mise en ligne le 10 octobre 2024
Cyprien Caddeo sur www.humanite.fr
Le projet de loi de finances pour 2025 est présenté ce jeudi 10 octobre, en Conseil des ministres. Au cœur des débats à venir dans l’Hémicycle, l’augmentation des impôts, refusée par la Macronie. Michel Barnier a annoncé ne rien s’interdire, tandis que la gauche entend redonner tout son sens à cet outil de redistribution.
Un totem matriciel du macronisme vacille. Depuis sept ans, les troupes présidentielles ont bâti leur identité politique autour d’une promesse : aucune hausse des impôts. Et voilà que le premier ministre issu des « Républicains », Michel Barnier, a franchi le Rubicon et ouvert la discussion : « Il ne faut pas s’interdire d’aller vers une plus grande justice fiscale », a déclaré, dès mi-septembre, l’hôte de Matignon.
« La hausse des impôts n’est jamais une fatalité, mais toujours une facilité », lui a répondu la députée Renaissance Aurore Bergé, pressée de marteler le récit macroniste : l’impôt ne serait pas un levier de redistribution, mais une solution négative, une punition qui s’abattrait sur les honnêtes gens.
L’impôt sert pourtant à financer la solidarité nationale, les services publics et la lutte contre les inégalités. Au fur et à mesure que les impôts les plus progressifs diminuaient, ces sept dernières années, la pauvreté, elle, a largement augmenté. Preuve que le logiciel macroniste est à bout de souffle.
« Contribution exceptionnelle » sur les plus hauts revenus
Et pourtant, malgré les cris d’orfraie des élus Renaissance, les pistes envisagées par le premier ministre sont loin d’incarner une révolution fiscale. En l’espèce, les hausses d’impôts à la sauce Barnier pourraient prendre la forme d’une « contribution exceptionnelle » sur les plus hauts revenus, qui ne toucherait que les ménages émargeant à plus de 500 000 euros par an (soit l’équivalent de 20 fois le revenu médian français, ce qui représente 0,3 % des ménages). Recettes estimées : 2 milliards d’euros.
Une autre augmentation cible 300 grandes sociétés dont le chiffre d’affaires est supérieur à 1 milliard d’euros annuels. Les deux mesures seraient temporaires, « sur un ou deux ans », promet Michel Barnier : « il n’y aura pas de choc fiscal. »
Voilà le patronat rassuré, d’autant qu’une autre augmentation d’impôts, sur laquelle Matignon s’est bien gardé de communiquer, risque, elle, de toucher sévèrement les plus pauvres : la hausse de la taxe intérieure de consommation finale sur l’électricité (TICFE). Cette part prélevée par l’État sur la facture au mégawattheure pourrait être doublée d’ici à février.
Preuve que la droite et le centre ne rechignent pas à cibler le portefeuille des Français, malgré leurs discours – il n’est jamais question, par exemple, d’entamer un débat de fond sur la TVA, impôt qui touche proportionnellement plus fort les bas revenus.
Reste que le premier ministre a ouvert une brèche dans laquelle la gauche parlementaire entend s’engouffrer. « Michel Barnier a eu le mérite de remettre la question fiscale sur le tapis, là où la Macronie refusait tout débat sur ce sujet, se félicite le député PCF Nicolas Sansu. Après sept années d’Emmanuel Macron, nous avons un impôt de moins en moins progressif et de moins en moins compris, qui nourrit le sentiment d’injustice fiscale et la haine envers les prélèvements. »
Le NFP propose une équation anti-austéritaire
Alors, ce mercredi 9 octobre, à l’Assemblée nationale, le Nouveau Front populaire (NFP) a décidé de serrer les rangs. Communistes, insoumis, socialistes et écologistes ont présenté ensemble à la presse les mesures phares de la coalition pour amender le projet de loi de finances 2025, présenté en Conseil des ministres ce jeudi 10 octobre. À leurs côtés, une invitée spéciale, Lucie Castets, « à l’origine de ce travail budgétaire » et toujours candidate du NFP pour Matignon.
La gauche dresse une liste de 10 mesures visant à dégager environ 49 milliards d’euros de recettes supplémentaires, qui prendront la forme d’amendements déposés par les quatre forces du NFP. « Le temps n’est pas aux rustines ! » tance l’insoumis Éric Coquerel, président de la commission des Finances.
Les propositions du NFP reprennent ainsi en grande partie le chiffrage établi par la gauche lors des législatives, « seule coalition à avoir détaillé à ce point son programme », rappelle le député FI, persuadé que la gauche aurait pu obtenir « une majorité sur un budget NFP-compatible si on nous avait laissé gouverner ».
« Nous espérons dégager à peu près le même montant que Michel Barnier, mais la différence, c’est que notre plan cible les plus aisés. » Philippe Brun, député PS
La preuve, c’est que là où le gouvernement souhaite faire des coupes budgétaires à hauteur de 40 milliards d’euros, tout en promettant de « répondre à l’attente des Français qui ont besoin d’une plus grande présence des services publics sur le territoire », le NFP propose une équation anti-austéritaire qui reste la seule à même de pouvoir développer les services publics.
Mais où la gauche propose-t-elle d’aller chercher ces nouvelles recettes ? « Nous espérons dégager à peu près le même montant que Michel Barnier, mais la différence, c’est que notre plan cible les plus aisés », sourit le socialiste Philippe Brun. D’abord, en plafonnant ou en supprimant un certain nombre d’exonérations ou de crédits d’impôt qui ne se justifient pas. Le crédit d’impôt recherche, qui représente 7 milliards d’euros par an sans effet notable sur le financement de la recherche française, serait plafonné à 50 millions d’euros et davantage ciblé et tracé.
Exit les exonérations de cotisations employeurs pour tous les salaires supérieurs à deux Smic (3 600 euros brut). Exit aussi la fiscalité anti-écologique de l’aérien : le NFP propose de supprimer l’exonération de taxe kérosène sur les vols intérieurs et de taxer les vols en jet privé. Les recettes dégagées viendraient financer le développement de l’alternative ferroviaire : « La fiscalité écolo n’est pas une fiscalité de rendement : nous la redistribuons tout de suite à destination des usagers », soulève l’écologiste Eva Sas.
Retour de l’ISF, taxe sur les grandes entreprises
Sur le volet des nouvelles impositions, la coalition de gauche remet sur la table la réinstauration de l’impôt sur la fortune (ISF), dans une version « revisitée et plus robuste », avec une composante plancher équivalente à 2 % du patrimoine net global, pour être certain que les ultra-riches n’y échappent pas via un montage fiscal.
Là encore, avec l’objectif de bâtir une majorité au-delà du NFP : « Il y a une majorité de députés de cette Assemblée qui ont mis le retour de l’ISF dans leur profession de foi », rappelle Philippe Brun. Le Modem, l’an dernier, avait d’ailleurs soutenu la création d’un ISF vert et l’instauration d’une taxe sur les superprofits, qu’Emmanuel Macron avait dogmatiquement refusée.
Emboîtant le pas à Michel Barnier et sa micro-mise à contribution temporaire des grandes multinationales, le NFP propose aussi de taxer les entreprises à plus de 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires annuel avec un taux d’impôt sur les sociétés à 40 %, rehaussé à 55 % pour les entreprises à plus de 3 milliards. Une mesure à 5 milliards de recettes, à laquelle s’ajoute l’augmentation de la taxe sur les transactions financières (de 0,3 % à 0,6 %), pour un gain de 2 milliards d’euros supplémentaires.
La batterie de mesures cible donc les ménages aisés, les très grandes entreprises extrêmement profitables, le marché boursier et les activités polluantes. Le tout, pour dégager des marges de manœuvre en termes de politiques publiques. Contrairemetn au budget Barnier, qui est « très court-termiste et propose une cure dangereuse d’austérité qui ne permet pas à la puissance publique de fonctionner », considère Lucie Castets, qui ajoute que « les réformes fiscales de Macron, ce sont 62 milliards d’euros qui sont grevés sur les comptes publics chaque année ».
« Ces mesures ne sont que le volet recettes de nos propositions sur le PLF 2025, rappelle Nicolas Sansu. Elles servent de base pour, dans un second temps, nos mesures de financement de l’hôpital, de l’école, des services publics… » La gauche s’attend déjà à ce que la coalition de Michel Barnier l’accuse de « matraquage fiscal » ou de vouloir « asphyxier les Français ».
Faire dérailler la fable macroniste
Le socialiste Claude Raynal, président de la commission des Finances au Sénat, s’en empourpre d’avance : « Il est insupportable d’entendre ceux qui sont responsables de notre déficit actuel (3 200 milliards d’euros – NDLR) nous faire la leçon et fixer des lignes rouges sur le budget ! »
Il faudra donc batailler pour faire dérailler la fable macroniste qui veut faire de l’impôt redistributif un épouvantail, au nom d’une croyance tout aussi contestable : la théorie du ruissellement qui suppose que l’argent des riches s’écoule magiquement vers les plus pauvres, pour peu qu’on fiche une paix royale aux premiers. Car, au-delà du Parlement, certains s’autorisent à penser bien plus loin que Michel Barnier.
Le 8 octobre, le Figaro publiait le « rapport choc » de l’Institut Montaigne, think tank libéral qui propose une feuille de route à 150 milliards d’économies. Au rayon des « bonnes idées » de l’institut, 25 milliards retranchés des dotations aux collectivités territoriales (donc des services de proximité : écoles, Ehpad, bibliothèques, piscines publiques…) ; des séjours écourtés en maternité après accouchement ; ou encore la retraite à 66 ans. La question de la hausse des impôts, pilier de notre contrat social, est évidemment, là encore, absente de ses radars.
Pierric Marissal sur www.humanite.fr
Le discours anti-impôts, omniprésent, tout autant que la hausse des inégalités et la dégradation des services publiques, fait des ravages sur le consentement de la population à participer à la contribution commune : 82 % jugent le système fiscalo-social « inéquitable ».
La France serait la « championne du monde des prélèvements obligatoires » et un « enfer fiscal », répète Patrick Martin, le président du Medef, sur tous les plateaux de radio et de télévision depuis la rentrée. Ce discours anti-impôts, allègrement repris par des ministres jusqu’à il y a peu en exercice, mine le consentement à l’impôt des Français.
Le dernier baromètre du conseil des prélèvements obligatoires (CPO) révèle que 67 % des Français sont insatisfaits de l’utilisation faite de leurs impôts (+ 3 % en deux ans) ; 82 % jugent même le système fiscalo-social inéquitable.
« La première cause de cette dégradation est ce discours idéologique anti-impôts constamment rabâché », assure le fiscaliste Vincent Drezet. « C’est le jour où on en verra les conséquences qu’on le regrettera », met en garde le porte-parole d’Attac, qui cite en exemple le système de santé. En effet, le service public français représente 11,9 % du PIB. Aux États-Unis, où l’essentiel est privatisé, c’est 18,2 %. Y accoucher coûte entre 50 000 et 100 000 dollars, selon les prestations de la clinique.
Le contrat social en France stipule que, là où il y a contribution, il doit y avoir rétribution. Les cotisations sociales, qui financent les retraites ou le chômage, sont du salaire différé, quand les impôts financent les services publics, « le patrimoine de ceux qui n’en ont pas », disait Jean Jaurès.
Le taux de prélèvement obligatoire français, entre 42 et 45 % du PIB depuis les années 1980 (en substance, comme la Belgique, le Danemark ou l’Allemagne), ne peut être comparé à celui d’un paradis fiscal comme l’Irlande (21 %), ou aux États-Unis (25 %) où la santé, la recherche comme l’enseignement supérieur sont en grande partie privés.
À cela, les Français sont encore attachés, nous dit le baromètre du CPO, mais ce lien citoyen avec l’impôt est de plus en plus fragile. Si 65 % des répondants estiment payer trop d’impôts, 50 % préfèrent « améliorer les prestations fournies par les services publics, quitte à augmenter le niveau des impôts », et 83 % pensent que l’État devrait dépenser davantage pour certaines missions comme l’hôpital ou l’école.
Les Français majoritairement bénéficiaires de la redistribution
« La première mesure qu’il faudrait prendre pour rétablir le consentement à l’impôt serait de rendre la fiscalité lisible, explique la responsable de plaidoyer « Justice fiscale et inégalités » d’Oxfam, Layla Abdelké Yakoub. Il faut comprendre ce que l’on paye et pourquoi. » Vincent Drezet acquiesce : « Il faut d’abord informer, faire preuve de transparence et de pédagogie pour contrer, arguments à l’appui, les discours anti-impôts. »
Ainsi, 74 % des Français ont l’impression de contribuer plus qu’ils ne bénéficient du système de redistribution, ce qui est faux. En 2018, les économistes Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman avaient produit une étude mesurant que les deux tiers des Français recevaient davantage, en prestations et en services publics, qu’ils ne versent en impôts, taxes et contributions sociales.
Dans la continuité de ce travail, l’Insee a refait le calcul en 2023 et la situation semble s’être dégradée, puisque, selon le rapport, 57 % des ménages français sont bénéficiaires nets de ce système de redistribution élargie. Dans le détail, il s’avère que « 90 % des individus de plus de 60 ans reçoivent plus que ce qu’ils paient, principalement via les retraites et la santé », contre moins de 50 % chez les actifs. Autrement dit, l’impôt remplit de moins en moins son rôle redistributif.
« Chez Attac, on aime dire qu’il n’y a pas de ras-le-bol fiscal, mais un ras-le-bol des injustices fiscales, » avance Vincent Drezet, qui date cette inflexion de la crise de 2008, lorsque les Français ont eu le sentiment de payer pour les banques. La politique de l’offre qui vise à augmenter les marges des entreprises n’a pas arrangé le sentiment d’injustice.
« Ces dernières années, quand le gouvernement parlait de baisses d’impôts, ce n’était que pour les plus riches et les grosses entreprises, mais quand il faut les augmenter, c’est pour tout le monde », déplore Layla Abdelké Yakoub. Il y a eu une série d’allègements fiscaux à destination des grosses fortunes (suppression de l’ISF, création de la flat tax, etc. ) mais aussi sur les sociétés (baisse de l’impôt sur les bénéfices de 33 à 25 %, baisse des cotisations, suppression de la CVAE sur les grands groupes, multiplication des niches fiscales, etc.).
Dans leur écrasante majorité, les Français n’en ont pas vu la couleur. L’aide aux entreprises, sous toutes ses formes, est devenue la première dépense de l’État. « Voilà pourquoi il faut de la transparence sur comment est utilisé l’argent de la population : des dizaines de milliards d’euros non conditionnées sont distribués aux grands groupes et, après, le gouvernement attaque les droits sociaux et réduit le budget des services publics, ce n’est pas entendable ! » s’insurge la chargée de plaidoyer d’Oxfam.
À l’inverse, la charge fiscale repose de plus en plus sur les taxes les moins progressives, comme la TVA, la CSG (les deux premières recettes fiscales avec respectivement 200 et 142 milliards d’euros). De ce fait, la taxe sur la consommation représente jusque 14 % du revenu disponible des ménages les plus modestes, contre 4,7 % pour les plus riches.
Conséquence de cette politique : les inégalités se sont creusées avec un taux de pauvreté qui est passé de 12,5 % à 14,4 % en vingt ans. Les ultrariches, eux, n’ont jamais autant cumulé : les cinq premières fortunes de France ont doublé leur richesse depuis le début de la pandémie.
« La faible progressivité du système fiscal ne permet pas de réduire efficacement les inégalités. Ce sont principalement les services publics et la protection sociale qui le permettent (sans cela, le taux de pauvreté dépasserait 22 %) », rappelle Attac.
Effet pervers, à mesure que le consentement à l’impôt s’érode, la tolérance à la fraude de proximité, comme le travail à domicile non déclaré, augmente. Seules 55 % des personnes interrogées dans le baromètre du CPO souhaitent que l’État dépense davantage de fonds publics pour lutter contre.
« On se dit que, quitte à ne pas s’y retrouver, à voir l’accessibilité et la qualité des services publics baisser, autant frauder, soupire Vincent Drezet. Mais la sensibilité à la question de l’évasion fiscale massive, celle des grands scandales, reste forte, même si on a du mal à se représenter les sommes en jeu. »
mise en ligne le 10 octobre 2024
Par Robert Kissous, militant associatif, économiste sur www.humanite.fr
Un an de guerre génocidaire à Gaza, plus de 42 000 morts sans compter ceux sous les décombres, plus de 100 000 blessés, amputés. Et Gaza transformé en un amas de ruines. Le Hamas est affaibli mais toujours présent et lance toujours ses roquettes alors qu’Israël prétendait en finir en quelques mois. Les bombardements massifs au Liban ont fait déjà plus de 1 500 morts et des destructions considérables mais le Hezbollah conserve la capacité de lancer des projectiles et de combattre l’invasion israélienne au sud du Liban.
Netanyahou attend depuis longtemps l’occasion de s’attaquer à l’Iran quitte à provoquer la guerre en assassinant notamment Ismaïl Haniyeh à Téhéran puis Hassan Nasrallah au Liban.
La guerre s’étend progressivement dans le Moyen-Orient. Le prochain pas serait le bombardement annoncé de sites stratégiques en Iran. Sites nucléaires, pétroliers ou infrastructures ? Les États-Unis (EU) et Israël en discutent. Une guerre d’ampleur régionale semble inévitable, c’est ce que recherche Netanyahou – vivement encouragé par ses alliés et au-delà – qui a toujours condamné l’accord sur le nucléaire iranien conclu par Obama avec l’Iran puis dénoncé par Trump.
Certes Netanyahou a un intérêt personnel à faire durer la guerre, espérant échapper aux tribunaux et commissions d’investigation sinon les retarder. Mais l’enjeu va bien au-delà : le maintien de l’hégémonie d’Israël et des EU sur le Moyen-Orient.
Un recul de l’influence des États-Unis
Au Moyen-Orient, comme dans le reste du monde, les pays cherchent à se développer sur la base de leurs propres intérêts et non en fonction des intérêts hégémoniques des EU. Lorsqu’en 2022 Biden demandait à l’Arabie Saoudite (AS) d’augmenter sa production pour faire baisser le prix du pétrole, l’OPEP + prit la décision inverse avec l’appui de l’Arabie saoudite. Biden, furieux, menaça l’Arabie saoudite de représailles, les EU indiquant que la relation bilatérale devait être revue pour assurer les intérêts des États-Unis.
Le renforcement des relations économiques entre l’AS et la Chine lors de la visite de Xi Jinping en décembre 2022 a ensuite été critiqué par l’EU jugeant qu’elle n’était pas de nature à préserver « l’ordre international » c’est-à-dire la volonté hégémonique des EU.
Par ailleurs, les tensions entre l’Iran et les pays du Golfe ont été aplanies grâce à la médiation chinoise malgré le boycott drastique des EU contre l’Iran. L’adhésion au BRICS en janvier 2024 de plusieurs pays du Moyen-Orient, dont l’AS et les Émirats arabes unis (EAU), illustre la volonté de profiter de nouvelles marges de manœuvre
En septembre 2024 Trump déclarait : « Le dollar est actuellement en état de siège. De nombreux pays quittent le dollar… Vous quittez le dollar, vous ne faites pas d’affaires avec les États-Unis, parce que nous allons imposer des droits de douane de 100 % sur vos marchandises ». Déclaration de campagne électorale certes mais l’inquiétude est tout de même là.
Les BRICS +, qui représentent 40 % de la production mondiale de pétrole, envisagent d’augmenter la part de leurs échanges en monnaies nationales. Aucun bouleversement n’est prévisible à court ou moyen terme en ce qui concerne le poids du dollar dans les transactions internationales mais le long processus de dédollarisation est amorcé. Les sanctions contre la Russie et l’Iran ne peuvent qu’accentuer le mouvement.
Reconfigurer le Moyen-Orient ?
Le rôle conféré à Israël par les EU a été expliqué crûment par Alexander Haig, secrétaire d’État sous la présidence de Ronald Reagan au début des années 1980 : « Israël est le plus grand porte-avions de l’Amérique, il est insubmersible, il ne transporte aucun soldat américain et il est situé dans une région cruciale pour la sécurité nationale des États-Unis ».
Région cruciale en effet puisqu’elle représente près de 50 % des réserves pétrolières et près de 40 % des réserves gazières dans le monde. Le contrôle de ces ressources ou tout au moins la possibilité d’influer sur la politique des États du Golfe en la matière est une question stratégique.
La situation nouvelle après le 7 octobre a mis en avant la question palestinienne. Elle a aussi mis un coup d’arrêt aux « accords d’Abraham », traités de paix censés normaliser la situation des pays arabes avec Israël. L’Arabie saoudite refusait d’y adhérer sans la création de l’État de Palestine.
Mais pour Netanyahou et Biden c’est une tout autre perspective : une occasion à exploiter pour reconfigurer le Moyen-Orient. L’intervention au Liban vise à couper le lien entre ce pays et l’Iran ce qui suppose de vaincre le Hezbollah. Une première étape avant l’affrontement avec l’Iran.
Les EU ont besoin d’Israël, à la fois allié et « sous-traitant », pour mener cette guerre au Moyen-Orient. En échange Israël y gagne une prétendue suprématie militaire régionale, des aides financières considérables, un soutien politique et diplomatique indéfectible et l’impunité systématique. On ne voit pas ce qui pourrait défaire cette alliance stratégique hormis l’affaiblissement des EU dont le budget militaire et la dette publique atteignent des sommets.
C’est Israël qui fait le « travail ». Il aura donc son mot à dire dans ce projet. Par exemple coloniser toujours plus la Cisjordanie et maintenir sa présence à Gaza ?
Face à ces ambitions les massacres au Liban et le génocide à Gaza ne pèsent pas lourd du point de vue occidental. C’est le « droit d’Israël à se défendre ». L’assassinat d’Hassan Nasrallah est qualifié de « mesure de justice » par Biden et Kamala Harris.
La boîte de Pandore
Les sanctions n’ont pas suffi pour mettre l’Iran à genoux ni empêché le développement de liens importants avec la Russie et la Chine. Ni les EU ni Israël ne prennent en compte les conséquences d’une telle guerre sur la région ou sur l’économie mondiale. Il est vrai que c’est particulièrement l’Europe et la Chine qui en supporteront davantage les conséquences alors que les EU sont autosuffisants en pétrole et gaz. Quelles seront leurs réactions ou celles de l’Iran et des pays du Golfe ?
Éradiquer le Hamas et le Hezbollah est un objectif illusoire. Cela supposerait d’occuper militairement le Liban et Gaza en permanence en affrontant une guérilla. Combien d’années de guerre encore ? À quel prix ?
Le peuple Palestinien est toujours là et ne disparaîtra pas. S’imaginer aboutir à la paix et la sécurité en massacrant et opprimant est une mystification. Seule la justice peut apporter la paix. Accepter un cessez-le-feu immédiat et permanent aurait permis un accord de fin de guerre pour aller vers une solution politique définitive conforme au droit international.
C’est ce que réclament la très grande majorité des pays du monde. C’est ce que réclame l’opinion publique internationale. La paix contre la « Pax Americana ». La force du droit contre le droit de la force.
Yunnes Abzouz sur www.mediapart.fr
Intimidations, arrestations arbitraires, torture et frappes délibérées sont les armes d’Israël contre celles et ceux qui, sur place, sont déterminés à informer. Mediapart a recueilli les témoignages de journalistes visés par les soldats et les autorités.
Le journaliste palestinien Diaa al-Kahlot couvrait la guerre à Gaza depuis deux mois quand il s’est trouvé menotté, les yeux bandés, au milieu des siens, plus seulement témoin mais victime de la tragédie.
Le 7 décembre 2023, à 7 heures du matin, des dizaines de soldats israéliens encerclent la maison de son père à Beit Lahia, au nord de la bande de Gaza. Ils ordonnent, par haut-parleurs, aux hommes de tous âges de se déshabiller en gardant leurs sous-vêtements et de descendre dans la rue. Ils sont une dizaine de Palestiniens ensuite entassés dans des camions, direction la base militaire de Zikim. Sur place, Diaa al-Kahlot est jeté sur le sable, forcé de se mettre à genoux et subit plusieurs interrogatoires sur son travail de journaliste, pendant qu’un soldat le frappe.
Il est questionné sur un article qu’il a écrit en 2018 au sujet d’une attaque israélienne sur la ville de Khan Younès, au sud de la bande de Gaza. Au cours de l’interrogatoire, les soldats israéliens le cuisinent sur ses relations avec les dirigeants du Hamas. « J’ai répondu que je m’entretenais avec toutes les parties impliquées dans le cadre de mon travail et que je les sollicitais régulièrement pour obtenir des réponses précises sur certains sujets, raconte Diaa al-Kahlot à Mediapart. Ils ont répondu : “Tu es un terroriste, fils de chien”, et ils ont commencé à se moquer de moi et à me tabasser, puis ils m’ont mis du ruban adhésif autour de la bouche parce que je tentais d’argumenter. »
Pendant douze heures, Diaa al-Kahlot est détenu dans le froid, pratiquement nu, sur la plage transformée en chambre d’interrogatoire. Les autorités israéliennes ne retiennent aucune charge contre lui, mais le cauchemar de Diaa al-Kahlot ne s’arrête pas pour autant. Il est ensuite transféré vers le camp militaire de Sde Teiman, le « Guantánamo israélien », où il est détenu durant trente-trois jours.
On lui attribue un numéro de détenu. Sa nourriture consiste essentiellement en de maigres portions de pain rassis. Il est encore interrogé trois fois, toujours sur ses activités journalistiques. « J’ai été soumis quotidiennement à de la torture physique et psychologique. On me menottait vers le haut ou derrière le dos et on me bandait les yeux. Même les heures où je pouvais aller aux toilettes étaient contrôlées. » Comme la plupart des hommes arrêtés ce jour-là, il sera relâché sans avoir jamais rencontré la justice.
Détentions administratives et torture
« Depuis le 7-Octobre, tous les journalistes de Gaza souffrent de coupures d’Internet, de téléphone et d’électricité, retrace celui qui occupait avant la guerre le poste de chef du bureau gazaoui de The New Arab, un média qatari. Obtenir l’une ou l’autre de ces choses devenait extrêmement difficile. Nous travaillions avec les capacités minimales, mais nous travaillions en dépit de tout. »
Après son expérience carcérale, Diaa al-Kahlot a tenté de retourner dans le nord de Gaza pour poursuivre son travail et s’assurer que sa famille allait bien, mais ses espoirs ont vite été douchés par l’ampleur des destructions et l’impossibilité de se déplacer dans l’enclave sans risquer la mort. Il a finalement trouvé refuge au Qatar.
À Gaza, tous les moyens sont bons pour recouvrir les crimes israéliens d’une chape de plomb. Depuis le 7-Octobre, aucun journaliste étranger n’a été autorisé à pénétrer l’enclave, sous blocus médiatique. Et quand les intimidations, les arrestations arbitraires et la torture ne suffisent pas à réduire au silence les journalistes palestiniens, Israël les cible délibérément.
En témoigne un bilan humain effroyable : au moins 130 journalistes ont péri en un an à Gaza, dont une bonne partie alors qu’ils ou elles portaient un gilet identifiant clairement leur profession. Dans l’enclave palestinienne, les journalistes sont fui·es comme la mort, tant ils sont associés dans l’esprit des habitant·es à l’idée d’une fin imminente.
Et la guerre que mène Israël contre la liberté d’informer ne se limite pas à Gaza. En Cisjordanie occupée, les forces israéliennes ne reculent devant rien pour décourager celles et ceux qui tentent inlassablement de documenter les conséquences des incursions de l’armée dans les villages palestiniens, encore plus fréquentes depuis octobre 2023.
Rien qu’au cours du mois écoulé, les forces de sécurité israéliennes ont fait feu à trois occasions sur des journalistes ou leurs véhicules, alors qu’ils faisaient des reportages sur les opérations militaires et les victimes civiles. Au moins quatre journalistes ont été blessé·es, alors que plusieurs portaient des gilets pare-balles siglés « Press ».
Le sort de Moath Amarneh donne la mesure des méthodes employées par Israël contre la presse. Le 16 octobre 2023, les forces spéciales effectuent une descente dans sa maison, située dans le camp de réfugiés de Dheicheh, à Bethléem. « Ils ont fait exploser la porte d’entrée, alors que mes trois enfants étaient chez nous », raconte-t-il, encore choqué. Les soldats sont venus pour lui. Il est rapidement menotté puis embarqué pour être présenté à un juge. « J’ai dit aux soldats que j’étais journaliste, et l’un d’eux m’a répondu : “Tu n’es pas journaliste, tu incites à la haine contre l’État d’Israël.” Ils m’insultaient et menaçaient de me violer. »
Ils ont commencé à me battre, et j’ai perdu conscience à cause de la sévérité des coups. Moath Amarneh, journaliste palestinien
L’acte d’accusation le visant compte seize chefs d’inculpation, tous liés à son travail comme photojournaliste pour Al Jazeera Mubasher et un média local du nom de J-Media. « Le juge a épluché tout ce que j’ai écrit et publié et n’a pas trouvé d’incitation à la haine. Mais le procureur et le responsable de la zone ont dit que nous étions en état de guerre et que pour cette raison, il ne pouvait pas me libérer », témoigne-t-il.
Moath Amarneh est ensuite placé en détention administrative en dépit de la décision du juge de le libérer. Ce régime légal permet précisément à Israël d’incarcérer des personnes sans qu’aucune charge ne soit retenue contre elles pour une durée de six mois renouvelable.
Moath Amarneh est d’abord détenu cinq jours à Atsion, où il est plusieurs fois fouillé à nu et privé de visites. Il demande à recevoir la prothèse oculaire qu’il utilise depuis qu’il a été éborgné par un tir de l’armée israélienne en 2019. On le lui refuse. Il demande à utiliser les médicaments qu’il a pris avec lui au moment de son arrestation. On le lui refuse aussi.
Il est ensuite déplacé dans la prison de Majedo, où il est plusieurs fois battu. Un jour, trois soldats le sortent de sa cellule pour l’emmener prendre sa photo de détenu. « Ils ont commencé à me battre, et j’ai perdu conscience à cause de la sévérité des coups. Les soldats pensaient que je simulais, mais comme je ne me réveillais pas, le chef de la prison m’a emmené dans un coin caché, loin des caméras, car il pensait que j’étais mort. »
Au bout de six mois de détention, Moath Amarneh croit son calvaire terminé. Un juge lui propose de le libérer à condition qu’il renonce à son travail de journaliste. Il accepte. Malgré tout, son enfermement est prolongé pour quatre mois. De retour chez lui, il panse ses plaies et « demande aux journalistes du monde entier d’écrire, de filmer et de publier tout ce qui concerne la Palestine » : « Puisque nous ne sommes pas autorisés à parler ni à écrire, vous êtes désormais notre voix. »
Le cas de Moath Amarneh est loin d’être isolé. Le 9 octobre 2024, le Comité de protection des journalistes (CPJ) a recensé un total de 69 arrestations de journalistes en Cisjordanie, à Gaza et dans la ville de Jérusalem depuis le début de la guerre, dont 43 sont toujours en détention. Interrogé par l’ONG new-yorkaise de défense de la liberté de la presse, l’armée israélienne a déclaré qu’elle « n’arrête pas les journalistes simplement parce qu’ils sont journalistes » et qu’elle détient « des individus soupçonnés d’être impliqués dans des activités terroristes ».
« Les autorités israéliennes avaient déjà l’habitude de nous arrêter arbitrairement, de nous tirer dessus ou d’effectuer des descentes dans nos bureaux. Mais depuis le 7-Octobre, l’armée agit avec plus de brutalité », témoigne Shuruq As’ad, secrétaire générale du syndicat des journalistes palestiniens. Elle raconte la difficulté sur le terrain pour elle et ses collègues de se déplacer, du fait des plus de cinq cents checkpoints militaires et des grillages métalliques installés pour séparer les colonies des villages. Et lorsqu’ils parviennent à franchir ces obstacles après plusieurs heures d’attente et d’interrogatoires, ils sont régulièrement ciblés par les colons sur les lieux de reportages.
« Lorsque les colons aperçoivent nos gilets “Press”, ils deviennent très agressifs. Ils nous tapent avec des bâtons, nous menacent de mort si nous remettons les pieds ici et démolissent nos caméras et avec elles les images que nous venons d’enregistrer, rapporte la journaliste. Et les soldats viennent toujours en défense des colons en nous balançant du gaz lacrymogène et en tirant à nos pieds. Parfois, j’ai peur de montrer ma carte de presse ou de porter ma veste. »
« Il est très inquiétant de voir les soldats israéliens en Cisjordanie reproduire le même mépris pour la sécurité des journalistes qu’à Gaza, en violation flagrante du droit international, ont dénoncé des experts de l’ONU. Les médias étrangers continuent de se voir refuser l’accès à Gaza, et maintenant leur sécurité en Cisjordanie est également sérieusement menacée, ce qui entrave gravement leur travail journalistique. »
Au Liban, l’impunité d’Israël fait craindre le pire
Au Liban voisin, l’escalade récente fait craindre aux journalistes du pays de subir le même sort que leurs confrères et consœurs palestinien·nes. D’autant que trois journalistes libanais ont été tués dans le sud du pays dès le début du conflit, il y a un an. Alors que leur statut de journaliste ne pouvait être méconnu de l’armée israélienne.
La mort, le 13 octobre 2023, d’Issam Abdallah, journaliste chevronné, connu et apprécié de tous pour son professionnalisme et travaillant pour l’agence Reuters, a jeté un coup de froid sur la profession. Plusieurs enquêtes de médias indépendants, dont l’AFP et Reuters, ont mis au jour la responsabilité de l’armée israélienne dans le bombardement qui l’a tué et a blessé six reporters. Leurs investigations désignent un obus de char que seule l’armée israélienne possède dans cette région, et prouvent que le groupe de journalistes a été délibérément ciblé.
« Le jour où Issam est mort, plusieurs journalistes qui se dirigeaient vers le sud du Liban ont rebroussé chemin », regrette un peu abattu Zeina Antonios, journaliste à L’Orient-Le Jour, un quotidien francophone libanais. « L’impunité d’Israël, qui cible délibérément ceux qui tentent de raconter de manière impartiale la guerre, est extrêmement décourageante pour les journalistes au Moyen-Orient », déplorait Ayat, collègue et ami d’Issam, juste après sa mort. « Beaucoup de journalistes libanais ne mettent plus les pieds dans le Sud-Liban, tellement la zone est devenue dangereuse. Trop de lignes rouges ont été franchies », dénonce Jonathan Dagher, responsable du bureau Moyen-Orient de Reporters sans frontières.
D’autant qu’il n’y a pas que les bombes israéliennes qui tentent de réduire au silence les journalistes libanais. « On peut se faire aussi arrêter par le Hezbollah, donc quand on veut aller dans des zones qu’il contrôle, il faut prévenir, détaille Zeina Antonios. Ils ont peur qu’il y ait des espions. Une psychose s’est installée. »
En Israël aussi, la liberté de la presse est menacée
La presse israélienne d’opposition est sous pression depuis le 7-Octobre. Toute couverture médiatique jugée critique du gouvernement Nétanyahou, ou toute tentative de mettre en lumière le sort des victimes palestiniennes, sont devenues un terrain dangereux pour les journalistes et médias du pays. Rien qu’en octobre 2023, au moins quinze journalistes ont subi des agressions ou des menaces de la part des forces de l’ordre israéliennes ou de citoyens.
Le journaliste Israel Frey a dû évacuer sa maison le 14 octobre, après qu’une foule d’extrême droite l’a menacé devant chez lui, lui reprochant sa compassion pour les victimes des bombardements israéliens à Gaza. Plus récemment, le 5 juin, un homme non identifié a détruit l’entrée vitrée de la rédaction du quotidien Haaretz, très critique de l’action du gouvernement Nétanyahou. Le 2 septembre, au cours d’une manifestation réclamant un cessez-le-feu, deux journalistes de ce journal ont été agressés par des officiers de police. « Ces formes de répression, alimentées par une colère à échelle nationale après l’attaque du 7-Octobre, renforcent un climat d’autocensure chez les professionnels de l’information en Israël », a dénoncé RSF dans un communiqué.
Les journalistes internationaux sont également surveillés de près par les services israéliens du bureau gouvernemental de la presse. Il n’est pas rare que des officiers francophones, qui épluchent les articles publiés en langue française, adressent des mails incendiaires aux médias français pour leur reprocher l’utilisation de certains termes. Dans un mail consulté par Mediapart et adressé à un journal français, un militaire israélien questionne l’emploi de l’expression « troupes d’occupation » et reproche au journaliste de chercher à servir « la cause palestinienne ».
Elissar Koubeissi accompagne des journalistes pour une ONG internationale. Depuis l’attaque des bipeurs et l’intensification des bombardements israéliens au Liban, elle voit ses confrères et consœurs se démener et travailler d’arrache-pied pour documenter les déplacements de civils et l’état de choc de la population libanaise. Et de plus en plus souvent, les journalistes libanais ne sont pas épargnés par cette actualité tragique. « Certains travaillent dix-huit heures par jour, tout en étant contraints de fuir les zones bombardées avec leur famille, raconte-t-elle. Des journalistes sont témoins de la destruction de leur propre maison et de frappes qui peuvent blesser leur famille, ça nous affecte forcément. »
Elissar Koubeissi cite l’exemple d’une journaliste pigiste déplacée, qui a appris sur la route vers le nord la destruction de sa maison. Ou d’une autre reporter, forcée de quitter avec sa famille sa maison située au sud du Liban. Après vingt-cinq heures de route sans pause, et une fois arrivé à destination, son père est mort d’une crise cardiaque.
Certains journalistes pigistes s’aventurent en reportage sans gilet « Press » et sans casque, car trop chers. Le syndicat alternatif de la presse libanaise auquel Elissar Koubeissi appartient et RSF fournissent une assistance psychologique et ce matériel indispensable, quoique insuffisant. « Les journalistes libanais croient en leur mission d’information, mais sont fatigués et désespèrent du peu de protection des instances internationales. Ils savent qu’un journaliste libanais, parce qu’arabe, n’est pas protégé », déplore Elissar Koubeissi.
Même si le travail de journaliste peut être source d’anxiété, « ça [leur] permet de penser à autre chose, ça [leur] donne un but », veut croire Zeina Antonios.
mise en ligne le 9 octobre 2024
Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/
C’est “la plus grosse catastrophe sociale en France depuis 40 ans”. Prononcée le 9 septembre, la liquidation de Milee, entreprise de distribution publicitaire, a laissé 10000 salariés sur le carreau. Un mois plus tard, les déboires administratifs s’ajoutent à la précarité, créant des situations sociales dramatiques. Pour contraindre le ministère de l’Economie à réagir, la FILPAC-CGT organisait un rassemblement ce 8 octobre à Bercy.
“Il y a 10 000 licenciés… Mais bon, ici on n’est pas 10 000“. Face au ministère des finances, Marie-Ange Goyard a pris le micro et son courage à deux mains pour témoigner. Salariée de Milee depuis 2016, elle fait partie des rares ex-employés du distributeur d’imprimés publicitaires à avoir pu faire le déplacement jusqu’à Paris.
Ce 8 octobre 2024, seule une centaine de personnes, essentiellement des militants des syndicats CGT affiliés à la FILPAC-CGT (Fédération des travailleurs des industries du livre, du papier et de la communication) et des élus sont présents. La jeune femme de 37 ans, venue de Varennes-Sous-Dun (Saône-et-Loire), à 400km de Bercy, a du mal à comprendre : “l’info a peut-être mal circulé ? Les collègues n’avaient pas compris qu’il y avait possibilité de faire du covoiturage ?“
Marasme social
Prononcée le 9 septembre 2024, la liquidation de Milee (ex-Adrexo) est “la plus grosse catastrophe sociale en France depuis 40 ans”, insiste la CGT dans un communiqué du 1er octobre. Mais, paradoxalement, elle se déroule dans un quasi silence médiatique et en l’absence des salariés. Pour combler ce vide, la Filpac-CGT a déployé une grande banderole : “On mérite le respect”, représentant les visages de plusieurs d’entre elles et eux.
Sophie Binet, présente au rassemblement, résume d’une phrase : “Ils ont cru que vous étiez comme les publicités que vous distribuiez : jetables“. Mais la secrétaire générale de la CGT a beau poser des mots forts sur le marasme en cours, ils ne semblent pas à la hauteur de la détresse humaine. C’est que les salariés de Milee sont particulièrement précaires. Leurs contrats au SMIC, assurent souvent des revenus de complément à des femmes seules ou des retraités. “Sur les 10 000 licenciés, 1700 ont plus de 70 ans“, rappelle Jean-Paul-Dessaux de SUD-PTT. “On reçoit des captures d’écran de compte en banque à découvert, avec marqué -600€, -800€…“, poursuit une syndicaliste.
Des sanglots dans la gorge, Marie-Ange Goyard rappelle qu’on est mardi, que le mardi, son conjoint fait la queue aux restos du cœur, pour elle et ses deux enfants. Son travail chez Milee ne leur a jamais assuré un quelconque confort. “J’avais un contrat en CDI de 20 heures, mais pour distribuer tout mon stock de pub, il m’en fallait au moins 35. J’étais payée 900 euros, mais là-dedans, il fallait prendre en compte l’essence, l’usure de la voiture, les heures non payées. Au final, je touchais parfois moins que le RSA. Il y a un documentaire là-dessus“, rappelle-t-elle. “Mais maintenant c’est pire, je ne peux pas m’inscrire au chômage, je ne peux pas retrouver de boulot, la boîte m’envoie voir un psy…à une heure de voiture de chez moi !“, déplore-t-elle.
Agir en urgence
Alors, pour les organisations syndicales, l’urgence est d’abord d’assurer des rentrées d’argent aux salariés. “Dans cette affaire, le respect le plus élémentaire du Code du travail n’est même pas assuré“, souligne Sébastien Bernard, délégué syndical central CGT chez Milee. Outre des retards réguliers de salaire, le mandataire judiciaire “ne s’estime pas en capacité de produire avant décembre les 10 000 attestations qu’il doit distribuer aux licenciés pour signifier la fin de leur contrat de travail”, explique Mediapart. Dramatique, puisque sans cette attestation, il est à la fois impossible de toucher le chômage et de signer un nouveau contrat de travail.
D’où la volonté de mettre la pression sur Bercy. “Actuellement, il n’y a que deux liquidateurs, il en faudrait au moins 10. Il y a une obligation de moyens qui n’est pas respectée“, ajoute Sébastien Bernard. Parallèlement, la CGT a engagé une bataille aux prud’hommes, moyen supplémentaire de presser le liquidateur et l’AGS (Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés), qui verse les salaires. “Avec une procédure d’urgence, on peut espérer avoir des résultats au plus tôt d’ici 6 mois. C’est beaucoup trop long et c’est pour cela qu’il est nécessaire d’interpeller Bercy directement. En revanche, aux prud’hommes, nous pourrions contester les licenciement si nous arrivons à prouver qu’il y a une faute du côté des dirigeants. Et c’est loin d’être quelque chose d’impossible“, détaille Alexandra Dupuy, avocate de la FILPAC-CGT, qui va emmener les dossiers de plus de 200 ex-salariés de Milee devant les prud’hommes d’Aix-en-Provence.
La CGT soulève en effet certaines zones d’ombre dans la gestion financière de la holding aixoise Hopps, propriétaire de Milee, détenue par les trois actionnaires Eric Paumier, Guillaume Salabert et Frédéric Pons. “Où sont passés les 600 millions de la revente de Colis privé ?“, questionne Sophie Binet. Côté assemblée nationale, la députée LFI de la Somme Zahia Damdane a posé une question au gouvernement sur le paiement des salariés de Milee le 1er octobre et réitère ce 8 octobre.
Bataille de fond
Entre 2019 et 2023, le marché de l’imprimé publicitaire est passé de 10,4 milliards à 5,7 milliards d’imprimés. Mais alors que la mort du secteur, ou du moins son recalibrage certain, était annoncé de longue date, l’Etat n’a absolument pas anticipé le marasme social. “Il n’y a pas de stratégie de filière“, tance Sophie Binet. Outre les mesures d’urgence, les organisations syndicales tentent donc de porter des revendications de fond.
“Nous aimerions discuter de trois choses. D’abord une soulte pour les salariés de plus de 70 ans, qui leur permettrait une existence décente. Deuxièmement, il faut exiger que La Poste reprenne les salariés de Milee qui le souhaitent, comme elle l’a fait avec les employés de Médiaposte. Enfin il faut discuter de l’ouverture d’un fond de reconversion pour tous les salariés qui souhaiteraient faire autre chose“, soumet Jean-Paul-Dessaux de SUD-PTT. Pour la CGT : “Il s’agit de poser la question de l’avenir des métiers de portage de presse. Nous avons des idées, par exemple, le mutualiser avec la distribution de produits pharmaceutiques“, soumet la secrétaire générale de la CGT.
En attendant, pour parer au plus urgent, la manifestation devant Bercy a fait son petit effet. Les syndicats seront reçus par le directeur de cabinet du ministre de l’économie dans l’après-midi.
Marie Toulgoat sur www.humanite.fr
Victime du plus grand plan de licenciement depuis quarante ans, une partie des 10 000 salariés du distributeur de prospectus n’a pas reçu de salaire depuis juillet. Les syndicats et politiques pointent la responsabilité croisée des pouvoirs publics et des actionnaires, et redoutent des drames.
Sous l’impressionnante arche du bâtiment qui accueille le ministère de l’Économie et des Finances, rue de Bercy, les feuilles rougissantes des jeunes arbres côtoient les drapeaux de la Fédération du livre, du papier et des communications (Filpac) de la CGT.
Un gros baffle alimenté par un bruyant groupe électrogène crache une série de tubes dansants qui doivent se frayer un chemin jusqu’aux oreilles des équipes du ministère. Les passants, plongés dans ce camaïeu de rouge aux allures de kermesse, semblent loin de saisir le cauchemar qui lie les travailleurs vêtus de leur chasuble à l’effigie du syndicat.
Car, pour les quelques salariés de l’entreprise Milee, ex-Adrexo, spécialiste de la distribution de prospectus, présents à Paris ce mardi 8 octobre, ce n’est rien de moins qu’un drame qui se joue depuis cet été. Alors que cette société a été placée en liquidation judiciaire par le tribunal de commerce de Marseille, le 9 septembre, une partie des 10 000 employés qu’elle compte, en majorité des personnes âgées ou à temps partiel, attendent désespérément leurs salaires depuis plusieurs mois.
« On puise dans nos économies en attendant d’être payés »
Nadine1, engoncée dans sa veste couleur crème, observe le rassemblement un peu en retrait, adossée à une rambarde, l’épaule collée contre celle de son mari. Tous deux travaillent pour Milee, respectivement depuis quatre et huit ans, comme préparatrice et distributeur à Nancy.
La liquidation judiciaire de l’entreprise a brusquement interrompu tous les revenus du couple, qui a encore sa plus jeune enfant à charge. « Heureusement, on avait un peu de sous de côté, alors on puise dans nos économies en attendant d’être payés », explique calmement la préparatrice.
La situation est pourtant critique : le dernier salaire perçu par le couple date de juillet, et la situation les a contraints à revoir leurs projets de vie. « Nos économies devaient nous servir à payer notre déménagement très prochainement dans le Sud. Il est maintenant en stand-by », ajoute la Nancéienne.
« Mon homme va nous chercher à manger aux Restos du cœur »
Si Nadine et son mari tentent de faire bonne figure, et assurent dignement que leur frigo « encore plein » ne leur permet pas de se plaindre, certains de leurs collègues peinent à sauver la face. Marie-Ange, salariée à Roanne, laisse couler de nombreuses larmes derrière ses imposantes lunettes, secouée par des sanglots irrépressibles.
Mère de deux enfants, la distributrice, qui n’a pas reçu un centime depuis août, ne sait plus comment subvenir à ses besoins. « Mon homme, comme tous les mardis après-midi maintenant, va nous chercher à manger aux Restos du cœur », hoquette-t-elle.
Avec un salaire de 500 à 600 euros net par mois, son bas de laine est désespérément vide, et son moral au plus bas. « Tout ce qu’Éric Paumier (le directeur général de Milee – NDLR) m’a proposé, c’est un rendez-vous chez un psychologue. J’essaye de relativiser, les salaires seraient a priori bientôt versés par ordre alphabétique, mais c’est dur. On va finir comme les agriculteurs, on va se pendre quelque part », souffle-t-elle accablée.
Des salaires impayés depuis des mois
Contrairement à Marie-Ange, peu de travailleurs présents au rassemblement laissent leur émotion les submerger. Et pour cause : bien que Milee compte 10 100 salariés partout en France, de nombreuses personnes n’ont pas pu se rendre à Paris, faute de ressources.
En effet, une partie des employés concernés par un premier plan de licenciement, acté en juillet, n’ont pas vu l’ombre d’un euro depuis ce mois-là. Les autres, pourtant encore en activité jusqu’à début septembre, n’ont pas été payés depuis août. En cause, la lenteur des cabinets de liquidateurs et du régime de garantie des salaires (AGS).
Ce dernier a pour mission de mener à bien le licenciement des personnels en leur versant leur rémunération, mais aussi leur solde de tout compte et en leur remettant leur attestation employeur, condition sine qua non pour percevoir des indemnités de chômage. Le bruit court qu’il leur faudra attendre novembre, voire décembre pour voir ces tâches effectuées.
« Comment se fait-il qu’on laisse crever les gens comme ça en France ? »
Pour Alexandra Dupuy, avocate de la CGT dans cette procédure, la situation relève du jamais-vu. « Pour comparer, lorsque je me suis occupée des Scopelec, deux cabinets de liquidateurs ont été mandatés pour le licenciement de 2 500 personnes. Aujourd’hui, nous avons le même nombre de liquidateurs, mais pour 10 000 salariés. Alors, évidemment, il n’y a pas assez de moyens pour suivre les dossiers, faire les virements, transmettre les contrats de sécurisation professionnelle à France Travail ! » s’énerve-t-elle, à deux pas du ministère.
Et d’ajouter, en haussant la voix : « Le préjudice est extraordinaire pour les salariés. Comment se fait-il qu’on laisse crever les gens comme ça en France ? » Loin d’être une vue de l’esprit, cette hypothèse funeste est redoutée par les représentants syndicaux de la société de distribution.
« Si les sous ne tombent pas rapidement, on a peur que certains fassent des conneries. On a le cas d’une famille avec huit enfants qui ne peut plus se nourrir. On fait comment alors ? Il faut que les pouvoirs publics agissent », presse Sébastien Bernard, délégué syndical central CGT chez Milee.
Des choix stratégiques douteux
Avant d’en arriver à ce sinistre résultat, salariés et syndicats espèrent donc que leur présence devant le ministère va faire bouger les lignes. Ou en tout cas qu’elle permettra au gouvernement de saisir l’urgence de la situation et, pourquoi pas, de commencer à dresser la liste des responsabilités.
Puisque, si les fragilités de l’entreprise depuis plusieurs années n’étaient guère un secret de Polichinelle, l’heure est venue de faire les comptes pour les distributeurs lésés. En première ligne, ce sont les choix stratégiques des trois actionnaires repreneurs de Milee en 2017, dont Éric Paumier, directeur général et « serial entrepreneur passionné » selon sa propre description, qui interpellent.
Réunis dans le groupe Hopps, qui a racheté Milee pour un euro symbolique, les trois patrons ont pris, par exemple, la décision de vendre Colis Privé, filiale pourtant génératrice de revenus, pour 600 millions d’euros. Privé de sa vache à lait, Hopps a depuis accumulé les dettes, qui s’élevaient à 73 millions d’euros au 30 mai dernier, lorsque la société a été placée en redressement judiciaire.
Un véritable « drame social »
Bien qu’au bord du gouffre et dans l’incapacité de présenter son bilan comptable de l’année 2022 dans les délais légaux, le groupe Hopps aurait tout de même permis à Éric Paumier de se verser 70 millions d’euros de dividendes en 2023. La direction, à qui une mise en demeure a été adressée, n’a répondu aux salariés que par le silence.
« Le pire a sans doute été l’expérimentation Oui Pub », ajoute Samira Cheurfi, secrétaire fédérale de la CGT Filpac. Cette expérimentation, décidée par la loi et déployée dans 14 territoires, vise à interdire par défaut la distribution d’imprimés publicitaires non adressés pour lutter contre le gaspillage.
« J’avais dit à tout le monde que ce serait un drame social. Mediaposte, le deuxième gros acteur du marché, a réussi à réintégrer une grosse partie de ses salariés (4 700 – NDLR) vers La Poste, mais à Milee, que va-t-il se passer ? » déplore la représentante syndicale.
Plus uniquement une question de droit, mais une question de dignité
Se succédant au micro installé sous un petit barnum noir, rue de Bercy, plusieurs représentants politiques prêchent cette parole. « Il faut donner à La Poste les moyens d’embaucher les Milee », suggère Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, aux côtés de Léon Deffontaines et de députés FI.
Hilona, à moitié cachée par sa grosse écharpe et ses collègues, n’en est pas sûre. « Moi, je ne voudrais pas aller à La Poste, je voudrais complètement changer de métier. J’ai été trop déçue par Milee, par tous les retards de paiement des salaires depuis des années », soupire la préparatrice de Niort.
Elle n’a pas d’enfant à charge, mais un crédit sur le dos qu’elle craint de n’être plus en mesure de rembourser si les liquidateurs mettent trois mois de plus à la payer. Elle, et de nombreuses personnes présentes semblent partager le même avis : trouver une issue rapide à cette impasse n’est plus qu’une question de droit, mais aussi une question de dignité.
Marie Toulgoat sur www.humanite.fr
Présente aux côtés des distributeurs de prospectus lésés par Milee, la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, met en cause le manque d’anticipation du gouvernement et réclame un arrêt des plans de suppression d’emplois.
Que traduit la situation des salariés de Milee ?
Sophie Binet : La situation à Milee est l’illustration de l’absence de politique industrielle de ce gouvernement, qui prend des décisions sur un coin de table sans se préoccuper de leur impact social, comme cela a été le cas avec Oui Pub (dispositif expérimental visant à réduire la distribution d’imprimés – NDLR). On a besoin d’une vraie stratégie politique et industrielle sur la question de la distribution de la presse parce que, derrière, tout un secteur en pâtit. Au-delà des 10 000 de Milee se pose la question de l’impact sur les imprimeurs, sur le reste de la distribution, d’un possible report de l’activité sur La Poste. Tout ça doit s’organiser.
La situation à Milee est un énorme scandale social pour cette raison, mais aussi parce qu’il s’agit de 10 000 salariés qui n’ont strictement aucun revenu depuis trois mois. Cela fait des années que nous n’avons pas connu un plan social de cette ampleur. Pourtant, ce scandale aurait pu être évité si le gouvernement avait joué son rôle. Mais voilà trois mois que nous n’avons aucun interlocuteur, ni côté patronal ni côté gouvernemental.
Qu’attendez-vous des pouvoirs publics ?
Sophie Binet : On demande au gouvernement trois choses. Premièrement, de garantir le versement des salaires immédiatement, par l’AGS (Agence de garantie des salaires – NDLR). On nous répond qu’il faut à l’AGS quatre mois pour traiter le dossier parce qu’ils ne sont pas assez nombreux, mais ce n’est pas possible de laisser les salariés quatre mois sans aucun revenu. On demande également au gouvernement de faire toute la lumière sur la gestion financière de cette entreprise et sur le scandale que nous pressentons, puisque le groupe Hopps (propriétaire de Milee – NDLR) a revendu Colis privé pour 600 millions d’euros.
Où est passée cette somme ? Où est l’agent du siège ? Enfin, la CGT défend un projet économique et social sur la distribution de la presse, puisque Milee n’est que la partie émergée de l’iceberg. Depuis la fin de Presstalis pendant le Covid, aucun modèle pérenne n’a été trouvé pour la distribution de la presse. Il faut plancher sur un modèle durable et nous avons des idées. La CGT propose de travailler sur des mutualisations et des complémentarités, notamment avec la distribution de produits pharmaceutiques. Ce serait un projet tenable économiquement et écologiquement intéressant.
180 plans de licenciements, dont celui de Milee, sont en cours actuellement, selon la CGT. Que faire pour arrêter cette saignée d’emplois ?
Sophie Binet : La CGT demande un moratoire sur tous les licenciements. On sait que c’est possible puisque cela a été fait pendant le Covid. Il nous faut six mois pendant lesquels on arrêterait les licenciements pour construire des projets alternatifs en mettant autour de la table tous les acteurs possibles, comme la BPI, pour garantir la préservation de l’outil industriel et des qualifications. Nous sommes témoins d’une nouvelle saignée industrielle gravissime dans le pays. L’endiguer est une question essentielle pour notre avenir puisque les qualifications que l’on perd ne seront jamais retrouvées.
mise en ligne le 9 octobre 2024
par Delphine Bauer et Morgan Railane sur https://basta.media/
Des familles se plaignent des conditions d’accueil de leurs parents en Ehpad, signalent des maltraitances, alors que le personnel manque parfois dans les établissements. Comment expliquer cette situation ? Réponses avec Mélissa-Asli Petit, sociologue.
Mélissa-Asli Petit est docteure en sociologie sur la thématique du vieillissement. Elle dirige Mixing Générations, un bureau d’étude et de conseil en sociologie appliquée sur les seniors et la Silver Economie.
Basta! : À partir de quand parle-t-on de maltraitances dans un Ehpad ?
Mélissa-Asli Petit : À mes yeux, les maltraitances commencent à partir du moment où la dignité de la personne n’est pas respectée. Les maltraitances peuvent prendre la forme d’actes, de gestes, de contraintes physiques et morales, de paroles, parfois d’absences d’actes appropriés. Quand on laisse se détériorer un escarre ou qu’un soignant force à la nourriture car il n’a pas de temps, qu’est-ce que ça dit de notre système ?
Il existe une double logique de la dignité d’être, - manger correctement, dormir correctement, être bien soigné, éviter les escarres etc.. - et de la dignité d’action et d’agir en tant qu’adulte et citoyen. À l’entrée dans le grand âge, on attend de pouvoir être bien traité, bien soigné, bien accompagné, que ce ne soit pas que du médical mais qu’il y ait aussi des accompagnements de vie.
La dignité d’être touche à l’intime de la personne. Face à tel ou tel acte, telle parole, que va ressentir le résident ? Je prends l’exemple de l’ « elder speak », ce langage qui consiste à parler de manière infantilisante aux personnes âgées dépendantes. Ce n’est pas une maltraitance en soit, mais une forme d’âgisme, une forme de discrimination, qui illustre la manière de considérer les personnes âgées.
Parfois, les maltraitances, ce sont des micro-gestes du quotidien que les professionnels ne perçoivent plus comme dérangeants car ils sont pris dans des cadrages temporels qui les dépassent, liés à la marchandisation du secteur. Mais je vois de nombreux professionnels d’Ehpad qui sont excellents, se donnent corps et âme et restent dans le métier pour les résidents. C’est important de le dire.
Comment cette pression pèse-t-elle sur le personnel dans les Ehpad ?
Mélissa-Asli Petit : Un premier niveau concerne le problème drastique du manque de personnel. Les établissements peuvent prendre des intérimaires pour compenser, qui ne sont pas toujours bien formés. Je repense à une femme restée deux heures sur les toilettes car elle avait été oubliée par une intérimaire. Je considère cela comme de la maltraitance.
Quelque chose se joue sur le manque d’attractivité du secteur. Mais l’implication des directeurs d’établissements a aussi un rôle, puisqu’il leur revient de créer de l’engouement afin de faire rester les personnels, sans jamais oublier que l’Ehpad est avant tout le lieu de vie des résidents.
Le manque de personnel a-t-il un impact sur la restriction de la liberté des résidents des Ehpad ?
Mélissa-Asli Petit : Cela dépend du degré de dépendance. Le matin, c’est par exemple un moment compliqué dans un Ehpad. Quand il manque un professionnel et qu’on doit lever, réveiller la personne pour aller au kiné, avec des difficultés à l’habillement, mais qu’elle marche, parle, qu’elle est hyper consciente, c’est encore différent d’une personne qui peut être à côté d’elle, aphasique, alitée, qui a besoin de beaucoup plus de soins et de temps. Il faudrait pouvoir adapter l’organisation aux contraintes de personnels et aux besoins et désirs des résidents.
Il existe donc des rapports de pouvoir dans un Ehpad ?
Mélissa-Asli Petit : Sur la question de l’autodétermination par le résident, comme pour le choix de se doucher à l’heure que je souhaite, l’un des premiers freins, c’est de partager le pouvoir entre résident et personnel de l’Ehpad. Comment arrive-t-on à partager le pouvoir, quand, du point de vue des soignants, des professionnels ou des administratifs, il est plus simple de le conserver que de faire le choix de l’autodétermination des résidents ?
« Notre société porte un regard âgiste sur les résidents d'Ehpad »
Quand il faut aller vite, cela peut sembler plus simple au personnel de décider pour les personnes. Car le personnel n’est pas assez nombreux, que la charge de travail est trop importante, car écouter des personnes qui mettent parfois du temps à s’exprimer prend du temps. Certains professionnels ne sont pas toujours outillés des différents dispositifs de communication, comme le mode de communication « Facile à comprendre » (Falc), ou les « talkings mats », des tapis de discussion avec des pictogrammes équipés de velcro pour faciliter la communication.
Le Covid a-t-il été un révélateur des dysfonctionnements dans les Ehpad ?
Mélissa-Asli Petit : Il est certain que pendant cette période, le gouvernement, les dirigeants d’Ehpad ont décidé pour les autres et sans remettre en question des mesures qui pouvaient être aberrantes et qui sont critiquées aujourd’hui. Mais le mal a été fait.
Au-delà des questions de tutelle et curatelle, il est plus facile d’enlever l’autonomie à la personne quand, déjà, on considère qu’elle n’en a plus beaucoup. Notre société porte un regard âgiste sur les résidents : le vieillissement est négatif, infantilisant, synonyme de détérioration. Cet imaginaire très polluant se retrouve également en Ehpad.
Cette considération insidieuse crée des mécanismes de discrimination et d’exclusion. Les professionnels qui y exercent peuvent aussi être imprégnés de cet imaginaire, sauf ceux qui ont fait un pas de côté, qui ne considèrent pas que l’entrée en Ehpad signifie la fin de l’autonomie des résidents.
La répartition de l’espace lors des animations, où les plus dépendants sont parfois laissés au fond, révèle ces mécanismes des représentations sociales du vieillissement, dans lesquelles le résident très très vieux en fauteuil, en perte d’autonomie lourde, est exclu et devient presque invisible.
Vous pointiez la responsabilité de la marchandisation du secteur dans la possible recrudescence de maltraitances en Ehpad. Pourquoi le secteur est si lucratif pour des entreprises privées ?
Mélissa-Asli Petit : Parce que les personnes âgées en perte d’autonomie sont de plus en plus nombreuses, des logiques lucratives se sont développées pour répondre à leurs besoins, tout en conservant des financements publics qui ne sont pas toujours à la hauteur des besoins réels. Les plus âgés sont souvent considérés comme des « pompes à argent ». L’enquête du journaliste Victor Castanet, Les Fossoyeurs, sur les dérives de l’entreprise Orpea, ne recouvre certes pas tous les Ehpad, mais a montré comment un groupe a joué avec les failles du système pour pouvoir s’enrichir sur le dos des résidents ainsi que les familles.
Est-il fréquent que des proches de résidents soient dans un état d’épuisement ?
Mélissa-Asli Petit : Des demandes non répondues de la part des proches, j’en vois, avec de l’énervement non physique envers des professionnels et directeurs, mais je n’ai jamais vu d’énervement physique. Ce qui est sûr, c’est que le résident a le droit d’être bien traité.
Côté des proches, il y a des logiques internes et familiales. Je trouve que l’on parle peu de l’historique des personnes, dans le vieillissement, dans le grand âge. Que s’est il passé avec leur famille, leurs proches ? Il y a une personne dans un Ehpad, mais derrière, il y a tout un écosystème, des non-dits familiaux, des loyautés parfois.
Connaître leur vie permet de mieux comprendre des logiques qui vont s’y installer. La direction de l’Ehpad tente d’en savoir plus sur le résident et les rapports avec sa famille à l’entrée du résident, mais les équipes n’ont pas toutes les informations, et ce n’est pas à un premier rendez-vous qu’on arrive à tout partager. Se confier demande du temps et de la confiance. Et surtout, quand on s’est confié, on attend que cela soit entendu, compris, pris en compte. Cela se fait encore peu. Sur la question de la souffrance, par exemple, c’est le silence. Est-ce qu’on entend souffrir les résidents ? Est-ce qu’ils disent qu’ils souffrent ? Que disent-ils de leur propre souffrance ? En tous points, nous devrions davantage les écouter.
Rachel Knaebel sur https://basta.media/
Les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) sont dans une situation financière préoccupante. Le modèle est à bout de souffle, alertent des sénatrices. Il leur faut de l’argent, du personnel, et des idées alternatives.
La situation financière des Ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) est mauvaise, très mauvaise. C’est le message central d’un rapport parlementaire rendu public fin septembre. De nombreux établissements font face « à des difficultés de trésorerie à court terme », alertent les trois sénatrices (l’écologiste Anne Souyris, la macroniste Solanges Nadille et la LR Chantal Deseyne).
Il existe environ 7500 Ehpad en France. Près de la moitié, 44 %, sont publics, un quart privés à but lucratif, 31% privés non lucratif. Tous statuts confondus, deux-tiers des Ehpad de France sont aujourd’hui en déficit. C’est deux fois plus qu’en 2020 [1].
Quelles sont les causes de cette situation ? Le rapport pointe une chute du nombre de résident·es des Ehpad depuis le Covid. Les familles se sont détournées des Ehpad. Le scandale des établissements du groupe Orpea, où se sont multipliées négligences et maltraitances, a joué un rôle dans cette désaffection. Les Ehpad sont aussi confrontés à une hausse des coûts, due à l’inflation et aux augmentations des rémunérations des personnels décidées lors du Ségur de la santé.
Le manque de personnel creuse le déficit
De l’autre côté, les établissements peinent de plus en plus à recruter. « 61 % des Ehpad, tous statuts confondus, déclaraient rencontrer des difficultés de recrutement en 2019. Les Ehpad privés à but non lucratif étaient le plus couramment confrontés à ces difficultés », pointe le rapport parlementaire. Le manque de personnel touche tous les postes, de médecin à aide-soignante.
Les difficultés de recrutement pérenne poussent les Ehpad à faire appel à l’intérim, qui coûte plus cher. Et cela intensifie encore leur difficultés financières. La Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements pour personnes âgées « considère l’intérim comme l’une des causes principales de la dégradation financière des Ehpad », signalent les sénatrices.
Jour travaillé non payé ou impôt sur les héritages
Le rapport avance plusieurs suggestions pour sauver les Ehpad. Une proposition serait de créer une deuxième « journée de solidarité », travaillée mais non payée, sur le modèle du lundi de Pentecôte, jour férié travaillé depuis 2003 pour contribuer au financement de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie. La sénatrice écologiste Anne Souyris s’oppose à cette idée. « Une telle mesure constituerait un recul social pour les salariés et tout particulièrement pour les personnes aux revenus modestes », estime-t-elle. Pour Anne Souyris, « d’autres solutions plus justes pourraient être mobilisées ».
Elle défend une hausse de la CSG (contribution sociale généralisée, un impôt créé en 1990) pour renflouer les Ehpad. « Une telle mesure aurait donc un rendement comparable à la création d’une journée de solidarité et serait plus juste puisqu’elle ne pèserait pas sur les seuls salariés. Il semble cohérent que le coût de la prise en charge de la perte d’autonomie soit également supporté par les retraités », fait valoir l’écologiste en opposition avec une partie des propositions des élus LR et macroniste.
La sénatrice de gauche envisage aussi un financement des Ehpad par l’impôt sur les successions. Cela permettrait de « renforcer la justice fiscale alors que l’héritage a un poids de plus en plus déterminant dans le patrimoine global des individus ». Une autre idée serait de faire varier les tarifs d’hébergement des Ehpad en fonction des ressources financières des résidents, sur le modèle des tarifs adaptés dans les crèches ou les cantines scolaires.
Des titres de séjours pour les aide-soignants
Par ailleurs, l’écologiste souligne que les groupes d’Ehpad privés lucratif continuent à s’enrichir malgré la situation financière difficile des Ehpad : « Les gestionnaires d’Ehpad privés à but lucratif présentent un résultat net positif et s’enrichissent ainsi grâce à l’hébergement des personnes âgées dépendantes, soutenu par la Sécurité sociale ». Il faut donc, défend Anne Souyris, rendre transparents les comptes de tous les Ehpad, « sans que les gestionnaires ne puissent faire valoir le secret des affaires ».
« Compte tenu de la pénurie de professionnels dans le secteur du grand âge, le recours à la main d’œuvre étrangère semble aujourd’hui incontournable afin de répondre aux besoins de recrutement », met aussi en avant la sénatrice écologiste. Elle propose la création d’un titre de séjour ouvert aux professionnels qualifiés pour exercer le métier d’aide-soignant, ainsi qu’aux personnes admises dans des formations pour accéder à ce métier.
D’autres idées sont avancées par l’élue pour dépasser le modèle actuel des Ehpad : privilégier les petits Ehpad, d’une vingtaine de places plutôt que des établissements avec 60 à 80 résidents ; ou même s’éloigner des Ehpad pour renforcer la vie au domicile des personnes âgées dépendantes.
Aux Assises des Ehpad, mi-septembre, le secteur a appelé le nouveau gouvernement à agir. Pour l’instant, le Premier ministre Michel Barnier n’a rien dit sur le sujet.
mise en ligne le 8 octobre 2024
par Sophie Chapelle sur https://basta.media/
En finir avec des prix devenus fous. Voilà plus d’un mois que les Martiniquais se mobilisent pour l’alignement des prix sur ceux de l’Hexagone. Ils font face à l’opacité des marges de la grande distribution, et au laisser-faire de l’État.
Une même boite d’œufs coûte cinq euros en Martinique contre deux euros dans l’hexagone. Qu’on regarde les prix des pâtes, de la farine, du lait, du beurre ou des fruits, ceux-ci sont deux à cinq fois plus élevés en Martinique qu’en France métropolitaine. L’eau en bouteille, un bien de première nécessité sur cette île qui subit des coupures d’eau régulières, peut atteindre des sommes indécentes : jusqu’à dix euros pour un pack ! L’application Kiprix, lancée par un jeune développeur installé près de Fort-de-France, montre bien ces écarts. En 2023 déjà, un rapport de l’Insee alertait sur des produits alimentaires en Martinique en moyenne 40% plus chers qu’en France métropolitaine !
Une double peine sur cette île où plus d’un-quart de la population vit sous le seuil de pauvreté. C’est ce que dénonce Rodrigue Petitot notamment sur Tik Tok. Président du Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC), il est l’une des figures de la contestation contre la vie chère en Martinique. Le mouvement est à l’initiative depuis le 1er septembre de blocages de supermarchés et de nombreuses manifestations, malgré les interdictions préfectorales. Il demande l’alignement des prix martiniquais sur ceux de l’Hexagone.
Quinze ans après un mouvement historique
En 2009, un intense mouvement social contre la vie chère avait duré quarante jours en Martinique. La grève générale avait notamment abouti à la création d’un observatoire des prix, à une réforme agraire et à la baisse de 20% des prix sur 2500 produits. « Sauf que 2009 à 2015, on a vu une montée en flèche des prix. Quinze ans après, les prix ne cessent d’augmenter à des proportions injustifiées,dénonce Aude Goussard, secrétaire du RPPRAC sur Youtube. L’observatoire n’a aucune marge de manœuvre pour réguler les prix. Le seul effort depuis 2009 a été fourni par les collectivités pour baisser l’octroi de mer qui sert à financer les collectivités », dit-elle.
L’octroi de mer, créée en 1670 en Martinique, est une taxe qui s’applique aux importations, avec un taux variable selon les produits. Les documents qui répertorient les différents octrois de mer dans les territoires ultramarins font près de 1200 pages ! Cette taxe « représente près d’un tiers des ressources des communes », soulignait en mars dernier le président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici. Près de la moitié des dépenses de personnel des collectivités en Martinique serait ainsi financé par cette taxe.
Revers de la médaille, l’octroi de mer, conjugué à la TVA, fait gonfler les prix de 7 % en moyenne. « Il faut revoir le système de taxation qui crée des inégalités, mais l’octroi de mer finance aussi directement les collectivités. Et on ne veut pas un affaiblissement de ces dernières, ni des aides sociales », prévient Aude Goussard du RPPRAC.
La grande distribution pointée du doigt
Pour le RPPRAC, c’est davantage du côté des acteurs de la grande distribution qu’il faut regarder. Le mouvement a envoyé un courrier recommandé le 1er juillet aux distributeurs alimentaires de Martinique et au préfet, en pointant leur responsabilité dans les « injustices criantes liées au prix de la consommation », et en exigeant des réponses concrètes dans les deux mois. Les enseignes de distribution, dominées par trois grands groupes – GBH, SAFO et CREO – ont fini par répondre à la dernière minute, le 31 août, en avançant que ces écarts de prix venaient de « contraintes structurelles » comme l’éloignement et le transport par bateau. C’est l’absence de propositions pour baisser les prix, suite à ce courrier, qui a marqué le début de mouvement.
En plus des taxes, les intermédiaires sont nombreux entre le producteur et le distributeur. « Alors qu’ils sont en général au nombre de trois en France hexagonale, en Martinique ils peuvent aller au-delà des quatorze » relève un rapport parlementaire sur le coût de la vie de juillet 2023. Ces intermédiaires facturent chaque étape de traitement de marchandises, prélevant leurs marges à chaque fois, faisant mécaniquement monter les prix.
Selon le rapporteur parlementaire, l’ancien député socialiste Johnny Hajjar, derrière la plupart de ces intermédiaires se trouveraient des entreprises appartenant aux grandes enseignes de distribution martiniquaises. Contactées par l’équipe d’Envoyé spécial, les entreprises ont reconnu posséder des sociétés qui interviennent dans la chaine logistique mais pas à chaque échelon.
Prenons le cas du groupe GBH avec à sa tête Bernard Hayot et son fils Stéphane Hayot. « La famille Hayot contrôle non seulement les grandes surfaces, mais aussi le transport maritime, les entrepôts, et même les conteneurs dans lesquels sont acheminés les produits », relève Jérémy Désir, néopaysan martiniquais dans un article de Reporterre. Cette concentration verticale permet au groupe de se facturer à lui-même chaque étape de la chaîne logistique. Selon le rapport parlementaire, « cette multiplication d’acteurs est un moyen efficace de noyer l’accumulation des marges, tout en justifiant que les marges sont raisonnables prises individuellement ». Le pouvoir économique grandissant entre les mains de quelques grands groupes leur permet également de faire de vastes économies d’échelle.
La question des marges arrières pratiquée par les grands groupes comme GBH est aussi soulevée dans le rapport du député. Elles consistent en une entente légale entre le fournisseur et le distributeur. Lorsqu’un objectif de vente fixé est atteint, le fournisseur cède une partie de sa marge au distributeur, en toute opacité. Comme le note l’enquête parlementaire, « les auditions ont mis en avant l’opposition entre le secret des affaires et le contrôle des prix, des marges et des revenus ». Ainsi, les organismes comme l’Insee ou les observatoires des prix qui demandaient l’accès aux données sur les marges se sont vus opposer le secret des affaires, une loi adoptée en France en mars 2018 (transposée d’une directive européenne), qui crée un droit général au secret pour les entreprises et leur permet potentiellement de traîner devant les tribunaux quiconque porterait à la connaissance du public une information sur leurs activités.
Et l’État dans tout cela ? Il a jusque là fait le choix du laisser-faire. Auditionné en juin 2023 à l’Assemblée nationale, Bruno Le Maire, alors ministre de l’Économie, avait conclu : « Les marges relèvent du secret des affaires. On peut les contrôler, mais pas les rendre publiques. Faisons attention car un excès de transparence risque de mettre en péril l’activité économique. » Or, c’est précisément ce secret des affaires qui sert de paravent à des groupes puissants pour abuser de leurs positions sur le marché de la distribution.
Loin de s’éroder, le mouvement tend à s’élargir, malgré la pression des pouvoirs publics dès les premiers jours, entre couvre-feu et déploiement de la CRS 8. Trois tables-rondes sur la vie chère rassemblant les différentes partie-prenante se sont tenues ces dernières semaines. Elles ont abouti à un premier document de travail avec plusieurs pistes pour baisser les prix, permettre la transparence et renforcer l’autonomie alimentaire. Il a notamment été proposé que l’octroi de mer soit supprimé sur près de 6000 articles de première nécessité. « Nous notons que la grande distribution ne souhaite pas perdre un kopeck et compte beaucoup sur l’État », a déploré Aude Goussard à la sortie de la dernière table ronde. Les négociations doivent reprendre ce lundi 7 octobre.
Ces derniers jours, le RPPRAC a poursuivi les opérations « courses fictives » dans plusieurs enseignes du groupe GBH pour les bloquer. Un appel à la grève illimitée a également été lancé par la Confédération générale du travail de Martinique (CGTM) depuis le 26 septembre. Outre la mise en place d’un contrôle des prix des produits de première nécessité, la CGTM entend poser la question des revalorisations salariales, des pensions de retraite et des minimas sociaux. Alors que les prix n’ont cessé d’augmenter depuis quinze ans, syndicats et mouvement citoyen martiniquais aspirent à inverser le rapport de force.
Théo Bourrieau sur www.humanite.fr
Depuis plus d’un mois, un important mouvement contre la vie chère a été lancé par le Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens en Martinique. Lundi 7 octobre, des policiers ont tenté de déloger des manifestants qui menaient une action sur un rond-point du Lamentin. Cinq personnes ont été interpellées et au moins quatre blessées. Selon la préfecture, onze policiers ont également été blessés.
La réponse du gouvernement et de la préfecture de Martinique aux mouvements contre la vie chère semble toujours être la répression. Lundi 7 octobre au matin, le rond-point de Mahault, dans la commune du Lamentin, à une dizaine de kilomètres de Fort de France, est bloqué par des manifestants. Quelques heures plus tard, la préfecture envoie la désormais bien connue CRS8, spécialisée dans les « violences urbaines », qui s’est notamment illustrée pendant l’opération Wuambushu à Mayotte, ou dans de nombreuses manifestations en métropole, notamment pendant la réforme des retraites.
Une « répression policière » contre « des Martiniquais pacifiques »
La mission de la Compagnies républicaine de sécurité 8 : débloquer le rond-point, quitte à faire usage de la force. Des vidéos d’affrontements, ainsi que du président du Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC) ensanglanté, ont fait le tour des réseaux sociaux. Dans un communiqué, l’association dénonce « avec la plus grande fermeté la répression policière exercée dans la commune du Lamentin contre des Martiniquais pacifiques qui, depuis 38 jours, se mobilisent contre la vie chère en Outre-Mer ».
« Nous ne tolérerons jamais l’usage de tirs de type LBD visant le visage et le cou des manifestants dans nos rues », ajoute les auteurs du communiqué. Au cours de ces affrontements, Rodrigue Petitot, dit le R, président du RPPRAC, a « été pourchassé et blessé à la main et à la jambe », affirme l’association, ajoutant qu’à sa connaissance, « deux militants ont également été tabassés et placés en garde à vue », et qu’une riveraine « a fait un malaise » à cause du gaz lacrymogène. Dans une autre vidéo diffusée sur les réseaux sociaux, on y voit Aude Goussard, trésorière de l’association, violemment repoussée par un CRS.
Selon la préfecture, onze policiers, notamment victimes de jets de pierre, ont aussi été blessés. « Face à de tels comportements, les forces de sécurité intérieure ont fait usage de la force, dispersé l’attroupement et procédé à l’interpellation de 5 individus », écrit le préfet de Martinique Jean-Christophe Bouvier dans un communiqué. Alors que la tension semblait être redescendue au cours de la journée de lundi, plusieurs véhicules en feu ont été signalés à Fort de France et un barrage enflammé aurait également été érigé au Lamentin, selon les informations du média France-Antilles Martinique.
Depuis le début du mois de septembre, un important mouvement contre la vie chère a été lancé, notamment par le RPPRAC. Selon l’Insee, les prix à la consommation en Martinique sont en moyenne plus élevés de 14 % que dans l’Hexagone. Pour la nourriture, cette différence atteint 40 %. Dépendante à 80 % des importations, l’île souffre d’une situation de quasi-monopole des distributeurs et des transporteurs. En Martinique, 44 300 ménages vivent sous le seuil de pauvreté. Soit 27 % de la population, et le mouvement contre la vie chère traverse différentes couches de la société. Quatre tables rondes ont été organisées par les autorités depuis le début de la crise, sans issue satisfaisante pour les protestataires. Une cinquième table ronde, qui devait se tenir lundi 7 octobre, a été repoussée sine die.
mise en ligne le 8 octobre 2024
sur www.regards.fr
Référence incontournable à nos yeux, nous avons rencontré Alain Gresh pour lui poser les questions qui nous taraudent – et nous divisent parfois – sur la lutte des Palestiniens, notamment depuis le 7 octobre 2023.
Regards. Le peuple palestinien est un des plus opprimés. Or, il n’a pas bénéficié ces dernières décennies d’un soutien international à la hauteur de cette oppression. Les résolutions de l’ONU sont impuissantes. Comment construire une stratégie qui agrège des soutiens, comme a su le faire l’ANC en Afrique du Sud par exemple ?
Alain Gresh : La comparaison entre l’ANC (Congrès national africain, parti de Nelson Mandela, ndlr) et l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) est intéressante. Ce n’est pas le rapport à la lutte armée qui les différencie. Jusqu’au bout, l’ANC a utilisé la lutte armée. Le combat contre l’Apartheid a bénéficié d’un large soutien international, d’un appui du mouvement des non-alignés, de l’aide effective du camp socialiste, y compris militaire avec le rôle des troupes cubaines qui ont contribué à briser la machine de guerre sud-africaine. Enfin, le soutien massif aux sanctions contre le régime de l’apartheid que personne ne cherchait à criminaliser ou à accuser de « racisme antiblancs ». Dans sa lutte, l’ANC a bénéficié de la présence des communistes sud-africains, dont beaucoup des dirigeants étaient juifs (et d’ailleurs hostiles au sionisme). Ils ont aidé à dégager la perspective d’une Afrique du Sud « arc-en-ciel » face à ceux qui prônaient un « pouvoir noir ».
Ce large appui a permis de limiter le rôle de la violence dans la stratégie de l’ANC car le soutien international dessinait une perspective politique de sortie de l’apartheid. Ce ne fut pas le cas des Palestiniens, en partie à cause du poids de « la question juive » en Occident et aussi du fait que désormais il n’y a pas (encore) de contrepoids aux États-Unis. Le poète Mahmoud Darwich disait : « Le monde s’intéresse à nous uniquement parce qu’on s’affronte aux juifs ». Il pensait avant tout aux pays occidentaux. D’autre part, l’OLP a été l’objet des rivalités entre les États arabes, plusieurs d’entre eux ont créé leur propre faction en son sein pour influer sur sa ligne. Le soutien aux Palestiniens s’arrêtait là où les intérêts des États arabes commençait. Chacun privilégiait ses intérêts. Les Jordaniens voulaient le contrôle de la Cisjordanie. Les Syriens cherchaient à contrôler le Liban et se sont heurtés aux Palestiniens. L’Égypte, plus distante, a cessé de les soutenir à partir de l’accord de Camp David de 1978 signé par Sadate. Au Liban, où les organisations palestiniennes se sont installées à la fin des années 1960 et au début des années 1970, l’OLP est devenu un État dans l’État et a été entrainé dans la guerre civile libanaise à partir de 1975.
Les stratégies des mouvements de soutien aux Palestiniens semblent assez éclatées. Certains se battent pour l’égalité des droits entre les citoyens d’un même État. D’autres en faveur de l’autodétermination des Palestiniens. D’autres pour la création d’un État palestinien. D’autres, enfin, pour le respect du droit international. Ça fait beaucoup d’objectifs pour ce combat. C’est moins limpide que le slogan « US go home » des manifestations pendant la guerre du Viêt-Nam…
Alain Gresh : Les mobilisations qu’on a pu connaitre en faveur du Viêt-Nam étaient plus politiques, au sens étroit du terme. Et elles s’inscrivaient dans un contexte différent, celui des guerres anticoloniales mais aussi celui de la Guerre froide.
« Le caractère colonial est consubstantiel au projet sioniste et il apparaît dans toute son horreur à Gaza. »
Sur le territoire de la Palestine, il n’y a pas de solution politique à court terme. L’égalité des droits entre tous les habitants qui y vivent, 7,5 millions de Palestiniens et 7,5 millions de Juifs israéliens, me semble un objectif concret et immédiat, auquel il est difficile de s’opposer sur le plan des principes. La réalité sur le terrain est que l’État unique existe… et c’est Israël. Il contrôle tout le territoire et impose sa loi – une loi qui n’est pas la même pour tous les habitants qui y vivent, d’où la qualification de situation d’apartheid qui est de plus en plus largement reconnue par les organisations internationales comme Amnesty ou même israélienne comme B’tselem. Donc se battre pour l’égalité des droits est quelque chose tangible. Qui peut être contre ?
Le mouvement étudiant aux États-Unis, et ailleurs, est idéaliste : ces étudiants se battent pour le respect du droit international. C’est, à mes yeux, la seule voie qui peut mener à une solution, même si elle est étroite ; elle a été esquissée par la Cour internationale de justice ou la Cour pénale internationale, mais ceux-ci subissent de terribles pressions occidentales. Le combat pour le droit international ne concerne pas que la Palestine. On vit, notamment depuis le 11 septembre 2001, la destruction du droit international, avec l’invention de « la guerre préventive » et l’invasion de l’Irak, avec l’ouverture de camps de torture à Abou Ghraib ou à Guantanamo. C’est une tendance inquiétante.
Les États qui s’opposent à l’agression israélienne ne sont pas tous mus par des motifs idéalistes. Ni la Russie, ni la Chine, ni la Turquie, ni l’Inde ne se désolent de la destruction du système international. Ils pourront en profiter demain en arguant du cynisme occidental. Au nom de quoi, si ce n’est de la géopolitique, pourra-t-on critiquer l’invasion par ces puissances ou par d’autres d’un de leurs voisins ? Ceux qui portent une autre vision, comme l’Afrique du Sud ou le mouvement citoyen, ne pèsent pas encore assez pour inverser la tendance.
Aujourd’hui la remise en cause de l’existence même de l’État d’Israël s’exprime. Israël est qualifié d’État colonial, parfois du fait des occupations illégales en Cisjordanie, parfois du fait de sa création sur des terres palestiniennes. Et Jérusalem répond par des accusations d’antisémitisme. Comment abordez-vous cette question ?
Alain Gresh : Pour moi la création de l’État d’Israël est un fait colonial qui n’est ni isolé, ni le résultat de la Shoah, ni l’aboutissement logique de l’histoire juive. À la veille de la guerre de 1967, l’orientaliste Maxime Rodinson publiait « Israël, fait colonial ? » dans la revue de Sartre et Beauvoir Les Temps modernes. Il concluait ainsi son article : « Je crois avoir démontré, dans les lignes qui précèdent, que la formation de l’État d’Israël sur la terre palestinienne est l’aboutissement d’un processus qui s’insère parfaitement dans le grand mouvement d’expansion européo-américain des XIXème et XXème siècles pour peupler ou dominer les autres terres ». La formation d’Israël repose sur un colonialisme de peuplement. Avec la Kanaky, la Palestine est un des très rares cas où colons et autochtones sont en nombre équivalent. En Amérique du Nord comme en Australie, les colons ont exterminé les peuples autochtones. Le plus souvent, les colons sont des minorités.
Ceux qui s’opposent à l’analyse de Maxime Rodinson, invoquent souvent l’influence des idées communistes, notamment avec la vie collective et le partage dans les Kibboutz. Il ne s’agit pas de nier la sincérité de cette « passion communiste » qui animait certains émigrants juifs, mais d’analyser leur pratique réelle. Combien de massacres et de crimes se sont fait au nom du Bien et de la Civilisation ? Au sein même de l’Internationale communiste, les luttes furent rudes pour rompre avec les anciennes tendances coloniales de la social-démocratie. Le dirigeant Vietnamien Hô Chi Minh fut de ces militants. Rodinson écrivait ainsi : « Le cas de l’utopie sioniste n’était pas, de ce point de vue, différent de celui des utopies socialistes du type de l’Icarie de Cabet. Il s’agit de trouver un territoire vide, vide non pas forcément par l’absence réelle d’habitants, mais une sorte de vide culturel. En dehors des frontières de la civilisation […], on pouvait librement insérer, au milieu de populations plus ou moins arriérées et non contre elles, des «colonies» européennes qui ne pouvaient être, pour employer anachroniquement un terme récent, que des pôles de développement. »
Pour moi, le caractère colonial est consubstantiel au projet sioniste et il apparait dans toute son horreur à Gaza. Certes, Israël est vécu comme un pays refuge ultime mais sa légitimité est aussi liée au sentiment de supériorité sur les indigènes propre à la mentalité coloniale. Encore une fois, ce sentiment de supériorité n’était pas propre au mouvement sioniste.
L’histoire longue est convoquée pour légitimer la localisation de l’État d’Israël. Pourtant Theodor Herzl, le fondateur du sionisme politique, avait lui-même envisagé une installation des juifs en Argentine ou au Congo. Faire droit à une revendication millénariste ouvrirait la porte à des conflits sans fin tout autour du globe. La question est alors : est-ce que les Juifs forment un peuple ? Pour moi non, pas un peuple, au sens de peuple-nation traditionnel. Je ne me considère pas comme membre du peuple juif. Ma tradition du judaïsme n’a rien à voir avec Israël. Ma tradition du judaïsme, c’est l’internationalisme, c’est les luttes. Il y a une tradition historique du judaïsme qui a apporté énormément à l’humanité et qu’Israël cherche à effacer. Et cet apport à l’humanité est d’autant plus grand qu’il n’est pas nationaliste.
Mais même si on accepte que les Juifs forment une nation, au nom de quoi auraient-ils le droit de construire un État là où vit et travaille un autre peuple ? Il faut relire le livre Peuple juif ou problème juif ? de Maxime Rodinson. Le sionisme a imposé une vision de l’histoire juive qui ne serait qu’une permanence de persécutions, mais il n’y a pas de problème juif dans les pays arabes jusqu’aux années 1930. C’est la création d’Israël qui envenime les choses dramatiquement. De par l’histoire, ils ont été considérés comme une sorte de 5ème colonne, tout à fait à tort. Les pays arabes portent une responsabilité mais il n’y a pas d’antisémitisme éternel. Aujourd’hui, en Europe, il y a un antisémitisme, mais les Juifs ne sont pas menacés, ils sont protégés par l’État, ils sont protégés par tous les partis politiques, sauf l’extrême droite. Ils sont largement acceptés par la population comme le prouvent toutes les études de la Commission nationale consultative des droits humains (CNCDH).
L’idée d’une solution par la formation d’un seul État plurinational sur l’ensemble du territoire a émergé. Mais force est de constater que ceux qui portent cette solution brandissent bien souvent le drapeau palestinien et parlent de Palestine. Un tel projet politique, s’il devait être soutenu, ne peut être incarné ni par le drapeau palestinien ni par le drapeau israélien. Il faut inventer autre chose, à la manière de ce que l’ANC est parvenue à faire avec le concept de « nation arc-en-ciel »…
Alain Gresh : C’est vrai. Et vous savez qui a fait, entre autres, cette proposition ? Kadhafi, peu avant les printemps arabes. Il a signé une tribune dans le New York Times titrée « Ispalestine »… Les Juifs ont subi une terrible injustice ; mais les Palestiniens ont payé pour ces crimes commis par des Européens. Il faut le prendre en compte. Maintenant, comment est-ce que l’idée d’un État unique peut se traduire sur le terrain ? Je ne sais pas. D’abord, est-ce que ce serait un État de ses citoyens ou est-ce un État binational ? En Afrique du Sud, c’est un État des citoyens, mais en même temps avec des droits pour les Zoulous et autres nations africaines… À mes interlocuteurs arabes, je posais toujours la question : est-ce un État arabe, membre de la Ligue arabe ? Et alors, que fait-on de l’hébreu ? On ne va pas passer de la situation actuelle à une espèce d’État démocratique constitué et accepté comme ça, sur la base d’une « défaite » d’Israël. Il faut construire les conditions d’une lutte commune qui prépare à une coexistence qui permettent d’avancer progressivement.
Ce que prouve l’exemple sud-africain ou algérien, c’est qu’on ne peut pas gagner si on ne brise pas le front intérieur du pays dominateur ou colonisateur. La grande erreur de l’OLP, même au temps d’Arafat, était de croire que la solution était dans les mains des États-Unis. J’ai toujours été convaincu qu’Israël est assez puissant pour résister aux pressions (toujours très mesurées) américaines. Donc, si on veut avancer, il faut briser le front intérieur israélien. À certains moments, on a pu penser que c’était possible, qu’il y avait des forces dans la société israélienne pour cela.
Vous dites ne pas voir d’issue notamment compte tenu des 700 000 colons installés en Cisjordanie. Cela motive aussi la proposition d’un seul État binational. Et quelle serait la solution pour les Palestiniens expulsés, tout aussi nombreux ?
Alain Gresh : Si on a accordé aux Juifs du monde le « droit du retour » en Israël, pourquoi ne pas l’accorder aux Palestiniens ? Le droit au retour est très important. C’est une partie de l’identité palestinienne : le fait de pouvoir rentrer chez soi, retrouver ses origines, ses racines. Mais cela ne signifie pas « Ici c’était ma maison, t’es là, tu dégages, je rentre chez moi ». Pour les réfugiés, la solution ne peut être que par étapes et ne peut être décidée que par les Israéliens et les Palestiniens. Le droit international dit « deux États », mais la partie sur laquelle il faut faire pression, c’est Israël. Faisons-le.
« On ne peut pas fermer toutes les routes vers la paix et s’étonner du choix de la violence. »
La population israélienne, malgré ses traumatismes que je comprends et qui ont été ravivés le 7 octobre 2023, a vécu ces dix dernières années avec l’extension de l’occupation et de la colonisation, sans aucune conséquence pour elle. La plupart des Israéliens ne voyaient pas de Palestiniens, sauf quand ils faisaient leur service militaire dans les territoires occupés. La construction de colonies n’est pas seulement illégale, c’est un crime de guerre selon le statut de Rome de la Cour pénale internationale. Les Israéliens doivent payer un prix pour cette occupation. Les Français ont payé le prix de la colonisation. La France n’aurait jamais quitté l’Algérie s’il n’y avait pas eu un demi-million de soldats français mobilisés pour maintenir l’ordre. Si cette lutte, même dans sa dureté, n’avait pas été menée, les Algériens seraient toujours sous occupation. Si les Israéliens ne paient aucun prix pour une occupation qui s’éternise, ils ne se retireront jamais. Le « prix », ce sont des sanctions internationales, comme la suspension de l’accord d’association entre l’Union européenne et Israël. J’aime aussi l’idée que si les Palestiniens ne peuvent pas venir en France sans visa, il faut appliquer cette règle à « leurs voisins » qui vivent sur le même territoire, c’est-à-dire aux colons.
Que pensent les Palestiniens ?
Alain Gresh : Un des problèmes reste l’éclatement de la scène politique palestinienne. Le Fatah d’Arafat est divisé. Son dirigeant, Mahmoud Abbas, est considéré par la plupart des Palestiniens comme un collaborateur et l’Autorité palestinienne comme un instrument aux mains d’Israël. Le Hamas a acquis une popularité qu’il faut comprendre. Les études d’opinion à Gaza montrent que, du fait de sa gestion, il était impopulaire : les gens n’ont pas envie de vivre sous un État autoritaire, qui limite les libertés, celles des femmes en particulier, etc. En même temps, pour les Palestiniens, le 7-Octobre fut une opération politico-militaire qui a stoppé la normalisation entre le monde arabe et Israël et remis la question palestinienne à l’agenda mondial. On ne peut pas fermer toutes les routes vers la paix et s’étonner du choix de la violence.
Comment caractérisez-vous le Hamas ?
Alain Gresh : Est-ce une organisation terroriste ? Il n’existe pas d’organisation dont l’idéologie est le terrorisme, il y a des organisations et des États qui utilisent la violence contre les civils. C’est le cas d’Israël et du Hamas. Le Hamas est une organisation politique. Elle est traversée par des courants et elle fluctue selon les moments. Par exemple, il y a eu en 2022 un projet d’accord entre le Fatah et le Hamas, discuté depuis longtemps, dont l’une des clauses était le renoncement à toute opération sur le territoire israélien. S’ils avaient signé cela, il n’y aurait pas eu le 7-Octobre. Mais on sait désormais que Netanyahou a fait capoter ce projet, en jouant des divisions entre le Hamas et le Fatah. Le premier ministre israélien ne veut pas d’un interlocuteur palestinien avec qui il aurait l’obligation de négocier.
Est-ce que Marwan Barghouti, prisonnier depuis plus de 20 ans et que l’on présente comme le Mandela palestinien, représente un élément de la solution ?
Alain Gresh : Réellement, je ne sais pas. Je pense que oui. Les prisonniers palestiniens sont un des éléments de la solution. Il y a une société des prisonniers palestiniens avec une entente entre eux qui dépasse leurs divergences et leur appartenance à une organisation. À plusieurs reprises, ce sont eux qui ont proposé des textes qui pouvaient permettre un accord entre le Hamas et le Fatah. Et dans l’accord dont je parlais, le Hamas acceptait l’idée d’un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza, avec Jérusalem-Est comme capitale. Donc je pense que cette communauté des prisonniers peut compter. Mais attention à ne pas fantasmer un sauveur. On n’en parle pas assez, mais la torture dans les prisons israéliennes est généralisée. Les prisonniers sont maintenus à l’isolement. Il y a eu des informations selon lesquelles Barghouti avait été maltraité, battu… Je ne sais pas quel est son état de santé, physique et mental, à l’heure actuelle.
Axel Nodinot sur www.humanite.fr
Membre du Conseil législatif palestinien, le dirigeant du Fatah attend depuis plus de vingt-deux ans sa libération, qui serait porteuse d’unité et de paix.
Vingt-deux ans, cinq mois et vingt-deux jours. Voilà bientôt un quart de siècle que Marwan Barghouti est transféré d’une geôle israélienne à l’autre, à Megiddo, entre Jénine et Haïfa, à Ofer, au sud de Ramallah, ou Ayalon, au sud de Tel-Aviv. Celui que l’on surnomme le « Mandela palestinien » a été enlevé le 15 avril 2002, lors de la seconde Intifada (2000-2005), et jugé lors d’un procès inique à cinq peines de prison à perpétuité pour « terrorisme ».
Malgré sa captivité, il a été réélu député au Conseil législatif depuis 1996, sous les couleurs jaune et noir du Fatah. Mais, au fond de sa cellule, cette figure de la politique palestinienne a enduré bien des sévices. Les gardiens font régulièrement subir à Marwan Barghouti, outre les longs mois qu’il passe à l’isolement, toutes sortes d’agression, comme à d’autres, parmi les quelque 9 000 détenus palestiniens en Israël. Ces derniers ne peuvent compter sur le droit international humanitaire, piétiné dans les prisons israéliennes comme il l’est à Gaza, à Jérusalem-Est, en Cisjordanie.
Une cellule sans lit ni fenêtre, comme à l’isolement
En mars dernier, ses proches s’alarmaient : il avait été roué de coups, « à tel point qu’il avait le visage en sang », affirmait à l’Humanité Qadoura Fares, chef de la commission palestinienne pour les affaires des détenus et des ex-prisonniers. Son épaule a été déboîtée, et le monde sait que la vie peut lui être arrachée du jour au lendemain tant qu’il est derrière les barreaux.
À Ayalon, il serait détenu dans une cellule sans lit ni fenêtre, comme à l’isolement. En 2017, avec des centaines d’autres prisonniers, il lançait une grève de la faim pour améliorer les conditions de détention. Relayée par les ONG, cette initiative a permis des visites familiales plus nombreuses et un meilleur suivi médical.
Marwan Barghouti, même en prison, fait peur à Israël, qui s’est toujours refusé à l’échanger ou à le libérer. Ce natif de Kobar, au nord de Ramallah, demeure la figure qui pourrait rassembler le peuple de Palestine, et incarner une paix qui semble actuellement hors de portée.
Marwan Barghouti pourrait réanimer une Autorité palestinienne exsangue
En 2006, il était à l’origine du Document des prisonniers palestiniens, un texte politique qui prône l’unité du mouvement national palestinien et défend la solution à deux États dans les frontières de 1967. Le Document a conduit à des discussions entre le Fatah et le Hamas, mais aussi entre les Palestiniens et Israéliens, lesquels ont rejeté la proposition.
Marwan Barghouti pourrait réanimer une Autorité palestinienne exsangue et discréditée aux yeux des siens. C’est pourquoi ce leader résiste, même après plus de deux décennies d’incarcération. Son courage est porté par le soutien et l’espoir d’un peuple entier, et par le combat de son épouse, Fadwa Barghouti, qui ne cesse d’alerter, partout dans le monde, sur le sort de son mari.
Sa libération pourrait bouleverser le Proche-Orient et offrir enfin une issue à la folie meurtrière que ses peuples subissent aujourd’hui. En 2015, dans une lettre envoyée à l’Humanité depuis la cellule 28 de la prison de Hadarim, il écrivait : « Le dernier jour de l’occupation sera le premier jour de paix. »
mise en ligne le 7 octobre 2024
Vadim Kamenka sur www.humanite.fr
Coauteur de « Palestine-Israël. Une histoire visuelle », Dominique Vidal analyse les conséquences du 7 octobre et revient sur le terrorisme d’État mené par le gouvernement israélien d’extrême droite depuis des années.Dominique Vidal est historien et journaliste, spécialiste des relations internationales et notamment du Proche-Orient.
Quels enseignements tirez-vous de l’année écoulée depuis le 7 octobre 2023 ?
Dominique Vidal : La surprise générale m’étonne encore. Évidemment que l’on ne pouvait pas prévoir le 7 octobre, ni la suite. Mais cette riposte disproportionnée du gouvernement israélien relève d’une politique inscrite dans ce que représentent Benyamin Netanyahou et l’extrême droite. Le premier ministre israélien n’est aucunement l’otage de ses alliés gouvernementaux : le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir, et le ministre des Finances, Bezalel Smotrich. Vingt ans auparavant, la pensée de Netanyahou avait déjà été analysée. Elle provient de son père, professeur d’histoire juive, Ben-Zion Netanyahou, l’un des hommes les plus engagés dans l’extrême droite israélienne.
Il a été, dans les années 1930, le secrétaire particulier de Vladimir Jabotinsky, fondateur du courant sioniste le plus réactionnaire, dit « révisionniste ». À tel point qu’en 1962, Ben-Zion Netanyahou décida de fuir le « socialisme » israélien en s’exilant aux États-Unis. Ses fils ont été élevés dans les idées de Jabotinsky, dont la pensée est présentée dans le texte de 1923 « la Muraille de fer », où il appelle à écraser les Arabes pour pouvoir ensuite faire un accord de bonne foi avec eux. Cette idéologie est reprise désormais par l’ensemble de la classe politique, à la seule exception des partis dits « arabes » et du Parti communiste israélien.
Depuis les États-Unis, Benyamin Netanyahou a retenu de l’histoire d’Israël que la seule chose qui compte, c’est la force. La génération suivante, avec son fils Yaïr, est aussi révélatrice. Cet ultranationaliste, qui se trouve depuis un an en Floride, a servi de figure pour la campagne du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), en 2020, sur une affiche qui prône une Europe chrétienne.
Indiscutablement, l’action du Hamas le 7 octobre est une opération terroriste car elle a visé en majorité des civils. On a eu 1 200 morts environ et 250 otages. Cela ne veut pas dire pour autant que le Hamas se résume à un mouvement terroriste. Netanyahou et son gouvernement ont mené également avec la « riposte » une campagne terroriste. Nous n’avons jamais connu un nombre de morts aussi élevé dans l’histoire des conflits du Proche-Orient. Lorsqu’on évoque les guerres d’Israël, elles faisaient en moyenne entre 3 000 et 10 000 morts : 3 000 du côté israélien et 10 000 du côté arabe. L’essentiel étant des soldats.
Enfin, le 7 octobre, c’est une forme de résistance palestinienne qui n’a pas trouvé de manière politique de s’exprimer. Après soixante-quinze ans de domination israélienne, de guerres, de terres spoliées, d’oliviers arrachés, de jeunes tués, elle a choisi la violence, y compris les actions terroristes. Ce n’est pas nouveau. Le Hamas avait perpétré l’essentiel des attentats kamikazes en Israël au moment de la seconde Intifada.
Vous avez qualifié de terrorisme les actions du gouvernement israélien. Mais des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ont eu lieu et la justice internationale a évoqué le risque de crime de génocide. Qu’en pensez-vous ?
Dominique Vidal : Après quarante ans de travail sur le Proche-Orient, il s’agit de la pire période que j’ai connue. Depuis un an, Benyamin Netanyahou a tué, détruit et se met à en faire de même au Liban. À l’ONU, on évoque plus de 100 000 morts sur une population de 2,3 millions de personnes. Une proportion inouïe. Le bilan de 40 000 donné par le ministère de la Santé du Hamas prend en compte les morts identifiés. Or, il y a évidemment des milliers de cadavres sous les gravats, sachant que 70 % des infrastructures ont été détruites.
C’est pour cela que j’utilise le terme « terroriste ». Les autorités israéliennes imposent une terreur afin de forcer les Palestiniens au départ : une nouvelle Nakba. Yoav Gallant a parlé, dès le début de l’opération militaire à Gaza, d’une « guerre contre des animaux humains » et expliqué clairement qu’il fallait les priver d’électricité, d’eau, de nourriture, de médicaments. Netanyahou mène une guerre contre un mouvement dont la naissance et le développement ont été instrumentalisés politiquement par la droite israélienne, surtout en laissant le Qatar apporter des sommes considérables.
À Gaza comme en Cisjordanie, le gouvernement israélien veut-il faire disparaître tout État palestinien ?
Dominique Vidal : Le but est, d’une manière ou d’une autre, de pouvoir expulser un grand nombre de Palestiniens, notamment de Cisjordanie et de Jérusalem-Est, avec un système d’annexion. Jusque-là, l’extrême droite israélienne parlait de colonisation. Depuis Donald Trump, le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem et les accords d’Abraham, le ministre Bezalel Smotrich multiplie les décisions qui vont au-delà avec des mesures préparant une véritable annexion de la Cisjordanie. À Gaza, il faudra des années pour reconstruire quelque chose. Le second objectif du gouvernement est d’imposer l’hégémonie d’Israël dans toute la région mais sans occupation physique. Le Liban rentre dans cette logique.
C’est la première fois dans l’histoire qu’un État qui possède une armée extrêmement puissante mène une guerre sans objectifs affichés. Pourtant, Israël a une pratique de négociation avec le Hamas. En 2011, le soldat franco-israélien Gilad Shalit avait été échangé contre un millier de prisonniers palestiniens. Cette fois-ci, Netanyahou semble prêt à laisser mourir les otages. D’où sa difficulté à gérer leurs familles, dont le mouvement réclame l’arrêt de la guerre pour pouvoir négocier leur libération.
Au niveau international, quel impact a eu la guerre à Gaza ?
Dominique Vidal : L’effet indiscutable, c’est l’isolement d’Israël, qui a atteint des proportions jamais connues. En Afrique, la représentante d’Israël a été évincée du sommet de l’Union africaine. En Amérique latine, il y a eu toute une série de mesures, de sanctions, voire de ruptures des relations. En Europe, sur la question de la reconnaissance, un certain nombre de pays ont franchi le pas.
Dans le monde arabe, le processus de normalisation avec Israël a été freiné. Les opinions y sont clairement hostiles désormais. La guerre a pris une telle proportion qu’aucun dirigeant saoudien ne peut plus signer les accords d’Abraham sans une perspective d’État pour les Palestiniens.
Ce qui se produit ringardise notre grille de lecture traditionnelle du monde et du Proche-Orient en particulier. Il faut la revoir complètement. Les puissances régionales ont une position géopolitique qui ne ressemble en rien à ce qui était celle de l’ancien « tiers-monde » ou des « non-alignés ». Certes, on retrouve aujourd’hui nombre de mêmes pays mais leur politique n’a rien de comparable avec le projet de Bandung.
A-t-elle servi au Sud global afin d’assumer sa place ?
Le plus insupportable, ce sont les deux poids deux mesures, qui servent à maintenir une forme de gestion du monde par les États-Unis et leurs alliés, mais face à une partie du Sud. De l’Ukraine au Sahel, ce qui est frappant, c’est qu’une majorité d’habitants du monde, via les représentations étatiques, ont condamné l’invasion russe de l’Ukraine mais aussi refusé de prendre à leur compte les sanctions décidées par les Occidentaux. De même, Washington n’a pas appliqué une quelconque sanction contre Israël.
Depuis des années, l’Assemblée générale des Nations unies vote sur une résolution prônant « le droit des Palestiniens à l’autodétermination et à un État », presque dans les mêmes termes. Seuls quatre pays l’ont refusée lors du dernier vote : les États-Unis, la Micronésie, les îles Marshall et Nauru. L’objectif, le seul possible, c’est évidemment l’égalité des droits de tous ceux qui vivent sur cette terre. Après, ils choisiront la forme institutionnelle qui permet la coexistence de deux États. Le plus urgent est un cessez-le-feu.
Gaël De Santis sur www.humanite.fr
Israël cible depuis des décennies l’Office pour les réfugiés palestiniens des Nations unies (UNRWA). Des attaques qui se sont amplifiées depuis le 7 octobre. Sa porte-parole, Tamara Alrifai, dénonce la mort de 223 employés de l’agence onusienne qui assuraient l’aide humanitaire à Gaza.
Depuis le lancement des bombardements israéliens contre les habitants de la bande de Gaza, le 8 octobre 2023 et les opérations militaires, l’UNRWA s’est transformée à 100 % en agence humanitaire ; 1,9 million des 2,2 millions de Gazaouis ont été déplacés, rappelle Tamara Alrifai ; elle est Directrice des relations extérieures et de la communication de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient (UNRWA). L’agence s’occupe de trouver des abris, distribuer de la nourriture et fournir de l’eau à Gaza et au Liban.
L’UNRWA est-elle encore en mesure de jouer son rôle ?
Tamara Alrifai : Nous sommes la plus grande agence des Nations unies à Gaza. Et à toutes les guerres, nous devenons le plus gros opérateur humanitaire d’urgence. Cette fois-ci, nous avons tout de suite transformé nos écoles et bâtiments en lieux sécurisés, même si certains ont subi des attaques.
Cette guerre a déplacé 1,9 million des 2,2 millions de Gazaouis. Pour la plupart d’entre eux, ils cherchent un refuge dans les écoles de l’UNRWA ou s’installent autour, dans des tentes. Nous leur avons fourni de l’eau, de la farine, de l’aide alimentaire, mais aussi des services de santé primaires.
Nous avons continué à travailler, au prix d’un bilan humain très élevé. Nous avons perdu 223 employés et nous avons subi 200 incidents de sécurité sur nos locaux : des abris, des centres de santé ont été endommagés. Près de 560 personnes ont été tuées à l’intérieur de nos abris.
Vos bâtiments ont donc été touchés ?
Tamara Alrifai : Soixante-trois pour cent de tous les immeubles de Gaza ont été détruits ou endommagés, selon le Centre satellitaire des Nations Unies. Plus de 70 % des écoles de l’UNRWA ont été endommagées.
Êtes-vous alerté des opérations militaires ?
Tamara Alrifai : Nous partageons tous les jours nos localisations avec les parties en conflit pour protéger nos bâtiments. Nous les informons également de nos trajets pour acheminer la farine, l’eau et le matériel médical. Nous avons dix centres de santé primaires qui fonctionnent et nous avons 100 équipes médicales qui font le tour des abris.
Tous les jours, l’armée israélienne publie des notices d’évacuation, que nous appelons des notices de déplacement forcé. Des plans ordonnent d’évacuer tel ou tel quartier ; 91 % du territoire de Gaza – l’un des plus densément peuplés au monde – ont subi des ordres de déplacements forcés. Malgré ces notifications, les gens ne savent pas où aller. Et des bombardements ont touché des quartiers pourtant déclarés sécurisés par Israël.
Y a-t-il des dégâts dans les camps de réfugiés au Liban ?
Tamara Alrifai : Nous gérions avant le conflit trois camps au Liban du Sud, où résidaient 20 000 personnes. Nous avons ouvert des abris dans dix de nos camps. Nous y avons reçu 3 500 personnes.
Certains de vos employés ont été accusés, en janvier, par Israël, d’avoir joué un rôle dans les attentats du 7 octobre. Une enquête a pourtant montré que l’agence avait un « cadre solide » pour s’assurer de la neutralité de son action. Les financements suspendus à la suite de ces accusations sans preuve ont-ils été rétablis ?
Tamara Alrifai : Des seize gouvernements qui avaient suspendu leur financement, quinze les ont rétablis. Les États-Unis, non. Nous avons vu une augmentation des financements de certains États, et nous avons de nouveaux financements venant d’États qui ne sont pas des financeurs habituels.
Nous avons de nouveaux financements privés. Mais, même avec les augmentations d’autres gouvernements et les donations privées, nous n’avons pas comblé le vide laissé par les États-Unis, qui étaient notre plus gros donateur.
Depuis des années, l’UNRWA fait face à des allégations politisées. Elles visent à délégitimer une agence onusienne qui représente la mémoire collective des réfugiés palestiniens. Aujourd’hui, les 5,9 millions de personnes enregistrées auprès de l’UNRWA sont les descendants des 750 000 personnes qui ont dû partir de chez elles entre 1946 et 1948. Nous prenons ces allégations au sérieux. Dans le cadre de ce conflit polarisant, nous nous devons d’être le plus neutre et transparent possible.
Le secrétaire de l’UNRWA a missionné une enquête conduite par l’ancienne ministre française des Affaires étrangères, Catherine Colonna, et menée par trois centres de recherche. Ses résultats ont montré que l’UNRWA avait déjà des systèmes solides pour garantir la neutralité de son personnel.
Elle a émis 50 recommandations que nous mettons en œuvre pour nous assurer que le personnel de l’UNRWA reste neutre à tout moment. L’enquête demandée par le secrétaire général portait sur 19 noms qui, selon Israël, auraient été impliqués dans les horribles attaques du 7 octobre. Aucun de ces noms n’a été retenu à 100 % comme étant impliqué dans les attaques.
Selon Israël, le maintien du statut de réfugié palestinien empêcherait l’intégration dans les pays d’accueil. Qu’en pensez-vous ?
Tamara Alrifai : La définition du réfugié palestinien et le droit au retour sont inclus dans des résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies. Décider de la définition et du futur des réfugiés palestiniens n’est pas du ressort de l’UNRWA. L’Assemblée générale de l’ONU a adopté une résolution sur le droit des réfugiés palestiniens à des services de base que fournit l’UNRWA.
On ne peut confondre le statut de réfugié palestinien, le droit au retour et les services que l’UNRWA est tenue de fournir en l’absence de solution politique. Nous parlons ici d’une population de réfugiés palestiniens dans les territoires palestiniens occupés – Cisjordanie, Jérusalem-Est et Gaza –, mais aussi en Syrie, au Liban et en Jordanie.
Il faut donc une solution politique qui couvre les 5,9 millions de réfugiés. Tant qu’il n’y a pas d’accord sur le sort de ces derniers, tous les trois ans, l’Assemblée générale de l’ONU prolonge le mandat de l’UNRWA. Mais nous ne recevons jamais le budget suffisant. La situation est plus dramatique encore avec la guerre à Gaza et au Liban. Pour finir l’année, nous en appelons à l’augmentation des contributions des États membres votant pour notre mandat.
Quelles conséquences concrètes aurait une disparition de l’UNRWA ?
Tamara Alrifai : Il faudrait une décision de l’Assemblée générale de l’ONU. Et en l’absence d’une solution politique, il faudrait définir quel est le statut des réfugiés palestiniens, s’ils ne sont plus représentés par l’UNRWA. Concrètement, dans quelles écoles, dans quels centres de services primaires iraient-ils ?
Tout réfugié a droit à des services de base, à l’éducation, à la santé. Il faudrait trouver une autre solution que l’UNRWA. Tant que nous receverons un vote de confiance de l’Assemblée générale des Nations unies, nous continuerons à fournir ces services, à représenter les réfugiés palestiniens et à défendre leurs droits.
mise en ligne le 7 octobre 2024
Rachida El Azzouzi sur www.mediapart.fr
Les juges de la CPI n’ont toujours pas statué sur les mandats d’arrêt requis par le procureur Karim Khan contre les dirigeants israéliens il y a plus de quatre mois. Un délai inhabituel, qui s’explique par les pressions, manœuvres et requêtes multiples exercées contre la Cour et ses décisions.
Julian Fernandez est un fin connaisseur des rouages de la Cour pénale internationale (CPI), étant l’un des neuf experts à siéger au sein de la Commission consultative pour l’examen des candidatures au poste de juge. Professeur à l’université Panthéon-Assas, à Paris, il prédisait le 22 mai dans Mediapart que la délivrance – ou non – de mandats d’arrêt contre le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, son ministre de la défense, Yoav Gallant, ainsi que trois leaders du Hamas, Yahya Sinouar, Ismaël Haniyeh et Mohammed Deif, surviendrait « dans un délai de trois à six semaines ».
Plus de quatre mois après, les juges de la chambre préliminaire de la CPI n’ont toujours pas statué. Malgré l’insistance du procureur Karim Khan, à l’origine de la requête, déposée le 20 mai, qui les presse de faire le nécessaire, car « tout retard injustifié dans ces procédures porte atteinte aux droits des victimes ».
Entre-temps, deux des cinq mis en cause par Karim Khan pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité sont morts, assassinés par l’armée israélienne : Mohammed Deif, le chef militaire du Hamas, a été tué le 13 juillet lors d’un bombardement dans le sud de Gaza, et Ismaël Haniyeh, le chef politique du Hamas, a été tué le 31 juillet à Téhéran (Iran), où il s’était rendu pour assister à la cérémonie d’investiture du président Massoud Pezechkian. La guerre continue de faire rage et s’étend désormais au Liban. Plus de 41 000 personnes sont mortes à Gaza, des centaines au Liban, à chaque fois majoritairement des civils.
« Dépasser la limite des quatre mois crée un précédent extrêmement dangereux, s’alarme l’avocat en droit international Johann Soufi. Le mandat d’arrêt contre le président russe Vladimir Poutine avait pris trois semaines au maximum. Il est impossible que les juges ne délivrent pas les mandats d’arrêt, ou alors ce serait la fin de la CPI, la fin de la justice internationale. »
Début août, l’Association des juristes pour le respect du droit international (Jurdi), dont sont membres Johann Soufi et Julian Fernandez, associée à la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), a déposé devant la CPI un mémoire réaffirmant « l’urgence absolue, pour la chambre préliminaire, de délivrer les mandats d’arrêt conformément à la demande du procureur, compte tenu de la gravité des crimes encore en cours à Gaza et ailleurs ainsi que du risque de génocide constaté par la Cour internationale de justice (CIJ) ».
Première défense officielle d’Israël
Comment expliquer que les trois juges de la CPI, la Roumaine Iulia Motoc, le Français Nicolas Guillou et la Béninoise Reine Alapani-Gansou, n’aient toujours pas tranché, alors que la justice internationale est accusée de double standard, à un moment crucial de l’histoire, que la CPI est vue comme « une institution partiale ou partielle, qui ne s’intéresserait qu’aux situations ne heurtant pas directement les intérêts des Occidentaux », pour reprendre les mots de Julian Fernandez ?
C’est que, sans surprise, les pressions et les manœuvres sont multiples pour empêcher la CPI, qui siège à La Haye (Pays-Bas), d’émettre des mandats d’arrêt contre les dirigeants israéliens.
Vendredi 20 septembre, une semaine avant le déplacement du premier ministre israélien à New York, à l’Assemblée générale des Nations unies (où il a prononcé un discours critiquant la CPI), l’État d’Israël a présenté pour la première fois une contestation officielle devant les juges.
Au travers de deux mémoires, pour l’heure restés confidentiels, l’État hébreu qui, contrairement à l’Autorité palestinienne, ne reconnaît pas la CPI (le pays a signé mais pas ratifié le traité de Rome de 1998, fondateur de l’instance), remet en cause la compétence juridictionnelle de la Cour ainsi que la légalité de la requête du procureur.
Pour les autorités israéliennes, la CPI est incompétente « en ne donnant pas à Israël la possibilité d’exercer son droit d’enquêter lui-même sur les allégations ». « Aucune autre démocratie dotée d’un système juridique indépendant et respecté comme celui qui existe en Israël n’a été traitée de cette manière préjudiciable par le procureur », a dénoncé Oren Marmorstein, porte-parole du ministère israélien des affaires étrangères. Avant de s’appuyer sur la « multitude d’États de premier plan, d’organisations et d’experts de par le monde » qui « partagent les positions présentées par Israël ».
Contestation de la compétence de la Cour
Tout au long de l’été, Israël a pu compter sur les manœuvres de pays alliés et de moult organisations, ONG, think tanks, du Royaume-Uni à l’Argentine, en passant par le sénateur américain Lindsey Graham, l’Association du barreau israélien, l’Association internationale des avocats et juristes juifs, etc., pour empêcher la délivrance de mandats d’arrêt et retarder considérablement la décision des juges.
L’un des premiers à ouvrir le bal fut le Royaume-Uni, le 10 juin. Reprenant l’argument du gouvernement israélien, de l’Allemagne et d’autres amici curiae, « amis de la cour », autorisés à déposer des observations juridiques, il a contesté la compétence de la Cour pour émettre des mandats d’arrêt contre des ressortissants israéliens, car l’Autorité palestinienne aurait renoncé à ce pouvoir au moment de la signature des accords d’Oslo II, en septembre 1995.
Le 26 juillet, après l’arrivée au pouvoir du gouvernement travailliste, le Royaume-Uni a finalement déclaré ne plus vouloir soumettre d’observations à la Cour. Qu’importe, il avait ouvert les vannes. Quatre jours plus tôt, le 22 juillet, plus d’une soixantaine d’États, organisations, individus, avaient ainsi été autorisés par les juges de la chambre préliminaire I de la CPI à soumettre leurs mémoires sur le sujet, pour et contre toute action ultérieure. Un processus jamais vu en vingt-deux ans d’existence de la CPI, à un stade aussi précoce de la procédure et alors que les juges décident normalement seuls.
L’association Jurdi et la FIDH ont saisi l’occasion pour rendre leur implacable mémoire, dénonçant « un abus de procédure » dans la démarche britannique, « entravant la bonne administration de la justice ».
Les deux organisations démontent, point par point, les arguments sur l’incompétence de la Cour et alertent : « Si la CPI, comme les autres juridictions internationales, n’avait aucune compétence propre et n’exerçait sa compétence que lorsque celle-ci était expressément ou implicitement déléguée par les États, sa capacité à remplir son mandat serait compromise. Une telle interprétation du Statut de Rome priverait la Cour de toute efficacité et légitimité. »
« La “théorie de la délégation” suppose en effet une symétrie entre la compétence de la Cour et celle des juridictions nationales, poursuivent Jurdi et la FIDH. Non seulement cette conception contredit les dispositions du Statut – qui permettent par exemple à la Cour de poursuivre les ressortissants d’États non parties et les chefs d’État ou de gouvernement – mais elle va aussi à l’encontre de la pratique de la Cour. En effet, celle-ci a, à plusieurs reprises, délivré des mandats d’arrêt contre des ressortissants d’États non parties au Statut de Rome, y compris contre des personnes bénéficiant d’une immunité, ou pour des crimes qui n’existaient pas dans l’ordre juridique interne des États concernés. »
Une Cour rodée aux pressions
Ce n’est pas la première fois que la CPI se retrouve sous le feu des pressions. Elle est même rodée. En 2020, en représailles aux investigations ouvertes sur des crimes de guerre commis par l’armée des États-Unis en Afghanistan, l’administration Trump avait imposé des sanctions économiques et des restrictions de voyage à de hauts fonctionnaires de la CPI.
En mai, peu avant de déposer sa requête et de la rendre publique pour mieux se protéger, le procureur Karim Khan, rompu à titre personnel aux menaces de toutes parts (Moscou avait notamment ouvert, en mars 2023, une enquête contre lui pour « attaque contre le représentant d’un État étranger »), avait dénoncé « toutes les tentatives visant à entraver, à intimider ou à influencer » les employé·es de son bureau. Dans un communiqué, il avait rappelé que ces entraves pouvaient « constituer une infraction contre l’administration de la justice » et que « l’intimidation et le trafic d’influence, que ce soit par la contrainte ou la persuasion », étaient interdits.
Il visait implicitement Benyamin Nétanyahou et ses alliés, États-Unis en tête, qui n’ont pas caché leur hostilité dès l’annonce de la décision de requérir des mandats d’arrêt. Le président américain Joe Biden l’a jugé « scandaleuse », assurant qu’il n’y avait pas d’équivalence entre Israël et le Hamas. Son secrétaire d’État, Antony Blinken, a dénoncé « une honte », ajoutant par ailleurs que la CPI n’avait « pas de juridiction » sur Israël.
La CPI n’en est pas à ses premières pressions dans le dossier israélo-palestinien. Quelques jours après l’annonce de Khan, une enquête du quotidien britannique The Guardian, du média indépendant israélo-palestinien +972 Magazine et de Local Call, publiée le mardi 28 mai, révélait l’ampleur des pressions exercées pendant près d’une décennie par Yossi Cohen, directeur des services de renseignement israéliens (Mossad), sur la prédécesseure de Karim Khan, l’ancienne procureure de la CPI Fatou Bensouda, en poste de 2012 à 2021. Des accusations réfutées par Israël.
Par tous les moyens (surveillance, piratage, diffamation, menaces, etc.), il s’agissait de contraindre la procureure à cesser toute poursuite pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité contre Israël dans les territoires palestiniens. La procureure enquêtait depuis 2021. Comme Karim Khan, Fatou Bensouda ne s’est pas laissé intimider. Malgré le coût quotidien au fil des neuf années.
Selon des témoignages partagés avec un petit groupe de collaborateurs de la CPI, Yossi Cohen, qui aurait agi en « messager non officiel » de Benyamin Nétanyahou, aurait dit à Fatou Bensouda : « Vous devriez nous aider et nous laisser prendre soin de vous. Vous ne voulez pas vous lancer dans des activités qui pourraient compromettre votre sécurité ou celle de votre famille. »
Dans cette guerre secrète, désormais connue du monde entier, les services secrets israéliens seraient allés jusqu’à surveiller de près la famille de Fatou Bensouda, obtenant des transcriptions d’enregistrements secrets de son mari dans le but de lui nuire. L’une des sources de l’enquête a assuré qu’il n’y avait aucune hésitation en interne à espionner l’avocate gambienne : « Elle est noire et africaine, alors qui s’en soucie ? »
Elisabeth Fleury sur www.humanite.fr
Chargée de juger les auteurs de crimes internationaux, la Cour pénale internationale s’est saisie en particulier des cas de Benyamin Netanyahou et de son ministre de la Défense, Yoav Gallant. Elle pourrait délivrer contre eux des mandats d’arrêt.
Les spécialistes du droit international sont unanimes : avec Gaza, la Cour pénale internationale (CPI) ne joue pas seulement sa crédibilité, elle joue sa survie. « La Palestine est un cas test », résume François Dubuisson, enseignant de droit international à l’université libre de Bruxelles.
« Si la Cour échoue à poursuivre équitablement les criminels, quels qu’ils soient, alors sa légitimité même (pourrait) être remise en question », estime Triestino Mariniello, professeur de droit à l’université John Moores de Liverpool, rappelant le procès en « deux poids deux mesures » dont fait l’objet l’institution. « L’invasion de l’Ukraine a valu un mandat d’arrêt à Vladimir Poutine, salué par l’Occident, rappelle-t-il. À Gaza, les auteurs de crimes doivent, eux aussi, être poursuivis. »
Chaque année des menaces
Quinze années que les autorités palestiniennes frappent à la porte de cette institution judiciaire, créée en 2002 à La Haye pour juger les auteurs de crimes internationaux (génocide, crimes de guerre, etc.), et dont ni les États-Unis, ni la Russie, ni Israël ne sont membres.
Quinze années pendant lesquelles, à mesure que s’étendait la colonisation israélienne, la légitimité de la Palestine s’accroissait jusqu’à être considérée, en 2015, comme État partie. À chaque avancée, des menaces. « Il faut un certain courage aux membres de la Cour pour faire face aux intimidations », estime François Dubuisson.
Dernière étape, peut-être la plus cruciale : en mai 2024, le procureur Karim Khan demande à la chambre de l’instruction de délivrer des mandats d’arrêt à l’encontre du premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, de son ministre de la Défense Yoav Gallant, ainsi que de trois dirigeants du Hamas (deux ont été tuésdepuis dans des bombardements israéliens). Immédiatement, les accusations d’antisémitisme fusent.
Douze sénateurs américains menacent le procureur et ses proches de représailles. Le financement de la Cour est remis en question. Pour la première fois dans son histoire, cette dernière décide de rendre publiques ces pressions. Depuis, c’est sur le terrain juridique que se recentre le débat.
Gagner du temps ?
Royaume-Uni, Allemagne, République tchèque… aidés par des armées de juristes, plusieurs alliés d’Israël contestent par écrit la légitimité de la Cour. L’État israélien serait seul compétent pour enquêter sur ses dirigeants, avancent les uns. La justice israélienne est équitable, allèguent les autres. « Rien de tout cela n’est sérieux, rétorque François Dubuisson. Le seul objectif de ces démarches est de gagner du temps. »
Benyamin Netanyahou et son ministre de la Défense seront-ils, un jour, jugés à La Haye ? « S’ils sont visés par un mandat d’arrêt, ils peuvent échapper à l’interpellation en évitant les États membres de la CPI », explique François Dubuisson. Ces poursuites constitueraient néanmoins une gêne considérable. « Difficile, pour l’Occident, de continuer à considérer de tels accusés comme des alliés. » Le temps presse. Chaque jour, de nouvelles bombes, de nouveaux morts. « Attention, avertit Triestino Mariniello, une justice trop tardive est une non-justice. »
Elisabeth Fleury sur www.humanite.fr
Le 19 juillet, dans un avis historique, la Cour internationale de justice (CIJ) condamne l’occupation du territoire palestinien, somme Israël de s’en retirer « dans les plus brefs délais » et ordonne « à tous les États » d’œuvrer en ce sens. Depuis, les bombardements se sont intensifiés.
Pendant qu’Israël répliquait à l’attaque du 7 octobre par un déluge de feu, les magistrats de la Cour internationale de justice (CIJ) réfléchissaient à un problème épineux, posé un an plus tôt par l’Assemblée générale de l’ONU : « Les conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est ». Une question cruciale et inédite.
Pour la première fois, le principal organe judiciaire des Nations unies allait examiner l’occupation israélienne sur la durée, depuis ses origines en 1967. Dans le contexte des bombardements massifs sur Gaza, l’avis de la cour, même consultatif, était plus qu’attendu. D’où une certaine fébrilité à l’approche des audiences publiques.
Du 19 au 26 février 2024, coiffée de perruque et vêtue de robe herminée, la fine fleur des juristes internationaux défile face aux 15 juges austères de la cour, siégeant à La Haye. À la barre, partisans et détracteurs de la politique hégémonique d’Israël s’affrontent. Sans recours à la force. Dans un langage policé. Et le respect des usages. Au nom de concepts universels : souveraineté des États, d’un côté ; droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de l’autre.
300 pages de condamnation sans appel de l’occupation du territoire palestinien et de la politique de colonisation d’Israël
L’avis de la CIJ, rendu le 19 juillet 2024, tranche clairement en faveur de ce dernier. Sur presque 300 pages, c’est une condamnation sans appel de l’occupation du territoire palestinien et de la politique de colonisation d’Israël. « Cet avis est un tournant, estime Rafaëlle Maison, professeure de droit à l’université Paris Sud. Il ne condamne pas les pratiques de l’occupation, mais l’occupation elle-même. »
S’analysant comme une annexion, l’occupation est contraire à un principe fondamental, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Elle est donc illicite « en soi », affirme la CIJ. Conséquence logique : Israël doit y mettre fin « dans les plus brefs délais », doit « cesser immédiatement toute nouvelle activité de colonisation » et a « l’obligation de réparer le préjudice causé à toutes les personnes physiques ou morales concernées », indiquent les juges. Leurs injonctions vont bien au-delà d’Israël. « Elles s’adressent à tous les États », rappelle Rafaëlle Maison.
Ces derniers, sommés de « ne pas reconnaître comme licite » l’occupation d’Israël, ont notamment l’obligation de « ne pas entretenir, en ce qui concerne le territoire palestinien occupé ou des parties de celui-ci, de relations économiques ou commerciales avec Israël qui seraient de nature à renforcer la présence illicite de ce dernier dans ce territoire ». Pour Rafaëlle Maison, pas de doute, « cela peut évidemment s’appliquer aux ventes d’armes ».
Le 13 septembre, à l’issue d’une session extraordinaire d’urgence, l’Assemblée générale des Nations unies a détaillé les modalités de mise en œuvre de cet avis historique. Sa résolution impose le retrait d’Israël du territoire palestinien, « y compris l’espace aérien et l’espace maritime » et oblige « tous les États » à œuvrer en ce sens. Elle fixe un délai : douze mois. Depuis, la campagne de bombardements intensifs s’est étendue dans le Liban du Sud.
mise en ligne le 5 octobre 2024
Alexandre Fache sur www.humanite.fr
Dans le cadre du dispositif d’indemnisation mis en place pour les familles touchées, 65 millions d’euros d’argent public ont été versés, « en substitution » du laboratoire fautif. Une somme qui pourrait quadrupler d’ici à la fin 2025. .
Faire « participer les grandes entreprises au redressement » budgétaire du pays. Débattue depuis plusieurs semaines, l’idée a été remise sur la table, mardi 1er octobre, par Michel Barnier, dans son discours de politique générale. Pourtant, l’État continue parallèlement de signer des chèques en blanc à l’un des géants de l’industrie française, le laboratoire Sanofi et ses 5,4 milliards de bénéfice net en 2023 : dans le cadre du dispositif d’indemnisation des victimes de la Dépakine, les contribuables français ont déjà avancé au laboratoire pas moins de 65 millions d’euros, une somme qui pourrait doubler d’ici à la fin de l’année, voire quadrupler d’ici à la fin 2025…
« C’est un véritable scandale. Même Servier, dans l’affaire du Mediator, avait participé à l’indemnisation des victimes. Sur la Dépakine, Sanofi, lui, n’a pas versé le moindre centime », accuse Marine Martin, lanceuse d’alerte dans ce dossier et fondatrice de l’Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anti-convulsivant (Apesac), qui soutient les familles concernées.
Plus de 4 000 dossiers « Dépakine » déposés à l’Oniam
Comment en est-on arrivé là ? Commercialisé depuis 1967, l’antiépileptique, s’il est indispensable aux malades, a causé des dommages lourds chez de nombreux enfants dont les mères ont consommé le médicament pendant leur grossesse. Un risque trop tardivement mis en avant par le laboratoire comme par les autorités de santé.
Selon un rapport de l’Agence du médicament (ANSM), cette exposition au valproate de sodium (la molécule de la Dépakine) a provoqué des malformations chez 2 150 à 4 100 enfants, quand 16 600 à 30 400 étaient touchés par des troubles du développement neurologique.
Au 1er septembre dernier, plus de 4 000 dossiers « Dépakine » avaient été déposés sur le bureau de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam), qui a formulé des « offres » pour environ 2 500 d’entre eux. Si toutes ces offres n’ont pas encore été acceptées par les familles, l’office a toutefois déjà versé 80 millions d’euros à celles ayant donné leur feu vert, dont 65 millions en « substitution » du principal « responsable » de ce scandale sanitaire, le laboratoire Sanofi – et 15 millions en réparation de la faute commise par l’État lui-même.
« Le problème, c’est que ces sommes vont gonfler de manière exponentielle dans les prochains mois, alerte Me Charles Joseph-Oudin, défenseur de nombreuses victimes, dont Marine Martin. Beaucoup d’expertises médicales ont été menées en 2023 et 2024, et les dossiers sont de plus en plus lourds. L’Oniam a formulé des offres d’indemnisation à hauteur de 110 millions d’euros, dont 80 millions ont été versés. D’après mes calculs, on devrait atteindre 150 millions à la fin 2024 et même 300 millions, fin 2025. » Soit une fois et demie le budget actuel de cet organisme…
Les recours systématiques de Sanofi face aux demandes de remboursement
Le refus de Sanofi de participer à cet effort financier pèse lourd sur son activité. D’autant plus lourd qu’il s’accompagne d’une « guérilla » procédurale. Interrogé en octobre 2023 par les députés à l’occasion du renouvellement de son mandat à la tête de l’Oniam, Sébastien Leloup qualifiait ainsi les recours systématiques intentés par les industriels dans ce type de procédure.
« L’État et la représentation nationale ont choisi d’assumer avec l’argent public le risque lié au fonctionnement du dispositif amiable d’indemnisation des victimes de la Dépakine », expliquait-il, assurant que les « tentatives de recouvrement » auprès de Sanofi étaient, elles, toujours lancées avec « diligence ». « Malheureusement, elles finissent toujours par une assignation en justice. »
Contacté par l’Humanité, Sanofi confirme qu’il continuera à agir de la sorte, estimant avoir « respecté toutes ses obligations en matière de pharmacovigilance et d’information » avec la Dépakine. Pourtant, le 9 septembre, dans le dossier individuel porté par Marine Martin devant la justice civile, le tribunal de Paris a condamné le laboratoire précisément pour « défaut de vigilance et d’information » sur les risques encourus par les enfants exposés in utero à son médicament.
« Sanofi cherche à gagner du temps par tous les moyens »
« Dans cette affaire, Sanofi cherche par tous les moyens à gagner du temps, ce temps que les patients n’ont pas et, grosso modo, l’État laisse faire », regrette Laurence Cohen, ex-sénatrice PCF et spécialiste des questions sanitaires. « On observe le même phénomène sur les pénuries de médicaments : les pouvoirs publics critiquent mollement les laboratoires, mais tardent à vraiment taper du poing sur la table. Résultat : les pénuries ne cessent d’augmenter. »
Pour Me Charles Joseph-Oudin, « si l’État veut récupérer son argent dans ce dossier, il n’y a pas trente-six solutions : soit il contraint politiquement Sanofi à rembourser, soit il démultiplie les moyens du tribunal de Bobigny, qui va juger ces recours en contentieux dans les mois à venir ». Deux hypothèses sur lesquelles l’avocat affiche un optimisme plus que mesuré. « Le lendemain de la condamnation de Sanofi dans le dossier de Marine Martin, Emmanuel Macron inaugurait en grande pompe la nouvelle usine du groupe dans le Rhône. Quant aux moyens de la justice… »
mise en ligne le 5 octobre 2024
Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/
En cette rentrée syndicale, Rapports de force a souhaité questionner la fonction de la grève et de la lutte syndicale. A quoi sert une journée d’action ? Pourquoi la grève est-elle si dure à faire prendre ? Doit-on miser sur les unions locales ou les fédérations ? Faut-il compter sur les permanents ? Entretien avec le sociologue Baptiste Giraud, auteur du livre Réapprendre à faire grève.
Baptiste Giraud, maître de conférences en sciences politiques à l’université d’Aix-Marseille et membre du laboratoire LEST (Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail), est l’auteur de l’ouvrage Réapprendre à faire grève (PUF 2024). Entre 2005 et 2007, il a mené une enquête ethnographique au sein de l’Unions syndicale (US) CGT du commerce et des services de Paris. Son ouvrage est inspiré de sa thèse Faire la grève. Les conditions d’appropriation de la grève dans les conflits du travail en France, parue en 2009.
Ce 1er octobre, une intersyndicale (Solidaires, CGT, FSU) appelle à la grève sur le thème des retraites, de l’augmentation des salaires et des services publics. Or l’organisation d’une simple journée d’action, très ritualisée, ne semble pas permettre de faire reculer le gouvernement et le patronat. Pourquoi les syndicats maintiennent-ils malgré tout le principe des journées d’actions isolées ?
Baptiste Giraud : C’est un fait, le mouvement syndical a bien du mal à enrayer les réformes néolibérales depuis 20 ans. Malgré tout, la CGT maintient cette habitude des journées d’action. Dans ce contexte, il est légitime de se poser la question de leur utilité. Selon moi, il y a un triple espoir.
D’abord, créer un événement médiatique et politique. Le 1er octobre, malgré tout, on en parle. Les syndicats font exister leurs revendications dans l’espace médiatique et politique : la question salariale, celle du travail de manière plus large. Ce n’est pas rien dans la période.
Deuxièmement, c’est aussi un moyen de faire vivre l’organisation. C’est un temps qui permet de rassembler des militants qui, sinon, seraient largement absorbés par l’exercice de leur mandat d’entreprise. Je le détaille dans mon livre : le temps de préparation de l’action a parfois plus d’importance que l’action elle-même. C’est l’occasion de maintenir des réseaux militants, de réactiver des sections parfois dormantes, de créer de nouvelles solidarités, de sortir du quotidien…
Troisième point : une journée d’action peut-être un point d’appui dans les entreprises où les syndicats sont en capacité d’initier une immobilisation forte. C’est un effet pervers, mais n’oublions pas qu’en 2023 les syndicats ont obtenu des compromis locaux dans la pétrochimie, dans des entreprises du transport etc. C’est pour ça qu’il faut toujours se méfier de la manière dont on évalue les retombées d’une journée d’action. Tout ne se voit pas à l’échelle interprofessionnelle.
Si l’on s’accorde sur l’impossibilité de contrecarrer le gouvernement et le patronat par une simple journée d’action, ne faut-il pas que les syndicats, et notamment la CGT, élèvent le rapport de force et tentent d’initier des grèves reconductibles, en capacité de peser sur l’économie ?
Baptiste Giraud : Il faut d’abord rappeler que le syndicalisme français ne va pas bien. Il y a une nouvelle érosion du taux de syndicalisation. Alors que ce taux s’était stabilisé autour des 11% dans les années 90 et 2000, on est revenu à 10% en 2019. De plus, les adhérents participent de manière beaucoup plus limitée qu’auparavant à l’activité de leur syndicat. Ces derniers reposent sur le dévouement, l’abnégation, d’une poignée de militants qui cumulent les responsabilités. On a de plus en plus à faire à des syndicats de mandatés.
Enfin, il a de gros trous dans la raquette. Les grèves se concentrent dans certaines grandes entreprises ou dans la fonction publique et les syndicats sont absents de 4 entreprises sur 10. L’implantation syndicale est très fragile dans les secteurs les plus exploités du prolétariat, notamment ceux qui sont au cœur de mon ouvrage : les ouvriers et employés du commerce des services.
Aujourd’hui, je pense que ce qu’il ne faut pas occulter lorsqu’on débat des stratégies syndicales, c’est à quel point les directions syndicales sont contraintes par leurs faibles moyens. De plus, dans la direction de la CGT, une idée est très fortement intériorisée : appeler à des mots d’ordre plus volontaristes, plus radicaux, comme la grève reconductible, c’est s’exposer au risque de les voir échouer. Or un tel échec est vu comme un réel vecteur de démoralisation militante et de marginalisation du syndicat.
Comment expliquer que, malgré une précarité et une colère sociale croissante, les grèves ne fassent pas le plein ?
Baptiste Giraud : Il ne faut pas sous-estimer les difficultés à entrer dans la grève, surtout de manière prolongée, et le niveau de résignation. D’ailleurs, il y a un décalage entre les moyens que la CGT peut réellement mettre à disposition pour rendre la grève possible et la rhétorique de la grève, qui est abondante dans les congrès par exemple. Dans quantité d’entreprises, les militants CGT opèrent une nette séparation entre ce qui relève du champ de l’activité syndicale et ce qui relève de l’activité politique et gouvernementale, comme la réforme des retraites. De plus, même parmi eux, il n’y a pas forcément consensus sur la nécessité de s’opposer à ces réformes. Dans mon livre, je montre toutes les frictions que peut susciter la rencontre entre des militants très attachés à la pratique de la grève, qui en font une modalité centrale de l’action syndicale, et des salariés, voire des militants, qui en sont très éloignés.
Pour les militants de l’US CGT commerce et services de Paris, que j’ai suivis, comme pour de nombreux salariés des nouveaux secteurs de l’économie capitaliste, le recours à la grève et à la manifestation ne va pas du tout de soi. C’est une modalité d’action qu’ils n’ont généralement jamais eu l’occasion d’expérimenter, souvent parce qu’ils n’ont pas pas eu d’expérience militante antérieure au syndicalisme.
C’est pourquoi certains participent aux grandes manifestations sans se mettre en grève, mais en utilisant leurs heures de délégation. Ils montrent ainsi que la section, ou le syndicat, est mobilisé, mais sans forcément chercher à entraîner les salariés avec eux. C’est une manière de marquer une adhésion au mot d’ordre de la mobilisation, mais aussi l’aveu de leur difficulté à s’y rallier de manière plus collective. D’ailleurs, on l’a bien vu pendant la bataille contre la réforme des retraites en 2023, la première modalité d’action pour les salariés reste la participation à la manifestation plutôt que l’engagement dans la grève.
Pour les permanents, c’est très clair. Ils disent d’un côté : “dans nos secteurs, la grève reste la modalité d’action la plus adaptée pour créer le rapport de force nécessaire face à l’employeur”. D’un autre : “il nous faut constamment nous adapter à ce que sont nos militants, à ce qu’ils veulent et peuvent faire”.
Si la seule réponse qui est apportée aux militants qui viennent solliciter l’aide des permanents, c’est tout de suite la stratégie de la grève, ça en éloigne beaucoup du syndicalisme, parce que ça les effraie. Pour les permanents, le plus important reste d’abord de les intégrer au syndicat pour leur transmettre des manières de penser et d’agir, pour montrer l’utilité de l’action collective. A partir de là, il peut y avoir une forme d’acculturation progressive, un apprentissage de la grève.
Mais vous montrez aussi que lorsqu’une grève se déclenche, notamment dans un conflit long, cela peut modifier durablement le rapport d’un salarié à son entreprise. Vous parlez alors de la grève comme d’un “moment d’émancipation”.
Baptiste Giraud : Dans le commerce et les services, les salariés sont souvent peu qualifiés, immigrés ou d’origine immigrée, et considérés par le patronat comme interchangeables. On observe dans ce secteur des formes d’autoritarisme patronales très violentes. La grève est alors l’occasion pour les salariés de s’émanciper et de renverser, au moins un temps, l’emprise du patron. Au début de certaines grèves que j’ai pu observer, il règne une certaine forme d’euphorie chez les salariés, liée à un soulagement et à un immense plaisir d’avoir osé défier ouvertement la direction.
Alors qu’ils exercent dans des professions très dévalorisées, c’est aussi le moyen pour eux de montrer l’utilité de leur travail. Sur le moyen terme, ces grèves rééquilibrent les rapports de force au sein de l’entreprise. Mais, à l’inverse, j’ai aussi suivi un conflit long dans un entrepôt où la grève s’est étirée et où elle a été très difficile à tenir pour les salariés. A la fin, les résultats ont été très limités. Ce n’est pas une expérience de la grève qui incite à renouveler l’expérience.
C’est pourquoi, du côté des permanents, on essaie aussi de valoriser les gains moraux, la dignité retrouvée face à l’employeur. Et ça je pense que c’est une dimension excessivement importante. En revanche, le “rendement militant” de la grève dans ce secteur peut paraître plus limité. Les grévistes ne rejoignent pas forcément le syndicat, et même lorsqu’ils le font, il est probable qu’on finisse par les perdre de vue lorsqu’ils changent d’entreprises. Or cela arrive très régulièrement. C’est pour cela que, parfois, les syndicalistes qui tentent de structurer ses secteurs ont le sentiment de tenter de reboucher un puits sans fond.
Vous montrez que la sociologie et la politisation des permanents de la CGT varie selon certains critères. Lesquels ? Comment cela influence-t-il le rapport à la grève de ces militants ?
Baptiste Giraud : On repère nettement la distance politique et sociale qui sépare les permanents des Unions Locales (UL) de la CGT de ceux des entreprises du commerce et des services et des nouveaux secteurs de l’économie capitaliste. Les raisons de leur engagement dans le syndicalisme sont très différentes. Dans les UL, on retrouve beaucoup de militants qui ont une conception très politique du syndicalisme. Souvent, ce sont d’anciens ou d’actuels adhérents à une organisation politique. C’est cohérent : c’est dans les UL qu’ils trouvent du sens et du plaisir à se consacrer à une action syndicale qui n’est pas strictement corporative. Leur objectif est bien de créer des mobilisations et des solidarités militantes à l’échelle interprofessionnelle. Or, quand on regarde la sociologie des militants syndicaux d’entreprise, d’autant plus lorsqu’ils sont issus des classes populaires, la part des militants qui sont passés ou qui adhèrent encore à un parti politique décline fortement.
Au passage, c’est tout à l’honneur des syndicats que de rester l’un des rares espaces d’engagement qui permet l’organisation et la promotion de porte-paroles issus des classes populaires. Si on regarde la sociologie des militants syndicaux par rapport à celle des militants politiques, il y a vraiment un énorme écart. Les classes populaires ont déserté les partis politiques, ou plutôt, pourrait-on dire, les partis les ont abandonnées.
Le corollaire c’est qu’il y a, dans les entreprises, beaucoup de militants pour lesquels l’engagement syndical est vraiment déconnecté de tout engagement politique. Ils s’engagent souvent dans le syndicat à la suite d’un rapport conflictuel avec leur patron, dans le but de faire respecter la loi face à des abus. Ils ont souvent une démarche portée avant tout sur le légal.
On peut ajouter qu’ils n’ont pas forcément le temps de devenir des militants plus politiques. La décentralisation de la négociation collective et le renforcement du “dialogue social”, à défaut de produire des résultats, occupent pleinement leur mandat. De plus, dans les secteurs où les salariés sont généralement peu diplômés, il y a un véritable coût d’entrée dans la fonction de représentation syndicale. Il faut se former au droit, à l’économie… C’est un défi d’autant plus grand à relever que ces militants ont face à eux des patrons, parfois des DRH, bien plus diplômés qu’eux, spécialisés dans leur domaine, et qui leur opposent tout le mépris de classe possible.
Enfin, dans les petites entreprises du commerce, ils doivent composer avec les ressources militantes très limitées et l’autoritarisme patronal. La conséquence, c’est que le militantisme syndical se replie alors presque exclusivement sur ceux qui ont des mandats et donc le statut de salarié protégé.
Pour tenter de renforcer les secteurs les plus fragiles, et les moins en capacité de faire grève, ne faut-il pas utiliser les ressources des structures les plus pourvues de la CGT ?
Baptiste Giraud : Cette idée est un serpent de mer à l’intérieur de la CGT. Tout le monde voit bien qu’il y a un décalage dans la distribution des ressources à l’intérieur de l’organisation. Les composantes les plus richement dotées en argent et en permanence, ce sont les fédérations. Elles bénéficient de beaucoup de ressources liées au paritarisme et sont aussi en lien direct avec leurs syndicats.
La CGT a une culture d’organisation qui valorise beaucoup l’autonomie des structures. La direction confédérale dirige assez peu de choses, elle doit surtout s’efforcer de trouver des terrains d’entente entre les fédérations, notamment les plus dotées. L’effet pervers de cette organisation, c’est qu’elle limite la redistribution. La chimie, l’énergie, la SNCF, la fonction publique… ont beaucoup de ressources à la fois parce qu’elles ont davantage de militants, donc plus de rentrées de cotisations, mais aussi parce qu’elles ont une très longue histoire syndicale et qu’elles ont pu, par le passé, négocier des accords de droits syndicaux. Elles ont beaucoup de salariés mis à disposition, beaucoup de permanents. Cela n’existe pas du tout dans les nouveaux secteurs du prolétariat. Dans le commerce, la simple création d’une section syndicale est souvent l’objet de conflits dans l’entreprise. On est encore bien loin de passer des accords de droits syndicaux.
La réflexion sur le fait d’utiliser les ressources des grosses fédérations pour développer les secteurs les moins bien dotés paraît donc légitime. La CGT pourrait ainsi, par exemple, renforcer ses unions locales. Il faut rappeler qu’à l’heure actuelle, dans le meilleur des cas, il y a un seul permanent par UL. Et il n’est pas rare qu’il n’y en ait pas du tout et que ce soit un militant, généralement retraité, généralement issu du secteur public ou des grandes entreprises, qui assume la tâche. Or, seul, il ne peut pas faire autre chose que ce que j’appelle du “syndicalisme de pompier” : accueillir les salariés ou les adhérents isolés, les aider dans les procédures prud’hommes, les aider à organiser des élections professionnelles… C’est autant de temps qui n’est pas du tout disponible pour la dimension plus politique de leur rôle.
Alors, utiliser les ressources des grosses fédérations pour renforcer les UL, je pense que, théoriquement, tout le monde voit bien le l’enjeu. Mais il faut souligner que la question se pose à un moment où les grosses fédérations sont aussi percutées de plein fouet par les grosses restructurations liées à la libéralisation (du rail, de l’énergie etc). Si on se met à la place des dirigeants de ces fédérations, ils peuvent logiquement dire : “ce n’est pas le moment de nous affaiblir en interne”.
Une autre option ne consisterait-elle pas à penser des syndicats d’industrie locaux, qui regrouperaient tous les travailleurs d’une même convention collective sur un même territoire ?
Baptiste Giraud : Pour en avoir discuté avec elle, Sophie Binet a vraiment ça en tête. Je pense, et c’est un point de vue personnel, que ce serait intéressant. Cela permettrait d’éviter plusieurs écueils. D’abord, l’enfermement dans un syndicalisme d’entreprise. Aujourd’hui les syndicats d’entreprise forts sont très autonomes vis-à-vis de leur fédérations et plus encore de leurs unions locales. C’est d’ailleurs le syndicat lui-même qui choisit son délégué, sans aucun contrôle politique. Deuxième avantage, cela permettrait d’éviter la masse des adhérents isolés, qui ne sont rattachés à aucun syndicat d’entreprise. Enfin, on pourrait arrêter avec les syndicats très faibles, constitués de 2 ou 3 militants. On ne fait rien avec si peu de militants. A la place, on adhère au syndicat, par exemple de la logistique, de son territoire et, même si on change d’entreprise, on y reste affilié.
Mais ce n’est pas une mince affaire. Il y a une espèce de sacralisation du syndicat d’entreprise à la CGT parce que ses statuts, son organisation interne ont aussi été pensés dans un contexte où le tissu productif reposait sur les syndicats des grandes entreprises. C’était aussi une époque où la CGT était ultra politisée et fonctionnait du haut vers le bas. Aujourd’hui, ces dimensions là ont totalement disparu pour des raisons indépendantes de la volonté des directions syndicales, mais le frein idéologique reste. Bernard Thibault avait d’ailleurs proposé de modifier les statuts de la CGT pour obtenir que les syndicats d’entreprises ne puissent pas être montés en dessous de 10 adhérents. Il a dû renoncer, alors que ça paraissait juste une évidence.
Votre livre se concentre beaucoup sur le travail des permanents pour développer le syndicalisme et la grève. Mais ne craignez-vous pas que des personnes qui n’exercent plus réellement leur métier et vivent du syndicalisme perdent de vue leurs objectifs politiques et se concentrent finalement sur la conservation de leur poste ou les intérêts de leur structure ? Autrement dit : à trop compter sur les permanents, n’y a-t-il pas un risque de bureaucratisation du syndicat ?
Baptiste Giraud : Le terme de “bureaucratisation” aide à penser la professionnalisation du syndicalisme et les effets pervers qu’elle peut entraîner. Effectivement, on peut craindre que la défense des intérêts de l’organisation par un permanent, ou de sa propre carrière dans le syndicat, interfère avec l’organisation de la lutte. Tout cela est très vrai. D’un autre côté, cette catégorie est tellement fourre-tout qu’elle recouvre des réalités très variables. Les permanents de l’US que j’ai suivis peuvent être rangés parmi les professionnels du syndicalisme, “les bureaucrates”. Mais je peux vous dire qu’ils ne passent pas beaucoup de temps dans les bureaux et sont constamment sur le terrain, à former les militants et à organiser des luttes.
Il ne faut pas perdre de vue, et c’est une particularité du syndicalisme français, que les permanents, pour l’immense majorité d’entre eux, sont d’anciens militants d’entreprises. Ils ont une grande expérience de l’action syndicale, y compris dans sa dimension mobilisatrice. Ce n’est pas un modèle majoritaire en Europe, où les syndicalistes sont davantage recrutés sur la base de leurs diplômes, parce que leur rôle consiste d’abord à représenter le syndicat dans les négociations avec les employeurs.
C’est mon avis, mais je pense qu’une organisation syndicale de la taille et de l’ambition de la CGT ne peut pas exister sans permanent. Si toute action revendicative relève simplement de la bonne volonté des militants, on touche vite à des limites. En revanche, avoir un débat en interne sur : “à quoi peuvent servir les permanents?” et “est-ce que les permanents doivent à ce point être absorbés par l’institutionnel”, peut-être pertinent. Pour ma part, je pense que les syndicats devraient œuvrer à faire reconnaître des droits syndicaux interprofessionnels. C’est-à-dire le droit à disposer de permanents sur les territoires qui ne seraient pas destinés à siéger dans les instances du “dialogue social”, mais dont la fonction reconnue et légitime serait d’organiser les salariés.
mise en ligne le 4 octobre 2024
Par Dieynaba Diop - Députée PS des Yvelines, membre de la commission des Affaires étrangères sur www.humanite.fr
Alors que le nouveau gouvernement de Michel Barnier s’apprête sûrement à présenter un projet de loi menaçant l’existence de l’aide médicale d’État (AME), il est de notre devoir, en tant que représentants du peuple, de nous opposer fermement à cette attaque contre l’un des principes fondamentaux de notre République : l’accès universel aux soins de toutes celles et tous ceux qui en ont le plus besoin.
L’AME n’est pas un privilège accordé, comme certains voudraient le faire croire. Elle est l’incarnation de notre solidarité collective, le prolongement de nos valeurs humanistes, qui placent la dignité humaine au cœur de notre modèle social. L’AME permet aux personnes étrangères en situation irrégulière de bénéficier d’un accès minimal aux soins. Il s’agit donc d’un filet de sécurité indispensable.
Il semble utile de rappeler au gouvernement et singulièrement au nouveau ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, que la santé est un droit fondamental, inscrit dans notre Constitution, dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans l’ensemble de nos engagements internationaux. Nier ce droit à une partie de la population présente sur notre sol, c’est ouvrir la voie à une société inégalitaire et fragmentée, bien loin de nos idéaux humanistes portés depuis longtemps au sein de notre République.
Bruno Retailleau ignore sciemment les conséquences sociales et sanitaires d’une réforme de l’AME telle qu’il l’a laissé entendre depuis sa nomination. Cela conduirait inévitablement à un renoncement aux soins pour des milliers de personnes. Ces mêmes malades non traités ne disparaîtront pas ; leur état s’aggravera, propageant des maladies, et mènera à des situations médicales d’urgence. Une situation désastreuse pour notre système de santé et une mise en danger de nombre de nos concitoyens.
Les arguments économiques très souvent brandis par la droite et l’extrême droite ne sont pas crédibles. L’idée selon laquelle l’AME serait une charge excessive pour le budget de l’État relève d’une contre-vérité visant à stigmatiser une partie de la population. En 2022, son coût représentait moins de 0,5 % du budget de la Sécurité sociale, soit 1,2 milliard d’euros. Nous sommes bien loin des fantasmes relayés par les discours populistes. Par ailleurs, les études montrent que la prévention et les soins précoces permettent de limiter les dépenses à long terme, bien plus élevées en cas d’aggravation de l’état de santé.
Mais, au-delà des chiffres, il s’agit ici de faire preuve d’humanité face à des situations personnelles dramatiques. Il est temps de cesser d’instrumentaliser ce débat à des fins électoralistes et de reconnaître l’évidence : ce sont des femmes, des hommes et des enfants qui fuient des situations de guerre, de misère ou de persécution. Leur refuser l’accès aux soins, c’est renier notre histoire et nos valeurs. Notre République ne peut accepter une telle remise en cause d’un de ses droits fondamentaux.
mise en ligne le 4 octobre 2024
Pierre Barbancey sur www.humanite.fr
Ce village de Cisjordanie a été pris d’assaut par 400 colons, en avril. Un jeune Palestinien a été tué. Depuis, quasiment chaque jour, une descente violente des occupants israéliens empêche les Palestiniens d’accéder à leurs champs.
Bonnet vissé sur la tête, la barbe frémissante sous le vent qui balaie les collines de la Cisjordanie, Fayez Abou Alia, d’un geste de la main, montre les magnifiques oliviers alignés dans la vallée, en contrebas. Un vert changeant au gré des feuilles qui donne au paysage des airs de tableau impressionniste. Mais ici, point de chevalet. Nous sommes dans le village d’Al-Mughayyir, à 25 kilomètres à l’est de Ramallah par la route « normale » – si tant est que ce mot a encore un sens dans cette région…
Un itinéraire essentiel pour les habitants, qui peuvent ainsi se rendre rapidement dans la grande ville pour des formalités administratives ou des consultations médicales. Une route vitale, en somme, que la puissance israélienne occupante coupe régulièrement. Un moyen supplémentaire de mettre la pression sur les Palestiniens, de leur gâcher leur quotidien.
Au lieu de la demi-heure habituelle, il nous aura ainsi fallu près d’une heure trente pour arriver à Al-Mughayyir en passant par des routes étroites aux bas-côtés mal assurés et truffés de nids-de-poule.
Un village encerclé par les colonies israéliennes
Le village est situé dans une zone montagneuse surplombant la vallée du Jourdain. Ce qui en fait une cible de choix pour les colonies israéliennes environnantes, notamment celle de Shilo, qui l’encerclent presque totalement. La manœuvre est en cours.
C’est ce que nous montre Fayez Abou Alia, solidement appuyé sur sa canne, conséquence d’une blessure datant de la première Intifada (1987-1993), alors qu’il n’avait pas 14 ans. Il anime la branche locale de l’Union des comités agricoles. Une association qui aide les paysans en leur fournissant du matériel mais qui documente également la violence des colons, notamment les destructions et les vols de bétail.
Les autorités israéliennes multiplient les interventions pour empêcher les Palestiniens de rendre publiques ces exactions. Un jeune villageois qui participait à ce travail de révélations s’est retrouvé vingt-sept mois en détention administrative. Fayez, lui, a reçu des menaces par téléphone d’un officier du Shin Bet, le renseignement intérieur israélien.
Une vie dans la peur permanente
« Vous voyez le mirador ? demande-t-il en pointant du doigt la colline en face, dès que nous essayons de descendre pour nous occuper des oliviers, l’armée est prévenue et arrive aussitôt pour nous en empêcher. Lorsqu’on parvient à accéder à l’oliveraie, on ne peut rester au mieux que 10 minutes. »
En réalité, Al-Mughayyir est un village assiégé. Le mot n’est pas trop fort. Les 4 500 habitants vivent dans la peur permanente. Nous voici dans la maison d’Afif Abou Alia surnommé Abou Jihad, dont le fils Jihad est mort le 12 avril dernier, comme le rappelle une large banderole tendue sur la façade de la bâtisse.
« C’était un vendredi, se souvient-il comme si c’était hier. Alors que nous étions tous à la mosquée, environ 400 colons ont attaqué le village. » La veille, un jeune d’une colonie avait été retrouvé mort dans un ravin avec son âne. Immédiatement, sans preuve, les Israéliens ont accusé les paysans palestiniens et organisé une marche punitive.
« Personne ne fait rien pour nous protéger, ni les pays arabes, ni le reste du monde »
« Ils se sont regroupés plus bas, il y avait des voitures et même des bus. Ils étaient comme des fous. Certains brandissaient des couteaux. Ils ont même poignardé des moutons », raconte Fayez. Devant la résistance des villageois, les colons s’en sont pris à deux habitations isolées, ont mis le feu à des voitures et tout ce qui pouvait brûler.
Les pompiers, arrivés de Taybeh, ont été bloqués par les soldats. « Deux colons ont tiré. Jihad a été touché. Il est mort. Il devait se marier au mois de septembre », précise le père en tirant nerveusement sur sa cigarette. Les yeux d’Abou Jihad sont secs. Son chagrin, il le partage avec sa famille et ses proches.
« Nous devons nous défendre. Ce qui fait le plus mal, c’est ce sentiment d’abandon, cette impression que personne ne fait rien pour nous protéger, ni les pays arabes, ni le reste du monde. C’est pour ça que, lorsqu’on a vu les missiles iraniens dans le ciel, nous avons tous crié de joie et les youyous des femmes ont retenti. Quelqu’un, enfin, s’intéressait à nous. »
« Le colon est à la fois le juge et l’assassin »
Lorsque vous lui demandez, naïvement, s’il a tenté une action en justice après la mort de son fils, Abou Jihad vous regarde comme s’il essayait de discerner si votre question est vraiment sérieuse.
Un peu agacé, il répond : « Ça ne sert à rien. Le colon est à la fois le juge et l’assassin. Les colons et les militaires sont les mêmes. Porter plainte, c’est se mettre dans le collimateur des soldats et des services de renseignements israéliens. C’est se mettre en danger. C’est se trouver menacé, voire arrêté. »
Ayham Abou Nuaim, qui pratique l’élevage, cultive du blé et du houblon pour les animaux, en sait quelque chose. Depuis le 7 octobre 2023, il n’a plus accès à sa terre. « Je suis harcelé presque tous les jours par des colons qui viennent en jeep. Souvent, ils me volent des moutons et même le bois que je stocke pour l’hiver. »
Complicité absolue entre l’armée et les colons
Sur une vidéo, on voit des adolescents arriver. L’un d’entre eux porte un revolver à la ceinture. Ils bousculent le père d’Ayham. « Je l’ai montrée à un officier qui m’a dit que si je montrais ça au bureau de coordination et de liaison du district (DCO, censé établir une connexion entre les polices israélienne et palestinienne – NDLR), ils viendraient m’arrêter. »
C’est d’autant plus difficile qu’un des frères de Jihad est en détention administrative depuis vingt mois. Il risquerait d’en faire les frais puisque le dossier est secret et que son enfermement peut être renouvelé autant de fois que le juge militaire le décide sans avoir à communiquer ses raisons y compris aux avocats du prisonnier. Selon l’association Addameer, basée à Ramallah, plus de 3 300 Palestiniens se trouvent dans ce cas.
Une situation qui n’est pas nouvelle. « Depuis qu’il y a des colonies autour du village, nous sommes attaqués. Mais ça a augmenté en nombre et en intensité depuis le 7 octobre de l’année dernière », rappelle Fayez Abou Alia.
La violence est partout
La veille de notre arrivée, l’armée est entrée à Al-Mughayyir, accompagnée de colons. Ils ont rassemblé les jeunes hommes et les ont pris en photo un par un. Puis ils sont passés dans chaque magasin du village pour récupérer les enregistrements vidéo des caméras de surveillance que les commerçants installent justement pour enregistrer les exactions et les dégâts occasionnés à leurs boutiques par les colons.
Ils font même des clichés des vêtements que portent les Palestiniens pour avoir plus de possibilités de repérer ceux qui, parfois masqués, résistent à la violence de l’occupation. Lors des perquisitions, les soldats fouillent ainsi dans les penderies et les affaires personnelles, en profitant pour voler des bijoux et de l’argent, avance un villageois.
La violence est partout. Pas un jour sans qu’un incident n’éclate.
« Je portais ma chasuble du Croissant-Rouge palestinien, mais ils m’ont empêché de passer »
Husam Abou Alia (en Palestine, les villages sont composés de grandes familles de milliers de personnes, les Abou Alia sont, à Al-Mughayyir, l’une des plus importantes) est ambulancier.
« Il y a un mois, les colons sont venus jeter des pierres et ont sérieusement blessé quelqu’un. Je portais ma chasuble du Croissant-Rouge palestinien, mais ils m’ont empêché de passer. » Un vieil homme a tenté d’intervenir, il a été frappé par les soldats.
« Je suis alors descendu de mon ambulance et j’ai demandé aux militaires pourquoi ils faisaient ça. L’un d’entre eux m’a demandé d’approcher et m’a dit qu’il allait m’expliquer. Lorsque je me suis trouvé face à lui, il m’a aspergé de gaz poivre. »
« Nous allons rester sur notre terre »
La récolte des olives est prévue le 20 octobre. Que va-t-il se passer ? La situation économique des villageois d’Al- Mughayyir est dramatique. « Autrefois, je tirais 80 gallons d’huile d’olive de mes fruits. L’an dernier, seulement 5. On avait demandé un permis à l’armée. On a eu droit à un seul jour, jusqu’à 15 heures. Mais, à 10 h 30, les soldats sont arrivés et nous ont fait partir. »
Abou Jihad, Husam, Fayez ou Ayham, tous disent leur « peur constante ». Mais tous ajoutent : « Ça ne veut pas dire qu’on va lâcher. Nous allons rester sur notre terre. Ce dont nous avons besoin, c’est que notre moral remonte, sentir que nous ne sommes pas seuls. »
Alors que le soleil commence à décliner, ils nous conseillent de partir. Les colons peuvent arriver. Il en va ainsi d’une journée ordinaire d’un paysan palestinien.
Bruno Odent szur www.humanite.fr
Depuis sa première arrivée au pouvoir en 1996, Benyamin Netanyahou s’est appliqué à torpiller toute velléité de vraie négociation avec les Palestiniens pour promouvoir Eretz Israël, un État dans la dimension des royaumes juifs de la Bible.
« Eretz Israël », la priorité absolue donnée à l’émergence du grand Israël dans ses frontières prétendument bibliques, est une constante de la politique de Benyamin Netanyahou qui se laisse repérer à chaque étape de sa carrière politique.
Quand il accède pour la première fois au poste de premier ministre, en 1996, il surfe sur une vague très droitière du mouvement sioniste. Avec son parti, le Likoud, Netanyahou va s’opposer avec la plus grande virulence aux accords d’Oslo, passés avec l’OLP dans l’objectif de faire émerger une « paix fondée sur l’émergence de deux États laïques ».
Une définition biblique floue, qui laisse place à l’interprétation
Nous sommes au lendemain de l’assassinat de Yitzhak Rabin, le dirigeant israélien qui fut cosignataire avec Yasser Arafat des accords d’Oslo. Benyamin Netanyahou engage son pays dans un tournant qui va l’éloigner toujours plus de cette perspective.
Son objectif sera la remise en selle d’un nationalisme israélien selon un schéma qui ne débouche sur aucun avenir pour la partie palestinienne. Tout doit être au final subordonné à la mise en place d’Eretz Israël, fût-ce, aujourd’hui, en liquidant les Palestiniens de Gaza ou en étendant la guerre au Liban.
Eretz Israël correspond au « grand Israël » de la Bible. Ce procédé divin permet de justifier une annexion complète des territoires occupés de Cisjordanie, affublés du patronyme « Judée-Samarie », qui ne correspond plus à aucune donnée historique, humaine et terrestre contemporaine.
Ce qui n’empêche pas l’administration israélienne d’en user comme d’une évidence géographique. De plus, Dieu n’ayant jamais fourni à ce sujet d’informations précises et concrètes, toutes les interprétations sont ouvertes sur les limites de ce « grand Israël ».
Une idéologie issue d’un sionisme ultraréactionnaire
La communauté internationale s’est toujours refusée à prendre de front ce type d’arguments, un peu comme si l’affirmation relevait finalement d’une sorte de bien-fondé théocratique par définition indiscutable. Pourtant, dès le premier gouvernement Netanyahou, il était possible de mettre à nu l’idéologie de celui qui allait marquer les trente années suivantes au Proche-Orient par sa fuite en avant nationaliste et belliciste.
Le journaliste Dominique Vidal démasquait ainsi dès cette époque « les origines de la pensée de M. Netanyahou » 1. La référence obsessionnelle du personnage est un certain Vladimir Jabotinsky, théoricien d’un sionisme ultraréactionnaire fondé sur l’autoritarisme et la violence.
Netanyahou allait recevoir un appui marqué de l’Occident sur ce terrain idéologique. Alors président, Donald Trump, sous influence lui-même des chrétiens évangéliques, décide de transférer l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem, dont Netanyahou veut faire la « capitale éternelle » de son État juif, en dépit des positions fermes adoptées par une communauté internationale soucieuse de respecter l’identité palestinienne de la cité.
Le tollé international n’y suffira pas. Depuis, l’administration Biden n’a jamais émis le moindre souhait de revenir en arrière. Comme si Eretz Israël était devenu intouchable.
mise en ligne le 3 octobre 2024
| Bernard Marx sur www.regards.fr
Le taux d’emprunt de la France rejoint celui de l’Espagne, du Portugal et même de la Grèce. L’écart se creuse avec l’Allemagne. Cela témoigne d’une certaine inquiétude des préteurs. Mais cela signifie surtout l’échec d’une politique. Celle que le gouvernement Barnier a pour mission de poursuivre, quoi qu’il en coûte.
Le graphique du haut1 (voir sur le site de Regards) montre que le coût d’emprunt de la France (taux d’intérêt versé sur les emprunts de l’État à dix ans, courbe bleue) est au niveau de ceux de l’Espagne (courbe rouge). Cela n’était pas arrivé depuis 2007. Alors que l’inflation a ralenti, ils sont à 2,97% contre 2,5% au début de l’année. Le graphique du bas (voir sur le site de Regards) montre que l’écart de coût entre les emprunts publics français et allemands a augmenté depuis le début de l’année de 0,5 à 0,8%.
Les prêts de la finance à des États comme l’Allemagne, la France ou l’Espagne sont des placements de sécurité généralement non spéculatifs et à faible rendement. La finance n’a pas peur d’une faillite. Mais elle commence à s’inquiéter du dérapage des finances publiques et plus généralement de la situation économique et politique de la France. Évidemment quand le nouveau ministre de l’économie doit admettre que « la situation économique est grave » et que l’on a « un des pires déficits de notre histoire », les préteurs ont toutes les raisons d’augmenter les taux.
Le déficit public qui part en vrille, et le taux d’endettement qui augmente à nouveau, sans choc extérieur, ne sont pas simplement un dérapage à redresser. C’est le résultat d’une politique qu’il faut changer.
Puisqu’il y a match Espagne-France, refaisons-le !
Côté France, l’économiste Patrick Artus interroge dans une note récente, pleine de graphiques : « France : la politique de l’offre a-t-elle échoué ? » Réponse : elle a coûté 60 milliards par an en baisse d’impôts, de cotisations et de prestations (aides non comprises). Les résultats ? « On voit un effet favorable de la mise en place de la politique de l’offre en France en ce qui concerne l’investissement total des entreprises mais pas en ce qui concerne l’emploi, le chômage, la productivité, le PIB et la production industrielle, la balance commerciale pour les produits industriels et l’investissement en nouvelles technologies. » La surprise serait qu’au bout du compte, le déficit public ne s’aggrave pas.
Côté Espagne, le gouvernement Sanchez n’a pas réalisé « tout le programme, rien que le programme du NFP ». Mais, comme le souligne Martine Orange, dans Mediapart, « il a pourtant décidé de s’extraire de l’orthodoxie financière prônée par l’Union européenne. Il a mis en œuvre depuis 2021 une politique publique cohérente, à rebours de tout ce que recommandent la droite et les responsables macronistes » : sortie du marché unique de l’électricité, fiscalité sur les superprofits et les plus grandes fortunes, hausse du Smic de 54% en six ans, bonne utilisation des fonds de relance européen. Sans compter des avancées vers la régularisation d’un demi-million d’étrangers sans papiers et la reconnaissance de l’État palestinien. Résultats : une croissance de 2,4% en 2023 et 2,8% en 2024 ; une productivité du travail qui augmente de 1,4% par an depuis 2019 ; un déficit des finances publiques qui passe de 6,73% du PIB en 2021 à 3,64% en 2023.Et un endettement public qui diminue de 120% du PIB en 2020 à 107% en 2023. Il n’y a pas photo.
Cela n’empêchera pas le nouveau gouvernement Barnier et consorts macroniens de prétendre réduire le déficit en poursuivant, quoiqu’il en coûte, la politique de l’offre et en s’attaquant aux dépenses publiques et sociales. Ils diront le faire progressivement et avec un peu de pommade côté recettes, pour que ça passe et pour essayer d’éviter que ces coupes n’entraînent récession, chômage, mauvaises rentrées des impôts et des cotisations sociales… Et finalement, un déficit qui continue de déraper et des investisseurs de s’inquiéter.
Mais il ne faut pas s’y tromper, c’est un nouveau palier structurel dans les ségrégations sociales, les privatisations et le renoncement écologique, que cette politique va s’attacher à franchir.
La bataille s’annonce rude. Nous aurons à en entendre et à en voir dans les médias des pourfendeurs de l’excès des dépenses publiques et sociales au nom d’une inefficacité mal identifiée.
Olivier Faure dit vouloir « faire mettre un genou à terre » au gouvernement de Michel Barnier « en trouvant des majorités inédites sur des amendements ou des propositions de lois reprenant des éléments du programme du NFP ». Il cite notamment la suppression de la « flat tax », les abattements sur les très gros héritages ou le rétablissement de l’impôt sur la fortune. Il faut souhaiter que cela soit à la hauteur des urgences et que cela concerne aussi les dépenses publiques et sociales et leur meilleure efficacité pour réaliser des objectifs économiques, sociaux et environnementaux tout aussi urgents que la diminution du déficit public.
Source : compte X de Frederik Ducrozet, responsable de la recherche macroéconomique, Pictet Wealth Management ↩︎
mise en ligne le 3 octobre 2024
Communiqué de presse sur https://www.ritimo.org/
Nous, associations, collectifs de personnes exilées, collectivités accueillantes et syndicats, faisons part de notre vive préoccupation quant aux intentions du gouvernement Barnier en matière d’immigration. Après le feuilleton de la loi sur l’asile et l’immigration, nous nous opposerons à toute nouvelle dégradation des droits des personnes exilées en France et continuerons à défendre une politique migratoire d’accueil et de solidarité.
À peine nommé, le Gouvernement fait de l’immigration son cheval de bataille et multiplie les annonces outrancières et dangereuses. Le ministre de l’Intérieur a déjà annoncé réunir les préfets « des dix départements où il y a le plus de désordre migratoire pour leur demander d’expulser plus, de régulariser moins ». Nous dénonçons cette représentation mensongère des migrations : non, il n’y a pas de désordre migratoire, ni de crise migratoire. Nous assistons à une crise de l’accueil et de la solidarité, et une mise en danger des personnes exilées parOrganisations locales : des politiques de restriction et d’exclusion dont les gouvernements successifs se font les champions. Collectivement, nous revendiquons la régularisation des personnes sans-papiers, la protection des mineur·e·s non accompagné·e·s, le respect de la dignité et des droits humains.
Le ministre de l’Intérieur a annoncé vouloir remettre en cause l’Aide médicale de l’État (AME). La santé des personnes exilées est à nouveau instrumentalisée pour venir alimenter des considérations de politique migratoire. Nous souhaitons rappeler que l’AME est un dispositif de santé, essentiel pour l’accès aux soins des personnes et qu’elle répond à des enjeux de santé publique. A ce titre, cette politique publique se décide au ministère de la Santé. Nous nous inquiétons de voir nos gouvernant·e·s s’approprier la rhétorique d’extrême droite basée sur l’appel d’air et les dépenses incontrôlées, pourtant largement pourfendue par nombres d’études et rapports récents. Enfin, nous alertons sur le fait qu’environ un quart des bénéficiaires de l’AME sont mineur·e·s, et qu’il est intolérable de vouloir priver des enfants de l’accès aux soins.
Rien ne sera épargné aux personnes issues de parcours d’exil. Le gouvernement envisage même une nouvelle loi sur l’asile et l’immigration pour promouvoir des mesures pourtant censurées par le Conseil constitutionnel en début d’année. Ceci, à l’heure où nous constatons déjà les premières conséquences dramatiques de la loi promulguée le 26 janvier 2024. Ce gouvernement s’est lui-même placé sous la tutelle de l’extrême droite et a choisi de faire des personnes exilées le bouc-émissaire de tous les maux. Ses propositions s’inscrivent dans l’intensification du climat de peur pesant sur les personnes étrangères, et plus généralement sur toutes les personnes victimes du racisme. Le programme est clair : restrictions des droits, criminalisation des migrations et des personnes solidaires, répression des personnes exilées, enfermement à tout-va. Dans sa déclaration de politique générale devant l’Assemblée nationale ce mardi 1er octobre, le Premier ministre a annoncé vouloir « lutter contre le racisme » et traiter le sujet de l’immigration avec dignité, mais il se contredit aussitôt en prévoyant d’augmenter la durée maximale légale de rétention, d’empêcher les personnes exilées de franchir les frontières, et en faisant peser sur elles toutes les suspicions. En revanche, Michel Barnier ne remet à aucun moment en question les déclarations inquiétantes du ministre de l’Intérieur. Nous dénonçons l’orientation du gouvernement, et rappelons notre attachement à un État de droit qui respecte les personnes et les considère avec humanité, pas comme des indésirables.
Nous, associations, collectifs de personnes exilées, collectivités accueillantes, et syndicats, appelons à mettre fin à cette obsession migratoire xénophobe et dangereuse, et à respecter les droits de chaque personne, indépendamment de sa nationalité, de son origine, de sa religion, de son orientation sexuelle et de genre. Nous appelons chacun·e à la vigilance et à la solidarité, à continuer à soutenir et à participer aux actions, comme les luttes des travailleur·se·s Sans Papiers pour leur régularisation. Nous resterons mobilisé·e·s contre tout nouveau coup porté au respect des droits et à la dignité des personnes étrangères.
Signataires :
Organisations nationales : Action contre la Faim / Les Amoureux au ban public / Anafé / ANVITA / Ardhis / CCFD-Terre Solidaire / CGT / La Cimade / CNAJEP / CRID / Dom’Asile / Emmaüs / Femmes Egalité / FSU / Gisti / Grdr - Migrations-Citoyenneté-Développement / Humanity Diaspo / J’Accueille / LDH / Ligue de l’Enseignement/ Limbo / Médecins du Monde / MRAP / On Est Prêt / Oxfam / Patrons Solidaires / PLACE Network / Planning Familial / Polaris 14 / Réseau Féministe « Ruptures » / Ripostes, pour une coordination antifasciste / Ritimo / SAF (Solidarités Asie France) / Singa / Thot / UEE / Union syndicale Solidaires / UniR Universités & Réfugié.e.s / Utopia 56 / Visa – Vigilance et initiatives syndicales antifascistes / Watizat / Weavers
Organisations locales : Association Bretillienne des Familles / Accueil Réfugiés Bruz / L’Auberge des migrants / Bienvenue Fougères / Droit à l’Ecole / Fédération Etorkinekin Diakité / Forum Social des Quartiers – Rennes le Blosne / Groupe accueil et solidarité (GAS) / L’Hirondelle de Martigné-Ferchaud / Intercollectif : Coordination Sans-Papiers 75, CTSP Vitry, CSPM, CSP 17e, CSP 93, Gilets Noirs / L’IOSPE - InterOrga de soutien aux personnes exilées de Rennes / Ligue des Droits de l’Homme – Pays de Rennes / Migrants en Bretagne Romantique – QMS / Pantin Solidaire / Paris d’Exil / Plouër Réfugié-e-s / Réseau Territoires Accueillants 35 / Soutien Migrants Redon / Tous Migrant / Un Toit c’est Un Droit Rennes / VIAMI Val d’lle-Aubigné Accueil Migrants
Migrants
Par Louise Sanchez Copeaux sur https://www.bondyblog.fr/
L’année 2024 marque un sinistre record : 46 personnes ont trouvé la mort en tentant de traverser la Manche. Dans le même temps, le nouveau ministre de l’Intérieur plaide pour un durcissement de la politique migratoire. Géographe et chercheuse à l’EHESS, Camille Schmoll, met en lumière les dissonances entre la réalité migratoire et les fantasmes identitaires et sécuritaires.
C’est un macabre décompte qui s’invite régulièrement dans l’actualité, celui des morts de migrants qui cherchent à rejoindre l’Europe. Le pire naufrage de l’année 2024 a eu lieu le 3 septembre dans la Manche. Douze personnes ont perdu la vie et plusieurs autres ont été blessées. Quelques jours plus tard, ce drame se reproduisait avec huit morts à déplorer. Cette année marque ainsi un sinistre record, 46 personnes sont mortes en cherchant à rejoindre le Royaume-Uni.
Malgré ces drames qui se multiplient dans la Manche et ailleurs, les discours et les politiques migratoires ne cessent de se durcir. En France, le nouveau ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, s’est exprimé en faveur d’un référendum sur l’immigration, quitte à « réviser la Constitution ».
Camille Schmoll est géographe et chercheuse à l’École des hautes études en sciences sociales. Spécialiste des migrations et de l’espace méditerranéen, ses travaux mettent en lumière les dissonances entre la réalité migratoire et les fantasmes identitaires et sécuritaires véhiculés dans le monde politique et médiatique. Interview.
Camille Schmoll : L’idée qu’on peut réduire ou arrêter l’immigration en rendant les migrations de plus en plus difficiles. Les migrations deviennent alors de plus en plus dangereuses et illégales, mais elles ne cessent pas. On ne peut pas arrêter les migrations, et certainement pas de cette façon. Les chercheurs ont démontré que le principal motif de migration reste le facteur de départ et non pas l’attractivité des pays d’accueil.
Un accueil digne ne crée pas « d’appels d’air ». Pourtant, cette idée a des impacts concrets : un non-accueil, un mauvais accueil ou même l’empêchement du travail des ONG qui sauvent des vies en Méditerranée. Il y a aussi l’idée d’un lien entre criminalité et migration, insécurité et migration. Une note récente des économistes de la criminalité du CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales) révèle à ce sujet que cette relation-là n’existe pas.
En réalité, si les immigrés sont plus délinquants que les autres, il s’agira d’autres facteurs : comme leur jeunesse, leur genre ou leur précarité économique. Lors des élections, cette question de la sécurité a été largement abordée par les politiques dans les médias sans qu’un véritable travail critique soit fait derrière.
Il faut reconnaître qu’il y a de plus en plus de fact-checking. Mais quand on laisse établir un lien entre les agressions faites aux femmes et l’immigration, derrière une apparente sensibilité aux questions de violences faites aux femmes, c’est encore une fois incorrect. Ces arguments purement politiques ne sont pas toujours déconstruits par les journalistes qui accueillent cette parole.
Camille Schmoll : On peut faire le raisonnement inverse : il n’y a aucun intérêt à bien parler des questions de migration, à avoir un point de vue ouvert et bienveillant. En termes électoraux, les migrations ne représentent rien, les immigrés ne pèsent pas, puisqu’ils ne votent pas. C’est pour ça que la question de la citoyenneté et des droits civils est importante, les personnes concernées, même si elles sont en France depuis longtemps, ne peuvent pas voter aux élections locales si elles ne sont pas naturalisées.
Une citoyenneté plus inclusive, permettrait que les migrants puissent participer au débat, aient un rôle dans la vie politique. Peut-être ainsi arrivera-t-on à renverser cet usage, cette instrumentalisation de la question migratoire et à la traiter de manière humaine et honnête.
Camille Schmoll : On joue sur des mécanismes mobilisateurs très forts et un peu primaires : le racisme, la peur de l’autre, la peur de l’insécurité. Effectivement, nos sociétés vivent des changements très importants, mais dans ce contexte, une des meilleures manières d’exercer une emprise sur les gens, c’est de leur faire peur.
Les personnes qui entretiennent ces visions des migrations et de l’immigration ne sont pas dupes, elles connaissent les données des recherches. Ce n’est pas qu’elles sont ignorantes, elles instrumentalisent la question.
Camille Schmoll : Ces dernières années, beaucoup de recherches ont été menées sur la question de l’intégration dans ce qu’on appelle des “petits milieux”, ou encore la “France des faibles densités”. Ces termes désignent des espaces dans lesquels il y a une interconnaissance plus importante entre les gens (souvent des villages, ou du périurbain). C’est un domaine d’études en plein essor.
Les constats révèlent que non seulement l’accueil et l’intégration se passent plutôt bien, mais que cette proximité baisse le niveau d’hostilité local vis-à-vis de l’immigration. Il y a un rapport inverse entre le fait d’avoir une vision négative des migrations et le fait de vivre près de personnes immigrées. Les personnes qui ont les opinions politiques les plus hostiles à la question migratoire sont celles qui vivent dans des espaces dans lesquels il y a moins, voire pas d’immigration. Là encore, on constate que dans l’inconnu, la peur et la crainte, on adhère plus facilement aux fantasmes des discours anti-immigration.
Camille Schmoll : Le discours sur l’immigration est tellement déconnecté de la réalité migratoire… Dans les vingt dernières années, il y a une augmentation modérée des migrations vers l’Europe et cela n’a pas touché en premier lieu la France. Si on compare la situation française à la situation allemande, la France est restée relativement aux marges des grandes arrivées migratoires des dix dernières années, même avec les migrations d’exil depuis l’Ukraine.
Pourtant, nos politiques alimentent ce sentiment de la « forteresse assiégée ». Michel Barnier a parlé de « passoire » (sur TF1, le vendredi 6 septembre) et Bruno Retailleau de « submersion », il y a un an (à propos de la situation à Lampedusa, en 2023). Ça ne m’étonnerait pas qu’une des premières décisions de la part du gouvernement concerne la politique migratoire.
Encore une fois, ce serait assez payant : faire plaisir à une certaine sensibilité dans la société réceptive aux angoisses et aux fantasmes sur l’immigration, au détriment d’une population qui ne pèse pas électoralement. Mais évidemment, ça n’aura pas d’effet sur la sécurité intérieure ou sur le taux de migration, si ce n’est de précariser et de criminaliser encore plus les migrants en rendant leur parcours et leurs quotidiens dangereux et illégaux.
Camille Schmoll : Mon approche territoriale se fait surtout aux frontières. Je vois concrètement les effets des politiques de dissuasion, voire de répression. C’est ce qui se passe actuellement dans la Manche. Il y a un véritable harcèlement vis-à-vis des personnes qui essaient de traverser la Manche, ce qui les pousse à emprunter des routes et des moyens de plus en plus périlleux et de plus en plus dangereux. Le nombre de décès lors des traversées augmentent. Les moyens de transports sont aussi de plus en plus précaires et endommagés. Il y a évidemment la responsabilité des passeurs, mais aussi celle des politiques.
Camille Schmoll : Nous, chercheurs, on fait déjà un énorme travail de communication, de vulgarisation autour de nos travaux, de nos résultats. Le problème, c’est la volonté politique derrière. C’est vraiment un combat de David contre Goliath. On a besoin que les médias nous soutiennent pour transformer le récit dominant, qui demeure quand même aux mains des politiques.
Dans des contextes de débats très intenses comme c’est le cas depuis des mois en France, on peine à prendre notre place, à se faire entendre. C’est une question de rapport de force, mais être dans ce type de dynamique, ce n’est pas notre métier en tant que chercheurs. On n’est pas là pour faire du plaidoyer, on est là pour faire des recherches et imposer, si on le peut, des faits.
Nous avons donc besoin de relais, car les résultats sont connus, ce n’est pas une question de fond. C’est pareil, dans une moindre mesure, pour la question environnementale. Si plus personne ne nie la réalité du réchauffement climatique, ça n’empêche pas les discours critiques sur l’écologie, qui serait « punitive ».
mise en ligne le 2 octobre 2024
sur https://www.cgt.fr/
Ce mardi 1er octobre, à l’appel de la CGT, de la FSU, de Solidaires et des organisations de jeunesse, ce sont plus de 170 000 personnes qui ont défilé dans 190 villes de France pour exiger des augmentations de salaire et de pension, l’abandon de la réforme de l’assurance chômage, l’abrogation de la réforme des retraites et le financement de nos services publics.
De nombreux débrayages ont eu lieu dans les Ehpad, les hôpitaux, les services, l’industrie comme à Vencorex (Isère) et des milliers d’écoles ont vu leur fonctionnement perturbé par la grève. À l’appel de la FERPA, les retraité·es étaient largement mobilisé·es.
Gouvernement et patronat contraints à de premiers reculs
La mobilisation a forcé le Premier ministre à reconnaitre l’échec de la politique économique sociale et environnementale d’Emmanuel Macron et à annoncer :
l’augmentation du Smic de 2%, au 1er novembre, et la remise en cause d’une partie des exonérations de cotisations sociales en reconnaissant qu’elles représentent des trappes à bas salaire. La CGT demande qu’une nouvelle augmentation du Smic ait lieu en janvier et qu’elle soit suivie d’une augmentation du point d’indice dans la fonction publique et de l’augmentation de l’ensemble des salaires dans le privé ;
l’enterrement de la violente réforme de l’assurance chômage et la relance d’une négociation. C’est une grande victoire intersyndicale qui va éviter à 1 million de privé·es d’emploi de tomber dans l’extrême précarité ;
l’abandon du projet de réforme constitutionnelle de la Nouvelle Calédonie alors que l’acharnement du président de la République a ruiné l’économie du territoire et causé 13 morts.
Le Premier ministre a également effectué un recadrage salutaire de son ministre de l’Intérieur en rappelant son attachement à l’État de droit et son intransigeance face au racisme et à l’antisémitisme. Cela doit maintenant se traduire en actes concrets pour faire reculer l’Extrême droite et ses idées.
Un changement de méthode démocratique qui doit commencer par les retraites
Le Premier ministre a annoncé son souhait de redonner la main au parlement, aux acteurs sociaux et aux citoyen·nes Il doit donc s’engager à respecter
le vote des députés qui sont une majorité à être favorables à l’abrogation de la réforme des retraites.
L’ouverture d’un chantier pour « corriger la réforme des retraites » constitue, après 18 mois de déni et de passage en force présidentiel, une première reconnaissance de la violence de cette réforme.
La CGT appelle le Premier ministre à abroger la réforme et à organiser une conférence de financement de nos retraites.
Services publics : la mobilisation s’impose contre l’austérité
Sur l’essentiel et notamment sur le futur budget, le discours du Premier ministre est resté très flou. La priorité annoncée pour l’école, la santé et la petite enfance doit se traduire par un investissement budgétaire massif. Sur ce point, le Premier ministre n’a pris aucun engagement. Pire, il a dénoncé le niveau de la dépense publique. La vigilance et la mobilisation s’imposent pour empêcher une violente politique d’austérité. La grave paupérisation de nos hôpitaux, de nos écoles et de nos infrastructures impose un plan de financement ambitieux, pour répondre aux enjeux d’avenir, au défi environnemental, au vieillissement de la population et au désenclavement de nos territoires. De même, en matière d’industrie où, alors que la CGT lui a remis la liste des 170 plans de licenciements détruisant 100 000 emplois, le Premier ministre n’a fait aucune annonce concrète. Rien non plus sur la nécessaire augmentation des pensions des retraité·es.
La CGT appelle les salarié·es et les retraité·es à continuer à multiplier les luttes pour garder la main et gagner l’augmentation des salaires et des pensions, l’abrogation de la réforme des retraites, le financement de nos services publics et la relance de notre industrie.
Montreuil, le 1er octobre 2024
Elian Barascud sur https://lepoing.net/
Entre 2 000 et 2 500 personnes ont battu le pavé à Montpellier ce premier octobre à l’appel de la CGT pour demander une augmentation des salaires et des pensions, mais aussi et surtout contre le nouveau gouvernement nommé par Michel Barnier
“La situation est dramatique”, Serge Ragazzacci, secrétaire de la CGT dans l’Hérault : “Michel Barnier est un homme de l’ancien monde, issu d’un groupe ultra minoritaire à l’Assemblée nationale et un gouvernement qui se retrouve complètement dépendant de l’extrême droite”, scande-t-il à la fin de la manifestation du 1er octobre à Montpellier pour la hausse des salaires et des pensions, qui a défilé du parc du Peyrou à la Comédie.
Pour le secrétaire départemental de l’Hérault, qui avait appelé à soutenir la candidature du Nouveau Front Populaire aux législatives en juin dernier, le discours habituellement purement syndical se teinte d’un réquisitoire plus politique que jamais : “Cette politique est éloignée du choix citoyen qui a été fait le 1er et 7 juillet dernier, fait par des gens qui ont parfois voté pour des candidats loin de leurs idées politiques. Ce vote montrait un refus de voir l’extrême-droite accéder au pouvoir et un refus de la réforme des retraites contre laquelle on s’est battu. Les retraites ont été le sujet principal de cette campagne, nous demandons toujours son abrogation.”
La jeunesse et les retraités mobilisés
Derrière le cortège syndical, un cortège étudiant dynamique et enjoué, parti depuis l’université Paul-Valéry, martèle : “La jeunesse emmerde le front national !” Livia Jampy, co-porte-parole du Syndicat de Combat Universitaire de Montpellier (SCUM) et par ailleurs membre des Jeunes Insoumis de Montpellier explique les raisons de leur mobilisation : “Le SCUM est mobilisé aux côtés de l’intersyndicale depuis la réforme des retraites. Avec ce nouveau gouvernement, les attaques contre les étudiants vont continuer : notre ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, Patrick Hetzel, avait proposé, quand il était député, la création d’une commission d’enquête sur l’entrisme idéologique et les dérives islamo-gauchistes à la fac, on sait bien qu’il va pas instaurer les repas du CROUS à un euro pour tous ou initier la création de logements étudiants, donc il faut qu’on soit mobilisé.”
Plus calme, le cortège des retraités marche juste derrière. François militant de la CGT-retraités de l’Hérault, est lui aussi en colère contre le nouveau gouvernement, qui “tend vers l’extrême-droite.” “C’est symbolique de défiler le jour du discours de politique générale. Ils prévoient 25 milliards d’euros d’économies, on a peur de la suppression de l’indexation des pensions sur l’inflation.” Lui et ses camarades demandent le SMIC à 2 000 euros et “pas de retraites en dessous du SMIC”. A 2 000 euros, donc. “Mais le problème de cette journée, c’est qu’il n’y a pas de perspectives, il faudrait une grève générale…”, souffle-t-il.
Un cortège du Nouveau Front Populaire
Des perspectives, certains dans la manifestations en ont, et elles sont plus politiques que syndicales. C’est le cas des militants du local militant la Carmagnole, implanté dans le quartier Figuerolles, qui ont appelé à la création de “comités NFP” partout dans le département. Francis Viguier, l’un des piliers de ce local militant, explique : “Ces comités sont là pour que les citoyens s’organisent par la base. Le NFP est un outil indispensable pour lutter contre l’arrivée au pouvoir du Rassemblement National, il faut que les gens s’emparent du programme, et le défendent, notamment sur la question de la retraite à 60 ans ou de la hausse du SMIC.” Une réunion des comités NFP a d’ailleurs lieu ce mardi 1er octobre à 18 h 30 à la Carmagnole.
Outre les partis de l’alliance de gauche (La France Insoumise, EELV, le Parti Communiste), on retrouve dans ce cortège des syndicalistes, comme Yann, militant syndical du SNESUP, venu avec le drapeau de son syndicat. “On n’est plus dans les revendications syndicales, car la question est plus politique que syndicale. Et le NFP reprend des revendications syndicales qu’on a depuis longtemps, comme par exemple la retraite à 60 ans.” Lui même impliqué dans le comité NFP du Pic-Saint-Loup, il remarque que si il y a une volonté d’impliquer les syndicats dans ces comités, les syndicalistes les rejoignent à titre individuel pour ne pas engager toute leur fédération.
Début septembre, Le Poing écrivait : “La capacité de mobilisation et de politisation du NFP, ou plutôt, de LFI pour l’essentiel, ne s’épanouit que lors des périodes électorales. Et la gauche a beau dénoncer, avec justesse, des élections volées, c’est aussi un formidable aveu de faiblesse. En somme, Emmanuel Macron leur dit « et maintenant, vous allez faire quoi ? » Et la gauche de répondre : « Eh bien, rendez-vous aux prochaines élections. »”
Peut-on vraiment attendre quelques choses des urnes ? C’est la question à laquelle nous tenterons de répondre dans un débat organisé par Le Poing le 12 octobre au Quartier Généreux, venez nombreux !
Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr
Près de 170 000 manifestants selon les syndicats (95 000 selon l’Intérieur) ont défilé mardi 1er octobre à l’appel de la CGT, FSU et Solidaires et d’organisations lycéennes et étudiantes. Dans les rangs des différents secteurs en lutte, l’amertume et la lassitude autour de la nomination du gouvernement Barnier côtoie la détermination à rassembler les forces vives pour les mois à venir.
Au milieu des habitués des manifestations, des professionnels de secteurs en lutte depuis de longs mois, ou de celles et ceux qui n’ont pas manqué un rendez-vous contre la réforme des retraites, Sophie et Patricia font figure d’exception. Cette manifestation du 1er octobre est la première de toute leur carrière d’infirmières. Pour l’occasion, elles ont revêtu leur blouse blanche. C’est que cette fois, « il y a un ras-le-bol », résume Patricia, infirmière depuis plus de vingt ans.
En un an, le nombre de lits a été divisé par deux dans leur service d’un hôpital de l’est parisien. « Alors que l’on était censé améliorer la prise en charge des patients en soin palliatifs, on est passé de 10 lits à 5 », détaille Sophie, sa collègue. « Et de 6 infirmières de jour à 4… Tout en nous demandant d’intervenir aussi dans d’autres services. On nous demande d’être polyvalents, pour moins recruter ensuite ».
Sur fond de cette année de restrictions, la nomination du nouveau gouvernement de Michel Barnier a été la goutte de trop. « Ils veulent réduire notre budget, en embauchant moins de fonctionnaires. Cela va encore tout aggraver », craint Sophie. Une première mobilisation qui en annonce d’autres, donc, pour ces deux infirmières ? Rien n’est moins sûr. Car il n’y a qu’une seule issue, selon elles : « partir de l’hôpital », lâchent-elles en chœur, visages las. Patricia envisage une activité de réflexologue et massothérapeute en auto-entrepreneuse. Sophie, elle, songe à basculer dans le libéral, à domicile. « Une infirmière à l’hôpital, elle reste en moyenne sept ans avant de partir », rappelle cette dernière, elle-même en bout de course après sept ans d’expérience.
Loin devant ces deux infirmières, Roberta* marche seule, le pas décidé, remontant petit à petit la foule. Cette directrice de crèche, elle, a de l’énergie combative à revendre pour les mois à venir. « Où sont mes collègues ? On devrait être plus nombreux ! », tance la manifestante. Elle tient haut une pancarte pleine de couleurs sur laquelle il est écrit : « J’aime mon boulot mais : + d’euros, + de pros = – de bobos ». Ce n’est pas pour elle-même qu’elle a rejoint cette manifestation du 1er octobre – son poste de direction, elle l’adore – ; mais bien pour ses salariées. « Je suis là pour les représenter », insiste-t-elle. « Mes équipes sont épuisées. Par contre elles sont hyper motivées, c’est ce qui est paradoxal. Elles sont là pour les enfants, même si le salaire ne suit pas. On leur demande sans cesse des heures supplémentaires. Alors que c’est un métier difficile physiquement, psychologiquement, avec beaucoup de responsabilité. »
« Mieux faire circuler l’information sur les mobilisations »
Roberta dirige deux micro-crèches. Dans ces structures, le taux d’encadrement est d’une professionnelle pour six enfants de dix mois à 3 ans. « Est-ce normal d’assurer la sécurité émotionnelle, physique, les repas, les soins, de six enfants, en étant toute seule ? En plus, en faisant du ménage – comme on leur demande en micro-crèche ? », déplore Roberta. Les débuts de négociations avec le ministère obtenus par la lutte des professionnelles du secteur, l’an dernier, n’ont pas été satisfaisants à ses yeux. Quant au nouveau gouvernement : « on va dans une très mauvaise direction. Je crains que rien ne bouge, que les salaires ne soient toujours pas revalorisés ».
Alors, la directrice a elle-même fait circuler l’information sur la manifestation du 1er octobre dans son établissement. Ses salariées se sont mises en grève, et la micro-crèche a fermé, précise Roberta en souriant. « Les filles, souvent, ne sont même pas au courant des dates de mobilisation. C’est qu’on manque aussi de syndicats : certains grands groupes privés ont réussi à scinder les micro-crèches pour qu’il n’y ait pas de représentant du personnel », décrit-elle. La priorité pour renforcer la dynamique dans les mois qui viennent ? « Il faut un gros travail de communication pour mieux faire circuler l’information sur les mobilisations. Et renforcer la présence des syndicats », encourage Roberta.
Mouvement social contre le durcissement de la politique migratoire
Discrets, une poignée de salariés de l’Ofpra défilent au milieu du cortège. L’Office français de protection des réfugiés et apatrides, sous tutelle de l’Intérieur, est l’organisme chargé de traiter les demandes d’asile. À l’heure où Michel Barnier prononce son discours de politique générale, Charlotte* a rejoint cet après-midi la manifestation du 1er octobre « pour la façon dont on s’est fait avoir, sur toute la ligne, par ce nouveau gouvernement ». Cette agente de l’Ofpra craint surtout la nomination de Bruno Retailleau (LR) à l’Intérieur : « c’est compliqué d’envisager notre travail de manière sereine ».
Le ministre a déjà multiplié les prises de parole augurant un durcissement de la politique migratoire. Michel Barnier, lui, promet entre autres d’accélérer l’examen des dossiers d’asile, pour « un traitement plus efficace des demandes d’asiles ». Or, les agents de l’Ofpra sont déjà sous pression. C’était l’objet de la grève de 200 agents de l’Ofpra au mois de mars contre la « politique du chiffre » – un mouvement rare, donc très relayé. « La promesse d’une énième loi immigration, on commence à en avoir marre. À chaque fois, on descend d’un cran en termes de respect des demandeurs d’asile », souffle Charlotte.
Quelle résistance à cette dégradation imaginer dans les mois à venir ? La marge de manoeuvre est étroite : « On est un établissement indépendant dans le texte, mais dans la réalité on voit bien qu’on ne l’est pas. Dans quelques mois on va changer de directeur général : nommé par un gouvernement pareil, on n’a pas trop d’illusions », commente l’agente de l’Ofpra. Il faudra alors s’appuyer sur le mouvement social construit il y a quelques mois : « on a été très soutenu. Et on était tous d’accord pour dénoncer nos conditions de travail. Les négociations ont été mises en suspens en l’absence de nouveau gouvernement, mais quand ça repartira, je serai là », conclut-elle.
« On se renforce, on continue » après le 1er octobre
Un autre secteur a été mis en suspens cet été par l’absence de transition gouvernementale : l’énergie. En tête de manifestation, une immense banderole bleue « EDF-GDF 100% public » est déployée sur toute la largeur de la rue, tenue aux quatre coins par des manifestants. Gaël Farou, administrateur de la FNME CGT et agent EDF de la centrale nucléaire de Civaux, marche à côté. Ses collègues sont depuis de longs mois en lutte sur tous les fronts : salaires, réforme des retraites, annonce récente par EDF de la fermeture en 2027 de la centrale de Cordermais…
Sans compter la bataille constante « pour la renationalisation de tout le secteur de l’énergie, en arrêtant de le laisser au privé », résume Gaël Farou. Pour rappel, après un long mouvement social chez EDF contre le projet Hercule visant au démembrement du groupe, le Parlement a adopté en avril (contre l’avis du gouvernement) un texte sanctuarisant à 100% le capital d’EDF détenu par l’État.
Pour le reste, le changement ministériel a mis en suspens les négociations. Gaël Farou ne se fait pas d’illusion : « avec ce gouvernement et leur idéologie, on ne va pas vers ce que l’on souhaite ». Par ailleurs, après des mois de lutte notamment contre la réforme des retraites, beaucoup d’agents se disent : « je me mobilise, ça ne marche pas ; je vote, ça ne marche pas non plus… Cela pose de gros soucis démocratiques », pointe l’administrateur de la FNME CGT. Pour autant, ces luttes, loin de créer de la lassitude et de la désaffection syndicale, ont apporté des forces vives à la FNME CGT. Avec une remontée des nouvelles adhésions en un an jamais vue depuis des années. « Cela donne du baume au coeur, surtout dans cette période. Beaucoup de jeunes adhèrent, apportent leur pierre à l’édifice ». Alors pour les mois à venir, « on se renforce, on continue. »
*Le prénom de l’interlocutrice a été modifié afin de préserver son anonymat.
Yannis Angles et Khedidja Zerouali sur www.mediapartfr
Pendant que le premier ministre prononçait son discours de politique générale, les syndicats ont battu le pavé, réclamant l’abrogation de la réforme des retraites et la hausse des salaires. Dans la foule clairsemée, des militants syndicaux fatigués et inquiets.
Un bonnet phrygien sur la tête, un appareil photo dans les mains et une très longue barbe blanche. Assis confortablement sur la base du monument en hommage au républicain François Arago, Morgan regarde la foule défiler, prend des photos pour en garder trace et rejoindra ensuite ses camarades. « Je porte le symbole de la République, parce qu’en ce moment, elle est bafouée. »
À 75 ans, après une carrière à enchaîner les emplois dans la fonction publique, dans des mairies et des centres culturels, il enchaîne désormais les manifs. Comme tant d’autres dans le cortège, il a encore en mémoire et en jambes les très nombreuses manifestations qu’il a faites pour le retrait de la réforme des retraites.
Il se souvient aussi de la mobilisation pour le Nouveau Front populaire (NFP) l’été dernier et n’est pas étonné si, aujourd’hui, ce n’est pas la foule des grands jours. « C’est la reprise, il faut le temps que les gens se remettent en route, veut-il croire. Mais surtout, il y a la fatigue des manifs d’avant et le fait qu’on n’a rien obtenu avec elles. »
Ils l’avaient annoncé depuis plusieurs semaines, ce mardi 1er octobre devait être la manifestation phare de cette rentrée sociale. Ils l’avaient prévu pour le début des débats budgétaires. Elle a finalement eu lieu lors du discours de politique générale du premier ministre à l’Assemblée nationale.
D’une même voix, la CGT, FSU, Solidaires et quelques syndicats lycéens et étudiants (dont l’Unef et l’Union syndicale lycéenne) comptaient dénoncer dans la rue le déni de démocratie qui a suivi les élections législatives de juillet dernier, exiger le retrait de la réforme des retraites, celle de la réforme de l’assurance-chômage, mais aussi une hausse des salaires et des pensions. En somme, les syndicats s’étaient donné pour objectif de remettre les questions sociales au cœur des préoccupations politiques.
Pas d’illusions sur l’état des forces
Mais pas sûr que ce jour de mobilisation porte bien loin les voix des travailleurs et travailleuses puisque le cortège parisien était clairsemé, surtout composé de militant·es et de responsables syndicaux.
Comme Morgan, Manès Nadel, président de l’Union syndicale lycéenne, constate qu’il n’y a pas foule. Pour le militant lycéen, ce n’est pas sans lien avec le traitement médiatique de l’actualité politique : « Il y a de l’apathie, on le sent. […] En permanence, les médias dominants nous expliquent que la gauche fait tout mal et que ce qui se passe actuellement, c’est tout à fait normal. »
« Ce n’est pas un coup d’épée dans l’eau. 190 mobilisations dans toute la France, c’est une mobilisation qui est à la hauteur des journées d’action de ce type, se défend Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT. Cependant, sur les lieux de travail, il y a une grande fatigue démocratique et sociale des salariés. Ils ont le sentiment que se mobiliser dans la rue ou dans les urnes, ça ne sert plus à rien. » Et de citer des mobilisations sectorielles du syndicat qui ont permis des augmentions de salaires, notamment pour les métiers de l’action sociale ou encore pour les cheminot·es.
Il y a une grande fatigue démocratique et sociale des salariés. Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT
Si tous les représentants syndicaux présents au premier rang ne s’illusionnent pas sur l’état des forces, tous et toutes voient des opportunités dans ce brouillard politique. « Il y a une fenêtre pour obtenir l’abrogation de la réforme des retraites, assure Benoît Teste, secrétaire général de la FSU, syndicats des enseignant·es. Il n’y a pas de majorité absolue à l’Assemblée, donc il y a encore des possibles retournements à aller chercher. […] Il n’est pas illusoire de penser qu’on peut obtenir le retour de la retraite à 62 ans. »
Et si les représentants syndicaux se réjouissent de voir chez Michel Barnier un infléchissement sur les retraites qu’ils ne percevaient pas dans le gouvernement précédent, tous et toutes sont unanimes : des amendements à la marge ne suffiront pas, ils veulent l’abrogation.
Une intersyndicale sans la CFDT
Bien que partageant des constats sur la nécessité d’abroger la réforme des retraites, ni Force ouvrière, ni la CFE-CGC, syndicat des cadres, ni la CFDT n’ont été de la partie. Une intersyndicale amputée qui détonne avec l’union affichée lors du mouvement de contestation face à la réforme des retraites.
« Ce n’est certainement pas la fin de l’intersyndicale. Les organisations travaillent ensemble sur des sujets importants et on continue d’échanger régulièrement ensemble », assure Sophie Binet.
En privé, Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT, ne fait pas mystère de son peu de goût pour les rituelles mobilisations de rentrée. Elle souligne cependant que « sur le terrain, les équipes syndicales sont à 10 000 lieues du gouvernement » et constate « un désintérêt global pour la politique dans les entreprises ».
En sortant de Matignon mardi 24 septembre, la numéro un de la CFDT s’était en tout cas dite satisfaite de la « rencontre constructive » qu’elle venait d’avoir avec le premier ministre, qu’elle a jugé « très attentif » sur les « attentes importantes des travailleurs et travailleuses, sur les enjeux de pouvoir d’achat, sur le travail et sur la transition écologique ».
Sophie Binet aussi a été reçue par Michel Barnier. Denis Gravouil, membre du bureau confédéral du syndicat, était également présent. Il décrit auprès de Mediapart un premier ministre soucieux de se montrer « très sympathique », un rendez-vous « cordial mais sans réponses ». « Nous, on n’était pas là pour boire le thé. Nous avions des revendications précises à porter », indique Denis Gravouil. Il énumère : « Un coup de pouce au Smic, des moyens pour l’hôpital et l’éducation ; l’abrogation de la réforme des retraites, l’assurance-chômage... Plein de sujets mais pas de réponses ! »
Ce gouvernement annonce vouloir faire des économies mais j’aimerais savoir où. Sur l’hôpital ? sur l’école ? Le service public est déjà bien abîmé…Roseline, aide-soignante
Selon lui, le premier ministre, « qui a répété trois fois qu’il ne sait pas pour combien de temps il est là », a brandi, pour chaque sujet, la situation budgétaire de la France. Depuis sa nomination, Michel Barnier ne cesse de dire que le déficit est « extrêmement grave ». En réponse, les représentants de la CGT lui ont martelé qu’il fallait « plus de recettes ». « Michel Barnier nous a dit : “Je vous écoute et je vous promets que je vous entends” » , se souvient Denis Gravouil, qui s’interroge : « Mais sur quoi ? »
Les représentantes de Solidaires ne pourraient pas en dire autant, elles n’ont pas été invitées. « Mais de toute façon on n’attend rien du tout de ce gouvernement ni de Michel Barnier », tranche Murielle Guilbert, codéléguée générale du syndicat.
Hadjia ne met pas plus d’espoirs dans le gouvernement actuel. Salariée de la fonction publique hospitalière et co-secrétaire du département Sud Santé 92, elle est particulièrement remontée vis-à-vis de l’actualité politique récente : « On ne peut pas laisser tout passer, la carotte que nous a mise Emmanuel Macron en ne respectant pas le vote du peuple est inacceptable. »
Dans le cortège, tous les soignants éprouvent la même inquiétude : que ce gouvernement continue de chercher à faire des économies sur le dos des services publics, alors que nombre d’entre eux sont déjà à l’os, à commencer par l’hôpital.
Roseline, chasuble CGT sur le dos et infirmière aux urgences dans un hôpital public des Hauts-de-Seine, n’a qu’un mot pour décrire l’état de délabrement de l’hôpital public : « Une catastrophe. » Et de poser la question : « Ce gouvernement annonce vouloir faire des économies mais j’aimerais savoir où. Sur l’hôpital ? sur l’école ? Le service public est déjà bien abîmé… » Dans une même phrase, elle raconte ses conditions de travail « désastreuses », les journées de travail « de douze heures », le sous-effectif permanent et, en bout de course, les patient·es maltraité·es par un hôpital sous financé.
Les enseignant·es ne disent pas autre chose. Cédric, professeur d’informatique en lycée et membre du syndicat SNUipp, ne se résigne pas pour autant. « Je suis syndicaliste, donc je suis obligé de continuer à croire que la lutte paye, sinon on laisse tout faire et on attend gentiment que l’extrême droite arrive au pouvoir pour terminer la destruction du modèle social français. Eh bien non. »
Sa collègue a ses côtés, professeure également, hoche la tête. « Ils ont volé le pouvoir et ils vont en profiter pour continuer à casser la fonction publique pour tout vendre à la découpe », avance-t-elle. Alors, vaille que vaille, ils seront de toutes les mobilisations, y compris les plus modestes, pour redire ce qu’ils ont déjà acté dans les urnes quelques mois plus tôt.
Des travailleurs sans papiers inquiets
Dans le cortège, les pancartes et les messages inscrits sur les chasubles disent l’inquiétude des habitué·es du mouvement social : le déni de démocratie, la destruction du service public, la stagnation des salaires quand les profits augmentent.
Et puis, au milieu du cortège, une dizaine d’autres manifestants portent une autre urgence : « Nous sommes des travailleurs sans papiers et sans droits, et ce gouvernement nous inquiète beaucoup », souffle El Hadji Dioum, représentant du collectif des travailleurs sans papiers de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne) et préparateur de commandes pour l’entrepôt DPD France du Coudray-Montceaux dans l’Essonne.
Depuis trois ans et sans relâche, ils dénoncent « l’exploitation des sans papiers » et ont dû lutter de longs mois pour que ce sous-traitant de La Poste leur accorde les documents leur permettant de demander la régularisation par le travail. Ils sont de toutes les manifestations, de toutes les grèves, reconnaissables à leurs larges banderoles jaunes.
« On suit beaucoup l’actualité politique, assure El Hadji Dioum. Et pour nous, la nomination de Bruno Retailleau, c’est une catastrophe. » Et en effet, le nouveau ministre de l’intérieur a enchaîné les déclarations contre les immigré·es dès sa prise de poste, toutes plus violentes les unes que les autres. « On aimerait lui rappeler que, comme beaucoup d’autres immigrés, nous sommes des travailleurs. […] D’ailleurs, travaillant ou pas, tous ceux qui vivent sur le sol français participent à la vie de ce pays, devraient avoir le droit à la régularisation. »
Ce n’est sûrement pas le projet de Michel Barnier qui, lors de son discours de politique générale, a encore flatté l’extrême droite et son électorat, actant comme l’un des chantiers prioritaires de ce gouvernement celui de la « maîtrise de l’immigration ».
mise en ligne le 2 octobre 2024
Aurélien Soucheyre sur www.humanite.fr
L’Humanité donne, chaque semaine, la parole à une figure du Nouveau Front populaire. Aujourd’hui, Cécile Cukierman, parlementaire PCF et présidente du groupe CRCE-K au Sénat, estime que le Nouveau Front populaire doit rester soudé, en plus de percer le mur du son médiatique sur les faits de société pour mieux combattre le populisme et le libéralisme.
Michel Barnier va faire son discours de politique générale ce mardi 1er octobre. À quoi vous attendez-vous ? Quels sont les dangers pour les Françaises et les Français ?
Cécile Cukierman : Sans surprise, je m’attends à un discours de droite. L’exécutif prépare les esprits à l’austérité et à une baisse drastique de la dépense publique. Les Français ont pourtant plus que jamais besoin de véritables services publics pour bien vivre. Ce gouvernement se caractérise par son refus d’augmenter les salaires et de revenir sur la réforme des retraites. Michel Barnier n’a d’ailleurs pas eu un mot concernant le pouvoir d’achat. C’est inquiétant.
J’entends par contre qu’il se pose la question d’aller chercher quelques milliards d’euros sur le terrain fiscal auprès des plus aisés. S’il va jusqu’au bout, ce sera toujours cela de pris.
Mais il est combattu sur ce sujet par Gabriel Attal et Gérald Darmanin. Je suis sidérée par leur manière de mener ce débat. Prétendre qu’il ne faut surtout pas poser la question fiscale revient à bloquer le développement des services publics et à enterrer toute redistribution des richesses. Et donc à sacrifier les plus fragiles.
Craignez-vous que ce gouvernement, composé de membres des « Républicains » et la Macronie avec la bénédiction du RN, ne tente de relancer les pires dispositions de la dernière réforme de l’immigration ?
Cécile Cukierman : Toute surenchère visant à instaurer la préférence nationale, à supprimer l’aide médicale d’État, le droit du sol ou le droit au regroupement familial conduirait ce gouvernement dans l’impasse. Le front républicain a été le grand gagnant des législatives, et je demeure convaincue que la droite républicaine n’a pas vocation à devenir l’extrême droite. Les ministres LR doivent maintenant en faire la démonstration. Ils bénéficient aujourd’hui du silence et de la bienveillance du RN. À eux d’en tirer les conséquences.
Que pensez-vous de la diabolisation de l’immigration orchestrée par la droite, qui a franchi un nouveau cap après le meurtre de Philippine ?
Cécile Cukierman : Le meurtre de cette jeune fille est un drame absolu. Mais nous sommes dans un pays où la droite a fait de la nationalité du meurtrier une priorité afin de détourner le débat. Or, il s’agit avant tout d’un féminicide, et ce meurtre aurait été tout aussi inacceptable s’il avait été commis par une personne de nationalité française.
Toute l’année, des femmes sont assassinées par des gens qui ne sont pas sous OQTF et leurs vies sont tout aussi précieuses. J’aimerais qu’à chaque féminicide dans notre pays les médias en parlent autant que de Philippine. Mais sur ce sujet comme sur d’autres, le pouvoir médiatique a décidé que nous ne franchirions par le mur du son. Percer ce mur doit être l’un de nos combats prioritaires à gauche.
Le Nouveau Front populaire s’est constitué avec deux objectifs : écarter le danger du RN, et conquérir le pouvoir. Mais que faire maintenant ?
Cécile Cukierman : Il va falloir gagner des voix. Pour gouverner, il faudra faire plus de 30 % aux élections… Notre discours doit redonner espoir et démontrer que nous sommes en capacité de changer la vie, en nous adressant à une France une et indivisible qui ne s’oppose pas entre les territoires. Nous devons rassurer.
« Être de gauche, ce n’est pas forcément avoir une attitude clivante : on peut
avoir un discours très combatif sans qu’il soit dans l’outrance. »
Cécile Cukierman
Être de gauche, ce n’est pas forcément avoir une attitude clivante : on peut avoir un discours très combatif sans qu’il soit dans l’outrance. Et nous devons répondre à tous les sujets, notamment celui du droit à la tranquillité et à la sécurité. Il nous incombe enfin de bien laisser de côté les règlements de comptes médiatiques.
Loin des petites phrases, la vie des gens se dégrade. Il y a urgence. Le NFP doit donc renforcer son travail entre partis, organisations syndicales et associations. Ce qui est certain, c’est que seule l’unité dans le respect des sensibilités de chacun nous permettra de gagner. L’unité est très exigeante à faire vivre. Mais elle représente la seule solution pour obtenir demain une victoire incontestable dans ce pays.
Croyez-vous aux « fâchés pas fachos » qui pourraient demain revoter à gauche ?
Cécile Cukierman : Il y a un sentiment de déclassement pour beaucoup, lié au chômage, aux bas salaires, à l’éloignement, aux difficultés quotidiennes… Et il y a un petit fond raciste, une forme de peur de l’étranger. Quand l’intérêt général est mis à mal, ce fond remonte très facilement.
Quand la gauche n’apparaît pas comme l’alternative crédible, quand la colère plutôt que la revendication s’impose, alors l’extrême droite progresse. Quand l’idée que « l’on se fout de nous » prospère, les discours populistes peuvent prendre le dessus.
Or, le racisme est un populisme. Dire qu’il y en a trop d’étrangers dans ce pays et qu’ils seraient la cause de tous les maux est un populisme que la gauche doit combattre, comme tous les populismes. Le défi est immense pour nous, car nous faisons de plus face à l’individualisme.
Nous devons combattre les idées libérales qui renvoient chacun face à lui-même. À gauche, tout le monde est important et tout le monde doit s’émanciper. C’est cet objectif qui doit nous animer pour gagner.
mise en ligne le 1er octobre 2024
Cyprien Caddeo sur www.huma.fr
Jean-Luc Mélenchon est accusé par la porte-parole du gouvernement Maud Bregeon de « sous-entendus nauséabonds ». Sa faute ? Avoir critiqué les positions pro-politique israélienne du nouveau ministre de l’Europe, Benjamin Haddad.
La machine à stigmatiser toutes critiques de Benyamin Netanyahou tourne à plein régime. S’émouvoir des positions du nouveau ministre délégué aux Affaires Européennes, Benjamin Haddad, favorable à Tel-Aviv, a valu à Jean-Luc Mélenchon une nouvelle accusation d’antisémitisme, ce week-end.
Qu’a dit l’insoumis ? Que « si l’Europe décidait d’arrêter de livrer des armes européennes à Israël, la guerre (à Gaza et au Liban – N.D.L.R.) s’arrêterait. » Mais, poursuit-il, « il ne se passera rien », car le « nouveau ministre est acquis à la politique de M. Netanyahou. »
La sortie a fait réagir l’ex-ambassadeur de France aux États-Unis et en Israël, Gérard Araud qui, ignorant le fond des propos, y a vu une référence à la judéité de Benjamin Haddad. Pain béni pour que la Macronie embraye et accuse Jean-Luc Mélenchon de « sous-entendus nauséabonds », par la voix de Maud Bregeon, porte-parole du gouvernement.
Benjamin Haddad hostile à un cessez-le-feu
La manœuvre est connue : créer une diversion pour éviter de débattre sur le fond de la critique. Comme par magie, le sujet n’est plus la ligne diplomatique que défend le ministre, mais l’antisémitisme supposé de la France insoumise.
Or, en opérant ainsi, Gérard Araud et Maud Bregeon réalisent exactement ce qu’ils croient reprocher à Jean-Luc Mélenchon : ils essentialisent Benjamin Haddad en le renvoyant à sa judéité, et font eux-mêmes le lien entre ses convictions religieuses, privées, et ses déclarations politiques, publiques.
L’insoumis a pointé, en l’occurrence, les propos de Benjamin Haddad hostiles à un cessez-le-feu, datés de novembre 2023, et qui concernaient Gaza (mais pas le Liban) : « Israël a le droit de se défendre contre le terrorisme du Hamas. C’est une réponse légitime », répondait alors Benjamin Haddad. Au moment de cette déclaration, plus de 9 000 Palestiniens étaient déjà morts suite aux bombardements israéliens dans l’enclave et des experts de l’ONU alertaient sur « un risque de génocide ».
En janvier 2023, en outre, Benjamin Haddad faisait partie du groupe de députés français s’étant rendu en Israël à l’initiative du think tank Elnet. Ce dernier est réputé être un lobby pro-politique coloniale, qui cherche à faire évoluer la posture diplomatique de la France au Proche-Orient, en militant pour que Paris reconnaisse Jérusalem comme capitale d’Israël, par exemple. Or les liens, publics, entre un ministre et un lobby aligné sur la politique de Netanyahou, sont un sujet qu’il est sain de pouvoir discuter en démocratie.
mise en ligne le 1er octobre 2024
Pablo Pillaud-Vivien | sur www.regards.fr
Le meurtre de cette étudiante de 19 ans dans le bois de Boulogne à Paris samedi dernier agite les plateaux de télévision et les comptes X des politiques.
Non qu’un féminicide fasse soudain la Une de l’actualité (il y en a une centaine en France tous les ans), mais c’est l’identité de la personne soupçonnée du crime qui suscite l’attention : il s’agit d’un jeune Marocain de 22 ans, condamné étant mineur pour viol, très récemment sorti de cinq ans de prison et sous obligation de quitter le territoire français (OQTF). Son pays d’origine, le Maroc, a même autorisé l’expulsion le lendemain de sa remise en liberté après 75 jours passés en centre de rétention administrative (CRA).
Sans équivoque ou ambiguïté, il faut condamner ce crime atroce qui fauche dans sa jeunesse quelqu’un qui avait encore la vie devant soi. La protection des victimes, et en particulière des femmes, et la lutte contre les violences sexistes et sexuelles doivent être des priorités pour la gauche.
En prenant bien soin de créer de la confusion sur la nature du crime (un viol et un meurtre) et l’identité du criminel (un étranger), la droite et l’extrême droite posent deux hypothèses-fictions qui, à mon sens, sont éminemment fausses :
Le premier, c’est que la peine qu’avait purgé le présumé meurtrier pour viol n’était pas assez longue : il a été condamné à sept ans de prison (il était mineur au moment des faits) et en a effectué cinq. Non que la question de la longueur des peines ne soient pas des plus primordiales à se poser collectivement, il faut aussi être lucide : qu’il ait été condamné à sept, dix ou quinze ans de prison n’enlèvera jamais la peine de la victime. Et dans tous les cas, il serait forcément ressorti à un moment donné.
Le second, c’est que si l’OQTF avait été appliquée, une mort aurait pu être évitée. D’abord, c’est loin d’être certain car rien ne dit qu’il n’aurait pas commis son crime dans son pays d’origine, le Maroc. En l’expulsant, on ne faisait que déplacer le problème dans l’espace… et dans le temps car il serait sûrement revenu, par des moyens légaux ou illégaux.
De cela, nous pouvons tirer plusieurs conclusions :
Sur les OQTF : la France est le pays d’Europe où le nombre de ces mesures administratives est le plus important (plus de deux fois plus qu’en Allemagne par exemple) et où celui de leurs exécutions le plus faible. La plupart de ceux qui sont visés par ces obligations d’éloignement ne sont pas des délinquants pour d’autres raisons que leur présence irrégulière sur le territoire. Pis : nombre d’associations et d’experts alertent sur leur caractère arbitraire voire illégal. Le réformer permettrait de mieux cibler les personnes à risque.
Sur les moyens de la justice : la droite et l’extrême droite sont arc-boutés sur la façon dont on entre en prison et pour combien de temps, jamais comment on en sort. Or, il s’agit là d’une promesse de la République faite aux individus : leur capacité à changer. Mais pour cela, il faut des moyens pour les accompagner dans leur emprisonnement, notamment au niveau des soins psychologiques et psychiatriques, ou de la réinsertion.
Sur le droit : un État, et notamment son bras judiciaire, ne peut anticiper ce que va faire un individu. Mieux : il ne doit surtout pas s’y risquer, même au nom de la prévention. Sinon, on rentre dans le règne de l’arbitraire où primerait les stéréotypes et les préjugés les plus problématiques (notamment racistes).
Alors oui, dire qu’une mort aussi terrible que celle de Philippine aurait pu être évitée par l’application d’une OQTF ou une justice moins laxiste est plus simple à dire que le fait qu’il faille engager une réflexion sur la façon dont on accueille les étrangers sur notre territoire et dont on les accompagne, y compris dans leurs sanctions et leur réinsertion lorsqu’ils ont commis des délits ou des crimes. Mais il en va de la défense des principes cardinaux d’humanité et d’État de droit, principes qui vacillent sur leurs bases aujourd’hui – même s’il est vrai que défendre le droit des étrangers ou celui des agresseurs alors que l’émotion nationale, partagée par l’auteur de ce billet, se porte sur un serial criminel violeur, paraît toujours à côté de la plaque…