  • Bernard Dreano, responsable Cedetim

  • Josu Egireun, syndicaliste et anticapitaliste

  • Didier Epsztajn, blogueur Entre les lignes, entre les mots

  • Franck Gaudichaud, historien, Université Toulouse Jean Jaurès

  • Daniel Guerrier, militant anticolonialiste, ancien co-président de l’AISDPK

  • Christine Hamelin, anthropologue

  • Hortensia Ines, syndicaliste Union syndicale Solidaires

  • Mehdi Lallaoui, réalisateur

  • Christian Laval, sociologue

  • Isabelle Leblic, anthropologue

  • Michael Löwy, sociologue

  • Christian Mahieux, syndicaliste Union syndicale Solidaires, éditeur Syllepse

  • Philippe Marlière, politiste

  • Roger Martelli, historien

  • Jean-Pierre Martin, psychitatre

  • Gustave Massiah, économiste, altermondialiste

  • Laurent Mauduit, écrivain et journaliste

  • Isabelle Merle, historienne

  • Michel Naepels, anthropologue

  • Ugo Palheta, sociologue

  • Alice Picard, porte parole nationale d’ATTAC

  • Christian Pierrel, directeur de publication de La Forge

  • Philippe Pignarre, éditeur

  • Boris Plezzi, secrétaire confédéral CGT, en charge des questions internationales

  • Jacques Ponzio, psychanalyste

  • Michèle Riot-Sarcey, historienne

  • Henri Saint-Jean, docteur en psychologie sociale

  • Christine Salomon, anthropologue

  • François Sauterey, vise président du MRAP

  • Denis Sieffert, éditorialiste

  • Patrick Silberstein, éditeur Syllepse

  • Francis Sitel, responsable revue ContreTemps

  • Marc Tabani, anthropologue

  • Serge Tcherkezoff, anthropologue

  • Jean-Marie Theodat, universitaire

  • Benoît Trepied, anthropologue

  • Anne Tristan, journaliste

  • Jacques Vernaudon, linguiste, université de Polynésie française

  • Antoine Vigot, syndicaliste FSU

  • Sophie Zafari, militante syndicale

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Kanaky-Nouvelle-Calédonie : manifestations prévues samedi
sur fond de tensions

Théo Bourrieau sur www.humanite.fr

Indépendantistes et non-indépendantistes prévoient de défiler à deux rues d’écart à Nouméa, en Kanaky-Nouvelle-Calédonie, samedi 13 avril. 10 000 personnes sont attendues dans chaque camp politique.

Sous l’impulsion des partis « Les Loyalistes » et Rassemblement-LR, les non-indépendantistes de Kanaky-Nouvelle-Calédonie se retrouveront samedi 13 avril à Port Moselle. De l’autre côté, les militants indépendantistes, soutenus par le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), se rejoignent eux pour un sit-in sur la Place de la Paix, située à quelques rues plus loin à Nouméa. Des mobilisations qui se dérouleront dans un climat de tensions liées à la question du dégel du corps électoral provincial.

Le dégel du corps électoral au cœur des tensions

Mardi 2 avril, les sénateurs ont voté pour modifier la structure électorale de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Les élus ont ainsi porté un coup critique au processus décolonial de l’archipel, prévu par l’accord de Nouméa de 1998. L’un des prérequis de l’accord était justement le gel du corps électoral, qui permet aux Kanaks de pouvoir décider de leur destin sans être invisibilisés par les nouveaux arrivants, bien souvent venus de l’Hexagone. Devant ses collègues, le sénateur kanak Robert Wienie Xowie (CRCE-K) avait alors dénoncé une « démarche odieuse » et « fourbe » du gouvernement, ainsi qu’un « comportement méprisant » de Gérald Darmanin, auteur d’une « décision unilatérale » alors même que le FLNKS était « prêt à ouvrir le corps électoral à plus de 12 000 personnes ».

« Il va y avoir plusieurs dizaines de milliers de personnes dans un petit espace on voit bien qu’il y a des tensions, des graffitis, des caillassages, des agressions », a déclaré auprès de la 1re de franceinfo Philippe Dunoyer, le député non indépendantiste et porte-parole du parti Calédonie ensemble, attisant les craintes. Marie, employée municipale de 40 ans, hésite entre partir rejoindre sa famille en Brousse ou rester ce week-end dans son appartement de Nouméa « à cause du risque de dérapage », témoigne-t-elle auprès de Ouest France. Nouméa comptera, au cours du week-end, plus de forces mobiles que Marseille, avec l’envoi par le ministère de l’intérieur d’importants renforts : deux escadrons, soit 140 gendarmes, selon Le Monde.

mise en ligne le 12 avril 2024

Guerre en Ukraine :
la société russe face au spectre de la division

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Les Russes, qui sont entrés dans une 3e année de guerre en Ukraine, ont largement réélu Vladimir Poutine. Mais ce plébiscite apparent du président ne saurait masquer les inquiétudes, qui s’expriment différemment selon les régions, les catégories sociales et les générations.

Moscou et Saint-Pétersbourg (Russie), envoyé spécial.

À Lomonossov, la route qui longe le golfe de Finlande laisse entrevoir une mer Baltique qui demeure en partie gelée. Dans cette ville, située à une quarantaine de kilomètres au sud-ouest de Saint-Pétersbourg, le vent glacial et humide balaye violemment les côtes russes où plusieurs navires militaires sont clairement visibles. « La zone était déjà extrêmement surveillée avec la présence historique de nombreux pays riverains. Avec la guerre en Ukraine et l’entrée de la Finlande dans l’Otan en 2023 et de la Suède en 2024, cet espace maritime dispose d’une forte concentration militaire. Les autorités ont déployé davantage de troupes et ont renforcé leur présence dans plusieurs ports stratégiques. Cela suscite l’inquiétude de la population », juge Nikolaï Kouzmine, député du Parti communiste russe (KPRF) de la région de Saint-Pétersbourg.

Juste en face, la ville fortifiée de Kronstadt est visible. Elle rappelle l’utilité pour certains habitants de la région d’avoir ces postes avancés afin de garantir leur sécurité. En longeant la côte plus à l’ouest vers l’Estonie, un autre site fait également énormément parler : la centrale nucléaire de Sosnovy Bor. Pour le militant pacifiste et écologiste Oleg Bodrov, ces tensions dans « cette zone densément peuplée et ses nombreux sites industriels sont un vrai risque sous-estimé par les autorités à Moscou mais aussi par les gouvernements finlandais et suédois. Ici, les gens comprennent l’impact global d’un tel conflit. Ils ne se limiteront pas à quelques pollutions et destructions passagères. L’ensemble de la Baltique sera touché et donc une bonne partie de l’Europe. À nous de déconstruire le récit guerrier que nos gouvernements veulent nous inculquer ».

« Les habitants commencent à s’interroger sur cette escalade »

Au sein de l’ancienne capitale impériale, sur la perspective Moskovski, le marché Sennoï continue d’attirer les habitants malgré l’inflation. « La guerre, on vit désormais avec, en attendant la fin. C’est juste dommage que l’on n’ait pas réussi à garder un espace de dialogue et de neutralité avec nos voisins. Ils ont fait leur choix. Nous faisons le nôtre », estime Loudmila. La Baltique, qui avait réussi à demeurer un espace de neutralité, même durant la guerre froide, est désormais marquée par les risques de frictions, d’accidents et de dérapages. « Les habitants commencent à s’interroger sur cette escalade et cette logique. Bien évidemment, le récit d’une guerre contre l’Occident demeure largement partagé. Mais de véritables nuances existent entre les régions et l’État central sur la perception des risques », estime Nikolaï Kouzmine.

À 700 kilomètres plus au sud, à Moscou, le conflit paraît moins prégnant. « Merci aux protecteurs de la patrie », « Gloire aux héros » : les grandes affiches qui mettent en avant le courage des forces armées afin de vanter leurs combats en Ukraine, rappellent la triste réalité d’une troisième année de guerre. « Tout avait été fait par le pouvoir pour que la population des grandes agglomérations loin du front puisse vivre tranquillement au quotidien, à la différence des régions frontalières avec l’Ukraine (Belgorod, Koursk, Briansk), régulièrement bombardées depuis des mois », constate Jean Radvaniy, professeur émérite à l’Inalco et spécialiste de la Russie et du Caucase.

Les régions plus reculées et les moins riches ont été davantage concernées par les efforts de guerre : mobilisations, contractuels, conscriptions. « Les inégalités sociales et territoriales sont assez marquées. Les classes populaires payent davantage le prix de cette guerre. Mais la solde (qui représente cinq fois le salaire minimum – NDLR) leur permet aussi de s’élever socialement », croit un ancien militaire.

L’essoufflement de la population russe est palpable malgré la réélection de Poutine

Dans le jardin Alexandre, le long des murs du Kremlin, brûle la flamme du soldat inconnu, entourée d’un large dispositif de sécurité. Chaque samedi, les femmes, compagnes ou mères des soldats mobilisés tentent de se rassembler pour faire entendre leur demande. « Leur démobilisation, explique Maria Andreeva, qui dirige ce mouvement depuis plusieurs semaines, malgré les intimidations. Cela fait plus de deux ans qu’ils sont partis combattre. Il est temps de les relayer. Ils n’en peuvent plus et nous non plus. Nos seules pensées tournent autour de la guerre et quand elle va prendre fin. Les enfants n’arrêtent pas de tomber malade à cause du stress. »

L’essoufflement de la population russe est palpable. Selon les études réalisées dans le cadre du projet Khroniki, « 83 % des Russes interrogés souhaitent que les problèmes économiques et sociaux soient pris à bras-le-corps après l’élection ». L’enquête conclut qu’au sein de la société russe il existe « une énorme demande de changement, principalement pour mettre fin à la guerre et déplacer l’attention d’une politique étrangère agressive vers la résolution des problèmes internes et le rétablissement des relations avec les pays occidentaux ».

À quelques mètres de là, Vladimir Poutine, qui a récemment remporté la présidentielle, occupe le Kremlin pour six années supplémentaires. Le président russe a fait de la victoire contre l’Ukraine et l’Occident la priorité de son cinquième mandat. Les propos tenus par le porte-parole du président russe, Dmitri Peskov, le 22 mars, au quotidien Argumenty i Fakty – « Nous sommes en état de guerre » – illustrent cette volonté. « Cela a commencé comme une opération militaire spéciale, mais dès que toute cette bande s’est formée, quand l’Occident a participé à tout cela aux côtés de l’Ukraine, pour nous, c’est devenu une guerre », a-t-il conclu.

La large victoire de Vladimir Poutine, le 17 mars, avec plus de 80 % des voix est-elle synonyme d’une société russe uniforme ? Aucunement pour les sociologues. « La figure du président russe rassemble des tendances diverses voire opposées. Des nostalgiques de l’Union soviétique, des tsaristes, des fervents religieux, des ultra-libéraux, des conservateurs et des ultranationalistes, toutes ces tendances se retrouvent dans son électorat », constate le chercheur Lev Goudkov. Mais au sein de la société, les clivages générationnels sont très importants. Les plus jeunes demeurent les plus antiguerre.

Faute de choix et d’alternative crédible, Poutine reste la seule option. Le conflit en Ukraine a provoqué une forte augmentation des sentiments nationaux et patriotiques. « Vladimir Poutine devient le principal et indispensable défenseur de la Russie contre la menace existentielle posée par les États-Unis et leurs alliés de l’Otan : “Sans Poutine, l’Occident nous aurait dévorés.” En d’autres termes, le soutien massif à Vladimir Poutine est largement assuré par les circonstances extraordinaires du conflit militaire en cours », analyse Denis Volkov, le directeur du centre analytique Levada.

Une recrudescence de violences racistes

L’attentat du 22 mars pourrait être un élément de bascule. L’attaque qui a eu lieu dans une salle de concert, au Crocus City Hall, près de Moscou, a provoqué la mort d’au moins 144 personnes. L’émotion est importante. « J’ai l’impression que la normalité a définitivement disparu de notre vie. Et la crainte que cela puisse se reproduire à tout moment nous inquiète », nous raconte une journaliste russe. Après un tel événement, l’unité semble primer. En l’espace d’une vingtaine d’années, les Russes ont déjà subi plusieurs attentats : prise d’otages du théâtre de Moscou (2002), école de Beslan (2004), explosions dans le métro de Moscou (2010 et 2014). Le pouvoir a toujours su rebondir et resserrer les rangs autour du président.

« Au cours des deux dernières années, assure Denis Volkov, j’ai souvent entendu les participants d’une discussion dire qu’en Russie nous vivons de catastrophe en catastrophe. La crise économique de la fin des années 1990, les attentats terroristes, les réformes douloureuses et la crise économique de la fin des années 2000. Ces dernières années, le rythme des cataclysmes successifs s’est encore accéléré : premier conflit dans le Donbass et premières sanctions, réforme des retraites qui a ébranlé le pays, pandémie de Covid-19, “opération spéciale”, sanctions totales occidentales, mutinerie de l’été 2023 (menée par la milice Wagner et son chef décédé depuis, Evgueni Prigojine – NDLR). Nos interlocuteurs ont posé à plusieurs reprises la question : quel test nous attend ensuite ? »

Après l’attaque du 22 mars revendiquée par l’« État islamique » au Khorassan, une préoccupation ressort autour de ce qui cimente la société russe. Face au nationalisme exacerbé depuis plusieurs années, amplifié par la guerre en Ukraine, cet attentat, dont les auteurs présumés sont originaires d’Asie centrale et du Tadjikistan, a provoqué une recrudescence de violences racistes. Passages à tabac, magasins vandalisés, messages xénophobes sur les réseaux sociaux : Vladimir Poutine a dit refuser que l’attentat ne « sème les graines empoisonnées de la haine et de la discorde dans notre société multiethnique ».

Une crise qui aurait un impact interne et géopolitique considérable. Car les travailleurs d’Asie centrale occupent tous les métiers délaissés et précaires (conducteurs de taxi, éboueurs, maçons, serveurs, vendeurs sur les marchés, livreurs) et représentent plus de 12 millions de personnes, originaires d’Ouzbékistan, du Tadjikistan, du Kirghizistan. Une main-d’œuvre qui demeure primordiale pour l’économie. Si la guerre a maintenu une réelle unité de l’opinion derrière son président, sur le long terme elle révèle aussi de véritables fissures. Son issue pèsera lourd sur les six prochaines années de Vladimir Poutine au pouvoir.


 


 

Guerre en Ukraine : « Le gouvernement américain manque de bon sens », affirme l'économiste Jeffrey Sachs

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

L’économiste américain Jeffrey Sachs revient sur les raisons du conflit, l’attitude de la Russie et la politique étrangère des États-Unis.


 

La guerre en Ukraine a officiellement éclaté il y a deux ans, en février 2022. Cela aurait-il pu être évité ?

Jeffrey Sachs : Cette escalade aurait pu être évitée si les États-Unis avaient accepté de négocier avec la Russie le projet d’accord de sécurité russo-américain proposé par le président Vladimir Poutine, le 15 décembre 2021. La guerre aurait pu se terminer par un accord de paix entre la Russie et l’Ukraine, en mars 2022, mais les États-Unis l’ont bloqué. 

On peut aussi estimer que la guerre a réellement débuté en février 2014, avec le coup d’État soutenu par les États-Unis contre le président ukrainien Viktor Ianoukovitch. Il s’agissait d’une opération typique de changement de régime de Washington, à laquelle l’Europe a participé. Depuis ce coup d’État, la guerre fait rage et s’est considérablement intensifiée à partir de février 2022.

Quel est l’enjeu de cette guerre ?

Jeffrey Sachs : L’élargissement de l’Otan fait partie des buts politiques. Les États-Unis n’auraient jamais dû pousser l’avancée de l’Alliance atlantique à l’Ukraine et à la Géorgie, lors du sommet organisé à Bucarest, en 2008. Cela a été le déclencheur de la guerre entre Tbilissi et Moscou, en 2008, et le premier pas d’un conflit entre l’Otan et la Russie depuis février 2014.

Cette volonté d’étendre continuellement l’organisation militaire vers l’Est et notamment à l’Ukraine était imprudente. Quelle serait la réaction des États-Unis si la Russie ou la Chine décidaient d’installer des bases militaires au Mexique ? Le gouvernement américain manque de bon sens. Et l’Europe ne dispose d’aucune indépendance vis-à-vis des États-Unis.

Quel est le véritable objectif de la Russie ?

Jeffrey Sachs : L’objectif principal de la Russie est de garder l’Amérique « hors de son cou ». Cela signifie que Moscou ne veut pas que les États-Unis soient installés à proximité de leur frontière comme en Ukraine. Les autorités russes ne souhaitent pas que Washington soit engagé dans des opérations de changement de régime dans des pays limitrophes de la Russie ou à l’intérieur du pays.

Tout est compréhensible quand, depuis au moins 175 ans, la grande stratégie britannique et américaine reste de combattre ce pays et qu’il a été envahi à plusieurs reprises. C’est pourquoi chacun développe sa propre prudence. L’Ukraine devrait être une zone neutre pour la Russie.

Comment parvenir à un accord de paix et arrêter la guerre ?

Jeffrey Sachs : Retirer les forces russes d’Ukraine, arrêter l’élargissement de l’Otan, accepter la Crimée comme faisant partie de la Russie, mettre fin aux sanctions économiques, dégeler les actifs, fournir des garanties de sécurité de l’ONU et finaliser les conditions sur les questions de territoire, d’accords nucléaires et des futurs arrangements de sécurité. 

Quand Macron a dit que la Russie doit être vaincue et que l’Ukraine doit retourner aux frontières de 1991, c’est la recette pour continuer la guerre. Pire, cet objectif peut aboutir à la destruction totale du pays ou à une escalade nucléaire. Elle n’amène en rien la paix.

Qu’est-ce qui guide la politique étrangère américaine ?

Jeffrey Sachs : L’arrogance, l’ignorance et le complexe militaro-industriel annuel de plus de 1 000 milliards de dollars. Les États-Unis ont plus de 700 bases militaires à l’étranger dans 80 pays. C’est absurde, tragique, inutile et tout à fait provocateur. Cela conduit à des guerres non-stop. Mais ce lobby demeure très puissant avec tout l’argent qu’il génère et reçoit.

   mise en ligne le 9 avril 2024

Gaza :
des Palestiniens prisonniers « menottés puis amputés »,
dénonce un médecin israélien

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Un médecin israélien travaillant dans l’hôpital de campagne d’une base militaire dénonce dans une lettre à sa hiérarchie les traitements subis par des hommes capturés à Gaza, les membres liés, forcés de « déféquer dans des couches », révèle Haaretz.

« Cette semaine, deux prisonniers ont été amputés des jambes en raison de blessures occasionnées par les menottes, ce qui est malheureusement un événement de routine. » L’accusation est terrible. Elle provient d’une lettre obtenue par le quotidien israélien Haaretz et publiée le 4 avril.

Elle a été expédiée au procureur général d’Israël et aux ministres de la Défense et de la Santé par un médecin affecté dans un hôpital de campagne pour Palestiniens détenus à la base militaire israélienne de Sde Teiman, entre Gaza et Beersheva, dans le désert du Néguev.

Toujours selon le médecin, « les détenus sont nourris à la paille, défèquent dans des couches et sont maintenus (dans) des contraintes constantes, ce qui viole l’éthique médicale et la loi ». Il ajoute que les conditions de détention sont telles (les prisonniers ont les quatre membres menottés en permanence) qu’elles provoquent « des complications et parfois même la mort du patient ».

Un menottage constant qui « nécessite des interventions chirurgicales répétées »

Ceux capturés par Israël à Gaza depuis le 7 octobre ont été définis comme des « combattants illégaux », une classification permettant de les détenir dans des conditions différentes de celles des autres populations carcérales, pourtant déjà maltraitées. Cet hôpital de campagne a été créé après que les hôpitaux civils israéliens ont refusé d’admettre des détenus de Gaza ou des suspects qualifiés de terroristes, selon un rapport de l’organisation Médecins pour les droits de l’homme-Israël publié en février.

Alors que le praticien indique que, « dans ces conditions, dans la pratique, même les patients jeunes et en bonne santé perdent du poids après une semaine ou deux d’hospitalisation » et déplore l’absence de fournitures médicales régulières. Plus de la moitié des patients de cet établissement y sont en raison de blessures causées par leur menottage constant pendant leur détention en Israël, et qui « nécessitent des interventions chirurgicales répétées ».

Outre ce médecin, Haaretz cite trois autres sources qui affirment qu’« au début de la guerre un détenu blessé parce qu’il avait été attaché avec des menottes en plastique pendant une période prolongée avait été amputé d’une main ». Un porte-parole de l’armée israélienne a affirmé que l’incident avait fait l’objet d’une investigation, « mais comme aucune infraction pénale n’a été trouvée il a été décidé de ne pas ouvrir d’enquête de la police militaire », révèle le quotidien. Un témoignage israélien sur de mauvais traitements qui corrobore ceux des prisonniers palestiniens libérés et publiés dans l’Humanité, le 16 février dernier.

Des pratiques sont « conformes aux règles », selon le ministère de la santé israélien

Le rapport de Médecins pour les droits de l’homme-Israël sur Sde Teiman, qui documente les « manquements éthiques » dans l’hôpital de campagne, souligne également que « les forces de sécurité (y) exigent que toutes les personnes détenues restent menottées et les yeux bandés en tout temps, y compris pendant les traitements médicaux ».

L’ONG s’inquiète également des différents articles dans les médias israéliens qui « indiquent que les résidents de Gaza détenus dans ce centre militaire endurent des conditions difficiles, sont retenus les mains derrière le dos et parfois liés à une clôture pendant de longues périodes, s’étendant sur des jours entiers et consécutifs. Ces circonstances entraînent des préjudices physiques et psychologiques importants ».

Alors que le ministère israélien de la Santé a déclaré que « le traitement médical fourni à Sde Teiman est conforme aux règles et aux traités internationaux auxquels Israël est engagé », le médecin, lui, affirme que les détenus ne reçoivent pas de soins appropriés : « Aucun patient transféré à l’hôpital n’y est resté plus de quelques heures ». Quand ils sont transférés…

« Cela nous rend tous – les équipes médicales et vous, responsables des ministères de la Santé et de la Défense – complices de la violation de la loi israélienne, et peut-être pire pour moi en tant que médecin, de la violation de mon engagement fondamental envers les patients », s’insurge ce docteur.

    mise en ligne le 7 avril 2024

À Lannemezan, une manifestation
pour exiger la libération de George Ibrahim Abdallah

Alain Raynal sur www.humanite.fr

Ils étaient nombreux, samedi, à Lannemezan, pour réclamer la libération du militant communiste libanais. Âgé de 73 ans, le défenseur de la cause palestinienne n’a jamais quitté, depuis 1984, l’enceinte d’une prison française.

Lannemezan (Hautes-Pyrénées), correspondance particulière.

« J’ai rejoint celles et ceux qui réclament depuis toutes ces années la libération de Georges Ibrahim Abdallah. Qui veulent mettre fin à un déni de justice et d’humanité. Mettre fin à un déshonneur. Celui d’une France oublieuse, ici, des droits de l’homme. C’est un combat dont je suis fière… »

Ces mots d’engagement sont ceux d’Annie Ernaux, Prix Nobel de littérature 2022, transmis ce samedi 6 avril au plus ancien prisonnier politique d’Europe détenu depuis bientôt quarante ans dans une prison française. Et d’interpeller ainsi le président de la République : « Ne permettez pas que la France soit le premier pays européen qui aura condamné à une mort lente un combattant et un intellectuel dont la lutte pour l’existence de la Palestine sera reconnue et saluée comme légitime. »

Ce message, lu samedi après-midi devant quelque 2 000 manifestants rassemblés devant le centre pénitentiaire de Lannemezan (Hautes-Pyrénées), ne peut que conforter la mobilisation grandissante en faveur du militant communiste libanais incarcéré, pourtant libérable en droit français depuis 1999.

Pour José Navarro, l’un des animateurs du collectif Tarbes intègre : « C’est la plus forte mobilisation depuis quinze ans, nous le devons à l’appel commun de 13 organisations, à la participation de fortes délégations venues de plusieurs régions de France ainsi qu’à la présence de plusieurs parlementaires 1. »

Une nouvelle demande de libération a été déposée en juin dernier

Lors de la conférence de presse précédant le départ de la manifestation, des représentants d’organisations signataires tiennent à souligner l’urgence de la libération de Georges Abdallah. Citons, pour la CGT, les secrétaires des unions départementales Cédric Caubère pour la Haute-Garonne, Olivier Mateu pour les Bouches-du-Rhône. Selon François Rippe, vice-président de l’Association France Palestine solidarité (AFPS) : « À travers lui, nous reconnaissons le juste combat de la cause palestinienne et nous ne lâcherons rien tant qu’il ne sera pas libéré. »

Me Jean-Louis Chalanset, avocat du détenu, informe des démarches judiciaires en cours. À plusieurs reprises, dont en 2003 et en 2012, la justice d’application des peines se prononce pour la libération du militant libanais emprisonné. Cependant les gouvernements de Jean-Pierre Raffarin puis de Jean-Marc Ayrault s’y opposent sous la pression des ambassades américaine et israélienne.

En 1987, George Ibrahim Abdallah avait été condamné pour « complicité d’assassinat » de diplomates de ces deux pays. « Ce ne sont pas seulement les États-Unis et Israël qui bloquent, c’est avant tout la politique française qui refuse la libération de ce militant libanais marxiste soutenant la cause palestinienne », confirme l’avocat.

Il dénonce un procès tout à fait inique pour des faits de détention d’armes dans le contexte de l’époque, marqué par l’invasion du Liban par Israël. Une nouvelle demande de libération a été déposée en juin 2023. Acceptée, il suffirait d’un arrêté d’expulsion pour que le militant retourne enfin dans son pays.

Encore faut-il qu’une commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté instituée en 2007 par Rachida Dati, alors garde des Sceaux, donne son avis. Or, sa récente réponse reste négative et scandalise Me Chalanset. Selon cette commission, Georges Abdallah « présenterait toujours un danger car, libéré, il pourrait constituer un facteur de trouble dans son pays ».

Condamné à une mort lente

Georges Ibrahim Abdallah est aujourd’hui condamné à une mort lente, dénoncent les parlementaires présents à Lannemezan. Pour Andrée Taurinya (FI) : « C’est une situation dénoncée par la Convention des droits de l’homme et, une nouvelle fois, la France est montrée du doigt. . Avec le député communiste André Chassaigne, président du groupe GDR, elle est à l’initiative d’une tribune commune signée déjà par de nombreux parlementaires.

Une tribune qui doit encore s’élargir à celles et ceux attachés aux valeurs de justice, insiste Elsa Faucillon. L’élue communiste des Hauts-de-Seine s’est longuement entretenue avec Georges Abdallah samedi matin au parloir de la prison. « L’homme est impressionnant par sa forme physique et intellectuelle. Une personnalité exceptionnelle. Il se vit en permanence comme un militant communiste. Cette force du militantisme et ce refus de la culture du vide lui permettent de rester debout », témoigne-t-elle à sa sortie.

Selon les mots du détenu : « Le cérémonial judiciaire reste une formalité, je serai libéré en fonction du rapport de force. » Et d’insister sur l’important à ses yeux d’amplifier partout dans le monde le combat pour la cause palestinienne et contre l’impérialisme.

1 -Elsa Faucillon, députée PCF ; Sylvie Ferrer, Andrée Taurinya, Karen Erodi, Pascale Martin, députées FI.

  mise en ligne le 7 avril 2024

Migrants naufragés :
les oubliés de
« l’Europe humanitaire »

Par Francis Wurtz, député honoraire du Parlement européen sur www.humanite.fr

Est-il interdit, durant la campagne des élections européennes, d’évoquer le fléau des naufrages répétés d’embarcations de migrants en Méditerranée ? C’est l’impression que donne l’Union européenne, jusque dans ses instances les plus directement concernées, en faisant l’impasse sur cette tragédie responsable de près de 29 000 morts en l’espace de dix ans près de nos côtes. Ainsi, les 18 et 19 mars, le très officiel Forum humanitaire européen de Bruxelles – censé permettre aux dirigeants européens de profiter de l’expérience de quelque 1 400 participants pour trouver des « solutions durables aux défis humanitaires complexes actuels » – a « omis » d’inscrire cet enjeu humain de premier plan à l’ordre du jour de ses travaux ! Ce forum « aurait pu constituer un espace légitime pour inscrire les secours en mer à l’agenda politique de l’Union européenne. Ce sujet a pourtant été totalement occulté », accusent deux éminentes personnalités de la communauté humanitaire (1). Avec raison, ils soulignent qu’il s’agit en l’occurrence d’un aspect de la question migratoire qui devrait échapper à toute controverse puisqu’il relève ni plus ni moins que du droit international humanitaire, qui fait du sauvetage de naufragés un devoir incontournable. Or, la seule fois où un chef de gouvernement européen a réellement tenté d’inaugurer une politique efficace d’aide aux naufragés – l’opération « Mare Nostrum » lancée en 2013 par le président du Conseil italien Enrico Letta –, celle-ci fut littéralement sabordée par les autorités européennes. À l’inverse, lorsque l’actuel gouvernement d’extrême droite de Rome immobilise des navires de sauvetage humanitaire, entrave les actions de secours et harcèle les ONG concernées, il trouve grâce auprès de la Commission européenne.

Cette attitude doit coûte que coûte susciter des réactions à la hauteur de son indignité. Souvenons-nous de l’affaire du sous-marin parti, l’an dernier, à la recherche du « Titanic » : « D’énormes moyens sont déployés pour retrouver ses cinq passagers, dont un milliardaire qui a payé 250 000 dollars. Qu’a-t-on fait pour secourir les 750 migrants du chalutier qui a coulé au large des côtes grecques ? Rien ! Honte à Frontex et à l’UE ! » s’indigna légitimement la réalisatrice Marie-Monique Robin (2). D’éminents anthropologues crient régulièrement leur colère : Didier Fassin, professeur au Collège de France, fustige « la politique criminelle de l’Union européenne en Méditerranée, (qui) se déploie dans l’indifférence générale », tandis que, pour Michel Agier, Filippo Furri et Carolina Kobelinsky, « l’indifférence face aux morts en Méditerranée est le signe d’un effondrement en humanité ». Il faut entendre ces mises en garde. Il n’y a rien de plus dangereux pour une civilisation que l’accoutumance à l’inacceptable.

Rappelons l’esprit des demandes du « Conseil national consultatif des droits de l’homme » aux États européens, dont, le cas échéant, la France, pour en finir avec ces tragédies honteuses : qu’ils respectent le droit international humanitaire et les conventions qu’ils ont eux-mêmes ratifiées ; qu’ils cessent les stratégies d’épuisement, voire de criminalisation des ONG de secours en mer ; qu’ils coordonnent les activités de recherche et de secours par les pays riverains concernés avec le soutien de l’Union européenne ; qu’ils proscrivent la violence des gardes-côtes (particulièrement en Libye !) et qu’ils renforcent les moyens d’identification des victimes. Une Europe humaine, c’est aussi cela.

(1) Pierre Micheletti, membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, et François Thomas, président de l’association SOS Méditerranée (« le Monde » , 28 mars 2024).

(2) Voir « l’Humanité », 1er septembre 2023.

  mise en ligne le 6 avril 2024

Élections européennes :
pourquoi l’UE
doit être démocratisée

Aurélien Soucheyre sur www.humanite.fr

L’un des plus grands espaces démocratiques au monde, coconstruit entre plusieurs nations, souffre de graves tares antidémocratiques et de l’hypocrisie des pays membres. Le 9 juin, les peuples européens ont l’occasion de reprendre la main sur leur destin.

Près de 420 millions de citoyens européens vont se rendre aux urnes du 6 au 9 juin prochain pour élire leurs 720 eurodéputés. Soit le deuxième plus important scrutin démocratique au monde, derrière l’Inde. Mais, surtout, un exemple sans équivalent de coconstruction politique entre 27 nations différentes qui vont toutes se retrouver pour une élection commune, convaincues qu’elles partagent un destin lié. Derrière ce tableau flatteur, la situation est pourtant loin d’être idyllique.

Si les Français sont majoritaires à trouver l’Union européenne (UE) « utile », ils sont aussi 60 % à la juger « déconnectée ». Près de 55 % déclarent s’en « méfier ». Et seuls 53 % la considèrent suffisamment « démocratique », selon un sondage Kantar. À Bruxelles, dirigeants, élus et fonctionnaires s’entendent même autour d’une formule pour résumer la situation : on y parle de « déficit démocratique ».

Des traités adoptés sans les peuples

Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne, évoquait en son temps un « despotisme bénin » pour décrire le fonctionnement des institutions européennes. Si quelques avancées ont eu lieu année après année, notamment le renforcement du rôle du Parlement européen, plusieurs exemples tiennent du scandale démocratique.

Le Ceta, traité de libre-échange entre l’UE et le Canada, a ainsi été négocié dans l’opacité et le dos des peuples, tout en étant appliqué de manière anticipée, depuis sept ans, sans même avoir été ratifié par l’ensemble des parlements nationaux. Celui de Chypre a voté contre, ce qui aurait dû faire tomber l’accord commercial, mais en l’absence de notification de ce vote par le gouvernement chypriote, l’UE ferme les yeux. En France, le Sénat a rejeté le Ceta, et l’Assemblée pourrait faire de même. Mais la tête de liste macroniste aux européennes, Valérie Hayer, affirme que même en cas de vote contre des députés, le traité « pourrait » très bien rester en vigueur.

Un flagrant déni de démocratie que les dirigeants de l’Union assument. Jean-Claude Juncker, ex-président de la Commission européenne, avait déclaré en 2015 qu’« il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Une phrase ahurissante qui résume parfaitement ce qui s’est passé avec le traité constitutionnel européen (TCE), en 2005. Les Français et les Néerlandais votent contre le texte lors d’un référendum. Avant que son contenu ne soit repris en 2007 dans le traité de Lisbonne, ratifié sans être soumis aux urnes…

Les Irlandais, de leurs côtés appelés à se prononcer lors d’un scrutin national, rejettent le traité de Lisbonne en 2008. « Qu’à cela ne tienne, ils revoteront ! » note Denis Ferré1. Les Irlandais sont en effet de nouveau convoqués aux urnes, et priés de bien voter cette fois-ci : en 2009, ils se prononcent finalement pour ce texte. « Ces épisodes où s’exprime le mépris des peuples laissent des traces », relève Denis Ferré, pour qui il y a un « grand paradoxe à prétendre vouloir corriger un déficit démocratique, tout en refusant de le faire de la manière la plus démocratique qui soit ».

Pas de démocratie sans démocratisation du pouvoir économique

Ces traités constituent de plus des « freins structurels à la démocratie dans l’UE, puisqu’ils intègrent un seul modèle économique précis, à savoir libéral », note Francis Wurtz. L’eurodéputé PCF de 1979 à 2009 pointe que « l’Europe de la coopération entre les peuples, l’Europe sociale et l’Europe des services publics s’est ici vue distancée par l’Europe des marchés et de la libre concurrence ». Et comme il n’existe aucune démocratie sans démocratisation du pouvoir économique, le PCF et sa tête de liste pour 2024, Léon Deffontaines, tout comme les insoumis, appellent aujourd’hui non seulement à modifier les traités, mais aussi à reprendre le contrôle de la Banque centrale européenne, « qui a un pouvoir énorme, qui a la main sur les finances, qui fixe les taux d’intérêt, mais qui reste en dehors de tout contrôle politique. Même les Américains encadrent davantage leur banque centrale que ne le font les Européens », relève Francis Wurtz.

Autant d’angles morts antidémocratiques qui abîment l’Union de l’intérieur. Et ce d’autant plus que cette instance supranationale a un besoin vital d’être exemplaire, les États-nations ne pouvant mettre en partage leur souveraineté que dans la plus grande transparence s’ils veulent que les peuples suivent. Ces mêmes États sont pourtant les premiers responsables de la situation actuelle. « Bruxelles, c’est nous. Ce n’est pas une entité abstraite qui surplombe le continent. L’ensemble des décisions sont prises par les États membres. Il est très rare, voire impossible, qu’un choix de la Commission se fasse sans l’aval de la France. Le traité de Lisbonne a été adopté sur décision du gouvernement français. Les directives qui suivent se font avec son accord », estime Federico Santopinto.

« L’Union souffre d’un déficit démocratique parce que les États membres le veulent. Il y a une grande hypocrisie : l’UE leur permet de faire passer des textes qu’ils n’oseraient pas défendre à l’échelle nationale. Ils disent ”Ah, c’est l’Europe”. Mais en réalité, c’est du côté des capitales européennes qu’il faut sonner pour réclamer des comptes », insiste le directeur de recherche à l’Iris. Et d’ajouter : « ce sont les États qui refusent au Parlement européen tout pouvoir fiscal et tout droit d’initiative parlementaire. Ce sont aussi les États qui refusent que la Commission soit élue par les citoyens par crainte qu’elle se légitimise à leurs yeux et prenne ainsi davantage de pouvoir ».

Dans ce jeu de dupes, l’espace de pouvoir à conquérir pour les citoyens se situe plus que jamais au Parlement européen. « Tout est rapport de force, et ce Parlement est notre porte d’entrée. Ses pouvoirs sont sous-estimés, en particulier sur le plan législatif. La Commission propose les directives, mais le Parlement peut les réécrire. Les commissaires sont proposés par les États, mais le Parlement peut les infirmer. La France a tout fait pour bloquer la directive sur les travailleurs des plateformes, et c’est la gauche européenne qui a finalement remporté cette bataille », insiste Francis Wurtz.

L’eurodéputé honoraire appelle à « relever le défi de l’Europe, parce que nous ne répondrons à aucun des grands enjeux sans commun, sans lutte coordonnée dans tous les pays de l’UE dans le respect de tous. Pour y parvenir, il faut une union des nations et des peuples souverains et associés ». Et que les citoyens se mêlent au maximum de l’UE, pour reprendre la main sur leur destin.

Historien et auteur de Les Français et l’Europe, de Schuman à Macron. Entre rêves et réalités, Eyrolles, 178 pages, 12 euros.

mise en ligne le 5 avril 2024

Gaza : le Conseil des droits de l’homme de l’ONU exige l’arrêt de toute vente d’armes à Israël

Axel Nodinot sur www.humanite.fr

Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a exigé, le 5 avril, l’arrêt de toute vente d’armes à Israël, dans une résolution évoquant les craintes de « génocide » contre les habitants de Gaza. La veille, des centaines d’avocats britanniques, spécialistes du droit et anciens magistrats, ont appelé, dans une lettre publique, à l’arrêt des exportations d’armes vers Israël.

C’est une première en six mois de guerre contre Gaza. Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a, pour la première fois, pris position, en exigeant, le 5 avril, l’arrêt de toute vente d’armes à Israël. Cette résolution, fondée sur les craintes d’un génocide contre les habitants de l’enclave palestinienne, a été votée par 28 pays sur les 47 membres du Conseil ; six s’y sont opposés, dont les États-Unis et l’Allemagne. Treize pays, dont la France, l’Inde et le Japon, se sont abstenus. Si ce texte ne présente pas de caractère contraignant, il contribue à isoler davantage le pays dans la guerre aveugle lancée contre les Palestiniens de Gaza, qui suscite un émoi international croissant.

Lettre publique de 600 juristes britanniques

En témoigne la lettre rendue publique hier par quelque 600 juristes britanniques, qui dénoncent l’hypocrisie des dirigeants occidentaux consistant à condamner les exactions israéliennes tout en continuant de fournir armes et munitions. Dans cette lettre, publiée par The Guardian et adressée au premier ministre conservateur Rishi Sunak, ces avocats, juges et autres spécialistes du droit appellent à suspendre les ventes d’armes à Israël, pointant du doigt le « risque évident qu’elles puissent être utilisées pour commettre de graves violations du droit humanitaire international ».

Citant le « risque sérieux de génocide » observé par la Cour internationale de justice dans la bande de Gaza, les signataires rappellent à leur gouvernement que les armes des soldats israéliens comportent pour la plupart des composants fabriqués au Royaume-Uni. Sunak, de son côté, a affirmé au Sun ce mercredi que les licences d’armes étaient examinées attentivement, selon des « réglementations et des procédures que nous suivrons toujours ».

Le fait que tant de membres éminents de la profession juridique britannique s’expriment avec une telle force pour exhorter le gouvernement à agir conformément à ses obligations légales démontre la profondeur de notre inquiétude face aux preuves évidentes de violations flagrantes du droit international à Gaza.            Philippa Kaufmann, avocate et signataire.

De nombreux élus britanniques, souvent travaillistes, ont formulé le même vœu de l’arrêt des exportations d’armes. Cette prise de conscience collective intervient quelques heures après le meurtre des sept membres de l’association humanitaire World central kitchen, ce lundi 1er avril. Trois des victimes avaient la nationalité britannique. Depuis le 7 octobre et l’attaque du Hamas, ce sont plus de 33 000 Gazaouis qui ont été tués par l’armée israélienne, bien souvent des familles.

Parmi les signataires, trois anciens membres de la Cour suprême britannique, dont l’ex-présidente Brenda Hale, prennent la plume pour dénoncer le comportement du gouvernement tory, « nettement en deçà des obligations (…) du droit international ».

Mais aussi pour réclamer des « sanctions contre les individus ou entités ayant incité au génocide contre les Palestiniens », un discours émis notamment par des personnalités d’extrême droite telles qu’Itamar Ben Gvir, Yoav Gallant ou May Golan, tous ministres de Benyamin Netanyahou, et relayé par de nombreux médias sous couvert du droit à la défense d’Israël.

   mise en ligne le 3 avril 2024

Gaza : après la mort de sept humanitaires, la « stratégie de la famine » d’Israël de plus en plus critiquée

Bruno Odent sur www.humanite.fr

Des ONG du monde entier et l’ONU dénoncent l’attitude d’Israël après la frappe sur les humanitaires de l’ONG World Central Kitchen (cuisine centrale du monde), qui cherchaient à voler au secours de Palestiniens menacés de famine.

La nourriture est utilisée comme une arme par Israël et Benyamin Netanyahou. Bouleversé par la perte des sept travailleurs humanitaires de son organisation World Central Kitchen (WCK, cuisine centrale du monde), le chef étoilé José Andrés, créateur et dirigeant de l’ONG, a fustigé l’insoutenable stratégie des autorités israéliennes. Tout corrobore son analyse. Après le massacre de ce lundi, WCK a annoncé son retrait de la bande de Gaza.

Le bateau que les humanitaires assassinés venaient de décharger inaugurait la mise en place d’un corridor d’acheminement de l’aide alimentaire depuis Chypre. Un second navire, le Jennifer, qui devait accoster ce 3 avril sur la côte gazaouie avec 240 tonnes de nourriture à bord, a décidé, suite à l’attaque israélienne, de rebrousser chemin.

Le président israélien a présenté ses excuses

Face aux preuves accablantes des responsabilités israéliennes, le président Isaac Herzog a présenté ses excuses. Mais le chef du gouvernement, Benyamin Netanyahou, s’il reconnaît « une tragique erreur », assure qu’elle n’était pas « intentionnelle », s’efforçant de banaliser un crime qui serait une terrible bavure mais comme il y en a, dit-il, « dans toute guerre ». Ce qui revient à justifier une poursuite des opérations militaires avec, toujours à l’ordre du jour du premier ministre, une éventuelle offensive sur Rafah, à l’extrême sud de la bande de territoire où sont réfugiés, relégués quelque 1,5 million de Palestiniens.

Pour l’ensemble des organisations humanitaires toutefois, la perspective d’une poursuite de la guerre devient de plus en plus intolérable. Neuf ONG, dont les françaises Médecins du monde et Handicap International, ont fait parvenir à l’Union européenne une lettre commune dans laquelle elles dénoncent l’attitude de Tel-Aviv, son « refus chronique et structurel de faire entrer de la nourriture et de l’eau potable » qui fait « des ravages dans la bande de Gaza (…) et mène à un risque de famine imminent ». Ces organisations exhortent en conséquence l’UE à « plaider pour un cessez-le-feu immédiat et permanent afin de mettre un terme à la guerre et protéger les civils de souffrances supplémentaires ».

L’indignation mondiale monte d’un cran

Du côté des Nations unies, l’indignation est encore grimpée de plusieurs crans en même temps que s’accumulent, venus du terrain, les constats les plus alarmants. Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a dénoncé un « mépris du droit humanitaire international » et réitéré son appel à un cessez-le-feu immédiat.

Même Paris et Washington ont déploré un acte « inadmissible ». Sans toutefois envisager, pour l’heure, de déroger aux livraisons d’armes promises à leur allié. Une démarche de moins en moins bien reçue par une très grande majorité d’États au sein de l’ONU.

De retour d’une mission d’une semaine dans la bande de territoire meurtrie fin mars, Dominic Allen, représentant du Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA), alerte dans une interview à l’AFP : « La situation est pire que catastrophique. »

« Gaza est devenue un amas de poussière. Les gens que nous avons croisés étaient décharnés, ils nous indiquaient qu’ils cherchaient de quoi manger. Nous sommes très inquiets pour les femmes enceintes et allaitantes », ajoute-t-il. « Les médecins et les sages-femmes nous ont dit que leurs patientes accouchaient d’enfants plus petits, et que la malnutrition, la déshydratation et la peur entraînaient des complications. »

La CIJ ordonne à Israël de « prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir l’arrivée de biens de première nécessité dans la bande de Gaza »

La frappe sur les travailleurs humanitaires de WCK n’est pas la première « bavure » israélienne touchant à l’acheminement de l’aide alimentaire. En l’espace d’un mois, trois autres incidents majeurs ont coûté la vie à plus de 130 Palestiniens. Comme le 29 février, où plusieurs dizaines d’entre eux ont été tués, plusieurs centaines blessés, après que des soldats israéliens craignant une émeute, selon une version officielle, ont fait feu sur la foule qui s’était agglutinée autour d’un convoi transportant des denrées alimentaires.

Cette succession d’exactions interroge une nouvelle fois sur les buts de guerre du cabinet Netanyahou, uni dans la promotion du grand Israël biblique (Eretz Israël). La Cour internationale de justice (CIJ) ne s’y est pas trompée. Elle a ordonné la semaine dernière à Tel-Aviv de « prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir l’arrivée de biens de première nécessité dans la bande de Gaza ».

Les intentions de génocide sur lesquelles elle a été chargée d’enquêter par l’Afrique du Sud ne correspondent en effet que trop bien à la multiplication des « incidents » cherchant à rendre impossible tout approvisionnement des Palestiniens. Quand la nourriture devient une arme « providentielle » pour accélérer le nettoyage ethnique entamé avec les bombes et les chars…

 

  mise en ligne le 31 mars 2024

Francesca Albanese :
« Aucun État n’est
au-dessus des lois »

Rachida El Azzouzi sur www.mediazpart.fr

Dans un entretien à Mediapart, la rapporteure de l’ONU pour les Territoires palestiniens occupés revient sur son rapport accusant Israël d’actes de génocide ainsi que sur les nombreuses critiques qui lui sont adressées par certains États, dont la France. 

Rapporteure spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese a présenté mardi 26 mars à Genève (Suisse), devant le Conseil des droits de l’homme, l’organe des Nations unies qui la mandate, un rapport accusant Israël de commettre à Gaza trois actes de génocide envers le « groupe » que forment les Palestinien·nes : « meurtre de membres du groupe », « atteintes graves à l’intégrité physique et mentale de membres du groupe », « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».

Dans un entretien à Mediapart, l’avocate italienne revient sur ses conclusions, rejetées par la représentation israélienne auprès des Nations unies, qui dénonce « une campagne visant à saper l’établissement même de l’État juif ». Elle répond également aux multiples critiques qui lui sont faites par certains États, dont la France.

Mediapart : Quels sont les éléments factuels qui vous permettent de conclure dans votre rapport que « le seuil indiquant qu’Israël a commis un génocide est atteint » à Gaza ?

Francesca Albanese : Pour qu’il y ait génocide, il faut démontrer que les auteurs des actes en question ont eu l’intention de détruire physiquement un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Mon rapport démontre qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’Israël a commis un génocide. 

L’intention peut être directe, par des déclarations, des documents officiels de personnes détenant l’autorité de commandement, ou elle peut être déduite par la nature, l’ampleur des crimes, la façon de les conduire... Plus de 31 000 personnes, dont 70 % de femmes et d’enfants, ont été tuées. Ce qui ne veut pas dire que les 30 % d’hommes tués seraient tous des cibles légitimes.

À Gaza, les civils sont pris pour cibles à un niveau sans précédent. À la destruction des vies s’ajoute la destruction de tout : les écoles, les quartiers, les mosquées, les églises, les universités, les hôpitaux qui sont essentiels pour permettre à la vie de continuer, surtout dans une situation aussi catastrophique. 

Nous ignorons combien de personnes vont mourir des suites de leurs blessures, mais nous savons qu’un très grand nombre d’entre elles ont dû être amputées. L’État d’Israël organise également la famine. 

En refusant de fournir l’aide humanitaire qu’il est obligé de fournir, en tant que puissance occupante, en bombardant, en détruisant tout ce qui permet de survivre – les infrastructures, les terres arables –, en ciblant les convois humanitaires, il sait pertinemment qu’il va causer la mort de personnes, en particulier d’enfants. 

Israël a dissimulé sa logique et sa violence génocidaires derrière des arguments du droit international humanitaire : en affirmant qu’il ne visait que des objectifs militaires, qui en fait étaient des civils, en caractérisant la population entière comme des boucliers humains ou des dommages collatéraux, en ciblant les hôpitaux ou les évacuations. Il a envoyé mourir les gens en ordonnant des évacuations massives pour ensuite transformer les zones de sécurité où la population se réfugie en zones de mort. 

Votre analyse est critiquée par plusieurs chancelleries, notamment en France, où le ministre des affaires étrangères, Stéphane Séjourné, affirme qu’« accuser l’État juif de génocide, c’est franchir un seuil moral ». Que leur répondez-vous ? 

Francesca Albanese : Le génocide est défini par le droit international. Il n’est pas défini par des opinions personnelles ou par des expériences historiques douloureuses. Aucun État n’est au-dessus des lois. Que signifie dire : comment peut-elle accuser l’État d’Israël ? Pourquoi ne le pourrais-je pas ? J’entends les déclarations, les arguments du gouvernement français, et je suis profondément en désaccord avec sa lecture du 7 octobre 2023. Concluons que nous sommes d’accord pour ne pas être d’accord.

Le terme de « génocide » est au cœur de vives polémiques car c’est aussi une arme politique…

Francesca Albanese : Pas pour moi ! L’apartheid est un crime. Le génocide aussi. J’utilise ces termes de la manière la plus stricte possible. Je sais qu’en Europe, des personnes s’en indignent parce que dans leur esprit, le seul génocide qu’elles puissent concevoir, auquel elles puissent s’identifier, c’est le génocide du peuple juif, la Shoah, même si nous avons eu d’autres génocides.

Ma génération a vu au moins trois génocides reconnus comme tels : au Rwanda, en ex-Yougoslavie et en Birmanie. Nous sommes aussi concernés par ceux-là. L’Occident refuse de comprendre que le colonialisme de peuplement a nourri des pratiques et une idéologie génocidaires. Raphaël Lemkin, à qui l’on doit le concept de génocide, l’analysait lui-même il y a des décennies.

Il est facile de blâmer une rapporteure spéciale dont le seul travail et la seule responsabilité sont de rendre compte de la situation sur le terrain.

Je suis troublée par cette hypothèse dogmatique selon laquelle un État ne pourrait pas commettre certains crimes en raison de son histoire. Je rappelle aussi que la création de l’État d’Israël a été le résultat d’une catastrophe, d’une horreur qui s’est abattue sur le peuple juif, mais qu’elle a également provoqué une autre catastrophe, une autre tragédie. Les deux ne sont pas comparables. Pourtant, les Palestiniens, en tant que peuple, ont été dépossédés par la création de l’État d’Israël. Et c’est aussi une amnésie coloniale. 

Tant que nous ne prendrons pas en compte les doléances du peuple palestinien, dont le déplacement forcé n’a jamais pris fin, nous continuerons à vivre dans cet état artificiel de déni qui n’aide ni les Palestiniens ni les Israéliens.

En vous appuyant sur une vidéo montrant quatre civils palestiniens tués par des drones israéliens, vous avez déclaré que « l’énorme quantité de preuves » liées aux crimes commis par Israël à Gaza depuis le 7 octobre 2023 pourrait occuper la Cour pénale internationale pendant les cinq prochaines décennies. Quels sont ces différents crimes ?

JFrancesca Albanese : e ne suis pas un tribunal, mais cela ne veut pas dire que je ne peux pas fournir de lecture juridique. J’ai analysé une fraction des preuves disponibles parce que je ne peux pas me rendre à Gaza, où personne ne peut entrer autrement que pour des raisons strictement humanitaires. Nous sommes face à un ensemble de crimes qui montrent que le but est de détruire les Palestiniens dans leur ensemble, ou en partie.

En attestent la façon dont les déclarations israéliennes incitant au génocide ont été intériorisées et mises en pratique par les troupes sur le terrain, l’avalanche de preuves qui ont été partagées, fournies par les soldats eux-mêmes, qui se vantent d’avoir détruit, puni la population de Gaza, lui infligeant une humiliation sans précédent parce qu’elle est palestinienne. 

En attestent aussi la façon dont ont été ciblés des civils sans discernement, les enfants en particulier, de détruire des locaux civils ou des bâtiments protégés, le fait de causer la famine, d’infliger des traitements inhumains, de torturer, de procéder à des enlèvements, de dénier le droit à un procès équitable. 

Vous avez critiqué sur le réseau social X les propos du président français Emmanuel Macron, qualifiant le 7 octobre de « plus grand massacre antisémite de notre siècle », ce qui a suscité une controverse. Que vouliez-vous dire ? 

Francesca Albanese : Des dirigeants politiques me critiquent mais j’ai aussi le plaisir d’entendre dans divers pays des responsables me dire : « Je suis vraiment désolé que vous traversiez cela parce que nous sommes avec vous et vous avez raison. » Il est facile de blâmer une rapporteure spéciale dont le seul travail et la seule responsabilité sont de rendre compte de la situation sur le terrain. 

Il m’apparaît dangereux de répéter sans cesse que le 7 octobre a été déclenché par l’antisémitisme. Des érudits juifs, réputés dans le domaine de l’antisémitisme et des études sur l’Holocauste, l’ont d’ailleurs dénoncé. Cette interprétation est dangereuse car elle décontextualise ce qu’Israël a fait et le déresponsabilise dans la création des conditions d’oppression et de répression des Palestiniens, qui ont ensuite conduit à cette violence. 

En disant cela, est-ce que cela signifie que je suis en train de justifier la violence contre les civils israéliens ? Absolument pas. Je ne l’ai jamais tolérée, je l’ai toujours dénoncée. La violence génère et nourrit la violence, et celle-ci ne peut être arrêtée que si son cycle est interrompu.

Les violences sexuelles, en particulier les viols, sont des armes de guerre. Quelle est l’ampleur à ce stade des violences sexuelles commises contre les femmes israéliennes et palestiniennes depuis six mois ?

Francesca Albanese : J’ai tout de suite exprimé ma solidarité avec toutes les femmes qui auraient pu subir des violences sexuelles, sans en avoir la preuve, car je sais combien celles-ci sont une arme de guerre. Que des preuves ne soient pas convaincantes ne constitue pas la preuve qu’il n’y a pas eu de crimes sexuels. J’attends les résultats des enquêtes de part et d’autre.

Je ne peux pas mener d’enquêtes sur les violations qui ont eu lieu en Israël. Une commission ainsi que d’autres organismes enquêtent. J’entends qu’il y a peut-être eu des cas de viol, mais il n’est pas clair qu’il s’agisse de viols massifs, systémiques. Je n’ai pas les éléments pour confirmer ou infirmer cela. 

J’ai reçu, pour ma part, des allégations d’abus sexuels, de harcèlement sexuel, de viols et de menaces de viol, de pratiques et de traitements inhumains, à l’encontre de femmes et d’hommes détenus par l’armée israélienne. Nous restons très prudents en matière d’information, car la plupart se sentent encore menacés et craignent des représailles.

Ce sujet fait l’objet de vives polémiques et instrumentalisations. Qu’est-ce que cela révèle sur ce conflit ? 

Francesca Albanese : Il y a toujours eu une guerre des récits. Pour moi, cela fait partie intégrante de la violence qui s’impose en premier lieu aux Palestiniens mais, cette fois aussi, aux Israéliens. Il est très irrespectueux envers les victimes d’instrumentaliser leurs plaintes pour viol sur la scène politique et de les entacher de propagande. 

L’histoire des bébés décapités le 7 octobre, par exemple, a choqué le monde, témoigné de la sauvagerie et de la barbarie des brigades du Hamas et de tous ceux qui ont participé à l’attaque contre Israël ce jour-là, mais il s’est avéré ensuite que c’était totalement fabriqué. Ce n’est pas la première fois. Même lorsque la journaliste palestinienne Shireen Abu Akleh a été tuée par l’armée israélienne, les Palestiniens en ont été initialement blâmés. 

J’ai vu, dans certains pays d’Europe, une large couverture médiatique sur les otages et les personnes mortes en Israël, ce qui est une manière de ne pas déshumaniser les victimes. Mais je n’ai pas vu cette même couverture appliquée à Gaza, où les gens sont réduits au nombre. 14 000 enfants y ont été tués. C’est si épouvantable que mon esprit ne peut même pas le concevoir. Et il y a si peu de couverture médiatique sur qui ils étaient, ainsi que sur les ingénieurs, les artistes, le personnel médical, les universitaires, les scientifiques… Sur tous les civils qui ont perdu la vie. 

Comment enquêter en tant qu’experte indépendante des Nations unies sur un tel terrain et alors que vous ne pouvez pas y accéder ?

Francesca Albanese : Israël a annoncé en février 2024 qu’il m’interdisait le territoire. Mais en réalité, aucun rapporteur spécial de l’ONU pour les Territoires palestiniens occupés n’a été autorisé à entrer dans le pays au cours des seize dernières années. 

Pour quelles raisons ? 

Francesca Albanese : Parce qu’Israël agit au mépris du droit international et des règles de l’ONU de bout en bout, considérant que nous serions partiaux ou anti-israéliens, ce qui n’est pas vrai. Aucun de nous n’a jamais eu quoi que ce soit contre Israël. Nous voulons simplement qu’Israël se comporte conformément au droit international. Est-ce trop demander ? Il faut cesser de nier les comportements criminels imputables à Israël. À long terme, cela va être encore plus préjudiciable que cela l’a été jusqu’à présent, tant pour les Palestiniens que pour les Israéliens.

 

mise en ligne le 29 mars 2024

Montpellier : Deux médecins témoignent de l’enfer à Gaza

Rémy Cougnenc sur https://liseuse.lamarseillaise.fr/

De retour de l’hôpital européen de Khan Younès, les urgentistes Pascal André (Rodez) et Khaled Benboutrif (Toulouse) ont livré, à Montpellier, un récit tragique qui appelle à un sursaut urgent de la France et de l’Europe.

À Montpellier, la salle Pelloutier a fait des cauchemars mardi 19 mars. Sur la toile éclairée par un petit rétroprojecteur, des images d’enfants défigurés, d’adultes amputés, de vieillards intubés, de Palestiniens morts sur des brancards. La bande-son n’est pas moins anxiogène : les pleurs des familles endeuillées, le sifflement des avions ou des balles, le ronronnement incessant des drones.

Nous ne sommes pas au cinéma en train de regarder un film de guerre ni d’horreur. Mais en train de comprendre la réalité de l’enfer vécu depuis des mois par les populations de la bande de Gaza, régulièrement prises pour cible par l’armée israélienne. Par l’intermédiaire de Palmed France, deux médecins français rentrent de Gaza où ils ont porté secours aux victimes du génocide en cours.

De l’hôpital Khan Younès, où ils ont prêté main-forte quelques semaines au péril de leur vie, Pascal André et Khaled Benboutrif livrent un récit apocalyptique. L’hôpital européen, « quasi paralysé », est surpeuplé de 3 000 à 4 000 blessés et malades, 10 fois plus que sa capacité théorique. « Les couloirs en permanence sont jonchés de victimes, le transport de malades est très difficile. »

Au-dehors, dans le camp où s’agglutinent les réfugiés poussés à l’exil du nord vers la frontière égyptienne survivent dans des abris de fortune : tentes, planches de bois, morceaux de tôle… « La plupart portent les mêmes vêtements que le jour où ils ont fui. » L’assainissement est défaillant. Prolifèrent les nuisibles et le risque de maladies dont la peste. Des conditions de vie « dangereuses » que certains se refusent à subir frontalement. « On a 120 personnes en chirurgie pour 40 places parce que les polytraumatisés refusent de sortir de l’hôpital, même pour rejoindre la cour, par peur des frappes », raconte Pascal André.

Il faut dire que l’armée israélienne cible régulièrement les civils, selon les deux médecins. « On reçoit des enfants et des journalistes avec des blessures par balle à la tête. Les snipers ont la volonté d’handicaper ou de tuer. » La surveillance est continue. « Les drones silencieux captent toutes les communications et les drones tireurs font des dégâts. »

« Un repas par jour… »

Quant aux conditions de travail des urgentistes, elles sont décrites comme « inimaginables ». « Il n’y a pas grand-chose de ce qu’on voit d’habitude dans un bloc opératoire », résume Pascal André. « On manque de tout : de lits, brancards, de désinfectants, d’eau, de pansements, de compresses, de garrots. Et bien sûr de médicaments : antalgiques, antibiotiques, morphine, anti-douleurs… C’est le système D, du bricolage », déplore Khaled Benboutrif.

Conséquence de cette hygiène déplorable : beaucoup d’amputations et de morts en raison de traitements défaillants ou inadaptés qui conduisent à des « infections post-opératoires ». La malnutrition ne favorisant pas la cicatrisation. « Sans frigo, les malades chroniques sont abandonnés. À Gaza, il n’y a qu’un centre de dialyse. On a des décès de diabétiques par manque d’insuline. » Les cardiaques sont eux aussi en danger. « Sur 350 000 malades chroniques, on a déjà au moins 7 000 décès par manque de médicaments », peste Khaled Benboutrif.

« Il faut faire des heures de queue pour avoir de l’eau, souvent non potable ce qui crée des dysenteries. » Comme l’électricité et le chauffage, la nourriture manque aussi : « C’est un repas par jour, y compris pour les soignants. » Lesquels enchaînent les heures de travail sans dormir et s’affaiblissent. « Depuis le début, certains ont perdu 15 à 20 kg », observe l’urgentiste.

Khaled Benboutrif déplore aussi la difficulté pour les soignants bénévoles à se rendre sur place. « Depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre, il a fallu attendre 4 mois pour qu’Israël autorise le passage à Rafah. On est obligé de déposer un dossier auprès d’eux », explique le médecin urgentiste toulousain. Sans parler de la longue route et des checkpoints pour passer le Sinaï.

L’insupportable inaction

Pourtant au milieu du chaos, Pascal André a été frappé par l’humanisme, la solidarité qui règnent. « Les gens s’entraident en permanence, les enfants sont joyeux, ils continuent de jouer au foot dans les couloirs, à sourire… »

Sans nier le « traumatisme du 7 octobre », les deux médecins l’affirment : le récit qu’on entend en boucle dans la plupart des médias est faux : « Je n’ai rencontré aucun animal, ni de terroriste mais des enfants carbonisés, des grands-parents apeurés, des diplômés dont les maisons ont été réduites en cendres… » Et Pascal André d’en appeler à un sursaut français et européen dont le silence, l’hypocrisie et l’inaction participent au drame. « On a des preuves mais Emmanuel Macron, qui a préféré aller à Marseille, et l’Europe continue à nous balader, c’est insupportable. » Le médecin supplie les autorités de négocier un « cessez-le-feu immédiat » pour au moins stopper le carnage. En France, il invite chacun à prendre sa part en affichant un minimum de respect. « Il faut créer la rencontre, aller vers l’autre pour que la parole se libère. »

 

mise en ligne le 26 mars 2024

Gaza :
une rapporteuse de l’ONU
accuse Israël de commettre
plusieurs
« actes de génocides »

Théo Bourrieau sur www.humanite.fr

Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens, affirme, dans un rapport publié lundi 25 mars, qu’il « existe des motifs raisonnables » de croire qu’Israël a commis plusieurs « actes de génocide », évoquant même un « nettoyage ethnique ».

« La nature et l’ampleur écrasante de l’assaut israélien sur Gaza et les conditions de vie destructrices qu’il a causées révèlent une intention de détruire physiquement les Palestiniens en tant que groupe », indique dans un rapport publié lundi 25 mars Francesca Albanese, rapporteuse spéciale de l’ONU sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967. La juriste et chercheuse d’origine italienne, mandatée par le Conseil des droits de l’Homme, organe des Nations unies, mais qui ne s’exprime pas au nom de l’organisation, écrit dans ce rapport « qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le seuil indiquant que des actes de génocide » ont été commis « contre les Palestiniens à Gaza a été atteint ».

« Anatomie d’un génocide »

Le titre du rapport à lui seul est sans appel : « Anatomie d’un génocide ». Francesca Albanese, nommée le 1er mai 2022 rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens occupés depuis 1967 pour un mandat de trois ans, liste dans ses conclusions trois actes de génocides : « Meurtre de membres du groupe ; atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; et soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».

Dans un entretien accordé à l’Humanité, la spécialiste en droit international rappelait que la qualification de génocide par les Nations Unies était soumise à des critères très stricts et précis : « Selon la convention de l’ONU, le génocide se définit comme étant un certain nombre d’actes commis dans l’intention de détruire, intégralement ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Et cela peut être réalisé de plusieurs façons : le meurtre de membres du groupe, des atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe, la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle… »

« S’il y a un risque de génocide, les États ont alors l’obligation d’intervenir »

Selon le rapport, trois des cinq actes de génocide qui figurent dans cette Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ont donc eu lieu à Gaza. Sans surprise, la représentation israélienne auprès des Nations unies à Genève a « totalement rejeté le rapport » et affirmé dans un communiqué qu’il fait partie « d’une campagne visant à saper l’établissement même de l’État juif », rapporte l’Agence France-Presse. Les États-Unis n’ont également pas pris au sérieux le rapport de Francesca Albanese, affirmant n’avoir « aucune raison de croire qu’Israël ait commis des actes de génocide à Gaza ». « S’il y a un risque de génocide, les États ont alors l’obligation d’intervenir », rappelait la rapporteuse spéciale de l’ONU dans l’Humanité.

L’Afrique du Sud, puis la Belgique, ont lancé auprès de la Cour Internationale de Justice (CIJ) une procédure pour poursuivre Israël pour génocide. En réponse à la plainte déposée par l’Afrique du Sud en décembre 2023, la CIJ avait ordonné à Tel-Aviv, le 26 janvier, de prendre « des mesures pour prévenir les actes de génocide contre les Palestiniens ». Israël avait un mois pour répondre. Le 10 mars, le président sud-africain, Cyril Ramaphosa, a souligné qu’Israël n’applique pas les décisions de mesures préventives rendues par la CIJ. « La Belgique ne peut pas rester les bras croisés devant les énormes souffrances humaines à Gaza, nous devons agir contre la menace de génocide » avait affirmé Petra De Sutter, vice-première ministre belge, en expliquant vouloir suivre la voie ouverte par l’Afrique du Sud.

   mise en ligne le 25 mars 2024

Gaza : l’ONU se prononce pour un cessez-le-feu

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

Après plus de cinq mois de guerre, le Conseil de sécurité de l’ONU a enfin adopté lundi une résolution exigeant un « cessez-le-feu immédiat » à Gaza, un appel bloqué plusieurs fois par les États-Unis qui se sont cette fois abstenus, accentuant la pression sur leur allié israélien. Les bombardements se poursuivent à Gaza où la situation pour les 2,4 millions d’habitants est plus critique chaque jour. En particulier au nord de l’enclave, dont l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, principale pourvoyeuse d’aide humanitaire, s’est vue interdire l’accès, a dénoncé l’Unrwa dimanche.

La résolution adoptée sous les applaudissements par 14 voix pour, et une abstention, « exige un cessez-le-feu immédiat pour le mois du ramadan” – qui a déjà commencé il y a deux semaines-devant » mener à un cessez-le-feu durable, et “exige la libération immédiate et inconditionnelle de tous les otages”.

Depuis cinq mois, le peuple palestinien souffre terriblement. Ce bain de sang a continué trop longtemps. C’est notre obligation d’y mettre un terme. Enfin, le Conseil de sécurité prend ses responsabilités”, s’est félicité l’ambassadeur algérien Amar Bendjama, même si les résolutions du Conseil, contraignantes, sont régulièrement ignorées par les Etats concernés.

Contrairement au texte américain rejeté vendredi par des vetos russe et chinois, il ne lie pas ces demandes aux efforts diplomatiques du Qatar, des Etats-Unis et de l’Egypte, même s’il « reconnait » l’existence de ces pourparlers visant à une trêve accompagnée d’un échange d’otages et de prisonniers palestiniens.

Après l’abstention américaine à l’ONU, le premier ministre israélien Netanyahou a réagi en indiquant qu’il n’enverra pas la délégation israélienne attendue à Washington, le gouvernement israélien estimant que cette abstention « nuit aux efforts de guerre et pour libérer les otages ». Israël « n’arrêtera la guerre à Gaza qu’une fois les otages libérés », affirme de son côté le ministre de la Défense.

Dans un contexte d’urgence humanitaire extrême

Après l’échec du texte étasunien vendredi, huit des dix membres non permanents du Conseil (Algérie, Malte, Mozambique, Guyana, Slovénie, Sierra Leone, Suisse, Équateur) ont travaillé sur un nouveau projet.

La Chine avait annoncé son soutien à cette nouvelle résolution et a dit espérer « que le Conseil de sécurité l’approuvera au plus vite et enverra un signal fort pour que cessent les hostilités ». « Nous prévoyons, sauf rebondissement de dernière minute, que la résolution sera adoptée et que les États-Unis ne voteront pas contre », a indiqué dimanche un diplomate à l’Agence France presse.

La réunion onusienne intervient dans un contexte d’urgence humanitaire extrême et alors que l’offensive israélienne à Gaza a fait plus de 32 000 morts, selon le ministère de la Santé du Hamas.

Macron met en garde Netanyahou contre « le transfert forcé de population, un crime de guerre »

À la veille de cette échéance, et alors que la France s’est dite prête à soumettre le cas échéant sa propre résolution, Emmanuel Macron s’est entretenu par téléphone avec le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou. Le président français lui a fait part de « sa ferme opposition » à une offensive israélienne sur Rafah et avertissant que « le transfert forcé de population constituait un crime de guerre », a fait savoir l’Élysée.

Lors de cet échange, il a aussi condamné « fermement les récentes annonces israéliennes en matière de colonisation » alors qu’Israël a annoncé vendredi la saisie de 800 hectares de terres en Cisjordanie occupée, et plaidé pour une « solution à deux États (…) seule à même de répondre aux besoins de sécurité d’Israël et aux aspirations légitimes des Palestiniens ».

Conformément à la demande de la Cour de Justice internationale à Israël, le chef de l’État a également, selon l’Élysée, « insisté pour qu’Israël ouvre sans délai et sans condition tous les points de passage terrestres existant vers la bande de Gaza – notamment le point de passage de Karni, avec une voie terrestre directe depuis la Jordanie, ainsi que le port d’Ashdod ».

L’Unrwa se dit interdite de toute livraison d’aide dans le nord de Gaza

À rebours de cette exigence, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (Unrwa) a annoncé, par la voix de son chef Philippe Lazzarini, être désormais formellement interdite par Israël de toute livraison d’aide alimentaire dans le nord de la bande de Gaza.

« En dépit de la tragédie qui se déroule sous nos yeux, les autorités israéliennes ont informé l’ONU du fait qu’elles n’approuveraient plus de convois alimentaires de l’Unrwa dans le nord » de l’enclave palestinienne, a-t-il posté sur X (ex-Twitter) dimanche, soulignant que l’agence reste « la principale ligne de vie pour les réfugiés palestiniens ». Cette décision intervient, alors que l’Unrwa est accusée par Israël d’être infiltrée par des soutiens du Hamas, en dépit de la famine imminente qui menace les Gazaouis, en les quelque 300 000 personnes restées dans le nord du territoire.

« Empêcher l’Unrwa d’apporter de la nourriture, c’est en fait refuser la possibilité de survivre à des gens qui ont faim », a réagi le directeur général de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus, qui a appelé à revoir « urgemment » cette décision.

Les bombardements se poursuivent, plus de 32 000 morts

Au même moment, des frappes aériennes et des tirs d’artillerie continuent de se succéder dans la bande de Gaza. Dimanche, 84 personnes ont été tuées dans des bombardements notamment dans la ville de Gaza (nord) et celles de Khan Younès et Rafah (sud), portant le bilan total palestinien à 32 226 morts, a annoncé le ministère de la Santé du Hamas.

« Quand on regarde Gaza, on dirait presque que les quatre cavaliers de l’Apocalypse galopent au-dessus, semant la guerre, la famine, la conquête et la mort », a dénoncé le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres, en déplacement en Égypte, plaidant pour « inonder Gaza d’une aide vitale ». « Le choix est clair : la vague ou la famine », a-t-il déclaré tandis que les 2,4 millions d’habitants du territoire palestinien survivent sous un siège complet depuis le 7 octobre.

Deux nouveaux hôpitaux assiégés, selon le Croissant rouge

Après l’offensive contre le plus grand établissement de soin de Gaza, l’hôpital Al-Chifa, le Croissant rouge palestinien a fait état dimanche de deux nouveaux hôpitaux assiégés dans la bande de Gaza par l’armée israélienne, qui a confirmé une intervention dans le quartier mais pas dans les établissements hospitaliers.

Selon l’organisation, des véhicules militaires sont arrivés dimanche matin aux abords des hôpitaux Nasser et al-Amal, dans la ville de Khan Younès, dans le sud du territoire, sur fond de tirs et de bombardement « intenses », un de ses bénévoles aurait été tué.

Sollicitée par l’AFP, l’armée a indiqué que ses « troupes opèrent dans toute la zone d’al-Amal, elles n’opèrent pas actuellement dans les hôpitaux ». Mais, selon le Croissant rouge, des appels ont été émis par drones demandant à tous les occupants de l’hôpital al-Amal de sortir dévêtus, les portes étaient bloquées de l’établissement au moyen de digues de terre.

Violences ordinaires de la colonisation à Hébron

Une vidéo montrant la violence ordinaire de la colonisation israélienne en Cisjordanie occupée suscite l’émoi sur les réseaux sociaux. On y voit un enfant palestinien faisant des courses dans une épicerie de Hébron malmenée et humiliée par des soldats israéliens. https://t.co/I4QGwy9YKw

En parallèle de la guerre à Gaza, les violences liées à la colonisation se sont multipliées ces derniers mois, notamment à Jénine.


 

   mise en ligne le 24 mars 2024

Pourquoi l’Europe est-elle en panne ?   (En débat)

sur www.humanite.fr

Alors que l’Union européenne compte aujourd’hui 27 États membres, une construction trop tournée vers les marchés financiers et les politiques austéritaires heurte les exigences sociales et démocratiques des peuples. Sans parler de la guerre en Ukraine qui secoue le continent…

Près de sept décennies après le traité de Rome, l’Union européenne se trouve confrontée à des défis difficiles à surmonter : la stagnation économique, les inégalités sociales et le réchauffement climatique… mais aussi la crise de la représentation politique, sans oublier la guerre en Ukraine.

Dans ce contexte, si les peuples ne remettent pas en question la validité d’une construction commune, ils questionnent largement les orientations politiques. Ces interrogations seront au cœur des élections européennes qui se tiendront du 6 au 9 juin.

Dans l’Eurobaromètre rendu public en décembre 2023, une majorité d’Européens issus des 27 pays considèrent que leur « appartenance à l’Union européenne est une bonne chose ». Mais ils sont aussi plus nombreux à penser que « les choses vont dans la mauvaise direction au sein de l’UE ». Pourquoi, selon vous, un tel décalage existe-t-il ?

Francis Wurtz (Député honoraire PCF au parlement européen) : Le paradoxe entre ces deux affirmations n’est qu’apparent ! D’un côté, il me paraît juste d’estimer nécessaire de s’organiser à l’échelle de chaque grande région du monde pour répondre de façon coordonnée et cohérente aux grands enjeux mondiaux. On pense immédiatement au climat et à la biodiversité, aux risques de pandémies, à l’accueil des personnes migrantes, etc.

Il y a aussi des interdépendances moins visibles, mais aux effets hyperstructurants sur nos sociétés, comme le rapport aux firmes multinationales, aux marchés financiers, au développement fulgurant du numérique, etc. Et il y a naturellement l’enjeu vital de la prévention des conflits, de la préservation ou du rétablissement de la paix. Face à tous ces défis, chaque pays est dans l’incapacité de tout maîtriser.

Ce devrait être la raison d’être d’un ensemble comme l’Union européenne (UE) de créer les conditions de l’élaboration démocratique de réponses communes à ces problèmes communs, dans un sens répondant aux attentes des peuples concernés. Or, tel n’est, à l’évidence, pas le cas !

La construction européenne est conçue pour servir les intérêts du capital. Elle est au garde-à-vous devant les marchés financiers. Les rapports de force peuvent arracher des bouts de réponses aux enjeux évoqués, mais la plupart du temps ces « solutions » vont à l’encontre des attentes : d’où les frustrations légitimes exprimées par une majorité d’Européennes et d’Européens. 

Mathilde Dupré (Codirectrice de l’Institut Veblen et coautrice de Chroniques critiques de l’économie (Bréal, 2023) : Dans la période de crises multiples que nous traversons, le pessimisme est de mise bien au-delà des frontières de l’UE. Objectivement, les conflits et les tensions géopolitiques qui se multiplient tendent à rendre la tâche des décideurs européens encore plus difficile. Toutefois, pour beaucoup de citoyens européens, l’UE apparaît comme l’échelon pertinent pour faire face aux différents défis que notre génération doit relever.

Sur les sujets environnementaux, elle s’est révélée régulièrement en avance sur les États membres. La voix de l’UE est aussi influente dans les négociations internationales. Avec son marché commun de près de 450 millions de riches consommateurs, elle peut peser dans la définition de règles ambitieuses. Mais son action est souvent entravée par les nombreux désaccords entre États membres, notamment sur les sujets de politique étrangère, qui ne lui permettent pas toujours de jouer son rôle dans les arènes internationales.

Les détracteurs de l’UE feignent aussi souvent d’oublier que ce sont toujours les États membres, au sein du Conseil, qui ont le dernier mot dans le processus de décision. Le vrai défi est donc de trouver comment gérer nos désaccords et avancer ensemble. À mon sens, une partie de la réponse se joue dans le nécessaire renforcement du rôle du Parlement européen et une plus grande transparence des délibérations du Conseil. 

Guillaume Sacriste (Maître de conférences au Centre européen de sociologie et de science politique à l’université Paris-I Sorbonne) : Ces dernières années ont profondément transformé l’Union. À la faveur des crises permanentes qu’elle a connues, depuis la crise financière de 2008 jusqu’à la guerre en Ukraine, en passant par la crise grecque et la pandémie, elle est finalement beaucoup plus présente dans le quotidien des citoyens européens ordinaires.

En science politique, on dit qu’il y a eu un processus de politisation de l’Europe, au sens où la question n’est plus de savoir si l’on est pour ou contre – même les partis d’extrême droite semblent avoir fait le deuil d’une sortie de l’Europe –, mais de savoir si elle est capable de répondre aux nouveaux défis qu’on lui confie : faire la guerre, lutter contre le réchauffement climatique, construire une politique de l’immigration, etc.

Plus que jamais, elle est en charge de la sécurité de ses citoyens dans un monde qui n’a jamais été aussi incertain. On l’investit politiquement de tous côtés. Mais, dans le même temps, cette puissance publique européenne, chargée de sécuriser ce monde, n’a pas du tout la légitimité politique pour le faire. Je crois que c’est ce décalage entre les attentes qu’elle suscite et son illégitimité politique qui explique les résultats de l’Eurobaromètre.

Coopérations, Europe sociale, crise économique et environnementale… L’UE est-elle à la hauteur ?

Mathilde Dupré : La Commission européenne nommée en 2019 avait, contre toute attente, produit une feuille de route relativement ambitieuse pour une transition écologique juste de l’UE avec un objectif de neutralité climatique et de décorrélation de la croissance économique de l’utilisation de ressources.

Ce paquet vert était une réponse directe aux mobilisations citoyennes croissantes en faveur du climat et à la forte augmentation de la participation des jeunes au scrutin. Et il faut reconnaître que l’UE a aussi su maintenir ce cap en dépit de la pandémie et de la guerre en Ukraine. Les avancées législatives ont été réelles sur le champ climatique et énergétique, même s’il est encore trop tôt pour en mesurer les impacts concrets et leur efficacité par rapport aux objectifs annoncés.

En parallèle, il y a eu quelques grands ratés comme la révision de la PAC, qui a été menée sans réelle cohérence avec ces objectifs de transformation écologique de l’UE. Tous les grands textes prévus sur les enjeux de biodiversité et de pollution ont été abandonnés à la fin du mandat. Le résultat des prochaines élections sera donc déterminant pour l’avenir de ce pacte vert et le renforcement de son volet social. Et la participation sera à nouveau clé, car pour l’instant les sondages donnent plutôt gagnants les partis opposés à cet agenda.

Les institutions européennes doivent évoluer. Les capacités budgétaires propres de l’Union devraient être développées pour lui permettre d’investir davantage dans la transition écologique, y compris dans l’accompagnement des mutations sociales. L’UE doit enfin changer de logiciel macroéconomique et utiliser tous les leviers possibles (règles budgétaires, marché commun, politiques commerciale et monétaire) pour garantir le respect des limites planétaires et la cohésion sociale. 

Francis Wurtz : Non seulement l’UE n’est « pas à la hauteur », mais sa conception et nombre de ses structures doivent être remises en cause ! D’abord, le social ne doit plus être une variable d’ajustement des stratégies financières, mais devenir, avec l’écologie, le cœur du projet européen. Ensuite, l’hyperverticalité de la « gouvernance » de l’UE (Banque centrale indépendante, surveillance de la politique budgétaire des États par la Commission, règles arbitraires du pacte de stabilité, mise à l’écart des citoyennes et des citoyens des choix essentiels, etc.) doit être remise en question.

Enfin, l’alignement politique sur l’Occident et militaire sur l’Otan doit cesser, car il nous isole de la majorité de l’humanité et nous fait courir de vrais dangers. Que faire ? L’expérience historique de 2005, avec la mobilisation citoyenne exemplaire pour un « non de gauche » au traité constitutionnel européen, mériterait d’être réétudiée pour en corriger les limites et en promouvoir les potentialités.

Guillaume Sacriste : À la suite du politiste Peter Lindseth, j’utilise la notion de « métabolisme constitutionnel » : l’Europe n’a pas cette capacité, c’est-à-dire celle de mobiliser légitimement et massivement les ressources humaines et fiscales de la communauté qu’elle régit afin de produire des biens publics, qu’il s’agisse d’un salaire minimum, d’une protection sociale, d’une transition énergétique juste, d’une politique d’accueil et de codéveloppement, etc.

Cette capacité repose sur la légitimité des institutions politiques, et tout particulièrement des Parlements élus au suffrage universel direct. Or, dans l’Union, le Parlement européen n’a jamais eu cette capacité. On a beau répéter qu’il y a problème de déficit démocratique de l’Union, on n’en fait rien. Je crois que renforcer la légitimité de l’Union pour lui donner cette capacité de « métabolisme constitutionnel » passe par une réforme institutionnelle.

Les Parlements nationaux doivent être associés à la prise de décision européenne, car ils continuent de représenter les citoyens nationaux beaucoup mieux que le Parlement européen. Ils possèdent cette capacité métabolique. Ce sont eux et eux seuls qui sont légitimes pour lever des impôts au niveau européen : impôts sur la fortune des super-riches ou impôts sur les grandes sociétés bénéficiaires du marché unique. C’est cette réforme que nous avions proposée avec Stéphanie Hennette, Thomas Piketty et Antoine Vauchez dans Pour un traité de démocratisation de l’Europe (Seuil, 2017).

La promesse européenne était de garantir la paix sur le continent. Pourtant, sont survenus plusieurs conflits (Croatie, Kosovo) et aujourd’hui la guerre en Ukraine. Est-ce un échec de l’Union européenne ?

Guillaume Sacriste : La promesse était d’abord celle d’une paix franco-allemande. Mais l’Europe s’est aussi constituée comme une puissance antisoviétique. Et le projet de Communauté européenne de défense de 1952 était bien celui d’une armée de l’Europe occidentale à même de jouer un rôle d’endiguement de l’URSS. Je crois que le projet européen était plutôt celui de la construction d’un rouage de la dissuasion.

De ce point de vue, la guerre en Ukraine est un test décisif : est-elle dissuasive face à Poutine ? Mais l’on voit bien que même en France, le président de la République cherche le soutien du Parlement pour mener sa politique de soutien à l’Ukraine. Comment le Parlement européen aurait-il la légitimité de voter une politique massive d’aide à l’Ukraine ?

Les chefs d’État et de gouvernement européens ne pourront jamais prendre une décision d’entrée en guerre sans y être autorisés par leurs Parlements nationaux, c’est le test ultime du métabolisme. Et de nouveau se pose la question d’une réforme européenne qui associe directement les Parlements nationaux à la prise de décision européenne, si l’Europe veut jouer son rôle de dissuasion !

Mathilde Dupré : Sans faire de politique-fiction, on peut certainement penser que les conflits auraient été plus nombreux sans l’Union européenne. Et à ce jour sept citoyens de l’UE sur dix estiment que l’UE est un havre de stabilité dans un monde en crise. Mais l’UE – voire plutôt certains États membres – a parfois fait preuve de naïveté en considérant que l’approfondissement des relations commerciales suffirait à prévenir les conflits.

L’invasion de la Russie par l’Ukraine est un profond démenti de cette stratégie. Si ce conflit est extérieur à l’UE, il met à l’épreuve sa capacité à parler d’une seule voix sur la scène internationale et à apporter un soutien collectif à l’Ukraine. Dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes, la politique étrangère de l’Union devra nécessairement s’affirmer davantage.  

Francis Wurtz : Il est vrai qu’il n’y a plus eu de guerre entre pays membres de l’UE – ce qui est un immense bienfait ! –, même si le rôle de l’UE dans cette situation reste à démontrer. Dans ces différents conflits, les responsabilités essentielles ne sont pas imputables à l’UE, mais celle-ci ou certains États membres ont une part de responsabilité dans ces désastres.

Ainsi, la précipitation de l’Allemagne de Kohl à reconnaître unilatéralement la Croatie a contribué à l’embrasement de l’ex-Yougoslavie. Le bombardement de Belgrade par l’Otan et le détachement par la force du Kosovo de la Serbie, alliée de la Russie, ne fut pas pour rien dans la montée des tensions Est-Ouest. Quant à l’Ukraine, si le Kremlin est le seul responsable de l’agression contre ce pays souverain, le consentement européen à l’extension de l’Otan, puis le refus des Européens d’examiner en 2008 le projet de traité de sécurité proposé par Medvedev, puis le fait de sommer l’Ukraine de choisir entre un accord avec l’UE et un accord avec Moscou (au lieu de faire de ce pays une passerelle) furent à mes yeux de graves erreurs aux conséquences difficiles à évaluer mais possiblement profondes.

Le défi crucial aujourd’hui est d’œuvrer à une solution politique globale au désastre de la guerre – sans entériner les conquêtes territoriales par la force, mais en prenant en considération les aspirations légitimes du peuple russe à la sécurité face à l’Otan –, en impliquant tous les États du monde qui ont exprimé leur disponibilité à favoriser une paix durable.

 

mise en ligne le 23 mars 2024

« Devoir de vigilance » :
un combat de classe européen

Par Francis Wurtz, député honoraire du Parlement européen sur www.humanite.fr

Le 24 avril 2013, nombre de consommateurs occidentaux découvraient, derrière les décombres du Rana Plaza et les 1 135 victimes de l’effondrement de cette usine textile construite au Bangladesh en violation de toutes les règles de sécurité, que bien des grandes marques occidentales « au-dessus de tout soupçon » ne se souciaient guère des conditions dans lesquelles étaient fabriqués leurs vêtements. Cet effroyable scandale fut la source d’une prise de conscience dans l’opinion publique : il fallait coûte que coûte « faire quelque chose » pour qu’à l’avenir les entreprises européennes ne puissent plus se défausser de leurs responsabilités concernant les atteintes aux droits humains et environnementaux commises dans tous les maillons de la chaîne de valeurs, depuis leurs fournisseurs jusqu’à leurs sous-traitants.

C’est ainsi qu’en 2017 fut adoptée en France – pour la première fois au monde – une loi sur « le devoir de vigilance » des entreprises. Sa portée était, certes, limitée – seules 263 entreprises étaient concernées – mais une brèche était ouverte, où se sont engouffrés syndicats, ONG et militantes ou militants de gauche ou écologistes. Parmi elles et eux, des parlementaires européens, notamment de notre groupe de la gauche, se fixèrent pour objectif d’obtenir le vote d’une directive (une loi européenne) la plus contraignante possible en matière de « devoir de vigilance ».

Premier succès, ils obtinrent de la Commission européenne en 2022 qu’elle publie un projet de directive, que le Parlement européen se chargera d’amender sérieusement afin de lui conférer une portée beaucoup plus significative : en juin 2023, une majorité de députés européens se prononça pour porter le seuil des entreprises concernées à 250 salariés, les contrevenants risquant une amende équivalant à 5 % de leur chiffre d’affaires. (À noter que les élus et élues du parti d’Emmanuel Macron ainsi que ceux et celles du RN s’y opposèrent…) Restait à convaincre le « Conseil » (les représentants des 27 gouvernements) car l’adoption d’une directive suppose un accord des deux « colégislateurs ». De fait, six mois plus tard, à l’issue d’un tour de table informel, le Conseil fit connaître son accord de principe avec l’essentiel de la position du Parlement européen. (La France s’y rallia après avoir obtenu l’exemption de la future loi pour le secteur financier…) La voie semblait enfin dégagée pour le vote d’une directive s’appliquant aux entreprises de plus de 500 salariés et même à celles de plus de 250 salariés dans les secteurs sensibles (textile, agriculture, construction…).

Ce tournant déclencha un impressionnant surcroît de pressions des entreprises. Avec pour résultat… un revirement spectaculaire le 28 février dernier : 14 États, dont la France, constituèrent une minorité de blocage, Paris exigeant notamment le relèvement du seuil des entreprises concernées à 5 000 salariés. Les tractations reprirent de plus belle, pour finalement aboutir, à l’arraché, à un accord officiel d’une « majorité qualifiée » (55 % des États, représentant au moins 65 % de la population de l’UE) des États membres, le 15 mars. Le dernier mot reviendra au Parlement européen à la mi-avril. Même amoindri, le succès sera de taille !

Ce récapitulatif d’une longue bataille pour des droits sociaux et environnementaux est significatif à plusieurs égards : d’abord, il rappelle que, si on arrive à créer des rapports de force favorables, tant dans nos sociétés qu’au Parlement européen, des succès notables sont possibles ; ensuite, les slogans évoquant les « diktats de Bruxelles » oublient le rôle, souvent très négatif, d’une majorité d’États membres… parmi lesquels la France ; enfin, nos concitoyens et concitoyennes ont intérêt à bien choisir les candidates et les candidats à envoyer à Strasbourg et à Bruxelles le 9 juin.

   mise en ligne le 23 mars 2024

Pourquoi le Conseil de sécurité de l’Onu n’appelle toujours pas à
un cessez-le-feu à Gaza ?

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

La résolution présentée par les États-Unis, contrairement à ce qui avait été annoncé, ne portait aucune exigence amenant la Russie et la Chine à poser leur veto. Un nouveau texte, coordonné par le Mozambique, « exige » l’arrêt de la guerre et pourrait être soumis au vote rapidement.

Dans un entretien à la chaîne de télévision saoudienne Al Hadath, mercredi, le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, affirmait que la résolution que son pays allait présenter devant le Conseil de sécurité des Nations unies « appelle à un cessez-le-feu immédiat lié à la libération des otages et nous espérons vivement que les pays la soutiendront ». Il parlait même d’un « signal fort ».

Depuis le début de la guerre menée par Israël contre la bande de Gaza, le 7 octobre, les Américains s’étaient systématiquement opposés à l’utilisation du terme « cessez-le-feu » dans les résolutions de l’ONU, bloquant trois textes en ce sens. Incontestablement, à première vue, quelque chose était en train de bouger.

La Chine et la Russie posent un véto

Mais le texte, qui a recueilli 11 voix en faveur, trois voix contre (Russie, Chine et Algérie) et une abstention (Guyana) n’a pas été adopté. La Russie et la Chine, membres permanents du Conseil de sécurité, ont mis leur veto ce vendredi à la résolution.

Que s’est-il passé ? Est-ce parce que « la Chine et la Russie ne voulaient simplement pas voter pour un projet rédigé par les US, parce qu’ils préfèrent nous voir échouer que de voir un succès du Conseil », comme l’affirme l’ambassadrice américaine Linda Thomas-Greenfield, dénonçant une décision « cynique », elle qui, le 20 février, a mis son véto à une résolution proposée par l’Algérie. En un mois, des centaines d’enfants ont trouvé la mort dans l’enclave palestinienne.

En réalité, le texte soumis notait seulement « la nécessité d’un cessez-le-feu immédiat et durable pour protéger les civils de tous côtés, permettre la fourniture de l’aide humanitaire essentielle (…), et dans cette optique, soutient sans équivoque les efforts diplomatiques internationaux pour parvenir à un tel cessez-le-feu en lien avec la libération des otages encore détenus ».

Une résolution « excessivement politisée » ?

Or, en diplomatie les mots ont une véritable signification politique. Avant le vote, l’Ambassadeur russe à l’Onu, Vassily Nebenzia, dénonçait les tentatives des États-Unis pour « vendre un produit » au Conseil en utilisant le mot « impératif » dans leur résolution. « Cela ne suffit pas » et le Conseil doit « exiger un cessez-le-feu », affirmait-il. Il accusait les dirigeants américains de « délibérément induire la communauté internationale en erreur ». Le projet est destiné aux électeurs américains « pour leur jeter un os » avec un faux appel au cessez-le-feu.

Pour lui, la résolution était « excessivement politisée » et pouvait être lue comme un feu vert pour qu’Israël organise une opération militaire à Rafah. « Cela libérerait les mains d’Israël et entraînerait la destruction, la dévastation ou l’expulsion de toute la bande de Gaza et de toute sa population ».

De son côté, l’ambassadeur chinois, Zhang Jun, rappelait que l’action la plus urgente que le Conseil devrait prendre était d’appeler à un cessez-le-feu immédiat et inconditionnel, conformément aux souhaits de l’Assemblée générale des Nations Unies et du Secrétaire général de l’ONU. Il a même accusé le Conseil d’avoir traîné les pieds et perdu trop de temps à cet égard.

Après ce rejet du texte américain, un document alternatif proposé par dix membres non permanents du Conseil et coordonnés par le Mozambique, circulait. « Ce projet est clair sur la question du cessez-le-feu et est conforme à la bonne direction de l’action du Conseil et est d’une grande pertinence.

La Chine soutient ce projet », soulignait Zhang Jun. Ce texte « exige un cessez-le-feu humanitaire immédiat pour le mois du ramadan », la libération immédiate de tous les otages et un flux humanitaire accru, alors que l’offensive israélienne a fait près de 32 000 morts à Gaza.

  mise en ligne le 22 mars 2024

« La crise de l’eau était prévisible » :
à Mayotte, 310 000 personnes assoiffées

Axel Nodinot sur www.humanite.fr

La Journée mondiale de l’eau se tient ce vendredi 22 mars. Les Mahorais, citoyens du 101e département français, souffrent d’une dangereuse crise hydrique depuis plusieurs années. Ils dénoncent les manques de l’État et des collectivités, qui ont laissé la situation empirer.

Pour le ramadan, personne n’est laissé de côté. En ce mois de fête et de fraternité, les foyers de Mayotte se réunissent le soir venu sur la natte familiale, rompant le jeûne autour de poisson ou de poulet en sauce, de fruits à pain et de manioc frit, de samosas et du traditionnel houbou, une purée à base de farine de maïs ou de riz.

Pour étancher leur soif après les potins et les rires, les canettes de soda ont depuis longtemps remplacé l’eau. L’or bleu se fait rare dans le 101e département français, victime d’une grave crise hydrique depuis plusieurs mois. « Alors que les réserves sont remplies, on a toujours des coupures un jour sur trois », déclare Sedji, jeune femme de Mamoudzou, le chef-lieu mahorais.

« Si tu as le malheur de ne pas avoir fait de réserves le jour de la coupure, tu ne peux pas cuisiner et tu te retrouves avec de la vaisselle sale pour trois jours », abonde Sarienti depuis Chiconi, à l’ouest de l’île. Elle habite avec son mari sur le terrain familial et doit donc préparer le foutari – le repas de rupture du jeûne – la veille pour le lendemain soir.

Une logistique « horrible » à tenir en plus du travail, des embouteillages incessants et des violences délinquantes qui peuvent frapper à tout moment. « C’est pire pour les plus âgés », continue Sarienti. Elle partage sa cour avec sa mère et sa grand-mère qui, à 74 ans, souffre du manque d’eau : « Quand elle accueille ses petits-enfants, elle n’a plus assez pour elle, donc elle doit remplir des bassines pour faire des réserves. »

La crainte des Mahorais est palpable, alors que la tant attendue saison des pluies tire à sa fin, et que l’île au lagon repartira bientôt pour six mois de saison sèche. L’année dernière, les habitants n’avaient de l’eau que deux jours par semaine, à certains horaires. Un sort inhumain pour les 310 000 habitants du département, délaissés par la France qui figure pourtant parmi les dix puissances mondiales.

« Je dois rester éveillée tard le soir pour attendre que l’eau soit transparente. » Sarenti, habitante de Mayotte

Les « coupures techniques » peuvent survenir à n’importe quel moment et sont annoncées en retard par la Société mahoraise des eaux (Smae), délégataire du service d’eau et d’assainissement. « Dimanche matin, la voisine vient me voir pour me demander si j’ai de l’eau : je vérifie, rien, déplore Rose, originaire de l’Hexagone. Sans réserves, j’ai dû attendre pour le ménage, la cuisine, la douche, etc. » Pour leur consommation, la population est contrainte d’acheter des packs d’eau pour un montant minimum de six euros.

Après la pluie vient le choléra

Mayotte subit un nouveau drame : un premier cas de choléra a été recensé, cette semaine, par l’agence régionale de santé (ARS). Présente sur les Comores voisines, l’infection contagieuse n’a pas provoqué d’épidémie en France depuis le XIXe siècle. « Pour éviter ou contenir une épidémie de choléra, il faut que la population puisse avoir accès à de l’eau potable pour boire, se laver, cuisiner, explique Manon Gallego, directrice France de l’ONG Solidarités international, présente auprès de l’ARS. Or, ça n’est pas le cas à Mayotte puisque 18 % de la population n’a pas accès à l’eau potable à domicile, ce qui l’oblige à avoir recours à des sources d’eau non vérifiées. »

Les distributions de bouteilles d’eau à certains foyers et la prise en charge des factures par l’État ont toutes deux cessé depuis le 1er mars. « L’État (…) doit tenir sa parole et faire preuve de solidarité envers les Mahorais en continuant à prendre en charge les factures d’eau jusqu’à la fin effective des coupures et des tours d’eau, ainsi que le retour avéré de sa potabilité », demande l’Association des maires mahorais au premier ministre, Gabriel Attal.

L’eau qui sort des tuyaux, malmenés par les incessantes coupures, est souvent de couleur blanche, jaune ou marron. « Je dois rester éveillée tard le soir pour attendre qu’elle soit transparente. Nous sommes fatigués de cette situation », souffle Sarienti. Rose surenchérit : « Je n’ai aucune confiance en l’ARS, ça fait plus d’un an qu’ils nous disent que l’eau est potable, mais qu’il faut la faire bouillir avant. »

Quand les robinets sont à sec, les familles puisent dans des bassines et des seaux de réserve, où les moustiques-tigres, porteurs de la dengue, ont pu pondre. Elles se rendent également jusqu’aux rares rivières de l’île, utilisées comme poubelles, lavoirs et toilettes publiques. L’année dernière, au pic de la crise, plusieurs maladies ont été enregistrées. « En novembre-décembre, l’épidémie de gale était incontrôlable, tonne Sedji. Les collèges et lycées ne proposaient aux élèves qu’une bouteille d’eau tous les deux jours. Il ne faut pas avoir soif, surtout sous 35 degrés ! Alors les jeunes allaient boire dans les citernes, où l’eau était stockée depuis plusieurs jours, sous le soleil, et tombaient malades. C’est soit ça, soit mourir de soif ! »

Face aux risques sanitaires encourus, des habitants se sont récemment rassemblés au sein du collectif Pado afin de « demander réparation et condamnation des responsables moraux et physiques » de la situation. Sur le banc des accusés, la Smae, que le collectif a réussi à faire condamner en première instance, le 8 décembre 2023, et en appel ce mercredi 20 mars. « C’est une petite victoire », estiment les membres, qui poursuivent la procédure pénale afin que « des comptes soient rendus ». La Ligue des droits de l’homme s’est constituée partie civile aux côtés des Mahorais, qui veulent se joindre à « une procédure ouverte à tous », rappelle l’une des initiatrices.

« L’État piétine sa propre réglementation »

Les manques de l’État, de la Smae et de son délégant, le Syndicat des eaux de Mayotte, qui n’ont pas souhaité répondre à nos sollicitations, ne datent pas d’aujourd’hui. Ils ont progressivement abandonné les Mahorais à des conditions sanitaires déplorables, alors même que « les factures continuaient d’arriver avec des montants parfois exorbitants pour seulement deux jours d’eau par semaine », rappelle Sedji.

Le réseau vétuste appartient à la Sogea, filiale du groupe Vinci. La demande d’eau s’élève à 43 000 mètres cubes par jour, mais seuls 39 000 mètres cubes peuvent être produits en saison des pluies. Les fuites d’eau dans le réseau mahorais représentent une perte estimée par la préfecture à quelque 10 000 mètres cubes quotidiens.

Le seul projet capable de mettre fin aux tours d’eau est la seconde usine de dessalement, dont l’apport minimal de 10 000 mètres cubes est prévu pour 2025. Mais « chat échaudé craint l’eau froide », ose l’un des membres du collectif Pado : la première du genre, en Petite-Terre, est loin de fournir les 5 300 mètres cubes promis à sa construction. Et sa « petite sœur » pose déjà problème.

Planifié à Ironi Bé, sur la côte est, l’établissement de 30 millions d’euros, au bas mot, menacerait l’un des plus beaux récifs coralliens du monde, en rejetant la saumure dans le lagon. « Il n’y a pas eu d’études d’impact, de courantologie, d’enquête publique, liste Ali Madi, président de la Fédération mahoraise des associations environnementales (FMAE). Si l’État français piétine sa propre réglementation, comment doivent se comporter les Mahorais et les étrangers qui n’ont rien ? »

Les associations locales ont pourtant proposé des pistes alternatives aux institutions, comme la réutilisation des eaux usées traitées pour l’agriculture et le bâtiment. Elles sont restées lettre morte. Ali Madi dénonce une « usine qui va coûter très cher pour satisfaire les multinationales et appauvrir encore le Mahorais. Quand le litre d’eau passera à 9 euros, je pourrai payer, mais les autres qui vivent sous le seuil de pauvreté ? Ils seront obligés de boire dans les puits et contracteront des maladies comme le choléra ».

« La crise de l’eau était prévisible. Nous avons un schéma directeur de l’aménagement et de la gestion en eau depuis 2010, avant la départementalisation (de 2011 – NDLR), car c’est une obligation européenne, précise le président de la FMAE. Mayotte ne doit pas être une exception, elle doit avoir les mêmes droits que l’Hexagone car, sinon, rien n’avance. » Rose partage le même désespoir : « On est en 2024, le problème est toujours là et tout le monde s’en fout. On est aguerris, mais c’est lourd au quotidien, il faut le vivre pour le comprendre. Et, avec le réchauffement climatique, ça peut très bien arriver en métropole. »

 

  mise en ligne le 22 mars 2024

« Ce qui rend
les Israéliens furieux,
c’est que le Hamas est toujours là
 »

Rami Abou Jamous sur https://orientxxi.info/

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Jeudi 21 mars 2024.

Trois dirigeants du Hamas ont été tués par l’armée israélienne ces derniers jours. Un à Gaza-ville, un à Nusseirat et le troisième au nord de la bande de Gaza. Tous trois étaient responsables de la coordination pour sécuriser l’aide humanitaire qui passe via les camions, depuis la frontière égyptienne à Rafah, jusqu’au nord de la bande de Gaza en passant par Gaza ville.

La date de leur assassinat ne doit rien au hasard. Il y a environ cinq jours, deux convois ont effectivement réussi à atteindre la ville de Gaza et le nord de la bande de Gaza. Ils ont livré leur cargaison de farine aux entrepôts de l’UNRWA à Jabaliya. Ces convois humanitaires venus d’Égypte n’ont pas été attaqués.

Pourquoi cela s’est bien passé ? Parce que le Hamas avait déployé ses hommes tout au long du parcours, sur la rue Salaheddine, la plupart armés de bâtons. Auparavant, l’organisation avait publié un communiqué disant qu’il ne fallait pas se trouver dans ces endroits-là, et ne pas tenter d’arrêter les camions, surtout sur ce qu’on appelle le rond-point du Koweït, là où des camions d’aide humanitaire ont été attaqués et où l’armée israélienne a tiré sur les gens. Ces gardes – pour la plupart des jeunes - déployés n’étaient pas des policiers, mais des militants du Hamas. Deux convois se sont donc succédé sans encombre pendant deux jours. Le troisième jour, les Israéliens les ont bombardés.

Il y aurait eu plus de vingt morts ce jour-là. Après quoi, l’armée israélienne a assassiné ces trois hommes. Le premier à l’hôpital Al-Chifa, le deuxième dans une voiture à Nusseirat et le troisième à côté d’un entrepôt de l’UNRWA je crois. Pourquoi ? Parce que ces hommes du Hamas organisaient la protection des convois terrestres. Leur efficacité n’a pas plu aux Israéliens. Le passage des camions sans difficulté menaçait de faire capoter leur projet de faire arriver l’aide humanitaire par la mer, et ça contredisait leur propagande comme quoi « le Hamas détourne l’aide ».

Pour comprendre leurs motivations, il faut savoir que dans le nord de la bande, la situation est encore pire qu’au sud. La famine s’est installée parmi les quelque 400 000 personnes qui n’ont pas fui vers le sud comme voulait les y pousser l’armée israélienne. Si les Israéliens veulent empêcher toute aide humanitaire de parvenir depuis le sud, c’est probablement parce qu’ils veulent séparer définitivement les deux parties de la bande, laissant le sud à l’Égypte, et faire du nord une zone tampon administrée par eux. Voilà pourquoi Israël cherche toujours à organiser le désordre pour pouvoir prétendre qu’il est impossible de faire passer l’aide par voie terrestre du sud vers le nord, qu’il y a des détournements, des attaques.

Ce qui rend les Israéliens furieux, c’est que le Hamas est toujours là, qu’il est encore puissant, et qu’il a résolu la question des pillages.

Les Israéliens veulent s’appuyer sur les « grandes familles » de Gaza, qui sont devenues en quelque sorte des clans mafieux et qui avaient pu, au début, attaquer les convois d’aide humanitaire. Le Hamas a réagi par la manière forte. On parle de l’exécution de treize membres de l’un de ces clans, je reviendrai dessus dans une prochaine page de mon journal pour Orient XXI.

Après l’assassinat des trois responsables de la protection des convois humanitaires, que peut-il se passer ? Le Hamas trouvera sans doute une solution. C’est un mouvement très bien organisé, de la base vers le sommet, qui a une hiérarchie très développée. Et sa dimension religieuse fait qu’il y a une grande loyauté envers les chefs et envers le mouvement en général.

D’ailleurs, les Israéliens croient-ils à leur propre propagande, quand ils disent que c’en est bientôt fini du Hamas ? Si c’est le cas, pourquoi sont-ils en train de négocier avec eux au Caire ? Éradiquer le Hamas ne se fera pas du jour au lendemain. Il faudrait au moins que l’armée israélienne occupe la bande de Gaza pendant au minimum deux ou trois ans pour y arriver.

  mise en ligne le 21 mars 2024

Guerre en Ukraine : en Allemagne, le chef du SPD au Bundestag souhaite « geler puis terminer la guerre »

Bruno Odent sur www.humanite.fr

Rolf Mützenich, président du groupe SPD au parlement allemand, défraye la chronique en refusant la fuite en avant guerrière européenne, et prône un retour de la diplomatie en appuyant les efforts de médiation de paix du « Sud global », dont la Chine.

Il ne fait pas bon juger qu’une issue diplomatique et négociée à la guerre en Ukraine est de loin préférable à la poursuite de l’escalade militaire. Rolf Mützenich, le président du groupe SPD (Parti social-démocrate) au Bundestag, l’a appris à ses dépens à l’occasion d’un débat houleux au parlement allemand sur le bien-fondé de livrer ou non des missiles Taurus de longue portée à Kiev.

Intervenant à la tribune du parlement allemand, Mützenich s’est interrogé : « N’est-il pas temps pour nous de ne plus seulement discourir sur la manière de conduire une guerre, mais de réfléchir à comment on peut geler cette guerre, et plus tard la terminer ? »

L’envoi de missile Taurus au cœur du débat public outre-Rhin

Interrogé sur cette levée de boucliers à son endroit, le chef du groupe SPD a refusé d’apporter la moindre correction à ses propos, faisant remarquer : « Le gel d’une guerre, c’est la phase de premiers accords de cessez-le-feu, préalable indispensable avant d’entamer des négociations pour mettre fin au conflit. » Au grand dam de la ministre verte des Affaires étrangères qui s’est, elle, engagé jusqu’au bout pour une livraison de missiles Taurus.

Jouant sur une fibre atlantiste débridée, Annalena Baerbock plaide même leur envoi par l’intermédiaire de la Grande-Bretagne, aux côtés de David Cameron, le ministre conservateur des Affaires étrangères de sa gracieuse majesté. Lequel propose-lui d’acquérir les Taurus allemands pour les mettre ensuite à disposition de l’Ukraine.

Si entre-temps, une majorité du parlement allemand a rejeté une motion de la CDU réclamant la livraison de missiles Taurus à Kiev, l’intervention de Mützenich a été vilipendée par les médias dominants, et surtout par plusieurs dirigeants des deux partis, verts et libéraux, pourtant « partenaires » du SPD au sein de la coalition gouvernementale.

La force de conviction de Rolf Mützenich et son refus de céder aux formidables pressions, qu’elles viennent de ses alliés ou des médias, illustre la vitalité des principes hérités de la démarche de l’ex-chancelier social-démocrate, Willy Brandt, pour promouvoir une « Ostpolitik » (terme qui désigne la politique extérieure de l’Allemagne de l’Ouest entre 1969 et 1974), fondée sur la détente, qui a sans doute largement contribué à éviter à l’Europe et au monde que la guerre froide de jadis ne se transforme en apocalypse nucléaire.

Mützenich n’en souligne pas moins la nécessité de continuer à aider l’Ukraine, y compris sur le plan militaire, face à l’agression de la Russie de Vladimir Poutine. Sa position semble désormais largement partagée, selon les derniers sondages, au sein de l’opinion publique allemande. Elle constitue un indiscutable point d’appui pour tous les partisans de la paix en Europe.

D’autant que le chef du groupe parlementaire SPD met aussi en avant le scepticisme du « sud global » à l’égard de la stratégie de Washington et des Occidentaux et le désir de ces pays d’arrêter un conflit aux conséquences ravageuses pour leurs propres populations en avançant – « comme la Chine », pointe-t-il – des plans de paix sérieux mais jamais pris en compte.

mise en ligne le 19 mars 2024

Guerre à Gaza : Israël utilise « la famine comme arme de guerre », selon le chef de la diplomatie européenne

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Assaut sur l’hôpital al-chifa, projet d’attaque massive contre Rafah, stratégie de la faim… Face au désastre humanitaire qui dévaste la bande de Gaza, au mépris du droit international, l’émoi de la communauté internationale prend de l’ampleur, y compris parmi les alliés d’Israël. Sans pour autant susciter un sursaut en mesure de faire plier Benyamin Netanyahou et de freiner son projet de destruction de l’enclave palestinienne.

À Gaza, comment décrire l’innommable ? Des ONG aux représentants de la communauté internationale, les déclarations se multiplient ces derniers jours pour dénoncer le désastre humanitaire dont l’enclave palestinienne est devenue le tragique théâtre depuis six mois. Sans pour autant donner lieu à des actes pour stopper le déferlement aveugle de violence déployée par Israël depuis le 7 octobre.

Gaza est devenue un « cimetière à ciel ouvert », selon Josep Borrell

« Gaza était avant la guerre la plus grande prison à ciel ouvert. Aujourd’hui c’est le plus grand cimetière à ciel ouvert pour des dizaines de milliers de personnes, mais aussi pour nombre des plus importants principes du droit humanitaire », s’est ainsi ému le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell, en marge d’une réunion des ministres des Affaires étrangères de l’UE, où il devait notamment être question des sanctions prévues contre des colons israéliens, accusés d’exactions contre les Palestiniens en Cisjordanie, et contre le Hamas.

Le même jour, devant un forum européen sur l’aide humanitaire, Josep Borrell avait par ailleurs affirmé qu’à Gaza : « Nous ne sommes plus au bord de la famine, nous sommes face à une famine qui affecte des milliers de personnes. » Et le diplomate de dénoncer le cynisme de la stratégie israélienne qui, en bloquant sciemment des « centaines de camions » transportant des « mois de stocks » de nourriture et d’aide humanitaire, utilise la « famine comme une arme de guerre ».

Des propos qui ont déplu au ministre israélien des Affaires étrangères Israël Katz. Ce dernier a réagi sur son compte X (ex-twitter) en enjoignant à Josep Borrell de « cesser d’attaquer Israël » et de « reconnaître son droit » à se « défendre contre les crimes du Hamas », affirmant « qu’Israël autorise une importante aide humanitaire à Gaza, par terre, air et mer pour quiconque veut aider ».

« 100 % de la population de Gaza dans une situation d’insécurité alimentaire grave », selon Blinken

Le constat du chef de la diplomatie européenne est pourtant partagé par son homologue américain, dont le pays est le principal allié d’Israël. Antony Blinken, qui s’est gardé d’attaquer aussi frontalement la stratégie israélienne, a tout de même affirmé le 19 mars que « 100 % de la population de Gaza est dans une situation d’insécurité alimentaire grave ». « C’est la première fois qu’une population entière est ainsi classée », a ajouté le secrétaire d’État qui a qualifié cette situation « d’épouvantable ».

Les ONG mobilisées sur le terrain, mais aussi les agences des Nations unies, n’ont eu de cesse ces dernières semaines de documenter cette crise alimentaire aiguë qui va crescendo, particulièrement dans le nord de l’enclave palestinienne où tentent de survivre près de 300 000 personnes, malgré leurs alertes.

Dans le nord de Gaza, un enfant sur trois souffre de malnutrition

Un habitant sur deux dans la bande de Gaza, soit plus de 1,1 million de Gazaouis, connaît une situation alimentaire catastrophique, en particulier dans le nord où la famine sévira d’ici le mois de mai en l’absence de mesures « urgentes », ont ainsi de nouveau prévenu, lundi 18 mars, des agences spécialisées des Nations unies. C’est « le nombre le plus élevé jamais enregistré », alerte l’ONU, qui se base sur le rapport du Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC) publié le 18 mars. Les conséquences sont d’ores et déjà visibles : « Des habitants de Gaza meurent de faim », s’est alarmée la directrice exécutive du Programme alimentaire mondial (PAM), Cindy McCain, dans un communiqué.

Le PAM estime que, dans le nord du territoire, un enfant sur trois souffre de malnutrition et que « la malnutrition aiguë chez les enfants de moins de cinq ans progresse à un rythme record ». Un constat confirmé par Hiba Tibi, directrice de l’ONG CARE en Cisjordanie et à Gaza, qui souligne que « le personnel médical voit des enfants s’amaigrir au fil des jours, des enfants qui peuvent à peine parler et marcher à cause de la faim ». « La communauté internationale devrait avoir honte de ne pas réussir à stopper » la famine imminente, s’est pour sa part indigné, sur X, le chef des Affaires humanitaires de l’ONU, Martin Griffiths.

Sommation de Biden contre une attaque terrestre à Rafah

Face à la détermination d’Israël à mener un assaut généralisé contre la ville de Rafah, le président américain Joe Biden a haussé le ton le 19 mars et sommé son allié de renoncer à son projet, qui serait à ses yeux « une erreur ». Il a invité en ce sens le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou à envoyer une délégation à Washington pour discuter de la manière d’éviter cette attaque terrestre qui amplifierait le désastre humanitaire en cours. La ville, située à la pointe sud de l’enclave, à la frontière égyptienne, est devenue le dernier refuge pour plus d’un million de civils palestiniens, qui ont fui les bombardements israéliens.

Cet assaut « conduirait à plus de victimes innocentes, aggraverait la situation humanitaire déjà grave, renforcerait l’anarchie à Gaza et isolerait encore plus Israël », a pour sa part abondé le conseiller à la sécurité nationale américain Jake Sullivan.

« Plus de quarante terroristes éliminés » dans et autour de l’hôpital al-Chifa, selon Israël

À l’hôpital al-Chifa de la ville de Gaza, le plus grand de l’enclave palestinienne, cible d’une opération israélienne depuis le 18 mars, des « dizaines de morts et de blessés » ont été déplorés par le ministère de la Santé du Hamas, tandis que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’est dite « terriblement préoccupée » par les combats autour du complexe hospitalier, où des dizaines de milliers de civils, dont de nombreux déplacés, ont trouvé refuge.

L’armée israélienne, qui poursuivait mardi matin son opération, a annoncé avoir « éliminé » plus de 40 « terroristes » dans et autour le complexe hospitalier et arrêté « plus de 200 terroristes présumés ».

Le chef adjoint de la branche armée du Hamas tué par Israël

Washington a de son côté annoncé la mort du chef adjoint de la branche armée du Hamas, Marwan Issa, « organisateur présumé des attentats du 7 octobre », âgé d’une cinquantaine d’années, devenu donc le responsable le plus haut placé tué sur ce territoire par l’armée israélienne depuis le début de la guerre. Le numéro trois du groupe islamiste palestinien « a été tué lors d’une opération israélienne la semaine dernière », a confirmé, le 18 mars, le conseiller à la sécurité nationale de la Maison-Blanche lors d’une conférence de presse. « Les autres dirigeants se cachent, probablement dans les profondeurs du réseau de tunnels du Hamas, a-t-il ajouté. La justice sera rendue pour eux aussi. »


 


 

Leo Varadkar,
le premier ministre irlandais dénonce
la guerre à Gaza

Léa Darnay sur www.humanite.fr

En visite aux États-Unis pour la Saint-Patrick, le premier ministre irlandais Leo Varadkar a dénoncé la guerre à Gaza.

En visite à Washington, le premier ministre irlandais a une nouvelle fois fustigé les bombardements israéliens sur la bande de Gaza. Leo Varadkar a profité de la traditionnelle rencontre de la Saint-Patrick avec le président américain pour plaider un cessez-le-feu : « Les habitants de Gaza ont désespérément besoin de nourriture, de médicaments et d’abris. Plus que tout, ils ont besoin que les bombes cessent. »

Le dirigeant irlandais est l’un des premiers en Europe à s’être positionné pour une réponse « proportionnée » de la part d’Israël face aux attaques du Hamas du 7 octobre. Bien que Joe Biden n’ait réclamé qu’une trêve de six semaines et continue de fournir des armes à Israël, le premier ministre irlandais a salué les efforts des États-Unis « pour garantir un cessez-le-feu humanitaire et favoriser une paix durable ».

Les Irlandais favorables à des sanctions contre Israël

Leo Varadkar est néanmoins resté ferme sur sa position en appelant à un cessez-le-feu immédiat et permanent, tout en exhortant Benyamin Netanyahou à renoncer à son offensive terrestre sur Rafah.

Le premier ministre a également rapproché l’histoire palestinienne de celle du peuple irlandais ayant lutté dans le passé contre l’occupant britannique : « Nous voyons notre histoire dans leurs yeux : une histoire de déplacement, de dépossession et (dans laquelle) les questions d’identité nationale sont niées. L’émigration forcée, la discrimination et maintenant la faim. »

Un sondage récemment réalisé en Irlande a par ailleurs confirmé cette vision puisque 61 % des personnes interrogées sont favorables à des sanctions de l’UE contre Israël pour ses actions menées à Gaza.

mise en ligne le 17 mars 2024

Gaza : les ONG dénoncent
le « cynisme »
des États occidentaux

Rachida El Azzouzi sur www.mediapart.fr

À l’heure où la bande de Gaza meurt de faim, les organisations humanitaires appellent les États, prompts à parachuter des colis alimentaires ou à promettre un port flottant tout en continuant à vendre des armes à Israël, à réclamer d’abord un cessez-le-feu.

« Les« Les États ne peuvent se cacher derrière les largages aériens et un corridor maritime pour créer l’illusion qu’ils répondent adéquatement aux besoins à Gaza. » Dans un communiqué commun, 25 associations de droits humains et organisations humanitaires appellent les gouvernements « à exiger en priorité un cessez-le-feu et un acheminement de l’aide humanitaire par voie terrestre » dans l’enclave palestinienne assiégée et bombardée sans discontinuer depuis cinq mois. 

À l’heure où la catastrophe sanitaire et alimentaire ne cesse de s’aggraver, Israël ayant recours, en plus des bombes, à l’arme de la famine, les ONG renvoient les États à leur « principale responsabilité » : « empêcher la perpétration de crimes atroces et exercer une pression politique efficace afin de mettre un terme aux bombardements incessants et aux restrictions qui empêchent l’acheminement sécurisé d’aide humanitaire ».

Parmi les signataires, des ONG présentes sur place qui ne cessent de témoigner de l’impossibilité d’exercer leur mandat humanitaire, notamment Médecins sans frontières (MSF), tant elles font face à des entraves multiples de la part des autorités israéliennes. 

Cette prise de parole intervient alors qu’une coalition internationale emmenée par l’Union européenne, les États-Unis et les Émirats arabes unis a annoncé, vendredi 8 mars, l’ouverture prochaine d’un corridor maritime entre l’île de Chypre et la bande de Gaza (distantes de 380 kilomètres) pour acheminer l’aide humanitaire dans l’enclave où 2,4 millions de personnes survivent dans des conditions épouvantables et où plus de 31 000 Palestinien·nes ont été tué·es, majoritairement des civils, en l’occurrence des femmes et des enfants.

« Après avoir enduré cinq mois de bombardements incessants dans des conditions de vie déshumanisantes, les enfants, les femmes et les hommes de Gaza ont droit à davantage qu’une charité insuffisante jetée depuis le ciel, réclament les vingt-cinq ONG. Bien que toute aide humanitaire arrivant à Gaza soit la bienvenue, les voies aérienne et maritime doivent être considérées comme un complément au transport terrestre, et ne peuvent en aucun cas remplacer l’aide délivrée par les routes terrestres. » 

Des colis aux Palestiniens, des armes aux Israéliens

Les signataires pointent, comme de nombreux acteurs et observateurs, l’aberration opérationnelle d’un port flottant sur la rive de Gaza qui nécessite plusieurs semaines de construction et sera, selon eux, « sans aucun effet réel sur la situation humanitaire catastrophique », alors qu’il suffit de contraindre l’État hébreu à ouvrir les points de passage terrestres bloqués par son entremise (Rafah, Kerem Shalom/Karam Abu Salem, Erez/Beit Hanoun et Karni) pour laisser passer les centaines de camions remplis de nourriture et de médicaments, qui attendent depuis des semaines. 

Les ONG préviennent également que « les envois depuis Chypre vers les points de distribution autour de Gaza seront confrontés aux mêmes obstacles que rencontrent actuellement les convois d’aide en provenance de Rafah : une insécurité persistante, un taux élevé de refus d’accès par les forces israéliennes et des temps d’attente excessifs aux postes de contrôle israéliens ».

Un premier bateau chargé de vivres a accosté à Gaza

Le premier bateau amenant de l’aide humanitaire dans la bande de Gaza via un couloir maritime ouvert depuis Chypre a commencé vendredi à décharger sa cargaison de 200 tonnes de vivres sur la côte du territoire palestinien, a indiqué à l’AFP la porte-parole de l’ONG en charge de l’opération. World Central Kitchen « décharge la barge qui est désormais connectée à la jetée » temporaire construite au sud-ouest de Gaza-Ville, après avoir été remorquée depuis Chypre par le navire éponyme de l’ONG espagnole Open Arms, a déclaré Linda Roth.

Dans un communiqué, l’armée israélienne a indiqué que des troupes avaient « été déployées pour sécuriser la zone ». « Le bateau a été soumis à un contrôle de sécurité complet », a ajouté l’armée qui a tenu à souligner que l’entrée d’aide humanitaire « ne viole pas » le blocus auquel est soumise la bande de Gaza depuis 2007.

Parti mardi 12 mars de Chypre, le bateau d’Open Arms transporte 300 000 repas.

« Tout est bon à prendre mais encore une fois, ce bateau porte l’équivalent de cinq à dix camions qui sont prépositionnés par centaines côté égyptien, rappelle le vice-président de Médecins du monde, Jean-François Corty. Israël doit ouvrir les accès terrestres. Il en va de la vie de 2,4 millions de personnes. » Il alerte sur le risque de mortalité importante et de pillage que représente l’envoi d’une aide sous-dimensionnée et sans équipes professionnelles sécurisées. 

Elles s’inquiètent encore du « manque de transparence quant à l’entité qui sera responsable de l’infrastructure et de la sécurité de l’acheminement de l’aide à terre ». Leur crainte ? « Que le corridor maritime légitime une occupation militaire terrestre israélienne prolongée de la bande de Gaza, instrumentalisant l’acheminement de l’aide. » 

Sans détour, les ONG condamnent le cynisme humanitaire de pays prompts à larguer à l’aveugle des colis alimentaires sur les plages gazaouies (une aide bien plus coûteuse que celle acheminée au sol, et dangereuse – au moins cinq Palestiniens ont été écrasés sous un immense colis américain dont les parachutes ne s’étaient pas ouverts), tout en continuant de fournir des armes aux autorités israéliennes.

C’est une manière de gagner du temps pour l’Occident, incapable d’exiger d’Israël de cesser de massacrer des personnes civiles. François Audet, professeur au Canada, dans « La Presse »

Elles citent le cas notamment des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France. « Les États ne doivent pas exploiter l’aide humanitaire pour contourner leurs responsabilités et obligations en vertu du droit international ; y compris la prévention de crimes atroces. Pour que les États remplissent leurs obligations prévues par le droit international, ils doivent cesser tout transfert d’armes risquant d’être utilisé pour commettre des crimes internationaux. »

Dans le journal La Presse, François Audet, directeur de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaires (OCCAH), professeur à l’université du Québec à Montréal, abonde dans leur sens et parle de poudre aux yeux au sujet du projet de port temporaire, « alors que des centaines de milliers de civils se font massacrer »

« Pour l’Occident, qui sous-estime les conséquences du drame à court terme, mais surtout à long terme, il s’agit d’une tentative politique pour démontrer qu’on “essaie quelque chose”, comme s’il ne pouvait rien faire d’autre, écrit-il. En somme, c’est une manière de gagner du temps pour l’Occident, incapable d’exiger d’Israël de cesser de massacrer des personnes civiles au nom de l’autodéfense. »

Emblématique est le cas des États-Unis, dont le président, Joe Biden, est sous pression d’une partie de son électorat à quelques mois de l’élection présidentielle, et qui livrent bombes, munitions et soutien financier à Israël, s’opposent par veto au Conseil de sécurité de l’ONU aux demandes de cessez-le-feu et, dans le même temps, lancent la construction d’une jetée temporaire à visée humanitaire au large de la bande de Gaza. 

Le rôle déterminant des États-Unis

Une enquête du Washington Post, publiée début mars, révèle l’envoi en toute discrétion de « plus de 100 cargaisons d’armes à Israël depuis le début de la guerre à Gaza, équivalant à des milliers de munitions à guidage de précision, de bombes de petit diamètre, de bombes antibunkers et d’armes légères ». Soit une « implication massive de Washington » qui, dans le même temps, durcit le ton de ses critiques envers la stratégie guerrière du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou.  

« La campagne militaire israélienne ne pourrait pas se maintenir sans ce niveau de soutien américain », assure dans cette enquête Jeremy Konyndyk, ancien haut responsable de l’administration Biden et actuel président de l’ONG Refugees International. Si l’armée israélienne est dépendante des États-Unis, l’inverse est aussi vrai : les intérêts stratégiques américains au Proche et au Moyen-Orient passent par Israël.

Les deux seules ventes officielles de matériel militaire américaine à Israël depuis le 7 octobre 2023 représentent, la première, un montant de 106 millions de dollars pour des obus de chars, la seconde, 147,5 millions de dollars pour des composants nécessaires à la fabrication d’obus de 155 mm. L’administration Biden avait alors invoqué « des pouvoirs d’urgence » et autorisé la vente sans l’aval du Congrès.

« Le cynisme des États-Unis est au plus haut. Ils cherchent à masquer leurs responsabilités politiques pour ne pas avoir à se positionner de manière plus frontale vis-à-vis d’Israël malgré l’alerte de la Cour internationale de justice quant au risque de génocide, malgré la famine intentionnelle », réagit Jean-François Corty, vice-président de Médecins du monde, ONG signataire du communiqué. Il dénonce « la rhétorique humanitaire des États qui leur permet de dépolitiser le contexte et de se contenter d’une aumône humanitaire plutôt que d’apporter des réponses politiques »

Dans La Presse, le chercheur François Audet rappelle combien « les expériences de cette nature par l’armée américaine en Afghanistan ou en Irak se sont avérées de vastes échecs logistiques et sécuritaires et auront à jamais laissé des cicatrices sur la nature impartiale des opérations humanitaires ». « C’est aux organisations humanitaires de gérer les distributions aux populations civiles, pas à l’armée », assène-t-il.

Les vingt-cinq ONG ne disent pas autre chose dans leur communiqué : « Les organisations humanitaires ont la capacité logistique d’aider les Palestiniens à Gaza : il ne manque que la volonté politique des États pour faire respecter l’accès. »

mise en ligne le 16 mars 2024

Impôt mondial :
un projet mort-né

Martine Orange sur www.mediapart.fr

Annoncé en fanfare à l’automne 2021, le projet de fiscalité mondiale minimum présenté par l’OCDE n’est plus qu’une ombre. Une partie du texte entrée en application début 2024 a été vidée de sa substance. Et les États-Unis mettent leur veto sur la taxe sur les géants du numérique.

La question va se reposer. Inévitablement. Au moment où le pouvoir d’achat des ménages s’effondre face à l’inflation, tandis que les groupes et la sphère financière engrangent des profits colossaux, que les finances publiques se détériorent et que les politiques d’austérité reviennent en force, le sujet de la fiscalité ne peut que revenir. Pourtant, c’est dans ce moment que les gouvernements sont en train d’enterrer sans bruit le projet d’impôt mondial sur les multinationales.

« On a eu une multiplication des effets d’annonce, mais on ne voit rien se concrétiser. Il n’y a aucune dynamique. On nous reparle de la hausse de la dette, des taux d’intérêt, des politiques d’austérité. Mais jamais de fiscalité », constate Éric Toussaint, historien belge et porte-parole du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes.

Le silence entretenu au sujet de l’impôt minimum mondial est tel que certains pensent que cette initiative, considérée comme la plus porteuse pour lutter contre l’évasion fiscale depuis plusieurs décennies, est désormais un projet mort-né. Interrogée sur l’état exact de la négociation, l’OCDE n’a pas répondu.

Effets d’annonce

Pourtant, que de promesses et d’applaudissements quand l’OCDE annonce en octobre 2021 un accord sur l’impôt mondial. Cent quarante pays se disent alors signataires de ce texte qui prévoit d’instaurer une fiscalité mondiale minimum pour les multinationales. Tous jurent alors que c’en est fini de la course au moins-disant fiscal, aux paradis fiscaux et à l’évasion à grande échelle qui privent chaque année les États de centaines de milliards de recettes publiques. À eux seuls, les paradis fiscaux sont soupçonnés de détourner 500 milliards d’euros par an, essentiellement au détriment des pays européens.

Un premier volet, dit « pilier un », vise en priorité les géants du numérique, qui appliquent avec un art consommé toutes les techniques de l’évasion fiscale. Il prévoit de les forcer à payer l’impôt là où ils réalisent leur chiffre d’affaires. Un deuxième volet dit « pilier deux » prévoit d’imposer une taxation minimum de 15 % pour tous les groupes réalisant au moins 750 millions d’euros de chiffre d’affaires. Avec la possibilité pour un pays tiers de réclamer le fruit de cet impôt s’il n’est pas appliqué par le pays concerné.

À l’époque, beaucoup de connaisseurs du dossier avaient souligné la faiblesse du taux d’imposition exigé pour les multinationales : 15 %, ce n’était pas vraiment beaucoup pour des groupes réalisant des dizaines de milliards de bénéfices. L’OCDE et les gouvernements avaient alors expliqué que c’était la condition pour rallier tous les pays, notamment ceux qui avaient pris l’habitude de pratiquer une fiscalité agressive pour attirer les grands groupes, à l’instar de l’Irlande. Le projet, selon eux, était un premier pas. D’autres suivraient.

Prévu pour entrer en application en 2023, le deuxième volet n’est entré en vigueur que le 1er janvier 2024. Mais sur les 140 signataires du début, ils ne sont que 55 à l’avoir mis en œuvre aujourd’hui.

Un impôt vidé en grande partie de sa substance.            Quentin Parrinello, porte-parole de l’Observatoire européen sur la fiscalité

Pourtant, le texte a été sensiblement édulcoré, en raison du travail acharné des lobbyistes qui se sont activés pendant ce laps de temps pour en diminuer la portée. « Il a perdu une grande partie de sa substance », reconnaît Quentin Parrinello, porte-parole de l’Observatoire européen sur la fiscalité animé par l’économiste Gabriel Zucman.

Le premier détournement a été de faire reconnaître l’existence d’une activité économique dans le pays, comme les sièges, les centres de recherche, les effectifs, dans le calcul d’imposition minimum des 15 %. En d’autres termes, toutes les dépenses engagées vont venir en déduction de ce taux minimum pourtant considéré généralement comme très peu élevé. « On risque de se retrouver avec des entreprises affichant des taux effectifs d’imposition de 3 ou 4 % comme avant », redoute Quentin Parrinello.

Alors que la France a inscrit la taxe minimum de 15 % dans sa loi de finances 2024, les grands groupes français du CAC 40 peuvent dormir sur leurs deux oreilles : rien ne va changer pour eux. Cela fait des années qu’ils ont appris à optimiser leur fiscalité : ils ont transformé leurs activités en France uniquement en centre de coûts.

La course aux crédits d’impôt

La deuxième grande faille est que des mécanismes de crédit d’impôt ont été adjoints à cet impôt minimum de 15 %. Ces crédits d’impôt peuvent être de tout ordre, ne sont subordonnés à aucune conditionnalité (lutte contre les dérèglements climatiques, innovations, créations d’emplois, etc.). Ils peuvent être accordés de façon opaque et arbitraire, un peu à la manière des rescrits fiscaux pratiqués par le gouvernement luxembourgeois pendant de nombreuses années. « Après une surenchère au moins-disant fiscal, on risque d’assister à une course au crédit d’impôt », pronostique le porte-parole de l’Observatoire européen de la fiscalité.

Ce n’est qu’au début de l’année prochaine, une fois que le taux mondial minimal sera perçu pour la première fois, que les premières conclusions sur ce texte pourront être tirées. Voir la Suisse ou Singapour, qui depuis des décennies ont mis en œuvre une stratégie continue pour attirer les capitaux et les protéger de toute fiscalité, être parmi les premiers pays à accepter d’appliquer ce deuxième pilier de l’impôt mondial, suscite cependant quelques interrogations. Cet impôt va-t-il avoir un quelconque effet ?

L’OCDE, en tout cas, a révisé ses projections. Lors de la signature de l’accord en 2021, l’organisation internationale prévoyait que, grâce à cet impôt mondial minimum, les pays pourraient récupérer autour de 220 milliards de dollars par an. Dans ces dernières études, elle ne table plus que sur 150 milliards de dollars. Les paradis fiscaux, d’après ces dernières, sont appelés à avoir encore de beaux jours devant eux, notamment l’Irlande et les Pays-Bas où les multinationales ont déjà délocalisé depuis des années leurs centres de profits.

Veto américain

Si l’application de cette partie de l’accord sur la fiscalité mondiale est peu réjouissante, la suite donnée au premier pilier, celui censé remplacer la taxe Gafam, est carrément déprimante. Le texte est censé aboutir en juin. Lors de la réunion des ministres des finances du G20 au Brésil fin février, le constat s’est imposé : le projet est dans une impasse. « Le texte n’a aucune chance d’aboutir parce qu’il doit être ratifié par les États-Unis. Et compte tenu du contexte politique actuel, il ne le sera pas », pronostique un connaisseur du dossier. « C’est un texte soumis au veto américain », dit Quentin Parrinello.

L’accord avait pourtant été porté par l’administration Biden à ses débuts. Négocié sous l’égide de la secrétaire d’État au Trésor, Janet Yellen, il avait pour but de tuer dans l’œuf le projet de la Commission européenne d’instituer une taxe européenne unique pour les géants du numérique réalisant d’importantes activités en Europe mais échappant à tout impôt. En lieu et place de cette taxe Gafam, l’accord de l’OCDE prévoyait une taxation minimum pour ces multinationales.

Le président américain n’est jamais parvenu à trouver une majorité au Congrès pour ratifier l’accord, en raison de l’opposition du parti Les Républicains mais pas seulement : l’administration Biden, ayant circonscrit la menace européenne, s’est montrée beaucoup moins allante par la suite pour pousser le projet.

Et puis le contexte a changé. Alors que les tensions géopolitiques s’exacerbent, que les priorités nationales reprennent le dessus, son objectif est d’abord de faire payer les multinationales américaines sur le territoire américain, et pas que le produit de leurs profits réalisés à l’extérieur bénéficie à d’autres. Une vision totalement partagée par Donald Trump.

Autant dire que le projet n’a aucune chance de voir le jour à court et moyen terme. Le Canada l’a bien compris, ayant institué une taxe sur les activités des géants du numérique dès le milieu de 2023. En Europe, certains pays comme la France l’ont instaurée. Mais ce n’est pas la même chose qu’une taxe unique au niveau européen ou mondial où, là encore, la compétition fiscale joue à plein.

La contre-attaque des pays du Sud à l’ONU

Un des arguments souvent avancés pour justifier l’embourbement de l’accord de l’OCDE est l’initiative des pays émergents qui aurait cassé toute la dynamique. Estimant que cet accord n’avait été négocié que par et pour le seul profit des pays développés, une vingtaine de pays africains ont déposé en octobre une résolution à l’ONU pour demander une convention internationale sur la fiscalité afin qu’elle soit au bénéfice de tous les pays.

Le vote de cette résolution a une nouvelle fois illustré les fractures internationales en cours : tous les pays membres de l’OCDE ont voté contre. Après quelques mois de tensions et de fâcheries, la relation semble s’être apaisée, selon Quentin Parrinello qui assistait au sommet du G20 à Sao Paulo : « L’OCDE et l’ONU semblent avoir l’intention de travailler ensemble. Mais cela demandera du temps, sans doute plusieurs années, pour trouver une convention-cadre. »

Est-il possible de faire renaître au niveau de l’ONU un projet équitable de fiscalité mondiale ? Le contexte géopolitique le permettra-t-il ? Et, surtout, a-t-on le temps d’attendre aussi longtemps ? Autant de questions auxquelles, à ce stade, personne ne sait répondre.

Éric Toussaint, lui, se montre pessimiste. « Les pays du Sud ont fait nombre de déclarations avec lesquelles on ne peut que sympathiser. Néanmoins, quand on regarde les Brics, il n’y a pas de cohérence avec leurs déclarations. Les nouvelles puissances économiques restent dans les mêmes logiques. Elles ne proposent pas de politique alternative. »

mise en ligne le 16 mars 2024

Union européenne :
quand les multinationales et les lobbys s’immiscent dans la fabrique de la loi

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Guidées par le libre-échange, les institutions européennes font la part belle aux entreprises dans l’élaboration de la loi, en ouvrant leurs portes aux lobbys. Et quand les grandes firmes sont perdantes au Parlement, elles peuvent compter sur le zèle des gouvernements. La France vient encore de tenter de torpiller une législation contraignante pour le géant Uber.

Bruxelles est la capitale du lobbyisme. En janvier, on ne comptait pas moins de 12 468 groupes d’intérêts accrédités auprès des institutions européennes. Soit près de 25 000 personnes qui s’affairent auprès de la Commission, du Parlement et du Conseil européens pour faire valoir, pour une minorité, l’intérêt général en défendant les droits des travailleurs ou l’environnement et ; pour l’immense majorité, les intérêts des puissances d’argent.

Le Parlement vote la loi, mais « le lobbying se fait surtout en amont. Pour un lobbyiste, il est important d’aller voir les fonctionnaires de la Commission puisque ce sont eux qui tiennent la plume », décrit Emmanuel Maurel, député européen Gauche républicaine et socialiste et candidat sur la liste menée par le PCF aux prochaines élections européennes. La pratique est institutionnalisée puisque les groupes d’intérêt peuvent officiellement participer à des groupes de travail de la Commission, dépositaire de l’initiative législative.

Tout n’est pas verrouillé pour autant. Si la volonté politique est là, il est possible de faire reculer les puissances d’argent. En 2022, les directives sur le marché et les services digitaux (DMA et DSA) ont été examinées. Les géants de l’Internet « ont mis des millions de dollars pour atténuer la législation », raconte l’eurodéputé. Interventions auprès des institutions, publication de documents, les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) n’ont lésiné sur aucun moyen. Sur une période d’un an, entre 2021 et 2022, ils ont dépensé 30,25 millions d’euros et fait travailler 132 personnes pour faire valoir leurs intérêts, selon les données du Registre de transparence de l’Union européenne (UE). Peine perdue : ils n’ont pas eu gain de cause.

« Bruxelles est une place de lobbies »

Les textes ont été largement approuvés – seule l’extrême droite a voté contre le texte DSA, en particulier contre ses dispositions relatives à la lutte contre la haine en ligne. Le texte va contraindre les Gafam. « Tout ce qui était illégal hors ligne devient illégal en ligne. La contrefaçon est illégale, mais il n’y avait aucun contrôle en ligne. De même pour les contenus haineux », se réjouit Emmanuel Maurel.

Il faut dire que le refus de laisser les multinationales états-uniennes faire la pluie et le beau temps était partagé jusque dans les rangs de la droite. « Oui, Bruxelles est une place de lobbies. C’est un test de résistance des élus. Quand on est élu, on est là pour l’intérêt général, pas pour les intérêts privés. Il faut rester vigilant », résume Karima Delli, eurodéputée les Écologistes. Tout est affaire de ligne politique. « Les lobbies sont d’autant plus aidés que la Commission et certains eurodéputés leur mâchent le travail, parce qu’ils sont convaincus qu’il faut défendre les intérêts des grandes firmes et le libre-échange », traduit Emmanuel Maurel.

Sauf que… la volonté politique fait souvent défaut. Au travers de plusieurs dossiers examinés au Parlement, nous avons mis au jour l’immixtion des multinationales dans la fabrique de la loi, à la faveur d’une oreille attentive des commissaires, des députés libéraux – parfois d’extrême droite – et des États.

Une cinquantaine de lobbies de l’automobile

Le 9 novembre 2023, l’UE a perdu une occasion de limiter la pollution. La droite (PPE), les libéraux (Renew) et l’extrême droite (ECR et ID) ont construit une majorité au Parlement pour voter un règlement sur les émissions des véhicules individuels limitant la portée de la proposition déjà peu ambitieuse de la Commission. La gauche a voté contre. Alexandr Vondra, député tchèque du groupe de droite nationaliste Conservateurs et réformistes européens, qui a multiplié les amendements sur le texte, s’est réjoui d’une « défaite majeure » pour les écologistes ! « Les constructeurs avaient déjà annoncé qu’il faudrait se débarrasser de la production de petites cylindrées » si la version initiale de la Commission avait été adoptée, a-t-il justifié.

« On continuera après 2035 à rouler avec les mêmes véhicules thermiques polluants qu’aujourd’hui », déplore la députée écologiste Karima Delli. « Les lobbies ont tout fait pour torpiller le texte » qui encadre les émissions, dénonce cette parlementaire, selon laquelle « le lobby automobile à Bruxelles dispose d’un budget de 18 millions d’euros par an ». Pas moins d’une cinquantaine de groupes d’intérêt et entreprises automobiles figurent au Registre de transparence. Ainsi, le principal lobby, l’Association des constructeurs européens d’automobiles, dépense à lui seul plus de 2,5 millions d’euros en lobbying et emploie 21 personnes. Une stratégie d’influence efficace : des parlementaires reprennent mot pour mot leurs argumentaires.

Dans la fabrique de la loi, les constructeurs automobiles ont pu compter aussi sur un autre relais précieux : les États. En plein débat sur la norme Euro 7, sept pays ont demandé une « pause réglementaire » le 22 mai 2023, en affirmant s’opposer « à toute nouvelle règle sur les gaz d’échappement ». Sans surprise, ces États sont les poids lourds du secteur automobile : la France, la Roumanie avec Dacia, la République tchèque avec Skoda, la Slovaquie où 184 automobiles sont produites pour 1 000 habitants, la Hongrie où les constructeurs, notamment allemands, pèsent pour 21 % du PIB.

Les très actifs géants des plateformes numériques

Le travail du Parlement peut même être défait après un vote. Le 2 février 2023, une majorité incluant la gauche, les macronistes et « Les Républicains » français a fait adopter, contre la majorité du PPE et une partie de l’extrême droite, un texte mettant à mal la stratégie d’Uber, avec l’instauration d’une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes. Ces dernières n’ont pourtant pas lésiné sur les moyens pour s’y opposer et maintenir leurs travailleurs dans le statut ultraprécaire d’autoentrepreneur.

« En 2021, les représentants d’Uber ont rencontré ceux de la Commission une fois par semaine », dénonce la présidente du groupe la Gauche, Manon Aubry. Sur l’année 2022, la compagnie californienne a dépensé plus de 700 000 euros pour faire valoir ses intérêts. Elle pouvait en outre compter sur l’appui de BusinessEurope, l’organisation patronale européenne, qui, elle, dépense 4 millions d’euros par an.

Mais, perdantes au Parlement, les multinationales peuvent encore s’appuyer sur les gouvernements. Ces derniers mois, la France, où Emmanuel Macron a cultivé des liens étroits avec Uber, s’est retrouvée, avec l’Italie de Giorgia Meloni et la Hongrie de Viktor Orban, à l’avant-garde des États faisant obstacle à la présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes. Vendredi 17 février, Paris et Berlin ont tout simplement bloqué l’adoption du texte.

Mais la France s’est finalement retrouvée isolée, alors que l’Allemagne a changé de position et opté pour l’abstention le 11 mars. Le texte laisse toutefois une marge de manœuvre significative en permettant aux États membres de définir eux-mêmes les conditions de cette présomption de salariat, selon leur législation respective.« Jusqu’au bout, Emmanuel Macron aura défendu les intérêts d’Uber. Jusqu’au bout il aura œuvré pour priver des millions de travailleurs d’une avancée sociale », a réagi Leïla ChaÏbi, eurodéputée la Gauche.

Le devoir de vigilance, surveiller comme le lait sur le feu

Il est un dossier que les grands groupes ont surveillé comme le lait sur le feu : le devoir de vigilance des multinationales. L’objectif de la législation, adoptée le 1er juin 2023 – grâce à une majorité rassemblant des eurodéputés de gauche et des libéraux, avec l’opposition de la droite et de l’extrême droite –, était de faire porter aux grands groupes la responsabilité des violations des droits sociaux et environnementaux de leurs fournisseurs et sous-traitants. Avant de faire sa proposition de directive, la Commission européenne a lancé une consultation. « Une trentaine de syndicats ont répondu, mais en ajoutant les lobbies et entreprises, on a eu 400 réponses », relate Manon Aubry.

À l’origine, la directive était du ressort du commissaire à la Justice, Didier Reynders. Avec le temps, le commissaire au Marché intérieur, Thierry Breton, est entré dans les négociations, « avec une mission claire : vider ce texte de sa substance », poursuit la députée. Dans la dernière ligne droite de l’examen du texte au Parlement, l’eurodéputée Angelika Niebler, du PPE allemand, a « multiplié les amendements pour tuer le texte complètement, s’indigne Manon Aubry. Elle est payée jusqu’à 5 000 euros mensuels par le cabinet Gibson. Elle s’est spécialisée dans la défense des multinationales et siège au conseil d’administration de la Fondation Tüv-Süd, une entreprise poursuivie pour son rôle dans l’effondrement du barrage Brumadinho », qui avait fait plus de 200 victimes au Brésil en 2019.

Les États ont également manœuvré. Le gouvernement français, qui cherche à faire de Paris la place forte financière de l’Europe après le Brexit, s’est employé à faire exclure les services financiers de la directive. « C’est pourtant important : les banques européennes financent des projets néfastes », rappelle Manon Aubry.

Pression d’enfer contre la levée des brevets sur les vaccins

En 2020, le monde a été submergé par la pandémie de Covid-19. Des premiers vaccins sont vite disponibles, notamment grâce à la technologie de l’ARN messager. Dans cette période, un député européen du Parti du travail de Belgique (PTB), Marc Botenga, lance avec des ONG une idée simple : rendre les brevets accessibles pour diminuer les coûts et permettre aux pays du Sud d’accéder au vaccin. Il parvient à faire voter en 2021 des amendements demandant à l’UE de soutenir l’initiative sud-africaine à l’Organisation mondiale du commerce en faveur d’une levée des brevets, malgré l’opposition de la droite et de l’extrême droite. Preuve que des batailles politiques peuvent être victorieuses. 

Mais les pressions redoublent alors. Les contrats passés par la Commission pour fournir l’UE en vaccins le sont sous le sceau du secret : la version remise aux députés est biffée. La façon dont ils ont été discutés reste opaque. Dans un premier temps, le nom des négociateurs n’est pas dévoilé. Le premier nom rendu public : celui du médiateur en chef pour la Suède, Richard Bergström… Lequel a passé cinq ans à la tête de la Fédération européenne des associations et industries pharmaceutiques, un lobby qui participe à neuf groupes de travail avec la Commission pour négocier les futures législations.

Les lobbies comme celui-ci font preuve à Bruxelles comme à Strasbourg d’un activisme forcené. « J’ai été rapporteur de la commission sur la stratégie pharmaceutique de l’UE. Certains députés défendaient ouvertement le point de vue de l’industrie pharmaceutique, si bien que j’ai demandé à ce que mon nom soit retiré du rapport », confie Marc Botenga, certain qu’il faut savoir tenir face à la pression. « Je me rappelle d’un lobby qui m’a contacté trois fois pour que je les voie. J’ai refusé. Ils m’ont envoyé un mail disant : « Nous avons le droit d’être accueillis par vous ! » », s’amuse-t-il. Face aux lobbies, un député peut dire non. Aux électeurs de séparer le bon grain de l’ivraie le 9 juin.

   mise en ligne le 15 mars 2024

En Cisjordanie, les enfants palestiniens meurent aussi

Gwenaelle Lenoir sur www.mediapart.fr

Depuis le 7 octobre 2023, les enfants de Cisjordanie et de Jérusalem-Est occupées voient leurs droits encore plus malmenés qu’avant. « 128 enfants palestiniens » y ont été tués depuis cinq mois, indique Ayed Abu Eqtaish, de l’ONG Défense des enfants International.

Rami Hamdan al-Halhouli avait 12 ans, et vivait dans le camp de réfugiés de Shuafat, à Jérusalem-Est, la partie de la ville illégalement occupée par Israël depuis 1967. Mardi 12 mars, il a été touché par un tir de la police israélienne au cours de « violents heurts » dans le camp, selon un communiqué de la police. « Un agent de police a tiré un unique coup de feu vers un suspect qui menaçait les forces de l’ordre en tirant des feux d’artifice dans leur direction », selon le communiqué. Puis « le suspect a été appréhendé et transféré à l’hôpital » où il a succombé. 

En Cisjordanie, « nous avons documenté depuis [le 7 octobre] l’assassinat de 128 enfants palestiniens, dont 27 depuis le début de cette année », indique à Mediapart Ayed Abu Eqtaish, directeur des programmes de l’ONG Défense des enfants International, interrogé le 6 mars dernier lors de son passage à Paris.

L’association a été fondée en 1979 pour mettre en œuvre la convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant. Elle compte 38 sections nationales, dont une consacrée à la Palestine, qui travaille dans les territoires palestiniens occupés, Jérusalem-Est, Cisjordanie et bande de Gaza, depuis 1991.  Elle se concentre sur la défense des droits des enfants palestiniens et la documentation des violations de ces droits par les autorités d’occupation israéliennes et par l’Autorité palestinienne.

Ayed Abu Eqtaish dénonce « un génocide » dans la bande de Gaza, où plus de 13 000 enfants ont déjà été tués. « Des enfants qui ont survécu aux tirs d’artillerie, aux frappes aériennes, risquent de mourir de faim ou de soif », prévient-il – c’est déjà le cas de 27 enfants au moins selon l’ONU. 

Enfin, il dénonce une « détérioration sérieuse des conditions de détention » des enfants palestiniens placés en détention administrative par les autorités israéliennes, victimes de « mauvais traitements » et de « torture »

Mediapart : Comment qualifiez-vous la situation actuelle des enfants de la bande de Gaza ?

Ayed Abu Eqtaish : Entre 2000 et 2023, nous avons documenté l’assassinat de plus de 2 300 enfants palestiniens dans les territoires palestiniens occupés. La majorité ont été tués lors d’assauts militaires israéliens contre la bande de Gaza. Mais ce que nous voyons aujourd’hui n’est rien de moins qu’un génocide perpétré contre les Palestiniens de la bande de Gaza. Selon les chiffres du ministère palestinien de la santé, environ 13 000 enfants palestiniens sont morts à cause de l’assaut militaire contre ce territoire.

Réussissez-vous à documenter ce qui se passe dans la bande de Gaza ?

Ayed Abu Eqtaish : C’est très difficile. Nos chercheurs sur le terrain ne peuvent pas se déplacer librement afin d’enquêter comme ils le font habituellement. Nous dépendons donc des informations délivrées par le ministère de la santé et des rapports publiés dans les médias.

Ce que nous pouvons souligner est le caractère exceptionnel de cette situation. Généralement, lors des assauts militaires, la vie des enfants est menacée par les frappes aériennes, les bombardements et les tirs d’artillerie. C’est la première fois que les enfants souffrent de la faim, du manque d’eau et de médicaments. Et c’est parce qu’Israël, pour la première fois, utilise la faim et la nourriture comme armes de guerre contre les Palestiniens de la bande de Gaza.

Lors des assauts précédents, l’assistance humanitaire pénétrait dans l’enclave par le point de passage de Rafah, et même par celui de Keren Shalom, qui est contrôlé par Israël. Aujourd’hui, des enfants qui ont survécu aux tirs d’artillerie, aux frappes aériennes, risquent de mourir de faim ou de soif. Les dernières informations du ministère de la santé font état de 18 morts de faim [à la date du 6 mars – ndlr].

Vous travaillez essentiellement aujourd’hui en Cisjordanie occupée. Avez-vous noté une détérioration de la situation des enfants palestiniens depuis le 7 octobre 2023 ?

Ayed Abu Eqtaish : La situation en Cisjordanie est très dangereuse et très sérieuse. La violence des colons, qui visent les Palestiniens, l’interdiction de certaines routes aux Palestiniens, les projets d’extension des colonies, tout cela a commencé avant le 7 octobre. Cela s’est aggravé avec la composition du nouveau gouvernement israélien et la présence en son sein d’extrémistes, et encore depuis le 7 octobre. Nous avons documenté depuis cette date l’assassinat de 128 enfants palestiniens, dont 27 depuis le début de cette année. Mais ces crimes passent inaperçus, à cause de l’ampleur de ceux de Gaza.

La vie quotidienne des enfants est-elle bouleversée en Cisjordanie ?

Ayed Abu Eqtaish : Depuis le 7 octobre, l’école a dû être interrompue pour la sécurité des enfants, et les cours, dans la majorité de la Cisjordanie, se déroulent en ligne. Les villes et les bourgades palestiniennes sont souvent victimes d’invasions par l’armée israélienne et c’est dangereux pour les enfants de circuler. Nous avons documenté plusieurs cas où les enfants sont restés coincés dans leur école bien au-delà des heures de fin des cours, à 13 heures. À Jénine, par exemple. Les enfants qui vivent à proximité de colonies sont en danger sur le chemin de l’école, également. C’est le cas dans les collines du sud d’Hébron. 

Les enfants dans les prisons israéliennes sont nombreux. Y a-t-il eu, depuis le 7 octobre, plus d’arrestations ?

Ayed Abu Eqtaish : Le nombre d’enfants en détention administrative est beaucoup plus élevé. Ils étaient au moins 45 en 2023. Actuellement, nous ne connaissons pas leur nombre car il est fourni par le service des prisons israélien, et celui-ci n’a rien rendu public depuis septembre.

Les mauvais traitements et la torture [contre les enfants] se sont intensifiés depuis le 7 octobre.

Le régime de la détention administrative est particulier car l’ordre est émis par le commandant militaire de la région sur la base de preuves secrètes, sans accusation claire ni procédure judiciaire. Dans les huit jours suivant l’émission de l’ordre de détention administrative, il y a une sorte d’examen juridique par le tribunal militaire, qui doit l’approuver, en réduire la durée ou l’annuler. Mais c’est superficiel et ça ne sert qu’à donner une légalité à cet ordre administratif.

Car dans presque tous les cas, le tribunal approuve l’ordre de détention administrative, au motif que l’avocat de la défense ne peut pas fournir une défense légale appropriée. Ce qui est le cas car le défenseur se voit systématiquement opposer le secret du dossier à chaque objection ou à chaque question.

Qu’en est-il des conditions de détention ?

Ayed Abu Eqtaish : Nous ne pouvons nous appuyer que sur les témoignages des enfants libérés dans le cadre de l’échange de prisonniers entre le Hamas et Israël, car nous n’avons plus accès aux enfants emprisonnés. Les avocats ne réussissent pas à obtenir de droit de visite et les enfants ne comparaissent plus physiquement devant le tribunal, ils assistent aux comparutions en ligne. Donc ils ne peuvent plus discuter avec leurs avocats et leurs familles ne les voient plus.

Les informations que nous avons recueillies auprès des enfants libérés font état d’une détérioration sérieuse des conditions de détention. Les mauvais traitements et la torture lors des arrestations et pendant les interrogatoires, déjà très répandus, se sont intensifiés depuis le 7 octobre. La quantité et la qualité de la nourriture fournie par les autorités pénitentiaires israéliennes se sont détériorées. Avant, par exemple, les familles étaient autorisées à déposer de l’argent pour que les prisonniers achètent de la nourriture à la cantine de la prison. Aujourd’hui, elles ne sont plus autorisées à le faire.

Surtout, nous sommes très inquiets à propos des enfants arrêtés à Gaza. Nous n’avons pas d’informations. Le seul élément dont nous disposons provient des chiffres publiés par les services pénitentiaires israéliens, qui mentionnent dix enfants classés dans la catégorie des combattants illégaux. Cette classification s’applique aux habitants de Gaza. Mais cela ne reflète pas le nombre total d’enfants palestiniens arrêtés à Gaza, car beaucoup d’entre eux pourraient être placés dans des prisons qui ne sont pas supervisées par les services pénitentiaires israéliens, mais par l’armée israélienne.

Comment jugez-vous l’attitude des pays occidentaux qui, dans leur grande majorité, ont apporté un soutien inconditionnel à Israël après le 7 octobre ?

Ayed Abu Eqtaish : Nous avions l’habitude de dire que le silence de la communauté internationale encourageait Israël à commettre des crimes contre le peuple et les enfants palestiniens. Après le 7 octobre, la situation s’est détériorée. Au lieu de punir Israël pour les crimes commis contre le peuple palestinien, ces pays sont devenus des partenaires dans le crime. Presque tous les dirigeants du monde se sont rendus en Israël pour déclarer qu’Israël avait le droit de se défendre. Ils ont apporté un soutien diplomatique, politique, monétaire ou militaire. C’était un feu vert donné à Israël pour commettre davantage de crimes. Aujourd’hui, la situation a changé, mais ils ne sont pas en mesure de freiner Israël à ce stade.

Des pays donateurs ont coupé leurs subventions à des ONG palestiniennes jugées ambiguës quant aux attaques du 7 octobre. Est-ce votre cas ?

Ayed Abu Eqtaish : Nous avons perdu des financements allemands, et ça représente 20 % de notre budget. Nous n’avons reçu aucune justification, mais je pense que nous avons été punis en raison de nos opinions, car nous pensons que le 7 octobre n’est ni le début ni la fin de l’histoire. Avant, il y a eu des décennies d’oppression, d’assujettissement, de discrimination, d’apartheid, de colonisation contre les Palestiniens.

Mais nous pensons pouvoir faire face. Car le plus important, ce sont les principes auxquels nous croyons et nous nous battrons pour eux, que nous recevions ou non des fonds de la part de gouvernements étrangers. Notre principal message est que les civils doivent être protégés, et parmi eux les enfants.

 

  mise en ligne le 14 mars 2024

Padre Beniamino,
l’ange gardien des migrants exploités

Par Augustin Campos sur https://reporterre.net/

Le père Beniamino Sacco, 81 ans, consacre sa vie à l’aide aux travailleurs exilés du sud-est de la Sicile. Dans cette région dédiée à l’agriculture intensive, les migrants peinent à faire valoir leurs droits.

Vittoria (Sicile, Italie), reportage

La ville de Vittoria a un nom chantant, un nom à se laisser bercer par les vagues. Et pourtant, pas un touriste ne met les pieds dans cette cité du sud-est de la Sicile, noyée au milieu des serres de plastique. Ceux qui y viennent sont là pour travailler. Cœur battant de l’agriculture intensive sicilienne, qui, en soixante ans, a mangé 80 km de terres côtières et vu pousser 5 200 entreprises agricoles, sur la bien nommée fascia trasformata (« la bande transformée »), la ville ne vit que de cette activité. Parmi les 64 000 habitants, on compte 8 000 étrangers enregistrés et des milliers d’autres invisibles aux yeux de la loi car sans-papiers, tous indispensables à un secteur agricole en demande constante de main-d’œuvre sous-payée. Ce sont eux qui triment dans les serres et les magasins de conditionnement des fruits et légumes exportés ensuite dans toute l’Europe.

Le lundi, bien souvent, nombre de ces travailleurs délaissent ces paysages de plastique. C’est le premier jour de la semaine que le charismatique père Beniamino, connu de tous dans les serres, ouvre les portes de sa paroisse de l’Esprit-Saint à tous ceux et celles qui ont besoin d’une attestation de résidence. En cette fin février ensoleillée, les bousculades disent l’enjeu que représente ce bout de papier pour la cinquantaine de personnes présentes. Certains y sont depuis 5 heures du matin. Les Tunisiens, les plus nombreux, Bangladais et autres Sénégalais sont venus avec l’espoir que cette fois-ci sera la bonne.

Parmi eux, Redouane, un ouvrier agricole tunisien aux cernes démesurés. Il est là pour la troisième semaine d’affilée, car il doit renouveler son titre de séjour d’un an. « Le prêtre nous aide beaucoup en faisant ces attestations de résidence. C’est la seule solution car, sinon, je peux redevenir sans-papiers rapidement et je ne pourrai plus travailler », raconte le jeune homme, en jean de la tête aux pieds. Il est hébergé chez un ami depuis que le propriétaire de l’appartement qu’il louait a décidé de le vendre.

Avec 45 euros par jour pour huit heures de travail, malgré un contrat qui indique 58 euros nets – une pratique frauduleuse généralisée dans la fascia trasformata – il n’a que peu de marge pour se loger. La majorité des travailleurs agricoles immigrés, avec ou sans papiers, sont payés entre 20 et 50 euros par jour et sont contraints de s’entasser dans des logements de fortune, souvent au milieu des serres. En ville, certains propriétaires refusent de louer aux étrangers.

Dans son bureau, une fois le calme revenu, le très occupé Beniamino Sacco, 81 ans, reçoit les exilés, chacun leur tour. « Je leur fais cette attestation fictive parce qu’elle leur est indispensable : sans elle, ils ne peuvent pas résider officiellement dans la ville, ne peuvent pas ouvrir un compte bancaire, faire leurs démarches de régularisation, ni renouveler leur titre de séjour », explique le généreux religieux, assis devant un portrait du pape François, auquel il s’identifie aisément. Cette pratique est tolérée par les autorités, conscientes de la problématique majeure du logement pour les étrangers dans la région, à laquelle aucune solution n’est apportée.

En trente-cinq ans, le père Sacco a, notamment, fondé un centre d’accueil pour les demandeurs d’asile et une coopérative agricole. Il accueille une vingtaine d’exilés vulnérables dans sa paroisse. Cela a créé des remous parmi ses fidèles, qui ont un jour fixé un ultimatum : « Ou les immigrés s’en vont, ou c’est nous. » Le prêtre leur a répondu : « Alors, partez. » Ils sont restés.

Beniamino Sacco dit signer chaque année « environ 1 500 attestations de résidence ». Il est le seul dans la région à faire cela gracieusement. D’autres, profiteurs de misère, font payer entre 600 et 1 000 euros. Entre les serres, toutes sortes de business prospèrent sur la vulnérabilité des travailleurs étrangers – même le transport en est un, en l’absence d’un service public – souvent l’œuvre d’intermédiaires et d’agriculteurs crapuleux. Mounir (il a souhaité rester anonyme) peut en témoigner. Père de famille tunisien de 49 ans, il dit être arrivé il y a six mois avec un visa payé 5 000 euros à un intermédiaire tunisien et une promesse d’embauche dans une serre. Après quatre jours de travail payés 2,5 euros par heure, logé avec deux compatriotes dans un bloc de béton nu de 12 m2 en bordure de serres, on l’a prié de quitter le spartiate local.

C’est contre ce climat d’impunité que se bat le padre Beniamino. « La sueur est une chose sacrée, et personne ne peut profiter de la sueur des autres », dit avec autorité celui dont l’aura rayonne dans toute la région. « Quand je prononce son nom, il arrive que certains agriculteurs se mettent dans des états pas possibles, et crient que “le padre Beniamino, il faut le tuer, car il nous a ruinés” », raconte, amusé, Pipo Genovese, producteur d’aubergines, de tomates et de poivrons sur 20 hectares, fidèle de la paroisse. Il dit avoir toujours « respecté ses salariés », aujourd’hui au nombre de 30, et voit en Beniamino Sacco « un homme libre, qui se bat pour que tout le monde soit libre, contre ceux qui essaient de priver les autres de leur liberté ».

Au début des années 1990, le prêtre a affronté avec succès la mafia, organisant régulièrement des marches contre la criminalité. Dans les années 2000 et 2010, il s’est attaqué, aux côtés du syndicaliste Giuseppe Scifo, fin connaisseur de la fascia trasformarta, aux exploitants agricoles qui abusaient sexuellement des travailleuses roumaines. « Je me souviens d’une femme roumaine, payée 20 euros par jour pour 18 heures de travail. Elle payait aussi un lit 400 euros par mois à son patron, qui lui avait confisqué ses papiers et considérait qu’elle était à sa disposition », raconte le prêtre, le regard impassible. Il a hébergé la victime et dénoncé son agresseur au procureur de la République, comme il l’a fait « plus d’une cinquantaine de fois » ces trente dernières années dans des cas de viol et d’abus sur les ouvrières et ouvriers agricoles. L’agriculteur criminel a été envoyé en prison.

De nouvelles lois pour empêcher les abus

La région n’est désormais plus une zone de non droit pour l’activité agricole, même si dénoncer un patron reste risqué lorsque l’on veut retrouver du travail, malgré la protection du prêtre. « Il y a maintenant des lois [notamment celle de 2016 contre l’exploitation] et il y a donc une action dissuasive, de sorte qu’aujourd’hui, l’agriculteur a davantage peur », affirme Giuseppe Scifo, dont le syndicat dénonce régulièrement des abus. « Nous avons dénoncé une mentalité plutôt que les individus, dit le padre Beniamino. Ainsi, on incite les autorités à agir. » La tâche reste grande, même si les arrestations se font plus nombreuses. La dernière en date a eu lieu fin février dans la commune d’Ispica une cinquantaine de kilomètres au sud-est de Vittoria, où 16 ouvriers agricoles ghanéens et nigérians étaient payés un à deux euros de l’heure.

Dans les 6 000 m2 de serre de tomates cerise de la coopérative qu’il a créée, le prêtre veut donner l’exemple. Les quatre employés fixes sont payés 1 400 euros nets. Celui que le prêtre appelle le « manager », Islam, père de famille bangladais de 44 ans, a vu cet univers de plastique évoluer : « Il y a quinze ans, on trimait pour 16 euros par jour, sans jamais avoir de contrat et, souvent, on n’était pas payés à la fin de la journée. Aujourd’hui, ceux que je connais gagnent plus de 40 euros, avec ou sans papiers. »

Islam fait aujourd’hui partie des protégés du prêtre – « il a toujours été là pour moi », dit-il. De son côté, le syndicaliste agnostique Giuseppe Scifo, qui connaît le padre Beniamino depuis qu’il a 8 ans, voit le religieux au doux sourire comme un « leader ». C’est au prêtre que ce communiste doit « l’envie de lutter », « car le padre interprète la religion comme un fait de justice terrestre et non comme une aspiration à aller au paradis ».

   mise en ligne le 14 mars 2024

À Gaza, la guerre d’Israël
contre les enfants palestiniens

Rachida El Azzouzi sur www.mediapart.fr

En cinq mois, plusieurs dizaines de milliers d’enfants ont été tués ou grièvement blessés par les bombardements israéliens sur Gaza. Un massacre d’ampleur sous les yeux du monde entier. 

Mise en garde : Cet article fait état de récits d’enfants mutilés et tués, sa lecture peut être particulièrement difficile et choquante.

« J’ai si peur, venez, s’il vous plaît. » Depuis une voiture pilonnée par l’armée israélienne, Hind Rajab supplie les secouristes du Croissant-Rouge palestinien de venir la sauver. Autour d’elle, les cadavres de plusieurs membres de sa famille. « Parfois, elle me disait : “Ils sont tous en train de dormir.” Et à d’autres moments, “ils sont tous morts, il y a du sang partout, il y a des tirs” », rapporte à France Info l’opératrice qui a eu l’enfant au bout du fil dans ses dernières heures.

Hind Rajab est l’un des visages de l’enfance massacrée à Gaza. Son corps sans vie a été retrouvé avec les dépouilles de ses proches et de deux ambulanciers lancés vainement à son secours. C’était le 10 février 2024, deux semaines après son appel à l’aide. Hind Rajab a été tuée à l’orée de ses 6 ans. Bandeau de fleurs dans les cheveux, robe de princesse, sa photo comme sa voix terrorisée ont fait le tour du monde. Elles témoignent d’une implacable réalité, que l’Unicef désigne comme « une guerre contre les enfants ». « Une vérité » qui n’est « pas entendue », déplore l’agence des Nations unies. 

« Cette guerre est une guerre contre les enfants. Une guerre contre leur enfance et leur avenir », a abondé mardi 12 mars Philippe Lazzarini, le commissaire général de l’office onusien pour les réfugiés palestiniens (Unrwa), sur le réseau social X. Il cite une statistique vertigineuse : le nombre d’enfants tués à Gaza depuis le 7 octobre 2023 est plus élevé que le nombre d’enfants tués en quatre ans dans l’ensemble des conflits à travers le monde. 

En cinq mois, plusieurs dizaines de milliers d’enfants ont été tués ou blessés par les bombardements israéliens. Ils constituent, avec les femmes, la majorité des plus de 31 000 morts comptabilisés à ce jour, selon le ministère de la santé du Hamas, soit plus de 13 000 enfants. Un chiffre jugé crédible par les Nations unies mais sous-estimé selon plusieurs organisations humanitaires car il n’intègre pas les milliers de corps ensevelis sous les décombres. 

« Avec 30 000 morts officiels et un nombre par définition inconnu de disparus à Gaza, sans même parler de la mortalité indirecte liée à la malnutrition et aux maladies, les pertes gazaouies en cinq mois sont équivalentes à la mort d’un million de personnes en France », note dans Mediapart l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau.

Des souffrances physiques et mentales

Aux morts s’ajoutent les blessés dont « il faut imaginer les blessures », insiste Guillemette Thomas, coordinatrice médicale pour la Palestine de Médecins sans frontières (MSF). Des blessures graves, des fractures multiples, des brûlures sur une grande partie du corps, des membres arrachés… 

« Imaginez une jambe arrachée quand on n’a pas encore atteint l’âge de la marche », égrène Guillemette Thomas en insistant sur « la souffrance absolue des enfants, premières victimes d’une guerre qui n’est pas la leur ». Ces derniers arrivent « massivement dans des hôpitaux qui manquent de tout, où ils ne peuvent être soignés dans des conditions dignes faute de médicaments, de produits de sédation ».

Son collègue Léo Cans, chef de mission en Palestine, a raconté à Mediapart l’histoire de Myriam, une enfant de 6 ans amputée de la jambe droite. Le visage à moitié brûlé, elle a perdu son frère, sa sœur, sa mère. Son père est porté disparu. Elle n’a plus que sa tante : « Faute de matériel, on a dû changer son bandage sans anesthésie. Pendant une demi-heure, elle a hurlé de douleur en appelant sa mère qui était morte. Chaque fois qu’une personne entre dans un hôpital, ce n’est jamais une personne seule. C’est une famille entière qui est détruite. » 

Myriam incarne cette génération d’orphelins qui voient leur présent, leur futur annihilés. Ils sont, selon MSF, plus de 17 000, depuis le 7 octobre 2023, à avoir perdu soit l’un, soit leurs deux parents, un chiffre d’une ampleur inédite.

Léo Cans a aussi raconté sur X l’histoire de Malak, la petite-fille d’un chauffeur de MSF. « Elle avait 5 ans, explique-t-il à Mediapart. Elle a été tuée par un obus tombé sur une salle de mariage dans le sud de Gaza qu’on louait pour nos équipes qui ont évacué et qui n’ont plus de maison. Le lieu avait été notifié à l’armée israélienne, qui savait qu’il n’y avait là que des civils MSF avec leurs familles proches au premier degré, enfants et parents. » L’obus lui a arraché la jambe. La fillette est décédée deux jours plus tard à l’hôpital. 

Les enfants vivent dans la peur imminente de mourir. Guillemette Thomas (MSF)

Comme l’ensemble des médecins interrogés par Mediapart depuis Gaza ou à leur retour de mission, qui ne cachent pas combien ils sont « affectés » par ce qu’ils ont vu, l’humanitaire a répété combien il était frappé par le nombre d’enfants gravement blessés et orphelins ou tués ainsi que de femmes et de personnes âgées : « Dans la plupart des guerres, ce sont des combattants qui sont blessés, tués. » Il n’a « jamais vu ça ». Guillemette Thomas non plus.

Elle demande « quel niveau d’horreur va-t-il falloir pour que cela s’arrête », parle « de générations entières sacrifiées », « d’une guerre contre la population civile palestinienne ». Elle n’est « pas surprise » par le fort taux d’enfants victimes car « 50 % de la population de Gaza [qui compte 2,4 millions d’habitant·es – ndlr] a moins de 18 ans ».

Les survivants, privés de l’insouciance, de l’innocence de leur âge, « un luxe qu’ils ont perdu depuis des années », continuent et continueront de subir « un environnement extrêmement dangereux, traumatique », « avec des séquelles à vie », physiques et mentales, alerte Guillemette Thomas. Elle dénonce « la destruction physique et psychologique d’une population civile dont la moitié est mineure »

Guillemette Thomas cite le témoignage d’un de ses collègues palestiniens, un infirmier qui assiste, impuissant, chaque nuit, au réveil de ses enfants hurlant au moindre bruit : « Ils croient que c’est un bombardement et demandent : “Est-ce qu’on va mourir maintenant ?” Quand on est sous les bombes depuis cinq mois, chaque minute compte. Les enfants vivent dans la peur imminente de mourir. Chaque claquement de porte, orage, bruit anodin, est assimilé à une peur, fait ressortir la terreur. »

En plus d’avoir perdu leurs maisons, leurs familles, [les enfants] perdent des parties de leur corps. Audrey Mc Mahon, pédopsychiatre pour MSF

Plus du tiers de l’équipe palestinienne de MSF a été déplacée. Plusieurs ont perdu des membres de leur famille. Comme beaucoup, ils écrivent au stylo le nom de leurs enfants sur leurs bras, leurs jambes, pour qu’ils puissent être identifiés en cas de bombardement. « N’est-ce pas déjà un traumatisme ? », interroge l’humanitaire. 

Depuis cinq mois, des dizaines d’enfants ont dû être amputés à froid sans sédation, sans anesthésie, endurant une douleur difficilement imaginable, physique et émotionnelle. « En plus d’avoir perdu leurs maisons, leurs familles, ils perdent des parties de leur corps, explique Audrey Mc Mahon, pédopsychiatre pour MSF. Ils doivent intégrer de vivre avec des incapacités physiques, de ne plus être autonomes pour se déplacer, pour vivre. Le trauma physique vient constamment rappeler le trauma psychique mais aussi culturel. » 

« Les enfants palestiniens accumulent des couches de risques, de peurs, de deuils, tout le contraire de ce qu’ils ont besoin pour bien se développer, poursuit Audrey Mc Mahon. Ils endurent le stress constant de la violence, de la faim, de la soif, du froid en ce moment, de devoir se protéger soi-même, ainsi qu’une détresse psychologique liée aux multiples deuils de perdre ses parents, sa famille, ses amis, des parties de son corps, sa maison, ses jouets, son monde. » 

Sur les réseaux sociaux, les images d’enfants émaciés, yeux enfoncés, corps décharné, se multiplient. Début mars, une équipe de l’Organisation mondiale de la santé, qui a visité pour la première fois depuis octobre les hôpitaux du nord de l’enclave, a constaté le décès de dix enfants en raison de la malnutrition. 

Une famine délibérée

Assiégée, pilonnée sans relâche, la bande de Gaza meurt de faim, Israël n’autorisant l’entrée de l’aide internationale qu’au compte-gouttes et organisant ainsi une famine délibérée. Le juriste canadien Michael Fakhri, rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, évoque « un crime de guerre et même une situation de génocide ».

Selon l’ONU, la quasi-totalité des Gazaoui·es sont menacé·es de famine. 90 % des enfants de 6 à 23 mois, ainsi que des femmes enceintes et allaitant, font face à « de graves manques de nourriture », selon des ONG réunies autour de l’Unicef et du Global Nutrition Cluster. 

Dans le Nord, où un massacre a entraîné la mort de plus d’une centaine de personnes lors d’une distribution alimentaire au cours de laquelle l’armée israélienne a tiré sur la foule, « 15 % des enfants de moins de 2 ans sont en situation de malnutrition aiguë », selon l’Unicef. 

Auprès de l’AFP, Imad Dardonah, pédiatre à l’hôpital Kamal Adwan, dit l’impuissance du corps médical face aux victimes de la malnutrition, dont les séquelles sur le long terme font des ravages (retard de croissance, de développement cognitif, etc.) : « Nous n’avons rien à leur donner, le mieux que nous puissions faire, c’est leur donner une solution saline ou une solution sucrée. »

Israël s’attaque aux enfants qui constituent la moitié de la population pour détruire leur futur ainsi que le futur de la Palestine. Zouhair Lahna, médecin de retour de Gaza

Comme celle de Hind Rajab, l’agonie de Yazan al-Kafarna, 10 ans, a fait le tour du monde. Il est mort le 4 mars dans un hôpital de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, à cause du manque de nourriture et de médicaments. Atteint d’une paralysie cérébrale, il avait besoin d’une alimentation équilibrée devenue impossible.

« Il vivait de bouts de pain que nous trouvions avec beaucoup de difficultés et obtenions à des prix extrêmement élevés, témoigne dans plusieurs médias un membre de sa famille. Si nous ne pouvions pas trouver de nourriture, nous lui donnions du sucre pour le maintenir en vie. »

Comment, dans un environnement aussi destructeur, soulager, protéger, permettre aux enfants survivants de continuer à grandir malgré tout ? La question désarçonne les professionnels interrogés par Mediapart tant ils n’entrevoient aucune issue pour l’heure, faute de cessez-le-feu et face à l’ampleur des destructions, pas seulement des vies humaines, mais des infrastructures essentielles, des maisons, des hôpitaux, des écoles, etc. 

« Ce qui permet la résilience chez l’enfant, c’est d’avoir des adultes qui vous protègent, permettent d’être réconfortés, de se reconnecter à vos forces », souligne Audrey Mc Mahon. La pédopsychiatre de MSF décrit comment les professionnels de l’humanitaire tentent, tout comme des particuliers, de pallier l’urgence, d’offrir un espace de sécurité émotionnelle aux enfants même s’il est réduit, en les prenant dans leur bras, en leur chantant des chansons, en organisant une activité de cirque, de dessin, des jeux…

De retour de mission dans le sud de l’enclave, le médecin français Raphaël Pitti témoignait dans Mediapart du dénuement des enfants de Gaza : « Le seul endroit de distraction pour eux, c’est l’intérieur des hôpitaux. Ils les connaissent parfaitement, assistent aux opérations à même le sol, vont chercher des gants et des seringues usagées pour les remplir d’eau stagnante et jouer à se faire la guerre en s’éclaboussant. Ils sont sales, dénutris. Grâce à l’hôpital, il y a de la nourriture mais pas de nourriture équilibrée, ils ne mangent que des céréales et du sucre. Les légumes et les œufs sont beaucoup trop chers. » 

Atteintes à la dignité

Gynécologue obstétricien franco-marocain, Zouhair Lahna revient d’un mois à Gaza avec l’association des médecins palestiniens PalMed. En tête, les visages de dizaines d’enfants, de bébés, de leurs mères, « tous détruits », « réduits à des êtres qui ne sont pas humains », par la guerre, le manque de nourriture, les déplacements forcés, les bombardements incessants. 

Rompu aux conflits les plus violents depuis plus de vingt ans, Zouhair Lahna n’avait lui aussi « jamais vu ça » : « Gaza est le plus effroyable. 2,4 millions de personnes sont emprisonnées dans un minuscule bout de terre sans possibilité de fuir. Prises au piège d’un massacre, elles sont délibérément affamées, assoiffées, tuées, blessées. » Selon lui, « Israël s’attaque aux enfants qui constituent la moitié de la population pour détruire leur futur ainsi que le futur de la Palestine »

Il évoque « un trauma permanent ». Audrey Mc Mahon, de MSF, aussi. « Les enfants palestiniens vivent un trauma permanent à la fois culturel, historique, psychique, physique, intime, collectif, aux conséquences dévastatrices, explique-t-elle. Ils sont à risque de tout : des troubles du comportement, de l’anxiété, de panique, du sommeil, de dépression… Ce sont des enfants qui vivent et vont vivre dans un état d’effroi, de peur intense, prisonniers d’un sentiment d’injustice qui pourrait se retourner contre eux avec des idées suicidaires. » 

Bien avant la guerre, en 2022, un rapport de Save the Children, intitulé « Trapped » (littéralement « piégés »), révélait que quatre enfants sur cinq à Gaza ressentaient un état permanent de peur, de tristesse ou d’angoisse. Le résultat de quinze années de blocus israélien sur le territoire, selon l’ONG. Énurésie nocturne, difficultés d’élocution, mutisme, pensées suicidaires, automutilation… le rapport détaille les multiples répercussions.

Audrey Mc Mahon y est confrontée au quotidien. « Les enfants palestiniens grandissent sous discrimination, sous oppression constante avec des rêves et des projets limités. Ils ont déjà vécu plusieurs guerres ou bombardements. Selon l’Unicef, plus d’un million d’entre eux ont besoin d’une aide médicosociale, soit l’entièreté des enfants de Gaza. »

Elle décrit l’impuissance des équipes humanitaires sur le terrain pour prendre en charge la santé, notamment mentale, dans une enclave où il y avait déjà très peu d’acteurs avant la guerre. « On n’est plus au point de diminuer les impacts mais d’être là, d’être témoin, de dénoncer, de les soutenir rien que par la présence, d’appeler au cessez-le-feu, à l’aide humanitaire. »

Les professionnel·les gazoui·es de la santé mentale vivent également dans un stress et une terreur permanentes. « C’est très compliqué de leur demander d’être en capacité d’accueillir la douleur des autres, souligne Audrey Mc Mahon. Nous ne pouvons même pas les relayer car compte tenu du niveau d’insécurité majeur, nous ne sommes pas en capacité d’envoyer des professionnels internationaux. » 

En lien avec plusieurs enfants ainsi que des adultes à Gaza, la pédopsychiatre de MSF ressent leur « colère contre l’humanité » : « Ils se demandent s’ils appartiennent encore à la race humaine. Le simple fait d’avoir à exprimer leurs besoins est une atteinte profonde à leur dignité alors que les images du massacre, de la famine sont sous nos yeux. Ils disent “ce n’est pas à nous de dire, c’est à vous d’agir”, ils s’adressent à la communauté internationale, à l’humanité tout entière. » 

Chacun·e, avec ses mots, très jeune ou adolescent·e, lui exprime l’extrême violence de l’atteinte au droit d’exister qui leur est faite. Avec cette question : « Comment exister quand on me dit que je n’ai pas le droit d’exister et que je suis victime d’un massacre collectif ? »

mise en ligne le 13 mars 2024

Guerre à Gaza : derrière la polémique à Sciences Po, les universités françaises mobilisées pour la Palestine

Hayet Kechit et Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

Mardi 12 mars, dans le cadre d’une mobilisation européenne pour le boycott académique d’Israël, des dizaines d’initiatives ont eu lieu en France. Les quelques incidents à Sciences Po, montés en épingle au mépris des faits, ne doivent pas masquer l’ampleur et le sens d’un mouvement qui interroge la complicité de l’université israélienne dans la guerre à Gaza et la colonisation en Cisjordanie.

« Antisémitisme », « wokisme », « islamo-gauchisme »… Sciences Po est depuis vingt-quatre heures sous le feu des anathèmes. En cause : l’occupation dans la matinée du 12 mars d’un amphithéâtre de la prestigieuse école par une centaine d’étudiants manifestant leur soutien à Gaza. L’initiative nommée « quatre heures pour la Palestine » s’inscrit dans le cadre de la journée européenne des universités contre le génocide à Gaza, à l’appel de la Coordination universitaire européenne contre la colonisation en Palestine (CUCCP).

Comme il est désormais de coutume dans toute initiative publique visant à dénoncer la catastrophe humanitaire à Gaza, une énième polémique, largement attisée par la bollorosphère, a pris le pas sur l’objet même de la mobilisation, contribuant encore une fois à faire taire toute critique à l’encontre d’Israël.

Elle fait suite aux accusations lancées par des membres de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), selon lesquels une étudiante aurait été refoulée de l’amphithéâtre « parce qu’elle était juive ». « Faux », répondent les organisateurs, réunis dans « un groupement d’étudiants auto-gérés » comptant une centaine de personnes.

Un scandale cousu de fil blanc à Sciences Po

« Tous les étudiants étaient les bienvenus, c’était un moment d’échanges ouvert à tous, y compris à l’UEJF, dont certains des membres étaient présents au sein de l’amphithéâtre, sans que cela ne cause aucun problème », affirme Hicham, un étudiant en Master de Droits de l’homme et projets humanitaires dans l’école des affaires internationales, et membre du groupe à l’origine de cette initiative. Le jeune homme de 22 ans donne ainsi des faits une version radicalement différente.

L’étudiante exclue de l’amphithéâtre, qui serait membre de l’UEJF, ne l’aurait pas été en raison de sa confession, mais parce qu’elle aurait fait usage de provocations avant la tenue de la rencontre, par des agressions verbales et en prenant en photo sans leur consentement ses organisateurs. Des actes représentant « un risque à la sécurité de certains participants » qui ont poussé les personnes chargées d’éviter les débordements, à lui refuser l’entrée.

Et le jeune homme de décrire « l’état d’alerte maximal » généré par un climat général de harcèlement à l’encontre de ceux qui, au sein de l’école de la rue Saint-Guillaume, dénoncent la situation à Gaza. Il ciblerait particulièrement des étudiantes identifiées comme musulmanes et se traduirait régulièrement par la prise de photos ou de vidéos à la volée relayées ensuite sur des comptes Twitter dans le but de déclencher des campagnes de cyberharcèlement.

« On sait que cette personne nous a pris plusieurs fois en photo et en vidéo », assure Hicham, qui ajoute que des membres de l’administration, présents au moment des faits, se seraient opposés à cette exclusion, mais que les étudiants leur auraient aussitôt fait part des provocations répétées de la jeune femme à leur encontre.

Des arguments auxquels la direction de Sciences Po, soumise depuis cette polémique à une pression médiatique maximale faisant de l’école un « repaire d’islamo-gauchistes », semble être restée sourde. Dans un communiqué publié le 12 mars, elle condamne « l’action et les pratiques utilisées qui s’inscrivent délibérément hors du cadre fixé en matière d’engagement et de vie associative » et annonce qu’elle saisira « la section disciplinaire en vue de sanctionner ces agissements intolérables ».

Quand c’est autorisé, ni heurts, ni polémiques

Même configuration mais autre ambiance à l’université Paris Dauphine-PSL où – élément notable qui fait sans doute toute la différence – le rassemblement, organisé par la Coordination Palestine et les syndicats CGT et Sud-Education, avait été autorisé par l’administration.

Dans le hall plein comme un œuf, des centaines d’enseignants, chercheurs et étudiants, avec beaucoup de drapeaux palestiniens – du jamais vu dans ce grand établissement spécialisé en gestion ou management, et installé au cœur des beaux quartiers de Paris -, des pancartes appelant au cessez-le-feu ou dénonçant un génocide à l’œuvre dans la bande de Gaza… Et quelques dizaines d’autres portants des portraits des otages du Hamas, ainsi qu’une banderole faite à la main appelant à rendre « hommage à toutes les victimes (Yémen, Israël, Congo…) ».

Dans une brève intervention avant la minute de silence prévue, une enseignante a pu rappeler, sans protestations ni heurts, le sens de la mobilisation inscrite dans le cadre de la mobilisation européenne dans les universités. « Nous exigeons un cessez-le-feu immédiat et inconditionnel, la levée permanente du blocus de Gaza, la défense du droit des Palestiniens à l’éducation, a-t-elle lu. Pour cela, nous proposons les moyens d’action suivants : pousser nos universités à agir activement contre le régime d’apartheid israélien, établir des liens académiques avec des universités et des universitaires palestiniens, soutenir et participer au boycott universitaire visant les institutions académiques israéliennes complices de la violation des droits des Palestiniens, défendre la liberté d’expression et la liberté académique autour de la Palestine ici et hors de France. »

Une participante relève : « L’appel n’a pas été hué et la minute de silence, nous l’avons faite pour toutes les victimes. Le rassemblement n’était pas interdit, les enseignants se sont largement mobilisés, je suis convaincue que ça change tout. C’est une bonne manière de neutraliser les velléités polémiques, à coups de messages sur les réseaux sociaux et de polémiques… Et ça permet de parler du fond ! »

Une mobilisation historique à l’université

Partout en Europe et dans tout le pays, de Rennes à Aix-en-Provence en passant par Strasbourg et Montpellier, des mobilisations pour un « boycott universitaire » ont eu lieu ce mardi 12 mars. « C’est historique », se félicite une des promotrices de ces initiatives.

Née, ces dernières semaines, dans la foulée de pétitions, pour la liberté d’expression et les libertés académiques puis pour le cessez-le-feu, ayant rassemblé plusieurs milliers de signataires dans l’enseignement supérieur et la recherche, la Coordination universitaire contre la colonisation en Palestine (CUCCP) entend passer un cap, en faisant adopter des motions pour l’arrêt du génocide au sein des établissements de l’enseignement supérieur, mais surtout en organisant le boycott académique d’Israël.

« C’est tout à fait légal et pacifique, glisse un des initiateurs de la CUCCP. À travers cette action de boycott, nous visons les institutions universitaires, pas les individus. Certaines universités israéliennes ont été bâties illégalement sur des territoires occupés dont les Palestiniens ont été chassés. Les institutions israéliennes collaborent avec le système militaire, et certaines universités françaises peuvent dès lors s’y trouver mêlées dans le cadre de leurs partenariats. »

Un des chercheurs, présents lors d’une autre rencontre-débat, mardi soir, sur le site Condorcet de l’EHESS à Aubervilliers, ajoute, lui, en aparté. « On nous parle parfois des libertés académiques israéliennes qui seraient menacées par notre boycott, mais pourquoi évoque-t-on si peu celles des Palestiniens ? À Gaza, toutes les universités sont aujourd’hui détruites… Cette situation n’est pas supportable, et c’est tout le monde qui devrait réagir dans la sphère universitaire en France et en Europe. »

   mise en ligne le 13 mars 2024

La légitimité de
toutes les luttes d'indépendance
et la question de leurs moyens

Gilles Manceron sur https://blogs.mediapart.fr

Il y a consensus aujourd’hui sur la légitimité de la Résistance française, mais pas sur celle d’autres mouvements nationaux extérieurs à l’Europe. Un hommage aux martyrs de l’indépendance algérienne a été interdit à Paris. Et le droit des Palestiniens à avoir eux aussi un Etat peine à être reconnu. Toutes ces luttes sont légitimes. Sans qu’on puisse négliger la question des moyens employés.

Cela a été relevé par plusieurs médias français (1), des manifestations liées à l’Algérie et au Hirak prévues le 18 février 2024 à Paris ont fait l’objet d’arrêtés d'interdiction par la préfecture de police. En particulier le rassemblement annoncé place de la Nation pour la Journée du Chahid (martyr) à la mémoire de ceux et celles qui ont perdu la vie en combattant pour l'indépendance de l'Algérie (2). Mais cela n'a pas soulevé dans notre pays l'indignation que cela aurait du provoquer.

Pourtant, l'hommage rendu trois jours plus tard au Panthéon aux résistants qui, autour de Missak et Mélinée Manouchian, ont combattu et péri pour la libération de la France implique qu'on reconnaisse la légitimité du combat pour le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Et que tous ceux et celles qui ont mené un tel combat d'émancipation nationale méritent le même hommage et d'être reconnus au même titre comme martyrs de la liberté.

La protestation de l'Association Josette et Maurice Audin

Rares ont été les protestations comme celle de l'Association Josette et Maurice Audin (AJMA) dans le communiqué qu'elle a rendu public le 29 février 2024. Cette association avait accepté de participer à ce rassemblement pour la Journée du Chahid (martyr) organisée par la diaspora algérienne en France pour rappeler, quant à elle, le combat de Maurice Audin, jeune mathématicien membre du parti communiste algérien assassiné par des militaires français en juin 1957, comme de nombreux civils algérois durant la « bataille d’Alger ». Audin est considéré en Algérie comme un Chahid ayant donné sa vie pour l’indépendance du pays. Dans le centre d'Alger, la place Audin, où a été installé un buste à son effigie, est un symbole de son engagement et le lieu de rassemblement des nombreux Algériens qui se sont mobilisés entre 2019 et 2021 dans le Mouvement (Hirak) pour une Algérie réellement sociale, libre et démocratique.

Ce rassemblement était appelé, place de la Nation, devant la plaque posée en juillet 2017 par la Mairie de Paris rappelant la répression policière du 14 juillet 1953 contre le cortège des indépendantistes algériens qui, quelques mois avant le début de la guerre d'indépendance algérienne, avait fait sept morts, six ouvriers algériens et un syndicaliste français de la CGT métallurgie qui avait cherché à les protéger. Une date qui mérite d'entrer dans la mémoire collective comme celle du 17 octobre 1961 et qui est l'objet depuis 2017 de diverses initiatives.

Les victimes de la répression de 1953, comme en 1957 et de toutes celles qui les ont précédés ou suivies, méritent un hommage. Le droit à la résistance à l’oppression est un droit de l’homme universel et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qui est reconnu par le droit international concerne tous les peuples. C'est ce qu'a affirmé l’Association Josette et Maurice Audin. Pour elle, cette interdiction par la préfecture de police de Paris contredit les hommages légitimes rendus, trois jours plus tard, au Panthéon à d'autres hommes et femmes héroïques qui ont combattu pour la liberté.

Toutes les luttes d'indépendance nationale ont la même légitimité

Répondre aux questions du quotidien algérien El Moudjahid a été l'occasion de dire la légitimité de la Journée du Chahid, qui honore des hommes et des femmes ayant donné leur vie pour l'indépendance de leur pays, et il en a été de même de participer à une réunion organisée à Paris le 17 février et largement ouverte à la diaspora algérienne.

Et la lutte du peuple palestinien ?

L'émigration vers la Palestine de Juifs fuyant les pogroms et l'antisémitisme qui sévissait en Europe, à l'origine de constitution de l'Etat d'Israël, se situe aussi dans le vaste mouvement de la volonté des peuples à disposer d'eux-mêmes. Mais la Palestine n'était pas une « terre sans peuple » et cette histoire doit aussi être replacée dans le vaste mouvement de l'expansion coloniale européenne. L'aspiration du peuple palestinien à résister à une colonisation souvent violente est tout aussi légitime. Elle s'est développée d'autant plus qu'après la guerre des Six jours de juin 1967, l'Etat d'Israël ne s'est pas contenté du partage de la Palestine que les Nations-Unies avaient tracé en 1947 et s'est lancé dans une occupation complète des territoires palestiniens, Jérusalem-Est, Cisjordanie et Gaza. 

L'aspiration des Palestiniens à disposer, eux aussi, de leur Etat est reconnue par le droit international. C'est le refus de l'Etat d'Israël d'appliquer les résolutions des Nations-Unies qui a conduit à la situation actuelle où des colonies de plus en plus nombreuses sont implantées en Cisjordanie, où un processus d'annexion de Jérusalem-Est est à l'œuvre et où l'enclave de Gaza s'est trouvée entièrement isolée.

Il n'y a aucune raison de ne pas reconnaître la légitimité de la résistance palestinienne à combattre cette politique de colonisation ininterrompue que subissent les Palestiniens.

Un combat légitime justifie-t-il n'importe quel moyen ?

Pour autant cela dispense-t-il un mouvement de résistance de s'interroger sur les méthodes de son combat et sur les cibles de ses actions armées ? Les crimes de guerre sont proscrits par le droit international et la justesse d'une cause ne donne nullement l'autorisation d'en commettre.

La guerre d'indépendance algérienne a connu de multiples débats internes au FLN sur la place respective de la lutte politique par rapport à la lutte armée, ainsi que sur l'importance de l'action diplomatique. Et sa victoire finale n'a pas été militaire mais a reposé largement sur l'adhésion grandissante des populations du pays et sur le soutien de l'opinion internationale.

A certains moments, comme lors du Congrès FLN de la Soummam, en août 1956, ont été formellement condamnées des violences exercées par des militants contre certaines populations civiles et a été affirmé l'objectif de rallier à la cause de l'indépendance le maximum d'Européens et de Juifs d'Algérie. Des courants favorables à la guerre d'indépendance comme celui des communistes algériens ont pratiqué des opérations armées tout en ayant le souci de choisir soigneusement leurs cibles et d'expliquer leurs actions (3). Leurs opérations militaires n'excluaient pas un travail politique, comme celui qui, précisément, était confié au jeune mathématicien d'origine européenne, Maurice Audin, par un parti qui s'était engagé pourtant dans la guerre d'indépendance. 

En Afrique du sud, quand l'ANC a chargé en 1962 sa branche militaire, l’Umkhonto we Sizwe, d'opérer des actions armées, il s'est agi d'actes de sabotage contre des infrastructures et non d'attentats contre des civils.

Pour revenir à la Palestine, tout en soutenant le combat des Palestiniens pour leurs droits, il est clair qu'il faut reconnaître le caractère de crimes de guerre de certains actes perpétrés lors de l'action armée du Hamas du 7 octobre 2023. Aucune résistance, aussi légitime soit-elle, ne peut faire abstraction des droits de tous les êtres humains. Et c'est la même défense de ces droits qui conduit à exiger cinq mois plus tard que cesse le massacre génocidaire dont est victime la population de Gaza.

Notes :

(1) Voir Le Monde, Le Figaro, 20 minutes, RFI, Ouest-France, Le Point, RTL, Valeurs actuelles.

(2) Treize arrêtés de la préfecture de police de Paris ont interdit le 18 février 2024 des manifestations liées à l'Algérie , dont celle, place de la Nation, en l'honneur des Chahid (martyrs) tombés dans la lutte pour l'indépendance de leur pays.

(3) Voir « 1955-1957 : la participation du parti communiste algérien à la lutte armée d’indépendance et le rôle de Maurice Audin, par Sadek Hadjerès », sur le site Histoire coloniale et postcoloniale, le 18 février 2019.

  mise en ligne le 12 mars 2024

 

Malgré Macron et la France, l’Europe protège enfin les travailleurs ubérisés

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Le Conseil de l’Europe a adopté la directive européenne imposant la présomption de salariat : une victoire de haute lutte pour les travailleurs ubérisés, malgré le blocage de la France, qui a voté contre.

Après moult péripéties et deux ans de négociations, le Conseil de l’Europe a adopté, lundi 11 mars, la directive européenne imposant la présomption légale et réfutable de salariat pour les travailleurs des plateformes, comme Uber ou Deliveroo. Après avoir passé toutes les étapes législatives et le trilogue (accord entre le Parlement, les États membres et la Commission), le texte s’était heurté au blocage obstiné de la France, seule à voter contre quand quelques pays, dont l’Allemagne, se sont abstenus.

Une pratique quasi inédite dans l’histoire de l’UE. La directive est repartie en négociation et, cette fois, la Grèce et l’Estonie ont voté pour, débloquant la situation in extremis, à quelques semaines des prochaines élections européennes. Ce texte a pour vocation d’harmoniser et d’améliorer, au sein des Vingt-Sept, les conditions de travail de quelque 28 millions de personnes, exerçant dans 90 % des cas, souvent de façon injustifiée, sous le statut d’indépendant. Il laisse toutefois une marge de manœuvre significative en permettant aux États membres de définir eux-mêmes les conditions de cette présomption de salariat, selon leur législation respective.

Si cette directive est encore soumise à un vote formel, son issue ne fait plus de doute, les ministres des affaires sociales réunis le 11 mars à Bruxelles ayant à cette occasion exprimé leur position.

Congés payés, arrêts maladie, retraite…

La nouvelle a largement été saluée par élus de gauche à la manœuvre depuis deux ans dans ce combat pour imposer aux plateformes le paiement de leurs cotisations sociales et défendre le droit des travailleurs ubérisés aux congés payés, au chômage, aux arrêts maladie, à la reconnaissance des accidents du travail, à la formation, ou encore à une retraite digne de ce nom.

« Des millions de faux indépendants à travers l’Europe vont être requalifiés en salariés, s’est réjouie l’eurodéputée France insoumise (FI) Leïla Chaibi, négociatrice de la directive pour la gauche. Tout au long des négociations, le président français aura tenté de torpiller la présomption de salariat pour servir Uber plutôt que les travailleurs. »

« Macron n’aura pas pu protéger plus longtemps Uber ! Les votes de l’Estonie et de la Grèce débloquent la situation. La directive des travailleurs de plateformes est enfin adoptée ! Maintenant, il faut faire voter une loi nationale pour la faire respecter. Le travail continue ! », a également réagi Pascal Savoldelli, sénateur communiste et membre de la Commission des finances.

En juillet 2023, une commission d’enquête parlementaire « relative aux révélations des Uber files » avait mis au jour les rouages de l’implantation et de la stratégie d’influence développée par la plateforme de transports Uber en France, dès 2013. Dans son rapport, elle pointait « un déficit criant de volonté politique » pour faire respecter l’État de droit face à une entreprise dont la stratégie est fondée sur un « lobbying agressif (…) consistant à pénétrer au cœur des élites françaises ». Parmi ces décideurs publics, Emmanuel Macron est clairement mis en cause pour sa complaisance : « Au premier rang de ces soutiens figure M. Emmanuel Macron, un ministre de l’Économie prêt à défendre les intérêts des plateformes de VTC, avec lequel Uber a entretenu des liens extrêmement privilégiés. »

  mise en ligne le 11 mars 2024

« À Gaza, nous atteignons un niveau d’insécurité alimentaire inédit »,
alerte
Jean-Pierre Delomier
de Handicap International

Axel Nodinot sur www.humanite.fr

Après six mois d’opération militaire israélienne dans l’enclave palestinienne, plus de 30 000 Gazaouis, en majorité des femmes et des enfants, auraient été tués. Depuis l’attaque meurtrière du 7 octobre menée par le Hamas, le territoire subit également une catastrophe humanitaire. De retour d’une mission sur place, Jean-Pierre Delomier, directeur adjoint des opérations pour Handicap International, décrit ce quotidien terrifiant où un enfant de moins de 2 ans sur six souffre de malnutrition aiguë.

La bande de Gaza demeure sous le feu quotidien des frappes israéliennes depuis l’attaque meurtrière du Hamas. Quarante-cinq mille bombes ont été lâchées entre le 7 octobre et le 7 janvier, selon un organisme indépendant. Au bout de six mois, plus de 30 000 Palestiniens, en majorité des femmes et des enfants, auraient été tués.

Selon les Nations unies, la famine est quasiment inévitable pour les 2,2 millions d’habitants. Pour Jean-Pierre Delomier, qui s’est rendu sur place, tout manque : nourriture, eau, médicaments. Avec l’ONG Handicap International, présente dans la bande de Gaza depuis 1987, il réclame un cessez-le-feu immédiat.

Vous revenez tout juste de la région de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, qui est close et bombardée depuis plus de cinq mois. Qu’y avez-vous vu ?

Jean-Pierre Delomier : Quand on entre dans Rafah, on est confronté à une ville de 260 000 habitants qui reçoit entre 1,4 million et 1,5 million de personnes. C’est un accroissement considérable de la population dans une zone où tout manque : l’eau, la nourriture, le toit, des besoins essentiels. Donc, la première vision qu’on a, ce sont des foules immenses qui marchent dans la rue, parce qu’il n’y a quasi plus d’automobiles qui roulent, le carburant est totalement hors de prix.

Les seuls transports qui existent sont des charrettes tirées par des ânes, qui transportaient des marchandises et qui transportent désormais des gens. La seconde chose qui frappe, c’est que les gens marchent sur la route, parce que les trottoirs et tous les espaces libres sont occupés par des tentes, des abris de fortune.

À 17 heures, c’est le couvre-feu. Il n’y a plus personne. Chacun est terré dans son habitation, sa tente ou son abri. Nos membres, par exemple, qui sont eux-mêmes déplacés, sont libérés à 15 heures. Jusqu’à 17 heures, ils peuvent essayer de trouver des denrées pour faire face aux besoins de leur famille. Il y a aussi des gens qui ont trouvé refuge dans des immeubles.

Mais même dans ces habitations en dur, les conditions sont précaires : l’eau qui coule du robinet est salée, juste propre pour la cuisine. Mais pour cuisiner quoi ? Il n’y a pas de légumes, pas d’intrants. Les seules denrées que nous pouvons trouver, ce sont des boîtes de conserve et quelques produits sur des stands épars le long des voies. Il y a aussi des distributions, surtout alimentaires.

Justement, quel est l’état de ces convois d’aide humanitaire ?

Jean-Pierre Delomier : Avant le 7 octobre, 600 camions entraient chaque jour dans la bande de Gaza pour subvenir aux besoins de la population. Aujourd’hui, sur les deux postes frontières de Rafah (en Égypte), au sud, et Kerem Shalom (en Israël), à la pointe sud-est, il y a une moyenne de 90 camions par jour, selon les statistiques du cluster logistique du Programme alimentaire mondial. 

Il y a aussi des intrants d’une autre nature. Par exemple, Handicap International a réussi à faire entrer trois camions qui approvisionnaient la mission en béquilles, fauteuils roulants, aides à la marche… Cela peut être aussi des ustensiles divers et variés pour cuisiner, des équipements, des fournitures… tout manque !

L’ONU alerte sur une « famine quasiment inévitable » à Gaza, et des enfants, parfois des nourrissons, meurent désormais de malnutrition et de déshydratation. Avez-vous constaté ces carences extrêmes sur place ?

Jean-Pierre Delomier : Selon les informations que nous avons dans le nord de la bande de Gaza, où il reste environ 700 000 personnes, un enfant de moins de 2 ans sur six souffre de malnutrition aiguë, dont environ 3 % sont atteints de la forme la plus grave d’émaciation et nécessitent un traitement immédiat. Deux enfants de moins de 2 mois sont morts de faim, ces derniers jours.

Cette situation est inédite, puisque l’ensemble de la population de la bande de Gaza est en phase 3 sur 5 de l’IPC, un indice qui détermine la sécurité alimentaire. Certaines régions sont à 4 et 5. Il s’agit de la proportion la plus élevée de personnes confrontées à l’insécurité alimentaire et qui n’avait jamais été rencontrée. C’est inouï. Ce que j’ai surtout vu, dès qu’on sort, ce sont des grappes d’enfants et d’adolescents qui nous demandent à manger. J’ai aussi remarqué une grande dureté dans le regard, même des plus jeunes.

Que ressentent les jeunes Palestiniens que vous avez rencontrés ?

Jean-Pierre Delomier : Ce territoire clos, réellement hermétique, est systématiquement bombardé depuis cinq mois. La journée, il peut ne pas y avoir de bombardements, mais la nuit, on entend les tirs d’artillerie. On est survolés par des drones en permanence, qui font un grésillement. Donc, on sait constamment dans quel environnement nous sommes. Quant à l’aide humanitaire, on peut monter sur le toit de nos bureaux et, de là-haut, on voit l’Égypte et le corridor de Philadelphie, la frontière sud. Et on sait que, derrière cette frontière, il y a des kilomètres de camions qui attendent pour rentrer.

Il existe une forme d’étranglement de Gaza qui est un territoire enclavé, cerné d’un côté par la mer, de l’autre par la guerre et par l’impossibilité du retour au nord. Qurante-cinq mille bombes ont été lâchées sur la bande de Gaza entre le 7 octobre 2023 et le 7 janvier 2024, selon un organisme indépendant. Et il a été établi qu’environ 3 000 d’entre elles n’avaient pas explosé. Elles sont donc un danger permanent sur l’éventuelle route du retour si, demain, une solution se dessinait, et un danger immédiat pour tous ceux qui sont restés.

Nous éduquons au risque de mines, en essayant de former toutes les personnes déplacées qui pourraient revenir vers le Nord, qui doivent être vigilantes à ce qu’elles pourraient découvrir. C’est par exemple les mettre en garde de ne pas fouiller les décombres, et d’autres subtilités auxquelles nous sommes habitués au Laos, en Ukraine, en Afghanistan… Mais, dans le cas de Gaza, il y a une extrême densité de population et de bombes.

Dans ces conditions, comment votre ONG mène-t-elle ses missions sur le territoire ?

Jean-Pierre Delomier : Il y a une autre contrainte, c’est le fait que les déplacements doivent être communiqués à l’avance aux autorités, en particulier israéliennes. Chacun des mouvements que nous pouvons faire sur place est renseigné. Par exemple, pour pratiquer des sessions de réadaptation dans un camp de réfugiés, on donne les coordonnées GPS, on y va avec un traceur sur soi, on est suivi sur ordinateur. On a trois téléphones parce qu’il y a des zones couvertes soit par le réseau israélien, soit palestinien ou égyptien.

Il y a une chose structurante : le fait que les agences des Nations unies se soient regroupées dans un centre opérationnel humanitaire commun, qui se situe à Rafah. Le matin, on peut y bénéficier des briefings sécurité, répartis par secteur : santé, logistique ou protection. Cette réunion des divers acteurs qui interviennent permet d’envisager une coordination.

Handicap International se positionne plutôt sur des activités post-traumatiques et postopératoires : accompagner les personnes qui sortent de l’hôpital, quand elles retournent dans leur famille, nous assurer que les soins peuvent continuer à être dispensés, sensibiliser à l’état dans lequel les personnes peuvent être, envisager des améliorations de ce quotidien en termes d’accessibilité… Le tout à un niveau extrêmement faible par rapport à ce qu’on peut faire dans d’autres pays.

Pour rappel, notre organisation est présente dans la bande de Gaza depuis 1987. Et, depuis le 7 octobre, nous étions dans le Nord, à Gaza City, ce qui veut dire que notre staff initial de 26 personnes a dû se déplacer, descendre par la route Al-Rashid, au bord de mer, ou par la route Salah Al-Din, au centre, pour se retrouver aujourd’hui à Rafah. Mais, au-delà du 1,5 million de personnes qui sont à Rafah, qu’en est-il des 700 000 vivant dans les autres provinces, au nord ? Si la situation est catastrophique ici, on peut imaginer qu’elle le soit encore plus là où nous n’avons pas accès.

L’ONU ne parvient toujours pas à obtenir ce cessez-le-feu et elle est remise en question par Israël. Que pensez-vous de la situation diplomatique ?

Jean-Pierre Delomier : L’ERWAN, l’organisme d’aide aux réfugiés palestiniens, dont vous parlez, fait l’objet de deux enquêtes distinctes, interne et externe, pour savoir si les faits invoqués sont avérés. Nous faisons confiance à ces enquêtes plutôt que de prêter du crédit à des informations unilatérales.

La deuxième chose, c’est que le travail dans la bande de Gaza passe par une agence des Nations unies qui est celle-ci. Avec, on n’arrive déjà pas à faire beaucoup, mais sans elle, on ne pourrait rien faire. Donc, notre position est le soutien à une organisation qui permet d’intervenir. 

C’est, par exemple, à elle que les autorités israéliennes ont confié la gestion du carburant, ce qui nous permet de bénéficier d’une dotation de 11 litres par jour et par véhicule. L’UNRWA est en fait l’ossature de l’action sur le terrain, et pas seulement à Rafah, c’est une agence qui a tous les repères sur place.

Quel regard portez-vous sur la communauté internationale, qui ne parvient pas à prononcer un cessez-le-feu unanime ?

Jean-Pierre Delomier : Pour notre part, organisations humanitaires, nous sommes alignées sur le fait que le seul moyen d’avoir une aide qui réponde aux besoins, c’est en militant autant que faire se peut pour obtenir ce cessez-le-feu. Une trêve permet d’arrêter les hostilités, mais cela reste insuffisant pour pouvoir nous projeter dans autre chose.

Les Gazaouis vivent aujourd’hui dans une absence totale de perspective. Grâce à un cessez-le-feu, on pourrait dessiner les contours de quelque chose qui ressemblerait enfin à un peu d’espoir.

Que changerait pour vous un éventuel cessez-le-feu ?

Jean-Pierre Delomier : Nous avons pris une zone de stockage de 1 000 m² à Rafah et un entrepôt qui fait 300 à 400 m² à proximité de Khan Younès. Si un cessez-le-feu est prononcé, on donne les conditions pour l’acheminement d’une aide humanitaire. Donc, on se prépare à pouvoir recevoir tout le fret des autres ONG, dans une idée de mutualisation des moyens logistiques pour les rendre plus efficients. On stocke tout, on fait du dégroupage et on reconditionne pour tout emmener avec les moyens de transport appropriés. C’est un de nos projets.

  mise en ligne le 10 mars 2024

Pour un cessez-le-feu en Palestine, beaucoup de jeunes dans la rue

Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr

Ce 9 mars, au premier rang de la manifestation parisienne pour un cessez-le-feu en Palestine, des responsables associatifs, syndicaux, politiques. Et derrière, des milliers de personnes, dont de nombreux jeunes. Ils ont la vingtaine ou moins et racontent leur combat pour la Palestine. 

ÀÀ la veille du ramadan, qui devait marquer le début d’un cessez-le-feu qui ne vient pas, et après cinq mois d’offensive israélienne sur la bande de Gaza qui a fait plus de 30 000 morts, des milliers de Parisien·nes ont défilé dans la rue ce 9 mars. Drapeau palestinien sur l’épaule et keffieh autour du cou, elles et ils ont défilé dans les rues de la capitale à l’appel du collectif Urgence Palestine et de l’Association France Palestine solidarité (AFPS). Selon l'AFPS, ils étaient 60 000 à Paris.

Des mobilisations similaires ont eu lieu ailleurs en France, en Dordogne, à Lyon ou encore en Bretagne, et dans d’autres capitales occidentales, à Londres et à Rome notamment. 

À Paris, d’autres drapeaux se sont mêlés aux drapeaux palestiniens, dont ceux de plusieurs partis de gauche, de La France insoumise (LFI) au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), en passant par Les Écologistes et le Parti communiste. Au premier rang du cortège, de nombreux députés insoumis ont marché au cri de « Tahia Falestine ! » (« Vive la Palestine ! »), dont David Guiraud, Nadège Abomangoli ou encore Aymeric Caron. Rima Hassan, juriste franco palestinienne, candidate aux élections européennes pour LFI, a rejoint le cortège accompagnée de la tête de liste, Manon Aubry, et de Jean-Luc Mélenchon. Elles et ils partageaient la banderole avec plusieurs responsables associatifs et syndicaux, de la FSU, de la CGT ou encore de Solidaires. 

Avant le début de la marche, Bertrand Heilbronn, président d'honneur de l’Association France Palestine solidarité a redit ce qui unissait toutes ces organisations : l’appel à un cessez-le-feu immédiat. En conclusion de sa prise de parole, et comme beaucoup de manifestants et manifestantes du jour, il s’adresse directement à Emmanuel Macron : « Vous avez contribué à la catastrophe en cours. » Et d’exiger des actions concrètes contre la politique de l’État israélien. 

« Face à l’inaction de nos gouvernements, en France et, partout dans le monde, la société civile continue à se mobiliser, abonde Linda Sehili, inspectrice des finances publiques et responsable syndicale à Solidaires. C’est un véritable mouvement social qui est en place… Dans un cadre large et unitaire, nous disons qu’il faut mettre fin à ce génocide, qu’il faut un cessez-le-feu pérenne et immédiat, qu’il faut arrêter le blocus de Gaza, permettre de faire parvenir l’aide humanitaire, redonner des moyens à l’UNRWA, il faut maintenant des sanctions contre Israël. » 

Derrière l’épais cortège de tête, tout un tas d’organisations ont déplié leurs banderoles. Les habitué·es des manifestations parisiennes pour la Palestine retrouvent de l’élan. Cela faisait des semaines qu’ils et elles n’avaient pas vu autant de monde dans les rues. 

Parmi eux, de très nombreux jeunes, des enfants venus avec leurs parents, des collégiennes venues avec leurs grandes sœurs, des lycéennes, de jeunes travailleurs et travailleuses qui ont fait le déplacement parfois depuis l’autre côté de l’Île-de-France. Elles et ils disent la même chose : les vidéos du massacre qui défilent sur le fil Instagram, la « honte » des postions prises par le gouvernement français, la peur que leur mobilisation ne soit pas entendue et que les attaques israéliennes continuent. Auprès de Mediapart, elles et ils racontent les mille et un petits impacts qu’a eus sur leur vie la prise en compte de la situation palestinienne depuis le début de l’offensive, il y a cinq mois. 

Dépasser la barrière des réseaux sociaux 

Pendant qu’une jeune femme s’époumone, dans un haut-parleur défectueux, à égrener les noms de quelques-uns des 30 000 morts palestiniens depuis le début de l’offensive, Rémi et son petit ami Massiré défilent bras dessus, bras dessous. Le premier a 21 ans, il est étudiant en information et communication, le second a 19 ans et étudie le graphisme. Ils n’en sont pas à leur première manifestation pour un cessez-le-feu en Palestine. Les deux viennent à chaque fois qu’ils le peuvent. 

Ils partagent quasi quotidiennement des contenus sur les réseaux sociaux sur le conflit israélo-palestinien mais considèrent que « ça ne suffit pas » : « C’est important de ne pas se contenter de partager des storys, débute Rémi. On veut que les Palestiniens sachent qu’en France des gens se mobilisent pour eux, dans la rue, dans la vraie vie. » 

« On dépasse la barrière des réseaux et on vient dans la rue, abonde Massiré. Dans la rue, on s’adresse à tous ceux qui ne savent pas comment se positionner, au gouvernement, à Macron. » « On ne va pas lâcher la cause, poursuit le second. Il ferait mieux d’agir concrètement pour le cessez-le-feu puisque en France, on est de plus en plus nombreux à dire haut et fort qu’on n’est pas d’accord. » Si les amoureux ont remarqué un léger changement de ton présidentiel, ils attendent de pied ferme des actions concrètes et restent dubitatifs.

Fatine, 20 ans, étudiante en licence d’anglais à l’université de Nanterre, est venue d’Argenteuil pour la manifestation, avec Maissa, même âge, même fac, mêmes études. Tout aussi investies soient-elles sur leurs réseaux sociaux, elles considèrent que les posts, les réels, les tweets n’ont plus un impact suffisant, alors elles ont sorti les drapeaux et ont rejoint le cortège, comme leurs parents avant elles. Pas sûr que l’impact soit plus tangible, « mais si on ne fait rien, c’est sûr qu’il ne se passera rien ».

Comme Rémi et Massiré, elles marchent pour que Macron revoie sa position, mais les deux jeunes femmes ont d’autres ambitions, plus internationales. « J’espère que Biden verra nos manifestations, assure Fatine, que lui et les autres comprennent qu’ils n’ont pas les peuples avec eux. »

Puisque la bande de Gaza n’est pas accessible aux médias, que les journalistes palestiniens se font tuer un à un, elles s’informent sur les réseaux sociaux, suivant des comptes de Palestinien·nes encore sur place, réfugié·es, journalistes ou non. Tous les jours, elles prennent numériquement des nouvelles de Bisan ou de Motaz. Quitte à voir des images de corps déchiquetés, affamés, démembrés. Hors de question de fermer les yeux. « Moi je regarde les vidéos de Djihanna. C’est une femme palestinienne, elle n’est pas journaliste mais elle raconte tout ce qui se passe », explique de son côté Syrine, 16 ans, qui a fait près de deux heures de transport pour être présente à la manifestation. 

« Quel confort de se dire : pour ma santé mentale, je ne regarde pas les vidéos, estime Rémi. Même si c’est horrible, c’est important de voir la réalité de ce qui se passe tous les jours, de le partager, de s’informer. » Massiré avoue être « très sensible aux images de mort » mais a refusé de ne pas voir, ni le 7 octobre, ni les jours d’après.

Des amitiés abîmées et des marques boycottées 

Dans leur vie privée, au lycée, au travail, tous et toutes ont fait évoluer leurs habitudes, au fur et à mesure que les Palestiniens et Palestiniennes mourraient sous les bombes, les balles ou de faim. 

Syrine, en seconde dans un lycée du Val-d’Oise, le dit fièrement : plus de Coca dans les goûters de classe, avec l’aval de l’ensemble de ses camarades de lycée. « On boycotte toutes les marques qui ont une activité ou qui soutiennent directement Israël », assure-t-elle avec sa cousine de 15 ans, Meriem. Leurs mères ne vont plus à Carrefour. Plus de McDonald’s pour Fatine et Maissa, « et pourtant les McFish, c’est trop bon ». Fatine s’est désabonnée de la plateforme de vidéo à la demande de Disney. « Je regardais tout le temps mais c’est pas grave, on trouve toujours des alternatives. » Sur le chemin de la manifestation, un Starbucks est retapissé de stickers et d’une pancarte sur laquelle on peut lire : « Par milliers, par millions, nous sommes tous des Palestiniens. » 

Au-delà des boycotts, le sujet est venu s’immiscer dans les classes : le professeur d’histoire-géographie de Syrine a contourné le programme scolaire pour insérer une séance sur l’histoire de la Palestine. « Il ne nous a pas donné son avis mais il nous a expliqué la situation, des deux côtés, pour qu’on comprenne mieux ce qui se passe. » Meriem, elle, connaît des lycéens qui se sont fait exclure quelques jours de cours pour s’être exprimés en faveur du peuple palestinien dans l’enceinte du lycée. Elle ne sait pas exactement ce qu’ils ont dit, mais dit avoir « honte » de la France. Elle n’a pas fini de prononcer le mot que sa grande sœur la tance du regard : « la honte » de la France, cela ne se dit pas à une journaliste.

Et après les boutiques, les classes, les liens du cœur. Salimat, 21 ans, étudiante en langues étrangères appliquées anglais-japonais, a travaillé, à côté de ses études, pendant plus d’un an et demi, dans un Starbucks de la région parisienne. « J’y retournais souvent, à chaque fois que j’avais besoin de travailler, et sinon j’y allais en tant que cliente, parfois je passais derrière le bar me préparer mes propres boissons. » Ses collègues étaient devenus ses amis mais le silence s’est installé entre eux quand elle s’est heurtée à leur manque d’intérêt pour la cause des Palestiniens. « Je leur demande pas de démissionner, tout le monde ne peut pas se le permettre, mais au moins de se sentir un peu concernés, en tant qu’humains. Mais je vois bien qu’ils s’en foutent, alors, peu à peu, j’ai arrêté de leur parler. »

Fatine, après un post sur Instagram, a reçu un message d’un ancien camarade de classe. « Il me disait que la victime, c’était Israël, que je ne comprenais rien. J’ai pas senti qu’il pouvait comprendre, je l’ai bloqué. » Elle estime que la situation est si grave qu’y rester insensible est déjà une violence et ne parle plus à sa cousine préférée, qui ni ne s’informe, ni ne se mobilise. 

Sous la pluie légère, en passant près de Strasbourg-Saint-Denis, dans le IIe arrondissement de Paris, Rémi et Massiré pressent le pas et débattent d’un avenir souhaitable pour la Palestine. Un, deux États ? Avec liberté de circulation pour tous ? Et que ferait-on des Israéliens ? « Moi je crois à un État où tout le monde peut vivre et circuler en paix, tranche Massiré, plutôt qu’à deux États avec un partage inégal, et que la Palestine se retrouve avec un tout petit pays. » « Oui, pourquoi pas, mais il ne faudrait pas que cette solution efface les décennies de colonisation d’Israël. »

Et comment appellerait-on ce pays unifié ? « Palestine », propose l’un. Et de continuer leur discussion en slalomant entre les groupes militants, ceux qui scandent « Contre l’impérialisme et les États racistes, une seule solution, la révolution » et ceux qui hissent de grands haut-parleurs au-dessus de la foule d’où s'échappent des chansons et des slogans en arabe, en hommage à la Palestine, qui racontent les champs d’oliviers, l’importance de la terre et la force de celles et ceux qui restent.

  mise en ligne le 10 mars 2024

Haïti : l’état d’urgence prolongé, les États-Unis à la manœuvre

Benjamin König sur www.humanite.fr

Acculé, le premier ministre Ariel Henry, qui n’a pas pu rentrer au pays depuis plus d’une semaine, tente de répondre à une situation politique et sécuritaire au bord du chaos. Illégitime, rejeté par les Haïtiens, il cherche son salut auprès des États-Unis.

Administrations et écoles fermées, hôpitaux au bord de la rupture, violence des groupes armés, tribunaux et commissariats attaqués : depuis une semaine, Haïti vit au rythme d’une nouvelle crise majeure, alors que le Premier ministre illégitime Ariel Henry, parti négocier un accord au Kenya pour que le pays africain déploie une force dans le pays caribéen, n’est toujours pas rentré et reste pour l’heure bloqué à Porto Rico : l’aéroport d’Haïti est aussi en proie à des attaques.

Une force kényane sous l’égide de Washington

En vigueur depuis dimanche, l’état d’urgence et le couvre-feu, très peu respecté dans ce contexte de chaos sécuritaire, ont été prolongés par le gouvernement pour une durée d’un mois. Selon le syndicat national des policiers haïtiens, dix commissariats et deux tribunaux ont été détruits depuis dimanche.

Les attaques des groupes armés ont vidé de leurs détenues les deux plus grandes prisons du pays. Jimmy Chérizier, alias « Barbecue », le chef du groupe armé le plus influent, le « G9 et famille », avait menacé mardi le pays d’une « guerre civile » si Ariel Henry ne démissionnait pas. Dans sa conférence de presse, il s’en était pris aux « élites politiques et économiques » sur l’air des « riches reclus dans leurs villas ». Il est lui-même un ancien policier, symbole des liens ténus entre groupes armés, policiers et hommes politiques qui s’appuient volontiers sur ces gangs pour leurs intérêts.

À la manœuvre pour l’envoi de cette force kényane, les États-Unis tentent de trouver un point d’équilibre malgré son soutien à un Ariel Henry rejeté par la population, et qui aurait dû quitter le pouvoir en février dernier. Haïti n’a connu aucune élection de puis 2016 et ne compte aujourd’hui ni Président ni Parlement.

Le chef de la diplomatie américaine, Anthony Blinken, s’est entretenu avec Ariel Henry ce jeudi, lui faisant part du « besoin urgent d’accélérer la transition vers un gouvernement plus large et inclusif, qui comprenne bien plus de forces politiques, et qui ait l’ampleur nécessaire pour conduire le pays à travers une période électorale ».

Une façon de mettre la pression sur le Premier ministre, qui devait assurer un simple intérim après l’assassinat du Président Jovenel Moïse en 2021. Brian Nichols, adjoint d’Anthony Blinken et responsable du « Western hémisphère », c’est-à-dire les Amériques, a déclaré que les « proportions humanitaires appellent à une réponse internationale, de la même manière que la communauté internationale répond aux défis en Ukraine ou à Gaza ».

Un Etat qui a « démissionné »

Les Haïtiens apprécieront l’analogie – surtout vu « l’efficacité » de la diplomatie américaine à Gaza. Depuis l’intervention onusienne en Haïti, entre 2004 et 2017, là encore sous la pression états-unienne, les habitants du pays caribéens sont fermement opposés à toute opération étrangère, et ne sont pas dupes de la défense du « pré carré américain ».

Des intérêts bien compris qui ne remettent pas en cause le fait que le Premier ministre tente coûte que coûte de se maintenir au pouvoir, après avoir organisé un simulacre de dialogue national. L’association Réseau national de Défense des Droits Humains (RNDDH) a dénoncé un État qui « a démissionné » et une « population haïtienne tout simplement abandonnée à son sort ». Le secteur de la santé notamment est « proche de l’effondrement », selon le bureau de l’ONU pour les affaires humanitaires.


 


 

Haïti : une intervention de l’ONU qui « va renforcer
les problèmes » ?

Benjamin König sur www.humanite.fr (article d’octobre 2023)

Sous l’influence de Washington, l’ONU a donné, ce lundi, son aval à une nouvelle intervention en Haïti, pour faire face aux problèmes d’insécurité, avec à sa tête des forces armées venues du Kenya. Pour la population, qui considère ces missions comme des ingérences, le problème vient surtout des liens entre les gangs, la police et le pouvoir haïtiens, nous explique le chercheur Frédéric Thomas. Entretien.

En projet depuis près d’un an, l’envoi d’une force internationale en Haïti a été décidé ce lundi, par le Conseil de sécurité de l’ONU. Réclamée par un gouvernement considéré par la population comme illégitime, celle-ci ne fera qu’aggraver les problèmes auxquels est confronté le pays, selon Frédéric Thomas.

On savait que plusieurs pays, États-Unis en tête, poussaient à l’envoi de cette nouvelle force en Haïti. Comment analysez-vous cette décision ?

Frédéric Thomas : D’abord comme une fuite en avant de la communauté internationale, qui recourt à sa stratégie habituelle : une mise sous tutelle de Haïti. Elle n’a pas tiré de leçons du passé, notamment récent, avec les multiples interventions internationales onusiennes qui n’ont pas assuré une stabilisation et encore moins un développement du pays.

L’envoi de cette nouvelle force d’intervention est justifié par la demande du gouvernement haïtien et du premier ministre Ariel Henry : quelle est sa légitimité ?

Frédéric Thomas : C’est justement la double question dans cette intervention : celle de son efficacité et de sa légitimité. Paradoxalement, la résolution de l’ONU donne une légitimité à une demande qui ne l’était pas du tout puisqu’elle est issue d’un gouvernement non élu, illégitime, dont le bilan social, économique et sécuritaire est catastrophique, et qui est contesté par la population et une large frange des organisations sociales.

Cette demande, qui date d’il y a près d’un an, faisait suite à l’échec complet des négociations avec ces acteurs de la société civile. Pour ce gouvernement, c’était une manière d’assurer le statu quo et d‘asseoir son pouvoir. Comment une intervention, appelée par un gouvernement non élu et contesté, dont les liens avec les bandes armées sont critiqués et régulièrement dénoncés, peut-elle lutter efficacement contre ces mêmes bandes armées ?

Avez-vous des exemples de ces liens entre pouvoir et bandes armées, et comment sont-ils connus ?

Frédéric Thomas : Il y a un historique. Le premier massacre de grande ampleur est celui du quartier populaire de la Saline, à Port-au-Prince, en novembre 2018, dans le contexte d’un soulèvement populaire, carnage dans lequel est impliqué le gang de Jimmy Cherizier alias Barbecue, qui était alors policier. Des hauts fonctionnaires, y compris du gouvernement, sont mis en cause.

« Le double nœud du problème de l’insécurité, c’est la connexion entre les bandes armées et l’élite au pouvoir. »

La police n’est pas intervenue, le massacre a duré une quinzaine d’heures, 71 personnes ont été tuées, l’impunité est totale. Et ce mode opératoire est récurrent. Plusieurs témoignages font état de voitures de police qui amènent les bandes armées dans les quartiers populaires. Aucune enquête n’a jamais abouti. Cette impuissance tient moins au manque de moyens de la police qu’à une stratégie qui fait de la terreur un mode de gouvernance.

Comment la population haïtienne et les organisations de la société civile accueillent-elles cette nouvelle force internationale ?

Frédéric Thomas : De manière très critique : sur les réseaux sociaux circule un récapitulatif des différentes interventions onusiennes au cours de ces trente dernières années. Le double nœud du problème de l’insécurité, c’est la connexion entre les bandes armées et l’élite au pouvoir, d’une part, la mise sous tutelle internationale de l’État haïtien, d’autre part. Cette nouvelle intervention va renforcer ces problèmes.

Cette mise sous tutelle, sous pression notamment du voisin états-unien, n’est pas la première. Ce qui semble nouveau, c’est pourquoi le Kenya ? Vous utilisez le terme de sous-traitance : comment analysez-vous ce mécanisme ?

Frédéric Thomas : Les États-Unis ont appuyé cette intervention, tout en refusant d’en prendre le leadership. Ils se sont tournés vers le Canada et le Brésil, qui ont décliné. Ils ont donc dû aller chercher plus loin…

En clair, personne ne voulait y aller ?

Frédéric Thomas : Non, vu le risque de bourbier. La situation est très complexe, y compris en termes sécuritaires. Pour le Kenya, c’est une manière de se positionner sur la scène internationale et peut-être de bénéficier d’accords avec les États-Unis. Ce qui renvoie encore une fois à la question de la légitimité : le gouvernement kényan prend cette décision sans avoir consulté son Parlement et encore moins la population.

La police kényane est également mise en cause par les organisations des droits humains pour sa corruption et son usage abusif de la force. On parle de 2 000 personnes, dont 1 000 Kényans. D’autres pays se sont déjà engagés : la Jamaïque, La Barbade et Antigua.

On évoque une dizaine d’autres pays, que les États-Unis sollicitent. Mais l’essentiel des forces, la coordination et l’appui logistique seront téléguidés par Washington, c’est certain. Les États-Unis mènent la danse sous couvert de la communauté internationale.

Avec donc des forces majoritairement kényanes, qui ne connaissent pas Haïti, ne parlent pas créole et sont réputées pour leur violence…

Frédéric Thomas : Oui, ces forces vont intervenir dans des quartiers populaires densément peuplés qu’elles ne connaissent pas, où elles vont avoir du mal à faire la distinction entre membres des bandes armées et population civile, et sans jouir du soutien de la population haïtienne. Surtout, leurs actions ne seront pas contrôlées : c’est une mission qui a l’aval de l’ONU mais ce n’est pas une mission onusienne !

Il y a un fort risque d’abus de pouvoir, de bavures, sans contrôles ni réparations. Par le passé, l’ONU a mis énormément de temps à reconnaître sa responsabilité dans la propagation de l’épidémie de choléra et en matière d’abus sexuels des casques bleus. On n’a pas réglé les violences passées qu’on revient avec une force internationale dans des conditions encore pires.

Il n’est toujours pas question d’élections en Haïti : quelles sont les pistes pour répondre aux besoins et aux demandes du peuple haïtien ?

Frédéric Thomas : Aujourd’hui, les organisations de la société civile considèrent que des élections sont non seulement impossibles, mais qu’elles risqueraient d’entraîner une gangstérisation rapide du gouvernement. Car les bandes armées contrôlent suffisamment de quartiers pour assurer le vote aux politiciens avec lesquels elles sont liées.

Depuis deux ans, le gouvernement ne cesse de parler d’élections, mais il n’y en aura pas – en tout cas libres et crédibles – en 2023, ni même jusqu’en 2025. La seule solution, c’est de passer par une transition large, sur une période de deux ans au minimum, pour renforcer les institutions publiques qui sont en faillite, et rompre avec l’impunité. Or, cette intervention armée va à l’encontre de cette possibilité.

  mise en ligne le 8 mars 2024

« Des dizaines d’enfants sont morts de faim et de déshydratation à Gaza »,
le constat glaçant de Jonathan Crickx,
porte-parole de l’Unicef Palestine

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Alors qu’Israël maintient son étau autour de la bande de Gaza, plusieurs dizaines d’enfants sont morts ces derniers jours de faim et de déshydratation. Jonathan Crickx, porte-parole de l’Unicef Palestine dresse l’état des lieux du chaos régnant dans l’enclave palestinienne, où l’acheminement de l’aide humanitaire est confronté à de multiples entraves, et redoute de voir le nombre de jeunes victimes aller croissant.

Les images de son corps squelettique, de ses mains diaphanes et de son regard figé, au dernier jour de son agonie, ont fini par arriver jusqu’à nous. Yazan, 10 ans, est mort le 2 mars, dans un hôpital de Rafah, par manque de nourriture, d’eau et de médicaments. Plusieurs dizaines d’enfants palestiniens ont ces derniers jours subi le même sort dans la bande de Gaza.

Le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) voit ainsi ses pires craintes confirmées. Dans un rapport publié le 3 mars, l’organisation sonne de nouveau l’alarme et appelle à un sursaut international pour éviter une famine généralisée, dont les enfants sont d’ores et déjà les premiers à payer le prix.

Si la catastrophe commence à susciter un émoi international, le président américain Joe Biden ayant annoncé ce jeudi 8 mars la création d’un port à Gaza pour permettre « une augmentation massive » des aides, selon le porte-parole de l’Unicef Palestine, Jonathan Crickx, une véritable course contre la montre est désormais enclenchée pour endiguer les ravages de la malnutrition et de la déshydratation. Il plaide pour une levée des entraves à l’acheminement de l’aide humanitaire, plus que jamais vitale, en particulier dans le nord de l’enclave, où survivent encore 300 000 civils.

L’Unicef a publié un rapport qui sonne l’alarme face aux décès d’enfants dus à la malnutrition dans la bande de Gaza. Sur quels constats repose ce rapport ?

Jonathan Crickx : Des rapports nous parviennent depuis une semaine, indiquant qu’une quinzaine d’enfants sont morts de malnutrition et de déshydratation, en particulier dans le nord de la bande de Gaza. D’autres sont en train de mourir et notre grande inquiétude est que leur nombre aille croissant.

C’est absolument tragique, mais ce n’est pas une surprise car cela fait plusieurs semaines, sinon plusieurs mois, que l’Unicef, mais aussi le Programme alimentaire mondial, l’Organisation mondiale de la santé, alertent sur la crise alimentaire dans la bande de Gaza, où la nourriture est en quantité insuffisante. Nous réaffirmons aujourd’hui que cette situation, si elle dure, va amener à court terme à la mort, par la faim, de plusieurs dizaines d’autres enfants.

L’Unicef a fait des relevés (screenings), en janvier et février 2024, pour mesurer le diamètre des bras des enfants. Dans le Sud, les données collectées indiquent que 5 % des enfants sont victimes de malnutrition sévère ; dans le Nord, où l’aide humanitaire est quasi inexistante, ils sont 15 %, soit un enfant sur six. Au-delà de ces décès, la malnutrition sévère cause des dégâts irréversibles sur la santé des enfants en bas, en affectant notamment leur croissance et leur développement cognitif.

« Dans le nord de la bande de Gaza, 15 % des enfants, soit un enfant sur six, souffrent de malnutrition sévère »

Comment les civils font-ils face à cette situation dans la bande de Gaza ?

Jonathan Crickx : Il y a un mois, j’étais à Rafah, dans le Sud, où sont rassemblées environ 1,4 million de personnes. J’ai pu voir de près les très longues files composées de plusieurs centaines de personnes, attendant pour quelques boîtes de conserve contenues dans les colis d’aide humanitaire. J’ai rencontré des familles survivant sous des tentes, construites avec les moyens du bord, qui ne peuvent souvent se permettre plus d’un repas par jour.

Elles sont confrontées à un problème de manque de nourriture mais aussi à son absence de diversité. Selon nos enquêtes, la plupart des familles se nourrissent principalement de farine de blé, qu’elles utilisent pour faire du pain et de riz, et c’est à peu près tout. Pas de légumes, pas de fruits, pas de viande, ou en tout cas très peu. Dans les toutes petites échoppes que j’ai pu observer sur place, les quantités sont dérisoires, avec parfois seulement quatre ou cinq oranges dans les présentoirs, à des prix inaccessibles pour la majorité de la population.

« Une bouteille de 1,5 litre d’eau par personne et par jour »

À la malnutrition s’ajoute la déshydratation. La production d’eau dans la bande de Gaza, qui était déjà un véritable problème avant cette escalade des hostilités, équivaut aujourd’hui à environ 10 % de la production habituelle. Dans le Sud, les personnes déplacées arrivées ces dernières semaines à Rafah disposent d’une bouteille d’eau de 1,5 litre par personne et par jour. Cette ration est censée remplir tous leurs besoins : boire, cuisiner, se laver.

Ainsi, une mère qui vient d’avoir un bébé doit chaque jour choisir entre s’hydrater pour allaiter ou pour faire un biberon —, même si le lait en poudre atteint des prix records —, cuisiner, mais aussi pour assurer l’hygiène de leurs enfants. Un litre et demi pour tout ça. Les conséquences en termes de déshydratation mais aussi en termes de santé sont redoutables car il faut savoir qu’une grande partie de l’eau disponible n’est pas une eau propre à la consommation.

Qu’est-ce qui empêche un acheminement normal de l’aide humanitaire ?

Jonathan Crickx : Il y a quatre problèmes majeurs. Le premier est lié à la sécurité des équipes qui acheminent l’aide alimentaire dans une zone de conflit armé, où les bombardements sont omniprésents. Le deuxième problème est le défaut d’accès aux populations, en particulier aux civils restés dans le Nord de la bande de Gaza. Cet accès nécessite des autorisations qui ne sont pas toujours octroyées. Le troisième problème est celui des communications.

Les réseaux de téléphonie sont très souvent dysfonctionnels. Or ils sont indispensables. Pour livrer des médicaments dans un hôpital, l’Unicef et ses partenaires doivent assurer un travail de coordination, par téléphone, pour fixer les rendez-vous, déterminer les besoins, les capacités de stockage… Quand le réseau téléphonique ne fonctionne pas, comment fait-on ?

Le quatrième problème est lié au nombre insuffisant de camions pour effectuer ces livraisons, mais aussi aux problèmes d’acheminement du fuel dans l’enclave. Le cœur de notre plaidoyer consiste à demander que l’ensemble des conditions soient réunies pour que l’aide humanitaire puisse être distribuée à l’intérieur de la bande de Gaza, à l’échelle, de manière sûre et partout où les populations en ont besoin. Il est particulièrement vital cette aide puisse atteindre les enfants.

  mise en ligne le 7 mars 2024

Risque de génocide Gaza :
manifestons le 9 mars !

Par Olivier Gebuhrer et Pascal Lederer, co-animateurs d'Une Autre Voix Juive sur www.humanite.fr

Le cataclysme déclenché sur Gaza par l’Armée israélienne fait pâlir l’horreur provoquée par les attentats terroristes perpétrés par le Hamas le 7 octobre. Jour après jour l’indignation à l’encontre du gouvernement israélien monte d’un cran dans le monde.

Loin de respecter les injonctions de la Cour Internationale de Justice, exigeant d’Israël de prendre toutes les mesures visant à éviter un génocide, le gouvernement israélien et ses membres fascisants violent les résolutions qui fondent l’appartenance d’Israël à l’ONU. La punition collective infligée à la population civile de Gaza, les meurtres et exactions dans les territoires occupés n’ont rien à voir avec le « droit d’Israël à se défendre contre toute agression ». Israël s’enfonce dans les crimes contre l’Humanité. Dans ce désastre, d’autres, Etats-Unis, Union Européenne et France en tête, complices de fait de ce désastre, en portent une lourde responsabilité par leurs atermoiements et leur condamnation en demi-teinte. 

Les condamnations internationales et l’expression de l’indignation populaire s’imposent devant les souffrances des populations civiles de Gaza, les morts de faim, les tueries de femmes et d’enfants. Elles ne suffisent plus ; les dirigeants israéliens devront répondre de leurs actes en temps et heure mais aujourd’hui ce qui est urgent est de forcer Israël et le Hamas à cesser le feu, imposer au Hamas et à Israël la libération des otages et des prisonniers politiques palestiniens, ouvrir pour de bon les couloirs permettant l’aide humanitaire de masse indispensable. Des sanctions internationales visant le gouvernement israélien et ses ministres fascistes sont impératives. L’Union Européenne doit suspendre l’accord d’Association avec Israël qui la rend complice des crimes israéliens. La France,qui doit jeter son poids dans cette bataille, doit reconnaître l’Etat de Palestine, maintenant. 

Une Autre Voix Juive (UAVJ) a été fondée pour que puisse s’exprimer en France la critique à la politique israélienne, impossible de fait il y a 20 ans, et l’exigence de respect des droits nationaux palestiniens, sans remise en cause des droits nationaux israéliens. Aujourd’hui, les haines accumulées de part et d’autre par la colonisation croissante et l’apartheid en 

Cisjordanie, par le blocus, les bombardements de Gaza et les attaques terroristes visant des civils israéliens, se sont exacerbées depuis le 7 octobre. 

Aucune paix ne peut résulter du seul face à face des Palestiniens et des Israéliens. 

C’est une évidence : aucune paix durable ne peut survenir si la communauté internationale n’intervient pas pour contraindre Israël à négocier avec les dirigeants légitimes du peuple palestinien. 

UAVJ appelle à une Conférence Internationale de Paix sous l’égide de l’ONU pour que cessent les massacres et pour ouvrir le chemin d’une Paix Juste négociée, durable destinée à faire respecter les droits fondamentaux du peuple palestinien, les résolutions de l’ONU, et les conditions d’indépendance et de sécurité pour le peuple palestinien comme pour le peuple israélien. Sur ces bases, UAVJ appelle à manifester le 9 mars, place de la République à Paris, départ à 14 heures.

  mise en ligne le 6 mars 2024

Gaza : tortueuse et cynique stratégie américaine

Denis Sieffert  sur www.politis.fr

La politique américaine à Gaza oscille entre faiblesse et incohérence. Cette danse de Saint-Guy diplomatique est criminelle alors que meurent deux cents personnes par jour aujourd’hui à Gaza.

Qui dirige la diplomatie états-unienne ? Le président Jo Biden et son secrétaire d’État Antony Blinken, ou Benyamin Netanyahou et les colons hallucinés qui lui dictent leur volonté ? La politique américaine à Gaza oscille entre faiblesse et incohérence. Côté incohérence, cette déclaration, bienvenue mais tardive, de la vice-présidente Kamala Harris en faveur d’un cessez-le-feu que son pays venait de rejeter dix jours auparavant en usant de son droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU. Plus absurde encore, ces largages, à l’efficacité douteuse, de produits alimentaires quand il serait si simple de laisser entrer les centaines de camions bloqués à la frontière égyptienne.

Il suffirait aux États-Unis d’annoncer la suspension immédiate de l’aide économique et militaire pour faire plier Israël.

Entre les bombes que l’oncle Sam fournit en grande quantité à Israël et les sacs de farine, le ciel de Gaza est parfois américain. Cette danse de Saint-Guy diplomatique est criminelle, alors que meurent deux cents personnes par jour aujourd’hui à Gaza. Et davantage encore quand l’armée israélienne fait un carton sur ces malheureux qui tentent de s’approvisionner aux abords d’un camion, comme ce fut le cas le 28 février, dans le nord du territoire.

Tout a été dit sur Israël, sur la fascisation de son gouvernement, le racisme ambiant d’une population rendue aveugle par une propagande à son comble depuis l’attaque du Hamas, le 7 octobre. Malgré quelques milliers de manifestants qui sauvent l’honneur, on n’attend plus guère de sursaut de conscience de ce côté-là. La raison peut-elle venir de l’extérieur ? Il est bien tard, hélas, alors que la famine tue par centaines des enfants qui ne sont pas victimes d’épidémies, mais de la volonté de personnages auxquels nos dirigeants déroulent le tapis rouge. Chacun sait qu’il suffirait aux États-Unis d’annoncer la suspension immédiate de l’aide économique et militaire, soit quelque 3,8 milliards de dollars par an, pour faire plier Israël et envoyer un message d’espoir au reste du monde.

Il faut se contenter pour l’instant de l’appel au cessez-le-feu de Kamala Harris, alors qu’au Caire les négociations n’en finissent pas. On voudrait croire que les dirigeants états-uniens sont soudain pris de compassion pour les enfants de Gaza, mais il est plus probable que ce tournant, à peine esquissé, résulte plutôt de la menace que le soutien inconditionnel à Israël fait peser sur Joe Biden en vue de la présidentielle de novembre. Les électeurs noirs et arabes et de nombreux jeunes des campus risquent de lui faire défaut dans quelques swing states, ces États indécis où l’élection se joue.

Mais Kamala Harris ne fait pas que demander un cessez-le-feu et la libération des otages, elle reçoit à la Maison Blanche le grand rival de Netanyahou, Benny Gantz. Et c’est ici que l’on aperçoit la cohérence de la stratégie américaine. Gantz est l’homme que les Américains verraient bien succéder à l’actuel Premier ministre. Plus souple et moins extrémiste, il pourrait être le partenaire de Washington pour un plan dont on connaît les grandes lignes.

Un plan qui s’appuierait sur l’Arabie saoudite, laquelle exigerait – en échange d’une normalisation de ses relations avec Israël – une solution politique pérenne au conflit israélo-palestinien. Les stratèges de la Maison Blanche comptent sans doute sur une rapide amnésie collective, et sur la peur qu’inspire Donald Trump, pour reconquérir un électorat en perdition. Ils pensent pouvoir sortir à temps leur plan de paix « saoudien », lequel est la réplique du projet que George Bush et Ariel Sharon avaient balayé d’un revers de main en 2002.

On sait l’État hébreu expert dans l’art de pourrir d’interminables ‘processus de paix’.

Pour convaincre Israël, il faudrait donc laisser s’accomplir le massacre de toute une population. C’est cher payé pour une promesse qui risque d’être, pour les Palestiniens, une nouvelle arnaque. Car il n’y a pas de raison que les dirigeants états-uniens soient plus fermes à l’égard d’Israël demain, quand il faudra décoloniser la Cisjordanie et Jérusalem-Est occupés par sept cent mille colons. Et on sait l’État hébreu expert dans l’art de pourrir d’interminables « processus de paix ». Sans même parler d’un retour possible de Donald Trump à la Maison Blanche, qui serait plus sûrement synonyme d’annexion de la Cisjordanie que d’État palestinien. Quel que soit le prolongement de l’actuelle tragédie, un plan de paix incertain ou une tentative de liquidation du conflit, il sera toujours temps ensuite de s’indigner des nouvelles violences qui ne manqueront pas de surgir.

  mise en ligne le 5mars 2024

L’ONU appelle à « inonder » Gaza d’aide pour sauver les enfants mourant de faim

Agence France-Presse repris sur www.mediapart.fr

L’ONU a exhorté mardi le monde à « inonder » Gaza avec de l’aide pour sauver les enfants « qui commencent à mourir de faim », après s’être rendue dans deux hôpitaux du nord du territoire pour la première fois depuis le début de la guerre en octobre.

« Les enfants qui commencent à mourir de faim (...) cela devrait être une alarme pas comme les autres », a déclaré mardi Jens Laerke, porte-parole du bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA).

L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a fait état de scènes « sinistres » d’enfants affamés après avoir apporté de l’aide à deux hôpitaux du nord le week-end dernier pour la première fois depuis octobre.

Les médecins de l’hôpital Kamal Adwan, le seul hôpital pédiatrique du nord de Gaza, ont déclaré à l’équipe qu’« au moins 10 enfants étaient morts de faim », a dit Ahmed Dahir, qui dirigeait la mission, lors d’un point de presse à Genève par liaison vidéo depuis le territoire palestinien ravagé par la guerre.

Depuis, le ministère de la Santé de Gaza, dirigé par le Hamas, a rapporté que le nombre de décès d’enfants à l’hôpital dus à la malnutrition et à la déshydratation était passé à 15, et que six nourrissons souffrant de malnutrition aiguë couraient un risque grave.

« Si ce n’est pas le cas maintenant, quand est-il temps (...) d’inonder Gaza avec l’aide dont elle a besoin? C’est ce que nous devons voir se produire », a souligné M. Laerke.

- « Alarmant » -

Des avions cargo américains ont largué mardi plus de 36.000 repas dans le nord de Gaza, dans le cadre d’une opération conjointe avec la Jordanie, a déclaré l’armée américaine.

L’ONU a averti que la famine dans la bande de Gaza était « presque inévitable » en raison de la guerre qui fait rage dans le territoire palestinien depuis que les militants du Hamas ont mené leurs attaques sans précédent sur Israël le 7 octobre 2023.

Cette attaque a entraîné la mort d’environ 1.160 personnes en Israël, selon un décompte de l’AFP à partir de chiffres israéliens. Les militants palestiniens ont également pris des otages, dont 130 restent à Gaza.

Les bombardements de représailles et l’offensive terrestre d’Israël ont tué plus de 30.600 personnes, pour la plupart des femmes et des enfants, selon le ministère de la Santé du territoire, dirigé par le Hamas.

Selon une évaluation de l’ONU réalisée en janvier, plus de 15% des enfants de moins de deux ans dans le nord de Gaza, soit un sur six, souffrent de malnutrition aiguë et 3% d’une émaciation grave mettant leur vie en danger.

Dans le sud de Gaza, 5% des enfants âgés de moins de deux ans souffrent de malnutrition aiguë, selon cette évaluation, l’OMS avertissant que la situation s’était probablement aggravée ces dernières semaines.

Les critères permettant de déclarer la situation à Gaza comme une famine ne sont pas encore remplis, mais la situation reste désastreuse, la malnutrition sévère étant une cause sous-jacente importante de décès.

Le fait que la malnutrition elle-même soit désormais également répertoriée comme la cause directe de décès d’enfants est donc « alarmant », a noté James Elder, porte-parole de l’agence des Nations Unies pour l’enfance, l’Unicef.

   mise en ligne le 4 mars 2024

« En Israël, la liberté d’expression a disparu », estime la députée communiste israélienne, Aida Touma-Suleiman

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Opposante déterminée à la guerre à Gaza, la députée communiste israélienne, Aida Touma-Suleiman raconte la quasi-impossibilité, y compris pour les parlementaires, de s’exprimer pour la paix et le cessez-le-feu dans un pays verrouillé par le gouvernement Netanyahou et ses ministres d’extrême droite.

Née à Nazareth dans une famille arabe chrétienne, Aida Touma-Suleiman est députée communiste en Israël depuis 2015. Elle a fondé en 1992 un groupe féministe arabe, Femmes contre la violence. Elle devient membre du Parti communiste israélien (PCI) puis rédactrice en chef de son magazine, « Al-Ittihad ».

À la Knesset, le parlement israélien, elle a été élue à la tête du comité de la condition de la femme et de l’égalité des sexes. Avec les autres membres de son groupe, elle s’est toujours fait l’expression de l’opposition à la politique d’occupation et de colonisation.

Mais depuis le 7 octobre son travail parlementaire est de plus en plus difficile, notamment parce que la majorité de la Knesset voit dans les députés communistes (juifs et arabes) ou simplement représentant de la minorité arabe une cinquième colonne. Leurs interventions contre la guerre et pour la paix leur valent des suspensions de plusieurs mois, comme ce fut le cas pour Aida Touma-Suleiman en novembre dernier.

Pensez-vous que c’est uniquement à cause du 7 octobre qu’il y a une telle guerre à Gaza ?

Aida Touma-Suleiman : Je crois que ce gouvernement très à droite en Israël a été très clair depuis le début, y compris dans les accords passés pour former une coalition. Ils veulent la création du grand Israël, du Jourdain à la Méditerranée, ce qui signifie l’annexion d’autant de terres palestiniennes, l’agrandissement des colonies, etc.

Quand le 7 octobre est arrivé, c’était horrible et je rappelle que nous, députés communistes, nous avons condamné cette attaque. Il y avait beaucoup de douleur parmi les Israéliens et beaucoup de colère. À mon avis, le gouvernement s’est comporté au départ comme s’il s’agissait d’une guerre de vengeance, mais en fait, il a utilisé toute cette colère et toute cette douleur pour lancer une guerre qu’il recherchait depuis longtemps.

Une guerre qui lui permette de mettre en œuvre ses plans, y compris l’extension et la prise de plus de terres à Gaza, jusqu’à son contrôle, accompagné d’un nettoyage ethnique aussi bien dans la bande de Gaza qu’en Cisjordanie. Sinon, comment expliquer les agressions et les tueries de masse qui se produisent à Gaza, et les attaques en Cisjordanie ? Cela montre très clairement qu’il y a un plan beaucoup plus large que la simple vengeance de ce qui s’est passé le 7 octobre.

Comment considérez-vous l’attitude des États-Unis et, plus généralement, des pays occidentaux ou de l’Union européenne ?

Aida Touma-Suleiman : La complicité de la plupart des grands pays, notamment européens, et le partenariat des États-Unis avec Israël dans cette guerre sont honteux. C’est un grand échec de l’humanité, à mon avis. Plus de 29 000 Palestiniens ont été tués, plus de 69 000 blessés, les attaques israéliennes ont provoqué le déplacement de 2 millions de personnes, qui n’ont plus de toit, mais tout le monde se tait, préférant répéter stupidement qu’Israël a le droit de se défendre. C’est un crime.

Un crime qui est en train de se produire et dont le monde est partie prenante. Nous devons le dire très clairement : sans le soutien de Washington, cette guerre n’aurait pas pu aller aussi loin. Le fait que l’administration américaine continue de fournir des armes à Israël et ne fait aucune pression pour mettre fin à cette guerre la rend responsable de ce qui se passe au même titre que le gouvernement israélien.

Et qu’en est-il des pays arabes ?

Aida Touma-Suleiman : À partir du moment où ils ont commencé à se connecter ou à faire en sorte que leurs intérêts soient liés à ceux du gouvernement israélien, il ne faisait aucun doute que les pays arabes n’auraient aucune action positive. La seule chose à porter à leur crédit est qu’ils ne sont pas d’accord avec le nettoyage ethnique.

Évidemment, ils l’ont dit pour leur propre intérêt, pour leurs propres raisons stratégiques, mais c’est bien. J’espère qu’ils continueront à s’opposer à tout nettoyage ethnique qui vise à repousser les Palestiniens hors de la bande de Gaza. C’est la même chose avec la Jordanie. Mais les pays arabes auraient pu jouer un meilleur rôle en le disant très clairement. C’est en particulier vrai pour l’Arabie saoudite, qui aurait dû faire comprendre fermement à Israël qu’il ne peut pas continuer cette guerre.

Il y a donc aussi des manifestations en Israël. De quel type de démonstration s’agit-il ?

Aida Touma-Suleiman : Les plus grandes manifestations ont lieu pour réclamer la libération des otages. Bien qu’il y ait un peu de changement ces derniers jours pour exiger l’arrêt de la guerre afin de libérer les otages, quand même, l’atmosphère générale en Israël est en faveur de cette guerre, à mon grand regret.

En tant que Parti communiste, Hadash (Front démocratique pour la paix et l’égalité) et organisations opposées à l’occupation, nous essayons de promouvoir nos propres revendications d’arrêt immédiat de la guerre. Mais nos manifestations sont immédiatement réprimées par la police. Et nous n’avons pas d’autorisation pour de grandes manifestations.

À cause des mesures oppressives prises par la police contre la communauté palestinienne à l’intérieur d’Israël, les citoyens et les forces juives démocratiques, nous sommes très prudents dans l’organisation de rassemblements. Depuis le début de la guerre, il y a plus de 400 citoyens arabes d’Israël qui ont été arrêtés, pour avoir publié ne serait-ce qu’un seul message sur les réseaux sociaux.

D’une manière générale, le grand public commence à comprendre que, tant que cette guerre se poursuivra, la vie des otages à Gaza sera en danger. Nous espérons que cela contribuera à faire pression pour mettre fin à la guerre. Mais, en général, certaines de ces personnes qui sont arrêtées, qui manifestent aujourd’hui, à la minute même où les otages seraient libérés, ne se soucieraient plus de savoir si la guerre se poursuit.

Il y a également le combat que vous menez à la Knesset, le parlement israélien. Un combat difficile si l’on en juge par toutes les attaques que vous subissez, vous et vos collègues opposés à la guerre…

Aida Touma-Suleiman : Depuis le début de la guerre, la liberté d’expression et l’immunité parlementaire ont disparu. Le comité d’éthique de la Knesset m’a suspendue pendant deux mois. Je n’ai pas eu le droit de prendre la parole au parlement parce que j’avais publié des témoignages de médecins de l’hôpital Al-Shifa de Gaza. Mon collègue Ofer Cassif, au début de la guerre aussi, n’a pas pu siéger pendant un mois et demi.

Ensuite, ils ont entamé un processus d’expulsion contre lui. Ils s’appuient sur une loi antidémocratique, adoptée en 2017, qui permet aux membres de la Knesset d’expulser un autre membre en raison de son comportement. Or, il n’y a aucune base légale à cette expulsion d’Ofer Cassif. Il n’a pas lancé d’appels racistes, il n’a pas soutenu les actes terroristes contre le pays. Il a simplement signé une pétition soutenant la requête de l’Afrique du Sud auprès de la Cour internationale de justice (CIJ). Cela montre le climat existant en Israël.

Fort heureusement leur tentative pour déchoir Ofer Cassif de son poste de député a échoué. Ils n’ont pas pu obtenir le nombre de voix suffisant pour cela. Mais les menaces persistent contre nous. Aujourd’hui, il semble que vous puissiez parler de génocide en Israël autant que vous le souhaitez, tant que vous soutenez le génocide. Si vous voulez vous y opposer vous serez expulsé de la Knesset. C’est aussi, encore une fois, une sorte d’approche qui donne à la majorité juive la suprématie sur tout.

Est-ce que la distribution d’armes aux civils israéliens vous inquiète ?

Aida Touma-Suleiman : Depuis le début de la guerre, plus de 30 000 armes ont été distribuées aux civils juifs, par le ministre de la Sécurité, d’extrême droite, Itamar Ben Gvir. Ce qui a abouti à une saturation d’armes dans l’espace public. Les gens vont dans les cafés avec leur M16.

Et si vous faites quelque chose qu’ils n’aiment pas, vous ne pouvez pas être certain qu’ils ne vont pas tirer. Même si vous voulez contester la décision de la police en soulignant que la loi nous donne le droit de manifester, vous ne pouvez pas garantir que vous ne serez pas attaqué par des gens qui portent des armes autour de vous dans les rues. Ben Gvir a donné l’ordre d’interdire toute manifestation, en particulier parmi les Arabes.

Nous avons décidé que seuls les dirigeants de notre Haut Comité de suivi (HFC, une organisation extraparlementaire qui agit en tant qu’organe national de coordination et de représentation des citoyens palestiniens d’Israël – NDLR) protesteraient à l’occasion d’une petite manifestation à Nazareth, juste pour faire entendre une voix contre la guerre. La police, avant même que les dirigeants n’arrivent sur les lieux, les a tous arrêtés.

C’est le cas notamment de l’ancien député Mohammed Baraké, notre camarade, le chef du Haut Comité de suivi, et de quatre autres anciens députés. La police et le gouvernement entendent ainsi envoyer un message à la population. Ils n’autorisent aucune forme de protestation contre la guerre. Bien sûr, ils ne peuvent pas empêcher celles demandant la libération des otages. Vous devez défiler sous ce slogan, sinon vous en serez empêchés.

mise en ligne le 1° mars 2024

Gaza : horreur et indignation internationale après le carnage près d’un camion de distribution
d’aide alimentaire

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Horreur et indignation dominent, après le carnage provoqué jeudi 29 février dans la ville de Gaza par des tirs de soldats israéliens sur une foule de Palestiniens affamés, attroupés autour d'un camion d’aide alimentaire. Plus de cent civils seraient morts et 776 autres auraient été blessés. « Des morts inacceptables », pour le chef de la diplomate européenne Josep Borrell, qui dénonce une « violation grave » du droit humanitaire international.

Ils avaient accouru par centaines, la faim au ventre, dans l’espoir de glaner quelques vivres pour leur famille. L’armée israélienne a ouvert le feu sur la foule attroupée jeudi 29 février autour de l’un des rares camions d’aide alimentaire encore acheminés dans la ville de Gaza. Les tirs et le mouvement de panique consécutif auraient causé la mort de 112 civils et fait 760 blessés. Si Israël minimise la responsabilité de son armée en évoquant des « tirs limités » de la part de soldats qui se sentaient « menacés », les images glaçantes de ce nouveau désastre ne sont pas passées inaperçues au-delà des frontières de l’enclave palestinienne, suscitant la vive réprobation de plusieurs chefs d’État.

« Profonde indignation face aux images qui nous parviennent de Gaza où des civils ont été pris pour cible par des soldats israéliens. J’exprime ma plus ferme réprobation envers ces tirs et demande la vérité, la justice et le respect du droit international », a ainsi rapidement réagi sur le réseau social X Emmanuel Macron. Pointant « la situation dramatique à Gaza », le président français a réaffirmé la nécessité de protéger « toutes les populations civiles » et a appelé à « un cessez-le-feu ».

« La vie quitte Gaza à une vitesse terrifiante »

Même indignation pour le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell : « Je suis horrifié par les informations sur un nouveau carnage parmi des civils de Gaza qui cherchaient désespérément à obtenir de l’aide humanitaire », a-t-il réagi sur son compte X. « Ces morts sont totalement inacceptables », a ajouté le diplomate, qui rappelle que « priver les gens de l’aide humanitaire constitue une violation grave » du droit humanitaire international.

Le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres a également « condamné » ce massacre. Pour son porte-parole Stéphane Dujarric, « que ces gens aient été tués par des tirs israéliens, qu’ils aient été écrasés par la foule, ou renversés par des camions, ce sont des actes de violence, d’une certaine manière, liés à ce conflit », dénonçant les « circonstances horribles » dans lesquelles ces personnes sont mortes.

« La vie quitte Gaza à une vitesse terrifiante », s’est aussi ému Martin Griffiths, le chef des affaires humanitaires de l’ONU. « Je suis indigné par les informations selon lesquelles des centaines de personnes ont été tuées et blessées lors d’une opération de transfert d’aide humanitaire à l’ouest de la ville de Gaza », a-t-il réagi.

Le Conseil de sécurité de l’ONU s’est par ailleurs réuni en urgence à huis clos jeudi dans la soirée. « Ce massacre monstrueux est une preuve que tant que le Conseil de sécurité est paralysé et des veto posés, des Palestiniens paient de leur vie », a déclaré l’ambassadeur palestinien aux Nations unies, Riyad Mansour, à la presse. « Le Conseil de sécurité devrait dire « ça suffit », a-t-il martelé. S’ils ont du courage et la détermination d’empêcher ces massacres de se reproduire, ce dont nous avons besoin est un cessez-le-feu. »

2,2 millions de personnes menacées de famine

L’ONU estime que 2,2 millions de personnes, soit l’immense majorité de la population de Gaza, sont menacées de famine, en particulier dans le Nord, où les destructions, les combats et les pillages rendent presque impossible l’acheminement de l’aide humanitaire.

Selon l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (Unrwa), un peu plus de 2 300 camions d’aide sont entrés dans la bande de Gaza au mois de février, une baisse d’environ 50 % par rapport à janvier, et une moyenne quotidienne de quelque 82 camions par jour. D’après l’ONU, environ 500 camions entraient en moyenne quotidiennement dans la bande de Gaza avant le début de la guerre, le 7 octobre, alors que les besoins de la population locale étaient alors moindres.

Les victimes les plus touchées sont les enfants. Selon le Programme alimentaire mondial, la bande de Gaza connaît depuis cette guerre « le pire niveau de malnutrition infantile au monde ».


 


 

Guerre à Gaza : bombardements, Unrwa, famine… les habitants veulent la fin de la guerre

Pierre Barbancey sur ww.humanite.fr

Plus de cent morts lors d’une distribution d’aide alimentaire, l’armée israélienne qui tire et continue ses bombardements meurtriers. Le monde entier dit s’indigner, mais ne bouge pas pour stopper Israël.

Que va devenir l’émotion qui s’exprime dans le monde entier depuis l’annonce de la mort de plus d’une centaine d’habitants de la ville de Gaza au cours d’une distribution d’aide humanitaire ? Des morts dus avant tout aux tirs de l’armée israélienne qui se serait sentie menacée et à la bousculade qui s’en est suivie, chacun essayant de se mettre à l’abri des rafales meurtrières. Ce qui n’a pas empêché un porte-parole militaire israélien, le contre-amiral Daniel Hagari, de déclarer que les soldats israéliens ont procédé à des tirs de sommation en l’air avant de tirer « seulement face au danger lorsque la foule se déplaçait d’une manière qui les mettait en danger ».

Il a ajouté : « Nous n’avons pas tiré sur le convoi humanitaire, que ce soit par voie aérienne ou terrestre. Nous l’avons sécurisé pour qu’il puisse atteindre le nord de Gaza. » Un argumentaire reprit par tous les officiels israéliens notamment la mention de « foule » pour désigner ces milliers de Palestiniens affamés en quête de nourriture.

Le dossier Unrwa

L’armée israélienne a publié une vidéo de drone (des images dont elle a fait le montage), qui montre des centaines de personnes se rassemblant et grimpant sur les camions de secours le long de la route Al-Rashid dans le sud-ouest de la ville de Gaza. À un moment donné, les gens commencent à courir, certains rampent derrière les murs et semblant se mettre à couvert. Après une coupure dans la vidéo, au moins une douzaine de personnes peuvent être vues sur le terrain sans que l’on sache si elles sont blessées ou mortes. On aperçoit également deux véhicules militaires blindés israéliens sur les lieux.

Face à l’évidence de culpabilité les multiples porte-paroles israéliens, répartis par langues, se déploient devant les caméras du monde entier pour semer le doute dès que les actes de l’armée sont pointés du doigt. Comme dans un combat, ils lancent également des leurres, détournant ainsi les regards et les questionnements. Le dossier Unrwa est, à ce propos, très éloquent. L’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient, a été créé en 1949 par l’Assemblée générale des Nations Unies avec pour mandat de fournir une aide humanitaire et une protection aux réfugiés palestiniens. Une bête noire pour Israël pour qui « réfugiés » signifie « droit au retour » comme le stipule la résolution 194 des Nations unies (adoptée le 11 décembre 1948 puis confirmée par plusieurs résolutions comme la 394 et la 513) et que Tel Aviv rejette. Un organisme particulièrement important aujourd’hui dans la bande de Gaza où les réfugiés représentent 80 % de la population. D’où les accusations incessantes, sans preuves, de la collusion de l’Unrwa avec le Hamas.

Une famine « quasiment inévitable »

Autant d’éléments qui sèment la confusion et permettent à Israël d’entraver l’aide humanitaire. Ainsi, on ne savait pas qui supervisait le convoi de camions, jeudi. Le commissaire général de l’Unrwa, Philippe Lazzarini, a indiqué qu’aucune agence de l’ONU n’était impliquée. Alors que le financement de l’Unrwa a été suspendu par plusieurs pays suite aux accusations israéliennes, le même Lazzarini a souligné que son agence n’était plus en mesure de fournir de l’aide au nord de Gaza depuis plus d’un mois. Selon l’armée israélienne l’aide transportée jeudi devait être distribuée par des « entrepreneurs privés », sans plus de précision.

Une famine dans la bande de Gaza « est quasiment inévitable, si rien ne change », a dénoncé le porte-parole de l’agence de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA), Jens Laerke. Mais « une fois qu’une famine est déclarée, il est trop tard pour trop de gens ». Un peu comme un génocide. Si aucune mesure n’est prise lorsqu’il y a un risque ainsi que l’a déclaré la Cour internationale de justice (CIJ), il est ensuite « trop tard ». La situation est telle que l’UE va débloquer « en début de semaine prochaine », 50 millions d’euros d’aide à l’agence de l’ONU l’UNRWA, a annoncé vendredi la Commission européenne.

Et la communauté internationale ?

Le chef de l’État, Emmanuel Macron, a qualifié jeudi soir sur le réseau social X la situation de « dramatique » et a fait part de son « indignation » à la vue de civils qui « ont été pris pour cible par des soldats israéliens ». Il a exprimé sa « plus ferme réprobation envers ces tirs et demande la vérité, la justice et le respect du droit international », a-t-il déclaré. Il a en outre appelé à protéger les civils et à mettre en place un cessez-le-feu « immédiatement pour permettre à l’aide humanitaire d’être distribuée ».

Mais qui va protéger les civils ? Qui va forcer Israël à stopper cette guerre ? Le président français reste silencieux. Or, les chancelleries internationales, particulièrement européennes et étasunienne sont face à leurs responsabilités. Alors que le chiffre de 30 000 morts a été largement dépassé avec une grande majorité de femmes et d’enfants, qu’on dénombre plus de 70 000 blessés et qu’au final, Israël se trouve dans l’incapacité de démanteler le Hamas, qu’attendent Bruxelles et Washington pour arrêter les envois d’armes à Tel Aviv et mettre en place des sanctions comme il est convenu de le faire s’agissant de n’importe quel autre pays du monde ? Les survivants de Gaza se moquent des « indignations ». Ils veulent la fin de la guerre.


 


 

À Gaza, l’aide humanitaire
a baissé de moitié malgré les injonctions de la Cour internationale de justice à Israël

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Un mois après les injonctions de la Cour internationale de justice à Israël, la situation se détériore chaque jour un peu plus, comme le dénoncent les ONG Amnesty International et Human Rights Watch.

Le gouvernement israélien n’a pas même respecté au moins une mesure de l’ordonnance juridiquement contraignante de la Cour internationale de justice (CIJ), édictée dans le cadre de l’affaire intentée par l’Afrique du Sud qui accuse Israël de violation de la Convention des Nations unies sur le génocide.

C’est le constat exprimé par l’organisation Human Rights Watch (HRW). Le 26 janvier, la CIJ avait ordonné à Israël de « prendre des mesures immédiates et efficaces pour permettre la fourniture de services de base et d’aide humanitaire d’urgence », et de rendre compte de sa conformité aux mesures spécifiques « dans un délai d’un mois ».

L’échéance est arrivée à terme mardi 27 février. On ne sait pas encore quelle a été la réponse d’Israël. La CIJ a demandé à l’Afrique du Sud, également destinataire, de la garder secrète. Pretoria doit envoyer ses remarques dans les deux semaines. Mais, d’ores et déjà, Amnesty International a déclaré que les autorités israéliennes n’avaient « pas pris les mesures minimales nécessaires pour se conformer » à l’arrêt de la CIJ.

« L’aide était censée augmenter et non diminuer »

Selon les deux organisations Amnesty et Human Rights Watch, le nombre de camions d’aide humanitaire entrant à Gaza a diminué d’environ un tiers depuis la décision de la Cour. « Le gouvernement israélien affame les 2,3 millions de Palestiniens de Gaza, les mettant encore plus en danger qu’avant l’arrêt contraignant de la Cour », a dénoncé lundi 26 février Omar Shakir, le directeur de HRW pour Israël et les territoires palestiniens, dans un communiqué publié par son organisation. « Le gouvernement israélien a tout simplement ignoré la décision de la Cour et, d’une certaine manière, a même intensifié sa répression, notamment en bloquant davantage l’aide vitale », a-t-il ajouté.

Un constat terrible également dressé par l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (Unrwa, qu’Israël tente de faire disparaître), selon laquelle il y a eu une « réduction de 50 % » de l’aide humanitaire entrant à Gaza en février par rapport à janvier. « L’aide était censée augmenter et non diminuer pour répondre aux énormes besoins de 2 millions de Palestiniens vivant dans des conditions désespérées », a déclaré le chef de l’Unrwa, Philippe Lazzarini, sur X.

Le Croissant-Rouge palestinien (PRCS) et les Nations unies ont également dénoncé les « 40 attaques » contre l’hôpital Al-Amal de Khan Younis, du 22 janvier au 22 février, faisant au moins 25 morts.

Ces accusations des ONG et de l’Unrwa interviennent alors qu’Israël, tout en participant à des négociations, prépare une invasion terrestre à Rafah. De quoi saper les discussions en cours, permettant ainsi à Benyamin Netanyahou de justifier son ultime attaque dans le sud de la bande de Gaza.

Ce qui « sonnerait le glas » des programmes d’aide humanitaire dans le territoire palestinien, comme l’a révélé le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, mais signerait l’acte final du nettoyage ethnique, voire, comme le craint la Cour Internationale de justice qui parle de « risques », du génocide en cours.

   mise en ligne le 29 février 2024

« La vie quitte Gaza
à une vitesse terrifiante », alerte le chef des Affaires humanitaires de l’ONU

Agence France-Presse repris sur www.mediapart.fr

« La vie quitte Gaza à une vitesse terrifiante », s’est indigné jeudi le chef des Affaires humanitaires de l’ONU, Martin Griffiths, réagissant aux nombreux morts lors d’une opération de distribution d’aide humanitaire à Gaza.

« Je suis indigné par les informations selon lesquelles des centaines de personnes ont été tuées et blessées lors d’une opération de transfert d’aide humanitaire à l’ouest de Gaza City aujourd’hui », a écrit M. Griffiths sur le réseau social X.

Plus de 100 Palestiniens ont été tués jeudi à Gaza pendant une distribution d’aide humanitaire qui a tourné au chaos, a annoncé le Hamas en accusant les soldats israéliens d’avoir ouvert le feu sur une foule affamée.

« Le bilan du massacre de la rue al-Rashid (où la distribution alimentaire avait lieu à Gaza City, ndlr) s’élève désormais à 104 morts et 760 blessés », a déclaré dans un communiqué le porte-parole du ministère de la santé du Hamas, Ashraf al-Qudra, révisant à la hausse un premier bilan hospitalier qui faisait état d’au moins 50 morts.

Des sources israéliennes ont indiqué à l’AFP que des soldats israéliens se sentant « menacés » ont tiré à balles réelles sur des Palestiniens lors de cette opération de distribution.


 


 

Le Parlement européen appelle à un cessez-le-feu immédiat et permanent
à Gaza

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Après plusieurs semaines de pression des eurodéputés de gauche, le Parlement européen a adopté le 28 février un amendement exigeant un cessez-le-feu immédiat et permanent dans la bande de Gaza, où plus de 30 000 Palestiniens ont été tués depuis le 7 octobre. Pour la gauche, ce vote signe une avancée du camp de la paix.

C’est l’issue de plusieurs mois de pression et de combat porté par la gauche à Bruxelles. Il a fini par payer. Près de cinq mois après le début de la guerre israélienne contre la bande de Gaza, le Parlement européen, réuni en séance plénière le 28 février, a adopté dans la soirée l’amendement de la délégation des insoumis exigeant « un cessez-le-feu immédiat et permanent » dans l’enclave palestinienne. L’amendement 29 a remporté les suffrages à 269 voix pour et 234 voix contre.

« Une victoire pour la solidarité »

Une victoire largement saluée par les élus européens de gauche, dont le groupe au Parlement européen a réagi sur X en interprétant ce vote comme « une victoire pour la solidarité » et la preuve « qu’il faut maintenir la pression dans la rue et dans les institutions ».

Younous Omarjee, député La France insoumise, s’est pour sa part réjoui sur son compte X, dès l’annonce des résultats, de ce vote « important » obtenu après « plusieurs semaines d’efforts » et avoir essuyé plusieurs échecs. « Cela veut dire que la mobilisation des Européens, des Français, qui chaque semaine sont dans la rue pour faire entendre la voix de la paix, la voix de l’humanité sont des voix qui portent et des voix qui comptent. Nous ne cesserons jamais de travailler ici dans ce Parlement européen pour la paix et pour que cesse le martyre du peuple palestinien », a souligné l’élu.

Même satisfaction pour l’eurodéputée insoumise Leïla Chaibi, qui voit dans l’adoption de cet amendement une « progression du camp de la paix ». Ce texte marque en effet un changement significatif par rapport à la frilosité passée du Parlement, qui s’était contenté en octobre 2023 d’appeler à une simple « pause » humanitaire afin d’accélérer l’acheminement de l’aide aux civils de Gaza.

Plus de 30 000 morts dans la bande de Gaza

Si Manon Aubry, eurodéputée FI et présidente du groupe de la gauche au Parlement, s’est également réjouie du succès de cette initiative, elle estime pour sa part qu’une nouvelle étape doit être franchie, avec des « sanctions claires contre Israël pour mettre fin au massacre ».

Ce vote intervient après cinq mois de guerre, qui a causé la mort de plus de 30 000 Palestiniens, tandis que la famine menace de s’abattre sur les survivants contraints de manger des feuilles, du fourrage pour le bétail, voire d’abattre des animaux de trait pour se nourrir. Une catastrophe humanitaire sans précédent, dénoncée de toutes parts par les ONG et les médecins, qui risque encore de s’amplifier avec l’attaque imminente programmée par l’armée israélienne sur la ville de Rafah où 1,5 million de Gazaouis espéraient trouver un dernier refuge.

 

  mise en ligne le 28 février 2024

Accusations de génocide :
Israël piétine la décision
de la Cour internationale de justice

Jérôme Hourdeaux sur www.mediapart.fr

Le vendredi 26 janvier, la cour des Nations unies ordonnait à Israël de prendre dans un délai d’un mois une série de mesures afin d’éviter que des actes de génocide soient commis lors de son opération militaire à Gaza. Ce délai passé, les ONG dénoncent l’inaction de l’État hébreu.

Le lundi 26 février était la date butoir fixée par la Cour internationale de justice (CIJ) à Israël pour lui transmettre un rapport détaillant les mesures prises afin d’éviter que des actes de génocides soient commis à Gaza. Cette obligation est largement ignorée par l’État hébreu, dénoncent plusieurs organisations humanitaires.

« Israël défie la décision de la CIJ visant à prévenir un génocide en n’autorisant pas l’aide humanitaire adéquate à atteindre Gaza », écrit ainsi Amnesty International. « Israël agit en violation flagrante de la décision » de la cour, accuse de son côté la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH).

Le vendredi 26 janvier, la CIJ, instance judiciaire des Nations unies chargée de juger les litiges entre les États membres, avait donné un mois à Israël pour « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission à l’encontre des Palestiniens de Gaza de tout acte » de génocide.

La cour avait été saisie d’une requête déposée par l’Afrique du Sud accusant Israël de violer, dans le cadre de son opération militaire lancée en représailles à l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, qui impose aussi aux États de prendre des mesures pour prévenir le risque de génocide.

« À la lumière des droits en jeu, ainsi que du préjudice en cours, extrême et irréparable, souffert par les Palestiniens à Gaza, l’Afrique du Sud demande que la cour traite cette requête comme une question d’extrême urgence », plaidait la requête sud-africaine.

Une urgence reconnue par la CIJ, qui avait rendu deux semaines après la tenue des audiences, les 11 et 12 janvier, une ordonnance provisoire, le fond des accusations devant être jugé dans plusieurs années après une instruction approfondie.

En rendant cette décision, la présidente de la cour, la juge Joan Donoghue, soulignait ainsi « être pleinement consciente de l’ampleur de la tragédie humaine qui se joue dans la région et nourri[r] de fortes inquiétudes quant aux victimes et aux souffrances humaines que l’on continue d’y déplorer ».

Six mesures ordonnées par la CIJ

Six mesures provisoires avaient été fixées à Israël. Il doit notamment « veiller avec effet immédiat à ce que son armée ne commette aucun des actes » de génocide. L’ordonnance « considère également qu’Israël doit prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide à l’encontre des membres du groupe des Palestiniens de la bande de Gaza ».

La cour, basée à La Haye (Pays-Bas), demandait « en outre » à l’État hébreu de « prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza ».

Enfin, l’ordonnance de la CIJ ordonnait aux autorités israéliennes de « prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes » de génocide.

Pour vérifier la bonne application de ces mesures conservatoires, la cour demandait à l’État israélien de lui transmettre, dans un délai d’un mois, un rapport détaillant les mesures prises dans ce but.

Israël a poursuivi sa campagne à Gaza, entraînant la mort de près de 30 000 Palestiniens au 23 février.         La FIDH

Or, un mois plus tard, les opérations militaires se sont poursuivies, et le nombre des victimes palestiniennes n’a cessé de croître. « Bien que la CIJ n’ait pas expressément ordonné un cessez-le-feu, rappelle le communiqué de la FIDH, les mesures provisoires indiquées par la cour auraient les mêmes effets pratiques si elles étaient appliquées. Néanmoins, Israël a poursuivi sa campagne à Gaza, entraînant la mort de près de 30 000 Palestiniens au 23 février. »

Et l’État hébreu n’a non seulement pris aucune mesure pour faciliter l’accès de la population civile aux biens et services de première nécessité, mais a en plus entravé la livraison de l’aide humanitaire.

« Israël continue à faire obstacle à la fourniture de services de base et à l’entrée et la distribution à Gaza de carburant et d’une aide vitale », pointe Human Rights Watch (HRW). Pour l’ONG, Israël inflige ainsi une « punition collective » relevant « des crimes de guerre », qui « incluent l’utilisation de la famine comme arme de guerre contre les populations civiles ».

« Le gouvernement israélien est en train d’affamer 2,3 millions de Palestiniens de Gaza, les mettant encore plus en danger qu’avant la décision de la cour », s’inquiète Omar Shakir, directeur de HRW pour Israël et la Palestine. « Le gouvernement israélien a tout simplement ignoré la décision de la cour, et à certains égards a même intensifié sa répression, notamment en bloquant encore plus l’aide vitale », accuse-t-il.

« Une indifférence impitoyable »

« Non seulement Israël a créé une des pires crises humanitaires au monde mais il fait également preuve d’une indifférence impitoyable au sort de la population de Gaza en créant des conditions qui, selon la CIJ, l’exposent à un risque imminent de génocide », alerte de son côté Heba Morayef, directrice régionale Moyen-Orient et Afrique du Nord d’Amnesty International.

« Les provisions entrant à Gaza avant la décision de la CIJ étaient déjà une goutte dans l’océan comparées aux besoins sur les seize dernières années, souligne par ailleurs Amnesty. Pourtant, dans les trois semaines suivant la décision de la CIJ, le nombre de camions entrant à Gaza a diminué d’environ un tiers, d’une moyenne de 146 par jour durant les trois semaines précédentes à une moyenne de 105 par jour durant les trois semaines suivantes. Avant le 7 octobre, en moyenne environ 500 camions entraient à Gaza chaque jour », détaille l’ONG.

Les associations pointent par ailleurs les déclarations belliqueuses et jusqu’au-boutistes de responsables israéliens totalement insensibles au sort des civils palestiniens, comme celle de la ministre pour la promotion des femmes May Golan, déclarant le 19 février à la Knesset (le Parlement israélien) : « Je suis personnellement fière des ruines de Gaza et que chaque bébé, dans quatre-vingts ans, puisse dire à ses petits-enfants ce que les Juifs ont fait. »

« Cette déclaration, parmi beaucoup d’autres, indique que le gouvernement israélien ne faiblit pas et ne montre aucun remords pour ses actions qui ont poussé la CIJ à reconnaître la plausibilité d’un génocide israélien contre les Palestiniens », souligne la FIDH.

Israël affirme respecter ses obligations

Israël, de son côté, a bien transmis un rapport à la CIJ lundi 26 février, soit à la date exigée par l’ordonnance, a rapporté la presse israélienne. Son contenu n’a pas été divulgué mais, selon le quotidien Haaretz, le gouvernement israélien y affirme remplir ses obligations humanitaires et assure que ses opérations militaires n’entraînent pas d’actes de génocide.

Face au déni israélien, les ONG en appellent à la communauté internationale pour convaincre Israël d’accepter un cessez-le-feu. « Seul un cessez-le-feu immédiat et maintenu peut sauver des vies et assurer que les mesures provisoires de la CIJ, notamment la livraison d’une aide vitale, soient appliquées », insiste Heba Morayef.

Or, un cessez-le-feu ne pourra être imposé à Israël que par une pression internationale. La CIJ ne dispose en effet d’aucun pouvoir coercitif direct. Celui-ci est du ressort du Conseil de sécurité des Nations unies, où Israël dispose d’un allié jusqu’à présent indéfectible et qui bénéficie d’un droit de veto lui permettant de bloquer toute décision : les États-Unis.

« Les USA ont, pour la troisième fois, opposé leur veto à une résolution des Nations unies demandant un cessez-le-feu, donnant ainsi leur feu vert à plus de morts, de souffrance de masse des Palestiniens », regrette Heba Morayef.

Utiliser toutes les formes de pression, y compris les sanctions et les embargos.         Appel d’Human Rights Watch à la communauté internationale

« Les pays ayant une influence sur le gouvernement israélien, dont les USA, le Royaume-Uni, l’Allemagne et les autres alliés, ne doivent pas rester les bras croisés et regarder les Palestiniens mourir d’une mort évitable comme un bombardement, le manque de nourriture et d’eau, la propagation de maladies et le manque de soins », plaide encore Heba Morayef.

HWR appelle de son côté la communauté internationale à « utiliser toutes les formes de pression, y compris les sanctions et les embargos, pour pousser le gouvernement israélien à se conformer aux ordonnances contraignantes de la cour ».

La date du lundi 26 février était par ailleurs également celle du dernier jour des audiences, débutées une semaine plus tôt, consacrées à une demande d’avis consultatif « sur les conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est ».

Cette autre procédure, impliquant 49 États, fait suite à une demande d’avis adressée à la cour par l’Assemblée générale des Nations unies par une résolution adoptée le 30 décembre 2022.

Dans ce dossier, la CIJ est appelée à répondre à deux questions. La première vise à préciser « les conséquences juridiques de la violation persistante par Israël du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, de son occupation, de sa colonisation et de son annexion prolongée du territoire palestinien occupé depuis 1967, notamment des mesures visant à modifier la composition démographique, le caractère et le statut de la ville sainte de Jérusalem, et de l’adoption par Israël des lois et mesures discriminatoires connexes ».

La seconde demande à la cour de tirer les conséquences de ces pratiques « sur le statut juridique de l’occupation » ainsi que les « conséquences juridiques qui en découlent pour tous les États et l’Organisation des Nations unies ».

La CIJ rendra sa décision à une date qui n’a pas encore été précisée.

  mise en ligne le 27 février 2024

Combattre
l’hystérie militariste

Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

Au moment où, en de multiples endroits du globe, rougeoient les fournaises des tensions et des conflits, les classes dominantes basculent dans l’hystérie de guerre.

Le mot paix est désormais effacé des interventions publiques au profit de celui du réarmement. L’agression guerrière poutinienne contre le peuple ukrainien, a considérablement dérouté, divisé et affaibli les mouvements pour la paix, et a permis aux États-Unis de se réinstaller en Europe et d’élargir encore l’Otan, tout en donnant de la force au complexe militaro-industriel outre-Atlantique allié aux géants du numérique.

Au placement de son pays en économie de guerre contre les besoins sociaux, Poutine ajoute un autoritarisme renforcé et un nationalisme belliqueux. Développant ses thèses lors d’un entretien avec un journaliste d’extrême droite américain, il a, à nouveau, refait l’histoire et contesté Lénine qui reconnaissait la possible autonomie de l’Ukraine et des nations périphériques de la Russie. Comme les Occidentaux, il a enfoui en son obscur tréfonds les mots « paix », « détente », « diplomatie ». Pire, il paradait la semaine dernière à bord d’un avion de nouvelle génération capable de transporter des bombes atomiques. Cette politique de la force tue chaque jour, détruit des capacités de production industrielle, agricole en Ukraine comme des services publics, des écoles, des lieux de culture, tandis que les jeunes Russes sont enrôlés dans une guerre qui n’est pas la leur, mais celle des oligarques soucieux d’élargir leur sphère d’exploitation et de profits.

En voulant coûte que coûte intégrer l’Ukraine à l’Union européenne, les classes dominantes nourrissent la même ambition qui les conduit, sans attendre, avec la complicité des oligarques ukrainiens, à demander des sacrifices et des reculs sociaux aux travailleurs ukrainiens déjà victimes de la guerre. Déjà la guerre économique est installée entre paysans ukrainiens et ceux des autres pays de l’Union européenne. Comme quoi la guerre ne libère pas, elle asservit au seul service du grand capital de part et d’autre.

Les dirigeants des États-Unis et de l’Otan entretiennent ce conflit tout en attisant désormais un climat de peur en Europe.

Telle était l’ambiance lors de la récente conférence de Munich*, qui s’est tenue du 16 au 18 février, au cours de laquelle a été mis en discussion un programme politique visant à appeler les citoyens des pays européens à se préparer à la guerre. Elle s’est conclue par la pressante demande de l’accélération de la production d’armement en Europe. Cette orientation stratégique a été justifiée par les déclarations de Donald Trump à la veille de cette réunion. Lui, redevenant président des États-Unis, il n’aiderait plus les pays membre de l’Otan à se défendre si ceux-ci ne consacraient pas 2 % de leurs richesses annuelles aux dépenses militaires. Il déclara même vouloir encourager « la Russie à faire ce que bon lui semble ». On aurait tort d’y voir une simple provocation.

Attiser la peur et la militarisation est un programme commun aux directions des deux principaux partis des États – Unis. L’imperium étale ses difficultés à débloquer 60 milliards de dollars supplémentaires pour l’armement ukrainien, tout en fournissant les bombes qui tuent les enfants de Gaza. Cette sortie de M. Trump, partagée en large partie par la Maison-Blanche, est interprétée dans les capitales européennes comme l’urgente nécessité de s’armer et de se préparer au combat. En fait, les Américains demandent à l’Union européenne de renforcer – comme le prévoient les traités européens – le pilier européen de l’Alliance atlantique. Afin de contenir leur crise et leurs colossaux déficits, ils demandent aussi aux Européens de fortifier ce « pilier » en leur achetant avions, chars, drones et missiles ultra-sophistiqués alors que les importations de ces armes par les États européens ont déjà augmenté de 47 % depuis l’année 2019.

Forts de ces recommandations, les dirigeants européens, chancelier allemand en tête, ont donc décidé d’accélérer leurs programmes de réarmement, d’appeler à une militarisation de l’économie, d’introduire la conscription et surtout d’ouvrir la possibilité de se doter d’une arme nucléaire européenne. Ils se sont bruyamment réjouis de l’offre du président Macron « d’européaniser » les armes nucléaires françaises. Le ministre allemand des Finances et dirigeant du parti libéral, Christian Linder, appelle dans le journal Frankfurter Zeitung au développement d’armes nucléaires communes.

Il y a ici un inquiétant point de bascule faisant de l’Allemagne une puissance nucléaire pour la première fois de son histoire. La tête de liste des sociaux-démocrates allemands aux élections européennes Katarina Barley, comme son concurrent de la droite Manfred Weber, ont soutenu cette idée de développement d’armes nucléaires européennes indépendantes. Et la ministre allemande de la Défense Christine Lambrecht a insisté, en marge d’une réunion des ministres de la Défense de l’Otan, à Bruxelles il y a quelques jours, sur le rôle de son pays devenant « la colonne vertébrale et la plaque tournante logistique de la défense de l’Europe ». La présidente de la Commission européenne propose de nommer au sein de la commission un commissaire européen à la défense (ou à la guerre) et s’apprête à présenter un plan pour soutenir l’industrie européenne de la défense avec les milliards d’euros qu’elle soustraira aux besoins sociaux et environnementaux.

Cette hystérie guerrière fait frémir

Les traités de défense que signent plusieurs pays dont la France et l’Allemagne avec l’Ukraine ont pour objectif de préparer les conditions de l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan. Tout le monde sait pourtant qu’il s’agit d’un casus belli pour les Russes.

Se réjouir de la déclaration de Trump pour mieux prôner le surarmement comme le font de grands journaux en Europe signifie qu’une vaste opération visant à préparer les citoyens européens à de nouveaux sacrifices en vue de la militarisation à outrance est lancée. Ainsi le journal Politico, propriété du groupe allemand Springer, écrit : « Le coup de tonnerre de Trump devrait aider à recentrer la boussole stratégique de l’Europe » tandis que l’éditorial de nos confrères du Monde de samedi dernier appelle les dirigeants européens à « désormais assumer une lourde tâche de conviction auprès de leurs peuples ». Cette hystérie guerrière fait frémir.

Cette préparation à la guerre inclut une guerre sociale contre les travailleurs et les familles populaires comme en témoignent déjà les 10 milliards d’euros d’économies budgétaires sur le bien public annoncé par le ministre de l’Économie. Son homologue allemand aux finances ne cache pas que c’est au peuple de supporter le coût du militarisme. « Les dividendes de la paix » ont hier été utilisés pour l’État social, dit-il. « Aujourd’hui, nous sommes au début de l’ère de l’investissement pour la liberté, c’est pourquoi un changement de direction est nécessaire. » Et le chancelier allemand Olaf Scholz a été clair en déclarant, lors de son discours justifiant la course aux armements, à la conférence de Munich : « Cette guerre au cœur de l’Europe nous demande des efforts. L’argent que nous dépensons aujourd’hui et à l’avenir pour notre sécurité nous manque ailleurs. »

C’est dans cette fournaise que grandissent les nationalismes et les extrêmes droites en Europe et aux États-Unis

L’alignement permanent de l’Union européenne sur les États-Unis, alors que les contradictions intra-capitalistes et intra-impérialistes s’aiguisent, ouvre ces inquiétantes voies. Une autre stratégie autonome, non alignée, de l’Union européenne, la plaçant au centre de médiations possibles, tout en négociant un cadre de sécurité commune et de paix pour tous les pays de la grande Europe, permettrait à la fois d’éviter de nouveaux sacrifices pour les peuples et de bâtir des coopérations nouvelles dans la justice et la paix. L’alignement atlantiste est mortifère. À la veille des élections européennes, il serait temps de sortir des petits jeux politiciens et de s’emparer de cet immense enjeu.

En effet, la déclaration de Trump et les imbéciles déclarations de Biden en réponse à Poutine cachent à la fois des objectifs plus profonds et une crise interne aux États-Unis trop sous-estimée. Les dirigeants Nord-américains, qu’ils soient démocrates ou républicains nationalistes, dictent la stratégie du camp occidental. Ils demandent à l’Union européenne de rentrer en conflit avec la Russie, afin d’entretenir leur rivalité systémique avec la Chine. Mais les Américains et avec eux le camp du capitalisme occidental voient leurs positions notablement fragilisées aux yeux du monde. Leur deux poids-deux mesures sautent aux yeux quand ils appellent à l’aide pour les populations ukrainiennes alors qu’ils soutiennent le pouvoir d’extrême droite israélien qui multiplie les crimes à Gaza tout en poursuivant la colonisation de la Cisjordanie.

Ainsi, les connexions et interactions entre la guerre russe contre l’Ukraine et les autres théâtres géopolitiques dans le monde, Moyen-Orient, Extrême-Orient ou même Afrique, auxquels s’ajoute le creusement des déficits et dettes alors que nombre de pays veulent s’émanciper du dollar, affectent sérieusement les positions des États-Unis et avec eux celles de tout le camp occidental. C’est donc une folie de les suivre dans cette course à l’abîme.

C’est dans cette fournaise que grandissent les nationalismes et les extrêmes droites en Europe et aux États-Unis. Les peuples ont tout à y perdre. Laisser faire prépare au pire. Les travailleurs de tous les pays, les citoyens doivent redoubler d’effort pour se solidariser et construire la paix, le progrès social et humain. Cela ne peut plus attendre !

* La conférence dite « de Munich » est une réunion transatlantique discutant des enjeux de sécurité et de stratégie.


 


 

Guerre en Ukraine : Macron valide l’idée d’une future « attaque de la Russie » contre les Européens

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

En cette troisième année de guerre, une vingtaine de chefs d’État et de gouvernement se sont réunis à Paris pour « remobiliser et examiner tous les moyens de soutenir l’Ukraine efficacement ». Le président ukrainien, qui reconnaît des difficultés sur le front, revendique une aide militaire plus importante. « Rien ne doit être exclu », pas même l’envoi de « troupes au sol », a déclaré Emmanuel Macron à l’issue du sommet, assurant que « notre sécurité à tous est aujourd’hui en jeu ».

Une vingtaine de chefs d’État et de gouvernement, en majorité européens, se sont réunis, ce lundi, à Paris, pour réaffirmer leur soutien à l’Ukraine, depuis l’invasion russe le 24 février 2022. Le chancelier allemand, Olaf Scholz, le président polonais, Andrzej Duda, et le ministre des Affaires étrangères britannique, David Cameron, se sont déplacés en personne. L’Élysée qui a expliqué que cette conférence imaginée à la signature d’un accord bilatéral entre les présidents français et ukrainien, le 16 février (voir ci-contre) se voulait « exceptionnelle au sens où elle vise à remobiliser et examiner tous les moyens de soutenir l’Ukraine efficacement ».

À son issue, Emmanuel Macron a tenu un discours extrêmement martial et offensif. « Il n’y a pas de consensus aujourd’hui pour envoyer de manière officielle, assumée et endossée des troupes au sol. Mais en dynamique, rien ne doit être exclu. Nous ferons tout ce qu’il faut pour que la Russie ne puisse pas gagner cette guerre », a-t-il déclaré. Le chef de l’État n’a pas souhaité en dire plus sur la position de la France sur cette question, évoquant une « ambiguïté stratégique que j’assume ».

« Beaucoup de gens qui disent ”Jamais, jamais” aujourd’hui étaient les mêmes qui disaient ”Jamais des tanks, jamais des avions, jamais des missiles à longue portée” il y a deux ans », a-t-il cependant insisté, semblant prêt à entrer dans un engrenage belliciste. Et d’ajouter : « Ayons l’humilité de constater qu’on a souvent eu six à douze mois de retard. C’était l’objectif de la discussion de ce soir : tout est possible si c’est utile pour atteindre notre objectif ».

Déjà en ouverture du sommet, le ton était donné. Tout en soulignant le « durcissement de la Russie » sur le terrain en Ukraine et en interne, le président français a asséné sans sourciller que « l’analyse collective partagée par l’ensemble des pays rassemblés ce lundi était que d’ici à quelques années, il fallait s’apprêter à ce que la Russie nous attaque ». Le chef de l’État a poursuivi « notre sécurité à tous est aujourd’hui en jeu. Malgré les efforts fournis, l’Ukraine a besoin de nous. Nous sommes dans une période qui mérite un sursaut de notre part à tous face à la menace ».

Depuis l’Ukraine, Volodymyr Zelensky avait estimé « n’avoir reçu que 30 % des obus promis par l’Union européenne » et attend un engagement adapté aux circonstances du terrain pour pouvoir « inverser la tendance ». Car sur le front, la situation actuelle s’avère particulièrement difficile en cette troisième année de guerre avec l’intensification des attaques russes à l’est et au sud du pays. Dmytro Lykhovy, l’un des porte-parole du commandement opérationnel ukrainien, a confirmé que les troupes « se sont retirées du village de Lastochkino (près de la ville d’Avdiivka – NDLR) afin d’organiser la défense ». Cela indique une poussée russe continue dans ce secteur, après avoir déjà pris le contrôle d’Avdiivka mi-février.

31 000 soldats ukrainiens tués en deux ans

Lors d’une conférence de presse, organisée dimanche, à Kiev, le président ukrainien a prévenu : « La question de savoir si l’Ukraine perdra, si la situation sera très difficile et s’il y aura un grand nombre de victimes dépend de vous, de nos partenaires, du monde occidental. » Ces dernières semaines, Volodymyr Zelensky, qui a remplacé son commandant en chef des forces armées Valeri Zaloujny par le général Oleksandr Syrsky, a multiplié les alertes sur la pénurie d’artillerie.

Un discours réitéré dimanche où il a révélé un chiffre jusqu’à présent tabou des deux côtés : 31 000 soldats ukrainiens tués. Le dirigeant a déclaré vouloir contrer la propagande russe et d’autres estimations beaucoup trop élevées. Selon les services de renseignements américains, le nombre de pertes – tués, blessés et disparus — serait de 250 000.

Malgré les annonces de la réunion organisée à Paris, ce lundi, l’un des objectifs de la part de Kiev, en 2024, pour combler cette pénurie d’armes reste d’accroître sa production notamment de drones et de systèmes d’armes hybrides comme l’a présenté le ministre de la Défense, Roustem Oumierov.

« Les États-Unis souhaitent depuis longtemps geler le conflit en Ukraine »

Côté russe, le directeur d’un centre de recherche géopolitique à la Haute École d’économie de Moscou, Vassili Kachine, juge dans un long entretien au site russe business-gazeta que « le camp d’en face n’a pas assez de ressources pour tenir dix ans. Mais que le conflit pourrait bien se poursuivre jusqu’en 2025. L’élection présidentielle américaine constituera probablement une étape importante ».

L’analyste militaire explique que « les États-Unis souhaitent depuis longtemps geler le conflit en Ukraine. Mais ils ne peuvent l’accepter aux conditions tolérables pour la Russie, notamment celles liées à la démilitarisation et au statut neutre de l’Ukraine. Autrement dit, ils seraient prêts à geler la ligne de front actuelle et à réarmer l’Ukraine immédiatement. Le problème est que nous ne pouvons pas l’accepter car, dans quelques années, nous pourrions avoir une nouvelle guerre dans des conditions bien pires ».

Seule bonne nouvelle, la timide reprise du processus diplomatique. Le ministre des Affaires étrangères suisse, Ignazio Cassis, a plaidé jeudi et vendredi au siège de l’ONU, à New York, une initiative de paix avec l’Ukraine. À la tribune de l’Assemblée générale, puis devant le Conseil de sécurité, il a défendu l’organisation d’une conférence d’ici l’été, soutenu par Kiev qui veut faire avancer son plan de paix en dix points. Le ministre suisse a appelé « toutes les nations à travailler ensemble à la réalisation de notre objectif commun ». L’ambassadeur de la Russie à l’ONU, Vassily Nebenzia, a lui qualifié le plan de paix de « projet futile ».

Dans une analyse sur ces deux ans de guerre, l’ancien ambassadeur de France en Russie, Jean de Gliniasty, a porté un regard sévère sur la France et l’Allemagne. « Ils n’ont pas su faire entrer en application les accords négociés en février 2014 et les accords de Minsk en février 2015. Cela signe une forme d’impuissance de la diplomatie européenne à faire appliquer ces résolutions qu’elle a elle-même négociées alors même que l’initiative était payante. Cet échec a en quelque sorte disqualifié la France et l’Allemagne comme acteurs de paix. Car ils n’ont pas su empêcher la guerre », déplore-t-il.

mise en ligne le 25 février 2024

Bande de Gaza : « Ce sont 
des héros malgré eux,

mais
ils sont en train de mourir »

Bérénice Gabriel et Camille Busquets sur www.mediapart.fr

Pascal André, médecin, est de retour de l’hôpital européen de Khan Younès, dans le sud de l’enclave palestinienne. À travers des témoignages audios enregistrés sur place, il documente la détresse absolue de médecins palestiniens. Mediapart les diffuse en même temps que son interview.

Les yeux cernés, le visage creusé, Pascal André, urgentiste et infectiologue, est parti le 5 février afin de faire le point, pour l’association Palmed, sur la situation infectieuse dans la bande de Gaza, anéantie par plus de quatre mois de guerre.

« Il n’y a pas de savon disponible et pas d’eau non plus pour prendre une douche avant l’intervention. Il y a encore du gel hydroalcoolique, mais il est utilisé pour allumer des feux, pour se chauffer et faire cuire la nourriture. Les gens n’ont plus rien et trois bouts de bois, ça coûte plus d’un dollar. » 

Ce médecin est parti avec une vingtaine d’autres confrères, des chirurgiens, des anesthésistes, des urgentistes. « Les salles d’opération débordent, l’activité est multipliée par quatre. Du jamais-vu, même pour des collègues spécialisés dans la traumatologie de guerre depuis plus de quarante ans. »

Il faut que l’on se rappelle que nous sommes tous humains. Pascal André

Ces conditions de travail, de vie, il les a immortalisées dans une cinquantaine d’audios, mais aussi en vidéo et en photographies, déjà publiés par Mediapart (voir en lire aussi). « Les journalistes internationaux ne peuvent pas se rendre sur place, les journalistes gazaouis qui continuent de faire leur métier sont ciblés. J’en ai reçu deux à l’hôpital européen, dans un état dramatique, qui venaient d’être ciblés par des tirs. » 

Pour Pascal André, la couverture médiatique en France n’est pas à la hauteur de ce dont il a été témoin : « Il est temps d’ouvrir nos oreilles à d’autres narrations que la narration unique qui nous est proposée. Il faut que l’on se rappelle que nous sommes tous humains, nous sommes tous les mêmes, quelle que soit notre couleur de peau ou notre religion. » 

À son micro, les médecins palestiniens décrivent leurs conditions de travail, leur fatigue après quatre mois à être déplacés du nord vers le sud, à opérer à tour de bras sans dormir, sans nourriture, sans eau, sans salaire, et à essayer de continuer de prendre soin des autres. « Un anesthésiste local m’a dit : “Là, j’endors cet homme et en même temps je me demande ce que je vais faire avec mes quatre filles, comment je vais les protéger. J’ai déjà perdu ma femme et un fils.” »

Avec un autre membre de l’équipe, il a aussi pu se rendre à Rafah, où il a visité la dernière maternité de l’enclave et le service de néonatologie. Une ville surpeuplée de 1,4 million de réfugié·es, selon l’ONU, qui est régulièrement bombardée ces derniers jours et menacée d’assaut par le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, si le Hamas ne libère pas les otages d’ici le 11 mars, date du début du ramadan. « On se dirige vers une nouvelle Nakba [la « catastrophe » en arabe, par référence à l’exode en 1948 de centaines de milliers de Palestinien·nes hors de la Palestine mandataire – ndlr] », estime le médecin humanitaire, qui espère retourner en mission d’ici une quinzaine de jours, « même si ça semble compliqué, au vu de [s]a prise de position. Pas sûr qu’Israël [l]e laisse re-rentrer ».


 


 

À Rafah, la vie quotidienne est un exploit

Gwenaëlle Lenoir sur www.mediapart.fr

Les discussions diplomatiques se succèdent pour un cessez-le-feu, Washington affirmant dimanche 25 février qu'un « terrain d'entente » a été trouvé à Paris. Pendant ce temps, la population prise au piège dans la bande de Gaza déploie une énergie folle pour survivre. Témoignages depuis Rafah.

Ce 26 février, Israël doit présenter à la Cour internationale de justice un rapport « sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour exécuter » l’ordonnance du tribunal onusien rendue un mois plus tôt, le 26 janvier. Parmi ces mesures provisoires contraignantes figurent celles permettant « la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza ».

Israël devait donc faciliter le passage des convois humanitaires, l’accès aux soins, à la nourriture, à des abris, à l’eau, à l’électricité, bref à ce qui relève de la vie la plus basique.

Les ONG et les agences onusiennes présentes dans la bande de Gaza n’ont pas noté d’amélioration. Au contraire, ces dernières ont publié le 21 février un communiqué commun intitulé « Les civils de Gaza sont en grand danger tandis que le monde regarde : dix conditions pour éviter une catastrophe encore plus grave ». Les mots claquent : « Les maladies sévissent. La famine menace. L’eau arrive au compte-gouttes. Les infrastructures de base ont été décimées. La production alimentaire s’est arrêtée. »

Sur les réseaux sociaux se multiplient les appels à financement collaboratif en provenance de la bande de Gaza. Ici un musicien demande des milliers de dollars pour faire sortir sa femme et ses enfants de l’enclave. Comme l’a documenté une enquête du regroupement de journalistes d’investigation OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project) et du média égyptien Saheeh Masr, des courtiers ou des agences de voyage égyptiennes fournissent un « ticket de sortie » pour lequel il faut débourser entre 4 500 et 10 000 euros par tête. Là, des personnes se mobilisent pour une famille, indiquant juste qu’elle a tout perdu et n’a plus de quoi vivre.

Un même sentiment d’urgence ressort des déclarations des acteurs humanitaires internationaux, exaspérés de leur impuissance et de la surdité volontaire d’Israël et de ses alliés, et des Gazaoui·es, qui ne savent plus vers qui se tourner.

À quoi ressemble la vie à Rafah ? De quoi sont faits les jours et les nuits dans ces quelques dizaines de kilomètres carrés où s’entassent, depuis déjà des mois, 1,4 million de personnes, souvent déplacées plusieurs fois ?

Des abris bricolés, des boîtes de conserve

« J’ai construit un abri avec des morceaux de bois, des bâches de plastique et du tissu, explique Adam, un jeune infirmier. C’est si dérisoire. » Il y vit avec ses parents, sa femme et ses deux petits garçons depuis qu’il a dû fuir Nousseirat, dans le centre de la bande de Gaza. Avant cela, lui qui travaillait dans le département d’oncologie de l’hôpital Al-Shifa, avait déjà été déplacé de Gaza City.

Sur une courte vidéo envoyée le 24 février, il fait « visiter [sa] maison ». Au sol, posés directement sur le sable, des sacs en plastique pour l’isolation. Des matelas en mousse, des couvertures sont roulés dans un coin, les deux gamins assis dessus. Le plus petit, à peine plus de 1 an, ressemble à un bonhomme Michelin, tant il est engoncé sous des couches superposées de pulls. À côté, la tente de ses parents, de même facture. Et puis la « cuisine », un âtre creusé dans le sol, et la « salle de bains », qu’il s’excuse de montrer, un trou dans le sol derrière une bâche, et un jerricane pour se laver.

Il a presque de la chance, Adam. Il a un semblant de toilettes à côté de sa tente.

« Ma femme, mes filles, mes belles-filles, elles attendent la nuit tombée pour aller se soulager, parce qu’elles doivent se rendre jusqu’à la mosquée qui est à presque un kilomètre du camp. Dans la journée, il faut faire la queue longtemps », raconte Ismaïl. Dans cette société conservatrice où la pudeur est une valeur cardinale, se rendre aux toilettes et y attendre au vu et au su de tous est pour les femmes une humiliation. Même si les conditions de vie plus que précaires ont bouleversé les coutumes.

L’intimité est un luxe. Ismaïl, 73 ans, fonctionnaire de l’Autorité palestinienne à la retraite, a été déplacé deux fois, comme Adam, de Gaza City à Nousseirat, puis de Nousseirat à Rafah. Lui aussi a construit une tente, avec du bois, des bâches, des morceaux de tissu. Elle lui a coûté 1 700 shekels (433 euros). Elle abrite toute la famille, 25 personnes. Il pleut à l’intérieur.

Son nouveau chez-lui, lui et ses nouveaux voisins l’appellent le « camp de Siyam », du nom de la famille à laquelle appartient le terrain. Car partout à Rafah ont poussé des tentes, souvent bricolées. Une parcelle libre, un terrain vague avant la guerre, et voilà un camp. Il y a quelques semaines, de jeunes hommes sont allés récupérer des barbelés le long du mur frontalier avec l’Égypte. Ils voulaient ainsi protéger leur « camp ».

« On leur donne des noms, comme en 1948. À l’époque, on a appelé le rassemblement de tentes “camp de Shati”, parce qu’il était à côté du quartier Shati, “camp de Jabaliya” à côté du quartier de Jabaliya. Aujourd’hui, c’est pareil », soupire Rami Abou Jamous, un journaliste gazaoui lui aussi déplacé à Rafah. C’est en 1948 que la bande de Gaza, jusque-là provinciale et champêtre, a vu affluer des dizaines de milliers de personnes chassées de leurs villes et villages par les milices juives qui deviendront l’armée du jeune État d’Israël. Les abris bricolés d’aujourd’hui sont, dans l’esprit des Gazaoui·es, une terrible réminiscence.

Dans le « camp de Siyam », les habitant·es ont mis en place un comité. Il s’occupe de relever leurs besoins et d’organiser la collecte des biens de première nécessité, notamment la nourriture, auprès des ONG et surtout de l’UNRWA, l’agence onusienne d’assistance aux réfugiés palestiniens, principale pourvoyeuse d’aide dans la bande de Gaza aujourd’hui. 

Tout est très cher, à Gaza, sauf la vie humaine, qui ne vaut rien. Rami Abou Jamous, journaliste palestinien

Ismaïl, comme ses voisins, a enregistré toute sa famille auprès de l’UNRWA, même s’ils ne sont pas réfugiés de 1948 ou de 1967, ni descendants de réfugiés. L’organisation a accepté tout le monde, sur simple présentation d’un document d’identité. C’est la seule façon, quand on n’a plus d’argent, d’obtenir de quoi se vêtir et de quoi manger.

La population se nourrit quasiment exclusivement de boîtes de conserve. Les fermes, les serres, les poulaillers, les champs, les bateaux de pêche, tout a été détruit par les bombardements et les chars israéliens. Plus rien n’est produit dans la bande de Gaza.

« Les conserves viennent d’Égypte. Ce sont des fèves, des pois chiches, des petits pois, des boulettes de ce qui est censé être de la viande. Elles sont incroyablement mauvaises. Avant la guerre, jamais je n’aurais mangé ça », déplore Rami Abou Jamous. Lui n’est pas inscrit auprès de l’UNRWA car il a encore quelques moyens. Il a réussi à trouver une pièce à louer au rez-de-chaussée d’un immeuble et achète sa nourriture dans les rares épiceries encore ouvertes. Il y trouve parfois des pépites, du riz, par exemple. Parfois, bizarrement, des chips, des friandises au chocolat ou du soda. Mais, la plupart du temps, ce sont des boîtes de conserve.

Rentrer chez soi, même sur des décombres

« Les gens font la queue dans les écoles de l’UNRWA, aux points de distribution de l’aide. Parfois, il y en a, parfois non. Parfois, il y a des sacs de farine, on peut faire du pain. Tu as le droit à un certain nombre de sacs de 25 kg de farine, en fonction du nombre de personnes dans la famille », explique-t-il.

Sur le « marché du secteur privé », les prix des denrées ont explosé. Le kilo de sucre coûte, selon les jours et les arrivées, 8, 20 ou 25 euros. Celui de poulet était vendu 75 centimes d’euros avant la guerre, il faut débourser aujourd’hui 12 euros pour de la volaille congelée de la plus basse qualité. « Il est sûr que certains se font beaucoup d’argent, avec l’appui des Israéliens, car ce sont les Israéliens qui autorisent, ou non, le passage des camions depuis l’Égypte, affirme Rami. Tout est très, très cher à Gaza, sauf la vie humaine, qui ne vaut plus rien. »

Tout est difficile, à Gaza. Quand on a de quoi manger, de quoi faire le thé, il faut le combustible pour le brasero ou pour la cuisinière à gaz. Remplir la bouteille de gaz tient du miracle et vide les portefeuilles déjà plats. Alors, il y a le bois. Celui des palettes de l’aide humanitaire, qui se vend. Celui du peu d’arbustes qui restent encore. Celui, même, des racines de ces arbustes. Faute de bois, il y a tout ce qui brûle. Le plastique, les morceaux de pneus.

Ce vendredi 23 février, il y a eu un petit miracle dans le pâté de maisons où Rami Abou Jamous habite avec sa femme et ses enfants : l’eau s’est mise à couler du robinet. L’eau municipale, comme on dit. Alors tout le monde s’est précipité, avec des seaux et des jerricanes pour remplir les citernes. Car cette eau-là est gratuite.

À défaut d’être potable. De toute façon, de l’eau potable, il n’y en a plus. Sauf les bouteilles, tellement chères – 1 euro la pièce – qu’elles sont réservées aux enfants qui, pour beaucoup, souffrent déjà de diarrhées chroniques.

Une des premières activités de la journée consiste à aller chercher de l’eau. Dans les écoles de l’UNRWA, dans les mosquées. Il faut faire la queue pour cette eau que l’on boira, à défaut d’autre chose, et qui rendra malade.

Pour se laver, Saad, chef pâtissier, déplacé comme Ismaïl dans le « camp de Siyam », doit aller à la mosquée trouver du bois pour faire chauffer un peu l’eau. Évidemment, il n’est pas le seul. Là aussi il faut faire la queue. Les déplacé·es se lavent rarement entièrement. Saad, du coup, est obsédé par les maladies, favorisées par une hygiène précaire, par la promiscuité, la faiblesse des corps dénutris. Il les craint pour ses trois enfants, surtout la plus jeune, âgée de 11 mois.

Il veut que la guerre s’arrête. « Qu’on respire », dit-il. Même une trêve provisoire est bonne à prendre, juge-t-il. Son voisin de misère et de camp, Ismaïl, n’est pas de cet avis : « Après tant de mois de souffrances, ce n’est pas imaginable de ne rien obtenir. » Sans être vraiment capable de définir quoi. Mais au moins retourner chez lui, même si sa maison est détruite. « Le jour où ça s’arrête, je prends la tente et je vais la planter sur les décombres de ma maison. Au moins, ce sont mes décombres, et je serai chez moi », lâche-t-il.

mise en ligne le 22 février 2024

Ukraine :
après deux ans de guerre,
le spectre de la défaite

Pierre Barbancey Christophe Deroubaix Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Depuis l’invasion par la Russie, le 24 février 2022, les Ukrainiens ont résisté malgré des pertes considérables. L’année 2023 a été marquée par plusieurs échecs et un enlisement du conflit. Certains observateurs craignent que l’essoufflement conduise à des défaites plus prononcées pour le pays lors de la troisième année de conflit.

Depuis l’invasion russe, le 24 février 2022, 729 jours de combats se sont écoulés. La fatigue et l’usure se font sentir parmi les troupes ukrainiennes et russes. Alors que les deux pays se dirigent vers une troisième année de guerre, les pertes – morts, blessés et disparus – dépasseraient le chiffre de 700 000, selon diverses sources de renseignements. Un fardeau énorme pour les deux sociétés. L’Ukraine, avec ses 40 millions d’habitants dont 10 millions partis en exil, en paie le prix fort.

La fin d’un an de bras de fer

Sur le terrain, malgré les échecs de la contre-offensive de Kiev au printemps, les gains russes comme à Avdiivka demeurent limités. Si certains anticipent un enlisement sur le long terme, d’autres observateurs, dont le général Olivier Kempf, directeur du cabinet de synthèse stratégique La Vigie, alertent sur un succès révélateur sur l’état des troupes ukrainiennes qui, « dans cette guerre d’usure, semblent davantage touchées par l’attrition que les Russes ».

Le chercheur associé à Fondation pour la recherche stratégique poursuit : cette bataille « vient clore une année de bras de fer. En février 2023, les Ukrainiens sortaient de la reprise de la rive droite du Dniepr et de la saisie de positions à l’est de l’Oskil. Ils recevaient des matériels occidentaux en nombre et l’état d’esprit était fort optimiste. Chacun croyait à leur victoire. Puis il y eut la contre-offensive en juin, son échec patent dès le mois d’août, puis la reprise de la poussée russe dès octobre. La prise d’Avdiivka conclut donc un cycle qui a inversé les rapports de force et les perceptions ».

Face à cette situation, si le soutien des Européens reste massif, à peine 10 % pensent désormais que l’Ukraine peut vaincre la Russie, selon une enquête de YouGov et Datapraxis pour le centre de recherche Conseil européen des relations internationales (ECFR). Le sondage diffusé ce 21 février par The Guardian, a été mené dans douze pays de l’Union européenne (Allemagne, Autriche, Espagne, France, Grèce, Hongrie, Italie, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie, Suède).

L’un des auteurs du rapport, Mark Leonard, de l’ECFR, estime que la plupart des Européens « veulent désespérément empêcher une victoire russe » mais ne croient pas que Kiev puisse gagner militairement. L’argument le plus convaincant pour une opinion de plus en plus sceptique est que la poursuite de l’aide « pourrait conduire à une paix durable et négociée qui favorise Kiev (…) plutôt qu’une victoire de Poutine ».

Vers un conflit gelé ?

Les négociations entre les deux pays semblent peu probables. Dans un entretien accordé à la chaîne de télévision Rossiya 1, le 18 février, Vladimir Poutine a réaffirmé que « ce qui se passe » en Ukraine est une « question de vie ou de mort » pour la Russie. Le président russe a expliqué vouloir faire « comprendre notre état d’esprit, comprendre à quel point ce qui se passe autour de l’Ukraine est sensible et important pour notre pays ». Plusieurs diplomates constatent que l’impasse actuelle risque de déboucher sur un conflit gelé.

L’efficacité des livraisons d’armes supplémentaires promises par les Occidentaux ne modifierait pas en profondeur le champ de bataille. « Rien de tout cela n’a en réalité vraiment fonctionné. Certains continuent aujourd’hui de fantasmer sur l’arrivée des F-16, mais leur apparition en 2024 ne devrait pas non plus changer le cours du conflit », note Igor Delanoë de l’Observatoire franco-russe.

De son côté, le général Olivier Kempf se montre plus inquiet : « Il n’est aujourd’hui plus sûr que l’Ukraine puisse résister tout au long de 2024 en attendant que les prochains renforts (F-16 ou autres) arrivent et rééquilibrent le rapport de force (…). Car une guerre d’usure est une guerre de logistique. L’Ukraine manque de tout et l’Europe ne lui donnera pas tout cela, car cela aurait signifié une montée en puissance de l’appareil industriel. »

Un bloc occidental soudé mais isolé

Pour les États-Unis, l’invasion de l’Ukraine par la Russie représente toujours deux ans après une contrainte et une aubaine. Elle est intervenue alors que l’administration Biden voulait accélérer le « pivot asiatique » décidé sous la présidence de Barack Obama.

Ce virage stratégique reposait sur un double constat : l’échec des guerres de Bush et une montée en puissance de la Chine supérieure à ce que les élites américaines avaient prévu dans les années 1990. Il vise à délaisser les « terrains » habituels (Europe et Moyen-Orient) afin de se concentrer sur l’Indo-Pacifique, épicentre de la rivalité entre les États-Unis et la Chine.

Dès l’entrée des chars russes en Ukraine, Joe Biden décide de peser en faveur de Kiev tout en voulant éviter d’apparaître comme un cobelligérant face à la puissance nucléaire qu’est la Russie. Il tente, ces jours-ci, de faire avaliser par le Congrès une nouvelle aide de 60 milliards de dollars.

Pour le président alors en fonction depuis un an, cette guerre est aussi le moyen de résumer la géopolitique mondiale en un conflit entre les démocraties et les régimes autoritaires, et d’englober dans cette dernière catégorie la Russie de Poutine, mais aussi et surtout la Chine de Xi Jinping.

Côté européen, on a répondu dans le désordre, mais plutôt sur le registre d’un alignement atlantiste. Emmanuel Macron a multiplié les zigzags diplomatiques mais a finalement décidé que la France rejoindrait la cohorte des pays gonflant leurs budgets de défense.

Avec ses récents propos sur l’Otan, Donald Trump a donné du grain à moudre aux adeptes d’une Europe de la défense, au premier rang desquels le président de la République. Face à la « menace russe », le « bloc » des pays occidentaux s’est donc à la fois ressoudé derrière le leadership américain, mais aussi isolé sur la scène internationale, en raison de son soutien inconditionnel au gouvernement de Benyamin Netanyahou.

Le Sud global face à l’impasse de la guerre

La résolution du 2 mars 2022 des Nations unies qui « déplore dans les termes les plus énergiques l’agression commise par la Fédération de Russie contre l’Ukraine » a été votée par 141 États ; seuls 5 s’y sont opposés (Russie, Biélorussie, Érythrée, Corée du Nord, Syrie) et 35 se sont abstenus dont la Chine, l’Inde, l’Iran et plusieurs États africains.

Au-delà des chiffres, le nombre d’abstentions a retenu l’attention, notamment parmi les pays du continent africain. Et parmi ceux qui ont approuvé la résolution, très peu ont suivi la campagne de sanctions engagée contre la Russie par les États-Unis et les pays de l’Union européenne (UE).

Deux ans après le déclenchement de la guerre en Ukraine, les positions des uns et des autres n’ont guère changé. Mais l’« apparition publique » de ce qu’on appelle le Sud global, en opposition à un Nord occidentalisé, n’est pas sans conséquence sur la marche du monde.

Ce positionnement a sonné le glas de l’hégémonie des grands pays développés. « Ce sont les Occidentaux qui imposent leurs sanctions au reste du monde. Si vous ne ressentez pas à quel point cette politique-là fait monter un ressentiment contre nous, vous ne voyez pas arriver l’orage qui va s’abattre sur l’Europe », a même prévenu François Fillon, auditionné à l’Assemblée nationale, le 2 mai 2023.

La réussite du sommet des Brics (Brésil, Russie Inde, Chine et Afrique du Sud) et son élargissement dans le cadre d’un processus visant à s’exonérer du dollar comme monnaie d’échange commercial et à contourner le Fonds monétaire international, a précisé les choses. Cette fracture entre les pays occidentaux et le reste du monde s’est aggravée depuis le 7 octobre, avec l’attaque sanglante du Hamas et la terrible réplique israélienne contre la population de Gaza.

Une guerre menée avec le soutien des États-Unis et sans que les mêmes pays occidentaux ne prennent la moindre sanction contre Israël, comme ils ont pourtant su le faire avec célérité contre Moscou. Ce « deux poids, deux mesures » s’est transformé en affrontement de conceptions différentes des relations internationales.

Que l’Afrique du Sud soit le pays qui a saisi la Cour internationale de justice face à un possible génocide en cours dans la bande de Gaza ne doit rien au hasard. Reste maintenant à savoir si cette dichotomie aura une influence sur le règlement de la guerre en Ukraine.


 


 

Ukraine : l’appel à la raison
des militants de la paix

Bruno Odent sur www.humanite.fr

Les pacifistes européens dénoncent l’immense danger que représente la fuite en avant guerrière présentée par le bloc occidental comme la seule solution au conflit ukrainien

Ils étaient plusieurs milliers le week-end dernier dans les rues de Munich à rejeter Poutine et l’Otan dos-à-dos comme responsables de la prolongation et des risques d’extension de la guerre en Ukraine. À l’appel de plusieurs dizaines d’organisations regroupées au sein de l’alliance allemande pour la paix, ils ont fustigé la conception dominante et unique établie par les dirigeants occidentaux qui s’étaient donné rendez-vous pour la conférence de Munich sur la sécurité. « La stratégie qui présente la surenchère guerrière comme la seule solution au conflit ukrainien est criminelle et porteuse de lourds risques pour l’ensemble de l’humanité », explique Norbert Blume, dirigeant de l’alliance pacifique de cette ville allemande. Il prend ouvertement le contrepied des multiples appels à l’escalade militaire et revendique que soit « remise enfin sur le devant de la scène une négociation diplomatique sous l’égide de l’ONU ».

Cette démarche a quasiment pris une dimension iconoclaste tant elle se démarque des positions bellicistes présentées comme seule réponse possible à la situation par l’immense majorité de la presse européenne. Les tentatives avançant un plan de paix sous l’égide des Nations unies, qu’elles viennent de la Chine, du pape François, du Brésil ou de l’Indonésie, ont été systématiquement disqualifiées ou traitées par le mépris par les Occidentaux et les lobbies du surarmement.

Des interventions volontairement alarmistes

Le dirigeant français du Mouvement de la paix, Daniel Durand, dénonce un usage sans discernement « de tous les vieux poncifs de la propagande de guerre ». Il cite les interventions volontairement alarmistes de dirigeants politiques européens, comme le ministre allemand de la Défense, Boris Pistorius (SPD), qui envisage un inévitable élargissement du conflit impliquant une confrontation directe de l’Otan avec la Russie d’ici cinq ans. Ils « s’inscrivent donc dans une fuite en avant de production et de livraisons d’armes ». En lieu et place de cette escalade, il faudrait s’inscrire dans une tout autre logique, précise Daniel Durand, « pour en revenir enfin à la raison »1.

Cette guerre révèle de plus en plus sa dimension interimpérialiste. Déclenchée par l’agression de Poutine, elle est aussi la conséquence de la forfaiture de Washington et de dirigeants occidentaux qui s’étaient engagés auprès de Mikhail Gorbatchev à ce que la zone d’influence de l’Otan ne dépasse pas l’Elbe, comme l’ont mis au jour les révélations, jamais démenties, publiées par le magazine allemand Der Spiegel2.

En deux ans, la guerre aurait coûté la vie à quelque 300 000 militaires des deux côtés

Il serait temps de trouver une issue négociée, sous égide de l’ONU, à un conflit dont les aspects les plus lugubres, avec le gel actuel des fronts sur des centaines de kilomètres de tranchées, revêtent la physionomie de la boucherie de la Première Guerre mondiale. En deux ans, la guerre aurait coûté la vie à quelque 300 000 militaires – dont les deux tiers seraient russes – et à quelque 10 000 civils ukrainiens, selon les services de renseignement états-uniens,

Au Parlement européen, la députée irlandaise Clare Daly, du groupe The Left (la gauche), souligne « l’urgence d’un cessez-le-feu ». Elle s’insurge contre le bellicisme de la présidente de la commission, Ursula von der Leyen, pour réclamer, à l’inverse, une intervention de l’Europe qui permette enfin de déboucher « sur un vrai processus de paix ».

Note :

  1. On lira avec beaucoup d’intérêt le dernier article de Daniel Durand sur son blog : https://culturedepaix.blogspot.com/2024/02/ukraine-la-paix-but-central-de-notre.html.

  2. Der Spiegel du 18 février 2022 appuyait ses révélations sur des documents retrouvés dans les archives britanniques.

mise en ligne le 21 février 2024

Israël ne cible pas l’UNRWA
mais le droit au retour

Ayman Al-Sayyad Journaliste et ancien conseiller du président de la République égyptien (2012) sur https://orientxxi.info/ traduit de l’arabe par Nada Ghosn.

En accusant sans preuves une partie du personnel de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) d’avoir participé à l’opération du 7 octobre, le gouvernement israélien tente de marginaliser la question des réfugiés palestiniens et de remettre en question le droit au retour. C’est également une manière de faire oublier que le pays s’est créé sur la base d’un nettoyage ethnique.

Le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a été on ne peut plus clair lorsqu’il a déclaré, lors de sa rencontre avec une délégation d’ambassadeurs à l’Organisation des Nations unies (ONU), le 31 janvier 2024, que la mission de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) devait prendre fin, car elle ne fait selon lui que « maintenir vivante la question des réfugiés palestiniens, et il est temps que l’ONU et la communauté internationale comprennent que cela doit cesser ». Plusieurs pays occidentaux, avec en tête les États-Unis, se sont alors empressés de prendre des mesures pour aider Nétanyahou à atteindre son objectif ultime : abolir l’UNRWA ou plutôt le principe juridique à l’origine de son existence.

Outre la tentative de semer le doute sur l’intégrité des rapports de l’UNRWA et des organisations apparentées – au lendemain de l’ordonnance de la Cour internationale de justice (CIJ) du 26 janvier, qui reposait en grande partie sur ses rapports -, la déclaration de Nétanyahou révèle le véritable objectif stratégique de la violente campagne israélienne contre l’organisation, durant laquelle Israël a accusé 12 de ses employés d’avoir participé aux attaques du 7 octobre, ou d’avoir exprimé leur joie à la suite de l’événement. Rappelons que ces accusations concernent seulement douze individus sur plus des treize mille travailleurs que compte l’organisation.

L’institutionnalisation d’un droit

Le Premier ministre israélien réitère ainsi une position israélienne bien ancrée sur la question des réfugiés et du droit au retour, qu’Israël perçoit comme une menace tant au niveau historique que géographique. Le simple fait de rappeler la question des réfugiés de 1948 saperait ainsi les fondements sur lesquels l’État d’Israël a été créé. Quant au droit au retour des réfugiés, quelles que soient les solutions précédemment proposées le concernant dans le cadre des Accords d’Oslo, il aurait certainement un impact géographique et démographique qui changerait toutes les équations sur le terrain.

En effaçant la question des réfugiés palestiniens, les Israéliens veulent perpétuer le mensonge « d’une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Et en essayant d’abolir l’UNRWA, les Israéliens tentent de faire oublier au monde entier comment leur État a été créé, soit à travers un processus de nettoyage ethnique et le déplacement de 750 000 Palestiniens, même s’ils cherchent à l’oublier eux-mêmes.

On peut citer ici une étude publiée en 1994 par le Centre d’études stratégiques de l’Université de Tel-Aviv, réalisée par Shlomo Gazit qui a été entre 1974 et 1978 chef du renseignement militaire après voir travaillé comme coordinateur des activités dans les territoires occupés. Cette recherche, qui faisait partie d’un ensemble de documents établis en prévision de possibles négociations fixées par Oslo sur une solution permanente, était consacrée exclusivement au « problème des réfugiés palestiniens ».

La question des réfugiés figurait officiellement parmi les questions liées à une solution permanente, censée être discutée à partir de mai 1996 selon l’agenda décidé à Oslo, négociations que les tergiversations israéliennes sont parvenues à empêcher pendant plus de cinq décennies, à savoir depuis 1948.

En préparation de ce qui pourrait être (mais n’a jamais été) les négociations d’Oslo sur une solution permanente, Shlomo Gazit prévient le futur négociateur israélien que la première étape devrait inclure « l’abolition de l’UNRWA » et le transfert de la responsabilité des camps aux pays hôtes. Il s’agissait là d’abolir le « statut légal/officiel » des réfugiés qui permet aux Palestiniens d’acquérir le « droit au retour », conformément à la résolution n°194 de l’Assemblée générale des Nations Unies (11 décembre 1948), stipulant dans son onzième article que l’Assemblée générale :

« décide qu’il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent, de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers et pour tout bien perdu ou endommagé lorsque, en vertu des principes du droit international ou en équité, cette perte ou ce dommage doit être réparé par les Gouvernements ou autorités responsables. »

Or, d’un point de vue purement juridique, la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU est toujours valable et la communauté internationale n’a pris aucune décision ultérieure pour l’annuler ou la modifier.

Même si personne dans les gouvernements arabes ne se soucie de cette question ou fasse les efforts nécessaires pour activer (ou du moins rappeler) les résolutions internationales, le fait est que Nétanyahou, comme ses prédécesseurs, n’a pas oublié que l’UNRWA, de par son statut juridique, est l’agence qui consolide le statut juridique des réfugiés en accordant la carte de réfugié, et en établissant les camps de réfugiés comme des unités échappant à la responsabilité des États hôtes, et distincts de leur environnement naturel, avec toutes les conséquences juridiques que cela entraîne.

Une position historique

Tout comme son prédécesseur Naftali Bennett, qui a tenu des propos similaires lors d’une interview sur CNN le 2 février 2024, Nétanyahou ne fait ici que reprendre d’anciennes positions israéliennes. L’on se souvient d’une première proposition américaine en 1949, stipulant qu’Israël autorise le retour d’un tiers du nombre total de réfugiés palestiniens, « à condition que le gouvernement américain prenne en charge les dépenses liées à la réinstallation du reste des réfugiés dans les pays arabes voisins ». Cependant, David Ben Gourion, fondateur de l’État d’Israël et son premier Premier ministre d’alors, avait rapidement rejeté la proposition américaine, avant même que les pays arabes concernés ne se soient prononcés.

Il n’y a donc rien de surprenant dans la position israélienne qui se perpétue de Ben Gourion à Nétanyahou, dans la mesure où la reconnaissance par Israël du droit des réfugiés impliquerait une reconnaissance de sa responsabilité dans l’émergence du problème et ce qui en découle légalement, c’est-à-dire le droit au retour. Rien de surprenant non plus dans la position du leader israélien à l’égard de l’UNRWA, qui est l’incarnation juridique du problème des réfugiés.

Au moment de la création de l’UNRWA, on pensait que cette agence serait « temporaire », en vertu des deux résolutions de l’Assemblée générale la créant (résolution 212 en novembre 1948 et résolution 302 en décembre 1949). Son travail, voire son existence même, devait prendre fin lorsque les réfugiés palestiniens dont elle s’occupait retourneraient dans leurs maisons et sur leurs terres saisies par les milices sionistes en 1948. Au lieu de cela, leur nombre a augmenté à mesure que l’État d’Israël s’est emparé de davantage de territoire pendant la guerre de 1967. Puis Nétanyahou est venu tenter de mettre fin à ce problème de réfugiés, non pas en leur permettant de rentrer dans leurs foyers, comme cela semblerait être la solution naturelle face à un tel problème, mais en éliminant l’organisation internationale qui « rappelle leur existence ».

En conclusion, la campagne israélienne contre l’UNRWA a plusieurs objectifs, dont deux principaux. Elle a tout d’abord un objectif immédiat qui, comme le soutient l’éminent professeur d’histoire anglo-israélien Avi Shlaim, est lié à la décision de la CIJ. En prévision des prochaines délibérations de celle-ci, la campagne israélienne entend déformer l’image de l’UNRWA, intimider ses responsables et les pousser à garder le silence sur les violations israéliennes qui n’ont pas cessé, en plus de saper la crédibilité de ses rapports et déclarations sur lesquels le tribunal s’est appuyé dans sa décision initiale. Très probablement, comme le font habituellement les avocats du mensonge lorsqu’ils manquent de preuves, ce sera la principale carte présentée par la défense israélienne à la reprise de l’audience (au moins pour des raisons de propagande). Le deuxième objectif de la campagne israélienne est stratégique, avec un impact plus profond. Il s’agit d’une tentative nouvelle et ancienne d’effacer totalement la question des réfugiés qui, du point de vue du droit international, est toujours d’actualité et n’a pas encore été éliminée.

Bien que Nétanyahou veuille faire oublier la question des réfugiés, avec toutes ses dimensions juridiques et humanitaires, sa position sur l’UNRWA et sa déclaration claire à ce sujet révèlent qu’à l’instar d’autres porteurs de l’étendard du sionisme comme idée et stratégie, il n’a pas oublié ce qui est dit dans les statuts de l’agence des Nations unies sur la définition du réfugié ; il peut être attribué à toute personne :

« qui a eu sa résidence normale en Palestine pendant deux ans au moins avant le conflit de 1948 et qui, en raison de ce conflit, a perdu à la fois son foyer et ses moyens d’existence, et a trouvé refuge, en 1948, dans l’un des pays où l’UNRWA assure ses secours »

Selon les registres de l’UNRWA, le nombre de réfugiés palestiniens dépasse les six millions. Ce chiffre serait donc une menace démographique pour le sionisme ? L’idée, la stratégie (et l’État) d’Israël seraient-ils au-dessus de toute tentative de porter cette question là où le droit international pourrait être applicable — et efficace ?

mise en ligne le 20 février 2024

Livraison d’armes à Israël : 
le silence troublant
de la France

Zeina Kovacs sur www.mediapart.fr

Alors que plusieurs parlementaires interpellent le gouvernement au sujet des armes françaises envoyées vers l’État hébreu, Amnesty International publie mardi une lettre ouverte demandant à Emmanuel Macron l’arrêt de ces ventes.

Dimanche 18 février, le ministre israélien Benny Gantz a promis une offensive sur la ville de Rafah si le Hamas n’a pas libéré les otages encore retenus dans la bande de Gaza d’ici au ramadan, c’est-à-dire autour du 10 mars. Face à l’éventualité de cette attaque sur la zone qui concentre 1,4 million de réfugié·es, la communauté internationale a cependant mis Israël en garde. 

Dans les colonnes de L’Humanité lundi, Emmanuel Macron a affirmé qu’une telle opération, « même si des combattants du Hamas s’y trouvent, c’est la certitude d’une catastrophe humanitaire ». Depuis la semaine dernière, le ton du président français s’est durci : le 14 février, il a exhorté Benyamin Nétanyahou, lors d’une conversation téléphonique, à « cesser » les opérations, dénonçant un « bilan humain » et une « situation humanitaire » « intolérables ».

n diplomatique plus sévère, la France n’a toujours pas pris de sanctions contre Israël, notamment concernant leur collaboration de défense. Depuis quelques semaines, la pression des parlementaires et des ONG sur la question des exportations d’armes françaises s’intensifie, et le gouvernement entretient le flou.

Pressions sur le Quai d’Orsay

Ce mardi, à la suite des articles de Mediapart sur le sujet, l’ONG Amnesty International a envoyé une lettre ouverte au président français pour demander un « arrêt des livraisons d’armes et de matériels de guerre à Israël ». « La France doit respecter un devoir de prévention du génocide. Cela implique notamment de ne pas fournir à Israël de moyens lui permettant de commettre des actes entrant dans le cadre d’un risque de génocide », stipule la lettre.

Cette demande d’embargo de la part d’Amnesty intervient dans un contexte de manque de transparence du ministère de l’Europe et des affaires étrangères sur la question des livraisons d’armes et de composants militaires vers Israël.

À l’heure actuelle, nous n’avons aucun moyen d’affirmer que les composants français ne servent pas à l’offensive en cours à Gaza. Aymeric Elluin, spécialiste des questions d’armement à Amnesty International

Le 14 février, la députée insoumise Mathilde Panot interpellait à ce sujet le ministre des affaires étrangères, Stéphane Séjourné, en demandant notamment « la liste [des armes et composants] déjà livrés par la France à Israël ». « Le ministre n’a pas répondu à la demande d’embargo mais s’est engagé à communiquer cette liste », a indiqué la députée, qui attend toujours le précieux document.

Le lendemain, c’est le sénateur communiste Fabien Gay qui demandait au Quai d’Orsay « des chiffres précis sur les exports et autorisations d’export d’armes décidés par la France vers Israël en 2023, et le détail des équipements qui ont été livrés dans cette période ». Une requête restée sans réponse à ce stade.

Depuis dix ans, la France a vendu pour 208 millions d’euros de matériel militaire à Israël, dont 25,6 millions en 2022, un chiffre marginal qui ne représente que 0,2 % des ventes totales de la France à l’étranger. Mais ce qui interroge, c’est surtout l’autorisation de vente de composants de type « ML4 » pour 9 millions d’euros apparaissant dans le dernier rapport parlementaire sur les exportations d’armes de la France en 2022. Ces composants désignent, d’après le rapport, les « bombes, torpilles, roquettes, missiles, autres dispositifs et charges explosifs et matériel et accessoires connexes et leurs composants spécialement conçus ».

Autrement dit, des composants ayant pu être utilisés, s’ils ont été livrés, pour bombarder la bande de Gaza où presque trente mille personnes ont été tuées depuis le 7 octobre. « À l’heure actuelle, nous n’avons aucun moyen d’affirmer que les composants français [comme des systèmes à distance d’aide à la conduite de tir, l’utilisation de composants utilisés pour le pilotage de drones – ndlr ] ne servent pas à l’offensive en cours à Gaza ou la facilitent », se désole Aymeric Elluin, spécialiste des questions d’armement à Amnesty International.

Si l’armée israélienne est volontairement floue sur la nature des armes utilisées sur le terrain, la France a toujours refusé de mettre en place un contrôle a posteriori de ses ventes d’armes. Interrogé par Mediapart, le Quai d’Orsay se contente de répondre que « chaque demande d’exportation de matériels de guerre repose sur un examen interministériel minutieux et rigoureux, au cas par cas, sur la base de différents critères ».

Situation humanitaire catastrophique à Gaza, nouvelle impasse en vue à l’ONU

La situation humanitaire reste catastrophique mardi dans la bande de Gaza, où 1,4 million de Palestinien·nes s’entassent dans la ville de Rafah menacée d’assaut par Israël, au moment où une nouvelle impasse se profile au Conseil de sécurité de l’ONU quant à un possible cessez-le-feu.

Après environ vingt semaines de guerre, les rapports des organisations humanitaires sur la situation dans la bande de Gaza sont de plus en plus alarmants. Selon les agences de l’ONU, les denrées alimentaires et l’eau potable sont devenues « extrêmement rares » dans le territoire palestinien, et 90 % des jeunes enfants y souffrent de maladies infectieuses. La perspective d’assaut sur Rafah inquiète la communauté internationale. Vingt-six des vingt-sept pays de l’Union européenne ont réclamé lundi une « trêve humanitaire immédiate ». Mais les espoirs qu’elle advienne sont de plus en plus minces.

Le Conseil de sécurité de l’ONU doit se prononcer mardi sur un nouveau texte, préparé depuis des semaines par l’Algérie, exigeant un cessez-le-feu « immédiat ». Une résolution menacée par un nouveau veto des États-Unis, allié d’Israël, qui serait leur troisième depuis le début de la guerre.

Ces critères évoqués par le ministère sont définis notamment par le traité sur le commerce des armes (TCA), que la France a signé et qui lui interdit de vendre des armes si elle a « connaissance […] que ces armes ou ces biens pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des violations graves des conventions de Genève de 1949, des attaques dirigées contre des civils ou des biens de caractère civil et protégés comme tels, ou d’autres crimes de guerre ».

La France est au courant des violations du droit international par Israël depuis au moins le mois de juillet 2023, date de son mémoire remis à la Cour internationale de Justice (CIJ) dans le cadre de l’« avis consultatif » que celle-ci doit rendre à l’Assemblée générale de l’ONU sur les « conséquences juridiques découlant des politiques et des pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé ». Dans ce texte que la France exposera mercredi – les audiences ont débuté lundi –, Paris pointe sans équivoque « les violations continues du droit international auxquelles Israël doit mettre un terme ». 

Mais l’élément qui aurait dû créer une « révolution copernicienne » pour Aymeric Elluin est la décision de la CIJ du 26 janvier dernier. La juridiction suprême onusienne a ordonné à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission à l’encontre des Palestiniens de Gaza de tout acte » de génocide. « Ce n’est plus une opinion politique, continue le spécialiste, la France a l’obligation de prévenir qu’un génocide se réalise. »

Muré dans le silence

Pourtant, depuis le 26 janvier, malgré les pressions des parlementaires et des ONG, aucune annonce en faveur d’un embargo n’a été prononcée par le gouvernement, qui préfère rester flou, voire silencieux, sur les questions qui lui sont posées à ce propos.

La France a-t-elle livré ou vendu des armes à Israël depuis le 7 octobre, et lesquelles ? Continuera-t-elle d’en livrer ou d’en vendre à l’avenir, malgré les risques de se rendre complice de crimes de guerre à Gaza ? Le 7 novembre déjà, le député insoumis Aurélien Saintoul posait les questions en ces termes au ministère des armées, restées pour l’heure sans réponse.

Depuis notre dernier article en date du 24 janvier, nous n’avons cessé de relancer le ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Dans une réponse en date du 31 janvier, le Quai d’Orsay affirmait que « les matériels exportés sont, pour l’essentiel, des composants, pour lesquels nous accordons une vigilance toute particulière s’agissant de l’utilisation du matériel final dans lequel ils ont vocation à être intégrés, et non des armes proprement dites » (voir la réponse intégrale en Boîte noire). Relancé le 19 février sur la question des matériels de type ML4 notamment, le ministère des affaires étrangères n’a pas donné suite.

La liste détaillée des armes exportées par la France par pays devrait, comme chaque année, être publiée en juin 2024. Ce n’est qu’en juin 2025 que sera rendue publique la liste du matériel envoyé à partir de janvier 2024.

Aux Pays-Bas, la justice a tranché la semaine dernière. Saisie par trois ONG, un tribunal de La Haye a, le 12 février, ordonné au gouvernement néerlandais de cesser ses livraisons d’armes en Israël - en l’espèce, des pièces détachées destinées aux F-35 américains stockées aux Pays-Bas - compte tenu du « risque clair de violations graves du droit humanitaire » par Israël.

En novembre, deux ONG américaines avaient saisi la justice américaine, dénonçant la complicité des responsables américains, au premier rang desquels le président Joe Biden. Fin janvier, le tribunal californien a rejeté la requête, estimant ne pas être compétent, tout en appelant cependant les trois responsables visés, Joe Biden, Antony Blinken et Lloyd Austin, à « examiner les résultats de leur soutien indéfectible au siège militaire contre les Palestiniens à Gaza », et acceptant l’affirmation selon laquelle il est plausible qu’Israël commette un génocide dans l’enclave.

Boîte noire

À nos questions du 24 janvier sur les livraisons d’armes à Israël depuis le 7 octobre ainsi que ses nouvelles commandes, et sur son souhait de continuer à le faire en dépit de ses engagements internationaux, le Quai d’Orsay nous a répondu le 31 janvier.

« Historiquement, la France est un partenaire marginal d’Israël en matière d’équipements de défense. Pour l’année 2022, le montant de nos exportations en matière d’équipements de défense vers Israël représente 0,2 % du montant total de nos exportations de matériel de guerre pour la même année. 

Les matériels exportés sont, pour l’essentiel, des composants, pour lesquels nous accordons une vigilance toute particulière s’agissant de l’utilisation du matériel final dans lequel ils ont vocation à être intégrés, et non des armes proprement dites.

La France dispose d’un dispositif de contrôle parmi les plus aboutis et les plus stricts, fondé sur un principe de prohibition conduisant à soumettre l’ensemble des activités dans le domaine de l’armement à autorisation préalable délivrée par les autorités étatiques compétentes.

Chaque demande d’exportation de matériels de guerre repose sur un examen interministériel minutieux et rigoureux, au cas par cas, sur la base de différents critères, dont ceux définis par le Traité sur le commerce des armes ainsi que ceux de la Position commune 2008/944/PESC “définissant des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires”. »

Le ministère a été relancé le 19 février sur la question des composants de type ML4 (bombes, roquettes, torpilles…) et sur la signature de nouveaux contrats et les livraisons depuis le 7 octobre, mais il n’a pas répondu à l’heure où nous publions cet article.

   mise en ligne le 19 février 2024

John Shipton, le combat d’un père pour faire libérer Julian Assange

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

À 78 ans, John Shipton mène une bataille sans relâche depuis 2019 pour faire libérer son fils. New York, Paris, Berlin, Melbourne, Genève, le père de Julian Assange a promis de ne jamais cesser son combat alors qu’un dernier recours doit être examiné, les 20 et 21 février, à Londres. Un rejet pourrait déclencher son extradition vers les États-Unis.

Traits tirés, barbe blanche, John Shipton enchaîne les déplacements dans un seul but : faire libérer son fils, Julian Assange. Assez discret durant les sept années d’asile à l’ambassade d’Équateur, l’arrestation du fondateur de WikiLeaks en avril 2019 par la police britannique pousse cet ancien architecte à sortir du silence. « Julian ne peut plus parler pour se défendre. C’est à sa famille et ses amis de parler pour lui. Je suis devenu un de ses ambassadeurs partout où je vais afin d’obtenir sa libération », explique John Shipton.

Dès les premières minutes d’incarcération de son fils, les États-Unis adressent une demande d’extradition visant l’Australien de 52 ans pour violation de la loi relative à l’espionnage, pour laquelle il risque cent soixante-quinze ans de prison. Washington le poursuit sans relâche pour la diffusion de 750 000 documents classifiés, à partir de 2010, qui ont révélé des crimes de guerre commis en Irak et en Afghanistan par les armées américaine et britannique.

Une lutte de tous les jours

Depuis l’Australie où il réside, John Shipton n’hésite pas et prend le premier vol direction Londres pour retrouver son fils, qui se trouve dans une cellule de la prison de haute sécurité de Belmarsh. Cette visite le marque profondément. Il y découvre le journaliste dans un état physique extrêmement dégradé et de santé mentale inquiétant. « Il avait perdu plus de 10 kilos avec une pression psychologique constante. Je lui ai immédiatement promis de revenir régulièrement tant qu’il ne serait pas libre », raconte-t-il.

À Belmarsh, Julian Assange demeure dans une petite cellule, 22 heures sur 24, et ne reçoit que deux visites par semaine et un appel téléphonique de dix minutes. D’où la colère de John Shipton, qui interpelle les autorités britanniques sur le fait de « mettre en prison un journaliste, sans jugement, dans un établissement de sécurité maximale, à l’instar d’un terroriste ou d’un meurtrier ! Qu’a-t-il commis si ce n’est publier des informations d’intérêt public ? Il s’agit d’une pierre angulaire de la liberté des médias, du droit des citoyens et des droits de l’homme qui fondent nos démocraties ». Les Nations unies ont reconnu et alerté sur une forme de « torture » que constitue sa détention.

À 78 ans, il n’a jamais renoncé à ce combat. Depuis cinq ans, ce militant antiguerre et progressiste n’a pas ménagé ses efforts en se rendant partout où il était invité. « Nous avons visité plus d’une cinquantaine de pays pour donner des conférences aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Europe, en Amérique latine avec sa femme, Stella, ou son demi-frère, Gabriel. Nous avons également visité diverses institutions comme le Haut-Commissariat des Nations unies, le Parlement européen, le Conseil de l’Europe et plusieurs Parlements, comme l’Assemblée nationale à Paris ». Dans cette lutte constante, le regret demeure de devoir laisser sa fille à Melbourne.

Un épilogue le 21 février

Ce soutien remonte à près de vingt ans, lorsque Julian Assange, étudiant, s’installe à Newtown chez son père. Plus tard, ils entretiennent de longs échanges sur la création de WikiLeaks ; l’adresse de la société a été réalisée sous le nom de Shipton.

Malgré tout, ce combat sans relâche a un coût financier qui a poussé John à vendre sa maison de Newtown, faute de liquidités, et à compter sur les dons des particuliers, la vente de livres. « Après tout, cette procédure symbolise un bras de fer international entre un homme et un empire sur la liberté de la presse », résume-t-il.

L’épilogue de l’affaire Assange pourrait se jouer les 20 et 21 février. La Haute Cour de justice britannique examinera durant ces deux jours la recevabilité de l’ultime appel du journaliste au Royaume-Uni pour empêcher son extradition vers les États-Unis. « À l’issue de ces deux jours d’audience, ou bien les deux juges autorisent le fondateur de WikiLeaks à présenter formellement cet appel ou bien ils le lui refusent. Dans ce cas de figure, le journaliste australien pourrait être extradé dans la foulée par Washington. On aura la possibilité de présenter un recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) mais celui-ci ne sera pas suspensif. Il appartiendra au Royaume-Uni de prendre en considération cette décision car rien ne l’y contraint », alerte, inquiet, John Shipton.

 

mise en ligne le 19 février 2024

« Derrière ces procédures,
c’est le débat public
qui est visé » : l'inquiétante criminalisation
des soutiens à la Palestine

Elisabeth Fleury sur www.humanite.fr

« Apologie du terrorisme », « incitation à la haine » : depuis le 7 octobre, les poursuites disciplinaires ou pénales se multiplient à l’encontre de quiconque remet en cause la politique d’Israël.

Père français, mère palestinienne, Selim a grandi à Jérusalem et vit à Paris depuis deux ans. Inscrit dans un lycée privé de la capitale, élève brillant, le garçon de 14 ans rêve de devenir journaliste. Samedi 7 octobre, à 10 h 30, l’attaque du Hamas commence tout juste à être éventée.

Les nouvelles sont rares. On parle de tirs de roquettes, on évoque des brèches dans le mur encerclant Gaza. Le nombre de victimes est inconnu, tout comme les atrocités perpétrées sur place. « La journée commence bien », écrit Selim sur sa story Instagram, joignant une photo de la home page du site du Monde.

Lundi matin, reprise des cours. Un élève de confession juive assène une violente gifle à Selim. Dans le bureau du proviseur, agresseur et agressé sont mis sur le même plan et écopent d’une sanction identique : un blâme. Quelques jours plus tard, dénoncé pour avoir consulté la chaîne Telegram du Hamas durant une récréation, Selim est à nouveau convoqué.

Seul face à la conseillère pédagogique, il est sommé de répondre par écrit à des questions très orientées. « Qu’avez-vous ressenti le 7 octobre ? » « Quels sites d’information consultez-vous ? » Ses réponses se veulent nuancées. Elles déplaisent. Un signalement pour « apologie du terrorisme » est envoyé au parquet.

« Votre fils met-il sur le même plan l’assaut du Hamas et la riposte israélienne ? »

Cette fois, l’interrogatoire se déroule au commissariat, en présence de ses parents. Un moment « lunaire », se souvient son père : « Les policiers étaient submergés par des dossiers comme le nôtre, ils n’en pouvaient plus, ça leur faisait perdre un temps fou. » Plus d’un mois s’est écoulé depuis le 7 octobre. Côté palestinien, on compte déjà près de 15 000 morts. « Votre fils met-il sur le même plan l’assaut du Hamas et la riposte israélienne ? » se voit-il demander.

Puis il entend, sidéré : « Est-il croyant ? » Selim, de son côté, fait preuve de pédagogie : « Cela vous ferait quoi si, un jour, des étrangers prenaient votre maison et vous interdisaient d’y remettre les pieds ? » Réponse du fonctionnaire qui lui fait face : « Je ne serais pas content. » « C’est ce qui est arrivé à mon grand-père, explique l’adolescent. Il était proche de l’OLP, il n’aimait pas le Hamas, il aurait juste voulu pouvoir rentrer chez lui. Je suis pareil. » Deux heures plus tard, l’interrogatoire est levé, le dossier classé.

« Depuis le 7 octobre, les procédures disciplinaires se sont multipliées dans les établissements scolaires », constate Elsa Marcel. La jeune avocate s’est spécialisée dans la défense des militants victimes de répression. Ici, c’est un conducteur de bus que sa hiérarchie menace de sanction pour avoir écouté un podcast jugé douteux. Là, un syndicaliste toulousain poursuivi pour un tweet pro-Palestine. « Les parquets répriment très vite, très fort. Pour empêcher la solidarité. Pour intimider. »

Le 15 octobre, alors qu’elle se rend au vernissage de l’exposition-hommage aux quarante ans de la marche pour l’Égalité, Véronique fait halte sur le Vieux-Port de Marseille. Une petite quarantaine de militants, pancartes, drapeaux palestiniens et keffiehs, défient l’interdiction de manifester. Adhérente de l’Union juive française pour la paix (UJFP), la retraitée les rejoint. « Nous sommes tous des Palestiniens ! » entonne-t-elle. Immédiatement, trois policiers l’encerclent.

Menottée dans le dos, la sexagénaire est embarquée sans ménagement avec deux autres militantes. Elle restera 24 heures en garde à vue, dans les odeurs d’urine, en compagnie d’une jeune femme interpellée avec elle : « Elle n’en revenait pas, elle n’avait jamais vu de juive antisioniste. » Agenda passé au crible. Prises d’empreintes. Photos.

Les enfants de Véronique, que personne n’a prévenus, sont fous d’inquiétude. Ils apprendront le sort de leur mère sur les réseaux sociaux : par chance, l’arrestation a été filmée. Devant le procureur, Véronique reconnaît sa « présence citoyenne » au Vieux-Port. Elle écope d’un « avertissement pénal probatoire ».

« Mettre en cause la politique d’Israël est devenu impossible »

En cas de poursuites pour « apologie du terrorisme » ou « incitation à la haine », Elsa Marcel a une position de principe : ne jamais reconnaître sa culpabilité.  « Il faut se défendre jusqu’au bout, dit l’avocate, car derrière ces procédures, c’est le débat public qui est visé. »

Un débat miné. Me Julie Gonidec, elle aussi spécialisée dans la défense politique, explique que « mettre en cause la politique d’Israël est devenu impossible ». Pour avoir retweeté des images d’Al Jazeera, l’un de ses clients, médecin dans les Hauts-de-Seine, a été sommé en audience de s’excuser d’être antisémite : « Il a évidemment refusé cet amalgame. Résultat : on attend la date de son procès. »

Les parents de Sélim ont eu, avec l’équipe de son lycée, une très orageuse explication. L’élève modèle n’a pas voulu quitter l’établissement. Les quelques heures au commissariat ne l’ont pas bouleversé. Il dort et mange bien, continue de s’informer. « Il est intelligent, se rassure son père. Il a compris qu’en France, il était impossible d’avoir une parole libre sur la Palestine. »

  mise en ligne le 18 évrier 2024

Sanctions contre Israël :
les gauches convergent sur le principe

Fabien Escalona, Pauline Graulle et Ilyes Ramdani sur www.mediapart.fr

Initialement portée par les seuls Insoumis, la revendication de sanctions diplomatiques et économiques contre l’État hébreu réunit de plus en plus les gauches françaises. L’embargo contre les armes fait consensus, de même qu’un durcissement des mesures contre la politique de colonisation.

Tardivement, le ton des diplomaties occidentales se durcit à l’égard de Benyamin Nétanyahou. Alors que le bilan humain de l’intervention militaire de l’État hébreu dans la bande de Gaza approche des 30 000 morts, le premier ministre israélien menace d’une opération d’ampleur la ville de Rafah où se sont réfugiées plus d’un million de personnes dans des conditions effroyables.

Jeudi soir, le président des États-Unis Joe Biden a tenté de dissuader Benyamin Nétanyahou. En France aussi, Emmanuel Macron a haussé le ton cette semaine, signifiant mercredi au chef du gouvernement israélien « l’opposition ferme de la France à une offensive israélienne à Rafah ». « Le bilan et la situation humaine sont intolérables et les opérations israéliennes doivent cesser », a dit Emmanuel Macron, avant de menacer deux jours plus tard de reconnaître l’État palestinien, ce qu’il s’est toujours refusé à faire jusque-là.

Les deux pays ont par ailleurs pris des mesures de rétorsion à l’égard de « colons violents » en Cisjordanie, mais aucune en lien avec les crimes et destructions commises à Gaza. Longtemps évitée par les chancelleries, mais aussi largement absente du débat public, la question des moyens concrets d’arrêter la tragédie en cours finit par devenir incontournable. 

En France, Jean-Luc Mélenchon a été le premier responsable politique de premier plan à demander clairement, le 14 décembre dernier, des « sanctions économiques contre le gouvernement de l’État d’Israël ». En Belgique, le président du Parti socialiste (PS) belge Paul Magnette a défendu la même chose. Mercredi, sans prononcer le mot, les premiers ministres d’Espagne et d’Irlande ont évoqué les « mesures adéquates » à prendre par la Commission européenne en cas de non-respect par Israël des droits humains. 

Mais qu’en pensent les gauches françaises dans leur diversité ? Ces dernières semaines, en dehors donc de l’expression de La France insoumise (LFI), il était difficile d’y voir clair dans le positionnement public des uns et des autres. La dénonciation de l’action du gouvernement israélien, souvent vigoureuse, s’achevait volontiers sur des propos plus évasifs à propos des pressions à exercer à son égard. 

Mediapart a donc sollicité par écrit les quatre partis disposant d’un groupe à l’Assemblée nationale – La France insoumise (LFI), le Parti socialiste (PS), Les Écologistes et le Parti communiste (PCF). Des questions similaires ont été adressées aux chef·fes de groupe et à des député·es identifié·es pour leur travail sur le sujet. Raphaël Glucksmann, tête de liste des socialistes aux prochaines européennes mais leader de Place publique, a également été interrogé. 

Sanctions contre les exactions de colons : un consensus pour aller plus loin

Tous les parlementaires interrogés approuvent les mesures prises par la France le 13 février « à l’encontre de colons israéliens violents » en Cisjordanie, que Paris souhaiterait également voir adoptées au niveau européen. À ce jour, 28 personnes sont concernées par une interdiction administrative du territoire français. 

« C’est un premier pas qui va dans le bon sens », concède la députée PCF Elsa Faucillon, tout en regrettant qu’« il aura fallu attendre que les États-Unis prennent des sanctions pour que le gouvernement français se décide à prendre une mesure similaire ». À son image, tous les élus pointent le caractère insuffisant de ces dispositions. Olivier Faure et Boris Vallaud, respectivement premier secrétaire du PS et président de son groupe à l’Assemblée, mentionnent ainsi qu’il pourrait y être ajouté « le gel des avoirs » des personnes déjà visées, en France et si possible en Europe. 

Dénonçant comme ces derniers le problème structurel posé par la colonisation illégale, qui mine toute perspective de paix entre Israéliens et Palestiniens, les autres parlementaires vont plus loin en déduisant un élargissement nécessaire des sanctions à édicter. 

Ce qu’il faut sanctionner, c’est la politique d’un gouvernement d’extrême droite. Cyrielle Chatelain, députée écologiste.

Selon Mathilde Panot, présidente du groupe LFI, « il ne faudrait pas que [le] changement de vocabulaire calqué sur les États-Unis vienne à faire oublier que ce n’est pas les seuls colons dit “extrémistes” qui sont le problème au regard du droit international, mais la colonisation elle-même. » « Il n’y a pas les colons “violents” et “les autres”, abonde l’écologiste Sabrina Sebaihi. La colonisation est une violence à part entière, que l’on prenne les terres qui ne nous appartiennent pas par les armes ou à la faveur d’une absence. » 

Pour Éric Coquerel (LFI), « les sanctions devraient concerner tous les colons qui sont tous en situation illégale par rapport au droit international ». D’autres affirment que les dirigeants israéliens eux-mêmes devraient être visés, comme ce que suggère l’avocate Sarah Sameur, qui vient de déposer une requête en ce sens à Josep Borell, le haut représentant de la diplomatie européenne. 

C’est le cas d’Elsa Faucillon (PCF), qui trouverait plus courageux de « prendre des sanctions contre le gouvernement israélien », dans la mesure où les exactions sont commises à l’intérieur d’un « système colonial ». « Ce qu’il faut sanctionner, affirme également l’écologiste Cyrielle Chatelain, c’est la politique d’un gouvernement d’extrême droite qui encourage ces comportements criminels et qui persiste dans sa politique de colonisation. »

Sanctions économiques contre Israël : une convergence, mais pas au même rythme

Si les mesures prises par la France sont insuffisantes, indiquent tous les parlementaires contactés, c’est aussi qu’elles ne concernent pas les pertes humaines et les destructions qui s’accumulent dans la bande de Gaza. À cet égard, les choses ont bougé depuis le mois de novembre, lorsque le socialiste Jérôme Guedj, déjà interrogé sur d’éventuelles sanctions par Mediapart, répondait « qu’après le 7 octobre ce serait un renversement de responsabilités terrible et injuste »

Les Insoumis, interrogés sur les sanctions précises qu’ils envisagent depuis décembre, se refusent à « une liste à la Prévert » mais répondent, sous la plume de Mathilde Panot, qu’« en toute hypothèse il faudrait arrêter les missions économiques et déclarer un embargo sur les produits liés aux colonies. Par ailleurs, Manon Aubry [eurodéputée LFI – ndlr] a demandé au Parlement européen la suspension des accords UE-Israël. Et il faut évidemment arrêter immédiatement toute coopération sécuritaire et militaire de la France avec Israël. » 

Mathilde Panot a interpellé à ce sujet le ministre des affaires étrangères Stéphane Séjourné, en demandant « un embargo sur la fourniture d’armes et de composants militaires à Israël » et « la liste de ceux déjà livrés par la France à Israël ». « Le ministre n’a pas répondu à la demande d’embargo mais s’est engagé à communiquer cette liste », indique l’Insoumise.  

Les communistes vont dans le même sens que LFI. « Les sanctions réputationnelles ne suffisent plus, constate Elsa Faucillon. Il faut engager un rapport de force. » Selon son président de groupe André Chassaigne, « il existe deux leviers efficaces pour sanctionner Israël : les armes et le commerce. L’UE pourrait tout à fait édicter des sanctions diplomatiques et économiques à l’égard d’Israël, ne serait-ce que pour sortir du cercle infernal du “deux poids, deux mesures”, qui affaiblit considérablement la crédibilité de la France et surtout le droit international. »

L’écologiste Sabrina Sebaihi fait valoir que l’UE a su prendre des sanctions contre l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, et qu’elle devrait désormais en prendre contre Israël, à commencer par un embargo sur les armes et les produits issus des colonies. Sa présidente de groupe, Cyrielle Chatelain, répond également que face à « des violations du droit international humanitaire », l’UE et la France ont le devoir d’adopter des sanctions « comme elle le ferait à l’égard de n’importe quel autre pays qui commettrait de tels actes ».

Les sanctions envisagées par le PS semblent moins larges que celles envisagées dans le reste de la gauche.

Du côté du PS et de Place publique, le principe de sanctions est accepté, mais en prenant soin de rappeler la condamnation sans faille des attaques du 7 octobre menées par le Hamas – « le pire crime antisémite de ce siècle » selon Boris Vallaud ; « le pire pogrom depuis la fin de la Seconde guerre mondiale » d’après Raphaël Glucksmann. 

« Rien ne saurait justifier les attaques terroristes du 7 octobre 2023 ; rien n’autorise en retour le massacre aveugle des Palestiniens de Gaza au mépris du droit international », résume Olivier Faure, en rappelant la triple revendication de libération des otages, de cessez-le-feu et d’enquête internationale de l’ONU. « Raser le Nord, déplacer les civils à Rafah et maintenant bombarder leur dernier refuge, ce n’est pas lutter contre le terrorisme », abonde Raphaël Glucksmann. 

Les sanctions envisagées par le PS semblent moins larges que celles envisagées dans le reste de la gauche. Ses responsables citent surtout un « embargo sur les armes et les munitions utilisées par les parties belligérantes à Gaza », même si la porte n’est pas fermée à des mesures supplémentaires. Boris Vallaud évoque ainsi « des mesures ciblées, économiques et diplomatiques », pour obtenir un cessez-le-feu et une véritable aide humanitaire. Le PS soutient par ailleurs la demande des premiers ministres espagnol et irlandais d’examiner le respect de l’accord d’association UE-Israël. 

La France a le devoir d’agir, et par ailleurs elle ne serait pas isolée en Europe si elle le décidait. Mathilde Panot, députée LFI.

Raphaël Glucksmann le dit plus clairement encore : « L’UE devrait agir et envoyer un signal clair : déclencher par exemple la procédure de suspension de l’accord d’association UE-Israël sur la base de l’article 2 portant sur les droits humains. » Avec une mise en conformité des États membres par rapport aux règles européennes d’exportations d’armes,  il y aurait là l’occasion d’une « fermeté » que l’eurodéputé juge difficile à atteindre dans un système où l’unanimité est requise. « L’Europe est trop divisée sur la question », constate-t-il, jusque dans sa propre famille politique. 

La France devrait-elle agir de manière unilatérale ? « La Cour de justice internationale (CIJ) a demandé des mesures conservatoires pour mettre fin à un risque de génocide à Gaza, répond Mathilde Panot (LFI). Dans un tel contexte, il n’est pas acceptable de ne rien faire sous prétexte que certains pays européens restent sur la ligne du soutien inconditionnel au gouvernement de Nétanyahou. La France a le devoir d’agir, et par ailleurs elle ne serait pas isolée en Europe si elle le décidait. »

Saisir la Cour pénale internationale ? 

Les sanctions sont des mesures décidées par des autorités politiques pour contraindre un acteur extérieur. La voie de la justice internationale, nécessairement plus longue, est aussi explorée par les partis de gauche. À cet égard, trois groupes parlementaires ont récemment pris une initiative supplémentaire. 

Déposée le 18 janvier, une proposition de résolution de Sabrina Sebaihi et Elsa Faucillon vise à inciter le gouvernement à saisir la Cour pénale internationale (CPI) sur la situation à Gaza. Cosignée par des parlementaires écologistes, communistes et insoumis, la résolution ne devrait toutefois pas être inscrite à l’agenda par la majorité.

Dans l’esprit de ses initiatrices, la saisine de la CPI aurait pour objet la qualification des crimes commis à Gaza (« y compris celui de génocide »), l’enquête sur les crimes de guerre et les éventuels crimes contre l’humanité et la demande de mandats d’arrêt internationaux à l’encontre de Benyamin Nétanyahou et d’autres dirigeants israéliens. 

« Il ne suffit pas de rappeler mollement à Israël qu’il doit se conformer au droit, souligne Elsa Faucillon. Il faut agir et lui imposer de le faire. Face à ce qui se passe à Gaza, les mots ne suffisent pas. » À l’unisson, Sabrina Sebaihi défend l’utilité de l’initiative en dépit de son caractère symbolique : « Cette saisie permet de continuer à mettre la pression au gouvernement français, qui a d’ores et déjà modifié son discours suite à la mobilisation citoyenne et politique. » 

La CPI, c’est le temps long. Si nous voulons aider les civils […] pris au piège à Rafah, il faut une action politique coordonnée et immédiate. Raphaël Glucksmann, eurodéputé Place publique.

Les socialistes, eux, n’ont pas signé la proposition de résolution. Ils en « partage[nt] l’intention », assure Boris Vallaud, mais « la saisine de la CPI trouvera malheureusement assez vite ses limites et ne sauvera dans le délai aucune vie », souligne Olivier Faure, rappelant que les États-Unis et Israël ne sont pas membres de la juridiction de La Haye. 

Le PS demande, plutôt qu’une enquête de la CPI, une « enquête internationale sous l’égide de l’ONU », qu’il estime plus efficace, et martèle la nécessité de « durcir la pression diplomatique », dixit Boris Vallaud. « Toute démarche permettant à la justice internationale d’établir les faits et les responsabilités est positive et reçoit mon soutien », indique de manière plus positive Raphaël Glucksmann, qui souligne néanmoins que « la CPI, c’est le temps long ». « Si nous voulons aider les civils bombardés et pris au piège à Rafah, il faut une action politique coordonnée et immédiate. »  

« Parfois, l’action politique ne parvient pas à se concrétiser mais son symbole reste fondamental, répond à distance André Chassaigne (PCF). Des parlementaires de plusieurs groupes réaffirment l’absolue nécessité du respect de la justice pénale internationale. C’est d’autant plus indispensable suites aux déclarations du Procureur de la CPI, Karim Khan, annonçant que son bureau pourrait prendre des mesures à l’encontre d’Israël. »

« Cette saisine seule ne peut changer la donne à court terme, [mais] elle s’inscrit dans une indispensable stratégie globale, défend Mathilde Panot (LFI). Et son impact n’est pas négligeable. S’il l’était, comment expliquer que le  gouvernement israélien soit vent debout contre ce type d’initiative ? »

Si des différences continuent à exister entre les gauches, dans la façon de parler du conflit et dans la radicalité des mesures à défendre par la France, les positions se sont rapprochées sur la nécessité de pressions concrètes pour inciter le gouvernement israélien à modifier son comportement. Sur un sujet qui avait contribué à faire exploser la Nupes, le constat n’est pas anodin. 

Boîte noire

Tous les parlementaires cités ont répondu par écrit aux questions de Mediapart, envoyées mercredi 13 février dans l’après-midi.

   mise en ligne le 17 février 2024

Sénégal : tout comprendre
à la crise politique
qui secoue le pays

Benjamin König sur www.humanite.fr

Souvent présenté hâtivement comme le « bon élève démocratique » de l’Afrique, le Sénégal connaît à son tour une période de fortes turbulences. Dans un pays où près de mille opposants, journalistes ou voix de la société civile, sont emprisonnés, le récent report de l’élection présidentielle a aggravé une situation qui s’était détériorée depuis plusieurs années. Jeudi 15 février, le Conseil constitutionnel a invalidé cette décision, prolongeant l'incertitude.

Le 2 février, le président Macky Sall, à la tête du Sénégal depuis 2012, a annoncé le report de l’élection initialement prévue le 25 février, après avoir annulé purement et simplement le décret convoquant le scrutin. Une décision invalidée, jeudi 15 février, par le Conseil constitutionnel. Loin d’être une surprise, cette nouvelle crise politique n’est que l’aboutissement de tensions et d’une dérive autoritaire du pouvoir en cours depuis plusieurs années.

1. Les manœuvres de Macky Sall

Durant les derniers jours précédant l’annonce, des rumeurs bruissaient de cette volonté de Macky Sall de reporter l’élection par crainte d’une défaite de son camp : la coalition Benno Bokk Yakaar (Unis par l’espoir en wolof), représentée par le premier ministre actuel, Amadou Ba. Le président a profité d’un contentieux entre des députés de l’opposition – notamment du Parti démocratique sénégalais (PDS) – envers le Conseil constitutionnel pour ajourner le scrutin. Un projet de loi a été déposé dans la foulée, mais l’opposition catégorique d’une centaine de députés a entraîné leur expulsion de l’Hémicycle par les gendarmes. Une scène hallucinante. Les députés restants, ceux de la majorité et du PDS, ont ensuite validé le texte…

Un coup d’État civil qui a entraîné des réactions outrées dans la population, mais aussi dans le propre camp de Macky Sall : le ministre et secrétaire du gouvernement, Abdou Latif Coulibaly, a démissionné : « Je n’ai pas de mots pour qualifier ça », a-t-il dénoncé. Durant ces deux journées des 4 et 5 février, malheureusement historiques, plusieurs manifestations ont été interdites et durement réprimées. Pire : plusieurs élus ont été arrêtés alors qu’ils comptaient mener campagne malgré tout, dont l’ex-première ministre de Macky Sall, Aminata Touré, emprisonnée puis libérée quelques heures plus tard.

2. Une répression féroce

Le président sortant voulait en réalité se représenter pour un troisième mandat, pourtant interdit par la Constitution. Il avait dû renoncer en juillet 2023 après des mois de mobilisation de la société civile et des intellectuels sénégalais. Le 20 janvier, le Conseil constitutionnel avait validé vingt candidatures, mais en écartant deux opposants, des poids lourds de la politique du pays : Karim Wade, du PDS, en exil au Qatar depuis 2016, fils de l’ancien président Abdoulaye Wade (entre 2000 et 2012).

Et surtout Ousmane Sonko, le dirigeant du mouvement Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), la bête noire de Macky Sall. Ousmane Sonko est en prison depuis juillet dernier après une condamnation pour appels à l’insurrection et complot contre l’État. Le Pastef avait également été dissous par le gouvernement après les manifestations de mars 2021 et juin 2023, où 28 personnes au moins avaient été tuées par les « forces de sécurité ».

Ousmane Sonko a été également condamné pour diffamation envers le ministre du Tourisme, ce qui a permis de le déclarer inéligible. Pour le scrutin du 25 février, son bras droit Bassirou Diomaye Faye avait vu sa candidature validée : moins connu et populaire que son leader, il n’a, pendant longtemps, pas représenté un danger pour le pouvoir. D’autant que lui aussi est… emprisonné pour « outrage à magistrat et diffamation » après avoir critiqué les juges.

Des cas qui illustrent l’instrumentalisation systématique de la justice. « Quand Macky Sall est arrivé au pouvoir, le Sénégal était considéré comme le phare de la démocratie et des droits humains sur le continent africain. Depuis lors, il s’est employé à détruire les acquis démocratiques en instrumentalisant la justice, la police et la gendarmerie », martèle Seydi Gassama, le directeur d’Amnesty International Sénégal.

3. Quel horizon pour le Sénégal ?

En réalité, la démocratie sénégalaise a toujours été imparfaite – comme toutes. Mais cette fois, le Sénégal plonge dans l’inconnu : jamais un scrutin n’avait ainsi été reporté. Qui plus est aussi loin – le 15 décembre. Une longue période d’incertitude qui pourrait déboucher sur une véritable déstabilisation du pays. Onze candidats sur les vingt retenus ont annoncé leur volonté de poursuivre leur campagne et s’en tenir à la date du 25 février.

« Macky Sall s’est mis au ban de la toute la communauté internationale (…). Mobilisons-nous pour obtenir le scrutin du 25 février ! », a exhorté Aminata Touré. Si la France, l’UE et les États-Unis ont fait part de leur « préoccupation », leur hantise, comme celle de Macky Sall, était de voir un candidat du Pastef l’emporter : ses positions souverainistes, panafricanistes, parfois populistes, mais dénonçant fermement le néocolonialisme, notamment français, rebutent. Pas au Sénégal : parmi la jeunesse, comme dans les pays voisins, ces thèmes rendent Ousmane Sonko et le Pastef – même dissous – très populaires.

4. Une nouvelle page de la Françafrique ?

« Pour une fois, au Sénégal, un candidat aurait pu être élu pour œuvrer à l’autonomie de son pays sans être sous la dictée de Paris, en étant issu d’élections normales. Jusqu’à samedi, je me suis demandé si c’était possible. Quand le report a été annoncé, je me suis dit que ça s’inscrivait parfaitement dans notre histoire françafricaine », analyse Ndongo Samba Sylla, économiste et coauteur de De la démocratie en Françafrique. Une histoire de l’impérialisme électoral, paru en janvier (la Découverte).

Car Macky Sall est notamment un allié d’Emmanuel Macron, sur le plan diplomatique comme idéologique. D’autant plus qu’un enjeu économique se fait jour avec l’ouverture prochaine des gisements de pétrole : une rente qui aiguise les appétits, ceux des dirigeants sénégalais mais aussi des compagnies pétrolières occidentales.

Cette domination économique symbolisée par le franc CFA ou les récents accords de pêche entre le Sénégal et l’UE, qui entraîne un pillage de la ressource au détriment des pêcheurs locaux, est au cœur des griefs formulés par la jeunesse sénégalaise. Désormais, les regards sont tournés vers plusieurs dates : celle du 25 février, mais aussi du 2 avril, qui devait sonner la fin du mandat de Macky Sall. Au-delà, son maintien en fonction peut être considéré comme illégal. Et enfin, celle du 15 décembre 2024, désormais date de l’élection présidentielle.

mise en ligne le 16 février 2024

« Rafah sera la honte du monde » : à Paris, mobilisation contre le massacre des Palestiniens

Pauline Migevant  et  Luna Guttierez  sur wwwpolitis.fr

Alors qu’Israël a annoncé une offensive militaire imminente à Rafah, où sont déplacés 1,4 million de Palestiniens, un rassemblement a eu lieu le 14 février dans la capitale devant le ministère des Affaires étrangères pour appeler la France à agir.

Une femme tient une pancarte tachée de sang. Elle y a accroché des chaussons de danse pour enfant, ensanglantés eux aussi. « Keep calm and watch the slaughter » : restons calmes et regardons le massacre. Au dos, en français : « Gaza, nous, on vous voit. Cessez-le-feu ». Elle n’est pas seule, autour d’elle des centaines de manifestants sont réunis ce 14 février devant le Quai d’Orsay, à l’appel du Collectif national pour une paix juste et durable, pour exiger des actes. Le carton est un peu défraîchi, la pancarte date de novembre. « Jamais on imaginait être encore là en février », soupire la femme. Elle a étudié le droit international public, et se dit « choquée » que de « telles violations des droits humains » puissent avoir lieu « sans réaction ».

« Ce n’est pas au peuple de dire à ses représentants de respecter le droit », intervient son amie. Sur sa pancarte, une Marianne a été dessinée, bonnet phrygien et bouche muselée par un sparadrap aux couleurs d’Israël. Ce qui la choque, « c’est le deux poids deux mesures » et le traitement par les médias. « Sur la 5, ils ont invité un Français qui s’est engagé dans l’armée israélienne et en face de lui, il n’y avait pas de contradicteur ». Elles évoquent les responsabilités face à l’histoire. « Quand on va réaliser ce qu’on a fait, ce sera trop tard. On se sera rendu compte qu’on était du mauvais côté de l’Histoire. »

Une autre femme, 35 ans, se trouve non loin. Elle aussi depuis quatre mois, est de toutes les mobilisations : elle a fait la marche de Paris à Bruxelles pour se rendre au Parlement européen début février, et s’est même rendue à La Haye, durant les audiences devant la Cour Internationale de justice en janvier après la plainte de l’Afrique du Sud pour génocide. Ce soir, à nouveau, elle est là. « Je me souviens quand on faisait de l’histoire au collège, je me disais ‘Comment ils ont fait pour laisser des gens partir dans les trains’. Et maintenant, on laisse faire. Nous, on n’est pas en danger, je ne vais pas mourir si je manifeste. Je me dois de sortir dans la rue. »

Ils tiennent sous les bombes et nous, il faudrait qu’on abandonne ?

La première fois qu’elle a entendu parler de la Palestine, elle avait 13 ans, sa mère regardait la télé, « c’était au moment de la mort de Mohammed Al-Durah ». À l’époque, la mort en direct du garçon de 12 ans, lors de la seconde intifada en 2000, avait ému l’opinion. Aujourd’hui, il en faut plus pour que la violence choque, selon elle. « Une boîte crânienne qui explose, c’est trash. Mais c’est ce qu’il faut. »

Une autre femme, seule, agite ardemment son drapeau palestinien. Elle scande les slogans avec la foule, mais son visage est empreint de gravité. « Ma douleur est profonde. Je ne crois plus en rien, ni aux droits de l’Homme, ni à la liberté, ni à la démocratie. Les images choquantes d’enfants mutilés qui nous parviennent ne font pas réagir le monde, personne ne bronche. » Pour elle, les décisions sont prises par les gouvernements et la volonté d’arranger la situation manque à l’appel.

Face à cette impuissance, elle exprime son désarroi et son soutien à la Palestine en étant présente ce soir. « Ils tiennent sous les bombes et nous, il faudrait qu’on abandonne ? Certainement pas. On doit continuer à montrer notre soutien face au nettoyage ethnique des Palestiniens. » Dévastée par ce qui se passe, elle affirme que « cette histoire à Rafah sera la honte du monde ».

« Plus personne n’est dupe, ce sont les civils qui sont visés »

Le rassemblement déborde sur la route. Cette mobilisation de soutien a pris plus d’ampleur que prévu. Pour un manifestant, « les déclarations sur Rafah ont eu l’effet d’un électrochoc chez les gens. Netanyahou ne peut plus parler de victimes collatérales dans sa lutte contre le Hamas. Plus personne n’est dupe, ce sont les civils qui sont volontairement visés ». En 48 heures, l’appel à manifester a rassemblé beaucoup de monde alors que le mouvement s’essoufflait depuis décembre. La police a dû bloquer les voitures pour sécuriser la manifestation.

L’armée israélienne a coupé le carburant, l’électricité, l’aide humanitaire passe au compte-goutte et la famine guette la population. Après avoir demandé à la population du nord de Gaza de se déplacer vers le sud pour leur sécurité, le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou a annoncé une « puissante opération militaire » à venir à Rafah, déjà sous les bombes depuis plusieurs jours. Plus de 1,4 million de Palestiniens sont entassés dans cette « ville refuge » suite aux bombardements au nord de la bande. 90 % de la population a été déplacée de force depuis le début du conflit.

Cacher l’intention génocidaire d’Israël semble de plus en plus compliqué. J. Legrave

Dans la journée, Emmanuel Macron a appelé Benyamin Netanyahou à renoncer à une offensive israélienne à Rafah qui « ne pourrait qu’aboutir à un désastre humanitaire ». Si le président a demandé un cessez-le-feu à Gaza, la France continue pourtant de vendre des armes à Israël. Selon le député LFI Jérôme Legrave, « la France est le premier exportateur d’armes d’Israël en l’Union européenne. Elle envoie vers Israël 20 millions d’euros de matériel militaire chaque année ». Édouard, membre du Nouveau parti anticapitaliste (NPA), pointe lui aussi la responsabilité de la France. « Notre pays est acteur de cette guerre. En laissant 4 000 Français se battre pour Israël, la France se rend coupable. »

Beaucoup de pancartes sur lesquelles on peut lire « Arrêtez d’armer Israël et de financer le massacre » sont brandies devant le ministère. « Il y a un lien évident entre les annonces de Netanyahou sur Rafah et le monde qui s’est mobilisé aujourd’hui. L’ampleur du massacre réveille les consciences. Cacher l’intention génocidaire d’Israël semble de plus en plus compliqué », poursuit Jérôme Legrave. Pour lui, Israël est un État colonial qui commet des atrocités et légitime le massacre en assurant qu’il n’y a pas d’innocents à Gaza. « On assiste à une nouvelle Nakba. Comme en 1948, l’objectif est d’expulser le peuple palestinien. »

« Pas en notre nom »

Sur le caddie de courses qu’il brandit sans relâche, Sami a placé une pancarte : « Boycott ». Pour forcer Emmanuel Macron a agir réellement, il explique vouloir ralentir l’économie du pays. « S’il n’y a pas de financement, il n’y a plus de guerre. » Il n’a pas manqué d’assister à presque toutes les manifestations de soutien à la Palestine. « Nous avons un levier pour agir » assure une membre de BDS, la campagne de Boycott Désinvestissement Sanctions, lancée en 2005. « Ce sont les Palestiniens eux-mêmes qui nous demandent de cibler des entreprises. »

Parmi elles, « Carrefour, installé depuis 2023 dans les colonies israéliennes ». Ou encore la compagnie d’assurance AXA « qui continue d’investir dans les banques israéliennes qui financent des crimes de guerre et le vol de terres et de ressources naturelles palestiniennes ». « Résiliez vos contrats et écrivez dans l’objet : soutien à un régime colonial génocidaire. » Ce week-end, des actions sont prévues contre Carrefour, pour interpeller les clients sur les activités du groupe en Israël.

Devant le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, les prises de parole se poursuivent, en arabe et en français, et fustigent la France, qui a coupé ses financements à l’UNRWA, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens. « Les Français qui sont là aujourd’hui vous disent ‘Pas en notre nom’. Non, on n’acceptera pas. » Les manifestants reprennent : « Pas en notre nom ! »

Dans la foule assemblée sur la place, des personnes portant une toile tentent de se frayer un passage. Sur le tissu blanc, il y a les noms des morts depuis le début de l’offensive israélienne. La banderole fait plusieurs mètres, sept ou huit peut-être. Depuis 130 jours, d’après le ministère de la santé gazaoui, l’offensive israélienne a tué 28 000 personnes au moins.


 


 

Le cri d’alarme
de Médecins du Monde

Par Francis Wurtz, député honoraire du Parlement européen sur www.humanite.fr

« On attend autre chose des États que des discours humanitaires ! », a lancé le vice-président de Médecins du monde, Jean-François Corty, à l’adresse de gouvernements européens qui, « à l’exception de celui de l’Espagne ou de la Belgique, notamment, s’alignent sur le récit radical d’Israël », selon lequel « tout le monde, à Gaza, est responsable, et donc, d’une certaine manière, tout le monde peut mourir » (1). Comment ne pas se rappeler à cet égard les déclarations du ministère français des Affaires étrangères se disant « gravement préoccupé » par l’annonce par Israël de l’intensification des frappes sur Gaza tout en assimilant fondamentalement cette guerre faite aux civils à l’exercice par Israël de son « droit de se défendre », ou encore celle de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, assurant, la main sur le cœur, que « nous pleurons toutes les familles de victimes », sans demander le cessez-le-feu !

Avec raison, le responsable de Médecins du monde fut très clair sur « le drame absolu du 7 octobre », appelant au « respect des 1 200 morts » et à la « dénonciation sans pitié » de ce massacre et des prises d’otages. Tout aussi légitimement a-t-il condamné « l’attaque russe ignoble en Ukraine et les morts civils ». Ce qu’il mit en cause, c’est « le deux poids deux mesures » qui désoriente l’opinion publique, soulignant qu’il y a « 50 fois plus de civils innocents morts par jour à Gaza qu’en Ukraine » ; des « bombardements indiscriminés » ; « des quartiers entiers rasés » ; « 80 % de la population déplacée » ; « une aide alimentaire qui ne peut pratiquement pas rentrer » ; « des poches de famine » ; « un défaut d’accès à l’eau potable » ; « une médecine de guerre obligée de faire le tri des blessés » ; « des centaines d’employés des Nations unies et d’acteurs humanitaires tués »… Il cita le cas du médecin chargé de coordonner les opérations de sa propre organisation, sans lien avec le Hamas, tué dans le bombardement de sa maison, puis le drame des proches de ce même médecin, tués à leur tour par un second bombardement alors qu’ils tentaient de déblayer les décombres du premier ! « Jusqu’où (laissera-t-on) aller cette cruauté monstrueuse ? », lança-t-il à l’adresse des dirigeants européens, dont il dit attendre qu’ils respectent les préconisations de la Cour internationale de Justice en empêchant le risque d’un génocide : « Des hôpitaux sont ciblés ; des écoles construites grâce à des fonds occidentaux sont détruites et vous ne dites rien ! »

Encore sous le choc de cet irrécusable réquisitoire fondé sur l’expérience de terrain, j’entendis Netanyahou annoncer son « plan combiné d’évacuation et de destruction » du secteur de Rafah, dernier pseudo-refuge pour plus de 1,3 million de Gazaouis, en grande majorité civils, fuyant une guerre dévastatrice. « Gaza doit-il disparaître ? » titrait le grand quotidien genevois « le Temps » ! Cette nouvelle offensive laisse présager une telle explosion des morts et des blessés graves que même la Maison-Blanche s’est crue obligée de dire sa crainte d’« un désastre » et que l’allié indéfectible numéro un de l’organisateur de ce désastre, Joe Biden – qui a « livré 10 000 tonnes d’armements et d’équipements militaires à Israël depuis le début de la guerre » (2) –, s’est fendu d’un communiqué qualifiant de « riposte excessive » les nouveaux crimes de guerre programmés par son protégé… sans l’accompagner de la moindre mesure coercitive. Eh, Paris ! Eh, l’Europe ! Réveillez-vous, ou l’Histoire ne vous pardonnera pas votre hypocrisie ni votre complicité !

(1) Sud Radio, 7 février 2024.

(2) The Times of Israel (26 décembre 2023) . S’y ajoutent les 147,5 millions de dollars d’armements envoyés « en urgence » le 30 décembre 2023. (Pas de chiffres pour 2024).


 


 

Le bureau de Médecins du Monde dans le centre de Gaza a été
"délibérément détruit cette semaine",
annonce son vice-président

sur https://www.francetvinfo.fr/

Le vice-président de l'ONG, Jean-François Corty, estime, sur franceinfo samedi 10 février, que les capacités d'intervention des soignants sont désormais "quasi nulles".

Le bureau de Médecins du Monde dans le centre de Gaza a été "délibérément détruit cette semaine", annonce samedi 10 février sur franceinfo Jean-François Corty, médecin et vice-président de l'ONG. 

Les capacités d'interventions opérationnelles sont donc désormais "quasi nulles", déplore le médecin. Il rappelle que "l'aide est pourtant massivement présente en Israël ou en Egypte", avec des médicaments et "tout ce qu'il faut pour faire des soins", mais regrette de ne pas réussir "à faire rentrer cette aide de manière proportionnée".

"Les choses n'ont pas évolué"

Selon le vice-président de Médecins du Monde, depuis que la Cour internationale de justice a évoqué le risque de génocide des Palestiniens en janvier "les choses n'ont pas évolué" au niveau "de l'augmentation de rentrée de l'aide".

Jean-François Corty rappelle également le décès d'un médecin urgentiste de Médecins du Monde, tué il y a deux mois dans le bombardement de son immeuble à Gaza. L'armée israélienne prépare désormais une offensive sur Rafah, ville tout au sud de l'enclave où se sont réfugiés des centaines de milliers de Palestiniens fuyant les bombardements et les combats.


 


 

Quand la France
accusait Israël de « violations du droit »
 

Ilyes Ramdani sur www.mediapart.fr

Dans un mémoire de juillet 2023, consulté par Mediapart, la France dénonce les « violations continues du droit international » perpétrées par Israël dans les territoires palestiniens. Une position qu’elle défendra mercredi devant la Cour internationale de justice.

Pour la deuxième fois en moins d’un mois, les regards de la communauté internationale vont se tourner vers La Haye (Pays-Bas). La Cour internationale de justice (CIJ) va y examiner, du 19 au 26 février prochain, la question des « conséquences juridiques découlant des politiques et des pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé ». Le 26 janvier, la plus haute juridiction internationale avait déjà dénoncé le risque « réel et imminent » d’un « préjudice irréparable » commis par Israël à Gaza.

La saisine, cette fois-ci, n’émane pas de l’Afrique du Sud mais de l’Assemblée générale des Nations unies. Autre différence de taille : elle ne porte pas spécifiquement sur les événements actuels puisqu’elle date de décembre 2022 et vise à émettre un « avis consultatif » à l’attention de l’institution internationale. Dans un télescopage singulier avec l’actualité dramatique à Gaza, vont ainsi défiler pendant une semaine à La Haye cinquante-deux États invités à se prononcer sur la situation en Palestine.

Entre la Russie et la Gambie, mercredi 21 février à 15 h 30, ce sera au tour de la France de livrer sa déposition, forcément attendue. Dans un document écrit par le ministère des affaires étrangères, transmis à la CIJ le 25 juillet et que Mediapart s’est procuré (et déjà évoqué par L’Humanité), Paris pointe sans équivoque « les violations continues du droit international auxquelles Israël doit mettre un terme ».

Une position claire, surtout à la lumière des circonlocutions diplomatiques du gouvernement français depuis le 7 octobre. Après avoir fermement condamné l’attaque sanglante du Hamas, la France s’était refusée à commenter la riposte menée par Israël, au nom de son droit à se défendre. Il avait fallu attendre le 9 novembre pour qu’Emmanuel Macron « exhorte Israël », au micro de la BBC, « à arrêter de bombarder des civils ».

Depuis, la France a souvent donné l’impression de changer de pied. Côté pile, un soutien réitéré à Israël. « Accuser l’État juif de génocide, c’est franchir un seuil moral », a par exemple déclaré Stéphane Séjourné, nouveau ministre des affaires étrangères, le 17 janvier, en réponse aux accusations notamment portées par l’Afrique du Sud. Le 5 février, le chef de la diplomatie s’est rendu à Jérusalem redire à Benyamin Nétanyahou, premier ministre d’Israël, toute « l’amitié » de la France.

Côté face, une condamnation croissante du carnage de Gaza. Mercredi, Emmanuel Macron a signifié au chef du gouvernement israélien « l’opposition ferme de la France à une offensive israélienne à Rafah ». « Le bilan et la situation humaine sont intolérables et les opérations israéliennes doivent cesser », a souligné le président de la République selon son entourage. Une façon pour la France de hausser le ton, alors que le bilan humain avoisine désormais les 30 000 morts.

Paris souligne le droit palestinien à l’autodétermination

C’est dans ce contexte que s’inscrit la plaidoirie française du 21 février. Dans la forme, celle-ci viendra renseigner la communauté internationale sur l’état d’esprit de Paris, où le débat divise l’exécutif entre les partisans d’une position conciliante à l’égard d’Israël, allié historique, et ceux qui exhortent le chef de l’État à assumer une pression, sinon des sanctions, vis-à-vis d’un gouvernement resté sourd jusque-là aux indignations de la communauté internationale.

Sur le fond, la position de la France a le mérite de resituer les événements actuels dans une perspective plus large que les quatre derniers mois. Dans ce document de vingt-six pages, le Quai d’Orsay remet des faits et des qualifications juridiques sur la colonisation et l’occupation israélienne en Palestine. Pointant la « violation du droit du peuple palestinien à un État indépendant », le rapport dénonce « la persistance des manquements imputables à Israël » en la matière.

La France rappelle notamment que le Conseil de sécurité de l’ONU a défini « les droits politiques légitimes du peuple palestinien », en particulier son droit à « l’autodétermination ». Un droit qui se caractérise, selon le mémoire, par celui « d’exercer sa souveraineté sur son territoire » et « d’accéder à l’indépendance dans son État ».

Les alinéas qui suivent prennent une tournure singulière à la lumière de l’action actuellement menée par Israël à Gaza. « Dans ce contexte, toute action allant à l’encontre de la nécessité de “préserver l’unité, la continuité et l’intégrité de l’ensemble du territoire palestinien occupé” constitue une violation du droit du peuple palestinien à un État indépendant. […] Au regard du respect de ce droit, Israël doit s’abstenir de tout acte qui aurait pour effet d’exploiter, d’altérer, de détruire, d’épuiser et de mettre en péril les ressources et les richesses naturelles du territoire palestinien occupé. »

Les récriminations françaises ne s’appliquent pas qu’à la Cisjordanie et à Jérusalem-Est. À Gaza aussi, insiste l’exposé écrit, le droit international fait d’Israël la puissance occupante : « Depuis […] 1967, Israël occupe les territoires de la bande de Gaza et la Cisjordanie. » Certes, Israël a retiré ses colons et ses soldats de Gaza en 2005, note la France plus bas, « mais ceci ne modifie pas le statut du territoire toujours considéré comme occupé au regard du droit international ». Une position affirmée par le Conseil de sécurité de l’ONU en 2009.

Israël est bien, à Gaza comme en Cisjordanie, la « puissance occupante » et doit, à ce titre, assurer « la protection des populations soumises à cette occupation ». La question de la légitimité même de cette occupation est posée par la France, avec les précautions diplomatiques d’usage. « Le statut d’occupation militaire d’un territoire […] fut envisagé dans son essence comme temporaire » et le « caractère prolongé » de l’occupation israélienne de Gaza « paraît difficilement pouvoir être justifié par les nécessités de guerre ». Plus loin, l’assertion se fait plus directe encore : les restrictions permises par le droit international « ne sont plus justifiables aujourd’hui ».

Le passage du temps ne suffit pas, en matière d’acquisition de territoires par la force, à rendre licite une situation gravement illicite. Le ministère français des affaires étrangères, à l’attention de la Cour internationale de justice

Dans un autre passage, la France réitère son opposition à la colonisation menée par Israël et pointe, de façon terriblement actuelle, ses conséquences sur la paix de la région. Le Quai d’Orsay cite notamment une prise de parole du représentant permanent de Paris aux Nations unies, en décembre 2016. « Au cours de la dernière décennie, la colonisation israélienne a connu une accélération incontestable qui n’a fait qu’attiser les tensions sur le terrain, y disait notamment François Delattre. Cette politique n’est pas seulement illégale […], elle met aussi en péril la perspective de la création d’un État palestinien viable et indépendant. »

À cet égard, Paris alerte sur les conséquences de la colonisation sur le peuplement d’un territoire. Dans un développement qui pourrait s’appliquer, pour d’autres raisons, à ce qui se passe actuellement à Gaza, l’exposé rappelle que « le droit international interdit clairement la mise en œuvre, par la puissance occupante, de mesures qui seraient de nature à modifier la composition démographique » d’un territoire.

Alors qu’Israël multiplie les ordres d’évacuation et incite la population gazaouie à quitter la bande, ces avertissements prennent tout leur sens à la lumière de l’actualité. De la même façon, une phrase de l’exposé fait écho aux projets, échafaudés par une partie de la majorité au pouvoir en Israël, de réoccuper Gaza dans les prochaines années : « Le passage du temps ne suffit pas, en matière d’acquisition de territoires par la force, à rendre licite une situation gravement illicite. »

En conclusion, le Quai d’Orsay invite la justice internationale à enjoindre à Israël de prendre des décisions radicales. « La première conséquence juridique résultant de [sa] responsabilité est la cessation de l’illicite », pointe l’exposé, soulignant ensuite « les violations continues du droit international dans les territoires palestiniens occupés, auxquelles Israël doit mettre un terme »

Parmi celles-ci, l’occupation prolongée du territoire palestinien par Israël, les colonies de peuplement, la démolition d’habitations palestiniennes, l’atteinte aux ressources naturelles et à l’environnement ou encore la dégradation d’infrastructures essentielles. Alors que l’actualité morbide à Gaza remet à jour de telles pratiques du gouvernement israélien, Paris maintiendra-t-il sa position ?

L’intervention orale du 21 février « s’inscrira dans la continuité du mémoire écrit déposé par la France », fait-on valoir au Quai d’Orsay. À l’époque où la résolution internationale avait été votée, Israël avait dénoncé « une tache morale sur l’ONU » et dénoncé toute éventuelle décision de la CIJ comme « complètement illégitime ». La France s’était alors abstenue. Un flou diplomatique sur le conflit israélo-palestinien que pourrait contribuer à lever l’audience de La Haye.

   mise en ligne le 15 février 2024

14 février 1974 :
en Martinique,
le massacre oublié
de la Saint-Valentin

Pierre-Henri Lab sur www.humanite.fr

Le 14 février 1974, à Basse-Pointe, les gendarmes ouvrent le feu sur les ouvriers agricoles en grève depuis la mi-janvier. La fusillade fera deux morts et de nombreux blessés.

Par Gilbert Pago, historien spécialiste de l’histoire de la Caraïbe et de l’histoire des femmes et du féminisme.

Le 14 février 1974, à Basse-Pointe, les gendarmes, qui ont reçu l’ordre d’écraser par tous les moyens la révolte des ouvriers agricoles de la banane, ouvrent le feu. Rénor Ilmany, 55 ans, s’écroule, mortellement touché, le corps de Georges Marie-Louise, 19 ans, sera découvert deux jours après. La fusillade fait aussi de nombreux blessés. Ce dénouement s’établit dans la mémoire collective comme une vive et nouvelle douleur de nos luttes sociales.

Cette remémoration s’insère dans la litanie du martyrologue des massacres de février 1900 au François, de la fusillade de Bassignac en février 1923, du carnage du Carbet en mars 1948, des tirs de mousqueton de mars 1953 à la Chassaing (Ducos), des tueries de décembre 1959 à Fort-de-France, de la boucherie de mars 1961 au Lamentin.

Rien qu’en l’espace de sept décennies, soit le temps de la vie d’un être humain, mesurons le coût terrifiant imposé aux résistances populaires martiniquaises ! Cette grève dure du 17 janvier 1974 jusqu’au protocole d’accord du 19 février. Ses temps forts sur tout un mois sont : Vivé du Lorrain, l’extension rapide de Grand-Rivière (au Nord) jusqu’à Rivière-Pilote (au sud), puis enfin les drames de Chalvet.

Les raisons de la colère

Ce soulèvement social agricole ne se disjoint pas des autres luttes revendicatives généralisées depuis 1971 dans le pays. Cet arrière-plan imprime une large partie de la force de ce mouvement des campagnes. En premier lieu, des secteurs nouveaux depuis trois ans, comme les salariés des banques ou de la Sécurité sociale, vécus jusque-là comme desdits privilégiés, rallient les luttes des milieux ouvriers. 

En second lieu, en fin d’année 1973, les personnels du quotidien France-Antilles réagissent fermement au monopole du groupe Hersant, celui-ci employant toutes les armes patronales (lock-out, licenciements, embauche de jaunes, interventions agressives d’hommes de main, etc.). En troisième lieu, le mouvement ouvrier traditionnel – avec les dockers, les ouvriers du bâtiment, les électriciens de SPDEM (future EDF), les employés du commerce (en grande majorité des femmes), les ouvriers de la métallurgie et ceux des dernières usines sucrières – ne cesse de se mobiliser.

Il appelle en intersyndicale en plusieurs fois à la grève générale. Ensuite et en dernier lieu, à ses côtés, un puissant mouvement lycéen tient la rue, en cohabitation avec les syndicats enseignants et ceux d’autres organismes du secteur public.

Par ces temps de dur chômage dont le premier choc pétrolier a eu immédiatement des effets dévastateurs, on relève une inflation statufiée dans les deux chiffres, un Smig et des allocations familiales beaucoup plus faibles qu’en France, un Smag réducteur des revenus des salariés agricoles, une émigration organisée.

Tout cela s’ajoute comme des facteurs aggravant la situation. Enfin, le contexte politique, avec l’ordonnance du 15 octobre 1960 et les enquêtes administratives et policières sur les diplômés revenant de France quand ils demandent des emplois (tant public que dans les groupes privés), est un élément de mécontentement.

La canne à sucre en crise

Le monde des campagnes n’est absolument pas séparé de toute cette atmosphère. En outre, il vient de subir en moins de vingt ans une brutale mutation. Désormais, les ouvriers de la canne ne forment plus la cohorte des salariés agricoles. Leurs effectifs ont considérablement baissé à la suite de la terrible crise mondiale du sucre et des fermetures de 13 des 17 usines centrales sucrières et de dizaines de distilleries rhumières. La nouveauté de cette lutte agricole vient de ce que les ouvriers et ouvrières sont d’abord ceux de la banane.

La fermentation sociale dans le pays facilite une préparation de la riposte depuis des mois. Sur ce nouveau secteur agricole, l’apparition de concurrents à la CGTM se fait jour. C’est encore une nouveauté ! D’autant plus qu’il s’agit de militants d’obédience maoïste et trotskiste, cependant en totale discorde.  

Outre les questions touchant aux salaires et rémunérations (passer de 20 francs à 32 francs, redéfinir les tâches, payer sans retard les congés payés), il est posé la question du refus des licenciements, des conditions de travail, des droits syndicaux. Vient surtout en bonne place la mise en cause des pesticides (Mocap, Nemacur, Kepone, tous ancêtres de la chlordécone).

Les fortes mobilisations à Fort-de-France et la grève générale du 12 février lancée par l’intersyndicale donnent un fort écho à la lutte agricole. Une multitude de travailleurs des champs y participent avec à leur tête leurs leaders, dont madame Cabrimol dite Man Toye. La campagne se connecte au puissant défilé de la capitale. On n’avait pas vu depuis longtemps de tels rassemblements et on constate comme une véritable convergence de luttes.

Deux jours après le 14 février, poursuivant leur traque harcelante contre les protestataires, les gardes mobiles s’en prennent, avec en outre l’utilisation d’un hélicoptère, à une colonne de grévistes traversant un champ d’ananas (plante de 50 centimètres de taille). C’était notre Saint-Valentin !

mise en ligne le 14 février 2024

Mayotte : « avec ses annonces, Gérald Darmanin mène la politique
de Marine Le Pen »

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr/

En visite à Mayotte les 11 et 12 février, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a annoncé une batterie de mesures d’exception au nom de la lutte contre l’immigration. Principale promesse : la fin du droit du sol, un principe constitutionnel qui s’applique pourtant partout sur le territoire français. Autre annonce de taille : la relance d’une nouvelle opération Wuambushu, visant la destruction d’habitats informels au nom de la sécurité et de la lutte contre l’immigration irrégulière. Décryptage avec Mouayad Madjidi, secrétaire général de Solidaires à Mayotte. 

 

Rapports de Force : Que pensez-vous, à Solidaires, des annonces faites par le ministre de l’Intérieur sur la fin du droit du sol à Mayotte ?

Mouayad Madjidi : Nous sommes contre le fait que Mayotte soit injustement traitée comme cela, sur le mode d’une exceptionnalité du territoire. Depuis 30 ans, nous demandons l’égalité sociale par rapport aux autres départements. En 2011, nous avons obtenu notre statut de département : à partir de là, on ne comprend pas pourquoi nous restons dans le registre du droit local, au lieu d’appliquer le droit commun.

Il y avait déjà eu un durcissement du droit du sol en 2018 : pour obtenir la nationalité française à la majorité, il faut prouver que l’un des parents vivait en situation régulière à Mayotte depuis au moins trois mois au moment de la naissance. Ce type de dérogations n’a, par ailleurs, jamais été vraiment contrôlé, puisque nous n’avons pas les services et les infrastructures suffisantes. Toujours est-il que nous voulons les mêmes droits et mêmes lois que les autres territoires. En 1851, le droit du sol avait été renforcé dans la loi française : il faut que cela reste le cas à Mayotte aussi.

Dans quel contexte politique s’inscrivent ces annonces, selon vous ? 

Mouayad Madjidi : Aujourd’hui, avec ses annonces, Gérald Darmanin mène la politique de Marine Le Pen. Car c’est bien la ligne de Marine Le Pen [le RN s’est félicité de cette mesure sur le droit du sol déjà proposée en 2018 par Marine Le Pen, ndlr]. Nous, nous sommes contre cette propagande, qui fait de Mayotte un territoire d’exception. Ces annonces arrivent aussi parce que bientôt, en juin, ce sont les élections européennes. Il y avait eu un vote massif pour Marine Le Pen, à Mayotte, aux présidentielles de 2022. Le gouvernement dans lequel était déjà Gérald Darmanin avait pris une gifle. Comme dans tous les DOM-TOM. C’était un message fort pour dire à Emmanuel Macron que toutes ses promesses autour de l’égalité, de la sécurité, du droit commun, n’avaient pas été respectées. On les attend toujours.

N’y a-t-il pas aussi un contexte de xénophobie au sein de la population, avec des amalgames faits entre insécurité et immigration, sur lequel s’appuie ces annonces ? 

Mouayad Madjidi : Le problème, c’est que l’on s’emmêle les pinceaux. Lorsque vous écoutez la population, tout le monde dit que nous voulons l’égalité sociale. Nous voulons des minimas sociaux. Nous voulons être traités de manière égale par rapport aux autres territoires. Reste que lorsqu’ils parlent d’immigration, les Mahorais doivent se remettre en question. Car ce sont aussi les Mahorais qui en profitent : c’est nous qui louons des maisons aux arrivants ; nous qui les faisons travailler.

Il est aussi reproché à l’État de ne pas arriver à contrôler l’entrée des migrants par la voie maritime [en réponse, Gérald Darmanin vient d’annoncer la mise en place d’un « rideau de fer maritime » via le déploiement de moyens humains et technologiques de contrôle, ndlr]. Mais il faut rappeler que cette partie de l’Océan Indien entre les Comores et Mayotte, c’est une tombe. Des gens s’y jettent pour tenter leur chance et s’y noient. Il y a plus de décès dans cette mer que d’arrivées à Mayotte.

La présence de l’État sur ces sujets, ce n’est donc pas juste de venir comme ça faire des annonces, non. C’est de faire appliquer ici le droit commun qui s’applique partout ailleurs. Les Mahorais devraient plutôt sanctionner l’État pour le manque de droits et d’infrastructures sur l’île.

Quel est l’état des infrastructures d’accompagnement social, d’accueil ou encore d’hébergement, que ce soit pour les Mahorais ou pour les personnes immigrées ?

Mouayad Madjidi : Il n’y a rien, ici ! Rien. Il faut des infrastructures publiques pour accueillir, mais aujourd’hui, on ne les a pas : donc on produit de la discrimination. Les associations font seules le travail en gérant des foyers de jeunes, des maisons de jeunes… À Mayotte, on a tout donné aux associations. Ou à des familles d’accueil, pour ce qui est de la prise en charge des jeunes – en sachant qu’il y a de la maltraitance dans ces familles d’accueil. Or, il faudrait commencer par renforcer le service public, avant de déléguer à des services privés !

Mais l’État ne veut pas investir : cela impliquerait de former du personnel pour ces établissements, des assistantes sociales… L’État préfère subventionner des associations. L’argent arrive dans les poches des dirigeants de grandes associations ou des élus, et derrière, ces élus vont nous dire : « écoutez il y a de l’insécurité… ».

Vous êtes soignant à l’hôpital. En 2023, les soignants se sont fortement mobilisés, notamment pour dénoncer l’insécurité qui les touchent. Où en est-on aujourd’hui ? 

Mouayad Madjidi : Oui, en tant que soignant, nous sommes aussi touchés par des violences. Depuis trois ans, nous n’arrêtons pas de faire remonter des signalements sur les agressions que subissent les agents et les patients de l’hôpital, que ce soit sur les routes, ou juste à côté de nos établissements de santé. Nous avons obtenu des garanties de la part de notre direction, avec la mise en place de protocoles de prise en charge des soignants qui se sont faits agresser.

Récemment, aussi, nous avons pu discuter avec des jeunes auteurs d’agressions, et trouver des solutions. Nous leur avons expliqué que les forces de l’ordre ne travaillaient pas avec nous. Que si les forces de l’ordre détruisent leurs cases, détruisent leurs vies, ce n’est pas notre faute. Qu’il ne faut pas associer les agents de l’hôpital aux forces de l’ordre…

Avec l’annonce d’une opération Wuambushu 2, ne craignez-vous pas que ces efforts de dialogue avec les jeunes ne soient mis à mal ? 

Mouayad Madjidi : Cette annonce, c’est une honte. Avant de détruire, il faut construire. Si Wuambushu 1 a échoué, c’est parce que le gouvernement est sourd, il ne prend pas en compte les avis de la population de Mayotte. On peut déjà dire que la seconde opération sera elle aussi un échec… Lorsqu’un quartier insalubre est détruit, tant que les gens ne sont pas été identifiés, accompagnés socialement et relogés dans des maisons salubres, ils vont reconstruire un habitat avec les mêmes problématiques ailleurs. Cela ne fait que déplacer un problème existant dans un quartier pour le ramener dans d’autres quartiers.

Et puis, ce sont des familles qui habitent dans ces quartiers insalubres ! On détruit leur toit, des enfants grandissent dans la nature, sur les routes… Forcément dans cinq ou six ans, lorsqu’ils seront grands, ces jeunes en garderont des séquelles. Et ce sont ces séquelles-là, justement, qui amènent la violence. C’est comme une vengeance. Ces jeunes-là, ensuite, font leur loi, en attaquant les biens des agents publics, des services publics : parce que pour eux, tout le monde est fautif.

Aujourd’hui, ce qu’il faudrait, ce sont des sociologues, des professionnels prêts à étudier profondément la population et la vie au quotidien des Mahorais, afin que l’on puisse remédier à ces problématiques.


 


 

Mayotte : un raz-de-marée de naturalisations ?

par Martial Villefort sur https://regards.fr/

Le député de l’île alerte, depuis 2005, sur les « 50 000 naturalisations, par l’effet mécanique du droit du sol, qui interviendront dans les 15 prochaines années ». Loin des chiffres réels. Mais tout le monde s’en moque bien, des faits, même Gérald Darmanin.

La « submersion migratoire » à Mayotte inquiète. Elle inquiète au point que le ministre de l’Intérieur a trouvé une solution : empêcher les enfants nés à Mayotte de parents étrangers de devenir Français à leur majorité (ou à 13 ans s’ils ont vécu en France 5 années depuis l’âge de 8 ans), ces conditions étant déjà durcies à Mayotte, puisque « à la date de sa naissance, l’un de ses parents au moins réside en France de manière régulière, sous couvert d’un titre de séjour, et de manière ininterrompue depuis plus de trois mois ».

Comme à Mayotte un habitant sur deux est étranger, on pourrait se dire que les nouveaux « Français de papier » à leur majorité vont submerger Mayotte, et c’est le raisonnement d’un député LR de Mayotte qui, dans un amendement déposé en 2018 avec d’autres écrivait que « sur la base des naissances enregistrées depuis (2015), ce sont environ 50 000 naturalisations, par l’effet mécanique du droit du sol, qui interviendront dans les 15 prochaines années, soit un tiers de la population mahoraise actuelle ».

L’ennui est que, en 2005, le même député déposait une proposition de loi où il prédisait déjà, mot pour mot, que, « sur la base des naissances enregistrées depuis [2002], ce sont environ 50 000 naturalisations, par l’effet mécanique du droit du sol, qui interviendront dans les 15 prochaines années, soit un tiers de la population mahoraise actuelle ».

Qu’en est-il ? En 2022, il y a eu pour toute la France 32 000 acquisitions de nationalité par ce dispositif, un nombre assez stable depuis 25 ans si on excepte un maximum de 42 000 en 1999. À Mayotte, il y en a eu 799 en 2022, 1587 en 2013, 1314 en 2014, 648 en 2015, 1514 en 2016, 1708 en 2017, 2829 en 2018, 1467 en 2019, 446 en 2020, 649 en 2021. D’après notre député, on aurait donc dû en avoir 50 000 en 15 ans, soit 33 000 en 10 ans, et pas 13 000 comme observé. Cela relativise les choses et semble montrer que si les femmes étrangères viennent accoucher à Mayotte, ce n’est pas dans leur majorité parce qu’elles espèrent que leurs enfants deviendront Français un jour, mais que peut-être c’est lié à la meilleure situation sanitaire, par exemple.

La situation de Mayotte n’est pas simple. Comme on peine à voir comment empêcher quelques centaines de jeunes d’y acquérir la nationalité tous les ans va l’arranger, on en vient à se dire que cette proposition du ministre de l’Intérieur est pour le moins étrange. Sauf si son but est ailleurs. Il était parfaitement prévisible que l’extrême droite et la droite de moins en moins républicaine allaient se jeter dessus pour demander son extension à la France entière : modifier la Constitution le permettrait et on en vient à penser que la différence entre le régime en place et l’extrême droite se réduit comme peau de chagrin, car va-t-on réunir le Congrès pour seulement empêcher quelques centaines de naturalisations par an ? On en doute, par contre, si c’est pour la France entière… Une seule question, combien de millions de Français ne le seraient pas aujourd’hui, y compris parmi les dirigeants de droite et d’extrême droite, si on avait appliqué cette restriction depuis des décennies ?


 


 

Mayotte : « La suppression du droit du sol est une division pure et simple du territoire de la République »

Kareen Janselme sur ww.humanite.fr

En arrivant à Mayotte, ce dimanche, Gérald Darmanin a annoncé vouloir supprimer le droit du sol sur l’île grâce à une révision constitutionnelle. Une décision justifiée par un fantasme que démontre le chercheur en droit de la nationalité Jules Lepoutre.


 

Comment réagissez-vous à l’annonce de Gérald Darmanin de vouloir supprimer le droit du sol à Mayotte ?

Jules Lepoutre : Cette déclaration va beaucoup plus loin que la précédente, qui visait à étendre la période de résidence régulière des parents au moment de la naissance de l’enfant. Nous sommes passés d’un changement de modalités à une suppression pure et simple du droit du sol.

C’est complètement différent en termes de politique. La réforme de 2018 avait déjà créé un droit dérogatoire à Mayotte. Il fallait un séjour régulier d’un parent au moment de la naissance pour que la nationalité puisse être acquise, plus tard, par l’enfant. Le Conseil constitutionnel n’avait rien vu alors de contraire à la Constitution. Là, nous quittons la dérogation. Nous sommes dans une division pure et simple du territoire de la République.

Pour supprimer ce droit, Gérald Darmanin annonce une révision constitutionnelle. Qu’est-ce que cela change dans le droit français ?

Jules Lepoutre : Cela peut surprendre de prime abord qu’on veuille réviser la Constitution pour supprimer le droit du sol, alors que celui-ci est prévu par le Code civil. À mon avis, le gouvernement craint que, s’il supprime le droit du sol à Mayotte par une loi, le Conseil constitutionnel ne censure cette révision législative en considérant que le droit du sol a une valeur constitutionnelle.

L’idée est que le droit du sol est consubstantiel à la tradition républicaine de la France et que, pour le supprimer, il faudrait une loi constitutionnelle et non simplement une loi ordinaire. Et quand on change la Constitution, le Conseil constitutionnel ne contrôle rien.

Serait-il simple d’obtenir une majorité favorable pour changer la Constitution ?

Jules Lepoutre : Les deux chambres doivent d’abord tomber d’accord sur le même texte. Ensuite, celui-ci doit être adopté soit par référendum, soit par une majorité renforcée des trois cinquièmes de l’ensemble des deux chambres réunies en congrès. La majorité sénatoriale serait sans doute favorable à l’adoption d’un tel texte.

C’est d’ailleurs cette majorité qui était à l’origine de la première réforme du droit du sol en 2018. En revanche, pour l’Assemblée nationale, tout dépend si on prend en compte ou non les voix du Rassemblement national. Car il pourrait y avoir des difficultés dans l’aile gauche de la majorité. Après on peut aussi faire un référendum, et là, tout est possible.

Peut-on envisager une telle décision face à nos principes républicains ?

Jules Lepoutre : Figurez-vous qu’avant 1993, Mayotte était toujours régie par le droit colonial en termes de droits de la nationalité. Mayotte a intégré la France au XIXe siècle. À cette époque, le droit de la nationalité de la métropole ne s’appliquait pas aux colonies. C’est uniquement à partir de 1993 que la grande loi de droite Pasqua-Méhaignerie va intégrer Mayotte dans le droit commun de la nationalité. Si on supprimait aujourd’hui ce droit du sol, on reviendrait à la situation coloniale.

Que révèle cette déclaration du contexte actuel, après un premier durcissement de la loi immigration en décembre 2023 ?

Jules Lepoutre : Au-delà de travailler nos imaginaires sur l’aspect colonial, la justification du gouvernement se situe sur le terrain du fantasme, en évoquant l’attraction que créerait le droit du sol sur le parcours migratoire. Selon Gérald Darmanin, les populations comoriennes gagneraient Mayotte dans la perspective de donner naissance à un enfant sur le territoire français.

Cet enfant, en devenant français, créerait un ancrage pour ses parents, qui pourraient alors être régularisés et pleinement intégrés à la communauté française. Cela tient du fantasme pour au moins deux raisons. Une raison juridique : en France, il n’existe pas de droit du sol absolu, comme aux États-Unis.

Le seul fait de naître sur le territoire français ne donne droit à rien. Il faut attendre les 13 ans de l’enfant et que celui-ci ait déjà séjourné cinq ans sur le sol français. Ce n’est qu’à partir de là que les parents peuvent réclamer la nationalité française pour leur enfant. L’enfant né sur le sol français peut au plus tôt devenir français treize ans après sa naissance.

Cela paraît absurde que des personnes se lancent dans une migration, attirées par le droit du sol, alors même que ça ne leur ouvrirait des droits que treize ans plus tard. Autre raison qui montre que c’est un fantasme : aucune étude économique, sociologique, démographique ne démontre cette attractivité des règles françaises de nationalité.


 


 

Mayotte : le coup de com’ de Darmanin ne répond pas aux urgences

Nejma Brahim sur www.mediapart.fr

Le ministre de l’intérieur a annoncé une batterie de mesures sur l’île, dont la fin du droit du sol. Loin de répondre aux problématiques que connaît le 101e département français, il attise surtout la haine de l’autre et contribue à en faire une zone d’exception. 

La visite de Gérald Darmanin était attendue par les uns, volontairement ignorée par les autres. Plusieurs jours avant l’arrivée du ministre de l’intérieur, dimanche 11 janvier, sur l’île de Mayotte, des habitant·es se laissaient aller aux sarcasmes : « Que des paroles, il va repartir et vous allez oublier tous les problèmes. Vous êtes vraiment habitués aux belles paroles ? », interrogeait l’un d’eux sur un groupe Facebook d’actualité locale très suivi. « Donc en douze heures, vous allez me dire que le ministre aura répondu à toutes nos attentes ? Impressionnant ! », commente un autre en publiant l’agenda, effectivement serré, du ministre sur place.

Comment ne pas voir dans cette visite un coup de com’ bien ficelé ? Depuis près d’un an, Mayotte fait l’objet d’une attention pour le moins sélective. L’opération de lutte contre l’immigration, nommée « Wuambushu » et préparée en catimini par le ministère de l’intérieur avant d’être lancée au printemps 2023, a suscité l’intérêt de nombreux journalistes venus de métropole.

L’opération a très vite montré ses limites et provoqué le chaos, entre décision de justice interdisant la démolition d’un premier bidonville, violences policières et blocage des centres de soins par des collectifs favorables à l’opération Wuambushu et assumant de s’en prendre aux plus vulnérables.

La médiatisation a duré plusieurs semaines. Puis plus rien. La presse et les yeux du monde s’en sont détournés, laissant de nouveau l’île seule face à la pauvreté, au manque d’infrastructures, de professeur·es, de logements ou d’eau… En somme, de tout.

Jusqu’à l’occupation du stade de Cavani, à Mamoudzou, par des demandeuses et demandeurs d’asile africains, que certain·es habitant·es ont choisi de diaboliser et de cibler, tels des boucs émissaires responsables de tous leurs maux. Les occupant·es du stade n’aspiraient pourtant qu’à un simple hébergement, un droit parmi les plus élémentaires.

Cela a suffi à embraser l’île, où des collectifs se sont organisés pour monter eux-mêmes des barrages routiers et exiger l’évacuation du camp. Gérald Darmanin leur a donné raison et promis que ce serait chose faite. Ses annonces sur la fin du droit du sol, les restrictions sur le regroupement familial, la suppression des visas territorialisés et la mise en place d’un « rideau de fer » maritime, le 11 février, sont venues s’inscrire dans ce contexte de haine, exacerbé par une extrême pauvreté et une forme de sous-développement assumé, que jamais les dirigeant·es politiques ne jugent bon de pointer en évoquant la situation de Mayotte.

Des mesures outrancières

Un rapport caché mais explosif sur la situation de Mayotte, dévoilé par Mediapart en 2023, aurait pu servir de source d’inspiration pour répondre aux innombrables problématiques locales. Il suffit de s’y rendre pour voir combien l’île est en souffrance. Mais il est illusoire de croire que l’approche purement sécuritaire adoptée par l’État, aisément associée à la lutte contre l’immigration illégale, puisse l’apaiser. Les annonces du ministre de l’intérieur, d’une extrême gravité et pourtant validées par le président de la République, ne sont qu’un leurre.

Il s’agit avant tout de criminaliser les uns pour calmer la colère des autres ; et tant pis si, dans cette tentative de diversion, l’État bafoue ses principaux fondamentaux et donne crédit aux idées de l’extrême droite. Qui peut croire qu’avec la fin du droit du sol, les personnes originaires des Comores cesseront de tenter la traversée vers Mayotte, seul « îlot de richesses » (à relativiser, bien sûr) dans un « océan de pauvreté », comme le disait le chercheur Fahad Idaroussi Tsimanda ?

« Il ne sera plus possible de devenir français si on n’est pas soi-même enfant de parents français. Nous couperons ainsi littéralement l’attractivité qu’il peut y avoir dans l’archipel mahorais, il ne sera donc plus possible de venir à Mayotte, de mettre un enfant au monde ici et d’espérer devenir français de cette façon », a déclaré Gérald Darmanin à son arrivée à Mamoudzou. Mais, contrairement à ce que pourrait laisser croire le ministre de l’intérieur, le profil des migrants et des migrantes n’est pas homogène.

Il n’existe à ma connaissance aucune étude [...] qui indiquerait que la nationalité est un facteur d’attraction de la migration. Jules Lepoutre, professeur de droit public

On y trouve des femmes, parfois enceintes, mais également des personnes malades, handicapées ou âgées, des adolescent·es, des enfants et de jeunes adultes en quête d’un avenir meilleur. La fin du droit du sol comme les restrictions sur le regroupement familial n’empêcheront pas les prochains arrivants de s’orienter vers ce qu’ils estiment être le seul horizon, la seule « perspective », parfois au péril de leur vie.

« Il n’existe à ma connaissance aucune étude en démographie, économie ou sociologie qui indiquerait que la nationalité est un facteur d’attraction de la migration », fait remarquer Jules Lepoutre, professeur de droit public, spécialiste des questions liées à la nationalité, à la citoyenneté et aux migrations. Ces mesures, si elles sont appliquées un jour, n’auront pour effet que d’accroître la précarisation des plus vulnérables, une fois qu’ils auront déjà rejoint le territoire mahorais. Et c’est cette même vulnérabilité qui crée une partie de la délinquance au niveau local.

« Une juge des libertés et de la détention disait que la violence à Mayotte était justement créée par l’État, puisqu’en expulsant les parents, des enfants se retrouvaient souvent seuls, livrés à eux-mêmes », confie un greffier du tribunal judiciaire de Mamoudzou à Mediapart. Pour Sitina, une ressortissante des Comores vivant à Mayotte depuis 1996, la machine à expulser a en effet de lourdes conséquences : « Des femmes sont embarquées par la police aux frontières et expulsées après avoir accouché, et on s’étonne que des enfants se retrouvent seuls et deviennent desdélinquants”. »

Le mal-être de toute une jeunesse ignoré

Les problèmes liés à l’accès à la nationalité, poursuit-elle, existent déjà dans les faits. « Des jeunes qui sont nés ici, ont suivi leur scolarité ici, ont ensuite du mal à avoir leurs papiers à leur majorité. À l’âge de 18 ou 19 ans, ils réalisent qu’en fait, ils n’ont rien. » Depuis 2018, le droit du sol à Mayotte a déjà été limité via la loi Collomb, qui impose qu’au moins un des deux parents ait été présent en France de manière régulière depuis au moins trois mois au jour de la naissance.

« On grandit ici, on finit nos études et on se retrouve sans papiers, parfois à la rue. On jette des cailloux parce qu’on a besoin de manger », résume Djamal Eddine, un jeune du quartier de Tsoundzou. Amdou, son ami, abonde : âgé de 20 ans, il dit être né à Mayotte mais constate que la loi française, dont le droit du sol, « n’est pas appliquée » sur l’île.

« J’ai jamais eu de papiers. On est nés là mais on nous dit qu’on est des étrangers. Après, on est obligés d’arnaquer les autres pour avoir à manger. Quand t’as faim, tu peux faire des trucs bêtes. » Le jeune homme dit avoir déjà « barré la route », alors qu’il était ivre. Il a été condamné à deux ans de prison avec sursis en 2020.

Pourquoi [les autorités] n’envoient pas des entreprises ou des usines ici ? Je vois beaucoup de jeunes qui aimeraient travailler. Un jeune habitant de Mayotte

Les « bêtises », ou la délinquance, « c’est aussi une manière de dire : “On est là, on existe, faites quelque chose pour nous” », souligne Fatawi, membre d’une association Kaja Kaona, située à Tsoundzou, qui œuvre à la réinsertion sociale et professionnelle des jeunes à travers des ateliers dits « mobilisateurs », visant à valoriser les ressources et savoir-faire locaux.

Tous sont conscients que les responsables politiques n’hésitent pas à tracer le signe « égale » entre immigration et délinquance : qu’il s’agisse de Wuambushu ou des récentes annonces de Gérald Darmanin, les seules « réponses » apportées visent en priorité la question migratoire. « Pourquoi [les autorités] n’envoient pas des entreprises ou des usines ici ? Je vois beaucoup de jeunes qui aimeraient travailler. On n’est pas tous des délinquants, mais ils nous mettent tous dans le même panier », dit un autre.

Bien sûr, l’insécurité est un fléau et il ne s’agit pas de la minimiser. Il faut se rendre à Mayotte pour constater les barrages venant bloquer les habitant·es sur les routes de l’île durant des heures, empêchant de nombreuses personnes de se rendre sur leur lieu de travail ou à de simples rendez-vous ; pour voir les tentatives de caillassage sur les véhicules une fois la nuit tombée, qui contraignent les habitant·es à devoir adapter leurs déplacements en permanence ; pour entendre, aussi, les récits terrifiants d’agressions physiques, de viols ou de torture animale, face auxquels les témoins restent souvent impuissants.

Difficile, néanmoins, d’affirmer que cette insécurité est directement liée aux migrations. Interrogé par Mediapart durant l’opération Wuambushu, le sous-préfet de Mayotte, Frédéric Sautron, avait lui-même précisé qu’il n’y avait pas de lien direct entre les deux phénomènes devant le député Damien Carême, à l’occasion de la visite d’un lieu de rétention administrative. Les personnes qui y étaient enfermées n’étaient « pas des délinquants », avait-il souligné. L’opération Wuambushu et le renforcement des effectifs de forces de l’ordre sur place, de même que l’accélération des éloignements, faisait pourtant à elle seule le lien direct entre insécurité et immigration.

D’autre part, ce n’est certainement pas en créant de telles inégalités et en fracturant la société que cette problématique se dénouera. De nombreuses études scientifiques montrent combien la précarité, notamment financière, mais aussi administrative, peut engendrer différentes formes de délinquance.

L’impensé pourtant essentiel des Comores

Mayotte aurait besoin d’investissements massifs dans le système éducatif, culturel, social et économique. Les politiques migratoires appliquées sur place ont quant à elles montré toute leur inefficacité : plus de 20 000 personnes sont expulsées en moyenne chaque année, ce qui ne les empêche pas de revenir, pour toutes les raisons déjà évoquées.

« Le droit du sol sans une meilleure politique d’intégration pour les immigrés ne vaut pas grand-chose, souligne un éducateur spécialisé ayant vécu à Mayotte et suivi de nombreux jeunes au parcours difficile. Mais y mettre fin n’est pas une solution non plus. Il faut une meilleure politique de réinsertion sociale et éducative, à la fois pour les enfants et les familles. Il faut penser de nouvelles politiques d’immigration. »

Et de poursuivre, sur la question de la délinquance : « Je peux comprendre ceux qui s’en offusquent et qui en veulent aux jeunes. C’est assez humain, quand on est victime d’un problème, d’en vouloir à la cause directe. Mais je pense qu’il faut prendre du recul et questionner le problème dans sa globalité. » Et surtout, pointe-t-il, cela « ne justifie en rien la xénophobie et les mouvements d’extrême droite » qui fleurissent sur l’île, « tout comme le fait que certains brûlent les matelas des exilés sur le campement de Cavani ou cherchent à bloquer l’accès aux droits des immigrés ».

« Il faut que la France réfléchisse mieux à ce qu’elle fait à Mayotte. C’est l’État français qui est délinquant », assène un jeune originaire des Comores, qui considère être chez lui sur le territoire mahorais. « Si la France ne prend pas ses responsabilités, qu’elle s’en aille. » Aux yeux de l’éducateur déjà cité, les familles de migrants comoriens sont avant tout « victimes » des politiques menées à la fois par la France et les Comores, qu’il renvoie à leurs responsabilités respectives.

Dénoncer la situation que connaît Mayotte sans évoquer les Comores est en effet insensé. C’est l’angle mort du discours porté par les responsables politiques français depuis près d’un an : la situation de Mayotte ne pourra s’améliorer tant que rien ne sera mis en place pour juguler la pauvreté et la misère, la corruption, le chômage et le manque de perspectives aux Comores.

Rappelons que pour l’ONU, Mayotte n’est officiellement pas rattachée à la France, que l’île est surtout l’objet d’une longue colonisation consentie et que la séparation d’avec les autres îles des Comores est, pour beaucoup, intenable dans la durée. L’idée d’en faire un territoire d’exception, où sont assumées les dérogations en cascade, contribue surtout à sa mise à l’écart, comme le soulignait l’avocate Marjane Ghaem, spécialisée en droit des étrangers et basée à Mayotte.

  mise en ligne le 13 février 2024

Hind Rajab, morte à 6 ans : une tragédie « ordinaire » de la guerre à Gaza

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

La dépouille de la fillette a été retrouvée, samedi, près de deux semaines après son SOS lancé en pleine opération militaire israélienne dans la ville de Gaza et alors que sa famille venait d’être tuée dans la voiture où elle se trouvait.

« Venez me chercher. J’ai tellement peur, s’il vous plaît, venez» Seule, blessée et coincée au milieu des tirs et des cadavres de ses proches, la petite fille avait imploré durant des heures les secours. Puis le silence.

Le corps de Hind Rajab, une Palestinienne de 6 ans, a été retrouvé samedi, à Gaza. « Hind et tous ceux qui se trouvaient dans la voiture ont été tués, a déclaré à l’AFP son grand-père, Baha Hamada. Ils ont été retrouvés par des membres de (notre) famille qui sont allés à la recherche de la voiture et l’ont trouvée près de la station-service. »

Il y a deux semaines, la gamine, seule survivante de sa famille, lançait son SOS en pleine opération de l’armée israélienne dans la ville de Gaza. La voiture dans laquelle elle se trouvait venait de croiser le chemin d’un char israélien.

« Pendant plus de trois heures, la fillette a désespérément imploré nos équipes de venir la sauver de ces chars (israéliens) qui l’entouraient, subissant les tirs et l’horreur d’être seule, prisonnière, au milieu des corps de ses proches tués par les forces israéliennes », a relaté le Croissant-Rouge palestinien (PRCS). Son grand-père est le dernier à avoir entendu le son de sa voix, lors d’un échange téléphonique. « Elle était terrifiée et elle était blessée au dos, à la main et au pied », avait-il raconté à l’AFP.

L’ambulance qui devait la soigner prise pour cible

Le PRCS avait alors dépêché deux secouristes, dont on était sans nouvelles également. Samedi matin : leurs dépouilles ont également été retrouvées dans leur ambulance, tout près de la voiture dans laquelle a succombé Hind Rajab, a annoncé dans un communiqué l’organisation, qui a également accusé « les forces d’occupation » (israéliennes) de les avoir « délibérément visés », ce « alors que lambulance avait été autorisée à aller sur place » pour secourir l’enfant. Les photos de l’ambulance calcinée ont été publiées sur les réseaux sociaux.

Interviewée par l’AFP, la mère de Hind, Wissam Hamada, a dénoncé « les mécréants Netanyahou, Biden et tous ceux qui ont conspiré contre Gaza et sa population », disant vouloir les interroger « devant Dieu sur ce jour où (s) a fille a lancé des appels à l’aide (…) sans que personne ne vienne à son secours ». Le Hamas a appelé « les institutions des droits de l’homme et les Nations unies à une enquête sur ce crime odieux ».

Le nom de Hind Rajab s’ajoute à la longue liste des enfants tués dans la guerre déclenchée par le gouvernement israélien après les attaques du Hamas le 7 octobre. « Des milliers d’enfants auraient été tués et des milliers d’autres blessés », selon l’Unicef, qui demande sur X : « Combien d’enfants devront mourir avant que ce cauchemar ne prenne fin ? » Toujours selon l’agence onusienne, la moitié du 1,7 million de déplacés estimés à Gaza sont des enfants.

C’est un fait dramatique établi par les statistiques : les enfants sont les plus massivement touchés lors de tous les conflits depuis la Seconde Guerre mondiale. Le gouvernement de Benyamin Netanyahou le sait parfaitement : ils ne sont donc pas des victimes « collatérales » mais voulues.


 


 

Tribune de Patrick Baudouin “Le respect du droit international doit être imposé à Israël” publiée sur Mediapart

Tribune de Patrick Baudouin, président de la LDH sur https://www.ldh-france.org/

Le plan de partage de la Palestine adopté par l’ONU le 29 novembre 1947 prévoyait la création d’un Etat juif et d’un Etat arabe. Si l’Etat d’Israël a pris naissance le 14 mai 1948, il n’en est toujours pas de même d’un Etat de Palestine. Ce constat traduit à lui seul la faillite de la communauté internationale. Alors que l’Etat d’Israël dispose des mêmes droits mais aussi des mêmes obligations que tous les autres Etats, c’est en toute impunité qu’il a pu de façon quasi constante s’affranchir du respect du droit international. Ainsi en va-t-il de l’absence d’application des résolutions du Conseil de Sécurité des Nations-unies, exigeant le retrait des territoires occupés et prônant la mise en œuvre du droit de chacun des peuples de vivre en paix dans des frontières sûres et reconnues.

C’est en violation complète de ces résolutions qu’Israël a poursuivi et intensifié sa politique de colonisation, suscitant des mouvements de révolte des palestiniens et générant des deux côtés un cycle infernal de violences. Israël a passé outre un avis de la Cour internationale de justice (CIJ) du 8 juillet 2004 selon lequel la construction d’un mur de séparation par la puissance occupante dans le territoire palestinien occupé est « contraire au droit international ». Israël a refusé toute coopération avec la Cour pénale internationale (CPI), pourtant compétente pour instruire les crimes relevant de sa juridiction commis depuis le 13 juin 2014 sur le territoire palestinien occupé. Israël a rejeté l’application de la résolution 2334 adoptée le 23 décembre 2016 par le Conseil de Sécurité exigeant qu’il soit mis un terme à l’expansion des colonies de peuplement pour préserver la solution de deux Etats.

A l’encontre de cette résolution, une nouvelle loi fondamentale du 19 juillet 2018 intitulée « Israël Etat nation du peuple juif », outre l’établissement d’un sous statut pour les citoyens non juifs, proclame que « l’Etat considère le développement de la colonisation juive comme un objectif national et agira en vue d’encourager et de promouvoir ses initiatives et son renforcement ». Cette politique d’humiliation et de négation des droits des palestiniens n’a pu qu’entretenir une stratégie de la terreur, en réalité favorable au mouvement fondamentaliste Hamas, amplifiée avec la constitution de l’actuel gouvernement d’extrême droite. L’inexorable explosion qui menaçait est survenue le 7 octobre 2023 dans des conditions aussi horribles qu’imprévues, à la stupéfaction du monde entier. Les milices terroristes du Hamas ont procédé au massacre d’environ 1300 hommes, femmes, enfants, bébés, et à la prise d’au moins 240 otages. Les auteurs de ces actes de barbarie ne sauraient rester impunis. Mais si l’inhumanité des atrocités imputables au Hamas peut justifier une riposte d’Israël traumatisé dans son existence, cela n’autorise nullement le recours à une violence elle-même inhumaine dictée par une vengeance aveugle. Or c’est pourtant, là encore en violation absolue du droit international, la voie choisie par les autorités israéliennes, celle d’une véritable punition collective d’une brutalité inouïe, frappant indistinctement les populations civiles, entraînant la mort ou les blessures de dizaines de milliers d’innocents dont beaucoup d’enfants. Chaque jour, depuis quatre mois, ce sont des centaines de victimes supplémentaires. Les destructions sont massives, n’épargnant pas même les hôpitaux et transformant la zone de Gaza en un champ de ruines. La population, dont deux millions de déplacés font craindre une épuration ethnique, est soumise aux privations d’eau, d’électricité, de carburants, et de nourriture jusqu’à la famine. La situation est décrite comme une catastrophe humanitaire sans précédent par les organisations humanitaires entravées dans les secours.

C’est dans ce contexte que la CIJ saisie par l’Afrique du Sud a rendu une ordonnance fondée sur la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. La CIJ estime, avant toute décision sur le fond, qu’il y a urgence à prendre des mesures conservatoires de protection au regard d’un risque réel et imminent de préjudice irréparable. Tout en soulignant aussi que toutes les parties sont liées par le droit international humanitaire, et en appelant donc à la libération immédiate et inconditionnelle des otages détenus par le Hamas, la CIJ juge que l’Etat d’Israël doit prendre toutes les mesures effectives en son pouvoir pour prévenir et empêcher la commission de tout acte génocidaire, pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide, pour permettre sans délai la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire, et pour assurer la conservation des éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes pouvant relever de la Convention sur le génocide.

Cette décision ayant une force contraignante s’impose à Israël. Elle s’impose aussi aux autres Etats parties à la Convention qui ont l’obligation d’apporter leur concours à la prévention du génocide, sous peine de s’en rendre complices. Plusieurs de ces Etats, dont sans surprise les Etats-Unis, au lieu de faire état de leur coopération, ont annoncé de façon choquante une décision précipitée de suspension du financement de l’UNRWA à la suite d’accusations d’Israël dénonçant la participation de 12 membres, sur les 30.000 que compte cette agence onusienne, aux attaques du Hamas du 7 octobre. Or la suppression du soutien financier à l’UNRWA, en contradiction avec la décision de la CIJ, ne peut qu’aggraver la catastrophe humanitaire. La communauté internationale, dont la France au sein de l’Europe s’honorerait d’être un élément moteur, doit exiger de l’Etat d’Israël la mise en œuvre au plus vite de toutes les mesures conservatoires ordonnées par la CIJ impliquant en réalité l’instauration d’un cessez le feu immédiat et durable. Seule cette démarche constructive peut permettre de parvenir à l’impérative libération concomitante de tous les otages, et à l’amorce d’un processus de paix devant permettre aux deux peuples, israélien et palestinien, de vivre à l’intérieur d’Etats aux frontières sûres et garanties. Il est temps enfin de ne plus fermer les yeux sur les violations réitérées du droit international par l’Etat d’Israël, et de mettre un terme à un deux poids deux mesures dévastateur. Israël doit cesser d’être un Etat exonéré de sanctions que ce soit pour la fourniture d’armements ou pour les poursuites pénales des responsables des crimes commis. Loin de garantir la sécurité de la population israélienne, la primauté donnée au droit de la force plutôt qu’à la force du droit ne fait qu’engendrer son insécurité. Il est grand temps d’exiger d’Israël une inversion de ce choix mortifère.

Patrick Baudouin, Avocat, Président de la LDH (Ligue des droits de l’Homme) et Président d’honneur de la Fédération internationale des droits humains (FIDH) et Président d’honneur de la Fédération internationale des droits humains (FIDH)

mise en ligne le 11 février 2024

Après quatre mois de
guerre génocidaire israélienne

par Gilbert Achcar sur https://www.cadtm.org/

Quatre mois se sont écoulés depuis l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » et le début de la guerre génocidaire sioniste qui l’a suivie. La Nakba de 1948 est désormais dépassée sous le rapport de l’intensité du désastre et de l’horreur. Considérons les faits présentés par le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à un logement convenable, dans un article remarquable publié par le New York Times le 29 janvier : Israël a largué sur la bande de Gaza l’équivalent en explosifs de deux bombes atomiques du type de celle qui a été larguée par les États-Unis sur Hiroshima en 1945.


 

Ce bombardement massif a entraîné à ce jour la destruction d’environ 70 % des bâtiments de l’ensemble de l’enclave et 85 % de ceux de sa moitié nord. En conséquence, 70 000 habitations ont été complètement détruites et 290 000 habitations l’ont été partiellement. Si l’on ajoute à cela la destruction des infrastructures de services tels que l’eau et l’électricité, du système de santé, y compris les hôpitaux, ainsi que du réseau éducatif (écoles et universités), des sites culturels et religieux et des bâtiments historiques, le résultat est l’éradication presque totale de la Gaza palestinienne. Cela est semblable à la suppression de la plupart des traces de vie palestinienne par la destruction d’environ 400 villes et villages sur les 78 % de la terre de Palestine entre le fleuve et la mer saisis par l’État sioniste en 1948.

Le rapporteur de l’ONU a proposé d’ajouter un nouveau crime à la liste des crimes contre l’humanité, un crime qu’il a proposé d’appeler « domicide ». Il a cité des situations du siècle présent auxquelles peut s’appliquer ce concept : Grozny en Tchétchénie, complètement détruite par l’armée russe de Vladimir Poutine au tournant du siècle ; Alep en Syrie, détruite par l’armée russe alliée aux forces iraniennes et à celles du régime Assad en 2016 ; et Marioupol en Ukraine, détruite par l’armée russe au cours premiers mois de l’invasion russe de l’Ukraine en 2022. Il faut ajouter à cette liste la ville irakienne de Falloujah, dont la majeure partie a été détruite par l’armée américaine en 2004 lors de la deuxième année de son occupation de l’Irak, ainsi que Mossoul en Irak et Raqqa en Syrie, toutes deux détruites par les forces américaines et leurs alliés lors de la guerre contre l’État islamique en 2017.

Le « domicide » de Gaza diffère cependant de tous ces cas en ce qu’il n’a pas touché une seule ville, mais toute l’enclave avec toutes ses villes – une zone bien plus vaste que celle de chacune des villes susmentionnées. Le « domicide » de Gaza s’est accompagné d’un génocide contre sa population. Pas seulement par le meurtre d’une proportion élevée de celle-ci : environ 27 000 à l’heure où ces lignes sont écrites, soit plus de 1 % de la population totale, selon les chiffres fournis par le ministère de la Santé de Gaza – chiffres qui ne tiennent pas compte du nombre de personnes qui meurent en raison des conditions sanitaires catastrophiques créées par l’agression, aggravées par les restrictions imposées par Israël à l’accès de l’aide humanitaire à la bande de Gaza. Ces conditions exposent une grande partie des blessés palestiniens, qui sont environ 70 000, à la mort ou à des séquelles permanentes qui auraient pu être évitées si les traitements nécessaires avaient été disponibles. Il en va de même pour le nombre de personnes souffrant de maladies naturelles qui ne reçoivent plus les médicaments nécessaires à leur survie et dont le nombre n’est pas disponible.

Ajoutez à tout cela qu’environ deux millions de personnes, soit 85 % de la population de la bande de Gaza, ont été déplacées de leur domicile vers la ville de Rafah et autres zones adjacentes à la frontière égyptienne. Même si l’agression cessait soudainement aujourd’hui et que les personnes déplacées étaient autorisées à aller où elles le souhaitent dans la bande de Gaza, la grande majorité d’entre elles seraient contraintes de rester dans leur abri actuel en raison de la destruction de leurs demeures. De plus, l’armée sioniste s’apprête maintenant à compléter son occupation de la bande de Gaza en envahissant Rafah, aggravant ainsi inévitablement la situation des déplacés, même si elle les oblige à se déplacer encore une fois, vers une autre zone du sud de la bande de Gaza, afin de les placer sous son contrôle et de les détacher de ce qui reste des institutions que le Hamas a dominées depuis qu’il a pris le contrôle de l’enclave en 2007.

Il s’agit bien d’une immense catastrophe qui dépasse en intensité et en horreur la Nakba de 1948, une nouvelle Nakba dont l’impact politique sur l’histoire de la région, voire du monde, ne sera pas moindre que celui de la première Nakba, comme l’avenir ne manquera pas de le prouver. Face à cette scène d’horreur, le bavardage de l’administration américaine et des autres gouvernements préoccupés par les conséquences de cette nouvelle Nakba, ou plutôt leur radotage sur une « solution » à la question palestinienne, évoque une extension du statut de la zone A de la Cisjordanie à la bande de Gaza, en remettant celle-ci sous la tutelle de l’Autorité palestinienne qui est elle-même sous le contrôle direct d’Israël, outre le déploiement continu des forces d’occupation dans la majeure partie de la Cisjordanie (zones B et C) et leur intervention militaire à volonté dans la zone A. Appeler « État » une telle entité croupion qui jouirait en réalité de moins de souveraineté que les bantoustans d’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid, n’est rien d’autre qu’une misérable tentative de dissimuler la responsabilité de Washington, avec la plupart des États européens, dans l’encouragement prodigué à la guerre génocidaire sioniste et dans son soutien militaire – car Israël n’aurait certainement pas été en mesure de faire tout ce qui est décrit ci-dessus sans le soutien militaire des États-Unis.


 

Traduit à partir de la version anglaise de l’original arabe publié dans Al-Quds al-Arabi le 6 février 2024, postée à l’origine sur le blog de l’auteur.


 

Gilbert Achcar est professeur de relations internationales et politiques à la School of Oriental and African Studies (Université de Londres). Il a publié dernièrement, en français, Symptômes morbides (2017) Le peuple veut (février 2013), Marxisme, orientalisme et cosmopolitisme (6 mai 2015), Les Arabes et la Shoah (2009).

 

mise en ligne le 7 février 2024

Mayotte paralysée par les blocages, et par la haine

Grégoire Mérot sur www.mediapart..fr

Depuis le 22 janvier, Mayotte est paralysée par des barrages routiers érigés aux quatre coins de l’île par des militants antimigrants. Le mouvement se durcit. Au-delà, transpire un sentiment d’abandon de l’État, pris à son jeu de la surenchère xénophobe.

Mamoudzou (Mayotte).– « Nous sommes menacés, quoi que nous fassions. On retrouve ici ce qu’on a fui. » Vendredi 26 janvier au matin, alors que les trombes d’eau ont enfin cessé de s’abattre sur les bâches bleues du camp de migrant·es installé dans l’enceinte du stade de Cavani, à Mamoudzou, un petit groupe d’hommes et de femmes tient forum. Et racontent. Ils viennent de l’Afrique des Grand Lacs, là où, sous différents uniformes, les soldats se livrent aux mêmes horreurs, violent, pillent, tuent, sans cesse. Il fallait fuir, à tout prix, traverser l’Ouganda puis la Tanzanie. Et de là, embarquer.

« On ne savait pas trop où on allait. Mayotte, on n’en avait jamais entendu parler », explique un père de famille. Beaucoup sont morts en mer. Puis une lueur d’espoir : « la France ». La paix, la sécurité, enfin ? « Non, rétorque le papa. Depuis que nous sommes ici, la situation que nous vivons est inhumaine. » 

D’abord, l’État n’assure pas son obligation d’héberger les demandeurs et demandeuses d’asile à Mayotte : faute de place, expliquent ses représentants depuis 2019 et l’apparition des premiers campements de ressortissant·es africain·es sur l’île. Le système dérogatoire étant la norme à Mayotte, principalement en termes d’aides sociales et d’accueil, les demandeurs et demandeuses d’asile ne bénéficient que de 30 euros par mois, sous forme de bons d’achat.

« Avec ça, c’est vraiment impossible de survivre ici », commente un demandeur d’asile entouré de ses compagnons d’infortune. Ils acquiescent. Alors, pour survivre, face à la misère cette fois, « les Africains », comme les désigne la population, se regroupent pour partager les fruits de la débrouille quotidienne et les dons de « quelques bons samaritains » : « Ils se cachent car ils ont peur, mais il y en a quand même. » 

Fin 2023, lassé des nuits à subir les rackets et les agressions de bandes dans sa rue-dortoir, un groupe de demandeurs d’asile investit un monticule en friche dans le périmètre du stade de Cavani. Le mur d’enceinte devait leur apporter un peu de la protection tant recherchée, introuvable au pied des locaux de l’association Solidarité Mayotte – la Spada (Structure du premier accueil des demandeurs d’asile) locale –, débordée par les demandes de quelque 2 000 nouveaux arrivants et arrivantes du continent en 2023.

Très vite, l’installation suscite l’indignation d’un côté, l’imitation de l’autre. Et alors qu’en décembre, le maire de Mamoudzou invite ses agent·es à manifester quotidiennement contre la présence des demandeurs et demandeuses d’asile, les tentes bricolées se multiplient le long du mur. De son côté, le conseil départemental, propriétaire des lieux, forme un recours en référé pour demander l’expulsion des occupant·es. Le juge administratif le déboute le 26 décembre, considérant que le caractère d’urgence n’avait pas été démontré. La préfecture, elle, se mure dans le silence. Les « collectifs » entrent alors en scène.

« Les collectifs » mènent la danse

Depuis 2018 et le dernier grand mouvement social qui a paralysé l’île pendant deux mois, ces groupes d’habitant·es plus ou moins structurés, comme le Collectif des citoyens de Mayotte 2018 ou le Comité de défense des intérêts de Mayotte, sont devenus des acteurs incontournables de la vie politique locale. Ne cachant rien de leur xénophobie, ils accueillent Marine Le Pen en 2021 devant les locaux de la Cimade, association qu’ils assiègent car fautive, selon eux, d’aider les étrangers et étrangères au détriment des Mahorais·es. La structure, si elle n’a pas officiellement mis la clef sous la porte, n’opère plus sur le territoire. 

Depuis, les différents représentants de l’État, et spécialement Gérald Darmanin, leur prêtent une oreille des plus attentives. Caution populaire de l’opération Wuambushu, les collectifs ont le champ libre pour bloquer l’hôpital et les dispensaires – accusés eux aussi de favoriser l’immigration clandestine – en mai 2023. Les forces de l’ordre ont pour instruction de ne pas intervenir, comme elles ont celle de ne pas débloquer le service des étrangers de la préfecture, lui aussi (toujours) verrouillé par les militant·es, ce qui empêche l’émission de titres de séjour. De quoi, pour l’État, faciliter les expulsions et assurer le quota annuel de 25 000 personnes reconduites. Un jeu trouble qui ne pouvait que mal finir.

Ils m’ont dit : “Rentre dans ton pays, on n’a pas besoin de toi” Un médecin métropolitain bloqué par un barrage

Début janvier, les « collectifs » rejoignent ainsi le groupe de riverain·es installé aux abords du stade de Cavani pour réclamer son évacuation. Depuis, « on nous menace, on nous insulte tout le temps, on nous empêche de circuler », témoigne un réfugié. Haine et discrimination deviennent la règle, alors que les habitant·es du camp s’abreuvent dans une rivière saumâtre : « Pendant les distributions d’eau qu’il y avait pour tout le quartier aux abords du stade, quand les membres des collectifs voyaient un Africain, ils demandaient à arrêter la distribution et tout le monde s’exécutait », illustre Daniel Gros, délégué local de la Ligue des droits de l’homme (LDH). Sa présence quotidienne aux côtés des réfugié·es et demandeurs et demandeuses d’asile du stade lui vaut un lot journalier de menaces et d’intimidations.

Mi-janvier, c’est l’explosion quand un groupe de ressortissants somaliens débarqués le jour même sur l’île tente de rejoindre le campement. Riverain·es et collectifs veulent les en empêcher physiquement. Pour la seule soirée du 14 janvier, 17 migrants sont blessés, selon Mayotte la 1ère. Des batailles rangées se font jour, plongeant riverain·es et réfugié·es dans un quotidien fait d’explosions, de gaz lacrymogène, de pluie de pierres et d’incendies.

« Il va y avoir des morts », assure un père de famille demandeur d’asile. « Si l’État ne prend pas vraiment les choses en main, ça va être une catastrophe », poursuit celui qui n’envoie plus ses enfants à l’école, car « c’est trop dangereux, ils sont harcelés tout le temps ». 

Darmanin reprend Le Pen

Le 17 janvier, l’État, par l’entremise de son ministre de l’intérieur et des outre-mer, prend enfin la parole. « Ils ont raison [ceux qui demandent le démantèlement du camp – ndlr] », indique-t-il. « Non, il n’y a pas de faillite de l’État, il y a des associations qui aident ces personnes à venir », poursuit alors Gérald Darmanin. Marine Le Pen a été condamnée en diffamation pour des propos similaires tenus à l’endroit de La Cimade-Mayotte.

« C’est un fantasme local bien ancré, pourtant il n’y a plus aucune association qui vient en aide aux étrangers. La seule qui existe, c’est Solidarité Mayotte, et elle opère pour le compte de l’État », rappelle Daniel Gros, de la LDH. 

Qu’importe, voilà les collectifs soutenus dans leur analyse. Leur mobilisation s’intensifie. Lundi 22 janvier, les premiers barrages se font jour pour réclamer le démantèlement effectif du camp. Le préfet Thierry Suquet confirme dans la foulée le début des opérations dans les jours qui suivent.

Pas de quoi faire lever les barrages qui, au contraire, essaiment aux quatre coins de l’île, avec, à chaque fois, des arbres coupés au milieu de la chaussée, des poubelles, palettes ou autres gazinières, un coin cuisine, le tout tenu par quelques militant·es, principalement des femmes, dans une ambiance festive mais déterminée. Personne ne passe. Même le personnel soignant reste souvent bloqué.

« Ils m’ont dit : “Rentre dans ton pays, on n’a pas besoin de toi” », raconte un médecin métropolitain qui tentait de rejoindre son dispensaire. Le système de soins est pourtant déjà très fragile. « À la maternité, on a fait dix accouchements en trois jours, alors qu’on fait normalement le triple. Ça veut dire qu’il y a eu une vingtaine d’accouchements à domicile dont on n’a même pas encore entendu parler... Ce qu’il se passe est hallucinant », explique-t-il. 

La traque aux réfugiés

Jeudi 25 janvier, l’opération menée par la préfecture au stade de Cavani commence au petit matin. Sous les huées et les insultes de la population locale, 77 personnes sont exfiltrées pour regagner un hébergement d’urgence. « C’était affreux, les gens nous filmaient, filmaient nos plaques et nos voitures pour savoir où on allait », témoigne une salariée chargée de conduire des familles de réfugié·es.

Dans les villages et les barrages, les rumeurs et la folie xénophobe s’emparent de certains esprits chauffés à blanc. Partout, les réfugié·es sont pisté·es, traqué·es. Des maisons d’« ennemis de Mayotte » sont présentées à la vindicte comme hébergeant des « Africains ». Même les ambulances sont fouillées par les barragistes pour s’assurer qu’elles ne transportent pas des réfugié·es. L’idée que « les Africains » s’installent dans les villages leur est insupportable. Et ne fait que renforcer le mouvement.

« Pour beaucoup d’entre nous, c’est la même chose, ce qu’il se passe ici, que ce qu’on a voulu fuir, témoigne le père de famille qui vit encore au stade avec ses deux enfants. Même si on nous donne un hébergement, on est pris au piège parce qu’on ne pourra pas en sortir, ils savent où on est. » Il dit aussi que celles et ceux qui avaient réussi à louer un petit banga (case en tôle) se font mettre à la porte car les propriétaires ont peur.

« Nous demandons à la population de comprendre que nous sommes tous des humains, nous voulons juste la paix. La xénophobie ne leur amènera rien de bon », poursuit un voisin de campement.

La supplique de la préfecture

Vendredi, le préfet demande aux collectifs d’appeler à la levée des barrages. Dans un communiqué, il leur demande de ne pas faire revivre 2018, alors que « de lourdes conséquences sur le fonctionnement de l’île » se font déjà sentir. La gravité des actions entreprises est pour une fois pointée, à l’instar des fouilles d’ambulances. 

Les collectifs refusent. Pris au piège de la frange radicale longtemps choyée, le représentant de l’État appelle désormais « la majorité silencieuse » à la rescousse. Reste à voir qui volera au secours de l’État, jusqu’alors incapable d’assurer la sécurité des habitant·es de l’île, qui subissent chaque jour une violence inouïe et des services publics déficients. De graves carences et un sentiment d’abandon qui, pour beaucoup d’habitant·es, légitiment une forme de révolte.

Samedi matin, alors que les barrages sont toujours en place, les blindés de la gendarmerie ont fait le tour de l’île pour dégager les axes routiers. Mais dans plusieurs localités, les routes sont à nouveau barrées sitôt la caravane militaire passée. « Ce n’est pas fini », préviennent les collectifs, sur un ton guerrier. 


 


 

À Mayotte, l’école, ses élèves,  ses enseignants,
pris en étau dans les violences

Grégoire Mérot sur www.mediapart.fr

Alors que les moins de 20 ans représentent 55 % de la population de l’île, aucun plan pour la jeunesse ne se profile, laissant chaque jour la violence et l’errance gagner du terrain. Dernier rempart à un abandon généralisé, l’école tente de faire face mais se retrouve elle-même bien isolée.

Mamoudzou (Mayotte).– Deux mois après la visite express d’Élisabeth Borne, alors première ministre, rien n’a changé ou presque à Mayotte. « C’est encore pire », dit-on même du côté de Koungou, où les conflits entre quartiers font plus que jamais rage. Le 24 janvier, le collège était pris d’assaut par une cinquantaine de jeunes. Partout, les droits de retrait fleurissent en même temps que les violences explosent aux abords des établissements scolaires.

« École en sous-France », disait une pancarte rouge sang, érigée le 8 décembre, jour de la visite d’Élisabeth Borne devant le collège de Passamainty, un « village » de Mamoudzou. Autour, bloquant l’accès à l’établissement, professeur·es et élèves voulaient se faire entendre : le mal-être partagé entre générations a son mot : l’insécurité.

Tous et toutes évoquent alors les pluies de pierres quotidiennes, les coups de machette, de couteau, de ciseaux, la panique générale puis les sirènes, les détonations en salves fournies. Car à Mayotte, principalement autour de Mamoudzou, les affrontements entre bandes ou avec les forces de l’ordre rythment la vie et charrient leurs lots de dommages collatéraux. Sur le maigre réseau routier, les bus scolaires sont pris pour cible au petit matin. Le soir venu, au tour des automobilistes et des motards de recevoir cailloux et fers à béton pour être mieux rançonnés.

« On vit dans la peur, on a peur pour nous, pour nos élèves, parce que l’on sait qu’à un moment, dans la journée, ça va péter. La question n’est plus de savoir si ça va péter mais quand. Ce ne sont ni des conditions de vie, ni des conditions d’enseignement acceptables quand on est censés être dans un département français », dénonce une enseignante du collège du Koungou, commune au nord de Mamoudzou. Autour de la professeure de sport, une équipe de collègues en T-shirts rouges, toujours. Ce jour-là, ils auront enfourché leur deux-roues à chaque déplacement de la cheffe du gouvernement dans l’espoir d’un échange, aussi bref soit-il, avant que 8 000 kilomètres ne les privent encore de cette occasion. En vain.

Pour ajouter à la déconvenue, au terme de la visite au pas de course – cela faisait huit ans qu’un premier ministre ne s’était pas rendu sur le territoire –, cette annonce : l’État prendra à sa charge le coût du blindage des vitres des bus scolaires. « C’est désespérant, réagit une infirmière scolaire. Quand on voit la souffrance de nos gamins au quotidien, on se sent vraiment abandonnés. »

Dans le même temps, une partie de la population a érigé des barrages aux quatre coins de l’île, initialement pour exiger le démantèlement d’un camp de réfugié·es et de demandeurs et demandeuses d’asile, avant de faire muter le mouvement en une protestation plus large contre l’insécurité et l’immigration clandestine. Un glissement qui, en ces temps violents qui secouent l’île, permet aux militant·es de s’attirer quelques soutiens supplémentaires. À l’instar de plusieurs équipes pédagogiques.

Rebondissant sur les prises de position effectuées par la base, le syndicat CGT Éduc’action prend à son tour la parole dans un communiqué commun diffusé début février avec la CGT Protection judiciaire de la jeunesse. Les deux branches locales expriment ainsi « leur solidarité envers tous ceux et celles qui se mobilisent pour défendre nos droits afin que Mayotte puisse enfin vivre dignement et sereinement ».

Mais les syndicats alertent : « En ces jours difficiles, il nous paraît vital de ne pas se laisser berner par celles et ceux qui tenteraient d’opposer les différentes franges de la société mahoraise en ciblant des boucs émissaires. »

Il manque une véritable politique jeunesse, c’est pourtant essentiel. Jacques Mikulovic, recteur de Mayotte

Illustrant cette mise en garde, la manifestation du mardi 6 février, organisée par « Les Forces vives », la nouvelle bannière des différents collectifs locaux mobilisés contre l’immigration et l’insécurité, a été émaillée d’incidents au tribunal judiciaire de Mamoudzou, dont les manifestants accusent les magistrats de laxisme envers les délinquants. Puis elle s’est soldée par le cadenassage et le siège des locaux de deux associations à caractère social, accusées de favoriser l’immigration clandestine.

De manière générale, toute structure qui œuvre sans distinction de nationalité est perçue comme favorisant un « appel d’air » migratoire. Et sur un territoire où la moitié de la population est étrangère, c’est avant tout là que le bât blesse, selon nombre de professeur·es. « Le problème, c’est qu’en dehors de l’école, il n’y a plus aucun accompagnement pour énormément d’enfants, ne serait-ce que pour les besoins les plus primaires comme manger ou se soigner. Si l’on devait faire des “informations préoccupantes” auprès des services de l’aide sociale à l’enfance sur les mêmes standards qu’en métropole, on ne ferait que ça. Mais c’est impossible, car on sait qu’il ne se passe rien derrière », déplore une infirmière scolaire qui, accompagnée d’une collègue, a « l’impression de pallier à travers l’école tout ce que le reste de la société devrait faire, sans en avoir les moyens ».

Et les deux infirmières d’exposer leur quotidien, avec majoritairement « des élèves dont les parents ont été expulsés » – en moyenne, 25 000 personnes par an sont expulsées du territoire. Des enfants aux mères seules et sans revenu, et pléthore de jeunes confiés à des adultes peu regardants. « Ils font parfois l’objet de suivi par des éducateurs spécialisés mais qui sont eux-mêmes complètement débordés et ne sont pas en mesure de répondre aux besoins. » Des moyens qui manquent de toutes parts, comme les perspectives : près de la moitié des lycéen·nes sort de l’école sans papiers ni avenir. De quoi décourager nombre d’élèves en amont, qui viennent gonfler les rangs des quelques 10 000 mineur·es non scolarisé·es de l’île.

Quant aux situations moins critiques, « on constate que l’immense majorité des élèves n’ont rien à faire quand ils sortent de l’école, ils sont très demandeurs mais il n’y a quasiment aucune activité à leur proposer. Alors, forcément, ils traînent et pour beaucoup, c’est le début d’un engrenage sans fin », explique l’équipe du collège de Koungou.

« Il manque une véritable politique jeunesse, c’est pourtant essentiel », abonde le recteur de Mayotte, Jacques Mikulovic. Reste à convaincre les élus locaux de la mettre sur pied, puis en œuvre. « C’est compliqué, souffle le recteur. Nos partenaires ont tendance à se tourner vers l’État sur ces questions. Il y a des choses qui se passent avec des associations, avec quelques maires qui embrayent mais c’est encore embryonnaire et l’opinion politique locale ne va pas dans ce sens-là », explique-t-il, craignant que le mouvement social en cours ne remette encore les compteurs à zéro.

Reste que pour la CGT Éduc’action, « le principal fautif est bien l’État, incapable d’assurer ses missions sur le territoire ». État auquel le syndicat demande de « concevoir une vraie politique qui ne se limite pas à l’envoi des forces de l’ordre à Mayotte, mais [procède] à des investissements massifs dans tous les services publics ».

  mise en ligne le 7 février 2024

Gaza. « On ampute des enfants sans anesthésie. C’est ça la réalité »

par Sarra Grira sur https://orientxxi.info/

Au moment où le président français Emmanuel Macron décide de rendre hommage aux victimes franco-israéliennes des attaques du 7-Octobre perpétrées par les Brigades Ezeddine Al-Qassam, les Palestinien·nes de Gaza comme ceux et celles de Cisjordanie continuent à être tué·es et déplacé·es dans l’indifférence totale de la plupart des gouvernements occidentaux. Le « risque de génocide » contre lequel s’est prononcé la Cour internationale de justice le 26 janvier a été rapidement balayé par les accusations non vérifiées portées par Israël contre l’UNRWA. Et le massacre qui se poursuit ne figure même plus dans les principaux titres de la presse française. Dans ce contexte, nous avons choisi de donner la parole à Jean-François Corty, médecin et vice-président de Médecins du monde, qui compte une équipe dans la bande de Gaza. Il raconte la médecine de guerre dans ses pires conditions, mais également les risques de mort à moyen et long terme pour une population de presque deux millions de déplacé·es. Propos recueillis par Sarra Grira.

Jean-François Corty est médecin, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), vice-président de Médecins du Monde.

Il faut d’abord comprendre une chose : il est difficile pour les autorités sanitaires d’avoir des données précises sur les mortalités, les blessés, mais aussi concernant les infrastructures. Les moyens de communication ne marchent pas tous les jours, et les gens meurent au quotidien. Les chiffres des décès sont sous-estimés car ils ne tiennent pas compte des personnes restées sous les décombres, ni de tous ceux qui n’ont pas pu être pris en charge d’un point de vue médical.

Cela fait pas mal de temps que la plupart des hôpitaux sont totalement ou partiellement non fonctionnels. Beaucoup sont devenus des morgues. Et pour les établissements qu’on estime encore fonctionnels, il faut s’entendre sur le sens de ce mot : on parle d’hôpitaux qui tournent à 300 %, surchargés de malades, de blessés et de familles qui sont là pour les accompagner, ou de personnes venues tout simplement y trouver refuge. Mais tant que les blessés peuvent encore y être reçus, on estime que l’hôpital est plus ou moins fonctionnel. Les services font de la médecine de guerre, toutefois sans avoir les médicaments nécessaires, tels que les antalgiques, les antibiotiques ou les anesthésiants, sans parler du manque de fuel - et donc d’électricité1. La médecine de guerre, cela veut dire : faire du tri, choisir des patients qu’on estime pouvoir sauver par des gestes simples. On ne va pas s’engager sur de la chirurgie longue pour sauver la vie de quelqu’un, alors que cela pourrait être possible dans un autre contexte. Vu le type d’armes utilisées dans une zone aussi petite et dense en population, on se retrouve souvent devant des blessures graves qui nécessitent des amputations. Si l’on disposait d’un plateau technique plus poussé, comme il en existe chez nous, en Égypte ou dans n’importe quel pays doté d’installations médicales importantes, on aurait recours à la chirurgie pour essayer de récupérer le membre. Cependant à Gaza, cette option n’est pas envisageable. On ampute des enfants sans anesthésie. C’est ça la réalité.

L’offre de soin est donc extrêmement diminuée. En plus des morts causés par les bombardements, il y a ceux qui meurent parce que leur maladie n’a pas pu être prise en charge, et ça ce n’est ni facilement détectable, ni dénombrable. En France, si vous avez un infarctus, vous appelez le SAMU qui arrive en quelques minutes. Si cela vous arrive à Gaza, vous allez mourir chez vous et on ne le saura pas forcément. De même pour toutes les maladies chroniques, comme le diabète décompensé, l’asthme, les problèmes thyroïdiens, etc. La plupart des personnes atteintes vont mourir chez elles sans comptabilisation épidémiologique. Sans parler de la médecine préventive pour la cancérologie ou la gynécologie. Tous les diagnostics préventifs ont volé en éclats. La perte de chance de survie va donc se poursuivre dans les semaines et les mois à venir.

Soigner « là où on ne risque pas de se faire sniper »

On meurt donc sous les bombes, mais aussi d’infections et de complications, par manque de traitement, et dans la douleur. Les brûlures et les blessures, dues principalement à l’écrasement de membres sous des bâtiments, ne peuvent pas être prises en charge faute de moyens. Il y a une perte de chance car les blessures s’infectent facilement et il n’y a pas d’antibiotiques. Sur les 66 700 blessés, beaucoup vont mourir, car la réponse médicale est largement en-deçà des besoins.

Nos collègues sur place nous le disent : il y a tellement de blessés qui arrivent en même temps qu’on fait les amputations à même le sol, dans le hall d’entrée, ou tout simplement là où le bâtiment de l’hôpital n’est pas détruit et où l’on ne risque pas de se faire sniper. On est donc en dehors de tous les standards d’asepsie et d’hygiène classique. Sans oublier le fait que le système de santé est visé en tant que tel, et que les hôpitaux ont été délibérément attaqués et bombardés par l’armée. C’est donc chaque maillon de la chaîne de ce dispositif qui est défaillant.

Une des particularités de ce contexte, c’est aussi le nombre d’enfants blessés, probablement handicapés à vie s’ils survivent, et qui ont perdu toute leur famille dans les bombardements. Cela pose des questions sur leur devenir. Je ne parle pas en termes de « radicalisation », mais en termes social, médical, d’accompagnement, de projet de vie… La proportion de ces enfants parmi les blessés est très importante à Gaza, comparativement à d’autres contextes de guerre.

L’aide est là, mais elle est bloquée

Sous blocus depuis 17 ans, la bande de Gaza dépendait déjà de l’aide extérieure à 90 %. Depuis le 7 octobre, Israël a accentué ce blocus. Aujourd’hui, rien ne rentre, ou alors de manière très éparse. Médecins du monde (MDM), comme d’autres organisations, a prépositionné du matériel côté israélien et côté égyptien. Tout notre stock se trouve là-bas. C’est la même chose pour le Croissant-Rouge. Kerem Shalom2 devait être un lieu de passage, finalement c’est devenu une zone de combat militaire. La question n’est pas de mobiliser de l’aide : elle est là, prête à rentrer. Mais les conditions de sécurité pour la faire distribuer sans que les aidants meurent sous les bombes sont inexistantes. Les Israéliens ne laissent pas entrer les camions en nombre, en plus de procéder à des fouilles. Il faut négocier longtemps par exemple pour faire entrer un peu de fuel. Il faudrait six à dix fois plus que la moyenne quotidienne actuelle de véhicules entrants pour subvenir aux besoins de la population.

Aujourd’hui, nous avons 14 collègues de MDM encore sur place, tous des Palestiniens. Un collègue a été tué début novembre3, et quatre autres, qui sont binationaux, ont été évacués. Nos collègues sur place sont tous formés à la médecine d’urgence, ils travaillent depuis plusieurs années avec MDM. Notre équipe vit dans les mêmes conditions que le reste de la population. Très vite, ces membres sont aussi devenus une cible. Et comme la plupart des Gazaouis, un grand nombre a été contraint de partir vers le sud. Certains n’ont cependant pas pu bouger parce qu’ils avaient des parents malades.

Depuis qu’ils sont dans le sud, certains collègues dorment dans leurs voitures, d’autres ont pu trouver un point de chute à 25 dans un petit appartement, le tout dans des zones censées être sécurisées et hors combat. Une fois qu’elle a répondu à ses besoins vitaux, notre équipe a essayé de s’organiser à nouveau pour reconstituer des équipes de soin mobiles. Ils ont pu retrouver un lieu pour en faire un bureau. Mais depuis l’offensive de l’armée israélienne dans le sud, leur secteur n’est plus sécurisé, et les bombardements intenses reprennent à côté de leur bureau et de leurs lieux de vie. Nos équipes doivent à nouveau bouger, sans aucune perspective : le nord est totalement détruit et le sud vers Rafah, totalement bloqué.

Le déplacement de la population, un risque supplémentaire de mortalité

Dans ces conditions de déplacement forcé de population, des épidémies ont été rapidement identifiées en lien avec l’eau non potable, saumâtre ou mal filtrée, telles que l’hépatite A ou la gastroentérite. Il y a des endroits où les gens disposent à peine d’un ou deux litres d’eau par jour et par personne pour tous les usages (boire, se laver, cuisiner…), alors que le standard minimum est de 20 litres par jour.

D’autres maladies sont dues à la vie dans la précarité, comme les infections respiratoires. Encore une fois, ces épidémies ne seraient pas graves dans un système de santé classique, mais elles le sont dans un système à plat, où vous avez des enfants et des nourrissons qui ne mangent pas à leur faim, qui ont donc des défenses immunitaires diminuées et ne peuvent pas répondre à ce genre d’agressions virales ou bactériennes. Le déplacement de la population ajoute par conséquent au risque de mortalité. Un des aspects caractéristiques de la situation à Gaza est que la grande majorité des Gazaouis, qui vivent « emprisonnés », n’ont pas pu faire de stock ni anticiper les événements. Ils n’ont rien. Ce sont des « sans domicile fixe » baladés au gré des bombardements, et ils consacrent chaque jour le plus gros de leur temps à essayer de trouver à manger et à boire, voire à se soigner. On oscille en permanence entre les temps d’accalmie où l’on arrive à se poser un peu - pour les équipes de MDM à se restructurer - et le temps de la survie.

Enfin, toutes les personnes qui vivent à Gaza sont sous pression. C’est la peur de la mort à chaque minute. Toutes les conditions du trouble de stress post-traumatique sont réunies. Nous en parlons avec nos équipes. Normalement, quand le contexte de travail est difficile, nous organisons des débriefings, du soutien psychologique à la demande ou de manière préventive. La santé mentale de nos équipes a toujours été pour nous un enjeu majeur. Mais aujourd’hui, ce suivi est impossible. Nous faisons beaucoup de régulation et de soutien par téléphone. Toutefois, on n’est pas dans une configuration où l’on peut apporter une réponse appropriée. On ne peut ni faire sortir nos équipes, ni faire rentrer ce qu’on veut.

Le problème ce n’est pas l’UNRWA, ce sont les bombes

Dans ce contexte, toute la polémique autour de l’UNRWA (l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) est – excusez-moi le terme – dégueulasse. La Cour internationale de justice s’est prononcée sur un risque de génocide. Cela veut dire que poser la question est légitime. L’enjeu aujourd’hui c’est comment sauver des vies. Malheureusement, la CIJ n’a pas appelé à un cessez-le-feu, cependant elle rappelle qu’il faut tout mettre en œuvre pour éviter l’avènement d’un génocide potentiel. Dans ce cadre, on peut dire que la décision de certains pays occidentaux de ne plus financer l’UNRWA est une manière de ne pas respecter la décision de la CIJ. Et de contribuer à l’agonie des civils.

Les accusations portées contre cette organisation méritent certes une enquête interne. Mais on assiste à une forme de punition collective. Pourquoi toute une institution serait-elle sanctionnée à cause des actes d’un nombre infime de ses employés ? C’est du jamais vu. Les Occidentaux prennent une décision rapide, sur la bonne foi des déclarations d’une seule des parties, alors que parallèlement, les besoins sont immenses. Vu la situation humanitaire et le faible nombre présent sur le terrain - contrairement à des situations de catastrophe naturelle où il y a un embouteillage d’aide humanitaire –, vu l’incapacité des organisations à être opérationnelles, c’est de l’UNRWA que dépend la survie de 2 millions de personnes. Cette institution onusienne est un acteur local incontournable, avec le Croissant-Rouge palestinien, puisqu’elle investit dans la distribution de nourriture, d’eau potable et dans l’hébergement. Elle contribue à l’amélioration des conditions de vie qui ont un impact direct sur la santé.

On assiste à un nouveau cas de figure de deux poids deux mesures dans le traitement des atrocités. Des pays occidentaux sont prompts à réagir à ces accusations, mais pas aux bombardements et au blocus qui engendre cette situation à Gaza. C’est vraiment ignoble. En mettant en suspens le financement de l’UNRWA, on joue le jeu des Israéliens qui, depuis le début, ont cherché à détruire cette institution. Tout ce qui peut concourir à améliorer le sort des Palestiniens est ciblé dans le contexte actuel. Le problème ce n’est pas l’UNRWA, ce sont les bombes et le blocus. Dire le contraire, c’est inverser la figure victimaire.

 

  mise en ligne le 3 février 2024

Israël, la Cour de justice
et l’Occident

par Francis Wurtz, député honoraire du Parlement européen sur www.humanite.fr

Si certains journalistes ou experts ont clairement explicité le sens et la portée de ce verdict sans précédent, plus d’un commentateur s’est, à l’inverse, évertué à minimiser l’événement : « Les décisions de la Cour ne sont pas contraignantes », s’est rassuré l’un d’eux sur France Info ; « cette décision reste purement symbolique », affirma un autre, sur LCI, supputant à l’avance que, dans la décision de la CIJ, « personne n’est nommé de manière directe »… Toutes ces assertions péremptoires sont fausses !

D’une part, l Quant à l’Afrique du Sud, elle peut saisir le Conseil de sécurité, dont chacun des membres devra prendre ses responsabilités devant l’opinion mondiale : celui d’entre eux qui assumerait d’ignorer les demandes expresses du plus haut tribunal de l’ONU perdrait toute crédibilité en matière d’État de droit, à plus forte raison de référence démocratique vis-à-vis du reste du monde. Dans le contexte international actuel, marqué par une réaction de plus en plus vive du Sud global contre la pratique du « deux poids, deux mesures » des pays occidentaux, pareille attitude coûterait politiquement cher à Washington, Londres ou Paris.

Par ailleurs, dans les attendus de sa décision, la Cour a bien « appelé l’attention » sur des dirigeants israéliens tels que… le président Herzog en personne, le ministre de la Défense, Gallant, et le ministre des Infrastructures, de l’Énergie et de l’Eau, Katz, soulignant à leur propos qu’« au moins certains actes (à Gaza) semblent susceptibles de tomber sous le coup de la convention sur le génocide » ! Ce constat, d’une extrême gravité s’agissant de personnages investis de hautes responsabilités et dont les actes mis en cause sont restés totalement impunis en Israël, a conduit la Cour à ordonner à Israël de prendre « toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation à commettre le génocide ». La décision, « adoptée à 15 voix contre 2 (…) reconnaît la “plausibilité” des allégations de l’Afrique du Sud, selon lesquelles les Palestiniens doivent être protégés contre le génocide », souligne avec courage le quotidien en ligne israélien « The Times of Israël » (26 janvier 2024).

La meilleure défense étant l’attaque, Netanyahou nargue la Cour en annonçant qu’il continue la guerre, cherche à étendre le conflit à toute la région, traite l’OMS de « complice du Hamas » et cherche à salir l’UNRWA, agence de l’ONU dont les 30 000 employés rendent des services vitaux (éducation, soins de santé, protection sociale, microfinance…) aux réfugiés palestiniens depuis soixante-quinze ans !

Dès lors, pour chacun de nos États (France, Europe, Occident), la poursuite de l’impunité à l’égard du pouvoir israélien serait une violation directe de l’ordonnance de la justice internationale. Leur devoir est d’obtenir d’Israël « des mesures immédiates et efficaces pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire dont les Palestiniens ont un besoin urgent ». Ce qui, selon tous les humanitaires sur le terrain, passe par un arrêt des combats.


 


 

Guerre à Gaza : la passivité politique l’emporte sur le droit international

François Bougon, Fabien Escalona et Jérôme Hourdeaux sur www.mediapart.fr

Malgré la décision de la Cour internationale de justice appelant Israël à tout mettre en œuvre pour prévenir tout acte de génocide, rien ne vient freiner l’hécatombe palestinienne. Suscitant des questions sur le pouvoir des juridictions et des institutions intergouvernementales. 

Les mesures provisoires réclamées par la Cour internationale de justice le 26 janvier à La Haye, adoptées par une large majorité des seize juges venu·es du monde entier (États-Unis, Russie, Slovaquie, France, Maroc, Somalie, Chine, Ouganda, Inde, Jamaïque, Liban, Japon, Allemagne, Australie et Brésil) et appelant en particulier Israël à mettre tout en œuvre pour prévenir tout acte de génocide, n’ont pas été suivies d’effet. À Gaza, les civils continuent de périr et de mourir de faim.

Comment expliquer cet état de fait qui peut susciter colère et incompréhension et renforcer les accusations de double standard adressées aux pays occidentaux, entre soutien à l’Ukraine et indifférence envers la Palestine ? Existe-t-il d’autres voies pour mettre un terme aux massacres et à la mise en danger d’une population entière au nom du droit d’un État à se défendre ? Que peuvent les États, les ONG ou de simples citoyen·nes ? L’ONU est-elle condamnée à l’impuissance ? Quelle est la place, dans ce contexte, du droit international ?

La décision de la CIJ, quelles conséquences ?

La Cour internationale de justice (CIJ) est l’organe judiciaire des Nations unies. Et elle souffre des mêmes faiblesses que son institution. Comme le souligne la professeure de droit public Mathilde Philip-Gay dans son livre Peut-on juger Poutine ? (Albin Michel, 2023), « depuis sa création en 1946, des “petits pays” ont pu saisir la [CIJ] pour faire reconnaître une violation du droit international par des grands pays, mais la reconnaissance de la responsabilité de ces derniers continue à dépendre largement de l’étendue de leur puissance ».

La CIJ ne dispose en effet d’aucun moyen coercitif pour rendre ses décisions exécutoires. Pour cela, elle doit se reposer sur le Conseil de sécurité de l’ONU. Or, ce « gendarme du monde » est composé de quinze membres, dont cinq permanents (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni et Russie), dotés d’un droit de veto qui leur permet de s’opposer à toute décision. Israël a ainsi déjà totalement ignoré une décision de la CIJ de 2004 ayant déclaré illégal le mur de séparation construit en Cisjordanie.

Comme le souligne Matei Alexianu, un spécialiste du droit, sur le blog de l’European Journal of International Law, le taux de respect des décisions de la CIJ tourne autour de 50 %, mais a diminué « ces dernières années à mesure que la Cour s’est prononcée sur des affaires plus controversées et aux enjeux plus importants ».

Le fait de respecter une décision de la CIJ « peut consolider la réputation d’un État sur la scène internationale, ce qui est particulièrement important pour ceux qui tiennent à leur statut d’acteurs respectueux de la loi ». Mais « la conformité est également coûteuse : elle exige souvent des États qu’ils modifient un comportement qu’ils perçoivent comme politiquement ou économiquement avantageux », écrit-il.

Cependant, la toute dernière décision de la CIJ est un pas « historique », expliquait à Mediapart, peu avant les audiences, Johann Soufi, avocat, ancien procureur international et ancien responsable juridique de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) à Gaza. Tout d’abord, même si elle n’est que provisoire et que le fond du dossier ne sera jugé que dans plusieurs années, elle annihile, explique-t-il, « une partie des arguments contestant la réalité de la gravité de la situation ».

De plus, une condamnation sur le fond, même sans effet direct, aurait une portée qui pourrait peser. « Si Israël est condamné, dans plusieurs années, pour avoir violé la convention de 1948 sur le génocide, poursuivait Johann Soufi, ce sera un basculement symbolique très fort. Il sera délicat pour certains États de continuer à soutenir Israël de manière inconditionnelle, par exemple en envoyant des armes. »

« Le fait qu’il existe un risque sérieux de génocide signifie que tous les États qui sont parties à la convention sur le génocide ont le devoir de l’empêcher. Cela est particulièrement important pour les États qui ont soutenu Israël et lui ont fourni une assistance militaire », estime aussi Giulia Pinzauti, professeure assistante à l’université Leiden (Pays-Bas). 

Que peut faire la Cour pénale internationale ?

La CIJ n’est pas la seule juridiction internationale à avoir ouvert une procédure à l’égard d’Israël. En février 2021, la Cour pénale internationale (CPI) a en effet rendu un avis affirmant sa compétence pour traiter des territoires occupés et ouvert la voie à une enquête confiée à la procureure Fatou Bensouda, puis à son successeur Karim Ahmad Khan.

Cette enquête a été en premier lieu motivée par l’opération « Bordure protectrice » lancée durant l’été 2014 contre Gaza par l’armée israélienne, accusée d’attaques disproportionnées. Mais elle a été étendue aux faits postérieurs, et couvre donc ceux commis depuis le 7 octobre.

Contrairement à la CIJ, la CPI ne dépend pas des Nations unies, mais toutes deux sont situées à La Haye (Pays-Bas) et sont compétentes pour le crime de génocide. La Cour pénale internationale, entrée en vigueur en juillet 2002, est régie par le Statut de Rome signé en 1998, ratifié à ce jour par 124 États.

Autre grande différence avec la CIJ, la CPI est une cour pénale : elle juge des individus, non des États, et ses décisions s’imposent aux parties, avec des conséquences concrètes.

Le 17 mars 2023, elle a par exemple émis un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine et sa commissaire aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova, pour la déportation d’enfants ukrainiens en Russie. Même si l’application des décisions de la CPI dépend du bon vouloir des États où se rendrait Vladimir Poutine, le président russe a été contraint, au mois de juillet dernier, de renoncer à un voyage en Afrique du Sud, de crainte d’y être interpellé.

En cette période de fortes turbulences, la loi est plus que jamais nécessaire. Karim Ahmad Khan, procureur de la Cour pénale internationale

Pour que la CPI soit compétente, il suffit qu’une des parties ait reconnu le traité de Rome. Ce n’est pas le cas d’Israël, qui refuse de le ratifier. En revanche, la Palestine, bien que ne bénéficiant pas du statut d’État à part entière, a adhéré en 2015, en tant qu’observatrice, au traité régissant la Cour. Ainsi, nous expliquait Johann Soufi en octobre dernier, « à partir du moment où les crimes sont commis en Palestine ou par des ressortissants palestiniens, la CPI est compétente pour enquêter ». La procédure vise donc les deux parties, c’est-à-dire l’armée israélienne ainsi que le Hamas.

Le 18 janvier, le Mexique et le Chili ont annoncé avoir saisi la CPI, comme le leur permet les articles 13 (a) et 14 du statut de la CPI, au sujet de « la situation de l’État de Palestine » afin que le procureur « enquête sur la commission probable de crimes relevant de sa compétence ». Selon le communiqué du ministère mexicain des affaires étrangères, « l’action du Mexique et du Chili fait suite à l’inquiétude croissante suscitée par la dernière escalade de la violence, en particulier contre des cibles civiles, et la poursuite présumée de la commission de crimes relevant de la compétence de la Cour, notamment depuis l’attaque du 7 octobre 2023 par des militants du Hamas et les hostilités qui se sont ensuivies à Gaza ».

Karim Ahmad Khan s’est rendu en décembre en Israël et en Palestine – mais pas à Gaza –, la première visite de ce genre pour un procureur de la CPI. Dans un communiqué, il a souligné qu’« en cette période de fortes turbulences, la loi est plus que jamais nécessaire ». « Je tiens à souligner que nous travaillons intensément pour garantir la protection et le respect de la loi, pour tous », a-t-il ajouté.

La CPI est confrontée à un défi existentiel en ce qui concerne la situation en Palestine. Leila Nadya Sadat, professeure à l’Université de Washington

Les décisions de la CIJ et de la CPI pourraient en outre s’influencer mutuellement. « Si la CIJ en vient à considérer qu’Israël a manqué à ses obligations en matière de prévention du génocide, cela sera bien entendu un signal fort, y compris pour la CPI, insiste Johann Soufi. On voit mal comment la CPI pourrait alors s’abstenir d’émettre des mandats d’arrêt envers des responsables israéliens, incluant possiblement le crime de génocide. »

« À l’inverse, poursuit l’avocat, s’il arrivait que la CPI émette des mandats d’arrêt contre des responsables israéliens incluant le crime de génocide avant que la CIJ ne se prononce sur le fond de l’affaire opposant l’Afrique du Sud à Israël, ce serait un argument supplémentaire fort pour l’Afrique du Sud. »

Leila Nadya Sadat, professeure à l’Université de Washington et conseillère spéciale auprès du procureur de la Cour pénale internationale de 2012 à 2023, estime également que « la CPI est confrontée à un défi existentiel en ce qui concerne la situation en Palestine ».

Même si le procureur Khan a été critiqué pour avoir été plus prompt à dénoncer les attaques du Hamas que les opérations militaires israéliennes, écrit-elle, il a cependant créé une « équipe unifiée pour poursuivre l’enquête ». Et la pression pour qu’il agisse est de plus en plus forte, « avec huit États parties de la CPI qui demandent maintenant une enquête complète et la Belgique qui offre un soutien financier supplémentaire de 5 millions d’euros ».

Face aux craintes d’une politique de deux poids deux mesures, les enjeux sont de taille pour la CPI. « Après avoir fait preuve de courage dans l’affaire ukrainienne, beaucoup espèrent qu’il [le procureur Khan – ndlr] renforcera le prestige et l’importance de la Cour en agissant avec audace pour enquêter et suivre les preuves, où qu’elles mènent, dans la situation en Palestine », conclut Leila Nadya Sadat.

L’impuissance du Conseil de sécurité des Nations unies

En 2009 et 2014, le Conseil de sécurité de l’ONU avait condamné l’usage disproportionné de la force par Israël à Gaza et appelé à y mettre fin. Mais depuis le début de l’opération israélienne lancée à la suite de l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, l’organe a montré à quel point, malgré un bilan effroyable parmi les civils palestiniens, il est incapable de se mettre d’accord : seules deux résolutions ont été adoptées dans la douleur, deux ont été rejetées et trois ont fait l’objet de veto de la part de membres permanents.

Comme le souligne le Conseil de sécurité dans son bilan de l’année 2023, « aucune conflagration n’a autant mis en lumière les dissensions au sein du Conseil que celle survenue dans le Territoire palestinien occupé, à la suite du massacre de 1 200 personnes et de la prise de 240 otages par le groupe militant palestinien Hamas en Israël, le 7 octobre, et des opérations militaires de représailles menées par ce pays par la suite ».

En août 2023 devant le Conseil de sécurité, Tor Wennesland, coordinateur spécial pour le processus de paix au Moyen-Orient, soulignait que 2023 avait déjà été l’année la plus meurtrière jamais enregistrée en Cisjordanie et en Israël. Il s’inquiétait de l’absence d’horizon politique qui laissait un vide dangereux rempli par les extrémistes des deux camps. La suite lui a malheureusement donné raison. 

L’arme des sanctions : juridiquement faisable, politiquement écartée 

Le contraste est saisissant. En réaction à l’agression de l’Ukraine par Vladimir Poutine, plusieurs trains de sanctions internationales ont été édictés par les pays occidentaux et leurs alliés. Transports, énergies, services, matières premières, avoirs financiers… Sur le site du Conseil européen, on trouve la liste des secteurs concernés par « les mesures restrictives » de l’Union européenne, qui « s’appliquent désormais à un total de près de 1 950 personnes et entités »

Aucune décision de ce type n’a été prise concernant Israël, en dépit de violations caractérisées du droit international à Gaza et dans les territoires occupés, et du bilan humain et matériel effroyable de l’opération menée par l’armée de l’État hébreu.

Jeudi 1er février, seuls quatre colons israéliens ont fait l’objet d’un décret présidentiel de Joe Biden, visant des actes violents commis en Cisjordanie. L’administration états-unienne envisage d’étendre ces sanctions financières et interdictions de visas à d’autres personnes impliquées dans des faits similaires. 

Pour le reste, l’hypothèse de sanctions plus générales n’anime aucune conversation politique ou médiatique de haut niveau. En Europe, seules quelques voix politiques se sont exprimées à ce sujet. À la mi-décembre, le leader de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, a plaidé pour « des sanctions économiques », en précisant que « ce ne serait pas des sanctions contre les Israéliens mais contre le gouvernement qui les conduit à ce massacre ». En Belgique, le président du Parti socialiste, Paul Magnette, a lui aussi appelé mi-janvier à « prendre des sanctions économiques »

Sur le plan juridique, existe-t-il des obstacles infranchissables à des sanctions internationales ? La réponse est négative. 

Concernant Israël, les Vingt-Sept sont loin d’être alignés.

Certes, les sanctions qui posent le moins de difficultés restent celles qui sont autorisées par le Conseil de sécurité des Nations unies, dans le cadre du chapitre VII de la Charte de cette organisation multilatérale. Mais bien des sanctions internationales ont déjà été prises en dehors de ce cadre, rendu inopérant pour toute une série de cas, comme la Syrie ou la Russie, en raison du droit de veto des membres permanents du Conseil de sécurité. Si la question se posait pour Israël, les États-Unis auraient ainsi le pouvoir de bloquer le processus.

Au niveau de l’Union européenne (UE), le Conseil européen possède un rôle crucial en la matière, puisque les mesures restrictives doivent être prises à l’unanimité de cet organe qui réunit les chef·fes d’État et de gouvernement. C’est dans ce cadre que la France participe aux sanctions contre la Russie ou encore contre l’Iran, décidées en coopération avec d’autres États dans le monde. De « graves violations des droits humains et de graves atteintes à ces droits » sont les critères du régime de sanctions de l’UE actuellement en vigueur. 

De ce point de vue, « il existe une base factuelle et juridique suffisante pour justifier des sanctions de la part de l’UE », explique l’avocat Johann Soufi. « La politique de l’État d’Israël est décrite par beaucoup comme contraire au droit international humanitaire, mais aussi au droit international des droits humains », rappelle-t-il. Ces sanctions pourraient alors prendre des formes bien connues, ciblant des personnes physiques ou morales, et se traduisant par des gels d’avoirs, des interdictions de voyager et d’obtenir des visas, de commercer dans l’Union, etc. 

« Les mesures restrictives de l’UE sont des instruments de politique extérieure, dans le but d’imposer à leur cible de changer de comportement », indique la professeure en droit public Charlotte Beaucillon. « Par définition, confirme Johann Soufi, un régime de sanctions est une décision politique, car il est décidé par un organe politique, même quand ce dernier se fonde sur des critères juridiques. Cela peut d’ailleurs poser problème, car les sanctions ne sont pas soumises à un contrôle du juge. Elle ne donnent lieu à aucune possibilité d’appel. Et cela vaut pour l’UE comme pour les États-Unis. » 

Problème : concernant Israël, les Vingt-Sept sont loin d’être alignés. La France – qui par ailleurs forme l’armée ukrainienne au droit de la guerre dans le respect du droit international – (ou un autre État membre) pourrait-elle décider isolément de trains de sanctions unilatéraux ? « Elle le pourrait théoriquement à titre souverain, répond Pierre-Emmanuel Dupont, expert en droit international public. Dans les faits, cependant, sa politique consiste essentiellement à mettre en œuvre, et à transcrire en droit français, des décisions prises plus haut, par l’UE ou le Conseil de sécurité. »

Un État seul pourrait encore plus facilement prendre des « mesures inamicales », consistant par exemple à geler des coopérations en cours sur le plan culturel ou sportif. « Ce faisant, on ne viole pas des obligations internationales vis-à-vis de l’État ciblé. Cela renvoie au concept de rétorsion, qui est la forme la plus bénigne de sanctions », précise Pierre-Emmanuel Dupont. 

Une histoire d’impunité s’est installée. Ziad Majed, politiste

Si aucune rétorsion ou sanction économique significative n’est prise, c’est donc pour des raisons essentiellement politiques. « Je pense qu’après le 7 octobre, ce serait un renversement de responsabilités terrible et injuste », avait répondu le socialiste Jérôme Guedj à Mediapart. Mais d’autres interlocuteurs font valoir des raisons plus structurelles. 

C’est le cas du politiste Ziad Majed, qui estime qu’« une histoire d’impunité s’est installée », en faisant valoir les dizaines de milliers de morts et de blessés causés par la guerre menée par Israël au Liban en 1982, ou encore les 4 600 morts civiles à Gaza au cours de conflits précédents sur ce territoire : « Rien ne s’est passé. » Selon lui, l’Europe a maintenu Israël dans un « exceptionnalisme » explicable par les conditions de sa création, après la Seconde Guerre mondiale et le génocide des juifs perpétré par les nazis. 

Depuis, poursuit-il, « Israël est considéré comme un État occidental qui se bat face à des Arabes, des gens de l’autre partie du monde. Des comparaisons et des métaphores récurrentes – “la seule démocratie de la région”, “l’armée la plus morale du monde” – témoignent du fait que le pays est considéré comme “l’un de nous”, ce qui est amplifié par toute une série de rapports économiques privilégiés ». Le résultat serait une complaisance envers ses multiples entorses au droit international. 

Le chercheur indépendant Thomas Vescovi abonde dans ce sens : « L’Occident voit Israël comme son miroir au Proche-Orient. Nétanyahou est considéré comme un adversaire de la paix par une grande partie des parlementaires européens, mais l’État en tant que tel est encore perçu comme une démocratie. En dépit de tous les reproches possibles sur la colonisation et l’occupation, cela fait une différence majeure avec la Russie, dont le caractère autoritaire ne fait aucun doute. Par ailleurs, depuis vingt ans, la lutte contre le terrorisme islamiste a renforcé l’idée d’un combat partagé avec Israël. »

En termes de sanctions unilatérales, il faut cependant remarquer que les pays arabes ne se sont pas distingués de l’inaction occidentale. Beaucoup d’entre eux ont certes des relations bien plus glaciales que celles qu’entretient l’UE avec l’État hébreu, mais on n’observe pas de dégradation significative depuis le massacre à Gaza.

« Leurs positions facilitent les politiques européennes extrêmement partiales, admet Ziad Majed, car ils n’ont pas de position collective ferme vis-à-vis d’Israël. Les pays qui avaient normalisé les relations avec cet État n’ont même pas rappelé leurs ambassadeurs. L’Arabie saoudite n’a pas non plus renoncé de manière claire à un processus de normalisation, au-delà de le conditionner à un cessez-le-feu, ce qui est une exigence minimale. »

  publié le 30 janvier 2024

Gaza : l’insoutenable
« en même temps »
de la France

Loïc Le Clerc sur https://regards.fr

Comment peut-on prétendre souhaiter la création d’un État palestinien tout en soutenant un gouvernement qui met tout en oeuvre pour rayer de la carte les territoires palestiniens ?

Avec Stéphane Séjourné au ministère des Affaires étrangères, on est loin de la hauteur de vue de Dominique de Villepin en 2003, lorsque la France disait non à la guerre en Irak, mais avouez que pour un macroniste, le minimum syndical est assuré. Le problème avec eux, c’est que dès que l’on gratte un peu la peinture, on se rend compte du vide abyssal qui règne dans leurs esprits, mais aussi du double-jeu mortifère auquel ils se prêtent.

Il y a comme quelque chose de pourri sur la scène internationale, notamment du côté du monde occidental. Le 26 janvier dernier, saisie par l’Afrique du Sud, la Cour international de justice – la plus haute instance judiciaire de l’ONU – a ordonné à Israël de « prévenir et punir » l’incitation au génocide. Une décision qui a provoqué un tollé à Tel Aviv et une réaction internationale qui ressemble fortement à des représailles : les grandes puissances occidentales, notamment les États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie, le Canada, le Japon ou encore l’Australie annoncent qu’elles ne financeront plus l’agence onusienne d’aide humanitaire aux réfugiés palestiniens (l’UNRWA) – une agence créée en 1949 et qu’Israël cherche à décrédibiliser depuis. Autant dire que sans ces pays, l’UNRWA disparaîtra.

Pourquoi donc l’Occident lâche-t-il l’UNRWA soudainement ? Parce qu’une dizaine des 13 000 employés de l’agence sont suspectés de complicité avec le Hamas et son attaque terroriste du 7 octobre.

Et la France ?

Cette voix si discordance dans le concert des nations n’est plus qu’une chèvre qui bêle dans le sens du vent. La France semble fière d’avoir déployé son « navire-hôpital » pendant deux mois au large de Gaza et ainsi soigné 120 personnes. Une goutte d’amertume dans un océan de larmes. Rappelons que depuis le 7 octobre, plus de 10 000 enfants ont été tués par Israël à Gaza. Par contre, pas question de mettre un terme à l’envoi d’armes à destination d’Israël. Avouez que pour un des premiers trafiquants d’armes au monde, ça serait un comble. Et qu’importe si ces armes finissent, selon le New York Times, bien souvent dans les mains du Hamas.

Quant à l’UNRWA, se félicitant qu’« au vu de la situation humanitaire catastrophique à Gaza, la France a fait le choix d’accroître considérablement son soutien humanitaire aux populations civiles de Gaza », la diplomatie française annonce qu’elle « n’a pas prévu de nouveau versement à l’UNRWA au premier trimestre 2024 et décidera le moment venu de la conduite à tenir en lien avec les Nations unies et les principaux donateurs. » L’art de ne parler pour ne rien dire. Mais les faits sont têtus.

Car pendant que l’Occident lâche son financement d’aide humanitaire – aide qu’Israël refuse de voir arriver jusqu’aux Palestiniens –, les Gazaouis meurent, sous les bombes, de faim, de soif, de maladie, et, s’ils survivent, sont contraints à l’exil. À l’heure où l’Onu craint un génocide, les principales puissances poussent un peu plus les Palestiniens au bord du précipice.

En Israël, c’est la fête pour la reconquête de Gaza

Finalement, il n’y a que le pouvoir israélien qui regarde et dit la vérité en face : Gaza est et sera à Israël. Il suffit de les écouter. Quand bien même Benyamin Netanyahu joue la petite musique du « droit à se défendre », de la « destruction du Hamas » et de la libération des otages, le reste de son gouvernement et de sa majorité est clair : tout ceci, ce ne sont que des étapes – pas nécessairement obligatoires à en croire les protestations des familles des otages –, vers la réinstallation de colons à Gaza.

Écoutez le président israélien Isaac Herzog dire que « c’est une nation entière qui est responsable [du 7 octobre]. Cette rhétorique selon laquelle les civils n’étaient pas conscients, pas impliqués, n’est absolument pas vraie. Ils auraient pu se soulever, ils auraient pu se battre contre ce régime diabolique [du Hamas]« . Écoutez le ministre de la Défense Yoav Gallant assurer que « nous allons tout éliminer et ils le regretteront ». Voyez ce week-end, il y avait même une conférence pour l’annexion de Gaza et la réinstallation des colonies juives, conférence à laquelle ont assisté 12 ministres et 15 élus de la coalition Netanyahu. Ils ont dit ce qu’ils disent depuis toujours : il n’y aura pas deux États, il n’y aura pas de Palestiniens, Israël vaincra. Et ils ont dansé. Et ils ont fait la fête.

Benyamin Netanyahou, lui, n’en finit plus d’ouvrir des boîtes de Pandore. Sa lutte pour le pouvoir lui a fait commettre toutes les fautes imaginables : corruption, politiques liberticides, pacte avec l’extrême droite, favorisation du Hamas, etc. L’œuvre de Benyamin Netanyahou aura été celle de la guerre, avec le 7 octobre en apogée. Aujourd’hui plus impopulaire que jamais et à la merci de la justice, le Premier ministre s’enferme dans sa fuite en avant. « Au lieu de renforcer le statut d’Israël au sein de la communauté internationale, comme il l’avait promis dans son premier livre, Une place parmi les nations, Netanyahu l’a élevé au statut d’État criminel et meurtrier », écrivait Aluf Benn, rédacteur en chef d’Haaretz, ce 28 janvier.

Mais rassurez-vous, des mots de Stéphane Séjourné, « il faudra un État pour les Palestiniens. Pas une occupation sans fin. » Le jour où il n’y aura plus de Palestiniens à Gaza, que dira alors l’Occident pour ne pas respecter ses propres chartes internationales ?

  publié le 28 janvier 2024

Oui Monsieur le ministre,
les mots ont un sens

C.J.R.F Collectif de Juristes pour le Respect des engagements internationaux de la France sur https://blogs.mediapart.fr/

Suite à l'ordonnance du 26 janvier de la Cour internationale de justice (Afrique du Sud c. Israël), un communiqué du Ministère des Affaires étrangères indique que « la France annonce vouloir rappeler à la Cour que le crime de génocide nécessite l’établissement d’une intention ». Le Collectif de Juristes pour le Respect des engagements internationaux de la France (CJRF) déplore la lecture partiale de la diplomatie française « tant la motivation de la Cour est limpide. »

Le 26 janvier 2024, l’Etat d’Israël a perdu devant la Cour Internationale de Justice.

Il faut rappeler qu’Israël avait prié la Cour de rejeter la demande en indication de mesures conservatoires soumise par l’Afrique du Sud et de radier l’affaire de son rôle.

La Cour Internationale de Justice vient de lui répondre clairement dans l’ordonnance (dont la version intégrale est consultable ici :

« La Cour considère qu’elle ne peut accéder à la demande d’Israël tendant à ce qu’elle raye l’affaire de son rôle. »

Elle a également indiqué d’importantes mesures conservatoires, car selon elle « il y a urgence, en ce sens qu’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits qu’elle a jugés plausibles, avant qu’elle ne rende sa décision définitive. »

Nous aurions pu espérer qu’une lecture attentive de cette décision sans équivoque conduise la diplomatie française à soutenir l’action de l’Afrique du Sud, tant la motivation de la Cour est limpide.

Après avoir déclaré au sein de l’Assemblée Nationale qu’accuser Israël de génocide, c’était « franchir un seuil moral », le Ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères vient de publier un communiqué dans lequel il annonce que la France indiquera notamment « l’importance qu’elle attache à ce que la Cour tienne compte de la gravité exceptionnelle du crime de génocide, qui nécessite l’établissement d’une intention ».

Le Ministère pourrait utilement se référer aux points 51 et 52 de l’ordonnance reproduits ici :

« 51. À cet égard, la Cour a pris note de plusieurs déclarations faites par de hauts responsables israéliens. Elle appelle l’attention, en particulier, sur les exemples suivants.

52. Le 9 octobre 2023, M. Yoav Gallant, ministre israélien de la défense, a annoncé qu’il avait ordonné un « siège complet » de la ville de Gaza, qu’il n’y aurait « pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de combustible » et que « tout [étai]t fermé ». Le jour suivant, M. Gallant a déclaré, dans son allocution aux troupes israéliennes à la frontière de Gaza : « J’ai levé toutes les limites … Vous avez vu contre quoi nous nous battons. Nous combattons des animaux humains. C’est l’État islamique de Gaza. C’est contre ça que nous luttons … Gaza ne reviendra pas à ce qu’elle était avant. Il n’y aura pas de Hamas. Nous détruirons tout. Si un jour ne suffit pas, cela prendra une semaine, cela prendra des semaines, voire des mois, aucun endroit ne nous échappera. »

Le 12 octobre 2023, M. Isaac Herzog, président d’Israël, a déclaré, en parlant de Gaza : « Nous agissons, opérons militairement selon les règles du droit international. Sans conteste. C’est toute une nation qui est responsable. Tous ces beaux discours sur les civils qui ne savaient rien et qui n’étaient pas impliqués. Ça n’existe pas. Ils auraient pu se soulever. Ils auraient pu lutter contre ce régime maléfique qui a pris le contrôle de Gaza par un coup d’État. Mais nous sommes en guerre. Nous sommes en guerre. Nous sommes en guerre. Nous défendons nos foyers. Nous protégeons nos foyers. C’est la vérité. Et lorsqu’une nation protège son pays, elle se bat. Et nous nous battrons jusqu’à leur briser la colonne vertébrale. »

Le 13 octobre 2023, M. Israël Katz, alors ministre israélien de l’énergie et des infrastructures, a déclaré sur X (anciennement Twitter) : « Nous combattrons l’organisation terroriste Hamas et nous la détruirons. L’ordre a été donné à toute la population civile de [G]aza de partir immédiatement. Nous gagnerons. Ils ne recevront pas la moindre goutte d’eau ni la moindre batterie tant qu’ils seront de ce monde. »

La Cour a aussi pris note d’un communiqué de presse daté du 16 novembre 2023 dans lequel 37 rapporteurs spéciaux, experts indépendants et membres de groupes de travail au titre des procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies se sont alarmés de la rhétorique « visiblement génocidaire et déshumanisante maniée par de hauts responsables gouvernementaux israéliens ».

Dans l’affaire Afrique du Sud c. Israël, la France annonce vouloir rappeler à la Cour que le crime de génocide nécessite « l’établissement d’une intention ».

Dans l’affaire Gambie c. Myanmar, elle avait argumenté que « précisément parce que la preuve directe de l’intention génocidaire sera rarement manifeste, il est essentiel que la Cour adopte une approche équilibrée qui reconnaisse la gravité exceptionnelle du crime de génocide sans rendre la déduction de l’intention génocidaire si difficile qu’il serait quasiment impossible d’établir un génocide. »

Ne doutons pas en conséquence que si pour le Ministre des Affaires Etrangères, « les mots doivent conserver un sens », il ne pourra pas ignorer les nombreuses déclarations des dirigeants israéliens, dont certaines viennent d’être rappelées par la Cour.

Ces mots lui permettront de considérer que l’intention génocidaire est établie, et a fortiori qu’elle peut être déduite, si la France, par souci de cohérence, décidait d’en rester à l’« approche équilibrée » qui a été la sienne dans les affaires précédentes.

Le 26 janvier 2024, la Cour Internationale de Justice a jugé :

« À la lumière des valeurs fondamentales que la convention sur le génocide entend protéger, la Cour considère que les droits plausibles en cause en l’espèce, soit le droit des Palestiniens de la bande de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et actes prohibés connexes visés à l’article III de la convention sur le génocide et le droit de l’Afrique du Sud de demander le respect par Israël de ses obligations au titre de cet instrument, sont de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait être irréparable. »

Il est déjà regrettable que la France n’ait pas pris l’initiative de cette action.

Il serait désastreux qu’elle persiste dans une définition spécifique à Israël de l’intention génocidaire.

Le tabou dans lequel la France semble s’être enfermée a volé en éclats à La Haye.

Il est temps de le comprendre et d’agir en conséquence.

Car effectivement, les mots ont un sens, surtout lorsqu’ils sont accompagnés de crimes. Crimes commis envers le peuple palestinien et dont le communiqué du Ministère ne dit pas un… mot.


 


 

Malgré l’avertissement
de la justice internationale,
la guerre fait rage à Gaza

Matthieu Suc sur www.mediapart.fr

La décision de la Cour internationale de justice d’ordonner à Israël d’empêcher un génocide à Gaza n’a pour l’heure aucun effet sur la violence des combats, qui ont redoublé. Le mauvais temps s’ajoute aux bombardements pour des civils palestiniens dans une situation toujours plus précaire.

DesDes centaines d’hommes, de femmes et d’enfants, portant couvertures et baluchons, qui fuient au milieu des ruines face à l’avancée des chars israéliens. « Ce qui arrive aux enfants et aux femmes est injuste. Nous vivons dans l’humiliation. Arrêtez la guerre ! Arrêtez-la ! », s’écrie une femme interrogée par l’Agence France-Presse (AFP).

Des combats meurtriers entre l’armée israélienne et le Hamas font rage samedi dans le sud de la bande de Gaza, principalement à Khan Younès, une ville considérée par Israël comme une place forte du mouvement palestinien. Les combats font rage notamment aux abords des deux principaux hôpitaux de la ville, Nasser et Al-Amal, qui ne fonctionnent plus qu’au ralenti et qui abritent des malades mais aussi des milliers de déplacés. « Des tirs de chars massifs visent depuis le matin les secteurs ouest de la ville, le camp de réfugiés de Khan Younès et les abords de l’hôpital Nasser », où ils ont provoqué « une coupure d’électricité », a déclaré samedi le gouvernement du Hamas.

La « capacité chirurgicale » de l’hôpital Nasser est « quasiment inexistante » et les « quelques membres du personnel médical qui sont restés doivent composer avec des stocks de matériel médical très faibles », selon Médecins sans frontières (MSF).

« Il reste actuellement 350 patients et 5 000 personnes déplacées dans l’hôpital », a ajouté sur X Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). « L’hôpital est à court de carburant, de nourriture et de fournitures », a-t-il ajouté, appelant à un « cessez-le-feu immédiat ».

Le Croissant-Rouge palestinien a une nouvelle fois condamné samedi le siège « pour le sixième jour consécutif » de son hôpital, Al-Amal, par l’armée israélienne.

Quelques kilomètres plus au sud, des dizaines de milliers de civils sont massés à Rafah, coincés dans un périmètre très réduit contre la frontière fermée avec l’Égypte. Plus de 1,3 million de personnes s’entassent dans la ville surpeuplée, selon le bureau de coordination des affaire humanitaires de l’ONU (Ocha). Pendant la nuit, des pluies diluviennes ont inondé les camps de tentes, ajoutant à la détresse des déplacés qui piétinaient dans l’eau boueuse en tentant de sauver quelques affaires.

Samedi matin, le ministère de la santé du Hamas a annoncé que 174 nouvelles personnes ont été tuées durant les dernières 24 heures.

Sur le terrain,  la décision rendue vendredi par la Cour internationale de justice (CIJ), qui a ordonné à Israël d’empêcher un génocide à Gaza n’a donc rien changé, à ce jour.

D’après l’instance judiciaire internationale, « il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé » aux Palestiniens de Gaza. Saisie à la suite d’une plainte de l’Afrique du Sud, la Cour demande à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission […] de tout acte » de génocide, et de « prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza ».

Ces mesures de protection ont été chacune adoptées par 15 ou 16 des 17 juges de la juridiction basée à La Haye (Pays-Bas) ayant statué sur ce dossier. Ils ont en revanche choisi de ne pas appeler au cessez-le-feu.

Un très hypothétique cessez-le-feu

Le président de la Commission de l’Union africaine, Moussa Faki Mahamat, a salué samedi la décision de la Cour internationale de justice : « La décision confirme le respect du droit international et la nécessité pour Israël de se conformer impérativement à ses obligations en vertu de la Convention sur le génocide », a-t-il déclaré dans un communiqué diffusé sur les réseaux sociaux, dans lequel il se félicite des mesures ordonnées par la Cour.

La veille, la Palestine et l’Afrique du Sud bien sûr, mais aussi le Brésil, le Chili, l’Égypte, l’Espagne, l’Iran, l’Irlande, le Mexique, la Namibie, le Pakistan, le Qatar, la Slovénie et la Turquie avaient également salué cette décision. De son côté, la Commission européenne avait appelé Israël et le Hamas à s’y conformer. L’Union européenne « attend [la] mise en œuvre intégrale, immédiate et effective » des mesures préconisées, avait-elle souligné dans un communiqué.

Dans ce concert des nations, la France a fait entendre une note discordante. Tout en réaffirmant « sa confiance et son soutien » à la CIJ, elle s’est contentée de dire qu’elle « relève » que la juridiction a pris des mesures conservatoires. Paris a même manifesté une forme de distance à l’égard de la décision des juges. Dans un communiqué publié après la décision de la CIJ, le Quai d’Orsay a annoncé son intention de déposer des observations afin de souligner « l’importance que [la France] attache à ce que la Cour tienne compte de la gravité exceptionnelle du crime de génocide, qui nécessite l’établissement d’une intention ».

Quelques jours plus tôt, le ministre des affaires étrangères, Stéphane Séjourné, s’était indigné, à l’Assemblée nationale, du fait qu’« accuser l’État juif de génocide, c’est franchir un seuil moral ».

Hormis la France, Israël, bien évidemment, et son plus fidèle allié, les États-Unis, ont contesté les accusations de génocide. Et encore, Washington a pris soin de rappeler dans sa déclaration avoir « toujours dit clairement qu’Israël devait prendre toutes les mesures possibles pour minimiser les dommages causés aux civils, augmenter le flux d’aide humanitaire et lutter contre la rhétorique déshumanisante ».

La juge Joan Donoghue, qui a donné lecture vendredi de la décision de la CIJ, avait insisté sur son caractère provisoire, qui ne préjuge en rien de son futur jugement sur le fond des accusations d’actes de génocide. Celles-ci ne seront tranchées que dans plusieurs années, après instruction. En attendant, si la décision de la CIJ est juridiquement contraignante, la Cour n’a pas la capacité de la faire appliquer.

Le Conseil de sécurité de l’ONU se réunira mercredi pour se pencher dessus, à la demande de l’Algérie, « en vue de donner un effet exécutoire au prononcé de la Cour internationale de justice sur les mesures provisoires qui s’imposent à l’occupation israélienne », a indiqué le ministère algérien des affaires étrangères. Avec pour objectif un très hypothétique cessez-le-feu que la Cour internationale de justice n’a pas réclamé dans sa décision. Pourtant, cette décision « envoie le message clair que dans le but d’atteindre tous les objectifs qu’elle fixe, il y a besoin d’un cessez-le-feu », veut croire l’ambassadeur palestinien à l’ONU Riyad Mansour. Les ONG comme Amnesty International et Human Rights Watch réclament qu’Israël applique les mesures prévues par la Cour international de justice.

Ce n’est pas gagné. Les autorités israéliennes ont critiqué les ordonnances d’urgence réclamées par les juges de La Haye. « Nous poursuivrons cette guerre jusqu’à la victoire absolue, jusqu’à ce que tous les otages soient rendus et que Gaza ne soit plus une menace pour Israël », a commenté vendredi le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou.

Le patron de la CIA, le service de renseignement américain, va rencontrer « dans les tout prochains jours à Paris » ses homologues israélien et égyptien, ainsi que le premier ministre qatari, pour tenter de conclure un accord de trêve entre Israël et le Hamas, a indiqué vendredi à l’AFP une source sécuritaire.

Depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre, qui a fait environ 1 140 morts en Israël, majoritairement des civils, et  conduit à la prise en otage de 240 personnes, selon un décompte de l’AFP, la guerre menée dans la bande de Gaza par Israël a causé la mort de 26 257 Palestiniens, en grande majorité des femmes, enfants et adolescents, selon le dernier bilan du ministère de la santé contrôlé par le Hamas.


 


 

Gaza : l’UNRWA
dans le collimateur
des soutiens d’Israël

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Les États-Unis, l’Allemagne, le Canada et la France suspendent leur aide à cet organisme des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, sous prétexte que des employés auraient soutenu l’attaque du 7 octobre.


Le jour même où la Cour internationale de justice (CIJ) reconnaissait l’existence d’un « risque sérieux de génocide » dans la bande de Gaza, les États-Unis annonçaient qu’ils suspendaient leurs aides financières à l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA).

Ils ont pris comme prétexte des accusations selon lesquelles des employés de l’organisme des Nations unies en charge des réfugiés palestiniens auraient aidé le Hamas dans sa préparation de l’attaque contre Israël le 7 octobre. Washington était immédiatement suivi par Toronto et Berlin puis, dimanche, par Paris.

« La France n’a pas prévu de nouveau versement au premier semestre 2024 et décidera le moment venu de la conduite à tenir en lien avec les Nations unies et les principaux donateurs », dont fait partie Paris avec 60 millions d’euros versés en 2023 à l’UNRWA, affirme dans un communiqué le ministère des Affaires étrangères, évoquant des accusations d’une « exceptionnelle gravité ».

Une suspension de l’aide humanitaire « choquante » selon l’UNRWA

l’UNRWA avait auparavant annoncé, le 26 janvier, avoir reçu des informations de la part d’Israël sur « l’implication supposée de plusieurs de ses employés » dans l’attaque. « Pour protéger les capacités de l’agence à délivrer de l’aide humanitaire, j’ai décidé de résilier immédiatement les contrats de ces membres du personnel et d’ouvrir une enquête », a fait savoir le chef de l’agence, Philippe Lazzarini. « Tout employé qui a été impliqué dans des actes de terrorisme devra en répondre, y compris à travers des poursuites judiciaires. » Ce qui ne l’empêchait pas d’exprimer son indignation face à cette décision, soulignant que cela menace le travail humanitaire en cours dans le territoire palestinien.

Une décision lourde de conséquences pour les Palestiniens, alors que la situation humanitaire s’aggrave toujours un peu plus dans la bande de Gaza. Philippe Lazzarini a appelé ces pays à reconsidérer leur décision, soulignant que les Palestiniens de Gaza ne méritent pas une punition collective.

Il a qualifié la suspension de « choquante » compte tenu des mesures prises et du rôle vital de l’UNRWA pour la survie de 2 millions de personnes. Le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a exhorté dimanche les pays suspendant leur financement à garantir au moins la poursuite des opérations cruciales de l’office.

Israël, qui veut que l’agence de l’ONU ne joue plus aucun rôle à Gaza, comme l’a fait savoir Israël Katz, son chef de la diplomatie, entend ainsi faire d’une pierre deux coups. Les rapports fournis par l’UNRWA depuis le 7 octobre, qu’il s’agisse de la situation des populations ou des hôpitaux ciblés, ont alimenté le dossier déposé contre les exactions israéliennes et les risques de génocides.

Depuis des années, Tel-Aviv veut en finir avec le droit au retour des réfugiés palestiniens dont cet organisme de l’ONU marque l’existence. Avec l’aide des États-Unis, Israël tente d’éradiquer ce statut qui se transmet de génération en génération, témoignage de la Nakba (catastrophe de 1948). Les attaques répétées contre les camps de réfugiés, tant dans la bande de Gaza qu’en Cisjordanie participent de cette volonté.

  publié le 26 janvier 2024

Afrique du Sud vs Israël : saisie pour
« génocide » à Gaza,
la Cour internationale de justice
rend son verdict

par Lina Farelli sur https://www.saphirnews.com/

Le verdict de la Cour internationale de justice (CIJ) est tombé vendredi 26 janvier. Saisi par l’Afrique du Sud, l’organe judiciaire principal des Nations Unies basé à La Haye, aux Pays-Bas, ordonne à Israël, par seize voix contre une, de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide à l’encontre des membres du groupe des Palestiniens de la bande de Gaza ».

Par quinze voix contre deux, Israël se voit exiger de prendre, « conformément aux obligations lui incombant au titre de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide », toutes les mesures nécessaires « pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention », en particulier, explicite le CIJ, le « meurtre de membres du groupe », l’« atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe », la « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle » et les « mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ». Israël doit aussi « veiller, avec effet immédiat, à ce que son armée ne commette aucun des actes » cités plus haut.

Une étape importante dans la quête de justice pour le peuple palestinien »

Par seize voix contre une, la CIJ, qui s’est déclarée compétente pour juger du litige opposant l'Afrique du Sud à Israël, réclame aussi de ce dernier de prendre « des mesures immédiates et efficaces pour permettre la fourniture des services de base et de l'aide humanitaire dont les Palestiniens ont un besoin urgent pour faire face aux conditions de vie défavorables auxquelles sont confrontés les Palestiniens » à Gaza. Les juges n'ont cependant pas évoqué la nécessité de mettre en place un cessez-le feu humanitaire immédiat.

Le gouvernement israélien, qui devra soumettre à la cour un rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises « pour donner effet à la présente ordonnance dans un délai d’un mois à compter de la date de celle-ci », s’est indigné du verdict. Le Premier ministre Benjamin Netanyahou a qualifié les « accusations de génocide » de « scandaleuses ». Auparavant, il avait affirmé que « personne ne nous arrêtera, ni La Haye, ni l'Axe du Mal, ni personne d'autre ». Les ordonnances de la CIJ sont juridiquement contraignantes et sans appel mais elle n'a néanmoins aucun moyen pour les faire appliquer.

Réunie en congrès près de Johannesburg, la direction de l'ANC, le parti historique au pouvoir en Afrique du Sud, s'est félicitée de l'issue de l'audience à la CIJ, estimant qu’il s’agit d’une « victoire décisive pour l'État de droit international et une étape importante dans la quête de justice pour le peuple palestinien ».


 


 

Il existe un « risque sérieux de génocide » à Gaza estime la Cour internationale de Justice

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

L’organe supérieur de la justice de l’Organisation des Nations unies estime que des mesures conservatoires doivent être prises face à la situation de la population de l’enclave palestinienne soumise aux bombardements et au bord de la famine. Une décision historique même si aucun cessez-le-feu n’a été ordonné.

Jamais sans doute une décision de la Cour internationale de justice (CIJ) n’était aussi attendue à travers le monde. Saisi à la fin du mois de décembre par l’Afrique du Sud, l’organe judiciaire suprême des Nations unies devait statuer, dans un premier sur les mesures conservatoires demandées face à un possible génocide en cours dans la bande de Gaza. Les plaidoiries de l’accusation et la défense israélienne s’étaient déroulées les 11 et 12 janvier.

Le risque de génocide enfin reconnu

Il aura donc fallu seulement quinze jours aux 17 juges de la CIJ pour se prononcer. Par la voix de sa présidente, Joan Donoghue, celle-ci a effectivement reconnu qu’il existe un « risque sérieux de génocide » et qu’il était urgent de prendre des mesures conservatoires pour défendre la population palestinienne de Gaza et préserver ses droits. Une décision historique même si la Cour n’a pas jugé utile d’ordonner un cessez-le-feu, mesure la plus utile pour éviter un génocide.

Il est cependant intéressant de constater que le juge israélien a voté pour la mesure rappelant l’obligation faite à Israël de respecter la convention de 1948 sur le génocide. Ce qui revient à reconnaître ce risque de génocide. Israël doit prendre « toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide », a souligné la CIJ.

En moins d’une heure, la présidente Joan Donoghue a redonné ses lettres de noblesse au droit international bien malmené jusque-là. Elle a donné les arguments expliquant les décisions de la Cour. Elle a situé le contexte dans lequel la Cour avait été saisie, notamment l’attaque par le Hamas et d’autres groupes palestiniens en Israël qui a fait 1 400 morts et 240 otages puis « l’opération militaire de grande envergure » de l’armée israélienne. Elle a dit combien la CIJ avait « conscience de la tragédie humaine en cours dans la région ».

Étudiant plus précisément les accusations formulées par l’Afrique du Sud, elle a notamment longuement cité les déclarations de plusieurs dirigeants israéliens, dont l’actuel ministre de la Défense, Yoava Gallant, parlant des Palestiniens comme des « animaux humains », le même prévenant « nous détruirons tout » ou encore le président israélien qui s’en prenaient aux civils palestiniens accusés de soutenir le Hamas dans son attaque du 7 octobre.

La magistrate donnait également lecture de la définition du génocide tel que voté par l’Onu et contenu dans la Convention de 1948 qui précise que « le génocide s’entend d’un certain nombre d’actes commis dans l’intention de détruire, intégralement ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ».

L’important étant évidemment le « en partie ». Elle rappelait les plus de 25000 morts, les 360000 logements détruits et les 1,7 millions de Palestiniens déplacés dans la bande de Gaza. Elle reprenait les déclarations du secrétaire général de l’Onu, celles du directeur de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ainsi que les paroles terribles du commissaire général de l’organisation des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (Unrwa), Philippe Lazzarini de retour de l’enclave palestinienne. « Chaque fois que je me rends à Gaza, je vois de mes yeux les habitants s’enfoncer toujours plus dans le désespoir, luttant chaque minute pour leur survie. »

Le droit d’être protégé

C’est ainsi que « la Cour est d’avis que les faits et circonstances mentionnés ci-dessus suffisent pour conclure qu’au moins certains des droits que l’Afrique du Sud revendique et dont elle sollicite la protection sont plausibles. Il en va ainsi du droit des Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et les actes prohibés connexes visés à l’article III et du droit de l’Afrique du Sud de demander qu’Israël s’acquitte des obligations lui incombant au titre de la convention », affirme la CIJ.

Une fois les « risques de génocide » déclarés, il convenait de définir les mesures conservatoires. Joan Donoghue insistait sur le fait que la Cour n’avait pas obligation, en la matière, de suivre les demandes de l’Afrique du Sud, en l’occurence, un arrêt de l’agression israélienne contre la bande de Gaza. Il a été décidé qu’Israël doit, « conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention sur le génocide, prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention, en particulier les actes suivants : a) meurtre de membres du groupe, b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe, c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, et d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe. »

La Cour considère également qu’Israël doit prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide et « doit prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence. » Enfin, Israël est tenu de « prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve » concernant un possible génocide.

Un mois pour appliquer les mesures

Israël doit fournir à la CIJ un rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour exécuter la présente ordonnance dans un délai d’un mois. Un rapport qui sera attendu avec impatience. Mais c’est bien la première fois qu’Israël se trouve ainsi sous le coup d’une sanction internationale. Animateur de l’Initiative nationale palestinienne, le docteur Mustapha Barghouti a déclaré sur x (ex-Twitter) : « Nous assistons à la fin de l’impunité illégale israélienne devant le droit international qui a duré 75 ans. » Et le ministre palestinien des Affaires étrangères, Riad al-Maliki s’est félicité « des mesures conservatoires prononcées par la Cour internationale de justice ».

Benyamin Netanyahou a demandé à ses ministres de ne pas commenter l’arrêt de la CIJ. Mais peu importe pour Itamar Ben-Gvir (extrême-droite), en charge de la sécurité nationale. Il accuse la CIJ d’être « antisémite » et affirme que les décisions rendues par celle-ci « menacent la pérennité de l’État d’Israël » et « ne sauraient être prises en compte ». Netanyahou, lui, considère l’accusation de génocide contre Israël « non seulement mensongère mais odieuse » et affirme : « Nous menons une guerre juste et nous la poursuivrons jusqu’à la victoire totale ».

Pour Human Rights Watch, « l’arrêt de la CIJ signale à Israël et à ses alliés qu’une action immédiate est nécessaire pour empêcher tout génocide contre les Palestiniens de Gaza. » C’est évidemment toute la question maintenant. La communauté internationale va-t-elle agir pour faire respecter les décisions de la Cour International de Justice pour protéger définitivement le peuple palestinien ?

L’Afrique du Sud a salué les mesures temporaires ordonnées par la CIJ contre Israël, les qualifiant d’étape « importante et historique ». Israël devra cesser les combats dans la bande de Gaza assiégée s’il veut respecter les ordres de la Cour internationale de justice, a déclaré le ministre sud-africain des Relations internationales après la décision. « Comment apporter aide et eau sans cessez-le-feu ? Si vous lisez l’ordre, vous verrez qu’un cessez-le-feu doit avoir lieu », a déclaré la ministre, Naledi Pandor, sur les marches du siège du tribunal de La Haye.

  publié le 25 janvier 2024

Tirs meurtriers
contre un refuge de l’ONU :
les dernières infos sur la guerre à Gaza

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Alors que les alertes se multiplient sur les risques de famine causés par la guerre menée contre Gaza, les Nations unies ont condamné les propos du gouvernement israélien rejetant toute possibilité d’un État palestinien. Un émissaire envoyé par Joe Biden est arrivé au Caire, le 24 janvier, pour une tournée dans la région en vue de mener des négociations pour libérer des otages détenus par le Hamas, en contrepartie d’une trêve dans les bombardements.

Alors que l’armée israélienne a annoncé avoir « encerclé » Khan Younès, toujours pilonnée ce jeudi, un refuge de l’ONU, situé dans la ville et abritant des personnes déplacées par la guerre, a été la cible d’une attaque mercredi 24 janvier. Des tirs de chars contre un bâtiment de l’agence onusienne pour les réfugiés palestiniens (Unrwa) ont fait au moins « neuf morts et 75 blessés », a indiqué Thomas White, responsable de l’organisation à Gaza, où des sources médicales et onusiennes craignent que le bilan s’alourdisse. Philippe Lazzarini, chef de l’Unrwa, a également affirmé que le centre d’accueil était « clairement » identifié et que ses coordonnées avaient été « partagées avec les autorités israéliennes ». Il a fustigé « une violation flagrante des règles fondamentales de la guerre ».

Tandis que l’armée israélienne a indiqué à l’AFP qu’un « examen » des opérations était en cours mais qu’elle avait « exclu (…) une frappe aérienne ou d’artillerie », évoquant aussi « la possibilité » d’un tir du Hamas, les États-Unis, leur premier allié, ont dit « déplorer » ces tirs et appelé à ce que les sites de l’ONU à Gaza soient « protégés ». Israël poursuit cependant son offensive, appelant la population à se diriger encore plus au Sud vers Rafah. Mais les combats rendent dangereux les transports vers cette ville, sans compter que s’y masse déjà dans des conditions humanitaires déplorables la majorité des 1,7 million de Palestiniens déplacés par la guerre.

Le rejet par Israël de la « souveraineté palestinienne » jugé « inacceptable » par l’ONU

Les propos du premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, qui avait réaffirmé la semaine dernière son rejet d’une « souveraineté palestinienne » ont été jugés « inacceptables » par le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres. « Ce refus, et le déni du droit du peuple palestinien à avoir un État, pourrait prolonger indéfiniment un conflit qui est devenu une menace majeure pour la paix et la sécurité internationales », en exacerbant « la polarisation » et en encourageant « les extrémistes partout », a-t-il martelé devant le Conseil de sécurité des Nations unies, à New York, en présence de nombreux ministres des Affaires étrangères.

Le refus répété et assumé au plus niveau du gouvernement israélien de voir advenir un État palestinien aux côtés d’Israël a suscité la réprobation de nombreux dirigeants, y compris parmi ses alliés historiques, qui ont apporté un soutien inconditionnel à sa guerre aveugle menée depuis plus de trois mois contre Gaza. À commencer par les États-Unis. La sous-secrétaire d’État américaine pour les droits humains Uzra Zeya a ainsi affirmé : « C’est la conviction forte du président Biden que deux États, avec la garantie de la sécurité d’Israël, sont la seule voie vers une paix durable. »

Le nouveau ministre français des Affaires étrangères Stéphane Séjourné a également soutenu la nécessité d’un État palestinien : « Je dois dire à Israël, qui connaît l’amitié du peuple français, qu’il faut un État palestinien, que les violences envers le peuple palestinien, notamment celles des colons extrémistes, doivent cesser, et que le droit international s’impose à tous », a-t-il affirmé au cours de cette réunion du Conseil de sécurité qu’il présidait.

La guerre livrée par Israël contre Gaza a remis au cœur du conflit la question d’un État palestinien, même si de nombreuses voix dénoncent une promesse devenue intenable, en raison de la multiplication des colonies qui ont, au cours des dernières décennies, fragmenté le territoire accordé par les résolutions de l’ONU aux Palestiniens.

Un émissaire de Biden au Caire pour discuter d’une « pause » à Gaza

Brett McGurk, un émissaire du président américain Joe Biden est arrivé au Caire, le 24 janvier, pour discuter d’une « pause » dans la guerre livrée à Gaza. La capitale égyptienne sera la première étape d’une tournée, dont l’objectif affiché est d’obtenir la libération des otages enlevés par le Hamas en contrepartie « d’une pause humanitaire d’une certaine durée ». Selon John Kirby, le porte-parole du Conseil de sécurité nationale américain. « Nous serions tout à fait favorables à une pause plus longue que la semaine que nous avions obtenue précédemment si cela nous donne l’occasion de faire sortir les otages et de faire rentrer plus d’aide humanitaire dans la bande de Gaza », a-t-il ajouté.

Gaza, menacée de famine imminente

La situation à Gaza est en effet tragique et les alertes des humanitaires reflètent un désespoir croissant face à l’inertie internationale. Selon le Programme alimentaire mondial (PAM), Gaza est ainsi « menacée d’une famine imminente ». Le PAM met en cause les combats incessants et les obstacles imposés par l’armée israélienne qui entravent l’acheminement de l’aide alimentaire au sein de l’enclave palestinienne, 70 % des demandes de livraison de nourriture au nord de Gaza auraient ainsi été rejetées, selon le PAM, dont une représentante s’est exprimée le mardi 23 janvier.

Les alertes n’ont pourtant pas manqué. Déjà en décembre, l’agence onusienne avait fait état de la situation catastrophique pour les 2,2 millions de personnes vivant à Gaza, qui se trouvaient à un niveau d’insécurité alimentaire aiguë, voire pire.

« Plus d’un demi-million de personnes à Gaza sont confrontées à des niveaux d’insécurité alimentaire catastrophiques et le risque de famine augmente chaque jour, car le conflit limite la fourniture d’une aide alimentaire vitale pour les personnes dans le besoin », a souligné Abeer Etefa, la porte-parole du PAM pour le Moyen-Orient lors du briefing régulier de l’ONU à Genève, le 23 janvier, ajoutant : « Chaque jour qui passe on évolue, bien sûr, vers une situation encore bien plus catastrophique », où « nous voyons les gens devenir plus désespérés ».


 


 

Une guerre coloniale

Par Robert Kissous, militant associatif, économiste sur www.humanite.fr

Anthony Blinken, le chef de la diplomatie étatsunienne, multiplie ses voyages au Moyen-Orient. L’objectif affiché est de trouver une solution viable à deux États à l’issue de la guerre coloniale d’Israël contre le peuple palestinien à Gaza. Comme on pouvait s’en douter, la médiation étatsunienne n’augure rien de bon.

Les États-Unis (EU) soutiennent l’objectif israélien de démanteler le Hamas – objectif illusoire vu le soutien de la population palestinienne – et veulent décider qui représenterait les Palestiniens. Mais au nom de quoi et de qui les EU seraient en droit de décider de la gouvernance palestinienne ? Il y aurait donc un État dominant, Israël, à côté d’un État palestinien, non souverain, sous tutelle israélo-étatsunienne ? C’est cela leur solution à deux États ?

Le discours des puissances coloniales ne se renouvelle guère : le Hamas est qualifié d’organisation terroriste comme l’étaient le FLN algérien, l’ANC sud-africaine, etc. La liste est longue. Le terme de terroriste n’est pas une catégorie du droit international mais une qualification idéologique et politique. C’est une façon d’exclure du champ politique des partis représentatifs tout en faisant apparaître la puissance coloniale comme une victime qui ne cherche qu’à se défendre. L’occupation militaire disparaît alors du champ de vision. Et par là même la raison de la lutte de libération nationale palestinienne.

Les crimes de guerre commis contre des civils par le Hamas et d’autres organisations armées lors de l’action du 7 octobre sont condamnables. Pour autant les Palestiniens, à Gaza comme en Cisjordanie, ont le droit de résister à l’occupation par la résistance populaire non violente et par la lutte armée. Si la résistance non violente ne peut venir a bout de l’occupation la lutte se durcit jusqu’à la lutte armée si nécessaire. Les exemples sont légions. En Afrique du Sud, Nelson Mandela décidait que l’ANC devait se doter d’une force armée après le massacre de Sharpeville en 1960 de 69 manifestants pacifiques noirs. Mandela, c’est bien connu, était considéré comme terroriste par les puissances occidentales. On connait la suite.

Le général de Gaulle résumait cet engrenage lors de sa conférence de presse du 27 novembre 1967 : « Maintenant, il (Israël) organise sur les territoires qu’il a pris l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions, et il s’y manifeste contre lui une résistance, qu’à son tour il qualifie de terrorisme »… Le général de Gaulle serait-il condamné aujourd’hui pour apologie du terrorisme ?

La volonté du duo EU-Israël de décider de la représentation palestinienne est vouée à l’échec. Le Premier ministre palestinien Mohammad Shtayyeh a déclaré que le Hamas est une « partie importante de la politique palestinienne … qu’il ne pouvait rejoindre un gouvernement palestinien, en tant que partenaire inférieur ».

Il appartient au peuple palestinien et à lui seul de désigner ses gouvernants. Un sondage réalisé pendant la semaine de trêve du 22 novembre au 2 décembre 2023 en donne une indication. 42% des sondés à Gaza et 44% en Cisjordanie soutiennent le Hamas. 88% des personnes interrogées souhaitent le départ de Mahmoud Abbas, président de l’Autorité Palestinienne. La personnalité préférée est Marouane Barghouti du Fatah, reconnu comme fédérateur, actuellement dans les geôles israéliennes. Il pourrait être libéré avec tous les prisonniers politiques palestiniens dans le cadre de l’échange de tous les otages israéliens contre tous les prisonniers palestiniens. « Tous pour tous » comme le disent des manifestants israéliens.

Les démarches états-uniennes omettent la souveraineté d’un état palestinien. Elles ne mèneront à aucune paix ; ni juste ni durable. Elles servent d’une part de contrepartie à leur refus du cessez le feu alors qu’ils fournissent les bombes à Israël et d’autre part à consolider la domination états-unienne dans la région en offrant une « solution définitive à deux États ». Ce qui n’est pas du goût de la majorité actuellement au gouvernement en Israël qui voudrait recoloniser Gaza et y maintenir la présence militaire israélienne tout en maintenant la séparation entre Gaza et la Cisjordanie. Le « jour d’après » étatsunien ressemble furieusement aux jours d’avant.

La rhétorique sur les « valeurs » si chère à Biden est largement disqualifiée. Le fossé entre le duo EU-Israël avec nombre de pays européens d’une part et les pays du Sud Global d’autre part ne fait que se creuser. La fracture est profonde comme le montre la requête à la Cour internationale de justice (CIJ) contre Israël accusé de génocide par l’Afrique du Sud, largement soutenue par les pays du Sud et dénoncée par une poignée de pays occidentaux.


 


 

Malgré un appel à cesser
les envois d’armes vers Israël,
la France continuera d’en livrer

Justine Brabant sur www.mediapart.fr

Des ONG ont lancé un appel à suspendre les transferts d’armes à l’État hébreu et aux groupes armés palestiniens, mercredi 24 janvier. Le ministère des armées assume d’exporter des équipements militaires à Israël « afin de lui permettre d’assurer sa défense ».

PlusPlus de trois mois après le début de l’opération militaire israélienne « Épées de fer », qui aurait fait plus de 25 000 morts dans la bande de Gaza (selon le ministère de la santé local), la mobilisation internationale pour stopper les ventes d’armes à l’État israélien s’amplifie.

Jusqu’alors limitées à des débats (parfois vifs, comme aux États-Unis) dans les pays alliés d’Israël, les voix critiques semblent commencer à s’organiser en mouvement plus structuré, avec la publication ce 24 janvier d’un appel conjoint de seize importantes ONG à « cesser immédiatement les transferts d’armes, de pièces détachées et de munitions à Israël » – ainsi « qu’aux groupes armés palestiniens ».

Il est signé de deux grandes organisations de défense des droits humains (Amnesty International et Human Rights Watch) – qui s’étaient déjà exprimées chacune de leur côté pour condamner ces ventes d’armes – mais également d’organisations humanitaires d’urgence (Médecins du monde), d’ONG spécialisées dans la protection de l’enfance (Save the Children, War Child Alliance), dans la protection des réfugiés (Danish Refugee Council, Norwegian Refugee Council) ou dans le développement (Oxfam). La liste des signataires inclut également plusieurs organisations caritatives religieuses : Christian Aid, Diakonia, American Friends Service Committee ou le Mennonite Central Committee. Ces organisations pourraient être rejointes par de nouveaux signataires dans les jours qui viennent.

Cet embargo sur les ventes d’armes doit s’appliquer « tant qu’il existe un risque qu’elles soient utilisées pour commettre ou faciliter de graves violations du droit international humanitaire ou des droits humains ». Cela est manifestement le cas en ce moment dans la bande de Gaza.

À la suite des attaques menées par le Hamas le 7 octobre 2023, lors desquelles 1 200 personnes ont été tuées, l’armée israélienne a lancé l’opération militaire « Épées de fer », qui semble surtout consister en des représailles indiscriminées de grande ampleur contre les Palestiniens et Palestiniennes de Gaza.

La rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, dénonce un « nettoyage ethnique » de la part d’Israël et estime qu’il existe un « risque de génocide » des Palestiniens dans l’enclave.

L’appel des seize ONG revient longuement sur la situation sur place, en particulier sur les « bombardements sans distinction » opérés par l’armée israélienne, qualifiés d’« inacceptables » et ayant pour conséquences, entre autres (en plus des morts et des plus de 60 000 blessé·es), « plus de 1 000 » enfants palestiniens « contraints d’être amputés », plus d’un demi-million de Palestinien·nes « confronté·es à la famine », « plus de 70 % des maisons » de Gaza détruites ou endommagées et « plus de 300 employés médicaux » tués.

Des appels au cessez-le-feu vains

Quant aux tentatives pour envoyer de l’aide humanitaire sur place, elles sont de fait empêchées par « l’intensité des hostilités », « y compris des tirs sur des convois humanitaires, des interruptions récurrentes des services de communication, des routes endommagées, des restrictions sur les aides essentielles, une interdiction quasi totale des biens commerciaux, et un processus bureaucratique lourd pour envoyer de l’aide à Gaza ».

L’appel à un embargo sur les transferts d’armes vers Israël et Gaza est né de l’échec des appels internationaux à un cessez-le-feu immédiat. « Nous avons, avec d’autres organisations, tenu des conférences de presse en novembre et décembre pour demander un cessez-le-feu humanitaire », rappelle Federico Dessi, directeur régional Moyen-Orient de Handicap International.

Cette mobilisation a trouvé un écho dans la société civile, avec la campagne Ceasefire Now, rejointe par des centaines d’organisations syndicales, confessionnelles, d’universités ou d’associations professionnelles. Mais ces appels à un cessez-le-feu n’ont pas pu se transformer en résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, en raison des vetos américains sur le sujet.

Puisque ces appels à un cessez-le-feu « ne sont pour le moment pas entendus », ces ONG ont « décidé qu’il fallait aller au-delà, avec un appel à suspendre les transferts d’armes à Israël et aux groupes armés palestiniens », détaille encore Federico Dessi à Mediapart. « Car par ces transferts d’armes, certains États, dont des États occidentaux, contribuent à la prolongation du conflit. »

« Ce qui se passe en ce moment est un massacre, une catastrophe, et il faut arrêter les combats au plus vite », insiste encore l’humanitaire. Handicap International compte actuellement 90 employé·es à Gaza. Ils ne peuvent travailler que dans le gouvernorat de Rafah, après avoir « progressivement perdu l’accès » au nord, au centre puis à la région de Khan Younès ces derniers jours à cause de l’offensive terrestre israélienne.

Une politique de vente d’armes floue

Les principaux pays exportateurs d’armes vers Israël sont les États-Unis (notamment des véhicules blindés de transport de troupes, des avions de combat et des bombes), mais également l’Allemagne, l’Italie, le Canada ou la France. Cette dernière a vendu 15,3 millions d’euros d’armement à Israël en 2022, selon les derniers chiffres officiels disponibles.

Or si la France est claire sur sa demande d’un « cessez-le-feu » à Gaza, elle l’est moins en ce qui concerne sa politique de ventes d’armes à l’État hébreu.

Ses engagements internationaux lui interdisent en théorie de poursuivre ses exportations. La France est en effet signataire du traité sur le commerce des armes (TCA) de 2013, qui interdit à un État de vendre des armes s’il a « connaissance [...] que ces armes ou ces biens pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des violations graves des conventions de Genève de 1949, des attaques dirigées contre des civils ou des biens de caractère civil et protégés comme tels, ou d’autres crimes de guerre ».

La France a-t-elle malgré tout livré ou vendu des armes à Israël depuis le 7 octobre, et lesquelles ? Continuera-t-elle d’en livrer ou d’en vendre à l’avenir, malgré les risques de se rendre complice de crimes de guerre à Gaza ?

La question a été posée par le député LFI Aurélien Saintoul au ministère français des armées dès le 7 novembre 2023. Elle est pour le moment restée sans réponse.

De nouveau interrogé par Mediapart le 24 janvier, le ministère a enfin consenti à un début de réponse : « La France respecte strictement ses engagements internationaux dans ses exportations d’armes vers Israël [...]. À ce titre, elle n’exporte pas et n’exportait pas avant les événements dramatiques du 7 octobre de matériels létaux susceptibles d’être employés contre des populations civiles dans la bande de Gaza », assure le ministère des armées.

Mais le même ministère assure également que la France « exporte des équipements militaires à Israël afin de lui permettre d’assurer sa défense, comme l’article 51 de la Charte des Nations unies lui en donne le droit ».

Quels sont précisément ces équipements qui permettent « d’assurer sa défense » sans pour autant être létaux ? Et si la France n’exportait pas avant le 7 octobre de matériels létaux, comment expliquer que, selon les dernières données publiques disponibles, la France a délivré en 2022 9 millions d’euros d’autorisations d’export pour des armes de la catégorie militaire ML4, soit des « bombes, torpilles, roquettes, missiles, autres dispositifs et charges explosives et matériel et accessoires connexes » ?

À l’heure où nous rédigions ces lignes, les services de Sébastien Lecornu n’avaient pas encore pu nous fournir ces précisions. Également interrogé le 24 janvier au matin, le ministère des affaires étrangères a indiqué qu’il lui faudrait plusieurs jours avant de pouvoir nous répondre.

 

  publié le 23 janvier 2024

Guerre à Gaza : les Espagnols demandent encore plus de courage à Pedro Sanchez

Luis Reygada sur www.humanite.fr

Comme dans une centaine d’autres villes espagnoles, mais aussi partout dans le monde, des dizaines de milliers de personnes ont défilé, samedi 20 janvier, à Madrid, pour demander l’arrêt du « génocide en Palestine ».

Madrid (Espagne), envoyé spécial.

À midi précise, c’est sous un froid clément s’entremêlant avec la clarté d’un ciel azur que des milliers de Madrilènes ont suivi, ce samedi 20 janvier, le démarrage du cortège lancé depuis l’extrême sud du boulevard du Prado, au rond-point de la gare d’Atocha. Direction la fontaine de Cybèle, un kilomètre plus loin, en réponse au rendez-vous donné par le Réseau de solidarité contre l’occupation de la Palestine.

Vingt-cinq mille personnes ont répondu présent dans la capitale, sereinement réunies derrière une énorme banderole floquée « Halte au génocide, vive la lutte du peuple palestinien ». Si l’ambiance est relâchée – ici, il n’y a pas d’âge pour brandir fièrement le drapeau aux bandes noire, blanche, verte et au triangle rouge, et le dispositif de sécurité est quasiment imperceptible –, les revendications n’en sont pas pour autant dotées de tiédeur, bien au contraire.

Un cessez-le-feu immédiat et l’arrêt des ventes d’armes à Tel-Aviv

Lucia et son compagnon Jorge, la quarantaine, sont venus en famille – un fils sur les épaules, le second dans sa poussette – pour dénoncer « l’horreur insupportable que vivent les Gazaouis ». À l’heure où « la majorité des victimes des bombardements sont des femmes et des enfants », insiste celle qui travaille à l’accueil d’un centre de santé de proche banlieue, « comment ne rien faire, comment ne pas se révolter face au massacre » ?

À ses côtés, un groupe de retraités, « tous membres du PSOE », précise l’énergique Teresa Galvàn, salue les prises de position du chef du gouvernement espagnol. « Avec (le socialiste) Pedro Sánchez, notre pays a sûrement été l’un des plus critiques à l’égard du criminel (président israélien Benjamin) Netanyahou, et nous le lui avons dit en face, soutient-elle… Avant de lever soudainement la voix : « Mais c’est loin d’être assez ! »

Et de rappeler que, comme l’ont précisé les organisateurs de la manifestation, « le peuple espagnol » exige non seulement l’obtention d’un cessez-le-feu immédiat dans la bande de Gaza, mais aussi l’arrêt des ventes d’armes à Tel-Aviv. « Il faut mettre plus de pression, sinon nous devenons complices », assure-t-elle avant de conclure : « Le comportement de l’Europe me fait honte. »

Plus loin, à hauteur de la majestueuse façade néoclassique abritant le musée du Prado, cinq jeunes étudiants équipés de pancartes « Israël et USA : super-terroristes » reprennent en chœur un slogan fulminé par des centaines de voix : « Où sont-elles, où sont-elles, les sanctions contre Israël ? » Marisa, en troisième année de licence de droit, voudrait surtout voir Pedro Sánchez soutenir « la courageuse plainte pour génocide » déposée par l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice (CIJ).

Elle rejoint ainsi les positions de l’aile gauche du gouvernement, incarnée par la coalition Sumar, dont nombre de représentants – comme la ministre de la Jeunesse Sira Rego – ont participé à la mobilisation. « Nous demandons la reconnaissance de l’État palestinien, ainsi que la rupture des relations diplomatiques et commerciales », a déclaré la députée du groupe de la gauche au Parlement européen María Eugenia Rodríguez Palop. « Nous ne voulons pas financer l’occupation, on ne répond pas à une agression par un génocide. » Au total, des manifestations pour exiger une plus forte action gouvernementale contre Israël ont eu lieu dans plus de 100 villes espagnoles, samedi 20 janvier.


 

publié le 21 janvier 2024

Gaza
dans le miroir d’Al Jazeera

Joseph Confavreux sur www.mediapart.fr

Il y a la bataille des images que se livrent le Hamas et l’armée israélienne. Mais il existe aussi un abysse entre ce que voient le peuple israélien et le peuple palestinien à travers les médias. Premier volet de notre mini-série.

Depuis plus de 100 jours, la chaîne qatarie Al Jazeera, la plus regardée du monde arabe, ne parle que de Gaza. Sur une heure d’antenne, et depuis quelques jours seulement, seules les toutes dernières minutes peuvent éventuellement être consacrées à d’autres actualités internationales, par exemple la guerre en Ukraine.

La chaîne d’information en continu – la « péninsule » ou « l'île » en arabe  – a tourné tous ses efforts et ses caméras vers la petite bande de terre palestinienne prise sous le feu incessant de Tsahal, désignée comme « l’armée de l’occupant » sur la télévision fondée en 1996, qui a vu sa figure la plus connue, Shireen Abu Akleh, mourir sous les balles de celle-ci en 2022, alors qu’elle couvrait un raid militaire sur le camp de Jénine en Cisjordanie.

Grâce à des moyens exceptionnels, à des correspondants à Tel-Aviv, au Liban et à Ramallah, et à des journalistes présents en permanence dans l’enclave palestinienne, Al Jazeera est devenue le centre de l’attention des Palestinien·nes du monde entier et, au-delà, de l’ensemble du monde arabophone. 

Déjà célèbre, son reporter vedette à Gaza, Wael al-Dahdouh, qui vient d’arriver au Qatar après avoir pu quitter le territoire exsangue par l’Égypte, y est devenu un héros national depuis qu’on l’a vu apprendre en direct la mort de sa femme et de ses enfants dans un bombardement israélien, partir se recueillir sur leurs corps et retourner quelques heures après sur le terrain…

Média inféodé au Hamas – selon le leadership israélien, qui menace régulièrement de fermer ses bureaux –, instrument de soft power du Qatar et/ou dernier espace de visibilité de la souffrance des Gazaoui·es, la chaîne d’information Al Jazeera occupe désormais une place centrale dans la représentation que se fait le monde arabe et palestinien de la guerre en cours.

Mais elle tient aussi une place cardinale dans l’information mondiale depuis le 7 octobre dernier, alors que l’enclave palestinienne demeure interdite d’accès aux médias occidentaux. À cet égard, les rédactions en anglais et en arabe de la chaîne demeurent indépendantes et n’ont pas le même ton, même si elles partagent certaines images et une ligne ouvertement propalestinienne.

Une journée sur Al Jazeera

La journée type sur Al Jazeera en arabe débute à 9 heures à Doha, soit 8 heures à Gaza et 7 heures à Paris, par l’émission présentée par le chef du bureau palestinien de la chaîne, Walid al-Omari. À partir de sa propre revue de presse – il parle hébreu –, le journaliste commence par un aperçu de la situation, ce qu’il faut retenir de la journée de la veille et ce qu’on peut attendre de celle à venir. Il contacte ensuite les différents correspondants de la chaîne : à Tel-Aviv, à Ramallah, à l’intérieur de Gaza, à la frontière de Gaza côté israélien, ainsi qu’à la frontière entre Israël et le Liban.

Sur cette frontière, dont les reporters sont contactés à chaque mouvement du Hezbollah, Al Jazeera choisit de faire intervenir de manière quasi systématique, en split screen, un·e journaliste côté libanais et un·e autre côté israélien.

Ce qui peut donner lieu à des échanges étranges. En effet, autant Al Jazeera a pour politique de nommer Israël comme tel, autant le Liban ne reconnaît pas l’existence de cet État, une loi de boycottage de 1955 interdisant à toute personne physique ou morale d’entrer en contact avec des Israélien·nes ou des personnes résidant en Israël.

Le ou la journaliste présente au Sud-Liban se retrouve ainsi à devoir se contorsionner pour évoquer la « Palestine occupée », même lorsque ses collègues en Galilée ou à Doha lui posent des questions sur Israël nommé ainsi.

Walid al-Omari accueille ensuite dans son direct un ou plusieurs spécialistes de la société israélienne, vivant en Israël ou en Cisjordanie ; à Haïfa ou à Naplouse. La plupart d’entre eux sont des « Palestiniens de 1948 » ou des Palestiniens d’Israël ayant l’avantage de connaître à la fois l’hébreu et l’arabe, qui commentent l’actualité en Israël ou en Cisjordanie occupée.

Ces intervenants s’appliquent notamment à noter les conséquences économiques négatives pour Israël de la guerre à Gaza : baisse drastique du tourisme, réduction des activités mobilisant les réservistes…

Après ce rituel matinal, Al Jazeera enchaîne les rendez-vous d’information typiques d’une chaîne en continu mais focalisés sur Gaza : bandeaux défilant en continu en bas de l’écran, Breaking News s’affichant en rouge et en gros, logo « Al Jazeera exclusif » sur les images de Gaza et présentateurs et présentatrices se succédant à l’antenne sur des tranches d’environ deux heures.

Si elles et ils sont basés à Doha, ces journalistes ont comme spécificité de venir de l’ensemble du monde arabe – Tunisie, Palestine, Jordanie, Liban… – ce qui a pour effet de renforcer l’identification de l’ensemble des pays arabophones à la chaîne qatarie et à sa couverture de Gaza.

Ces tranches d’information sont régulièrement ponctuées de bilans chiffrés des morts et blessés de la journée depuis le début de l’offensive israélienne, sans mention du fait que le ministère de la santé à Gaza qui les fournit est contrôlé par le Hamas.

Ces tranches sont composées de nombreux entretiens avec des experts intervenant depuis Amman, Istanbul ou Washington, mais pour l’essentiel de duplex réalisés avec des reporters de la chaîne intervenant en direct, depuis la Cisjordanie, le Sud-Liban ou la bordure israélienne de Gaza, mais surtout depuis différents lieux de l’enclave palestinienne elle-même.   

Mercredi 17 janvier au matin, par exemple, c’est un bombardement à Rafah ayant fait plusieurs morts, dont des enfants, et l’éventrement d’un cimetière à Khan Younès qui occupent le devant d’une scène où se succèdent témoignages de survivants, images de femmes pleurant leurs proches, d’un homme portant un bébé mort au visage flouté dans ses bras, de déchets hospitaliers jetés à même la rue, avec un angle émotionnel et une empathie assumée…

Les termes employés sont systématiquement ceux de « massacres » et de « martyrs » pour désigner les morts, ce qui distingue Al Jazeera d’Al Arabiya, la chaîne saoudienne, également encore présente dans l’enclave, qui ne désigne pas ainsi les Gazaouis tués par l’armée israélienne. 

Signe que la guerre à Gaza a dépassé son troisième mois et que les journalistes d’Al Jazeera ont déjà payé un lourd tribut, ce ne sont pas, ce 17 janvier, des reporters réguliers de la chaîne qui couvrent ces événements, mais des freelances engagés récemment. 

Celui qui braque la caméra sur les pierres tombales brisées de Khan Younès s’appelle Ismail Abu Omar, ne porte même pas de gilet de protection ou de casque siglé « presse », et parle à travers son téléphone portable et non un véritable micro.

Celui qui fait le reportage à Rafah, Hani Shaer, ne dispose pas non plus d’un gilet pare-balles, ni d’un micro siglé « Al Jazeera », et donne à voir un immeuble éventré, des jouets d’enfants, une antenne satellitaire à terre, en expliquant qu’il s’agit d’une « nouvelle Nakba » (en référence à la « catastrophe » de l’exode palestinien de 1948).

Des vidéos des brigades du Hamas

Ces tranches d’information sont interrompues plusieurs fois par jour par des vidéos qu’il est difficile de voir ailleurs, puisque de nombreux pays en empêchent l’accès : celles diffusées par les brigades Al-Qassam du Hamas, principalement par l’intermédiaire de leur chaîne Telegram, et moins fréquemment celles du Jihad islamique.

Annoncées par une animation basique mais néanmoins floquée d’un logo du « Déluge d’Al-Aqsa » – le nom donné à l’opération meurtrière du 7 octobre –, ces vidéos courtes montrent la plupart du temps, en caméra subjective et avec une esthétique proche du jeu vidéo, une arme – souvent un lance-roquettes Yassine – surnommé ainsi en hommage au fondateur du Hamas – visant un point rouge s’affichant à l’écran et désignant une cible israélienne qui explose avant que la vidéo ne s’arrête.

D’autres filment des combattants du Hamas, cagoulés ou floutés, émergeant d’un tunnel ou remplissant à toute allure de rudimentaires lanceurs de roquettes, parfois en criant « Allah Akbar ! » à chaque tir, sous couvert d’un peu de végétation ou d’un immeuble en ruine, afin d’éviter les tirs de riposte israéliens.

Quant aux « Breaking News » qui s’affichent à l’écran, elles ont une tendance certaine à valoriser le rôle du Qatar. Que ce soit ce mercredi 17 janvier, pour célébrer le rôle de ce pays dans le « deal » devant permettre d’acheminer des médicaments, fournis par la France, pour les otages israéliens souffrant de maladies chroniques en échange de camions d’aide humanitaire. Ou pour souligner une information demeurée anecdotique dans le reste de la presse mondiale, à savoir que l’émir du Qatar a discuté avec le président tchèque de la situation au Proche-Orient…

Galvaniser « la résistance »

En début d’après-midi, et jusqu’à tard dans la soirée, entre en scène, à l’intérieur des différents créneaux d’information, la nouvelle star de la chaîne qatarie. À plus de 70 ans, Fayez al-Dwairi, retraité de l’armée jordanienne, toujours tiré à quatre épingles, n’imaginait sans doute pas s’imposer ainsi dans les rétines et les oreilles du monde arabe. Absent de X (ex-Twitter) avant le 7 octobre, il compte désormais plus de 435 000 abonné·es.

Au début de la guerre, le correspondant militaire de la chaîne intervenait encore par Zoom depuis Amman. Mais ses analyses précises et accessibles aux non-spécialistes, ainsi que sa tendance à souligner les faiblesses et défaillances de l’armée israélienne et à galvaniser les actions et l’état d’esprit de « la résistance » – le terme uniformément employé sur Al Jazeera pour désigner toutes les factions qui combattent Israël – l’ont rendu indispensable à la chaîne qatarie, qui lui a demandé de s’installer à demeure à Doha avec toute sa famille.

Ce 17 janvier, le correspondant militaire, debout devant une carte animée représentant Gaza et indiquant des combats entre l’armée israélienne et la « résistance » dans certains quartiers de Gaza City ou du camp de Jabalia pourtant présentés comme maîtrisés par le ministre de la défense israélienne seulement deux jours avant, se délecte des dernières images produites par l’armée israélienne. On y voit, depuis un avion, le parachutage de matériel sur le sud de Gaza.

Pour al-Dwairi, comme pour l’ensemble des intervenants de la chaîne qatarie qui évoquent ce parachutage, il s’agit d’un aveu de faiblesse. L’armée israélienne serait certes capable d’investir des zones entières du sud de l’enclave, mais inapte à les contrôler dans le temps et même en difficulté pour s’en retirer. Un tel parachutage, sur un territoire aussi exigu et à quelques kilomètres seulement de la frontière avec Israël, surdoté en chars d’assaut et avions F-16, serait même le signe d’une unité de combattants israéliens en grande difficulté et assiégée…

Plus généralement, tout au long de la journée, les différents intervenants donnent à penser que Gaza finira, en dépit des souffrances actuelles, par constituer l’échec, voire le tombeau de l’armée israélienne, en usant et abusant pour cela de la comparaison avec la guerre menée contre le Hezbollah en 2006. Celle-ci avait aussi comme objectif d’en finir avec l’organisation ennemie et de ramener au pays les otages enlevés, mais n’a réalisé aucun de ces deux buts de guerre.

Tout au long de l’après-midi, al-Dwairi distille donc ses analyses sur les images récupérées sur les comptes officiels de l’armée israélienne ou diffusées sur les réseaux du Hamas ou du Jihad islamique. Il juge, ici, que l’explosion d’un char israélien n’a pas pu faire seulement trois victimes comme annoncé par l’armée israélienne, mais entre cinq et dix, compte tenu du modèle du char. Il décompose, là, une vidéo postée par les brigades Al-Qassam, le plus souvent pour souligner l’audace des combattants s’approchant au plus près de l’ennemi et l’efficacité des armes et des actions de la « résistance ». 

Mais une journée sur Al Jazeera ne serait pas complète sans la grand-messe du soir, organisée autour du journaliste Mohamed Kreishan. Celui-ci prend l’antenne à 20 h 30, heure de Doha, angle son émission sur ce qu’il considère être l’information importante du jour – la politique états-unienne en ce mercredi 17 janvier – et rassemble autour de lui hommes politiques, analystes, experts et chercheurs, dont plusieurs sont des intervenants réguliers, à l’instar de Khalil Jahshan, un Palestinien-Américain basé à Washington, ou Mustafa Barghouti, un parlementaire palestinien habitant à Ramallah et critiquant aussi bien le Hamas que le Fatah.

Cette tranche phare d’Al Jazeera commente en direct les « Breaking News » mais surtout les déclarations des porte-parole du Hamas, tel Oussama Hamdan, qui s’exprime régulièrement depuis Beyrouth, Abou Obeida, porte-parole des brigades Al-Qassam à Gaza, ou, en ce 17 janvier, celle d’un responsable des houthis yéménites en treillis militaire, au débit aussi saccadé que belliqueux. Mais elle traduit et commente aussi systématiquement le point presse quotidien, tenu en hébreu, du porte-parole de l’armée israélienne, le contre-amiral Daniel Hagari.

Plus généralement, Al Jazeera passe beaucoup de temps à décortiquer les propos des responsables politiques et militaires israéliens, à montrer les images des manifestations des familles d’otages, et s’intéresse de près à l’opinion publique de l’État hébreu, à laquelle elle consacre une véritable revue de presse. Soigneusement choisie.

Ce 17 janvier, étaient ainsi mis en avant un éditorial du journal Haaretz jugeant qu’Israël devait se débarrasser du gouvernement Nétanyahou avant que la Cisjordanie n’explose et un article du Jerusalem Post titré sur la nécessité pour Israël de revenir à une vision politique modérée… 

Caisse de résonance en continu des souffrances de Gaza et proposant une vision géopolitique et militaire de la situation capable de parier sur une défaite israélienne, Al Jazeera s’est d’autant plus installée dans le cœur du peuple palestinien et d’une large partie du monde arabe que les autres chaînes arabophones ne lui arrivent qu’à la cheville.

Palestine TV, financée par une Autorité palestinienne exsangue, a perdu beaucoup de ses journalistes dans les premiers jours de la guerre, demeure trop liée à un régime honni de beaucoup de Palestinien·nes et n’a pas les moyens de sa grande sœur qatarie.

Al Arabiya, la chaîne saoudienne, dispose quant à elle, potentiellement, d’autant de journalistes et de réserves financières et techniques que sa rivale, mais son traitement moins engagé et systématique de la guerre à Gaza ne lui permet pas de prétendre tenir une place similaire à celle qu’Al Jazeera occupe dans un monde arabe qui souffre au rythme des enfants tués à Gaza.

Quant à la chaîne Al Mayadeen, plus populaire qu’Al Arabiya et diffusée depuis le Liban, elle a été fondée par un ancien d’Al Jazeera, Ghassan ben Jeddou. Mais son positionnement ouvertement pro-Bachar al-Assad, ainsi que ses saillies jugées antisémites, lui ont aliéné une large fraction des Palestinien·nes.

Alors que le commandement militaire israélien annonce une baisse dans l’intensité des frappes qui ne se fait guère sentir en termes de bilan humain et matériel, tout en rappelant que la guerre sera longue et sans éclairer ce qui pourrait y mettre un terme, Al Jazeera a encore bien le temps de vibrer au diapason du martyre de Gaza.

publié le 19 janvier 2024

Gaza :
« Il va être très difficile
pour les États-Unis de continuer à soutenir
un État génocidaire »

Elisabeth Fleury sur www.humanite.fr

John Quigley, professeur émérite de droit international à l’Université de l’Ohio, a suivi les audiences devant la Cour internationale de Justice. Il explique pourquoi les opérations d’Israël à Gaza relèvent, selon le droit, du génocide.

 

Qu’avez-vous appris des deux audiences devant la CIJ ?

John Quigley : L’Afrique du Sud a fait la démonstration très claire, à partir d’exemples précis, qu’un génocide est en train d’être commis à Gaza. Elle a anticipé les arguments d’Israël qui prétend, de son côté, se contenter de répondre aux attaques du Hamas sans intention de détruire la population palestinienne. Quoi que le Hamas ait pu commettre, rien ne justifie une réponse génocidaire. La Convention contre le génocide oblige les États à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher la commission d’un tel crime. Or, dès le 13 octobre, quand l’ordre d’évacuer le Nord de Gaza a été donné aux populations civiles, Israël savait que c’était une condamnation à mort pour des centaines d’entre elles. C’était le début du génocide.

Israël a choisi Aharon Barack pour siéger, comme juge ad hoc, devant la CIJ. Que pensez-vous de ce choix ?

John Quigley : Aharon Barack est un survivant de la Shoah et un juriste expérimenté. Il a présidé la Cour Suprême israélienne et, dans ce cadre, s’est opposé à la réforme judiciaire voulue par Benjamin Netanyahou. Mais ses prises de position en faveur de la politique d’occupation et de colonisation d’Israël le discréditent. Cela va à l’encontre de la neutralité que l’on peut attendre d’un juge.

Côté Sud-Africain, le choix s’est porté sur Dikgang Museneke. Le connaissez-vous ?

John Quigley : Museneke est un excellent juriste qui, contrairement à Barack, n’a pas pris publiquement position sur la politique menée par Israël à Gaza. C’est un atout aux yeux de la Cour de Justice.

Les plaidoiries des avocats jouent-elles un rôle crucial ?

John Quigley : Oui. Le choix des avocats, leur éloquence, leurs arguments, tout cela est fondamental. Les équipes israéliennes et sud-africaines, à cet égard, sont très expérimentées. À la demande d’Israël, la CIJ leur a accordé une heure supplémentaire de plaidoiries. Cela ne m’a pas surpris. Ce qui se passe en Palestine mérite un examen très sérieux.

Israël conteste la validité de la procédure car l’Afrique du Sud, avant de saisir la Cour, n’a pas tenté d’en discuter avec ses représentants…

John Quigley : Cet argument ne tient pas. La Convention n’impose pas une telle négociation préalable. La saisine de la Cour peut se faire à tout moment, sans la moindre concertation préalable.

Israël affirme faire tout son possible pour venir en aide aux populations civiles, notamment en les prévenant des bombardements, en leur distribuant de l’aide humanitaire…

John Quigley : C’est faux. Les responsables de l’Onu, les humanitaires, tous ceux qui sont sur place constatent le contraire. Les expulsions n’ont pas pour but de protéger les populations. Les hôpitaux, les écoles, les mosquées, les églises… toutes les infrastructures sont visées. L’aide est empêchée. Il y a eu beaucoup de mensonges de la part d’Israël. Beaucoup de cynisme. Ses avocats ont été offensifs, presque menaçants. Mais leurs arguments ne sont pas pertinents. Ce qui est en cours, à Gaza, c’est la destruction d’un peuple.

Que va-t-il se passer maintenant ?

John Quigley : Dans le cadre de cette procédure d’urgence, les juges vont se parler, négocier, tenter d’obtenir un accord, éventuellement rédiger des avis dissidents… et prendre une décision, à la majorité, probablement d’ici la fin du mois de janvier. Sur le fond, sur la question de savoir s’il s’agit bien d’un génocide, il faudra patienter. Cela prendra probablement deux ans avant que la cour ne se prononce.

Et si la Cour donne raison à Israël et estime que les opérations militaires peuvent continuer comme elles ont commencé ?

John Quigley : Dans ce cas, Israël pourra quand même être accusée de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Des enquêtes pourront être engagées, notamment devant la Cour pénale internationale.

Si, au contraire, la Cour donne raison à l’Afrique du Sud et ordonne des mesures conservatoires pour que cessent les opérations militaires ?

John Quigley : Sa décision sera alors transmise au Conseil de Sécurité qui devra prendre une résolution. Les États-Unis, amis d’Israël, pourront y opposer leur véto. S’ils acceptent au contraire de la voter, si une résolution est prise, Israël n’en tiendra probablement pas compte.

Si tout cela ne sert à rien, pourquoi la décision de la CIJ est-elle si attendue ?

John Quigley : Parce qu’elle peut avoir une influence sur tous les États du monde, incitant chacun à se positionner par rapport à elle. En cas de condamnation, personne n’imagine qu’Israël cessera de bombarder Gaza. Mais il va être très difficile, pour les États-Unis, de continuer à soutenir un État génocidaire. Joe Biden est de plus en plus critiqué au sein du camp démocrate. Il est en train de modifier sa position, vis-à-vis d’Israël. La décision de la CIJ constituera une pression de plus qui le conduira, peut-être, à exiger un cessez-le-feu.

La notion de génocide risque-t-elle d’être dévoyée, comme le prétend Israël ?

John Quigley : Non. La notion de génocide, comme elle est formulée dans la Convention, est différente de celle issue de la seconde guerre mondiale. Auschwitz et ses millions de morts ne sont plus nécessaires pour caractériser un génocide. La convention est claire, là-dessus. Le simple fait de créer délibérément et intentionnellement les conditions de la destruction, totale ou partielle, d’un peuple, relève du génocide. C’est le cas à Gaza.

publié le 17 janvier 2024

« Israël et ses alliés se refusent à comprendre que la violence à Gaza aura un coût phénoménal pour eux »

Joseph Confavreux sur www.mediapart.fr

Peter Harling, chercheur basé à Beyrouth revient sur les risques d’extension de la guerre à Gaza vers d’autres frontières. Selon, lui, ce conflit aura de lourdes conséquences sur la légitimité de l’État hébreu et de ses soutiens.

Peter Harling vit et travaille depuis vingt-cinq ans dans le monde arabe, notamment en Irak, Syrie, Liban, Égypte et Arabie saoudite. Ancien conseiller spécial de l’International Crisis Group, consultant des Nations unies, il a fondé en 2016 le centre de recherche Synaps, basé à Beyrouth, qui forme une nouvelle génération de chercheuses et chercheurs sur les thématiques de l’économie, de l’environnement et des technologies. 

Mediapart : Comment nommeriez-vous ce qui se déroule sous nos yeux à Gaza ? Guerre, génocide, nettoyage ethnique, opération antiterroriste ou encore autre chose…

Peter Harling : C’est tout le problème de cette guerre, qui mélange différents registres : guerre contre le terrorisme, représailles collectives, guerre de civilisation, crise humanitaire et tentations génocidaires. Cela permet à chacun de l’interpréter à sa manière, dans une cacophonie qui polarise toujours davantage et autorise tous les excès.

Il est rare qu’une guerre se prête à une telle polysémie. Et c’est encore plus étonnant dans le cas d’un conflit ancien, familier et relativement facile à définir : une lutte territoriale, entre deux parties aux forces très inégales auxquelles le droit international s’applique.

En quoi le déploiement actuel de violence à Gaza fait-il que nous assistons à davantage qu’un énième « round » dans l’interminable affrontement entre Israéliens et Palestiniens ?

Peter Harling : Ces nombreux « rounds » changeaient peu de chose, ce qui a aidé à enterrer le processus de paix : puisque la violence semblait contenue, la quête d’une solution viable devenait moins pertinente.

On en revient aujourd’hui à une violence plus fondamentale, semblable à ce que les Arabes appellent la Nakba [la « Catastrophe » – ndlr]. En effet, la fondation de l’État d’Israël est passée par une campagne sans merci visant à disloquer et à refouler la population palestinienne, de façon à définir des frontières défendables. C’est de nouveau le cas aujourd’hui.

Le problème, c’est que le monde a changé. Israël et ses alliés occidentaux se refusent à comprendre qu’une violence de cette nature aura pour eux, et pas simplement pour les Palestiniens, un coût phénoménal. Soit ils auront à répondre au droit international qu’ils prétendent incarner, soit ils finiront par renier le droit en question. Dans les deux cas, les résultats seront catastrophiques pour leur légitimité mais aussi pour leurs intérêts.

Ce conflit ancien a-t-il été reconfiguré entièrement à travers le prisme d’une guerre contre le terrorisme ?

Peter Harling : Oui, et cette guerre contre le terrorisme est une solution de facilité. « Terrorisme » est un mot glissant. Il peut décrire, techniquement, des actions violentes qui visent principalement à terrifier l’adversaire, pour le démoraliser ou le pousser à commettre des crimes en retour. Dans ce cas, le concept s’applique à de nombreuses actions militaires qui ne sont pas le monopole des « groupes terroristes ».

En matière de propagande, le mot permet surtout de décrier la partie adverse comme illégitime, selon une dichotomie très ancienne entre monde civilisé et monde barbare. Comme tous les camps appliquent cette logique, dans un conflit, on est toujours le terroriste de l’Autre. C’est aussi pour cette raison que ce cadre de réflexion et d’action ne mène nulle part. Nous n’avons pas d’autre choix que d’en revenir à des cadres plus opératoires, notamment ceux définis par le droit international.

Sommes-nous entrés dans une phase de dénouement, pour le pire ou éventuellement pour autre chose, du conflit entre Israéliens et Palestiniens ou bien ne sommes-nous qu’au début d’un processus inconnu ?

Peter Harling : Gaza risque de rester une plaie béante en pleine Méditerranée. Il est très difficile d’imaginer comment la crise humanitaire pourrait se résorber sans reconstruction de ce territoire désormais largement dévasté. Or toute reconstruction implique a priori une formule de gouvernance acceptée par Israël.

Gaza risque de créer un précédent [...] susceptible de [se] reproduire au Liban et en Cisjordanie.

On peut plutôt s’attendre à des formes durables d’occupation et donc de guérilla, à des mesures de sécurité toujours plus intrusives, à des négociations à n’en plus finir sur la circulation des biens et des personnes, voire à un retour partiel de la colonisation.

Gaza risque aussi de créer un précédent, qu’Israël est susceptible de reproduire un jour ou l’autre au Liban et en Cisjordanie. Tout dépendra des conséquences sur le plan international de cette stratégie du tapis de bombes. Si elle demeure peu coûteuse pour Israël, elle se répétera.

Une extension de la guerre au Moyen-Orient vous semble-t-elle probable ?

Peter Harling : Oui, quoique la perspective d’un « embrasement régional » soit exagérée. Une guerre régionale a déjà lieu, avec des actions militaires s’étendant en Cisjordanie, au Liban, en Syrie, en Irak et au Yémen, un soutien iranien à différentes forces non étatiques et un déploiement important de forces américaines dans la zone.

Le principal risque d’escalade, à ce stade, concerne le Liban. Le Hezbollah se prépare depuis longtemps à une guerre décisive avec Israël. Il ne souhaite pas la déclencher dans le contexte actuel. Mais il tient également à ne montrer aucun signe de faiblesse.

Israël, pour sa part, ne peut plus tolérer le maintien d’une menace sérieuse à sa frontière nord. Les deux côtés se cherchent donc depuis des semaines, à travers des frappes relativement précises, mais qui montent constamment en puissance, dans l’espoir de faire plier l’adversaire en asseyant leur capacité de dissuasion. C’est un jeu de surenchère dont on ne voit pas l’issue, d’autant qu’il n’existe aucune médiation crédible par des acteurs extérieurs susceptibles de peser sur les deux parties.

Quel regard portez-vous sur l’attitude des pays arabes de la région, notamment l’Égypte, qui a sa responsabilité dans la situation à Gaza ?

Peter Harling : Beaucoup de gouvernements arabes se désintéressent de la cause palestinienne tout autant qu’une majorité de nos gouvernements en Occident. C’est pour eux une cause perdue, un vestige du passé, une distraction par rapport à d’autres priorités plus prosaïques ou positives. L’administration américaine mise d’ailleurs sur cette réalité, en espérant conclure la guerre de Gaza par une reprise du processus de normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite.

Tant que la souffrance des Palestiniens mobilisera l’opinion publique arabe, c’est improbable. Mais cette sensibilité propalestinienne tend traditionnellement à ne s’exprimer que pendant les crises. Elle retombe rapidement lorsque les violences diminuent. C’est pourquoi les gouvernements arabes peuvent généralement se contenter de postures déclamatoires en attendant que les émotions s’apaisent.

La vraie question dès lors, c’est : « Est-ce que le statut d’Israël va changer de façon significative à l’occasion de ce conflit ? » Ce n’est pas impossible, si on continue à s’acheminer comme on le fait vers toujours plus d’horreurs.

Comment comprenez-vous le soutien total de Biden à un gouvernement Nétanyahou qui mise sur l’élection de Trump l’année prochaine et pourrait lui faire perdre une partie de son électorat à soutenir ainsi la politique israélienne ?

Peter Harling : Pour bien répondre, il est nécessaire d’élargir la question. Comment comprendre le fantasme britannique de déporter des migrants vers des centres de détention et de tri au Rwanda ? Comment expliquer que l’Union européenne finance des milices libyennes qui torturent et rackettent des populations vulnérables ? Que l’Europe puisse se fatiguer déjà d’une guerre en Ukraine où tant de choses se jouent pourtant ? Qu’un président français adopte une démarche purement populiste alors qu’il ne peut être candidat à sa réélection ? Que des institutions allemandes dénoncent comme antisémites des juifs qui critiquent certaines politiques d’Israël ?

La liste de comportements hystériques s’allonge de jour en jour. Nos représentants réagissent à Gaza comme ils le font sur de nombreux autres dossiers importants : ils se contentent d’intuitions creuses, d’habitudes de pensée, de postures déclamatoires, et de cette manie de sauter constamment d’un sujet à un autre sans en traiter aucun.

Nombre de nos dirigeants […] sont certains de leur intelligence et néanmoins superficiels.

Ce qui est frappant, c’est l’absence de structuration politique, qui renvoie à l’absence d’idéologie, de véritables partis politiques, de respect pour les institutions, d’éthique ou de culture. Nombre de nos dirigeants ont une « bonne éducation », sont issus de milieux feutrés, sûrs de leurs bonnes intentions, certains de leur intelligence et néanmoins étonnamment superficiels, pour ne pas dire ignorants.

Vous avez beaucoup travaillé sur l’Irak et la Syrie. Y a-t-il des leçons à tirer de ces deux territoires en guerre pour ce qui se produit en Palestine aujourd’hui ?

Peter Harling : La guerre change inlassablement de nature. Mais ces changements ont lieu de façon graduelle, d’où des parentés entre conflits et des phases distinctes dans leurs évolutions. Malgré leurs différences, les guerres d’Irak, de Syrie, d’Ukraine et de Gaza ont en commun d’être des guerres qu’on ne sait pas terminer.

Elles ont des dates de début mais n’ont pas de dates de fin. C’est vrai aussi de la guerre contre le terrorisme : qui saura dire quand elle sera achevée ? Ce sont des guerres dont les principaux acteurs ont d’énormes moyens de destruction mais aucune définition pratique de la victoire : on aimerait voir disparaître complètement l’adversaire mais sans avoir à résoudre les causes plus profondes du conflit.

Cette combinaison de moyens modernes de destruction et d’objectifs politiques velléitaires se joue principalement au détriment des populations civiles, des infrastructures essentielles et des espaces urbains. On se retrouve avec des zones dévastées, difficiles à gouverner, trop coûteuses à reconstruire, habitées par des populations laissées pour compte. L’instabilité durable qui en résulte explique que ces conflits peuvent parfois s’estomper mais sans jamais vraiment cesser.

Votre récente conférence au Centre arabe de recherche et d’études politiques de Paris (Carep) s’intitulait « Les trois Moyen-Orients » : que désignez-vous ainsi ?

Peter Harling : Le Moyen-Orient est notre voisinage immédiat, dans un espace méditerranéen qui est le vrai creuset de notre identité. Celle-ci s’est construite à travers d’innombrables échanges et partages entre les deux rives, positifs et négatifs, qu’on a tendance à oublier. Le conflit israélo-palestinien lui-même, d’ailleurs, fait partie intégrante de notre propre histoire européenne, et sa trajectoire ne peut donc que résonner puissamment dans nos sociétés.

Mais le Moyen-Orient est aussi une région qu’on voudrait voir, de plus en plus, comme étrangère, éloignée, détachée de nous. Nos gouvernements en particulier ont tendance à appréhender cette région à travers deux imaginaires contradictoires, qui nous voilent sa réalité.

Le premier imaginaire est très sombre : des territoires aux conflits indéchiffrables et indépassables, qu’on souhaite au pire contenir, au mieux ignorer. Gaza vient s’ajouter à toute une carte de « trous noirs », qui comprend l’Irak, la Syrie, le Yémen, la Libye, mais où l’on pourrait aussi inclure le Liban, l’Égypte et la Tunisie.

Le deuxième imaginaire est au contraire très optimiste : il s’agit de lieux d’espoir où l’on peut parler progrès, innovation, finance, investissements, profits, jeunesse, sport, énergie… C’est la partie de la région qui s’intègre à une sorte de monde idyllique globalisé. On l’a vu avec la COP28 de Dubaï, des personnages comme le prince héritier d’Arabie saoudite, des projets d’infrastructures solaires en Tunisie, des champs d’avocatiers au Maroc… Cela dessine toute une nouvelle économie de l’extraction des ressources menée par des élites de jet-setters qui n’ont aucun souci des sociétés.

C’est donc le troisième Moyen-Orient qui nous intéresse vraiment : celui où vivent un demi-milliard de voisins souvent livrés à eux-mêmes. Mon travail consiste notamment à explorer ce qui nous relie et ce qui nous unit.

Vous seriez surpris de savoir combien de dynamiques réputées propres au monde arabe évoquent celles que nous connaissons nous aussi en Europe, et combien ces sociétés aspirent, au fond, aux mêmes choses.


 


 

Bande de Gaza :
100 jours de désespoir
au cœur d’une guerre trop longue

Céline Martelet sur www.mediapart.fr

À Rafah, aux portes de l’Égypte, un million de personnes campent jusque sur la plage. Youssef, Asma et tant d’autres sont prisonniers de la bande de Gaza, où, d’évacuation en évacuation, ils survivent avec leurs familles, des enfants aux personnes âgées. Témoignages.

« Je suis encore en vie, et tu sais quoi ? Je vais aller habiter sous une tente à Rafah. » Après plusieurs jours sans connexion Internet, Youssef* envoie ce premier message vocal sur Facebook. Une note qu’il termine par un ricanement cynique et nerveux à la fois. C’est donc une tente collée à la frontière égyptienne qui sera le dernier refuge pour Youssef, sa femme enceinte de cinq mois et leurs deux enfants.

Cent jours après le début du conflit entre Israël et la bande de Gaza, 23 968 personnes, principalement des enfants et des femmes, ont été tuées dans des frappes aériennes, selon le ministère de la santé du Hamas. Des milliers d’autres sont encore portées disparues sous les décombres. Les personnes blessées, pour la plupart privées de soins, se comptent aussi par milliers. Plus de la moitié des hôpitaux de l’enclave palestinienne ne fonctionnent plus, selon l’ONU. Au tableau de ce désastre humanitaire, il faut ajouter les 136 otages israéliens dont on ignore le sort exact. 

Pris au piège du siège total imposé par Israël et de la fermeture du point de passage vers l’Égypte, Youssef et sa famille, dont ce n’est pas le premier déplacement, ne pourront aller plus loin. Déjà, en octobre, ils avaient rejoint le camp de réfugié·es de Nuseirat, dans le centre de la bande de Gaza. Une frappe aérienne avait anéanti en quelques secondes l’appartement où elle vivait à Gaza City. Youssef avait juste eu le temps de récupérer quelques affaires et de sauver sa voiture, dans laquelle il avait fait monter tout le monde.

Direction donc Nuseirat, une des safe places (« lieux sûrs ») établies par l’armée israélienne. Mais début janvier, ce camp de réfugié·es est à son tour pris pour cible par cette même armée. Elle demande aux milliers de personnes installées là de quitter au plus vite leurs habitations, assurant que des combattants du Hamas s’y cachent.

« Ils ont jeté des tracts sur le quartier où on était en disant qu’on devait évacuer, alors on est tous partis. » Mais cette fois, plus de carburant dans la voiture. La fuite de Youssef et de sa famille se fait dans une petite carriole. « Je ne pouvais plus acheter de fuel. Avant, c’était 7 shekels [1,70 euros] le litre, maintenant c’est 120 shekels [30 euros]», explique le père de famille gazaoui.

Sur Facebook, les messages audio se succèdent, noyés dans un brouhaha immense en arrière-fond. Les cris, les pleurs d’enfants se mêlent aux voix de femmes et d’hommes. « Pour le moment, on est dans une école de l’ONU à Rafah. On partage une salle de classe avec 25 autres personnes mais je pense qu’une tente, ça sera plus sain pour ma femme enceinte et les enfants », poursuit Youssef.

Tout au sud de l’enclave palestinienne, des centaines de milliers de familles s’entassent désormais derrière les barbelés qui marquent la frontière avec l’Égypte. La bande de Gaza était avant la guerre une prison à ciel ouvert. Rafah en est désormais la dernière cellule. 

Un million de personnes arrivées à Rafah

« Les gens sont partout ! Il y a trop de monde dans la ville. Les déplacés vivent dans les mosquées, sous des tentes, voire dans la rue. Mais il pleut, et il fait froid », raconte Asma dans un français parfait. La Palestinienne, enseignante de 42 ans, s’était promis de ne pas quitter son appartement de Khan Younès, mais le 21 décembre, elle a dû se résoudre à tout abandonner. « Les soldats israéliens nous ont demandé d’évacuer en lançant des tracts. »

Asma est donc partie avec son père, âgé de 90 ans, et sa mère, 77 ans. « On a mis presque une heure pour leur faire descendre les trois étages de notre immeuble. On a juste pu prendre avec nous des choses essentielles : de la farine, du sel, des boîtes de sardines, des couvertures. Je ne voulais pas partir, j’ai tellement pleuré. »

Selon le maire de Rafah, un million de personnes sont arrivées dans sa ville depuis le 7 octobre, et l’afflux se poursuit. Rafah est désormais un immense camp. Les tentes s’alignent partout, même sur le bord de la mer. Sur les images transmises par des journalistes palestiniens sur place, partout des enfants. Des petites filles et des petits garçons qui jouent dans la boue et au milieu des déchets.

La ville n’est pas à l’abri des frappes aériennes israéliennes. Ces dernières semaines, des familles entières ont été décimées dans le bombardement de leur immeuble. La guerre du ciel n’a jamais épargné personne dans la bande de Gaza. Le 12 janvier, devant le Conseil de sécurité de l’ONU, le secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires, Martin Griffiths, l’a répété : « Il n’y a pas d’endroit sûr à Gaza, où une vie humaine digne est quasi impossible. » 

Il n’y a aucun avenir pour moi. Asma, enseignante

Le 13 janvier, après une semaine de silence, Asma reprend contact et envoie une série de messages audio sur WhatsApp. Sa voix est fatiguée, son souffle coupé. Elle suffoque presque, comme étouffée par l’angoisse. « Les nouvelles sont mauvaises, dit-elle. L’armée israélienne est proche de ma maison. J’ai peur. » Asma marque une pause, puis reprend. « J’ai perdu l’école où je travaillais, je ne veux pas qu’on me prenne aussi ma maison. Je ne peux pas tout perdre. Cet appartement, c’était mon lieu de paix. C’est trop, je n’ai plus d’espoir. » 

Dans un dernier message audio, la Palestinienne se souvient que ce mois de janvier aurait dû se dérouler autrement. Loin de la violence et de la terreur. « On devait venir en France avec d’autres professeurs gazaouis. Cet été, je voulais aussi aller en Égypte pour y passer quelques jours. J’avais un amoureux et maintenant... je ne sais plus où j’en suis. Lui aussi n’a plus de maison. Tout cela s’est fini. Il n’y a aucun avenir pour moi. » 

L’Égypte, juste derrière les barbelés

Début janvier, plusieurs responsables israéliens ont évoqué un possible déplacement de la population de la bande de Gaza vers d’autres pays. Une option portée par Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, deux ministres ultranationalistes du gouvernement Nétanyahou. Parmi les pays évoqués, l’Égypte mais aussi le Congo. Un plan rejeté en bloc par la communauté internationale. 

Au cœur de l’enclave, de nombreux Palestiniens cherchent à partir à tout prix.  Depuis le début de la guerre, Youssef le répète quasiment dans chaque discussion : « Trop c’est trop. » Il espère pouvoir rejoindre l’Europe et offrir une vie stable à ses enfants. Mais comment sortir de ce siège, de ce piège qui se referme chaque jour un peu plus sur lui ? 

Il faut imaginer que pour les familles qui sont à Rafah, l’Égypte est toute proche. Leur sécurité est à portée de vue, juste derrière des barbelés. Mais le poste-frontière entre l’enclave palestinienne et le territoire égyptien est  ouvert seulement aux camions humanitaires autorisés à entrer dans la bande de Gaza. Depuis le début du conflit, Le Caire s’oppose fermement à tout déplacement massif de population vers le désert du Sinaï.

On se retrouve sur la plage à Gaza. Rami Abou Jamus, journaliste

En temps normal, un Palestinien peut traverser ce point de passage après avoir payé 450 euros. Désormais, en faisant appel à des réseaux de trafic d’êtres humains, il faut débourser 4 000 à 5 000 dollars par personne, selon une source palestinienne locale. C’est la seule solution pour être inscrit sur la liste des personnes qui ont un permis pour sortir. 

« Je ne veux pas quitter la bande de Gaza comme cela et aller dans n’importe quel pays. Je veux que l’on me donne une autre nationalité, un travail. Le droit d’avoir une autre vie », explique Asma. Depuis la création de l’État d’Israël en 1948, des centaines de milliers de Palestiniens et Palestiniennes ont été contraint·es à l’exil au Liban, en Jordanie ou en Syrie, où pour la majorité elles et ils vivent encore dans des conditions très précaires. 

Sa terre, Rami Abou Jamus s’y accroche avec conviction. « On se retrouve sur la plage à Gaza. » C’est l’une de ses phrases préférées. Chaque jour, le journaliste palestinien partage son quotidien à Rafah. C’est là qu’il survit avec sa femme et son fils, âgé de deux ans et demi. Il s’appelle Walid. Son père le filme régulièrement. À chaque nouvelle vidéo, les traits du petit garçon se creusent un peu plus. Son visage d’enfant porte l’empreinte d’une guerre qui dure depuis cent jours. Une guerre déjà trop longue. 

Boîte noire

* Le prénom de Youssef est un prénom d’emprunt.

Ces témoignages ont été recueillis par messages écrits ou notes vocales envoyés sur WhatsApp et Facebook. Depuis cent jours, les autorités israéliennes n’autorisent pas les journalistes étrangers à entrer seuls dans la bande de Gaza. Les déplacements de médias étrangers dans l’enclave palestinienne sont organisés par l’armée israélienne. Ils durent quelques heures et sont encadrés par des porte-parole.

publié le 15 janvier 2024

Palestine :
Des avocats sud-africains menacent les États-Unis

de porter plainte
pour complicité
dans les crimes d’Israël

Lina Sankari sur www.humanite.fr

Le cabinet Wikus Van Rensburg a fait parvenir un courrier à Joe Biden l’accusant d’« encourager » et « de fournir une assistance matérielle » à Israël dans sa guerre contre la bande de Gaza. Washington pourrait également être tenu pour responsable des crimes auxquels les Palestiniens sont soumis depuis de longues décennies. Une première.

La pression s’accentue sur Israël. Après la saisine de la Cour internationale de justice (CIJ), organe judiciaire des Nations Unies, par l’Afrique du Sud qui accuse Israël d’actes « à caractère génocidaire » dans la bande de Gaza, c’est au tour d’un groupe d’avocats, également sud-africains, de menacer de mener une action contre le gouvernement des États-Unis pour responsabilité et complicité dans les crimes en cours dans l’enclave palestinienne.

Dans un courrier daté du 2 janvier, adressé au président Joe Biden, à la vice-présidente Kamala Harris, au secrétaire d’État Antony Blinken, et au président républicain de la Chambre des représentants Mike Johnson, le cabinet Wikus Van Rensburg accuse l’exécutif américain d’« aider, d’encourager, de soutenir ou de fournir une assistance matérielle et des moyens à Israël » et son armée dans ses crimes contre les Palestiniens.

Selon les avocats, le déplacement des Palestiniens, la destruction de leurs maisons et le vol de terres ont permis à Israël de commettre des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crimes de génocide. En trois mois, l’offensive militaire ordonnée par le gouvernement de Benyamin Netanyahou après l’attaque du 7 octobre, s’est soldée par la mort de 22 000 Palestiniens et la destruction de près de 60 % de la bande de Gaza. Depuis, une trentaine de rapporteurs spéciaux des Nations unies ont soulevé le risque de génocide.

Devoir de préserver les civils

Les spécialistes du droit posent en substance une question tout autant démocratique qu’éthique : « Le gouvernement états-unien a récemment utilisé de prétendues dispositions d’urgence pour fournir, entre autres, 14.000 obus de char à Israël sans examen du Congrès », en l’occurrence l’Arms Export Control Act dont l’application dépend du président.

La vente de munitions de char d’une valeur de 106 millions de dollars a été approuvée début décembre alors même que Washington mettait son veto à une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU exigeant un cessez-le-feu immédiat à Gaza. Cette vente s’inscrit dans un programme plus large de 45 000 munitions destinées aux chars de combat israéliens Merkava. « Le gouvernement a fait cela en sachant pertinemment que des milliers d’innocents Palestiniens, parmi lesquels une majorité de femmes et d’enfants avaient été tuées et continuaient d’être tués », estiment les avocats qui précisent que, selon les lois américaines et internationales, les armes destinées aux gouvernements étrangers, ne doivent pas être utilisées contre des civils.

La déclaration de Balfour, « catalyseur et véhicule de l’objectif sioniste ». Le cabinet Wikus Van Rensburg

Pour majorer son propos, le cabinet Wikus Van Rensburg s’appuie sur les enquêtes d’ONG, dont Amnesty International et Human Rights Watch, qui documentent les crimes d’apartheid et de persécution en violation du droit international. Le courrier rappelle en outre que, historiquement, les États-Unis ont soutenu la déclaration britannique de Balfour de 1917 d’établissement en Palestine d’un foyer national juif, « catalyseur et véhicule de l’objectif sioniste ».

« Avec le temps, écrivent-ils, l’histoire a montré que les gouvernements britanniques et américains ont certainement fait de leur mieux pour faciliter la réalisation de cet objectif, qu’est l’actuel État juif d’Israël, mais n’ont certainement pas fait grand-chose, voire rien, pour garantir que rien ne porte atteinte aux droits civils et religieux des communautés non juives existantes en Palestine, compte tenu des crimes de guerre internationaux historiques, en cours et actuels ».

C’est sur cette base que Wikus Van Rensburg informe le gouvernement états-unien son intention de le tenir pour responsable des crimes auxquels les Palestiniens sont soumis depuis de longues décennies. Une première dans l’histoire qui, indiquent-ils, pourrait conduire à des demandes d’indemnisation et de rapatriement du peuple palestinien. Selon cette logique, les Palestiniens expulsés lors de la première « Nakba » (la catastrophe, 1948) pourraient faire valoir leur droit au retour et percevoir des compensations.


 


 

14 palestinien.nes tués
en Cisjordanie occupée
dans la deuxième semaine
de janvier

sur https://www.france-palestine.org/

Depuis le 6 janvier 2024, l’armée israélienne a tué 13 palestiniens en Cisjordanie occupée. Sept des victimes ont été assassinées dans un village au sud de Jénine, trois ont été abattues à Tulkarem et trois autres ont été tuées dans une localité de Jérusalem-Est occupée.

Les victimes s’appelaient Rizkallah Nabil Suleiman, (18 ans) Muhammad Yasser Mousa Asous et son frère Wadih Yasser Asous (18 ans) Ahmed Najeh Darwish (24 ans) , Haza Najeh Darwish (27 ans), Rami Najeh Darwish (22 ans), Alah Najeh Darwish (29 ans), Ruqaya Ahmed Odeh Jahalin (4 ans), Muhammad Mazid Abu Eid, Duha Nabih Abu Eid, Youssef Ali Al-Khouli (22 ans), Ahed Salman Musa (23 ans), Tariq Amjad Shaheen (24 ans) et Magdy Fashafsha (37 ans).

Ces tueries ont démarré aux premières heures du dimanche 7 janvier 2024. A Jénine, dans le village de Mothalath Al-Shuhada, au sud de la ville, sept jeunes hommes ont été abattus dans un bombardement. Parmi eux Rizkallah Nabil Suleiman, Muhammad Yasser Mousa Asous et son frère Wadih Yasser Asous, mais aussi les quatre frères Ahmed, Haza, Rami et Alah Najeh Darwish. Tous ont été assassinés à l’aube du 7 janvier 2023.

Les sept palestiniens étaient réunis pour discuter à l’entrée de leur village. Six d’entre eux ont été tués sur le coup. Quant à Wadih Yasser Asous, il a succombé à ses blessures quelques heures plus tard.

Quelques heures plus tard, au chekpoint militaire de Beit Iksa, au Nord est de Jérusalem-Est occupée, les troupes israéliennes ont tiré à vue sur plusieurs véhicules. Trois personnes sont mortes sur le coup. Muhammad Mazid Abu Eid et de son épouse Duha Nabih Abu Eid, mais aussi Ruqaya Ahmed Odeh Jahalin, jeune fille de 4 ans qui était dans l’un des véhicules qui ont été criblés de balles. Sa mère qui était dans la voiture a été gravement touchée mais a

Le lendemain, au soir du lundi 8 janvier, trois jeunes hommes ont été abattus à Tulkarem. Dans le quartier d’Aktaba, à l’est de la ville. Un groupe de soldats israéliens a pénétré dans cette ville du nord-ouest de la Cisjordanie occupée, a criblé de balles un véhicule puis a pris d’assaut une maison dans laquelle se trouvaient les trois victimes. Ces derniers ont tenté de s’enfuir mais ont été touchés dans leurs courses.

Ils s’appelaient Youssef Ali Al-Khouli, Ahed Salman Musa et Tariq Amjad Shaheen. Le Croissant Rouge Palestinien a été empêché d’aller les secourir par les troupes israéliennes. Certains soldats ont même roulé sur le corps de l’un des palestiniens assassinés.

Le jeudi 11 janvier, un ancien prisonnier politique a été assassiné par l’armée israélienne à son domicile dans la ville de Jaba au sud de Jénine. Les troupes israéliennes ont encerclé la maison de Magdy Fashafsha (37 ans) et criblé son corps de balles.

En 2024, l’armée israélienne a déjà tué 21 palestinien.nes en à peine douze jours.


 


 

Gaza : l’ONU dénonce
les entraves israéliennes
à l’aide humanitaire

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

Le porte-parole du secrétaire général de l’ONU, Stéphane Dujarric, a dénoncé jeudi 11 janvier une « détérioration importante » du taux d’autorisation des demandes d’accès de l’aide dans le nord de Gaza. « Chaque jour où nous ne pouvons pas fournir d’aide conduit à des vies perdues et à la souffrance de milliers de personnes », alerte-t-il.

Israël doit répondre vendredi 12 janvier des accusations de génocide à Gaza portées par l’Afrique du Sud devant La Cour internationale de Justice. Pas plus que les appels à davantage de mesures de son allié américain, cela ne dissuade pas, pour l’heure, le gouvernement de Benyamin Netanyahou de continuer à pilonner l’enclave palestinienne. Celui-ci va même jusqu’à entraver encore davantage l’accès à l’aide humanitaire de populations privées de tout, en particulier dans le Nord de Gaza, a alerté l’ONU jeudi.

« Nos collègues humanitaires nous disent qu’entre le 1er et le 10 janvier, seulement trois des 21 livraisons d’aide humanitaire en nourriture, médicaments, eau et autres produits vitaux au nord de Wadi Gaza ont été possibles », a déclaré Stéphane Dujarric, porte-parole du secrétaire général de l’ONU. « Cela inclut plusieurs missions pour apporter du matériel médical vers la ville de Gaza, et du carburant à des installations d’eau et d’assainissement de la ville de Gaza et du Nord. Elles ont été refusées par les autorités israéliennes », a-t-il précisé.

« Chaque jour sans aide conduit à des vies perdues »

En trois mois, plus de 23 000 Palestiniens ont été tués par l’armée israélienne, dont 70 % de femmes et d’enfants. 7 000 ont disparu, présumés ensevelis sous les décombres. 350 000 foyers ont été démolis. 85 % des Palestiniens de Gaza ont été déplacés. L’enclave est privée de réponse aux besoins les plus élémentaires d’accès à l’eau, à la nourriture, aux soins… Et la situation pourrait encore se détériorer.

« Chaque jour où nous ne pouvons pas fournir d’aide conduit à des vies perdues et à la souffrance de milliers de personnes qui sont toujours dans le Nord de Gaza », prévient le porte-parole de l’ONU, qui assure que cette réponse « est entravée par les refus répétés d’accès pour les livraisons d’aide et le manque de coordination pour un accès sécurisé de la part des autorités israéliennes ». « Ces refus et les contraintes d’accès paralysent la capacité des acteurs humanitaires à répondre de façon significative, consistante et à l’échelle nécessaire », a-t-il ajouté, notant une « détérioration importante » du taux d’autorisation des demandes d’accès par rapport à décembre.


 

publié le 11 janvier 2024

La Cour de justice de l’ONU examine les accusations d’actes de génocide 
contre Israël

Jérôme Hourdeaux sur www.mediapart.fr

La requête déposée par l’Afrique du Sud, examinée à partir du jeudi 11 janvier, réclame des mesures conservatoires urgentes pour mettre fin aux « violations de la convention de 1948 » pour la prévention et la répression du crime de génocide dont est accusé l’État hébreu.

La Cour internationale de justice (CIJ) des Nations unies examine, jeudi 11 et vendredi 12 janvier, une requête de l’Afrique du Sud visant à imposer à Israël des mesures conservatoires afin de prévenir un génocide de la population palestinienne de Gaza.

Au fil de 84 pages, la requête sud-africaine affirme que l’opération militaire israélienne lancée après l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 a pour « intention de détruire les Palestiniens en tant que groupe national, racial et ethnique ». Un projet qui dépasserait même la riposte israélienne et s’inscrirait dans un contexte de « 75 ans d’apartheid, de 56 ans d’occupation belligérante du Territoire palestinien, et de 16 ans de blocus de Gaza ».

« À la lumière des droits en jeu, ainsi que du préjudice en cours, extrême et irréparable, souffert par les Palestiniens à Gaza, l’Afrique du Sud demande que la cour traite cette requête comme une question d’extrême urgence », plaide la requête sud-africaine.

Si le document emploie à de nombreuses reprises le mot génocide, il ne faut pas entendre celui-ci au strict sens de l’élimination physique d’une population. « C’est plus subtil que cela », explique Johann Soufi, avocat, ancien procureur international et ancien chef de l’agence de l’ONU pour les réfugié·es de Gaza.

« L’Afrique du Sud accuse Israël d’avoir violé la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, qui impose aussi aux États de prendre des mesures pour prévenir le risque de génocide, précise le juriste. Ce que dit l’Afrique du Sud, c’est qu’elle considère qu’Israël a violé certaines de ses obligations conventionnelles relatives et qu’il y existe un risque tellement sérieux qu’un génocide se produise – s’il n’est pas déjà en cours – que la Cour doit ordonner des mesures conservatoires pour le prévenir. »

Johann Soufi souligne qu’en outre, la matérialisation du génocide n’est pas une chose évidente d’un point de vue juridique. « Le génocide rwandais, sur lequel j’ai travaillé, est connu pour avoir débuté dans les minutes ayant suivi l’assassinat du président Juvénal Habyarimana, le soir du 6 avril 1994. Pourtant, poursuit-il, des mois avant le début des massacres, des appels au génocide étaient déjà lancés par la Radio-télévision des Mille Collines. En tant que juriste, il est en réalité très difficile de dire quand a débuté un génocide, de déterminer précisément le moment où tout a commencé. D’où l’importance de ces obligations de prévention. »

70 % des morts sont des femmes et des enfants

La requête vise ainsi les obligations inscrites à l’article 2 de la convention de 1948 qui interdit, outre le meurtre, « l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe », l’imposition de « conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle » ou encore les « mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ».

Face à la cour, les avocats de l’Afrique du Sud vont ainsi tenter de démontrer que l’armée israélienne a violé la plupart de ces obligations. Ainsi cette opération militaire est-elle menée de manière « exceptionnellement brutale », « tuant des Palestiniens à Gaza, incluant une large proportion de femmes et d’enfants – pour un décompte estimé à environ 70 % des plus de 21 110 morts –, certains d’entre eux apparaissent avoir été exécutés sommairement ».

Elle cause également « un dommage mental et corporel sérieux à des Palestiniens, dont des mutilations, des traumatismes psychologiques et des traitements dégradants ». Elle a provoqué « l’évacuation forcée et le déplacement d’environ 85 % des Palestiniens à Gaza – dont des enfants, des personnes âgées et des infirmes, et les malades et les blessés ».

L’armée israélienne a de plus imposé une « famine généralisée, la déshydratation et la faim aux Palestiniens assiégés à Gaza en entravant une assistance humanitaire suffisante, la coupure d’un accès suffisant à l’eau, la nourriture, le carburant et l’électricité et la destruction de boulangeries, de moulins, de terres agricoles et d’autres méthodes de production et de subsistance ».

L’État israélien est ensuite accusé d’avoir restreint l’accès aux secours humanitaires, aux médicaments et aux dispositifs sanitaires de base, d’avoir détruit « la vie palestinienne » en rasant bâtiments publics, commerces et lieux de vie et encore d’avoir imposé « des mesures destinées à empêcher les naissances palestiniennes à Gaza par une violence reproductive infligée aux femmes, nouveau-nés, nourrissons et enfants palestiniens ».

Pour souligner l’urgence à prononcer des mesures, la requête accuse Israël de détruire « des preuves de ses méfaits » par « la démolition de masse et le déblaiement de vastes zones de Gaza et la prévention du retour des Palestiniens déplacés intérieurement dans leurs maisons ».

82 journalistes tués

Elle s’inquiète également du « meurtre par Israël d’un grand nombre de journalistes et d’employés de médias palestiniens à Gaza – au moins 82 à ce jour, souvent aux côtés de multiples membres de leur famille – couplé avec ses attaques sur le réseau de télécommunications de Gaza [qui] entravent la surveillance des actions d’Israël contre les Palestiniens à Gaza ». Elle souligne enfin qu’Israël refuse « de permettre l’accès à Gaza aux enquêteurs et journalistes étrangers ».

En conséquence, l’Afrique du Sud demande à la CIJ d’ordonner à l’État israélien de « suspendre immédiatement ses opérations à et contre Gaza », de préserver les droits des Palestinien·nes et de prendre « des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la préservation de preuves liées aux allégations d’actes » de génocide.

« Ce n’est pas du tout un coup politique. Il y a un vrai dossier qui est solide, tant factuellement que juridiquement », souligne Johann Soufi. Et ce n’est pas la première fois que la CIJ est amenée à se prononcer sur le conflit israélo-palestinien.

En 2004, elle avait ainsi déclaré illégal le mur de séparation construit par Israël en Cisjordanie. En 2018, elle a été saisie d’une plainte contre le déplacement de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, encore en cours d’examen. Et en 2022, c’est l’Assemblée générale des Nations unies qui l’a saisie d’une demande d’avis sur les « conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé ». Cette dernière affaire doit être examinée au mois de février 2024.

Pourtant, le risque est grand que, même en cas de condamnation, l’État israélien ignore la décision de la CIJ, comme ce fut le cas pour la décision de 2004 sur le mur en Cisjordanie. Pour Johann Soufi, une telle décision serait pourtant un pas « historique ».

Si Israël est condamné [...] pour avoir violé la convention de 1948 sur le génocide, ce sera un basculement symbolique très fort.    Johann Soufi

« Tout d’abord, juridiquement, une cour internationale aura ordonné des mesures conservatoires, souligne-t-il. Cela annihilera une partie des arguments contestant la réalité de la gravité de la situation. Il y aura également un impact politique important. »

« Si Israël est condamné, dans plusieurs années, pour avoir violé la convention de 1948 sur le génocide, reprend Johann Soufi, ce sera un basculement symbolique très fort. Il sera délicat pour certains États de continuer à soutenir Israël de manière inconditionnelle, par exemple en envoyant des armes, alors qu’il y aura eu une décision judiciaire concluant que l’État a violé ses obligations en matière de prévention du génocide. »

Des enquêtes à venir à la CPI

De plus, cette procédure n’est pas la seule visant les violences en cours. En février 2021, la Cour pénale internationale (CPI) a en effet rendu un avis affirmant sa compétence pour traiter des territoires occupés et ouvert la voie à une enquête que la procureure Fatou Bensouda devra mener. Celle-ci est en premier lieu motivée par l’opération « Bordure protectrice » lancée durant l’été 2014 contre Gaza par l’armée israélienne, qui est accusée d’attaques disproportionnées.

Mais l’enquête porte également sur des faits postérieurs à cette attaque, et couvre donc ceux commis par les deux parties, c’est-à-dire l’armée israélienne mais également le Hamas.

Le lundi 8 janvier, les rapporteurs spéciaux de l’ONU pour la torture et pour les exécutions extrajudiciaires ont d’ailleurs annoncé avoir écrit aux autorités palestiniennes et au Hamas pour leur demander des comptes face aux accusations d’exécutions et de tortures sexuelles commises lors de l’attaque du 7 octobre.

La CIJ et la CPI « sont deux juridictions qui n’ont rien à voir en dehors du fait qu’elles siègent toutes les deux à La Haye », prévient Johann Soufi. « La CIJ est un organe judiciaire des Nations unies qui règle les différends juridiques entre les États membres de l’ONU et donne un avis consultatif sur les questions juridiques des organes de l’ONU. »

« La CPI est une juridiction pénale qui juge des individus, et non des États, poursuit l’avocat. Elle résulte d’un traité appelé Statut de Rome adopté en 1998 et entré en vigueur, et qui n’engage que ceux qui l’ont signé. Et il a été à ce jour ratifié par 124 États. »

L’issue de la procédure lancée devant l’une aura cependant forcément une influence sur l’autre. « Si la CIJ en vient à considérer qu’Israël a manqué à ses obligations en matière de prévention du génocide, cela sera bien entendu un signal fort, y compris pour la CPI, insiste Johann Soufi. On voit mal comment la CPI pourrait alors s’abstenir d’émettre des mandats d’arrêt envers des responsables israéliens, incluant possiblement le crime de génocide. »

« À l’inverse, s’il arrivait que la CPI émette des mandats d’arrêt contre des responsables israéliens incluant le crime de génocide avant que la CIJ ne se prononce sur le fond de l’affaire opposant l’Afrique du Sud à Israël, ce serait un argument supplémentaire fort pour l’Afrique du Sud. »

Cette victoire pourrait également modifier les équilibres géopolitiques et apporter des soutiens à la démarche à l’initiative de l’Afrique du Sud, pays pour l’instant isolé dans ce combat juridique. Un travail de pionnier que Johann Soufi lie à « sa lutte historique pour les droits fondamentaux, contre le colonialisme et l’apartheid ».

« L’Afrique du Sud est un pays du Sud qui a réussi sa transition démocratique de manière relativement pacifique, souligne-t-il. Mais c’est également parce que les autres États qui se réclament pourtant de cette même lutte pour le droit international n’agissent pas. L’Afrique du Sud prend ses responsabilités aussi parce que d’autres font défaut. »

Les audiences devant la CIJ relatives aux mesures conservatoires, durant lesquelles Israël présentera ses arguments, dureront deux demi-journées, jeudi et vendredi. La cour rendra sa décision dans les semaines à venir. Le fond des accusations d’actes de génocide ne sera pas examiné avant plusieurs années.


 


 

Ofer Cassif, menacé d’exclusion de la Knesset pour son soutien à l’enquête de la Cour internationale de justice pour génocide à Gaza

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Le député communiste israélien a été menacé d’exclusion de la Knesset après avoir soutenu publiquement l’enquête de la Cour internationale de justice à l’encontre d’Israël.

Le député communiste israélien, qui siège au sein de l’alliance Hadash (Front démocratique pour la paix et l’égalité) à la Knesset, doit essuyer une nouvelle tentative d’exclusion. Plusieurs membres de la droite et de l’extrême droite israélienne, dont Oded Forer, député d’Israel Beytenou, cherchent à obtenir son renvoi, qui doit être voté en plénière par 90 élus.

Le dernier reproche à Ofer Cassif : son soutien à la plainte déposée par l’Afrique du Sud pour « actes de génocide » à l’encontre d’Israël devant la Cour internationale de justice. Sur X, l’élu expliquait : « Mon devoir constitutionnel, je l’assume vis-à-vis de la société israélienne et de tous ses résidents, pas à l’égard d’un gouvernement dont les membres et la coalition appellent au nettoyage ethnique et même à un réel génocide. »

  publié le 10 janvier 2024

Gaza : en Israël, Blinken donne le feu vert à Netanyahou

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Le secrétaire d’État américain Anthony Blinken qui disait s’attendre à des discussions difficiles à Tel-Aviv semble plus inquiet des relations avec les pays arabes que de la souffrance des Palestiniens et de l’occupation.

Antony Blinken, le secrétaire d’État américain, n’est pas parti au Proche-Orient pour décrocher un cessez-le-feu et faire cesser le massacre en cours dans la bande de Gaza, bien que des milliers de manifestants aux États-Unis le réclament. Plus de 22 000 Palestiniens ont été tués dans l’enclave palestinienne par les bombardements indiscriminés du gouvernement israélien auxquels s’ajoutent les 1 200 Israéliens abattus lors de l’attaque du Hamas, le 7 octobre.

Les images sont pourtant frappantes. Il n’empêche. Arrivé en Israël après plusieurs étapes dans des pays arabes, Antony Blinken a été incapable d’apporter une quelconque solution au massacre en cours. Lors d’une réunion à Tel- Aviv avec le premier ministre Benjamin Netanyahou, mardi 9 janvier, il « a souligné l’importance d’éviter de nouveaux dommages aux civils et de protéger les infrastructures civiles à Gaza ». «Nous nous sommes mis d’accord aujourd’hui sur un plan permettant aux Nations unies de mener une mission d’évaluation, qui déterminera ce qui doit être fait pour permettre aux Palestiniens déplacés de rentrer chez eux en toute sécurité dans le nord » de Gaza, a-t-il juste déclaré à la presse à l’issue d’entretiens avec le premier ministre israélien. Une mission aux contours flous, qui n’engage à rien.

Le « soutien des États-Unis au droit d’Israël d’empêcher que les attaques terroristes du 7 octobre ne se répètent »

Mais, en réalité, Washington semble ne plus savoir comment se comporter avec son allié israélien. Antony Blinken n’avait pas caché s’attendre à des discussions difficiles avec l’exécutif. Mais la véritable teneur des entretiens est restée secrète. « Je pense qu’il y a là de réelles opportunités, mais nous devons traverser ce moment très difficile », a révélé Antony Blinken après avoir rencontré le ministre des Affaires étrangères, Israël Katz.

Lundi 8 janvier, à Riyad, il affirmait que les pays de la région souhaitaient une intégration avec Israël, mais seulement si les plans de normalisation des relations comprenaient une « voie pratique » vers un futur État palestinien. Pour faire bonne mesure, son entourage faisait savoir qu’il devait rencontrer les familles des prisonniers capturés par le Hamas et discuter des « efforts incessants » pour les ramener.

Au final, rien ne s’est vraiment passé, si ce n’est, une fois de plus, le « soutien des États-Unis au droit d’Israël d’empêcher que les attaques terroristes du 7 octobre ne se répètent », comme l’a redit le porte-parole du département d’État, Matthew Miller. Le même a « réitéré la nécessité d’assurer une paix durable pour Israël et la région, y compris par la réalisation d’un État palestinien ».

Au travers les déclarations des responsables politiques dans la région, la situation dramatique des populations dans la bande de Gaza semble peu prise en compte. Les organisations internationales alertent sur le désastre sanitaire en cours dans ce territoire où 85 % de la population ont été déplacés et où l’aide humanitaire arrive au compte-gouttes. Au Caire, le ministre égyptien des Affaires étrangères, Sameh Shoukry, a déploré, lors d’une visite de son homologue allemande, « qu’aucun effort réel pour empêcher le déplacement des Palestiniens » n’ait été fait par les Israéliens.

Blinken semble plus préoccupé par les intérêts stratégiques de son pays que par les souffrances palestiniennes

Antony Blinken peut bien exhorter Israël à éviter d’autres préjudices civils dans sa guerre contre les Palestiniens et à rechercher une voie vers la création d’un État palestinien, il n’a fait aucun pas dans cette direction. Il n’a même pas cru bon affirmer officiellement qu’il demandait à Israël de restreindre son offensive.

Jeudi 11 janvier, la Cour internationale de justice (CIJ), saisie par l’Afrique du Sud, devrait commencer à étudier les accusations de risque de génocide. Une session qui ne devrait pas mettre en cause les bombardements israéliens contre la bande de Gaza, pourtant dénoncés dans le monde entier.

Premier soutien politique et militaire d’Israël, les États-Unis insistent sur l’« impératif absolu » de minimiser les pertes en vies de civils palestiniens, disant presser les autorités israéliennes d’adapter leur campagne militaire en vue d’actions plus ciblées, afin également de permettre l’acheminement en quantité beaucoup plus importante d’aide humanitaire.

Pourtant, à l’issue de son périple au Moyen-Orient, Antony Blinken semble plus préoccupé par les intérêts stratégiques de son pays que par les souffrances palestiniennes. Une attitude renforcée par le silence des capitales européennes, incapables de prendre la moindre sanction contre le gouvernement extrémiste de Benyamin Netanyahou.


 

Le PCF demande la saisine de la Cour internationale de justice

Comment justifier le silence des pays de l’UE et le « deux poids deux mesures » en matière de droit international ? demande le Parti communiste français (PCF) dans un communiqué. Si elle exige la libération des otages israéliens détenus dans la bande de Gaza, la formation demande à la France de reconnaître l’État de Palestine, de saisir la Cour internationale de justice afin que les dirigeants israéliens répondent de leurs actes devant la justice internationale et que « l’UE suspende son accord d’association avec l’État d’Israël tant que les dirigeants israéliens ne se conformeront pas au droit international ».

Pour le Parti communiste, « la France doit, avec les États qui s’y montreront prêts, proposer la tenue dans les meilleurs délais, d’une conférence internationale de la paix, afin de fixer les conditions d’un arrêt durable de cette guerre effroyable qui ensanglante toute une région, au moyen d’une solution à deux États sur la base des résolutions des Nations unies ». Selon le PCF, « seuls la paix, la justice et le droit permettront de rompre avec ce cycle de violences ».

 

publié le 7 janvier 2024

En Argentine,
le saccage social programmé par Javier Milei
se heurte à des résistances

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

La justice a suspendu provisoirement les réformes liées au droit du travail prévues par le nouveau président argentin. Une première victoire pour le mouvement social, qui s’apprête à accentuer sa pression dans la rue, lors d’une grève générale le 24 janvier.

Le « plan tronçonneuse » promis par Javier Milei, le président argentin ultralibéral élu en novembre 2023, s’est quelque peu grippé en début de semaine. Le 3 janvier, la Chambre nationale du travail, saisie par la Confederación General del Trabajo (CGT, Confédération générale du travail), a suspendu provisoirement le décret de nécessité et d’urgence (DNU) pris par le dirigeant d’extrême droite, qui lui permettait de passer outre le Congrès (où il est très minoritaire).

Ce décret prévoyait notamment de modifier des pans entiers de la législation sociale et économique du pays, en réduisant les indemnités de licenciement, en étendant la période d’essai de 3 à 8 mois, en limitant le droit de grève ou encore en permettant le licenciement en cas de blocage ou d’occupation du lieu de travail.

Autant de réformes qui, mises bout à bout avec la loi « omnibus » (664 articles) transmise au Congrès le 20 décembre (renforçant encore les sanctions contre les piquets de grèves en prévoyant jusqu’à six ans de prison), témoignent de la stratégie du choc néolibéral de Javier Milei.

Mais le 3 janvier, la justice a donc freiné provisoirement ses ambitions. Dans leur décision, qui porte sur le volet travail du décret, les juges pointent du doigt l’absence d’arguments justifiant de son caractère urgent, d’autant plus que certaines normes « ont une nature répressive ou de sanction » qui nécessite un travail parlementaire. Le gouvernement a fait appel, mais c’est un premier revers pour Milei. Celui-ci n’est d’ailleurs pas au bout de ses peines, puisque d’autres organisations ou individus ont dénoncé le DNU à la justice en demandant un moratoire.

« Le gouvernement espérait que toutes les plaintes seraient centralisées dans un tribunal qui serait favorable au gouvernement, mais la justice administrative a décidé qu’elles seraient jugées séparément. Le gouvernement va donc devoir démultiplier son action pour défendre son décret, sachant que n’importe quel tribunal peut déclarer l’inconstitutionnalité d’une loi », analyse David Copello, chercheur au laboratoire Agora de Cergy Paris Université.

Un « plan de lutte » sur plusieurs fronts

Héctor Daer, le secrétaire général de la CGT, premier syndicat en Argentine, s’est félicité de cette première victoire sur le réseau social X. « Avec organisation, unité et engagement, depuis la CGT nous avons réussi à freiner la tentative de réforme du travail proposée par le DNU. Ils ne nous vaincront pas tant que nous resterons unis », écrit-il, en saluant toutes celles et ceux qui rejoignent le « plan de lutte » du syndicat. Ce plan ne comprend pas seulement une bataille judiciaire, mais aussi une bataille sociale, dans la rue : la CGT appelle à la grève générale le 24 janvier, et sera rejointe par de multiples organisations sociales.

« C’est assez inédit qu’un gouvernement soit aussi vite confronté à un appel à la grève générale après sa mise en place », note David Copello, notant que la « position attentiste » de la CGT « a basculé vers une position plus frontale quand Milei l’a narguée en envoyant la loi “omnibus” au congrès le jour même de la première mobilisation contre le DNU », le 20 décembre. Ce basculement de la CGT n’est pas neutre, dans un pays où un tiers des travailleurs du secteur formel sont syndiqués (ce qui en fait le deuxième pays d’Amérique latine en termes de taux de syndicalisation).

Et la CGT n’est pas la seule à être outrée. Alors que Milei prévoit dans la loi « omnibus » de durcir la répression en cas de « résistance à l’autorité » (en inscrivant dans le marbre la présomption de légitime défense pour les forces de l’ordre), tous les secteurs de la société attaqués par ses réformes sont en train de réagir, tant au versant ultralibéral de son programme qu’à son versant répressif.

La grève du 24 janvier sera l’épreuve de force : soit le pays est bloqué et le gouvernement recule ; soit il passe en force et on entre dans un scénario de répression. Olivier Compagnon, chercheur

« Le 24 janvier sera un moment important : les syndicats vont mesurer leur capacité de mobilisation, sachant que les féministes, qui sont très puissantes en Argentine, seront aussi en première ligne. Ce sera l’épreuve de force : soit le mouvement s’enracine, le pays est bloqué comme lors du mouvement des piqueteros [un mouvement de chômeurs, ndlr] dans les années 1990, et le gouvernement recule ; soit il passe en force et on entre dans un scénario de répression », anticipe Olivier Compagnon, professeur d’histoire à l’université Sorbonne Nouvelle.

La promesse de Milei de faire payer l’austérité à la « caste politique » est déjà considérée comme un lointain souvenir, y compris par une partie de son électorat, tant ses réformes favorisent le capital financier. « Nous ne sommes pas la caste, mais les travailleurs », scandaient les manifestant·es le 20 décembre.

« Milei a conquis des secteurs importants des classes populaires, qui étaient historiquement péronistes, mais au-delà du rejet de la caste, celles-ci étaient étranglées au quotidien par la sur-inflation. Elles ont eu l’espoir de la relance économique qu’il promettait. Mais la dévaluation de 50 % du peso et la baisse brutale des subventions, notamment dans les transports, a créé beaucoup de déception », analyse Olivier Compagnon.

« Une bonne partie des personnes qui ont voté pour Milei l’ont fait parce qu’elles étaient sincèrement inquiètes pour leur avenir. Elles le sont toujours, mais désormais un quart des personnes qui ont voté pour lui sont déçues parce qu’elles ont des difficultés au niveau économique et qu’elles sont les premières impactées par ses réformes, qui affectent de façon globale le travail, la santé ou encore le pouvoir d’achat », abonde Maricel Rodriguez Blanco, enseignante-chercheuse à l’Institut catholique de Paris.

La férocité néolibérale ajoutée à la sur-inflation

Pour ces spécialistes de l’Amérique latine, le projet de Milei, qui combine libéralisation économique à outrance et lourdes menaces sur le fonctionnement de la démocratie, est l’incarnation d’un « néolibéralisme autoritaire »« La brutalité de la mutation néolibérale que souhaite Milei crée de la conflictualité, comme elle en a créé dans l’Angleterre de Thatcher, et comme elle en crée dans la France de Macron. On a un cas classique de projet néolibéral qui risque de basculer dans des formes très autoritaires : c’est la condition sine qua non de l’application de son projet », commente Olivier Compagnon.

Milei est très loin de surmonter la mémoire des crimes de la dictature de 1983 en Argentine. Sol Dorin, membre de la direction du PTS argentin

La présence dans son gouvernement de la vice-présidente Victoria Villarruel, qui nie les crimes de la dictature, n’est pas pour rassurer sur le potentiel basculement autoritaire du pays. D’autant plus que Milei lui-même n’est pas étranger à l’univers des nostalgiques de la dictature argentine.

« Il a été conseiller économique du gouverneur de la province de Tucumán, Antonio Bussi, qui a participé à la répression pendant la dictature militaire. Par son capital social, il est donc très lié à ce secteur, comme sa vice-présidente. On n’est pas seulement face à un président décidé à vendre le pays à travers ses mesures ultralibérales, mais aussi avec le soutien de son bras armé », observe Maricel Rodriguez Blanco.

Piqueteros, mouvement des droits humains, mouvements féministe et étudiant, syndicats et partis de gauche : l’ensemble du mouvement social attend donc la date décisive du 24 janvier, qui pourrait être un tournant. Avec une inquiétude toutefois sur le niveau de répression. Alors que l’Argentine a fêté en 2023 les 40 ans du retour à la démocratie, la volonté de Milei de contourner le parlement pour imposer son mégadécret dérégulateur, tout en restreignant les possibilités de contester, « rappelle l’époque autoritaire de la dictature », selon Maricel Rodriguez Blanco.

En cas de violences des forces de l’ordre, cet aspect donnera une autre dimension à son opposition. Dans un entretien récent à Révolution permanente, Sol Dorin, membre de la direction du Parti des travailleurs socialistes (PTS, trotskiste), estime que Milei « est très loin de surmonter la mémoire des crimes de la dictature de 1983 en Argentine » : « S’il y a une forte répression, je pense que tous les secteurs, la classe moyenne, les étudiants, les femmes et tous les travailleurs vont sortir dans la rue. Le parti militaire n’a pas transformé son poids électoral en mobilisation dans la rue », conclut-elle.

publié le 6 janvier 2024

Gaza :
Pour Francesca Albanese
« Le risque d’un génocide
perpétré par Israël à Gaza est sérieux »

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Rapporteuse spéciale de l’ONU sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, Francesca Albanese tire depuis des années la sonnette d’alarme, ce qui lui a valu beaucoup d’attaques de la part des défenseurs d’Israël.

Francesca Albanese est italienne, juriste et chercheuse, spécialisée en droit international. Le 1er mai 2022, elle a été nommée rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les territoires palestiniens occupés depuis 1967, pour un mandat de trois ans. Dans son premier rapport, publié en septembre 2022, elle recommandait que les États membres de l’ONU élaborent « un plan pour mettre fin à l’occupation coloniale israélienne et au régime d’apartheid ».

Elle a été immédiatement l’objet d’une campagne hostile l’accusant d’antisémitisme. En décembre 2022, 65 spécialistes de l’antisémitisme, de l’Holocauste et des études juives ont dénoncé des attaques « visant à la réduire au silence et à saper son mandat ». Francesca Alabanese ne désarme pas et est très active pour dénoncer les atteintes aux droits de l’Homme en Palestine depuis le 7 octobre.

Le mot génocide est de plus en plus utilisé pour caractériser ce qu’Israël est en train de commettre dans la bande de Gaza. L’Afrique du Sud a saisi le 29 décembre la cour internationale de Justice d’une requête visant à établir que Tel-Aviv veut la destruction des Palestiniens de Gaza. Peut-on vraiment utiliser le terme de génocide ?

Francesca Albanese : Une trentaine de rapporteurs spéciaux des Nations Unies ont évoqué le risque très grave, puis la possibilité qu’il y ait vraiment un génocide qui se déroule dans la bande de Gaza. Ils n’ont pas parlé de cette question de manière légère, vous imaginez bien. La loi internationale est capable de faire la distinction entre le fait qu’il y a un risque de génocide ou qu’il y a génocide. Dans les deux cas, des mesures doivent être prises.

Selon la convention de l’ONU, le génocide se définit comme étant un certain nombre d’actes commis dans l’intention de détruire, intégralement ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Et cela peut être réalisé de plusieurs façons : le meurtre de membres du groupe, des atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe, la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle…

S’il y a un risque de génocide, les États ont alors l’obligation d’intervenir. L’intention de génocide est un élément constant, mais il n’est pas suffisant. Et ici, nous pouvons dire que oui, il y a des intentions de génocide, des décisions de génocide des Israéliens et du Hamas. Cela ne veut pas dire que les deux peuvent commettre un génocide. Le juge regarde aussi la capacité à mettre en œuvre cette volonté supposée et la réalité sur le terrain.

À Gaza, il s’agit de bombardements massifs qui ont déjà tué au moins 19 000 personnes, dont 60 % sont des femmes et des enfants. Je ne suis pas juge, mais il y a un risque sérieux que les actes d’Israël relèvent d’un génocide. Et cela est suffisant pour imposer un cessez-le-feu.

Est-ce que l’on peut considérer qu’il existe des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par Israël et le Hamas ?

Francesca Albanese : Oui, sans aucun doute. Les crimes de guerre sont, comme leur nom l’indique, commis dans le contexte des hostilités. Il n’y a pas besoin d’intentions spécifiques. C’est le fait que soit perpétré, par exemple, un massacre de civils, une destruction de propriété ou d’objets protégés. En ce qui concerne les crimes contre l’humanité, ils peuvent être commis en dehors d’un conflit. Mais ces crimes sont qualifiés ainsi quand il y a une attaque systémique contre la population civile. Et puis il y a le génocide, qui, comme je l’ai dit, a une intention spécifique.

C’est le crime le plus difficile à prouver. Donc il n’y a pas de doute sur le fait qu’Israël et le Hamas ont commis des crimes de guerre. Ce que le Hamas a fait peut aussi s’apparenter à des crimes contre l’humanité, si les preuves collectées démontrent qu’il y a une attaque systémique et large contre des groupes de civils. Et vu le nombre de civils tués, cette qualification est possible.

On peut aussi dire qu’Israël a commis des crimes contre l’humanité. C’est évident. Le blocus mis en place par Israël depuis 2007 contre la bande de Gaza est déjà un crime de guerre. Et, selon moi, un crime contre l’humanité. Le renforcement du blocus peut conduire à affamer les populations intentionnellement. La destruction des hôpitaux alors que la bande de Gaza est bombardée peut être aussi considérée comme un crime contre l’humanité. Il doit y avoir une investigation.

Vous dites que le blocus de la bande de Gaza depuis dix-sept ans pourrait être vu comme un crime de guerre, mais ni la Cour internationale de justice (CIJ) ni la Cour pénale internationale (CPI) n’ont entrepris quelque chose. Comment l’expliquer ?

Francesca Albanese : La CIJ ne peut pas agir de sa propre initiative. Elle doit être activée par un État membre et j’espère que cela sera fait concernant Israël, même en cas d’arrêt des opérations. La situation est sans précédent, les gens de Gaza ne peuvent vraiment pas imaginer de lendemain. En ce qui concerne la Cour pénale internationale (CPI), plus tôt elle lancera des mandats d’arrêt, mieux ce sera, parce que les investigations ont aussi une fonction de dissuasion, selon le Statut de Rome.

Il faut noter que le procureur général de la CPI, Karim Khan, est allé en Israël, mais pas à Gaza. Seulement en Cisjordanie, et dans un environnement très sensible et critique, car, s’il a rendu hommage aux victimes israéliennes, il n’a pas évoqué les victimes palestiniennes, ce qui a beaucoup choqué la société civile. Au-delà de ça, qu’attend la CPI pour délivrer des mandats d’arrêt, que ce soit contre les dirigeants israéliens ou ceux du Hamas ? Il peut le faire à partir de ce qui s’est passé depuis le 7 octobre. Et il aurait pu le faire avant : les Palestiniens ont déjà saisi la CPI en 2014, et il ne s’est rien passé jusqu’en 2021.

Que faire ?

Francesca Albanese : En invoquant l’article 99 (alerte du Conseil de sécurité, NDLR), le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a suscité beaucoup de respect de la part des trente rapporteurs spécialisés. C’était la chose à faire. Et nous avons pris la liberté d’ajouter des propositions, notamment la libération immédiate et inconditionnelle de tous les otages, mais également celle de tous les Palestiniens détenus arbitrairement en Israël. Ils sont des milliers à avoir été arrêtés depuis le 7 octobre et 1 400 sont en détention administrative, sans jugement.

« Il n’est pas possible, après toute cette violence, qu’Israël continue à occuper Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est. »

Nous pensons également que le déploiement d’une présence internationale dans les territoires palestiniens occupés est nécessaire. Il n’est pas possible, après toute cette violence, qu’Israël continue à occuper Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est. Toutes les personnes qui ont besoin de sortir de Gaza doivent pouvoir le faire avec l’assurance qu’ils pourront y revenir quand ils le voudront. Et puis il faut que la justice se fasse sur les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide.

Vous-même, depuis votre nomination, vous avez été attaquée par des organisations qui soutiennent la politique israélienne et même par la mission israélienne pour l’ONU à Genève. Comment réagissez-vous ? Est-ce que cela affecte votre travail ?

Francesca Albanese : Cela a des conséquences à la marge. Un important journal français a, par exemple, réalisé une interview de moi puis a refusé de la publier car ma personnalité serait controversée. Pourquoi suis-je controversée ? J’ai produit des rapports qui n’ont pas été remis en cause. Dans le premier que j’ai rédigé, un passage n’a visiblement pas été apprécié. Je disais reconnaître les liens historiques de la communauté juive à la terre, mais que ce n’était pas suffisant.

On m’a accusé de passer outre l’histoire, de ne pas reconnaître l’indigénéité de la communauté juive. Ce sont les seules critiques factuelles qui ont été faites sur mes rapports. Tous ceux sur la détention des Palestiniens sont solides. J’y explique pourquoi la plupart des cas d’arrestations et de détention en Palestine, dans le territoire palestinien, sont arbitraires. Cumulé, cela représente près d’un million de personnes, ce qui n’excuse en rien les crimes commis par des Palestiniens. Est-ce que ce rapport a été attaqué ? Non. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il n’a pas été suffisamment lu.

Qu’est-ce qui vous conduit à continuer votre travail aujourd’hui ?

Francesca Albanese : Je serai très heureuse, un jour, de prendre un peu de repos et de savourer ma vie privée. Mais je ne peux pas. Parce que même quand je fais autre chose, je pense aux Palestiniens et aux Israéliens. Cela devient quelque chose de personnel. En travaillant sur un dossier pendant presque vingt ans, vous développez des amitiés, que ce soit en Palestine, dans le territoire palestinien occupé, ou en Israël. C’est très douloureux pour moi. Dans chaque geste de ma vie, je pense à ce qui se passe pour les gens de Gaza, en temps réel. Depuis que nous avons commencé cette interview, plus d’une dizaine de personnes ont sans doute été tuées…

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