PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

Economie - Capitalisme   ---  2024

<<

  mise en ligne le 30 déc 2024

Autoroutes : nouveaux conflits d’intérêts en marge de négociations

Arnaud Murati sur https://www.off-investigation.fr/

Nonobstant les milliards d’euros de profits réalisés, les sociétés concessionnaires d’autoroutes continuent de ruer dans les brancards : les négociations de fins de contrats de concession de Sanef et d’Escota s’annoncent mouvementées et sans doute défavorables aux intérêts publics.

D’un côté l’Etat, représenté à la fois par la Direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM) et l’Autorité de régulation des transports (ART). De l’autre, les sociétés concessionnaires d’autoroutes que sont Sanef, Vinci Autoroutes, APRR, etc. Si la relation n’a pas toujours été tendue entre toutes ces parties, il semblerait que l’échéance du 31 décembre 2024, qui ne concerne pourtant que la Sanef, a ravivé les tensions.

Il faut dire que l’enjeu est de taille. Au 31 décembre 2031 se terminera en effet le premier contrat de concession « historique » d’une autoroute française, celui qui lie la Sanef à l’Etat. Pour que ce contrat s’achève correctement, il convient que la puissance publique notifie à la société privée le programme des travaux qu’elle devra réaliser sur les cinq années à venir avant le 31 décembre 2024. Ces travaux, intégralement à la charge de la société concessionnaire, doivent permettre de voir le patrimoine routier être restitué en « bon état ». Ce dossier revêt une certaine importance car la concession de la Sanef étant la première à arriver à échéance, il y a fort à parier que ses modalités de fin serviront de modèle à l’ensemble des concessions qui s’achèveront dans les années à venir.

Mais c’est précisément cette notion de « bon état » qui constitue un premier point d’achoppement entre les sociétés d’autoroutes et l’ART. Le sénateur Hervé Maurey a remis un rapport sur le sujet le 23 octobre dernier, l’ART en a publié un second le 30 novembre : « Le rapporteur (ndlr, le sénateur) ne cache pas sa très vive préoccupation sur le sujet de la définition par l’Etat de la doctrine de bon état en fin de concession […]. En effet, il a appris récemment que l’Etat concédant venait de s’entendre avec les sociétés d’autoroutes sur une option de traitement a minima des ouvrages d’art évolutifs », écrit l’élu centriste. Si l’enjeu du « bon état » des chaussées est loin d’être quantité négligeable, celui des ouvrages d’art (ponts, échangeurs…) est nettement plus important. Selon l’ART, les travaux à envisager pourraient atteindre un montant cumulé d’un milliard d’euros ! « Très hostiles à cette perspective, les sociétés concessionnaires s’y opposent de façon résolue et demanderont probablement des compensations financières en échange », prévient le sénateur.

Experts maison : conflit d’intérêt « flagrant » ?

Mais avant même de savoir si les ouvrages d’art et les chaussées sont en bon état ou pas, il convient de les expertiser. La logique voudrait qu’un cabinet indépendant à la fois de l’Etat et des sociétés concessionnaires s’en charge. La réalité des faits est pourtant diamétralement opposée.

En juin dernier, la Sanef aurait ainsi elle-même rendu le rapport d’état des lieux des biens concédés : « On est en droit de s’interroger sur le fait que la réalisation de ce document décisif soit confiée aux sociétés concessionnaires » enrage M. Maurey, « à première vue, le conflit d’intérêt semble flagrant ». Un « conflit d’intérêt » qui émerge aussi concernant les cabinets d’expertise spécialistes des ouvrages d’art, selon le sénateur. Ceux-ci ont largement été appelés à la rescousse par l’Etat pour faire face au pic d’activité généré par ces premières fins de concessions autoroutières. Et qui sont leurs clients habituels si ce n’est les sociétés d’autoroutes ?

Cinq milliards : ces travaux que les concessionnaires auraient oublié de faire…

En attendant que les pouvoirs publics et les sociétés concessionnaires s’entendent sur la notion de « bon état », il est un autre dossier que l’ART a souhaité porter à la connaissance du public et donc du sénateur Hervé Maurey : des travaux dits « de seconde phase », décidés dans des contrats et avenants et déjà financés par les péages, n’ont jamais été réalisés. Selon l’ART, ce sont « 37 opérations d’élargissement et l’aménagement d’une bretelle, sur un linéaire total de plus de 1 000 kilomètres, ainsi que la construction de 13 échangeurs » que les sociétés concessionnaires d’autoroutes auraient oublié de faire. Pour un montant total qui dépasse les cinq milliards d’euros ! Dans le détail, les élargissements de chaussées prévus et non réalisés représentent 250 km linéaire pour APRR, 169,3 km pour ASF et… 461,5 km pour la Sanef, championne de France en la matière. L’ART a beau préciser que le contrat entre l’Etat et la société propriété du groupe Abertis est tout à fait explicite à propos de ces travaux (ils n’ont rien d’optionnel), rien n’y fait. La Sanef conteste vertement : « Sur le fond, le groupe Sanef réfute la thèse construite par l’ART selon laquelle, en définitive, tous les investissements de seconde phase seraient « exigibles » au plus tard à l’échéance des contrats », indique Arnaud Quémard, le directeur général de la Sanef, dans sa réponse écrite au rapport de l’ART. Pour APRR, la vision de l’ART sur ces investissements de seconde phase est tout simplement « émaillée de nombreux raccourcis, contradictions, incomplétudes et d’affirmations erronées », selon sa réponse écrite fournie à l’ART.

L’Autorité de régulation des transports entend toutefois ne pas se laisser marcher sur les pieds sur ce point précis. Elle ne réclame pas coûte que coûte que ces travaux théoriquement prévus soient réalisés : certains d’entre eux n’ont plus vraiment de sens en 2024, pour différents motifs. L’ART exige toutefois que le financement de ces travaux, réalisés par les péages et donc par les automobilistes, leur reviennent : « L’avantage financier résultant de l’abandon d’opérations, constitué de recettes de péage passées ou à venir, devrait être utilisé au bénéfice des usagers des autoroutes concédées », indique encore le rapport de l’autorité.

Des pouvoirs publics trop faibles

Alors que la France vit depuis plusieurs mois avec des ministres intermittents, la grande crainte du sénateur Hervé Maurey est que la DGITM se montre « faible » dans la négociation face aux équipes pléthoriques et affutées des sociétés concessionnaires d’autoroutes : « La DGITM a géré ce dossier non pas en catimini, mais discrètement, sans contrôle politique » indique l’entourage du sénateur à propos des fins de contrats. La DGITM redouterait plus que tout que les sociétés concessionnaires portent une nouvelle fois une ou plusieurs affaires devant les tribunaux. Une vraie manie chez elles dès qu’un élément contrevient au moindre centime de leurs profits. Le 14 mars dernier, pourtant, le tribunal administratif de Cergy a largement donné tort aux sociétés concessionnaires qui ne payent pas, depuis 2021, une taxe appelée « contribution volontaire exceptionnelle ». Le tribunal a ainsi jugé que « la société requérante n’établit pas, par les pièces versées au dossier, que l’équilibre financier de la concession aurait été affecté » par les différentes taxes auxquelles elle est soumise. Ce jugement, vraisemblablement contesté en appel par la société concernée (qui est redevable de 67,4 M€ cumulés à l’Agence de financement des infrastructures de transport), n’est en effet qu’une péripétie judiciaire parmi d’autres selon la Cour des comptes…

Vinci Autoroutes fulmine contre l’Autorité de régulation des transports

Perspective de la fin des concessions, et travaux de seconde phase, sont autant d’éléments qui semblent désormais faire exploser la marmite du côté de chez Vinci Autoroutes et de son président Pierre Coppey. Sa réponse écrite au rapport de l’ART, longue de six pages, exsude20 pt de rage. On y apprend ainsi que Vinci Autoroutes n’a pas souhaité participer aux débats portant sur les fins de concessions, pas plus que sur les investissements dits de seconde phase. M. Coppey considère en effet l’ART parfaitement incompétente pour se préoccuper de tels sujets : « Il s’agissait, par principe, de faire respecter le droit et de ne pas contribuer à ce qui peut apparaitre comme un abus de pouvoir », signale le dirigeant. Vinci Autoroutes et son leader s’étranglent en outre du fait que l’Autorité se permette de mettre régulièrement le nez dans l’équilibre financier des sociétés concessionnaires : « C’est de manière dévoyée que l’ART produit, à une fréquence quasiment annuelle […] des rapports sur l’économie générale des concessions » cingle le président. Mieux encore : Pierre Coppey accuse directement l’ART de conflit d’intérêt, en citant deux personnes qui seraient à la fois juge et partie ! « Toutes ces dérives étant constantes et parfois revendiquées par l’ART, Vinci Autoroutes a décidé, comme nous vous en avions informés, d’en saisir la Cour européenne des droits de l’homme », prévient le président de Vinci Autoroutes, qui n’a pas souhaité répondre aux questions d’Off Investigation. Le président de l’ART Thierry Guimbaud a considéré dans Le Monde du 30 novembre 2024 que les sociétés d’autoroutes doivent « 3,8 milliards d’euros aux usagers. »

    mise en ligne le 26 décembre 2024

La première année au pouvoir de Milei en Argentine : plus de pauvreté et d’incertitude

par Emma Bougerol sur https://basta.media/

Voilà un an que l’ultralibéral et conservateur Javier Milei est devenu président de l’Argentine. Les médias indés dressent le bilan de cette année, entre coupes budgétaires, précarisation et recul des droits des femmes et des minorités.

Le 10 décembre, c’était l’anniversaire que tout le monde n’a pas eu le cœur de fêter en Argentine. Cela fait un an que Javier Milei est président de ce pays d’Amérique latine. L’ultralibéral a pris la parole sur la chaîne nationale, le soir du premier anniversaire de son mandat. Il se félicite avant tout de son bilan économique, « la récession est terminée », dit-il, cité par elDiarioAR. Tout en ajoutant : « Cette année, vous avez déjà vu la tronçonneuse, mais elle consistait principalement à inverser les excès des dernières années kirchneristes [du nom de la présidente précédente, Cristina Kirchner, ndlr]. Maintenant vient la tronçonneuse profonde. »

La tronçonneuse, c’est le symbole des coupes dans le budget de l’État, promis lors de sa campagne – parfois en brandissant une véritable tronçonneuse. « Nous avons supprimé 34 000 emplois publics et nous faisons passer des tests d’aptitude aux autres », se félicite-t-il notamment. Pour 2025, il promet « une réforme fiscale, une réforme des retraites, une véritable réforme du travail, une réforme des lois sur la sécurité nationale, une profonde réforme pénale, une réforme politique et tant d’autres réformes que le pays attend depuis des décennies ».

« Une société plus inégale »

Ces coupes budgétaires ont certes permis de remettre certains compteurs économiques en meilleur état. « Cependant, au cours du deuxième trimestre de 2024, une augmentation sans précédent de la pauvreté a été enregistrée », note le média argentin. 55 % de la population vit maintenant sous le seuil de pauvreté, et 20 % dans une situation d’indigence.

Dans une analyse partagée sur le même site, la politologue et économiste Carolina Berardi note notamment que 168 000 emplois ont été supprimés depuis l’arrivée de Milei au pouvoir, dans le secteur public comme privé. « En revanche, des emplois "indépendants" ont été créés avec moins de droits (sans congés payés, ni primes, ni indemnités) », souligne-t-elle. La membre du Centre d’économie politique argentine conclut : « Ainsi, si un tout petit groupe peut se réjouir de cette année de présidence Milei, la majorité n’a pas vu son pouvoir d’achat s’améliorer. Le résultat de cette première année est donc une société plus inégale. »

De son côté, la revue argentine Crisis analyse « la gestion ultra-libérale de l’énergie en Argentine ». Le résultat ? « Augmentations massives des tarifs, profits extraordinaires pour une poignée d’entreprises et incertitude sur l’approvisionnement en électricité pendant l’été », écrivait le périodique indépendant en octobre.

Fermeture du ministère de la Femme, du Genre et de la Diversité

Une autre revue, Citrica, parle d’une « honte diplomatique » de l’Argentine de Milei, seul pays à avoir voté contre une résolution de l’ONU pour les droits des peuples autochtones. « Il s’agit du premier vote au sein de cette instance depuis que Gerardo Werthein a pris la chancellerie, après le départ de Diana Mondino », souligne le média. Ce représentant a été nommé par le gouvernement Milei.

Mabel Bianco, féministe et médecin, dénonce dans un article de elDiarioAR le « démantèlement total » des politiques de genre. Elle rappelle la fermeture du ministère de la Femme, du Genre et de la Diversité, le démantèlement du programme de prévention des grossesses chez les adolescentes ou encore la baisse drastique de moyens alloués au numéro téléphonique d’assistance aux victimes.

« Aujourd’hui, il ne reste plus rien de tout ce qui concerne la lutte contre la violence », affirme la militante argentine pour les droits des femmes. Selon elle, les « discours de haine » de Milei et de son entourage « génèrent une violence qui va au-delà des réseaux » : « Ceux et celles qui s’expriment, les ONG, les journalistes, des parlementaires sont persécutés. »

« Qu’attend la société argentine pour réagir ? » se demande El Salto. Le média espagnol souligne lui aussi les « coûts sociaux élevés » de ce début de mandat de Milei. Malgré une baisse de l’inflation, « l’effondrement de la consommation ainsi que l’augmentation de la pauvreté et de l’indigence suscitent des inquiétudes quant à la durabilité de l’expérience Milei ».

Le site se questionne sur les raisons de la montée de l’extrême droite dans le pays et sur le continent, et avance : « La réaction à la conquête des droits sociaux – tels que le droit à l’avortement, les droits des LGBTQI+, l’éducation sexuelle à l’école – est aggravée par le manque de sens, l’apathie et l’érosion de la politique traditionnelle. »

mise en ligne le 25 décembre 2024

« Ces plateformes profitent de notre modèle social en le détruisant » :
quand l’ubérisation gangrène
l’aide à la personne

Pierric Marissal et Samuel Eyene sur www.humanite.fr

Le 1er janvier 2025, un arrêté censé renforcer l’attractivité des métiers du soin, jusqu’ici en tension, entrera en vigueur. Ce texte s’apprête à ouvrir le secteur à des plateformes numériques qui conquièrent petit à petit le marché du secteur, précarisant les travailleurs contraints à l’auto-entrepreneuriat.

Près des portes d’appartement apparaissent en quantité des boîtes à clés protégées par des codes. Le dispositif sert aux clients Airbnb, mais pas que. Des travailleurs des plateformes les utilisent également pour venir faire des ménages. Bientôt, des aides à domicile y auront recours. Au 1er janvier 2025, un décret entrera en application, ouvrant la voie à une sérieuse accélération de l’ubérisation du secteur du médico-social.

L’histoire de ce décret remonte à 2023. Alors que le vieillissement de la population s’accentue, la loi sur le grand âge promise par Emmanuel Macron peine à surgir. Pourtant, les besoins sont criants : 800 000 postes sont à pourvoir dans le secteur des services à la personne d’ici à 2030, selon la Fédération des services à la personne et de proximité (Fedesap).

Plus d’obligation de disposer de locaux

C’est pourquoi, dans la loi « société du bien vieillir », Olivia Grégoire, alors ministre déléguée chargée des PME, a modifié le cahier des charges de l’agrément nécessaires aux organismes de services à la personne pour exercer auprès de publics vulnérables afin de renforcer l’attractivité du secteur.

« Elle a commencé par lever l’obligation, pour les structures d’aide à la personne, de disposer de locaux dans les départements où elles exercent », explique Nicole Teke, doctorante en sociologie, membre d’un groupe de recherche européen sur les plateformes proposant du soin, qui consacre sa thèse aux travailleurs de plateformes de services à domicile.

Depuis le 1er janvier 2024, il n’est plus obligatoire pour les entreprises de services d’aide à la personne de disposer de local physique dans leur département d’activité. Quelques garde-fous demeurent, comme l’obligation de conduire des entretiens d’embauche des candidats en physique ou un contrôle scrupuleux de l’identité du candidat.

Ouverture du secteur aux microentreprises

La ministre des Petites et Moyennes Entreprises a par ailleurs assoupli la clause d’exclusivité qui imposait aux entreprises de ne faire que du service à la personne pour disposer d’un crédit d’impôt sur le revenu égal à 50 % des dépenses engagées pour des prestations de services à la personne.

Le décret a été publié le 25 juillet 2024 : avec sa microentreprise, un travailleur pourra dès l’année prochaine exercer d’autres activités proposées par les plateformes que celles jusqu’ici encadrées par la loi sur le service à la personne si son activité annexe est inférieure ou égale à 30 % du chiffre d’affaires de l’année précédente.

« L’idée du gouvernement était à la fois de permettre à de nouveaux microentrepreneurs d’investir le champ des services à la personne en leur faisant bénéficier d’un crédit d’impôt mais aussi de leur permettre de diversifier leurs revenus s’ils ne gagnent pas suffisamment leur vie exclusivement avec du service à la personne à 100 % », explique Jérôme Perrin, directeur de développement et de la qualité à l’ADMR (réseau associatif national de service à la personne).

« On va droit vers une inquiétante libéralisation »

Ces mesures interrogent toutefois le risque que ces modifications peuvent provoquer. « Il y a des chances que des entreprises se jettent dans ce secteur en espérant réaliser du business plutôt que d’avoir la volonté d’accompagner des personnes fragiles. Avec la possibilité de ne plus avoir de locaux physiques, on va droit vers une inquiétante libéralisation », redoute Jérôme Perrin.

Le danger guette. Les plateformes sont déjà prêtes à croquer le marché, à commencer par la pionnière en France. Mediflash a placé de nombreux aides-soignants et infirmiers autoentrepreneurs dans les Ehpad et établissements de santé depuis 2020 et le déclenchement de la pandémie de Covid.

De son côté, Click & Care est déjà sur le créneau de l’aide à domicile, y compris pour personnes vulnérables ; la plateforme jongle avec un certain flou entre les deux statuts, auto-entrepreneuriat et salariat, via les chèques emploi service universel (Cesu), un dispositif qui permet à un particulier employeur de déclarer simplement la rémunération des salariés pour des activités de services à la personne.

Pas de responsabilité en cas d’accident du travail

« Nous intervenons en mandataire, avec des salariés, pour les personnes fragiles, vulnérables, assure la fondatrice de la plateforme, Lina Bougrini. Nous avons lancé une formule avec des autoentrepreneurs pour des prestations plus ponctuelles, comme des sorties d’hôpital. » Une autorisation du département est nécessaire, uniquement lorsqu’il s’agit de personnes en perte d’autonomie.

D’autres plateformes, plus généralistes, comme Brigad ou Onestaff proposent aussi de plus en plus de missions dans le médico-social. Il est ainsi possible pour un autoentrepreneur de commencer sa journée de travail dans un Ehpad à préparer le petit déjeuner des pensionnaires et de la finir comme aide-soignant.

« Au début, les travailleurs ont l’impression d’y trouver leur compte financièrement, puisqu’ils sont exemptés de cotisations, pointe Me Kevin Mention, avocat qui représente des travailleurs de Brigad et de Click & Care en procédure aux prud’hommes. Quant aux établissements, ils s’y retrouvent aussi : pas de gestion des ressources humaines, pas de congés payés à verser ni de responsabilité en cas d’accident du travail ou lorsque c’est le patient qui est blessé. »

« Le reflet des conditions de travail extrêmement dégradées »

Les plateformes, elles, prennent au minimum 20 % de commission, quelle que soit la mission. Avec le mélange des statuts de travail – salarié ou autoentrepreneur –, des risques juridiques se posent. D’après Mediapart, l’inspection du travail enquêterait chez Mediflash, qui plaide, elle, pour une « différence de lecture juridique ».

Pourtant, dès fin 2021, les ministères du Travail et de la Santé avaient écrit aux structures qui avaient recours à la plateforme en leur rappelant qu’œuvrer « en tant que travailleur indépendant au sein des établissements de santé ou médico-sociaux peut tomber sous le coup de la qualification de travail dissimulé ».

De son travail de terrain, Nicole Teke confirme que la rhétorique entrepreneuriale des plateformes peut un temps séduire. « Les mères célibataires sont spécifiquement ciblées, puisqu’elles ont besoin d’adapter leurs horaires au temps scolaire, pointe-t-elle. Mais l’essor de ces sites est surtout le reflet des conditions de travail extrêmement dégradées et des bas salaires dans les structures traditionnelles. »

La sociologue a constaté que ces métiers des services à la personne restaient très majoritairement féminins, même s’il y a davantage d’hommes sur les plateformes que dans les agences.

Des plateformes en réalité peu souples

Les plateformes se targuent d’un vivier de plusieurs dizaines de milliers de travailleurs. Mais le taux de rotation est très élevé. À part pour les personnes salariées qui utilisent leurs heures d’indépendance pour générer des revenus annexes, les autres microentrepreneurs cessent au premier pépin… qui arrive généralement assez vite.

« Que ce soit un accident du travail, de vie, avec un client, lorsqu’elles se rendent compte qu’elles n’ont pas d’arrêt maladie, qu’elles doivent elle-même souscrire à une assurance, ces personnes reviennent souvent au salariat », relève la doctorante.

Les plateformes ne sont pas non plus aussi souples qu’elles le prétendent. « Une travailleuse à domicile a dû annuler des prestations suite à un accident de sa fille, ce qui a eu pour conséquence une diminution de son évaluation. Si bien qu’à son retour, elle a dû cesser faute de missions proposées », poursuit-elle.

« Un manque à gagner de 6 milliards d’euros »

L’ubérisation du médico-social est particulièrement sensible. Le secteur est financé par de l’argent public. Les start-up le sont par la BPI, mais les prestations sont aussi déductibles des impôts à hauteur de 50 %. Certaines plateformes appliquent même la déduction directement sur la facture du client.

En outre, les plus vulnérables peuvent utiliser des aides publiques comme l’allocation personnalisée d’autonomie ou la prestation de compensation du handicap pour payer l’activité mandataire. « Les plateformes numériques de travail profitent de notre modèle social en le détruisant, réagit Pascal Savoldelli. Elles vivent sur les aides sociales et fiscales, en proposant un modèle de travail dégradé, qui ne cotise pas. L’Urssaf assure que le manque à gagner en matière de cotisations sociales s’élève à 2 milliards d’euros en trois ans rien que pour Uber. Si on projette à l’ensemble des plateformes, la perte s’élèverait à 6 milliards ! » lance le sénateur communiste, coordinateur de l’ouvrage Ubérisation, et après ? (éditions du Détour).

Très en pointe sur ces questions, le parlementaire énumère d’autres problèmes : « Il n’y a pas d’accueil des publics ni des aidants, aucune formation en continu des travailleurs, zéro lien humain. »

Contrairement aux livreurs ou chauffeurs VTC, il n’existe pas de collectifs des travailleurs des plateformes d’aide à la personne, et encore moins de syndicalisation. « Ces indépendantes travaillent de manière isolée, dans des domiciles privés. Elles ne connaissent donc pas leurs collègues », soupire Nicole Teke. La fin de l’obligation d’avoir des locaux pour les entreprises ne fait que renforcer l’isolement de ces travailleuses, sans promettre de répondre à la pénurie de professionnels.


 


 

« Je n’ai droit à rien car
on m’a dit que j’étais autoentrepreneur » :
le calvaire de Barbara, auxiliaire de vie ubérisée victime d’un accident du travail

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Barbara, auxiliaire de vie, a subi un accident sur son lieu de travail, dont elle souffre encore et pour lequel elle n’a droit à aucune indemnisation. Car, pour la plateforme numérique qui l’employait, elle était une travailleuse indépendante. Sans ressources, la professionnelle s’est retournée vers les prud’hommes.

Depuis le 4 octobre 2023, Barbara (le prénom a été modifié) ne peut plus travailler. Ce jour-là, comme tous les jours depuis quelques semaines, elle était envoyée en mission d’auxiliaire de vie dans la même maison de retraite par la plateforme de recrutement de personnel médical Click & Care.

« Une patiente qui requérait beaucoup d’attention voulait aller aux toilettes. Au moment du transfert depuis le fauteuil roulant, nous sommes tombées toutes les deux. Je ne me suis pas posé de question : je me suis mise en dessous pour la protéger », raconte la professionnelle.

Heureusement, la pensionnaire n’a rien. En revanche, pour l’auxiliaire de vie, la douleur est fulgurante. Aux urgences, une fissure de la rotule ainsi qu’une entorse du genou et du poignet sont constatées. L’opération est inévitable. « On a dû ensuite me faire des infiltrations. Mais j’ai encore des douleurs épouvantables au genou. Ma mère de 81 ans est plus mobile que moi », soupire-t-elle.

« Sans la retraite de mon mari, je serais aujourd’hui sans ressources »

À sa sortie de l’hôpital, Barbara avait bien envoyé à la plateforme ses certificats médicaux en vue de la reconnaissance de son accident du travail. « Ils m’ont répondu que j’étais autoentrepreneuse, qu’ils ne salariaient pas les gens ! » L’assurance de Click & Care lui a toutefois versé l’équivalent d’un mois de revenus, le maximum possible. Elle s’emporte : « Alors je n’ai droit à rien : ni chômage ni reconnaissance de l’accident du travail auprès de la Sécurité sociale. Sans la retraite de mon mari, je serais aujourd’hui sans ressources. »

Avant l’accident, la quinquagénaire ne se pensait pas du tout indépendante, mais salariée d’une plateforme d’intérim. Car, jusqu’alors, l’auxiliaire de vie était salariée par des familles pour lesquelles elle travaillait à leur domicile, grâce aux chèques emploi-service (Cesu). Après avoir été aidante de son frère, Barbara a voulu reprendre une activité professionnelle. Réinscrite à Pôle emploi, son CV est proposé en ligne par son conseiller. Deux jours plus tard, Click & Care l’appelle.

« Comme tout employeur, ils m’ont demandé mon numéro de Sécurité sociale, ma pièce d’identité et si j’avais un casier judiciaire. Puis ils m’ont fait travailler tout de suite dans une maison de retraite. C’est eux qui m’envoyaient mes plannings, comme dans une agence d’intérim. Pour Lina Bougrini, fondatrice de Clic & Care contactée par l’Humanité, il était évident « qu’en tant qu’auxiliaire de vie dans un Ehpad elle savait parfaitement sous quel statut elle travaillait. Nous doutons de la bonne foi de cette dame. Si être indépendante ne lui convenait pas, il ne fallait pas prendre les missions ».

« Des missions d’intérim déguisées »

Comme Barbara n’a jamais créé d’autoentreprise, elle insiste auprès de la plateforme pour obtenir la reconnaissance de son accident du travail. En vain. « Click & Care m’a envoyé des courriers expliquant que j’étais indépendante. Mais ils se sont permis d’établir des factures en mon nom, sans numéro de Siret (Système d’identification du répertoire des établissements). » La direction de la plateforme précise qu’ils étaient « en attente de son Siret et qu’il était de sa responsabilité de créer son autoentreprise ».

Depuis, l’avocat Kevin Mention porte son dossier aux prud’hommes. La requalification de son emploi en contrat de travail salarié lui ouvrirait des droits sociaux en plus de droit à des indemnités. « Elle dispose d’un planning, travaille aux côtés de salariés, accomplit les mêmes tâches qu’eux, sous les ordres de la même hiérarchie… Il ne s’agit pas du tout un travail d’indépendant », assure l’homme de loi, pour qui « ce sont des missions d’intérim déguisées ».

Pour l’avocat, la plateforme donne l’impression de mieux rémunérer que les offres salariées classiques pourtant très nombreuses. Mais « les personnes se rendent compte ensuite qu’elles ne disposent pas de complémentaire santé, de congés payés, ni de prime de précarité ou de droit aux indemnités chômage… Et qu’il faut encore payer 22 % de cotisations sociales à l’Urssaf, énumère-t-il. Mais, le pire, c’est bien quand se produit un accident du travail ». De son côté, Click & Care a mis fin à l’activité de vacation dans les Ehpad ce mois-ci, pour se consacrer pleinement à l’aide à domicile.

  mise en ligne le 20 décembre 2024

Le scorbut,
maladie de la pauvreté, est en progression en France

Caroline Coq-Chodorge sur www.mediapart.fr

Causé par une grave carence en vitamine C, le scorbut avait quasiment disparu. Des médecins et des chercheurs constatent dans une étude son retour chez les enfants, et une accélération du nombre de cas depuis le covid.

Depuis plusieurs années, dans différents services de pédiatrie en France, des médecins voient revenir avec inquiétude le scorbut en France, notamment chez les enfants. « Cette maladie a causé au moins 2 millions de morts entre le XVIe et le XXsiècle, explique le professeur Ulrich Meinzer, de l’hôpital pour enfants Robert-Debré à Paris. Elle a été décrite avant tout au sein d’une population de marins, qui passaient des mois en mer et dont l’alimentation était pauvre en fruits et légumes. » Elle avait quasiment disparu dans les pays riches, repérée seulement parmi des populations migrantes.

Puis la maladie a repris pied en France. « L’hôpital Robert-Debré où je travaille est situé au nord de Paris, où vivent des populations pauvres, explique Ulrich Meinzer. Depuis des années, nous voyons augmenter une inquiétante précarité. Des familles vivent dans la rue, des parents accompagnent des enfants malades qui ne mangent pas tous les jours. On a commencé à revoir le scorbut. »

Partant de ces observations dans les services, les pédiatres de l’hôpital Robert-Debré à Paris et de l’hôpital de Cayenne en Guyane, associés à des chercheurs de l’Inserm, ont voulu déterminer le nombre précis de cas diagnostiqués en France entre janvier 2015 et novembre 2023, à partir des données d’hospitalisation de l’assurance-maladie.

Leur étude, publiée dans le journal médical de référence The Lancet, montre une inquiétante réapparition du scorbut chez les enfants, en France, depuis 2015. Les chercheurs et chercheuses ont dénombré 888 enfants hospitalisés pour un scorbut jusqu’en 2023. L’âge moyen des enfants est de 11 ans. Des cas ont été diagnostiqués sur l’ensemble du territoire français.

Une grave carence en vitamine C

Le scorbut est dû à une grave carence en vitamine C. Il se manifeste par « une forte altération de l’état général, des douleurs osseuses, une faiblesse musculaire, des saignements de la peau, des gencives », énumère le professeur Meinzer. Si le scorbut peut conduire au décès, il peut fort heureusement être soigné facilement, par un simple apport en vitamine C.

De retour en France, le scorbut est aussi en progression depuis le début de la pandémie de covid. Entre mars 2020 et novembre 2023, le nombre de cas de scorbut est en hausse de 34,5 %. « Cette hausse est même de 200 % chez les 5-10 ans », précise Ulrich Meinzer. Et elle est corrélée à une tout aussi forte progression, sur la même période, de la malnutrition sévère chez les enfants (+ 20,3 %).

Ces enfants atteints de scorbut ont « souvent une alimentation pauvre, essentiellement des pâtes ou du riz, qui donnent un sentiment de satiété à moindre coût. Ils mangent peu de fruits et de légumes, sans doute pour des raisons économiques, ce qui les expose à un risque élevé de carences », détaille le professeur de pédiatrie de l’hôpital Robert-Debré.

Dans l’étude, les chercheurs et chercheuses ont comparé leurs chiffres avec les données sur l’inflation de l’Insee et celles sur la précarité alimentaire du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc). « La corrélation est forte », précise le professeur Meinzer. Autrement dit, les courbes de progression du scorbut, de l’inflation et de la précarité alimentaire progressent toutes sur une pente similaire.

Pour les chercheurs et les chercheuses, le covid-19 marque le début d’une série de crises sanitaires, économiques et géopolitiques (la guerre en Ukraine notamment) qui ont dangereusement creusé les inégalités sociales. Ils insistent sur « le besoin urgent d’une aide nutritionnelle adaptée pour les populations pédiatriques à risque ». Ulrich Meinzer insiste : « La réponse doit être rapide. »


 


 

Augmentation de la pauvreté, malnutrition sévère... Pourquoi le scorbut frappe de plus en plus d’enfants
en France ?

Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr

Selon une étude menée par des équipes médicales françaises, les cas de cette maladie liée à une carence en vitamines C sont en forte hausse chez les 5-10 ans. En cause, la malnutrition due à la pauvreté.

Jadis associé aux marins partant de longs mois en mer ou aux prisonniers, à qui l’on apportait des oranges pour le combattre, le scorbut semblait être définitivement éradiqué dans la 7e puissance économique mondiale. Il n’en est rien. C’est ce que nous apprend une étude publiée dans le journal médical de référence The Lancet, et réalisée par des équipes médicales françaises.

Ayant observé une multiplication des cas de cette maladie liée à une carence en vitamine C dans leurs services, les pédiatres de l’hôpital Robert-Debré, à Paris, et de l’hôpital de Cayenne, en Guyane, ont décidé de s’associer à des chercheurs de l’Inserm, pour déterminer le nombre précis de cas diagnostiqués en France entre janvier 2015 et novembre 2023, à partir des données d’hospitalisation de l’assurance-maladie. Ils ont également comparé leurs chiffres avec les données sur l’inflation de l’Insee et celles sur la précarité alimentaire du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc).

Des médecins lancent l’alerte

Leur étude, publiée dans le journal médical de référence The Lancet, montre une inquiétante réapparition du scorbut chez les enfants, en France, depuis 2015. Les chercheurs et chercheuses ont dénombré 888 enfants hospitalisés pour ce motif jusqu’en 2023. Leur âge moyen est de 11 ans et des cas ont été diagnostiqués sur l’ensemble du territoire français. Le nombre d’enfants hospitalisés pour un scorbut a augmenté d’un tiers depuis le début de l’épidémie de Covid-19.

Entre mars 2020 et novembre 2023, le nombre de cas de scorbut est en hausse de 34,5 %. « Cette hausse est même de 200 % chez les 5-10 ans », précise le professeur Ulrich Meinzer, interrogé par Mediapart. Et elle est associée à une forte hausse de la malnutrition sévère chez les enfants (+ 20,3 %) sur la même période.

Cette maladie, pouvant entraîner de graves problèmes de santé, comme des douleurs osseuses, une faiblesse musculaire ou encore des hémorragies est associée à la malnutrition sévère, également en hausse dans la même période. Une situation qualifiée d’« alarmante » par Ulrich Meinzer, pédiatre à l’hôpital Robert-Debré à Paris et coauteur de l’étude. Il dit recevoir « de plus en plus de familles précaires dans son cabinet ». « Il y a actuellement en France une population d’enfants âgés de 5 à 10 ans qui sont exposés à une carence alimentaire profonde. Je pense que c’est un problème de santé publique qui nécessite une réponse urgente », explique le médecin. En cause, l’augmentation de la pauvreté qui empêche certaines familles précaires d’acheter suffisamment de fruits et légumes riches en vitamine C. Pour les auteurs de l’étude, le covid-19 marque « le début d’une série de crises sanitaires, économiques et géopolitiques qui ont dangereusement creusé les inégalités sociales ». Ils insistent sur « le besoin urgent d’une aide nutritionnelle adaptée pour les populations pédiatriques à risque ».

  mise en ligne le 19 décembre 2024

L’industrie française jusqu’au point
de non-retour ?

Martine Orange sur www.mediapart.fr

Dans l’indifférence générale, la vague actuelle de plans sociaux et de fermetures d’usines prend des allures de catastrophe économique. Alors que la part de l’industrie est déjà au plus bas, celle-ci pourrait atteindre un seuil irréversible, plombant durablement toute l’économie française.

Dans le charivari politique du moment, la mise en garde de la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, est quasiment passée inaperçue. Face à la multiplicité des plans sociaux, la responsable syndicale adresse pourtant une alerte essentielle : « Notre industrie risque d’atteindre un point de non-retour. »

Depuis un certain temps, les responsables politiques français ne parlent que de réindustrialisation. Avec des années de retard, ils ont fini par réaliser que l’industrie, finalement, était importante. Non seulement en elle-même, mais pour les effets d’entraînement qu’elle a sur l’ensemble de l’économie. S’il en était besoin, la crise du covid, les tensions géopolitiques, les guerres commerciales, la transition écologique sont venues rappeler combien il est essentiel de maîtriser nombre de productions, de chaînes de valeur, de canaux d’approvisionnement et de technologies.

Néanmoins, c’est dans une quasi-indifférence qu’ils assistent à la destruction industrielle actuellement à l’œuvre et qui prend une tournure catastrophique. Chaque jour ou presque, un nouveau plan social, une nouvelle fermeture de site sont annoncés. Va-t-on atteindre un palier irréversible, en deçà duquel toute perspective de reconstruire une industrie va devenir irréaliste ?

« Il est difficile de parler d’un seuil de masse critique pour l’industrie, cadre Vincent Vicard, auteur de Faut-il réindustrialiser la France ? et économiste au Centre d’études prospectives et d'informations internationales (Cepii). Mais il est indéniable qu’il existe des logiques industrielles, des écosystèmes. Leur rôle est compliqué à évaluer. Ils peuvent varier selon les secteurs : la défense et l’aéronautique n’ont pas les mêmes ressorts que l’automobile. Leur disparition a des effets très longs et préjudiciables, notamment au niveau local. »

Une industrie réduite à peau de chagrin

Michelin, Valeo, Fonderie de Bretagne, ArcelorMittal à Reims et à Denain, tout le secteur automobile, qui connaît une crise sans précédent, se retrouve en première ligne. L’émergence du véhicule électrique, qui bouleverse les technologies, les savoir-faire acquis depuis plus d’un siècle, la concurrence sans frein chinoise, mais aussi des stratégies cupides inadaptées sont en train d’ébranler une filière qui est au cœur de l’économie européenne. Donnant un aperçu des dégâts provoqués par une transition écologique et industrielle mal pensée et mal conduite.

Mais les sinistres ne s’arrêtent pas là et vont bien au-delà des conflits sociaux emblématiques de Vencorex ou Exxon. Chimie, papier, métallurgie, matériaux de construction, équipements industriels et même pharmacie… pas un secteur industriel ne semble épargné. La CGT a recensé 286 plans sociaux depuis septembre 2023. Il faut remonter aux années sombres de la crise de 2009-2010 pour retrouver une saignée comparable.

Le drame est que ces nouvelles destructions viennent affaiblir un peu plus un tissu industriel déjà particulièrement fragilisé. À l’exception de la Grande-Bretagne, aucun autre pays européen que la France ne s’est converti avec autant de zèle aux « lois darwiniennes » du marché. Aucun n’a accepté une désindustrialisation aussi accélérée. Un mouvement souvent poussé par nos « champions nationaux » adeptes des délocalisations à outrance, et d’une industrie sans usines.

Entre 1974 et aujourd’hui, la part de l’industrie dans le PIB est tombée de 28,7 % à 10 % – un niveau comparable à celui de ces grands pays industriels que sont le Luxembourg ou Malte –, quand elle est encore de 23 % en Allemagne, de 18 % en Italie. Ces derniers ont pourtant des coûts salariaux comparables.

Un des exemples les plus marquants est à nouveau dans le secteur automobile. Depuis la fin des années 1990, nos deux constructeurs ont systématiquement opté pour la délocalisation dans des pays à bas coûts. Dès 2015, Renault et PSA produisaient moins de voitures sur le territoire français qu’au début des années 1960, entraînant déjà la fermeture ou la délocalisation de nombre de leurs sous-traitants.

« Pour acheter un véhicule produit en France, il va falloir acheter du Toyota », grince, amère, Sophie Binet. Le constructeur automobile japonais continue, lui, de produire en France et gagne de l’argent, ce qui tend à prouver qu’il n’y a pas de fatalité à la désindustrialisation. Encore faut-il en avoir l’ambition.

Effet domino

Ces abandons industriels se sont accompagnés d’une destruction considérable du capital humain, rarement prise en compte. Des savoir-faire, des compétences, accumulés parfois depuis des décennies, ont été liquidés dans l’indifférence générale. Entre 1974 et 2023, le nombre d’emplois dans l’industrie est tombé de 5,5 millions à 3,2 millions. « Les nouvelles technologies, la hausse de la productivité ont conduit à la suppression d’une partie des emplois industriels. Mais d’une partie seulement », explique Vincent Vicard.

Les politiques publiques mises en œuvre ces dernières années ont juste permis de stabiliser le nombre d’emplois industriels. Mais une nouvelle hémorragie se profile. Selon les estimations de la CGT, plus de 70 586 emplois sont directement menacés. Auxquels il faut ajouter la menace sur les emplois indirects, qui pourraient aller de 54 664 à 129 744 postes, selon ses hypothèses.

L’effet domino risque de jouer à plein. Au-delà de la fermeture d’un site, de la suppression d’emplois, tout le tissu économique environnant, des clients aux fournisseurs, en passant par les prestataires de services sont menacés. Car, même réduite, l’industrie reste l’un des principaux vecteurs de la création d’emploi à haute valeur ajoutée – recherche et innovation, cabinets d’ingénierie, informatique, gestion des données, cybersécurité, financement et même avocats d’affaires –, devenus indispensables à l’économie. Lorsqu’un site industriel disparaît, ils disparaissent aussi, si la dynamique territoriale n’est pas suffisante pour permettre leur maintien.

En termes de compétences, de savoir-faire, la France offre beaucoup moins que les pays voisins en concurrence.

Trente ans ou quarante ans après, des territoires entiers dans le Nord, les Vosges, le Centre ou ailleurs portent encore les stigmates de la disparition de leurs usines textiles, minières, métallurgiques, de chaussures ou d’électroménager. Peu d’activités sont parvenues à prendre le relais.

Les gouvernements successifs n’ont guère tiré de leçons de ces expériences amères. Ne jurant que par la politique de l’offre, toutes leurs initiatives menées pour tenter d’attirer des investisseurs, de nouveaux sites industriels, reposent sur les mêmes ingrédients. L’attractivité se décline sous le seul angle d’une compétitivité par l’abaissement du coût du travail en négligeant tous les autres paramètres.

Plus de 26,8 milliards d’euros ont été dispensés par an depuis 2020 en allégements fiscaux et sociaux et en subventions, distribués sans contrepartie ni contrôle, selon la Cour des comptes. Pour un résultat des plus médiocres, de l’avis même de l’institution. « Les projets en France comportent moins de créations de site qu’en Allemagne et au Royaume-Uni », note-t-elle dans son dernier rapport sur la politique industrielle publiée fin novembre.

Absence de dynamique

Le constat n’est guère étonnant. Ces dernières années, une véritable bataille s’est engagée entre les pays, notamment en Europe, afin d’attirer de nouvelles industries, de rattraper les retards accumulés dans les nouvelles technologies (semi-conducteurs, intelligence artificielle, médicaments, gigafactories). Les grands groupes font monter les enchères autant qu’ils le peuvent, essayant de décrocher les conditions les plus favorables en termes de subventions, exemptions par rapport au fisc, au droit du travail, au droit de l’environnement et autres.

Dans ces bagarres, la France est le plus souvent perdante. Non pas parce qu’elle offre moins d’argent public, ou moins d’exemptions. Mais parce que l’attractivité se mesure bien au-delà du coût du travail. Elle englobe une série de facteurs que les politiques industrielles n’ont cessé de négliger. En termes de compétences, de savoir-faire, de dynamique industrielle, la France offre beaucoup moins que les pays voisins en concurrence. 

Les grandes plateformes industrielles, offrant débouchés, filières, réservoir de main-d’œuvre formée, universités, centres de recherche, sont de moins en moins nombreuses. Les dépenses de recherche et développement, d’innovation ont été déléguées, au nom de la bonne gestion, au privé. En dépit de l’explosion du crédit d’impôt recherche (plus de 7 milliards d’euros en 2023), la recherche française ne cesse de reculer. Les écoles de commerce ont été privilégiées aux formations d’ingénieurs.

Et pour faire bonne mesure, les pouvoirs publics, au nom de la bonne gestion, ont supprimé nombre de services publics – tribunaux, perceptions, gares, puis hôpitaux, postes et maintenant écoles –, dégradant un peu plus l’attractivité des territoires les moins bien lotis, accélérant l’exode des emplois plus qualifiés vers les grands centres.

Si aucune politique d’envergure ne vient arrêter la destruction industrielle en cours et corriger les excès passés, cette désertification économique risque de s’accélérer, accentuant le sentiment d’abandon de nombreux habitants sur tout le territoire. Elle risque aussi de condamner l’économie française à une stagnation, n’étant plus capable de créer que des emplois de troisième zone, précarisés et mal payés.


 


 

Dumping, libre-échange, dividendes à gogo et soutien inconditionnel de l'État : enquête sur
les vrais fossoyeurs de l’industrie

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

Chimie, automobile, construction… L’ensemble du secteur industriel subit de plein fouet une vague de suppressions de postes d’une ampleur inédite. Aux origines de cette saignée, plusieurs décennies de choix économiques funestes. Ce 12 décembre, la CGT appelle à une journée de mobilisation contre cette casse sociale, l’occasion de se pencher sur les responsables de ce carnage qui ne doit rien au hasard.

La France serait-elle en train de réaliser, sans le savoir, la prophétie de Serge Tchuruk ? En juin 2001, celui qui était alors le PDG d’Alcatel (télécommunications) accordait un entretien au Wall Street Journal, dans lequel il annonçait fièrement son intention de transformer son groupe en « entreprises sans usines ». En anglais, pour faire plus chic, on disait alors « fabless ». Selon ce concept, l’avenir de l’industrie reposait sur une forme d’effacement contrôlé, où les directions d’entreprise externaliseraient l’ensemble de leurs sites de production pour se concentrer sur la seule fonction de recherche et développement (R & D), jugée plus rentable.

On connaît le résultat : en quelques années de restructurations sauvages, les effectifs d’Alcatel fondent de moitié, passant de plus de 100 000 à moins de 58 000, tandis que le groupe se débarrasse des trois quarts de ses usines. Plus personne n’oserait aujourd’hui reprendre à son compte l’antienne mortifère de Tchuruk. Pourtant, les chiffres semblent coller à cette idée d’une « France sans usines » : à l’époque où le PDG formulait son souhait, 4,1 millions de personnes travaillaient en France dans un établissement industriel. Au premier trimestre 2024, ce chiffre a chuté à 3,3 millions, soit 800 000 travailleurs en moins.

Et même si Emmanuel Macron a pu se vanter, pendant un temps, d’avoir ralenti l’hémorragie, cette dernière semble se poursuivre : chaque jour ou presque, les annonces de restructurations se multiplient dans le secteur industriel, de Michelin à Valeo en passant par ArcelorMittal ou Vencorex. Dénonçant une « vague de désindustrialisation historique », la CGT appelle à une journée de mobilisation nationale ce 12 décembre, en faveur de l’emploi et l’industrie.

L’hypocrisie coupable des « champions » du CAC 40

Les responsables du désastre sont nombreux. Même s’ils se présentent en victimes impuissantes d’une conjoncture dégradée, les grands groupes ont joué et continue à jouer un rôle non négligeable dans la saignée industrielle. Combien mettent à profit les difficultés économiques (réelles) du moment pour justifier des plans de restructuration prévus de longue date ? En examinant les comptes de certaines multinationales, on s’interroge sur l’urgence à réduire la voilure.

L’équipementier automobile Valeo, par exemple, s’apprête à supprimer un millier d’emplois en France, après avoir publié des résultats pourtant peu alarmants : au premier semestre, il a dégagé une marge opérationnelle de 445 millions d’euros, en hausse de 23 %, pour un chiffre d’affaires de 11,1 milliards d’euros (- 1 %) et un résultat net de 141 millions d’euros (+ 18 %).

De son côté, Michelin (1 250 suppressions de postes annoncées) accuse une légère baisse de ses ventes de 3,4 % sur les neuf premiers mois de l’année, mais s’apprête néanmoins à verser à ses actionnaires 1,4 milliard d’euros en dividendes et rachats d’actions. Cela n’empêche pas la direction de s’inquiéter publiquement des effets de la concurrence asiatique, pour mieux justifier la saignée annoncée.

Pourtant, un certain nombre de directions qui se plaignent aujourd’hui des ravages de la concurrence internationale oublient de dire que, pendant des années, elles ont organisé cette concurrence à leur profit. L’économiste Vincent Vicard a montré que la dégradation du déficit commercial français dès le début des années 2000 doit beaucoup à la stratégie des multinationales tricolores, qui n’ont pas hésité à déplacer à l’étranger des pans entiers de leur production. Elles emploient aujourd’hui 6,1 millions de personnes à l’étranger, soit beaucoup plus que leurs homologues allemandes ou japonaises.

À ce jeu, les constructeurs automobiles décrochent la palme. « Au début des années 2000, Renault puis Peugeot ont commencé à délocaliser dans des marchés proches de leur marché domestique pour réexporter vers la France, affirme Vincent Vicard. Au niveau macroéconomique, cela explique le tiers de la différence de solde commercial entre l’Allemagne et la France sur la dernière décennie : les Allemands, eux, ont beaucoup moins délocalisé. » Entendre aujourd’hui Carlos Tavares, ex-patron de Stellantis, se plaindre de la concurrence chinoise ne manque pas de sel…

Le choix fait par le pouvoir politique de soutenir contre vents et marées les « fleurons » du CAC 40 se retourne contre notre appareil productif. « On a en France de grands groupes très internationalisés en matière de capitaux et de gouvernance, très éloignés de fait de leur territoire d’origine, rappelle la géographe Anaïs Voy-Gillis. Leur internationalisation ne s’est pas faite au profit du tissu industriel français mais plutôt à son détriment. Les gouvernements successifs les ont largement soutenus, ce qui doit nous interroger aujourd’hui. »

Au cours des dernières semaines, les syndicats et les responsables politiques de gauche ont exigé des comptes des grandes entreprises qui suppriment des postes, en rappelant qu’elles avaient été abreuvées d’aides publiques. À titre d’exemple, Valeo a perçu, selon nos informations, 76 millions d’euros d’argent public l’année dernière, dont 51,5 millions sous forme de crédit impôt recherche (CIR), 21,7 millions sous forme de subventions diverses et 2,8 millions de chômage partiel.

Un pouvoir politique qui dépense sans compter

Cette manne a été déversée sans grande contrepartie par les gouvernements qui se succèdent depuis deux décennies. Un rapport de la Cour comptes paru récemment souligne que, en moyenne, l’industrie a bénéficié de 17 milliards d’euros d’argent public tous les ans, entre 2012 et 2019. Entre 2020 et 2022, l’enveloppe a grimpé à 26,8 milliards !

Les pouvoirs en place ont empilé les dispositifs de soutien, à l’instar du programme « France 2030 » lancé en grande pompe sous Emmanuel Macron : ce plan, qui visait à injecter près de 30 milliards d’euros pour soutenir des secteurs « innovants » (hydrogène, avion bas carbone, biomédicaments, start-up industrielles…), « n’évite pas le risque de saupoudrage », note pudiquement la Cour des comptes. Plus généralement, la Cour estime que « le bilan des plans de soutien à la réindustrialisation ou à la numérisation de l’industrie qui se sont succédé est peu concluant en raison de leur ciblage insuffisant et du choix d’instruments peu efficaces ».

« Le problème de fond, c’est que la politique mise en place au cours des dernières années s’est limitée à une logique de compétitivité-prix, complète l’économiste Nadine Levratto. On a accordé beaucoup d’argent aux entreprises sous forme d’exonérations de cotisations sociales ou de baisses d’impôts, mais cela ne suffit pas à faire une politique industrielle. » La chercheuse ne mâche pas ses mots en évoquant certains dispositifs, comme le CIR, qui permet aux entreprises de déduire une partie de leurs dépenses de recherche et développement (R & D) de leur impôt sur les sociétés.

Coût pour nos finances publiques : 7,7 milliards d’euros par an. « Pour de nombreux grands groupes, il y a un effet d’aubaine évident, note l’économiste. Le CIR est supposé augmenter les dépenses de R & D mais il n’a pas réussi à améliorer la position de la France sur deux indicateurs clés : le nombre de chercheurs et ingénieurs employés par les entreprises et le nombre de brevets déposés. »

Plus largement, la politique française pèche par une vision erronée de l’industrie, selon l’économiste Gabriel Colletis, qui recense au moins deux problèmes fondamentaux : « D’abord, on continue de considérer l’industrie comme une somme d’entreprises individuelles (l’automobile se réduit à Stellantis et Renault, la sidérurgie à ArcelorMittal, etc.), alors qu’il faudrait raisonner en termes de système productif. Ensuite, il y a toujours cette perception selon laquelle le travail serait un « coût » à diminuer : c’est oublier que les baisses de fiscalité augmentent le taux de profit des groupes mais pas leur compétitivité. »

Les ayatollahs du libre-échange

L’industrie française n’est pas la seule à s’enfoncer dans la crise : le tableau est au moins aussi sinistre en Allemagne, avec une vague de suppressions de postes sans précédents, frappant Volkswagen, Thyssenkrupp ou Bosch. Ce n’est pas un hasard : depuis des décennies, le « modèle » industriel allemand a fait le choix de tout miser sur ses exportations, en limitant sa demande intérieure par un écrasement des « coûts » salariaux. Mais cette dépendance à la demande extérieure se révèle dévastatrice quand deux des principaux pays importateurs – la Chine et les États-Unis – font le choix de refermer la porte.

« L’Allemagne en particulier et l’Union européenne en général vivent une crise de modèle, assure l’économiste David Cayla. L’UE a été animée pendant des années par la volonté de dégager des débouchés commerciaux à l’extérieur, mais l’horizon se referme désormais. Les États-Unis ont adopté une politique protectionniste, ce qui veut dire qu’il faut disposer d’unités de production directement sur le sol américain pour ne pas subir les droits de douane. Quant à la Chine, elle fait le choix de se recentrer sur sa propre économie, car elle se retrouve en situation de surproduction, après des années d’investissements publics massifs. »

« L’Union européenne est ouverte aux quatre vents, confirme Anaïs Voy-Gillis. On commence seulement à évoquer la nécessité d’augmenter les droits de douane, pour rééquilibrer les relations avec la Chine. Le schéma européen fonctionnait tant que les Chinois produisaient des produits à bas coût et faible valeur ajoutée. Mais on n’avait pas anticipé la rapidité avec laquelle ils ont réussi à monter en gamme. C’est le cas par exemple sur le véhicule électrique. »

C’est aussi le cas dans la chimie. Depuis plusieurs mois, des multinationales chinoises inondent le continent européen de produits à des tarifs défiant toute concurrence, au point que le lobby du secteur a fini par s’en émouvoir. Sur le terrain, les salariés du secteur expérimentent les ravages du libre-échange.

Laminée (entre autres) par le dumping social, l’entreprise Vencorex (produits chimiques pour l’industrie), dans l’Isère, se retrouve en redressement judiciaire. 400 salariés craignent pour leur emploi.  « Toute l’activité en aval de l’usine serait touchée, alerte Séverine Dejoux, élue CGT. L’onde de choc s’étendrait sur tout le sud grenoblois et la vallée de la chimie, depuis Lyon jusqu’à la plateforme chimique du Roussillon. Soit au total 6 000 emplois menacés. » Un carnage.

    mise en ligne le 15 décembre 2024

Santé : la nécessité d’une
rupture avec le marché

Christophe Prudhomme sur www.humanite.fr

La question actuelle n’est pas de savoir qui sera premier ministre mais quel sera le programme. Les négociations de couloir ne sont pas à la hauteur des enjeux et de l’urgence. Notre système de santé est malade de quarante années de renoncements face aux assauts du néolibéralisme, renforcés par les sept années de pouvoir d’Emmanuel Macron, promoteur d’une politique de financiarisation de notre système de santé. Nous sommes aujourd’hui à un tournant face à la dégradation de notre système de protection sociale. Pour ceux qui continuent à croire aux vertus du marché dans ce secteur, les exemples des Ehpad avec Orpea et des crèches avec People&Baby devraient les faire réfléchir.

La santé et le social sont antinomiques avec le marché et doivent s’appuyer sur les valeurs de solidarité, d’égalité et d’humanisme qui prévalent si nous nous considérons comme une société évoluée. Le modèle opposé, en vigueur aux États-Unis, s’installe insidieusement en France et dans un grand nombre de pays européens. C’est celui d’un service marchand fonctionnant avec des prestataires et assurances privés.

Nous en connaissons, là aussi, le résultat, avec un système très inégalitaire et des indicateurs de santé publique qui tutoient ceux de pays qui étaient encore hier considérés comme en voie de développement. Pour ceux qui espèrent un avenir meilleur, le choix ne peut être qu’une véritable politique de rupture qui s’appuie sur deux piliers : le service public et un financement intégral par la solidarité via la Sécurité sociale.

Rupture, car il s’agit de ne plus parler de plans d’économies pour la Sécurité sociale, mais de recettes supplémentaires qui sont à portée de main en reprenant les différents amendements votés lors du débat sur le PLFSS. Rupture, car il s’agit d’aller rapidement vers une extinction des assurances complémentaires pour basculer vers des cotisations collectées par la seule Sécurité sociale, qui deviendra le payeur unique des prestations.

Rupture, avec une réorganisation de la médecine de ville autour de centres de santé avec des médecins salariés. Rupture, avec un système hospitalier offrant un service de proximité intégré avec la médecine de ville, les Ehpad et le médico-social. Rupture, avec une recherche publique sortant des griffes de l’industrie pharmaceutique. Rupture, avec un pôle public du médicament et des produits de santé permettant d’en finir avec les brevets, les pénuries et les prix exorbitants des nouveaux produits. Rupture, car il s’agit d’appliquer un programme s’appuyant sur celui du Nouveau Front Populaire mais en l’améliorant, car il ne s’agit plus de mettre des pansements mais bien d’effectuer une véritable opération de transformation radicale pour sauver le malade.


 


 

« Les pouvoirs publics ont longtemps favorisé la financiarisation
de la médecine libérale »

Caroline Coq-Chodorge et Manuel Magrez sur www.mediapart.fr

Des fonds d’investissement mettent peu à peu la main sur les spécialités médicales libérales les plus lucratives : d’abord la biologie dès les années 2000, aujourd’hui la radiologie. Et pour cause : les pouvoirs publics ont longtemps laissé faire, explique le sociologue Antoine Leymarie.

Antoine Leymarie est sociologue, doctorant au Centre de sociologie des organisations de Sciences Po. Ses recherches portent sur la financiarisation de la biologie médicale, de la radiologie et de l’anatomopathologie (l’analyse des tumeurs). Il met au jour le long laisser-faire des autorités : en se jouant des lois, les groupes financiers ont déjà mis la main sur 80 % de la biologie et 20 % de la radiologie libérales.

Première profession financiarisée, la biologie en a pâti : les salaires des médecins dans les laboratoires d’analyses privés ont été divisés par deux et l’attractivité de la profession a chuté. Cette expérience est un épouvantail pour les autres professions approchées à leur tour. La radiologie tente aujourd'hui de résister à cette lame de fond. Mais les pouvoirs publics ne se sont saisis du sujet que très récemment. Et l’exclusion des financiers du champ de la santé n’est pas à l’ordre du jour.

 

Mediapart : Pourquoi la biologie médicale et, aujourd’hui, la radiologie attirent-elles les fonds d’investissement ?

Antoine Leymarie : La biologie et la radiologie sont deux spécialités qui se ressemblent : elles exigent beaucoup d’investissements dans des machines, beaucoup de personnel pour gérer la partie technique, la part du libéral y est forte (autour de 70 %) et elles sont des spécialités de diagnostic. Ce sont également deux professions qui sont historiquement lucratives, dans la mesure où les volumes d’analyses biologiques et d’imagerie médicale sont en augmentation continue et parce que les progrès technologiques permettent des économies d’échelle importantes. Si les tarifs baissent régulièrement pour compenser la hausse des volumes, les deux spécialités restent attractives.

Qui sont ces acteurs financiers ?

Antoine Leymarie : Ce sont des fonds d’investissement spécialisés dans l’achat et la revente d’entreprises. Ce qui les intéresse, c’est le différentiel entre le prix d’achat et le prix de revente d’une entreprise. Ils prennent le contrôle de groupes de biologie avec le minimum de fonds propre et le maximum d’endettement. Ils cherchent à développer et à rationaliser l’entité acquise pour rembourser la dette et ainsi valoriser financièrement l’entreprise pour la revendre à horizon de quatre, cinq ans, en faisant une plus-value. En biologie, les stratégies de rationalisation ont principalement porté sur la centralisation des activités d’analyses sur des plateaux techniques, sur le personnel, etc. La multiplication importante des grèves des techniciennes de laboratoires ces dernières années est un indicateur des tensions que peuvent engendrer ces stratégies de rationalisation économique.

Quand a débuté ce processus de financiarisation ?

Antoine Leymarie : La biologie a été la première spécialité médicale en France à être concernée par le phénomène au début des années 2000. Des groupes, adossés à des fonds, ont proposé aux biologistes des offres d’achat trois à quatre fois supérieures aux prix conventionnels. Plutôt que de pointer du doigt les médecins qui ont vendu, la question est : qu’ont fait les pouvoirs publics ?

Aujourd’hui, près de 80 % des laboratoires de biologie sont détenus directement par six groupes, quand ce chiffre était autour de 15 % en 2010.

Pendant presque vingt ans, les gouvernements successifs ont ignoré la question de la financiarisation. Pourtant, des montages juridiques complexes, qui ont permis à des investisseurs non biologistes de prendre le contrôle des laboratoires, étaient contraires à l’esprit de la loi en vigueur. Aujourd’hui, l’intérêt des pouvoirs publics pour ces enjeux est réel, mais tardif.

Une loi de 1975 garantissait pourtant l’indépendance des biologistes « contre les investissements que seraient tentés de faire dans les laboratoires les grands groupes bancaires ou financiers ».

Antoine Leymarie : Oui, mais en 1990, une loi est venue compléter le cadre juridique des professions libérales par la création des sociétés d’exercice libéral (SEL) : une forme juridique plus souple pour s’associer et plus intéressante fiscalement. Mais la majorité du capital (75 % minimum) doit rester entre les mains des biologistes exerçant. En 2001, la loi est encore modifiée : elle permet aux SEL d’exploiter un nombre illimité de laboratoires, contre cinq maximum auparavant. Des groupes adossés à des fonds d’investissement en profitent.

La profession des biologistes réagit alors par des manifestations, des tribunes médiatiques... Mais l’ordre des pharmaciens perd devant la Commission européenne un procès intenté par un groupe du secteur (Labco, racheté depuis par Synlab). Il est jugé coupable d’avoir cherché à enfreindre le développement de Labco, donc d’avoir imposé des restrictions à la concurrence.

Puis, en 2010, est autorisée la centralisation des automates sur de grands plateaux techniques. Est également imposée une procédure d’accréditation lourde et coûteuse… Les labos sont donc fortement incités à se regrouper et deviennent des cibles idéales. Une génération de biologistes, proches de la retraite, vend largement ses actions aux groupes financiers.

Comment les fonds d’investissement sont-ils parvenus à prendre le contrôle des laboratoires de biologie, alors que les médecins exerçant doivent détenir au minimum 75 % du capital ?

Antoine Leymarie : En 2013, une loi sur la biologie avait pour objectif de lutter contre la financiarisation. En réalité, elle a largement accéléré le phénomène et, aujourd’hui, près de 80 % des laboratoires de biologie sont détenus directement par six groupes, quand ce chiffre était autour de 15 % en 2010. Pourquoi ?

Les montages juridiques des groupes ont permis de rentrer dans les clous de la légalité tout en « jouant » avec les règles : dans les statuts des sociétés d’exercice libéral, il est souvent précisé que les décisions importantes (investissement, fusions…) doivent être prises après consultation d’un comité stratégique ou d’une autre entité ad hoc, où les actionnaires financiers sont majoritaires. Ils sont aussi détenteurs de la très large majorité des actions « de préférence », distinctes des actions « ordinaires », qui accordent les droits financiers. Ces montages permettent à la holding de capter les profits et d’avoir le pouvoir décisionnel. Les médecins exerçant conservent la majorité du capital et des droits de vote, mais seulement « sur le papier ».

Pour la biologie, les jeux sont faits, il n’y aura pas de retour en arrière.

Les pouvoirs publics ont d’abord vu d’un bon œil cette concentration du secteur : l’assurance-maladie a pu faire baisser les tarifs, faire des économies. Mais elle fait face à des difficultés depuis quelques années : au moment des négociations tarifaires, les directions des groupes ont organisé des grèves, mettant à l’arrêt plus de 80 % des laboratoires, à trois reprises depuis 2019. Les agences régionales de santé ont dû procéder à des réquisitions. Le rapport de force s’est donc durci. L’ordonnance parue en 2023, qui ambitionnait notamment de supprimer les actions de préférence, a été l’objet d’un lobbying important, payant : cette mesure a été supprimée du projet.

Cette financiarisation a-t-elle profité, d’une manière ou d’une autre, aux biologistes ?

Antoine Leymarie : Leurs revenus ont été divisés par deux en l’espace de quinze ans, bien qu’ils restent toujours confortables. L’attractivité de la profession à l’égard des jeunes a chuté : au classement à l’entrée de l’internat de médecine [quand les étudiants choisissent leur spécialité – ndlr], la biologie s’est effondrée, elle est parmi les trois dernières choisies par les futurs médecins.

À l’origine de cette désaffection, il y a également le statut : 81 % des biologistes libéraux travaillent en tant que travailleurs non salariés, ils n’ont pas droit aux indemnités de licenciement, à l’assurance-chômage, et ne relèvent pas du Code du travail. C’est pourquoi les jeunes biologistes aspirent désormais à devenir salariés au sein de ces groupes.

Aujourd’hui, c’est le tour de la radiologie : suit-elle le même chemin ?

Antoine Leymarie : Le principe de consolidation, de mutualisation, de recours aux fonds, est le même. Mais la radiologie n’est pas « industrialisable » comme l’était la biologie. Pour le dire simplement, faire passer un scanner à un patient n’est pas une activité « rationalisable » comme celle d’analyser des tubes de sang qu’on peut centraliser sur des plateaux techniques. Le recours à la téléradiologie permet en revanche bien une « délocalisation » du diagnostic et des économies d’échelle.

Une partie de la profession oppose une résistance importante à la financiarisation, menée par les organisations professionnelles : le syndicat des radiologues libéraux (FNMR), les jeunes radiologues (Corail), l’ordre des médecins sont unis sur ce sujet. Le « précédent » des biologistes médicaux est souvent cité comme figure « épouvantail ».

Les pouvoirs publics ont aussi évolué sur ce sujet. L’assurance-maladie a consacré un rapport au sujet en juillet 2023, le Sénat en octobre 2024. Un bureau dédié à la financiarisation a été créé au sein du ministère de la santé. Cela témoigne d’une volonté des pouvoirs publics de diagnostiquer les effets de la financiarisation et de proposer de nouvelles régulations. D’autant que d’autres professions médicales sont concernées : anatomopathologistes, pharmaciens, radiothérapeutes, etc.

Ce mouvement de financiarisation peut-il être freiné ?

Antoine Leymarie : Pour ce qui est de la biologie, les jeux sont faits, il n’y aura pas de retour en arrière. Mais les pouvoirs publics réfléchissent à de nouvelles régulations de l’offre de soins et de l’activité des groupes, pour éviter par exemple les situations excessivement monopolistiques et contraindre les groupes à remplir leurs missions pour couvrir équitablement les territoires.

Pour la radiologie, le secteur est à un moment crucial : les différents acteurs, pro- et antifinanciarisation, se regardent dans le blanc des yeux. Le rapport de force est en cours. Les pouvoirs politiques ont jusqu’ici favorisé la financiarisation de la biologie. Ce sont encore eux qui auront le dernier mot.

    mise en ligne le 14 décembre 2024

Derrière la crise politique,
une convulsion capitaliste

Jean-Marie Harribey sur https://blogs.mediapart.fr/j

Les commentaires principaux émis pour caractériser la situation politique de la France depuis la dissolution de l’Assemblée nationale il y a bientôt six mois, et tout particulièrement depuis trois mois et la nomination de Michel Barnier à la tête du gouvernement facilitent-ils la compréhension des choses ou en obscurcissent-ils le sens ?

Les commentaires principaux émis pour caractériser la situation politique de la France depuis la dissolution de l’Assemblée nationale il y a bientôt six mois, et tout particulièrement depuis trois mois et la nomination de Michel Barnier à la tête du gouvernement facilitent-ils la compréhension des choses ou en obscurcissent-ils le sens ? Le nombre de raccourcis et de contre-vérités est trop important pour qu’on les énumère tous. Quelques-uns d’entre eux sont cependant exemplaires de leur caractère en trompe-l’œil. Comment aller un peu au-delà des apparences ?

Une crise politique

Le premier exemple en trompe-l’œil est le refus de confier, ne serait-ce qu’un temps court, le gouvernement au Nouveau Front populaire, vainqueur relatif des élections législatives, au motif que son programme serait d’extrême gauche. Qu’est-ce donc que l’extrême gauche ? Le programme du NFP est sans doute moins à gauche que celui appliqué en 1981 lors de la première année du mandat de François Mitterrand. Pas un commentateur n’a fait remarquer que le NFP ne prévoit aucune nationalisation, pas même de quelque secteur stratégique comme celui des médicaments ayant fait tant défaut pendant la crise sanitaire. Au contraire, des larmes hypocrites sont quotidiennement versées pour regretter la disparition de la social-démocratie prétendument représentée par un parti socialiste ayant conduit celle-ci au social-libéralisme puis carrément au néolibéralisme hollandais, ce qui est assez désobligeant, voire insultant, à l’égard de la social-démocratie historique. Mal nommer un objet ajoute au malheur de ce monde, disait Camus. Le seul programme politique sur la table qui pourrait rappeler aujourd’hui ce que furent des politiques social-démocrates, au temps où la protection sociale, les services publics et la régulation macroéconomique étaient la règle, est précisément celui du NFP, qui, même s’il est audacieux sur le plan de la réforme fiscale, ne dit pas grand-chose de la remise des clés de l’économie entre les mains des travailleurs, clé de voûte d’une transformation profonde des rapports sociaux de production.

Une catastrophe économique est annoncée si un programme différent de l’austérité et de la régression des services publics et de la protection sociale était appliqué. Dans cette optique, la dette publique est un épouvantail ressorti chaque fois qu’un Michel Barnier, promu pourtant Grand Négociateur, refuse de discuter de tout impôt conséquent sur les classes riches, bénéficiaires des diminutions d’impôts qui creusent les déficits publics. Ou bien lorsqu’un Arnaud Rousseau, président de la FNSEA et premier actionnaire du groupe industriel des huiles et protéines végétales Avril, lance les agriculteurs contre l’INRAE ou l’OFB pour fustiger l’accord de libre-échange avec le Mercosur qui représente si bien l’aberration du modèle agricole défendu bec et ongles par lui au mépris de la crise écologique et climatique. Et encore quand un Patrick Martin, président du Medef, préfère voir se réduire la protection sociale plutôt que d’envisager une très légère baisse des allègements de cotisations sociales atteignant entre 70 et 80 milliards d’euros par an, et s’attriste de la désindustrialisation entraînant des milliers d’emplois menacés par des « plans sociaux » en cascade pendant que dividendes et rachats d’actions avoisinent les sommets.

L’aveuglement, la surdité et le déni de la réalité suffisent-ils pour expliquer la situation à laquelle nous sommes confrontés ? En d’autres termes, de quoi ladite crise politique est-elle le nom ou le signe ? La partie visible d’un iceberg ? L’arbre qui cache la forêt ?

Une crise peut en cacher une autre

La productivité du travail ne progresse plus dans le monde, ou si peu qu’elle est insuffisante pour satisfaire les appétits de rentabilité du capital. D’où le renforcement toujours plus poussé de la financiarisation de l’économie mondiale, c’est-à-dire d’un régime d’accumulation croyant pouvoir se dispenser de passer par la case productive réelle. L’accélération de la concentration et de la centralisation des capitaux montre que ce qui compte ce sont la captation des rentes, l’optimisation fiscale et la pure spéculation. Mais cette stratégie n’est pas extensible à l’infini parce qu’elle se heurte des barrières de plus en plus hautes : la crise climatique, la raréfaction des ressources, la dégradation de la biodiversité, et par dessus le marché (si l’on peut dire) des résistances sociales. Tout ce qui compte, disais-je, finit pas compter beaucoup en termes de coûts de production.

Le fléchissement de l’investissement productif, la multiplication des licenciements et des fermetures d’usines, la désindustrialisation sont la conséquence de ce mouvement général. Le capitalisme est installé dans une tendance de croissance économique faible dont l’extrême ralentissement de la progression de la productivité est à la fois cause et conséquence par un effet cumulatif auto-entretenu. Ralentissement de la productivité plus hausse des coûts de production, ça commence à sentir le roussi pour la rentabilité réelle du capital.

La crise déclenchée en 2007 provient très précisément du fait que ce régime d’accumulation développé à partir des années 1980 postulait la valorisation permanente et quasi infinie des actifs financiers qui avaient ainsi de moins en moins d’ancrage réel. Comme le disait Marx, l’anticipation des plus-values financières se heurtait à la limite de la production-extorsion de la plus-value produite par la force de travail. Plus le capital financier grossissait, plus son caractère fictif devenait alors visible. L’éclatement de la crise financière anéantit le rêve dément de l’auto-engendrement du capital que le cauchemar de la marchandisation du monde ne peut compenser indéfiniment.

Or la crise financière de 2007 n’a eu aucun effet pour infléchir la trajectoire des politiques néolibérales. Le monde d’après-crise fi-nancière est le frère jumeau du monde d’avant. Mais ce n’est pas sans conséquences sur l’aggravation des contradictions auxquelles se heurtent les classes bourgeoises dans le monde, en Europe et bien sûr en France.

Une convulsion du capital et des classes qui le possèdent

Deux cas de figure sont emblématiques des contradictions dans lesquelles s’enferrent les classes bourgeoises tout en enfermant les classes populaires dans une cage d’acier.

Aux États-Unis, Trump s’est fait réélire avec le soutien financier des puissances d’argent états-uniennes, mais celles-ci n’ont aucun intérêt à ce que la politique de fermeture des frontières annoncée par lui soit appliquée. Une bonne partie des profits réalisés par les firmes multinationales américaines est liée aux échanges avec les pays dont les produits seraient frappés de droits de douane élevés ou érigeant eux aussi de tels obstacles. Autrement dit, la mondialisation capitaliste, voulue et organisée par l’élite bourgeoise états-unienne et qui a facilité l’émergence et l’épanouissement d’un concurrent capitaliste majeur comme la Chine, se retourne contre sa classe génitrice[1].

Comment réagit Trump en bon représentant d’une fraction de cette dernière ? D’abord en trouvant un bon bouc émissaire à travers les immigrés. Ensuite, en poussant à son paroxysme le projet libertarien de dérégulation totale de la société. La présence tonitruante d’un Elon Musk et ses gesticulations tout aussi grotesques que celles de Trump ne doivent pas dissimuler la stratégie sous-jacente : transformer les inquiétudes et les difficultés des classes populaires jusqu’au point où les représentations du monde forgent une « culture » aculturelle faite de fake news de plus en plus énormes, laquelle doit avoir pour effet d’anesthésier toute compréhension du monde réel, tout en faisant miroiter une super-conquête de l’espace comme eldorado interstellaire. Le climato-scepticisme n’est pas simplement le déni de la montée inexorable de la température, des tornades, des tsunamis et des inondations, c’est aussi le déni de toute science et le déchaînement de l’hubris, de la démesure.

En France, l’écartèlement entre des intérêts largement contradictoires au sein de la bourgeoisie est également flagrant. Devant le quasi-arrêt de la croissance économique, toutes les branches du patronat qui ont une activité productive sont demandeuses de subventions publiques, d’allègements d’impôts et d’exonérations de cotisations sociales, qui s’élèvent à environ 190 milliards d’euros par an[2]. Mais les branches du capital dont l’activité est soit directement financière (banques, assurances, fonds spéculatifs), soit engagée dans des activités productives internationales (les deux étant aujourd’hui très imbriquées) ne voient pas les choses du même œil. D’une part, elles auraient objectivement moins besoin du soutien public, et, d’autre part, elles exigent maintenant un respect de l’orthodoxie budgétaire en réduisant les dépenses publiques. Le « quoi qu’il en coûte » de la Banque centrale européenne et de l’État est désormais terminé, place à la discipline du marché. Quand on voit à quoi ont mené l’orthodoxie budgétaire la plus rigoureuse de l’Allemagne et la soi-disant excellence de son modèle, on peut craindre le pire.

La crise politique française s’éclaire ainsi d’un nouveau jour. Elle traduit les contradictions d’une classe dominante confrontée à une convulsion de son propre système. Elle refuse tout compromis avec un projet authentiquement réformiste. Elle laisse filer la dégradation des services publics de santé et d’éducation qui craquent de toutes parts. Elle s’apprête à achever la partition de la SNCF pour l’ouvrir totalement à la concurrence. Elle entérine le rétrécissement des ambitions écologiques (en matière de Zéro artificialisation nette, d’agriculture soumise aux pesticides et insecticides, etc.). Et elle affuble du qualificatif de social-démocrates les velléités d’ajustements à la marge des défaillances sociales du système les plus graves, tandis qu’elle laisse prospérer, voire avalise, les idées de préférence nationale de l’extrême droite, la répression et la criminalisation des mouvements sociaux. Le compromis social étant devenu inenvisageable pour la classe bourgeoise, celle-ci n’a plus qu’un moyen à sa disposition pour atténuer ses propres contradictions : unifier ses fractions autour du seul projet réconciliant temporairement leurs intérêts respectifs en faisant payer aux travailleurs la crise capitaliste par un surcroît d’austérité, d’inégalités, de services publics appauvris, de renoncements à la protection sociale et à la protection écologique.

Il n’y a bien sûr pas de cause unique à la montée des pouvoirs dits illibéraux dans le monde et en Europe, ni de déterminisme économique inéluctable. Mais on doit constater la simultanéité de la crise du capitalisme et de la remise en cause des procédures démocratiques, à laquelle s’ajoutent guerres et menaces de guerres. Car il ne s’agit pas d’une crise de la démocratie en elle-même comme on l’entend, c’est une crise du respect de la démocratie, une crise des formes dans lesquelles la démocratie a été organisée et dévoyée. Le non-respect du résultat des élections législatives de juillet 2024 par le président Macron est le pendant light de la tentative de prise d’assaut du Capitole par les troupes de Trump le 6 janvier 2021. Cela n’empêchera pas l’un et l’autre de « communier » aujourd’hui à la belle entente bourgeoise pendant l’inauguration de la cathédrale de Paris restaurée. Avec les plus riches de France, comme de bien entendu… De quoi sceller l’alliance du sabre, du goupillon et du pognon.

Il n’y a pas de complot mondial. Mais il y a une cohérence dans l’invraisemblable accumulation de crises et de dérèglements de tous ordres. Le déni du réel (climat, biodiversité, dégradation du travail…), le déni des droits humains à Gaza et dans toutes les guerres et le déni de la science par les partis et mouvements réactionnaires sont les symptômes d’une convulsion capitaliste qui atteint un caractère anthropologique : tous les équilibres sociaux sont menacés et la manière d’être au monde des humains est chamboulée.


 

[1] Voir Benjamin Bürbaumer, Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation, Paris, La Découverte, 2024.

[2] Dans son rapport de 2022, le Clersé de l’Université de Lille chiffrait à 8,39 % du PIB et 40,65 % du budget de l’État le montant total des aides publiques aux entreprises en 2019. Et on ne parle pas ici des 80 milliards de fraude fiscale en plus.

   mise en ligne le 14 décembre 2024

Nicolas Framont :
« Nous subissons tous
la domination au travail »

Camille Bauer et Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr

Dans Vous ne détestez pas le lundi, le sociologue Nicolas Framont revient sur le rôle essentiel des fonctions managériales dans la machine capitaliste et rappelle les différentes techniques utilisées pour mettre les salariés sous pression. Un système face auquel il appelle à reconstruire une résistance collective.

Rédacteur en chef du magazine Frustration et expert auprès des comités sociaux et économiques (CSE), Nicolas Framont, auteur d’un précédent livre sur la bourgeoisie intitulé Parasites (Les liens qui libèrent, 2023), revient dans son dernier ouvrage, Vous ne détestez pas le lundi1, sur la façon dont le capitalisme a fait du travail un espace d’oppression.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à ce qui se joue au travail ?

Nicolas Framont : Le point de départ, c’est le mal-être au travail. Je me détache de l’aspect psychologisant de cette notion pour rappeler l’oppression systémique liée au travail sous le capitalisme. Le livre fait le lien entre des problèmes quotidiens de souffrance au travail et cette expérience collective de l’aliénation et de la domination capitalistes. Nos expériences au travail sont très diverses, mais, pour autant, nous subissons tous la domination au travail.

Le travail est aussi le lieu privilégié d’actions de résistance. Quand on fait partie de la majorité de la population, sans grande puissance financière, on n’a pas beaucoup de moyens de se faire entendre. Notre offre de travail, c’est un peu notre seul pouvoir.

Si on s’arrête de travailler, ou si on travaille différemment, on peut fortement nuire à la prospérité de la classe dominante. Historiquement, la majeure partie de nos conquêtes sociales ne sont pas venues par les urnes. Elles sont le fruit des luttes au travail.

Comment se fait-il que les luttes soient de plus en plus défensives ? Est-ce lié à un verrouillage hiérarchique ?

Nicolas Framont : Le problème du travail en France n’est pas tant qu’on ait des gentils ou des mauvais chefs, mais le fait que la hiérarchie se sente libre de traiter les gens comme elle l’entend, c’est-à-dire mal. Face à cela, la seule façon de se faire respecter est d’établir un rapport de force. Or, on a de moins en moins de leviers pour cela.

Le taux de syndicalisation en France est très bas, à peu près à 10 %, encore moins dans le secteur privé et parmi les plus jeunes. Cela tient également au fait que les instances officielles de discussion sur le travail sont complètement verrouillées, surtout depuis la suppression des CHCST et leur remplacement par les CSE. Il n’y a donc pas beaucoup de lieux où l’on peut exprimer de la conflictualité, des revendications au travail.

Votre ouvrage met en cause des chefs, complices d’un système toxique…

Nicolas Framont : On ne travaille pas pour soi, mais pour enrichir quelqu’un d’autre. Le rôle des chefs, dans ce contexte, c’est de vérifier que, malgré cela, on va se donner un maximum. C’est encore plus vrai avec la financiarisation du capitalisme. Elle crée des actionnaires de plus en plus voraces, ce qui augmente la violence potentielle de la hiérarchie. En réalité, tout comportement déviant de la part d’un chef correspond à une politique.

C’est pour cela qu’il est important de sortir de la vision bourgeoise de la hiérarchie qui consiste à dire qu’il faut des chefs pour qu’on travaille efficacement. En réalité, s’il faut des chefs, c’est pour nous faire travailler sur quelque chose qui nous répugne. Ils servent à éviter que les salariés ne se rebellent ou ne refusent de faire comme on leur demande.

Souvent, on utilise une série de qualificatifs psychologiques – pervers narcissique, control freak (personnalité contrôlante) – pour décrire ces chefs qui nuisent. Cette violence n’est pas gratuite. Un certain type de chef correspond à un certain type de hiérarchie, qui correspond elle-même à un certain type d’objet et d’organisation du travail. Y voir un trait de caractère ou une psychologie propre à une personne est une erreur.

Le pouvoir et la rémunération du chef sont souvent justifiés par ses responsabilités. Qu’en pensez-vous ?

Nicolas Framont : L’idée que l’entrepreneur prend plus de risques, de responsabilités que les salariés est souvent avancée. C’est un mythe très relayé par notre patron toxique en chef, Emmanuel Macron. En effet, prendre ses responsabilités signifie assumer les conséquences de ses actes. Est-ce le cas des chefs d’entreprise ? Ces trente dernières années, les grands patrons ont détruit l’industrie française.

Pourtant, il n’y a pas eu de lien entre leur rémunération et la qualité de leur gestion. Leurs choix, mauvais ou cyniques, conduisent à des licenciements massifs, qui mettent les employés en difficulté – en particulier les seniors qui ne retrouvent pas de travail. Bruno Le Maire, par exemple, a toujours été présenté comme brillant, avec de lourdes responsabilités.

Pourtant, il a rendu le budget de la France complètement déficitaire en prenant des mesures inefficaces sur le plan macroéconomique, qui se sont soldées pour l’essentiel par des cadeaux pour la bourgeoisie. L’ex-commissaire européen Thierry Breton, quant à lui, a conduit à la faillite plusieurs sociétés, comme Thomson, puis Atos. A-t-il payé les conséquences de ses mauvaises décisions ? Non. Il est passé d’une entreprise à l’autre en étant toujours mieux rémunéré.

Mais alors, qu’est-ce qui justifie les énormes salaires et primes des dirigeants ?

Nicolas Framont : Bien rémunérer le management, c’est faciliter l’allégeance. Pour que les dirigeants fassent le sale boulot, il est nécessaire qu’ils soient intéressés à la réussite financière des actionnaires. C’est pour ça qu’ils sont bien payés. Lors d’un plan de licenciements, il n’est pas rare que ceux qui le mettent en place reçoivent une forte prime.

Cet intérêt conjoint représente les courroies de transmission entre les possédants et ceux qui travaillent. Les chefs jouent un rôle clef dans le capitalisme. On leur fait une promesse de confort matériel et de prestige social en échange de leur loyauté totale envers le système.

Pouvez-vous revenir sur la typologie des différents « chefs » que vous proposez ?

Nicolas Framont : Dans ma typologie, le moins nuisible est le chef d’équipe. Il est le moins distant de ses subordonnés, celui qui a une légitimité par l’expérience. Mais ce modèle appartient un peu au passé. En France, le niveau du diplôme est désormais plus important que l’expérience. Le cas le plus fréquent, c’est le chef bureaucratique qui tire sa légitimité de sa compétence « technique ».

Il ne connaît pas les métiers, s’en vante souvent, mais reste persuadé de tout savoir parce qu’il connaît la science du management. Il fait le nécessaire pour réduire les budgets, rationaliser les coûts, il est le type de chef préféré du capitalisme néolibéral. Le chef tyrannique, lui, est surtout utile en période de crise, quand l’organisation du travail est poussée à son maximum d’exploitation et qu’il faut des dirigeants pour briser les capacités de résistance de leurs subordonnés.

N’existe-t-il pas des chefs aux méthodes moins frontales ?

Nicolas Framont : Il y a le chef de famille. Sa technique, c’est de neutraliser les rapports de pouvoir, l’opposition entre le capital et le travail par un discours laissant croire que l’entreprise est une grande famille. Il réussit à masquer le fait que les revenus comme les bénéfices ne sont pas également répartis et utilise beaucoup le chantage affectif. Ce modèle, un peu ringard, existe pourtant dans beaucoup d’entreprises, y compris des grands groupes.

« Le patron de gauche, lui, profite de l’engagement de ses salariés pour les surexploiter et les culpabiliser s’ils s’en offusquent. »

Le patron de gauche, lui, argumente : « On se bat contre le capitalisme, contre le racisme et vous voulez des week-ends, des heures sup’, un salaire correct ? » Sa méthode, c’est le chantage affectif à la bonne cause pour masquer les rapports de domination.

Il profite de l’engagement de ses salariés pour les surexploiter et les culpabiliser s’ils s’en offusquent. On les retrouve dans les associations, les médias ou les partis politiques de gauche. Mais c’est un modèle tellement inspirant qu’il se diffuse bien au-delà. Je l’ai observé dans une société de matériel médical qui dégageait d’énormes profits, mais utilisait l’argument de sa contribution au bien-être pour mettre les salariés sous pression.

Les milieux artistiques échappent-ils à la tyrannie ?

Nicolas Framont : Le chef « artiste » peut hurler toute la journée sur ses subordonnés. Mais il ne faut pas lui en vouloir parce que c’est le prix de son talent. C’est un schéma encore omniprésent, qui a pris de la visibilité avec la montée de la dénonciation des violences sexistes et sexuelles.

On a découvert que tous ces génies étaient aussi potentiellement des violeurs, des agresseurs, des harceleurs. Mais, pendant longtemps, on a mis ça de côté : dans le milieu de l’art, du spectacle, de la création, il était encore plus nécessaire de masquer l’existence de rapports de pouvoir et de domination.

Que peuvent les salariés face à ces chefs ?

Nicolas Framont : Il est temps qu’il y ait une révolte plus importante. Les syndicats ne sont pas très actifs sur ce thème, d’abord parce que, depuis le début du XXe siècle, ils se sont détournés de la question de l’organisation du travail, de ses conditions, pour se spécialiser plutôt sur les rémunérations et le temps de travail.

Par ailleurs, dans certains endroits, ils jouent plutôt le rôle d’alliés indirects du patronat parce que, finalement, ils sont là pour ramener la discussion dans des instances officielles, où l’on parle en bonne intelligence. Mais, compte tenu du rapport de domination, l’employeur peut très bien balayer les résultats de ces discussions. Alors que, quand il y a un rapport de force, le ton de la discussion change.

La possibilité de révolte n’est-elle pas noyée par l’individualisation des responsabilités ?

Nicolas Framont : Face à la pression, on demande aux salariés de prendre du recul. C’est un peu un appel à se dissocier, avec l’idée que ce qui se passe au travail y reste. Mais séparer est impossible, car notre vie est d’un seul bloc. Le travail – quand bien même on le déteste – nous détermine, fait notre personnalité.

En réalité, cet appel à la dissociation signifie que la responsabilité de la santé au travail passe progressivement des employeurs, qui dans le Code du travail en sont les seuls responsables, aux salariés eux-mêmes

Quels modes de résistance avez-vous identifiés ?

Nicolas Framont : Ce que j’ai documenté, c’est la démission, une forme de résistance qui passe sous les radars. Les syndicats s’y intéressent peu parce qu’elle concerne plutôt les jeunes générations qui sont peu syndiquées et que c’est un mode d’action individuelle qui ne se revendique pas politique. Le plus souvent, on démissionne pour sa survie, sans l’idée de lancer un grand mouvement.

Mais, en même temps, cela concerne énormément de gens et de secteurs. Concrètement, les gens démissionnent, vont dans une autre entreprise, démissionnent encore… Cela produit beaucoup d’instabilité, et le patronat n’aime pas ça. Pour eux, c’est une perte d’argent puisqu’il faut former des gens qui ensuite s’en vont.

La presse patronale n’arrête d’ailleurs pas de s’en désoler et d’y trouver des explications pseudo-générationnelles. La démission est une façon dire : « Ça ne me convient pas, je m’en vais. » Cela s’inscrit en opposition au discours rabâché sur le fait qu’il faut être fidèle à son entreprise.

Tout le monde ne peut pas se permettre de démissionner…

Nicolas Framont : Non, plus on est précaire, plus on est coincé. C’est particulièrement le cas des travailleurs étrangers sans papiers, confrontés à des employeurs qui font du chantage à la carte de séjour, et qui se retrouvent donc en situation de travail esclavagisé.

De même, les réformes de l’assurance-chômage, ou du conditionnement de l’obtention du RSA au travail, sont des mesures gouvernementales qui visent à assigner les gens au travail. La même idée se retrouve derrière la volonté de réformer la rupture conventionnelle de contrat, mise en place par la droite à la demande du patronat, pour faciliter les licenciements. Mais comme des salariés arrivent à l’obtenir pour quitter leur travail, les patrons préfèrent encore la supprimer. Ce qu’ils veulent, c’est une rupture conventionnelle uniquement à l’initiative de l’employeur !

Quelles seraient vos pistes pour rééquilibrer le rapport de force ?

Nicolas Framont : Il faut des organisations collectives pour faire face à la violence patronale. Mais, quand il n’y a pas de syndicats, on peut s’organiser autrement. Il est possible de commencer par des groupes de parole, comme il en existe déjà en ligne, où les gens se racontent les violences au travail auxquelles ils et elles sont confronté.e.s et se conseillent mutuellement. Il faut de nouveaux espaces pour partager cette culture de la résistance et accueillir cette population qui est en rébellion mais ne va pas forcément se syndiquer.

L’idée est de créer ce que j’appelle des comités de libération du travail, c’est-à-dire des petits groupes assez dynamiques où l’on se solidarise pour progressivement construire un rapport de force. Il est important de se rassembler entre salariés de différents secteurs.

Souvent, des problèmes similaires se font jour, masqués par des différences apparentes sur lesquelles s’appuie la classe dominante. En parler est la première étape nécessaire pour prendre conscience qu’il ne s’agit pas d’expériences individuelles. Certes, il y a des statuts différents, mais les expériences se ressemblent sur les questions d’organisation du travail, de hiérarchie.

  1. Vous ne détestez pas le lundi, de Nicolas Framont, Les liens qui libèrent, 306 pages, 20 euros. ↩︎

  mise en ligne le 13 décembre 2024

Mobilisation contre les licenciements : « quel que soit le nom du Premier ministre, il mènera la politique des capitalistes »

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/

Alors que François Bayrou vient d’être nommé Premier ministre ce 13 décembre, plus de 132 actions contre la multiplication des licenciements ont eu lieu la veille, à l’appel de la CGT. Une première étape pour tenter d’imposer un moratoire contre les suppressions de poste.

« Un pas en avant, trois pas en arrière, c’est la politique du gouvernement», scande la foule. « Mais y a pas de gouvernement ! », s’amuse un manifestant. Ce 13 décembre sur les coups de 12h45, Emmanuel Macron a désigné François Bayrou Premier ministre. La nomination du gouvernement suivra. Mais quels que soient les noms des politiciens choisis, le chef de l’Etat n’esquisse pas la moindre volonté de bifurquer de son programme politique.

La veille, dans le froid de l’hiver lillois, les 200 à 300 personnes qui lançaient des slogans en avaient bien conscience. « Le futur Premier ministre mènera exactement la même politique qu’avant : la politique des capitalistes. Nous, les travailleurs, nous avons l’obligation de nous organiser par nous même pour répondre aux licenciements qui se multiplient », anticipait Jean-Paul Delescaut, secrétaire général de l’union départementale CGT du Nord.

Alors, ce 12 décembre 2024, des enseignants, des soignants ou encore des postiers, appelés à la lutte par la CGT, Solidaires et FSU, poursuivaient leur bataille contre l’austérité dans la fonction publique lancée le 5 décembre. Mais leur mobilisation venait en renforcer une autre, plus inhabituelle et prévue de longue date : la lutte contre la multiplication des plans sociaux.

En effet, depuis plusieurs mois, la CGT ne cesse d’alerter sur la saignée industrielle en cours. La liste des plans de licenciement ne cesse de s’allonger : Michelin, ArcelorMittal, Vencorex, Auchan, Euralis, Magnetti Marelli, Solvay Salindres…  Partout en France, des piquets sont montés devant les entreprises, souvent tenus les jours de réunion avec la direction. « On ne pouvait pas regarder le rouleau compresseur nous écraser un par un et rester là à rien faire », affirme Jean-Paul Delescaut..

Licenciements de masse

Il est vrai que les chiffres sont glaçants. La CGT dénombre entre 128 250 et 200 330 emplois menacés ou supprimés depuis septembre 2023. Un mouvement qui s’accélère puisque plus de 120 plans de licenciement ont été comptés sur la période juillet-novembre 2024, dont 89 sur la seule période septembre-novembre.

Les principaux secteurs concernés sont la métallurgie (13 000 emplois directs supprimés ou menacés), le commerce (10 000 emplois directs supprimés) ou encore le secteur public et associatif avec plus de 7 000 emplois supprimés. Pourquoi un tel marasme ? 

« Il n’y a qu’à regarder, dans l’automobile. L’UE annonce la fin de la vente de moteurs thermiques en 2035. C’est demain ! Pourtant, aucun scénario n’est mis en place pour anticiper l’évolution de la filière alors que des centaines de milliers d’emplois sont concernés en France dans la métallurgie, le textile, la chimie, les industries du verre… La raison de ces plans sociaux massifs, c’est qu’on n’a aucune politique nationale pour répondre aux décisions des entreprises, qui ne pensent qu’aux profits de leurs actionnaires », dénonce Sébastien Menesplier, membre du bureau confédéral de la CGT. 

 Une mobilisation pensée d’en haut

C’est de là que née l’idée d’une mobilisation nationale. « Lors d’un au comité confédéral national (CCN) de novembre, nous sommes sortis avec cette date du 12 décembre. C’est une décision clairement prise d’en haut mais néanmoins attendue par les salariés. Si on ne dynamise pas les luttes pour sauvegarder l’emploi alors on sert à quoi ? », retrace Sébastien Menesplier, membre du bureau confédéral de la CGT.  

Ainsi, ce 12 décembre, la CGT a recensé plus de 132 actions sur tout le territoire. Chiffre qui comprend une vingtaine d’assemblées générales de cheminots, également en grève ce jour-là. Des manifestations ont eu lieu devant les entreprises où des emplois sont menacés comme à la Fonderie de Bretagne à Caudan (Morbihan), Valeo/Soluroad à Amiens, Thales Alenia Space à Toulouse. Sud-Industrie était également mobilisé sur son usine Valéo de Saint-Quentin-Fallavier, mise en vente par le groupe. Des rassemblements ont été organisés devant les préfectures et quelques manifestations se sont déroulées en ville, comme à Lille. Au total, 73 départements sont concernés par des mouvements.

Pour autant, on reste loin d’un « décembre rouge », tel que souhaité par la centrale syndicale. De fait, dans la manifestation lilloise, les salariés directement touchés par les plans de licenciement, comme ArcelorMittal à Denain, sont rares à s’être déplacés. Onze salariés d’ArcelorMittal Dunkerque, pour la plupart des élus CGT, ont en revanche fait le déplacement et tiennent la banderole de tête. Leur secrétaire général, Gaëtan Lecocq, s’attend à ce que son groupe, déjà touché par 136 suppressions de poste, réduise encore ses effectifs dans le futur, et prétend bien alerter. « Soit ArcelorMittal investit dans notre usine de Dunkerque pour nous permettre de mettre en place des fours électriques. Soit ils arrêtent la filière à chaud, comme à Florange, et ce sera la catastrophe industrielle. Sans investissement on perdra 50% de nos 3200 emplois, tout notre bassin économique s’écroulera », estime-t-il.

Plus loin dans la manifestation, Mathias, postier sur le centre de tri de Lesquin (59), alerte également sur le plan de licenciement discret, mais néanmoins massif, récemment mis en place à La Poste. « Environ 20 000 intérimaires sont actuellement laissés sur le carreau. On pense que la direction veut encore augmenter ses marges en augmentant la charge de travail et en rognant sur les effectifs », raconte-t-il. 

Le plan de la CGT ?

Pour empêcher l’hémorragie d’emploi, la CGT demande avant tout une mesure d’urgence : un moratoire permettant de mettre un coup d’arrêt à tous les licenciements, dans l’attente de l’organisation d’assises de l’industrie. Dans l’idéal, ces assises donneraient lieu à une grande loi de réindustrialisation prenant en compte des objectifs en termes d’emploi, d’écologie, mais aussi de réduction du libre échange. « Nous travaillons avec des députés du NFP sur cette loi. Mais nous souhaitons aussi revenir sur des lois déjà actées comme la loi Florange », confie Sébastien Menesplier. Cette dernière impose actuellement la recherche d’un repreneur aux entreprises de plus de 1000 salariés, la CGT souhaite abaisser ce seuil à 50 salariés.

« Il faut que l’Etat assume son rôle de pilote dans le processus de réindustrialisation et ne laisse pas les patrons faire. C’est aussi pour cela que nous alertons sur l’argent public inconsidérément versé aux entreprises, sans contrôle, sans contrainte. Ce sont souvent ces mêmes entreprises qui licencient », dénonce le membre du bureau confédéral de la CGT. « On pense qu’il y a aussi de la place pour des nationalisations. En Italie, l’Etat a mis 1 milliard d’euro sur la table pour nationaliser l’ancienne aciérie Ilva », ajoute Gaëtan Lecocq d’ArcelorMittal Dunkerque. 

Sébastien Menesplier ajoute : « Mais pour que nos revendications aboutissent, encore faut-il que le rapport de force soit en notre faveur. Or changer de gouvernement sans cesse, ça ne nous aide pas. Depuis des mois, on avance de trois pas pour reculer de sept… » Quant à se passer de l’Etat pour négocier ? « Ce serait possible si les investisseurs acceptaient de reprendre des usines sans apport d’argent public, or c’est de moins en moins le cas. Et pour ce qui est de la reprise en coopérative par les salariés, nous y sommes favorables mais c’est un processus très long et qui peut prendre 6 à 8 ans pour les reconversions », poursuit Sébastien Menesplier. Pour le cégétiste, une prochaine date de mobilisation contre les suppressions d’emploi pourrait être envisagée d’ici les mois de janvier ou de février.


 


 

« Les ingénieurs vivent le scénario vécu par les ouvriers dans les années 1980 » : chez Agco à Beauvais, 133 licenciements malgré des aides publiques colossales

Léa Darnay sur www.humanite.fr

Les salariés de l’Agco s’organisent contre les plans de licenciements annoncés par la direction. L’équipementier agricole prévoit la suppression de 133 postes sur l’ensemble du site beauvaisien alors qu’il a perçu de faramineuses aides publiques.

« Non aux 103 licenciements » est inscrit sur une banderole à l’entrée du constructeur d’engins agricoles Massey Ferguson. À côté, sur le pont Blaise-Pascal enjambant l’impressionnant site Agco de 54 hectares, des croix funéraires et des silhouettes recouvrent les barrières. Ce mardi 3 décembre, les salariés sont sortis en nombre pour contester le plan social d’ampleur annoncé par la direction du groupe Agco le 7 octobre dernier. « 103 croix symbolisant les 103 licenciements », commente Thierry Aury, conseiller municipal PCF de Beauvais, soutien de la première heure.

Ces décorations sont venues s’ajouter aux croix et palettes disposées par les 30 salariés du week-end de la Gima – équipementier agricole, dont Agco est le principal client et actionnaire – également victimes d’un plan social et économique depuis mai 2024. Au total, ce sont près de 2 000 personnes qui travaillent en cumulé sur ces deux sites appartenant à la multinationale américaine.

« Où est passé l’argent public ? »

Les racines du scandale remontent à 2019. Après avoir racheté la friche Froneri (anciennement Nestlé) pour étendre sa production, le PDG d’Agco commandite la construction d’un pont pour relier ses deux usines alors séparées par l’Avenue Blaise-Pascal. Le tout aux frais du contribuable. Ce ne sont pas moins de 13 millions d’argent public dont 6 millions de l’État qui financent la construction de l’ouvrage. En contrepartie, l’accord était la création d’emplois. Or, moins d’un an après la formidable inauguration le 15 décembre 2023, ce sont deux plans de licenciements annoncés, « sans compter des centaines de fins de contrats d’intérimaires ou de prestataires », insiste Thierry Aury.

Installés depuis mai dans une petite cabane de fortune construite devant le site pour mener la riposte, les salariés de la Gima rejoints petit à petit par leurs collègues de Massey Fergusson se demandent où est passé cet argent public. « Sans doute dans les poches des actionnaires », suppose un salarié en grève. « Ce n’est pas le pont Pascal-Blaise, mais le pont de l’Agco », ironise un autre.

Alors que des bouchons commencent à se former sur l’axe, Laurent Dormard, délégué syndical CGT de la Gima, s’interroge : « Si le pont servait à tous les Beauvaisiens, pourquoi le PDG a prononcé un discours lors de l’inauguration et donné des petits drapeaux avec le logo de l’Agco à tous les salariés pour qu’ils les agitent ? De plus, que les gens traversent une route ou un pont, ça ne change rien pour eux, il y a autant de bouchons qu’avant. En revanche, ils ont subi des travaux et déviations de route éprouvant durant deux ans. » Tandis que des conducteurs klaxonnent pour affirmer leur soutien, le syndicaliste regrette « le manque de reconnaissance consternant de la direction ».

« La promesse n’est certainement pas tenue »

L’incompréhension est totale pour les salariés. Si Thierry Lhotte, président de l’Agco France, assure « avoir créé des emplois » dans « l’Observateur de Beauvais », Laurent Dormard rectifie le tir : « Si on fait la soustraction, on est en déficit. Depuis un an, il se déroule des PSE déguisés : plus de 70 collègues prestataires, certains avec lesquels nous travaillons depuis des années, n’ont pas été renouvelés. Il faut ajouter les centaines d’intérimaires mis à la porte. En prime, les deux PSE annoncés. La promesse n’est certainement pas tenue. »

Thierry Lhotte affirme agir « dans un plan de réorganisation mondial au sein du groupe » visant à supprimer 6 % de son effectif sur l’ensemble de ses sites, sur fond « de crise agricole ». Pourtant, 2022 et 2023 furent des chiffres record pour la multinationale sur le site beauvaisien. « Aujourd’hui, on est revenu à la production de volumes qu’on faisait antérieurement à ces années record, détaille le délégué cégétiste. Néanmoins à l’époque, avec les mêmes volumes, on était autant. »

Une délocalisation dissimulée au profit des actionnaires

Pour les salariés, l’explication est ailleurs. Anthony, ingénieur au bureau d’études et militant CGT, accuse la volonté de « délocalisation dissimulée de la direction ». « Ils utilisent le terme offshoring pour rendre le processus plus acceptable, dénonce-t-il, mais ils nous ont clairement dit qu’un rétroviseur dessiné en Inde était moins cher que le même modèle dessiné en France. » Sur la centaine de postes supprimés annoncés, une grande partie concerne le bureau d’études regroupant environ 200 salariés. « On a le sentiment que les ingénieurs connaissent aujourd’hui le scénario vécu par les ouvriers dans les années 1980 », soupire l’ingénieur avant de dénoncer « la trahison dans le contrat social qui promettait du travail aux bac plus 2 ou 5 ».

La mobilisation et la solidarité sont compliquées au sein des entreprises. Si les 30 salariés du week-end de la Gima sont en grève depuis l’annonce du PSE, le soutien de leurs collègues de la semaine reste infime. Pour cause, « la direction affiche une pression énorme sur nos collègues », explique Laurent Dormard. « Ils les ont menacés avec les augmentations individuelles annuelles », accuse-t-il. Les élus de l’opposition dans l’Oise, menés par Thierry Aury, ont alors adressé une lettre au préfet, dans laquelle ils l’appellent « à ne pas homologuer le PSE de Gima » dans un premier lieu « unanimement rejeté par les délégués du personnel ». Ce plan « est une façon de nous pousser gentiment à la porte, se désole un salarié. Avec vingt-six ans de boîte, ils me proposent le minimum, soit 27 000 euros, c’est inhumain alors que j’ai trois enfants ».

Du côté du bureau d’études, le détail des postes touchés par le plan social reste encore inconnu. « La direction entretient ce flou volontairement, dénonce Anthony, les collègues ont peur d’être par la suite dans le viseur direct du PSE s’ils se mettent en grève. » Un collectif de salariés s’est alors formé pour contrer la décision unilatérale de la direction. Après l’action de décoration « du pont de l’Agco » effectuée le 3 décembre, le directeur a annoncé revoir le nombre de licenciés à la baisse, en passant à 94 licenciements. Toujours « inacceptable » pour les ingénieurs.

« Nous avons en face de nous un patronat décomplexé »

Avec l’aide des grévistes de la Gima, une réunion est organisée à l’union locale CGT de Beauvais, en présence de représentants de la fédération de la métallurgie. Éric Moulin, juriste pour la fédération, épluche le document du plan social, dans une atmosphère aussi froide que la salle dont le chauffage a lâché. Le juriste alerte sur un document « imbuvable et bourré d’incohérences à se demander si cela est fait exprès pour léser les salariés ». Des modalités tellement abstraites qu’elles ne permettent même pas aux salariés de se projeter dans le plan. « C’est comme si tu achetais une maison sans la visiter », ironise un ingénieur.

Frédéric Sanchez, secrétaire générale de la fédération de la métallurgie CGT, insiste auprès des travailleurs pour aller chercher le soutien de leurs collègues de production : « Lorsqu’on supprime et délocalise la recherche et le développement, la production suit généralement très vite le même chemin. » Le cégétiste accuse « un patronat décomplexé », auquel il est impératif « d’imposer un rapport de force construit ». Face « au monologue social de la direction », le collectif s’organise dans l’objectif commun « d’annuler tout simplement ce PSE ».


 


 

Dans le Nord, une vague de licenciements déferle sur le commerce

Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr

Auchan, Leroy Merlin, Chaussexpo... À l’occasion de la journée de mobilisation contre la vague de suppressions d’emplois, Mediapart dresse le portrait de syndicalistes du Nord qui se battent contre les licenciements dans ce secteur particulièrement malmené.

Lille (Nord).– Partout dans le pays, des entreprises ferment, licencient ou remercient leurs salarié·es de différentes manières. Les acronymes qui accompagnent cette casse sociale sont divers. Il y a les « PSE », pour plans de sauvegarde de l’emploi, qui sont en réalité des plans de licenciements, les « RCC », pour ruptures conventionnelles collectives, ou encore la « GEPP », pour gestion des emplois et des parcours professionnels en entreprise, qui permet de pousser les salarié·es hors des effectifs. 

Si le secteur industriel est sur le devant de la scène, avec les fermetures médiatiques des usines de Michelin ou celles d’ArcelorMittal, le secteur du commerce n’est pas en reste. À l’occasion de la journée de mobilisation appelée par la CGT et Sud Solidaires en défense des quelque 300 000 emplois menacés que les syndicats ont recensé, et qui a donné lieu à des manifestations un peu partout en France, Mediapart dresse le portrait de syndicalistes du Nord qui se battent contre ces menaces, dans le secteur du commerce.

Fabien, en pleine négociation du plan de licenciements chez Auchan  

Ces dernières semaines, Fabien Alliata court de réunion en réunion. Délégué syndical CFDT des services centraux France d’Auchan depuis dix-huit ans, il fait actuellement face au plus important plan de licenciements qu’il ait connu depuis son entrée dans le groupe, en 1990. En tout, 2 389 suppressions de postes et la fermeture d’une dizaine de magasins. 

Les jours qui ont suivi l’annonce du plan, des magasins ont été envahis de salarié·es en colère, parfois accompagné·es de clients déçus, comme à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). Selon Sophie Serra, déléguée syndicale centrale CGT à Auchan, récemment invitée sur le plateau de Mediapart, « aucun magasin ne sera épargné, il va y avoir des licenciements partout ».

Et puis il y a la casse sociale moins visible, celle des services centraux. Fabien Alliata est responsable de l’activité informatique au siège social de l’entreprise, qui se situe en banlieue de Lille. Dans les services centraux France, où il exerce, 461 postes sur 2 400 seront supprimés. D’autres emplois sont aussi concernés dans les services centraux internationaux, ainsi que dans le service des achats internationaux. En tout, rien qu’au siège, 784 postes devraient disparaître. « Et encore, ces chiffres ne disent pas tout, souligne le syndicaliste. Par exemple, en informatique, on ne compte pas tous les prestataires externes avec qui on ne travaillera plus. » 

Pour Fabien Alliata, le projet est clair : Auchan souhaite mutualiser les entités qui composent son siège social pour licencier le plus possible. « Ceux qui sont poussés à la porte sont des commerciaux, des cadres, des informaticiens… Les managers de catégorie achat passent de trente à trois. » 

« Depuis le début des années 2000, la situation d’Auchan ne cesse de se dégrader », constate-t-il. Dans la bouche du cadre, les raisons qui ont mené l’entreprise dans cette impasse s’entrechoquent. D’abord, le manque d’anticipation. « Auchan, c’est de gros hypermarchés. Sauf que ce modèle ne fonctionne plus. Les gens ne veulent plus passer des heures dans un très grand magasin bruyant. Et ça, Auchan a trop tardé à le comprendre. »

Ensuite, l’instabilité : « On a eu des changements de direction tous les deux-trois ans. Un canard sans tête qui court dans tous les sens. » Au premier semestre 2024, l’entreprise a accusé une perte de un milliard d’euros, provoquée par une chute de 5 % de ses ventes, au profit de ses concurrents à bas pris, comme Lidl, Aldi, Leclerc et Intermarché.

Plutôt que de regarder dans le rétroviseur, le militant CFDT tente de se tourner vers le futur de l’entreprise… et surtout de sauver les meubles. « Nous sommes en pleine négociation sur les mesures d’accompagnement. On réclame des reclassements dans le reste de la galaxie Mulliez, mais eux nous assurent que ce n’est pas un groupe. C’est vrai au niveau juridique, mais à la fin les actionnaires sont les mêmes : la famille Mulliez. »

« Ils pourraient tout à fait décider de reclasser certains licenciés d’Auchan dans d’autres structures qui leur appartiennent », maintient le syndicaliste. D’autant plus que cela a déjà été fait dans le passé. Et qu’une autre enseigne phare des Mulliez, Decathlon, a annoncé faire remonter à la holding familiale plus de un milliard de dividendes rien que sur l’année 2024. 

Imane, Geoffrey et Julien, militants CGT de Leroy Merlin 

Leroy Merlin, comme Weldom, Saint Maclou ou encore Bricocenter, appartiennent au groupe Adeo, qui fait aussi partie de la galaxie Mulliez. Pour 2023, le groupe a annoncé un bénéfice total de 1,143 milliard d’euros, dont un quart provenait de l’activité du groupe en Russie. Leroy Merlin a fini par se retirer du pays. Malgré cela, l’enseigne phare des Mulliez continue de faire progresser son chiffre d’affaires, de 1,3 % en 2023 pour atteindre 9,8 milliards. Cela ne l’a pas empêchée de réduire la masse salariale. 

Au siège de Leroy Merlin, à Lezennes, dans la banlieue de Lille, c’est environ 225 salarié·es qui sont poussé·es vers la sortie, dans le cadre d’une rupture conventionnelle collective. Nos nombreuses tentatives pour échanger avec des employé·es du siège se sont toutes heurtées à un mur du silence.

« C’est l’omerta totale dans notre entreprise. S’exprimer, quand il s’agit de remettre en cause les choix de l’entreprise, peut coûter cher », lâche Julien Gourguechon, conseiller de vente en peinture dans un magasin d’Amiens. S’il plante le décor ainsi, c’est parce qu’il est protégé par son mandat syndical, celui de responsable syndical central (CGT) de l’entreprise. 

Pour Imane Haddach, déléguée syndicale centrale CGT de l’enseigne, les négociations autour de cette rupture conventionnelle collective se sont faites dans la précipitation : « On nous a annoncé la nouvelle en juin. La négociation s’est menée en période estivale, très rapidement et directement avec les élus du siège, sans consulter les organisations représentatives au niveau national. » 

Selon elle, la volonté de la direction est de réduire au maximum la masse salariale. Et par tous les moyens. Au-delà de la RCC du siège, un accord de GEPP a été proposé aux comptables des magasins. « Leur métier a disparu puisqu’il a été centralisé au siège, poursuit-elle. En tout, cela concernait 190 personnes sur l’année 2024. Quelques-unes ont été reclassées, soit au siège, soit dans la logistique, le commerce ou derrière les caisses. Mais la plupart ont dû quitter les effectifs. C’est un PSE détourné et pas assumé. » 

On allait au boulot avec l’inquiétude. On voyait bien que l’inflation prenait les gens au cou, qu’ils achetaient moins de chaussures. Francis Vanden Borre, ex-ouvrier chez Chaussexpo

Dans le magasin Leroy Merlin de Lesquin, près de Lille, la comptable qui travaillait depuis plusieurs années a été envoyée au siège. Après le départ de sa collègue, Geoffrey Leroy, délégué syndical du magasin, a constaté que « certaines tâches de facturation sont retombées sur des collègues du service après-vente, ou de la sécurité ».

« En plus de la RCC au siège, de la GEPP pour les comptables, la masse salariale est toujours amoindrie par le fait qu’on enregistre un turn-over énorme chez Leroy Merlin, de presque 18 %, ajoute Imane Haddach. Tous ceux qui partent ne sont pas forcément remplacés. »  

« Pour eux, le plus important c’est de faire de bons résultats opérationnels pour verser le plus de dividendes possible, décrit Julien Gourguechon. S’ils n’arrivent pas à obtenir ces résultats par une expansion du chiffre d’affaires, ils les obtiendront en faisant des économies, de structure et en frais du personnel. Tant pis s’ils doivent licencier. »

Une analyse qu’il appuie sur les derniers chiffres communiqués : « Au 31 décembre 2023, Leroy Merlin a fait remonter à Adeo 320 millions d’euros de dividendes. Le groupe Adeo, dans le même temps, a versé 900 millions d’euros de dividendes à son actionnaire principal, les Mulliez. » 

À 60 ans, Francis licencié après la liquidation de Chaussexpo

Le dos et les épaules abîmés par plusieurs décennies de travail physique, d’abord en tant qu’ouvrier agricole et chaudronnier, puis comme ouvrier de la logistique, Francis Vanden Borre retrouve ces jours-ci les bancs de l’école. Après avoir été licencié par Chaussexpo, enseigne du Nord qui a été liquidée en mars 2024, le sexagénaire a été envoyé en formation. Il passe une habilitation de cariste pour trouver un nouvel emploi dans la logistique. 

« J’ai commencé à travailler à 19 ans, mais vu les décisions des derniers gouvernements, j’ai encore quelques années à travailler avant la retraite. Les métiers de la logistique sont très difficiles, c’est physique pour un sexagénaire comme moi mais je n’ai pas le choix. Je ne vais pas changer de métier maintenant. » 

Avant cela, il s’est battu bec et ongles pour que son entreprise ne périclite pas. Entré dans les effectifs en 1987, il a connu toutes les mésaventures de l’entreprise. La marque, qui vendait des chaussures à bas prix dans tout le pays, a mis la clef sous la porte après deux importants plans de licenciements, en 2017 et en 2018, et après une procédure de redressement judiciaire qui a couru sur dix ans. En mars 2024, Chaussea a repris 71 des 177 magasins, et seulement 239 salarié·es sur 750.

« Après le covid, on a connu catastrophe sur catastrophe, raconte l’ancien délégué syndical CFDT. Les prix des matières premières, du transport et de l’électricité ont flambé. On a enregistré de grosses pertes au niveau financier. L’entreprise a dû commettre des erreurs dans sa stratégie, mais on tenait tous à Chaussexpo. On n’a pas réussi à la sauver. » 

Depuis le premier plan de licenciements de 2017, actant la fermeture de 29 magasins et le licenciement de 80 personnes, les salarié·es ont toujours travaillé dans l’appréhension, assure Francis Vanden Borre : « On allait au boulot avec l’inquiétude. On voyait bien que l’inflation prenait les gens au cou, qu’ils achetaient moins de chaussures. En même temps, autour de nous, on voyait les magasins d’habillement et de chaussures fermer les uns après les autres, et puis ça a été notre tour. »

Dans le Nord, la litanie des suppressions d’emplois dans le commerce a en effet pris plusieurs visages en 2024. Ainsi, l’enseigne de prêt-à-porter Pimkie, mise en vente par la famille Mulliez en 2022 et rachetée par un consortium mené par Lee Cooper, Amoniss et Ibisler Tekstil, a fermé 36 magasins, sacrifiant 197 emplois dans les boutiques et 42 au siège à Villeneuve-d’Ascq.

L’enseigne Des marques et vous, qui propose habits et chaussures bradés, a aussi été placée en liquidation judiciaire en mai. L’entreprise a finalement trouvé un repreneur en fin d’année. Sur les 34 boutiques, un tiers fermera définitivement.


 


 

« La seule logique est la recherche de profitabilité à court terme » : à Toulouse, Thales et Airbus suppriment 1 520 postes

Stéphane Guérard sur www.humanite.fr

Au total, 980 postes vont être supprimés à Thales Alenia Space et 540 emplois à Airbus Defence & Space. Leurs ingénieurs et techniciens manifestent, ce jeudi, à Toulouse à l’appel de la CGT.

On peut tutoyer les étoiles et voir le ciel tomber sur sa tête. Les salariés d’Airbus Defence & Space et de Thales Alenia Space (TAS) en ont fait l’amère expérience ces dernières semaines. Les directions des deux géants de l’aéronautique et du spatial ont, coup sur coup, annoncé des suppressions de postes visant leurs activités de fabrication de satellites.

Le plan « Proton » du premier fait sauter 2 043 postes, dont 540 en France. Le second vise à envoyer dans l’orbite d’autres filiales ou vers la retraite 980 personnes. Les travailleurs visés étant pour la grande majorité basés à Toulouse (424 à Airbus D & S ; 650 pour TAS), ils sont appelés par la CGT de Haute-Garonne à défiler, ce jeudi 12 décembre, dans la Ville rose, dans le cadre de la journée d’action pour l’emploi et l’industrie.

Sur le dos du personnel plutôt que sur les confortables bénéfices

Pour tenter d’amoindrir la facture sociale, les deux groupes ont annoncé des redéploiements et départs volontaires. Mais, dans les deux cas, ces coupes claires visent à « rationaliser l’organisation pour améliorer la compétitivité à l’avenir », comme l’explique la communication d’Airbus.

Ou, comme l’affirme à l’Humanité son homologue de TAS (1,02 milliard de bénéfices en 2023), « la direction a jugé utile de diminuer la voilure pour produire des satellites plus compétitifs et restaurer une croissance pérenne. En nous adressant aux marchés futurs, nous souhaitons assurer un haut niveau de profitabilité ».

Si les activités spatiales des deux groupes ne sont pas au diapason des autres activités de ces deux mastodontes (- 1,6 milliard d’euros pour Airbus D & S et – 45 millions d’euros pour TAS en 2023), les syndicats CGT des deux branches dénoncent la décision des directions de réaliser des plans d’économie sur les personnels plutôt que de puiser dans les confortables bénéfices de 2023 (3,789 milliards d’euros pour Airbus ; 1,02 milliard pour Thalès).

« Airbus et Thales sont de plus en plus financiarisés. La seule logique est la recherche de profitabilité à court terme à tout prix. Au contraire, l’enjeu d’une industrie comme le spatial devrait être d’investir sur le long terme, avec davantage d’implication de l’État, qui est à la fois actionnaire et client », plaide Camille Marcenat, élue CGT au CSE central d’Airbus.

Son homologue de TAS, Thomas Meynadier, objecte, expertises à l’appui, que « le plan de la direction n’a aucune assise industrielle. Le marché du spatial n’est pas en train de s’effondrer. Les satellites télécoms vont même connaître une croissance de + 33 % entre 2023 et 2028. Quant au plan de charge prévisionnel communiqué par la direction, il montre que la quantité de travail va occuper tous les effectifs, sans même prendre en compte le programme Iris² (constellation européenne de 300 satellites d’ici à 2030 – NDLR) qui nécessitera 250 personnes l’an prochain et 500 en 2026. Au lieu de supprimer des postes, TAS devrait plutôt embaucher » !

Pour ces représentants du personnel, un acteur pourrait illuminer le sombre horizon de ces activités satellites. Actionnaire de Thales et d’Airbus, l’État a les commandes en main pour éviter que les tâches effectuées dans des sites français ne soient délocalisées.


 


 

Grève du 12 décembre : cinq propositions des syndicats et de la gauche pour enrayer la vague de licenciement

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

Ce 12 décembre, les salariés étaient appelés par la CGT, la FSU et Solidaires à battre le pavé alors qu’une vague de licenciements déferle sur le pays. Organisations syndicales et politiques de gauche réclament des mesures immédiates pour éteindre l’incendie.

« Face au chômage, on a tout essayé », assénait le président François Mitterrand, en 1993, dans un entretien passé depuis à la postérité, comme pour mieux renvoyer ses opposants dans le camp des idéalistes échevelés. Et face à la casse sociale, alors ? Tandis qu’une vague de licenciements et de fermetures d’usines déferle sur le pays, syndicats et partis de gauche tentent d’organiser la contre-offensive, face à un pouvoir politique résolu à l’impuissance.

Ce 12 décembre, la CGT et Solidaires, ainsi que la FSU dans le public, appellent les salariés à battre le pavé. Et dans les directions confédérales comme les états-majors politiques, on phosphore pour trouver des solutions d’urgence (crédibles) face à la crise. Passage en revue.

Un moratoire face à la casse sociale

Michelin, Auchan, Valeo… face aux grands groupes souvent profitables qui enchaînent les plans de licenciement, les salariés se sentent bien seuls. Pour sortir de l’impasse, la CGT préconise dans un premier temps l’instauration d’un moratoire sur les licenciements économiques, dans le cadre d’un renforcement de la loi Florange.

Pour mémoire, ce texte, voté en 2014 à la suite d’une promesse formulée un peu hâtivement par le candidat socialiste François Hollande, juché sur une camionnette face aux ouvriers de Florange, contraint un groupe qui veut fermer un site à chercher un repreneur, sous peine de voir le plan « social » retoqué par l’administration. Deux failles subsistent : les entreprises n’ont qu’une obligation de moyen, pas de résultat ; seules celles de plus de 1 000 salariés sont concernées.

La CGT veut abaisser ce seuil à 50 salariés. Dans le même temps, elle exige l’interdiction de « toute réduction d’effectif pendant toute la durée du processus » de recherche. Les entreprises à cours de trésorerie pourraient faire appel au chômage partiel sans perte de salaire pour les travailleurs.

La guerre aux licenciements boursiers

Le 3 décembre, le Parti communiste français (PCF) et la France insoumise (FI) ont déposé chacun une proposition de loi (PPL) visant à interdire les licenciements réalisés par des groupes engrangeant des bénéfices. « Actuellement, quand un licenciement économique est prononcé, le Code du travail retient quatre motifs, rappelle Julien Icard, professeur de droit social : les mutations technologiques, la cessation totale d’activité, les difficultés économiques et la réorganisation pour sauvegarde de la compétitivité. Ce sont souvent ces deux derniers motifs qui sont invoqués. » Précision capitale : le juge ne peut examiner la réalité et le sérieux du motif que si les salariés, déjà licenciés, saisissent les prud’hommes.

La PPL communiste déclare « sans cause réelle et sérieuse tout licenciement économique décidé par une entreprise qui a réalisé un résultat net ou un résultat d’exploitation positif au cours des deux années précédentes, a distribué des dividendes ou procédé à une opération de rachat d’actions ». Des entreprises comme Michelin ou Valeo sont directement visées. Au passage, les motifs de licenciement sont restreints par le texte : les problèmes de compétitivité ou les mutations technologiques ne sont plus retenus. La PPL insoumise se concentre pour sa part sur les entreprises ayant distribué des dividendes au cours de l’année écoulée.

Rien de farfelu sur le plan juridique, selon Julien Icard, qui rappelle toutefois que le principal écueil de ce type de proposition est de se voir censurée par le Conseil constitutionnel, au nom de la sacro-sainte liberté d’entreprendre : « Si les « sages » estiment que la loi accorde au juge un pouvoir de contrôle trop étendu sur la gestion de l’entreprise, ils censureront. » Les juristes que nous avons interrogés estiment que les PPL auraient de bonnes chances d’échapper à une censure, mais que rien n’est jamais garanti, tout étant affaire d’interprétation.

Dans sa PPL, le PCF s’attaque également au périmètre d’analyse des difficultés économiques. « En 2017, on a restreint l’appréciation du motif économique au territoire national, explicite Pascal Lokiec, professeur de droit. C’est un point crucial, car cela permet à des groupes internationaux prospères de licencier dans l’Hexagone dès que leur filiale française perd de l’argent. » Et il n’y a rien de plus facile pour une multinationale que « d’organiser » les difficultés de ladite filiale…

La chasse aux aides publiques

Ces dernières semaines, des multinationales comme Michelin, Auchan ou Valeo, abreuvées de Cice (crédit impôt compétitivité) ou de CIR (crédit impôt recherche), ont défrayé la chronique. Mais il n’existe pas grand-chose dans le droit pour contraindre des groupes qui licencient à rendre des comptes.

Dans un rapport d’enquête parlementaire de 2021, les députés notaient déjà que les aides publiques ne sont jamais « conditionnées à l’interdiction de licencier, même lorsqu’elles portent dans le domaine social (aide à l’emploi, à l’apprentissage, formation) ». En droit français, il n’existe guère qu’une exception : l’article 1er de la loi Florange autorise les collectivités locales à demander le remboursement des aides à une entreprise qui ne jouerait pas le jeu de la recherche de repreneur. Seules les subventions accordées au cours des deux années précédentes sont visées.

La CGT réclame de passer aux cinq dernières années pour le remboursement, en cas de fermeture. De son côté, la CFDT veut « rendre transparente l’attribution de l’ensemble des aides publiques, suivre et évaluer leur utilisation, notamment par un avis conforme du CSE », mais aussi « exiger leur remboursement si l’entreprise en restructuration réalise des bénéfices ». Reste encore à déterminer le périmètre des aides ciblées. Et de rédiger une proposition de loi en ce sens.

L’État à la rescousse

Lorsqu’un grand groupe décide de fermer un site industriel, l’État a tout à fait le droit d’exiger sa nationalisation temporaire, le temps de trouver un repreneur par exemple, à condition d’indemniser le propriétaire. Mais, en pratique, les gouvernements rechignent à utiliser cette arme, essentiellement pour des raisons idéologiques. Face à l’actuelle vague de désindustrialisation, la CGT exhorte l’État à « se positionner en garant de l’avenir de notre patrimoine industriel » : entrée au capital, préemption des terrains et des outils de production, nationalisation.

Le syndicat prend l’exemple de l’usine chimique Vencorex (Isère), en redressement judiciaire, qu’un groupe chinois pourrait reprendre au prix d’une énorme casse sociale. La CGT estime que le géant français Arkema, l’un des principaux clients de Vencorex, devrait intervenir. Problème : la direction tricolore nous confirme qu’elle n’a aucune intention, pour l’heure, de racheter le site. « L’État est actionnaire d’Arkema, par l’intermédiaire de la Banque publique d’investissement, rappelle Sébastien Menesplier, secrétaire confédéral de la CGT. C’est à lui de taper du poing sur la table pour que le groupe prenne ses responsabilités. »

Un droit de veto pour les élus du personnel

La CGT, tout comme Solidaires, réclame de longue date l’instauration d’un droit de veto pour les CSE en cas de restructuration. Une revendication vue d’un très bon œil par le politiste Guillaume Gourgues, qui estime que cela permettrait de redonner du pouvoir à des salariés aujourd’hui placés devant le fait accompli. Le chercheur rappelle qu’il fut un temps où l’État mettait directement les mains dans le cambouis. « Entre 1975 et 1986 existait l’autorisation administrative de licenciement, rappelle-t-il. Ce sont les inspecteurs du travail qui avaient pour mission de contrôler le motif économique avancé par les directions. »

Mais, selon ses recherches, les taux d’autorisation tournaient en pratique entre 90 % et 95 % : peu outillés pour analyser des comptes d’entreprise et accaparés par de nombreuses autres missions, les inspecteurs se sont retrouvés noyés sous la masse. « Le modèle de l’autorisation administrative du licenciement relevait d’une lubie bureaucratique, résume le chercheur. Il me semble beaucoup plus intéressant d’accorder des droits de veto aux salariés, au niveau de l’entreprise. Cela revient à repolitiser la question des licenciements : il en va de la répartition du pouvoir dans l’entreprise. »

     mise en ligne le 8 décembre 2024

Thomas Porcher :
« Si demain quelqu’un demande le retour
à la retraite à 60 ans,
il sera taxé de fou »

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

Économiste classé à gauche qui ne déteste pas la castagne médiatique, Thomas Porcher vient de sortir un roman graphique, « L’économie pour les 99 % ». L’occasion de l’interroger sur sa vision du débat économique.


 

Commençons par le titre : c’est quoi, l’« économie pour les 99 % » ?

Thomas Porcher : Le titre repose évidemment sur un double sens : il s’agit à la fois de rendre l’économie accessible à tous, mais aussi de proposer une économie au service du plus grand nombre. Au cours des trente dernières années, le revenu du 1 % des plus riches a augmenté plus rapidement que celui du reste de la population, ce qui signifie que l’économie a été mise au service d’une minorité, ce qui n’était pas forcément le cas entre les années 1950 et 1980.

On observe une nette accélération des inégalités, sous l’effet conjugué des baisses de fiscalité pour les plus riches et de la mondialisation, qui a davantage profité à une minorité. Emmanuel Macron a amplifié le phénomène à partir de 2017, en multipliant les baisses d’impôts pour les plus fortunés.

Vous avez décidé d’opter pour l’objet « roman graphique », plutôt que pour un ouvrage classique : pourquoi ce choix ? Que permet la BD que n’autorise pas un livre ?

J’ai déjà publié plusieurs essais d’économie, mais la BD permet d’aller plus vite à l’essentiel : on peut donner énormément d’informations dans un seul dessin. Une image, un chiffre et quelques phrases suffisent à rendre une réalité perceptible, là où un essai suppose souvent des démonstrations plus longues. Notre ouvrage emprunte aux codes traditionnels de la BD, avec de l’humour et des personnages auxquels on peut s’identifier.

La trame s’inspire d’ailleurs en partie d’une histoire vraie. Il y a quelques années, j’ai été invité par des salariés à me rendre dans leur raffinerie, qui a fermé depuis – la moitié des raffineries ont fermé leurs portes en trente ans dans notre pays.

J’avais rencontré là-bas une jeune fille, dont le père ouvrier travaillait dans l’usine. Dans le livre, la jeune fille apparaît sous les traits d’une militante pour le climat, dont le père est un banquier plutôt macroniste. De cette rencontre naît un débat, qui se poursuit avec son père.

« Les médias donnent l’impression d’un consensus en la matière, alors qu’il suffit de se rendre dans n’importe quel séminaire d’économie pour comprendre que les économistes ne sont pas d’accord sur grand-chose. »

Chaque rencontre avec les personnages du livre est l’occasion d’aborder des grands sujets d’économie contemporaine : la désindustrialisation, le libre-échange, le mal-être des agriculteurs sur fond de financiarisation des matières premières, l’immigration, le service public, l’État stratège, la crise grecque…

À la jeune fille qui vous explique en gros que l’économie ne l’intéresse pas, vous répondez que se désintéresser de cette matière revient à laisser les libéraux « façonner notre monde à leur guise » : pourquoi ?

Beaucoup de gens sont persuadés aujourd’hui qu’il n’y a qu’une seule voie possible en économie, celle empruntée par Emmanuel Macron. Ce n’était pas forcément le cas il y a trente ou quarante ans, à l’époque où le débat économique était plus ouvert.

Quand vous regardez les dernières élections législatives à la télévision, vous avez l’impression que le monde se divise en deux, avec d’un côté les gens « sérieux », c’est-à-dire les libéraux et de l’autre les « utopistes », c’est-à-dire les partis de gauche. C’est absurde : qui peut dire que les nombreux économistes qui ont soutenu la gauche, de Thomas Piketty à Bruno Amable en passant par Julia Cagé, ne sont pas des chercheurs sérieux ?

Le pire, c’est que les médias donnent l’impression d’un consensus en la matière, alors qu’il suffit de se rendre dans n’importe quel séminaire d’économie pour comprendre que les économistes ne sont pas d’accord sur grand-chose. Mais ces débats n’ont pas le droit de cité à la télévision.

Sur le même thème

 

Entretien avec Thomas Porcher : être un économiste de gauche, ça veut dire quoi ?

Prenons l’exemple de la suppression de l’Impôt sur la fortune (ISF), au début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron : tous les économistes de plateaux télé se sont prononcés pour. Quand vous regardiez les éditos des matinales, sur les chaînes d’info en continu ou à la radio, même chose : il était très compliqué de trouver quelqu’un qui n’explique pas que la réforme allait favoriser l’investissement.

Sur C à vous, le journaliste économique de BFM TV Nicolas Doze nous a même expliqué que la suppression de l’ISF était un cadeau pour l’économie Française ! Or, depuis, toutes les études menées notamment par France Stratégie nous montrent que la réforme n’a absolument pas eu l’impact annoncé.

Pour les macronistes, toute autre politique que la leur conduit à la ruine du pays. Ça nous ramène presque au fameux « TINA » (pour « There is no alternative ») qui avait cours en Angleterre à l’époque de Margaret Thatcher…

Thomas Porcher : Oui. Les libéraux passent leur temps à imposer dans le débat public l’idée d’un consensus économique qui n’existe que dans leur esprit. On a vu la virulence avec laquelle a été traité le programme économique du Nouveau front populaire (NFP), qui a même été ridiculisé dans certains médias.

C’est pourtant le programme supposé le plus « sérieux », celui des macronistes, qui a conduit le pays dans l’impasse dans laquelle il se trouve aujourd’hui. Avec un déficit public gigantesque, qui s’explique pour moitié par les baisses d’impôts mises en œuvre depuis 2017, qui n’ont jamais produit les effets escomptés sur la croissance.

Il y a quelque chose de paradoxal : tous les sondages montrent que la majorité des citoyens n’adhère plus au consensus néolibéral (flexibilisation du « marché » du travail, réduction du périmètre de l’État, baisse de fiscalité sur le capital…) et pourtant, l’espace médiatique est saturé d’idées libérales : ça vous met en colère ? Ça vous décourage ?

Thomas Porcher : Ce qui me met en colère, c’est que j’ai l’impression qu’il y a de moins en moins d’espace dans le débat médiatique pour porter une parole progressiste. Personne n’oserait revendiquer aujourd’hui une sixième semaine de congés payés, par exemple.

Et si demain quelqu’un demande le retour à la retraite à 60 ans, il sera taxé de fou. Plus largement, je trouve que les questions d’économie sont de plus en plus évincées : on en parle pendant cinq minutes, puis on bascule sur tel ou tel tweet ou telle petite phrase politique sans intérêt. Il me semble que le sujet était davantage présent il y a encore quelques années : en 2017, Emmanuel Macron avait d’ailleurs mené une campagne très économique.

Est-ce que ce n’est pas lié à la place exponentielle prise par certains débats nauséabonds, sur l’immigration, l’identité française, etc. ?

Thomas Porcher : Probablement. La question de l’immigration est devenue omniprésente dans le champ médiatique. Mais on analyse souvent le programme de Marine Le Pen sous ce seul prisme, en passant sous silence ses incohérences et retournements de veste successifs sur la question économique.

Sur le sujet, son programme est en réalité assez proche de celui d’Emmanuel Macron, centré par exemple sur des baisses d’impôts sur les sociétés ou en faveur de jeunes disposant de revenus confortables, de ceux qu’on gagne en montant sa start-up.

C’est conforme à la nature de l’extrême droite, en France comme en Europe : un programme économique libéral visant à se faire accepter des milieux d’affaires, doublé d’un discours anti-immigration. Regardez les dernières législatives en France : le MEDEF avait plus peur du programme du NFP que de celui du RN !

Et quand Éric Coquerel (FI) et Boris Vallaud (PS) ont été auditionnés sur leur programme par le MEDEF, ils ont même été sifflés. Pour ce qui est de leurs affaires, les patrons préféreront toujours l’extrême droite à la gauche.


 

L’économie pour les 99 %, Thomas Porcher, Ludivine Stock et Raphaël Ruffier-Fossoul, Stock graphique, 2024.

  mise en ligne le 7 décembre 2024

L’échec de Michel Barnier montre l’impossibilité d’un compromis démocratique avec le capital

Romaric Godin sur www.mediapart.fr

La chute annoncée du premier ministre sur son projet de budget montre que le capitalisme français n’est pas prêt au compromis et souhaite une austérité sans concession de sa part. Une politique austéritaire qui n’a pour seule issue qu’une politique autoritaire.  

L’échec du gouvernement Barnier est, d’abord, l’échec d’une tentative de gérer dans le cadre parlementaire les contradictions internes du capital. Avec la nomination de l’ancien commissaire européen à Matignon, Emmanuel Macron tentait de constituer un bloc capable de réaliser un compromis au sein du capital français. Et c’est ce compromis qui a échoué.

Le point de départ de toute cette affaire est, bien entendu, le désastre laissé par la gestion de Bruno Le Maire à Bercy et, plus généralement, par la politique néolibérale menée par Emmanuel Macron depuis 2017. En baissant massivement les impôts pour les entreprises et les détenteurs de capitaux, mais aussi en subventionnant largement une grande partie de l’outil productif français, cette politique espérait créer un choc de croissance.

C’est l’inverse qui s’est produit. La croissance s’est affaissée considérablement au cours du quinquennat. Certes, les chiffres ont pu paraître un temps flatteurs, relativement à certains de nos voisins, mais c’était uniquement parce que la production était massivement subventionnée. Le sous-jacent productif était en lambeaux et l’effondrement de la productivité française après la crise sanitaire en était le symptôme évident. Logiquement, les rentrées fiscales ne suivaient pas la croissance parce que cette croissance n’était qu’achetée par les politiques de soutien au capital.

Face à une telle situation, deux camps se sont formés au sein du capitalisme français. D’un côté, les milieux productifs sont devenus hautement dépendants des baisses d’impôts et des subventions, c’est-à-dire du budget de l’État. En l’absence de croissance de la productivité et de l’insuffisance de relais de croissance à l’export (le capitalisme français est tourné principalement vers sa demande intérieure), c’est, pour eux, la seule manière de réaliser des profits à court terme. 

De l’autre, on trouve les milieux financiers qui, privés après la crise sanitaire du soutien inconditionnel des banques centrales, recherchent désormais à nouveau des garanties à leurs investissements et exigent ainsi le retour à la discipline de marché.  Ces intérêts sont, au reste, eux aussi sous la pression de la croissance faible. Sans elle, les rendements sont nécessairement plus faibles et les États plus fragiles. Le monde de la finance exige donc une consolidation budgétaire rapide, quitte à devoir relever une partie des impôts sur les entreprises et réduire les subventions. Évidemment, il n’est pas question pour lui de réclamer un retour sur la réforme de la fiscalité du capital de 2018 qui lui profite directement.

Cette division au sein du capital n’est pas propre à la France, mais elle se répand dans l’ensemble du capitalisme mondial. La chute de la première ministre Liz Truss en septembre 2022, emportée par une mini-crise de la dette après avoir voulu encore baisser les impôts sur les entreprises, en a été le premier symptôme. Mais depuis, ce secteur financier, qui est extrêmement puissant et a des relais importants dans l’opinion compte tenu de la financiarisation des économies, s’est structuré autour d’un courant libertarien qui a remporté les élections en Argentine et aux États-Unis.

Le capitalisme de bas régime qui est le nôtre produit donc des tensions internes au sein du capital. Si la croissance est faible, tout gain se fait aux dépens d’un autre secteur. C’est un jeu à somme nulle où chacun tente de tirer la couverture à soi. Dans ce cadre, les compromis sont très délicats à construire dans la mesure où nul n’est prêt à céder du terrain puisque les marges de manœuvre sont réduites. L’État devient donc un terrain de lutte entre ces intérêts auquel il faut ajouter un troisième larron, celui du monde du travail.

Quelles politiques possibles ?

Quelles sont les options dans un tel schéma ? Il y en a, en théorie, trois. La première est que le monde du travail s’oppose frontalement au capital en menant une politique de hausse des impôts sur les deux factions opposées en espérant que cela produise un redressement des comptes publics capable de calmer les marchés financiers. En réalité, cette option suppose d’aller plus loin dans la mesure où le travail est, sous le capitalisme, dominé par le capital.

Le risque d’une contre-offensive sous la forme d’une double crise financière et économique induit donc de mener une politique de transformation, c’est-à-dire de construire une société où l’on peut se passer du capital. Cette position n’est pas d’actualité.

La seconde option tente de contourner la difficulté de la première en organisant une alliance entre le monde du travail, ou une partie majoritaire de ce dernier, avec l’une des factions du capital contre l’autre faction. Schématiquement, cela supposerait de préserver une partie de la protection sociale en contrepartie d’une hausse des impôts sur les entreprises ou sur le capital financier. La difficulté ici rejoint en partie celle de la première partie : la situation économique est si tendue qu’une réponse de la faction visée du capital peut conduire à une crise.

La dernière option consiste à construire un compromis au sein du capital pour préserver les intérêts des deux groupes en faisant payer le monde du travail par une destruction de l’État social et de nouvelles réformes structurelles. C’est là le choix idéal pour le capital. Le capital productif garde son accès à l’argent public et voit, avec l’austérité, la possibilité de réduire le coût du travail et d’avoir accès à de nouveaux secteurs livrés par l’État à la privatisation. En face, le capital financier voit ses investissements garantis par la réduction du déficit produit par la destruction de l’État social et ses avantages fiscaux conservés.

C’est naturellement cette option qu’Emmanuel Macron a tenté de promouvoir avec la nomination de Michel Barnier. Mais sa tâche était complexifiée par la situation politique. Le problème de l’option du compromis interne au capital est qu’elle est ravageuse pour la société. Dans un contexte démocratique, et davantage encore dans le contexte français, elle est politiquement difficilement applicable en dépit du battage médiatique constant en faveur de l’austérité.

Les Français ont rejeté sans aucune contestation possible la politique d’Emmanuel Macron, ils réclament des services publics renforcés et des salaires plus décents. Ils ne sont certes pas d’accord sur les moyens pour y arriver, mais l’austérité violente en faveur du capital ne dispose d’aucun appui dans la société.

Logiquement, les partis d’opposition désireux de parvenir au pouvoir ne pouvaient accepter ce compromis interne au capital sans perdre toute crédibilité auprès de l’électorat. C’est pourquoi les tentatives de rallier à cette option les socialistes ou le Rassemblement national étaient vouées à l’échec. Michel Barnier l’a vite compris et a donc tenté de bâtir une quatrième voie : celle qui consisterait à « acheter » par quelques mesures fiscales le droit de faire de l’austérité.

Cette stratégie était à mi-chemin entre le compromis interne au capital et le compromis entre une faction du capital, ici le capital financier, et le monde du travail. Les hausses d’impôts touchant l’outil productif étaient réduites, mais permettaient de justifier de baisses notables de dépenses publiques. Il s’agissait de pouvoir construire une majorité politique en faveur de l’austérité. Le projet de loi de finances pour 2025 est le produit de cette tentative.

Mais c’était là sous-estimer l’état réel du capitalisme français. Comme on l’a dit, dans un jeu à somme nulle, le compromis est impossible. Les oppositions ne pouvaient accepter l’austérité contre des hausses d’impôts temporaires et qui préservait l’essentiel des gains réalisés par le capital depuis 2017. Mais, de son côté, le capital ne pouvait accepter aucune concession, compte tenu, on l’a vu, de sa situation.

Depuis deux mois, le Medef ne cesse de pousser des cris d’orfraie concernant les quelques hausses d’impôts envisagées, tandis que le capital financier fait pression, par le biais du marché des taux, pour obtenir une réduction drastique du déficit. Politiquement, cela s’est traduit par la mauvaise humeur du camp macroniste et son peu d’enthousiasme à soutenir l’exécutif.

La construction du budget devenait alors un casse-tête impossible à résoudre : toute concession d’un côté entraînait un déséquilibre qui faisait perdre au gouvernement sa majorité ou la confiance des marchés. La chute annoncée de Michel Barnier vient donc sanctionner l’impossibilité de résoudre cette situation dans le cadre parlementaire et démocratique.

L’impossible issue démocratique 

La conclusion à tirer de cette affaire est évidente. D’abord, dans la situation économique présente, le capital n’est prêt à accepter aucune concession avec le monde du travail et l’État social. Sa demande est celle d’une austérité violente seule capable de maintenir le flux d’argent de l’État vers le capital productif en préservant les intérêts du capital financier.

Ensuite, il n’existe aucune majorité politique en faveur d’une telle politique dans le contexte actuel. Ce point est important : aucun parti d’opposition n’a intérêt à préserver la présence d’un Michel Barnier à Matignon au prix d’une perte de crédibilité avant la future élection présidentielle. Cela n’a rien à voir avec les futures politiques qui seront menées. Que le RN (ou une partie du centre-gauche) soit prêt à mener la politique demandée par le capital ne fait aucun doute. Mais l’enjeu pour ce dernier est de conserver ses chances de parvenir au pouvoir. Or, soutenir une telle politique d’austérité avant l’élection présidentielle serait suicidaire.

Du point de vue du capital, les choses deviennent fort claires. Puisque l’austérité sociale est la seule option acceptable pour lui et que la société n’en veut pas, il faut l’imposer malgré la société. Autrement dit, la seule politique possible devient une politique autoritaire.

La crise politique française actuelle traduit ce fait : la démocratie et le parlementarisme deviennent des entraves pour le capitalisme français. Bien sûr, ce phénomène n’est pas nouveau, il est le produit d’un long processus où, durant les deux quinquennats d’Emmanuel Macron, l’autoritarisme au service du capital n’a cessé de croître. Mais en cette fin d’année 2024, plus aucun doute n’est permis.

Il y a alors deux issues possibles. Soit une suspension de fait des instances démocratiques comme cela a été le cas durant la crise de la dette de la zone euro dans plusieurs pays, entre 2010 et 2015. Dans ce cas, l’issue des élections est indifférente, la pression des marchés financiers conduit à un ralliement de fait des forces politiques autour de la politique désirée par le capital. Un gouvernement technique ou un gouvernement d’unité nationale peut assumer une telle option. Mais la gauche peut aussi jouer ce rôle si besoin comme en Grèce en 2015 ou au Sri Lanka aujourd’hui.

La deuxième option est celle de l’extrême droite. Dans ce cas, l’austérité est dissimulée derrière une politique de répression à l’égard des minorités. Dans le contexte de « jeu à somme nulle » actuel, une partie du monde du travail peut alors se rallier à l’option voulue par le capital pour le seul avantage de voir une partie de la société être plus mal traitée que lui.

Le contexte culturel et politique actuel fait de cette option une possibilité pour la France à laquelle une partie du capital peut se rallier. Rappelons que, lors de la campagne des législatives au mois de juin, le président du RN, Jordan Bardella, avait préparé le terrain avec son « audit des finances publiques » préalable à toute politique d’austérité sévère qu’il feint de rejeter aujourd’hui.

Le contexte français n’est pas isolé. Il confirme que la situation actuelle met fin à l’illusion que capitalisme et démocratie sont indissociables. Bien au contraire, l’enjeu désormais est de prendre conscience de l’impasse où mènent les intérêts du capital pour saisir que la défense de l’État de droit et des libertés passe par une lutte envisageant une transformation économique et sociale profonde.

 

mise en ligne le 4 décembre 2024

« Stop aux massacres sociaux » : à Auchan, la CGT mobilisée contre la prédation de la famille Mulliez

Clémentine Eveno sur www.humanite.fr

La Fédération CGT Commerce et Services a appelé à se rassembler, mercredi 4 décembre au matin, devant le magasin Auchan de Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne). Alors que la famille Mulliez s’est versé un milliard de dividendes via Décathlon tout en supprimant près de 2 400 emplois chez Auchan, le syndicat défend une proposition « de loi visant à imposer la traçabilité et la conditionnalité des aides publiques dont l’absence entraîne aujourd’hui des hémorragies sociales impunies ».

« Stop aux massacres sociaux, les entreprises doivent rendre des comptes ! » Un slogan qui a retenti dans les allées du magasin Auchan de Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne), à l’occasion d’une manifestation organisée, ce mercredi 4 décembre au matin, par la Fédération CGT Commerce et Services. Dès 9 h 30, ils ont été près de 200 salariés, principalement venus de la région parisienne mais aussi de Béziers, ou Clermont-Ferrand, à répondre à l’appel et à déambuler pacifiquement dans les allées du magasin, micro à la main, afin de dénoncer la violence du plan social qui s’abat sur l’enseigne.

Et pour cause. Alors même que Décathlon a versé un milliard d’euros de dividendes aux actionnaires de l’Association familiale Mulliez (AFM), Auchan, qui appartient au même empire (comprenant aussi Leroy Merlin, Kiabi, Flunch, Boulanger ou encore Norauto), a annoncé supprimer 2 389 emplois. Le tout alors que la fortune de la famille Mulliez s’élève à 52 milliards d’euros, comme l’a révélé l’Humanité. Tandis que les caisses du magasin de Fontenay sont bloquées par des salariés mobilisés et l’accès entravé par des charriots couchés au sol, ils sont nombreux à témoigner de leur situation. À l’instar de Carole, hôtesse de caisse depuis 28 ans et toujours au Smic, qui se bat pour dire non à ce plan social injuste.

Pour la Fédération CGT Commerce et Services, il s’agit de « dénoncer ces pratiques de voyou et d’exiger le maintien de tous les emplois », peut-on lire dans son communiqué publié mardi 3 octobre. « Grâce aux dispositifs légaux offerts par les gouvernements passés et actuels, agrémentés d’aides publiques généreuses, un même groupe peut, dans notre pays, rétribuer grassement des actionnaires et en même temps sacrifier les emplois », dénonce le syndicat.

Une loi pour conditionner les aides publiques

Le premier ministre, Michel Barnier, a lui-même dit vouloir « savoir » ce qu’Auchan et un autre groupe prévoyant des suppressions d’emplois, Michelin, « ont fait de l’argent public qu’on leur a donné ». Mais le gouvernement n’est pas pressé : le sujet est « encore en cours d’instruction », disait le cabinet du ministre de l’Économie Antoine Armand mi-novembre.

Face au scandale, les syndicats ne comptent pas rester l’arme au pied. La CFDT a ainsi appelé à la création d’une commission d’enquête « afin de pouvoir réellement comprendre à quoi l’argent public a été utilisé » par les différentes enseignes. De son côté, la Fédération CGT Commerce et Services a plaidé, mardi matin, pour une proposition « de loi visant à imposer la traçabilité et la conditionnalité des aides publiques dont l’absence entraîne aujourd’hui des hémorragies sociales impunies. Les entreprises doivent rendre des comptes sur l’usage de ces aides tout en garantissant le maintien des emplois ».

Un texte pour interdire les licenciements de masse et responsabiliser les entreprises que le député communiste Stéphane Peu, présent au rassemblement aux côtés d’autres élus dont son collègue insoumis Thomas Porte et le maire de Fontenay Jean-Philippe Gautrais, s’est engagé à relayer. Également sur place, la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet a, pour sa part, défendu l’urgence d’un moratoire en France afin de stopper la vague de plans sociaux qui y sévit.

Pour l’heure, Auchan s’est contenté d’assurer que sa réduction d’impôts annuelle au titre du CICE, de 83 millions d’euros entre 2013 et 2018, avait été « intégralement utilisée pour les objectifs ciblés par ce dispositif », ajoutant avoir « payé 258 millions d’impôts et de taxes (hors taxes collectées : TVA, taxes sur les alcools, TICPE) et 607 millions d’euros de charges sociales pour la part patronale ».

De son côté, le président de l’enseigne Decathlon, Fabien Derville, a osé justifier le versement par cette société d’un milliard d’euros de dividendes à la famille Mulliez, en soulignant, dans un entretien paru mercredi dans La Voix du Nord, que l’objectif était « un usage plus créateur de valeur, pas de richesse ». « Le momentum n’était pas idéal au niveau médiatique », concède-t-il. Comme si le timing était le cœur du problème…


 


 

Un milliard de dividendes chez Decathlon : « La galaxie Mulliez se refait sur le dos des salariés »

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

Decathlon va verser à son actionnaire, l’Association familiale Mulliez, un milliard d’euros de dividendes. Ce groupe détient aussi le distributeur Auchan, où près de 2 400 emplois sont menacés. La CFDT Decathlon appelle à une grève le 7 décembre.

Sébastien Chauvin, délégué syndical CFDT à Decathlon, où il travaille comme vendeur depuis dix-huit ans, ne décolère pas depuis l’annonce qui a été faite ce vendredi 29 novembre. Le groupe Decathlon s’apprête à verser un milliard d’euros de dividendes à l’Association familiale Mulliez (AFM), un de ses trois actionnaires principaux, alors que dans le même temps, Decathlon réduit ses effectifs et en demande toujours plus à ses salarié·es.

La direction de Decathlon a fait savoir à l’AFP que cette décision « s’inscrit dans une gestion équilibrée de l’entreprise ». Mais la somme reste difficile à digérer pour les syndicats. « Pas d’argent pour les négociations séniors, la mutuelle ou les NAO [négociations annuelles obligatoires – ndlr] », mais, dans le même temps, « les actionnaires familiaux ponctionnent un milliard d’euros de dividendes », a réagi sur sa page Facebook le premier syndicat, la CFTC.

La nouvelle est d’autant plus dissonante qu’une autre enseigne de la galaxie Mulliez, Auchan, a annoncé 2 389 suppressions d’emplois et la fermeture d’une dizaine de magasins et de trois entrepôts. La CFDT Decathlon appelle donc les 20 000 salarié·es de Decathlon en France à une grève le 7 décembre – fait rare dans l’histoire de l’enseigne, qui « cultive l’image d’une grande famille unie par la “passion du sport” », selon les sociologues Maxime Quijoux et Karel Yon. Sébastien Chauvin l’explique par le caractère exceptionnel de l’annonce et du contexte social. 

Mediapart : Décathlon va verser un milliard d’euros de dividendes à un de ses trois actionnaires, l’Association familiale Mulliez. Comment réagissez-vous ?

Sébastien Chauvin : Cette somme est évidemment exorbitante. C’est plus que le résultat net que Decathlon a fait l’année dernière. C’est donc un peu plus d’un an de travail de l’ensemble des salariés de Decathlon dans le monde. C’est énorme, alors même qu’il y a des « profit warning » dans l’entreprise – c’est-à-dire des alertes quand on est en retard par rapport aux prévisions de rentabilité –, qu’on ferme les formations à cause de leur coût, et qu’on demande à tous les vendeurs de faire des efforts pour l’entreprise. Même si celle-ci se porte bien, on voit que c’est simplement pour enrichir des millionnaires.

Cette somme contraste avec l’année qui s’est écoulée pour les salarié·es de Decathlon ?

Sébastien Chauvin : Il y a eu mille emplois en moins – en équivalent temps complets – à Decathlon depuis le début de l’année. C’est l’équivalent de trois emplois à 35 heures par magasin. Cette baisse des effectifs est considérable depuis le début de l’année. Et nous parlons de salaires qui sont proches du Smic. Quelqu’un qui a entre dix et quinze ans d’ancienneté dans l’entreprise gagne 2 000 euros brut, et c’est 80 % des gens.

Au total, la casse sociale est colossale.

Comment interprétez-vous le fait que l’AFM se rémunère ainsi ?

Sébastien Chauvin : Cela sert à éponger les pertes de l’actionnaire chez Auchan. La galaxie Mulliez se refait sur le dos des salariés des enseignes du groupe de la galaxie Mulliez qui marchent bien. Cela peut paraître trivial, mais c’est ainsi : quand une entreprise les plombe, ils prennent davantage ailleurs. Au total, la casse sociale est colossale : au même moment où ils prennent 1 milliard d’euros à Decathlon, ils font des ruptures conventionnelles collectives à Leroy Merlin, ils suppriment 2 300 postes chez Auchan, et mille emplois à temps plein chez Decathlon.

À termes, craignez-vous pour l’enseigne Decathlon elle-même ?

Sébastien Chauvin : Pour l’instant, Decathlon marche bien en termes de rentabilité, mais on ferme des magasins, et on réduit leur surface. Il faut espérer que le marché du sport et du loisir tienne bon. Mais les choix stratégiques qui sont faits par la direction sont étonnants, voire discutables. Nous mettons en garde la direction et les salariés sur ces choix stratégiques, qui ont fait tant de dégâts chez Auchan.

Le groupe Decathlon a-t-il, comme Michelin, bénéficié d’aides publiques ?

Sébastien Chauvin : Tout à fait, et Decathlon n’a jamais répondu à nos demandes en CSE [comité social et économique] pour savoir comment était fléché l’argent issu du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). La CFDT demande donc l’ouverture d’une commission d’enquête afin de pouvoir réellement comprendre dans quoi l’argent public a été utilisé. À la base, cet argent public devait servir pour de l’embauche, de l’innovation, maintenir de l’emploi en France. Il a surtout servi à améliorer la rentabilité de ces entreprises, qui ne se sont pas privées de délocaliser. On a donné un chèque en blanc à des milliardaires.

Nos collègues d’Auchan, de Leroy Merlin et d’ailleurs se lèvent tous tôt, finissent tard et bossent le week-end. Et c’est sur eux qu’on vient taper dès qu’il faut faire un peu de rentabilité !

Vous appelez les 20 000 salarié·es de Decathlon à se mobiliser et à entrer en grève le samedi 7 décembre. Les grèves à Decathlon sont rares, car l’entreprise cultive l’image d’une grande famille unie par la « passion du sport ». Celle-ci sera-t-elle suivie ?

Sébastien Chauvin : La CFTC n’appelle pas à la grève, mais on a beaucoup de sympathisants, d’adhérents et d’élus CFTC qui vont soutenir notre mouvement. On fait grève parce que l’image de l’entreprise est salie par le comportement de nos propriétaires. C’est un manque de respect pour tous ceux qui en ont fait la richesse. De façon très symbolique, les personnes qui partagent ce point de vue sont appelées à faire la grève. Il faut que des gens dans l’entreprise soient les porte-parole de ce que pense une majorité silencieuse du comportement de nos dirigeants. On comprend que beaucoup de nos collègues ne peuvent pas se le permettre : les salaires sont proches du Smic et les fêtes approchent. Il y a aussi beaucoup de jeunes avec un turn-over important. Mais ceux qui le peuvent et qui partagent notre indignation sont invités à nous rejoindre, quelle que soit leur appartenance syndicale ou autres.

Qu’attendez-vous du pouvoir politique contre ces plans sociaux qui s’enchaînent ?

Sébastien Chauvin : J’espère que l’emploi des Françaises et des Français est la première préoccupation du pouvoir politique. À l’heure où il est difficile de boucler le budget de l’État, j’espère qu’il se pose des questions sur les dizaines de millions d’euros d’argent public qui ont été donnés à ces grosses entreprises qui, quelques années après, détruisent de l’emploi au nom de la rentabilité et de la rémunération de leurs actionnaires déjà milliardaires. Si l’État a besoin qu’on le dise plus fort, on haussera le ton.

Il faut que nous parlions d’une seule voix à Auchan, Michelin, Decathlon, Leroy Merlin : attention à la manière dont vous distribuez notre argent ! Nous sommes des contribuables, nous travaillons et nous souhaitons continuer à travailler. Il y a toujours cette petite musique sur les « fainéants ». Mais nos collègues d’Auchan, de Leroy Merlin et d’ailleurs se lèvent tous tôt, finissent tard et bossent le week-end. Et c’est sur eux qu’on vient taper dès qu’il faut faire un peu de rentabilité !

  mise en ligne le 30 novembre 2024

Riches céréaliers, petites exploitantes ou saisonniers : un monde agricole fracturé par les inégalités

par Nolwenn Weiler sur https://basta.media/

Plusieurs syndicats agricoles appellent de nouveau à la mobilisation et à la solidarité. Mais derrière cette union de façade, se cache une profession traversée par de profondes inégalités.

Les campagnes françaises vont-elles, de nouveau, s’enflammer ? Alors que la Coordination rurale menace d’affamer les villes, la FNSEA appelle à une mobilisation générale à partir du lundi 18 novembre. La Confédération paysanne entend de son côté multiplier les actions pour exiger la régulation des marchés agricoles. Dans leur viseur : la menace de finalisation de l’accord de libéralisation du commerce entre l’Union européenne et certains pays d’Amérique du Sud, qui pourrait entraîner l’importation en Europe de centaines de milliers de tonnes de produits agricoles exonérés de droits de douane.

Mais les syndicats agricoles sont aussi fâchés du manque de suites données au vaste mouvement de colère de l’hiver dernier. « Ce que [les agriculteurs] veulent aujourd’hui, ce sont des résultats concrets dans leur cour de ferme » a déclaré Arnaud Rousseau, le président de la FNSEA, alors qu’il était en déplacement dans les Pays-de-Loire. « On est prêt à aller loin pour que nos revendications soient entendues », a t-il prévenu quelques jours plus tôt.

Une profession très inégalitaire

Il y aurait donc un monde agricole homogène, défendant ensemble des exploitations similaires et des intérêts communs. Mais cette unité de façade, convoquée dès que la colère gronde ou menace, empêche de réfléchir à ce qui différencie et divise au sein de la profession, qui est en fait l’une des plus inégalitaires du pays. D’un côté, les 10 % des ménages agricoles les plus pauvres touchent moins de 10 900 euros par an (soit environ 800 euros par mois). De l’autre, les 10 % les plus riches gagnent plus de 44 600 euros par an (environ 3700 euros par mois). Et encore, ces chiffres sont des moyennes, qui cachent les immenses fortunes autant que les vies de misère. L’abîme qui sépare les deux franges les plus extrêmes de la population agricole est plus profond que celui qui sépare les Français les plus pauvres des Français les plus riches. Loin d’être uniforme, le monde agricole est donc profondément fracturé.

Les discours valorisant la solidarité cachent aussi les inégalités de genre. Dans les fermes françaises, plusieurs milliers de femmes exercent encore sans statut et travaillent donc gratuitement (notre grand format). Celles qui ont un revenu touchent 30 % de moins que leurs homologues masculins. Et quand sonne l’heure de la retraite, elles perçoivent en moyenne 570 euros par mois, bien moins que ceux parmi les paysans les plus pauvres qui ne perçoivent déjà pas grand-chose – environ 870 euros par mois.

Pour ce qui est du partage de la terre, l’union est – là encore – de pure façade. Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), « près d’un quart des exploitations agricoles se partagent 1 % de la surface agricole utile (SAU), quand 5 % des plus grandes, d’une superficie supérieure à 214 hectares, s’octroient 25 % de la SAU ». Aggravé par la chute sans fin du nombre d’agriculteurs et agricultrices, cet accaparement des terres va de pair avec l’accumulation des fonds publics, notamment européens, dont le versement est indexé à la surface : 80 % des aides de la politique agricole commune (PAC) sont captées par 20 % des exploitants en Europe. L’augmentation des formes sociétaires, qui passent sous les radars des systèmes de régulation de la propriété foncière agricole, accentue ce problème de confiscations, qui porte préjudice aux personnes non issues du milieu agricole désireuses de s’installer.

« Des intérêts antagonistes »

Tandis qu’ils et elles galèrent à trouver des fermes, des agriculteurs se taillent la part du lion, créant leurs propres sociétés pour agrandir des exploitations déjà immenses. Certaines atteignent plusieurs centaines d’hectares. Mediapart a révélé en mars 2023 comment le président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, est désormais à la tête de 700 hectares via quatre sociétés, contrôlées par une holding, Spondeo. On est bien loin de l’image bucolique des fermes familiales de polyculture élevage que le syndicat majoritaire ne cesse de véhiculer, en les présentant comme « une singularité française qu’il faut promouvoir ». En fait de singularité française, on assiste à un mouvement d’agrandissement des fermes, qui favorise la monoculture, l’usage de pesticides, l’appauvrissement des sols et de la biodiversité. Soit la marche inverse à ce qu’il faudrait entreprendre pour limiter les effets du changement climatique, qui impacte si durement le monde agricole.

A la tête de fermes de plus en plus étendues, les agriculteurs font de plus en plus appel à des entreprises de sous-traitance du travail agricole (les ETA). Une équipe de chercheurs a calculé que la quantité de travail effectuée par ces entreprises a été multipliée par quatre ces dernières années, et le nombre de salariés par trois. Ces méga-structures « d’agriculture déléguée » laissent entrevoir des « stratégies et pratiques proches de celles du secteur industriel ». Dans certaines parties du territoire, on assiste au développement d’un sous-salariat, venu du sud de l’Europe, qui travaille dans des conditions honteuses, pour cueillir nos fruits et légumes.

Leur condition quotidienne est plus proche de celles des salariés intérimaires à qui on vole la force de travail au péril de leur santé que de celle des agri-manageurs fortunés qui ne mettent plus une botte dans leurs champs. Mais « la ruse de la FNSEA est de masquer, sous le vocable unitaire, les intérêts antagonistes du monde agricole, alors qu’elle ne représente que les dominants et les patrons de l’agriculture », analysait la sociologue Rose-Marie Lagrave, fine connaisseuse du monde agricole, au sortir de la crise de l’hiver. Cette fois encore, les plus puissants ont décidé de jouer la carte de l’unité qui tait les inégalités, étouffe les conflits et entrave l’émancipation.

mise en ligne le 10 octobre 2024

Budget : à l’Assemblée,
le plan de la gauche
pour mener
la bataille des impôts

Cyprien Caddeo sur www.humanite.fr

Le projet de loi de finances pour 2025 est présenté ce jeudi 10 octobre, en Conseil des ministres. Au cœur des débats à venir dans l’Hémicycle, l’augmentation des impôts, refusée par la Macronie. Michel Barnier a annoncé ne rien s’interdire, tandis que la gauche entend redonner tout son sens à cet outil de redistribution.

Un totem matriciel du macronisme vacille. Depuis sept ans, les troupes présidentielles ont bâti leur identité politique autour d’une promesse : aucune hausse des impôts. Et voilà que le premier ministre issu des « Républicains », Michel Barnier, a franchi le Rubicon et ouvert la discussion : « Il ne faut pas s’interdire d’aller vers une plus grande justice fiscale », a déclaré, dès mi-septembre, l’hôte de Matignon.

« La hausse des impôts n’est jamais une fatalité, mais toujours une facilité », lui a répondu la députée Renaissance Aurore Bergé, pressée de marteler le récit macroniste : l’impôt ne serait pas un levier de redistribution, mais une solution négative, une punition qui s’abattrait sur les honnêtes gens.

L’impôt sert pourtant à financer la solidarité nationale, les services publics et la lutte contre les inégalités. Au fur et à mesure que les impôts les plus progressifs diminuaient, ces sept dernières années, la pauvreté, elle, a largement augmenté. Preuve que le logiciel macroniste est à bout de souffle.

« Contribution exceptionnelle » sur les plus hauts revenus

Et pourtant, malgré les cris d’orfraie des élus Renaissance, les pistes envisagées par le premier ministre sont loin d’incarner une révolution fiscale. En l’espèce, les hausses d’impôts à la sauce Barnier pourraient prendre la forme d’une « contribution exceptionnelle » sur les plus hauts revenus, qui ne toucherait que les ménages émargeant à plus de 500 000 euros par an (soit l’équivalent de 20 fois le revenu médian français, ce qui représente 0,3 % des ménages). Recettes estimées : 2 milliards d’euros.

Une autre augmentation cible 300 grandes sociétés dont le chiffre d’affaires est supérieur à 1 milliard d’euros annuels. Les deux mesures seraient temporaires, « sur un ou deux ans », promet Michel Barnier : « il n’y aura pas de choc fiscal. »

Voilà le patronat rassuré, d’autant qu’une autre augmentation d’impôts, sur laquelle Matignon s’est bien gardé de communiquer, risque, elle, de toucher sévèrement les plus pauvres : la hausse de la taxe intérieure de consommation finale sur l’électricité (TICFE). Cette part prélevée par l’État sur la facture au mégawattheure pourrait être doublée d’ici à février.

Preuve que la droite et le centre ne rechignent pas à cibler le portefeuille des Français, malgré leurs discours – il n’est jamais question, par exemple, d’entamer un débat de fond sur la TVA, impôt qui touche proportionnellement plus fort les bas revenus.

Reste que le premier ministre a ouvert une brèche dans laquelle la gauche parlementaire entend s’engouffrer. « Michel Barnier a eu le mérite de remettre la question fiscale sur le tapis, là où la Macronie refusait tout débat sur ce sujet, se félicite le député PCF Nicolas Sansu. Après sept années d’Emmanuel Macron, nous avons un impôt de moins en moins progressif et de moins en moins compris, qui nourrit le sentiment d’injustice fiscale et la haine envers les prélèvements. »

Le NFP propose une équation anti-austéritaire

Alors, ce mercredi 9 octobre, à l’Assemblée nationale, le Nouveau Front populaire (NFP) a décidé de serrer les rangs. Communistes, insoumis, socialistes et écologistes ont présenté ensemble à la presse les mesures phares de la coalition pour amender le projet de loi de finances 2025, présenté en Conseil des ministres ce jeudi 10 octobre. À leurs côtés, une invitée spéciale, Lucie Castets, « à l’origine de ce travail budgétaire » et toujours candidate du NFP pour Matignon.

La gauche dresse une liste de 10 mesures visant à dégager environ 49 milliards d’euros de recettes supplémentaires, qui prendront la forme d’amendements déposés par les quatre forces du NFP. « Le temps n’est pas aux rustines ! » tance l’insoumis Éric Coquerel, président de la commission des Finances.

Les propositions du NFP reprennent ainsi en grande partie le chiffrage établi par la gauche lors des législatives, « seule coalition à avoir détaillé à ce point son programme », rappelle le député FI, persuadé que la gauche aurait pu obtenir « une majorité sur un budget NFP-compatible si on nous avait laissé gouverner ».

« Nous espérons dégager à peu près le même montant que Michel Barnier, mais la différence, c’est que notre plan cible les plus aisés. » Philippe Brun, député PS

La preuve, c’est que là où le gouvernement souhaite faire des coupes budgétaires à hauteur de 40 milliards d’euros, tout en promettant de « répondre à l’attente des Français qui ont besoin d’une plus grande présence des services publics sur le territoire », le NFP propose une équation anti-austéritaire qui reste la seule à même de pouvoir développer les services publics.

Mais où la gauche propose-t-elle d’aller chercher ces nouvelles recettes ? « Nous espérons dégager à peu près le même montant que Michel Barnier, mais la différence, c’est que notre plan cible les plus aisés », sourit le socialiste Philippe Brun. D’abord, en plafonnant ou en supprimant un certain nombre d’exonérations ou de crédits d’impôt qui ne se justifient pas. Le crédit d’impôt recherche, qui représente 7 milliards d’euros par an sans effet notable sur le financement de la recherche française, serait plafonné à 50 millions d’euros et davantage ciblé et tracé.

Exit les exonérations de cotisations employeurs pour tous les salaires supérieurs à deux Smic (3 600 euros brut). Exit aussi la fiscalité anti-écologique de l’aérien : le NFP propose de supprimer l’exonération de taxe kérosène sur les vols intérieurs et de taxer les vols en jet privé. Les recettes dégagées viendraient financer le développement de l’alternative ferroviaire : « La fiscalité écolo n’est pas une fiscalité de rendement : nous la redistribuons tout de suite à destination des usagers », soulève l’écologiste Eva Sas.

Retour de l’ISF, taxe sur les grandes entreprises

Sur le volet des nouvelles impositions, la coalition de gauche remet sur la table la réinstauration de l’impôt sur la fortune (ISF), dans une version « revisitée et plus robuste », avec une composante plancher équivalente à 2 % du patrimoine net global, pour être certain que les ultra-riches n’y échappent pas via un montage fiscal.

Là encore, avec l’objectif de bâtir une majorité au-delà du NFP : « Il y a une majorité de députés de cette Assemblée qui ont mis le retour de l’ISF dans leur profession de foi », rappelle Philippe Brun. Le Modem, l’an dernier, avait d’ailleurs soutenu la création d’un ISF vert et l’instauration d’une taxe sur les superprofits, qu’Emmanuel Macron avait dogmatiquement refusée.

Emboîtant le pas à Michel Barnier et sa micro-mise à contribution temporaire des grandes multinationales, le NFP propose aussi de taxer les entreprises à plus de 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires annuel avec un taux d’impôt sur les sociétés à 40 %, rehaussé à 55 % pour les entreprises à plus de 3 milliards. Une mesure à 5 milliards de recettes, à laquelle s’ajoute l’augmentation de la taxe sur les transactions financières (de 0,3 % à 0,6 %), pour un gain de 2 milliards d’euros supplémentaires.

La batterie de mesures cible donc les ménages aisés, les très grandes entreprises extrêmement profitables, le marché boursier et les activités polluantes. Le tout, pour dégager des marges de manœuvre en termes de politiques publiques. Contrairemetn au budget Barnier, qui est « très court-termiste et propose une cure dangereuse d’austérité qui ne permet pas à la puissance publique de fonctionner », considère Lucie Castets, qui ajoute que « les réformes fiscales de Macron, ce sont 62 milliards d’euros qui sont grevés sur les comptes publics chaque année ».

« Ces mesures ne sont que le volet recettes de nos propositions sur le PLF 2025, rappelle Nicolas Sansu. Elles servent de base pour, dans un second temps, nos mesures de financement de l’hôpital, de l’école, des services publics… » La gauche s’attend déjà à ce que la coalition de Michel Barnier l’accuse de « matraquage fiscal » ou de vouloir « asphyxier les Français ».

Faire dérailler la fable macroniste

Le socialiste Claude Raynal, président de la commission des Finances au Sénat, s’en empourpre d’avance : « Il est insupportable d’entendre ceux qui sont responsables de notre déficit actuel (3 200 milliards d’euros – NDLR) nous faire la leçon et fixer des lignes rouges sur le budget ! »

Il faudra donc batailler pour faire dérailler la fable macroniste qui veut faire de l’impôt redistributif un épouvantail, au nom d’une croyance tout aussi contestable : la théorie du ruissellement qui suppose que l’argent des riches s’écoule magiquement vers les plus pauvres, pour peu qu’on fiche une paix royale aux premiers. Car, au-delà du Parlement, certains s’autorisent à penser bien plus loin que Michel Barnier.

Le 8 octobre, le Figaro publiait le « rapport choc » de l’Institut Montaigne, think tank libéral qui propose une feuille de route à 150 milliards d’économies. Au rayon des « bonnes idées » de l’institut, 25 milliards retranchés des dotations aux collectivités territoriales (donc des services de proximité : écoles, Ehpad, bibliothèques, piscines publiques…) ; des séjours écourtés en maternité après accouchement ; ou encore la retraite à 66 ans. La question de la hausse des impôts, pilier de notre contrat social, est évidemment, là encore, absente de ses radars.


 


 

Pourquoi les Français veulent de moins en moins payer leurs impôts ?

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Le discours anti-impôts, omniprésent, tout autant que la hausse des inégalités et la dégradation des services publiques, fait des ravages sur le consentement de la population à participer à la contribution commune : 82 % jugent le système fiscalo-social « inéquitable ».

La France serait la « championne du monde des prélèvements obligatoires » et un « enfer fiscal », répète Patrick Martin, le président du Medef, sur tous les plateaux de radio et de télévision depuis la rentrée. Ce discours anti-impôts, allègrement repris par des ministres jusqu’à il y a peu en exercice, mine le consentement à l’impôt des Français.

Le dernier baromètre du conseil des prélèvements obligatoires (CPO) révèle que 67 % des Français sont insatisfaits de l’utilisation faite de leurs impôts (+ 3 % en deux ans) ; 82 % jugent même le système fiscalo-social inéquitable.

« La première cause de cette dégradation est ce discours idéologique anti-impôts constamment rabâché », assure le fiscaliste Vincent Drezet. « C’est le jour où on en verra les conséquences qu’on le regrettera », met en garde le porte-parole d’Attac, qui cite en exemple le système de santé. En effet, le service public français représente 11,9 % du PIB. Aux États-Unis, où l’essentiel est privatisé, c’est 18,2 %. Y accoucher coûte entre 50 000 et 100 000 dollars, selon les prestations de la clinique.

Le contrat social en France stipule que, là où il y a contribution, il doit y avoir rétribution. Les cotisations sociales, qui financent les retraites ou le chômage, sont du salaire différé, quand les impôts financent les services publics, « le patrimoine de ceux qui n’en ont pas », disait Jean Jaurès.

Le taux de prélèvement obligatoire français, entre 42 et 45 % du PIB depuis les années 1980 (en substance, comme la Belgique, le Danemark ou l’Allemagne), ne peut être comparé à celui d’un paradis fiscal comme l’Irlande (21 %), ou aux États-Unis (25 %) où la santé, la recherche comme l’enseignement supérieur sont en grande partie privés.

À cela, les Français sont encore attachés, nous dit le baromètre du CPO, mais ce lien citoyen avec l’impôt est de plus en plus fragile. Si 65 % des répondants estiment payer trop d’impôts, 50 % préfèrent « améliorer les prestations fournies par les services publics, quitte à augmenter le niveau des impôts », et 83 % pensent que l’État devrait dépenser davantage pour certaines missions comme l’hôpital ou l’école.

Les Français majoritairement bénéficiaires de la redistribution

« La première mesure qu’il faudrait prendre pour rétablir le consentement à l’impôt serait de rendre la fiscalité lisible, explique la responsable de plaidoyer « Justice fiscale et inégalités » d’Oxfam, Layla Abdelké Yakoub. Il faut comprendre ce que l’on paye et pourquoi. » Vincent Drezet acquiesce : « Il faut d’abord informer, faire preuve de transparence et de pédagogie pour contrer, arguments à l’appui, les discours anti-impôts. »

Ainsi, 74 % des Français ont l’impression de contribuer plus qu’ils ne bénéficient du système de redistribution, ce qui est faux. En 2018, les économistes Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman avaient produit une étude mesurant que les deux tiers des Français recevaient davantage, en prestations et en services publics, qu’ils ne versent en impôts, taxes et contributions sociales.

Dans la continuité de ce travail, l’Insee a refait le calcul en 2023 et la situation semble s’être dégradée, puisque, selon le rapport, 57 % des ménages français sont bénéficiaires nets de ce système de redistribution élargie. Dans le détail, il s’avère que « 90 % des individus de plus de 60 ans reçoivent plus que ce qu’ils paient, principalement via les retraites et la santé », contre moins de 50 % chez les actifs. Autrement dit, l’impôt remplit de moins en moins son rôle redistributif.

« Chez Attac, on aime dire qu’il n’y a pas de ras-le-bol fiscal, mais un ras-le-bol des injustices fiscales, » avance Vincent Drezet, qui date cette inflexion de la crise de 2008, lorsque les Français ont eu le sentiment de payer pour les banques. La politique de l’offre qui vise à augmenter les marges des entreprises n’a pas arrangé le sentiment d’injustice.

« Ces dernières années, quand le gouvernement parlait de baisses d’impôts, ce n’était que pour les plus riches et les grosses entreprises, mais quand il faut les augmenter, c’est pour tout le monde », déplore Layla Abdelké Yakoub. Il y a eu une série d’allègements fiscaux à destination des grosses fortunes (suppression de l’ISF, création de la flat tax, etc. ) mais aussi sur les sociétés (baisse de l’impôt sur les bénéfices de 33 à 25 %, baisse des cotisations, suppression de la CVAE sur les grands groupes, multiplication des niches fiscales, etc.).

Dans leur écrasante majorité, les Français n’en ont pas vu la couleur. L’aide aux entreprises, sous toutes ses formes, est devenue la première dépense de l’État. « Voilà pourquoi il faut de la transparence sur comment est utilisé l’argent de la population : des dizaines de milliards d’euros non conditionnées sont distribués aux grands groupes et, après, le gouvernement attaque les droits sociaux et réduit le budget des services publics, ce n’est pas entendable ! » s’insurge la chargée de plaidoyer d’Oxfam.

À l’inverse, la charge fiscale repose de plus en plus sur les taxes les moins progressives, comme la TVA, la CSG (les deux premières recettes fiscales avec respectivement 200 et 142 milliards d’euros). De ce fait, la taxe sur la consommation représente jusque 14 % du revenu disponible des ménages les plus modestes, contre 4,7 % pour les plus riches.

Conséquence de cette politique : les inégalités se sont creusées avec un taux de pauvreté qui est passé de 12,5 % à 14,4 % en vingt ans. Les ultrariches, eux, n’ont jamais autant cumulé : les cinq premières fortunes de France ont doublé leur richesse depuis le début de la pandémie.

« La faible progressivité du système fiscal ne permet pas de réduire efficacement les inégalités. Ce sont principalement les services publics et la protection sociale qui le permettent (sans cela, le taux de pauvreté dépasserait 22 %) », rappelle Attac.

Effet pervers, à mesure que le consentement à l’impôt s’érode, la tolérance à la fraude de proximité, comme le travail à domicile non déclaré, augmente. Seules 55 % des personnes interrogées dans le baromètre du CPO souhaitent que l’État dépense davantage de fonds publics pour lutter contre.

« On se dit que, quitte à ne pas s’y retrouver, à voir l’accessibilité et la qualité des services publics baisser, autant frauder, soupire Vincent Drezet. Mais la sensibilité à la question de l’évasion fiscale massive, celle des grands scandales, reste forte, même si on a du mal à se représenter les sommes en jeu. »

   mise en ligne le 5 octobre 2024

Dépakine : l’État verse 65 millions d'indemnités à la place de Sanofi... et ce n'est qu'un début

Alexandre Fache sur www.humanite.fr

Dans le cadre du dispositif d’indemnisation mis en place pour les familles touchées, 65 millions d’euros d’argent public ont été versés, « en substitution » du laboratoire fautif. Une somme qui pourrait quadrupler d’ici à la fin 2025. .

Faire « participer les grandes entreprises au redressement » budgétaire du pays. Débattue depuis plusieurs semaines, l’idée a été remise sur la table, mardi 1er octobre, par Michel Barnier, dans son discours de politique générale. Pourtant, l’État continue parallèlement de signer des chèques en blanc à l’un des géants de l’industrie française, le laboratoire Sanofi et ses 5,4 milliards de bénéfice net en 2023 : dans le cadre du dispositif d’indemnisation des victimes de la Dépakine, les contribuables français ont déjà avancé au laboratoire pas moins de 65 millions d’euros, une somme qui pourrait doubler d’ici à la fin de l’année, voire quadrupler d’ici à la fin 2025…

« C’est un véritable scandale. Même Servier, dans l’affaire du Mediator, avait participé à l’indemnisation des victimes. Sur la Dépakine, Sanofi, lui, n’a pas versé le moindre centime », accuse Marine Martin, lanceuse d’alerte dans ce dossier et fondatrice de l’Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anti-convulsivant (Apesac), qui soutient les familles concernées.

Plus de 4 000 dossiers « Dépakine » déposés à l’Oniam

Comment en est-on arrivé là ? Commercialisé depuis 1967, l’antiépileptique, s’il est indispensable aux malades, a causé des dommages lourds chez de nombreux enfants dont les mères ont consommé le médicament pendant leur grossesse. Un risque trop tardivement mis en avant par le laboratoire comme par les autorités de santé.

Selon un rapport de l’Agence du médicament (ANSM), cette exposition au valproate de sodium (la molécule de la Dépakine) a provoqué des malformations chez 2 150 à 4 100 enfants, quand 16 600 à 30 400 étaient touchés par des troubles du développement neurologique.

Au 1er septembre dernier, plus de 4 000 dossiers « Dépakine » avaient été déposés sur le bureau de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam), qui a formulé des « offres » pour environ 2 500 d’entre eux. Si toutes ces offres n’ont pas encore été acceptées par les familles, l’office a toutefois déjà versé 80 millions d’euros à celles ayant donné leur feu vert, dont 65 millions en « substitution » du principal « responsable » de ce scandale sanitaire, le laboratoire Sanofi – et 15 millions en réparation de la faute commise par l’État lui-même.

« Le problème, c’est que ces sommes vont gonfler de manière exponentielle dans les prochains mois, alerte Me Charles Joseph-Oudin, défenseur de nombreuses victimes, dont Marine Martin. Beaucoup d’expertises médicales ont été menées en 2023 et 2024, et les dossiers sont de plus en plus lourds. L’Oniam a formulé des offres d’indemnisation à hauteur de 110 millions d’euros, dont 80 millions ont été versés. D’après mes calculs, on devrait atteindre 150 millions à la fin 2024 et même 300 millions, fin 2025. » Soit une fois et demie le budget actuel de cet organisme…

Les recours systématiques de Sanofi face aux demandes de remboursement

Le refus de Sanofi de participer à cet effort financier pèse lourd sur son activité. D’autant plus lourd qu’il s’accompagne d’une « guérilla » procédurale. Interrogé en octobre 2023 par les députés à l’occasion du renouvellement de son mandat à la tête de l’Oniam, Sébastien Leloup qualifiait ainsi les recours systématiques intentés par les industriels dans ce type de procédure.

« L’État et la représentation nationale ont choisi d’assumer avec l’argent public le risque lié au fonctionnement du dispositif amiable d’indemnisation des victimes de la Dépakine », expliquait-il, assurant que les « tentatives de recouvrement » auprès de Sanofi étaient, elles, toujours lancées avec « diligence ». « Malheureusement, elles finissent toujours par une assignation en justice. »

Contacté par l’Humanité, Sanofi confirme qu’il continuera à agir de la sorte, estimant avoir « respecté toutes ses obligations en matière de pharmacovigilance et d’information » avec la Dépakine. Pourtant, le 9 septembre, dans le dossier individuel porté par Marine Martin devant la justice civile, le tribunal de Paris a condamné le laboratoire précisément pour « défaut de vigilance et d’information » sur les risques encourus par les enfants exposés in utero à son médicament.

« Sanofi cherche à gagner du temps par tous les moyens »

« Dans cette affaire, Sanofi cherche par tous les moyens à gagner du temps, ce temps que les patients n’ont pas et, grosso modo, l’État laisse faire », regrette Laurence Cohen, ex-sénatrice PCF et spécialiste des questions sanitaires. « On observe le même phénomène sur les pénuries de médicaments : les pouvoirs publics critiquent mollement les laboratoires, mais tardent à vraiment taper du poing sur la table. Résultat : les pénuries ne cessent d’augmenter. »

Pour Me Charles Joseph-Oudin, « si l’État veut récupérer son argent dans ce dossier, il n’y a pas trente-six solutions : soit il contraint politiquement Sanofi à rembourser, soit il démultiplie les moyens du tribunal de Bobigny, qui va juger ces recours en contentieux dans les mois à venir ». Deux hypothèses sur lesquelles l’avocat affiche un optimisme plus que mesuré. « Le lendemain de la condamnation de Sanofi dans le dossier de Marine Martin, Emmanuel Macron inaugurait en grande pompe la nouvelle usine du groupe dans le Rhône. Quant aux moyens de la justice… »

  mise en ligne le 3 octobre 2024

Déficit public : les taux se resserrent et prouve l’échec de la politique de l’offre

| Bernard Marx sur www.regards.fr

Le taux d’emprunt de la France rejoint celui de l’Espagne, du Portugal et même de la Grèce. L’écart se creuse avec l’Allemagne. Cela témoigne d’une certaine inquiétude des préteurs. Mais cela signifie surtout l’échec d’une politique. Celle que le gouvernement Barnier a pour mission de poursuivre, quoi qu’il en coûte.

Le graphique du haut1 (voir sur le site de Regards) montre que le coût d’emprunt de la France (taux d’intérêt versé sur les emprunts de l’État à dix ans, courbe bleue) est au niveau de ceux de l’Espagne (courbe rouge). Cela n’était pas arrivé depuis 2007. Alors que l’inflation a ralenti, ils sont à 2,97% contre 2,5% au début de l’année. Le graphique du bas (voir sur le site de Regards) montre que l’écart de coût entre les emprunts publics français et allemands a augmenté depuis le début de l’année de 0,5 à 0,8%. 

Les prêts de la finance à des États comme l’Allemagne, la France ou l’Espagne sont des placements de sécurité généralement non spéculatifs et à faible rendement. La finance n’a pas peur d’une faillite. Mais elle commence à s’inquiéter du dérapage des finances publiques et plus généralement de la situation économique et politique de la France. Évidemment quand le nouveau ministre de l’économie doit admettre que « la situation économique est grave » et que l’on a « un des pires déficits de notre histoire », les préteurs ont toutes les raisons d’augmenter les taux. 

Le déficit public qui part en vrille, et le taux d’endettement qui augmente à nouveau, sans choc extérieur, ne sont pas simplement un dérapage à redresser. C’est le résultat d’une politique qu’il faut changer.

Puisqu’il y a match Espagne-France, refaisons-le !

Côté France, l’économiste Patrick Artus interroge dans une note récente, pleine de graphiques : « France : la politique de l’offre a-t-elle échoué ? » Réponse : elle a coûté 60 milliards par an en baisse d’impôts, de cotisations et de prestations (aides non comprises). Les résultats ? « On voit un effet favorable de la mise en place de la politique de l’offre en France en ce qui concerne l’investissement total des entreprises mais pas en ce qui concerne l’emploi, le chômage, la productivité, le PIB et la production industrielle, la balance commerciale pour les produits industriels et l’investissement en nouvelles technologies. » La surprise serait qu’au bout du compte, le déficit public ne s’aggrave pas. 

Côté Espagne, le gouvernement Sanchez n’a pas réalisé « tout le programme, rien que le programme du NFP ». Mais, comme le souligne Martine Orange, dans Mediapart, « il a pourtant décidé de s’extraire de l’orthodoxie financière prônée par l’Union européenne. Il a mis en œuvre depuis 2021 une politique publique cohérente, à rebours de tout ce que recommandent la droite et les responsables macronistes » : sortie du marché unique de l’électricité, fiscalité sur les superprofits et les plus grandes fortunes, hausse du Smic de 54% en six ans, bonne utilisation des fonds de relance européen. Sans compter des avancées vers la régularisation d’un demi-million d’étrangers sans papiers et la reconnaissance de l’État palestinien. Résultats : une croissance de 2,4% en 2023 et 2,8% en 2024 ; une productivité du travail qui augmente de 1,4% par an depuis 2019 ; un déficit des finances publiques qui passe de 6,73% du PIB en 2021 à 3,64% en 2023.Et un endettement public qui diminue de 120% du PIB en 2020 à 107% en 2023. Il n’y a pas photo.

Cela n’empêchera pas le nouveau gouvernement Barnier et consorts macroniens de prétendre réduire le déficit en poursuivant, quoiqu’il en coûte, la politique de l’offre et en s’attaquant aux dépenses publiques et sociales. Ils diront le faire progressivement et avec un peu de pommade côté recettes, pour que ça passe et pour essayer d’éviter que ces coupes n’entraînent récession, chômage, mauvaises rentrées des impôts et des cotisations sociales… Et finalement, un déficit qui continue de déraper et des investisseurs de s’inquiéter.

Mais il ne faut pas s’y tromper, c’est un nouveau palier structurel dans les ségrégations sociales, les privatisations et le renoncement écologique, que cette politique va s’attacher à franchir.  

La bataille s’annonce rude. Nous aurons à en entendre et à en voir dans les médias des pourfendeurs de l’excès des dépenses publiques et sociales au nom d’une inefficacité mal identifiée.

Olivier Faure dit vouloir « faire mettre un genou à terre » au gouvernement de Michel Barnier « en trouvant des majorités inédites sur des amendements ou des propositions de lois reprenant des éléments du programme du NFP ». Il cite notamment la suppression de la « flat tax », les abattements sur les très gros héritages ou le rétablissement de l’impôt sur la fortune. Il faut souhaiter que cela soit à la hauteur des urgences et que cela concerne aussi les dépenses publiques et sociales et leur meilleure efficacité pour réaliser des objectifs économiques, sociaux et environnementaux tout aussi urgents que la diminution du déficit public.

  1. Source :  compte X de Frederik Ducrozet, responsable de la recherche macroéconomique, Pictet Wealth Management ↩︎

 

  mise en ligne le 29 septembre 2024

Vendanges en Champagne :
en finir avec les
« raisins de la misère »

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr/

Les vendanges du Champagne s’achèvent, en cette fin septembre, sous haute surveillance, un an après les décès de cinq travailleurs. Dans ce secteur qui pèse plus de 6 milliards, les abus en matière de droit du travail sont légion, du fait d’un recours croissant à des prestataires embauchant une main-d’œuvre immigrée. Reportage dans la Marne en collaboration avec Bastamag.

Sous les yeux soupçonneux des habitants, la camionnette rouge de la CGT traverse la place du village. Deux voitures l’escortent. En cette journée ensoleillée de mi-septembre, une dizaine de syndicalistes forme « la caravane des vendanges ». Le dispositif est pensé pour aller à la rencontre des travailleurs saisonniers du secteur. Par moments, quand la caravane passe, un habitant décroche son téléphone. Histoire de prévenir le voisin vigneron de l’arrivée imminente de la troupe.

« La dernière fois qu’ils ont vu des communistes, ici, c’était à la Libération ! » lance José Blanco, hilare. Le secrétaire général de la CGT Champagne est une figure de la région. Il est aussi passionné de son vignoble champenois, où il vit depuis toujours, remonté contre les scandales qui l’éclaboussent. « En Champagne, la vie d’un homme vaut moins qu’un kilo de raisins », répète-t-il à qui veut bien l’entendre. 

Lors des dernières vendanges, en septembre 2023, cinq travailleurs sont décédés en Champagne. Le plus jeune d’entre eux, Rèda Najib, habitant de Reims, a été victime d’une crise cardiaque avant de tomber d’un engin agricole dans une vigne. Il était âgé de 19 ans. Après enquête, le parquet a conclu que la surexposition à la chaleur avait causé son décès. Les autres enquêtes sur les décès, en revanche, ont été classées sans suite. Le surnom de « vendanges de la honte » s’est depuis imposé aux syndicalistes du secteur, relayé par la presse locale.

Alors, les vendanges 2024 sont scrutées par tous : pouvoirs publics, médias, syndicats. Comme chaque année, près de 120 000 travailleurs affluent dans la région pour couper le raisin pendant une dizaine de jours. Une large majorité sont des travailleurs immigrés, venus d’Europe de l’Est ou, de plus en plus, d’Afrique.

Payés sous le Smic aux vendanges

« C’est notre première année ici », introduit Kacper, un jeune Polonais, la vingtaine, mains gantées, marcel blanc sur les épaules et tatouages dans le cou. « Pour tout le monde », précise-t-il en désignant de la tête ses camarades. Un à un, tous descendent la pente où s’alignent les vignes pour s’approcher des syndicalistes garés à leur hauteur. « Voici un rappel des tarifs horaires légaux, de vos droits par rapport aux pauses, au temps de travail… Pour vérifier vos contrats et vos fiches de paie », explique un militant en leur tendant un tract.

Ces fiches d’information, traduites en de multiples langues, se glissent facilement dans la poche des vendangeurs… Et font fureur : « On voit des photos de tracts circuler partout sur les réseaux sociaux entre les saisonniers, sourit José Blanco. Au moins, grâce à ça, les gars savent de quoi on parle. Ils peuvent aller voir leur patron et lui dire “voilà, c’est la loi”. »

« On est payés 19 centimes le kilo », indique Kacper, curieux de savoir si ce tarif est correct, ou s’il se fait avoir. « C’est en dessous du minimum qui doit être à 24 centimes brut le kilo », soupire José Blanco. Sauf que sur leur déclaration de pré-embauche auprès de la Mutualité sociale agricole (MSA), il est indiqué une rémunération à la tâche de 19 centimes brut… la minute. Soit 11,40 euros brut de l’heure. Or, le Smic horaire est à 11,65 euros brut de l’heure. Qu’il s’agisse d’une rémunération à la journée ou au rendement (les deux existent pour les vendangeurs), un taux inférieur au Smic est évidemment illégal.

« On travaille dix heures par jour », témoigne aussi Kacper. La journée démarre à 7 h du matin. Or, à partir de 43 heures de travail hebdomadaire, les ouvriers doivent être rémunérés en heures supplémentaires (payées 50 % de plus). Les jeunes écarquillent les yeux : en une semaine de vendange, ils dépassent largement ce seuil.

Ces vendangeurs polonais apprennent également que la durée du transport, géré par leur employeur, constitue du temps de travail. Idem pour les repas : « On achète toute notre nourriture nous-mêmes », indique Yulia, une jeune vendangeuse qui découvre que son employeur a l’obligation légale de couvrir ce type de frais.

Autant de droits grignotés alors que la tâche est « très difficile », souligne Yulia. Il faut se baisser sans cesse pour ramasser les grappes, remonter encore et encore les pentes entre les rangées de vignes.

Les prestataires abaissent les salaires à des niveaux dérisoires

L’échange est interrompu par la brusque arrivée d’un camion blanc. Deux hommes, allure robuste et visage fermé, en descendent. Après de brèves présentations sous tension, les syndicalistes détalent. Le prestataire de main d’œuvre qui a recruté ces jeunes Polonaises et Polonais et envoyé ses hommes de main est bien connu dans le coin. « Et il n’est pas en odeur de sainteté », euphémise José Blanco.

Cette parcelle est pourtant celle d’un vigneron « qui livre chez Moët&Chandon », prestigieuse maison de Champagne (et propriété du groupe de luxe LVMH), affirme l’équipe de la CGT. « Les raisins de la misère arrivent chez Moët, résume José Blanco. Mais ce n’est pas Moët qui commande cela directement », nuance-t-il. De fait, c’est bien le vigneron qui a recours à un prestataire de main d’œuvre lequel, ensuite, rogne sur le Code du travail.

Là est tout l’enjeu : qui est responsable ? En 2018, 48 vendangeurs afghans ont été découverts dans des logements insalubres. À quelques kilomètres de là, au même moment, 77 autres travailleurs étaient entassés dans un café désaffecté. Un vaste trafic de « traite d’êtres humains », selon la justice, qui a identifié 200 victimes et condamné, quatre ans plus tard, deux prestataires. Mais pas les donneurs d’ordre. Il est difficile de retracer les responsabilités face à un système en « poupées russes : une société délègue à une autre, et ainsi de suite », décrit José Blanco. 

Les prestataires se sont multipliés : d’abord des entreprises locales, puis, depuis une décennie, de plus en plus des prestataires étrangers : turcs, géorgiens, sri-lankais… « Il n’y a pas de prérequis : n’importe qui peut ouvrir une société de prestation de services, sans rien connaître au Champagne ni au droit du travail », déplore Philippe Cothenet, secrétaire général adjoint de la CGT Champagne. 

« Nous sommes revenus au 19e siècle. Des gens attendent sur des parkings, au petit matin, on leur propose des sommes dérisoires pour travailler à la journée », décrit-il. Ainsi l’industrie champenoise, très réglementée, a continué de trouver des moyens de réduire les coûts de la main d’œuvre et d’engranger des bénéfices plus importants.

Sauver l’image de luxe

Logé sur les hauteurs de la commune de Chouilly (Marne), le château de Saran offre une vue imprenable sur le vignoble champenois. Une immense verrière laisse entrevoir le salon VIP dans lequel le milliardaire Bernard Arnault reçoit les plus prestigieux clients de Moët & Chandon ou Veuve Cliquot, propriétés du groupe LVMH.

« Vole pas le raisin de Bernard ! » lance un syndicaliste à un autre, pris la main dans le sac à empoigner une grappe de raisin, juste en face de la propriété. Tous deux s’esclaffent. Au bout de la chaussée, un agent de sécurité vient à leur rencontre. Maintenir l’image de luxe du Champagne à l’international est un enjeu fort. Car l’industrie pèse lourd. En 2023 comme en 2022, la filière a dépassé le seuil des six milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel. Un record.

Le secteur tente donc de calmer les polémiques. « C’est la réputation d’une région et d’un savoir-faire reconnus dans le monde entier qui est menacée », reconnaît le Comité Champagne, regroupant plusieurs organisations de vignerons et grandes maisons de vin. « Il n’y a pas eu de défaillance collective en 2023, il n’y en aura pas davantage en 2024 : il est hors de question que des comportements individuels inadmissibles menacent la sécurité des travailleurs et la réputation de toute une filière », estime le Comité.

En juin, ce dernier a tout de même publié le plan d’action « Ensemble pour les vendanges de Champagne ». Il y rappelle les dispositions légales régissant le travail saisonnier, notamment en cas de fortes chaleurs : accès à l’eau, à des zones d’ombre, pauses adéquates… Surtout, le Comité rappelle aux viticulteurs que « le recours à un prestataire de services ne peut coûter moins cher que l’emploi direct ». Et alerte : « des prix trop bas peuvent être le signe de pratiques douteuses et doivent attirer votre attention ».

Les dérogations se multiplient, pourtant. Le 9 juillet, l’ex Premier ministre Gabriel Attal signait un décret autorisant la suppression du repos hebdomadaire obligatoire pour les travailleurs saisonniers. Ce décret concerne les régions agricoles à appellation d’origine contrôlée, dont la Champagne.

Quatre mois plus tôt, en mars 2024, l’ex gouvernement publiait aussi un arrêté catégorisant la filière Champagne et plus largement le secteur viticole dans la liste des “métiers en tension”. Cette liste permet de faciliter la venue de travailleurs étrangers hors Union européenne. De quoi accentuer la mise en concurrence des travailleurs d’Europe de l’Est et ceux d’Afrique de l’Ouest, craint l’union locale CGT d’Épernay.

« On tire les salaires vers le bas, les travailleurs sont exploités, mal logés, mal nourris, au détriment des travailleurs locaux. Les Français, bien sûr, ne veulent pas travailler à genou et pour quatre euros de l’heure. Après on dit qu’on ne trouve plus personne, fustige José Blanco, qui milite pour que tout le monde ait les mêmes conditions de travail dignes ».

Améliorations sur l’hébergement des vendanges

Sur le terrain, la volonté affichée de faire place nette n’en est pas moins palpable. Sur une parcelle d’un vigneron livrant chez Veuve Cliquot, une vingtaine de travailleurs lituaniens prennent leur pause. Parmi eux, Ingrid fait cliqueter un sécateur dans sa main, tout sourire. Cette mère de famille a l’air détendu. Cela fait douze jours qu’elle fait les vendanges.

« C’est la cinquième année que je reviens. Parfois, j’emmène mon fils et ma fille avec moi », raconte-t-elle. Par rapport à ses premières années, « les conditions sont meilleures aujourd’hui, assure-t-elle. Avant, on dormait dans des campements, avec des tentes. Il y avait beaucoup de bruit autour, trop de gens… C’était difficile de dormir. Maintenant, on dort dans un appartement, dans une petite ville . »

L’hébergement sous tente des travailleurs saisonniers est strictement interdit par la loi. Cette année, nombre de prestataires et vignerons ont opté pour des chambres d’hôtels, ou des Airbnb. « Il y a beaucoup moins de tentes dans les bois que nous avions repérées l’année dernière. Certains ont essayé de s’adapter ; d’autres essaient de planquer les saisonniers ailleurs », observe José Blanco. Le prestataire de services viticoles G2V a pour sa part ouvert un hébergement collectif pour 350 travailleurs, dans une ancienne base aérienne : la Base 112, à Bétheny. Avec l’appui de maisons de champagne et des autorités de la région. 

Derrière les Lituaniens en pause s’alignent trois hommes en cravate. Ce sont des représentants de la maison Veuve Cliquot, présents pour vérifier le travail du prestataire WM (l’un des plus gros de la région) chez ce vigneron qui les livre. « C’est une très bonne chose ! C’est ce qu’on leur demande : qu’ils prennent leurs responsabilités », se satisfait José Blanco.

Menaces contre les syndicalistes

Assiste-t-on à un tournant dans le secteur ? Pas si sûr. Juste en face des vignes des Lituaniens, on aperçoit au loin, tout en haut d’une colline, un petit campement informel. Quelques heures après, la caravane de la CGT passe devant des tentes entassées sous un barnum bien visible, en bord de route. « Le maire, la police, la communauté de communes le savent bien, mais ne disent rien. On pourrait signaler… Ça va faire un signalement parmi tant d’autres », soupire José Blanco.

Tous les signalements sont transmis à l’Inspection du travail, voire au préfet. La veille encore, les syndicalistes ont découvert sur le terrain privé d’un vigneron, à Mancy, au sud d’Épernay, plusieurs tentes abritant des travailleurs tchèques, sous un hangar. Le vigneron les a repérés et menacés, selon leurs témoignages : « Vous êtes des bâtards, on vous retrouvera ». Dès le lendemain, les tentes avaient disparu. Idem sur un grand parking sablonneux où se trouvaient une trentaine de vendangeurs en tentes et caravanes. Aujourd’hui : plus de traces de campement. Fuite organisée par les prestataires ? Ou intervention rapide de l’Inspection du travail ?

Quoi qu’il en soit, la pratique illégale des campements perdure : sur la commune de Vize, cachées dans les bois, des tentes s’alignent dans le dépôt d’un viticulteur. Pas d’installation électrique ni de sanitaires suffisants en vue. Les syndicalistes s’approchent en essayant de ne pas se faire repérer. Ce jeu de cache-cache, dans une triangulaire entre syndicalistes, inspection du travail et prestataires, caractérise ces vendanges 2024.

Aux alentours de 18 h, alors que la caravane de la CGT est rentrée au bercail, la lumière du soir tombe sur la gare d’Épernay. Le square en face est occupé par une dizaine d’immigré.es d’Afrique francophone. Certains forment un cercle assis dans l’herbe, ou récupèrent des affaires dans les buissons. D’autres arrivent en marchant, comme Youniss, tout juste de retour de leur journée de vendange. C’est la troisième année que le jeune homme vient ici pour la saison. « Cette année il y a moins de raisins, donc il n’y a pas de travail tous les jours » , explique-t-il.

Lorsqu’on lui demande où il va dormir ce soir, Youniss reste évasif : « Dehors, dans la ville. » C’est que les forces de l’ordre circulent désormais, tôt le matin. Le ballet des prestataires récupérant les nouveaux arrivants à la gare s’en trouve entravé. Et les travailleurs africains qui dorment là sont à chaque fois vite évacués.

Faire place nette. La semaine dernière, néanmoins, certains s’entassaient bien le soir sur des cartons, enroulés dans une simple couverture, comme en témoignent plusieurs photos. Youniss et les autres feront de même cette nuit. Un peu plus dispersés que d’habitude, mais toujours là, quelque part, dans la capitale du Champagne.

mise en ligne le 27 septembre 2024

Finances publiques : quand les marchés rattrapent le gouvernement

Martine Orange sur www.mediapart.fr

Signal d’une défiance croissante, pour la première fois depuis 2007, les taux d’intérêt français sont plus élevés que ceux de l’Espagne. Le gouvernement n’est pas à l’abri d’un scénario à la Liz Truss, la première ministre britannique poussée dehors par les marchés.

C’est le scénario noir qui circule dans les milieux d’affaires et dans les sphères du pouvoir depuis plusieurs semaines. Si le gouvernement ne se montre pas suffisamment sérieux en matière de finances publiques, préviennent-ils, il pourrait connaître le même sort éphémère que celui de la première ministre britannique Liz Truss, chassée en moins de quarante-cinq jours du pouvoir par les marchés financiers en octobre 2022.

La prédiction peut-elle se réaliser ? En tout cas, les derniers signaux envoyés par les marchés indiquent plus qu’un scepticisme, une méfiance, à l’égard des premières annonces austéritaires faites par le gouvernement en matière budgétaire et fiscale : pour la première fois depuis 2007, les taux de la dette française sont désormais supérieurs à ceux de l’Espagne, à 2,97 %. Ils sont désormais également supérieurs à ceux du Portugal et se rapprochent de plus en plus de ceux de l’Italie et de la Grèce.

Dans le même temps, l’écart entre les taux français et allemands à dix ans – qui sert de référence sur tous les marchés de la zone euro – a dépassé les 80 points de base (o,8 %) le 25 septembre, soit son plus haut niveau depuis sept ans.

« Les rendements français sont sous pression, alors qu’il est désormais évident que le gouvernement Barnier fait face au mieux à un futur difficile, au pire à un risque d’effondrement », analyse Mark Dowding, responsable des investissement à RBC Bluebay, dans le Financial Times.

Ce dernier épisode n’est qu’une étape de plus dans une longue dégradation du statut de la France, qui l’a longtemps protégée. « La dette publique de la France en pourcents du PIB est très supérieure à celle des autres pays ayant une note similaire », soulignait une note de l’Iéseg School en avril, relevant la complaisance des agences de notation à l’égard des situations acquises – ce qui au passage pourrait aussi s’appliquer à l’Allemagne, toujours considérée comme la référence européenne, en dépit de la crise existentielle qu’elle connaît.

En mai, Fitch puis S&P ont fini par acter cette divergence, en abaissant – un peu – la notation française, ce qui n’était pas arrivé depuis 2007. Depuis, la situation n’a fait qu’empirer. En décidant par surprise de dissoudre l’Assemblée nationale, Emmanuel Macron a détruit un peu plus la crédibilité du pays, en le privant d’un des derniers atouts qui lui restaient : la stabilité de ses institutions.

Les interminables semaines d’un pouvoir démissionnaire, les tractations diverses et variées pour former un gouvernement, les tangages pour déterminer la ligne à adopter sur fond de chiffres plus catastrophiques les uns que les autres ont convaincu les investisseurs financiers que désormais il existe un risque sur la France. Chambres d’enregistrement des marchés financiers, les agences de notation risquent de ne pas tarder à s’en mêler à leur tour.

Le contre-exemple espagnol

Le camouflet infligé par les marchés est d’autant plus rude pour les responsables français que ceux-ci saluent en creux la politique menée par le gouvernement socialiste espagnol. Celui-ci a pourtant décidé de s’extraire de l’orthodoxie financière prônée par l’Union européenne. Il a mis en œuvre depuis 2021 une politique publique cohérente, à rebours de tout ce que recommandent la droite et les responsables macronistes, qui revendiquent d’incarner « la compétence et l’expertise » dans la gestion des finances publiques.

En pleine crise de l’énergie, le gouvernement de Pedro Sánchez a d’abord commencé, avec le Portugal, par sortir du marché européen de l’électricité et plafonner le coût du mégawattheure à 100 euros, soit deux à trois fois moins que les prix européens de l’époque. Cela a servi à assurer une visibilité et une compétitivité à ses entreprises, une protection aux ménages pour un coût bien moindre que le bouclier tarifaire, censé pallier les errements du marché. Présentée comme provisoire, cette sortie semble appelée à devenir définitive, de l’avis de tous les observateurs.

En parallèle, alors que l’inflation s’abattait sur toutes les économies, il a instauré une fiscalité sur les superprofits, visant notamment les groupes d’énergie et les grands groupes. La fiscalité sur les grandes fortunes a été augmentée tandis que la TVA sur les produits de première nécessité a été abaissée. Le salaire minimum a été régulièrement augmenté, de 54 % en six ans : entre 2018 et 2024, il est passé de 750 euros net par mois à 1 200 euros, ce qui n’est plus très éloigné du smic français (1 400 euros), pour un coût de la vie bien moindre. 

Comble de la provocation pour les droites et les extrêmes droites européennes : le Parti socialiste espagnol a même choisi de soutenir le projet d’initiative populaire visant à régulariser un demi-million d’étrangers sans papiers vivant en Espagne sans droit.

S’ils s’opposent par idéologie à cette politique, les tenants de l’orthodoxie budgétaire et autres adeptes de la politique de l’offre peuvent difficilement contester les résultats. Car la politique du gouvernement socialiste espagnol porte ses fruits. Et ils sont même surprenants.

Confrontée comme tous les autres pays à la crise du covid, à la montée de l’inflation, à la crise de l’énergie, aux tensions géopolitiques, l’Espagne a vu son déficit budgétaire passer de 6,73 % du PIB en 2021 à 3,64 % en 2023. Et elle espère passer sous la barre des 3 % en 2024, ce qui lui a évité, à la différence de la France, d’être sanctionnée pour déficit excessif.

Je mesure la chance d’hériter d’un tel bilan économique.    
Antoine Armand, ministre de l’économie et des finances

Dans le même temps, son endettement, qui s’élevait à plus de 120 % du PIB en 2020, est tombé à 107 % en 2023. Sa productivité horaire a augmenté de 1,4 % en moyenne en 2019 et 2023, quand celle de la France a chuté de 3,66 %. Sa croissance a dépassé les 2,4 % en 2023, soit plus du double de celle de la zone euro. Ces derniers jours, la Banque centrale espagnole a revu la croissance à la hausse et table désormais sur 2,8 % d’augmentation du PIB cette année, quand la Banque de France espère un faible 1,1 % lié en partie au changement de la comptabilité nationale.

« À ce stade, un vent favorable souffle en faveur de l’Espagne, avec une amélioration potentielle de la dynamique de la dette, de la perception des investisseurs d’une dynamique de la croissance et même de la dynamique politique. Tous ces facteurs réunis font que l’Espagne est en pleine ascension », souligne Guy Miller, stratégiste dans le groupe Zurich Insurance. La France ne peut rien présenter de comparable.

Les membres des précédents gouvernements et les responsables de la droite auront peut-être un sentiment d’injustice, voire la sensation d’être incompris par les investisseurs financiers : ne mènent-ils pas la meilleure politique possible ? C’est en tout cas l’analyse de l’ancien ministre des finances, Bruno Le Maire, qui à son départ de Bercy, après sept années de mandat, s’est dit « fier d’avoir sauvé l’économie française ». Une vue partagée par son successeur à Bercy, Antoine Armand, qui assure « mesurer [s]a chance d’hériter d’un tel bilan économique ».

S’enfonçant dans le déni, le nouveau gouvernement a déjà annoncé la ligne dominante de sa conduite future : comme le souhaite Emmanuel Macron – ce qui nous a valu ces semaines de tergiversations –, il ne changera rien à la politique de l’offre mise en place depuis sept ans. Ou s’il doit le faire, ce sera à la marge. L’essentiel des efforts pour redresser les finances publiques et stabiliser la dette se fera par la réduction des dépenses.

Les conséquences de ces choix d’austérité sont déjà largement connues et documentées. Sans citer l’exemple extrême de la Grèce, qui quinze ans après ne s’est toujours pas remise de la thérapie de choc qui lui a été infligée, il suffit de prendre les chiffres actuels de la France. Les 15 milliards d’euros de gel de crédit décidés en février par le ministère des finances se retrouvent en partie dans la chute de la demande intérieure, dans la baisse de la croissance, dans la hausse du déficit budgétaire, qui, faute de rentrées fiscales suffisantes, notamment de TVA, est désormais annoncé autour de 6 % au lieu de 5,1 %.

Règles de base

Choisissant d’ignorer les effets d’entraînement des dépenses publiques – le fameux coefficient multiplicateur redevenu d’actualité à la faveur de la crise de la zone euro –, le gouvernement semble donc sur le point d’opter pour conserver ses largesses fiscales à l’égard de certains et réprimer la demande intérieure pour tous les autres, afin de stabiliser la dette. Au risque d’entraîner un effondrement de la croissance.

« Aussi longtemps que le taux d’intérêt moyen payé sur l’encours total de la dette est inférieur au taux de croissance du PIB nominal, donc à la somme de la croissance réelle et de l’inflation mesurée par la hausse du déflateur, la dette publique peut être stabilisée tout en gardant un déficit primaire », insistait la note d’Iéseg School, en rappelant quelques règles de base, oubliées ces dernières années.

Et c’est bien cela qui inquiète les investisseurs financiers. Tous notent le ralentissement prolongé de la zone euro, son décrochage par rapport aux États-Unis et à la Chine. Les restrictions sur la demande intérieure européenne pour juguler l’inflation commencent à se faire sentir par la restriction des profits des entreprises, donc des dividendes. Accentuer encore la pression austéritaire risque d’aggraver les déficits, et de condamner la France à une stagnation, voire à une déflation prolongée. L’inverse de ce qu’ils demandent désormais. Mais les responsables politiques, toujours aussi entichés de politique néolibérale assimilée à la bonne gestion, n’ont pas encore noté le changement.

En septembre 2022, Liz Truss, juste après sa nomination comme première ministre au Royaume-Uni, avait présenté une feuille de route dans la droite ligne du thatchérisme, censée recueillir les applaudissements des marchés. Elle y annonçait une large suppression d’impôt pour les entreprises et les plus fortunés, censée ruisseler par la suite pour soutenir l’investissement et la croissance. Et pour maîtriser les finances publiques, privées de recettes, elle prévoyait des dizaines de milliards de coupes dans les dépenses sociales et les services publics. La proposition n’a pas convaincu, déclenchant une crise monétaire sans précédent et la poussant vers la sortie.

La France n’est pas exactement exposée de la même manière que la Grande-Bretagne, en raison de son appartenance à la zone euro. Mais elle n’est pas à l’abri d’une réaction en chaîne des marchés financiers et de ce qui pourrait s’apparenter à une crise de la dette. Les marchés réussiraient alors à imposer leurs vues, là où les électeurs n’y sont pas parvenus

mise en ligne le 26 septembre 2024

Taxer les riches :une bonne idée pour 80 % des Français, selon un sondage Oxfam

Marie Toulgoat sur www.humanite.fr

Selon un sondage d’Oxfam, une très grande part de la population est favorable à une imposition plus grande de l’héritage, des grandes entreprises et des particuliers les mieux lotis. Un appel du pied au gouvernement à l’heure où le déficit réclame de trouver de nouvelles recettes budgétaires.

« Je proposerai dans les prochains jours au Parlement des choix forts avec trois priorités, (dont celle de) réduire les dépenses publiques. » Contraint par le déficit de la France à trouver des solutions, le nouveau ministre du Budget, Laurent Saint-Martin, s’est entêté, lors de sa passation de pouvoir le 22 septembre, à vouloir serrer la ceinture du pays. Pourtant, une autre solution existe, et elle est par ailleurs largement acclamée par les Français.

Un sondage d’Oxfam, réalisé par le groupe Verian et rendu public ce jeudi, affirme que l’augmentation de la taxation des personnes les plus riches et des superprofits, loin d’être une idée repoussoir, est fortement plébiscitée, et ce quel que soit le bord politique du répondant.

Des propositions « justes » pour 75 % des sondés

Ainsi, 59 % des sondés sont favorables à une taxation des héritages plus élevée ; 76 % estiment qu’il faut rétablir l’ISF ; 84 % jugent qu’il faut taxer les superprofits ; 71 %, les dividendes. Pour 8 répondants sur 10, davantage imposer les personnes riches est une nécessité dans le contexte économique actuel, et cette proposition est estimée « juste » pour trois quarts d’entre eux.

Les résultats du sondage d’Oxfam sont ainsi en forte contradiction avec d’autres publiés dans la presse, comme le sondage Odoxa pour Challenges d’avril 2024. Celui-ci indiquait que 77 % des Français trouveraient l’impôt sur les successions injustifié.

« La façon dont on formule les questions a un impact. Nous avons voulu donner beaucoup de contexte, on s’est montrés très pédagogues. Cela change des questions biaisées et incomplètes », note Stanislas Hannoun, responsable de campagne « Justice fiscale et inégalités » chez Oxfam. Les personnes sondées par l’association ont ainsi pu prendre position en sachant précisément que le 0,1 % de la population héritant de plus de 13 millions d’euros ne paie en moyenne que 10 % d’impôts sur les successions.

Même les électeurs de droite plébiscitent la taxation des grandes fortunes

Étonnamment, les sympathisants du parti présidentiel Ensemble ou des « Républicains » partagent les mêmes opinions que le reste de la population sur la nécessité de davantage taxer les riches. « Un enseignement important, c’est qu’il y a un consensus sur l’adhésion, y compris chez les CSP + », note Stanislas Hannoun.

Selon lui, cette volonté quasi unanime d’une meilleure justice fiscale met le gouvernement au pied du mur et le somme de dégager ces recettes fiscales au lieu de réduire la dépense publique, à l’heure où 73 % des Français notent par ailleurs une détérioration de la qualité des services publics. « Ce sondage doit permettre d’envoyer des messages forts au gouvernement, et nous serons vigilants à ce qu’il se passera lors de l’examen du projet de loi de finances », estime Stanislas Hannoun.

Pour accompagner la publication du sondage, Oxfam propose 16 mesures de justice fiscale qui permettraient de dégager au moins 101 milliards d’euros de recettes et de contrecarrer le creusement des inégalités, exacerbées depuis 2017. Parmi ces mesures, l’ONG propose par exemple l’instauration d’un ISF climatique à destination des milliardaires les plus polluants, le réalignement de la fiscalité du capital sur celle du travail ou la taxation automatique des superprofits.


 


 

Budget : Bercy annonce la couleur et veut « baisser les dépenses » plutôt que taxer les riches

Inès Rubio sur www.humanite.fr

Ce jeudi devant l’Union des entreprises de proximité (U2P), le ministre de l’économie Antoine Armand a réitéré les propos de son collègue du Budget prononcé la veille devant la commission des finances de l’Assemblée : une réduction drastique des dépenses publiques sera leur principal remède au dérapage du déficit public.

Le Ministre chargé du budget a annoncé que la situation des finances publiques était préoccupante. Avec des projections encore plus pessimistes que le précédent locataire de Bercy, il estime désormais que le déficit public risquera de dépasser 6 % du PIB.

Dans la droite ligne de la politique menée en 2024 par Bruno le Maire, la solution privilégiée par le gouvernement pour contenir ce déficit est une nouvelle baisse des dépenses. « Ma vision c’est que nous redresserons les comptes en réduisant les dépenses » a affirmé Laurent Saint-Martin.

Une ligne directrice réitérée par Le Ministre de l’Économie Antoine Armand lors d’une allocution devant les membres de l’Union des entreprises de proximité (U2P), la troisième organisation patronale du pays. « Nous ne serons pas le gouvernement de l’impôt à tout-va, et je ne serai pas le ministre de la confiscation fiscale », a-t-il explicité.

Le gouvernement aveuglé par sa « politique de l’offre »

La hausse des recettes via une plus grande imposition des superprofits et des grandes fortunes plébiscitées par le Nouveau Front Populaire est reléguée au second plan, au mépris de l’urgence sociale mise en évidence par les professionnels de la protection de l’enfance qui manifestaient au moment de l’audition du Ministre.

Pourtant, même l’OCDE appelait récemment ses États membres à augmenter leurs recettes pour faire face à une dette mondiale qui s’est envolée ces dernières années. L’organisation internationale préconise une augmentation des impôts sur le patrimoine et davantage de taxes environnementales.

Des appels qui n’auront pas suffi à infléchir le cap du gouvernement, orienté vers une politique de l’offre (soutien aux entreprises) qui a « fait ses preuves » selon Laurent Saint-Martin, alors même qu’elle a conduit à l’ouverture par l’Union Européenne d’une procédure pour déficit excessif contre la France en juillet 2024.

  mise en ligne le 23 septembre 2024

Hausses d’impôts :
le faux débat
entre Attal et Barnier

Romaric Godin sur www.mediapart.fr

Le récit d’une opposition entre deux stratégies de réduction du déficit dissimule un même objectif : appliquer une austérité massive au pays. Dans les deux cas, la destruction de l’État social et des services publics est assurée. 

DepuisDepuis que, lors de sa première intervention télévisée le 6 septembre, le premier ministre Michel Barnier a indiqué qu’il ne « [s]’interdi[sait] pas plus de justice fiscale », les fuites se multiplient et les esprits s’échauffent. Après la publication d’informations de presse indiquant que le chef du gouvernement envisageait de relever quelques impôts pour aider à réduire le déficit, le camp macroniste s’est cabré sur son refus de toute hausse d’impôts.

Reste à savoir ce que cette bataille des récits signifie. Y a-t-il une véritable prise de conscience que les politiques de baisse d’impôts ont été un échec et sont intenables ? On pourrait le croire, alors que même le gouverneur de la Banque de France, le très orthodoxe François Villeroy de Galhau, a appelé dans un entretien au Parisien à « lever le tabou des hausses d’impôts ».

À bien y regarder, pourtant, on en est loin. Le débat ne porte pas sur la politique économique et son efficacité, mais uniquement sur les moyens de réduire le déficit public. La réduction du déficit devient donc le centre de gravité de la politique économique. Et c’est le premier piège de ce débat.

On entend souvent que, pour réduire le déficit, on a le choix entre les hausses d’impôts ou les baisses de dépenses. Et ce serait autour de ce dilemme que tournerait le choix politique français actuel. Rien n’est, en réalité, plus trompeur.

« Austérité expansive »

En réalité, le déficit français ne se résorbe pas parce que la politique de l’offre menée pendant sept ans par Bruno Le Maire a été un échec absolu : on a assuré un taux de rendement du capital supérieur à celui de la croissance en subventionnant entreprises et actionnaires. Mais l’État prend à sa charge cette différence et, comme cette hausse du taux de rendement ne conduit pas à une hausse de la croissance, alors le déficit ne se résorbe pas. 

Le débat entre Michel Barnier et Gabriel Attal sur les « hausses d’impôts » évite soigneusement ce bilan. Il reporte le centre du choix sur des solutions qui ne prennent pas en compte le cœur du problème : la réduction systémique du potentiel de croissance, qui, au reste, n’est pas un fait propre à la France, et l’incapacité de la politique de l’offre à répondre à ce défi.

Lorsque le débat se résume à la manière de réduire le déficit, on part donc du principe que le déficit est le principal problème du pays. Et c’est cela le fondement même de la politique d’austérité. Ce qui est sous-entendu dans ce débat est que la réduction du déficit public va permettre de favoriser la croissance future et que, partant, la seule question est de savoir comment partager « l’effort temporaire ».  

Ce sur quoi Michel Barnier, François Villeroy de Galhau et Gabriel Attal sont parfaitement d’accord est que la réduction directe du déficit permettra de « redresser le pays », bref ils sont d’accord sur ce que l’on appelait jadis « l’austérité expansive », laquelle avait été, en 2010, saluée par Jean-Claude Trichet et avait conduit aux erreurs de la crise européenne de 2010-2016. Or cette priorité mériterait discussion alors que les taux nominaux baissent, que la France n’a aucune difficulté à se refinancer et que le déficit provient d’un manque de recettes et non d’un excès de dépenses.

En se focalisant sur ce faux choix, un second piège se referme. La position de ceux qui, soudain, veulent lever les « tabous fiscaux » ne trahit pas une volonté de préserver les services publics, l’État social ou les classes moyennes. L’enjeu est évidemment politique. Michel Barnier et François Villeroy de Galhau ont une forme de lucidité qui manque cruellement aux élus macronistes. Ils savent que l’application d’une politique d’austérité sévère est impossible si elle n’est pas enrobée d’un discours de « justice fiscale » dans un pays qui a fortement soif de cette dernière.

La stratégie de contournement de Michel Barnier

Aussi leur stratégie est-elle la suivante. Relever légèrement quelques impôts, comme l’impôt sur les sociétés ou le prélèvement forfaitaire unique (PFU) sur les revenus du capital, voire en créer quelques-uns comme sur les « superprofits » afin de donner l’impression que les plus riches et les entreprises participent à l’effort. Et puisque l’effort est « partagé », alors il faudra que le reste du pays, c’est-à-dire les services publics et l’État social, apporte son écot.

De cette façon, on justifie une politique de réduction des dépenses tout en préservant le capital. D’abord parce que l’on propose des hausses d’impôts réduites : on évoque dans le meilleur des cas 5 milliards d’euros sur les 20 milliards de consolidation budgétaire envisagés pour 2025.

Or, rien que sur le premier quinquennat macron, les baisses d’impôts sur les entreprises étaient de 50 milliards d’euros par an, auxquelles s’ajoutent les baisses pour les ménages centrées sur les plus riches, comme la fin de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), la fin globale de la taxe d’habitation et la mise en place du PFU. Ces  hausses ne seront donc qu’une goutte d’eau.

Et cela sera d’autant plus vrai qu’elles permettront de ne pas ouvrir le débat sur les exonérations de cotisations, le vrai cœur de la politique de l’offre, ni sur les subventions diverses au secteur privé. Le capital en sera quitte pour un paiement modeste et on pourra passer aux choses sérieuses : la contraction des dépenses. Pour le dire crûment : la stratégie de Michel Barnier est de proposer au capital un paiement modeste pour non seulement sauver l’essentiel, mais aussi voir s’ouvrir de nouvelles « opportunités » par la destruction des services publics et de l’assurance sociale.  

L’offre semble très attrayante et très raisonnable : payer quelques milliards pour sauver plusieurs dizaines de milliards de gains, des aides publiques massives et de futures possibilités de marchandisation, mais aussi pour imposer un récit qui justifie une austérité qui viendra frapper les ménages les plus fragiles.

On mesure donc en retour le niveau de fanatisation des macronistes, incapables d’envisager la possibilité de lâcher du lest à court terme. Tout cela est assez logique : le caractère dévastateur de la politique menée depuis 2017 fait qu’une part minime de la population en a profité au détriment des autres. Les élus macronistes s’attachent à ces gains. Les proches de Michel Barnier estiment que les dégâts sociaux et politiques sont tels qu’il faut une stratégie de contournement pour pouvoir poursuivre cette politique de classe.  

L’ancien premier ministre britannique Rishi Sunak avait ouvert la voie de cette stratégie en 2022. En s’opposant aux baisses d’impôts de Liz Truss, il a relevé le taux de l’impôt sur les sociétés de 19 % à 25 % pour réduire le déficit. Mais cette décision ne va pas, en réalité, adoucir sa politique d’austérité, de même que certaines promesses de baisses d’impôts.

En imposant un débat dans ces termes, Michel Barnier et François Villeroy de Galhau tendent en réalité un piège à la gauche et à ses électeurs : celui de se laisser tromper par une « justice fiscale » de façade afin d’accepter un budget de violence sociale. Le danger n’est pas mince, car on accepterait alors l’idée que la réduction du déficit est bel et bien l’objectif prioritaire de la politique économique, au détriment des enjeux réellement centraux que sont la dégradation des services publics, la pression sur les salariés et la crise écologique. C’est dans ce piège que sont tombés les travaillistes britanniques, qui ont annoncé récemment leur propre politique d’austérité.

Des hausses d’impôts, pour quoi faire ?

En réalité, les hausses d’impôts sur le capital et les plus riches n’ont de sens que si elles s’inscrivent dans une politique de transformation où la société parvient à s’extraire de sa dépendance à l’accumulation du capital. Dans le cas contraire, et particulièrement lorsque les hausses d’impôts ne servent qu’à réduire le déficit, elles prennent la forme d’un piège douloureux.

Bien sûr, la politique fondée sur les hausses d’impôts est plus attrayante qu’une politique se limitant à la seule baisse des dépenses publiques, c’est-à-dire à la destruction des services publics et de l’État social. Mais les hausses d’impôts sur la rentabilité du capital visant à réduire le déficit, et seulement cela, conduiront inévitablement à une réaction du capital.

La question n’est pas de savoir si les capitalistes peuvent supporter une hausse de leurs impôts – ils le peuvent indéniablement – mais bien plutôt de savoir s’ils accepteront sans broncher ou s’ils prendront des mesures de réduction de leurs coûts pour protéger leur taux de rendement et le but de toute production capitaliste, l’accumulation. Et ici, la réponse est évidemment négative. 

Si donc on relève les impôts sans prendre des mesures parallèles de contraintes sur les entreprises ou de réorganisation de la production ou de soutien à la demande, ce que Michel Barnier n’envisagera jamais, alors on s’expose à un affaiblissement de la croissance, qui viendra encore augmenter la demande d’austérité sur les dépenses. C’est la politique qu’avait modestement menée François Hollande de 2012 à 2014 avant de rentrer dans le rang et de venir quémander la bienveillance du capital avec son « pacte de responsabilité » qui l’avait mené à réformer le marché du travail.

On pourrait résumer la situation de cette façon : la hausse des impôts pour réduire le déficit ne remet pas en cause le pouvoir du capital et sa capacité à diriger non seulement l’économie mais aussi la société. La raison en est simple : si toute la politique économique repose sur les recettes de taxes fondées sur le succès de l’accumulation du capital, alors la politique se soumet à cette logique. In fine, la société reste enchaînée au besoin de produire du profit, à n’importe quel prix.  

Ces hausses d’impôts au nom de la « justice fiscale » peuvent même prendre la forme d’une piqûre de rappel du pouvoir du capital sur la société. Ceux qui, soudain, défendent la « justice fiscale » en sont conscients. Aussi faut-il toujours se souvenir que les hausses d’impôts sont des moyens et non des fins en soi. L’enjeu de ce pourquoi on augmente les impôts est plus important que la hausse elle-même. Il faut se méfier des ruses de ceux qui n’hésiteront pas à agiter la « justice fiscale » pour faire passer une politique de répression sociale.

  mise en ligne le 18 septembre 2024

Savez-vous combien coûtent les privilèges sur l’héritage des milliardaires à la société française ?

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Ces prochaines années, 25 milliardaires français transmettront 460 milliards d’euros à leurs enfants. Mais, à cause des niches fiscales, l’État passera à côté d'un sacré pactole. Dans son dernier rapport, Oxfam chiffre le manque à gagner et alerte sur les conséquences de ce séparatisme des ultra-riches pour les finances publiques et la société française.

Chaque année, à l’approche de l’été, les Échos Patrimoine et Le Conservateur (une entreprise spécialisée dans la gestion des fortunes) nous servent le même sondage, assurant que « les Français sont toujours résolument hostiles aux droits de succession ». En juin dernier encore, 74 % des Français les estimaient trop élevés. Ce chiffre est repris partout, faisant de la fiscalité sur l’héritage l’impôt le plus impopulaire du pays.

« Mais c’est une manière de piéger et de verrouiller le débat public, il n’y a qu’à voir les intérêts de ceux qui ont commandé le sondage », rétorque Cécile Duflot, directrice générale d’Oxfam France. Pour preuve, l’ONG, qui sort ce mardi un rapport sur la question, a commandé un autre sondage qui permet d’inverser la tendance : 60 % des Français se montrent favorables à une taxation plus forte des héritages les plus élevés – il suffisait de poser la question autrement.

Un totem de la droite

Mais la droite, et l’extrême droite en particulier, qui défend avec constance l’abolition de toute fiscalité sur la succession, s’est saisie avec opportunisme de l’impopularité de la question. « Ils osent même parler d’impôt sur la mort, déplore Vincent Drezet, fiscaliste et porte-parole d’Attac. Ils profitent du fait qu’on ne connaisse globalement pas le sujet jusqu’à ce qu’on soit directement concerné. » En effet, 75 à 80 % des héritages ne sont pas taxés du tout. Une proportion stable depuis une vingtaine d’années. Pourtant, l’écrasante majorité des Français continue de surestimer le taux d’imposition sur les successions.

Il y a une urgence politique à ce que la situation change. « Tout le débat public autour du projet de loi de finances à venir tourne autour des coups de rabot sur les services publics et des économies à réaliser. Avec ce rapport et nos préconisations, nous proposons de nouvelles recettes, indolores pour 98 à 99 % de la population », assure Cécile Duflot.

Quand 9 Français sur 10 touchent au maximum 100 000 euros d’héritage, 1 sur 1 000 hérite de 13 millions. Et grâce aux multiples niches fiscales dont ils bénéficient, le taux d’impôt moyen sur les successions des super riches est de 10 % seulement, alors qu’ils devraient se voir appliquer un taux marginal de 45 %, au-delà de 1,8 million d’euros hérités.

« Les plus riches sont obsédés par l’idée de transmettre leur patrimoine »

Adepte des chiffres chocs, Oxfam a calculé que, ces prochaines années, l’optimisation fiscale de l’héritage des milliardaires français qui ont plus de 70 ans ferait perdre 160 milliards d’euros aux caisses de l’État. Ceux-ci ne sont que 25, mais ils vont transmettre plus de 460 milliards d’euros de patrimoine à leurs héritiers.

Théoriquement, si l’on appliquait un taux de prélèvement maximal à 45 %, plus de 200 milliards de revenu fiscal reviendraient aux caisses publiques. De quoi remédier au déficit budgétaire. Mais comme, en moyenne, les successions les plus riches ne sont imposées qu’à 10 %, les finances publiques ne devraient même pas récupérer 50 milliards…

Deux niches fiscales sont particulièrement nocives pour les recettes de l’État. L’assurance-vie, le produit d’épargne très apprécié, permet de transmettre 152 000 euros nets d’impôts lors d’une succession et de payer un taux réduit sur le reste. Dans son rapport « Repenser l’héritage », paru fin 2021, le Conseil d’analyse économique estimait que cet abattement représentait un manque à gagner de 4 à 5 milliards d’euros par an pour l’État.

Le pacte Dutreil permet aussi de transmettre son entreprise, comme ses actions (y compris des titres boursiers détenus partout dans le monde), avec un abattement fiscal de 75 %, et ce, sans plafond. « À l’origine, cette disposition était prévue pour permettre la continuité de l’activité. Mais ce qui peut se comprendre pour la transmission d’une boulangerie à ses enfants ne peut pas être mis sur le même plan pour des actions LVMH », explique Layla Abdelké Yakoub, autrice du rapport d’Oxfam ; 40 % du montant total transmis via ce pacte Dutreil concernent des successions de plus de 60 millions d’euros… L’absence de plafonnement de la mesure apparaît d’autant moins justifiable.

« Les plus riches sont obsédés par l’idée de transmettre leur patrimoine », remarque Vincent Drezet. Et quand les dispositions françaises ne suffisent pas, ceux-ci vont voir l’offre des pays voisins. « La Belgique était un temps très à la mode, puisqu’il y a une exonération d’impôt sur la transmission des actifs professionnels, poursuit le porte-parole d’Attac. Mais, ces dernières années, le Portugal promet aux retraités français qui y ont acheté de l’immobilier et qui y résident depuis dix ans un taux imbattable d’imposition à zéro pour cent sur leur succession. »

Vers une France des héritiers

Ce rapport d’Oxfam répond à une urgence démographique tout autant que politique. La part de la fortune héritée dans le patrimoine des Français est désormais de 60 % (c’était 35 % en 1970) et cette tendance devrait s’aggraver, car les baby-boomers ont accumulé 20 % de patrimoine de plus que les générations précédentes.

On le voit déjà chez les ultra-riches : 7 des 9 Français devenus milliardaires en 2024 sont des héritiers de grandes familles, des dynasties Dassault, Rocher et Louboutin en l’occurrence. Et la moitié des milliardaires du pays ont désormais plus de 70 ans. Plus que jamais et si la fiscalité ne bouge pas, la France va devenir une société d’héritiers. Ce constat fait consensus puisque le premier à avoir lancé l’alerte est le Conseil d’analyse économique, rattaché à Matignon.

Dans ses préconisations, Oxfam défend un impôt plus juste et progressif. « Nous voulons rendre la fiscalité sur l’héritage populaire ! » lance ainsi Cécile Duflot. Ce qui implique de mettre fin à des bizarreries comme celle de la faible taxation des successions directes (parents et grands-parents) par rapport aux indirectes (frères et sœurs, oncles et tantes), bien plus imposées. « Ce n’est pas normal d’être proportionnellement plus prélevé lorsqu’on hérite de 15 000 euros de sa tante sans enfant, que lorsqu’on reçoit 15 millions de ses parents », tance la directrice d’Oxfam.

L’ONG propose aussi de réformer les niches fiscales, d’instaurer un plafond de 2 millions d’euros au pacte Dutreil et de supprimer l’abattement spécifique aux assurances-vie. Se fondant sur les chiffres du Conseil d’analyse économique, Oxfam estime que ces quelques mesures permettraient de récupérer entre 9 et 19 milliards par an, selon l’endroit où l’on place les curseurs. Soit de doubler l’efficacité de l’impôt sur l’héritage. Dont 7 milliards sur le magot des milliardaires.

  mise en ligne le 16 septembre 2024

Il y a une alternative
à l'austérité budgétaire :
c'est la justice fiscale,
Monsieur Barnier

sur https://france.attac.org/

Imposer les plus fortunés et les superprofits, supprimer les privilèges fiscaux, renforcer les moyens de lutte contre l’évasion et la fraude fiscales… sont autant de pistes pour rééquilibrer un système fiscal mis à mal par les politiques néolibérales impulsées par Emmanuel Macron.

A l’initiative d’Attac, 87 personnalités et responsables d’associations et de syndicats signent cette tribune en vue des discussions autour du projet de loi de finances 2025.

Engager des coupes budgétaires drastiques tout en se refusant « en même temps » d’imposer les plus riches et les grandes entreprises : telle est l’orientation de la politique fiscale injuste et inefficace impulsée par Emmanuel Macron. Le président de la République a eu beau reconnaître le problème que pose la diminution des recettes fiscales, il a pourtant déclaré qu’aucune augmentation d’impôt n’était envisagée. En qualifiant l’idée d’une hausse d’impôt de « maladie française », il a confirmé qu’il n’y avait, à ses yeux, aucune alternative à l’austérité budgétaire. Loin des aspirations des Français·es qui sont favorables, selon les enquêtes d’opinion, à des hausses d’impôts à condition qu’elles ciblent les entreprises qui font le plus de profits et les plus aisés.

Ce choix a déjà eu de lourdes conséquences : les financements des services publics, de la protection sociale et de la lutte contre le dérèglement climatique sont frappés de plein fouet. Si cette politique fiscale était maintenue, il est à prévoir que les besoins sociaux et écologiques seront une fois de plus sacrifiés sur l’autel de l’austérité, aggravant davantage les inégalités. Dans une période d’affaiblissement du consentement à l’impôt, de distension du lien social, d’inquiétude face à l’avenir, l’extrême droite ne peut que tirer profit de cette politique injuste et injustifiée. Le chef de l’État, qui entend imposer ces vues malgré des désaveux électoraux et une situation politique complexe qu’il a lui-même créée, porterait alors une responsabilité immense dans cet échec global, démocratique, social, économique et écologique.

Répondre aux urgences sociales et écologiques

Sourd aux attentes d’une immense partie de la population, le gouvernement a multiplié les attaques contre notre modèle social, pourtant déjà bien fragilisé. Il a engagé un plan de coupes budgétaires qu’il entend mettre en œuvre coûte que coûte pour 2025. Le financement des urgences sociales et écologiques est clairement dans le viseur : aux 10 milliards d’euros d’économies prévues pour 2024 (1) pourraient s’ajouter 16 milliards d’euros d’économies supplémentaires qui toucheraient notamment le travail et la transition écologique. Le choix des secteurs visés est éloquent… Pendant ce temps, des coups répétés sont portés au logement social, au financement de l’hôpital public et de la protection sociale, et le ministre démissionnaire de la Fonction publique, Stanislas Guerini, a engagé au cours des derniers mois un travail de sape de la fonction publique en remettant en cause le statut des fonctionnaires, l’un des piliers du modèle social français. Rarement un pouvoir n’aura été aussi dogmatique dans ses choix.

Face à cette orientation écologiquement, socialement et économiquement délétère, de nombreuses voix s’élèvent pour formuler des propositions à portée de la main visant à rétablir le principe de justice fiscale et rééquilibrer un système fiscal mis à mal par les politiques néolibérales. A l’évidence, un tel rééquilibrage permettrait de combattre les inégalités et de renforcer le consentement à l’impôt, pilier d’une démocratie digne de ce nom. Il permettrait également de dégager les recettes nécessaires pour répondre aux besoins sociaux, relever les défis écologiques et énergétiques et contribuer à la solidarité à l’égard des pays du Sud Global, en première ligne du dérèglement du climat.

Une solution : la justice fiscale

Pour faire face à ces enjeux, nous avons besoin d’une action publique ambitieuse et d’une meilleure répartition fiscale. Nous rappelons à ce titre plusieurs principes : l’action publique et la protection sociale doivent avoir les moyens nécessaires pour répondre aux besoins de la population et pour préserver l’environnement ; les choix fiscaux et budgétaires doivent poursuivre la satisfaction de l’intérêt général et non des intérêts particuliers, ils doivent faire l’objet d’un véritable débat citoyen ; une fiscalité plus juste suppose de mettre à contribution les personnes et les entreprises de manière progressive, en fonction de leurs richesses et de leurs capacités contributives. Cela suppose de rétablir l’égalité devant l’impôt et de combattre résolument son évitement.

Sur cette base, et pour répondre au « ras-le-bol des injustices fiscales », plusieurs pistes se dessinent pour engager, à court terme, un rééquilibrage : d’abord mettre davantage les plus fortunés à contribution à travers une imposition du patrimoine juste et efficace. Ensuite, mettre fin aux privilèges fiscaux nuisibles à l’environnement et bénéficiant aux plus riches, mieux imposer les rentes de toutes sortes, comme les superprofits et les superdividendes, défendre la nécessité d’une véritable taxe sur les transactions financières et d’un relèvement de l’imposition des multinationales au sein de l’Union européenne, et enfin renforcer à tous niveaux les moyens de lutte contre les différentes formes d’évasion et de fraude fiscales.

Ces mesures sont légitimes et nécessaires. Nous appelons à participer aux différentes initiatives qui seront engagées pour défendre leur mise en œuvre, en particulier à l’occasion de la discussion sur le projet de loi de finances 2025. Nous appelons également la population à s’emparer de ces questions qui n’appartiennent qu’à elle, pour qu’un vrai débat citoyen s’engage et débouche sur des mesures de justice qui permettraient ainsi de « refaire société ».

(1) Avec notamment 200 millions de coupes sur le budget de l’apprentissage et autant sur la formation professionnelle, 400 millions d’euros pour le Fonds vert censé aider les collectivités territoriales, un milliard d’économies sur la rénovation énergétique et autant sur l’aide au développement.

La liste des signataires est disponible sur https://blogs.mediapart.fr/attac/blog/160924/il-y-une-alternative-lausterite-budgetaire-cest-la-justice-fiscale

mise ligne le 16 septembre 2024

Plus de 300 morts en dix ans : les sidérurgistes d'ArcelorMittal se mobilisent pour arrêter l’hécatombe

Ludovic Finez sur www.humanite.fr

Relayée en France par la CGT, la mobilisation syndicale mondiale du 13 septembre chez ArcelorMittal a dénoncé les trop nombreux morts dans le groupe et réclamé une véritable politique industrielle.

Dunkerque (Nord), correspondance particulière.

Au moins 314 décès de 2012 à 2023, dans des mines et des aciéries au Kazakhstan, en Afrique du Sud, au Brésil, en Espagne, en France, au Maroc, en Ukraine, en Pologne aux États-Unis… Voilà l’effrayant bilan dressé par le réseau syndical mondial IndustriAll au sein du groupe ArcelorMittal. Les mineurs du Kazakhstan ont payé un tribut particulièrement lourd, avec 51 morts rien qu’en 2023.

« Arrêtons l’hécatombe » : c’est sous ce mot d’ordre qu’IndustriAll appelait à la mobilisation, vendredi 13 septembre, dans les sites du géant de l’acier à travers le monde. En France, les métallos CGT ont répondu à l’appel, en organisant des rassemblements à Dunkerque, Reims, Florange et Fos-sur-Mer.

À Dunkerque, ils sont plusieurs dizaines à se réfugier sous les tonnelles rouges à chaque averse, au milieu du vaste rond-point devant l’entrée de l’usine, qui emploie 3 000 CDI et 1 500 sous-traitants. « Il y a un an, un haut-fourneau a flambé (à Dunkerque). On passe parfois à côté de catastrophes et pour nous, c’est un problème d’investissement », confie Philippe Verbeke, de la Fédération métallurgie CGT, salarié d’un autre site ArcelorMittal, celui de Mardyck, qui, à quelques kilomètres de là, lamine l’acier produit à Dunkerque.

Une vitrine derrière laquelle tout se dégrade

Sous la pluie, Gaëtan Lecocq, de la CGT ArcelorMittal Dunkerque, s’empare du micro : « Quand on écoute les médias et la direction, tout va bien chez nous. Ce n’est qu’une vitrine, car la situation ne fait que se dégrader. Au départ, il était prévu d’investir pour que la durée de vie du haut-fourneau n° 4 soit portée à 2050. Puis, on est passé à 2040, avec plusieurs centaines de millions d’euros économisés. Enfin, en juin, on nous annonce qu’on va juste poser des rustines, pour tenir jusque 2029, dans le meilleur des cas. »

ArcelorMittal annonce un objectif de décarbonation de 30 % d’ici à 2030. Mais, en attendant d’annoncer la localisation de ces investissements, le groupe « fait monter les enchères entre les différents gouvernements européens, pour obtenir un maximum de fonds publics, ainsi qu’une électricité au prix le plus bas », souligne Philippe Verbeke. Imposer des commissions de suivi et des contreparties aux aides publiques – en embauches et investissements – est précisément une autre revendication de la journée.

« Nous voulons mettre la pression sur le futur ministre de l’Industrie pour une maîtrise publique de la filière », résume le responsable CGT, qui évoque des participations de l’État dans les entreprises quand la situation l’exige, voire la nationalisation, mais aussi la réduction du temps de travail, de meilleurs salaires et des départs anticipés en retraite pour prendre en compte la pénibilité.

Inquiétudes chez ThyssenKrupp et Valdunes

L’objet de la mobilisation est de mettre en lumière tout le secteur sidérurgique. Ainsi, chez ThyssenKrupp, deux sites français, dans le Nord et l’Est, pourraient faire les frais des manœuvres actionnariales du milliardaire Daniel Kretinsky. Inquiétudes également chez Valdunes, le dernier fabricant français de roues de train, dont la forge est installée à Dunkerque et le site d’usinage à Valenciennes.

Son rachat par le français Europlasma, au prix de 119 licenciements pour 190 emplois sauvés, s’est accompagné d’une promesse de 35 millions d’euros d’investissement sur trois ans, aidés par l’État. « Au bout de six mois, nous n’avons pas de nouvelles, il y a de quoi être inquiet », confie Philippe Lihouck, délégué CGT à la forge. Actuellement, la production est proche de zéro, la direction arguant d’une nécessaire remise à plat des relations avec les clients. Philippe Lihouck évoque un contrat avec le tchèque Bonatrans « mis de côté » et un autre, avec une entreprise indienne, qui « a capoté ».

Optimisme prudent chez Ascometal

Venus également en voisins, Jean-Louis Clarys et Tony Neuts-Roubelat affichent de leur côté une prudence plus optimiste. Leur usine dunkerquoise d’aciers spéciaux fait partie des sites Ascometal, avec ceux d’Hagondange, Custines (Meurthe-et-Moselle) et Saint-Étienne (Loire), repris par le fonds anglais Greybull Capital. Ce dernier, également largement soutenu par l’État, a conservé 760 salariés, dont les 170 du Nord, et supprimé 23 postes dans la holding à Hagondange.

« On n’a pas beaucoup de boulot, admettent les deux élus CGT, car le redressement judiciaire nous a fait perdre des clients et nous avons besoin que nos fournisseurs reprennent confiance. » Mais les objectifs d’amener la production annuelle à 60 000 tonnes, le double de 2023, leur « paraissent sérieux ». Autre motif d’espoir : la programmation de 10 millions d’euros d’investissement pour remettre en route le laminage de l’usine, arrêté en 2021.

  mise en ligne le 13 septembre 2024

Les revenus du travail baissent
alors que les dividendes mondiaux battent des records

Stéphane Ortega sur https://rapportsdeforce.fr/

Cest devenu un marronnier ces dernières années. Chaque trimestre ou chaque année, les journaux titrent sur un record de dividendes versés aux actionnaires dans le monde. L’année 2024 ne devrait pas faire exception, au regard des chiffres à l’échelle planétaire. En revanche, la baisse de la part des revenus du travail fait plus rarement la une. Pourtant, celle-ci est confirmée par l’OIT.

L’Organisation internationale du Travail (OIT) alerte sur l’aggravation des inégalités. Selon son rapport de septembre 2024 sur les Perspectives sociales et de l’emploi dans le monde, la part des revenus du travail a baissé de 0,6 point à l’échelle planétaire entre 2020 et 2022.

De quoi s’agit-il ? La part des revenus du travail mesure la proportion du revenu total d’une économie que les personnes gagnent en travaillant. Celle-ci est tombée à 52,3 % en 2022. Ces revenus s’additionnent aux revenus du capital pour former le revenu total d’une économie, rappelle l’OIT.

Vingt ans de baisse des revenus du travail

a pandémie de Covid-19 explique en partie la baisse observée entre 2020 et 2022, mais la diminution de la part des revenus du travail se poursuit depuis au moins 20 ans. En effet, depuis 2004, cette part a chuté de 1,6 point. Pour la seule année 2024, cela représente une perte de 2 400 milliards de dollars pour les travailleurs à l’échelle mondiale. La principale cause de cette baisse au cours des deux dernières décennies est l’évolution technologique, notamment l’automatisation. Si l’OIT note qu’elles ont « stimulé la productivité et la croissance économique », l’organisation précise que « les travailleurs n’ont pas bénéficié équitablement des gains qui en ont découlé ».

Pour noircir encore le tableau, les inégalités ne se limitent pas à la répartition des revenus entre capital et travail. En plus d’une distribution inégale de cette répartition selon les zones géographiques, l’écart de revenu entre les femmes et les hommes reste immense et ne se réduit que très marginalement. En moyenne, dans le monde, lorsqu’un homme gagne 1 $, une femme ne gagne que 0,518 $. En 2005, une femme gagnait 0,47 $. À rythme constant, l’égalité ne serait atteinte qu’en 2221.

Je travaille, tu travailles, ils profitent

Si la part des revenus du travail baisse dans le monde, on ne peut pas en dire autant de celle du capital. Mardi 10 septembre, le cabinet Janus Henderson a annoncé qu’au second trimestre 2024, les grandes entreprises cotées ont distribué 606,1 milliards de dollars à leurs actionnaires. Soit 5,8 % de plus que l’année précédente, déjà marquée par un record – tout comme les années 2022 et 2021.

L’Europe est particulièrement bien placée du point de vue de la répartition mondiale des dividendes. Elle enregistre une progression de 7,7 %, grâce à des montants records en France, en Italie, en Suisse et en Espagne, explique le rapport. La France affiche à elle seule 58,6 milliards de dollars sur les 204,6 milliards absorbés par les actionnaires. Des chiffres qui devraient éclairer les débats sur le déficit budgétaire et le prochain projet de loi de finances en France, alors que tout indique que le gouvernement de Michel Barnier prépare une cure d’austérité.

  mise en ligne le 11 septembre 2024

À Saint-Nazaire,
la pollution rend malade mais l’Etat protège les industriels

par Samy Archimède (Splann !) sur https://basta.media

Malgré de forts taux de cancers à Saint-Nazaire, les pouvoirs publics restent conciliants avec les pollueurs. Selon Splann !, TotalEnergies a enterré une étude sur l’exposition importante à des substances cancérogènes. Sans réaction de la préfecture.

« Enfin le grand air ! » Lorsqu’il s’installe à Pornichet (Loire-Atlantique) avec son épouse, en février 2018, Didier Ott s’imagine couler des jours tranquilles dans cette station balnéaire cossue, à 12 km à l’ouest de Saint-Nazaire. Loin, très loin de la pollution parisienne qui le faisait tousser. Par curiosité, l’ancien ingénieur informatique polytechnicien se penche sur les chiffres d’Air Pays de la Loire. En épluchant les relevés de l’association chargée de surveiller la qualité de l’air dans la région, il découvre que l’atmosphère de l’agglomération est bien moins pure qu’il ne l’avait imaginé. Il est aussi interpelé par le nombre de personnes frappées par le cancer dans son voisinage.

Les données de l’Observatoire régional de la santé (ORS) des Pays de la Loire confirment son impression : depuis plus de vingt-cinq ans, le bassin nazairien affiche un bilan de santé peu reluisant comparé au reste de la Loire-Atlantique. Le risque d’avoir un cancer du poumon y est plus élevé (+19 %) que dans le reste du département. Pour le cancer du nez, de la bouche, du pharynx, du larynx, de la trachée ou de l’œsophage, la différence est encore plus nette : +28 %. Au total, selon l’ORS, les hommes habitant à Saint-Nazaire et dans les communes alentour meurent beaucoup plus souvent avant 65 ans (+42 %) que la moyenne des Français.

Pour Michel Bergue, l’ancien sous-préfet de Saint-Nazaire, l’explication est simple : « Ce n’est pas la pollution industrielle qui cause le cancer. C’est le tabac et l’alcool. » Une affirmation sans base scientifique, émise en 2019, et qui continue de faire scandale dans le milieu ouvrier nazairien, comme nous l’avons constaté au cours de notre enquête.

« L’alcool n’explique pas tous les cancers »

Saint-Nazaire a beau être bordée par de jolies plages et avoir pour voisines La Baule et Pornichet, c’est une ville industrielle où cohabitent, en fonction de l’orientation des vents, fumées des Chantiers de l’Atlantique, rejets de peinture d’Airbus et effluves de leurs sous-traitants. Un cocktail auquel il faut ajouter les arômes de « beurre » de Cargill liés à la fabrication de ses huiles de tournesol et susceptibles de provoquer des maladies respiratoires. Mais aussi les émanations du producteur d’engrais chimiques Yara (à 9 km à vol d’oiseau) et les composés organiques volatiles (COV) de la raffinerie TotalEnergies (à 12 km).

« D’un côté, la préfecture met l’accent sur le tabac et l’alcool. De l’autre, les associations pointent du doigt la pollution industrielle. La vérité est probablement entre les deux », estime la médecin Juliette Heinrich, autrice en novembre 2023 d’une thèse sur « les facteurs de risques de cancers » dans l’agglomération. « L’alcool y semble plus présent que dans le reste de la France. Mais ça n’explique pas tous les cancers, en particulier pas les cancers du poumon », assure-t-elle à Splann !. D’autant plus qu’« il n’existe pas de données sur le tabagisme à l’échelon de la Carène », la communauté d’agglomération de Saint-Nazaire et son estuaire.

Les intérêts économiques défendus par la préfecture

Didier Ott, lui, suspecte l’existence d’un lien entre pollution industrielle et cancers. L’ancien Francilien est devenu en quelques années un véritable spécialiste de la qualité de l’air. Son obsession : démasquer les pollueurs et réduire l’exposition des riverains aux particules nocives. Membre de la Ligue des droits de l’homme, il a rejoint dans leur combat des habitants installés de longue date dans l’agglomération, comme Philippe Dubac et Christian Quélard. Ces derniers ont créé en 2015 l’association Vivre à Méan-Penhoët (Vamp), du nom d’un vieux quartier ouvrier nazairien, pour empêcher l’extension de Rabas Protec, un sous-traitant d’Airbus spécialisé dans le traitement de surface de pièces d’avion.

« L’entreprise prévoyait d’utiliser, à 200 mètres d’une école et à 30 mètres des premières habitations, des produits anti-corrosifs particulièrement dégueulasses », raconte Philippe Dubac. Notamment du chrome VI, classé cancérogène certain par le Centre international de recherche contre le cancer. Saisi par VAMP, le tribunal administratif de Nantes donne raison à l’association en novembre 2018.

Deux semaines plus tard, la préfecture signe malgré tout un arrêté permettant à l’entreprise de continuer à utiliser ces produits. Son argument ? Préserver « l’intérêt général tiré des graves conséquences d’ordre économique et social qui résulteraient de la suspension de l’activité de la société Rabas Protec et impactant notablement la filière régionale du secteur aéronautique ». Cerise sur le gâteau, le ministère de la Transition écologique dépose peu après une requête contre la décision du tribunal administratif de Nantes. Une décision pourtant « favorable à la santé des riverains », s’indigne le président de Vamp, Christian Quélard. L’État préférerait-il préserver des intérêts économiques au détriment de la santé des Nazairiens ? Le ministère n’a pas souhaité nous répondre.

Une étude lacunaire

Depuis plus de dix ans, des associations de riverains bataillent à coup de pétitions, de manifestations, de réunions publiques et d’interventions dans la presse, pour tenter de faire la lumière sur les pollutions industrielles et leur impact sanitaire. Dès 2013, l’AEDZRP, association de riverains basée à Donges (où se trouve la raffinerie TotalEnergies), rejointe ensuite par Vamp, demande à la Préfecture la mise en place d’une étude épidémiologique. En vain. Alarmés par les chiffres de mortalité par cancers des habitants de l’agglomération, le sénateur Yannick Vaugrenard (PS) et la députée Audrey Dufeu (LREM) portent la parole des associations jusqu’à l’Assemblée nationale et au ministère de la Santé.

« Il n’est pas acceptable, après la publication des chiffres de l’an passé, de devoir attendre aussi longtemps pour la mise en place de cette étude », écrit Audrey Dufeu en octobre 2020 dans un communiqué de presse. Cinq mois plus tard, la préfecture lâche enfin du lest. Mais au lieu de s’engager dans une étude épidémiologique, elle opte pour une simple étude de zone. Objectif : identifier les sources de pollution et évaluer les risques sanitaires. Un comité d’orientation stratégique pilote cette étude. Y siègent le sous-préfet de Saint-Nazaire, la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), des cabinets d’étude, des chercheurs et des associations comme Vamp et l’AEDZRP.

Interrogée par Splann !, la préfecture de Loire-Atlantique annonce que « près de 200 sites » potentiellement polluants et « 47 substances » nocives ont été identifiés dans le cadre de cette étude de zone. Elle voit dans ces chiffres la preuve d’une « étude ambitieuse ». En réalité, si la majorité des sites classées pour la protection de l’environnement (ICPE) ont répondu au questionnaire (facultatif) visant à répertorier les substances dangereuses qu’ils produisent ou stockent, c’est loin d’être le cas des autres entreprises, souvent sous-traitantes. Seules 16 des 94 sociétés non classées ICPE contactées ont accepté de fournir ces informations.

Des données officielles peu fiables

Autre carence : les particules ultrafines, notamment celles contenues dans les fumées de soudage, véritable serpent de mer aux Chantiers de l’Atlantique, sont exclues de l’étude en dépit de leur caractère cancérogène avéré (lisez la précédente enquête « À Saint-Nazaire, le coût humain des bateaux de croisière »).

Quant aux polluants présents dans le sol, ils ont dans un premier temps été tout simplement évacués de l’étude. Sous l’insistance des associations, la préfecture a finalement accepté de réaliser des prélèvements dans des jardins potagers. Mais la méthodologie utilisée rend très sceptique Thierry Lebeau, professeur à l’Université de Nantes, spécialiste depuis vingt ans de la pollution des sols et membre du comité d’orientation stratégique de l’étude de zone : « Le nombre de prélèvements prévus (entre 14 et 36) est très faible et ne permettra pas de tirer des conclusions fiables quant au risque d’exposition des populations de la zone d’étude aux contaminations des sols ». De plus, insiste-t-il, « les potagers ne représentent qu’une partie infime du territoire étudié. »

L’état des eaux souterraines ne semble pas préoccuper davantage la préfecture qui a répondu à Splann ! : « La majorité des puits n’a pas d’usage. Lorsqu’il y a un usage, celui-ci concerne l’arrosage des potagers et/ou des plantes. » Elle a malgré tout décidé de confier à l’Agence régionale de santé (ARS) une campagne de prélèvements sur des puits privés à Saint-Nazaire. Résultat : des pollutions aux métaux lourds bien moins importantes que celles révélées il y a un an par l’association Vamp.

Agir face au silence des autorités

Quel crédit accorder à l’étude de zone si elle est réalisée à partir de données parcellaires et d’échantillons non représentatifs ? La question hante de plus en plus les associations de riverains. Pour Didier Ott, il faut continuer à montrer du doigt les pollueurs et faire pression sur les pouvoirs publics. L’ancien ingénieur informatique a répertorié toutes les sources de pollutions industrielles connues dans l’estuaire.

À chaque manifestation devant la sous-préfecture, il déambule avec une grande carte des « émetteurs de polluants dangereux dans l’air » accrochée à son cou. Comme le 14 octobre 2023, lors d’un rassemblement contre le fabricant d’engrais industriel Yara : « Il faut m’expliquer pourquoi, à Saint-Nazaire, on a deux stations qui mesurent les émissions des voitures ou du chauffage au bois, mais pas la pollution industrielle ! », s’insurge le retraité, par ailleurs représentant de l’AEDZRP au sein de l’association Air Pays de la Loire.

L’association chargée de la surveillance de la qualité de l’air dans la région calcule quotidiennement un indice global de qualité de l’air qui prend en compte cinq polluants : les particules grossières (dites PM10), les particules fines (PM2,5), l’ozone, le dioxyde d’azote et le dioxyde de soufre. « C’est le ministère de la Transition écologique qui définit cette liste », précise David Bréhon. D’autres polluants tels que le benzène sont mesurés depuis des années autour de la raffinerie. « Mais aujourd’hui, seuls 11 polluants sont réglementés », détaille-t-il, alors qu’il en existe « des dizaines et des dizaines d’autres ». Pour Didier Ott, « il y a un silence assourdissant, un voile pudique mis sur la pollution, ici. Comme si elle n’existait pas ! ».

TotalEnergies enterre une étude cruciale

L’absence de mesures de polluants en continu empêche de connaître en temps réel le niveau de concentration des substances auxquelles la population est exposée en cas d’accident industriel. C’est ce que montre l’accident intervenu le 21 décembre 2022, en fin de journée, à la raffinerie de Donges. Dans la nuit, 770 000 litres de carburant (selon TotalEnergies) se déversent d’un réservoir vers la cuvette de rétention suite à une maintenance défaillante, mettant en danger des centaines de riverains pendant plusieurs jours. Alors que les vents amènent les effluves toxiques jusqu’au bourg de Donges, la préfecture communique dès le 22 décembre sur son site Internet : « Fuite d’essence à la raffinerie de Donges : pas d’impact sanitaire pour la population. »


 

Le rapport d’Air Pays de la Loire publié le 13 janvier 2023, soit trois semaines après l’accident, révélera pourtant des pics très élevés de composés organiques volatiles dans l’air. Plus troublant encore : l’étude d’impact confiée par TotalEnergies à l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) est restée bloquée dans les placards du groupe pétrolier. Remise le 20 janvier 2023, elle démontrait que dans certains quartiers de Donges, la concentration moyenne journalière de l’air en benzène, substance classée cancérogène certaine, a dépassé le seuil d’exposition aigu acceptable pendant les quatre jours qui ont suivi la fuite d’essence. Contacté à ce sujet, TotalEnergies n’a pas souhaité répondre.

Ce rapport, pourtant réalisé par un institut spécialisé réputé pour son indépendance, n’a visiblement pas plu à TotalEnergies. L’entreprise a donc refait elle-même les calculs en utilisant une autre méthodologie pour parvenir, au bout de quatorze mois, à un contre-rapport truffé de formules mathématiques et de graphiques… que l’Ineris n’a pas tardé à tailler en pièces dans un « avis critique » que Splann ! s’est procuré. L’institut national de l’environnement et des risques y pointe des « méthodes de calcul inadaptées », « de nombreuses imprécisions », ainsi que des données essentielles invérifiables, comme le volume d’essence déversé lors de l’accident. Quant à l’évaluation des risques sanitaires, principal objet de la demande préfectorale, elle est « totalement absente » du rapport présenté par TotalEnergies, indique l’Ineris.

« L’État essaye de mettre les problèmes sous le tapis »

Comment expliquer une lacune aussi grave ? Pourquoi les Dongeois n’ont-ils toujours pas été informés, 20 mois après l’accident, des concentrations de benzène très élevés auxquels certains ont été exposés ? Interrogée par Splann !, la préfecture de Loire-Atlantique nous renvoie à la prochaine commission de suivi de site (CSS) de la raffinerie prévue ce vendredi 6 septembre à 15h à la mairie de Donges. Elle ajoute que « de nombreuses informations liées à cet accident ont déjà été communiquées aux acteurs locaux (à travers notamment le partage des mesures de qualité de l’air sur internet, ou l’organisation d’une réunion sur ce thème en janvier 2024) ». Sans pour autant répondre clairement à nos questions.

« La préfecture ne pouvait clairement pas ignorer l’existence du rapport de l’Ineris transmis à TotalEnergies dans le mois qui a suivi la fuite d’essence. Les bras m’en tombent », soupire une source proche du dossier, qui a souhaité rester anonyme. « Encore une fois, l’État essaye de mettre les problèmes sous le tapis. » L’AEDZRP, qui avait alerté les pouvoirs publics, dès le mois de janvier 2023, sur les conséquences de ces concentrations de benzène sur les riverains, dénonce pour sa part « l’écran de fumée mis en place par l’industriel avec la bénédiction de l’État ».

Autant dire que la prochaine CSS de la raffinerie risque d’être mouvementée. Cette instance censée favoriser l’information des citoyens sur les sites Seveso, pilotée par le sous-préfet, rassemble une fois par an des représentants de TotalEnergies, des salariés, des collectivités territoriales, des associations de riverains et l’agence régionale de santé. Le sous-préfet et l’Agence régionale de santé (ARS) pourront difficilement éviter cette question : vingt mois après les faits et en l’absence d’étude sanitaire, comment identifier et suivre médicalement les personnes exposées ?

L’alliance des riverains, chercheurs et syndicats

Mais pour TotalEnergies, cette question est hors sujet. Dans le document de synthèse que la multinationale s’apprête à présenter devant la CSS, elle affirme : « Aucun signalement n’a été transmis à l’ARS concernant un effet sur la santé des riverains des quartiers les plus proches. S’il y avait eu des effets sur la santé, ceux-ci auraient été une potentielle diminution de faible intensité de la prolifération lymphocytaire, qui serait potentiellement réversible sur la durée. »

Malgré des relations tendues avec les pouvoirs publics, les associations de riverains marquent des points et créent des ponts avec des chercheurs et des organisations syndicales. Ils sont devenus une source d’information indispensable aux yeux des journalistes de la presse quotidienne régionale. Leur combat fait écho à celui qui mobilise depuis quatorze ans, à Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône) des habitants, des salariés, des représentants syndicaux et des chercheurs au sein d’un institut écocitoyen pour la connaissance des pollutions (IECP).

Ce dernier mène des études participatives, en s’appuyant sur un observatoire de 120 volontaires, afin de mieux caractériser les liens entre les fumées émises par le complexe pétrochimique et la santé de la population. « Il aurait fallu faire ça il y a 60 ans », lâche son directeur Philippe Chamaret, ingénieur chimiste de formation. Alors que les particules PM10 [les plus grosses] étaient les seules à être mesurées, l’IECP a mis en place un dispositif de suivi des particules ultrafines, les plus dangereuses pour la santé. Celles, précisément, que la préfecture de Loire-Atlantique a exclues de son étude de zone.

mise en ligne le 10 septembre 2024

Christian Laval :
« Macron fait
l’inverse du front républicain,
un front anti-populaire »

Mathieu Dejean sur www.mediaprt.fr

Le sociologue Christian Laval analyse la nomination de Michel Barnier à Matignon sous l’angle de la « fédération des droites » contre l’accession au pouvoir de la gauche. Un déni de démocratie « logique », selon lui, au regard de l’histoire longue du néolibéralisme. 

Comment expliquer l’insolente aisance – même s’il a pris son temps – avec laquelle Emmanuel Macron a nommé un premier ministre de droite, Michel Barnier, après que la coalition de gauche, le Nouveau Front populaire (NFP), est arrivée en tête des élections législatives du 7 juillet ?

Pour le sociologue Christian Laval, auteur de nombreux ouvrages sur le néolibéralisme (parmi lesquels La Nouvelle Raison du monde en 2010 et Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie en 2016, avec le philosophe Pierre Dardot), ce coup de force institutionnel qui vient piétiner les messages des urnes a tout à voir avec le projet économique et politique néolibéral.

« Ce que les néolibéraux refusent et perçoivent comme une véritable pathologie sociale, c’est que les “masses” puissent, en se coalisant – y compris dans le cadre légal de la démocratie participative –, remettre en cause le fonctionnement auto-équilibré du marché », écrivait-il dans un livre collectif, Le Choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme (Lux, 2021). C’est à cette aune qu’il interprète la fusion des droites opérée par Emmanuel Macron et l’avènement d’un « véritable cordon sanitaire punitif » pour faire barrage à la gauche.

Mediapart : Emmanuel Macron vient de nommer Michel Barnier à Matignon. Comment interprétez-vous cette décision ? Quel est le calcul politique ?  

Christian Laval : Après avoir essayé, en vain, de diviser le Nouveau Front populaire, Emmanuel Macron n’a plus eu d’autre solution que de chercher à obtenir la fédération des droites : le macronisme, Les Républicains et l’extrême droite. La nomination de Michel Barnier lui permet à la fois de préserver les acquis du macronisme – la réforme des retraites, celles de l’assurance-chômage, la politique de l’offre – et de donner des gages au Rassemblement national (RN). Michel Barnier est l’homme du référendum sur l’immigration, du « bouclier constitutionnel » [contre « la poussée migratoire » et « l’immigration subie » – ndlr], celui qui a proposé de déroger aux traités européens en matière de justice.

C’est donc un calcul de rassemblement, non pas des Français, mais des droites. C’est l’inverse du front républicain : un front anti-populaire pour assurer une politique qui mélange la xénophobie du RN et la politique pro-néolibérale du macronisme. Le coût politique de cette opération est élevé : le gouvernement se met sous le contrôle du RN, qui lui dictera sa ligne de conduite sur la question de l’immigration. Au passage, le RN va complètement abandonner le volet social de son programme. D’une certaine façon, la vraie nature du RN apparaîtra : un néolibéralisme masqué, qui veut combiner une politique de forteresse et une politique pro-capitaliste assumée.

Emmanuel Macron a justifié son refus de nommer Lucie Castets à Matignon au nom de la « stabilité institutionnelle ». Mais celle-ci ne semble guère plus assurée avec ce premier ministre, qui pourrait lui aussi être censuré s’il n’a pas le « soutien sans participation » du RN. Que cache en vérité cet argument ?

Christian Laval : En écartant Lucie Castets, Macron est surtout guidé par un impératif, qui est la quintessence de son double mandat : en aucun cas et sous aucun prétexte il ne faut appeler une première ministre qui risquerait d’appliquer la partie la plus dangereuse du programme du NFP, notamment le détricotage des réformes néolibérales les plus emblématiques et les plus impopulaires dans l’opinion, mais les plus populaires parmi les classes dirigeantes françaises et européennes.

Il lui faut donc un homme qui reste sous contrôle des droites, c’est-à-dire dans les limites qu’il a lui-même fixées, celles de la conservation à tout prix de la logique pro-business et des politiques favorables aux intérêts des classes dominantes dont il est le mandataire.

Pour vous qui avez étudié l’histoire du néolibéralisme, cette suspension du résultat d’un vote démocratique au nom d’impératifs économiques est-elle surprenante ?

Christian Laval : Non, c’est même dans la logique des choses. Le résultat du vote n’a de conséquences que facultatives, car la démocratie ne consiste pas pour les néolibéraux à respecter le suffrage universel mais à défendre par-dessus toutes les contingences électorales l’ordre de marché, les « lois économiques » et le sacro-saint droit du capital à gouverner nos existences. L’État de droit a pour eux un sens très particulier, c’est l’État du droit de la propriété et du capital. Autrement dit, l’État de droit en régime capitaliste, c’est d’abord l’État du droit privé, et la démocratie, c’est toujours l’affaire de l’oligarchie « raisonnable ».

Évidemment, c’est un peu gênant pour ceux qui croient à la démocratie libérale parlementaire, au suffrage universel, à la souveraineté du peuple ou à la République. Comment faire pour rendre compatibles cet ordre de marché et un suffrage universel toujours potentiellement risqué ? On ne peut pas faire un coup d’État tous les matins pour garantir « l’ordre normal des choses », ce serait assez mal vu, et le calcul coûts-bénéfices ne serait pas forcément favorable.

Du côté de la Macronie, le NFP c’est le mal absolu, à côté duquel le RN n’est qu’un mal relatif.

On peut faire revoter par exemple quand le vote n’est pas conforme aux attentes, cela s’est déjà vu. Ou on peut contester le résultat du vote, ça s’est vu aussi, c’est ce qui se passe aujourd’hui. Personne n’a gagné, personne n’a perdu. C’est un tour de passe-passe à trois temps : nier la réalité, mobiliser toutes les droites pour faire barrage à la gauche, diviser la gauche.

Pour ce faire il faut un diable, il est tout trouvé. Mélenchon est instrumentalisé par les droites et les médias contre le NFP, et la radicalité parlementaire de LFI est elle-même retournée comme un argument contre le NFP. En ce sens, LFI, tout à ses dépens, acquiert son utilité dans ce tour de prestidigitation mis en scène par Macron. Mélenchon a essayé de contrer la manœuvre par sa proposition de soutien sans participation à un gouvernement Castets. Mais, de toute façon, au-delà de la comédie élyséenne, Macron ne comptait pas la nommer première ministre.

Au cours de son histoire, le néolibéralisme a pris des formes diverses, y compris parfois violentes en faisant « le choix de la guerre civile », pour reprendre le titre d’un livre collectif auquel vous avez participé. Ce à quoi nous assistons en France est-il une sorte de retour à une version autoritaire du néolibéralisme ?

Ce n’est certainement pas un « retour » à une version autoritaire, car le néolibéralisme est en lui-même autoritaire. Pour une raison simple : le néolibéralisme est beaucoup plus qu’une idéologie ou une politique économique favorable au capital. C’est une stratégie qui consiste à mettre en œuvre par tous les moyens un certain type de société conçue comme un marché concurrentiel et à imposer une certaine anthropologie de l’homme identifié à une sorte d’entreprise. En somme, pour les néolibéraux, il s’agit de défaire ce qui se présente comme autant de limites à l’expansion de la raison capitaliste dans la société, et de construire une réalité sociale et humaine nouvelle, en harmonie avec la logique du capital, et cela dans tous les secteurs de l’existence bien au-delà de l’économie stricto sensu.

Les moyens peuvent être ouvertement brutaux, parfois très violents – on le voit en ce moment en Argentine. Ou plus doux, par la propagande, par le contrôle des médias, par la transformation des programmes scolaires, que sais-je encore. La combinaison des moyens est le cas le plus fréquent. En France, on joue aussi bien de la matraque policière que du matraquage des médias, et depuis longtemps déjà. Pensons aux « gilets jaunes » ou à la répression des mouvements écologistes. 

Ce que nous avons montré dans Le Choix de la guerre civile, à partir d’une relecture systématique des principaux doctrinaires du néolibéralisme, c’est que cette entreprise politique a une grande cohérence stratégique et une tout aussi grande variété de moyens. L’objectif à atteindre est répété à longueur de discours et d’éditoriaux, et il est devenu d’autant plus « évident » qu’un système de contraintes objectives a fini par le rendre naturel, acceptable, voire désirable.

On a vu comment on a méprisé le résultat du référendum sur le traité européen en 2005, on a vu comment la « troïka » a traité la Grèce de Syriza en 2015. Toutes les recettes sont bonnes, elles peuvent être d’ailleurs anciennes. L’un des procédés les plus courants, c’est de faire peur. Effrayer, diaboliser, faire horreur. Trouver des boucs émissaires, des ennemis intérieurs, des islamo-gauchistes à toutes les portes, des wokistes à tous les carrefours. Les droites réunies se livrent à une guerre culturelle permanente, et nombre d’intellectuels y participent.

Ces derniers jours, on a observé une convergence entre le RN et la Macronie dans le rejet du programme du NFP, qui conduirait, selon eux, à un « effondrement économique du pays ». Comment interpréter ce rapprochement ?

Christian Laval : Pour que rien ne change vraiment dans la redistribution des richesses, ou disons plus globalement dans l’ordre économique, il faut l’union des trois droites : droite du centre, droite de droite et extrême droite. C’est indispensable. Le RN n’a aucun intérêt à ce qu’une politique de gauche authentique advienne, car la prospérité de son fonds de commerce démagogique – les « petits », les « oubliés », les « sans-grade », etc. – risquerait d’en souffrir en faisant revenir vers la gauche une fraction des classes populaires qui l’a désertée.

La loi immigration peut aujourd’hui être relue comme un petit cadeau de bienvenu préparatoire à la coalition des droites contre la gauche.

Du côté de la Macronie, le NFP, c’est le mal absolu, à côté duquel le RN n’est qu’un mal relatif. Et c’est bien normal car il y a plus de proximité entre les trois droites qu’entre chacune des droites et le NFP. C’est ce que Macron a voulu vérifier en recevant des droites successivement l’assurance de la motion de censure contre un gouvernement NFP. Le NFP fait ainsi l’expérience de son isolement lorsque les droites construisent autour de lui un véritable cordon sanitaire punitif, lorsqu’elles se liguent pour lui faire barrage.

Craignez-vous que l’extrême droite profite de la situation ?

Christian Laval : L’extrême droite est très forte, plus forte que jamais, mais elle a été mise en échec au second tour des législatives anticipées. Elle tient pourtant sa revanche en montrant son utilité pour le maintien de l’ordre des choses. Le Pen ne dit rien, mais sa force tient justement dans la silencieuse menace qu’elle fait peser sur la suite. Les gouvernements à venir ne vont tenir que par la bienveillance des droites mais aussi du RN devenu indispensable au barrage contre la gauche. Il faudra bien lui donner des gages et le remercier d’une manière ou d’une autre.

C’était déjà le cas avec la majorité relative de la précédente assemblée. La loi immigration peut aujourd’hui être relue comme un petit cadeau de bienvenue préparatoire à la coalition des droites contre la gauche.

Des appels à mobilisation sont lancés sur les mots d’ordre de « respect de la démocratie » et de « destitution » de Macron. Les mouvements sociaux ont été mis à rude épreuve ces dernières années. Peuvent-ils encore quelque chose ?

Les mouvements sociaux ont montré leur force par le nombre de gens mobilisés et par leur détermination, mais aussi leur faiblesse : ils n’ont pas gagné, ils ont été méprisés, ils se sont arrêtés sur des échecs. Peuvent-ils encore quelque chose ? La réponse tient au rapport des mouvements sociaux à la politique. Il faut reposer la question du cloisonnement entre le social et le politique. Les syndicats sont censés ne pas intervenir sur le terrain politique, ne pas se mêler de politique. Mais le Medef, la CGPME ou la FNSEA se gênent-ils pour faire de la politique active, pour être des acteurs politiques à part entière ? 

Les choses peuvent changer. Le NFP pourrait offrir un cadre plus large que les partis. Ce cadre devrait pouvoir être investi par toute la société, par toutes les victimes des politiques néolibérales, par les citoyens engagés, les syndicats de salariés, les associations, les artistes, les chercheurs, les acteurs de l’économie sociale et solidaire, et bien d’autres. Si le NFP reste une alliance électorale entre partis, il risque fort d’avoir le même destin que le Front de gauche ou la Nupes [Nouvelle Union populaire écologique et sociale – ndlr]. Il sera vite la proie des rivalités de partis et de leurs chefs.

Il faut d’urgence « démocratiser » le NFP, en faire un bien commun de tous les gens de gauche. Ce sera la condition d’avoir un candidat unique en 2027. Sinon on recommencera toujours la même histoire. Il faudra encore et encore faire barrage à l’extrême droite en votant pour un clone de Macron à la prochaine élection présidentielle. Il n’est d’ailleurs pas certain que ce sera toujours le cas. Mais on peut craindre que les partis n’y consentent pas facilement d’eux-mêmes, car cela les mettrait sous la pression unitaire de la base et des citoyens.

  mise en ligne le 16 juillet 2024

Pour la justice fiscale,
gouvernons avec le peuple

Par Pascal Savoldelli et Éric Bocquet, (sénateurs PCF) sur www.humanite.fr

En sept ans de pouvoir, Emmanuel Macron a entrepris une série de réformes fiscales qui, sous couvert d’une prétendue nécessité de baisser les prélèvements obligatoires, ont renforcé les inégalités et profité aux 5 % de ménages les plus riches. La politique fiscale du Président de la République est devenue le symbole d’une politique injuste, inaudible et éloigné des réalités des Français.

L’économiste Gabriel Zucman s’alertait il y a peu du fait que la France était devenue un « paradis fiscal » pour les milliardaires. C’est bien le sens de la suppression insolente de l’Impôt de solidarité sur la fortune mais aussi de revenus financiers toujours moins imposés que les revenus du travail. Enfin, la dernière loi de finances comprend plus de 175 milliards d’euros d’aides publiques aux entreprises (6,6 % du PIB contre 2,4 % en 1979), sans contreparties au maintien de l’emploi, de l’activité, de la transition écologique.

Il est donc urgent de sortir la fiscalité de l’influence d’une culture de marchés. Les travailleuses et les travailleurs de ce pays doivent obtenir la reconnaissance de leurs capacités créatives et productrices.

Le consentement à l’impôt a en partie été miné par l’impression de faire peser la pression fiscale sur les couches populaires et intermédiaires, mensongèrement réputées exclues de l’imposition et qui pourtant, cotisent sur leurs revenus et s’acquittent de la TVA sur leur consommation. Si les Français sont majoritaires à considérer que le paiement d’impôt et de taxes est justifié car ils financent les services publics (sondage Elabe, pour l’Institut Montaigne et les Échos du 5 octobre 2023), ils sont 76 % à considérer que le système fiscal ne permet pas la redistribution des richesses. Cette majorité a voix au chapitre !

La très forte volonté de changement qui a conduit le Nouveau Front Populaire en tête des élections législatives trouve d’ailleurs en son cœur la nécessité d’une rupture en matière de fiscalité. Des impôts justes, c’est le prix de la démocratie. C’est poser les jalons d’une autre répartition des richesses produites. Au premier titre, la transformation de l’impôt sur les revenus qui profitera à 92 % des ménages, en passant de 5 à 14 tranches d’impôts.

De la même façon, le principe fiscal selon lequel les gros payent gros et les petits payent petits nous a déjà conduit, nous, parlementaires communistes, dans l’hémicycle, à proposer de rehausser le taux de l’impôt sur les bénéfices.

Aussi, devons être convaincus du bien-fondé de prélever 90 % de chaque euro supplémentaire de revenus excédant 400 000 euros. Faut-il rappeler que le taux marginal d’imposition sur le revenu en France était de 70 % dans les années 1960, et 91 % aux États-Unis ? Leurs économies n’ont alors jamais été aussi florissantes et redistributives : la catastrophe annoncée n’aura donc pas lieu et les mesures de réparation de nos services publics et du pouvoir d’achat seront financées. Oui, le programme du Nouveau Front Populaire est chiffré, travaillé de longue date par les parlementaires des différents partis qui le défendent à chaque débat budgétaire, et il est surtout nécessaire.

Nécessaire parce que nous alertons depuis décembre 2023 sur les risques budgétaires qu’encourt notre pays. Et nous ne nous y sommes pas trompés : le 21 février 2024, le Ministre de l’Économie grevait par décret de 10 milliards d’euros les finances de l’État. Soit l’aveu que les prévisions du gouvernement étaient hasardeuses, ses politiques non financées et son budget insincère.

Si la désinformation conjuguée à l’offensive des forces du capital a donné l’illusion d’un programme « pire que celui du Rassemblement National », c’est bien que le capital, les marchés financiers, ceux qui s’accaparent les richesses produites par le travail mènent la bataille pour empêcher la formation d’un gouvernement du Nouveau Front Populaire.

Le conflit entre les intérêts du travail et ceux du capital est d’une pleine actualité. Là est l’urgence de passer d’une campagne d’offre électorale éclaire à une campagne de mobilisation populaire durable. Sans l’intervention multiforme de toutes et tous, du monde du travail, de la société civile, les tentatives de réformes du gouvernement de gauche demeureront extrêmement fragiles voire contrées. L’exigence d’une autre répartition des richesses doit être portée par le corps social et dépasser le cadre du Nouveau Front Populaire, qui seul, ne parviendra pas à obtenir le rapport de force vis-à-vis du capital et de la droite qui se coalisent et s’organisent.

  mise en ligne le 16 juillet 2024

Espagne : l’embellie économique boostée par le progrès social

Luis Reygada sur www.humanite.fr

Aux antipodes des prédictions des conservateurs, l’Espagne, gouvernée par une coalition progressiste, voit sa croissance largement surpasser la moyenne des pays de la zone euro.

Janvier 2020. Le socialiste Pedro Sánchez passe un accord de gouvernement avec Unidas Podemos (UP) – composé de partis situés à sa gauche – sur la base d’un programme résolument progressiste. Un gouvernement de coalition est formé, il vise à faire de l’Espagne une « référence pour la protection des droits sociaux en Europe », soit résorber les mesures néolibérales et antisociales qui flagellent la population depuis plus de dix ans.

Abrogation des aspects les plus néfastes de la réforme du travail, réforme fiscale ambitieuse avec des hausses d’impôts pour les plus riches et les grandes entreprises, augmentation du salaire minimum, mesures en matière de logement, de transition écologique, de lutte contre les inégalités, etc. L’accent social – ainsi que féministe – est omniprésent et fait alors hurler les porte-voix de la bourgeoisie et du grand patronat.

Du jamais vu en 15 ans

Le moment est historique – il s’agit du premier gouvernement de coalition depuis 1936 – et toute la droite pousse des cris d’orfraie, dénonce l’alliance du PSOE avec la « gauche radicale », et accuse Sánchez de pousser le pays vers l’abîme avec une politique « irresponsable et dangereuse ». Le devenir de la stabilité économique, prétendument au cœur de leurs préoccupations, vise surtout à effrayer l’opinion publique.

Pour les conservateurs, pas de doute : avec les hausses des dépenses publiques et les mesures de protection sociale, le programme de la coalition « embrasse le communisme bolivarien », décourage les investisseurs, augmente la dette publique, nuit à l’emploi et à la compétitivité espagnole. Sans parler de la discipline budgétaire. Quatre ans après, force est de constater que c’est tout le contraire qui s’est produit.

La droite n’y croit pas, la gauche le fait

Les résultats macroéconomiques du gouvernement de coalition – qui a vu Sumar remplacer UP en novembre 2023 – sont bons, voire très bons, malgré l’impact de la pandémie de Covid et la guerre en Ukraine. Les politiques de relance, qui forment un bouclier social protecteur vis-à-vis des familles, des travailleurs et des PME, ont porté leurs fruits et permis d’atteindre des chiffres records en matière d’emploi – jamais vus en quinze ans.

À cela s’ajoutent la hausse du salaire minimum (passé en quatre ans de 900 à 1 134 euros), les réformes qui ont permis aux travailleurs de recouvrer des droits, l’augmentation des retraites ou encore la création d’un revenu de solidarité active.

Les budgets « anti-austéritaires », la mise en place d’une taxe sur les transactions financières, sur les grandes fortunes ou encore sur les bénéfices exceptionnels des grands groupes financiers et de l’énergie, les plus de 200 autres lois approuvées depuis 2020 n’ont pas freiné l’économie.

La situation budgétaire a été plus solide que prévu l’an dernier. Avec une croissance annuelle de 2,5 %, l’économie espagnole a largement dépassé la moyenne de la zone euro (cinq fois inférieure), allant même jusqu’à se hisser sur la première marche du podium devant les autres principales économies européennes. La droite espagnole ne voulait pas y croire, la coalition progressiste au pouvoir l’a pourtant fait.

mise en ligne le 14 juillet 2024

Papeterie de Condat :
à Stenay les 124 salariés se battent pour
ne pas tourner la page

Samuel Eyene sur www.humanite.fr

Huit mois après avoir remis en marche l’usine, les travailleurs de l’usine de papier emblématique de la Meuse se retrouvent à nouveau en difficulté. Des promesses non tenues par leur ancien propriétaire et un sous-investissement du nouveau renvoie l’entreprise en redressement judiciaire.

C’est l’histoire d’une reprise d’activité qui ne s’est pas passée comme prévu. Un an seulement après son rachat par le fonds allemand Accursia Capital, la papeterie Stenpa (ex-Stenay Papers) anciennement détenue par le groupe finlandais Ahlstrom, a été placé en redressement judiciaire, vendredi 5 juillet, par le tribunal de commerce de Bar-le-Duc. « Accursia Capital et Ahlstrom ne semblent pas respecter leurs engagements vis-à-vis des salariés », a dénoncé l’intersyndicale CGT-FO dans un communiqué.

« Le nouvel actionnaire n’a pas eu de projet industriel »

Un nouveau coup de massue pour les 124 salariés de l’usine spécialisée dans la fabrique de papiers destinés à l’emballage ou encore à la fabrication d’étiquettes. Déjà, en mars 2023, ils avaient dû faire face à la décision d’Ahlstrom de cession du site en raison d’une baisse du nombre de commande. Un plan social avait alors été lancé le 7 avril 2023 avant qu’un repreneur, trouvé en urgence, ne fasse irruption.

Des nouvelles bobines de papiers avaient vu le jour en novembre 2023. Et les travailleurs, las d’une longue lutte de cinq mois, se croyaient sauvés. Retour à la case départ, un an plus tard. La faute à des accords non respectés par l’ancien propriétaire, d’après les syndicats.

« Pour faire simple, lors de la reprise de la papeterie, l’ancien propriétaire Ahlstrom s’est engagé à trouver des commandes afin de l’aider à redémarrer. L’accord devait durer six mois. Cela a bien fonctionné au début. L’usine a repris son activité en octobre de l’année dernière avec près de 100 tonnes de commandes », raconte Alain Magisson, secrétaire du comité social et économique (CSE) et délégué CGT.

Mais la suite a été plus laborieuse. Le nombre de commandes a diminué et le précédent propriétaire a cessé de jouer « son rôle dans l’accompagnement. Il s’est même placé en concurrence de la papeterie de Stenay », poursuit le cégétiste.

Seulement, Ahlstrom n’est pas le seul tenu pour responsable dans les nouvelles difficultés. Les erreurs proviennent également « du nouvel actionnaire, qui n’a pas eu de projet industriel ni les moyens pour soutenir la société », précise Matej Kurent, directeur général de la papeterie Stenpa.

Ainsi, le CSE a alerté la direction et sommé Accursia de venir sur le site. Ce qu’elle n’a pas fait, contraignant une partie des délégués syndicaux à se déplacer en juin au siège munichois du fonds d’investissement pour obtenir des réponses… insatisfaisantes.

« La direction d’Accursia nous a expliqué comment elle opère. Elle reprend des entreprises dont les actions chutent à zéro et s’occupent de les relancer sans toutefois y investir le moindre centime, s’indigne Alain Magisson. Si la papeterie devient rentable, elle empruntera de l’argent auprès des banques. Mais Accurcia, lui, n’avance ni n’investit aucune somme. Il ne prend aucun risque ».

Difficile, dans ces conditions pour l’intersyndicale d’entrevoir un avenir radieux. L’usine meusienne fait donc face au péril d’une liquidation judiciaire au 30 septembre si aucun repreneur ne se fait connaître d’ici là.

  mise en ligne le 13 juillet 2024

Pourquoi une telle avalanche d’intox pour décrédibiliser le Nouveau Front populaire ?

Cyprien Boganda, Pierric Marissal et Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Les porte-flingue du patronat et de tous ceux qui ont profité des années Macron multiplient les outrances et tirent à boulets rouges sur le programme de la gauche afin de l’empêcher de parvenir à Matignon.

Il ne manque guère que les invasions de sauterelles. Des éditorialistes libéraux et économistes orthodoxes au patron des patrons jusqu’à Bercy et au plus haut sommet de l’État, tous récitent la même messe depuis dimanche soir dernier et promettent l’apocalypse en cas de nomination d’un premier ministre de gauche.

Dans l’Opinion, Nicolas Beytout exhorte les Français à « se réveiller », pour ne pas succomber à la « radicalité » du programme du Nouveau Front populaire (NFP). Le Figaro met en garde contre un « suicide économique », citant Bruno Le Maire en roue libre : « C’est un délire total, c’est 1981 puissance 10, c’est l’assurance du déclassement, du chômage de masse et de la sortie de l’UE. » Rien que ça !

Leurs outrances sont proportionnelles aux changements que la gauche a portés dans les urnes. Le NFP à Matignon, c’est la mise au rebut du ruissellement, du tout pour les premiers de cordée, des niches fiscales et exonérations en faveur de ceux qui ont déjà trop. Vus sous ce prisme, les anathèmes lancés cette semaine prennent un tour nouveau.

« La hausse du Smic est une mesure qui augmenterait la pauvreté. » Gilbert Cette, économiste, le Point, 9 juillet

Le Nouveau Front populaire cherche à améliorer le sort des plus précaires en portant le Smic à 1 600 euros net, contre environ 1 400 euros ? Pour les libéraux, cette hausse plongerait les travailleurs dans le chômage et donc la misère en raison des suppressions d’emplois induites par un alourdissement du « coût » du travail. Ce scénario catastrophe ne s’est pourtant jamais observé dans les pays qui ont décidé d’instaurer et/ou d’augmenter leur salaire minimum, au cours des dernières années.

C’est le cas du Royaume-Uni, qui a créé son National Minimum Wage (NMW) en 1998, avant de l’augmenter de près de 40 % entre 2000 et 2017 (près de deux fois plus vite qu’en France). 30 % des salariés britanniques ont profité des hausses du NMW.

Dans une étude publiée en avril 2019, la Low Pay Commission (groupe d’experts auprès du gouvernement) dresse un bilan historique complet : « Au lieu de détruire des emplois, comme c’était prévu à l’origine (…), le salaire minimum a atteint ses objectifs d’augmenter les rémunérations des plus bas salaires sans mettre en danger leurs perspectives d’emplois. »

En France, les économistes du NFP ont conscience qu’une augmentation de 15 % du salaire minimum ne se fait pas d’un claquement de doigts. Pour aider les PME à absorber le choc, ils proposent plusieurs pistes : réorientation des 200 milliards d’euros d’aides aux entreprises en direction des plus petites, création d’un fonds d’aide aux PME ou encore, comme le préconise le PCF, système de prêts bancaires à taux d’intérêt très faibles, voire négatifs.

« L’annulation de la réforme des retraites nuirait à la pérennité de notre système par répartition. » Patrick Martin, président du Medef, 9 juillet

Usé jusqu’à la corde pendant la dernière réforme des retraites, l’argument est ressorti opportunément à la veille d’une possible arrivée au pouvoir de la gauche. Abroger la réforme de 2022 (recul de l’âge légal de 62 à 64 ans) conduirait à la ruine de notre régime universel de retraite. C’est supposer qu’il y avait urgence à réformer à l’époque, ce qui n’a jamais été démontré : le Conseil d’orientation des retraites (COR) estimait, fin 2022, que ses résultats « ne validaient pas le bien-fondé des discours qui mettent en avant l’idée d’une dynamique non contrôlée des dépenses de retraite ».

Et d’ajouter qu’après avoir été excédentaire en 2021 et 2022, le régime resterait déficitaire jusqu’en 2032, mais dans des proportions parfaitement contrôlables – entre 0,5 point et 0,8 point de PIB (un point de PIB = 1 % du PIB). Pierre-Louis Bras, ancien président du COR, avait même enfoncé le clou, en février 2023, en affirmant, au grand dam de la Macronie, que « les dépenses de retraite ne dérapent pas ».

L’abrogation du recul de l’âge de départ à la retraite, qui a pénalisé de nombreux travailleurs, n’aurait donc rien du suicide économique décrit par certains. « En termes de faisabilité, revenir en arrière à 62 ans est tout à fait possible d’autant que la réforme a à peine commencé à s’appliquer, rappelle l’économiste Michaël Zemmour dans la Dépêche du Midi. Pour cela, il suffit de trouver des ressources, et pas dans des proportions démesurées. Ça pourrait passer par des réductions d’exonérations ou d’exemptions de cotisations dans les entreprises, ou alors un très léger relèvement des cotisations sociales étalé dans le temps. Il y a vraiment un choix politique à faire. »

« Les propositions économiques du NFP représentent un danger vital pour la France. » Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, 11 juillet

Il a beau reconnaître être sur le départ, Bruno Le Maire continue de donner des leçons à tout-va. « Le programme économique du NFP est irréaliste : les dépenses envisagées sont irresponsables et les augmentations d’impôts s’approchent du vol », assène-t-il, ce jeudi.

En même temps, celui qui a passé un septennat à Bercy annonce 5 milliards d’euros de gel de crédits dans les budgets des ministères, car les 10 milliards déjà rabotés au premier semestre ne suffisent plus à limiter les déficits publics. « Il n’y a pas eu besoin d’attendre le Nouveau Front populaire pour être dans une situation de déficit. La France est déjà sous contrôle européen », ironise Jean-Marc Durand, rédacteur en chef de la revue Économie et politique. La dette publique a bondi de 1 000 milliards d’euros depuis sept ans. Une moitié suite à la crise du Covid, l’autre du fait des cadeaux fiscaux offerts aux entreprises et aux plus riches.

« Toutes les mesures de notre programme sont assorties d’une recette », soutient le député FI Gabriel Amard. La suppression des niches fiscales inefficaces doit rapporter 25 milliards d’euros ; l’impôt progressif sur l’héritage 14 milliards ; la taxation du capital au même niveau que le travail 2,7 milliards ; l’impôt sur les multinationales 26 milliards ; le renforcement de la taxe sur les transactions financières, 3 milliards. L’égalité salariale hommes-femmes entraînera des recettes estimées à 10 milliards d’euros.

« En matière de fiscalité, il faut toujours miser sur l’élargissement de l’assiette des prélèvements, qui génère des recettes », rappelle Jean-Marc Durand. Le programme du NFP « inverse le paradigme » et promeut une reprise de l’activité avec des mesures en faveur du pouvoir d’achat et de l’investissement des entreprises.

« Si on paie mieux les gens, qu’on en met à la retraite et qu’on embauche aussi, cela génère de la croissance », et des recettes fiscales, décrypte cet ancien de la Direction générale des finances publiques, qui affirme que « le NFP dispose de propositions qui relancent la machine économique, avec le pôle public bancaire, les mesures en faveur des TPE et PME pour faire face à la hausse du Smic ». De plus, le NFP défend un conditionnement des aides aux entreprises qui permettrait de réduire cette enveloppe, actuellement de 200 milliards d’euros.

« Le rétablissement de l’ISF ferait partir les riches. » Patrick Martin, 9 juillet

L’argument est éculé. On l’a déjà entendu en 1981, à la création de l’impôt sur les grandes fortunes ; en 1989 à sa transformation en ISF, etc. Pourtant, en plus de trente ans d’existence, cet impôt n’a pas fait fuir grand monde. Seuls 0,2 % des assujettis étaient des exilés fiscaux, avançait même un rapport de la Direction générale des finances publiques, datant du milieu des années 2010. En 2006, l’économiste Gabriel Zucman pointait déjà que, s’il y avait bien quelques départs, ceux-ci « ne représentent pas des pertes de recettes fiscales significatives : au grand maximum, 10 % de ce que l’ISF rapport».

Pourtant, « cet argument est le premier présenté par les libéraux dès qu’on évoque l’ISF », déplore Anne Guyot-Welke. « Une chose est sûre, la suppression de l’ISF n’a pas amené un retour significatif d’expatriés », remarque la secrétaire nationale de Solidaires finances publiques.

Le bouclier fiscal mis en place par Sarkozy en 2007 n’avait pas non plus freiné l’exil des fortunes. Vraiment, depuis quarante ans qu’il est rabâché et que sa nullité fut maintes fois démontrée, l’argument de la fuite des capitaux aurait dû faire long feu… En revanche, les réformes de l’ère Macron (fin de l’ISF et création de la flat tax) ont permis que les versements de dividendes battent de nouveaux records chaque année.

En outre, dans le programme du NFP, l’ISF reviendrait accompagné d’une exit tax cohérente. « Cette taxe concerne les personnes qui ont plus de 1,3 million d’euros de patrimoine, qui se sont expatriées dans des pays à la fiscalité avantageuse, et qui voudraient en profiter pour vendre leur patrimoine mobilier, comme leurs actions », explique Laurent Perin de la CGT finances. Juste au cas où.

mise en ligne le 9 juillet 2024

La démocratie
et la République
ont gagné !   Les exigences sociales doivent être entendues !

sur https://www.cgt.fr/actualites

La mobilisation citoyenne a déjoué le scénario catastrophe d’Emmanuel Macron qui, par sa décision de dissoudre l’Assemblée nationale, a créé le chaos et déroulé le tapis rouge au Rassemblement National. Une large majorité d’électeurs et d’électrices ont clairement exprimé leur refus de donner les clés du pays à l'Extrême droite.

Le Nouveau Front Populaire, porteur d’un programme prévoyant notamment l'augmentation des salaires et des pensions, l'abrogation de la réforme des retraites et l'investissement dans nos services publics, est arrivé en tête.

Espagne, Grande-Bretagne et maintenant la France : les réactionnaires sont battus sur la base d’attentes sociales fortes. En Europe, le choix est désormais clair : progrès social ou fascisme, le libéralisme n’est plus une alternative.

Le président de la République a été sévèrement sanctionné. 

Il a été totalement irresponsable en tentant jusqu’au bout de mettre dos à dos l’Extrême droite avec la gauche, contribuant ainsi à la légitimation du Rassemblement National et de son idéologie. 

Heureusement,
la majorité des organisations syndicales, la société civile, la jeunesse et les partis politiques républicains ont pris leurs responsabilités. Fidèle à son histoire, la CGT a continué de rappeler très fermement que le Rassemblement National est toujours un parti raciste, antisémite, homophobe, sexiste et violent et qu’il ne doit jamais être considéré comme un parti comme les autres.

La CGT demande solennellement à Emmanuel Macron de respecter le choix des urnes et d’appeler à la formation d'un nouveau gouvernement autour du programme du Nouveau Front Populaire qui est arrivé en tête.

Au-delà, les leçons doivent être tirées en profondeur pour contrer la progression continue du Rassemblement National, qui a obtenu un nombre de député·es record.

La CGT alerte. Les exigences sociales doivent être entendues : le travail doit permette de vivre dignement et les services publics doivent être développés dans tous les territoires. 

Pas question que le patronat, qui a brillé par sa complaisance envers l’Extrême droite, ait encore gain de cause.

Il faut rassembler le pays qui a été clivé de façon très violente et lutter avec détermination contre le racisme, l'antisémitisme et l'islamophobie.  Il faut aussi renforcer les obligations déontologiques et l’indépendance des médias actuellement dans les mains de quelques milliardaires.

Le sursaut populaire citoyen ne doit pas s’arrêter, il doit s’organiser dans la durée. 

Depuis les élections européennes, des milliers de salarié·es et retraité·es ont fait le choix de se syndiquer à la CGT.

Cette dynamique doit s’amplifier pour permettre aux travailleuses et travailleurs de reprendre le pouvoir sur leur travail et leur vie. Partout dans les territoires, la CGT va rencontrer les député·es républicains pour porter les exigences du monde du travail.

La CGT va réunir ses instances de direction pour décider de toutes les initiatives nécessaires et échanger avec l’intersyndicale et les associations pour continuer à avancer dans l’unité la plus large.


 


 

Sophie Binet (CGT) : « Le Nouveau Front populaire a un devoir de réussite, il ne doit ni trahir ni décevoir »

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Après la « victoire incroyable » de la gauche, Sophie Binet exige du président de la République qu’il respecte le verdict des urnes. La secrétaire générale de la CGT livre sa réflexion sur l’urgence de renouer avec le monde du travail et ses revendications. Une intersyndicale doit avoir lieu ce 9 juillet.


 

Au second tour, le barrage républicain a empêché le RN de faire main basse sur Matignon. Est-ce une satisfaction ?

Sophie Binet : C’est une victoire incroyable. La mobilisation citoyenne a réussi à déjouer tous les scénarios catastrophes préparés depuis l’Élysée. Emmanuel Macron organise le chaos pour dérouler le tapis rouge à Jordan Bardella.

La gauche a su s’unir sur un programme de rupture avec le macronisme malgré des divergences fortes. La majorité des syndicats, CGT et CFDT en tête, ont pris leurs responsabilités en appelant à barrer la route de Matignon à l’extrême droite.

La clarté des désistements a contribué à battre en brèche la stratégie du « ni, ni » de la Macronie. Nous avons forcé la droite et le centre à reconstruire un barrage républicain, même fragile. Les électeurs ont pris leurs responsabilités. Le peuple français a réaffirmé que notre République, ce n’était pas l’extrême droite.

La CGT a soutenu le programme du Nouveau Front populaire (NFP). La gauche, en majorité relative, devra faire des compromis. Quelles sont vos lignes rouges ?

Sophie Binet : Les exigences sociales doivent être entendues. La CGT scrutera de près les contenus sociaux du prochain exécutif. À commencer par l’abrogation de la réforme des retraites. C’est un point majeur. L’opposition à cette réforme a pesé lourd dans ce scrutin. Grâce à la pugnacité des organisations syndicales, nous avons déjà gagné l’abandon de la réforme de l’assurance-chômage.

Ce n’est pas une petite victoire. La CGT veut des réponses claires sur l’augmentation des salaires, du point d’indice des fonctionnaires et des pensions. Le Smic à 1 600 euros était dans le programme du NFP.

Cela correspond aux revendications de la CGT. Un calendrier doit préciser sa mise en œuvre. L’indexation des salaires est un impératif, car le RN prospère sur le déclassement du travail. Enfin, des moyens doivent être débloqués pour nos services publics.

Quelles places pour les questions industrielles ?

Sophie Binet : Quand on ferme une usine, c’est un député du RN qui est élu. Les aides versées aux entreprises doivent être remises à plat et conditionnées. Le septennat d’Emmanuel Macron a été extrêmement profitable aux grandes entreprises. Elles ont bénéficié d’au moins 60 milliards de cadeaux supplémentaires en termes de baisse d’impôts et profitent chaque année de 170 milliards d’aides sans condition, ni contrepartie.

Il faut une autre répartition des richesses. Le patronat doit passer à la caisse. La CGT attend des actes forts et rapides, notamment dans les luttes sociales en cours. L’avenir des centrales de Cordemais et Gardanne, mais aussi de la papeterie Chapelle Darblay, doit être garanti. La CGT réclame un moratoire sur les licenciements en cours.

Enfin, la privatisation de Fret SNCF doit cesser, avec un moratoire sur le plan de discontinuité. La CGT se tient prête à proposer un plan de développement du ferroviaire au prochain gouvernement.

Quel profil doit aller à Matignon ?

Sophie Binet : La CGT n’a pas à faire le casting du futur exécutif. Mais une aspiration au renouvellement a émergé dans cette dynamique populaire. La gauche est en situation de cohabitation avec Emmanuel Macron. Jusqu’au bout, le président essayera d’empêcher une politique de justice sociale, avec la complicité du patronat. Il continuera à jouer les pyromanes.

« Nous avons besoin d’une gauche de rupture capable de gouverner et d’apaiser le pays. »

Le futur gouvernement doit se donner les moyens de durer, il doit être composé de personnalités qui rassemblent et répondent aux exigences sociales du monde du travail. Le pays est fracturé. Nous avons besoin d’une gauche de rupture capable de gouverner et d’apaiser le pays.

La stratégie de clivage, du bruit et de la fureur, de polarisation, profite in fine à l’extrême droite. Nous n’avons pas besoin de jeter du sel en permanence sur le débat public. Le NFP a une obligation de réussite, il ne doit ni trahir ni décevoir.

Vous craignez des manœuvres de l’Élysée pour empêcher la gauche de gouverner ?

Sophie Binet : Par son silence, Emmanuel Macron cherche à s’asseoir sur le résultat des urnes. Le chef de l’État souhaite un gouvernement technique dans la continuité de sa politique néolibérale. Le résultat, nous le connaissons par avance et nous l’avons vu en Italie.

Une coalition sans contenu social propulsera Marine Le Pen à l’Élysée en 2027. Il serait irresponsable de repartir sur une majorité relative composée des macronistes et des LR.

Quelles initiatives la CGT va-t-elle prendre dans les jours à venir ?

Sophie Binet : Une intersyndicale se tiendra ce mardi soir. Avec les autres organisations syndicales, nous continuerons à chercher à rassembler le pays autour de nos revendications sociales et à empêcher un hold-up démocratique. Le patronat a brillé par sa complaisance envers l’extrême droite. Il n’est pas question qu’il bloque de futures avancées sociales.

La société civile a maintenu une pression populaire sur les partis de gauche. Cet attelage doit-il perdurer ?

Sophie Binet : La CGT rencontrera tous les députés élus, sauf ceux de l’extrême droite. Sans la mobilisation de la société civile, des députés républicains de tous bords n’auraient jamais été élus. Durant ce mois de campagne, une repolitisation de la société s’est opérée : la jeunesse, le mouvement ouvrier, les intellectuels, une partie du monde de la culture et du sport, des journalistes…

Les initiatives se sont multipliées. Il ne faut surtout pas laisser la politique aux politiciens. Ce souffle ne doit pas retomber, sinon Emmanuel Macron jouera avec le RN pour créer le chaos. La CGT continuera à se mêler des affaires politiques.

Le 7 juillet, le RN et ses alliés ont recueilli plus de 10 millions de voix. Le vote d’extrême droite progresse inexorablement dans le salariat. Comment inverser cette tendance ?

Sophie Binet : Nous sommes en sursis d’une arrivée du RN au pouvoir. La CGT alertait, souvent seule, de la progression de l’extrême droite chez les travailleurs. On ne pourra pas lutter contre le racisme sans lutter contre l’antisémitisme, car ces discriminations prennent des formes distinctes mais ont des ressorts communs.

Attention à ne minimiser ni l’un ni l’autre de ces fléaux et à surtout cesser de les mettre en opposition. Les actes racistes et islamophobes ont explosé ces dernières semaines sur les lieux de travail.

Par exemple, à Enedis, une salariée s’est fait traiter de sale négresse. La CGT va interpeller le patronat : quelle politique va-t-il mettre sur pied pour lutter contre le racisme ? Nous proposerons à l’intersyndicale de se saisir de ces enjeux.

Les formations de gauche sont-elles encore audibles dans le monde du travail ?

Sophie Binet : C’est un axe de travail que nous devons aborder avec la gauche politique. Des bastions ouvriers, comme dans les Bouches-du-Rhône, l’Est, le Nord, la Seine-Maritime basculent à l’extrême droite. Ce n’est pas qu’un vote sanction vis-à-vis d’Emmanuel Macron.

Dans une grande partie du salariat, l’extrême droite est un vote d’adhésion. Dans des duels face à la gauche, des salariés ont choisi le bulletin RN. La déstructuration du travail et l’explosion des collectifs de travail sont des accélérateurs de la progression du RN.

La question du travail doit-elle être centrale pour reconquérir les classes populaires ?

Sophie Binet : Oui. La gauche a trop délaissé le travail, tout comme les enjeux industriels. La gauche qui a gouverné sous François Hollande a démissionné face à la finance et a organisé le partage de la pénurie au sein du salariat, en opposant les cadres et les ouvriers. Des partis de gouvernement ont eu pour seule proposition aux présidentielles le revenu universel. 

« La gauche doit redevenir le parti du monde du travail. »

Au lieu de parler de salaire, la gauche a parlé de pouvoir d’achat. Des formations ont abandonné le combat pour l’amélioration collective des conditions de travail, en apportant des réponses segmentées pour la seule frange de celles et de ceux les plus en difficulté, en développant les aides sociales, tout en renonçant à affronter le capital. La gauche doit redevenir le parti du monde du travail.

Peut-on parler d’une même voix aux classes populaires de Seine-Saint-Denis, de Flixecourt ou de Saint-Amand-les-Eaux ?

Sophie Binet : C’est l’enjeu qui est devant nous. Sous le poids des mutations du travail, les catégories populaires sont devenues diverses. Ces dernières sont profondément clivées par le vote RN. La question sociale rassemble largement. Nous devons faire comprendre aux travailleurs l’importance d’une expression de classe. Sinon, le patronat continuera de dérouler son projet antisocial.

C’est en ce sens que l’extrême droite est le pire ennemi des travailleurs : elle les fracture en les mettant en opposition selon la religion, la couleur de peau, la nationalité ; pendant ce temps-là le patronat a une paix royale et se frotte les mains ! Cependant, l’abstention reste le premier parti des ouvriers. Nous devons aussi les convaincre de l’utilité de voter.

Comment analysez-vous le rôle de la CGT dans cette séquence ?

Sophie Binet : Je suis très fière du déploiement de la CGT depuis l’annonce de la dissolution. Plus de 3 000 adhésions ont été réalisées. La CGT aurait pu agir comme d’autres, en faisant primer ses intérêts électoraux, et ne pas affronter certains salariés.

De nombreuses circonscriptions ont été gagnées à une poignée de voix. Sans l’investissement de la CGT, le résultat des urnes aurait été différent. Nous sommes restés fidèles à notre histoire. À chaque fois qu’une menace fasciste planait, la CGT a pris ses responsabilités. Nous avons tenté d’être à la hauteur de l’héritage de Benoît Frachon, Georges Séguy, Martha Desrumaux et Henri Krasucki.

mise en ligne le 4 juillet 2024

Législatives 2024 :
quatre mesures de gauche à prendre d’urgence

Stéphane Guérard, Nadège Dubessay et Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

Le programme du Nouveau Front populaire donne un cap aux futurs députés pour engager le bras de fer à l’Assemblée et changer le quotidien. La preuve par quatre.

Quels que soient la configuration de l’Assemblée dimanche soir et le rapport de force qui s’en dégage, les députés de gauche comptent imposer des mesures chocs afin de répondre aux demandes de changement qui se sont fait jour lors de ces législatives.

Porter le Smic à 1 600 euros net

Dans la foulée du programme du NFP, les députés de gauche de la future Assemblée comptent batailler pour que le Smic soit porté à 1 600 euros net, soit une hausse d’environ 15 % par rapport au niveau actuel. Pour répondre aux libéraux qui agitent le spectre d’une multiplication des faillites d’entreprises en cas d’envolée de leurs « coûts » salariaux, le NFP fait valoir plusieurs arguments.

D’abord, qu’une hausse des bas salaires relancera la consommation (moins on est riche, moins on épargne et plus on injecte son revenu supplémentaire dans l’économie), donc l’activité. Ensuite, qu’aucun des États qui a augmenté fortement son salaire minimum au cours des vingt dernières années (tels le Royaume-Uni, l’Ontario aux États-Unis, etc.) n’a connu de catastrophe économique, au contraire. Enfin, qu’il est toujours possible d’aider les PME à amortir le choc salarial que cela représenterait, par la création d’un fonds de compensation notamment.

Abroger la retraite à 64 ans

Adoptée par 49.3 il y a un an malgré un mouvement social historique, la réforme des retraites est revenue comme un boomerang au visage des macronistes. L’abrogation de l’âge légal de départ à 64 ans est tout à fait envisageable et apaiserait les esprits. Contrairement à ce qu’a affirmé Gabriel Attal, le régime universel des pensions ne ferait pas banqueroute en revenant aux 62 ans.

D’une part, la réforme de 2023 se met progressivement en place et n’a pas eu le temps de produire ses effets d’économies. D’autre part, l’augmentation du nombre d’années cotisées nécessaires (43 annuités) figurait déjà dans la réforme Touraine précédente, que l’actuelle ne fait qu’accélérer. Enfin, parce que le NFP propose de très nombreuses pistes de financement pour pallier le manque à gagner de l’abrogation (autour de 22 milliards d’euros, selon l’économiste Michaël Zemmour) ainsi que le sous-financement chronique dont souffre le régime.

La hausse de 0,25 point par an des cotisations sociales des salariés et employeurs prônée par le NFP couvrirait les deux tiers du coût de l’abrogation, en cinq ans. La taxation des revenus désocialisés ou défiscalisés (épargne salariale, prime Macron, intéressement, participation, dividendes, rachats d’actions…) ferait le reste.

Muscler l’émancipation par l’éducation

L’instruction est un ressort fondamental de lutte contre les idées d’extrême droite. Dans la dynamique du Nouveau Front populaire, les députés de gauche comptent bien renforcer le système scolaire grâce à trois mesures d’urgence : augmenter les salaires des enseignants comme de l’ensemble de la fonction publique pour rendre les carrières attractives ; abroger le « choc des savoirs » d’Attal en renforçant la liberté pédagogique des enseignants ; instaurer une « gratuité intégrale à l’école » (cantine, fournitures, transports, activités périscolaires) pour muscler le pouvoir de vivre des familles.

En confrontation directe avec le programme rance du RN, qui veut faire de l’école « le conservatoire vivant du patrimoine des savoirs accumulés depuis des siècles », la gauche entend aussi rompre avec la vision utilitariste de la Macronie d’un système éducatif orienté vers les seuls besoins des entreprises.

L’émancipation des élèves passe par un réinvestissement dans les locaux scolaires, la modulation des dotations des établissements – y compris privés – pour renforcer la mixité sociale, ainsi que l’abolition de Parcoursup et de la sélection dans les universités publiques.

Réanimer le système de santé

Relancer un système de santé atrophié par des années de sous-financements, alors que les besoins de la population vont grandissants, nécessite de changer les règles. Pour ce faire, les députés de gauche élus dimanche soir pourront s’inspirer des mesures phares contenues dans le programme NFP.

La lutte contre les déserts médicaux implique la régulation de l’installation des médecins et la participation des cliniques privées à la permanence des soins, avec la garantie d’un reste à charge zéro. Un plan de « rattrapage des postes manquants de fonctionnaires », particulièrement à l’hôpital public, un autre de recrutement dans le médico-social (Ehpad, IME, aide à domicile…) s’accompagneraient de la revalorisation des métiers et des salaires.

La constitution d’un pôle public du médicament combattrait efficacement les pénuries de médicaments. Et une vraie politique de prévention implique de s’attaquer aux polluants éternels (Pfas).

mise en ligne le 28 juin 2024

Julia Cagé : « La gauche devra affronter
les marchés financiers »

Aurélien Soucheyre sur www.humanite.fr

L’économiste, qui a initié un appel au rassemblement de la gauche et participé au chiffrage du programme du Nouveau Front populaire, défend les choix budgétaires de redistribution des richesses et de relance de l’économie. Elle analyse la situation politique inédite liée aux législatives anticipées.


 

Vous avez publié en septembre 2023 avec Thomas Piketty Une histoire du conflit politique en France, 1789-2022. Assiste-t-on aujourd’hui à une nouvelle forme de conflit politique et électoral dans le pays, puisque l’extrême droite peut remporter des législatives pour la toute première fois dans l’histoire de notre pays ?

Julia Cagé : Nous assistons au retour de la bipolarisation mais sous une forme extrêmement dangereuse et inconnue jusqu’alors, puisque c’est le RN qui a réussi l’union des droites autour d’un bloc que l’on pourrait qualifier de national libéral (le bloc RN, LR, Reconquête).

Comme nous l’avons souligné avec Thomas Piketty à la suite de notre livre, dans un document de travail publié lundi1 (1), les européennes ont marqué le début de ce processus de fragilisation du système de tripartition, avec la chute du bloc libéral central à moins de 15 % des voix. La question qui se pose désormais – et à laquelle personne n’a encore de réponse – est de savoir quelle forme exacte prendra cette bipartition dans le futur.

Ce qui semble le plus souhaitable serait un retour à une bipartition gauche-droite telle que celle que nous avons connue tout au long du XXe siècle, ce qui supposerait que le bloc social-écologique, aujourd’hui le Nouveau Front populaire (NFP), parvienne à élargir son électorat en direction des classes populaires, c’est-à-dire non seulement des abstentionnistes dans le monde urbain, mais, surtout et avant tout aujourd’hui, des électeurs RN dans les territoires ruraux.

Face au péril, vous avez initié un appel très largement signé pour un rassemblement à gauche. Cette union s’est faite, sous la bannière du NFP. Les cartes sont-elles dès lors rebattues et la gauche peut-elle, selon vous, l’emporter au moment où plus que jamais l’histoire l’y oblige ?

Julia Cagé : Oui, je pense que la gauche peut l’emporter car elle a deux chances de son côté : d’une part, elle est unie, avec le NFP, et, d’autre part – et c’est là que le parallèle avec 1936 me semble particulièrement intéressant –, elle est soutenue par l’ensemble de la société civile. Le NFP, ce ne sont pas seulement les femmes et les hommes politiques, les partis et les mouvements, ce sont les syndicats, les militants, les activistes, le monde de la culture comme celui de la recherche, les travailleurs, partout.

« Diaboliser à tout prix le RN n’a plus de sens ; il faut leur redonner envie de voter pour la gauche. »

C’est cela qui permet de créer une véritable dynamique. Il y a chez la société civile une volonté de participer à la construction du NFP, de le déborder aussi. Pour que la gauche, dès le 8 juillet, tienne l’ensemble de ses engagements. Et ça ne sera pas facile car elle aura contre elle plusieurs freins, à commencer par les marchés financiers. Mais elle aura surtout et avant tout derrière elle la dynamique de la société civile, car il n’y a jamais eu en France de grands progrès sociaux sans mouvements populaires.

Vous expliquez dans votre livre que le vote en France est à la fois un vote de classe et un vote territorial. Vous parlez de « classe géosociale ». Alors que le vote RN semble devenir un vote à la fois bourgeois et populaire, comment la gauche peut-elle répliquer ?

Julia Cagé : La clé est du côté du vote populaire rural, que la gauche doit absolument reconquérir. Il y a deux résultats importants sur ce point dans notre Histoire du conflit politique. D’une part, jamais la classe géosociale – c’est-à-dire non seulement le revenu, le patrimoine, l’éducation, la profession, etc. mais également le territoire où les individus vivent – n’a expliqué autant des différences de vote entre communes.

C’est fondamental si l’on veut comprendre la montée du RN : les électeurs ne votent pas RN parce qu’ils sont racistes, défiants ou malheureux ; ils votent RN parce que, au cours des dernières années, ils ont eu de moins en moins accès à des services publics de qualité, et parce qu’ils sont en souffrance du point de vue de leur pouvoir d’achat. Ils ont peur également d’être déclassés.

Cela ne veut pas dire que les élus du RN ne jouent pas sur les peurs, la montée des tensions, ne menacent pas les libertés tout comme la cohésion du pays et ne sont pas racistes ; mais s’il faut combattre ces élus, il faut convaincre leurs électeurs sur le terrain des idées. Diaboliser à tout prix le parti n’a plus de sens ; il faut leur redonner envie de voter pour la gauche.

Or, et c’est le second résultat important – qui, d’une certaine façon, peut nous rendre optimistes – ces classes populaires rurales, qui se tournent vers le RN, ont pour l’essentiel les mêmes préoccupations que les classes populaires urbaines qui, elles, votent à gauche : les services publics et le pouvoir d’achat. Les principaux déserts médicaux en France, c’est la Creuse et la Seine-Saint-Denis ! Le programme du NFP répond à ces préoccupations.

Vos travaux portent aussi sur les médias, dont la liberté et le pluralisme sont indispensables à la démocratie. Comment analysez-vous l’offensive d’une partie d’entre eux contre le NFP et la place prise par les médias bollorisés dans le débat public ?

Julia Cagé : Vincent Bolloré et l’utilisation à des fins idéologiques des nombreux médias dont il a fait l’acquisition puis pris le contrôle au cours des dernières années – au détriment de tout respect de l’indépendance des journalistes et ce malgré le courage des rédactions (celle d’i-Télé comme celle du Journal du dimanche, que les journalistes ont fini par quitter) – sont en partie responsables de la montée du RN. C’est d’ailleurs son objectif depuis le début. Malheureusement, ce n’est pas nouveau.

La recherche en sciences sociales a montré, depuis des années, l’influence des médias dans les comportements de vote. Un cas d’école, très bien étudié, est celui de Fox News aux États-Unis. En France, nous nous sommes longtemps crus protégés parce que le régulateur – historiquement le CSA, aujourd’hui l’Arcom – est censé garantir le respect du pluralisme interne de l’audiovisuel, public comme privé. Or, ce que l’on constate, c’est que ces règles sont insuffisantes et que l’Arcom n’a pas assez utilisé les armes à sa disposition. Où est le pluralisme sur CNews aujourd’hui ?

Pourquoi Europe 1 ne réagit en aucune façon aux injonctions de l’Arcom ? Si l’on ajoute à cela que le pluralisme externe n’est que trop peu assuré, du fait des insuffisances de la loi de 1986 et de la concentration croissante du secteur des médias, on se trouve face à un paysage médiatique qui, au lieu d’informer les citoyens et de les éclairer dans leurs choix, les désinforme en partie. C’est très grave. D’autant que cette offensive idéologique d’un Vincent Bolloré – et il n’est pas le seul – n’est plus propre au secteur des médias et s’étend à celui de l’édition.

Vous avez participé en tant qu’économiste au chiffrage du programme du NFP. Il prévoit d’augmenter les dépenses publiques afin d’améliorer la vie des citoyens, en imposant le capital et les plus fortunés. La droite et l’extrême droite considèrent que ce virage conduirait à un effondrement économique du pays. Que répondez-vous ?

Julia Cagé : Je réponds qu’ils se trompent. Et ce, pour plusieurs raisons. La science économique n’est pas une science dure – on peut difficilement prévoir l’avenir. Mais l’histoire économique nous apprend à tirer les leçons du passé. Or, que nous ont appris sept ans de macronisme ? Premièrement, que la politique budgétaire et fiscale qui a consisté à faire des cadeaux aux plus riches n’a eu aucun effet décelable sur l’investissement ou les créations d’emplois.

En revanche, elle a conduit à une augmentation très forte des inégalités. D’après Challenges, les 500 plus grandes fortunes sont passées depuis dix ans de 200 milliards d’euros (environ 10 % du PIB) à 1 200 milliards (50 % du PIB) ; d’après les dernières données du World Inequality Lab, les 1 % des fortunes les plus importantes atteignent les 3 500 milliards d’euros en France (soit 150 % du PIB) ! Et tout ça sans créer de la croissance supplémentaire et sans retour des plus riches.

Le projet du NFP, c’est un projet de justice sociale. Mais, au-delà, c’est une stratégie assumée d’investissement dans la formation, les universités et la recherche, la seule qui peut durablement faire progresser la productivité. Le tout avec les fondations d’une véritable social-démocratie à la française, avec un tiers des sièges pour les salariés dans les conseils d’administration des entreprises, comme cela se fait en Suède et en Allemagne depuis les années 1950, ce qui est la meilleure façon d’impliquer les travailleurs dans des stratégies d’investissement et de haute productivité à long terme.

De plus, ce projet est financé. Là où Macron a laissé filer la dette et les déficits bien avant la crise du Covid, le NFP propose de mettre une recette en face de chaque dépense. Il ne s’agit donc pas de faire de la dette supplémentaire, mais de faire contribuer une poignée de très aisés – ainsi que les grandes multinationales qui échappent à l’impôt – au financement de l’avenir.

Le chiffrage du NFP, prudent, ne prend pas en compte les possibles effets bénéfiques des mesures proposées. Est-il possible d’évaluer les retombées positives qu’auraient une hausse du Smic, un blocage des prix, un développement des services publics et une relance de l’emploi sur l’activité économique, la croissance et la consommation ?

Julia Cagé : Oui, nous aurions pu le faire… si on nous avait donné plus de trois semaines ! Je veux souligner que la dissolution fait partie de l’arsenal démocratique de notre pays et que l’on ne peut jamais regretter de faire entendre la voix des citoyens. Mais trois semaines pour la tenue d’une élection, c’est un véritable déni de démocratie.

Les gens n’ont pas eu le temps de s’inscrire sur les listes électorales, les partis ont dû s’organiser dans l’urgence. Emmanuel Macron faisait d’ailleurs le pari de leur désunion. Pari perdu : il a fallu moins d’une nuit pour permettre à l’idée d’un NFP de naître. Mais le président joue au poker avec notre démocratie.

« Quand on voit l’état de nos hôpitaux, il faut au contraire que l’État investisse davantage dans les services publics de santé. »

Pour revenir à votre question, oui – et le NFP au pouvoir le fera pour préparer le prochain budget de l’État –, notre chiffrage peut être considéré comme conservateur du point de vue des recettes car nous ne prenons pas en compte la relance de la consommation qui sera engendrée par les gains de pouvoir d’achat des plus modestes.

À l’inverse, les cures d’austérité décidées par le gouvernement nuisent-elles à notre santé économique ?

Julia Cagé : Bien sûr. C’est l’erreur qui a été faite en Grèce à la suite de la crise financière, crise qui s’est ensuite étendue à toute l’Union européenne du fait des mesures austéritaires là où les États-Unis – qui ont fait le choix de la relance – ont sorti beaucoup plus rapidement la tête de l’eau. Et on voudrait à nouveau que l’État investisse moins ?

Quand on voit l’état de nos hôpitaux, il faut au contraire que l’État investisse davantage dans les services publics de santé. Quand on voit que les plus jeunes ne se présentent même plus au concours d’enseignants, on se dit qu’il est urgent de revaloriser le point d’indice des fonctionnaires, etc. Et nous avons les moyens de le faire, pas en faisant plus de déficit, mais avec une fiscalité plus progressive.

Macron diabolise le NFP et la gauche, les plaçant au même niveau que l’extrême droite, ce qui détruit toujours plus le barrage républicain et offre un immense cadeau au RN…

Julia Cagé : Je pense que ceux qui mettent le NFP sur le même plan que le RN ont perdu toute boussole morale ; et plutôt que de donner des leçons sur les extrêmes, ils feraient mieux d’ouvrir des livres d’histoire. Qu’il y ait un conflit classiste sur la répartition des revenus et des patrimoines, cela est naturel. C’est ce qui a été au XXe siècle au centre de la bipartition et a conduit à des alternances politiques. On ne peut pas reprocher aux plus riches de vouloir moins de progressivité de l’impôt.

Mais le problème aujourd’hui, c’est que certains semblent oublier que le RN n’est pas un parti de « droite classique ». Certes, Marine Le Pen prône la suppression de l’impôt sur la fortune immobilière. Mais il y a tout le reste : le racisme, la préférence nationale, la privatisation de l’audiovisuel public, les multiples atteintes aux libertés… et on mettrait ce parti sur le même plan que la gauche ? Que la gauche qui ne serait plus que « radicale » ? Mais radicale en quoi ?

Le programme économique du NFP, si on le compare à celui de 1981, pourrait être qualifié de « social-démocrate. ». En voulant se poser en « centre de la raison », en établissant cette rhétorique « moi contre les extrêmes », qui lui a permis de se maintenir au pouvoir malgré un socle électoral extrêmement étroit et extrêmement favorisé socialement, Macron a profondément dégradé la qualité du débat politique et public.

Il fait le lit du RN. Heureusement, face à ce danger, les gauches et les écologistes ont su dépasser leurs divisions pour créer le NFP. Elles ont également su garder leur boussole idéologique et appelé partout à faire battre le RN.

  1. « Le début de la fin de la tripartition ? Élections européennes et inégalités sociales en France, 1994-2024 », disponible sur https://wid.world/fr ↩︎

mise en ligne le 27 juin 2024

 

Législatives 2024 : sur TF1, le Nouveau Front populaire oppose la justice
sociale et fiscale
à Attal et Bardella

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

L’insoumis Manuel Bompard pour le Nouveau Front populaire, Jordan Bardella pour le RN et Gabriel Attal pour le camp présidentiel se sont affrontés lors d’un premier débat, parfois peu audible, sur TF1, mardi 25 juin. Jeudi sur France 2, c’est le premier secrétaire du PS, Olivier Faure, qui prendra le relais.

Alors que le vote pour le premier tour des élections législatives n’est plus que dans quelques jours, Manuel Bompard pour le Nouveau Front populaire, Jordan Bardella pour le RN et Gabriel Attal pour le camp présidentiel se sont affrontés lors d’un premier débat, parfois peu audible, sur TF1, mardi soir. En tête des préoccupations des Français, le pouvoir d’achat a été le premier thème abordé.

L’augmentation du Smic, ce n’est pas « la lune » pour le NFP

Sur ce terrain, comme sur les autres, le premier ministre n’a que la continuité de la politique Macron à proposer, sous couvert de ne pas avoir « envie de faire croire à la lune ». Et tant pis pour l’accaparement de près de 100 milliards d’euros de la richesse produite par les actionnaires du CAC 40, en dividendes et rachats d’action. Le représentant, pour la soirée, du Nouveau Front populaire y a opposé le programme de justice sociale de la gauche unie qui comprend notamment le blocage des prix sur les produits de première nécessité et l’augmentation du Smic à 1600, assortie d’un accompagnement pour les plus petites entreprises.

Le prétendant du RN à Matignon a, lui, fait la preuve de l’indigence du projet de l’extrême droite en la matière plaidant la baisse de la TVA sur l’énergie – « ce n’est pas au budget de l’État de venir alimenter des profits gigantesques qui ont été réalisés ces dernières années par les industriels de l’agroalimentaire, par les énergéticiens », a opposé Manuel Bompard, s’interrogeant sur la confiance aveugle du RN en TotalEnergies pour ne pas augmenter ses marges plutôt que de baisser les prix.

Rigueur budgétaire contre juste contribution des plus riches

Surtout, Jordan Bardella s’est posé dans une opération séduction à l’égard du patronat et de la frange libérale de l’électorat, en garant du sérieux budgétaire, conditionnant du même coup ses rares mesures sociales – y compris la suppression totale de la dernière réforme des retraites – à un « audit des comptes de l’État », selon lui « maquillés par les gens au pouvoir ». « Je peux vous envoyer le rapport de la Cour des comptes, vous gagnerez du temps », lui a d’ailleurs répondu Gabriel Attal.

L’un et l’autre se sont retrouvés pour tenter de faire croire aux téléspectateurs que le NFP voulait augmenter les impôts pour tous. « 92 % des Français, c’est-à-dire tous ceux qui gagnent moins de 4 000 euros net par mois, paieront moins ou autant d’impôts qu’aujourd’hui ; et oui, il y aura davantage d’impôts pour les 8 % et en particulier pour les 1 % les plus riches et en particulier pour les 0,1 % les plus riches qui paient moins d’impôts, proportionnellement, que les classes moyennes », a répliqué le député FI sortant des Bouches-du-Rhône.

Les étrangers et les bi-nationaux, cibles du RN

Quant à l’immigration, obsession du RN et sujet sur lequel le gouvernement s’est livré à une course à l’échalote avec l’extrême droite ces derniers mois, Manuel Bompard à fustiger le discours xénophobe du parti de Jordan Bardella. « Quand vos ancêtres personnels sont arrivés en France, vos ancêtres politiques disaient précisément la même chose que ce que vous dites aujourd’hui. (…) (Ils) disai (ent) que les Italiens ne pouvaient pas s’intégrer en France, (ils) disai (ent) que les Espagnols ne pouvaient pas s’intégrer. Et on a construit ensemble ce beau pays qui s’appelle la France et on l’a construit aussi grâce à ces vagues d’immigration », a taclé l’insoumis rappelant « les immigrés en France ne coûtent pas de l’argent, ils rapportent de l’argent sur les dix dernières années ». « Personne ne part de son pays par plaisir. La première chose à faire est de s’attaquer aux causes qui forcent les gens à l’exil. J’assume de dire que quand une personne arrive en France, elle doit être accueillie dignement », a-t-il ajouté.

Le patron du Rassemblement national s’est aussi fait rattraper sur sa volonté de restreindre l’accès des Français bi-nationaux à certains postes. « Il y a 3,5 millions de Français qui sont stigmatisés par votre proposition », a critiqué Gabriel Attal. « La proposition du Rassemblement national d’interdire les emplois sensibles aux binationaux a blessé les trois millions de Français binationaux. Il est normal que les prétendants à certains emplois stratégiques soient soumis à une enquête. C’est déjà le cas. La proposition de Jordan Bardella vise uniquement à stigmatiser nos concitoyens binationaux », a également dénoncé Manuel Bompard.

  mise en ligne le 24 juin 2024

TRIBUNE. Briser
« le mur de l’argent » !

Pierre Khalfa et Jacques Rigaudiat sur www.regards.fr

Pierre Khalfa et Jacques Rigaudiat, économistes et coauteurs de « Quoi qu’il en coûte. Sortir la dette des griffes de la finance  » (Textuel, 2022), reviennent sur la programme économique de la gauche dévoilé ce vendredi pour les élections législatives.

Le programme du Nouveau Front populaire (NFP) représente une rupture majeure avec les politiques menées depuis des décennies. Il permet d’engager la bifurcation rendue nécessaire par la double crise, écologique et sociale. Comme à chaque fois que la gauche propose des mesures audacieuses, les commentateurs traditionnels de la vie politique s’insurgent, moins contre le contenu précis de ces mesures, que sur la question de leur financement. L’originalité des arguments n’est pas vraiment au rendez-vous et nous assistons ainsi à un débat convenu. Même s’il est donc sans surprise, ce débat n’en est pas moins inévitable, car il renvoie au fameux « mur de l’argent » sur lequel tout projet émancipateur peut se briser.

Il faut d’abord remarquer qu’il n’est pas possible de présenter un programme de transformations profondes qui soit complètement « bouclé » macroéconomiquement, c’est-à-dire dont toutes les mesures seraient  a priori équilibrées. En effet, les modèles économétriques de prévision, qui se veulent l’image fidèle de l’économie telle qu’elle est, postulent par construction une stabilité des comportements, alors que l’objet même des politiques économiques et sociales projetées est de les transformer. 

Dire cela n’empêche pas d’avoir pleinement conscience des forces qui voudront contrarier la mise en œuvre du projet et des contraintes qu’elles s’efforceront de lui opposer ; il faut bien sûr, essayer de s’en prémunir. Nous n’insisterons pas sur la nécessaire réforme fiscale d’ampleur, qui vise à la fois à installer une justice fiscale et à redonner des marges de manœuvre financière à la puissance publique. Les baisses d’impôts ou de prélèvements en faveur des ménages les plus riches et des grandes entreprises se sont multipliées, elles coûtent chaque année 76 milliards au budget de l’État ; si on leur ajoute les subventions sans contrepartie accordées aux entreprises, de l’ordre de 170 milliards, qui font de ce modèle un « capitalisme sous perfusion », les marges de manœuvres, on le voit, sont réelles. Cette situation ne date d’ailleurs pas d’aujourd’hui ; déjà, en 2010, le rapport Champsaur-Cotis avait alerté sur ce problème et souligné que « en l’absence de baisse des prélèvements, la dette publique serait d’environ 20 points de PIB plus faible ». La situation n’a, depuis, fait qu’empirer.

Il est vrai cependant qu’une réforme fiscale, aussi importante soit-elle, ne suffira pas à financer les investissements massifs qui sont nécessaires tant pour remettre à niveau et développer des services publics en voie de déshérence, que pour lutter contre le dérèglement climatique. Outre, une remise en cause du partage actuel de la valeur ajoutée, il faudra donc s’endetter. Nous entendons déjà le cœur de nos contempteurs s’indigner en soulevant le niveau actuel de la dette et du déficit public. Au-delà du caractère convenu du discours, et du fait que le coût des intérêts de la dette n’a représenté en 2023 que 1,8 % du PIB contre près de 4 % à la fin des années 1990, nous ne pouvons balayer cette remarque d’un revers de main. Les turbulences actuelles sur le marché secondaire des obligations d’État ne sont qu’un avant-goût de ce qui risque de se passer si le NFP gagne les élections. En effet, il est clair que les marchés financiers ne vont pas s’accommoder sans réagir de la mise en œuvre d’un programme contradictoire avec leurs intérêts.

Disons-le, un bon État est un État qui s’endette. En effet la dette joue un rôle intergénérationnel. S’imposer un quasi-équilibre budgétaire, comme les règles actuelles de l’Union européenne le prescrivent, signifie, outre la purge austéritaire que cela implique,  que les investissements de long terme seront financés par les recettes courantes. Or ces investissements seront utilisés des décennies durant par plusieurs générations, il est donc absurde que leur financement ne soit assuré que par les recettes du moment. Respecter ces règles entraîne l’impossibilité, de fait, d’investir pour l’avenir. La dette permet de faire financer par des générations successives des infrastructures qu’elles utilisent. Elle joue donc un rôle fondamental dans le lien entre les générations. Le problème fondamental n’est pas la dette, mais le fait qu’elle soit sous l’emprise des marchés financiers.

Remarquons que certaines économies avancées comme le Japon ou les États-Unis ont un endettement  bien plus élevé que celui de la France sans que cela ne pose problème. En effet dans ces deux pays, la dette n’est pas soumise à la loi des marchés financiers, car ce sont essentiellement des institutions publiques nationales (banque centrale, institutions financières publiques) qui en achètent les titres. Il est donc nécessaire de dégager durablement le financement public de l’emprise des marchés.

Il faut pour cela créer un dispositif qui, comme jusqu’aux années quatre-vingt, garantira la stabilité du financement ; son cœur sera formé par un pôle public bancaire, édifié autour des institutions financières déjà existantes ; il permettra d’orienter l’épargne populaire vers les investissements sociaux et écologiques stratégiques décidés démocratiquement. N’étant pas soumis à la logique de la rentabilité financière, il pourra ainsi être un acheteur important et stable de titres de la dette publique. Par ailleurs, ce pôle pourra avoir accès aux liquidités fournies par la Banque centrale européenne (BCE) dans le cadre de ses opérations de refinancement, comme le permet l’article 123-2 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, les titres de dette publique constituant un collatéral de très bonne qualité. Les institutions financières privées doivent quant à elles être soumises à un contrôle strict et avoir l’obligation de placer une partie de leurs actifs en titres de la dette au taux fixé par la puissance publique.

 Face au risque  de se fracasser sur « le mur de l’argent », il faut reprendre le contrôle de la finance.


 

mise en ligne le 17 juin 2024

Gabriel Zucman :
« La France pourrait,
dès la mi-juillet,
taxer efficacement les ultrariches »

Mathias Thépot sur www.mediapart.fr

Couplé à une taxe anti-exil fiscal, un impôt sur la fortune est possible à l’échelle d’un seul pays comme la France, estime l’économiste Gabriel Zucman. Il n’y a donc pas de fatalité, selon lui, à subir l’exode fiscal des plus riches si l’on veut les taxer davantage.

L’économisteL’économiste Gabriel Zucman, professeur à l’École d’économie de Paris, porte depuis plusieurs années au niveau mondial l’idée d’un impôt sur les grandes fortunes. Il estime que la campagne accélérée pour les élections législatives, qui se tiendront les dimanches 30 juin et 7 juillet, est une bonne occasion de remettre sur la table la proposition d’un impôt sur les patrimoines des milliardaires, ridiculement imposés en France. 

Mediapart : L’idée d’un nouvel impôt sur la fortune réémerge à gauche en ce début de campagne aux élections législatives. Son rétablissement figure dans l’accord pour un Nouveau Front populaire intervenu jeudi 13 juin au soir. Pourquoi faut-il, selon vous, remettre sur la table le sujet de la taxation du patrimoine des ultrariches ? 

Gabriel Zucman : D’abord parce qu’il y a une forte demande de l’opinion publique pour abolir les privilèges fiscaux. Les milliardaires ont des taux d’imposition ridiculement faibles en France. Pour ce qui concerne l’impôt sur le revenu, leur taux effectif est de moins de 2 %, en raison du recours généralisé aux sociétés holdings. Normalement pierre angulaire de la progressivité du système fiscal, l’impôt sur le revenu échoue à remplir sa mission. La France est un paradis fiscal pour les milliardaires : si tous partaient demain s’installer aux îles Caïmans, cela ne changerait quasiment rien aux recettes du Trésor public !

Il n’y a en fait que l’impôt sur les bénéfices payé par les entreprises qu’ils possèdent qui touche in fine les milliardaires. Ce qui fait que, tous impôts compris, leur taux de prélèvement obligatoire est de l’ordre de 27 %, selon les chiffres de l’Institut des politiques publiques, quand le Français moyen paie – à nouveau tous impôts compris – un peu plus de 50 %. Il y a là une différence de traitement injustifiable.

Quel nouvel impôt sur le patrimoine des très riches faudrait-il instaurer en France ? 

Gabriel Zucman : Il faut tirer les leçons du passé : ne pas simplement ressusciter l’ISF [impôt sur la fortune, supprimé par Emmanuel Macron en 2018 – ndlr] mais créer un nouvel impôt sur les ultrariches. L’ISF échouait à taxer les plus grandes fortunes car trop de niches fiscales lui étaient adossées. Il faudrait, à mon sens, prendre exemple sur l’impôt proposé par Bernie Sanders aux États-Unis durant la primaire démocrate en 2020, qui taxait progressivement, et sans exonération, les patrimoines supérieurs à 32 millions de dollars au taux de 1 %, ceux supérieurs à 50 millions à 2 %, jusqu’à 8 % au-dessus de 10 milliards. 

On pourrait s’en inspirer en France en instaurant un impôt sur le patrimoine de 1 % au-delà de 10 millions d’euros, 2 % au-delà de 20 millions d’euros, 3 % au-delà de 100 millions, jusqu’à 8 % au-delà de 10 milliards. Cela pourrait rapporter de 30 à 40 milliards d’euros par an au fisc français, un montant tout à fait significatif. 

Ne craignez-vous pas que l’on oppose à votre proposition que les riches s’en iront de France pour aller dans un pays à la fiscalité plus favorable, car c’est l’ordre des choses ? 

Gabriel Zucman : C’est toujours le risque – et c’est pourquoi il faut coupler cet impôt sur le patrimoine à une taxe sur l’exil fiscal. Concrètement, les contribuables fortunés vivant depuis longtemps en France continueraient à être soumis à l’impôt français – par exemple pendant dix ans – s’ils décidaient de s’installer dans un pays à fiscalité avantageuse. Prenons l’exemple d’un milliardaire qui déménagerait de Paris vers la Suisse : le fisc français viendrait alors collecter la différence entre l’impôt dû dans son nouveau pays de résidence et ce qu’il payait jusqu’ici en France. L’administration fiscale française jouerait en quelque sorte le rôle de collecteur fiscal de dernier ressort. 

Il est techniquement possible de mettre en œuvre une telle proposition car, depuis 2018, il y a un échange automatique des données bancaires entre les établissements financiers d’une centaine de pays – dont la Suisse, le Belgique ou le Luxembourg – et l’administration fiscale française.  

Il faut le marteler : l’exil fiscal n’est pas une loi de la nature qui rendrait impossible, au niveau national, d’entreprendre quoi que ce soit pour taxer les milliardaires au motif qu’ils s’en iraient. Un futur gouvernement français pourrait très bien, dès la mi-juillet, mettre en œuvre une taxation unilatérale des ultrariches, couplée à ce mécanisme de taxation des exilés fiscaux afin d’enrayer la mécanique de la concurrence fiscale internationale. Cela rapporterait rapidement des milliards aux caisses de l’État, qui pourraient être immédiatement réinvestis dans les services publics. 

Il y a un besoin massif d’investissements dans les services publics, que ce soit dans l’éducation, la santé ou les infrastructures. Gabriel Zucman

Oui mais tout de même, ce serait branle-bas de combat dans le milieu des affaires parisien, qui serait, sans aucun doute, vent debout contre une telle proposition… 

Gabriel Zucman : Bien sûr. Il ne faut pas être naïf et sous-estimer la capacité de mobilisation des personnes concernées. Cela dit, il faut rappeler que ce n’est pas aux milliardaires de décider quels doivent être les taux d’imposition qui s’appliquent à eux, mais aux citoyens français, par le vote. C’est la démocratie.

Et même chez les plus fortunés, de plus en plus commencent à comprendre le caractère insoutenable de la situation actuelle, qui voit, je le rappelle, les milliardaires avoir des taux d’imposition deux fois plus faibles que le reste de la population. Ce privilège alimente la montée des inégalités, et en retour un fort sentiment de défiance vis-à-vis des institutions. C’est une mauvaise chose pour le pays, y compris pour les grandes fortunes elles-mêmes, qui n’ont économiquement pas intérêt au délitement de la cohésion sociale.

Mais surtout, il y a un besoin massif d’investissements dans les services publics, que ce soit dans l’éducation, la santé ou les infrastructures. Ces biens publics sont le moteur de la croissance économique et la clé de l’attractivité future de la France. L’abolition des privilèges fiscaux pour financer ces investissements aurait toutes les chances d’être un pari gagnant économiquement – en plus d’améliorer la situation sur le terrain des inégalités et de la justice sociale. 

Nous avons beaucoup parlé de la France, mais la taxation des plus riches est un sujet qui doit aussi se coordonner à une échelle plus large…  

Gabriel Zucman : À mon sens, il nous faut avoir trois niveaux d’action. Au niveau mondial d’abord, il est nécessaire de réécrire les traités de la mondialisation, de sortir de la logique de la concurrence fiscale et de mettre au cœur de la coopération internationale la lutte contre les inégalités, contre l’opacité financière et pour l’harmonisation fiscale. C’est le sens de mon travail avec l’Observatoire européen de la fiscalité, par exemple pour œuvrer à la création d’un impôt minimum mondial sur les ultrariches.  

Ensuite, on peut faire d’énormes progrès dans cadre de coalitions entre pays. Un accord international n’est pas indispensable pour lutter contre l’évasion fiscale ; nul besoin d’unanimité. 

L’exemple le plus clair en est donné par l’accord signé par de nombreux pays en 2021 pour mettre en œuvre un taux minimum d’impôt sur les bénéfices de 15 % – certes trop faible – pour les sociétés multinationales. Il y a dans cet accord une clause de « collecteur fiscal de dernier ressort » qui, lorsque certains pays rechignent à appliquer l’impôt minimal, autorise les autres à surtaxer les multinationales de façon à ce que leur taux effectif atteigne tout de même 15 %. 

Pour être concret, en Europe où s’applique cet accord depuis le 1er janvier 2024, les pays auront bientôt le droit de surtaxer les bénéfices des multinationales américaines ou chinoises – deux pays qui n’appliquent pas l’impôt minimum – pour que ces dernières soient assujetties aux mêmes règles que les entreprises du Vieux Continent.  

Enfin, il est possible d’agir au niveau national, comme je l’ai déjà expliqué pour la France, par exemple en créant un impôt sur la fortune sans niche fiscale couplé à un dispositif anti-exil fiscal.

Le fait que Joe Biden fasse de la taxation des ultrariches un thème central de sa campagne témoigne d’un changement de mentalité rapide et puissant au sein des élites démocrates. Gabriel Zucman

L’impôt sur la fortune a-t-il le vent en poupe au niveau international ? 

Gabriel Zucman : Si l’on prend d’abord le cas des États-Unis, on voit que le président Joe Biden, qui avait pourtant fait campagne en 2020 contre la proposition portée par Bernie Sanders et Elisabeth Warren de taxer les plus riches, l’a en grande partie reprise à son compte durant son mandat en tentant (pour le moment en vain) de faire voter une « billionaire income tax ». 

Et il a cette année inscrit dans son programme cette proposition pour se faire réélire. Le fait que Joe Biden, qui ne vient pas vraiment de l’aile gauche du Parti démocrate, fasse de la taxation des ultrariches un thème central de sa campagne témoigne d’un changement de mentalité rapide et puissant au sein des élites démocrates. 

Il faut ensuite parler de ce qu’il se passe actuellement au G20, grâce au volontarisme du Brésil, qui en exerce actuellement la présidence, et qui a fait de la question de la taxation coordonnée des très grandes fortunes une priorité de son agenda. C’est une première, G20 et G7 confondus ! J’ai été invité en février à parler devant les ministres des finances du G20 pour formuler des propositions en la matière – en l’occurrence un impôt minimum sur les milliardaires mondiaux, égal à 2 % de leur patrimoine – dont les modalités techniques seront précisées dans un rapport publié à la fin du mois.

Ce qui m’a frappé dans la réponse des ministres, ce sont les retours positifs de la plupart des pays. Que ce soit en Afrique, en Amérique du Sud ou en Europe, de nombreux gouvernements ont salué l’initiative brésilienne d’inscrire ces sujets à l’agenda, et depuis trois mois de plus en plus se rallient à la proposition que nous portons. Cela illustre la demande mondiale pour plus de justice fiscale que l’on perçoit dans les enquêtes d’opinion, et la pression démocratique croissante pour ce type de mesures, partout plébiscitées par les opinions publiques.

mise en ligne le 14 juin 2024

Nouveau Front Populaire :
la justice fiscale pour financer
un programme ambitieux

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Renforcer la progressivité de l’impôt, aller chercher l’argent dans les poches des profiteurs de crises, faire cotiser les revenus financiers pour financer la protection sociale… Quoique en disent les néolibéraux, les propositions du Nouveau Front populaire sont finançables.

Pour voir et télécharger   le contrat de législature du Nouveau Front populaire : https://www.humanite.fr/wp-content/uploads/2024/06/LHumanite-presente-le-programme-du-Nouveau-Front-Populaire.pdf


 

Lors de la conférence de presse de présentation du programme du nouveau Front populaire, ce vendredi midi, Olivier Faure l’a affirmé : « Nous ferons en sorte de financer ce projet très ambitieux en le prenant dans la poche de ceux qui en ont les moyens ». Les mesures fiscales sont très nombreuses et détaillées, pour apporter les sources de financements aux très nombreuses réformes sociales et écologiques listées dans ce programme. Nous avons demandé l’expertise du fiscaliste et porte-parole d’Attac Vincent Drezet, pour analyser et chiffrer, dans la mesure, du possible ces propositions.

Des mesures de politique et de justice fiscale très attendues

Il s’agit de rétablir la progressivité de l’impôt sur le revenu (14 tranches), de rendre progressive également la CSG (la contribution sociale généralise est une source de financement de la protection sociale). Le programme entend rétablir un impôt sur la fortune renforcé avec un volet climatique (si l’ancien ISF avait été maintenu en l’état, il aurait rapporté 4,5 milliards d’euros de plus) ; de supprimer le prélèvement forfaitaire unique (alias flat tax, qui instaure un plancher d’imposition pour les très riches) et rétablir l’exit tax (prélèvement sur les contribuables déplaçant leur résidence fiscale à l’étranger), deux mesures qui pourrait rapporter entre 1,9 et 3 milliards d’euros selon les estimations.

Il propose d’auditer les niches fiscales pour supprimer celles qui sont inefficaces, injustes et polluantes, et de réformer l’impôt sur l’héritage pour le rendre plus progressif, en ciblant les plus hauts patrimoines.

Le principe de toutes ces mesures est d’en finir avec la pseudo-théorie du ruissellement, en faisant moins reposer le poids de l’impôt sur les classes populaires et moyennes, ainsi d’avantage sur les plus riches.

Vincent Drezet se dit globalement très favorable à ces mesures. Il rappelle que « les niches fiscales présentent un coût élevé de 90 milliards d’euros par an, auxquelles il faut ajouter le coût de mesures dites « déclassées » comme la niche Copé, supprimer les moins efficaces permettrait de facilement récupérer 10 milliards d’euros à court terme ». Et si on ajoute les niches sociales, le coût total s’élève à 200 milliards d’euros par an économisés.

Le fiscaliste insiste sur ce point, pour renforcer le volet financement de la protection sociale du programme du nouveau Front Populaire. Celui-ci propose notamment de « soumettre à cotisation les dividendes, la participation, l’épargne salariale, les rachats d’action et les heures supplémentaires ». Ce point est très important puisque, selon Oxfam, 71 % des bénéfices des 100 plus grosses entreprises françaises partent dans des rémunérations aux actionnaires, non soumises à cotisation. Soit 75 milliards d’euros en 2021. Vincent Drezet estime que cette mesure pourrait rapporter en cumulé entre 19 et 21 milliards d’euros à la solidarité nationale.

Pour participer au financement du régime général des retraites, le programme propose d’augmenter de 0,25 point par an pendant 5 ans la cotisation (patronale) vieillesse.

Le programme du Front populaire propose par ailleurs une taxation renforcée des transactions financières. Attac, à l’origine du concept, ne peut qu’être d’accord. Rappelons qu’une simple taxe de 0,01 % rapporterait jusque 11 milliards par an à la France, selon les calculs de l’association.

« L’ensemble de ces mesures rendraient le système fiscal plus juste et plus rentable, résume Vincent Drezet. Cela renforcerait également le consentement à l’impôt car, contrairement à ce que prétendent les néolibéraux, la population éprouve un ras-le-bol des injustices fiscales et sociales et pas un simple ras-le-bol fiscal ».

Combattre l’évasion fiscale à l’échelle européenne

Le programme du Nouveau Front Populaire n’occulte pas l’enjeu européen de sa politique fiscale. Il propose d’« adopter un mécanisme d’harmonisation sociale par le haut entre États Membres pour mettre fin au dumping social et fiscal », et de « passer au vote à la majorité qualifiée au conseil pour les questions fiscales ».

Des propositions ciblées s’en prennent aux paradis fiscaux qui sévissent au cœur de l’Europe. Car l’évasion fiscale des multinationales représente 85 % des 100 à 120 milliards d’euros qui échappent chaque année à l’administration fiscale française. « L’orientation est bonne, remarque Vincent Drezet, reste à savoir comment faire ». Comme le fiscaliste n’est pas avare de propositions, il suggère la création d’un « serpent fiscal et social européen ».

« Concrètement, cela passe par une harmonisation des bases de l’impôt sur les sociétés (IS), assorti d’un taux plancher de 25 % pour éviter la course à la baisse de l’IS, par une harmonisation de la TVA intracommunautaire (très fraudée), la création d’un impôt européen sur les bénéfices des grands groupes… », énumère-t-il. En plus de renflouer les caisses, ces mesures auraient le mérite de renforcer la coopération en matière de lutte contre l’évasion et la fraude fiscales à l’échelle communautaire.

Le programme reprend aussi l’idée d’une taxation des superprofits au niveau européen, porté par l’économiste Gabriel Zucman. Une ponction de 2 petits pour cent dans le patrimoine des milliardaires européens rapporterait 42,3 milliards d’euros.

Vincent Drezet demande enfin aux futurs parlementaires du Nouveau Front Populaire de ne pas oublier deux points importants. « La fiscalité locale mérite des bases rénovées, et il faudrait renforcer l’ensemble des services (DGFiP, douanes, Tracfin, services judiciaires spécialisés) engagés dans la lutte contre la fraude fiscale et, plus largement, la délinquance en col blanc », suggère le fiscaliste.

  mise en ligne le 13 juin 2024

En matière d’économie,
le RN dit
tout et son contraire

Youmni Kezzouf et Mathias Thépot sur www.mediapart.fr

Jordan Bardella ne veut plus abroger la réforme des retraites d’Emmanuel Macron, revenant sur une promesse du mouvement d’extrême droite. Une nouvelle preuve du glissement néolibéral du programme économique du RN qu’il n’assume pas encore clairement.

Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup. En l’espace de quelques jours, les cadres du Rassemblement national (RN) ont de nouveau illustré la capacité de leur mouvement à dire tout et son contraire en matière d’économie, cette fois-ci au sujet de l’abrogation de la réforme des retraites de 2023 d’Emmanuel Macron repoussant l’âge légal de départ de 62 à 64 ans. Réforme combattue farouchement par les député·es RN à l’Assemblée nationale.

Dans la droite ligne du programme de Marine Le Pen en 2022, qui refusait tout allongement de l’âge de départ, le député RN Thomas Ménagé déclarait lundi 10 juin sur BFMTV, au lendemain de l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron : « Nous reviendrons sur la réforme injuste des retraites portée par Emmanuel Macron. »

Et de préciser qu’en cas d’accession du parti xénophobe à Matignon, « il y aura une réforme juste, celle que Marine Le Pen proposait pendant la présidentielle, que [le RN a] proposée dans l’hémicycle, lors du débat des retraites il y a quelques mois », soit concrètement le retour à la retraite à 60 ans pour les personnes entrées dans la vie active avant l’âge de 20 ans.

Mais le lendemain, questionné sur RTL sur une éventuelle abrogation de la réforme des retraites d’Emmanuel Macron, le président du RN, Jordan Bardella, s’est montré beaucoup plus mesuré : « Nous verrons... J’ai la lucidité et l’honnêteté de dire aux Français que la situation économique dont nous allons hériter dans un pays qui pulvérise sous Emmanuel Macron les records de déficits commerciaux, de déficits publics et de dettes, sera compliquée. »

Au journal Le Monde, Renaud Labaye, secrétaire général du groupe RN à l’Assemblée, a même confirmé que le retour à la retraite à 60 ans pour les personnes ayant travaillé avant 20 ans, l’une des mesures phares du programme de Marine Le Pen de 2022, ne figurerait pas dans la plateforme programmatique du parti pour les prochaines élections législatives. Un sacré rétropédalage !

En façade, le Rassemblement national explique son revirement par la situation dégradée des finances publiques laissée par le chef de l’État. « L’ardoise d’Emmanuel Macron va être terrible », prévenait Sébastien Chenu sur le plateau de CNews mardi. Mais l’argument est un peu court. Et ce, pour une raison simple : le niveau élevé du déficit public ne date pas d’hier.

Lorsque le RN proposait il y a peu l’abrogation de la réforme Macron de 2023, les finances publiques étaient sensiblement dans le même état qu’actuellement. Il y a certes eu, fin mars, une réévaluation à la hausse du déficit public par l’Insee de 4,9 % à 5,5 % du PIB pour 2023. Mais avouons qu’il en faut tout de même peu pour que le RN tourne casaque et perde de vue ses supposés grands principes sociaux.

Alliance avec LR 

Une raison plus évidente au revirement du Rassemblement national sur les retraites est la perspective d’une alliance électorale pour les législatives avec le parti Les Républicains (LR) annoncée mardi 11 juin par son président Éric Ciotti – depuis exclu du parti. Les LR militent historiquement pour les réformes néolibérales, dont le recul de l’âge de départ à la retraite à 65 ans.

Pour le RN, il faut donc montrer patte blanche auprès d’un parti qui juge sévèrement les positions économiques du mouvement d’extrême droite. Pour preuve le 23 mars, sur la scène d’un meeting de sa tête de liste François-Xavier Bellamy, Éric Ciotti n’avait pas de mots assez durs sur le programme de celui qui est désormais son allié. « N’égarez pas votre vote au Rassemblement national !, exhortait-il. Ils accentueraient la dégringolade financière et budgétaire avec leur programme économique qui réhabilite l’assistanat. Ils nous isoleraient davantage dans le monde. »

Pour ne pas brusquer les LR, le député RN Julien Odoul tempérait lui aussi mercredi sur France Info l’idée de s’accrocher coûte que coûte à l’abrogation de la réforme des retraites de Macron : « Quand vous constituez un gouvernement d’union nationale, vous mettez autour de la table des gens qui ne pensent pas tous la même chose, a-t-il argué. Notre combat pour une retraite juste avec départ à 60 ou 62 ans, nous y sommes profondément attachés. Mais dans le cadre de cette union, l’objectif, c’est de se rassembler sur des points qui font consensus avec Les Républicains. »

Et le député RN de lister le « grand nombre de points d’accord » qu’il partage avec LR sur les questions d’autorité ou d’immigration. Certes, pour connaître clairement les points d’accord sur le terrain économique, il faudra repasser.

Peut-être en apprendrait-on davantage si le programme économique du RN, préparé par le député Jean-Philippe Tanguy, chargé de ces questions au parti, et censé être prêt depuis le mois de janvier, était publié. Interrogée sur TF1 sur l’imminence de cette publication avant le scrutin du 30 juin, Marine Le Pen a répondu... par un éclat de rire : « On pourrait le publier, mais la réalité, c’est que le président de la République a choisi vingt jours pour ces élections, nous allons concentrer nos efforts sur des propositions très claires issues de notre projet. »

À droite en économie 

Du reste, il y a fort à parier que le prochain millésime économique du RN sera plus libéral que le précédent qui avait été publié pour l’élection présidentielle de 2022 ; le programme de 2022 ayant été lui-même plus libéral que celui de 2017. La prise de position récente de Jordan Bardella sur le sujet des retraites est, de ce point de vue, cohérente avec la droitisation des propositions économiques du RN.

Rappelons que les mesures empruntées à la gauche – retraite à 60 ans pour tous, défense des 35 heures, sauvegarde du statut de la fonction publique, remise en cause de la loi travail –, qui avaient permis au parti d’extrême droite de gagner un électorat populaire en 2017, n’avaient pas été préservées dans le programme de 2022.

Outre les mesures économiques xénophobes de « préférence nationale » pour l’attribution des aides sociales – qui sont une constante à travers les années chez le RN –, le programme économique de 2022 faisait en effet la part belle aux baisses d’impôts (TVA, impôt sur le revenu, impôt sur les sociétés, impôt sur l’héritage, etc.) et de cotisations sociales. Des mesures que des partis comme LR ou LREM n’auraient pas reniées.

Une critique macroniste à côté de la plaque

Plutôt que d’élaborer une critique clinique de la faisabilité des propositions économiques du Rassemblement national (RN), la Macronie préfère lui intenter un procès… en socialisme. Il fallait oser. « Votre programme économique est le plus marxiste qui n’ait jamais été proposé en France depuis une quarantaine d’années », martelait le 4 juin dernier Bruno Le Maire à l’Assemblée nationale à l’endroit des député·es RN, entretenant le confusionnisme le plus total : il n’est jamais question, ni de près ni de loin, de lutte des classes dans le programme économique du parti d’extrême droite.

L’exécutif aurait pu axer sa critique sur les propositions indignes du RN visant à instaurer la « préférence nationale » pour l’attribution des aides sociales. Que nenni ! Il préfère cibler les rares mesures d’inspiration de gauche reprises par l’extrême droite : la nationalisation des autoroutes et la restauration de l’âge de la retraite à 60 ans pour les personnes ayant commencé à travailler avant 20 ans. « Comment financeront-ils ce qu’ils ont proposé, la fin de la réforme des retraites et les 60 ans ? La renationalisation des autoroutes et tant et tant de réformes ? », a fait mine de questionner Emmanuel Macron lors de sa conférence de presse qui s’est tenue le mercredi 12 juin. À chacun ses combats…

Des propositions réellement de « gauche », il ne restait dans le programme de 2022 du RN que la nationalisation des autoroutes et le retour de l’âge du départ à la retraite – certes édulcoré par rapport à 2017 – à 60 ans pour les personnes ayant commencé à travailler avant 20 ans.

Depuis lors le RN poursuit, discrètement mais sûrement, la droitisation de son discours économique, se rapprochant de plus en plus des positions du parti présidentiel. Il n’y avait qu’à voir la campagne de Jordan Bardella pour les élections européennes, durant laquelle il a tout fait pour plaire aux lobbys économiques.

À chaque intervention face à une fédération patronale, il multipliait les phrases de type « économiquement, je suis raisonnable » ou « il faut que le décideur politique ait conscience qu’il ne sait pas mieux que le chef d’entreprise ». Difficile de faire plus pro-business.

« On m’a fait savoir que je devais rassurer les milieux économiques », assumait-il face aux dirigeants du Mouvement des entreprises de France (Medef), leur assurant qu’il était « pro-start-up », pro « croissance » et même favorable à l’union des marchés de capitaux en Europe. Voilà qui a (enfin) le mérite de la clarté.

mise en ligne le 9 juin 2024

Pourquoi le patronat persécute de plus en plus les syndicalistes

par Nicolas Framont sur https://www.frustrationmagazine.fr/

On s’étonne souvent de la faiblesse du taux de syndicalisation en France – environ de 8 % dans le secteur privé et 18 % dans le public – en mettant ce faible engagement sur le compte du « repli individualiste » ou de « l’atomisation des collectifs de travail ». Ces deux idées reçues ne suffisent pas à expliquer ce phénomène de baisse de la syndicalisation, qui était de 30% au début des années 50. D’abord, une grande partie du salariat du privé reste subordonné à de grandes entreprises, et il en va de même des fonctionnaires qui évoluent dans d’importantes structures (administration, hôpitaux etc.). Ensuite, si le mode de management agressif et individualisant joue un rôle important dans la peur de se syndiquer, si les compromissions répétées de plusieurs grands syndicats avec le gouvernement et le patronat explique aussi le manque de confiance que les citoyens ressentent envers eux (40% ont confiance dans les syndicats selon la dernière étude du CEVIPOF, loin devant les partis politiques à 20%), il y a une explication qui est nettement moins mise en avant, et qui dit pourtant beaucoup de l’époque autoritaire dans laquelle nous vivons : les discriminations, violences et intimidations judiciaires dont sont victimes les syndicalistes dans ce pays. Loin d’être un phénomène isolé, ces comportements anti-syndicaux sont devenus, de la part des directions d’entreprise, de véritables stratégies, avec la bénédiction de l’Etat, comme en témoigne le succès du hashtag StopDictaturePatronale sur les réseaux sociaux.

1 – Le capitalisme s’est construit contre les syndicats

Ce n’est pas quelque chose que l’on apprend à l’école mais la Révolution Française, si elle a permis de nouvelles libertés publiques dans la sphère privée et politique, a réduit les libertés des travailleuses et travailleurs. En effet, la montée en puissance de la classe bourgeoise – très largement représentée parmi les députés du tiers état qui étaient majoritairement des professions libérales – provoque en 1791 l’adoption de la loi « Le Chapelier », du nom de l’avocat breton l’ayant défendue. Cette loi met fin en quelques mois au système des corporations qui organisait le travail depuis le moyen-âge, avec des règles de métiers, d’apprentissage, de concurrence… et interdit au passage tout groupement professionnel, tout syndicat naissant et le droit de grève. Cette loi radicale est votée en réaction aux revendications salariales qui s’étendent dans tout le pays parmi le groupe montant des ouvriers et des petits artisans : ils réclament de meilleurs salaires et commencent à développer des sociétés de secours, c’est-à-dire des organismes d’entraides, ancêtre des mutuelles et de la sécurité sociale. Or, ce genre d’organisation est insupportable pour la bourgeoisie au pouvoir. Isaac Le Chapelier explique lui-même, devant la toute jeune Assemblée Nationale, le principe de sa loi :

« Il doit sans doute être permis à tous les citoyens de s’assembler ; mais il ne doit pas être permis aux citoyens de certaines professions de s’assembler pour leurs prétendus intérêts communs ; il n’y a plus de corporation dans l’État ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu, et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation. […] Il faut donc remonter au principe que c’est aux conventions libres d’individu à individu à fixer la journée pour chaque ouvrier. »

Cette déclaration résume parfaitement l’idéologie bourgeoise du travail salarié telle qu’elle est encore en vigueur de nos jours : il y a d’un côté un intérêt général abstrait et de l’autre l’intérêt particulier de chaque individu. Il est fondamentalement intolérable de chercher à se rassembler entre semblables pour obtenir un rapport de force. C’est au nom de cette idéologie que les corporations sont interdites, puis les syndicats (il faudra attendre 1884 pour qu’ils soient à nouveau autorisés).

Contrairement à ce que l’on raconte dans les livres d’Histoire, il n’y a pas eu de « compromis ». Pas plus qu’il n’y eut de « Trente glorieuses » durant lesquelles la richesse créée en France et dans le monde aurait été miraculeusement partagée entre capital et travail.

Mais avec le développement de l’industrie qui se fait au détriment des travailleurs, l’organisation devient urgente pour faire face aux conditions de travail les plus déplorables : les combats du mouvement ouvrier font peu à peu disparaître le mythe du libre contrat passé entre un salarié et son patron. Quand, en 1906, l’immense catastrophe de Courrières – l’explosion d’une mine et la disparition de plus de 1 000 ouvriers – met en lumière l’immense responsabilité qu’a le patronat dans l’atteinte à la santé et à la vie des travailleuses et travailleurs, l’illusion ne tient plus, même aux yeux de la bourgeoisie intellectuelle.

Tout au long du XXe siècle, les conquêtes s’enchaînent, au terme de confrontations violentes où les travailleurs, organisés collectivement, se heurtent aux intérêts de la classe bourgeoise. Contrairement à ce que l’on raconte dans les livres d’Histoire, il n’y a pas eu de « compromis ». Pas plus qu’il n’y eut de « Trente glorieuses » durant lesquelles la richesse créée en France et dans le monde aurait été miraculeusement partagée entre capital et travail. Tout au long de cette période, la guerre des classes a fait rage et la bourgeoisie a perdu du terrain. Si elle en a beaucoup regagné ces dernières décennies, c’est notamment parce qu’elle a su neutraliser en partie la puissance du syndicalisme, et qu’elle continue de le faire.

2 – La violence envers les syndicalistes augmente…

À l’usine agro-alimentaire Neuhauser, située en Moselle, bastion ouvrier, Christian, délégué CGT et figure locale ayant participé à tous les combats sociaux des dernières années, est accusé par sa direction de “harcèlement moral” et menacé de licenciement. Il a été défendu par ses collègues, qui ont lancé plusieurs actions de grève, avant d’être réintégré sur demande de l’inspection du travail, qui a jugé que c’était le syndicaliste qui était visé par le licenciement, pas le salarié.

Le PDG de Neuhauser est Thierry Blandinières. Son groupe, InVivo, union de coopératives agricoles, compte 14 500 salariés, réalise 12,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires dans 35 pays et contrôle 40% des exportations de céréales françaises. Dans ce secteur, les conditions de travail sont particulièrement dégradées, et garantissent d’importants profits. En se syndiquant et en syndiquant ses collègues, Christian Porta est parvenu à obtenir d’importantes améliorations. Désormais, un tiers de l’usine est syndiqué. Autant dire qu’il a joué un rôle moteur dans la mise en place d’un collectif uni et combatif. On comprend pourquoi il est devenu l’homme à abattre.

En région parisienne, Mouloud, délégué syndical CGT dans un entrepôt de logistique de Geodis (filiale de la SNCF), a subi le même genre d’intimidation, avec des convocations répétées à des entretiens de licenciement. Depuis plusieurs années, il s’investit pour améliorer la protection de ses collègues contre les accidents du travail et les maladies professionnelles, dans un secteur où le travail est dur, en partie nocturne, avec des installations anciennes. Il a participé au mouvement des gilets jaunes en 2018 et il a subi depuis d’importantes représailles.

En mai 2023, un délégué syndical de l’entreprise Vertbaudet, alors en plein mouvement de grève pour des augmentations de salaire, a été frappé, gazé puis séquestré, au cri de “sale gréviste”, dans un véhicule par des personnes se présentant à son domicile comme des policiers en civil, qui l’ont ensuite relâché, délesté de son portefeuille, dans la ville voisine, le tout en partie sous les yeux de son fils de 16 ans. Depuis, et malgré cette intimidation, les salariés de Vertbaudet ont obtenu victoire après plusieurs semaines de grève.

Près d’une personne syndiquée sur deux déclare avoir été discriminée en raison de son activité syndicale au cours de sa vie professionnelle”. RAPPORT DU DÉFENSEUR DES DROITS SUR LA DISCRIMINATION SYNDICALE, 2019

Partout dans le pays, des syndicalistes subissent ce genre d’actions malveillantes de la part de leur direction. Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, estime que nous vivons « un contexte de répression antisyndicale inédit depuis l’après-guerre ». Elle comptabilise « au moins 17 secrétaires généraux d’organisations CGT, convoqués du fait de leur qualité de secrétaire général » et qui ont fait l’objet de poursuites, et « plus de 1 000 militants de la CGT sont poursuivis devant les tribunaux ».

Dans sa dernière étude consacrée aux discriminations syndicales, le Défenseur des droits estime que “pour la population active comme pour les personnes syndiquées, la peur des représailles est la première cause explicative du non-investissement des salariés dans l’activité syndicale” puisque “près d’une personne syndiquée sur deux déclare avoir été discriminée en raison de son activité syndicale au cours de sa vie professionnelle”. D’après leur enquête, près de la moitié (46%) des personnes syndiquées estiment avoir déjà été discriminées au cours de leur carrière professionnelle en raison de leur activité syndicale. Pour 51% d’entre elles, leur activité a représenté un frein à leur évolution professionnelle. Plus de quatre personnes syndiquées sur dix (43%) estiment que les relations avec leur hiérarchie se sont dégradées en raison de leur activité syndicale. Cette tendance est plus marquée dans le secteur privé que dans le public, ce qui peut expliquer les différences de taux de syndicalisation entre les deux secteurs. C’est d’autant plus vrai que les fonctionnaires ont une certaine sécurité de l’emploi que les salariés du privé n’ont pas.

Dans un contexte économique précaire, avec une forte inflation et un chômage de masse, se syndiquer est donc perçu à juste titre comme quelque chose de risqué, qui peut empêcher toute promotion. L’étude du Défenseur des droits montre que près de la moitié des personnes syndiquées, qui ont des mandats (au Comité Social et Économique ou comme délégué syndical) ne bénéficient pas d’aménagement de leur charge de travail, contrairement à ce que prévoit le Code du travail. Parconséquent, se syndiquer a pour conséquence de les surcharger de travail.

3 – … parce que le patronat a peur (et il a raison)

Le syndicalisme demeure, pour les directions d’entreprise, le danger numéro 1. Car le 20e siècle a prouvé que si un partage de la richesse produite pouvait advenir, c’était d’abord du fait de leur action, avant même celle des partis politiques. En France en 1936, ce sont les grèves massives avec occupation d’usine qui ont permis des avancées sociales encore plus fortes que celles contenues dans le programme du Front populaire, élu la même année. Le patronat a plus perdu du fait des grèves de 1968 que de l’élection de François Mitterrand (qui, à terme, lui a fait beaucoup gagner). Encore aujourd’hui, partout dans le monde, les grèves permettent aux travailleurs d’obtenir davantage de progrès sociaux que les élections. Aux Etats-Unis, au Royaume-Uni comme au Bangladesh, ce sont des grèves massives, ces dernières années, qui ont permis d’obtenir des augmentations très significatives de salaires, même sous des gouvernements conservateurs ou dictatoriaux.

Si Le syndicalisme demeure, pour les directions d’entreprise, le danger numéro 1, c’est parce que le 20e siècle a prouvé que si un partage de la richesse produite pouvait advenir, c’était d’abord du fait de leur action, avant même celle des partis politiques.

Le patronat français a raison de craindre les syndicalistes car il commence à faire face à une remontée de la conflictualité au travail : en 2022, 2,4 % des entreprises de 10 salariés ou plus du secteur privé non agricole (employant 25 % des salariés de ce champ) connaissent un ou plusieurs arrêts collectifs de travail. Cette proportion “augmente nettement”, nous indique la DARES (ministère du travail), de 0,8 point par rapport à 2021. D’une façon générale, sur le temps long, le nombre de jours de grève pour 1 000 salariés est relativement stable entre 2008 et nos jours, avec une remontée récente, donc. Par ailleurs, les études du ministère du travail montrent aussi que la conflictualité au travail permet d’obtenir des améliorations pour tout le monde. Investir collectivement dans une grève est donc très rentable pour les salariés.

Et pour cela, il faut des syndicalistes. Ces « grandes gueules » qui nourrissent la rébellion et le goût du mieux dans le cœur de leurs collègues, font peur au patronat. Donnons lui davantage de raisons de trembler : rejoignons-les

   mise en ligne le 6 juin 2024

Mais bon sang !
Pourquoi
taxer le patrimoine ?

Martial Tonio