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mise en ligne le 15 mars 2025
Cédric Clérin sur www.humanite.fr
L’Europe court-elle à sa perte ? Cette question lancinante ne date pas de sa passivité face à son exclusion de la résolution du conflit ukrainien, quand bien même il se passe sur son sol. Son affaissement politique et économique se révèle à chaque soubresaut international, et ils sont nombreux par les temps qui courent. L’UE est engluée dans une politique économique libérale qui s’avère suicidaire pour sa souveraineté et même pour sa prospérité. Elle se double d’une incapacité à promouvoir un autre projet que la course à la guerre économique et militaire.
Dans ce dernier domaine, voilà qu’elle fait preuve d’un volontarisme auquel elle s’est toujours refusée quand il s’agissait de répondre aux enjeux sociaux. Face à la situation en Ukraine, qui révèle, il est vrai, une certaine urgence pour ne pas laisser le pays se faire dépecer par les impérialismes russe et américain conjugués, l’UE fait le choix de la surenchère.
Permettre, pour le seul réarmement, de faire sauter le verrou des 3 % de PIB de déficit public qui corsète les politiques des pays membres depuis des décennies et a amené à la catastrophe sociale et économique dans laquelle nous nous trouvons jette une lumière crue sur la vraie nature de la construction européenne.
Trump demande 5 % du PIB pour la défense, les Européens s’exécutent. Certes, la garantie de sécurité que les États européens croyaient trouver avec l’Otan s’évapore chaque jour un peu plus. Bien qu’extrêmement prévisible, c’est une donnée du problème. Encore faut-il bien préciser les menaces et les moyens politiques et opérationnels d’y répondre. Mais pourquoi se jeter à corps perdu dans des dépenses publiques, d’ordinaire bannies du vocabulaire européen ?
Derrière les discours martiaux et la surenchère verbale autour de « l’économie de guerre » se cachent les bas intérêts capitalistiques. La guerre, ça rapporte : on estime que les investissements dans la défense sont équivalents à un plan de relance qui produirait 1 à 2 % de croissance du PIB européen. Les Bourses se réjouissent. Les entreprises d’armement voient le cours de leurs actions s’envoler, et pour cause : certains analystes anticipent une hausse des profits du complexe militaro-industriel de 100 % !
Mais cette débauche d’argent public a, pour les libéraux, une autre vertu. « Augmenter le temps de travail, restreindre l’accès à l’assurance-chômage, partir en retraite plus tard, simplifier radicalement la vie des entreprises, libérer l’innovation sont désormais des impératifs sécuritaires », jubile l’économiste Nicolas Bouzou dans l’Express. La guerre, quel meilleur moyen de faire accepter l’inacceptable ?
Ce sont des dizaines de milliards d’euros à trouver, et ce « sans augmentation d’impôts », selon le président de la République. Comprenez : pour les plus riches. Si ce n’est pas les plus grandes fortunes qui versent au pot, ce sera tous les autres ! Une aubaine à l’heure où s’ouvrent les négociations sur la réforme des retraites. Un tel « backlash » social serait d’une violence scandaleuse et intenable. Si les objectifs sécuritaires et la menace russe sont flous, les répercussions sociales et écologiques seraient, elles, bien réelles.
Plutôt que ces calculs cyniques, l’Europe et la France pourraient engager d’urgence une initiative pour le multilatéralisme, la réactivation de l’ONU et le respect du droit international en vue d’un cessez-le-feu. Actant l’obsolescence de l’Otan, l’Europe pourrait prendre la voie du non-alignement et devenir le moteur d’une vision de la paix mêlant sécurité collective, satisfaction des besoins humains et coopération mondiale. Tout le contraire de là où Trump veut nous emmener avec la complicité des libéraux du continent. Ce grand débat nécessaire ne peut être escamoté. Les peuples ont leur mot à dire.
mise en ligne le 15 mars 2025
Edwy Plenel sur www.mediapart.fr
La négation des crimes contre l’humanité qui ont accompagné la colonisation française fragilise notre démocratie en faisant le lit des idéologies racistes, suprémacistes et fascistes.
Aimé Césaire a déjà tout dit. C’est dans son Discours sur le colonialisme, initialement paru en 1950, puis en 1955 dans une version revue et augmentée.
« Où veux-je en venir ?, écrit-il. À cette idée : que nul ne colonise innocemment, que nul non plus ne colonise impunément ; qu’une nation qui colonise, qu’une civilisation qui justifie la colonisation – donc la force – est déjà une civilisation malade, une civilisation mortellement atteinte, qui, irrésistiblement, de conséquence en conséquence, de reniement en reniement, appelle son Hitler, je veux dire son châtiment. Colonisation : tête de pont dans une civilisation de la barbarie d’où, à n’importe quel moment, peut déboucher la négation pure et simple de la civilisation. »
L’aventure coloniale française a commencé en 1635 avec la prise de possession de la Guadeloupe et de la Martinique, deux îles des Caraïbes. Aimé Césaire est né dans le nord de cette dernière, à Basse-Pointe, en 1913. Immense poète, il en fut sans interruption le député durant près d’un demi-siècle (1945-1993) et le maire de sa capitale, Fort-de-France, durant cinquante-six ans (1945-2001). En 2011, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, un hommage national lui a été rendu par la pose d’une plaque à son nom au Panthéon, louant cet « inlassable artisan de la décolonisation ».
C’est donc depuis le chaudron initial de la colonisation, depuis ces Antilles où un crime contre l’humanité, l’esclavage des Africains déportés, fera la richesse des colons et de la France, que Césaire énonce une vérité historique qui semble devenue aujourd’hui inaudible. Le (re)lire, c’est prendre toute la mesure de l’abaissement de notre débat public où la mémoire de la Shoah est désormais brandie pour interdire d’énoncer d’autres crimes dont l’Europe s’est longtemps rendue coupable, à l’encontre des peuples non européens.
Démesure et inconscience
Cet interdit, dont le journaliste Jean-Michel Aphatie a récemment fait les frais, cherche à empêcher de penser les liens qu’entretiennent le nazisme et son crime de génocide avec la longue durée européenne des conquêtes coloniales et l’idéologie de supériorité civilisationnelle qui y a légitimé destructions, massacres et exterminations. C’est comme si Césaire, l’un de ces « grands hommes » qu’honore la patrie, selon le fronton du Panthéon, devenait soudain un penseur sulfureux, banni de la République, de ses débats et de ses médias.
Hitler, ce châtiment qui fit retour sur l’Europe et contre ses peuples, est né de l’Europe elle-même, de sa démesure et de son inconscience. Il nous faut le redire, haut et fort, après Césaire. Sinon, les fantômes du passé encombreront plus que jamais notre présent : ces idéologies racistes et suprémacistes qui ont légitimé les colonisations, dont se sont ensuite nourris fascisme et nazisme, et qui sont toujours le fonds de commerce des extrêmes droites. « Au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, écrit Césaire dans son Discours, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. »
Ces mots semblent une prophétie : c’est à la France d’aujourd’hui qu’ils parlent, celle qui s’enferme dans la négation des crimes de la colonisation. Et qui, dès lors, se met en grand danger ; tant nier le passé, c’est risquer son retour. Le retour – Césaire toujours – « aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral ».
Ce passé est largement documenté par les travaux des historiens. Que la colonisation française, d’Haïti en Algérie, d’Afrique en Indochine, de Madagascar en Nouvelle-Calédonie, se soit accompagnée de massacres de civils, de razzias des villages, de destruction des cultures, de viols des femmes, de tortures et d’exterminations, etc., relève tout simplement d’une vérité de fait, documentée, sourcée, vérifiée et recoupée.
La violence coloniale fait toujours retour, gangrenant la politique du pays qui l’autorise et la légitime.
Les pièces à conviction sont innombrables et irréfutables. En accès libre, le site Histoirecoloniale.net les donne à voir, notamment à propos de l’évocation par Jean-Michel Aphatie des « Oradours » commis par la France durant sa conquête de l’Algérie. On doit à l’un de ses animateurs, Alain Ruscio, une somme sur cette Première guerre d’Algérie, qui est déjà un ouvrage de référence.
Loin d’un réquisitoire, c’est le récit factuel d’une guerre longue et dévastatrice, déployée comme une histoire globale, tenant compte de la diversité des acteurs, des contextes et des causalités. On y croise nombre d’horreurs qui en rappellent d’autres, tant cette conquête est menée par des militaires qui ont servi Napoléon.
Au hasard :
« Il faut détruire tous les nègres des montagnes, hommes et femmes, ne garder que les enfants au-dessous de douze ans » : le général Leclerc, beau-frère de Bonaparte, en 1802, alors qu’il mène l’armée de reconquête de Saint-Domingue, un an avant qu’elle ne soit défaite à Vertières.
« Des têtes… Apportez des têtes, bouchez les conduites d’eau crevées avec la tête du premier Bédouin que vous rencontrerez » : Savary, duc de Rovigo, en 1832 au début de la conquête de l’Algérie, ordonnant le massacre de toute la tribu d’El Ouffia, en représailles d’un vol.
« Toutes les populations qui n’acceptent pas nos conditions doivent être rasées, tout doit être pris, saccagé, sans distinction d’âge ni de sexe, l’herbe ne doit plus pousser où l’armée française a mis le pied » : le colonel Montagnac en 1843, expliquant, depuis Philippeville en Algérie, comment il faut « faire la guerre aux Arabes ».
Dans L’Honneur de Saint-Arnaud (Plon, 1993), François Maspero a offert un portrait saisissant de l’un de ces massacreurs, le maréchal Achille Leroy de Saint-Arnaud, qui fut ensuite l’un des bras armés du coup d’État bonapartiste du 2 décembre 1851, quand fut assassinée la Deuxième République. Où l’on retrouve le châtiment évoqué par Césaire : la violence coloniale fait toujours retour, gangrenant la politique du pays qui l’autorise et la légitime.
Ce fut aussi le cas avec la chute de la Quatrième et l’avènement de la Cinquième, en 1958, dans un climat de guerre civile propice à l’extrême droite auquel une guerre coloniale servit de tremplin, dans cette Algérie où la France n’hésita pas à torturer, mais aussi à gazer comme le rappelle un remarquable documentaire déprogrammé par France Télévisions.
Infériorisation
« Cet homme est de chez nous. Cet homme est à nous », écrivait Maspero à propos de Saint-Arnaud. À l’enseigne de la maison d’édition qui portait son nom, fondée en 1959 durant la guerre d’Algérie et devenue depuis 1982 les éditions La Découverte, il fut le principal éditeur de cette prise de conscience de l’actualité française de la question coloniale.
On doit à l’un de ses auteurs, Yves Benot, historien amateur, des livres pionniers dont les historiens professionnels ont largement enrichi les trouvailles. La Démence coloniale sous Napoléon (1992) reste un classique, suivi de Massacres coloniaux (1994), qui documente la mise au pas des colonies françaises dans l’immédiat après-guerre, de 1944 à 1950.
Préfaçant Massacres coloniaux, François Maspero souligne ce « fait majeur » : « La colonisation, contrairement à la manière dont elle a été et reste communément traitée, n’est pas un élément marginal dans l’histoire de France ni dans celle des idées européennes. […] Elle s’inscrit constamment avec virulence au cœur même de cette histoire, au cœur de ses idées, au point souvent de les déterminer de façon décisive. » Sa prétendue « mission civilisatrice » a pour corollaire l’infériorisation d’une partie de l’humanité, et par conséquent la négation de l’égalité des droits, la discrimination selon l’origine, bref le rejet de l’autre.
Quelles que soient les rencontres heureuses, relations prometteuses et échanges fructueux qu’elle a pu susciter, ce qu’aucun historien de sa longue durée ne conteste, la colonisation n’a cessé d’être une violence faite aux populations conquises, dominées et exploitées. Parce qu’en son principe même, elle repose sur une hiérarchie des humanités, des cultures, des peuples, des « races », des civilisations, des religions, des identités ou des origines, des apparences ou des croyances. Autrement dit, sur le socle idéologique des racismes et des fascismes.
Tant que ces vérités historiques n’auront pas été proclamées par la République elle-même, à l’instar du « Discours du Vel’ d’Hiv » prononcé en 1995 par Jacques Chirac pour reconnaître les responsabilités françaises dans la destruction des juifs d’Europe, le racisme, le suprémacisme et le fascisme continueront de prospérer.
mise en ligne le 14 mars 2025
par Rozenn Le Carboulec sur https://basta.media/
Un niveau de vie qui stagne, des conditions de travail qui se dégradent et des acquis sociaux en danger : c’est ce que subissent aujourd’hui nombre de caissières qui, en plein confinement, avaient dû travailler au péril de leur santé et sans être payées plus.
« C’était comme une période de Noël, mais tous les jours. Un cauchemar sans nom. » À l’évocation du premier confinement, annoncé il y a tout juste 5 ans pour faire face à la pandémie de Covid-19, Leïla Khelifa, déléguée CFDT d’un Carrefour de Nice, est amère. Tandis que de nombreux·ses Français·es se ruent alors dans les supermarchés pour s’arracher des rouleaux de papier toilette que certain·es pensaient voir s’évaporer, que les rayons sont pris d’assaut par des consommateur·ices poussant des cadis pleins à craquer de peur de manquer, les caissières sont en première ligne.
« Pendant le confinement, les gens n’étaient pas très humains. Ils ne pensaient qu’à eux et vidaient les rayons », se remémore Sabine Pruvost, déléguée syndicale centrale Force ouvrière à Lidl, en poste depuis 30 ans. Une de ses collègues, déléguée FO et responsable adjointe d’un Lidl près de Marseille, n’en garde pas un meilleur souvenir : « Les magasins étaient complètement retournés, on travaillait dans des conditions atroces. Quand on a été confiné·es, tout le monde voulait rentrer sans masque. C’était compliqué, on se disputait tous les jours avec les client·es pour faire respecter les gestes barrières », décrit-elle, à propos d’une période que la quasi-totalité des salariées interviewées décrit comme « très anxiogène ».
Et cela à raison. Le 27 mars 2020, alors que la France se confine depuis 10 jours, Aïcha Issadounène, 52 ans, succombe des suites du Covid-19. Sa mort vient s’ajouter à celles de près de 2000 victimes du virus, enregistrées dans le pays depuis le 15 février. Après celui d’Alain Siekappen Kemayou, chef de la sécurité de 45 ans au centre commercial O’Parinor à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), il s’agit du deuxième décès dans la grande distribution. Syndiquée CGT, Aïcha Issadounène travaillait depuis 30 ans à l’hypermarché Carrefour de Saint-Denis, en tant qu’hôtesse de caisse. Ce n’est pas un hasard.
Le mirage de la fameuse prime à 1000 euros
Avec d’autres professions dites « essentielles », majoritairement féminines, comme les infirmières, les aides-soignantes, les aides à domicile, ou encore les agentes d’entretien, les caissières – à 90 % des femmes selon l’Insee – continuent de nourrir et soigner une société à l’arrêt. « Les femmes sont en première ligne de cette crise dans les hôpitaux, les Ehpad, les commerces et c’est en première ligne qu’on est le moins bien protégé », réagissait le 27 mars 2020 le collectif féministe les Dyonisiennes, après le décès d’Aïcha Issadounène. « Nous exigeons des mesures pour revaloriser de manière substantielle les salaires de tous les métiers à forte composition féminine et qui sont pour la plupart des métiers indispensables à la vie de la population », poursuivait-il, alors que le ministre de l’Économie Bruno Le Maire encourageait les entreprises à verser une prime exceptionnelle aux employé·es en première ligne.
La prime de 1000 euros rapidement promise par Auchan, Carrefour, ou encore Casino, n’a suscité qu’un enthousiasme de courte durée. Dans un grand nombre d’enseignes, le versement de la prime va dépendre en réalité du nombre d’heures ou de jours travaillés.
« Pour la prime exceptionnelle Covid-19, j’ai eu un acompte de 113 euros en avril 2020, et 560 euros en mai, car c’était au prorata de la présence pendant la période », témoigne Séverine Dedieu, déléguée CGT en poste depuis 20 ans à l’hypermarché Auchan Montgeron Vigneux, dans l’Essonne. Passée d’hôtesse de caisse à « hôtesse relation client » depuis 2023, elle touche aujourd’hui un salaire de 1621 euros brut pour 30 heures, contre 1385 euros cinq ans plus tôt. Soit une augmentation plus ou moins calquée sur l’inflation. Béatrice Girard, déléguée FO chez Lidl à Clermont-Ferrand, fait le même constat : « En termes de salaire, il y a eu des augmentations, mais qui n’ont rien à voir avec le Covid-19. Elles sont dues à l’inflation et aux négociations annuelles des représentant·es tous les ans. »
Une dégradation générale des conditions de travail
À Lidl comme ailleurs, l’inflation s’est aussi répercutée sur les client·es, comme en témoigne Sabine Pruvost : « Après le Covid, les gens ont vite changé. Ils étaient menaçants vis-à-vis des caissières. » Les vitres en plexiglas, alors installées à la plupart des caisses, sont souvent restées. Et heureusement, met en avant la majorité des employées interrogées : « Ça protège des agressions, qui sont notre quotidien », se désole Béatrice Girard.
D’autant que toutes les grandes surfaces ne disposent pas toujours d’agents de sécurité, dans un contexte de baisse générale des effectifs. Florence Olmi, travaillant dans un Lidl près de Marseille, se souvient du départ récent de l’un de ses collaborateurs, qui venait d’évoluer au poste d’adjoint : « Ils ne nous mettent pas d’agent de sécurité, car ça leur coûte trop cher. Sauf qu’il y a quelques semaines, un client qui avait volé avait une lame de couteau sur lui. Pour mon collègue, ça a été la goutte d’eau de devoir gérer ça. Il a posé sa démission le lendemain. »
Qu’il semble loin, le temps où les caissières étaient choyées, applaudies et remerciées. D’une même voix, celles-ci témoignent aujourd’hui d’une dégradation générale de leurs conditions de travail. « J’ai vu l’entreprise se dégrader au fur et à mesure. Rien n’a été fait pour nous. Tout s’est empiré », dénonce Séverine Dedieu à propos d’Auchan. Après un premier plan social en 2020, l’enseigne a annoncé en novembre 2024 la suppression de près de 2400 emplois et la fermeture d’une dizaine de magasins dans l’Hexagone. Si celui de Séverine Dedieu, dans l’Essonne, n’est « pour l’instant » pas menacé, il va néanmoins perdre six postes de vendeur·ses. Tout comme l’hypermarché Auchan de Périgueux (Périgord) : « J’ai quand même six collègues qui vont partir, dans le cadre du plan social. Sur le plan d’avant, il y en avait onze », décompte Sophie Serra, déléguée syndicale centrale à la CGT.
Ces départs s’ajoutent aux retraité·es non remplacé·es, et engendrent une surcharge de travail, selon Séverine Dedieu : « Ça devient très compliqué à gérer. Mes collègues sont fatiguées physiquement, moralement. En caisse comme en rayon, on doit maintenant faire le boulot de trois, quatre personnes. Je me dis : mais où on va ? »
Cette polyvalence accrue des agent·es, dans la lignée du modèle de Lidl, est d’ailleurs désormais clairement favorisée par les intitulés de postes : « Maintenant, toute personne embauchée est considérée comme équipier magasin. C’est-à-dire qu’elle n’est pas uniquement hôtesse de relation client, mais qu’elle peut aller aussi bien en rayon qu’en caisse et n’aura pas un poste bien défini », décrit Séverine Dedieu, qui a refusé cette requalification la concernant. « Les exigences vont ainsi croissant dans les métiers de services, alors que les salaires stagnent dans un contexte d’inflation galopante », résume l’autrice Racha Belmehdi dans son livre À votre service, les travailleurs essentiels qu’on ne voit pas, paru chez Favre en 2024.
Une généralisation des locations-gérances et franchises
Au Carrefour TNL de Nice (dans le centre commercial Tramway Nice littoral), Leïla Khelifa fait le même constat. « Les conditions de travail ont très mal évolué, elles sont dramatiques, vous avez la tête dans le guidon au bout de vos journées, témoigne-t-elle. Depuis 2020, notre turnover n’a fait qu’augmenter. Tous les rayons ont perdu des effectifs. C’est devenu une petite usine. On était un magasin très stable, mais maintenant je nous assimile à un McDonald’s. » Et cela ne risque pas de s’arranger.
En cette fin février, elle distribue des tracts à l’ensemble des salarié·es : comme 39 autres Carrefour, son magasin va passer en location-gérance cette année. L’exploitation de la grande surface et la plupart de ses coûts seront assumés par un autre commerçant (le locataire-gérant), engendrant la sortie des salarié·es du groupe, et par conséquent la perte de nombreux acquis sociaux. Alors que la CFDT a assigné le groupe en justice pour abus de droit de la liberté d’entreprendre, les employé·es craignent cette « épée de Damoclès ». « La seule chose que nous garderions, c’est la tenue de travail, mais le reste s’envolera. Cela engendrera la perte d’acquis sociaux que la CFDT a chiffré à 2500 euros par an environ pour un·e employé·e basique à 35h », alerte Leïla Khelifa.
Depuis l’arrivée d’Alexandre Bompard à la tête du groupe en 2017 (un ancien haut-fonctionnaire passé par la Fnac), 344 hyper ou supermarchés Carrefour sont passés en location-gérance et plus de 27 000 salarié·es ont été « externalisé·es » en sept ans, selon le syndicat, qui dénonce un plan social déguisé. La rémunération du PDG a, elle, considérablement augmenté, autour de 5 millions d’euros annuels en 2023 et en 2024.
Du côté d’Auchan, les employé·es se préparent aussi au passage de nombreux magasins en franchise, dans un contexte global de chamboulement de la grande distribution. « Pour l’instant, le Auchan dans lequel je suis y échappe. Il est trop gros, alors ils veulent réduire la surface », décrit Jean Pastor, délégué syndical central CGT Géant Casino. En mai 2024, son magasin, le plus ancien hypermarché Casino de France, situé dans le quartier de La Valentine à Marseille, a rouvert sous l’enseigne Auchan. Alors que les plans sociaux de 2024 ont engendré la suppression de plus de 2000 postes au sein du groupe Casino, la quasi-totalité de ses grandes surfaces ont été cédées à Intermarché, Auchan et Carrefour, tandis qu’une vingtaine de magasins du groupe ont fermé en septembre 2024.
« On nous avait vendu du rêve avec les caisses automatiques »
Signe d’une crise sans précédent qui touche la majorité des enseignes : les salarié·es de Lidl se lançaient le 7 février dans une « grève illimitée ». Si elle n’aura finalement duré que trois jours, celle-ci n’en reste pas moins « historique » aux yeux de Florence Olmi. Depuis cinq ans, elle a fait le calcul : « On a perdu une dizaine de personnes par magasin en moyenne », déplore-t-elle. Une hémorragie qui concernerait 2200 salarié·es de Lidl à l’échelle nationale depuis 2022, selon les syndicats. Après des négociations annuelles obligatoires qui se sont soldées par une faible augmentation de 1,2 %, soit un peu en dessous du niveau de l’inflation, les syndicats réclamaient notamment une meilleure revalorisation salariale, l’annulation de l’ouverture dominicale que la direction souhaite généraliser à l’ensemble des magasins, ainsi que des embauches supplémentaires. « Mon magasin a une superficie de 1600 m2. On nous demande qu’il soit présentable, sauf qu’on ne nous en donne pas les moyens. Moi ça m’arrive de fermer avec deux, trois personnes. C’est impossible de remettre le magasin en état en étant aussi peu », dénonce Florence Olmi.
Si les caissières de Lidl échappent encore pour la plupart aux caisses automatiques, celles-ci vont se multiplier dans les magasins refaits à neuf. Et ce, aux dépens des premières concernées, si l’on en croit l’expérience d’autres enseignes. « On nous avait vendu du rêve avec les caisses automatiques. Normalement, c’était une personne pour quatre caisses, mais ce n’est jamais le cas. On se retrouve souvent seule avec six caisses à gérer, c’est très compliqué, décrit Séverine Dedieu à Auchan, pour qui ces caisses « posent beaucoup de problèmes ». « On est obligées de les contrôler tous les quatre matins. Ce n’est pas plus rapide », ajoute-t-elle.
Pas sûr, en effet, que le recours de Lidl aux caisses libre-service soit payant à terme, tandis que de nombreuses enseignes font marche arrière à ce sujet. « La tendance qu’on observe, c’est qu’ils s’aperçoivent que les caisses automatiques ne sont pas si rentables, car il y a énormément de vols. Donc ils sont en train de les retirer après en avoir mis partout », décrit Jean Pastor.
De l’avis général, la valorisation – symbolique à défaut d’être financière et politique – des caissières aura été de courte durée. Héroïnes d’hier, toutes déplorent une amnésie de la société. À l’image de Sabine Pruvost : « Tout le monde a vite oublié qu’on est venues bosser tous les jours pendant le confinement sans être payées plus. » Les salarié·es de l’hypermarché Carrefour de Saint-Denis, où travaillait Aïcha Issadounène, ne sont pas en reste : en guise de remerciements, leur magasin devrait, lui aussi, passer en location-gérance cette année.
mise en ligne le 14 mars 2025
Naïm Sakhi et Vadim Kamenka sur www.humanite.fr
À l’heure où les bouleversements géopolitiques se multiplient depuis l’investiture de Donald Trump, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, dénonce le discours belliciste d’Emmanuel Macron et plaide pour une stratégie industrielle et sociale européenne, qui renouerait avec un multilatéralisme en direction du Sud global.
ONU, climat, multilatéralisme, justice internationale… Le retour de Donald Trump au pouvoir a accéléré un basculement de l’ordre mondial. Pour contrer la nouvelle internationale d’extrême droite, la secrétaire générale de la CGT plaide pour une unité d’action syndicale au niveau international et une convergence des luttes.
Sophie Binet dénonce par ailleurs la stratégie d’évitement du patronat visant à ne pas revenir sur la réforme des retraites de 2023. Alors que l’idée d’une dose de retraite par capitalisation est avancée par le patronat, une ligne rouge pour la CGT, la confédération entend maintenir la pression sur le « conclave » organisé par le premier ministre.
Quel regard portez-vous sur le contexte international bouleversé par le retour de Donald Trump au pouvoir ?
Nous sommes face à une accélération profonde de l’histoire. Mais la tendance de fond est à l’œuvre depuis des années. La CGT n’a cessé d’alerter sur ce danger. Avec l’élection de Trump se concrétise l’alliance entre l’extrême droite et les milliardaires, incarnés par Elon Musk. Ce dernier n’est pas un cas isolé, il représente une oligarchie. La preuve la plus flagrante est l’alignement de la tech américaine. Aujourd’hui comme hier, pour le capital, l’argent n’a pas d’odeur.
La deuxième tendance nouvelle est la constitution d’une internationale d’extrême droite, illustrée notamment par l’alliance entre Trump, Poutine et Netanyahou. Ce mouvement prend de l’ampleur et dispose pour la première fois d’un soutien sans précédent du capital, incarné par des milliardaires qui détiennent de très nombreux médias, et les réseaux sociaux. Cela donne à l’extrême droite une force de frappe inédite depuis 1945.
Il faut comprendre et débattre de cette nouvelle donne. Nous devons sortir des réponses anciennes, renouveler le logiciel sur un certain nombre de sujets. Cela appelle en urgence à un travail de réflexion, de débat, d’unité et d’action collective.
Comment s’y prendre et pour quoi faire ?
Face à cette internationale d’extrême droite, il faut construire une internationale ouvrière renouvelée et renforcée. Cela fait partie des stratégies de la CGT. Les échanges sont poussés avec nos homologues européens et internationaux. Aux États-Unis, la question économique va être le point faible de Trump. Le chômage augmente, essentiellement à cause des violents licenciements dans la fonction publique.
L’inflation pointe son nez. Le syndicalisme sera central dans ce moment de bascule. En France comme aux États-Unis, nous devrons faire confluer les rivières des luttes sociales, féministes, environnementales et antiracistes. La journée mobilisation du 8 mars a été une grande réussite.
« Si le fascisme des années 1930 était autoritaire, aujourd’hui, il s’appuie sur un discours libertarien pour se présenter comme défenseur de la liberté soi-disant attaquée par l’Europe et ses règles. »
Le 21 mars, l’intersyndicale (CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, Unsa, Solidaires, FSU) va lancer une campagne contre le racisme et l’antisémitisme sur les lieux de travail. Enfin, la CGT est, avec de très nombreuses associations, initiatrice des mobilisations du 22 mars contre le racisme et la précarisation des 3,5 millions de travailleurs étrangers par la politique inacceptable du ministre de l’Intérieur.
N’est-ce pourtant pas l’extrême droite qui semble dicter l’agenda politique ?
L’extrême droite tente de tout récupérer. La thématique pacifiste, mais aussi celles des libertés et de la démocratie au point que Donald Trump se prend maintenant pour le prix Nobel de la paix. Si le fascisme des années 1930 était autoritaire, aujourd’hui, il s’appuie sur un discours libertarien pour se présenter comme défenseur de la liberté soi-disant attaquée par l’Europe et ses règles.
Il faut rappeler un certain nombre de principes fondamentaux. La paix et la liberté, ce n’est pas le droit du plus fort ou du plus riche, comme le défend Donald Trump. La liberté a des limites, le respect de celle des autres. On est libre jusqu’à ce qu’on prenne des droits aux autres. La paix passe par le respect du droit international, de la souveraineté des peuples, de leur autodétermination. Il n’existe aucune paix durable sans justice sociale, comme l’a rappelé l’Organisation internationale du travail lors de sa création, en 1919.
Comment jugez-vous la surenchère guerrière d’Emmanuel Macron ?
Pour les travailleurs, il n’y a rien de pire que l’économie de guerre. Dorénavant, on nous explique que l’argent de nos services publics et de nos droits sociaux financera les actionnaires des marchands d’armes, y compris américains. Et dans le même temps, Thales prévoit le licenciement de 1 000 salariés.
Cette vision politique du président français sert le capital, qui essaye de profiter de la situation de façon totalement opportuniste, en jouant sur les peurs. La surenchère guerrière favorise le développement de l’extrême droite. Car elle prospère sur le déclassement, l’absence de perspectives collectives et sociales. Les violentes politiques sociales que veut nous imposer le capital sont le meilleur moyen d’amener l’extrême droite au pouvoir.
Quel est le principal péril devant nous ?
La menace est démocratique avant d’être militaire. Notre pays ne va pas être envahi par les Russes ou les États-Unis. En revanche, Trump et Poutine travaillent activement pour déstabiliser nos démocraties. Très récemment, ils ont soutenu l’extrême droite en Grande-Bretagne, en Allemagne ou encore en Roumanie, et multiplient les tentatives d’ingérence à coups de fake news et de manipulations sur les réseaux sociaux.
En France, nous savons que Marine Le Pen est plus proche que jamais de l’Élysée et qu’elle bénéficie de soutiens très importants, à commencer par Bolloré et Stérin. La réponse française et européenne doit viser à protéger nos démocraties, en commençant par sortir médias et réseaux sociaux des mains des milliardaires, conforter l’indépendance de la justice, les libertés publiques et syndicales… Au lieu de cela, comme ils refusent d’affronter le capital, ils se limitent à la surenchère militaire et de dérégulation.
Comment sortir les travailleurs de cette impasse ?
D’abord il faut leur permettre de comprendre ce basculement. Avec l’alliance Musk-Trump, la clarification est visible. L’extrême droite alliée au capital est l’ennemie du monde du travail. Cette alliance s’est illustrée au plan européen. Au nom de la « simplification » et de la « compétitivité » face aux États-Unis, la Commission européenne met en place la déréglementation voulue par Trump.
La directive Omnibus, rédigée sous la dictée de Business Europe, va supprimer toute responsabilité sociale et environnementale des multinationales. Si cette directive est adoptée, cela sera grâce à une alliance inédite du Parti populaire européen, la droite, avec l’extrême droite sur le dos des travailleurs et des travailleuses.
Comment expliquer cette convergence entre le capital et l’extrême droite ?
Ils ont pour intérêt commun de tirer les droits des travailleurs vers le bas. L’Europe doit clarifier sa position. Soit elle résiste à cette internationale d’extrême droite, soit elle continue à servir le marché et le capitalisme américain. Notre dépendance à l’égard des États-Unis intervient à tous les niveaux : militaire, économique, numérique… Stratégiquement, nous devons rompre ces liens de dépendance afin de permettre à l’Europe d’être réellement autonome. Cela passe par une vraie souveraineté industrielle et une vraie stratégie numérique.
Un changement de cap, en France et en Europe, est-il possible dans le cadre budgétaire des 3 % de déficit ?
La sécurité de l’Europe est présentée comme un enjeu vital et qui permet de sortir du pacte de stabilité et des 3 % de déficit public. Or, la transformation environnementale est tout aussi vitale. De même que la cohésion de nos sociétés et des droits sociaux. L’Europe doit définitivement sortir de cette règle afin d’investir pour son avenir.
Après tout, à deux reprises, l’Europe a déjà pu s’endetter : pour sauver les banques en 2008 et, en 2020, pour empêcher une épidémie majeure avec le Covid. Hélas, le lendemain, c’est toujours les travailleurs qui payent. Pourquoi ? Parce que la dette est dans les mains des marchés financiers. Il faut changer les règles de la Banque centrale européenne pour qu’elle puisse prêter de l’argent directement aux États, comme la Fed aux États-Unis.
L’Europe peut-elle résister à la guerre commerciale menée par Donald Trump ?
L’Europe doit faire varier les droits de douane en fonction des normes sociales et environnementales et par exemple du nombre de conventions ratifiées à l‘OIT par le pays d’origine. Mais rappelons que les principales délocalisations des entreprises françaises ont lieu en Europe. Il faut mettre fin au dumping social, fiscal et environnemental au plan européen en harmonisant enfin les normes vers le haut.
Pas question de céder aux injonctions du président des États-Unis, qui réclame l’augmentation de nos financements de défense pour soutenir le complexe militaro-industriel américain. Des mesures très fortes sont à prendre pour défendre notre industrie en commençant par sortir l’énergie de la spéculation et ainsi baisser les prix de l’électricité. Comment prétendre construire une Europe de la défense sans sortir de l’Otan, dont Donald Trump a d’ailleurs lui-même signé l’acte de décès ?
Quelle forme pourrait prendre l’alternative à l’Otan ?
L’Europe doit s’autonomiser en matière de défense mais, surtout, de diplomatie et de multilatéralisme. Les Européens doivent défendre le renforcement des Nations unies, en commençant par exiger la réforme du Conseil de sécurité, qui bloque aujourd’hui systématiquement toute perspective de paix à cause des veto russes et américains.
La France et l’Europe doivent porter l’organisation d’une conférence de paix sous l’égide de l’ONU sur l’Ukraine, afin d’empêcher le pillage des ressources minières par les États-Unis et l’annexion de son territoire par la Russie. Afin d’apparaître comme un modèle, l’Europe doit affirmer ses valeurs et non basculer dans la surenchère guerrière. Le danger grandit avec la prolifération de l’armement. L’Europe devrait au contraire porter l’enjeu de la paix juste et durable et du désarmement, notamment nucléaire.
Il n’y a jamais eu autant d’armes nucléaires dans le monde alors que nous commémorons les 80 ans des dramatiques bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Enfin, la réorientation européenne passe par une autre diplomatie en termes d’alliances géopolitiques. Désormais, les cartes sont rebattues et nous devons renforcer nos liens avec les démocraties du Sud global.
L’espace médiatique est acquis à l’engrenage guerrier. Comment en sortir ?
En se dotant d’une stratégie européenne pour protéger les médias, la liberté de la presse et sortir de la dépendance des Gafam en développant une industrie numérique indépendante, et en ayant une vraie stratégie démocratique en matière d’intelligence artificielle. Car les milliardaires qui possèdent les principaux médias et réseaux sociaux ont désormais basculé à l’extrême droite. Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) visait déjà, entre autres, à empêcher un accaparement de la presse par des capitaines d’industrie, mais ces mesures n’ont jamais été appliquées.
Le travail de diffusion de la post-vérité par l’extrême droite se joue aussi dans l’édition. Des garanties doivent exister pour empêcher la publication de livres diffusant des mensonges factuels ou une réécriture de l’histoire. Il y a une différence entre les opinions et les faits. Le réchauffement climatique ne se discute pas, c’est une situation avérée par les scientifiques.
De même, le génocide de 6 millions de juifs par les nazis est malheureusement une vérité historique. Alors que l’extrême droite mène une guerre contre la science et licencie aux États-Unis des dizaines de milliers de chercheurs et de chercheuses, l’Europe doit investir massivement pour mettre fin à la paupérisation honteuse de la recherche. Il nous faut titulariser les très nombreux précaires et offrir l’asile à tous les chercheurs américains.
Dans ce contexte international, le « conclave » sur l’avenir des retraites se poursuit. Des avancées sont-elles encore possibles ?
Tout dépend du rapport de force. Bien sûr, le patronat et le gouvernement ne veulent pas revenir sur la réforme Borne. Dorénavant, ils ont opté pour une stratégie opportuniste en instrumentalisant la situation géopolitique pour enterrer le dossier des retraites.
Le patronat serait d’ailleurs ravi que ces concertations s’arrêtent en prétextant que ce ne serait plus le moment de revendiquer l’abrogation de la réforme des retraites, de demander de l’argent pour les services publics ou des droits supplémentaires pour les travailleurs. Rien de neuf sous le soleil.
Les mêmes nous disaient la même chose deux mois auparavant, avec d’autres arguments. Comme l’excuse selon laquelle, si on abrogeait la réforme des retraites, les agences de notation nous sanctionneraient et la France ne serait plus compétitive au niveau international.
Nous l’avons bien compris, pour le patronat, ce n’est jamais le moment du progrès social ! Pour la CGT, l’abrogation est toujours à l’ordre du jour. Les 10 milliards d’euros nécessaires pour revenir à 62 ans sont toujours bien moindres que les budgets débloqués pour l’achat d’obus. L’abrogation peut être aisément financée, notamment par l’égalité salariale ou la mise à contribution des revenus financiers et des dividendes.
Le Medef comme la CPME parlent d’introduire une part de retraite par capitalisation. Est-ce une ligne rouge pour la CGT ?
C’est une ligne rouge totale. Introduire de la capitalisation dans notre système par répartition, c’est faire entrer le loup dans la bergerie. Une fois le pied dans la porte, du fait de la baisse du niveau de vie des retraités générée par les multiples réformes régressives, la capitalisation ne cessera de grignoter du terrain.
Nous fêtons, en 2025, les 80 ans de la Sécurité sociale et de nos retraites par répartition. Comment avons-nous fait pour gagner cela dans un pays ruiné ? Parce que les fonds de pension par capitalisation avaient fait faillite. N’ayons pas la mémoire courte. Les fonds de pension, aujourd’hui comme hier, c’est la roulette russe.
L’industrie française, en plein marasme, peut-elle soutenir une économie de guerre ?
Comment parler d’économie de guerre tout en laissant notre industrie partir ? Emmanuel Macron tient un discours va-t-en-guerre mais, en même temps, s’enferme dans ses dogmes libéraux. La première des conditions pour se faire respecter dans les relations internationales, c’est la souveraineté industrielle. Or la CGT alerte depuis un an sur la liquidation du tissu industriel, avec pas loin de 300 000 emplois menacés.
La France risque de ne plus produire d’acier sur son sol. Sans acier, plus d’industrie. Et le gouvernement français reste un des seuls au monde à refuser d’intervenir sur l’économie, croyant à la théorie des destructions créatrices de Joseph Schumpeter. Les profiteurs de guerre sont à l’affût.
Alors que les cours en Bourse des industriels de l’armement s’envolent, le secteur devrait être nationalisé, à commencer par Atos et Vencorex. Quelle honte que le gouvernement laisse démanteler nos industries stratégiques dans un tel contexte.
mise en ligne le 13 mars 2025
Scarlett Bain sur www.humanite.fr
Ce 11 mars, dans la matinée, France Télévisions a annoncé déprogrammer le documentaire Algérie, Sections Armes Spéciales, initialement prévu sur France 5, le 16 mars. Sous la pression, le service public de l’audiovisuel le rend finalement disponible sur sa plateforme en accès gratuit. Dans un entretien, réalisé en vue de sa diffusion, l’historien et coréalisateur du film Christophe Lafaye s’inquiétait justement des difficultés de travailler sur le sujet.
L’annonce par communiqué de France Télévisions de déprogrammer le documentaire, Algérie, Sections Armes Spéciales, a eu l’effet d’un coup de tonnerre. Dans le contexte diplomatique entre la France et l’Algérie et des graves polémiques suscitées notamment par l’affaire Apathie, le choix de ne pas diffuser le premier film qui révèle la guerre chimique menée par la France posait en effet de sérieuses questions.
Dans son communiqué, France Télévisions a justifié la déprogrammation des documentaires initialement prévus en soirée le 16 mars, par la nécessité de se consacrer à l’actualité entre les États-Unis et la Russie. Mais alors que le film d’Édith Bouvier, qui devait passer en prime time sur France 5, Syrie : la chute du clan Assad, a reçu dans la foulée une nouvelle date de diffusion, le 23 mars prochain, la boîte de production du documentaire Algérie, Sections Armes Spéciales est restée, elle, sans aucune proposition.
Après une journée de pression exercée par l’ensemble de l’opinion française et algérienne, le service de l’audiovisuel public a finalement pris la décision de mettre le film gratuitement sur sa plateforme France.tv. Il sera disponible dès ce 12 mars. Selon nos informations, il devrait le reprogrammer à l’antenne prochainement, la date reste encore inconnue.
À l’origine de ce travail l’historien, Christophe Lafaye et la documentariste, Claire Billet ont mené l’enquête ensemble. Le chercheur, qui était aussi officier de réserve, se consacre à ce sujet d’étude depuis le début des années 2010.
Comment avez-vous découvert que l’armée française a recouru aux armes chimiques, interdites par le protocole de Genève, pendant la guerre d’Algérie ?
Christophe Lafaye : Tout a commencé durant la réalisation de ma thèse. Je travaillais sur l’armée française en Afghanistan, qui utilisait des retours d’expériences d’Algérie pour son entraînement. En 2011, j’ai suivi la préparation opérationnelle de sapeurs spécialisés, qui mettaient en œuvre certaines techniques de combats souterrains développées en Algérie. J’ai découvert l’existence des sections « armes spéciales » qui ont opéré de 1956 jusqu’à la fin de la guerre.
Quatre ans plus tard, j’ai rencontré par hasard à Besançon Yves Cargnino, un ancien combattant d’une de ces sections qui, du fait de son service, a subi de graves dommages aux poumons. Nous avons réalisé des entretiens et il m’a présenté d’autres anciens combattants, dont certains témoignent dans ce documentaire. J’ai pris conscience de l’ampleur de l’emploi de ces sections armes spéciales en Algérie et surtout des spécificités du recours aux armes chimiques.
Pourquoi et comment la France a-t-elle mené cette guerre chimique ?
Christophe Lafaye : En 1956, la France est confrontée à une montée en puissance de l’Armée de libération nationale (ALN) et à un problème tactique : l’utilisation par les résistants des grottes et des souterrains, qui leur donne l’avantage en cas d’assaut. Pour le résoudre, l’état-major des armes spéciales expérimente le recours aux armes chimiques.
Dans le film, nous détaillons toutes les étapes : depuis l’expérimentation, à partir de 1956, à son autorisation politique par le gouvernement français, suivie du développement sauvage des unités de sections armes spéciales et de sa rationalisation en 1959 jusqu’à la fin de la guerre. L’objectif de ces unités était double. D’abord offensif : gazer avec du CN2D des grottes occupées afin de pousser les Moudjahidines à en sortir. S’ils n’évacuaient pas, ils mouraient asphyxiés. Et préventif : contaminer régulièrement les grottes inoccupées pour rendre leur usage impossible.
Pouvez-vous estimer le nombre de morts ?
Christophe Lafaye : J’estime entre 5 000 et 10 000 le nombre de combattants algériens tués par armes chimiques. Par ailleurs, les Algériens ont un usage ancestral de ces grottes, elles ont toujours servi de refuge. Il n’y avait donc pas que des combattants qui s’y dissimulaient, mais aussi des villageois. Comme ce fut le cas à Ghar Ouchetouh les 22 et 23 mars 1959, où 118 habitants ont été assassinés par intoxication. Par la suite, des membres de ces unités spéciales sont décédés à cause de l’usage de ce gaz. Yves Cargnino en témoigne avec force dans le documentaire : « On a tué par les gaz et ça me tue encore maintenant. »
Comment expliquez-vous le fait que cette histoire soit restée méconnue ?
Christophe Lafaye : Les raisons sont multiples. Les premiers à avoir rompu le silence sont les anciens combattants qui ont publié des témoignages, le plus souvent à compte d’auteur. Mais les historiens ne s’en sont pas saisis à l’époque. Ensuite, il faut savoir que les archives sur la guerre d’Algérie ont été ouvertes en 2012 avant d’être refermées en 2019, à la faveur de la crise sur l’interprétation de la réglementation du secret-défense.
Le premier historien à avoir réellement approfondi l’usage des armes chimiques en Algérie s’appelle Romain Choron. Cet officier de l’armée a dû cesser ses recherches après avoir été perquisitionné par la DGSI. Il n’a jamais été mis en examen et son affaire s’est terminée par un non-lieu. J’ai repris ses recherches et je peux affirmer désormais qu’une véritable guerre chimique a été menée en Algérie.
Est-ce que vous militez pour obtenir la reconnaissance de ce crime de guerre ?
Christophe Lafaye : Je me considère avant tout comme un historien. Mon travail est de trouver des sources et de les confronter pour établir des faits au plus proche de la vérité. Mais oui, d’une certaine manière, lorsqu’on travaille sur l’Algérie, il faut être militant parce que ce n’est pas un travail facile. Les portes vous sont fermées, les archives souvent aussi. Le sujet est toujours jugé sensible.
Malgré tout, depuis près de trente ans, des historiens ont montré toute la spécificité du système des violences coloniales en Algérie. La révélation de l’emploi des armes chimiques est un nouveau pas vers la mise en lumière de la nature réelle de cette guerre. Mais je suis préoccupé : le savoir produit par le monde universitaire n’imprime pas la sphère publique. Nous montrons que la Terre est ronde, mais dans les discours on a l’impression qu’elle est toujours plate.
À ce sujet, le débat public a été agité récemment par la déclaration de Jean-Michel Aphatie : « En Algérie, il y a des milliers d’Oradour-sur-Glane ». Comment analysez-vous cet épisode ?
Christophe Lafaye : C’est une évidence historique, pas un historien sérieux ne le contredira. En Algérie, il y a eu des massacres depuis les débuts de la conquête coloniale jusqu’à l’indépendance. Mais ce type de prise de parole médiatique permet-elle pour autant d’avancer dans le débat ? Elle a fait hurler l’extrême droite et a fait réagir l’extrême gauche, mais elle ne permet pas d’améliorer la compréhension des Français sur la nature réelle de cette guerre coloniale.
Il faudrait pour cela détailler le type de crime, à quel moment, avec quelle motivation et méthode. Là, on avancerait. Cela nécessiterait de donner la parole dans l’espace public aux spécialistes qui travaillent sur ce sujet. Ce n’est pas le cas. Si le débat se concentrait sur le fond, nous comprendrions à quel point cette guerre coloniale a été horrible. Parce que dès l’origine, elle se fonde sur un racisme et sur une considération moindre, et c’est un euphémisme, pour les Algériens.
Comment considérez-vous votre place en ce moment dans l’espace public ?
Christophe Lafaye : Les historiens et les historiennes critiques sont accusés d’être des islamo-gauchistes jusqu’au sommet de l’État. Il faudrait cesser de décrédibiliser constamment nos recherches en les politisant. Les vrais débats concernent les sources utilisées, la méthodologie et les conclusions obtenues.
Est-ce justement dans l’objectif de mieux pénétrer l’espace public que vous êtes passé de la forme écrite au documentaire ?
Christophe Lafaye : Il est primordial de vulgariser les travaux scientifiques pour les rendre accessibles au plus grand nombre. Les résultats des recherches peuvent permettent de faire bouger la perception de la guerre d’Algérie et du colonialisme en France. Il faut savoir à ce sujet que si les États se chicanent entre eux, ce n’est pas du tout le cas des sociétés civiles. Entre universitaires algériens et français, nous échangeons sans cesse.
Les témoins algériens qui interviennent dans le documentaire, lorsqu’on leur demande « qu’attendez-vous de la France ? », répondent : « Ni excuses ni argent, simplement la vérité. Nous sommes prêts à tourner la page. » Les petits pas de la France dans la reconnaissance de ces crimes de guerre ne suffisent plus. Je crois sincèrement dans le génie des sociétés civiles en France et en Algérie et dans la fraternité des peuples pour réaliser cette tâche de réconciliation.
Une avant-première à Paris est prévue le jeudi 13 mars 2025 à 20 heures au cinéma « Écoles cinéma club » au 23 rue des écoles 75005 Paris.
Yunnes Abzouz sur www.mediapart.fr
Initialement diffusé dimanche 16 mars, le film a été déprogrammé de l’antenne de France 5 et a finalement atterri sur le site de France TV. Et ce, en pleine querelle diplomatique entre la France et l’Algérie, mais aussi alors que la présidence du groupe public doit être renouvelée prochainement.
La glaciation des relations bilatérales avec l’Algérie, sur fond de révisionnisme ambiant au sujet des crimes coloniaux, a-t-elle amené France Télévisions à déprogrammer un documentaire ? Algérie, sections armes spéciales expose, de manière implacable, comment l’armée française a eu recours à des armes chimiques durant la guerre d’Algérie (1954-1962), pour déloger – et surtout tuer – les combattants et villageois réfugiés dans des grottes.
Initialement programmé pour une diffusion dimanche 16 mars, en deuxième partie de soirée, dans l’émission « La Case du siècle », le documentaire a finalement été sorti de la grille des programmes de France 5. Dans un communiqué daté du 11 mars, consulté par Mediapart et d’abord révélé par Libération, la direction des antennes nationales de France Télévisions évoque « l’actualité » afin d’expliquer ses changements de plan pour la soirée du 16 mars.
Plus en accord donc avec l’actualité du moment que les exactions commises par la France en Algérie, deux documentaires seront rediffusés, dans le but de coïncider avec l’avancée des négociations de paix en Ukraine. Dès 21 h 05, repassera ainsi le documentaire d’Antoine Vitkine, Opération Trump : les espions russes à la conquête de l’Amérique, suivi d’un débat, puis Russie, un peuple qui marche au pas, diffusé à partir de 23 heures. Le film initialement programmé en première partie de soirée, intitulé Syrie : la chute du clan Assad, sera finalement recasé la semaine suivante.
Au bout de ce jeu de chaises musicales, un seul documentaire déprogrammé ne retrouve pas de place dans la grille de France 5. Algérie, sections armes spéciales a-t-il été laissé sur le carreau ? Le premier communiqué de France Télévisions précisait que le documentaire était « déprogrammé et sera[it] reprogrammé ultérieurement ».
Dans la foulée des premiers articles rapportant ce choix de déprogrammation, le groupe audiovisuel public a annoncé que le film sera disponible, dès mercredi 12 mars, sur le site de France TV, comme initialement prévu. Effectivement, le documentaire de 52 minutes était accessible en ligne dès ce matin.
Deux agendas qui se percutent
N’empêche que le timing de cette déprogrammation, en pleine querelle diplomatique entre la France et l’Algérie, sur fond de passé colonial pas complètement digéré, pose question. « On avait quelques inquiétudes concernant ce que France Télévisions allait faire dans le contexte tendu entre la France et l’Algérie, a réagi l’historien Fabrice Riceputi dans les colonnes de Libération. Avec cette décision, le groupe prend le risque d’être accusé de censure, ce qui est regrettable. »
En interne, à France Télévisions, certains y voient le résultat du télescopage de deux agendas : celui, politique, du gouvernement Bayrou qui a engagé un bras de fer avec l’Algérie dans l’espoir de forcer Alger à reprendre davantage ses ressortissants éconduits du territoire français, et celui, plus personnel, de Delphine Ernotte, probable candidate à sa propre succession à la tête du groupe public, et dont le mandat s’achève le 21 août.
L’Arcom vient tout juste de remettre en jeu la présidence de France Télévisions. Martin Ajdari, nouveau président de l’autorité de régulation des médias, se prononcera, avec son collège, d’ici au 22 mai sur l’identité du futur ou de la future présidente de la société publique.
Deux candidat·es ont pour l’instant manifesté leur intérêt pour le poste : Serge Cimino, journaliste de France Télévisions et délégué syndical (SNJ), déjà candidat en 2015 et 2020, et l’ancienne députée macroniste Frédérique Dumas. Delphine Ernotte n’a pas encore fait part publiquement de sa candidature, mais son intention de rempiler pour un troisième mandat fait peu de doute.
Justement, des salariés soupçonnent leur patronne d’avoir un peu trop en tête sa réélection, au point de chercher à écarter tout sujet à potentiel inflammable, pour échapper à l’ire de ses habituels détracteurs de droite et d’extrême droite, qui ne cessent de dénoncer dans les médias Bolloré « la mainmise idéologique woke » qu’elle aurait installée.
Autre signe de la prudence actuelle des dirigeant·es de l’audiovisuel public, selon certains d’entre eux, la très faible couverture consacrée au procès des financements libyens de la campagne de Nicolas Sarkozy. Au total, deux sujets, le jour de l’ouverture du procès, ont été consacrés à ce procès hors norme dans le JT de France 2. De la frilosité, certes, mais de là à déprogrammer un film documentant la manière dont la section armes spéciales a, pendant la guerre d’Algérie, utilisé les stocks de substances chimiques létales de l’armée française pour gazer des grottes ?
« Sans France Télé, le film n’aurait jamais vu le jour »
La réalisatrice du documentaire, la journaliste Claire Billet, a de son côté beaucoup de mal à comprendre « ce qui s’est passé, d’autant plus que France Télévisions a soutenu depuis le départ le film, de façon franche et pas du tout ambiguë ». Le groupe audiovisuel public est en effet le seul à s’être montré intéressé par le sujet du gazage de maquisards et de civils pendant la guerre d’Algérie, également proposé à Arte et Canal+ dès 2022.
« France Télé a rapidement manifesté son intérêt et a fourni 9 000 euros pour lancer un développement et permettre à Claire d’approfondir l’enquête, réunir des documents “historiques” capables de prouver ce que disent les témoins, valider l’utilisation juridique de ces documents, et faire des recherches sur le terrain en Algérie », rappelle Luc Martin-Gousset, producteur du documentaire. Le groupe public a au total fourni entre 100 000 et 120 000 euros au film, pour un budget global de 180 000 euros. « Il faut quand même souligner que sans France Télé, le film n’aurait jamais vu le jour, insiste le producteur. Ce n’est pas un groupe privé qui va financer ce documentaire d’utilité publique. »
De son côté, France Télévisions dément fermement avoir changé la programmation de son dimanche soir sur France 5 pour des raisons autres qu’éditoriales et assure que Algérie, sections armes spéciales sera bien diffusé dans les huit semaines à venir, un délai légal qui incombe à la société publique dès lors qu’elle met en ligne un film sur sa plateforme.
« Ça n’a rien à voir avec le renouvellement de la présidence de France Télé, fulmine un cadre du groupe. Dans cette case du dimanche soir, qu’on consacre habituellement à la géopolitique, on a remarqué qu’on attirait moins de monde quand on était à distance de l’actualité. » Notre interlocuteur veut pour preuve de la priorité accordée au grand chambardement de l’ordre international à l’œuvre autour de l’Ukraine, la présentation d’une émission spéciale jeudi soir sur France 2 sur la montée des tensions internationales, en lieu et place d’« Envoyé spécial », déprogrammé pour l’occasion.
« Les calculs politiques, ça ne me regarde pas en fait, s’agace Claire Billet, la réalisatrice du film. Ce qui compte pour moi, c’est que l’histoire soit dite, écrite et que les violences coloniales soient connues. » Un objectif en bonne voie de réalisation puisque « la polémique a eu l’intérêt d’attirer l’attention sur ce film qui sinon aurait peut-être eu moins de résonance malgré ses qualités intrinsèques », se félicite Luc Martin-Gousset.
Une projection du film est organisée jeudi dans un cinéma parisien. Face à l’intérêt soudain suscité par la polémique, une deuxième séance a été programmée.
mise en ligne le 13 mars 2025
par Alban Elkaïm sur https://basta.media/
Des habitants expulsés de leur logement et des prix qui explosent : la faute aux meublés touristiques, au manque de constructions et au peu de régulation. Premiers affectés, locataires et jeunes relancent en Espagne le mouvement pour le droit au logement.
« Je vais partir. Je suis bien obligée. Mais ce sera jetée de force et en me débattant. » Vendredi 14 mars 2025, Elena* doit être expulsée de l’appartement où sa fille de 16 ans a grandi, dans un quartier encore résidentiel de la vieille ville de Séville, en Espagne.
La ville est en proie à une fièvre touristique qui attise les appétits spéculatifs. À l’été 2020, un conglomérat local de la restauration et de l’immobilier rachète l’immeuble où cette mère élève seule sa fille. Les habitants sont invités à partir. Au chômage à l’époque, Elena demande un délai pour se retourner, le temps de retrouver un travail, et un logement dans le même quartier, pour ne pas arracher la petite à son école et ses amis. C’est le début d’un calvaire de cinq ans.
À Séville, l’histoire d’Elena catalyse le malaise autour de la nouvelle crise du logement qui sévit en Espagne. Le sujet est la première préoccupation des citoyens depuis décembre, selon le baromètre du Centre de recherches sociologiques (CIS), la référence espagnole en matière d’études d’opinion.
Des immeubles vidés pour spéculer
Le 14 mars figure dans tous les agendas de la constellation de structures qui forment le mouvement de défense du droit au logement. Il n’avait plus été aussi fort depuis la grande récession d’après le krach boursier de 2008. Il est aussi en pleine restructuration face à une crise qui, aujourd’hui, affecte surtout les locataires et les jeunes.
« Je n’avais jamais pensé que ça pourrait m’arriver à moi », reconnaît Elena. Professeure des écoles en CDI, elle perd son emploi en 2019, à 49 ans. À l’époque, cela fait dix ans qu’elle habite au premier d’un petit bâtiment blanc de deux étages, aux rebords peints en ocre, dans une rue pavée étroite. Un local d’artisans occupe le rez-de-chaussée. L’immeuble est typique de la vieille ville. Mais à la mort de la propriétaire, le bâtiment est vendu. « On suppose que les acquéreurs veulent le vider pour spéculer. Il est à nouveau en vente et de nombreux intéressés sont venus voir », témoigne Elena.
Depuis 2013, à Séville, le tourisme accapare une portion croissante du parc immobilier. Notamment à cause des meublés de tourisme, popularisés par Airbnb. Ils sont pour les propriétaires bien plus rentables qu’un logement loué sur le long terme à un ménage. Au point qu’en 2019, dans le quartier historique de Séville de Santa-Cruz, plus de 60 % du parc étaient dédiés à l’accueil de touristes (selon les données de 2022 du lobby espagnol du tourisme Exceltur). Le phénomène pousse les habitants hors du centre et grignote les zones encore résidentielles. Il fait aussi monter en flèche les prix du logement : 29 % de plus à l’achat depuis octobre 2021 pour Séville, et +24 % à la location.
Ces prix représentent autant d’opportunités juteuses pour certains. Les plus beaux bâtiments se transforment en hôtels. Les locaux des rez-de-chaussée en bars ou cabarets flamenco dont les menus sont traduits en anglais pour capter les millions d’euros laissés par les étrangers de passage. Un immeuble vide vaut de l’or.
« “Elena, allez !” “Elena, quand est-ce que tu peux partir ?” Ils me demandaient tout le temps ça », rapporte l’enseignante, qui vit alors avec 480 euros par mois, plus de petits jobs plus ou moins formels et ponctuels. Elle se retrouve rapidement sous anti-dépresseurs.
Et puis un jour de juillet 2022, trois « gros bras » défoncent la porte d’entrée de l’immeuble. Des voisins qui squattaient l’autre logement
tentent de les arrêter.
L’un d’eux est légèrement blessé. « Qu’est-ce que vous faites là ? » vocifèrent les assaillants. « J’étais à la maison avec ma fille. On a eu très peur. J’ai
téléphoné au propriétaire pour lui demander ce qu’il se passait. Il s’est mis à crier : “Tu es en train de m’accuser ?” ». Elena appelle la police. « Peu après, le
propriétaire m’attendait au coin de la rue, assis sur une moto. » Il la menace à demi-mot.
Elena se tourne alors vers des structures de lutte pour le droit au logement. Et s’investit dans l’association l’Assemblée du logement, dont elle finit par devenir membre, accompagnant d’autres personnes en détresse. L’association communique sur l’histoire de la mère de Séville pour en faire un symbole, « L’affaire Dúo Tapas », du nom d’un des restaurants à succès exploités par le conglomérat qui a racheté l’immeuble d’Elena.
« Aujourd’hui, c’est le tourisme qui mobilise le plus sur la question du logement », confirme Ibán Díaz-Parra. Professeur à l’université de Séville, spécialiste de l’urbanisme et des conflits qui le traversent. Il est aussi un ancien du mouvement local pour le droit au logement. Depuis un an, des manifestations éclatent régulièrement à travers le pays pour protester contre l’absence de régulation du tourisme. L’Espagne est le pays le plus visité au monde après la France.
À l’automne, le vase déborde à Séville. La mairie tente d’endormir la grogne, selon les associations. « On s’est dit qu’il fallait élargir le focus. Le tourisme n’est qu’une partie du problème. Il y aussi les normes favorisant la spéculation, le manque d’habitat social ou la hausse des loyers dans les quartiers », retrace Nerea de Tena Álvarez, porte-parole de la toute jeune plateforme Séville pour vivre. Dans l’ensemble de l’Espagne, les loyers ont bondi de 36 % depuis octobre 2021.
Le contrat frauduleux d’un fonds d’investissement
Séville pour vivre est né tout spécialement pour organiser une grande manifestation, le 9 novembre. La première d’une série de cortèges qui ont défilé dans toutes les grandes villes du pays jusqu’à mi-décembre.
À Séville, la pression immobilière exercée sur le centre se répercute sur toute l’agglomération. Les plus fragiles se retrouvent dos au mur. « Mon expulsion est fixée à ce mercredi », raconte Jessica, 36 ans, venue assister à une réunion pour créer un syndicat de locataires à Séville, dimanche 2 février.
« Je loue à un fonds d’investissement qui a établi un contrat frauduleux, reconductible chaque mois, dit-elle. En raison d’une maladie, il y a deux ans, j’ai perdu mes deux emplois et me suis retrouvée face à des impayés. J’ai su que j’étais visée par une procédure d’expulsion en décembre. Mais je suis mère isolée, en situation de vulnérabilité sociale accréditée, avec ma fille de 16 ans. Le juge devrait me laisser jusqu’au 31 décembre. Mais il ne nous a rien dit jusque-là. Je n’en dors plus. »
La trentenaire croit en ce syndicat de locataires pour rétablir un peu d’équilibre dans l’asymétrie de la relation entre locataires et propriétaires. Une asymétrie qui se creuse. La construction de logements neufs s’est effondrée au moment de la crise de 2008 et n’a jamais repris. Le nombre de ménages augmente plus vite que celui des logements et l’habitat social ne représente que 2,5 % du parc dans le pays.
L’Espagne est un pays de propriétaires, où l’on contracte en général un crédit pour acheter sa maison. « Mais nous sommes passés d’une proportion de 80 % de propriétaires et 20 % de locataires à un rapport de 75 % à 25 %. La demande est forte, la disponibilité de logements à acheter faible. Beaucoup de jeunes restent chez leurs parents, car ils peinent à accéder au logement », résume le professeur Ibán Díaz-Parra.
L’universitaire a embrassé la lutte pour le droit à un toit durant la grande dépression espagnole de 2008-2014. Nombre d’Espagnols ne pouvaient alors plus payer leur crédit immobilier et devaient vendre leur logement, dont le prix en chute libre ne suffisait pas à couvrir le prêt. Beaucoup se sont retrouvés dans des situations désespérées. La Plateforme des personnes affectées par le crédit immobilier structure alors la mobilisation, qui dote d’une forte légitimité l’idée que le droit au logement prévaut sur celui aux revenus de l’immobilier. Mais une contre-offensive est vite lancée.
« Il y a dix ans, squatter les immeubles vides, propriétés des banques après l’expulsion des habitants, jouissait d’une forte acceptabilité sociale. Aujourd’hui, la droite criminalise la pauvreté à travers la figure du squatteur diabolique ou du “locasquatteur” [néologisme qui désigne un locataire qui ne paie plus son loyer] pour relégitimer la propriété privée et le droit d’en faire ce qu’on veut », constate Ibán Díaz-Parra.
Après 2008, les défenseurs du droit au logement avaient construit leur lutte dans une crise qui balayait toute la société. Aujourd’hui, la situation est différente. L’Espagne affiche une croissance économique solide, bien qu’inégalement répartie. Et les syndicats de locataires prennent la relève du mouvement de 2008 des propriétaires endettés victimes de la crise financière.
À Barcelone, une expulsion évitée
Une quarantaine d’habitants viennent assister à l’acte de lancement de l’antenne de Séville, vendredi 14 février. Jessica est là, et suit attentivement les interventions. « Nous devons réussir à convaincre des couches plus larges de la société que le logement n’est pas un business. Et trouver comment faire pour que les gens s’organisent et luttent. À Malaga, nous identifions des immeubles détenus par un seul propriétaire, nous en informons les habitants et expliquons comment peser collectivement », explique celui qui se fait appeler Kike España, représentant du syndicat des locataires de Malaga venu partager son expérience.
Mis en relations les uns avec les autres, les habitants peuvent se mobiliser plus facilement face à leur propriétaire en cas de hausse des loyers ou de revente de l’immeuble. Ils voudraient aller plus loin, et organiser une grève des loyers pour obliger les propriétaires à les baisser.
Pour l’heure, Barcelone est le lieu où la mobilisation a le plus payé. Le syndicat local a paralysé l’expulsion du dernier habitant d’un immeuble racheté par un investisseur pour en faire un complexe touristique. Les militants pour le droit au logement se sont massés devant l’entrée, brandissant leurs jeux de clés devant les journalistes qui ont feuilletonné l’histoire dans tous les médias du pays.
Si bien que la ville de Barcelone a racheté le bâtiment, le 7 février, pour mettre fin aux expulsions. « La Casa Orsola, à Barcelone, peut devenir l’un des symboles du mouvement. Comme, peut-être, l’affaire Dúo Tapas à Séville. Ces récits sont importants, car ils mobilisent les citoyens et changent la vision du grand public », estime Ibán Díaz-Parra. C’est la clé pour obliger les politiques à vraiment protéger les locataires : « L’action des partis de gauche sur le logement est déterminée par le souhait de répondre à des électeurs qui veulent du changement. »
*Le prénom d’Elena a été changé par crainte des représailles.
mise en ligne le 12 mars 2025
Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr
En grève depuis cinq jours, les 77 agentes d’entretien (en majorité des femmes) des bâtiments de Sciences-Po Paris, employées par la multinationale Atalian, viennent d’obtenir victoire. Chaque matin, elles tenaient devant Sciences-Po un piquet de grève, soutenu par des étudiants, pour faire connaître la réalité dégradée de leurs conditions de travail. Reportage.
« La grève se finit, on n’est plus stressés ! Je ressens une immense joie, je suis très contente pour le 13ème mois », s’enthousiasme Aguerram, femme de ménage depuis dix ans dans les locaux de Sciences Po Paris. Ce matin, dès 6 heures, cette travailleuse qui cumule les heures de ménage avec un second emploi était sur le piquet de grève, devant les grilles de l’institution parisienne. Pour le cinquième jour consécutif.
À l’issue d’une réunion de négociation qui s’est déroulée ce mardi 11 mars au matin au siège d’Atalian, à Vitry-sur-Seine, les 77 agents d’entretien représentés par la CFDT ont signé un accord leur ouvrant de nouveaux droits. Les salariés ont obtenu le paiement d’un treizième mois. Ainsi que la mise en place d’une commission mixte avec leur employeur et les représentants du personnel pour revoir la charge de travail et les qualifications de chaque personne, au cas par cas.
Car depuis 2023, cette charge de travail a augmenté de manière conséquente. De 6h à 10h, chaque jour, Aguerram nettoie cinq étages. « Il faut que je coure. Ils ont retiré beaucoup de monde. Quatre personnes en moins, sur une équipe d’un peu plus de dix. »
À partir de 2023, la suppression de 700 heures de travail a abouti à la réduction des effectifs. Et pour cause : en 2022, le contrat de Sciences-Po Paris avec son prestataire Atalian a été renouvelé. Mais la société « perdait beaucoup d’argent, car un nouveau bâtiment avait été ouvert, et le cahier des charges avait été mal chiffré. Ils ont dû embaucher 24 personnes, presque le double de ce qui était prévu », retrace Layla Mabrouk, de la CFDT propreté et nettoyage. Des négociations ont alors eu lieu entre Atalian et le donneur d’ordre : mais Sciences-Po Paris « n’a pas voulu les accompagner avec de l’argent en plus. Donc leur solution, ça a été de réduire les heures et les personnels » partout ailleurs.
Après son créneau 6h-10h, Aguerram file en direction de son second emploi administratif – on évitera de préciser lequel puisque, comme tous les grévistes ici, personne ne souhaite être repéré par son autre employeur au risque de passer pour « un salarié qui fait des problèmes ». Après deux heures passées là-bas, Aguerram revient à Sciences Po. Elle enchaîne sur un nouveau créneau de ménage de trois heures l’après-midi, de 13h30 à 16h30. Sur deux bâtiments différents. « Parfois, je reste même un quart d’heure en plus, pour finir. Mais ce n’est pas payé. »
Salaires précaires
Avec ses heures de ménage, Aguerram ne gagne que 1300 euros net par mois, en moyenne. Les nombreux grévistes qui ne font que deux heures et demie par jour affirment gagner, eux, un peu moins de 500 euros par mois pour compléter leurs autres revenus. À ce prix-là, s’absenter une journée coûte cher. Récemment, Aguerram est venue au travail malgré la douleur d’une hernie discale. « Quand je suis arrivée ce matin-là, au début je suis restée assise », raconte-t-elle en se tenant le bas du dos pour illustrer ses propos ; « puis dès que j’ai pu marcher, j’ai commencé à nettoyer, petit à petit. Mes collègues m’ont aidée ».
Alors quand les étudiants de Sciences-Po venus en soutien sur le piquet à partir de 7 heures annoncent avoir récolté près de 4 000 euros dans une caisse de grève, les applaudissements fusent. Après l’annonce des résultats positifs des négociations, Aguerram pense tout de suite à eux : « merci aux étudiants, on est très contents ».
Une pétition de soutien lancée par les étudiants a également recueilli 2 000 signatures. Celle-ci demande à la direction de l’école, entre autres, le lancement d’une enquête sur les bénéfices potentiels d’une internalisation des agents. Mais pendant toute la durée de la grève, la direction de Sciences-Po n’a pas reçu les grévistes, renvoyant la responsabilité vers Atalian. Pendant deux jours, l’école a fermé, regrettant des « dégradations » commises lors de la mobilisation vendredi 7 mars.
Défendre les salariées, « il faudrait que ce soit au quotidien »
Ce type de mobilisation réussie, « il faudrait que ce soit au quotidien », soulève, en observant le rassemblement devant les grilles de Sciences-Po, Kassim Fatima, technicienne de surface depuis quinze ans ici. Cette femme souriante fait du ménage de 6h-8h30 à Sciences-Po tous les jours ; puis elle enchaîne avec un emploi de serveuse de 9h… À 20h30. « Je suis obligée. Quand tu es, comme moi, une mère de trois enfants, il faut se donner. » Certes en se réveillant tous les jours vers 4 heures, « on a tous les matins envie de démissionner », confie-t-elle en souriant. « Mais ensuite, on y va. Il n’y a pas le choix ».
Le reste de la journée, cette femme déborde d’énergie. Ses collègues la reconnaissent pour son dynamisme à toute épreuve : « elle est tous les jours comme ça ! Elle est très forte », glisse l’une d’elles à son propos. Sans être syndiquée, Kassim Fatima prend la défense de ses collègues tous les jours. Et elle n’a pas la langue dans sa poche. « On a souvent des problèmes de respect du personnel. Y compris avec les chefs d’équipe. Personne ne vous le dira ici, mais les collègues subissent. Et ils n’en parlent pas. »
Elle cite l’exemple de collègues qui n’ont pas eu le remboursement de leur pass Navigo pendant plusieurs mois de suite. « Un détail », dit-elle presque en s’excusant, mais qui n’en est pas un sur la fiche de paie de ses collègues. Elle ne s’est pas laissé faire, et a appuyé les autres dans leurs revendications auprès de leurs propres chefs d’équipe.
Heureusement il y a Souad, la cheffe d’équipe du bâtiment auquel elle est affectée. Une soixantenaire que tout le monde la qualifie d’ « adorable » – Kassim Fatima la première. Souad se tient non loin de là, discrète. 18 ans qu’elle travaille ici. Presque 30 dans le secteur du ménage. « Les salariées doivent faire très vite. Et quand il y a des contrôles de Sciences-Po, ils ne sont jamais contents, on reçoit les pressions, les réclamations… Mais c’est que tout le monde doit faire trop vite », regrette-t-elle, impuissante.
« On doit porter les machines monobrosse dans les escaliers »
À ses côtés, un agent d’entretien qui travaille deux heures et demi par jour, comme bien d’autres, déplore la non prise en compte des risques liés à l’exposition aux produits chimiques. « On met les mains dans les seaux, comme ça. C’est un travail dangereux et on a pas les moyens de protection. C’est un travail esclavagiste », déplore-t-il. Les salariés ont des masques, mais pas de gants fournis, assurent-ils. Souad confirme : « les gens ramènent leurs propres gants. Souvent, je vais acheter des gants d’infirmière en magasin pour en ramener à mon équipe. Je les paie avec mon propre argent. »
Ces aspects du métier ne seront pas modifiés par les mesures obtenues après la négociation du jour. Idem pour les risques liés à la pénibilité, parfois très prégnants. Wendel, chef d’équipe depuis 8 ans dans l’un des locaux, raconte par exemple que les cinq étages qui s’y trouvent sont « sans ascenseur. On doit porter les machines monobrosse dans les escaliers. Souvent, on monte ça à deux », dit-il en haussant les épaules.
Selon la CFDT propreté, qui tenait une conférence de presse en début de semaine, il y a « beaucoup » d’accidents du travail liés à de la « précipitation » dans le travail sous pression, et au port de charges lourdes. Les poubelles, par exemple. Fofana Alimata a 30 ans d’ancienneté ici à Sciences Po. Elle a connu le défilé des prestataires. Âgée d’une soixantaine d’années, son premier réflexe est de nous montrer sur son téléphone les photos des grands sacs poubelles qu’elle doit porter. « Regardez, comptez combien il y en a sur cette photo ! » : cinq grands sacs sont empilés sur un chariot, certains avec du verre.
À ses côtés, une autre femme, l’une des plus anciennes également sur site, raconte une vie dédiée au travail. Un lever à 4h, puis des heures entrecoupées, ici et là dans Paris, jusqu’à 20h30. « Je rentre chez moi à 22h, il faut encore prendre sa douche, manger. La digestion se fait en dormant », dit-elle en riant, avant de confier « en fait, je ne dors que quatre heures par nuit ». Elle a 66 ans.
mise en ligne le 12 mars 2025
Clothilde Mraffko sur www.mediapart.fr
Un mois et demi après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, les Gazaouis luttent encore pour assurer leurs besoins vitaux. Le 2 mars, Israël a suspendu l’entrée de l’aide humanitaire dans l’enclave, puis l’électricité une semaine plus tard. Plus de 120 Palestiniens ont été tués depuis le 19 janvier.
Ramallah (Cisjordanie occupée).– La voix de Dina Matar est distante, lasse – et cette fatigue ne semble pas seulement due aux longues journées de jeûne du ramadan. « Les gens sont sous pression, sur les nerfs et déprimés. Moi aussi, bien sûr, explique la jeune Gazaouie de 27 ans dans une série de messages vocaux envoyés depuis l’enclave dont Israël interdit toujours l’accès aux journalistes étrangers. Nous ne nous réjouissons pas que la guerre soit finie, car la plupart d’entre nous vivons encore en état de guerre. »
Dans les jours qui ont suivi l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, le 19 janvier, Dina Matar a abandonné la tente dans laquelle elle survivait dans le centre de la bande de Gaza. Elle n’a pas pu retourner chez elle : sa maison a été complètement détruite pendant la guerre. Elle et les siens s’entassent à vingt-cinq chez son grand-père, dans le centre de Gaza ville, dont le logement a été moins endommagé.
Autour d’eux, décrit la jeune femme, le paysage est un champ de ruines auxquelles se mêlent des monticules de déchets – les ordures ménagères ne sont plus ramassées depuis longtemps et les systèmes d’évacuation des eaux usées ont été détruits. Le camion qui amène l’eau dans le nord de Gaza passe une fois par semaine, dit-elle, mais « ce n’est pas suffisant ».
Depuis début mars, ils manquent de carburant pour faire fonctionner les pompes qui leur permettaient de puiser de l’eau sous terre. Malgré la trêve, rien n’a le goût de la normalité. « Avant la guerre, tous les jours, j’allais à la clinique pour travailler, j’allais ensuite m’entraîner à la salle, puis je rentrais, j’avais une routine que j’aimais, se souvient la jeune dentiste. Aujourd’hui, je n’ai ni travail, ni activité, ni salle de gym où je peux dépenser mon énergie, rien. »
L’aide à nouveau coupée
Juste après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, l’aide humanitaire est entrée massivement dans la bande de Gaza. Avec la fin des combats, les organisations ne sont plus tenues de coordonner leurs mouvements dans l’enclave avec Israël ; elles ont pu atteindre les zones de l’extrême nord, assiégées pendant de longs mois. Les prix ont chuté, volailles, fruits, viande et légumes sont revenus sur les étals des marchés.
Une preuve supplémentaire, selon certaines ONG, du fait qu’Israël a sciemment bloqué l’aide humanitaire à Gaza pendant la guerre. « Depuis le 7 octobre 2023, les autorités israéliennes sont accusées d’avoir commis le crime de guerre d’utiliser la famine comme arme de guerre, le crime d’extermination, qui est un crime contre l’humanité, ainsi que des actes de génocide », rappelait Human Rights Watch, dans un communiqué publié le 5 mars.
Or, le 2 mars, Israël a stoppé net tout approvisionnement de l’enclave et coupé l’électricité une semaine plus tard, le 9 mars. Le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, entend ainsi faire pression sur le Hamas pour prolonger la première phase de la trêve qui devait s’achever début mars. Le mouvement islamiste palestinien appelle quant à lui à négocier sans délai la deuxième phase – qui prévoyait le retour des 59 otages israéliens encore à Gaza, dont 35 auraient été tués, la libération de centaines de prisonniers palestiniens et la fin définitive de la guerre avec l’évacuation des soldats israéliens de l’enclave. Israël a posé de nouvelles exigences avant d’entrer dans la deuxième phase qui prévoit le départ du Hamas de la bande de Gaza et le retour des derniers otages.
Le 5 mars, le président des États-Unis, Donald Trump, a menacé directement la population dans un message publié sur son réseau Truth Social : « Au peuple de Gaza : un bel avenir vous attend, mais pas si vous gardez des otages. Si vous le faites, vous êtes MORTS ! Prenez une BONNE décision. » Alors que les pourparlers sur l’avenir de l’enclave s’enlisent, le Hamas s’est déjà largement redéployé sur le terrain – notamment à travers les municipalités qu’il contrôle, son réseau dans les mosquées et ses forces de sécurité.
Plus de 120 morts depuis la trêve
Dans l’enclave, depuis le blocage de l’aide, les prix ont triplé. Certaines denrées ont déjà disparu des étals. Or, dans Gaza « ensevelie sous 40 à 50 millions de tonnes de décombres » selon l’ONU, il n’y a plus ni production agricole, ni élevage, ni bateaux de pêche – la population est entièrement dépendante des colis humanitaires. Le Cogat, organe de l’armée israélienne chargé des affaires civiles dans les territoires occupés et qui supervise l’entrée de l’aide à Gaza, affirme avoir autorisé l’entrée de 4 200 camions chaque semaine entre le 19 janvier et le 2 mars.
Ce flux était insuffisant pour constituer des stocks, rétorque Shaina Low, conseillère communication pour la Palestine au sein de l’ONG Norwegian Refugee Council (NRC). Les biens ont été immédiatement redistribués à la population.
« L’aide ne devrait jamais être utilisée comme un moyen de faire pression à des fins politiques, dit-elle. L’aide est un droit pour les Palestiniens de Gaza et il est totalement illégal de la part d’Israël d’utiliser la famine pour faire pression sur le Hamas. C’est également une violation des obligations qui incombent à Israël en tant que puissance occupante. »
Les conditions de vie précaires tuent dans la bande de Gaza. Six bébés sont morts d’hypothermie fin février, selon le ministère de la santé local. Dans une vidéo diffusée par l’Organisation mondiale de la santé sur le réseau social X le 4 mars, une médecin du nord de Gaza disait avoir vu « des femmes découper leurs vêtements et les donner à leurs filles pour les utiliser » en guise de serviettes hygiéniques.
Les militaires israéliens sont toujours présents dans le couloir de Philadelphie, vers la frontière égyptienne au sud, et aux confins de l’enclave, dans une zone tampon aux contours flous tracée de facto par Israël au nord, à l’est et au sud de la bande de Gaza lors des quinze mois de guerre. Tous ceux qui s’en approchent sont visés par des tirs. Plus de 120 Palestiniens ont été tués depuis le début de la trêve, le 19 janvier.
Le 9 mars, l’armée israélienne a confirmé avoir tiré sur un groupe de Palestiniens dans le quartier de Shujayia, dans le nord-est de l’enclave, les accusant d’avoir tenté de planter des explosifs vers ses troupes. Selon l’agence de presse palestinienne Wafa, une personne a été tuée et plusieurs autres blessées dans cette frappe de drone. Des tirs ont également été signalés à l’est du camp de Maghazi, dans le centre de Gaza.
À ces attaques directes s’ajoutent les victimes des munitions explosives encore disséminées un peu partout dans l’enclave. « Les 26 et 27 février, deux personnes auraient été tuées et cinq autres blessées par des engins explosifs dans le nord de Gaza et à Rafah, où des personnes auraient creusé pour installer des tentes », rapportait ainsi le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (Ocha) dans son compte rendu hebdomadaire début mars.
De profonds traumatismes
Les Gazaoui·es s’inquiètent aussi des rumeurs israéliennes d’une reprise des combats. « J’ai peur que la guerre revienne et que je perde à nouveau des gens qui me sont chers, confie Dina Matar. Beaucoup d’autres amis sont partis hors de Gaza et nous ne nous parlons plus comme avant. »
La vidéo de Donald Trump publiée le 26 février dépeignant une Gaza aux allures de Dubaï mais vidée des Palestinien·nes a relancé le débat sur l’expulsion des habitant·es de l’enclave – une menace régulièrement agitée par l’extrême droite israélienne qui préfère évoquer des « départs volontaires ». Dimanche 9 mars, le ministre des finances, le suprémaciste juif Bezalel Smotrich, a annoncé que le gouvernement israélien travaillait à mettre en place une administration qui superviserait le départ des Gazaoui·es de l’enclave – des déportations qui pourraient s’apparenter à un nettoyage ethnique.
Or, si la trêve a apporté un répit bienvenu aux Gazaoui·es, toutes et tous se demandent à quoi peut ressembler leur avenir au milieu d’une telle dévastation. Dina Matar insiste : elle restera, elle reconstruira la maison, mais il faut que les bombes se taisent une fois pour toutes. Avec pudeur, elle évoque celles et ceux qui sont morts, « que Dieu leur accorde Sa Miséricorde ». L’ensemble de la bande de Gaza est en deuil.
Après le cessez-le-feu, les collègues de Shaina Low, à l’instar de nombreux Gazaoui·es, ont traversé une myriade d’émotions : « Le soulagement, puis la réalisation de tout ce qui a été perdu, l’espoir que les gens ont ressenti quand la trêve temporaire a été mise en application et la tristesse quand ils sont revenus chez eux, note la travailleuse humanitaire de NRC. L’une de nos employées est retournée [dans le nord] juste après la trêve et a appris que des membres de sa famille avaient été tués. Quand elle a vu les conditions de vie dans ce qui était son quartier – il ne restait plus rien –, elle est revenue à Gaza ville. Comment surmonter de telles pertes ? Comment faire face à tous ces traumatismes ? »
mise en ligne le 11 mars 2025
Olivier Chartrain sur www.humanite.fr
Unanimes, des enseignants-chercheurs aux étudiants en passant par les parents, la communauté universitaire se rassemble, ce mardi 11 mars, dans la rue, pour dénoncer une situation qui a atteint un point de non-retour.
Que veut faire la France de son enseignement supérieur ? La question doit être posée, aujourd’hui, alors que l’ensemble de la communauté universitaire se donne rendez-vous dans la rue (à Paris, à 12 h 30, place de la Sorbonne) pour dénoncer la menace qui pèse sur les universités, leur personnel, leurs étudiants, leurs diplômes.
Asphyxiés par le sous-financement depuis (au moins) 2007 et la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) portée à l’époque par Valérie Pécresse, les établissements d’enseignement supérieur ont atteint les limites ultimes de leurs capacités de résilience. On ne saurait s’y prendre de manière à la fois plus violente et plus efficace pour les conduire vers un projet qui ne serait plus celui de l’université française.
Selon les modes de calcul, les chiffres divergent. Mais ils demeurent impressionnants : selon le Snesup-FSU, principal syndicat des enseignants à l’université, il manque 8 milliards à l’enseignement supérieur et à la recherche (ESR) pour « financer les 150 000 places qui manquent pour les étudiants, la transition écologique et la rénovation du bâti, la revalorisation des salaires, l’amélioration des taux d’encadrement avec des enseignants-chercheurs », énumère sa cosecrétaire générale, Anne Roger.
L’équivalent de la fermeture de 7 universités
Selon l’Union étudiante, la loi de finances adoptée le 5 février par 49.3 programme « 1,5 milliard de coupes budgétaires » pour l’enseignement supérieur. Soit, selon le syndicat, l’équivalent de la fermeture des universités de Rennes II, Montpellier-Paul-Valéry, Sorbonne Université, Aix-Marseille, Lyon III, Chambéry et Pau (chère au cœur de François Bayrou).
L’alerte avait déjà été donnée en décembre dernier par les présidents d’université eux-mêmes, au moment où 80 % (60 sur 75) des établissements dont ils ont la charge risquaient de se retrouver en cessation de paiements. Ce qui permet de pointer une des premières perversions du système : « l’autonomie » d’universités dont l’activité demeure, de par la nature des missions qui leur sont confiées, étroitement dépendante des financements publics, consiste essentiellement à se débrouiller avec ce que l’État veut bien leur donner.
Voter une loi de finances qui stagne ou baisse, comme c’est le cas depuis des années, c’est de facto les mettre dans l’impossibilité matérielle d’accueillir tous les étudiants, de financer les rémunérations de leur personnel, de rénover leurs bâtiments qui sombrent parfois dans un état de délabrement indigne au point de rendre impossible leur utilisation. C’est encore les contraindre à fermer l’hiver pour réduire les dépenses énergétiques (surtout avec des bâtiments-passoires), ou à renoncer aux cours à distance qui facilitent l’accès des étudiants salariés à l’université…
Pour faire face, les responsables mettent en œuvre des solutions qui sont en réalité des expédients, sciant la branche sur laquelle est assise l’excellence de l’enseignement supérieur et de la recherche français (ESR). Certaines universités ont déjà commencé à envisager de supprimer des formations entières : c’est la partie visible de l’iceberg.
D’autres, après avoir accepté l’augmentation des droits d’inscription pour les étudiants hors Union européenne, réfléchissent à le faire pour tous les autres. Plus insidieuse est la suppression de groupes de travaux dirigés, qui permet de mettre autant d’élèves devant moins d’enseignants… au détriment des conditions d’études et de l’attention portée à chacun. Surtout quand, pour les mêmes raisons économiques, les enseignants-chercheurs titulaires sont remplacés par du personnel précaire – dont l’infinité des statuts offre l’embarras du choix.
Dans un tel contexte, « l’affaire du Hcéres » (Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur) ne tombe pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Pour résumer, les universités voient leurs formations évaluées tous les cinq ans, par roulement, par ce Haut Conseil. Cette année, c’était le tour de la « vague E », c’est-à-dire les établissements d’Île-de-France hors Paris, de Lille, d’Amiens, mais aussi de La Réunion et Mayotte.
Mettre à genoux l’université publique
Résultat (provisoire) de ce travail : selon les cas, entre le quart et la moitié des formations ont reçu un avis défavorable. Lire ces documents, trois pages à peu près pour chaque licence ou master, est… instructif. La qualité de ces formations y est souvent louée, avant une balance points forts/points faibles, des recommandations pour s’améliorer et un avis… le plus souvent défavorable, qui n’hésite pas à contredire tout ce qui a précédé ! Une étrangeté qui conduit certains à s’interroger sur d’éventuelles manipulations du Hcéres.
Mais ce qui frappe surtout, ce sont les reproches qui sont formulés : « taux d’encadrement insuffisant », « manque de lien avec la recherche », « suivi insuffisant du devenir des étudiants », exigence d’« accroître la dimension professionnalisante via des stages », « internationalisation qui peine à décoller », manque de dispositifs de remédiation, etc.
Qui ne verrait le lien entre ces remarques et l’état d’asphyxie financière des universités tel qu’il vient d’être décrit ? A fortiori concernant les universités en question, qui recrutent plus que d’autres des étudiants issus de milieux populaires, parce qu’elles sont implantées dans des territoires défavorisés sur le plan socio-économique – ce qui, par exemple, ne facilite ni les voyages à l’étranger, ni le lien avec le tissu économique quand celui-ci est ravagé…
Autrement dit, on reproche aux universités de subir les conséquences de la politique qu’elles subissent ! Et, accessoirement, de renâcler à rendre leurs étudiants « employables », alors que ce n’est pas leur mission – et qu’on n’hésite pas, « en même temps », à leur reprocher de s’éloigner de la recherche. Il ne s’agit pas d’incohérences : c’est la politique de l’ESR que l’Union européenne a adoptée depuis plusieurs années.
Mettre à genoux l’université publique, c’est ouvrir le marché aux fonds de pension qui se jettent sur le très lucratif « marché » du supérieur privé, avec l’aide de Parcoursup… et les conséquences catastrophiques pour les étudiants qu’on ne parvient plus à masquer. Et peu importe que les étudiants eux-mêmes vivent aujourd’hui dans des conditions indignes, ou que la recherche française s’effondre. L’enjeu dépasse largement, on le voit, la communauté universitaire qui s’unit aujourd’hui pour résister à ces orientations mortifères.
Olivier Chartrain sur www.humanite.fr
Selon Anne Roger, secrétaire générale du Syndicat national de l’enseignement supérieur (SNESUP-FSU), derrière l’asphyxie budgétaire et les injonctions pédagogiques, un changement de modèle de l’université française se dessine… et une menace sur la recherche elle-même.
Les universités françaises sont-elles au bord du précipice ?
Anne Roger : En deux ans, depuis la loi de finances 2024, nous avons perdu plus d’un milliard d’euros de financements. À la fin de l’année 2024, avant la mise en œuvre de plans de retour à l’équilibre financier – qui n’ont pas été sans conséquences – 80 % des universités affichaient un budget déficitaire. 30 établissements (sur 75) ont aujourd’hui une capacité d’autofinancement égale à zéro : il n’y en avait aucun en 2021.
Ces quelques chiffres valent mieux que tous les discours. Une partie de notre problème vient du fait que cela ne se voit pas, parce qu’on trouve toujours des solutions pour maintenir le navire à flot : il y a toujours des cours, des diplômes délivrés… Mais c’est au prix de groupes de TD supprimés en surchargeant ceux qui restent, de l’arrêt du renouvellement des fonds documentaires des bibliothèques universitaires qui deviennent peu à peu obsolètes, du remplacement des départs en retraite par des enseignants précaires eux-mêmes surchargés de cours… Et ce sont les étudiants qui en font les frais.
Quelles peuvent être les conséquences concrètes des évaluations très négatives que le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres) vient de livrer sur de nombreuses formations ?
Anne Roger : Cela peut aller jusqu’à la fermeture des formations, si les universités concernées le décident. Le ministère peut aussi le leur demander. Il faut mesurer ce que cela signifie : sur toute la « vague E », cela pourrait concerner jusqu’à 60 000 étudiants ! Autre effet : ces évaluations sont publiques, puisque mises en ligne sur le site du Hcéres. Loin de les aider, l’impact sur l’image de ces licences ou masters serait très négatif. Un cercle vicieux, puisque cela ne manquerait pas d’aggraver le manque d’attractivité… qui est un des reproches formulés par le Hcéres à leur encontre.
Enfin il existe un autre risque, plus insidieux : les recommandations formulées par ces évaluations reviennent à imposer certaines orientations pédagogiques. Par exemple, le reproche récurrent sur l’insuffisance de l’approche par compétences peut devenir une injonction à transformer les formations, les modèles pédagogiques, vers plus de professionnalisation – avec le risque d’un appauvrissement de contenus en termes de savoirs et de connaissances. Sur ce sujet, il n’est pas inutile de rappeler que le Code de l’éducation donne mission aux universités de former des citoyens, de développer leur sens critique, de lutter contre les discriminations… Peut-être certains devraient-ils le relire ?
Tout cela ne risque-t-il pas de faire le jeu du supérieur privé ?
Anne Roger : Aujourd’hui déjà, un quart des étudiants sont dans le privé. En affaiblissant les universités, on crée des niches favorables au privé, qui est sur le rythme d’un développement tranquille mais sûr. Pourtant, et l’actualité récente vient de le confirmer, s’il existe des établissements privés de qualité, on voit surtout se développer des lieux où on bourre les cours pour obtenir plus de financements, avec des formations dégradées, des enseignements très peu adossés à la recherche… et des publicités mensongères. Sur les salons étudiants, on en voit qui vendent surtout leurs séminaires d’intégration et les voyages à l’étranger !
Pensez-vous que la mobilisation d’aujourd’hui vous permettra d’être entendus ?
Anne Roger : Oui, même s’il n’y aura pas forcément d’effets immédiats. Nous voulons surtout que nos collègues – qui sont épuisés, qui se questionnent eux, mais pas le système –, en voyant cette large mobilisation, très unitaire, sortent la tête du sable et osent dire que ça ne va plus. Nous avons besoin de nous appuyer sur notre force collective, d’autant plus à l’heure où les attaques contre la science et les chercheurs ne se limitent pas aux frontières des États-Unis. Nous le savons puisque nous avons déjà eu, ici, notre lot de procès en « islamogauchisme », en « wokisme », voire en antisémitisme.
mise en ligne le 11 mars 2025
Elian Barascud sur https://lepoing.net/
Depuis le 3 mars, des parents d’élèves dorment dans l’école Jules-Verne avec la famille de deux enfants scolarisés dans l’établissement, privée de logement. Après avoir mis en place un réseau de solidarité spontané, les parents tentent d’interpeller les élus pour trouver des solutions pérennes
Il est 19 heures passées, les agents de l’école Jules-Verne, dans le quartier des Beaux-Arts, ont fini leur travail. Des parents s’activent pour aller chercher des matelas gonflables et les installer dans la salle d’accueil périscolaire. Les mots “entraide”, “solidarité’, “tolérance”, qui y sont inscrits à destination des élèves n’ont jamais eu autant de sens. Depuis le 3 mars, l’école est occupée tous les soirs par des parents pour loger une famille afghane privée de logement, dont deux enfants scolarisés dans l’établissement.
Pendant que le repas s’apprête à être servi, Touria, une parent d’élève présente pratiquement tous les soirs, raconte : “La directrice de l’école nous a alerté il y a six semaines sur la situation de cette famille, à la rue depuis septembre. On s’est rapidement organisé sur des groupes Whatsapp pour leur trouver des vêtements, leur préparer des repas et les héberger. Une famille de l’école a prêté son logement pendant les vacances.”
De cet élan d’entraide spontanée est né le collectif “Jules-Verne Solidarité”, qui a écrit aux pouvoirs publics pour les informer de la situation. Une pétition, qui a recueilli un millier de signatures, et une cagnotte, qui a permis de récolter 3 000 euros, ont été lancées. “Les hébergements d’urgence sont saturés, on s’est dit qu’on pourrait payer des nuits d’hôtels, mais la famille est nombreuse, il nous fallait une solution plus stable”, explique Murielle Kosman, mère d’un enfant de l’école et l’une des coordinatrices du collectif.
Le 2 mars, les parents mobilisés ont organisé un rassemblement dans la cour de la Maison pour Tous Frédéric Chopin, et ont décidé d’occuper l’école dès le lendemain pour donner plus de visibilité à leur combat. “On a même pu rester ce week-end, les agents venaient ouvrir l’école le soir et la refermer le matin”, précise Murielle Kosman. Un planning a été établi et les parents d’élèves se relaient par roulement pour dormir avec la famille. Les jours de classe, ils se lèvent aux aurores et quittent les lieux avant l’arrivée des agents, en témoignent les cernes qui marquent certains visages.
Jeudi dernier, 6 mars, ils ont reçu la visite de Véronique Brunet, première adjointe au maire de Montpellier, chargée de l’éducation, qui leur a fait comprendre que la situation ne pourrait pas durer, bien que la famille ne risquait pas d’être expulsée du territoire. De l’aveu même de la municipalité, 80 enfants dorment dans la rue à Montpellier. “Ils n’ont pas vraiment envie de voir d’autres écoles occupées”, souffle Murielle Kosman : “On nous a dit que cette famille pourrait avoir un logement d’ici quelques semaines, mais en attendant, il nous faut une alternative“. Elle et les autres membres du collectif ont commencé à lorgner du côté des logements de fonctions vacants de certaines écoles de la ville, qui pourraient faire office de solution transitoire.
mise en ligne le 10 mars 2025
Gérard Le Puill sur www.humanite.fr
Nous approchons de la journée d’action du 20 mars qui sera conduite dans toute la France par le « groupe des neuf » syndicats et associations de retraités pour regagner la perte de pouvoir d’achat de ces dernières années. Ils ont cotisé pour cela. Mais leurs droits sont contestés par des décideurs politiques et des commentateurs qui, parallèlement, préconisent des dépenses sans limites dans les armes de guerre.
Nous sommes à 9 jours de la journée de rassemblements et de manifestations organisées le 20 mars par 9 organisations syndicales et associations de retraités en France pour la revalorisation des pensions. Avant , comme après la mise en place du gouvernement Bayrou, économistes libéraux et journalistes de même tendance ont plaidé sans répit pour faire baisser les pensions de retraite des 17 millions d’hommes et de femmes qui ont cotisé durant leur vie active pour acquérir leurs droits. Ces pensions ne représentent pourtant que 13,5 % du Produit Intérieur Brut (PIB) de la France pour 25% de la population française.
Ces mêmes commentateurs occultent le fait qu’en janvier 2023, 3.382.500 personnes était inscrites à Pôle emploi en catégorie A, sans une seule heure de travail dans le mois. S’y ajoutaient 2.346.000 personnes en catégories B et C avec seulement quelques heures de travail précaire dans le mois. Beaucoup de ces personnes seraient au travail si les patrons des grandes firmes n’avaient pas fait perdre 2 millions d’emplois à notre industrie en délocalisant une grande partie de leur production industrielle dans des pays à bas coûts de main d’œuvre pour augmenter leurs profits. Nous voyons aussi que les enseignes de la grande distribution font croître les importations de produits alimentaires dans le seul but de faire baisser les prix payés aux paysans en France, ce qui réduit aussi les emplois dans notre industrie agroalimentaire .
72, 8 milliards d’euros de dividendes versés par 40 entreprises
En 2024, plus de 98 milliards d’euros de dividendes ont été versés aux actionnaires par les plus grosses entreprises françaises. Les sommes versées par celles du CAC 40 atteignaient 72,8 milliards d’euros, en augmentation de 8,5% par rapport à 2023. TotalEnergies avait octroyé 14,5 milliards d’euros. Fin 2024, on apprenait que 300.000 emplois risquaient d’être supprimés en ce début d’année 2025 sur plusieurs sites industriels en France, souvent pour cause de nouvelles délocalisations vers des pays à bas coûts de main d’œuvre.
L’an dernier, parallèlement, la Banque de France enregistrait une hausse de 10,8% des dossiers de surendettement par rapport à l’année 2023, qui
accusait déjà une augmentation de 8% sur 2022. Mais, dans «l’Express» daté du 13 février, un dénommé Bertrand Martinot, présenté comme un économiste, proposait
de « désindexer pendant plusieurs années les pensions. Une année de gel des pensions, c’est rendre entre 4 et 4,5 milliards d’’euros d’économies
», ajoutait-il. D’autres commentateurs désignent comme des privilégiés les retraités qui ont fini de payer leur logement alors qu’ils ont fait des
sacrifices durant leur vie de travail pour rembourser leur emprunt. Les mêmes commentateurs sont farouchement opposés au rétablissement de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune
(ISF).
Les chiffres publiés plus haut montrent que les déficits des systèmes de retraite par répartition sont surtout sont imputables à la course aux profits les plus élevés possibles par
les banques et les grandes firmes privées. Les retraités et retraitées qui ont cotisé durant leur vie de travail pour acquérir des droits à pension ne doivent pas payer ces
additions.
Une pension nette moyenne juste au dessus du SMIC
Selon le rapport de la Cour des comptes rendu en février au gouvernement, la pension nette moyenne des personnes en retraite serait de 1.512€ par mois. C’est juste au dessus du SMIC à 1.426,30€ depuis novembre 2024. Mais l’Union Confédérale des retraités CGT rappelle que 60% des retraités et retraitées perçoivent une pension nette mensuelle inférieure au SMIC ; 31%, dont 74% de femmes, perçoivent moins de 1.000€ nets par mois et 11% de ménages de retraités vivent en situation de pauvreté et de misère avec une pension moyenne de 790€ par mois. Du coup, 700.000 personnes en retraite n’ont pas de complémentaire santé ou de mutuelle et 1,6 million de personnes en retraite ne se soignent plus ou peu.
Comme d’autres avant lui, le gouvernement Bayrou veut faire remonter l’âge de départ en retraite à 64 ou 65 ans et désindexer la revalorisation des pensions de la hausse moyenne des prix. Mais selon un sondage ELABE réalisé le 21 février, 65% des Français sont opposés au report de l’âge légal de départ à la retraite et 90% des retraités sont opposés à la sous indexation des pensions par rapport à l’inflation. Ces exigences sont en phase avec celle de l’UCR-CGT pour « l’augmentation immédiate de 10% de toutes les pensions et de 300 euros du minimum contributif ».
Les rassemblements et les manifestations du 20 mars, premier jour du printemps 2025, doivent montrer que les retraités et retraitées n’entendent pas se laisser faire. Les neuf organisations syndicales et associations que sont l’UCR-CGT, la FSU, Solidaires Retraités, la CFE-CGC, la CFTC, la FRG-FP, La LSR, Ensemble -Solidaires et l’UNRPA ont donc de bonne raison de continuer le combat. En attendant cette date chaque retraité et retraitée pourra dialoguer avec d’autres retraités afin de les motiver pour participer à cette journée d’action.
mise en ligne le 10 mars 2025
Ellen Salvi sur www.mediapart.fr
Dix mois après l’explosion des révoltes, les différentes forces politiques de l’archipel se sont retrouvées autour de la même table pour discuter de l’avenir institutionnel du territoire. Décryptage avec Jean-François Merle, ancien conseiller de Michel Rocard pour les outre-mer.
Après une semaine passée en Nouvelle-Calédonie, Manuel Valls a remis aux forces politiques de l’archipel un document d’onze pages présentant les orientations du gouvernement sur l’avenir institutionnel du territoire. Brassant les sujets au cœur du processus de décolonisation – l’autodétermination et le lien avec la France, la citoyenneté et le corps électoral, la gouvernance et les institutions calédoniennes –, ce document pose toutes les hypothèses censées aboutir sur un futur « compromis politique » sur une souveraineté redéfinie.
Rappelant que ces orientations n’engageaient que l’État et qu’elles n’avaient pas valeur d’accord, les partis indépendantistes et loyalistes ont toutefois unanimement salué la méthode du ministre des outre-mer. Ce dernier a réussi là où ses prédécesseurs – Sébastien Lecornu et Gérald Darmanin en tête – avaient échoué : réunir tout le monde autour de la même table, ce qui n’était plus arrivé depuis 2021. « Il y a eu une dynamique, cela ne veut pas dire que c’est réglé », a prévenu l’intéressé, qui a déjà prévu une nouvelle visite dans le courant du mois de mars.
Réuni en convention le mardi 4 mars, le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) a noté que certains « objectifs » avaient été atteints. « Le passage en force est exclu et la recherche du consensus est une volonté manifeste », s’est notamment félicité le mouvement indépendantiste, en référence à la façon dont l’exécutif français avait voulu imposer le dégel du corps électoral, texte qui avait littéralement embrasé l’archipel en mai 2024. « La méthode Valls est encourageante, pour autant le FLNKS restera vigilant sur la suite du processus », poursuit-il.
Depuis sa nomination au ministère des outre-mer, Manuel Valls répète être « revenu aux fondamentaux des accords de paix » signés en 1988 (Matignon-Oudinot) et en 1998 (Nouméa), que certain·es dans le camp loyaliste cherchent à remettre en cause. « Il y a une volonté de terminer la décolonisation, d’émancipation du peuple kanak, c’était la base de l’accord de Nouméa, il faut la faire vivre, a déclaré le ministre sur Nouvelle-Calédonie La 1ère, le 1er mars. Et puis les Calédoniens ont voté trois fois, même si le dernier référendum a laissé un goût d’inachevé. »
Pour comprendre les fondamentaux du processus de décolonisation, mais aussi l’évolution des forces politiques de l’archipel et l’accumulation d’erreurs qui ont conduit à la crise de l’an dernier, Mediapart a interrogé le conseiller d’État honoraire Jean-François Merle, ancien conseiller de Michel Rocard pour les outre-mer lors de la négociation des accords de Matignon-Oudinot.
Mediapart : Dix mois après l’explosion des révoltes en Nouvelle-Calédonie, quel regard portez-vous sur cette récente période ?
Jean-François Merle : D’abord, un sentiment d’immense gâchis, parce que ces émeutes auraient pu être évitées. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Les élections provinciales ont été reportées en 2025, les discussions ont repris, sur un projet global et pas uniquement sur le corps électoral, tous les partenaires ont accepté d’y prendre part, il n’y a plus de date couperet imposée…
C’est-à-dire très exactement ce que recommandaient, au printemps 2024, ceux – nombreux et d’horizons très divers – qui mettaient en garde l’exécutif sur les risques que faisait courir à la Nouvelle-Calédonie son projet de loi constitutionnelle modifiant le corps électoral pour les élections provinciales.
Le chef de l’État et son gouvernement ont été sourds à ces avertissements et aveugles aux signaux qui montraient la détermination de la population kanak face à ce passage en force, remettant en cause un processus de décolonisation engagé depuis plus de trente-cinq ans avec les accords de Matignon. Mais entre-temps, les émeutes ont causé la mort de quatorze personnes, des dizaines ont été blessées, elles ont provoqué la destruction de nombreuses entreprises et d’équipements publics, des millions d’euros de dégâts, un tiers de la population salariée est au chômage…
« Il n’y aura pas de reconstruction durable de la Nouvelle-Calédonie sans des politiques publiques qui s’attachent à réduire ces inégalités et à réparer ces injustices. »
Cette période a aussi marqué une régression dans la difficile construction d’un destin commun entre les communautés qui vivent en Nouvelle-Calédonie. Des blessures ont été ravivées, à nouveau certains ont eu peur de leurs voisins, le racisme s’est exprimé sans retenue sur les réseaux sociaux ou dans des tags, même s’il y a aussi eu de vraies chaînes de solidarité dans certains quartiers populaires de Nouméa ou dans des communes de brousse, quand les approvisionnements manquaient.
Enfin, ces émeutes ont aussi mis en lumière l’absence de perspectives d’une partie de la jeunesse, laissée-pour-compte des avancées économiques et sociales qu’ont permis les accords de Matignon puis de Nouméa, et qui s’est exprimée brutalement, dans le nihilisme et la destruction. Il n’y aura pas de reconstruction durable de la Nouvelle-Calédonie sans des politiques publiques qui s’attachent à réduire ces inégalités et à réparer ces injustices.
Le déplacement de Manuel Valls dans l’archipel a vu reprendre les discussions sur son avenir institutionnel. Avez-vous observé un changement de méthode côté gouvernement français ?
Jean-François Merle : Incontestablement. Plus exactement, il s’agit d’un retour à une méthode éprouvée, celle initiée par Michel Rocard en 1988, et que tous les gouvernements avaient suivie – jusqu’à celui d’Édouard Philippe, inclusivement. Cette méthode est fondée sur l’impartialité de l’État, la recherche du consensus par le dialogue et le temps nécessaire à la négociation, la perspective d’une décolonisation pacifique et réussie.
Lors de ce même déplacement, le ministre a également eu un vif échange avec le député Nicolas Metzdorf autour de l’expression « peuple premier » que l’élu loyaliste perçoit comme une insulte. Qu’avez-vous pensé de cet échange ?
Jean-François Merle : Tout le monde sait que « peuple premier » exprime une antériorité, pas une supériorité. Mais il y a une tentation permanente, chez les ultras du camp non indépendantiste, d’instrumentaliser des mots ou de diaboliser des personnes. Ça dispense de penser et d’argumenter. Leur point Godwin est atteint lorsqu’ils mentionnent Edgard Pisani ou l’indépendance-association.
La présidente loyaliste de la province Sud, Sonia Backès, remet, elle aussi, en cause l’accord de Nouméa, estimant que le texte comporte des « ambiguïtés volontaires » qui auraient planté « les graines de la violence ». Que vous inspirent de telles déclarations ?
Jean-François Merle : Ceux qui signent un accord, qui repose sur un compromis, n’attendent nécessairement pas la même chose de la mise en œuvre de cet accord. Les indépendantistes en espéraient un vote en faveur de l’indépendance, les non-indépendantistes en attendaient le contraire. Il n’y a pas d’autre ambiguïté volontaire que celle qui est l’essence du compromis. Quant à la violence, de la part de quelqu’un qui n’hésitait pas à dire : « Le bordel, c’est nous qui le mettrons »...
Plus largement, quel regard portez-vous sur l’évolution du mouvement loyaliste par rapport aux figures que vous avez pu côtoyer au moment de la signature des accords de Matignon ?
Jean-François Merle : Le camp non indépendantiste a toujours été composite, mais dans les années 1980, il était rassemblé derrière un leader peu contesté, Jacques Lafleur. Et ce leader a su, à un moment clé de l’histoire de la Nouvelle-Calédonie, préférer son pays à son parti.
Aujourd’hui, il n’est plus seulement composite, il est fracturé entre, d’une part, des composantes que je qualifierais de souverainistes, qui recherchent la plus grande autonomie possible au sein de la République, et, d’autre part, des formations dont le « loyalisme » consiste essentiellement à attendre de la France des subventions et des gendarmes pour les protéger des Kanak. Il n’y a plus de leader mais beaucoup de chefs et cheftaines, grands ou petits, dont beaucoup n’ont guère comme horizon que les prochaines élections.
Et côté indépendantiste ?
Jean-François Merle : Le camp indépendantiste a toujours été, lui aussi, composite, c’est pour cela que ses différentes formations étaient regroupées dans un « front ». Les divisions se sont accentuées au point que, depuis 2001, il n’a plus été capable d’élire un président qui incarne le FLNKS. Si toutes ses composantes souhaitent l’indépendance, certains ont élaboré un projet d’indépendance partenariale avec la France, d’autres restent davantage dans le vague, réclamant la pleine souveraineté et renvoyant à plus tard les conditions de son exercice.
Les tensions se sont exacerbées au printemps 2024 autour des modalités d’action de la CCAT [Cellule de coordination des actions de terrain – ndlr] ou des contacts avec l’Azerbaïdjan, et fin 2024, deux des formations historiques ont quitté le FLNKS. Jusqu’à l’élection d’Emmanuel Tjibaou, comme député puis comme président de l’Union calédonienne, il y avait eu très peu de relève générationnelle du côté indépendantiste. Je pense que son élection est due pour une bonne part au fait qu’il incarnait cette relève et qu’il était extérieur aux appareils partisans.
Pour lever toute ambiguïté, justement, pourriez-vous rappeler les principes et l’esprit des accords de Matignon et de Nouméa ?
Jean-François Merle : Les accords de Matignon-Oudinot avaient une double finalité : restaurer la paix civile et organiser une période de transition permettant un rééquilibrage politique, économique et social, avant un référendum d’autodétermination. Ils reposaient sur deux piliers : le partage du pouvoir, qui ne découlait plus uniquement du principe majoritaire, et la reconnaissance de la légitimité de tous ceux qui vivaient en Nouvelle-Calédonie en 1988 à participer aux choix d’avenir pour le pays.
Ces accords s’inscrivaient dans une démarche de « décolonisation dans la République », selon l’expression de Michel Rocard, avec l’autodétermination à l’issue du processus.
« C’est la nature des liens avec la France qui est posée, des liens qui ne peuvent plus être imposés. »
L’accord de Nouméa allait plus loin. D’abord, il y a son préambule, qui offre une lecture partagée de l’histoire coloniale de la Nouvelle-Calédonie et reconnaît la place qui doit revenir à l’identité kanak. Ensuite, il trace un chemin d’émancipation, avec le transfert à la Nouvelle-Calédonie de toutes les compétences non régaliennes et l’organisation d’un véritable pouvoir législatif. Enfin, il reconnaît une citoyenneté calédonienne, distincte de la citoyenneté française, pour les élections provinciales et l’accès à l’emploi local.
Le grand constitutionnaliste qu’était Guy Carcassonne, lui aussi ancien conseiller de Michel Rocard, disait du titre XIII de notre Constitution, où figure l’accord de Nouméa, qu’il était la « mère porteuse » de la Constitution d’un pays en devenir…
Vous avez expliqué que le troisième référendum d’autodétermination était « calamiteux ». Quelle valeur doit-on accorder à son résultat ?
Jean-François Merle : Quand on organise un référendum, c’est pour demander au peuple souverain de trancher une question politique. Si le peuple ne s’exprime pas, quelle qu’en soit la raison, la question reste irrésolue. Le référendum de 2021 est donc légalement valable et politiquement inopérant. D’ailleurs, si ce référendum avait tranché les choses d’une manière aussi incontestable que les deux premiers, les discussions seraient aujourd’hui d’une autre nature.
La question de l’accession à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie est-elle toujours d’actualité ? Quel chemin les partenaires de l’accord de Nouméa doivent-ils selon vous emprunter pour y parvenir ?
Jean-François Merle : La question qui est posée à la France est de savoir si, pour une fois dans son histoire, elle parvient à réussir une décolonisation, ce qui signifie beaucoup plus que de reconnaître une indépendance, et si elle est capable, au XXIe siècle, de concevoir son influence et ses relations avec des territoires éloignés de l’Hexagone autrement qu’en termes de possession.
La question qui est posée à la Nouvelle-Calédonie, et spécialement au peuple kanak, est de savoir ce que signifie la pleine souveraineté, dans un système géopolitique à la fois aussi incertain, dangereux et interconnecté que le monde où nous vivons. Jean-Marie Tjibaou parlait de la « capacité à négocier les interdépendances ».
C’est donc la nature des liens avec la France qui est posée, des liens qui ne peuvent plus être imposés, fût-ce par l’effet d’une longue histoire, mais librement choisis et consentis.
Le gouvernement a présenté une série d’orientations pour commencer à dessiner les contours d’un avenir partagé en Nouvelle-Calédonie. Que pensez-vous des pistes évoquées ?
Jean-François Merle : Le gouvernement a proposé aux acteurs politiques calédoniens de discuter autour de trois thématiques fondamentales : la nature du lien avec la France, la citoyenneté calédonienne et la gouvernance du pays, et pour chacune de ces thématiques, le document énonce les différentes positions recueillies lors des contacts que le ministre a eus avec les délégations des deux camps. C’est une bonne méthode, qui permet de circonscrire les convergences et les divergences sur les questions essentielles.
Manuel Valls a également indiqué qu’il faudrait, à un moment donné, trouver les modalités pour associer la société civile à la discussion de ces orientations. Cela n’avait pas été possible en 1988 – même s’il y avait eu la « mission du dialogue » avant les accords de Matignon –, ni en 1998, mais après ce qui s’est passé au printemps 2024, c’est tout à fait nécessaire.
mise en ligne le 9 mars 2025
Léa Darnay sur www.humanite.fr
Quatre ans après la mobilisation historique à l’Ibis Batignolles, le mouvement des femmes de chambre des hôtels Campanile et Première Classe de Suresnes est en train de faire date. En grève depuis six mois, ces travailleuses à temps partiel ont obtenu des CDI. Infatigables, elles continuent la lutte.
Six mois que les drapeaux CGT-HPE (hôtels de prestige et économiques) flottent devant les hôtels Campanile et Première Classe de Suresnes (Hauts-de-Seine), filiales du Louvre Hotels Group. Depuis le 19 août 2024, seize employés, pour la plupart des femmes de chambre, sont en grève.
Ce 5 mars, assises sur des chaises de camping au soleil, gilets rouges sur le dos et caisses de grève dans les mains, ces femmes n’ont rien perdu de leur combativité du début. Au contraire : « Ils pensaient qu’on allait abandonner, mais on est toujours là ! » s’exclame une lingère gréviste, en poste depuis onze ans dans le groupe.
Les dernières nouvelles donnent raison à leur lutte. Après des mois de négociations face à une direction « apathique », se désole Kandé Tounkara, représentante syndicale CGT, un premier succès a été enregistré : la promesse de passer tous les contrats en temps partiel en CDI à temps complet.
Mais « tant que l’accord n’est pas signé, on reste sur nos gardes », modère la cégétiste. « La plupart habitaient loin et devaient conjuguer leur vie de famille avec deux emplois mal rémunérés, c’était indigne ! » poursuit la déléguée syndicale. Parfois, seules dix minutes de temps de travail manquaient sur les contrats pour passer en temps complet, « mais cela n’empêchait pas qu’elles fassent des heures supplémentaires ! » dénonce Aboudou Djanfar, élu CGT au CSE.
Une salariée bloquée au Mali et licenciée dans la foulée
L’élément déclencheur de la grève, en août 2024, fut le licenciement de Magassa Sakho. L’employée, femme de chambre depuis onze ans au Campanile, avait posé ses jours de congé jusqu’au 28 mai pour aller voir sa famille au Mali. À la suite de la perte de ses papiers, elle se retrouve bloquée, obligée d’entamer une déclaration de perte à la préfecture du Mali dont les relations dégradées avec la France freinent une procédure déjà longue.
Ses supérieurs, pourtant informés de sa situation, envoient des courriers à son domicile francilien avant de la convoquer le 12 août pour un licenciement pour « une absence injustifiée de plus de deux mois », précise à l’Humanité la direction du groupe. De retour en France trois jours plus tard, elle reprend le travail un dimanche, sans être avertie de la procédure à son encontre. Le lendemain, la direction fait intervenir la police pour mettre Magassa à la porte. « C’est scandaleux, ils ont appelé les forces de l’ordre comme si elle était un voyou », réagit Aboudou Djanfar.
Une humiliation de trop pour les employés qui dénoncent depuis deux ans des procédures ciblées et répétées à l’encontre du personnel le plus ancien dans la société. « Les méthodes deviennent insupportables, dénonce l’élu CGT. Ils cherchent toutes les excuses pour limoger les anciens parce qu’on leur coûte trop cher. »
Depuis quelques années, Louvre Hotels fait appel à des équipiers polyvalents qui doivent se charger de la réception, de l’entretien des chambres, de la cafétéria. Une multiplication des tâches qui ne s’appliquent pas aux salariés arrivés dans l’entreprise avant l’adoption de ces nouveaux contrats polyvalents. « Un problème qu’ils tentent de résoudre en virant les anciens », croit savoir le représentant syndical.
« On ne demande pas leurs dividendes »
Depuis que le nouveau PDG du groupe est arrivé en 2023, tout est prétexte à faire des économies, dénoncent les grévistes. La compagnie, deuxième groupe hôtelier européen avec plus de 1 700 établissements, ambitionne d‘atteindre le top 3 mondial. « Ils ne remplacent plus les départs ni les congés maternité, commente Aboudou Djanfar. On est passé de 78 à 68 employés. La pression au travail s’intensifie. Mais il n’y a aucune reconnaissance. »
Actuellement, les femmes de chambre ne sont plus que 18 pour nettoyer les 300 chambres des deux hôtels. « On était 24 il y a encore quelques mois, affirme Kandé Tounkara. Pendant les jeux Olympiques, des collègues se sont retrouvées à deux pour faire 40 chambres, les conditions étaient très difficiles ! »
Malgré un emploi précaire et la pénibilité du travail, les professionnelles ont répondu à l’appel pour assurer leurs tâches lors de l’événement mondial. Seulement, la direction refuse toute augmentation de salaire et « estime que la prime de valeur partagée de 800 euros pour les temps pleins suffit », déplore la représentante syndicale.
Les rémunérations n’évoluent donc que très rarement. « Je gagne 1 565 euros environ sans les primes, alors que je suis là depuis douze ans, intervient une gréviste, mère de famille. Au siège, ils se sont partagés combien grâce aux JO ? se questionne la déléguée syndicale. On ne demande pas leurs dividendes. Juste 2 % ou 3 % d’augmentation et une prime de pouvoir d’achat, mais il est impossible de négocier, la direction est fermée. Nous voulons seulement de quoi vivre ! »
La direction précise auprès de l’Humanité « avoir mis en place des minima salariaux en fonction de l’ancienneté ces deux dernières années, lesquelles ont permis d’absorber l’inflation 2024 ». Elle souligne aussi qu’une prime JO de 900 euros a été versée en septembre 2024, « venant s’ajouter à une prime de partage de la valeur de 800 euros versée en janvier 2024 (…). Cela porte ainsi le montant de la prime globale au titre de 2024 à 1 700 euros ».
Au rythme du slogan « So, so, solidarité avec les femmes de Campanile » et encouragées par des passantes, les femmes de chambre ne baissent pas les bras. Malgré l’interdiction par la mairie de tout rassemblement ou manifestation demandés depuis le début du conflit, les employées s’installent devant l’hôtel Première Classe. « La police va venir, c’est certain », affirme Kandé Tounkara, avec habitude et détachement. « À quel titre nous refusent-ils de nous rassembler ? c’est un droit », s’exclament les femmes en lutte.
Si la direction pointe du doigt une « grève minoritaire » qui n’affecte pas son activité, les grévistes sont claires : « On souffre, mais notre mouvement de grève est légitime ! affirme avec conviction une employée. On le fait pour toutes les futures collègues qui nous remplaceront ! » Le 8 mars, Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, sera présente au côté des grévistes devant l’hôtel Première Classe, à l’occasion de la grève féministe.
mise en ligne le 9 mars 2025
Gilles Rotillon sur https://blogs.mediapart.fr/
En instillant dans l'opinion l'idée de la nécessité d'une économie de guerre, c'est la protection sociale qui est visée
Comme c’était prévisible, l’élection de Trump a des répercussions inquiétantes sur la paix mondiale. Son entente avec la Russie pour négocier une paix en Ukraine sans les Ukrainiens, ses prises de position sur Gaza, le Canada, le Groenland, Panama et l’Union européenne indiquent à la fois la mise en œuvre du repli de l’Amérique sur ses seuls intérêts (du moins tels qu’ils sont compris par Trump), et une politique impérialiste d’annexion de territoires et des ressources qu’ils possèdent. Pour l’Europe, le retrait américain du soutien militaire à l’Ukraine et son exhortation à ce que les membres européens de l’OTAN consacrent 5% de leur PIB à leur budget de défense reposent la question des dépenses militaires nécessaires aussi bien pour continuer à soutenir l’Ukraine en se substituant à l’aide américaine défaillante que pour garantir sa propre défense.
Si la situation internationale de tension exige sans doute de se poser des questions de défense, donc de financement pour pouvoir les traiter et si on juge nécessaire la hausse des budgets qui leur sont consacrées, la manière dont ce sujet est abordé, tant dans les médias courroies de transmission de la doxa dominante, que chez les responsables politiques est pour le moins unilatérale. Pour eux, il n’y a effectivement pas de question à se poser sur le financement, ce ne peut être qu’un arbitrage entre les budgets militaires et la protection sociale, la seule interrogation portant sur l’ampleur des « sacrifices » qu’il faut accepter pour préserver « notre sécurité ». Un exemple caricatural de cette position est celui de Rémi Godeau, rédacteur en chef de L’Opinion dans son « billet libéral » sur la chaîne Xerfi canal, qui nous explique que « la seule solution budgétaire tenable pour financer l’effort de guerre, c’est une baisse drastique des dépenses sociales, à commencer par les retraites ». Et la même position est tenue par Nicolas Bouzou, que sa page Wikipédia présente comme « un essayiste spécialisé en économie et chroniqueur de télévision et de radio »[1]et qui s’est empressé d’écrire que « Face au risque de guerre, le France doit adopter un programme de puissance économique. Augmenter le temps de travail, partir en retraite plus tard, simplifier radicalement la vie des entreprises, libérer l’innovation, sont désormais des impératifs sécuritaires ».
On ne peut pas douter non plus que c’est le point de vue d’Emmanuel Macron qui refuse toujours d’augmenter les impôts (des plus riches) préférant faire appel à la patrie et à l’union nationale pour faire accepter cette casse des services publics qui ne peut être que l’issue du « débat » compte tenu de la manière dont il est posé.
Et si sacrifice il y a, ce ne peut pas être une baisse des subventions sans contreparties aux grandes entreprises (plus de 150 milliards d’euros par an quand on évoque une hausse nécessaire de 80 milliards pour le budget de la défense), sur les dividendes en hausse qui ne cessent d’être versés aux actionnaires ou sur le patrimoine des plus riches (la part de celui des 1% les plus riches est passé de 41,3% en 2010 à 47,1% en 2021 de la valeur totale du patrimoine des Français).
En revanche la tactique bien connue de la dramatisation du conflit avec la Russie permet d’insister sur la nécessité du sacrifice. C’est ce qu’a fait Emmanuel Macron dans son allocution en pointant toutes les actions russes qui justifieraient ce constat (assassinats d’opposants à l’étranger, cyberattaques, désinformation organisée, manipulation des élections), qui feraient de la Russie une menace existentielle pour l’Europe, et en généralisant immédiatement sur la prédiction qu’elle ne s’arrêterait pas aux frontières de l’Ukraine[2]. Il faut d’ailleurs noter que sa peur est sélective et que la condamnation de la « loi du plus fort » appliquée par la Russie envahissant l’Ukraine, ne s’applique pas à Israël faisant la même chose à Gaza.
Si le constat sur les actions hostiles de la Russie est juste, le passage à la prédiction est nettement plus problématique. Et quand le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot déclare dans Le Figaroque « la ligne de front ne cesse de se rapprocher de nous » en raison des « ambitions impérialistes » de la Russie, il est dans une surenchère qui ne s’appuie sur aucune réalité.
En fait, comme pour le recul de l’âge de départ en retraite, la première question qui doit être posée c’est celle du « pour quoi faire ? ». Quelles sont les raisons impératives qui exigent que tout le monde travaille plus longtemps ? Et de même, proclamer qu’une défense européenne est indispensable sans poser la question préliminaire de la stratégie commune qui la justifie c’est, dans l’état actuel des capacités de défense de l’Europe, avoir des budgets en hausse pour continuer à acheter des armements américains (55% du budget français est consacré à cela) et donc rester dépendant des USA. C’est aussi ravir les industries d’armement qui voient grimper leur cotation en Bourse (16% pour Thalès, 15% pour Dassault).
Ce faisant, on accroit encore les inégalités sociales ouvrant grand la porte à l’extrême droite, déjà au pouvoir dans de nombreux pays et de plus en plus puissante dans d’autres (en France, en Allemagne, en Suède, …).
D’autres moyens de financement des dépenses militaires supplémentaires ont été évoqués. L’un serait, en France, la création d’un livret d’épargne D (comme défense), sur le modèle du livret A pour capter une part de l’épargne populaire sans qu’en soient précisées pour l’instant les modalités (si son taux est de l’ordre du second, il serait peu attractif vu le niveau d’inflation actuel). Un autre serait de sortir les dépenses militaires de la dette publique ce qui permettrait de continuer à avoir la règle des 3% maximum de déficit laissant ainsi une plus grande marge aux États sur le plan budgétaire.
Outre la confirmation de la contrainte inutile de cette règle arbitraire que rien ne justifie, ni politiquement, ni économiquement, on peut aussi s’étonner qu’une telle proposition n’ait pas été formulée il y a longtemps pour avoir une politique écologique à la hauteur des enjeux et pour la construction d’une Europe sociale digne de ce nom.
On évoque aussi la confiscation des avoirs russes qui sont pour l’instant gelés. Mais si ce type d’annonce ne peut avoir qu’un effet positif sur l’opinion en faisant preuve de fermeté à l’égard de la Russie[3], il serait sans doute plus efficace si on expliquait par quels moyens légaux cette confiscation pourrait se faire. Le Canada l’a déjà tenté sans succès et pour l’instant ce genre de déclaration martiale est davantage un élément d’une politique de communication qu’une réponse opérationnelle. On comprend pourquoi c’est justement ce qu’a déclaré Attal, un expert des annonces sans lendemain, qui a subitement changer d’avis sur ce sujet.
Finalement, l’aggravation indéniable des tensions internationales ne sert finalement que de prétexte pour accélérer la disparition du modèle social européen déjà bien insuffisant qui était déjà au cœur des politiques néolibérales existantes.
[1] Si on peut s’interroger sérieusement sur la compétence en économie de cet « essayiste », il n’y a pas de doute sur son statut de « chroniqueur de télévision et de radio » tant il est souvent invité sur tous les plateaux. Ce qui en dit long sur l’objectivité des médias et leur pluralisme ou sur leur incompétence à juger de la qualité de leurs « chroniqueurs ».
[2] Si le constat sur les actions hostiles de la Russie est juste, le passage à la prédiction est nettement plus problématique
[3] Il faudrait d’ailleurs distinguer entre les avoirs des oligarques qui seraient une bonne chose et sur laquelle il n’y a pas de question de principe à opposer sinon sa possibilité dans le cadre du droit international et ceux détenus par la Banque centrale de Russie, dont la confiscation, si elle était juridiquement possible, ne manquerait pas d’exposer à des répliques de la part de la Russie qui auraient des répercussions sur l’euro difficiles à anticiper, mais sans aucun doute destabilisatrices.
mise en ligne le 8 mars 2025
Thierry Vincent sur https://www.blast-info.fr/
Entre le 16 et le 26 février, pas moins de cinq attaques ont été menées par des activistes néofascistes : quatre agressions physiques - dont deux auraient pu être mortelles - et un incendie criminel contre une mosquée. Dans l'indifférence quasi générale des médias et du pouvoir, dont la réaction a été plus que discrète. Blast revient sur ces dix jours où l'extrême droite n'a jamais semblé aussi sûre d'elle-même et de son impunité.
16 février 2025, fin d'après-midi à Paris
A priori, aller assister à une projection du film Z de Costa Gavras, un classique du cinéma politique français, par un dimanche après-midi hivernal ensoleillé, en plein centre de Paris, est une activité sans risque. Même si l'événement est placé sous le signe de l'antifascisme par son organisateur, l'association turque et kurde de gauche Young Struggle.
Et pourtant, le film a commencé depuis une trentaine de minutes quand 25 à 30 personnes cagoulées forcent l'entrée de l'immeuble. Dans la cour intérieure qui mène à la salle de projection, un jeune militant de la CGT est projeté au sol, roué de coups et blessé à l'arme manche dans le dos.
Paul, le militant CGT, est transporté en urgence à l'hôpital, mais aucun organe vital, n’a été touché et il ressort le lendemain avec des blessures sans gravité. Blast a recueilli son témoignage.
Après l'agression, les assaillants s'enfuient dans la rue en rigolant comme des gamins ayant réussi leur coup. L'un hurle : « Paris est nazi ! » Un autre réplique : « Lyon aussi est nazi ! »
Six individus, dont certains très jeunes - l'un est né en 2007 -, sont interpellés et placés en garde à vue. L'un d'entre eux, déjà connu des services de police, est placé en détention provisoire, les autres sont libérés sous contrôle judiciaire. Tous appartiennent à l'ultradroite.
Sur place, des autocollants « Kob veille », un nom qui fait référence aux anciens holligans d'extrême droite du Kop Boulogne à Paris, considéré comme un faux-nez du Groupe union défense (GUD, groupe d'extrême droite violent), ont été retrouvés.
Signe que le Parquet prend l'affaire très au sérieux, le Procureur de la République a immédiatement ouvert une enquête pour « tentative d'homicide volontaire ». Une fermeté qui tranche avec la désinvolture du pouvoir : ni le ministre de la Justice Gérald Darmanin, ni celui de l'Intérieur, Bruno Retailleau, ni aucun membre du gouvernement n'ont officiellement réagi à cette agression qui aurait pu très mal finir.
Nuit du 18 au 19 février à Bordeaux
En marge du blocage de Science Po Bordeaux, des étudiants sont rassemblés sur le campus universitaire de Pessac pour protester contre des coupes budgétaires.
Lucas (prénom d'emprunt), jeune militant de LFI de 25 ans, est venu en soutien. « Vers minuit, je m’écarte du groupe, témoigne-t-il dans le journal Sud Ouest. Deux hommes cagoulés me suivent. Il y a aussi des militants de chez nous qui se cachent le visage, mais là, c’étaient vraiment des cagoules. » Il tombe alors sur deux voitures à l’arrêt, moteur tournant. « Il y a une ou deux personnes dedans, qui me regardent lourdement, poursuit-il. Je suis rattrapé par les mecs de derrière. On me demande : “T’es antifa ?“» Il est projeté au sol et roué de coups de poing et de pied sur tout le corps. Lucas, qui est finalement parvenu à s'enfuir, dénombre au moins cinq agresseurs, dont un « portait une bombe lacrymogène» , et un autre qui filmait le tabassage avec un téléphone portable. Clémence Guetté, députée LFI de Gironde, a mis en cause le groupuscule néofasciste local La Bastide bordelaise, qui a pris la suite de Bordeaux nationaliste, organisation dissoute en février 2023 suite à de nombreuses violences. Lucas a porté plainte le 22 février.
19 février à Angers
Cinq néonazis sont interpellés pour une agression commise la nuit du 18 au 19 janvier dans le centre-ville d'Angers. Ils avaient apostrophé quatre étudiants, leur demandant s'ils étaient de gauche, puis avaient tenté de les forcer à faire un salut nazi. Face au refus de ces derniers, les agresseurs les avaient violemment passés à tabac.
22 février, près de Rennes
La scène se déroule à Cintré, près de Rennes, où Anton Burel, 31 ans, militant indépendantiste de gauche, est conseiller municipal. Il a passé la soirée avec des amis dans un bar de la commune. Vers 23 heures, l'établissement ferme. Selon sa version, rapportée par Libération, alors que les clients sont dehors, un groupe de six personnes,, « extérieures à la commune », précise-t-il, lance des slogans d’extrême droite comme « la France aux Français » et fait même des saluts nazis.
« Je me suis approché de celui qui avait fait le salut hitlérien et je lui ai dit que ce genre de geste et leurs propos n’étaient absolument pas admissibles», raconte Anton Burel. « L’un d’eux m’a répondu “on est chez nous” et il m’a tout de suite frappé. J’ai alors pris un coup de poing dans l’œil et un autre à la mâchoire. Je suis tombé à la renverse. Ma tête a cogné sur le trottoir et j’ai perdu connaissance. » Inconscient, il est à nouveau frappé au sol. Les agresseurs prennent alors la fuite. Anton Burel est emmené à l'hôpital où il passera la nuit. Le 25 février, il dépose plainte. Le 3 mars, le procureur de Rennes, Frédéric Teillet, met en doute la version de l'élu, affirmant que s'il y a bien eu bagarre, « les témoignages recueillis par les gendarmes ne permettent pas de confirmer de chants racistes et de saluts nazis » et précisant que les investigations se poursuivent. Anton Burel maintient néanmoins sa version, et Libération affirme avoir recueilli deux témoignages de personnes souhaitant rester anonymes qui confirment ses dires. Le gouvernement n'a envoyé aucun message de soutien public à l'élu.
Nuit du 25 au 26 février, à Jargeau (Loiret)
L'incendie qui s'est déclenché dans la nuit a totalement ravagé la petite mosquée de Jargeau, près d'Orléans. Trois jours avant le début du ramadan, l'émotion est immense au sein de la communauté musulmane, dans l'incompréhension du silence médiatique autour de cette affaire. D'autant que la mosquée avait déjà subi des menaces et que des graffitis injurieux y avaient été inscrits. Bruno Retailleau, le ministre de l'Intérieur, se fend d'une publication sur X : « Une enquête est en cours pour en déterminer le causes. Je tiens à exprimer mon soutien aux musulmans de Jargeau. ».
Et l'enquête progresse vite : la procureure d'Orléans, Emmanuelle Bochenek-Puren, déclare le 28 février que « les analyses des prélèvements effectués sur les lieux [...] confirment l'hypothèse d'un acte criminel ».
Une enquête est ouverte pour le crime de « destruction par un moyen dangereux pour les personnes commise en raison de la religion et pour provocation publique à la haine et à la discrimination raciale ». Mais l'annonce du Parquet ne provoque ni émotion particulière des médias et du pouvoir, ni aucune nouvelle réaction du gouvernement, maintenant que le motif raciste est privilégié.
26 février, à Montmorency (95)
Damien (prénom d'emprunt) se promène parfois avec un sweatshirt portant l'inscription « antifa » sur le côté de sa capuche. Une habitude qui apparemment devient dangereuse par les temps qui courent.
Vers 20 heures, il prend le train gare du Nord, à Paris, pour se rendre chez un ami à Montmorency. « C'est alors que je croise cinq hommes, crânes rasés portant des pokos Fred Perry liserés bleu blanc rouge, raconte-t-il à Blast. Nous nous dévisageons mutuellement et je pense qu'ils remarquent l'inscription « antifa » sur ma capuche. Mais je ne suis pas plus inquiet que ça, c'est l'heure de pointe, il y a du monde, je monte dans un autre wagon et je passe à autre chose. » Une quinzaine de minutes plus tard, arrivé à destination, il prend le chemin du domicile de son ami. Légèrement handicapé, il se déplace à l'aide d'une canne. « Je ne pense plus à cette histoire, dit-il, et je suis tranquille, écouteurs sur les oreilles, à écouter de la musique. Je ne suis pas particulièrement sur mes gardes à vérifier si je suis suivi. Mais quelques rues plus loin, ils me tombent et me poussent au sol, puis me frappent violemment, puis s’enfuient avec ma canne. J'ai rejoint le domicile de mon ami qui a prévenu le secours. » Damien reconnaît qu'il n'a pas eu le temps de voir ses agresseurs ni de les entendre parler - il avait son casque sur les oreilles -, mais il est persuadé que ce sont bien les skinheads d’extrême droite qui l'ont tabassé : « On ne m'a rien pris sauf ma canne, il n'y avait aucun motif crapuleux, c'est la seule explication. »
À l'hôpital, un scanner révèle une hémorragie cérébrale qui nécessite de le garder en observation plusieurs jours. Des photos et certificats médicaux attestent de la gravité de ses blessures. Il sort finalement de l'hôpital le 28 février après un deuxième scanner qui montre que l’hémorragie est résorbée. Encore un peu éprouvé et ayant besoin de repos, il nous affirme qu'il va déposer plainte dans les jours qui viennent pour cette agression qu'il considère comme une tentative de meurtre.
Bilan de ces sombres dix jours : 5 exactions graves commises par l'extrême droite, dont deux considérées comme criminelles par le Parquet et une qui, une fois signalée, pourrait l'être aussi.
Plus encore que cette recrudescence des violences d'extrême droite, c'est l'absence de réactions fortes du pouvoir et de la société dans son ensemble qui inquiète. Vite rangés dans la catégories « faits divers », ces incidents graves font au mieux quelques entrefilets dans la presse et presque rien dans les journaux télévisés. Quant au gouvernement, l'absence d'une parole forte de ministres aussi habitués aux coups d'éclat médiatiques que Bruno Retailleau ou Gérald Damanin en dit long sur la désinvolture du pouvoir face à la montée de groupes fascistes de plus en plus sûrs d'eux.
mise en ligne le 8 mars 2025
sur https://blogs.mediapart.fr/
Plus de 230 juristes, avocats, juges, et professeurs de droit du monde entier se joignent aux experts et rapporteurs de l'ONU pour qualifier juridiquement les crimes commis à Gaza de « génocide », et rappeler ainsi les obligations légales des États. Ce texte veut contribuer à la préservation du droit international aussi mis en péril à Gaza, afin d'éviter de nouvelles atrocités de masse en toute impunité. « L'histoire enseigne que la paix durable ne peut être construite sans justice. »
« Plus jamais ça ». Au lendemain de la libération du camp d’Auschwitz, dont nous fêtons les 80 ans, la communauté internationale a établi des règles de droit pour empêcher de nouvelles atrocités de masse et obliger les auteurs de ces actes à rendre des comptes. Pourtant, « nous assistons à un génocide qui se déroule sous nos yeux » écrivait le 28 octobre 2023, Craig Mokhiber, l’ancien directeur du bureau de New York du Haut-Commissariat aux droits de l’Homme de l’ONU, dans sa lettre publique de démission.
« J’ai travaillé lors des génocides contre les Tutsis, les musulmans bosniaques, les Yézidis et les Rohingyas. […] En tant que juriste spécialisé dans les droits humains, avec plus de trente ans d’expérience dans ce domaine, je sais bien que le concept de génocide a souvent fait l’objet d’exploitation politique abusive. Mais le massacre actuel du peuple palestinien, […] ne laisse aucune place au doute ou au débat. […] Il s’agit d’un cas typique de génocide ». Raz Segal, historien israélien et directeur du programme sur l’Holocauste et le génocide à l’Université de Stockton aux Etats-Unis, parle encore d’« un cas d’école de génocide ». Un nombre important de rapports et d’enquêtes d’experts, de comités, et de rapporteurs spéciaux des Nations Unies corroborent cette conclusion.
Si le cessez le feu de janvier laisse entrevoir la fin des massacres systématiques à Gaza, l'histoire enseigne que la paix durable ne peut être construite sans justice. Il est donc impératif de ne pas y laisser mourir aussi le droit international, en commençant par qualifier correctement les crimes commis par Israël au regard de ce droit. Des dizaines de juristes, avocats, juges, et professeurs de droit du monde entier se joignent aux experts et rapporteurs de l'ONU pour affirmer dans cette tribune qu’il convient de qualifier ces crimes de génocide, et rappeler ainsi les obligations légales des États dès lors qu'il existe un « risque sérieux » de génocide.
La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, dont découlent toutes les règles de droit national en la matière, définit le génocide comme un ou plusieurs « actes commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Ces actes incluent notamment le meurtre, l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale, et la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique. La commission d’un seul de ces actes suffit à caractériser l’élément matériel du génocide. Or, Israël a commis au moins l’ensemble de ces trois actes à Gaza, sur lesquels cette tribune se concentrera, bien que les crimes commis contre le peuple palestinien dans les autres territoires palestiniens occupés doivent être pris en considération pour mesurer leur ampleur.
Premièrement, depuis le 8 octobre 2023, les frappes de l’armée israélienne ont tué plus de 48 348 personnes à Gaza, dont plus de 14 500 enfants. 60% des victimes sont des femmes, des enfants et des personnes âgées. Plusieurs milliers de personnes restent ensevelies sous les décombres. Deuxièmement, outre la commission avérée de ces meurtres, des atteintes physiques et psychologiques considérables sont caractérisées : on dénombre plus de 111 761 blessés, dont une grande partie souffrent de blessures graves. Israël a fait de Gaza le territoire qui compte le plus d'enfants amputés par habitant au monde. Les Palestiniens à Gaza subissent des traumatismes psychologiques inimaginables dans ce climat de terreur et d’impuissance créé par la constance des attaques aériennes et terrestres, et l’effondrement des infrastructures vitales. « La quasi-totalité des 1,1 million d’enfants de Gaza ont un besoin urgent de protection et de soutien en matière de santé mentale ». Un recours généralisé à la torture et aux mauvais traitements a également été observé en cas de détention.
Troisièmement, en ce qui concerne l’acte de « soumission d’un groupe à des conditions de vie entraînant sa destruction partielle ou totale », la jurisprudence internationale a précisé qu’il s’agit de situations où les membres du groupe sont condamnés « à mourir à petit feu ».
Or d’une part, depuis octobre 2023, Israël a procédé méthodiquement au bombardement des moyens de subsistance des Palestiniens à Gaza, déjà dépendants à 80% de l’aide humanitaire du fait d’une occupation imposée depuis 1967 et un blocus illégal de Gaza. Ces frappes ont abouti à la destruction de 92% de leurs logements, des points d’accès à l’eau, des terres agricoles, du bétail, des installations sanitaires et électriques (entraînant un nombre record d’infections et de maladies), de 84% des établissements de santé, tuant plus de 340 professionnels de santé et condamnant les nombreux blessés à ne pas pouvoir être soignés. Israël a ainsi procédé au déplacement forcé et répétitif de 1,9 millions de personnes, soit 90% de la population, dans des camps privés de tout, et qu’il a continué de bombarder. La promiscuité ainsi que l'absence d'installations sanitaires qui prévalent dans ces camps y favorisent aussi la propagation rapide des maladies infectieuses.
D’autre part, Israël a bloqué les camions acheminant l’aide humanitaire, y compris les fournitures médicales, qui ne pénètrent qu’au compte-gouttes à Gaza. « Il ne s’agit pas juste de négligence, mais d’une politique délibérée de privation ayant entraîné des milliers de décès par déshydratation et maladie », explique la directrice exécutive de Human Rights Watch, Tirana Hassan. « Pour que le siège soit efficace, nous devons empêcher les autres de porter secours à Gaza […] Il faut dire aux gens qu’ils ont le choix entre deux options : rester et mourir de faim, ou partir » expliquait en octobre 2023 Giora Eiland, conseiller auprès de Yoav Gallant, alors ministre israélien de la défense jusqu'à fin novembre 2024. Ce dernier confirmait publiquement avoir ordonné « un ‘siège complet’ de la ville de Gaza, qu’il n’y aurait 'pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de combustible' et que 'tout [étai]t fermé'» Afin d’obstruer l’accès à l'aide humanitaire, Israël a été jusqu’à bombarder des infrastructures de l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), la principale organisation d'aide à Gaza et dans la région, tuant plus de 258 de ses employés depuis octobre 2023.
Selon des chiffres des Nations Unies, dès mars 2024, « 100 % de la population de Gaza [était] dans une situation d’insécurité alimentaire grave (ou de famine). C’[était]la première fois qu’une population entière [était] ainsi classée ». D'après l’UNICEF, la malnutrition « aiguë a atteint des niveaux alarmants [...]. Chaque journée sans traitement peut leur être fatal. [...] Si nous n’agissons pas immédiatement, nous risquons de perdre une génération entière [...]. ». En juillet 2024 le Rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation a clairement affirmé qu' « Israël utilise la famine comme stratégie dans le cadre du génocide qu’il mène actuellement contre le peuple palestinien à Gaza ». Ces conditions sont donc bien de nature à entraîner « la destruction physique totale ou partielle » des Palestiniens à Gaza.
Contrairement à l’idée couramment répandue, le crime de génocide n’est pas subordonné à un nombre plancher de personnes tuées. En novembre 2021, le tribunal régional supérieur de Francfort a par exemple reconnu un membre de l’État islamique coupable de génocide pour les atteintes graves à l’intégrité physique et psychique commises envers une femme yézidie et sa fille, réduites en esclavage après leur capture lors du massacre par l’État Islamique de plus de 5000 Yézidis en 2014 à Sinjar. En mars 2016, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a aussi condamné un membre des forces serbes pour génocide, en raison des massacres de Srebrenica de 1995, entraînant la mort d’au moins 7000 hommes et garçons musulmans.
En ce qui concerne l’élément intentionnel du génocide, la caractérisation de l'intention génocidaire n'est pas non plus subordonnée à une volonté d’anéantissement d’un groupe entier, et peut être constituée dès lors que l’un des actes susvisés a été commis dans l’intention spécifique de détruire « tout ou partie » du groupe.
Sur la « partie » du groupe, la jurisprudence internationale admet qu'elle peut être « au sein d’une zone géographique précise » et non « dans le monde entier ». Elle apprécie alors le contrôle et l’opportunité de l’auteur du crime de génocide sur cette zone. Gaza est enclavée et sous le contrôle d'Israël qui a donc la « possibilité » d'en anéantir la population. En ce sens, Amos Goldberg, historien israélien spécialiste de la Shoah, déclarait que « ce qui se passe à Gaza est un génocide, car Gaza n’existe plus ».
La jurisprudence exige aussi que cette partie du groupe soit « substantielle », ce qui s’apprécie au regard de « l’élément quantitatif ainsi que de la localisation géographique et de la place occupée par cette partie au sein du groupe. ». Or, les gazaouis représentent 40% des 5,5 millions de palestiniens des territoires occupés, soit une partie « suffisamment importante pour que sa disparition ait des effets sur le groupe tout entier ». Le critère quantitatif étant tragiquement rempli, la CIJ, la plus haute instance de justice chargée de poursuivre les crimes internationaux des États, a reconnu en janvier 2024 qu’il s’agissait d’une partie « substantielle » du groupe, sans qu’il soit nécessaire d’examiner les autres critères.
Par ailleurs, l’intention génocidaire (ou le dol spécial) d’Israël de détruire cette partie du groupe peut être démontrée par des preuves directes (déclarations ou documents provenant des autorités étatiques) ou se déduire des preuves indirectes.
En premier lieu, les responsables israéliens ont publié des déclarations et des documents qui traduisent clairement leur intention de détruire les Palestiniens à Gaza. Yoav Gallant, annonçait par exemple en ces termes le 10 octobre 2023, en quoi consistait leur plan méthodique connu sous le nom de « Glaives de fer » : « nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence […] Gaza ne reviendra pas à ce qu’elle était avant. Nous détruirons tout. […] Cela prendra des semaines, voire des mois, aucun endroit ne nous échappera ». Isaac Herzog, le président d’Israël, ajoutait deux jours plus tard : « c’est toute une nation qui est responsable […] et nous nous battrons jusqu’à leur briser la colonne vertébrale ».
37 experts et rapporteurs de l’ONU dès novembre 2023 se sont alarmés d’une « rhétorique manifestement génocidaire et déshumanisante des hauts responsables israéliens », appelant à la « destruction totale et à l’effacement » de Gaza, et à la nécessité de « les achever tous », rhétorique largement répandue « dans plusieurs secteurs de la société israélienne ».
En second lieu, en matière de preuves indirectes de « l’existence d’une ligne de conduite délibérée » d’Israël et de son intention génocidaire, les experts susvisés n'ont pu que constater la présence d'un grand nombre d'indices pris en compte par la jurisprudence internationale, tels que « l’ampleur des atrocités commises, le fait de viser systématiquement certaines victimes en raison de leur appartenance à un groupe particulier, ou la récurrence d’actes destructifs et discriminatoires.» ; « les armes utilisées et la gravité des blessures subies par les victimes, le caractère méthodique de la planification ; le caractère systématique du crime », et « plus de victimes et de dégâts que ce qui était nécessaire d’un point de vue militaire ».
Sur ce seul dernier indice des pertes disproportionnées, il sied de rappeler que l’analyse des attaques montre qu’Israël a visé la population civile plutôt que des cibles militaires, pour raser des quartiers entiers, en violation manifeste du droit des conflits armés. « Des Palestiniens ont été tués chez eux ou dans leur lit d'hôpital. ». Les experts ont relevé que pendant les premiers mois de l’attaque, Israël a largué plus de 25 000 tonnes d'explosifs, équivalant à deux bombes nucléaires, sur Gaza, une zone de seulement 41 km de long sur 6 à 12 km de large, soit moins de la moitié de la superficie de Madrid.
Des méthodes de guerre planifiées et rarement employées en temps de guerre ont aussi été relevées, comme la privation délibérée des besoins fondamentaux; des pilonnages incessants pendant 15 mois et l’utilisation d’armes à rayon large contre les bâtiments d’habitation et infrastructures publiques dans des quartiers densément peuplés, utilisant des munitions non guidées (ou « bombes muettes ») et principalement durant la nuit; les tirs des forces israéliennes sur la foule alors qu’elle venait récupérer des denrées alimentaires; les attaques sur la route empruntée par la population alors qu’elle était évacuée de force en 24h ; les déplacements répétés des Gazaouis vers des « zones de sécurité » désignées comme des camps de réfugiés et ensuite bombardés ; et la destruction des hôpitaux et des écoles où se réfugiaient les survivants.
La poursuite des crimes par Israël malgré les avertissements répétés de l’ONU, malgré les trois ordonnances de mesures provisoires de la CIJ, établissant qu’il existe un « risque réel et imminent » de génocide, et par conséquent malgré la parfaite conscience des responsables israéliens de l’impact des crimes sur le groupe ciblé est un autre indice déterminant pour la qualification de l’élément intentionnel. La CIJ lui a ordonné sans succès dès janvier 2024 de «prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire » et de « cessez immédiatement toutes ses opérations militaires ».
Enfin, Israël ne saurait invoquer le mobile de ses crimes pour les justifier, puisque l’intention génocidaire peut être « une méthode de conduite des hostilités » pour atteindre d’autres objectifs militaires, tels qu’en l’espèce l’éradication du Hamas. Il ne saurait non plus invoquer le droit à la légitime défense puisqu’il ne respecte pas les principes de nécessité et de proportionnalité. En tout état de cause, un État occupant ne peut y recourir, si la menace émane du territoire occupé.
Au vu de tout ce qui précède, les signataires de cette tribune urgent donc tous les États à respecter leurs obligations de droit international : prévenir tout acte génocidaire envers les Palestiniens à Gaza et dans les autres territoires palestiniens occupés; mettre tout en œuvre pour maintenir un cessez le feu durable; imposer un embargo total sur les armes et des sanctions économiques à Israël; cesser tout type d’aide financière, militaire à Israël ou tout soutien passible de poursuites pour complicité de génocide et suspendre les accords de coopération avec Israël ; soutenir l’application des ordonnances de la CIJ ; arrêter les responsables contre lesquels un mandat d’arrêt a été émis par la Cour Pénale Internationale ; et poursuivre dans leurs systèmes judiciaires les personnes physiques et morales responsables et complices du génocide, notamment au titre de la compétence universelle.
Recherche et rédaction :
- Marie-Laure Guislain, avocate de formation, spécialisée dans les crimes internationaux en France, à l’origine notamment des plaintes pour complicité de crimes contre l’humanité contre Lafarge ou complicité de génocide contre BNP au Rwanda,
- Tamsin Malbrand, avocate de formation, spécialisée dans les crimes internationaux en France, à l’origine notamment de la plainte pour complicité de génocide contre BNP au Rwanda.
Contributeurs :
Joel Bedda, juriste en droit international pénal et humanitaire
Yasmina El Moussaid, juriste en droit international
suivent les noms des 230 juristes signataires
mise en ligne le 7 mars 2025
Par Josué Toubin-Perre sur https://www.natura-sciences.com/
Le mouvement Stand up for science s’inscrit en soutien aux scientifiques des États-Unis attaqués par l’administration Trump. Il espère faire revivre les Marches pour la science qui avaient mobilisé plus d’un million de personnes en 2017. Des événements s’organisent dans plusieurs villes de France.
Depuis plus d’un mois, le milieu universitaire des États-Unis subit un assaut frontal. Dès son installation dans le bureau ovale le 20 janvier, le président Donald Trump, ouvertement climatodénialiste, a multiplié les décrets pour rendre la science moins « woke », et moins écologique.
Ces décrets coupent les subventions. Ils demandent à supprimer des mots comme « climat », « femme » ou « systémiques » des projets de recherche pour obtenir des financements. Lundi 24 février, la scientifique en chef de la Nasa Katherine Calvin, conseillère principale de l’agence en matière de climat, n’a pas pu assister à une réunion du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (Giec).
Un mouvement mondial pour sortir de la sidération
Le mouvement Stand up for science est né pour mettre fin à cette terreur. Il invite les scientifiques et toute personne attachée à la science comme « bien commun » à manifester ce vendredi 7 mars dans le monde entier. « Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, ce n’est pas acquis que nous puissions faire nos recherches de manière libre et autonome, et nous devons sans cesse revendiquer ce droit », rappelle Olivier Berné, astrophysicien au CNRS.
Avec Emmanuelle Perez-Tisserant, historienne spécialiste de l’Amérique du Nord à l’université de Toulouse, et Patrick Lemaire, biologiste cellulaire au CNRS, ils sont à l’initiative de la branche française du mouvement Stand up for science. Plus de 2.000 personnes on fait savoir qu’ils participeraient au mouvement sur leur site.
Le mouvement se veut solidaire avec les scientifiques outre-atlantique et souhaite créer des mobilisations diverses. « Je suis en contact très régulier avec des chercheurs États-uniens, car je travaille avec des données du télescope James Webb », avance Olivier Berné. C’est sans commune mesure avec le premier mandat de Donald Trump en 2017. Même au sein de la Nasa, les gens ont peur de perdre leur poste s’ils parlent. Alors que pour moi, les États-Unis c’est le pays de la science. Il y a un retournement d’une gravité qu’il faut mesurer.«
Des attaques y compris en France
Les scientifiques français veulent en profiter également pour se défendre vis-à-vis d’attaques sur leur propre travail. Le CNRS est particulièrement visé ces dernières années par des médias de droite et d’extrême droite. Causeur titrait ainsi explicitement le 21 février 2025 Et si on supprimait le CNRS ? Le Figaro est également coutumier des articles et tribunes remettant en cause l’utilité de l’institution, accusée d’avoir été créée par le Front populaire et d’être un « paradis des sciences molles » qui « coûte cher ».
Olivier Berné s’insurge contre ces prises de position. « Ils trouvent que les sciences sociales ne servent à rien, et ne veulent que des sciences dures qui elles peuvent être au moins utiles à l’économie. La science doit pourtant servir à comprendre le monde qui nous entoure, c’est un langage commun qui nous permet de nous mettre d’accord sur des faits pour vivre en démocratie », plaide-t-il. L’astrophysicien espère également pouvoir se battre le 7 mars pour la transmission du savoir, face à une université qu’il juge attaquée par les coupes budgétaires.
Les étudiants en fer de lance
Stand up for science s’est lancé aux Etats-Unis, à l’initiative d’étudiants et étudiantes et de jeunes scientifiques. Sur Bluesky, réseau social où beaucoup de scientifiques ont migré suite à la prise de contrôle d’X par Elon Musk, leur compte affiche plus de 16 000 abonnés. Leur but : faire revivre les Marches pour la science qui avaient eu lieu lors du premier mandat de Donald Trump.
En avril 2017, des rassemblements s’étaient ainsi tenu dans plus de 500 villes du monde, rassemblant plus d’un million de personnes selon le journal Le Monde. L’élément déclencheur de ces manifestations était le gel des financements de l’Agence de protection de l’environnement américaine pour la recherche scientifique et la nomination au sommet de l’institution de Scott Pruitt, climato-dénialiste notoire. L’événement s’était reproduit en 2018 et 2019 dans un peu plus de 150 villes.
Par Vincent Lucchese sur https://reporterre.net/
En réaction aux attaques de Donald Trump contre la science, des chercheurs du monde entier manifestent le 7 mars. Un mouvement d’ampleur pour bâtir une science loin des « régimes totalitaires ».
Les scientifiques contre-attaquent. Vendredi 7 mars, une marche pour défendre la science est organisée à Washington et dans des dizaines de villes aux États-Unis, par le mouvement Stand Up for Science (Debout pour les sciences). Celle-ci est relayée dans de nombreux pays, dont la France.
L’initiative est une réaction directe à la brutale offensive contre la recherche lancée par l’administration Trump depuis le 20 janvier et son investiture à la présidence des États-Unis. Coupes budgétaires et licenciements massifs dans les institutions et laboratoires de recherche, suppression de données scientifiques, censure et filtre idéologique des financements… La violence de l’attaque a pris de court la communauté des chercheurs.
« Il y a eu un moment de sidération aux États-Unis, témoigne Olivier Berné, astrophysicien au CNRS et co-initiateur de la mobilisation Debout pour les sciences en France. Mes collègues là-bas n’osent plus s’exprimer, ils ont peur, ils ne s’attendaient pas à être attaqués à ce point-là. »
Nommer la menace totalitaire
Les multiples mobilisations prévues le 7 mars doivent permettre de dépasser ce marasme. « Des chercheurs s’organisent au niveau fédéral et à l’international, de manière spontanée et populaire. Ce mouvement est le premier et le seul grand mouvement de contestation aujourd’hui aux États-Unis », dit Olivier Berné.
Le premier objectif est de mettre des mots sur le basculement en cours. « Obscurantisme », « mise en application littérale et affolante de la dystopie orwellienne », « attaques d’une ampleur inédite depuis la Seconde Guerre mondiale », disent les divers textes de collectifs de scientifiques.
« C’est du négationnisme scientifique d’extrême droite »
« On vit un moment illibéral, avec des méthodes faisant penser à des régimes totalitaires. Même si l’on n’a pas envie de sortir ce mot tout de suite, il faut attendre de voir la réaction des contre-pouvoirs, des États fédérés, de la justice, des mobilisations dans la rue », commente Emmanuelle Perez Tisserant, historienne spécialiste des États-Unis, également initiatrice de la mobilisation en France. Et d’ajouter : « Mais lorsque Trump menace de couper les financements aux universités qui autoriseraient des manifestations, cela fait clairement penser à de l’autoritarisme, voire du fascisme. »
Toutes les sciences ne sont pas logées à la même enseigne : les sciences sociales, les travaux sur les discriminations ou le genre notamment, et les sciences de l’environnement, climat et biodiversité en tête, sont les cibles privilégiées.
« Ils cherchent à museler ou supprimer les sciences les plus critiques : celles qui alertent sur les inégalités sociales ou l’urgence écologique, et montrent qu’un changement radical de société est nécessaire », dit Odin Marc, chercheur en sciences de la Terre au CNRS, membre de Scientifiques en rébellion et du collectif scientifique toulousain Atécopol, les deux organisations soutenant la mobilisation. Il l’affirme : « C’est du négationnisme scientifique d’extrême droite et une dynamique de criminalisation des lanceurs d’alerte, scientifiques et au-delà. »
L’Europe sur la même pente glissante
L’appel aux chercheurs et aux citoyens à descendre massivement dans la rue vise aussi à alerter sur l’ampleur des conséquences de ces attaques contre la recherche, et à leurs répercussions mondiales. Sur le climat, par exemple, les études et les données étasuniennes sont cruciales pour la recherche mondiale, via notamment les observations de la Nasa ou le travail de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA).
Or, cette dernière vient d’être victime d’une vague de licenciements massifs, tandis que Katherine Calvin, scientifique en chef de la Nasa, a été interdite de participer à une réunion du Giec, dont elle est coprésidente d’un groupe de travail.
« Les données produites par les États-Unis sont étudiées dans le monde entier. Leur suppression ou restriction d’accès serait catastrophique. Cela montre notre très forte dépendance aux États-Unis et le besoin de repenser une forme d’autosuffisance dans la production des savoirs en Europe », dit Olivier Berné.
Ce qui suppose, a fortiori, que l’Europe ne suive pas le chemin des États-Unis. C’est l’autre signal d’alarme lancé par les chercheurs : « Ce qui se joue aujourd’hui aux États-Unis pourrait bien préfigurer ce qui nous attend si nous ne réagissons pas à temps », écrivent des scientifiques dans une tribune au Monde, qui appellent à rejoindre la mobilisation du 7 mars.
Les attaques frontales contre la science, et celles politiques et médiatiques, se multiplient aussi chez nous, en reprenant la rhétorique trumpiste : face à une crise, casser le thermomètre (ou les scientifiques) plutôt que de remettre en cause le modèle dominant. En France, sur l’écologie, le gouvernement comme l’extrême droite s’en sont pris brutalement ces derniers mois aux institutions scientifiques ou aux agences relayant les messages de la recherche.
Une mécanique délétère qui s’en prend à toute tentative de discours divergeant. « On le voit encore avec la décision de justice d’annulation du chantier de l’A69 [entre Toulouse et Castres]. Plusieurs journalistes ou élus s’en sont pris aux juges ou à la rapporteuse publique avec la même stratégie que Trump : décrédibiliser toute parole qui n’est pas la leur, quitte à inonder le débat de contre-vérités », souligne Odin Marc.
Bâtir une science ni fasciste ni capitaliste
La menace est aussi plus insidieuse. Elle passe par les politiques de destruction des moyens publics de la recherche depuis des décennies. « On sous-finance depuis vingt ans l’université. Des postes disparaissent chaque année au CNRS et il y a de moins en moins de financements par étudiant. Ce désengagement de l’État de la production de connaissances, c’est l’autre versant de cette pente glissante dans laquelle nous sommes engagés », prévient Olivier Berné.
Le collectif Scientifiques en rébellion dénonce également la multiplication des partenariats public-privé, les financements par projet au cas par cas, l’application d’une politique sélective « darwinienne » dans la recherche selon les performances des équipes, qui privilégie les gros projets et une science utilitariste, au service de l’industrie. En 2024, un rapport publié par un groupe de chercheurs alertait sur l’emprise croissante des intérêts privés sur la recherche publique en France. L’époque étant aux cures d’austérité drastiques, cette dynamique pourrait encore s’accélérer.
« Réclamer la liberté académique n’a pas de sens si on ne lui donne pas de budget. Sinon, la recherche est obligée de se lier à des intérêts privés. Il faut protéger la science du politique, en sécurisant son budget et en inventant des mécanismes pour qu’elle soit davantage en phase avec les besoins de la société », plaide Odin Marc.
Conventions citoyennes, forums citoyens et autres modalités d’interaction font partie des pistes avancées par Scientifiques en rébellion pour associer la société civile aux orientations de la recherche. « Protéger la science passe aussi pour nous par une critique de ses dérives actuelles. Il faut un vrai renouveau des relations entre science et société, pour que la production de connaissances soit vraiment au service de la démocratie et des nécessaires transitions écologique et sociétale », dit le chercheur.
Ce lien avec les citoyens est d’autant plus urgent à consolider face à la vague trumpiste. « Ce qui m’inquiète le plus, c’est qu’un certain nombre de nos concitoyens ne conçoivent pas les libertés académiques comme un bien à défendre, relève Emmanuelle Perez Tisserant. Un discours populiste qui gagne du terrain considère la recherche publique comme un repère de privilégiés. Il faut mieux défendre et formuler notre vision d’une science comme bien commun, comme savoir critique qui échappe à l’injonction de rentabilité économique. Sinon, ce sera toujours trop facile de couper les financements. »
Anna Musso sur www.humanite.fr
Aux États-Unis, une vaste offensive contre les sciences et les scientifiques a été déclenchée par l’administration Trump dès son installation. Elle suscite indignation et réactions dans le monde. Ce vendredi 7 mars, des rassemblements sont prévus dans plusieurs pays ainsi que dans les villes universitaires de France.
Depuis son investiture fin janvier, Donald Trump conduit des attaques massives contre les sciences, coupant à la tronçonneuse dans les budgets et dans les effectifs. Il a pris un ensemble de mesures contre la recherche scientifique et son financement, provoquant l’inquiétude et l’indignation de nombreux scientifiques. Le président américain multiplie les offensives contre tout ce qui a trait au climat, à la protection de l’environnement et à la santé publique.
Pour la seconde fois, il a sorti son pays de l’accord de Paris. Il a signé un décret pour interdire les programmes « diversité, équité et inclusion ». Il a supprimé un programme de la NASA destiné à la surveillance de la Terre. Il a fait retirer des sites fédéraux des milliers de pages internet mentionnant des sujets qu’il a interdits.
Donald Trump a dit vouloir réduire les effectifs de l’Agence américaine de protection de l’environnement et les recherches liées aux énergies renouvelables, à l’économie verte, à l’environnement et à la justice sociale. De nombreux financements ont été sabrés, notamment les fonds de l’agence USAID qui représente 42 % de l’aide humanitaire dans le monde.
« Une attaque contre la science est une attaque contre la science partout dans le monde »
Le 4 mars, souligne l’astrophysicien Olivier Berné, organisateur de la marche pour la science en 2017, Donald Trump a annoncé que « tout financement fédéral sera coupé pour les universités tolérant des manifestations illégales. Les agitateurs seront emprisonnés ou expulsés. Les étudiants américains seront exclus définitivement ou arrêtés ».
« Perte d’indépendance, perte de financements, censure… Le monde scientifique américain n’a jamais, dans l’histoire américaine, été autant attaqué par le pouvoir » signale Cédric Villani, mathématicien médaillé Fields 2010, qui a fait une partie de sa carrière aux États-Unis (Atlanta, Berkeley, Princeton). Face à cette offensive obscurantiste et liberticide d’ampleur et à ces multiples attaques contre la recherche scientifique et les universités, la sidération et l’indignation laissent désormais place à la résistance.
Dès le 25 février, la prestigieuse revue Nature a appelé la communauté scientifique mondiale à réagir en rappelant qu’« une attaque contre la science où qu’elle se produise est une attaque contre la science partout dans le monde ».
Aux États-Unis, vient de naître le mouvement « Stand Up for Science » (Debout pour la science). Et une journée mondiale de « soutien » aux sciences et à la recherche est organisée ce vendredi 7 mars dans le monde entier. En France, une mobilisation Stand-up for science France aura lieu dans chaque ville universitaire. Elle est initiée par l’astrophysicien Olivier Berné, le biologiste Patrick Lemaire et l’historienne Emmanuelle Perez-Tisserant et soutenue par une cinquantaine de scientifiques français de renom.
Olivier Berné rappelle que « les sciences représentent un horizon commun de vérité qui permet de distinguer les faits des opinions. Mais pour fonctionner, les sciences doivent disposer de la liberté académique qui les protège des influences économiques, politiques ou religieuses. Or les sciences sont de plus en plus attaquées par ces milieux, et aux États-Unis, ces attaques prennent des proportions inouïes ».
Se mobiliser pour ne pas sombrer dans l’obscurantisme
En France aussi, les institutions du savoir sont attaquées. Depuis une vingtaine d’années, on assiste à une suppression progressive des postes dans ces institutions, qui élimine les jeunes souvent très brillants et accroît la compétition et les inégalités entre les personnes, les territoires ou les disciplines scientifiques. « C’est d’abord en solidarité avec mes collègues que j’ai souhaité que les personnels de la recherche et des universités s’engagent en France, indique Olivier Berné. Il faut rappeler que la liberté académique – comme la liberté de la presse d’ailleurs – n’est jamais acquise, elle est toujours à défendre ».
En France, dès le 18 février, l’Académie des sciences a, dans un communiqué « exprimé sa solidarité avec le monde scientifique des États-Unis en cette période chaotique », précisant que « la censure exercée aujourd’hui va réduire la liberté de recherche dans les secteurs les plus porteurs… L’impact sur les générations futures, sur la biodiversité et la santé de la planète va se révéler catastrophique. Les dégâts causés en si peu de temps seront beaucoup plus longs à réparer. »
Ces derniers jours les appels se sont multipliés pour rejoindre le mouvement « Stand up for Science », et participer aux rassemblements du 7 mars. « Notre initiative s’adresse à toutes les personnes qui considèrent que défendre les sciences, c’est important dans une démocratie, précise Olivier Berné dans un entretien pour La Recherche. Défendre les sciences est un travail citoyen, car elles font partie du bien commun. En France, la situation n’est pas aussi grave qu’aux États-Unis. Néanmoins, il y a un glissement qui va dans cette direction. Si on ne veut pas sombrer dans l’obscurantisme, que faut-il faire d’autre que de mieux financer les institutions de la transmission du savoir ? »
Dans ce contexte, l’astrophysicien appelle « tous les acteurs du savoir, scientifiques, étudiants, enseignants, médiateurs et médiatrices et toutes les personnes qui se sentent concernées à venir défendre les sciences ce vendredi 7 mars près de chez eux ». À Paris, le rassemblement et la marche débuteront à 13 h 30 de la place Jussieu.
mise en ligne le 7 mars 2025
Alexandra Chaignon sur www.humanite.fr
Alors que les IVG médicamenteuses représentent près de 80 % des avortements, la France dépend d’un seul laboratoire privé, Nordic Pharma, pour la fourniture de comprimés abortifs. Une dépendance qui accentue le risque de pénurie et de restrictions d’accès à l’avortement pour les femmes, mais aussi de pression sur les prix.
Alors qu’aux États-Unis, l’accès à l’IVG est de plus en plus menacé, la France, devenue le premier pays au monde à reconnaître dans sa Constitution la liberté de recourir à l’avortement, fait figure d’exception. Sauf que la prépondérance de la méthode médicamenteuse – qui représente aujourd’hui 80 % des actes (contre 31 % en 2000 selon la Drees) – fait de la production et de l’approvisionnement des comprimés abortifs un enjeu central de l’accès à l’avortement.
Concrètement, pratiquer un avortement médicamenteux implique la prise de deux principes actifs administrés à 48 heures d’intervalle : le premier, le mifépristone (sous le nom de Mifegyne, plus connu sous le nom de RU486), interrompt la grossesse. Le second, le misoprostol, qui existe sous deux marques MisoOne et Gymiso, déclenche des contractions et provoque l’expulsion de l’embryon. La particularité, c’est que la production de ces médicaments est dans les mains d’un seul laboratoire, le groupe Nordic Pharma. Pour faire court, en cas de défaillance industrielle, il n’existe aucune solution alternative.
Risques de rupture de production et d’approvisionnement
Ce qui n’est pas sans risque, comme le pointe l’Institut national d’études démographiques (Ined) : « Le monopole d’un seul laboratoire pharmaceutique privé (Nordic Pharma) soulève des questions quant aux risques de pénurie, de problèmes d’approvisionnement et de pression sur les prix des comprimés abortifs. » Comme le résume Justine Chaput, chercheuse à l’Ined et coautrice d’une étude sur l’IVG parue en novembre dernier, « en creux, cela pose la question de comment garantir l’accès à l’avortement dans ces conditions ».
Une crainte qui est justement devenue réalité entre 2022 et 2023. Durant cinq mois, des problèmes de disponibilité ont été observés concernant le misoprostol (trois mois de rupture de Gymiso puis deux mois de tension sur le MisoOne).
Plusieurs associations féministes avaient alerté quant à l’impossibilité pour certaines patientes de recourir à l’IVG médicamenteuse. Des stocks, destinés à l’Italie, avaient alors été réorientés vers la France. Déjà en mai 2020, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes avait alerté sur les problèmes de disponibilité concernant notamment cette même molécule.
« Des conséquences catastrophiques »
« Un mois de tension sur un médicament peut sembler peu, mais les conséquences peuvent être catastrophiques lorsqu’il est question d’IVG », avait rappelé la sénatrice Laurence Cohen, rapportrice de la Commission d’enquête du Sénat sur les pénuries de médicaments, créée en février 2023, afin de faire toute la lumière sur les causes de ces tensions. Auditionné dans ce cadre, le président de Nordic Pharma de l’époque, Vincent Leonhardt, avait concédé les difficultés et assuré que désormais, « il n’y a pas à craindre de pénurie ».
Depuis, c’est vrai, il n’y a pas eu d’autre alerte, reconnaît Sarah Durocher, la présidente du Planning Familial. Entre-temps, d’ailleurs, le misoprostol a été inscrit sur la liste de l’Agence nationale de sécurité et du médicament (ANSM) des « médicaments d’intérêt thérapeutique majeur », ce qui oblige le laboratoire à « détenir un stock minimal de sécurité de quatre mois ». « Cela implique de prévoir une chaîne de production plus sécurisée, mais c’est une façon assez limitée de régler le problème, car les médicaments se périment et cela demande une gestion des stocks complexes », nuance Philippe Abecassis, économiste de la santé, maître de conférences à l’université Paris 13.
Mais l’inquiétude quant à de possibles tensions demeure telle une épée de Damoclès, d’autant plus que le nombre de recours à l’avortement ne cesse d’augmenter. Il était ainsi de 242 000 en 2023 contre 218 000 en 2015. « Un problème d’approvisionnement pourrait avoir un impact sur la possibilité ou non de pratiquer des IVG. S’il fallait réorienter les patientes en raison d’un problème de disponibilité de ces médicaments, ce serait impossible et augmenterait les délais », analyse Justine Chaput. D’autant que la disponibilité de l’offre varie selon les territoires. « Dans certains départements, les avortements sont réalisés à près de 90 % par voie médicamenteuse », précise la militante du Planning, rappelant que « 130 centres IVG auraient fermé au cours des quinze dernières années ».
Une production européenne mais…
Certes, contrairement à une grande majorité de médicaments, les pilules abortives sont exclusivement produites en Europe. L’usine de principe actif de misoprostol et de Mifépristone est implantée en Angleterre. Les deux usines de production de MisoOne sont quant à elles basées en France. Les comprimés Gymiso, eux, sont fabriqués et conditionnés sur le site de Leon Pharma, en Espagne.
« Ce circuit de production peut minimiser les tensions. Plusieurs laboratoires peuvent produire, des flux sont possibles en dépannage, ce qui limite les risques, sans les retirer pour autant », pondère Philippe Abecassis. Car ce circuit reste dépendant des aléas des marchés privés. « Est-ce bien ou pas, ce n’est pas mon rôle d’y répondre. Mais il s’agit d’un laboratoire privé qui répond à des logiques d’intérêts privés, qui ne sont pas celles de la santé publique », rappelle Justine Chaput, de l’Ined.
Pas de générique de misoprostol
Et la perspective d’une pénurie est d’autant plus préoccupante qu’il n’existe pas de générique de misoprostol. Interrogé en mai 2023 par la commission d’enquête du Sénat, le directeur de Nordic Pharma reconnaissait que « des génériques seraient possibles sur ces produits »… tout en expliquant pourquoi il n’en existe pas : « Nous bénéficions d’un monopole de circonstance, qui n’est pas lié à un brevet. (…) Nous nous trouvons être l’exploitant des deux marques de misoprostol disponibles en France depuis que le laboratoire Linepharma, qui commercialisait le Gymiso, s’est retiré du marché. Aucun repreneur ne s’est manifesté pour assurer l’exploitation de ce médicament. »
Pourquoi ? Contacté par l’Humanité pour plus de précisions, le laboratoire n’a pas répondu. Comme le rappelle Philippe Abecassis, « pour fabriquer un générique, il faut des garanties, notamment de rentabilité. Dans le cas présent, le marché des pilules abortives présente déjà un gros taux de pénétration ».
Selon Nordic Pharma, la France représente en effet un tiers des ventes de Mifegyne, 65 % des ventes de MisoOne et 91 % des ventes de Gymiso. « Les perspectives de croissance du marché sont donc extrêmement faibles, avance l’économiste. En outre, il existe des tensions en Europe sur le sujet, des risques que des pays limitent l’avortement. Aucun laboratoire fabricant des génériques ne veut prendre ce risque », suppose l’économiste.
De fait, ce monopole, lié au statut de propriété intellectuelle, rend vulnérable la production face aux actions des lobbies anti-IVG. Avec la montée des mouvements anti-choix dans le monde et en Europe, une rupture de pilules abortives pourrait avoir des conséquences dramatiques pour les femmes concernées, rappelle Sarah Durocher, du Planning familial.
« En Italie, 80 % des médecins sont objecteurs de conscience. Avec la droite conservatrice au pouvoir, qui nous dit que ce ne pourrait pas être le cas en France un jour ? » Présidente du Conseil national de l’Ordre des sages-femmes, Isabelle Derrendinger corrobore : « La constitutionnalisation de l’IVG est un acte très fort. Mais si l’accès à ces médicaments abortifs se restreint pour les patientes, ça leur fera une belle jambe de savoir que l’IVG est inscrit dans la Constitution. Les femmes avortent avec autre chose qu’un symbole. Il leur faut un accès aux thérapeutiques médicamenteuses. »
Un prix multiplié par 35
En attendant, cela profite à Nordic Pharma, qui, avec ce « monopole de circonstance », se voit assurer une belle rentabilité. Interrogé à ce sujet par les sénateurs, son dirigeant avait alors botté en touche « compte tenu du secret industriel ». Le coût d’une IVG médicamenteuse étant compris entre 305,62 euros et 353,64 euros selon le lieu où est réalisée l’intervention (hôpital ou médecine de ville), remboursé par l’assurance-maladie à 100 %, le gain est vite calculé.
Surtout quand on sait que Nordic Pharma a multiplié le prix du Gymiso par plus de 35 quand il en est devenu le détenteur… et qu’il n’a aucune concurrence d’un médicament générique, vendu environ 60 % moins cher que la molécule princeps. Résultat, la France est aujourd’hui dépendante d’un seul laboratoire alors même que ces médicaments sont indispensables à la garantie du droit des femmes à disposer de leur corps.
Alexandra Chaignon sur www.humanite.f’r
Que ce soit la mifépristone ou le misoprostol, les deux médicaments indissociables pour la pilule abortive ont connu des trajectoires troublées par les problèmes économiques, renforcées par les interventions des mouvements anti-IVG.
La découverte des propriétés abortives du RU 486 est faite en 1982 par le biologiste Étienne-Émile Baulieu, qui signe un accord avec l’OMS, en 1983, pour pouvoir utiliser mondialement cette molécule comme abortif. En France, malgré d’importantes actions des mouvements anti-avortement, le Mifegyne, produit par les laboratoires Roussel-Uclaf, est commercialisé en 1988 grâce à une injonction du ministre de la Santé, Claude Évin. En 1991, la molécule est associée avec le Misoprostol ou Cytotec pour une meilleure efficacité.
La pression des groupes anti-avortements
Propriété du groupe Hoechst après le rachat de Roussel-Uclaf, la pilule abortive est abandonnée en 1997 par le groupe allemand, qui cède aux menaces de boycott de l’ensemble de ses produits par les militants anti-avortement, en Allemagne et surtout aux États-Unis. En 2000, la molécule est cédée gratuitement au laboratoire Exelgyn, dirigé par le codécouvreur de la molécule, Édouard Sakis. C’est en 2010, après sa mort, que le laboratoire Exelgyn est racheté par Nordic Pharma, filiale de Nordic Group.
Médicament associé à la Mifegyne pour pratiquer les IVG médicamenteuses, le Misoprostol est confronté à une aventure similaire. Initialement utilisé dans le traitement des ulcères de l’estomac sous l’appellation Cytotec, il est commercialisé à partir de 1986 par le laboratoire américain Pfizer.
Mais constatant qu’il était utilisé majoritairement en gynécologie, essentiellement pour l’IVG et le déclenchement artificiel de l’accouchement à terme, le laboratoire l’a retiré du marché en 2018, en partie apeuré par les mouvements anti-IVG. Ne sont restés sur le marché que le Gymiso et le MisoOne de Nordic Pharma, contenant la même molécule, afin de sécuriser l’accès à l’IVG… mais à des prix dix fois plus élevés.
mise en ligne le 6 mars 2025
par Sophie Chapelle sur https://basta.media/
« Comment on continue de moins payer les femmes en toute bonne conscience ». C’est le sous-titre de l’essai de Marie Donzel (enseignante à Sciences Po Paris), qui raconte la manière dont la société organise l’appauvrissement des femmes. Elle livre des pistes pour en finir avec les inégalités de salaires. Entretien.
Basta! : 4 %. C’est, à temps de travail et à postes comparables, l’écart de salaire entre femmes et hommes dans le secteur privé, selon l’Insee, en 2021. Sur une carrière entière, ça commence à chiffrer... D’où vient cette certitude décomplexée qu’un salaire de femme devrait être plus faible qu’un salaire d’homme, pour un travail identique ?
Marie Donzel : Ça prend d’abord racine dans l’invisibilisation du travail des femmes. Les femmes ont toujours bossé. Mais elles n’appartiennent au salariat qu’à partir du début du 20e siècle. Avec cette idée que « le salaire féminin » n’est pas le revenu principal du ménage, mais un revenu complémentaire.
Très vite, on se met d’accord sur le fait que « à travail égal », une femme ne peut pas être payée complètement comme un homme. On va donc avoir des négociations dans les conventions collectives, entre 1905 et 1945, et appliquer des décotes de 10 % ou 20 % en fonction du genre. C’est ce qu’on appelle « le salaire féminin ».
C’est fou ! Des gens se sont mis autour d’une table pour s’accorder sur le rabais à appliquer sur le boulot des femmes... On grave l’inégalité dans le marbre, alors même que la France est cofondatrice et signataire de l’Organisation internationale du travail (OIT) qui déclare en 1919 : « À travail égal, salaire égal. »
Les mobilisations des femmes de la CGT vont conduire le général de Gaulle à mettre fin à ce « salaire féminin » en 1945. Mais pendant les vingt ans qui suivent, les femmes n’ont pas d’accès direct au salaire qui leur est versé ! Il faut attendre 1965 pour que les femmes aient la possibilité d’ouvrir un compte bancaire ou de travailler sans l’autorisation de leur mari. Depuis, l’idée que le revenu des femmes est un salaire d’appoint est restée dans les esprits.
Un autre chiffre apparaît dans votre ouvrage : 24 %. C’est le niveau général d’écart de rémunération entre hommes et femmes aujourd’hui en France. Pourquoi l’Insee retient-il un écart de 4 % et non de 24 % ?
Marie Donzel : On parle d’égalités expliquées et inexpliquées. Ce calcul consiste à prendre tous les salaires des femmes et tous ceux des hommes, puis de comparer la moyenne pour arriver à cet écart de 24 %.
On retire ensuite tout ce qui, dans ce chiffre, constitue des marqueurs de travail inégal : les écarts de temps de travail – là, on sort toutes les femmes à temps partiel –, mais aussi les différences de grades, en oubliant que le grade est complètement dépendant de la carrière qu’on a faite. Par exemple, à partir du moment où vous êtes en congé maternité, le travail cesse d’être égal : les études montrent qu’un congé maternité de quelques mois fait prendre en moyenne trois ans de retard sur une carrière.
On va ainsi faire de la décote et raboter ce chiffre des 24 % pour aboutir à seulement 4 %. Cette méthode de calcul permet de justifier que les femmes sont moins bien payées que les hommes parce qu’elles travaillent dans les métiers du care [du soin, ndlr] ou dans l’économie sociale et solidaire. Mais c’est précisément cela le sujet ! Pourquoi est-ce que ces métiers sont moins payés ? De toute évidence, il y a du sexisme dans les inégalités salariales. Les raisons tiennent à nos fondamentaux culturels et à nos imaginaires collectifs.
Les hommes ne se sont jamais mobilisés sur ces inégalités de salaires, alors même que jusqu’en 1965, les revenus des femmes étaient les leurs... C’est un peu irrationnel, non ?
Marie Donzel : Ça dit beaucoup de choses en termes de patriarcat, cela fait partie des structures de la masculinité. Néanmoins, on n’y arrivera pas si les hommes n’interrogent pas leur « préférence pour l’inégalité », terme que j’emprunte au sociologue François Dubet. Les hommes, qu’on le veuille ou non, sont bénéficiaires des inégalités. Il y a un travail individuel et collectif, quasiment analytique, pour comprendre pourquoi on préfère les inégalités à l’égalité.
Il faut regarder les débats à l’Assemblée nationale en 1965 quand les élus débattent de la possibilité de donner ou pas le droit aux femmes mariées d’accéder à leur rémunération. Le débat ne cherche pas à savoir si c’est juste. Il tourne autour du fait que si les femmes célibataires ont plus d’avantages que les femmes mariées, les femmes ne voudront plus se marier. C’est pour sauver le mariage qu’on a donné aux femmes leur moyen de paiement !
« Non seulement nous donnons moins d'argent de poche à nos filles, mais nous ne donnons pas l'argent de la même façon à nos filles et nos garçons »
Victor Hugo, déjà, disait que les hommes ne pouvaient jamais être sûrs que les femmes les aiment vraiment tant qu’elles étaient dans la dépendance. C’est là-dessus qu’il faut interroger la masculinité. Il va falloir faire progresser la préférence réelle pour l’égalité. Dans les entreprises, j’entends râler les hommes sur les quotas de femmes, car ils ne vont pas pouvoir décrocher « le poste » dont ils rêvaient. Cette préférence pour l’égalité, c’est aussi se dire qu’il y a des moments où on perd.
Vous dites que cette perception du salaire inférieur des femmes persiste dans les esprits, jusqu’aux femmes elles-mêmes...
Marie Donzel : Les femmes ont tendance à raisonner le salaire en ces termes : « De quoi ai-je besoin pour vivre ? » Titiou Lecoq l’identifie dans son livre Le Couple et l’argent : les femmes vont ensuite dépenser leur argent pour vivre et faire vivre leur famille. Les hommes ont un rapport à la rémunération qui repose plus sur cette question : « Quelle est la valeur de mon travail ? » Ce qui fait qu’ils ont davantage le réflexe du placement et de la constitution de patrimoine, que de remplir le frigo qui se vide au fur et à mesure qu’on le remplit – un puits sans fond de l’argent des femmes.
Ce rapport au salaire prend racine dans l’argent de poche. Chacun d’entre nous est persuadé qu’il donne autant d’argent de poche à sa fille qu’à son fils. C’est faux. Car non seulement nous donnons moins d’argent de poche à nos filles, mais nous ne donnons pas l’argent de la même façon à nos filles et nos garçons. Là-dessus il y a une étude britannique cruelle : elle montre que les garçons, très tôt, sont habitués à avoir de l’argent de poche en récompense de leur résultat scolaire et de leur participation aux tâches domestiques et familiales.
Les petites filles, très vite, sont habituées à négocier un fixe qui va leur permettre d’assurer leurs petites dépenses. Elles compensent en se faisant offrir des cadeaux. À l’arrivée, ça fait moins ! Et ça n’intègre pas l’idée que « mes efforts ont une valeur qui doit être récompensée ». Il y a donc des femmes qui, quand elles veulent négocier leur salaire, me disent : « Je n’ai pas besoin de plus. » Ce n’est pas le sujet.
La dernière réforme des retraites est un exemple flagrant de cet « oubli » de la réalité du travail des femmes. Comment expliquez-vous ce déni permanent des politiques publiques ?
Marie Donzel : Dans les politiques publiques, le dénominateur commun des femmes est une variable d’ajustement fréquente. L’insuffisance, par exemple, des politiques publiques en matière de prise en charge de la petite enfance ou du grand âge repose sur le fait qu’on sait – consciemment ou cyniquement – que ça tiendra : les femmes vont, malgré tout, s’occuper des mômes et des vieux.
Et on sait, les études le montrent aussi, que les femmes vont également s’occuper de leurs beaux parents ; que dans une fratrie, les sœurs s’occupent davantage des parents vieillissants que les frères ; que dans un couple, les femmes s’occupent davantage des aînés, que ce soit leurs parents ou pas.
Ça tient par le travail gratuit des femmes. Ce « travail domestique » non rémunéré des femmes a quand même été évalué par l’économiste Joseph Stiglitz à 33 % de la valeur du PIB de la France ! Que ce soit des arbitrages cyniques et conscients, ou pas, le résultat est qu’on compte sur les femmes pour tenir la société, sans être payées.
Si on enlève les temps partiels choisis, l’écart salarial global entre les femmes et les hommes diminue de 24 % à 15,5 %. Qu’est-ce que ce choix de ne comparer que les temps pleins vous inspire ?
Marie Donzel : C’est la plus grosse variable et je la trouve effroyable quand on voit à quel point les femmes sont fatiguées, tout particulièrement les mères. C’est démontré que les femmes travaillent plus que les hommes – si on prend tout le travail, pas seulement celui rémunéré.
Et pourtant, elles en arrivent à demander un temps partiel parce que ça ne tient plus dans des journées qui font 24 heures. Et c’est tout bénef pour les hommes et les entreprises. Pour autant, on est là à pouvoir donner une explication au fait qu’elles sont moins riches. Ces 24 % d’écart racontent comment la société et l’économie organisent l’appauvrissement des femmes.
Pourquoi la prise en compte de l’ancienneté bénéficie-t-elle davantage aux hommes qu’aux femmes et devient aussi un facteur d’inégalité ?
Marie Donzel : La première raison, c’est que les femmes en couple, surtout hétérosexuel, sont davantage dépendantes des évolutions de carrière de leur conjoint. Si ce dernier prend un poste à très haute responsabilité, la conjointe va se dire que ce n’est pas le moment pour elle de faire de même. La deuxième raison, c’est le sexisme. Il y a plus de turn-over féminin que de turn-over masculin.
Le plafond de verre les empêche de progresser professionnellement : plus de 8 femmes sur 10 reconnaissent avoir été confrontées à des agissements sexistes en entreprise. Cela les amène à quitter leur emploi davantage que les hommes. Elles perdent donc en ancienneté.
Les femmes ont 25 % de chances en moins qu’un homme d’obtenir une augmentation quand elles la sollicitent, selon une étude internationale. Comment l’expliquez-vous ?
Marie Donzel : La mode du leadership féminin, de l’empowerment, du développement personnel dans les années 2010 a conduit à dire aux femmes d’aller apprendre en formation, ce que les hommes sauraient faire « naturellement », c’est-à-dire savoir négocier, se faire comprendre... Mais on a complètement éludé ce qui fait système : nous sommes dans un environnement où on est habitués à ce que les femmes soient dociles, sages, plus patientes, qu’elles n’en demandent pas trop, donc qu’elles ne soient pas hyper bonnes en négociation. Il faut former les personnes décisionnaires : lutter contre les biais, c’est de l’humilité. On est en retard sur l’admissibilité sociale de l’exigence au féminin, surtout pécuniaire. Il y a encore le spectre de la vénalité.
L’un des objectifs de votre ouvrage c’est de dresser des pistes pour que les femmes soient au moins autant payées que les hommes. Vous invitez notamment à remettre à plat la valorisation des métiers.
« Le plus important ce sont nos enfants, dit-on. Mais on rechigne à bien payer l'infirmière scolaire, les profs, en majorité des femmes... »
Marie Donzel : Pourquoi un ingénieur est-il mieux payé qu’une aide-soignante ? On ne m’a pas donné de réponse satisfaisante à ça. Quand on est hospitalisés, la création de valeur d’une aide-soignante est immédiatement visible et évidente, à de multiples points de vue. Je sais que les ingénieurs ne font pas rien, mais l’écart de valeur sociale est insensé. Pourquoi y a-t-il un tel différentiel ? Beaucoup vous disent que le plus important ce sont leurs enfants. Mais on rechigne à bien payer l’infirmière scolaire, la surveillante de collège, les profs qui sont en majorité des femmes...
Les inégalités de salaires entre les femmes et les hommes se croisent avec la valeur des métiers, qui est complètement incohérente. Ce n’est même plus une question genrée qui se pose, mais une question du bon sens et de ce qu’on veut : ça veut dire quoi le travail ? À quoi on le dépense ? Dans quoi on investit collectivement ? La question a été posée au moment du Covid pour mieux être refermée. Est-ce qu’on ne peut pas faire mieux que de taper sur des casseroles à 20 heures ? Il y a dans cette remise à plat de la valorisation des métiers une solution face aux inégalités de genre.
Et si demain on valorise vraiment à la hauteur le métier d’aide-soignante, on n’est pas à l’abri du fait qu’il se masculinise. On a eu l’expérience avec l’informatique où, jusque dans les années 1980, on a plus de femmes que d’hommes parce que c’est réputé être une extension de la dactylographie. Quand ça devient un secteur qui a de la valeur, les femmes en sont littéralement chassées. Et on peine aujourd’hui à recruter des femmes dans le secteur.
Clémentine Eveno sur www.humanite.fr
La CGT remettra, ce jeudi 6 mars, un chèque de 6 milliards d’euros devant le ministère du Travail à Paris, lieu des négociations sur la réforme des retraites entre syndicats et patronat. Ce montant équivaut à ce que rapporterait l’égalité salariale en termes de cotisations sociales et permettrait de financer l’abrogation de la retraite à 64 ans.
Deux jours avant la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, ce jeudi 6 mars, à 13 h 30, une action de la CGT est prévue devant le ministère du Travail à Paris, lieu des négociations entre syndicats et patronat, visant à réviser la réforme de 2023 (report de l’âge légal de départ en retraite de 62 à 64 ans), qui avait jeté des millions de manifestants dans la rue. Ainsi, l’organisation syndicale remettra à l’entrée un chèque de 6 milliards d’euros pour financer l’abrogation de cette réforme dont les femmes sont parmi les premières victimes, a indiqué la CGT dans un communiqué publié mercredi 5 mars.
L’égalité professionnelle (à poste égal, salaire égal), rapporterait a minima ces 6 milliards d’euros par an en termes de cotisations sociales chaque année, plaide la CGT. Un chiffre colossal, également donné par l’ONG Oxfam. « Une somme permettant, à elle seule, de combler le déficit des retraites annoncé par la Cour des comptes », continue le syndicat. En effet, la juridiction financière avait indiqué que, dès 2025, le déficit (tous régimes confondus) devrait atteindre 6,6 milliards d’euros, puis se stabiliser autour de ce montant jusque vers 2030.
L’écart de salaire entre les hommes et les femmes persiste
L’organisation syndicale rappelle bien que, même si l’écart de salaire entre les hommes et les femmes dans le secteur privé diminue, celui-ci persiste. Le salaire moyen des femmes en France était 22,2 % inférieur à celui des hommes en 2023 (21 340 euros nets par an contre 27 430 euros), a rapporté l’Insee, mardi 4 mars.
À ce sujet, Myriam Lebkiri, secrétaire confédérale en charge de l’égalité professionnelle et de la délégation retraites qui sera également présente, avait indiqué dans nos colonnes en 2023 : « L’égalité salariale concerne tout le monde et ce combat ne doit pas être que celui des femmes. La CGT ne peut pas promouvoir un syndicalisme qui combat tous les rapports de domination en laissant le petit patriarcat en forme. »
mise en ligne le 6 mars 2025
Ingar Solty sur https://lvsl.fr/
Suite à l’humiliation infligée à Volodymyr Zelensky dans le Bureau ovale, de nombreux commentateurs ont ressuscité une vieille théorie disqualifiée comme conspirationniste, selon laquelle Donald Trump serait un agent russe. La réalité est bien plus prosaïque. Loin d’être téléguidé par le Kremlin, il agit en vertu d’une impitoyable Realpolitik. À bien des égards, la guerre d’Ukraine est un cas d’école d’impérialisme contemporain. Russe d’abord, sous la forme de l’invasion brutale du pays, américain ensuite, avec un plan de mise sous tutelle économique. Elle constitue également une leçon intellectuelle : durant deux ans et demi, commentateurs, éditorialistes et « analystes » auront promu une explication psychologisante et dépolitisante du conflit. Il est urgent pour la gauche de l’abandonner, à l’heure où les morts continuent de s’empiler sur le front – et où les États européens évoquent un plan de militarisation à marche forcée, au détriment des systèmes sociaux du Vieux continent.
Dès le commencement de l’invasion du pays, de nombreux commentateurs – y compris à gauche – ont cherché à expliquer les objectifs du Kremlin sur la base d’un folklore ultranationaliste russe, destiné à flatter l’opinion intérieure. L’histoire récente du pays, son économie politique, sa place dans l’arène géopolitique mondiale et sa stratégie militaire concrète vis-à-vis de l’Ukraine semblaient n’avoir que peu d’importance. Ce choix, consistant à évincer tout prisme matérialiste, a laissé la place à des analyses discursives superficielles – souvent alignées sur les éléments de langage des États occidentaux.
Préférant s’en tenir aux discours plutôt qu’aux faits, ces brillants analystes ont relevé que Vladimir Poutine avait qualifié l’effondrement de l’URSS de « plus grande tragédie du XXe siècle » et mis en doute l’existence de l’Ukraine comme État-nation. Ils en ont ainsi déduit que la Russie ne se contenterait pas d’envahir l’Ukraine, mais finirait par s’en prendre à l’ensemble de l’espace post-soviétique, y compris à des États non membres de l’OTAN comme la Géorgie, la Moldavie ou le Kazakhstan, voire aux pays baltes protégés par l’Alliance atlantique mais abritant d’importantes minorités russes.
Des analyses de cette nature, qui ont nourrit un alarmisme légitimant la militarisation occidentale, font pourtant abstraction du décalage flagrant entre les intentions supposées et les capacités réelles. Pire : elles se maintiennent envers et contre tout, y compris face à la contradiction évidente entre ces craintes et la stratégie militaire effective de la Russie au début du conflit.
Les mêmes qui assurent que la Russie aurait les moyens d’envahir l’Union européenne sont aussi ceux qui, depuis deux ans, répètent que Moscou est sur le point de s’effondrer et que la victoire ukrainienne est à portée de main.
Personne ne se lancerait dans la conquête d’un pays de 44 millions d’habitants s’étendant sur 600 000 km² – soit presque deux fois la taille de l’Allemagne – avec seulement 190.000 soldats. À titre de comparaison, en 1939, l’Allemagne nazie a envahi la Pologne avec 1,5 million de soldats, appuyés par près de 900 bombardiers et plus de 400 avions de chasse. Deux ans plus tard, lorsqu’elle a lancé son offensive contre l’Union soviétique, elle a mobilisé trois millions d’hommes – la plus grande force d’invasion de l’histoire –, un effort qui s’est pourtant soldé par un échec.
Ceux qui s’attachent à étudier l’histoire plutôt qu’à analyser les discours des uns et des autres auraient pu voir, dès le départ, que la configuration des forces russes trahissait des objectifs plus limités. Au-delà des objectifs de politique intérieure, les objectifs de Poutine étaient clairs : (1) annexer officiellement le Donbass et transformer Kherson et Zaporijjia en nouvelles régions russes – des cartes avaient déjà été imprimées en ce sens –, (2) établir un corridor terrestre vers la Crimée, annexée en 2014, et (3) provoquer un changement de régime à Kiev afin d’assurer que l’Ukraine, déchirée entre l’Est et l’Ouest, reste neutre et ne devienne pas un avant-poste de l’OTAN et de l’influence américaine.
Mais pourquoi s’embarrasser d’une analyse fondée sur l’histoire globale et régionale, l’économie politique internationale, les théories de l’impérialisme et les études stratégiques, lorsqu’on peut tout simplement répéter les éléments de langage des uns et des autres ?
Il est en effet plus simple de s’en tenir à une rhétorique qui banalise la mémoire de la Shoah, selon laquelle Poutine serait un nouvel Hitler, sa guerre en Ukraine une « guerre d’anéantissement » – comme l’a affirmé Berthold Kohler, rédacteur en chef de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, relativisant ainsi l’extermination menée par l’Allemagne nazie à l’Est, qui, en moins de quatre ans, a coûté la vie à vingt-sept millions de Soviétiques. Selon cette logique, la Russie s’apprêterait à « envahir l’Europe », et si d’ici 2029 le continent ne devient pas « apte à la guerre » et ne se transforme pas en État-caserne autoritaire, alors Moscou marchera sur Varsovie avant de défiler sous la porte de Brandebourg, à en croire la ministre allemande des Affaires étrangères Annalena Baerbock (Verts).
Les mêmes qui assurent que la Russie, malgré l’échec manifeste de son offensive en Ukraine, aurait les moyens de défier l’OTAN et de conquérir l’Union européenne, sont aussi ceux qui, depuis deux ans, répètent que Moscou est sur le point de s’effondrer et que la victoire ukrainienne est à portée de main. Il suffirait, affirment-ils, d’une dernière livraison d’armes occidentales, d’une mobilisation forcée massive et du recrutement économique de la jeunesse ouvrière ukrainienne sous la contrainte.
Mais revenons aux grilles de lecture, ces clés de compréhension du réel. Certains continuent d’« analyser » le basculement de la politique étrangère américaine, de Joe Biden à Donald Trump, ainsi que le conflit ouvert entre l’administration Trump et Zelensky, en invoquant des facteurs aussi réducteurs que la personnalité des dirigeants, leur idéologie ou même leur supposée irrationalité, entre caprices d’enfant, narcissisme et égoïsme.
Un exemple parmi tant d’autres : Katrin Eigendorf, correspondante de guerre pour l’Europe de l’Est à la télévision publique allemande ZDF, suivie par près de 70 000 personnes, qui, comme 99 % des commentateurs libéraux, n’a sans doute pas regardé l’intégralité des quarante-neuf minutes du débat en question. Elle a pourtant affirmé que « rarement Trump et [J.D.] Vance auront montré si clairement qui était leur ami et qui était leur ennemi », ajoutant que « le président américain est l’homme de Poutine et reprend ses mensonges ». Une lecture intellectuellement indigente, digne des théories du « grand homme » de l’histoire du XIXe siècle.
Où en sommes-nous donc après cette confrontation mise en scène, vendredi dernier, dans le Bureau ovale, entre Donald Trump, son vice-président J. D. Vance et Volodymyr Zelensky ? Trump s’adressait à sa base MAGA et, plus largement, à l’électorat américain. Zelensky, lui, jouait un numéro pour son propre camp, celui-là même qui pourrait finir par le liquider, et plus encore pour les Européens, dans l’espoir de les entraîner vers un accroissement du soutien militaire.
Autant d’évidences que certains ont refusé de voir. Les interprétations libérales les plus absurdes ont immédiatement attribué à Poutine le coup politique de Trump – autrement dit, l’exploitation coloniale de l’Ukraine à ce moment charnière de rivalité géopolitique, de reconfiguration étatique et de guerre. Pour ces commentateurs, la Russie, avec une économie de la taille de celle de l’Italie, aurait mis les États-Unis « dans sa poche ». En d’autres termes, les libéraux inversent la logique des rapports de force, tout en s’obstinant à aboyer du mauvais côté, dans une simplification binaire des plus grossières.
Aussi absurdes soient-elles, ces analyses ont envahi les réseaux sociaux. Les hashtags #TrumpIsARussianAsset, #PutinsPuppet et #PutinsPuppets se sont répandus avec une viralité à en faire frémir les bots russes.
Si quelque chose doit émerger de cette effusion de sang, c’est bien un retour à une analyse matérialiste, afin d’éviter que la tragédie ukrainienne ne se répète sous forme de farce. Plus encore dans un contexte où le Pentagone et les élites européennes convergent pour demander au Vieux continent de sacrifier ses États-providences sur l’autel de Raytheon, Lockheed Martin, Northrop Grumman, Rheinmetall et Thalès.
Vadim Kamenka sur www.humanite.fr
Si le sommet européen prévoit l’augmentation des dépenses militaires, l’ancien ambassadeur Jean de Gliniasty estime qu’elle s’inscrit dans une allégeance à Donald Trump afin de « renforcer les défenses européennes de l’Otan ». Il condamne l’absence de dialogue entre l’Europe et la Russie.
Jean de Gliniasty est ancien ambassadeur de France en Russie et directeur de recherche à l’Iris
Quelle est votre analyse de la séquence diplomatique en cours sur l’Ukraine avant le sommet européen de ce jeudi ?
Jean de Gliniasty : Le Conseil est une ultime tentative de définir une ligne européenne dans le cadre des négociations sur la paix. Depuis près de quatre ans et l’invasion russe, nous aidons l’Ukraine sans but précis. Les Vingt-Sept n’ont fixé aucune limite. En gros, l’Ukraine décidera quand elle fera la paix et à quelles conditions. Il s’agit d’une erreur stratégique. Donald Trump y a mis fin pour les États-Unis en soumettant l’aide à des conditions.
L’Europe est apparue surprise par le bouleversement géopolitique dès le retour de l’ancien président. Durant sa campagne, sa future politique avait déjà été définie, mais l’Union européenne n’a rien anticipé. Le 12 février a marqué une première accélération avec l’entretien entre Donald Trump et Vladimir Poutine. Le même jour, le secrétaire à la Défense états-unien s’est rendu à Bruxelles devant les alliés de l’Ukraine pour annoncer que, dans le plan de paix, aucun soldat américain ne serait déployé.
L’Europe devait donc prendre en charge les garanties de sécurité ; l’Ukraine ne rentrerait pas dans l’Otan ; Kiev devrait accepter des concessions territoriales. Le cadre de l’accord défini par Washington après des échanges avec Moscou fut un coup de tonnerre pour les Européens.
Les Russes ne souhaitent pas attaquer d’autres territoires européens
Donald Trump confiait un rôle subsidiaire aux Européens sur les garanties de sécurité. La réunion informelle du 17 février à Paris sur l’Ukraine et la sécurité devait répondre à l’administration Trump sur ce point de l’accord. Faute de réponses aux demandes de Washington et devant les 200 000 hommes exigés par Volodymyr Zelensky, Donald Trump a affirmé le 18 février que les Européens étaient « incompétents », qu’ils n’auraient pas de siège dans les négociations et qu’ils étaient des « facteurs de guerre ». Une déclaration qui rejoint la rhétorique russe estimant que les Européens veulent continuer le conflit, alors que tout est prêt pour la paix.
Le sommet à Bruxelles marquera-t-il une escalade militaire ?
Jean de Gliniasty : Avant ce Conseil européen, les Vingt-Sept ont démontré ne pas vouloir rompre le lien transatlantique et ne pas avoir les moyens de négocier eux-mêmes avec la Russie. La seule chose qu’ils peuvent offrir à Donald Trump, c’est le renforcement des défenses européennes de l’Otan.
La seule proposition émise par la France et les Britanniques porte sur un cessez-le-feu aérien et maritime durant un mois comme première étape. À partir du moment où les États-Unis ont déjà proposé des concessions territoriales et la non-adhésion de l’Ukraine à l’Otan, qui demeure la principale demande russe1 , les Européens arrivent trop tard.
Cette escalade ne peut-elle pas déboucher sur une surenchère avec la Russie ?
Jean de Gliniasty : L’annonce d’Ursula von der Leyen et les mesures prises sur la fin des contraintes budgétaires vont dans ce sens. L’Europe va s’armer. Vu le contexte, j’ai tendance à penser que l’augmentation des dépenses militaires est indispensable. Car l’Europe n’a pas développé ses capacités et, après trois années de guerre, nous avons à proximité des puissances hyperarmées.
Une des vraies garanties de sécurité pour l’Ukraine, c’est une Europe forte militairement. Par contre, les Russes ne souhaitent pas attaquer d’autres territoires européens. En revanche, l’Europe de la défense apparaît encore bien loin. Chars, missiles, couverture aérienne, Paris et Berlin ne sont pas d’accord. Et la question qui se pose sur l’achat de matériel risque de diviser. Sera-t-il conçu aux États-Unis, en Corée ou en Europe ?
Est-ce qu’un dialogue entre l’Europe et la Russie demeure possible ?
Jean de Gliniasty : Au début de l’invasion, un dialogue a perduré avec Macron ou Olaf Scholz. Le président français a ensuite basculé dans un soutien accru à l’Ukraine, pris la tête d’une coalition, évoqué la présence de soldats sur le terrain. Mais ce virage ne s’est pas accompagné d’un volet diplomatique avec la Russie. Depuis deux ans, personne n’a éprouvé le besoin de renouer le dialogue. Les Russes ont entériné une relation directe avec les États-Unis. Moscou considère qu’à partir du moment où l’Amérique aura décidé, les Européens suivront.
Une architecture de sécurité européenne avec la Russie apparaît-elle encore possible ?
Jean de Gliniasty : Elle est fondamentale. Le projet avait été avancé par Emmanuel Macron avant l’invasion russe. Cette idée existe depuis la chute de l’URSS et a été une demande constante des Russes avec la fin du pacte de Varsovie, la fin des accords d’Helsinki, l’élargissement de l’Otan à l’est de l’Europe.
Moscou plaide pour une nouvelle structure de paix et de sécurité. Cet accord d’Helsinki permettrait de nouvelles règles de sécurité à l’échelle du continent. Cette structure devra prendre en compte la réalité diplomatique, militaire, économique et politique du continent par rapport à 1975. La plupart des États étant membres de l’Otan, de nouvelles zones conflictuelles apparaissent : Ukraine, Moldavie et Géorgie.
Elle devra traiter des questions nucléaires et des défenses conventionnelles (missiles, antimissiles). Pour l’instant, seuls les Russes et les États-Unis vont en débattre. Macron semble prêt à renouer le dialogue, de même que le futur chancelier Friedrich Merz et la CDU. Que fera la Russie ? Sa diplomatie apprécie ses discussions bilatérales avec les États-Unis comme principal acteur du monde avec la Chine.
mise en ligne le 5 mars 2025
Marie Toulgoat sur www.humanite.fr
En préparation du 8 mars, un collectif somme les femmes de cesser toute activité pour dénoncer les inégalités et violences systémiques dont elles sont victimes.
Cesser toute forme de travail pour réclamer la fin d’un système de violences et d’inégalités. À quelques jours de la Journée internationale des droits des femmes, syndicats et associations réunis en collectif appellent à la grève féministe le samedi 8 mars. « Le but est de mettre le système économique et social à l’arrêt en cessant le travail salarié, domestique et en faisant une grève de consommation », détaille Myriam Lebkiri, secrétaire confédérale de la CGT et membre du collectif Grève féministe.
Pour permettre à toutes les travailleuses qui le veulent de déambuler dans les quelques centaines de rassemblements prévus en France dans la journée de samedi, plusieurs centrales syndicales (CFDT, CGT, CFE CGC, Unsa, Solidaires et FSU) ont déposé un préavis de grève pour la journée. « Ce que l’on constate, c’est que l’égalité n’est toujours pas une réalité dans le monde professionnel », déplore Julie Ferrua, codéléguée générale du syndicat Solidaires. Et de lister les nombreuses inégalités dont les femmes sont encore victimes au travail : « Elles ont un salaire inférieur en moyenne de 23,5 % à ceux des hommes. Elles n’occupent que 42 % des emplois de cadre alors qu’elles sont plus diplômées que les hommes. 57 % des personnes rémunérées au Smic sont des femmes, comme 80 % des personnes qui occupent un temps partiel. » Une grève massive le 8 mars permettra de faire pression pour obtenir des politiques de réduction active des inégalités, espèrent les membres du collectif.
Résister contre la menace de l’extrême droite
Au-delà des organisations syndicales, nombre d’associations ont adhéré aux revendications du collectif Grève féministe, pour réclamer la fin des violences sexistes et sexuelles dans l’ensemble des sphères de la société. Notamment à l’université, où « une étudiante sur 10 a été victime de violences sexistes et sexuelles depuis son entrée dans l’enseignement supérieur », explique Salomé Hocquard, coprésidente du syndicat étudiant Unef. Alors que le procès de Joël Le Scouarnec, chirurgien accusé par des centaines de personnes d’actes pédocriminels notamment lors d’interventions médicales, et l’affaire de violences contre les élèves de Notre-Dame de Bétharram (lire aussi page 8) jettent une lumière crue sur la systématicité des violences infligées aux enfants, le collectif appelle également à une meilleure prévention de celles-ci. « Nous demandons la création d’une infraction spécifique d’inceste et le renforcement de la réglementation contre la pédocriminalité en ligne », préconise Suzie Rojtman, porte-parole du Collectif national pour les droits des femmes.
Tandis que la montée des réactionnaires, comme en Argentine, Italie ou aux États-Unis depuis l’élection de Donald Trump, fait peser une lourde menace sur les droits des femmes, des minorités sexuelles et de genre, le collectif Grève féministe entend faire du 8 mars une journée de lutte contre l’extrême droite, promet Anne Leclerc, du Collectif national pour les droits des femmes : « Celle-ci nourrit les violences machistes, et nous devons rappeler la détermination des mouvements féministes et progressistes à ne pas baisser la garde ! »
mise en ligne le 5 mars 2025
Roger Martelli sur www.humanite.fr
Sortir de la tutelle des puissants ou de la rigidité des camps, écarter les va-t-en-guerre et les affairistes et replacer le droit international au cœur du règlements des conflits. Roger Martelli propose une réponse à la force des armes.
La gauche va-t-elle se fracturer sur l’aide à l’Ukraine ? Le Monde suggérait hier que le grand écart est déjà amorcé. Dans Regards, Catherine Tricot faisait plutôt remarquer que les désaccords sur les retraites étaient sans doute plus grands que sur le dossier international. Elle notait en outre que le revirement américain offrait l’occasion de se débarrasser enfin des vieux clivages nés de la guerre froide. De fait, dans la crise politique qui est notre toile de fond nationale, la gauche est dans l’obligation de rendre compatibles ses propositions. Ce n’est pas hors de portée.
Ne pas occulter les contradictions du réel
Le point de départ consisterait à différencier ce qui est simple et ce qui ne l’est pas.
- 1 .. Ce qui a servi à justifier l’offensive de Moscou se trouve dans la crainte russe d’une extension de l’Otan aux frontières de l’État et dans le sentiment d’avoir été rabaissé par « l’Occident » depuis la disparition de l’URSS. Mais, dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine, il y a un agresseur russe et un agressé ukrainien. Rien ne peut justifier l’agression, quand bien même elle a des causes qu’il vaut mieux décrypter soigneusement. Aucune paix durable n’est donc possible, si le fait de l’agression est entériné en droit.
Si tu veux la paix, prépare la guerre, disait le vieil adage latin. Mais quand la préparation à la guerre a-t-elle rendu possible la paix ?
- 2 .. La Russie n’est plus la superpuissance de l’après-1945. Mais le retrait américain crée un déséquilibre dans le rapport des forces proprement militaire. L’Otan n’étant plus le parapluie invoqué depuis 1949, l’Europe est contrainte de faire face. Qu’elle envisage de renforcer ses capacités de défense n’a en soi rien de scandaleux.
A minima, cela pourrait s’envisager à la double condition de ne pas rogner sur les dépenses civiles utiles (au risque d’aviver les ressentiments internes et les dérives antidémocratiques) et de ne pas se résigner à une course au surarmement qui met d’ores et déjà en péril l’équilibre du monde. En 2024, les dépenses mondiales d’armement ont augmenté pour la 9ème année consécutive (+7%) pour dépasser les 2400 milliards de dollars.
La mesure sur ce point est d’autant plus raisonnable que l’on sait, depuis au moins un siècle, que la spirale du surarmement n’empêche pas les guerres : elle accroit simplement les capacités de destruction mutuelle. Améliorer les capacités de défense d’un territoire, national ou continental ? Pourquoi pas, mais jusqu’à quel point, pour quoi faire et contre qui ?
- 3 .. Il ne sert à rien de s’abriter derrière les raisonnements binaires : ou bien accepter les capitulations devant l’agresseur, ou bien se préparer à la guerre au risque du cataclysme nucléaire. Si tu veux la paix, prépare la guerre, disait le vieil adage latin. Mais quand la préparation à la guerre a-t-elle rendu possible la paix ?
On évoque souvent l’exemple de la conférence de Munich, à l’automne 1938, pour dénoncer à juste titre la lâcheté et l’inefficacité des capitulations devant l’agresseur. Mais au moment de la crise des Sudètes, le choix ne se réduisait pas à deux termes : céder devant les diktats d’Hitler ou faire la guerre avec l’Allemagne. Il y avait à l’époque un moyen pour faire reculer l’agresseur et pour éviter un conflit généralisé : l’alliance diplomatique et militaire de la France, du Royaume-Uni et de l’Union soviétique contre les menaces des fascismes. Cette solution ne fut pas retenue, parce que les cynismes, les préventions, les méfiances et les calculs égoïstes l’ont emporté sur l’esprit de convergence. Il fallut attendre 1941, un monde embrasé des destructions, des souffrances et des horreurs ineffaçables, pour que se constitue le seul rempart contre la barbarie. Nul ne sait ce qui serait advenu si l’alliance s’était conclue en 1939. Mais cela aurait valu la peine qu’on expérimente alors ses effets.
Que faire ?
- 1 .. Par principe, la gauche n’aime pas les va-t-en-guerre, mais son pacifisme ne va pas jusqu’à l’acceptation de l’asservissement, pour son propre peuple et pour tous les peuples du monde. Accepter l’agression imposée à un peuple, c’est accepter de légitimer par avance toutes les agressions.
Mais la gauche sait aussi que, si la guerre est parfois imposée, il n’y a pas de solution proprement militaire à un conflit, surtout s’il peut s’étendre bien au-delà de la querelle entre deux États. Si tu veux la paix, créée les conditions pour écarter tout ce qui nourrit l’esprit de guerre… L’Europe doit s’engager pour défendre l’Ukraine ; elle doit toutefois le faire au nom de notre commune humanité, pas pour écraser ou humilier la Russie, ou pour affirmer la puissance européenne.
Il ne manque pas de forces, dans les sociétés civiles, les institutions internationales et les États, pour décourager l’agresseur, écarter les va-t-en-guerre et les affairistes et replacer le droit international au cœur du règlements des conflits.
Si l’Europe veut faire entendre sa voix efficacement à l’échelle mondiale, ce n’est pas d’abord en étalant sa puissance, mais en faisant valoir sa capacité à rassembler ses propres peuples, à conforter sa fibre démocratique, à stimuler une citoyenneté européenne encore balbutiante, à souder sa communauté de destin sur des valeurs d’égalité, de citoyenneté et de solidarité.
L’Europe, par ses caractéristiques, son histoire et ses ressources, peut être un intermédiaire entre les États et un monde qui peine à gérer ses interdépendances dans la sobriété et la justice. Mais pour que cet intermédiaire fonctionne, il doit devenir lui un cadre de souveraineté démocratique et partagée. Si la gauche a une originalité à faire valoir, c’est dans sa capacité à montrer qu’elle pense de la même façon cohérente la triple maîtrise démocratique du national, du continental et du planétaire.
- 2 .. Si l’Europe veut se faire entendre, ce n’est pas en désignant les Grands Satans, mais en proposant largement de se rencontrer, de débattre, de trouver des solutions communes. Si l’ONU n’est provisoirement plus le meilleur lieu pour cette rencontre, l’Europe pourrait proposer de la compléter par des cadres provisoires, intercontinentaux par exemple. Et si le trumpisme met à l’écart le continent américain – mais il n’a pas le pouvoir d’écarter toutes les Amériques -, elle peut cultiver le dialogue eurasiatique… en attendant mieux.
Pourquoi se résigner à penser le monde en termes de camps, en « Nord global » et en « Sud global ». Avec le revirement étasunien, ce simplisme est en train de se brouiller, de tous les côtés. Tant mieux, mais à condition de se tourner vers les États qui peuvent préférer le dialogue à la tension, la négociation plutôt que le rapport des forces permanents. Seule une telle convergence, sans exclusive a priori, peut éviter le pire et apaiser durablement un espace planétaire devenu explosif, et pas seulement en Ukraine ou à Gaza.
Il faut bien qu’une voix forte se fasse entendre, pour rappeler aux Trump, Vance, Milei, Poutine et autres que les agressions militaires, les chantages impériaux et l’extension sans fin des alliances militaires de « blocs » ne peuvent en aucun cas être des bases de discussion. Le but de la négociation ne doit pas plus être de « désoccidentaliser » que « d’occidentaliser », mais de rétablir et même d’instituer le droit international en base unique de régulation des rapports entre les peuples.
- 3 .. Ce n’est pas par la force des armes que l’Europe a le plus de chance de se faire entendre et de peser sur le devenir de notre planète. Les voix du cynisme, de la force et de l’exclusion ont de l’écho aujourd’hui, parce que les synthèses de l’après-1945 – celles du Welfare state et de l’État-providence – se sont érodées, par l’action consciente des puissances d’argent, les facilités technocratiques et l’échec des grands mouvements d’émancipation.
L’Europe peut user de ce qu’il y a de mieux dans son histoire – la double piste de la culture démocratique et de la fibre ouvrière et populaire – pour proposer de nouvelles synthèses. Elle ne serait pas seule dans cette quête. Dans les publications issues de la « société civile » comme dans les documents d’instances onusiennes, des propositions existent, construites à partir de larges consensus. Elles contiennent souvent une charge subversive étonnante contre la dictature des marchés, la gabegie productiviste, la froideur technocratique et le cynisme de la force.
- 4 .. Il ne manque donc pas de forces, dans les sociétés civiles, les institutions internationales et les États, pour décourager l’agresseur, écarter les va-t-en-guerre et les affairistes et replacer le droit international au cœur du règlements des conflits. Les peuples du Sud qui aspirent à la dignité, les mouvements sociaux qui luttent pour l’égalité, la citoyenneté et la solidarité, les engagements multiples pour la reconnaissance des droits et la primauté des besoins humains : tout cela crée la possibilité de nouvelles alliances, hors de la tutelle des puissants ou de la rigidité des camps.
Que cela s’accompagne de la prudence et du droit imprescriptible de défendre la souveraineté des nations et les équilibres continentaux peut s’envisager. Mais pas au prix d’un cataclysme qui risque d’anéantir tout ce qui fait notre humanité.
mise en ligne le 4 mars 2025
par Catherine Tricot sur www.regards.fr
Le débat à l’Assemblée nationale prend un écho renforcé à l’aune des décisions trumpiennes de la nuit : suspension avec effet immédiat de l’aide militaire américaine à l’Ukraine ; hausse des droits de douane à 25% avec le Mexique et le Canada et 20% avec la Chine ; licenciement sur le champs de la plupart des salariés de USAid qui dispensaient près de la moitié de l’aide humanitaire mondiale.
Introduit par un discours du premier ministre, formellement très réussi et aux convictions franches, les échanges entre les groupes parlementaires ont confirmé des positions contrastées. François Bayrou a, bien plus nettement que les dirigeants européens, affirmé le changement d’époque. Contrairement aux Anglais ou Polonais, pas une fois il n’a voulu se référer à l’amitié historique et aux liens entre la France et les États-Unis. Ceux-ci n’ont bien sûr pas disparu mais pour l’exécutif français, ils ne peuvent plus être la boussole : il faut acter la rupture. La suite de son plaidoyer portait sur la force des Européens. Il a voulu convaincre, au-delà de l’enceinte des députés, de la possibilité pour l’Europe de se constituer en puissance autonome :« Nous sommes forts et nous ne le savons pas. Et nous nous comportons comme si nous étions faibles ».
La suite des interventions a montré que ce discours puissant ne suffisait pas à lever désaccords et objections. L’union nationale n’est pas au programme. Le clivage est plus fort sur les retraites et le droit du travail que sur l’Ukraine. Les différences de sensibilités se sont clairement énoncées hier dans l’hémicycle. Mais les positions ne sont pas apparues aussi clivées que bien des fois. Le ton des différents orateurs était grave et l’attention soutenue. Le poids de l’histoire nationale s’est fait sentir. Et l’ombre du général de Gaulle a plané dans bien des discours.
Laissons de côté Éric Ciotti et ses obsessions minables sur l’immigration. De façon attendue, la droite et l’extrême droite ont fait porter leurs critiques sur la question du parapluie nucléaire, affirmant qu’il ne saurait être partagé. En fait, personne ne le dit ni ne le propose. Après les tentations trumpistes de Jordan Bardella, Marine Le Pen a éludé toute analyse sur les États-Unis et n’a pas eu un mot sur la responsabilité de la Russie. Mais elle a dû commencer son discours par un soutien aux Ukrainiens.
Les interventions de Cyrielle Chatelain, présidente du groupe écologiste, et de Boris Vallaud, président du groupe socialiste, étaient emprunts du soutien à l’Ukraine. Tous les deux ont dit leur conviction que la Russie ne doit pas gagner et ont réaffirmé leur foi dans l’espace européen. Le porte-parole des insoumis, Aurélien Saintoul, a livré un discours solide, ne pouvant se priver d’une arrogance mal placée « qu’il est douloureux d’avoir eu raison 20 ans durant » – avant même les insoumis, que c’est drôle ! Mais il démontrait la vanité d’une défense européenne quand les armes sont américaines et l’appareil productif dévasté. Le porte-parole du groupe communiste et ultramarin, Jean-Paul Lecoq, a fait le lien entre les enjeux sociaux et les efforts demandés : si les premiers ne sont pas assurés alors les seconds seront mal compris. En clair, 5 milliards pour les retraites ne peuvent être un mur infranchissable quand 40 milliards de plus pour l’armement serait une exigence. Aurélien Saintoul relevait lui aussi le paradoxe à propos des moyens mobilisés pour le climat. L’orateur communiste, à la différence de tous et singulièrement du premier ministre, insista sur les transformations du monde au-delà de la déflagration Trump : « Penser la paix ne pourra se faire qu’entre européens. De nombreux pays ont à cœur que l’Ukraine retrouve la paix ». Et de citer l’initiative conjointe Brésil-Chine pour des négociations de paix.
Relevons que la fin de l’atlantisme, actée par les uns et les autres, permet de nouveaux espaces de convergence en particulier au sein de la gauche. Les différends sur la construction européennes entre socialistes et écologistes d’une part, communistes et insoumis d’autre part, demeurent. Mais ils ne sont plus lestés de cette ombre portée américaine qui enserrait la pensée et le projet dans une histoire et un système économique, le capitalisme sous toutes ses formes.
L’heure est très grave, « la plus grave depuis la fin de la seconde guerre mondiale » a dit François Bayrou. Le pouvoir doit en prendre la mesure, pas seulement militaire. La gauche doit s’en convaincre et travailler à sa convergence, nécessaire et davantage possible.
Gaël De Santis sur www.humanite.fr
Lors du débat consacré à la guerre à l’Assemblée nationale lundi 3 mars, Gabriel Attal a estimé que Kiev « vaincra », invitant avec le premier ministre à renforcer l’Union européenne.
Pour le camp présidentiel, rien ne doit changer dans la politique de la France. Le premier ministre n’a offert, lors du débat qui se tenait lundi à l’Assemblée nationale, aucune perspective de négociation entre la Russie et l’Ukraine. Et ce, malgré le lâchage de cette dernière par Donald Trump, en direct dans le bureau Ovale, le 28 février. « Pour l’honneur de l’Europe, le président Zelensky n’a pas plié et nous pouvons lui manifester de la reconnaissance », a salué François Bayrou, qui a prévu une aide à l’Ukraine, en matière militaire, politique, et diplomatique.
« Nous, les Européens, sommes plus forts que nous ne le croyons. Nous nous comportons comme si nous étions faibles », a-t-il déploré, avant de donner des chiffres à l’avantage de l’Europe concernant le PIB, les effectifs militaires, la démographie. « Le monde libre a besoin d’un nouveau leader », après les déclarations de Donald Trump, a estimé Gabriel Attal. « C’est à nous, la France et les nations européennes, de prendre enfin la relève », a lancé le président du groupe Renaissance, appelant à construire l’indépendance du Vieux Continent, notamment via une relance des dépenses militaires. « L’Ukraine vaincra, l’Europe sera », a-t-il claironné.
Fracture à gauche
De telles déclarations ont permis à l’extrême droite de répliquer en faisant valoir son agenda souverainiste. Marine Le Pen a qualifié de « tromperie » la promesse faite à l’Ukraine d’une intégration future dans l’Union européenne (UE) et dans l’Otan. Elle appelle à une conférence de paix entre nations qui ont intérêt à la pacification de la région, mais pas « les instances supranationales comme l’UE ou l’Otan ».
À gauche, une vraie ligne de fracture apparaît. Boris Vallaud, chef du groupe PS à l’Assemblée nationale, invite à « investir l’Otan ». « Les socialistes appellent de leur vœu un grand plan stratégique de l’Europe » en matière militaire et industrielle, a-t-il précisé. Pour lui, la dissuasion nucléaire « sera d’évidence un des éléments de la construction d’une sécurité commune européenne ». L’élu PS appuie l’idée de l’envoi de troupes françaises en Ukraine, le moment venu. Pour Les Écologistes, Cyrielle Chatelain a aussi appelé à renforcer le volet militaire de l’UE.
L’insoumis Aurélien Saintoul a en revanche accusé certaines forces politiques, sans les nommer, d’avoir conduit la politique de sécurité de la France dans le mur, en rejoignant le commandement intégré de l’Otan en 2008. « Nous voici dans une situation de dépendance des États-Unis devenant critique », s’est-il plaint.
Le député communiste Jean-Paul Lecoq a, lui, refusé l’augmentation des budgets de la défense alors que l’argent manque pour les services publics. Il appelle à prendre ses distances avec les États-Unis et à dialoguer, y compris avec la Russie, ce que refusent pour l’heure Emmanuel Macron et le ministre des Affaires étrangères. « On se croirait dans une cour d’école. L’hypothèse d’une troisième guerre mondiale n’est pas un jeu », rappelle-t-il, invitant à la cohérence en faisant respecter le droit international partout, y compris en Palestine et au Sahara occidental. « Il faut obtenir l’arrêt des combats pour organiser une conférence internationale sur la sécurité et la coopération en Europe conduisant à un accord de paix », conclut-il.
mise en ligne le 4 mars 2025
sur www.humanite.fr
Après le refus de l’exécutif de nationaliser l’entreprise iséroise de chimie Vencorex, la CGT a présenté un projet de continuité de l’activité sous la forme d’une « société coopérative d’intérêt collectif ».
Face au désastre social que représenterait la fermeture de l’entreprise de chimie Vencorex pour Pont-de-Claix (Isère) et tout le bassin d’emploi, et face à l’inaction revendiquée de l’État, la CGT affûte ses propositions. La FNIC CGT (CGT Chimie) « porte le projet de continuité de Vencorex au travers de la mise en place » d’une « société coopérative d’intérêt collectif », explique l’organisation dans une lettre ouverte au Premier ministre, signée de la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, et du secrétaire général de la CGT-Chimie, Serge Allègre. Cette coopérative associerait « salariés, organisations syndicales, élus, clients et fournisseurs », a indiqué à l’AFP ce dernier.
Des milliers d’emplois menacés
Depuis décembre, les élus de la région, appuyés par des parlementaires et les responsables des principaux partis de gauche, réclament une « nationalisation temporaire » de Vencorex afin d’éviter son démantèlement et une perte de souveraineté pour des secteurs comme le nucléaire ou le spatial. Un scénario écarté la semaine dernière par Matignon, pour qui l’activité de Vencorex n’est pas viable.
Une annonce très mal reçue par les salariés. « Vous savez parfaitement, du moins nous l’espérons, que la disparition de cette industrie SEVESO, va entrainer dans sa perte, plus de 5 000 à 8 000 emplois, et que la fermeture de cette industrie chimique qui crée l’interconnexion avec l’ensemble des industries du pays, “le caoutchouc, la plasturgie, les télécommunications, le bâtiment, l’énergie, la métallurgie, etc…” aura des conséquences, sociale, économique et environnementale sans commune mesure » interpellent les dirigeants cégétistes.
Cette initiative du syndicat intervient à quelques jours d’un jugement de mise en liquidation du tribunal de commerce de Lyon, jeudi 6 mars. Seule une cinquantaine d’emplois sur les 450 devaient être maintenus dans le cas d’un rachat d’une part de l’activité par le groupe chinois Wanhua, son concurrent, qui avait déposé une offre de reprise partielle. « La CGT, avec les salariés est déterminée à concrétiser ce projet qui répond aux besoins industriels sur le territoire Français et qui évitera d’importer ces matières finies avec toutes les conséquences sur notre balance commerciale et l’environnement » conclut la lettre ouverte…
mise en ligne le 3 mars 2025
Florent LE DU sur www.humanite.fr
Dans la même veine qu’Elon Musk aux États-Unis, l’hebdomadaire le Point et diverses personnalités françaises s’attaquent à l’encyclopédie en ligne, accusée à tort d’être biaisée par un point de vue de gauche ou « wokiste ».
Le Point n’est pas content. Mi-février, l’hebdomadaire découvre que la page Wikipédia qui lui est consacrée a été modifiée. En cause, un chapitre sur le « tournant populiste » du magazine après 2015, accusé d’ouvrir ses colonnes à « une forte composante islamophobe et anti-écologiste ».
Trois jours plus tard, le Point réplique par un papier au vitriol contre Wikipédia, en général. L’encyclopédie y est accusée des pires maux : « Entre-soi, absence totale de contradictoire, sélection partiale des données, inversion accusatoire, effet de meute, élimination arbitraire des informations discordantes. » Une charge que le Point avait déjà développée dans un article du 13 décembre dernier.
Cette critique infondée, se basant sur une poignée d’exemples isolés, s’inscrit dans un contexte international de dénigrement de la plateforme, jugée trop à gauche, trop « wokiste ». Le milliardaire américain Elon Musk est en guerre contre cette dernière qu’il accuse d’être « un prolongement de la propagande des « legacy media » ». Des médias traditionnels qui servent de sources principales à l’encyclopédie et que Musk accuse de désinformation, leur préférant la « liberté d’expression » des utilisateurs de X.
Un mode de fonctionnement qui limite les biais idéologiques
« Les attaques contre Wikipédia sont récurrentes concernant des personnes vivantes ou des entreprises mécontentes des contenus qui les concernent, relate Jeanne Vermeirsche, doctorante en sciences politiques et autrice d’une thèse sur les liens entre la plateforme et les militants politiques. Ce qui change c’est l’ampleur des attaques : un milliardaire, un hebdomadaire national et des personnalités qui disposent d’un relais médiatique important… »
La chercheuse y voit le stigmate d’un débat public qui, de manière générale, se déporte vers l’extrême droite. Des contenus vus comme neutres il y a quelques années sont désormais jugés trop à gauche, tandis que des pages qui peuvent effectivement souffrir d’un biais idéologique – car cela peut exister, du moins temporairement avant modération – sont montées en épingle dans un contexte de diabolisation de la gauche.
C’est le cas pour la page consacrée au Point. « La communauté a réagi de manière assez mature en améliorant l’article, considérant comme légitimes certaines critiques », raconte Capucine-Marin Dubroca-Voisin, présidente jusqu’en 2024 de Wikimédia France.
Mais certaines méthodes ne passent pas. D’une part, le Point – comme le Figaro ou CNews – s’est lancé dans une croisade contre ce bien commun menacé. Depuis l’article du 18 février, le site de l’hebdomadaire a publié trois entretiens pour fustiger un « militantisme exacerbé » de Wikipédia, un décryptage de son financement et une tribune. Intitulée « halte aux campagnes de désinformation et de dénigrement menées sur Wikipédia », celle-ci réunit une centaine de signataires, dont Caroline Fourest, Élisabeth Badinter, Raphaël Enthoven, Nathalie Loiseau…
Quand un journaliste menace un contributeur
Par ailleurs, pour son article, le journaliste du Point Erwan Seznec a menacé le contributeur responsable des modifications dénoncées, « FredD », de révéler son vrai nom et d’intervenir auprès de son employeur. Une étape inquiétante pour les Wikipédiens : « Maintenant, on intimide les contributeurs, des digues sont en train de sauter », s’inquiète Amélie Tsaag Valren, contributrice du site depuis 2007.
Une lettre ouverte, signée par plus d’un millier d’utilisateurs de la plateforme, a dénoncé cette « intimidation ». « Pour le coup, il y a eu une communion rare des contributeurs qui ont fait front, quelles que soient leurs opinions politiques », souligne Capucine-Marin Dubroca-Voisin.
Car non, Wikipédia, avec ses 17 000 contributeurs actifs en France, n’est pas un repaire de gauchistes guidés par la vocation de « wokiser » la société. « Un espace pareil fait forcément l’objet de militantisme mais il n’y a pas de prédominance des idées de gauche et le mode de fonctionnement permet de tendre vers l’équilibre », explique Jeanne Vermeirsche. Car si la plateforme est bien un terrain de jeu de la bataille culturelle, la modération, fruit de modifications et de discussions parfois intenses entre contributeurs, permet de limiter les biais idéologiques, en plus d’être un puissant rempart à la désinformation.
« Toutes les idéologies sont représentées »
« Les biais peuvent toujours exister, ce ne sera jamais parfait, mais une grande partie est absorbée par ce mode de fonctionnement… En tout cas, consubstantiellement, Wikipédia n’est ni de droite ni de gauche », assure Capucine-Marin Dubroca-Voisin.
« Les échanges entre contributeurs montrent bien que toutes les idéologies sont représentées, abonde Jeanne Vermeirsche. Il y a par exemple des débats importants sur l’utilisation ou non de l’écriture inclusive. Pour le moment, ses partisans perdent la bataille, on est loin du « wokisme » dénoncé par Elon Musk. Les biais liés au genre sont beaucoup plus importants que les biais politiques. »
Y compris dans les contenus : la part des femmes dans les notices biographiques a dépassé les 20 % il y a seulement quelques mois, sous l’impulsion d’une association (soutenue financièrement par Wikimédia France), Les sans PagEs, créée pour lutter contre ce déséquilibre. Une initiative immanquablement taxée de « wokisme », le Figaro y voyant par exemple un renoncement « au principe de neutralité ».
La question des sources
L’autre charge principale contre Wikipédia concerne l’épineuse question des sources. Quand Elon Musk reproche qu’elles proviennent principalement de médias traditionnels, Le Point ou des titres français d’extrême droite s’estiment trop peu cités et pensent que la presse dite de gauche serait privilégiée.
La fiabilité de tel ou tel média est pourtant discutée en permanence par les contributeurs. En particulier au sein de l’Observatoire des sources qui émet des avis sur différents médias, pour guider les contributeurs.
« Seules quelques sources sont bannies, comme celles entièrement rédigées par de l’intelligence artificielle ou trop complotistes comme France-Soir, explique l’ancienne présidente de Wikimédia France. Ensuite, nous savons que le Figaro va être biaisé à droite mais fiable, l’Humanité biaisé à gauche mais fiable. Les contributeurs doivent avoir en tête la ligne éditoriale du titre mais prendre en compte les informations diffusées. »
Une offensive à l’usure
Quid des médias d’extrême droite, rarement sérieux dans leur déontologie journalistique mais susceptibles, toutefois, de relayer de vraies informations ? « Sur ces sites, tout dépend de la pertinence de l’article, il est possible de reprendre uniquement les informations factuelles. Mais, de plus en plus, il n’y en a pas, ajoute Capucine-Marin Dubroca-Voisin. C’est selon ce principe que Valeurs actuelles, par exemple, est utilisé au minimum, et le Journal du dimanche de moins en moins. »
Ces attaques répétées vont-elles avoir raison, à terme, de la plateforme et de son fonctionnement collaboratif ? Le risque est réel, notamment du fait de l’influence d’Elon Musk qui a appelé les géants de la tech à ne plus financer la fondation qui gère la plateforme. « La façon dont fonctionne Wikipédia perturbe énormément ceux qui détiennent des plateformes privées ou des médias, ils n’admettent pas que ça leur échappe », commente la chercheuse Jeanne Vermeirsche.
Mais Musk et les autres pourraient-ils avoir l’encyclopédie à l’usure ? « Si cette offensive se poursuit, les rédacteurs, bénévoles, vont-ils continuer en sachant qu’ils peuvent avoir des ennuis, y compris judiciaire, du fait de ce qu’ils écrivent ? À terme, cela affaiblit la gouvernance, la modération et donc la plateforme », s’inquiète la contributrice Amélie Tsaag Valren.
« Wikipédia n’a jamais été autant en danger »
Le couperet pourrait aussi venir à terme des pouvoirs publics. Si les procès en illégitimité et en manipulation contre la plateforme se poursuivent, ceux-ci seraient-ils tentés de limiter son accès ? « Wikipédia n’a jamais été autant en danger, alerte Capucine-Marin Dubroca-Voisin. On connaît bien le processus : la Russie s’y attaque, censure des pages, le site est bloqué en Chine, l’a été en Turquie pendant plusieurs mois… Il ne faut pas penser que c’est impossible chez nous. »
Une arrivée au pouvoir de l’extrême droite inquiète particulièrement : elle s’en prend fréquemment aux contenus de Wikipédia. Elle s’en sert pourtant dans sa bataille culturelle. En 2022, une dizaine de militants de Reconquête ont constitué une cellule ayant pour objectif de modifier des pages de manière à favoriser le candidat à la présidentielle Éric Zemmour. Une action militante coordonnée, dans un unique but politique. Une méthode qui n’a jamais été démontrée concernant des contributeurs de gauche.
sur https://lepoing.net/
Le Point (et non Le Poing) a lancé une campagne visant à intimider les contributeur.ices de l’encyclopédie en ligne Wikipedia. L’hebdomadaire n’apprécie pas que la fiche, très longue et étayée, qui lui est consacrée, décrive par le menu sa dérive éditoriale le rapprochant des thèses nationalistes identitaires. Michaël Delafosse a choisi de rallier une clique de figures médiatiques, majoritairement réac, en appui au Point. Dans un contexte de guerre culturelle animée par l’extrême-droite, sa signature entache l’image de Montpellier dans le paysage intellectuel
Décidément, il n’en loupe pas une. Depuis son installation en mairie de Montpellier, Michaël Delafosse construit son image de “maire atypique”. Cela en multipliant les signes d’engagement prioritaire sur les thèmes de la sécurité, l’insistance sur des menaces séparatistes islamistes, la production d’une laïcité dévoyée en modèle para-identitaire excluant, la chasse aux soutiens de la cause palestinienne, etc.
“Atypique” doit donc s’entendre comme proche des thèmes favoris de la droite dure et de son extrême. On aura lu les acclamations que cela lui a aussitôt valu, de la part de l’hebdomadaire Valeurs actuelles, le relais de cette “pensée” assurée par des collaborateurs du Figaro, ou encore les alertes para-complotistes lancées par L’Opinion.
C’est maintenant au Point que le maire de Montpellier peut compter ses nouveaux copains. Depuis la mi-février, cet hebdomadaire s’est lancé dans une campagne de dénigrement et d’intimidation à l’encontre de l’encyclopédie Wikipedia. Situons l’ambiance : Outre-Atlantique, Elon Musk – un grand intellectuel épris de liberté, comme on sait – ne cesse d’en appeler à en finir avec ce qu’il appelle “Wokepedia“. Situons l’enjeu : Wikipedia est désignée pour cible dans la guerre culturelle déchaînée par l’extrême-droite à l’échelle planétaire. Le maire d’une grande ville française doit savoir se situer, dans cela…
Wikipedia compte parmi ces quelques fleurons magnifiques qu’il faut reconnaître parmi les acquis très positifs de la révolution Internet. Il s’agit d’une encyclopédie collaborative, totalement internationale, intégralement gratuite, qui ne cesse de s’écrire et de se corriger par l’apport bénévole de milliers d’expert.es sur la planète. A ses débuts, on y vit le risque d’errements incontrôlés dans la formalisation et la diffusion de savoirs échappant aux cadres de certification scientifiques institués. Or, une immense communauté des savoirs s’est constituée à travers elle, qui ne cesse d’enrichir, amender, et évaluer la qualité de ses contenus.
Parmi des millions et millions de fiches publiées en près de trois cents langues, l’une est donc consacrée à l’hebdomadaire français Le Point. Très développée, étayée et référencée, cette fiche décrit toute l’histoire de cette publication, son fonctionnement économique, la composition de sa rédaction, et bien entendu l’évolution de sa ligne éditoriale. C’est là que le bât blesse.
S’adressant à un lectorat de cadres et personnalités institutionnelles influentes, les rédacteurs de cette fiche repèrent que le contenu des articles du Point accompagne l’évolution idéologique de ce milieu, en dérivant de plus en plus nettement vers les thèses proches d’un nationaliste identitaire. D’où le mail menaçant reçu par FredD, l’un de ses rédacteurs, qu’un journaliste du Point a su repérer derrière son pseudonyme (le caractère collaboratif de la rédaction collective des contenus de Wikipedia passe par cet usage des pseudos).
Depuis 18 ans, FredD a rédigé plus de trente mille apports de contenus à l’encyclopédie en ligne. Le journaliste l’avertit que l’hebdomadaire s’apprête à publier un article à charge, révélant son identité, son activité professionnelle, sollicitant l’avis de son employeur, et lui intimant un ultimatum daté pour répondre à ses questions. Ces méthodes sont immédiatement perçues comme se rapprochant de celles de l’extrême-droite, consistant à menacer, intimider et faire pression.
Elles sont dénoncées comme telles dans un appel signé par plus d’un millier de collaborateur.ices français.es de l’encyclopédie. Elleux rappellent que leur fonctionnement fait que tout désaccord sur un contenu se discute sur une page ad-hoc rattachée à la fiche ; et qu’il est très courant que ce type de discussion se solde, dans les plus brefs délais, par l’apport de corrections, voire par le retrait des éléments publiés.
C’est le fonctionnement normal du débat intellectuel, dans cette encyclopédie libre et plurielle, où aucune autorité institutionnelle et/ou politique, aucun pouvoir financier, n’est en mesure d’imposer sa vérité à l’encontre de la communauté savante. Or Le Point s’y connaît dans le maniement des mécanismes d’influence. Il lance un contre-appel, dont plusieurs points flirtent avec la diffamation.
L’activité de la plateforme encyclopédique abriterait des « campagnes de dénigrement systématique et sans contradicteurs », et des contributeur.ices en sont décrits comme des « militants anonymes », animés d’une « volonté d’entacher les réputations », en opérant sur les contenus « des modifications malveillantes ». Dans la polémique qui se déchaîne, on note le procédé usuel à l’extrême-droite, du renversement de l’incrimination, puisque la communauté savante se livrerait à des activités dignes de trolls de réseaux sociaux.
Les quatre-vingt signataires de cet appel n’ont que rarement à voir avec une communauté scientifique digne de ce nom. Elle tient plus d’une clique de figures médiatiques à divers titres, représentative de l’éditoriacratie et de la toutologie (les spécialistes de tout et de rien ayant micros ouverts pour l’info continue), succédanés de philosophes, responsables de rédactions de droite, anciens ministres, chroniqueurs en tout genre, figures de la social-démocratie anti-gauche, indexés sur les repères souverainistes, anti-woke, printaniers laïcs, sionistes ultra, commentateurs para-liéraux.
On y retrouve des Sophia Aram ou Thierry Ardisson, des BHL et des Cohn-Bendit (faut bien rire), des Blanquer et des Dominique Reynié (soit-disant politiste qui se ridiculisa en menant une liste de droite à la catastrophe à des municipales à Montpellier). Alain Minc et Julien Dray. Caroline Fourest, Natacha Polony et Elisabeth Badinter. Philippe Val et Jean-Pierre Sakoun. Raphaël Entoven, Pascal Perrinneau, etc.
Et donc Michaël Delafosse, qui a tout de suite flairé son camp. Ce qui est un geste grave, qui entache l’image de Montpellier, ville de référence en matière de recherches et d’activités intellectuelles. Une ville qui n’a pas besoin que son premier magistrat s’affiche dans le camp de bateleurs visant à affaiblir Wikipedia, à l’instar d’un Elon Musk disait-on.
mise en ligne le 3 mars 2025
Benjamin König sur www.humanite.fr
La deuxième phase de l’accord de trêve, qui devait débuter ce dimanche 2 mars, est remise en question par Benyamin Netanyahou, avec l’appui des États-Unis. Le Hamas exige son application et dénonce un « crime de guerre » à propos de la suspension de l’aide humanitaire.
Reprendre la guerre, en violation de la trêve signée le 19 janvier dernier : tel semble être le but poursuivi par Benyamin Netanyahou. Au lendemain de la fin de la première phase de cet accord, qui arrivait à échéance ce samedi 1er mars, le premier ministre israélien refuse d’appliquer la deuxième phase, qui prévoit la libération des 24 otages restants ainsi que la restitution des 34 corps de ceux qui ont été tués au cours de leur captivité ou lors des attaques du 7 octobre 2023. En échange, Israël s’était engagé à libérer environ 1 800 prisonniers palestiniens.
Dans la nuit de samedi à dimanche, Benyamin Netanyahou a annoncé vouloir mettre en œuvre, en lieu et place, une proposition de dernière minute émise par les États-Unis. Dans un communiqué, son bureau indique qu’« Israël adopte le plan de l’envoyé du président américain, Steve Witkoff, pour un cessez-le-feu temporaire pour les périodes de ramadan », qui a débuté le 28 février et durera jusqu’au 30 mars, « et de Pessah », la Pâque juive, laquelle sera célébrée mi-avril.
Suspension de l’aide humanitaire
Ce plan prévoit que « la moitié des otages, morts ou vivants », sera remise à Israël lors de son entrée en vigueur, puis, pour ceux qui restent, « à la fin, si un accord est trouvé pour un cessez-le-feu permanent », précise le communiqué.
Le Hamas a réagi dans la foulée. Le mouvement islamiste palestinien a rappelé Israël à ses obligations, alors que depuis le 28 février les négociateurs israéliens, qataris et états-uniens se retrouvent au Caire dans le cadre des discussions sur la deuxième phase de l’accord initial. Selon le Hamas, cette nouvelle proposition équivaut pour Israël à « se soustraire aux accords qu’il a signés. (…) La seule façon de parvenir à la stabilité dans la région et au retour des prisonniers est d’achever la mise en œuvre de l’accord, en commençant par la deuxième phase », a réagi le dirigeant du Hamas, Mahmoud Mardaoui, dans une déclaration transmise à l’AFP.
En guise de représailles, Benyamin Netanyahou a suspendu toute entrée d’aide humanitaire à Gaza. Un moyen de pression inique et illégal, que le Hamas a dénoncé : « La décision de suspendre l’aide humanitaire est un chantage mesquin, un crime de guerre et une violation flagrante de l’accord », a réagi le mouvement palestinien, qui a également appelé « les médiateurs et la communauté internationale à faire pression » sur Israël. Le ministre égyptien des Affaires étrangères, Badr Abdelatty, a assuré dans la foulée qu’« il n’y a pas d’alternative à la mise en œuvre fidèle et intégrale par toutes les parties de ce qui a été signé en janvier dernier ».
4 milliards d’armes américaines
Sans surprise, la suspension de l’aide dans la bande de Gaza a été applaudie par les alliés d’extrême droite du gouvernement de Netanyahou. « La décision de stopper totalement l’entrée de l’aide humanitaire à Gaza jusqu’à la destruction du Hamas ou sa reddition totale et la libération de tous nos otages est une étape importante qui va dans la bonne direction », a réagi le ministre des finances, Bezalel Smotrich. Qui a poursuivi son laïus en appelant « maintenant à ouvrir les portes de l’enfer aussi rapidement et violemment que possible contre l’ennemi ».
Benyamin Netanyahou, qui n’avait accepté l’accord du 19 janvier qu’à contrecœur, a également menacé de reprendre les hostilités : « Si le Hamas persiste dans son refus, il y aura d’autres conséquences », indique-t-il. Le premier ministre israélien profite du rapport de force modifié par l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, qui a présenté son fameux « plan » pour Gaza le 5 février, lequel prévoit un déplacement forcé de toute la population gazaouie, soit près de 2 millions de Palestiniens, dans les pays arabes voisins, notamment l’Égypte et la Jordanie, qui s’y refusent malgré les pressions. La « reconstruction » de Gaza, sur le modèle d’une Riviera sous « contrôle » des États-Unis, a tout du nettoyage ethnique.
Les Nations unies ont réagi à la menace de reprise des hostilités, qui « serait catastrophique », a fait savoir Stéphane Dujarric, le porte-parole du secrétaire général Antonio Guterres. C’est pourtant ce que semblent préparer Israël et son allié américain : le secrétaire d’État Marco Rubio a ainsi annoncé une livraison de 4 milliards de dollars d’aide militaire, signe selon lui qu’Israël « n’a pas de meilleur allié à la Maison-Blanche que le président Trump ». Ce dernier avait confirmé que la levée des restrictions sur certains types d’armes, notamment les bombes de 900 kilos.
Ce dimanche, le ministère de la santé du Hamas pour la bande de Gaza a annoncé qu’il y avait « depuis ce matin quatre morts et six blessés », transportés « dans des hôpitaux de la bande de Gaza à la suite d’attaques israéliennes », détaille le ministère.
mise en ligne le 2 mars 2025
Caroline Coq-Chodorge sur www.mediapart.fr
Le gouvernement Bayrou va augmenter la taxe sur les complémentaires santé de 1 milliard d’euros. Cette fiscalité déguisée est très inégalitaire : elle pèsera en premier sur les ménages les plus pauvres et les personnes âgées qui font le plus gros effort financier pour s’assurer.
AuAu moins 23 milliards d’euros. En 2025, le dérapage budgétaire de la Sécurité sociale, tel qu’il a été définitivement validé par le vote du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) le 17 février, devrait être spectaculaire. La cause est toujours la même : le manque de recettes sociales et fiscales à la hauteur de la croissance des dépenses, prévisible autant qu’inéluctable, en raison notamment du vieillissement de la population. Face au « trou » béant de la « Sécu », tous les gouvernements usent des mêmes ficelles : le retour des plans d’économie, sur l’hôpital notamment, ou encore le recul de l’assurance-maladie.
Pour économiser 1 milliard d’euros, le gouvernement Barnier avançait l’automne dernier une proposition qui avait au moins le mérite d’être honnête : diminuer la prise en charge par l’assurance-maladie des consultations médicales et des médicaments.
Le gouvernement Bayrou y a finalement renoncé : « Les Français ne paieront pas plus cher pour leur santé », a rassuré la ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles, Catherine Vautrin, le 15 janvier sur BFMTV. Mais, dans la foulée, elle a annoncé « la restitution » des 6 % d’augmentation du coût des contrats des complémentaires santé en 2025, annoncée par la Fédération nationale de la Mutualité française. Cette restitution, de 1 milliard d’euros également, sera versée « à l’État », sous la forme d’une taxe, puis réaffectée à l’assurance-maladie.
Le procédé est des plus retors, car les deux mesures reviennent à peu près au même : le coût des complémentaires santé va augmenter mécaniquement de 1 milliard d’euros. Ce sera donc un nouveau transfert de dépenses massif de l’assurance-maladie vers les complémentaires.
Le président de la Fédération nationale de la Mutualité française, Éric Chenut, rappelle à la ministre que « cette hausse des cotisations est justifiée par une hausse de [leurs] dépenses : la consultation médicale revalorisée à 30 euros, comme les tarifs de certaines professions paramédicales, et plus largement toutes les dépenses de santé, qui progressent au rythme de 4,5 à 5 % depuis le covid ». « Nous sommes des organismes non lucratifs, nous n’avons pas d’actionnaires ! », plaide-t-il.
Une taxe inégalitaire
L’économiste de la santé Brigitte Dormont, pourtant très critique du marché de la complémentaire santé, en convient : « Le gouvernement est dans l’enfumage. Cette augmentation de 6 % en 2025 était prévue avant les annonces du projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Elle résulte en partie de la hausse du tarif de la consultation médicale. » Elle prévient : « Cette nouvelle taxe va augmenter les charges des complémentaires. » Et immanquablement faire exploser les cotisations en 2026.
Les complémentaires santé sont déjà taxées à 14 % : « Cette taxe pèse, non pas sur les résultats des complémentaires, mais sur les coûts des contrats, donc directement sur le montant des cotisations de nos assurés, précise Éric Chenut. Aujourd’hui, les cotisations de janvier et février partent en fiscalité. Si elle augmente de 1 milliard d’euros en 2025, ce sont deux mois et demi de cotisations qui partiront en taxe. À mes yeux, c’est une forme déguisée d’impôt ou de cotisation sociale pour financer le déficit de la Sécurité sociale. »
Il y a cependant une différence de taille entre cette taxe et un impôt et/ou une cotisation sociale. « Le coût de nos contrats n’est pas proportionnel aux revenus, rappelle le président de la Fédération française de la Mutualité française, Éric Chenut. La hausse de la fiscalité pèsera plus fortement sur les personnes aux contrats les plus onéreux : les personnes malades qui doivent augmenter leurs couvertures pour limiter leur reste à charge, les personnes âgées. »
« Les complémentaires sont très inégalitaires, complète Brigitte Dormont. Elles sont tarifées à l’âge, ce qui est une manière de tarifer au risque, puisque les personnes âgées ont en moyenne des dépenses de santé plus élevées. Même les mutuelles, qui communiquent beaucoup sur la solidarité, font la même chose. Si une mutuelle ne gère pas le risque comme Axa, elle est perdante. C’est la loi du marché. »
La grande Sécurité sociale devrait rembourser à 100 % les soins jugés essentiels auxquels tous devraient avoir accès sans se ruiner. Brigitte Dormont, économiste de la santé
« Parmi les retraités qui ont une complémentaire santé, poursuit l’économiste, les 20 % les plus riches consacrent seulement 4 % de leurs revenus à leur achat de couverture complémentaire et aux dépenses qui restent à leur charge. L’écart est énorme avec les 20 % les plus pauvres, qui sont au-dessus du seuil de la couverture santé solidaire [la complémentaire gratuite ou avec une participation limitée à 30 euros – ndlr]. Ceux-là y consacrent 10 % de leurs revenus ! »
Les mutuelles perdent la mise
À ce jeu-là, celui des inégalités entre riches et pauvres, malades et bien portants, ce sont sans surprise les assureurs privés lucratifs qui remportent la mise. En 2023, selon l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), « seules les sociétés d’assurance enregistrent un résultat technique positif, quoiqu’en repli. Les mutuelles et les institutions de prévoyance affichent des résultats techniques en diminution et déficitaires en 2023. »
Les mutuelles, à but non lucratif, perdent de l’argent, mais aussi des parts de marché. Ces actrices historiques de l’assurance santé, créées dès le XIXe siècle pour offrir un début de protection aux salarié·es, ont perdu leur hégémonie. Elles ne représentent plus que 46 % du marché de la complémentaire santé, qui pèse près de 40 milliards d’euros. Les assureurs privés le grignotent petit à petit (34 %). En dernier se trouvent les institutions de prévoyance (20 %), des organismes non lucratifs gérés par les syndicats qui vendent essentiellement des contrats collectifs d’entreprise.
Éric Chenut montre du doigt les « bancassureurs », ces banques qui proposent à leurs client·es de nombreux contrats d’assurance : habitation, voiture, santé…
« Ce n’est pas “sain” que les banques fassent de l’assurance, estime Éric Chenut. La banque sait tout de vous, même le détail de vos dépenses de santé si vous êtes assuré. Cela devrait nous questionner. »
Dysfonctionnement supplémentaire : les organismes gagnent de l’argent sur les contrats individuels, que paient entièrement les assuré·es, et en perdent sur les contrats collectifs d’entreprise, en partie pris en charge par l’employeur. « Les contrats individuels, ce sont les retraités, les chômeurs et les étudiants, explique Brigitte Dormont. Ce que signifient ces chiffres, c’est que ces personnes qui ne sont pas les mieux loties paient plus cher que les autres, pour nourrir la concurrence sur le marché collectif, où de vraies négociations ont lieu avec le patronat et les syndicats. C’est une véritable injustice. »
Cette machinerie complexe de l’assurance santé, qui mélange assurances publiques et assurances privées lucratives, non lucratives et paritaires, a un coût : 19,2 % du chiffre d’affaires des complémentaires santé (soit 8 milliards d’euros) s’évaporent en dividendes, pour les assureurs privés, et en frais de gestion. « Les frais de gestion ne sont pas seulement de la publicité, à laquelle nous consacrons en moyenne 20 centimes sur 100 euros de cotisation, se défend le président de la Fédération nationale de la Mutualité française. C’est le traitement des feuilles de soins, l’accueil physique et téléphonique basé en France, la pratique du tiers payant, nos actions de prévention. » Mais l’assurance-maladie affiche des frais de gestion bien moindres, de l’ordre de 5 %.
Le problème est structurel, insiste Brigitte Dormont : « Que des organismes publics et privés fassent la même chose – rembourser 70 % d’une consultation pour les uns, les 30 % restants pour les autres –, c’est totalement inefficace. C’est un vrai argument pour la grande Sécurité sociale, qui devrait rembourser à 100 % les soins jugés essentiels auxquels tous devraient avoir accès, sans se ruiner en reste à charge ou en frais d’acquisition d’une couverture. »
mise en ligne le 2 mars 2025
La chronique de Maryse Dumas sur www.humanite.fr
Comme un château de cartes, les principes sur lesquels a reposé la construction européenne semblent s’effondrer l’un après l’autre. « Changement d’époque rapide et brutal », « Moment de bascule historique », les mêmes mots se retrouvent dans la plupart des commentaires médiatiques mais aussi politiques de la semaine.
La stratégie de Donald Trump visant à faire plier l’Ukraine devant l’agression poutinienne est en soi un sujet majeur, autant que ses prétentions sur l’avenir de Gaza. Mais il n’y a pas que cela. Les propos à la fois méprisants et agressifs que tiennent les nouveaux dirigeants des États-Unis vis-à-vis de l’Europe, leur soutien aux extrêmes droites actives sur notre continent placent l’Europe dans une situation tout à fait nouvelle : elle perd le parapluie historique sur lequel elle s’est construite, elle se retrouve seule face à elle-même. Il lui faut urgemment définir une politique réellement indépendante et coordonnée faute de quoi sa construction déjà précaire ne pourrait que s’effondrer.
Trois enjeux s’entremêlent de manière extrêmement complexe : en premier lieu celui du soutien à l’Ukraine, à la fois pour respecter la volonté d’autodétermination de son peuple et stopper les ambitions impérialistes de Moscou. Le deuxième enjeu est celui du barrage à ériger face à la poussée des extrêmes droites partout en Europe et aussi dans le monde. Enfin, troisième enjeu et non le moindre, celui de la nature des politiques économiques et sociales à déployer face au bouleversement impulsé par les dirigeants états-uniens.
Ces trois enjeux appellent à une refonte profonde du modèle européen. Face au rouleau compresseur trumpien, le défendre tel qu’il est serait une impasse. Relever le défi impose, au contraire, un changement profond tant des choix économiques et sociaux que des pratiques européennes notamment en matière de démocratie. Agir en Européen aujourd’hui c’est lutter pour concrétiser les potentialités de l’Europe unie mais à partir d’un autre schéma politique que celui qui prévaut actuellement. En cela, cette crise peut se transformer en opportunité pour promouvoir vraiment un autre modèle social et économique que celui du libéralisme mondialisé.
Laissons de côté les différences de points de vue entre les dirigeants européens et leurs difficultés et lenteurs à trouver des réactions communes : là comme dans chacun des pays et à l’intérieur de chacune des forces politiques, les tentations opportunistes sont fortes. Il est toujours plus facile de se situer dans le camp des vainqueurs que de s’y opposer. Quatre-vingts ans après la libération du joug nazi, la leçon est toujours la même. Ce dont l’Europe a besoin, c’est moins d’accroître les dépenses militaires que de définir et mettre en œuvre des politiques réellement alternatives.
Redresser l’économie en la mettant au service de la satisfaction des besoins et de la réduction des inégalités ; tenir compte des enjeux écologiques ; développer des pratiques démocratiques non seulement électives mais surtout actives ; créer de nouvelles réponses de service public et revitaliser les anciens : voilà quelques axes susceptibles d’alimenter des débats et des propositions pour ouvrir un chemin à des populations aujourd’hui perdues dans le brouillard.
La gauche, les syndicats, les forces progressistes et démocratiques ont l’immense responsabilité historique d’offrir des perspectives en ce sens aux populations européennes et françaises et d’être pour cela capables de s’unir.
mise en ligne le 1er mars 2025
Clémentine Eveno sur www.humanite.fr
La CGT appelle à la mobilisation « pour gagner l’abrogation de la réforme » des retraites de 2023 le 8 mars, puis le 20 mars, dans un communiqué publié ce vendredi 28 février. Au-delà de ces deux premières dates, la CGT appelle à « une mobilisation d’ampleur » à terme.
Un appel à la mobilisation « pour gagner l’abrogation de la réforme » des retraites de 2023 a été lancé, par la CGT, ce vendredi 28 février, via un communiqué de presse. « Une majorité de Françaises et de français comme de député·es y sont favorables, la victoire est donc à portée de main », clame le syndicat.
Ainsi, l’organisation syndicale appelle à rejoindre les cortèges prévus le 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes, pour réclamer notamment « l’égalité salariale », présentée par la centrale comme étant une des solutions de financement du système.
Elle appelle également à rejoindre des cortèges le 20 mars « avec les organisations de retraités ». Au-delà de ces deux premières dates, la CGT appelle à « une mobilisation d’ampleur » à terme et invite « toutes les organisations syndicales à se rassembler pour construire le rapport de force ».
François Bayrou a évoqué un référendum
Le premier ministre François Bayrou a annoncé, la veille, jeudi 27 février au soir, dans un entretien au Figaro, qu’en « cas de blocage (…) le référendum est une issue », sans toutefois préciser la nature de ce blocage (négociations entre partenaires, au Parlement ou dans le pays…).
Pour rappel, le premier ministre avait chargé les syndicats et le patronat, en janvier, de renégocier, un nouveau cycle de concertations a ainsi été lancé pour renégocier la réforme des retraites d’avril 2023 (recul de l’âge légal de 62 à 64 ans), avec pour objectif d’aboutir à un accord fin mai.
Khedidja Zerouali et Mathias Thépot sur www.mediapart.fr
Dès son ouverture, la mascarade de la renégociation de la réforme des retraites se révèle pire qu’annoncée : FO claque la porte et Bayrou affirme qu’en cas de désaccord ce serait retour à la case départ ou référendum. Quant au patronat, il pousse pour introduire une dose de capitalisation dans le système.
Qu’il semble loin le temps où Olivier Faure, premier secrétaire du parti socialiste (PS), se gargarisait d’avoir poussé le gouvernement à rouvrir le « chantier » des retraites. C’était pourtant le 16 janvier dernier, après que le parti à la rose avait refusé de voter la motion de censure déposée par LFI, car il avait obtenu de significatives avancées pour les Français. À commencer par la renégociation de la très impopulaire réforme des retraites, qui décale l’âge légal de départ de 62 à 64 ans.
Jeudi 27 février, l’ouverture de cette renégociation a présenté le décor d’une pièce de théâtre où chacun a joué son rôle. Pour la énième fois, les parties autour de la table ont redit leurs positions irréconciliables, telles qu’elles sont connues depuis des semaines. Les syndicats se sont mobilisés pour l’abrogation de la réforme des retraites, exigeant le retour de la retraite à 62 ans.
De leur côté, les organisations patronales, le Medef et la CPME, se sont dites favorables à l’introduction d’une dose de capitalisation, c’est-à-dire un système d’épargne dans lequel chaque retraité cotise pour sa future retraite. Le « patron des patrons », Patrick Martin, avait prévenu : « Si on doit reprendre le sujet des retraites, c’est pour améliorer le rendement de la réforme, certainement pas pour la détricoter. »
Force ouvrière (FO) a de son côté quitté la table des négociations, à peine un quart d’heure après s’y être assise, juste après avoir lu un communiqué. Pour eux, l’affaire est une « mascarade ». Aucune surprise, là encore, puisque FO avait annoncé avant même le début des négociations que le compromis ne serait pas possible. « La place du syndicat Force ouvrière reste évidemment à la table, s’ils souhaitent y revenir », a affirmé Matignon jeudi soir à l’AFP.
Les autres syndicats, eux aussi, aimeraient que FO revienne. « Ils ne nous avaient pas prévenus, commente Denis Gravouil, négociateur pour la CGT. On est bien d’accord sur le fait que le cadre ne nous convient pas, on est d’accord aussi sur le but : l’abrogation. Mais nous, on reste parce qu’il y a des chiffrages intéressants à obtenir, et surtout parce que claquer la porte sans avoir personne dans la rue, ça ne va pas nous apporter grand-chose. »
La CGT, elle, a enfin obtenu un chiffre qu’elle demandait depuis des mois : le coût d’un retour de l’âge de la retraite à 62 ans. « 10,4 milliards », a répondu l’exécutif. « Nous aurons des propositions pour les trouver » promet le deuxième syndicat du pays.
Une négociation torpillée
Plus vite encore que FO, François Bayrou a lui aussi fait preuve de célérité pour révéler le jeu de dupes en cours. Le premier ministre a torpillé cette négociation impossible avant même qu’elle ne commence (et alors qu’elle doit durer jusqu’au 28 mai), en annonçant dans un grand entretien au Figaro : « Si personne ne se met d’accord, nous l’avons dit, on en restera au système antérieur, défini en 2023. »
Pis, il affirme qu’en cas de « blocage », « le référendum est une issue ». Une façon d’acter d’ores et déjà ledit blocage, en court-circuitant une négociation qu’il a lui-même organisée. Et comme selon ses proches cette interview n’est pas une réponse au départ de FO, puisqu’elle aurait été faite avant, il faut bien comprendre qu’avant même la première journée de négociations, le premier ministre s’était déjà attelé à rendre la discussion caduque.
Pour rappel, lors de ses vœux de bonne année, Emmanuel Macron annonçait vouloir demander aux Français·es de trancher certains « sujets déterminants ». Depuis, ses ministres et son premier ministre lancent des idées à qui mieux mieux.
« Chiche !, lui répond Denis Gravouil de la CGT : faisons un référendum sur les retraites et on verra bien ce que répondent les Français. » Le syndicaliste est visiblement agacé par ce gouvernement qui tout d’un coup se sent d’humeur à entendre le peuple, après avoir interdit à ses représentant·es d’exprimer leur vote, préférant adopter la réforme au moyen de l’article 49-3.
« Par ailleurs, on a appris cette possibilité de référendum dans la presse comme tout le monde, poursuit-il. Quelle question sera posée ? Si c’est pour proposer une nouvelle réforme avec départ à 63 ans et l’introduction d’une part de capitalisation, ça ne nous intéresse pas. La seule question qui mérite d’être posée, et qui aurait dû être mise au vote, c’est : êtes-vous pour ou contre la réforme des retraites de 2023 ? »
Une lettre de cadrage impossible à tenir
Pour cet ersatz de négociation, François Bayrou a envoyé aux partenaires sociaux une lettre de cadrage pour le moins resserrée, exigeant des partenaires sociaux qu’ils trouvent des mesures pour un retour à l’équilibre financier du système des retraites à horizon 2030. Selon la CGT, cette lettre de mission est « impossible », puisqu’elle exige « de faire ce que les précédents gouvernements n’ont pas fait, à savoir remettre les comptes à l’équilibre ».
Et Michel Beaugas, négociateur pour FO, d’abonder : « D’une part, nous ne pourrons pas toucher à la borne d’âge et d’autre part, ce seront encore aux salariés que les efforts seront demandés. Or le déficit actuel est de 6 milliards d’euros alors que les aides publiques aux entreprises sans aucune contrepartie représentent 173 milliards d’euros. »
Mais Francois Bayrou n’en démord pas, il exige des économies drastiques sur le système des retraites, estimant qu’il existerait un déficit caché de 55 milliards d’euros par an, dont 40 à 45 milliards seraient empruntés chaque année. Une théorie qui a été démentie par tous les spécialistes, le Conseil d’orientation des retraites (COR) mais aussi par la Cour des comptes, dans un rapport datant du 20 février dernier.
Nous l’avons déjà raconté, la Cour des comptes rappelle que le système des retraites a été en excédent au début des années 2020, avec un solde positif de 8,5 milliards d’euros en 2023, en raison des réformes votées depuis une dizaine d’années. Mais le déficit se réinstalle et devrait atteindre 6,6 milliards d’euros cette année – c’est-à-dire un peu moins de 2 % des 337 milliards versés aux retraité·es par le régime général chaque année.
À l’horizon 2035, ce déficit devrait se stabiliser à 15 milliards, puis autour de 30 milliards en 2045. Si les chiffres peuvent paraître importants, il faut les comparer avec ceux des comptes publics qui, en 2023 et 2024, ont dérapé de 70 milliards d’euros par rapport à ce qui était prévu par le gouvernement.
Les pro-retraite par capitalisation s’organisent
Cette mascarade de réouverture des discussions sur le système des retraites permet enfin aux plus fervents défenseurs de la retraite par capitalisation – en opposition au système actuel par répartition – d’avancer leurs pions. Aux premiers rangs desquels les ministres de François Bayrou.
« Il faut lever ce tabou [de la retraite par capitalisation – ndlr] et mener la bataille culturelle », a confié le ministre délégué chargé de l’Europe, Benjamin Haddad, au Parisien. La ministre chargée du travail et de l’emploi, Astrid Panosyan-Bouvet, estime pour sa part que l’idée d’introduire une part de capitalisation dans le système de retraites devait « faire partie des sujets de discussion » au sein du conclave.
Les ministres de la justice et de la santé Gérald Darmanin et Catherine Vautrin ont également fait des déclarations en ce sens. Le ministre de l’économie et des finances, Éric Lombard, se fait plus discret. Rappelons qu’il a été successivement patron des assureurs BNP Paribas Cardif et Generali France, deux institutions financières qui auraient beaucoup à gagner de l’instauration d’une dose de capitalisation dans le système des retraites. Un de ses proches cité dans Le Parisien confie ainsi qu’Éric Lombard ne serait « pas opposé » à l’idée d’une telle réforme.
Le Medef – il faut noter que sa négociatrice sur les retraites, Diane Deperrois, travaille pour l’assureur Axa – a déjà un projet clé en main à proposer au gouvernement et aux syndicats. Le président du Medef, Patrick Martin, plaide ainsi dans Le Monde du 27 février pour ouvrir la boîte de Pandore et affecter de manière obligatoire une partie des cotisations sociales des salarié·es à un fonds piloté par les partenaires sociaux, et qui investirait dans des produits financiers proposés par des banques, compagnies d’assurances et autres fonds de pension.
Le niveau des retraites des salarié·es dépendrait alors en partie des gains générés par ces placements. Pour compenser les pertes potentielles pour les branches famille et assurance-maladie de la sécurité sociale, le patron des patrons propose de lui transférer une part de TVA perçue par l’État.
Une proposition qui préfigure une financiarisation rampante de la protection sociale en France. Car au-delà d’introduire une dose de capitalisation, faire reposer le financement de la protection sociale sur une recette fiscale de l’État comme la TVA, et non plus sur des cotisations adossées aux salaires et gérées paritairement, c’est donner la possibilité aux futurs gouvernements de couper selon leur bon vouloir les vivres du système des retraites pour lui imposer l’austérité.
Ce qui engendrera mécaniquement un besoin croissant de capitalisation. Et tuera in fine le système universel des retraites par répartition basé, rappelons-le, sur des cotisations ouvrant le droit de bénéficier d’un salaire différé pour ses vieux jours.
mise en ligne le 1er mars 2025
Francis Wurtz (député honoraire du parlement européen) sur www.humanite.fr
Jusqu’ici, les choses étaient (en apparence) simples : la sécurité de l’Europe, c’était l’Otan. Ou, plus exactement, c’était l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord : « Une attaque contre un pays membre est considérée comme une attaque dirigée contre tous. » Bref, si les Russes nous agressaient, les Américains nous sauveraient ! À vrai dire, personne n’a jamais su ce qu’il en aurait été si l’impensable s’était produit. La seule conséquence vérifiée de cette dépendance au gendarme du monde a été le consentement des « alliés » à la limitation de leur souveraineté, depuis leur souveraineté juridique (bridée par les lois extraterritoriales des États-Unis) jusqu’à leur souveraineté stratégique (qui a, par exemple, conduit l’Europe occidentale à rejeter en juin 2008 le « traité paneuropéen de sécurité » que lui proposait la Russie de l’époque, car Washington y voyait un frein à l’extension de l’Otan vers l’Est). Quoi qu’il en soit, cette garantie de protection, qu’elle ait été réelle ou supposée, vient d’expirer de fait avec l’arrivée d’un « nouveau shérif dans la ville », selon l’élégante métaphore du vice-président américain.
Dès lors, que faire ? Le moment est venu d’ouvrir un débat de fond sur cet enjeu majeur aux implications fondamentales : quelle sécurité pour l’Europe, non dépendante des aléas de l’agenda géopolitique des dirigeants des États-Unis ? Depuis des années, les dirigeants européens parlent de « défense européenne », mais toujours dans le cadre de l’Otan. Comme l’a encore rappelé Emmanuel Macron au lendemain de l’élection de Donald Trump : « L’Otan a évidemment un rôle clé et, au sein de l’Otan, (…) le pilier européen n’a rien à retrancher à l’Alliance » (1). La conception même de la sécurité européenne – et, dans ce cadre, d’une éventuelle défense authentiquement européenne – est donc à réinventer.
On pourrait envisager la mise en commun de troupes et d’équipements entre certains pays européens dans deux cas : soit pour aider l’un des pays concernés à défendre son territoire contre un agresseur, soit dans le cadre d’une mission de maintien de la paix des Nations unies. En tout état de cause, la décision de prendre part à une action relèverait de la souveraineté de chaque État concerné, à partir d’une évaluation sérieuse et responsable de la situation. En outre, toute « autonomie stratégique » européenne digne de ce nom supposerait, pour les pays concernés, de se libérer de la tutelle des États-Unis en matière d’armements.
Mais l’essentiel devrait toujours être une grande politique de prévention des tensions et des conflits. Dès lors, la priorité des priorités devrait être de reconstruire un système de sécurité collective de tout le continent européen, incluant par définition la Russie. Naturellement, la guerre atroce menée par ce pays en Ukraine et, partant, la défiance abyssale qu’inspire Poutine rendent cet objectif quasi inatteignable à court terme. Il n’en est pas moins vital de s’y atteler au plus vite.
On en est, hélas, très loin dans l’UE, où les débats tournent exclusivement autour de l’explosion des budgets de la défense, quand ce n’est pas autour de l’européanisation de « la défense antimissile, (des) tirs d’armes de longue portée (voire de) l’arme nucléaire », selon Emmanuel Macron, qui, dans ce contexte, envisage ni plus ni moins que d’augmenter le budget de la défense en France de… 90 milliards d’euros PAR AN ! (2) Oui, décidément, un vrai débat de fond s’impose ! Si les États calent ou s’égarent, c’est le moment de lancer des initiatives citoyennes sur ce sujet. La sécurité est l’affaire de toutes et de tous.
(1) Discours au sommet de la « Communauté politique européenne », Budapest (7 novembre 2024).
(2) France Info (20 février 2025)