PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

mai 2025

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   mise en ligne le 19 mai 2025

Choose France :
en termes d'attractivité est un échec,
la preuve par les chiffres

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

Lundi 19 mai, 200 patrons de multinationales sont attendus à Versailles pour le sommet Choose France, où le chef de l’État doit vanter les mérites de sa politique économique… Pour tenter d'en masquer les échecs. En vain. Démonstration.

Emmanuel Macron doit se livrer ce lundi 19 mai à l’un de ses exercices favoris : l’autocélébration. Tel un monarque en son palais, le chef de l’État reçoit sous les ors du château de Versailles 200 patrons de multinationales dans le cadre du sommet Choose France, un raout somptuaire mis en place dès 2018 pour mettre en scène sa capacité à séduire les dirigeants d’entreprises étrangères.

Au programme, sont attendues des annonces en matière d’investissements dans l’Hexagone, pour un montant qui devrait avoisiner les 20 milliards d’euros, ainsi qu’un bilan (forcément) mirifique de la politique macroniste. En 2024, les investissements avaient été salués par les cris de joie de Bruno Le Maire, alors ministre de l’Économie : « Ce grand succès historique est dû à une seule chose : notre politique économique mise en place depuis sept ans avec Emmanuel Macron. (…) La réindustrialisation de la France est en marche ! »

Un net essoufflement de « l’effet » Macron

Le triomphalisme sera probablement de mise ce lundi. « Nous sommes depuis six ans le pays le plus attractif d’Europe », fanfaronnait déjà Emmanuel Macron face à Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, sur TFI, le 13 mai. Pourtant, les dernières données concernant l’attractivité tricolore invitent à la retenue plus qu’à l’autosatisfaction.

Le baromètre du cabinet EY, qui fait le point régulièrement sur les investissements étrangers, annonce un net essoufflement de « l’effet » Macron : le nombre de projets d’implantation et d’extension de sites existants en France a plongé de 14 % en 2024. Première raison invoquée par 200 patrons internationaux interrogés par EY : le climat politique en France, source d’une « instabilité » budgétaire inédite. Une instabilité créée par la dissolution de l’Assemblée nationale en juin 2024, décrétée par un certain Emmanuel Macron.

La France détient certes la « palme » européenne avec 1 025 projets d’investissements étrangers (contre 853 au Royaume-Uni et 608 en Espagne), mais la moisson en termes d’emplois est de plus en plus maigrichonne : seuls 30 postes en moyenne ont été créés par chacun de ces projets d’investissements en 2024, contre 125 en Espagne et 48 en Allemagne. Au total, 29 000 emplois devaient être créés par le biais des investissements étrangers en 2024, soit une baisse de près de 30 % par rapport à 2023 et de 35 % par rapport à 2021.

Les chiffres sont encore plus cruels lorsqu’on tient compte (ce que l’exécutif ne fait quasiment jamais) des postes détruits dans le même temps par les multinationales. L’enquête d’EY montre par exemple que l’année dernière, elles ont créé 12 304 postes dans l’industrie manufacturière (en baisse de 40 % par rapport à l’année précédente), mais qu’elles en ont supprimé 8 312 (en hausse de 66 %) par le biais de restructurations et de fermetures de sites.

Soit un solde de seulement 3 992 créations nettes. Dans certains secteurs, le bilan devient carrément négatif : dans la chimie, par exemple, 480 emplois ont été créés, pour 1 420 destructions ! Dans l’automobile, deux fois plus de postes ont été supprimés (2 029) que créés (1 133).

Un pari à la fois périlleux et ruineux

Il n’y a rien de surprenant à ce que ce soient ces deux secteurs qui trinquent le plus : les derniers mois ont vu de nombreuses multinationales sabrer dans leurs effectifs, comme le belge Solvay (68 suppressions de postes dans le Gard) ou l’allemand WeylChem (plus de 100 suppressions dans l’Oise). Mais les mauvaises nouvelles frappent plus généralement l’ensemble de l’industrie.

Plus du quart des destructions d’emplois prévues par des PSE en 2024 (environ 77 000) concernaient l’industrie manufacturière. Par ailleurs, le solde net de créations d’emplois dans l’industrie est resté positif en 2024, mais il a chuté de plus de 60 % par rapport à l’année dernière, à 31 223 emplois, selon le cabinet Trendeo. « Cela résulte d’un double mouvement de montée des suppressions d’emplois (+ 77 %) et de baisse des créations (− 18 %) », précise le cabinet.

Le processus de « réindustrialisation » tant vanté par Emmanuel Macron est bel et bien enrayé, et les efforts de com déployés dans le cadre de Choose France ne suffiront pas à remonter la pente : en appeler aux multinationales pour réindustrialiser le pays est un pari à la fois périlleux et ruineux.

Périlleux, parce qu’on sait très bien que les multinationales ferment des sites plus vite qu’elles en ouvrent : quand elles sentent le vent tourner, elles ne tardent jamais à baisser le rideau. « On a affaire à des entreprises très mobiles, moins attachées au territoire et qui, en cas de problème, n’hésiteront pas à fermer leur site français pour se relocaliser ailleurs », prévenait déjà l’économiste Vincent Vicard, en 2022.

Transformer la France en eldorado du grand capital

En ce moment, de nombreux groupes regardent les États-Unis avec des yeux de Chimène, à l’image du laboratoire Sanofi, qui a récemment annoncé son intention d’y investir la bagatelle de 20 milliards de dollars. EY confirme que les investissements étrangers ont grimpé d’environ 20 % dans le pays dirigé par Donald Trump l’an passé, en partie du fait de la politique « probusiness » menée par son prédécesseur, Joe Biden, à grands coups d’investissement public et d’exonérations fiscales.

Tout miser sur les multinationales est donc un pari hasardeux, mais également ruineux car les politiques d’attractivité mises en place par Emmanuel Macron pour transformer la France en eldorado pour le grand capital ont un coût exorbitant. Un coût social, avec l’affaiblissement du droit du travail dans le cadre des ordonnances de 2017 (facilitation des licenciements économiques, plafonnement des indemnités prud’homales, etc.), mais également économique : baisse de l’impôt sur les sociétés (11 milliards d’euros par an), des impôts de production (au moins 10 milliards), etc.

Et le pire, c’est que les patrons de multinationales n’ont même pas la reconnaissance du ventre. Interrogés par EY, ils considèrent que la « simplification » et la « réduction » de la fiscalité française sont toujours des « priorités absolues » pour attirer d’avantage d’investissements dans les mois à venir. Entendre Emmanuel Macron, sur TF1, annoncer sa volonté d’alléger la fiscalité pesant sur le travail ne leur a sans doute pas déplu.

   mise en ligne le 19 mai 2025

À l’Assemblée, la réintroduction des néonicotinoïdes revient
par la petite porte

Amélie Poinssot sur www.mediapart.fr

La commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale a achevé vendredi 16 mai l’examen de la proposition de loi « Duplomb ». Elle a réintroduit la plupart des reculs écologiques qui avaient été retirés en commission développement durable.

Deux salles, deux ambiances. Examinée cette semaine par la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, la proposition de loi « Duplomb » – du nom du sénateur Les Républicains (LR) qui l’a initiée – a retrouvé une bonne partie des reculs écologiques qu’elle contenait à l’origine. Un vote qui vient contrebalancer celui de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, les 6 et 7 mai, où plusieurs élu·es, allant de la gauche à la droite, avaient retoqué la plupart des dispositions critiques.

Cette fois-ci, LR et les macronistes d’Ensemble pour la République (EPR) – à l’exception de la présidente de la commission développement durable Sandrine Le Feur, venue soutenir ses amendements auprès de ses collègues des affaires économiques – ont voté d’une même voix pour rétablir les textes les plus critiques, se rapprochant des positions du Rassemblement national (RN), qui tient une ligne claire depuis le début des discussions en faveur des pesticides, de l’élevage intensif et des mégabassines.

Seul le MoDem est apparu divisé, les uns votant avec la gauche et le groupe écologiste pour maintenir les avancées de la semaine dernière, les autres s’alignant sur le reste de la Macronie, la droite et l’extrême droite en faveur d’une agriculture productiviste le moins limitée possible par la nécessité de préserver biodiversité et santé de la population.

Principale disposition au cœur du texte, la possibilité d’un retour des néonicotinoïdes, ces insecticides tueurs d’abeilles, est ainsi revenue en force. Inscrite à l’article 2 de la proposition de loi, elle permettrait par décret, « à titre exceptionnel », « de déroger à l’interdiction d’utilisation des produits contenant une ou des substances actives de la famille des néonicotinoïdes ». Ces produits toxiques, interdits en France depuis 2018, avaient bénéficié d’une dérogation jusqu’au début de 2023.

Le RN pro-pesticides

Au cours des débats qui se sont achevés vendredi 16 mai, le rapporteur de la loi Julien Dive (LR), élu de l’Aisne, l’un des départements les plus gros producteurs de betteraves, a fermement soutenu la réintroduction de l’insecticide. Pour l’encadrer, il a simplement porté un amendement qui limite cette autorisation à trois ans, tout en donnant un « avis favorable » à un amendement du RN qui rendait cette durée renouvelable. Ce dernier amendement, toutefois, n’a pas emporté la majorité. Le RN a même tenté, sans y parvenir, de faire entériner le retour de l’ensemble des néonicotinoïdes, y compris ceux interdits par l’Union européenne.

Pour les élu·es favorables à ce type d’insecticide dit systémique – il se diffuse dans toutes les parties de la plante, y compris le pollen et le nectar –, la cause est entendue : il s’agit simplement de réintroduire l’acétamipride pour traiter les noisetiers. Il s’agit de l’une des trois molécules encore autorisées sur le sol européen. « Ce sera juste pour une durée précise, pour une molécule précise, et à certaines conditions », a plaidé Julien Dive à plusieurs reprises. « Quand bien même on ne le ferait que pour la noisette, ça vaut le coup de le faire », a assuré de son côté Jean-Luc Fugit, député macroniste du Rhône.

Pour sauver la filière noisette ou la filière betterave, on accepte de siffler la mort de la filière apicole. Pierrick Courbon, député PS de la Loire et apiculteur

Le texte, cependant, ne précise à aucun endroit que seule cette molécule est concernée, et que seule la filière de la noisette pourrait en bénéficier. Autrement dit, c’est une porte grande ouverte pour le retour de substances dont la toxicité n’est plus à démontrer.

Au cours des débats, les député·es pro-pesticides ont avancé la nécessité de faire le poids face aux concurrents de la France sur la noisette, Italie et Turquie en tête. « 65 % de la production de noisette de mon département est partie à la poubelle », fait valoir Hélène Laporte, députée RN du Lot-et-Garonne, auprès de Mediapart.

Élue dans le fief du syndicat de la Coordination rurale, qui s’oppose violemment aux mesures environnementales, elle rappelle que le retour de l’acétamipride est porté depuis longtemps par son parti : c’était déjà l’objet, il y a deux ans, d’une proposition de loi de son collègue, Timothée Houssin. Et l’extrême droite n’entend pas se cantonner à la noisette. « Il y a la fraise aussi… »

Les chiffres brandis pendant les débats pour défendre le retour de la molécule toxique sont le plus souvent fantaisistes. La réalité, c’est que malgré les attaques de la « puce diabolique », contre laquelle l’acétamipride est parfaitement efficace, les rendements des noisetiers français restent nettement supérieurs à ceux de l’Italie et de la Turquie, selon les données de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.

La gauche de la commission n’est pas dupe et dénonce le tour de passe-passe : privilégier les intérêts d’une filière au détriment du principe de précaution et de la préservation des insectes, voilà qui est curieux, relèvent les uns et les autres au cours de la discussion. « Pour sauver la filière noisette ou la filière betterave, on accepte de siffler la mort de la filière apicole », regrette le socialiste élu de la Loire Pierrick Courbon, lui-même apiculteur. « En vingt ans, le miel a perdu deux tiers de sa production. »

L’élue des Deux-Sèvres Delphine Batho (Générations Écologie) avance les dernières données scientifiques : « L’acétamipride se retrouve dans le liquide céphalorachidien d’enfants atteints de cancers, il franchit la barrière placentaire, se transmet dans le lait maternel, il y a une suspicion importante de son impact sur les troubles du développement… »

Quant à la députée d’Ille-et-Vilaine Mathilde Hignet (La France insoumise), elle refuse « d’être complice d’un système qui bousille les vies des agriculteurs » et profite du débat pour rendre hommage à Christian, cet agriculteur breton atteint de leucémie, « qui nous a quittés le 10 avril dernier ».

RN et FNSEA

Si l’ensemble de la gauche tient, avec constance, une ligne d’opposition aux pesticides et dénonce un texte qui n’améliore en rien les conditions de vie dans le monde agricole, elle échoue à faire passer la plupart de ses amendements.

Parmi les rares dispositions progressistes adoptées, signalons cependant celle portée par le député gersois David Taupiac (groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires, Liot), voté avec la gauche et en dépit d’un « avis défavorable » du rapporteur : les exploitants agricoles subissant des pertes en cas d’interdiction d’un produit phytosanitaire devront être indemnisés.

L’autre sujet clé du texte, le processus d’autorisation des pesticides par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (l’Anses), se voit quant à lui largement amendé, faisant apparaître l’indépendance de l’expertise scientifique comme une ligne rouge pour la Macronie. Dans le texte adopté en janvier par le Sénat, la tutelle du ministère de l’agriculture était renforcée et l’Anses se voyait dotée d’un « conseil d’orientation pour la protection des cultures » dans lequel pouvait être intégrés, par voie de décret, des représentants des firmes de l’agrochimie.

La commission développement durable avait rejeté l’ensemble de ces dispositions ; celle des affaires économiques les a corrigées. Il n’y a plus de « conseil d’orientation », mais un « comité des solutions » où les firmes ne pourront pas siéger, mais être auditionnées.

Une majorité a également voté pour des facilitations concernant les bâtiments d’élevage, notamment par la voie de deux amendements déposés par le RN explicitement travaillés « en collaboration avec la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles [FNSEA] ».

La commission affaires économiques n’a pas pu revenir, en revanche, sur un point important sur lequel la commission développement durable avait été saisie « au fond » et qu’elle avait rejeté : la simplification de la construction de mégabassines.

La discussion sur le stockage d’eau devrait toutefois revenir en séance plénière, à partir du 26 mai. C’est en tout cas ce qu’ont promis, du côté des macronistes, Jean-Luc Fugit, et pour LR, l’élu de Haute-Loire Jean-Pierre Vigier : ils prévoient de déposer des amendements en ce sens. Le backlash écologique est loin d’être terminé.

  mise en ligne le 18 mai 2025

Montpellier : de la Paillade à la Comédie pour demander la fin du génocide

sur https://lepoing.net/

Ils étaient un millier à manifester depuis le quartier populaire de la Paillade jusqu’à la place de la Comédie ce samedi 17 mai pour commémorer les 77 ans du début de la Nakba et demander la fin du génocide en Palestine

Juché sur un camion stationné devant les halles de la Paillade, Manu, militant de la campagne BDS-Urgence Palestine Montpellier, harangue la foule : “Cela fait longtemps que BDS est présent à la Paillade, et on sait que ce quartier est mobilisé en faveur du peuple palestinien.”

Et en ce 17 mai, la manifestation prend un contexte tout particulier : il y a 77 ans, le 15 mai, commençait la Nakba (“catastrophe” en arabe), où en 1948, démarrait le début de l’expulsion des Palestiniens de leurs terres et du nettoyage ethnique : entre 700 000 et 750 000 palestiniens — sur les 900 000 qui vivaient dans les territoires qui seront sous contrôle israélien à l’issue du conflit de 1948, ont fui ou ont été chassés de leurs terres.

C’est une réalité toujours en cours”, rappelle une intervenante au micro. “Ce n’est pas seulement les expulsions, c’est aussi la famine, le manque d’eau, l’absence d’électricité, le blocus humanitaire.” À ce propos, six personnalités (Étienne Balibar, Sophie Bessis, Rony Brauman, Mona Chollet, Annie Ernaux et Edgar Morin) ont récemment lancé un appel au gouvernement Français pour demander à Israël “l’ouverture des points de passage afin que l’aide humanitaire soit distribuée par des organisations internationales, selon les normes du droit international”. Cet appel, relayé par l’Union Juive Française pour la Paix, vise à être signé par le plus grand nombre (lien pour signer en cliquant ici).

Le cortège, fourni d’un millier de personnes, a défilé de la Paillade à la Comédie en distribuant notamment aux passants des flyers appelant à signer la pétition contre la dissolution d’Urgence Palestine.

Le 21 mai à Montpellier, la Carmagnole (10 rue La Palissade) organise à 19 heures la présentation du livre « Gaza Mort Vie Espoir » avec deux de ses auteurs, Brigitte Challande et Pierre Stambul. Ce livre compile des récits de résistance quotidienne à Gaza depuis le 7 octobre, dont certains sont lisibles sur l’Agora du Poing.

   mise en ligne le 18 mai 2025

Déserts médicaux :
« Il faut créer

un service public de santé
territoriale et de proximité »
 

Scarlett Bain sur www.humanite.fr

Pour Eric May, médecin généraliste et directeur du Centre Municipal de Santé de Malakoff, les deux propositions de lois qui viennent d’être adoptées pour lutter contre les déserts médicaux ne répondent pas aux besoins réels des populations et du maillage du territoire.

Pour lutter contre les déserts médicaux, deux lois ont été votées en première lecture à quelques jours d’intervalles. La première, la loi Garot, défendue par la gauche, adoptée le 7 mai à l’Assemblée nationale, porte le principe de régulation de médecins. La seconde, dite loi Mouiller présentée par la droite, votée le 13 mai au Sénat, défend la notion d’encadrement. Cette dernière est soutenue par le gouvernement, qui a déclenché son examen en lecture accélérée. Membre de l’Union Syndicale des Médecins de Centres de Santé (USMCS), Eric May propose une autre voie pour garantir l’accès aux soins sur l’ensemble du territoire.

Quelle est votre position par rapport à la proposition de loi du sénateur Les Républicains Philippe Mouiller ?

Eric May : Ce projet de loi porte la notion d’encadrement et non pas de régulation de l’installation des médecins. Elle ne répond pas aux enjeux et nous amènerait droit dans le mur. Les propositions qu’elle comporte reprennent des éléments du plan d’action élaborée à la hâte par François Bayrou et y ajoutent du flou. Le nombre d’interventions d’un médecin qui s’installerait dans une zone surdotée et qui devrait compenser par une présence chronique dans une zone sous-dotée n’est plus renseigné.

Le premier ministre l’avait fixée à deux jours, ce qui ne répondait déjà en rien aux besoins réels mais au moins une indication était donnée. Cependant, dans tous les scénarios, une présence hachée ne peut répondre ni à la qualité ni à la continuité des soins. Ce projet de loi porte la notion d’organiser la « solidarité » des médecins. Moi, j’appelle cela de la charité. Ce n’est pas ce dont la population a besoin.

Soutenez-vous davantage la proposition de loi transpartisane portée par le député socialiste Guillaume Garot ?

Eric May : La régulation de l’installation des médecins est un passage nécessaire. Il faut arrêter de rester arc bouté sur le principe de la liberté de l’installation dont nous allons fêter les cent ans l’année prochaine. Cette charte des médecins libéraux est datée et a montré les limites de son efficacité, aggravée notamment par le numerus clausus. Au moment où justement les ressources sont rares, la question de leur bonne répartition se pose logiquement et pour une raison simple : l’égalité d’accès aux soins pour les patients sur l’ensemble du territoire.

Mais cette régulation doit aller de pair avec l’organisation des soins de premiers recours sans quoi on continuera de créer des déserts médicaux. En cela dans les deux propositions de loi, il reste un impensé : l’avenir du secteur 2. Ces médecins, le plus souvent spécialisés, pratiquent des dépassements d’honoraire. Ils sont aussi mal répartis sur le territoire : des zones se retrouvent surdotées en secteur 2 et sous-dotées en secteur 1. En réalité, il est question d’un choix de société : celui de développer un réel service public de la santé.

En tant que directeur du Centre Municipal de Santé de Malakoff, vous défendez le maillage du territoire par une offre de soin publique. Selon vous, la simple régulation ne peut être suffisante ?

Eric May : Non, elle est une étape. La solution doit passer par la création de centres de santé public, qui sont des structures pluriprofessionnelles avec obligation de pratiquer le tiers payant et de respecter les tarifs opposables. Il faut que les politiques publiques investissent dans la création d’un service public de santé de proximité pour mailler l’ensemble du territoire. Il ne s’agit pas de s’opposer à la médecine libérale mais de venir compléter ou palier les besoins de la population qui se trouve dans une situation d’urgence.

Le coût de leur création et de leur maintien est un choix. Sans remettre en cause le droit des professionnels de santé à un exercice libéral, il faut dans chaque territoire un centre de santé public en lien avec un hôpital public et des services publics de santé préventive tels que la santé scolaire ou la PMI… Soigner, éduquer, garantir l’accès aux services de santé de qualité : ce sont là les missions de la République. La santé ne peut plus dépendre des choix individuels d’installation ou d’exercice de professionnels de santé. Elle doit faire l’objet d’une organisation fondée sur l’intérêt général, au service de tous, lisible et garantie sur tout le territoire. De par mon expérience, je sais que ce modèle de travail en équipe dans des centres pluridisciplinaires et équipés en conséquence peut séduire de nombreux médecins.


 

   mise en ligne le 17 mai 2025

« La direction de la Poste veut museler les syndicats » : cinq postiers de Sud PTT devant le tribunal pour des faits datant d’une grève de… 2014

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Mis en cause pour « violation de domicile » et « violences », après deux tentatives d’occupation du siège du groupe postal, lors d’une grève en 2014, cinq syndicalistes sont convoqués au tribunal correctionnel de Paris, le 12 juin. Ils nient les accusations, dénonçant une tentative d’intimidation de leur direction, qui peut leur valoir une peine de 5 ans de prison et 75 000 euros d’amende.

Deux intrusions au sein de son siège national, dans le cadre d’un mouvement social. Voilà ce que la direction de la Poste appelle une « violation de domicile », qui vaut, onze années après les faits reprochés, une comparution devant la justice à quatre postiers et une postière, militants de Sud-PTT dans les Hauts-de-Seine, convoqués le 12 juin prochain au tribunal correctionnel de Paris. Ils sont par ailleurs accusés de faits de « violences » qui auraient été commis, à cette même occasion, à l’encontre de la responsable de la sûreté de l’époque. Ce que nient de façon constante les mis en cause.

À un mois de cette convocation judiciaire, les militants ont organisé ce jeudi 15 mai une conférence de presse, à laquelle s’est notamment joint le député Éric Coquerel (LFI), pour rendre public un appel de soutien aux grévistes mis en cause, signé par plusieurs personnalités du monde syndical et politique, dont le sénateur et directeur de l’Humanité Fabien Gay.

Le but de cette action : apporter une réponse collective face « un acharnement, dans l’air du temps, destiné à museler toute contestation syndicale et sociale contre l’idéologie dominante ». Ce que Sud estime être une « instrumentalisation de la justice » serait ainsi l’arme ultime dégainée par la direction de la Poste pour porter le coup de grâce à un syndicat pugnace, devenu au fil de grèves victorieuses (en 2010 et 2014 notamment) « un caillou dans la chaussure »– selon les termes d’Eric Coquerel – dans son entreprise de restructuration et de réduction des coûts, menée au détriment des conditions de travail des agents et de ses missions de service public.

« Cinq ans d’emprisonnement, c’est pas rien ! »

Autour des deux stands dressés face au siège du groupe, à Paris (XVe), tracts, DVD retraçant les luttes victorieuses du syndicat, dossiers de presse détaillés circulent parmi le public accueilli en ce frais matin de mai. « Rien n’est laissé au hasard. Vous avez sorti l’artillerie lourde ! » tente-t-on de plaisanter auprès de Gaël Quirante, le chef de file de Sud Poste 92, qui compte parmi l’un des cinq syndicalistes mis en cause. « On va dire que 5 ans d’emprisonnement, ce n’est quand même pas rien ! » grince du tac au tac le représentant syndical, qui vu « l’air du temps », n’a pas le cœur à la légèreté et prend l’affaire très au sérieux. C’est en effet la peine encourue par les cinq militants, à laquelle pourrait s’ajouter une amende de 75 000 euros, si la version de la Poste emportait la conviction du tribunal pour ces faits remontant à février 2014.

À cette époque, un bras de fer – qui durera 170 jours, entre janvier et juillet 2014 – est engagé déjà depuis un mois entre la direction du groupe postal et Sud PTT 92. Des factrices et facteurs de Rueil-Malmaison, la Garenne-Colombes, et Gennevilliers sont alors grève pour exiger l’embauche en CDI de leurs collègues intérimaires et contre les restructurations. Face à l’enlisement du conflit, une délégation se rend alors à deux reprises, les 13 et 20 février 2014, au siège de leur groupe, rue de Vaugirard, à Paris (XVe), ainsi que dans des locaux de la direction départementale, en tentant d’y pénétrer malgré l’opposition de la responsable sécurité de la Poste.

À l’issue de ces confrontations, cette dernière portera plainte aux côtés de sept vigiles et du groupe lui-même pour « violences », « dégradations » et « violation de domicile », malgré les dénégations constantes des cinq postiers. « Je connais Gaël et les syndicalistes des Hauts-de-Seine depuis longtemps et il n’est pas imaginable qu’il y ait eu un seul acte de violences », se porte garant Eric Coquerel, qui révèle avoir tenté, en vain, de plaider la cause des syndicalistes auprès du PDG de la Poste, Philippe Wahl, croisé dans le cadre de ses missions de président de la commission des Finances à l‘Assemblée nationale. L’élu, selon qui « cette procédure judiciaire fait partie d’un plan concerté pour faire un exemple » affirme également « avoir été le témoin depuis 2015 de l’acharnement de la Poste vis-à-vis de Sud PTT 92, qui paie le fait d’empêcher la normalisation des plans de restructuration ».

Diversion à l’action militante

Un acharnement dont témoigneraient, selon Gaël Quirante, les motifs jugés invraisemblables de cette plainte. « » Violation de domicile « : c’est tout de même une façon originale de présenter les choses s’agissant d’une action somme toute très banale dans les luttes syndicales », raille Gaël Quirante, qui ne s’en dit pas moins inquiet face au signal adressé aux militants qui se risqueraient désormais à investir les locaux de leur entreprise pour exiger d’être reçus par leurs dirigeants. Derrière cette affaire, le syndicaliste, comme Eric Coquerel, voit une diversion à l’action militante et une nouvelle escalade dans le projet de museler un syndicat particulièrement offensif dans sa lutte pied à pied contre la précarisation, la fermeture de guichets, la suppression de tournées et leur lot de dégâts sur les conditions de travail, générés par le projet de restructuration mené à marche forcée par le groupe postal.

Gaël Quirante a par ailleurs saisi l’occasion de cette riposte pour dévoiler un document interne assez édifiant lié à la réorganisation du centre d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), sur lequel le syndicat a mis la main et que l’Humanité a pu consulter. « Il classe les agents dans un échiquier selon leur niveau de proximité avec le projet de restructuration, dans deux catégories : antagonistes ou conciliants », détaille le syndicaliste, selon qui des mesures de rétorsion seraient même envisagées à l’encontre de ceux que la direction nomme les « irréconciliants ».

Classement des salariés réfractaires

Au-delà de cet étrange fichage, le syndicaliste s’estime également, à travers l’action judiciaire qui débutera le 12 juin, une cible privilégiée de la direction. Cette dernière ne se résoudrait en effet pas à voir le postier garder son mandat syndical, lui ouvrant le droit d’intervenir dans les centres postaux, malgré son licenciement acté en 2018 (pour lequel ce dernier a lancé un recours devant la Cour européenne des droits de l‘homme). Un licenciement autorisé par la ministre du Travail de l’époque, Murielle Pénicaud, alors même que l’Inspection du Travail avait qualifié la procédure de discriminatoire et qu’une fronde s’était levée parmi ses collègues, à la faveur d’une autre grève spectaculaire de quinze mois.

Contactée par l’Humanité sur l’ensemble de cette affaire, la direction de la Poste n’a pour le moment pas donné suite à nos sollicitations, ni sur la procédure en justice des cinq prévenus, ni sur cette affaire de fichage à Issy-les-Moulineaux.

    mise en ligne le 17 mai 2025

Gaza : Monsieur le président, votre honte

Edwy Plenel sur www.mediapart.fr

« C’est une honte », s’est contenté de dire, le 13 mai sur TF1, Emmanuel Macron à propos de ce que fait Israël à Gaza et qu’il s’est refusé à qualifier. La véritable honte, c’est de s’en tenir à ces mots et de ne rien faire pour empêcher le génocide en cours. Au moins cent Palestiniens auraient encore perdu la vie dans des frappes vendredi.

« Une sinistre entreprise » : le 13 mai, Tom Fletcher, secrétaire général adjoint des Nations unies aux affaires humanitaires, commençait ainsi son exposé devant le Conseil de sécurité. Oui, une sinistre entreprise, insistait-il, que d’informer « à nouveau » la communauté internationale sur « l’atrocité du XXIe siècle dont nous sommes les témoins quotidiens à Gaza ».

Que dirons-nous aux générations futures ? a-t-il d’emblée lancé aux diplomates réunis à New York. Que « nous avons fait tout ce que nous pouvions » ? Des « mots vides de sens », cinglait-il, tant c’est l’inverse qui est vrai. L’état des lieux – des ruines, plutôt – qu’il a dressé mérite d’être longuement cité, ne serait-ce que pour l’histoire car, précisait-il, c’est « ce que nous voyons » et que, pourtant, le monde laisse faire, dans un mélange de complicité, d’indifférence et d’impuissance.

« Israël impose délibérément et sans honte des conditions inhumaines aux civils dans le territoire palestinien occupé. Depuis plus de dix semaines, rien n’est entré à Gaza – ni nourriture, ni médicaments, ni eau, ni tentes. Des centaines de milliers de Palestiniens ont, une fois de plus, été déplacés de force et confinés dans des espaces de plus en plus restreints, puisque 70 % du territoire de Gaza se trouve soit dans des zones militarisées par Israël, soit sous le coup d’ordonnances de déplacement. »

« Chacun des 2,1 millions de Palestiniens de la bande de Gaza est confronté au risque de famine. Un sur cinq risque de mourir de faim. Malgré le fait que vous ayez financé la nourriture qui pourrait les sauver. Les quelques hôpitaux qui ont survécu aux bombardements sont débordés. Les médecins qui ont survécu aux attaques de drones et de snipers ne peuvent pas faire face aux traumatismes et à la propagation des maladies.

« Aujourd’hui encore, l’hôpital européen de Gaza à Khan Younès a été bombardé une nouvelle fois, faisant encore plus de victimes civiles. Pour avoir visité ce qui reste du système médical de Gaza, je peux vous dire que la mort à cette échelle a un son et une odeur qui ne vous quittent pas. Comme l’a décrit un employé de l’hôpital, “les enfants crient lorsque nous enlevons le tissu brûlé de leur peau...” Et pourtant, on nous dit que “nous avons fait tout ce que nous pouvions”. […] »

Les alarmes de l’ONU

« Il n’y a pas que Gaza. La violence effroyable augmente également en Cisjordanie, où la situation est la pire que l’on ait connue depuis des décennies. L’utilisation d’armes lourdes, de méthodes de guerre militaires, d’une force excessive, de déplacements forcés, de démolitions et de restrictions de mouvement. Expansion continue et illégale des colonies. Des communautés entières détruites, des camps de réfugiés dépeuplés.

« Les colonies s’étendent et la violence des colons se poursuit à un niveau alarmant, parfois avec le soutien des forces israéliennes. Récemment, des colons ont enlevé une jeune fille de 13 ans et son frère de 3 ans. Ils ont été retrouvés attachés à un arbre. Devons-nous également leur dire que “nous avons fait tout ce que nous pouvions” ? »

Le lendemain de cet exposé, complété par celui d’Angélica Jácome, directrice de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) – « le risque de famine est imminent », a-t-elle averti –, le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (Ocha) diffusait son bulletin hebdomadaire sur la situation à Gaza.

Chaque mercredi, il actualise le décompte du massacre : entre le 7 et le 14 mai 2025, à midi, 275 Palestinien·nes tué·es et 949 blessé·es ; entre le 7 octobre 2023 et le 14 mai 2025, au moins 52 928 Palestinien·nes tué·es et 119 846 blessé·es ; chiffres qui incluent les 2 799 personnes tuées et 7 805 blessées depuis le 18 mars 2025, date de la rupture du cessez-le-feu par Israël.

Deux jours plus tard, le 16 mai 2025, une autre agence des Nations unies, l’Unicef, dédiée à la protection de l’enfance, signalait « la mort d’au moins 45 enfants dans la bande de Gaza au cours des deux derniers jours » : « Depuis dix-neuf mois, Gaza est un cimetière pour les enfants et plus aucun endroit n’est sûr. Du nord au sud, ils sont tués ou blessés dans les hôpitaux, dans les écoles transformées en abris, dans des tentes de fortune ou dans les bras mêmes de leurs parents. Au cours des deux derniers mois seulement, dans l’ensemble de la bande de Gaza, plus de 950 enfants auraient été tués par des frappes. »

Ces chiffres, dans leur sécheresse, ne disent pas tout du désastre, cette destruction non seulement de vies humaines mais de l’existence même d’un peuple, de ses maisons, de ses lieux, de sa terre, de sa culture, bref de son monde.

Ils n’en épuisent même pas le décompte macabre : le 20 juillet 2024, une étude de la revue médicale The Lancet évaluait déjà les morts à 8 % de la population gazaouie, en ne se contentant pas de dénombrer les personnes tuées directement mais en incluant aussi une évaluation des décès provoqués par le blocus, la famine et les maladies.

Emmanuel Macron lors de l’émission « Les défis de la France » sur TF1, le 13 mai 2025. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

Certes, le siège total que subit, depuis le 2 mars 2025, la bande de Gaza, ce petit territoire surpeuplé (365 kilomètres carrés pour 2,1 millions d’habitant·es), réveille quelques lucidités tardives. Mais, pour l’heure, il n’a rien changé à l’inaction du monde.

Interrogé sur TF1 au soir du 13 mai, le jour même de l’exposé devant le Conseil de sécurité de l’ONU, Emmanuel Macron s’est refusé à évoquer un « génocide » durant les six pauvres minutes consacrées à la guerre de Gaza d’une interminable émission de plus de trois heures. L’affaire des seuls historiens, a-t-il asséné. En somme, quand tout sera fini, quand le crime aura été accompli, quand les vivant·es ne seront plus là pour en témoigner. Parce que nous n’aurons rien fait pour les sauver.

Au même moment, à New York, Tom Fletcher répondait par avance au président de la République française : « Vous disposez donc de ces informations. Aujourd’hui, la Cour internationale de justice (CIJ) examine la question de savoir si un génocide est en cours à Gaza. Elle examinera les témoignages que nous avons partagés. Mais il sera trop tard. Reconnaissant l’urgence, la CIJ a indiqué des mesures provisoires claires qui doivent être mises en œuvre maintenant, mais elles ne l’ont pas été. […] Alors, pour ceux qui ont été tués et ceux dont les voix sont réduites au silence : de quelles preuves supplémentaires avez-vous besoin maintenant ? Agirez-vous – de manière décisive – pour prévenir les génocides et garantir le respect du droit humanitaire international ? Ou direz-vous plutôt que “nous avons fait tout ce que nous pouvions” ? »

La honte, c’est de ne rien faire pour arrêter un génocide, sauver un peuple, sanctionner des dirigeants criminels, défendre le droit international

La question du génocide ne fait plus guère débat parmi les juristes et les humanitaires. Elle a été documentée par Amnesty International le 5 décembre 2024, par Médecins sans frontières le 18 décembre 2024, par Human Rights Watch le 19 décembre 2024, après l’avoir été, dès le 24 mars 2024, par Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés. Ce mot, qui qualifie et incrimine, décrit une volonté d’annihilation d’une partie du peuple palestinien. De destruction, d’effacement, de disparition.

C’est un processus indissociable de toute entreprise coloniale, d’appropriation d’un territoire et d’expropriation d’un peuple. Cette même semaine, les 14 et 15 mai, les Palestiniens commémoraient leur Nakba, la première « catastrophe », celle de 1948, qui, en vérité, ne s’est jamais interrompue – elle dure depuis soixante-dix-sept ans. « Un futuricide en Palestine », résume Stéphanie Latte Abdallah dans l’ouvrage collectif qu’elle a codirigé, Gaza, une guerre coloniale (Sindbad-Actes Sud) : « Depuis le 7 octobre 2023, les Gazaoui·es et les Palestinien·nes ont le sentiment de vivre une nouvelle Nakba, en raison d’une guerre génocidaire qui vise directement les civils et tout ce qui permet d’envisager un avenir à Gaza. »

« Actuellement en fuite » : sur la page du site de la Cour pénale internationale (CPI) qui lui est dédiée, tel est le statut du premier responsable de ces crimes, sous le coup d’un mandat d’arrêt délivré le 21 novembre 2024. Il se nomme Benyamin Nétanyahou, premier ministre au moment des faits, « suspecté d’être responsable des crimes de guerre consistant à affamer délibérément des civils comme méthode de guerre et à diriger intentionnellement une attaque contre la population civile ; et des crimes contre l’humanité de meurtres, de persécutions et d’autres actes inhumains, du 8 octobre 2023 au moins jusqu’au 20 mai 2024 au moins ».

En avril, la fuite de ce suspect de haut vol – qui fuit aussi la justice de son propre pays où il est poursuivi pour corruption – l’a amené sans aucun tracas en Europe, hôte de la Hongrie de Viktor Orbán le 3 avril, puis aux États-Unis le 7 avril, reçu par Donald Trump à la Maison-Blanche. D’un continent à l’autre, il a même pu traverser sans encombre l’espace aérien français.

Depuis la nouvelle guerre d’Israël à Gaza alors même qu’une autre guerre se poursuit en Europe, celle de la Russie contre l’Ukraine, on ne compte plus les preuves de ce « double standard » occidental qui ruine le droit international.

Tandis que l’Europe, avec la France en première ligne, discute de nouvelles sanctions et rétorsions contre la Russie de Vladimir Poutine, rien n’est fait contre l’État d’Israël de Benyamin Nétanyahou. Diplomatiques, militaires, commerciales : la panoplie de mesures est pourtant vaste, et la liste des pays qui en font déjà l’objet est fournie – pas moins de vingt-huit, si l’on s’en tient aux seules sanctions économiques et financières.

Lors de son entretien télévisé du 13 mai, Emmanuel Macron n’a même pas mentionné la reconnaissance de l’État de Palestine, une initiative un temps évoquée qui, pourtant, resterait de l’ordre du symbole.

« C’est une honte », s’est contenté de dire le président français à propos de ce que fait Israël à Gaza. Non, la honte, c’est de ne rien faire pour arrêter un génocide, sauver un peuple, sanctionner des dirigeants criminels, défendre le droit international.

Une honte dont Emmanuel Macron et ses semblables devront rendre compte devant l’histoire, ainsi que le prophétisait, ce même 13 mai 2025, Tom Fletcher devant le Conseil de sécurité : « Pour ceux qui ne survivront pas à ce que nous craignons de voir arriver – au vu et au su de tous –, ce n’est pas une consolation de savoir que les générations futures nous demanderont des comptes dans cette enceinte. Mais elles le feront. Et si nous n’avons pas sérieusement fait “tout ce que nous pouvions”, nous devrions craindre ce jugement. »


 

   mise en ligne le 16 mai 2025

Guerre en Ukraine :
à Istanbul, Kiev et Moscou organisent un désordre autour des pourparlers

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Après trois ans, les premières négociations directes entre l’Ukraine et la Russie vont débuter en Turquie après de multiples contorsions diplomatiques. Cette réunion qui va enfin débuter vendredi 16 mai dans la matinée témoigne d'une faible volonté pour des pourparlers entre les deux protagonistes. En attendant la guerre se poursuit.

En cette quatrième année de guerre en Ukraine, Kiev et Moscou vont finalement débuter des négociations à Istanbul, ce vendredi matin. Cette réunion initialement bilatérale se tiendra sous différents formats notamment entre la « Fédération de Russie, l’Ukraine et la Turquie » a détaillé une source au ministère turc des Affaires étrangères qui jouera le rôle de médiateur.

Le choix de la Turquie comme lieu de rencontre par le président russe est déjà un signal diplomatique. Depuis le début de la guerre, Ankara a servi d’intermédiaire entre les deux administrations, en livrant des armes à l’Ukraine notamment des drones et en refusant d’appliquer des sanctions contre Moscou. Le président turc Recep Tayyip Erdogan avait obtenu la signature de « l’initiative céréalière de la mer Noire » avec la Russie, l’Ukraine et les Nations unies en juillet 2022.

Des positions trop antagonistes

De fortes tensions ont émaillé les modalités d’une telle réunion. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky qui a fait le déplacement à Ankara, jeudi pour rencontrer son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan, a critiqué la délégation russe, la qualifiant de « pure façade ». Cette dernière est composée du conseiller présidentiel, Vladimir Medinski, accompagné par le vice-ministre des Affaires étrangères Mikhaïl Galouzine et le vice-ministre de la Défense Alexandre Fomine.

Quelques instants plus tard, Moscou a répliqué. La porte-parole de la diplomatie russe Maria Zakharova a qualifié de « clown » le dirigeant ukrainien, jetant un doute sur l’issue de ces discussions. Petit rappel, Vladimir Medinski a fait partie des négociateurs ayant abouti à un accord entre l’Ukraine et la Russie en mars 2022. Les deux délégations de l’époque avaient réussi à lever un certain nombre d’obstacles afin de permettre la signature d’un projet de cessez-le-feu par les deux présidents. Sous pression britannique notamment, Volodymyr Zelensky s’était retiré de l’accord final.

« Nous sommes qu’aux prémices des négociations. Les positions sont encore extrêmement antagonistes entre les deux administrations. Pour la délégation russe, Vladimir Medinski qui a porté le projet d’accord au printemps 2022, réclame que ce texte soit le point de départ. Une chose inenvisageable pour Kiev surtout que Moscou souhaite que les nouvelles conquêtes territoriales soient intégrées », estime l’ancien ambassadeur de France en Russie, Jean de Gliniasty.

Au final, le président ukrainien a dépêché une délégation ukrainienne qui « aura un mandat pour un cessez-le-feu » et sera dirigée par le ministre de la Défense, Roustem Oumerov. Ces revirements confirment qu’avant le début de ces pourparlers, les deux protagonistes n’ont pas voulu reconnaître les difficultés d’une telle rencontre et la mise en place d’un processus de paix. Dans une forme de bras de fer diplomatique, chacun a tenté de rejeter l’échec sur l’autre.

« Les deux puissances ne souhaitent pas réellement négocier pour deux raisons différentes. Le président russe veut poursuivre la guerre tout en négociant afin de continuer à engranger des gains sur le terrain. Le président Zelensky ne peut pas signer une paix aujourd’hui. La population ukrainienne ne lui pardonnerait pas, d’avoir subi trois années de guerre, des milliers de morts, des destructions, pour finalement acter la perte de territoires », note Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS.

Trump prêt à se rendre en Turquie

Pour les États-Unis, le conseiller spécial Steve Witkoff et le secrétaire d’État Marco Rubio sont également en Turquie. Ce dernier qui doit rencontrer son homologue ukrainien, Andriy Sybiga a estimé, jeudi : « Je ne pense pas que nous ayons de grandes attentes quant à ce qui se passera demain ». Même position du président Donald Trump qui a soutenu l’initiative russe de négociation directe. Le milliardaire a jugé qu’il pourrait se rendre également « vendredi » sur place en cas de progrès dans les discussions. Avant d’affirmer : « Rien ne se passera (…) tant que (Poutine) et moi ne serons pas ensemble. »

« L’Europe juge de son côté que l’Ukraine doit négocier en position de force et que c’est à Kiev d’accepter des pourparlers, juge Jean de Gliniasty. Elle laisse aux États-Unis, à l’Ukraine et à la Russie le processus diplomatique. Après, un dialogue peut débuter alors que le conflit perdure. Cela s’avère être le cas, dans la majorité des guerres. Seulement, Moscou refuse un cessez-le-feu pour maintenir ses objectifs militaires tout en tentant de normaliser ses relations avec Washington. Une stratégie qui s’avère risquée. »

En attendant, les choses bougent sur le front. À son tour CNN, citant deux officiels états-uniens, confirme que la Russie rassemblerait des forces pour une prochaine offensive ce printemps, « destinée à s’emparer d’une plus grande partie du territoire ukrainien ». De son côté, Vladimir Poutine a limogé le commandant des forces terrestres de l’armée russe, Oleg Salioukov avant de le nommer secrétaire adjoint du Conseil de sécurité russe. C’est un important organe consultatif qui se réunit régulièrement autour du président.


 

   mise en ligne le 16 mai 2025

La Kanaky, une Haïti
des temps modernes ?

Loïc Le Clerc sur www.regards.fr

Un an après les révoltes en Nouvelle Calédonie, la crise s’installe. En jeu : la capacité à sortir d’un rapport colonial, ici comme ailleurs. L’histoire nous enseigne les conséquences d’un entêtement buté et absurde.

Le 7 avril 1803, Toussaint Louverture mourrait au Fort de Joux, dans le Doubs. Cela faisait sept mois que le héros de Saint-Domingue (l’actuelle Haïti) croupissait dans cette geôle de la République. Son tort ? Avoir mené la révolte des esclaves, avoir été tant révolutionnaire au point de faire des mots de liberté, égalité et fraternité des actes. Saint-Domingue n’abolissait pas seulement l’esclavage, elle s’affranchissait des Empires, notamment français, pour devenir la première République noire du monde. Toussaint Louverture avait porté la République mais il avait défié la France. La « perle des Antilles » finira par obtenir son indépendance, mais la sanction de la France sera immense : 200 ans plus tard, les Haïtiens payent encore ce lourd tribut, une dette colossale pour compenser le manque à gagner esclavagiste et colonialiste. Haïti est un enfer, gangrenée par la corruption, la violence et la misère.

La France n’apprend-elle rien de ses erreurs ? La question se pose à l’heure où la crise s’installe profondément en Nouvelle-Calédonie.

Voilà bientôt un an que Christian Tein, l’un des leaders du mouvement indépendantiste kanak, et six autres personnes sont enfermés à l’autre bout du monde, au centre pénitentiaire de Mulhouse-Lutterbach (Haut-Rhin). Ils sont traités comme de dangereux criminels insurrectionnels alors que tous les témoignages rendent compte de leur pacifisme et de leur ouverture au dialogue. Ils sont accusés par le gouvernement d’avoir fomenté les « émeutes » de mai 2024 – émeutes « gérées » par la France à grands renforts militaires, ayant causé la mort de onze Kanaks.

Les raisons de la colère commencent à s’accumuler à Nouméa. Il y a ces référendums sur l’indépendance dont le processus dure depuis 1988. Il y a cette idée des macronistes de réformer le code électoral, l’année dernière, pour donner plus de poids aux électeurs blancs – farouchement contre l’indépendance. Le camp dit loyaliste se radicalise, au point qu’aujourd’hui, la situation politique devient absurde : Manuel Valls, ministre des outre-mer, a désormais plus de facilité à discuter avec les indépendantistes, les loyalistes étant arc-boutés sur leur position de dominants. Emmanuel Macron leur vient en renfort : « La France serait moins grande et moins belle sans la Nouvelle-Calédonie. »

L’affaire est coloniale. La droite et l’extrême droite ne s’y trompent pas. Ils ne comptent pas perdre une nouvelle fois la guerre d’Algérie… Mais nous ne sommes plus au XXe siècle ! L’île est exsangue économiquement (et nécessite d’importants financements pour reconstruire), encore traumatisée par la violence de l’année 2024.

Le gouvernement ne saurait ignorer un peuple qui demande le respect et le choix. Pour trouver le chemin de la démocratie, il faudra trouver autre chose que l’interdiction des manifestations et la suspension des réseaux sociaux. Si la démocratie c’est aussi permettre à chacun de se projeter dans l’avenir, il est décisif que les projets soient sur la table et que la définition du corps électoral soit consensuelle. La République française doit se réinventer, élargir ses conceptions qui ne tiennent pas compte de l’historie, des cultures, des réalités géographiques et politiques. Et même géostratégiques. Sinon, la crise perdurera ad nauseam.

En 1998, une inscription a été faite au Panthéon, en hommage à Toussaint Louverture. En faudra-t-il une pour les Kanaks, dans 200 ans ?

   mise en ligne le 15 mai 2025

« Nous, livreurs sans papiers, sommes
pris en étau entre
les contrôles de police
et les demandes de rentabilité d’UberEats et Deliveroo »

Par Jérémie Rochas , Arto Victorri sur https://www.streetpress.com/sujet/

Les livreurs sans papiers de Lille dénoncent le harcèlement de la police, qui multiplierait les contrôles d’identité et les interpellations. Les forçats de la livraison se sont regroupés en collectif et demandent leur régularisation.

« Faites attention rue de Béthune, là où les livreurs se regroupent. Ils sont nombreux, il y a la PAF [police aux frontières], la municipale, la nationale avec leurs voitures. Ils viennent d’arrêter quelqu’un. » En mars dernier, l’alerte est envoyée en urgence sur les téléphones de quelque 120 livreurs lillois réunis en collectif. Chaque semaine, des dizaines de messages vocaux sont diffusés pour prévenir des contrôles policiers qui ciblent les coursiers sans papiers de la métropole, contraints au mouvement permanent. Les membres du groupe se partagent aussi des contacts d’avocats, des informations sur les projets de loi dans leur secteur, des appels à la grève ou au soutien de collègues blessés pendant des livraisons. Les restaurateurs irrespectueux avec les coursiers sont aussi signalés. Le réseau d’entraide s’active parfois même au-delà des frontières, avec des cagnottes créées pour aider financièrement les livreurs expulsés vers leur pays d’origine.

« En 2022, la situation est devenue insupportable », raconte Abdoulaye (1), l’un des porte-paroles du collectif de livreurs sans papiers de Lille. « On voyait nos collègues se faire arrêter les uns après les autres à mesure que les plateformes baissaient les prix de livraison. On a décidé de réagir. » D’abord, l’idée émerge de se mobiliser pour soutenir les livreurs interpellés et placés en centre de rétention administrative (CRA), première étape avant une possible expulsion du territoire. Très vite, l’information circule « de bouche à oreille » et des dizaines de nouvelles recrues des plateformes viennent grossir les rangs du collectif, appuyé par les associations d’aide aux personnes exilées et des syndicats. Ils organisent leur première manifestation en janvier 2023 et revendiquent depuis sans relâche la fin des contrôles policiers et la régularisation des travailleurs indépendants.

Des contrôles incessants

Au cours de ses cinq années de livraison, l’ancien gendarme guinéen a vu des dizaines de collègues abandonner leur poste, accablés par la précarité et l’omniprésence policière : « La plupart d’entre nous travaillent sans congé toute la semaine pour à peine 1.000 euros par mois. On peut parfois rester 11 heures ou 12 heures d’affilée dehors, lorsqu’il y a peu de commandes. Tout ça avec la peur au ventre. »

Tous les livreurs sans papiers interrogés partagent cette angoisse d’être arrêté durant leurs heures de travail. La psychose les suit même parfois jusqu’aux portes des clients : « Un soir, une voiture de police est arrivée en trombe au moment où je remettais une commande. Le client était choqué et s’est interposé, mais ils n’ont rien voulu savoir », raconte Salif (1), un autre livreur sans papier du collectif. « J’avais mon récépissé à jour [le document prouvant l’enregistrement d’une demande de titre de séjour à la préfecture]. Alors ils n’ont pas eu d’autre choix que de me laisser partir. Je les ai recroisés cinq minutes plus tard en train de contrôler un autre livreur. »

Avant de poser ses bagages dans le Nord de la France, l’ancien demandeur d’asile a roulé sa bosse à Nantes et à Bordeaux. Si les conditions de travail y étaient tout aussi difficiles, il raconte n’avoir jamais connu le même degré de répression policière : « Je ne connais pas un seul livreur sans papiers à Lille qui n’a pas fini un jour au commissariat. D’ailleurs, la plupart de mes collègues sont partis travailler à Paris. »

Ben (1) a lui décidé de quitter la France en juillet 2024, à la suite d’un énième contrôle d’identité. Ce jour-là, il est presque minuit quand le livreur de 25 ans rentre chez lui après une longue journée de travail. Il est à quelques mètres de sa porte d’immeuble quand une voiture de la brigade anti-criminalité (BAC) commence à le suivre et lui ordonne de s’arrêter. Le Guinéen fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) et sait qu’il risque l’expulsion vers son pays d’origine en cas d’interpellation. Alors il fait mine de ne pas avoir entendu et pédale de toutes ses forces, priant pour qu’ils renoncent à le poursuivre. Mais la patrouille le prend en chasse et appelle des renforts. Après de longues minutes de course-poursuite dans les rues du quartier de Wazemmes, Ben met le pied-à-terre, épuisé. Il est aussitôt cerné par plusieurs véhicules et menotté sur-le-champ. Il n’a rien oublié du sentiment d’humiliation : « Les passants s’arrêtaient pour me regarder. J’ai eu tellement honte, j’avais l’impression d’être un criminel. »

Après l’avoir fouillé et contrôlé son identité, les policiers décident de le laisser repartir. Un agent de la BAC se serait alors approché pour lui lancer : « La prochaine fois, si tu ne t’arrêtes pas quand je te le demande, je te nique ta mère. » Ben prend la décision le soir même de plier bagages vers un autre pays d’Europe.

Échapper aux contrôles

En avril 2023, Ben a déjà passé une nuit en cellule après un contrôle au cours d’une livraison. Si la mobilisation du collectif de livreurs sans papiers avait permis sa libération, la peur de la police ne l’a plus jamais quitté et a directement impacté son chiffre d’affaires. « Je savais que la police contrôlait les livreurs le matin, alors je ne sortais pas de chez moi avant 12 heures », explique le jeune livreur. « Mais il était souvent trop tard : toutes les commandes étaient déjà prises. » Il prend aussi l’habitude de contourner les carrefours et les grands boulevards, quitte à rallonger la durée de ses shifts : « À chaque fois que je voyais les modèles de voitures de la BAC, j’avais la boule au ventre, des sueurs froides, je perdais toute orientation. C’était devenu insupportable à vivre. »

Pour Emmanuelle Jourdan-Chartier, présidente de la section lilloise de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), ces contrôles incessants que subissent les coursiers sans papiers participent à « une stratégie de harcèlement policier de populations ciblées et discriminées ». L’association vient justement de lancer une campagne nationale pour recueillir le ressenti des victimes de contrôles au faciès et demander leur interdiction. En 2023, le Conseil d’État avait reconnu leur caractère discriminatoire mais s’était jugé incompétent pour y mettre fin.

Interrogé, le service d’information et de communication de la police nationale (Sicop) conteste l’existence d’un ciblage de ces travailleurs sans papiers : « Il n’y a aucune attention particulière portée à ces livreurs en l’absence de motif à contrôle. »

Amendes et confiscation de vélos

Les coursiers sont également sujets aux amendes distribuées sur plusieurs artères principales du centre-ville, désormais interdites à la circulation à vélo. Ils sont aussi régulièrement ciblés par la brigade routière départementale qui procède à la mise en fourrière des vélos électriques débridés, utilisés par de nombreux coursiers pour optimiser les trajets et compenser leurs maigres revenus. « On n’a pas le choix, il faut bien manger », soupire Abou (1), qui explique être pris en étau entre les règles de circulation et les demandes des plateformes, qui exigent sans cesse la réduction du temps de course. Lui a récemment échangé son vélo électrique pour un scooter d’occasion. À 48 ans, il rêve de raccrocher la livraison. Mais en attendant l’obtention de sa carte de séjour, il lui faudra continuer de sillonner les rues lilloises en esquivant « les visiteurs », comme sont surnommés les policiers par les membres du collectif.

En octobre 2023, Abou a été arrêté aux abords de la station de métro Porte des Postes – considérée comme un véritable guet-apens par les livreurs sans papiers -, avant d’être placé au centre de rétention administrative de Lesquin (59). Il a pu compter sur le soutien de ses collègues de galère pour mobiliser associations et avocats jusqu’à sa remise en liberté, après 63 jours d’enfermement. Mais aussitôt dehors, Abou a ravalé sa peur pour repartir au charbon. Son chiffre d’affaires peine à atteindre le SMIC, sauf qu’il lui faut payer le loyer du logement social qu’il sous-loue à l’un de ses amis, la cantine de ses deux enfants et préparer l’arrivée d’un nouveau-né prévue dans quelques mois.

« On est là pour servir la France, on paie des impôts, mais on se fait sans cesse arrêter, certains se font confisquer leurs vélos quand ils fuient la police », s’époumone Abdoulaye, l’un des porte-paroles du collectif. « Mais nous ne sommes ni des animaux, ni des délinquants. »

Location de comptes

Pour passer sous les radars, Abou loue son compte UberEats ou Deliveroo à un particulier en règle. La location d’un profil peut varier entre 100 et 150 euros par semaine. En 2024, la mairie de Lille estimait que ces « activités non déclarées et les locations de compte » pouvaient concerner la moitié de l’effectif total des livreurs de la ville, soit près de 3.000 personnes.

Une technique qui n’est pas sans risques. « Ces travailleurs sont exploités par d’autres personnes mal intentionnées qui profitent de leur situation précaire », insiste le service com’ de la police nationale. De plus, les plateformes déploient des dispositifs de détection de comptes sous pseudonyme par reconnaissance faciale ou de contrôle de pièces d’identité. En mars 2022, l’État a signé avec les plateformes une charte d’engagement contre la fraude et la sous-traitance irrégulière, provoquant la déconnexion de plusieurs milliers de comptes.

Interrogées par StreetPress sur les conditions de travail de ses livreurs indépendants sans papiers, Deliveroo et UberEats se contentent de réaffirmer leur engagement dans la lutte « contre la sous-traitance irrégulière », soit « la sous-location illicite de comptes ». « Nous collaborons étroitement avec les forces de l’ordre et leur transmettons toutes les informations requises dans le cadre des enquêtes qui peuvent être menées », ajoute même UberEats, première plateforme à avoir instauré le système d’identification en temps réel de ses travailleurs dès 2019. Aucun des mastodontes de la livraison de repas ne prend cependant position sur la question de la régularisation des livreurs sans papiers, portée depuis plusieurs années par des syndicats comme la CGT et l’Union-Indépendants. « Leur modèle économique repose pourtant sur le fait que ces travailleurs soient corvéables à merci et qu’ils n’aient d’autres solutions pour vivre que de travailler pour des miettes par le biais de location de comptes », s’agace Ludovic Rioux, représentant de la CGT Transport.

Bientôt une maison des livreurs ?

Si les livreurs sans papiers avaient pour habitude de se retrouver entre deux courses près des rues commerçantes ou sous le parvis de la gare il y a encore quelques mois, désormais le mot d’ordre est la dispersion. « Les flics ont commencé à faire des descentes et arrêter tous les livreurs qui se réunissaient à l’extérieur », confie Abdoulaye, qui attend désormais les notifications de l’application dans un centre commercial proche du centre-ville. « Maintenant, tout le monde est dans son coin. »

En avril 2024, la ville de Lille a lancé un appel à manifestation d’intérêt pour la création d’un « lieu de répit » pour les salariés de l’aide à domicile et les livreurs indépendants. La mairie souhaite proposer aux travailleurs précaires « un accompagnement socio-médical, un appui administratif ou un atelier de réparation de vélo ». Un espoir pour les livreurs sans papiers sous pression policière constante dans l’espace public.

Ce modèle de maison des livreurs, déjà en place à Bordeaux ou Paris, leur permettrait enfin de se rassembler et de s’organiser en sécurité. « Les conditions de travail ne cessent de se dégrader, d’autant plus pour les livreurs sans papiers », insiste Anthony*, livreur et représentant syndical à l’antenne locale de l’Union-Indépendants. « Les plateformes ont réussi à installer une forme d’individualisation, nous devons essayer d’en sortir. »

Contactés, la mairie de Lille et la préfecture du Nord n’ont pas répondu à nos sollicitations.

(1) Les prénoms des livreurs ont été changés.

Texto de Jérémie Rochas et photos d’Arto Victorri.


 

   mise en ligne le 15 mai 2025

RSA :
pourquoi Laurent Wauquiez
raconte (encore)
n’importe quoi

Ludovic Simbille sur https://rapportsdeforce.fr/

Candidat à l’élection de la présidence de Les Républicains, Laurent Wauquiez a déclaré vouloir limiter le RSA à deux ans et généraliser des heures de travail obligatoire en contrepartie. A rebours de la réalité, cette surenchère droitière intervient alors que la loi plein emploi prévoit dès le 1er juin de suspendre le RSA en cas de non respect des 15 heures d’activités imposées. Et que le Conseil national de lutte contre la pauvreté demande un moratoire.

« C’est à propos du RSA ? Faut aller bosser gratuitement dans les bagnes à saint Pierre et Miquelon ? ». Agathe n’était pas au courant de la dernière déclaration de Laurent Wauquiez sur les titulaires du Revenu de solidarité active avant qu’on ne lui demande son avis. « Mais de manière générale, j’ai juste hâte qu’il arrête de parler », s’exaspère cette auto-entrepreneuse bretonne au Rsa.

En campagne pour la présidence du parti Les Républicains (LR) ne cesse de faire des propositions chocs, reprises par la presse, pour se démarquer davantage vers la droite de son concurrent, Bruno Retailleau. Après avoir invité à rassembler les personnes sous OQTF à Saint-Pierre et Miquelon, le député de Haute-Loire a proposé de sortir du « Rsa à vie » qui coûte 12 milliards d’euros. Ce revenu « doit être une aide temporaire quand on a eu un accident de la vie. Il faut le limiter à deux ans pour les Français qui sont aptes au travail ». Car, « le vrai social, c’est le travail », croit savoir ce fils d’industriels pour qui « il est temps d’arrêter l’assistanat dans notre pays »…

30 à 100 % du RSA suspendu

Comme Agathe, on se serait bien passé de commenter les élucubrations de cette figure de la droite, si elle ne faisait pas des émules, impactant la vie des plus démunis. Dans l’Allier, le département veut également limiter la durée de versement de l’indemnité à 36 mois. Une pétition a même été lancée en faveur « d’une vraie réforme qui favorise le travail ». Tous les départements de droite ont refusé d’appliquer la revalorisation légale de la prestation à 1,7% prévue au 1er avril. Motif ? « On dévalorise le travail », explique le président du Conseil départemental d’Ardèche. « On n’en peut plus : c’est trop ! », s’emportait celui de la Marne.

Ce discours antisocial n’est pas nouveau. Déjà en 2011, le même L. Wauquiez, à qui l’on peut reconnaître une certaine constance, déposait une loi imposant des missions aux destinataires d’aides sociales afin d’éradiquer ce « cancer de l’assistanat ». Presque quinze ans plus tard, ses volontés ont été exaucées par la loi dite du plein emploi. Entrée en vigueur en janvier 2025, cette réforme contraint l’ensemble des éloignés de l’emploi à s’inscrire à France Travail, l’organisme qui remplace Pole Emploi. Et chaque signataire d’un contrat d’engagement réciproque (CER) s’engage à effectuer 15 heures d’activité hebdomadaires pour espérer toucher ses 646, 52 euros… Sous peine de voir cette somme suspendue ou de se voir radié. Attendus pour le 1er juin, les décrets ne sont toujours pas publiés. Mais le journal Le Monde a révélé que 30 à 100 % de l’indemnité pourra être suspendue pendant quatre mois en cas de manquements aux engagements.

Dans un avis du 07 mai dernier, le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) alerte sur ce principe de « suspension-mobilisation », prévu par ce nouveau RSA. Cet organisme officiel propose plutôt « d’introduire un premier niveau de sanction qui serait une convocation pour un rappel aux obligations » des allocataires et d’allonger le délai de recours à trente jours, au lieu de dix actuellement. Il signale « le risque de ruptures d’égalité devant le droit ».

Tout comme les syndicats, associations et mutuelles réunis dans Le Pacte du Pouvoir de Vivre, le CNLE demande don un moratoire sur ce régime de sanctions, contraire à la constitution de 1946. Son article 11 prévoit « le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». Ce signalement institutionnel s’ajoute à la déclaration de la Commission nationale consultative des droits de l’homme de décembre dernier dénonçant une « atteinte aux droits humains ». Du côté syndical, la Cfdt et l’UNSA vantent l’accompagnement plutôt que le contrôle quand la Cgt réclame l’abrogation de cette loi dont les contours demeurent flous.

Pas de lien entre sanction et retour à l’emploi

Généralisée en 2025, cette réforme du RSA a d’abord été testée dans 49 territoires, sans qu’un réel bilan n’ait été mené par les pouvoirs publics. Les premiers retours n’ont pour l’instant rien donné de concluant. Le moins que l’on puisse dire, c’est que son « efficacité » demeure mitigée, comme l’a documenté l’économiste Michel Abhervé à partir des données publiques « une indication que l’obligation et la sanction non seulement n’améliorent pas les résultats, mais au contraire que leur absence améliore ceux-ci ». L’étude de la Dress faisant état d’une hausse d’un nombre d’allocataires du RSA en 2024 vient également étayer cette idée. Idem pour les chiffres du chômage fournis par France Travail. « Ce qui est sûr c’est que s’il y avait eu dans leurs données, une preuve d’un lien entre sanction ou contrôle et retour à l’emploi, ils ne se seraient pas privés de la publier, or il n’y a rien là-dessus », remarque une fine connaisseuse de l’opérateur.

Mettre la pression sur les précaires ne fait que marginaliser les publics les plus vulnérables. A commencer par les mères isolées, représentant près de 30 % des bénéficiaires. Le risque « de non-recours aux droits et la pauvreté » dont s’inquiète le CNLE existe déjà. Le taux de renoncement au RSA a augmenté de 10, 8 % dans les territoires pilotes, révélait un rapport au vitriol de plusieurs associations. Dans le Nord, tout ou partie tout ou partie du RSA est suspendue en cas d’absence à un rendez-vous, depuis octobre. Résultat, nombre de bénéficiaires décrochent d’eux-même par peur de l’institution ou sont radiés. De quoi afficher un nombre important de sorties du RSA pour les départements, sans qu’on sache s’il s’agit ou non d’un retour à l’emploi. « À quoi sert d’avoir moins d’allocataires si la pauvreté augmente », rétorquait un élu d’opposition du Finistère auprès de Rapports de Force.

L’emploi précaire, un retour à la dignité ?

Si contrôler et punir les sans-emploi ne permet pas d’améliorer leur sort, rien ne montre non plus que le « vrai social » soit nécessairement le travail, comme l’avance L. Wauquiez. Le CNLE, encore lui, vient de révéler qu’en France le taux de pauvreté avait sensiblement augmenté ces dernières années alors que dans le même temps le taux de chômage diminuait. La faute, notamment aux emplois précaires… Celles et ceux qui dégotent un boulot ne sortent toujours pas la tête de l’eau. Dans sa dernière étude, la Dares donne un panorama peu reluisant de la situation professionnelle des détenteur de l’allocation au trois lettres. Seuls 10% de l’ensemble des Rsa-istes étaient en emploi, dont 4, 5 % en CDI et 2,3 % en CDD de plus de 6 mois. Et le nouvel « accompagnement rénové » n’y change pas grand-chose. En juin 2024, seuls 16 % des participants aux expérimentations avaient un emploi durable, loin des 50 % affichés en son temps par le premier ministre Gabriel Attal pour vanter la réforme.

Sortir du minima social pour un boulot de courte durée n’aide pas à s’extirper de la précarité. Pire, cela « crée des interruptions de revenus du fait des délais de traitement de dossiers », nous expliquait un professionnel de l’accompagnement. D’autant que « l’obligation de résultat conduit à les orienter vers les boulots difficiles dont personne ne veut », se désespérait Olivier Treneul, de Sud-Solidaires. Ce qui, au passage, n’incite pas vraiment les entreprises à améliorer leurs conditions de travail qui ne sont pourtant pas les dernières responsables des difficultés de recrutements.

D’autant plus que 82 % des personnes au Rsa ont un frein à l’emploi. 28 % sont en mauvaise santé, et disent être restreintes dans leur quotidien. « La conditionnalité des 15 h n’y fera rien si ce n’est aggraver la situation de ces personnes », souligne la CGT. Le candidat à la présidence des LR ne s’en formalise pas : « Près de 40 % des bénéficiaires du RSA ont moins de 35 ans. Qui peut croire qu’ils sont tous dans l’impossibilité de travailler ?, a-t-il lancé avant de s’improviser économiste. Alors qu’il existe 500 000 emplois vacants dans les services à la personne, l’hôtellerie-restauration, l’aide à domicile… » Même à supposer que tous ces freins soient levés, cette logique purement arithmétique se heurte à la dureté du marché du travail. Le besoin conjoncturel de main d’œuvre dans le privé est estimé pour 2025 à 2,4 millions de postes à pourvoir. Soit bien en-dessous des 5,77 millions d’inscrits à France Travail. Et seuls 44% de ces projets de recrutement promettent un CDI.  Il n’y aurait de toute façon que des bouts de boulot à décrocher. Peu importe pour les partisans de l’emploi à tout prix  : « Le retour au travail, même précaire, est un pas vers la dignité », assume le département du Finistère.

Quitte à miser sur l’employabilité à marche forcée… Les activités obligatoires prévues actuellement dans la loi ne semblent pas à aller assez loin aux yeux de L. Wauquiez qui souhaite « la généralisation de vraies heures de travail en contrepartie » du RSA. Recherche d’emploi, bénévolat, immersion professionnelle, la confusion entretenue par le gouvernement autour de ces 15 heures hebdomadaires n’aide déjà pas à contenir les dérives vers du travail gratuit… qui s’opèrent déjà. L’exemple le plus récurrent reste ces rsa-istes recrutés pour entretenir le cimetière de la commune de Villers-en-Vexin dans l’Eure qui n’a « pas les moyens d’embaucher du personnel ». Initiées dans les pays anglo-saxons, ces politiques de responsabilisation des chômeurs dites du « Workfare » n’ont fait que créer à terme une nouvelle classe de « travailleurs forcés », qu’a étudié la sociologue Maud Simonnet, tirant vers le bas les salaires de l’ensemble du salariat.

« Un boulot de dingue »

De fait, les personnes hors emploi s’adonnent déjà à un « boulot de dingue » dont le Secours Catholique dévoilait l’étendue dans son rapport du même nom. Ce sont ces tâches du quotidien, dont l’utilité sociale est parfois plus prégnante que celles des salariés valorisant du capital, qu’oublient de mentionner Laurent Wauquiez et consorts. Sans parler des agriculteurs, dont nombre d’entre eux, perçoivent le RSA. Après des mois d’interrogation, un accord entre France Travail et la MSA prévoit de les dispenser des fameuses heures imposées. Du moins pour ceux ayant un revenu supérieur à 500 euros.

Ce travail non marchand pourrait se voir reconnaître par une rémunération conséquente non conditionnée. Le CNLE qui déplore une actuelle « aide sociale vitale de l’État ne permettant souvent que de survivre, loin des conditions d’une vie digne », préconise la mise en place d’un revenu plancher. Dans son évaluation des réformes du chômage, publiée en avril 2025, la Dares montre que celles et ceux qui s’en sortent le mieux ont eu droit à un véritable « filet de sécurité ». Et remplacer le RSA par un salaire ? C’est ce que prône, le secrétaire du parti communiste, Fabien Roussel. Cela aurait au moins l’avantage d’ouvrir des droits par le biais de cotisations, maladie ou retraite…

« On ne peut pas continuer à payer des gens à rester chez eux, continue Laurent Wauquiez qui veut « la fusion de toutes les aides sociales en une seule plafonnée à 70 % du Smic ». Car « aujourd’hui, une personne qui travaille pour 3 000 € brut, aura 2 200 € pour faire vivre sa famille ; tandis qu’un couple au RSA avec 3 enfants touchera 2 300 € ». Ce qui est totalement faux : on ne gagne pas plus avec les allocations qu’en travaillant.

Agathe a finalement lu son Wauquiez dans le texte. Elle s’en désole : « Je ne sais même pas où commencer. Le montant n’est pas 2300 euros mais 1600 euros. Il oublie aussi de préciser que les personnes qui travaillent touchent aussi des aides » RSA complémentaire, prime activité, allocations familiales. « Par ailleurs parler de gaspillage d’argent public, c’est quand même du gros foutage de gueule vu qu’il invite ses copains à des repas à 100 000 euros avec l’argent de la région », ajoute-t-elle en référence à l’affaire des dîners fastueux sur le dos du contribuable qui implique l’ex-président du conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes… De ce côté aussi, « Il est temps d’arrêter l’assistanat dans notre pays ».


 

   mise en ligne le 14 mai 2025

« Nous pouvons faire du métal sans Mittal » : devant le siège de la multinationale, les Arcelor exigent la nationalisation des hauts-fourneaux

Léa Darnay sur www.humanite.fr

Les salariés d’ArcelorMittal ont convergé, ce mardi 13 mai, devant le siège social du groupe, à l’appel de la CGT. Les sidérurgistes exigent la nationalisation des sites français. Des propositions de loi émanant de la gauche vont dans ce sens.

Trois semaines après l’annonce d’un plan de suppression de 636 emplois dans l’Hexagone, 400 salariés venus de tous les sites français d’ArcelorMittal ont convergé, ce mardi 13 mai, devant le siège de la multinationale, à Saint-Denis. « Nous pouvons faire du métal sans Mittal », scandent les sidérurgistes au pied de l’immeuble de verre.

Tous veulent éviter la catastrophe. « Si les hauts-fourneaux de Dunkerque et Fos-sur-Mer s’arrêtent, ce sont les 40 autres centres et usines qui tombent, avec un effet en cascade inimaginable sur l’ensemble de l’industrie du territoire, ultradépendante de l’acier », alerte David Blaise, représentant syndical central CGT de la branche centres de services.

Tandis qu’un comité social et économique (CSE) se déroule derrière les vitres teintées pour dessiner les contours du plan social, des cars de travailleurs en colère affluent pour mettre la pression sur la direction française du sidérurgiste en appelant à la nationalisation. Les Florangeois donnent le ton : casques de chantier sur la tête, bleus de travail sur le dos, fumigènes à la main, leurs pétards font trembler le béton. « Ils nous parlent de reclassements, mais il faut mettre les mots : ce sont des licenciements !, dénonce Éric Cholet, gilet rouge sur le dos. C’est une véritable casse sociale et industrielle ! »

« Un désinvestissement organisé »

Sur ce site lorrain, 194 postes seraient supprimés, soit deux tiers des effectifs. « Nous avons déjà vécu l’arrêt des hauts-fourneaux, de la coquerie, de la scierie, se désole le travailleur de Moselle. C’est à cause d’un désinvestissement organisé. » Devant le siège dionysien, les discours des représentants syndicaux des sept sites touchés par le plan social s’enchaînent et se ressemblent. « Montataire (Oise) est un site dimensionné pour produire 1 million de tonnes à l’année, mais ils n’envisagent plus que 600 000 tonnes en 2025. Il n’y a aucun investissement stratégique », regrette Nicolas Vilmin, délégué CGT du site picard.

Industeel, filiale qui vient déjà de perdre 110 postes l’an dernier, trinque à nouveau. « Même si ce ne sont que 20 emplois sur les 1 000 salariés, c’est déjà trop pour un fabricant qui livre le nucléaire, affirme Sébastien Gautheron. Depuis 190 ans, nous fabriquons de l’acier, nous en faisions avant Mittal, nous en ferons après lui », assure l’élu.

« Comment expliquer ce nouveau plan social alors que le groupe, perfusé d’argent public, vient d’annoncer des résultats positifs ? » rétorque Frédéric Sanchez, secrétaire fédéral de la métallurgie CGT. Le géant de la sidérurgie ne s’en cache pas : les 636 postes supprimés en France font partie d’un plan de délocalisation de ses fonctions supports vers l’Inde. « Mittal se désengage de l’Europe. Mais, en même temps, il demande 800 millions d’euros d’aides publiques pour un projet de décarbonisation du site de Dunkerque qu’il ne fera jamais », s’insurge le métallo.

La nationalisation

Pour sortir de ce poker menteur, la CGT revendique la nationalisation. Gaëtan Lecocq, secrétaire général du syndicat CGT Dunkerque, et Reynald Quaegebeur, délégué syndical central CGT AMF, ont travaillé avec les économistes Tristan Auvray et Thomas Dallery à un « plaidoyer pour un pôle public de l’acier ». « On peut prouver par A + B que la nationalisation coûterait moins cher à l’État, autour de 1 milliard d’euros, que ce que l’assurance-chômage devrait verser en indemnisation si Mittal licenciait tout le monde, soit 1,3 milliard d’euros. Alors, si Mittal ne veut pas de nous, qu’il dégage. Nous avons les compétences ! » affirme le Dunkerquois sous les applaudissements.

À Fos-sur-mer, où l’un des deux hauts-fourneaux est déjà à l’arrêt et où 300 postes sont en voie de suppression, « il y a zéro projet de décarbonation », regrette Stéphane Martins De Araujo. Le délégué CGT craint l’annonce d’ici à 2026 de l’arrêt de la phase à chaux, avec la suppression de 900 à 1 000 emplois sur le bassin. « Soit le gouvernement impose l’arrêt des PSE et un réinvestissement pour de l’acier vert. Soit il nationalise en demandant le remboursement de toutes les aides publiques perçues », exige-t-il.

La nationalisation, c’est aussi ce qu’ont porté les nombreux élus de gauche venus soutenir les ArcelorMittal et annoncer le dépôt de propositions de loi en ce sens, concernant le seul site de Dunkerque (PS) ou l’ensemble des activités françaises (PCF au Sénat, insoumis à l’Assemblée). « De notre point de vue, il faudrait verser entre 2 et 8 milliards d’indemnisation à Mittal. Mais si on ne faisait rien, la perte de souveraineté industrielle serait inestimable », souligne Aurélie Trouvé (LFI). « Il est important de montrer que la nationalisation n’est pas un coût, mais un investissement. C’est même la possibilité pour l’État de réinvestir », assure de son côté Fabien Roussel (PCF). « La classe politique se doit d’être courageuse sur le sujet », résume Sophie Binet.


 


 

Mais à quoi sert
le ministre de l’industrie ?

Martine Orange sur www.mediapârt.fr

Alors que les plans sociaux et les fermetures de sites industriels s’enchaînent, le risque d’une désindustrialisation irréversible du pays n’est plus à écarter. Pourtant, le ministre de l’industrie Marc Ferracci n’en dit rien, et n’esquisse aucune stratégie pour contrer le désastre possible.

La riposte a fusé en un instant. « Mais à quoi sert le ministre de l’industrie ? », s’est exclamée la secrétaire nationale des Écologistes, Marine Tondelier, en réponse à une question sur ArcelorMittal lors de l’émission « Questions politiques », le 27 avril. En quelques mots, la responsable à la veste verte a mis des mots sur un malaise grandissant. De plus en plus d’acteurs économiques et industriels ou d’observateurs se la posent, tant ce ministère semble déserté. Que ce soit sur un dossier particulier ou sur une filière entière, il paraît incapable d’articuler une quelconque stratégie.

Alors que les plans sociaux s’enchaînent dans l’automobile et ses sous-traitants, dans la chimie, dans la sidérurgie et dans bien d’autres secteurs industriels, l’exécutif ne dit rien. Pas un mot. Lors des questions au gouvernement, les ministres du travail et de l’industrie se contentent de botter en touche. Leurs réponses sont convenues, inutilement polémiques parfois, et surtout n’engagent à rien.

« Nous agissons », a ainsi soutenu le ministre de l’industrie, Marc Ferracci, le 29 avril en réponse à une question sur le sort d’ArcelorMittal. Pour quoi faire ? Avec quel objectif ? Pas la moindre précision n’est donnée, si ce n’est lutter contre les surcapacités et le dumping chinois. On se dépêche de passer à autre chose.

L’effacement actuel du ministère de l’industrie répond à un calcul politique, à en croire certains observateurs. Ne pas parler des fermetures de sites, des défaillances d’entreprises revenues à leur plus haut niveau, des suppressions d’emplois par milliers est un moyen d’invisibiliser les drames en cours. Et de désamorcer par avance les conflits sociaux éventuels. C’est surtout une façon de mettre sous le tapis l’échec de la politique de l’offre menée par les gouvernements d’Emmanuel Macron depuis huit ans, dont Marc Ferracci, proche du président, fut l’un des inspirateurs.

Point de non-retour

Mais ces petits calculs politiques peuvent-ils se justifier face au désastre qui se dessine ? Car il ne s’agit pas de simples ajustements conjoncturels ou de restructurations limitées : nous assistons à une destruction de l’industrie d’une ampleur comparable à celle de la fin des années 1970 et du début des années 1990, dont les conséquences économiques, sociales et territoriales ont été parfaitement documentées.

Alors que la France affiche déjà le plus bas taux d’industrialisation en Europe, peut-on se contenter de regarder ces disparitions sans doute irréversibles sans rien dire ? Car ce ne sont pas seulement des activités qui disparaissent, mais aussi des savoir-faire, des brevets, des compétences… tout ce qui forme des écosystèmes permettant à une industrie de se développer.

Dès l’automne, la CGT avait sonné l’alarme sur l’ampleur des plans sociaux annoncés, se demandant si l’industrie n’allait pas atteindre un point de non-retour. Mais cela n’a provoqué aucune réaction au ministère. Aucun plan, aucune mesure d’anticipation ne semble avoir été étudiée.

À chaque nouveau plan social ou fermeture d’usine, le ministre de l’industrie reçoit les dirigeants concernés, les représentants sociaux, parfois les élus des territoires touchés. Il enregistre les doléances et les propositions, selon un ballet parfaitement chorégraphié. Et puis rien.

La seule grande action revendiquée par Marc Ferracci est d’avoir poussé les instances européennes à adopter un « plan acier » contre les ambitions chinoises. Présenté par le très évanescent commissaire européen à l’industrie Stéphane Séjourné, ce plan tient du service minimum. Il ne prévoit ni taxe carbone renforcée aux frontières, ni mesures anti-dumping. Et même les quotas des importations d’acier chinois aux frontières, un temps de 15 %, ont été portés à 30 %.

Désertion stratégique

Penser que la question industrielle puisse se résoudre au seul niveau européen est de toute façon un leurre. Il faut aussi une volonté, une stratégie au niveau du pays, ce que d’autres membres de l’Union européenne (UE) ont bien compris et tentent de mettre en œuvre. Mais en France, hormis les grands-messes, les sommets internationaux et autres Choose France où l’on se gargarise de grands mots et de visions planétaires, rien ni personne – de la base au sommet de l’exécutif – ne permet d’entrevoir les projets, les programmes ou les ambitions que le pouvoir nourrit.

Matignon semble incapable d’exprimer la moindre vision. Bien qu’ayant été pendant trois ans haut-commissaire au plan, poste censé apporter une approche de long terme et dégager des grands enjeux stratégiques, le premier ministre François Bayrou n’a jusqu’à présent donné aucune orientation industrielle ou économique, en dehors de la simplification et de la suppression des normes.

Le ministre de l’industrie reste, lui, fidèle à la feuille de route présidentielle. Alors que le secteur automobile, épine dorsale de l’industrie en Europe, connaît une crise qualifiée de centenaire, aucun plan public depuis l’annonce d’un « airbus de la batterie électrique » – en 2019 – n’a été présenté pour aider ce secteur à se renforcer, à traverser cette crise et à s’adapter à la nécessaire transition écologique.

Le même constat peut être dressé pour tous les autres secteurs. Le ministre n’a rien à dire sur la défense, la chimie, la machine-outil, les transports, la construction. Et l’on ne parle même pas de secteurs considérés désormais comme secondaires par le ministère, comme le textile ou le bois.

Il n’existe pas davantage de projets transversaux, comme l’aide à la robotisation, ou sur la façon d’utiliser de façon raisonnée et adaptée l’intelligence artificielle. Il n’y a pas plus de réaction chez le ministre quand le gouvernement annonce, au nom de la rigueur budgétaire, les baisses de crédit pour la recherche ou la formation, alors que l’industrie de demain aura plus besoin que jamais de chercheurs, d’ingénieurs et de techniciens si elle veut encore exister.

Dans l’intitulé de son portefeuille, Marc Ferracci est aussi ministre chargé de l’énergie. Mais là encore, sur ce sujet essentiel qui est pourtant le soubassement de toute politique industrielle, le ministre de l’industrie ne paraît guère présent. Sa seule préoccupation semble être de permettre à quelques groupes électro-intensifs de mettre la main sur la rente du nucléaire historique d’EDF, quel que soit le prix pour le groupe public ou pour l’ensemble du pays.

L’a-t-on entendu une seule fois sur la nécessité de réformer le marché européen de l’énergie, structurellement dysfonctionnel et manipulé, comme l’a largement documenté le rapport Draghi ? Pour toutes ces questions et pour le reste, il s’en remet à sa collègue ministre de la transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher.

En trente ans, les résultats de cette doxa sont là : la France a connu la plus forte désindustrialisation de tous les pays développés.

« Tant que l’industrie et l’énergie resteront à Bercy, il ne se passera rien. C’est l’inspection des finances qui commande », analyse un connaisseur des cercles de pouvoir. Depuis le démantèlement du ministère de l’industrie par le très libéral Alain Madelin à la fin des années 1980, celui-ci est passé sous le contrôle du ministère des finances et a perdu une grande partie de son autonomie et de son expertise. Tous ceux qui ne partageaient pas les vues de Bercy, à commencer par les universitaires, en ont été exclus.

En trente ans, les résultats de cette doxa sont là : la France a connu la plus forte désindustrialisation de tous les pays développés. Mais l’échec patent de cette politique n’a pas amené le ministère à s’interroger : dans un monde de plus en plus fragmenté et bousculé, il prône toujours la mondialisation heureuse, le soutien aux champions mondiaux et les nécessaires délocalisations.

Entourés des mêmes conseils – McKinsey, Roland Berger, Accenture et autres –, les membres du ministère continuent à dispenser les mêmes schémas. Et sont persuadés que les dirigeants des groupes font toujours les meilleurs choix et sont les meilleurs stratèges.

De Carlos Ghosn à Carlos Tavares en passant par Serge Tchuruk , Anne Lauvergeon ou Gérard Mestrallet, les exemples d’erreurs magistrales et de choix fatals abondent. Mais il ne saurait être question de poser la question taboue de la compétence de certains dirigeants. Par nature, ces derniers savent mieux que tous les autres. Et le ministère de l’industrie n’est là que pour les servir, surtout pas pour discuter leurs choix, encore moins pour leur opposer des options inverses.

Un actif comme un autre

Tous les représentants du personnel et les élus locaux rapportent la même expérience quand ils ont eu à côtoyer le ministre de l’industrie, les membres de son cabinet, le Comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri) ou les responsables des directions régionales de l’industrie, de la recherche et de l’environnement (Drire). Lors d’une fermeture d’usine ou de licenciements massifs, ils ont été écoutés poliment et ont pu présenter leur plan. Mais à la fin, tous ont le sentiment de s’être fait « balader ».

Pour tous ces représentants du ministère, le seul souci tangible est que le plan social en cours ou la fermeture d’un site industriel ne se transforme pas en conflit social majeur, fasse la une des journaux et devienne un sujet politique. Alors, ils font pression pour que les dirigeants paient plus que les sommes dues en cas de licenciement pour acheter la paix sociale. Pour le reste ? Le maintien d’une activité industrielle, la disparition de maillons essentiels, la prise de contrôle de propriétés intellectuelles sous pavillon étranger, ce n’est pas leur problème.

En huit ans, le ministère de l’industrie n’a pas utilisé une seule fois le décret Montebourg de mai 2014, qui permet de bloquer le rachat d’entreprise par des capitaux étrangers non européens quand l’activité est jugée stratégique. Il est vrai que ce décret est considéré comme un chiffon rouge par Emmanuel Macron : il avait été pris pour bloquer le rachat des activités d’Alstom par General Electric, que ce dernier soutenait en sous-main depuis des mois.

Le ministère n’a pas non plus eu recours à la directive européenne sur le contrôle d’activités stratégiques par des capitaux étrangers non européens, préférant regarder filer le Doliprane, Latecoere, Vencorex et tant d’autres, plutôt que de prendre une mesure qui pourrait entacher « l’attractivité de la France ».

Le cas de Pierre-Olivier Chotard illustre à lui seul l’état d’esprit qui règne dans le ministère de l’industrie : secrétaire général du Ciri, il vient de partir pantoufler chez Rothschild – sans passer par la case de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) – pour s’occuper des fusions-acquisitions. Pour lui, l’entreprise est un actif comme un autre, à vendre, à acheter, à malaxer dans tous les sens pour en extraire des profits et des commissions. Quitte à la laisser détruire s’il le faut, selon les lois darwiniennes du marché.

Les protégés et les autres

De toute façon, se demandent les soutiens du gouvernement, comment mener une politique industrielle dans une période d’austérité budgétaire ? D’emblée, le gouvernement a exclu de toucher les 200 milliards d’euros distribués sans contrepartie à toutes les entreprises, pour les réorienter de façon plus efficace.

Des budgets ont bien été sanctuarisés ces dernières années pour soutenir le développement de certains projets industriels, notamment sur les nouvelles technologies. Le projet France 2030, piloté par Bruno Bonnell, un autre ami du président, a ainsi hérité d’une enveloppe de 5,4 milliards d’euros à dépenser sur cinq ans pour soutenir l’innovation.

Mais la Cour des comptes est incapable d’évaluer ses dépenses et leur pertinence. « Aucun de ces documents ne fournit encore la vision consolidée et transversale des investissements effectivement réalisés et en cours », écrit l’institution, comme l’a rapporté La Lettre.

Le contre-exemple industriel de l’usine d’aluminium de Saint-Jean-de-Maurienne

Elle était condamnée, sans sauvetage possible, ainsi que tous ses propriétaires successifs l’ont affirmé : du canadien Alcan après avoir racheté Pechiney, au géant minier Rio Tinto après son OPA sur Alcan. Le cabinet de conseil Roland Berger l’a aussi confirmé, organisant un premier plan de restructuration dès 2011, destiné à mener le site à l’extinction.

Le ministère de l’industrie en était aussi convaincu : il n’y avait plus rien à faire pour sauver l’usine d’aluminium de Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie), contrairement à ce que soutenaient ses salarié·es. Malgré les prix très bas de l’électricité consentis par EDF, l’usine ne pouvait pas être viable au plan international. D’ailleurs, aucun repreneur ne se manifestait.

L’arrivée d’Arnaud Montebourg au ministère du redressement productif en 2012 a interrompu la spirale fatale. Après une visite sur place, le ministre décide de mobiliser tous les moyens pour sauver le site, contre l’avis de ses équipes. Le groupe familial industriel allemand Trimet se déclare intéressé et, à l’été 2013, conclu un accord pour reprendre l’usine à hauteur de 65 % (EDF apportant les 35 % restants).

Repensée et réorganisée, gérée de façon prudente et classique, « sans dépendre des banques », l’usine est depuis repartie. Malgré la compétition acharnée sur le marché mondial de l’aluminium, malgré les droits de douane imposés sur les exportations vers les États-Unis, la productivité de l’usine est en hausse et ses salarié·es parmi les mieux payés de France.

La même opacité entoure les actions de la Banque publique d’investissement (BPI), créée pour apporter des financements aux projets de création et de développement des entreprises. Certains y ont un accès direct, à l’instar de Mistral AI, entreprise spécialisée dans l’intelligence artificielle générative qui a obtenu une centaine de millions d’euros de crédit trois semaines seulement après sa création. D’autres doivent attendre trois mois pour avoir un rendez-vous et beaucoup se voient refuser une aide.

Aucun bilan de ces subventions n’étant disponible. Faut-il comprendre – comme le soupçonnent certains – qu’il y a les protégés et les autres ? Les repreneurs de Vencorex, qui demandaient quatre semaines supplémentaires et une aide de 40 millions pour monter leur projet de reprise en coopérative avec le soutien des collectivités locales et des fonds régionaux, se sont vu opposer un refus net. « Parce que l’État n’est pas assuré de retrouver son argent au bout de cinq ans », a justifié Marc Ferracci.

Au même moment, la Caisse des dépôts, CNP Assurances et la BPI ont volé au secours de la direction de Veolia, menacée par la Caixa à la suite d’un différend sur la filiale d’eau espagnole du groupe – reprise après l’OPA sur Suez. En quelques jours, ces grands institutionnels ont mobilisé environ 1 milliard d’euros pour prendre 5 % du capital de Veolia.

Le groupe est, il est vrai, un dossier prioritaire pour l’Élysée depuis des années. Mais  le sauvetage du dirigeant d’un grand groupe est-il vraiment la priorité du moment? Est-ce ce type de mesure que l'exécutif imagine pour reconstruire un outil de production compétitif ?

    mise en ligne le 14 mai 2025

Chaque jour compte :
le tic-tac résonne à Gaza

Maud Vergnol sur www.humanite.fr

L’histoire jugera les soutiens au génocide en cours en Gaza. Après les bombardements, les déplacements forcés, les humiliations, le gouvernement d’extrême droite israélien utilise la faim comme arme de guerre, avec une cruauté sans limites, qui laisse peu de doute sur ses intentions. Cette situation terrifiante a beau être rigoureusement documentée par de nombreuses ONG, hier encore par Médecins du monde, les acharnés du soutien inconditionnel à Israël continuent de nier les crimes contre l’humanité en cours à Gaza et en Cisjordanie.

« Je pense qu’il n’y a pas de famine à Gaza, a osé Arno Klarsfeld. S’il y avait une famine, il y aurait des milliers d’enfants dénutris et maigres comme les images de survivants de camps de concentration, ce n’est pas ce que je vois. » Ce sommet d’obscénité n’est malheureusement pas anecdotique. Passons sur la comparaison suggérée avec les camps nazis, dont ceux qui en usent ne semblent pas réaliser le mal qu’ils font à la mémoire de la Shoah.

Mais puisque Arno Klarsfeld et ses amis lepénistes du Rassemblement national font mine de ne pas voir, nous avons choisi de leur montrer la réalité. Dure, insoutenable. Celle d’enfants gazaouis aux joues creusées, la peau sur les os. À quel point faut-il être aveuglé par la haine pour ne pas avoir blêmi depuis le début des bombardements israéliens face aux images de mères palestiniennes tenant leur enfant sans vie dans leurs bras ? À Gaza, rapportait une ONG dans The Guardian en décembre, 96 % des enfants pensent que leur mort est imminente et 49 % souhaitent mourir.

Chaque jour compte. Le tic-tac résonne à Gaza. L’inertie des dirigeants européens en est d’autant plus insupportable. Ici et là, parfois bien tardivement, des voix commencent à s’élever et de plus en plus de personnalités osent enfin dénoncer les crimes du gouvernement Netanyahou. Tant mieux !

Tout ce qui peut contribuer à mettre fin au calvaire des Palestiniens est bon à prendre. Mais il faudra plus que des paroles et des symboles. L’Union européenne n’a encore formulé aucune menace de sanctions, aucune révision de l’accord d’association avec Israël. La lâcheté et les bons sentiments sont inefficaces contre la faim.


 

En Syrie, Israël harcèle des agriculteurs déjà fragilisés par la sécheresse

Par Pauline Vacher et Charles Cuau sur https://reporterre.net/

Dans le sud de la Syrie, les agriculteurs de la vallée du Yarmouk vivent sous la menace constante des incursions militaires israéliennes. Depuis décembre, ils sont privés d’accès à leurs terres et confrontés à une crise de l’eau.

Kowaya et Al-Qoseyr (vallée du Yarmouk, Syrie), reportage

Depuis les hauteurs du village de Kowaya, Adnan (le prénom a été modifié) observe à distance ses champs de concombres, en contrebas dans la vallée du Yarmouk, aux portes du Golan annexé et de la Jordanie. Trop dangereux pour lui d’y descendre. « Je préfère envoyer mes fils. Ils sont jeunes et pourront courir si les Israéliens débarquent », dit-il avec un regard inquiet tourné vers la Jazira.

Cet ancien poste-frontière syrien a été reconverti en base militaire par les troupes israéliennes quelques jours après la chute du régime de Bachar el-Assad, en décembre 2024. Comme la plupart des habitants de ce village agricole, Adnan vit désormais dans la crainte des incursions de l’armée israélienne.

Le 8 décembre, le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, a unilatéralement mis fin à « l’accord de désengagement » de 1974 entre Israël et la Syrie, qui instaurait une zone tampon démilitarisée entre les deux pays, séparant le Golan annexé de la Syrie. Les troupes israéliennes ont, au mépris du droit international, pris possession de cette zone, s’avançant également en territoire syrien. Depuis la base de la Jazira, elles mènent régulièrement des incursions dans la vallée du Yarmouk.

« Si les soldats vous trouvent dans vos champs, ils vous emmènent »

Le 25 mars à Kowaya, des bombardements israéliens ont tué au moins six personnes, dont une femme, selon le ministère des Affaires étrangères syrien. Une tentative d’incursion des forces israéliennes dans le village avait alors provoqué des affrontements avec des habitants armés. Face à l’intensité des bombardements, plusieurs familles ont fui vers les villages voisins. À Nawa, le 3 avril, neuf Syriens ont été tués lors d’affrontements avec l’armée israélienne, venue se positionner à proximité du barrage d’Al-Jabaliya.

Le prétexte d’une menace sécuritaire

Cette région rurale, où les familles dépendent quasi exclusivement de l’agriculture, est éminemment stratégique pour Israël. Depuis que ses troupes ont pris possession de la zone tampon, l’État hébreu cherche à l’étendre de facto à l’intérieur du territoire syrien en réalisant des incursions sur quelques kilomètres pour faire fuir les agriculteurs. Officiellement, il s’agit de démilitariser la zone et de désarmer les populations locales. Les habitants répliquent qu’ils ne possèdent que des fusils de chasse destinés à protéger leurs champs des sangliers. Pour les hommes du village, l’objectif du pays voisin est clair : prétexter une menace sécuritaire pour les chasser et occuper leurs terres.

« Si les soldats vous trouvent dans vos champs, ils vous emmènent. Ensuite, vous êtes interrogé pendant un ou deux jours sur la présence d’armes, puis relâché », raconte Enad (le prénom a été modifié), également agriculteur dans le village de Kowaya. Certains agriculteurs arrêtés par l’armée israélienne ont été contraints de signer une déclaration leur interdisant de retourner sur leur exploitation. Les anciens détenus refusent de s’exprimer. Il leur a été explicitement interdit de parler aux journalistes sous peine d’une nouvelle arrestation.

« Ils viennent au moins deux fois par semaine, dit Adnan. C’est impossible de travailler dans ces conditions. » Pour que ses concombres soient vendables, ils doivent avoir la bonne taille, donc être récoltés très régulièrement. Alors, quand vient ce moment, ses fils se précipitent pour couper ce qu’ils peuvent, quitte à laisser des légumes sur place pour les récupérer un autre jour. « Habituellement, on dort sur place pour protéger les champs des sangliers, mais maintenant, c’est trop dangereux », raconte Adnan.

« Depuis qu’Israël occupe la ville, plus une goutte d’eau ne nous parvient »

Aux incursions israéliennes, s’ajoute une pénurie d’eau croissante. Tout le long de la vallée du Yarmouk, l’irrigation dépend de la rivière éponyme, des nappes phréatiques et des barrages. Or, à cause du changement climatique, les pluies se font rares. Le barrage de Saham al-Golan, qui alimente le sud de la région, est désormais quasiment à sec. « Cette année, il n’y a eu aucune pluie. Les barrages ne se sont pas remplis et une grosse partie de mes plants sont morts », se désole Hani Al-Jamaoui, un agriculteur du village d’Al-Qoseyr, un peu plus en amont.

Saham al-Golan dépend en partie du ruissellement du barrage d’Oum Al-Adham, situé dans le Golan et sous contrôle israélien depuis décembre. « Depuis qu’Israël occupe la ville, plus une goutte d’eau ne nous parvient, affirme Anwar Al-Jamaoui, cousin de Hani, qui cultive également des terres. Tous les villages et les exploitations voisines sont asséchés. » Désemparés, Hani et d’autres agriculteurs de la région se sont tournés vers le responsable des ressources en eau du gouvernorat de Deraa, espérant qu’il puisse s’entretenir avec les autorités israéliennes. Ils demandaient la réouverture du barrage d’Oum Al-Adham, comme c’est censé être le cas en période de sécheresse, mais cette requête est restée sans réponse.

Enjeux géopolitiques

Hani possède aussi des champs en contrebas de la vallée du Yarmouk, à la frontière jordanienne. Pour les irriguer, il dépend du barrage d’Al-Wehda, situé à cheval entre les deux pays. Sous le régime de Bachar el-Assad, l’accès à cette zone sensible était strictement contrôlé. Désormais, la situation s’est assouplie, mais le niveau de l’eau a drastiquement baissé. La Jordanie puise davantage que ce que le barrage peut réellement fournir, tandis que la Syrie construit de petits barrages en amont et pompe dans les nappes phréatiques.

Résultat : le niveau du Yarmouk baisse et les tensions montent entre Amman et Damas. Pour Hani, cela se traduit par une irrigation de plus en plus incertaine, qui menace ses récoltes. Par ailleurs, bien que les opérations militaires israéliennes n’aient pas pour but officiel de s’emparer de l’eau du Yarmouk, il est un enjeu stratégique pour l’Etat hébreu, car le fleuve est l’affluent majoritaire du Jourdain, essentiel à son approvisionnement en eau.

« Ici, tout est détruit. Il n’y a plus d’école, plus de services, plus rien »

Certains agriculteurs plus aisés ont installé des pompes pour puiser l’eau des nappes ou du barrage d’Al-Wehda et la faire remonter vers les cultures. Mais une fois les installations en place, il faut encore acheter le carburant nécessaire à leur fonctionnement, dont le prix a explosé. Quelques familles ont opté pour des panneaux solaires, mais il faut souvent se regrouper à deux ou trois pour réunir les fonds nécessaires. « Je n’ai pas les moyens d’un tel investissement, j’arrive déjà à peine à m’en sortir, dit Hani, en montrant la vitre brisée de son salon qu’il ne peut réparer. Ici, tout est détruit. Il n’y a plus d’école, plus de services, plus rien. »

À l’entrée de Kowaya, trois carcasses de char rouillent au bord de la route, vestiges des combats entre l’ancien régime et l’État islamique, qui se sont affrontés ici jusqu’en 2018. « Les chefs locaux ont demandé à Damas de les enlever, mais le gouvernement n’ose pas intervenir à cause d’Israël », regrette Hani. Beaucoup ont le sentiment que le nouveau président par intérim, Ahmed Al-Charaa, privilégie la stabilité régionale à leur existence.

Alors, pour assurer leur sécurité, les hommes et les jeunes du village organisent leurs propres patrouilles. Mais le sentiment d’abandon est palpable. « On a demandé de l’aide aux nouvelles autorités de Damas. On nous a répondu de ne pas provoquer les Israéliens », déplore Enad, amer. Ils se sont aussi tournés vers les postes locaux des Nations unies. En vain.

L’avenir semble bouché. Les incursions israéliennes empêchent l’accès aux terres, l’eau devient rare et les infrastructures sont en ruine. À Kowaya comme dans les villages voisins, certains envisagent de partir. Adnan, lui, n’a pas encore les moyens de fuir, mais il économise et prévoit de vendre son exploitation, « au rabais s’il le faut ».

   mise en ligne le 13 mai 2025

L’Europe sacrifie l’Asie centrale pour trouver son énergie « verte »

par Manon Madec sur https://reporterre.net/

L’Union européenne multiplie les investissements visant des minerais et la production d’énergie en Asie centrale. Malgré son discours sur une stratégie « gagnant-gagnant », l’environnement et les populations locales sont menacés.

Almaty (Kazakhstan), correspondance

À l’ouest du Kazakhstan, des bancs de sable remplacent la mer Caspienne, tandis qu’à Karaganda, dans le centre du pays, la neige vire au noir chaque hiver. En Ouzbékistan, le désert de Kyzylkoum grignote les terres autrefois fertiles de la région de Navoï. L’Asie centrale porte les stigmates de décennies d’exploitation pétrolière, gazière et minière. Pour la population, les ressources ne sont pas non plus une bénédiction : depuis les années 1990, leur exploitation est contrôlée par les majors étrangères et les élites locales, qui se partagent les rentes.

Aujourd’hui, ce sont les ressources dites « vertes » qui attirent l’attention sur la région. Lithium, nickel, uranium, terres rares : l’Asie centrale regorge de matières premières critiques, utilisées pour fabriquer des technologies bas carbone. Et ce n’est pas tout : avec son potentiel solaire, éolien et hydraulique, l’Asie centrale est un terrain idéal pour produire de l’hydrogène vert, qualifié ainsi car obtenu par électrolyse de l’eau, un procédé réalisé à partir d’énergies renouvelables et peu émetteur de CO2.

Ces ressources subiront-elles le même sort que les hydrocarbures ? Aujourd’hui, les États de la région les mettent aux enchères, en quête d’investisseurs qui ne se contentent pas de les extraire, mais participent aussi à la montée en gamme de l’industrie locale. Et ça, l’Union européenne (UE) l’a bien compris. À Samarcande (Ouzbékistan), lors du sommet UE-Asie centrale du 4 avril, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a promis des « partenariats mutuellement bénéfiques », fondés sur la création d’industries locales et d’emplois, ainsi que la production et l’exportation d’énergie verte.

Lithium kazakh et uranium ouzbek

Bénéfiques, ces projets le seront à coup sûr pour l’Europe, dont la demande en matériaux critiques ne fera qu’augmenter, prévient la Commission, alors que l’offre, elle, reste très restreinte. Échanger avec l’Asie centrale réduirait sa dépendance à la Chine, son principal fournisseur. Depuis les accords signés avec le Kazakhstan en 2022 et l’Ouzbékistan en 2024, elle a déjà investi dans le graphite et le cuivre via ses bras financiers, la Banque européenne d’investissement et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement. Elle ne cache pas son intérêt pour les terres rares. En parallèle, l’Allemagne lorgne le lithium kazakh pour ses batteries. La France, qui importe déjà de l’uranium du Kazakhstan, accélère la production en Ouzbékistan.

Pour alimenter ses industries avec de l’énergie « propre », l’UE compte importer 10 millions de tonnes d’hydrogène vert par an dès 2030, dont 2 millions du Kazakhstan. En 2023, l’entreprise germano-suédoise Svevind a investi dans un gigantesque site de production à Mangystau, près de la mer Caspienne.

Doté de parcs éoliens et solaires, le site produirait, dès 2030, 40 gigawattheure d’électricité, sans compter celle issue de l’électrolyse. « C’est plus que la capacité actuelle de tout le pays, dit Vadim Ni, fondateur de l’ONG Save the Caspian Sea. Mais la totalité servira à produire l’hydrogène exporté vers l’Allemagne. »

« Les partenariats n’auront aucun effet sur la transition énergétique d’Asie centrale »

De cette énergie verte produite sur son sol, le Kazakhstan ne verra pas la couleur. Pour en bénéficier, il faudrait moderniser un réseau électrique hérité de l’époque soviétique, conçu pour des centrales à charbon et inadapté aux renouvelables. Des investissements considérables qui ne sont pas, pour l’instant, à l’agenda européen.

Le pays, à l’instar de l’Ouzbékistan, aurait pourtant besoin d’accélérer sa transition. L’électricité y est toujours produite au charbon pour l’un, au gaz pour l’autre. En 2024, alors qu’il a les objectifs de réduction des émissions de CO2 les plus ambitieux de la région, le Kazakhstan a investi davantage dans de nouvelles capacités charbon que dans les renouvelables, rapporte le Global Energy Monitor.

Une dépendance aggravée par l’exploitation des matières critiques. Car les usines de transformation des minerais tournent au charbon, explique Dimitry Kalmykov, directeur du musée écologique de Karaganda. « Les partenariats n’auront aucun effet sur la transition énergétique d’Asie centrale », affirme Vadim Ni.

« Préjudice irréversible à la biodiversité »

Pire encore, « les projets extractifs menacent d’accroître une pollution de l’air déjà critique », s’inquiète Dimitry Kalmykov. Cendres, métaux lourds, ammoniac : plusieurs études, dont une communication scientifique présentée en 2020, établissent un lien direct entre industrie minière et dépassement des seuils toxiques.

Quant au projet hydrogène, Kirill Ossin, fondateur de l’ONG EcoMangystau, prévient qu’il risque de porter un « préjudice irréversible à la biodiversité ». Construit dans la réserve naturelle d’Ustyurt, dans le sud-ouest du Kazakhstan, le parc détruirait l’habitat des gazelles et couperait les corridors empruntés par l’aigle des steppes, le koulan — un âne sauvage — et le léopard de Perse.

Il ne subsiste à l’état sauvage que 1 000 léopards de Perse, dont le milieu naturel est menacé par un projet d’extraction d’hydrogène vert au Kazakhstan. Wikimedia Commons / CC BY-SA 2.0 DE / Marcel Burkhard

S’y ajoute la saumure issue du dessalement de l’eau de mer, nécessaire à l’électrolyse. Plus chaude et plus salée que l’eau d’origine, elle pourrait perturber les écosystèmes marins si elle était rejetée dans la Caspienne. Une étude de faisabilité commandée par le gouvernement allemand, coécrite par Svevind, évoque un traitement « durable » des rejets, sans en préciser les modalités.

Vieux réflexes extractivistes

Les habitants aussi pourraient en faire les frais, car neuf litres d’eau seront pompés pour produire chaque kilo d’hydrogène, dans une région aride où l’accès à l’eau est déjà conflictuel. Les scientifiques tirent la sonnette d’alarme : la mer Caspienne a baissé de deux mètres en vingt ans, et pourrait en perdre jusqu’à 14 de plus d’ici à la fin du siècle. C’est la pêche, l’agriculture et la consommation domestique qui sont menacées.

L’étude allemande admet une « situation critique » et reconnaît que l’hydrogène « accentuera la pression sur les ressources en eau ». Anticipant les critiques, l’UE a lancé le plan d’investissement Team Europe pour améliorer la gestion de l’eau. Cependant, signalent certains chercheurs : les financements sont insuffisants et sa mise en œuvre repose sur la bonne volonté des élites locales.

« La transparence se réduit, l’information ne circule pas et les citoyens ne sont pas consultés »

Malgré leurs zones d’ombre, les projets ne sont pas rejetés en bloc par les activistes. Sous conditions, ils admettent qu’ils pourraient profiter à la transition comme aux habitants. « C’est un projet prometteur, attractif, avec des retombées économiques importantes », reconnaît Kirill Ossin à propos de l’hydrogène. Mais tous dénoncent l’approche européenne qui perpétue les vieux réflexes extractivistes, par « peur de passer à côté de ressources dont elle a besoin », dit Mariya Lobacheva, directrice d’Echo, une ONG kazakhe pour la transparence et la participation citoyenne.

Craintes d’une répétition du scénario des années 1990

Vadim Ni regrette que l’UE « s’en remette aux autorités locales, alors même qu’elles ne sont pas toujours compétentes ». En 2021, le Kazakhstan s’est doté d’un Code de l’environnement censé contraindre les entreprises à limiter leur empreinte écologique. Mais, faute de moyens, « le système d’évaluation environnementale stratégique n’est pas appliqué », explique-t-il.

Derrière la vitrine démocratique, Mariya Lobacheva fait un constat amer : « La transparence se réduit, l’information ne circule pas et les citoyens ne sont pas consultés. » La société civile peine donc à jouer un rôle de garde-fou. « Personne ne fait pression sur les investisseurs ou le gouvernement. Les gens ne croient pas à leur capacité à changer les choses », dit Dimitry Kalmykov.

Mariya Lobacheva redoute une répétition du scénario des années 1990, lorsque les contrats signés avec les majors pétrolières ont été conclus sans consultation publique. Même les emplois promis par l’UE ne réveillent pas son enthousiasme : « Il n’y a aucune transparence sur les conditions et les niveaux de qualification des postes réservés aux Kazakhs. »

Pour convaincre l’Asie centrale de ses bonnes intentions, l’UE doit passer à l’acte. En commençant par ouvrir le dialogue avec les habitants, scientifiques et écologistes, « seule façon de garantir des partenariats gagnant-gagnant », affirme Kirill Ossin.

   mise en ligne le 13 mai 2025

Jean-François Tamellini, syndicaliste belge : « Derrière la course aux armements, le véritable enjeu est la répartition capital-travail »

sur www.humanite.fr

Sous la houlette de la Commission européenne, les Vingt-Sept ont engagé une course aux armements. Les syndicalistes du continent livrent des clés pour la construction d’une économie de paix. Par Jean-François Tamellini, Secrétaire général de la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB) wallonne.

(Les intertitres et la mise en gras sont du fait de 100-paroles)

Guerre, racisme et néofascisme  pour masquer l’échec du capitalisme ?

Massacres à Gaza, en Ukraine et au Soudan, avènement de l’extrême droite et de la ploutocratie, surenchère agressive et cacophonie médiatique trumpistes, protectionnisme nationaliste, austérité budgétaire et guerre aux pauvres… Une fois de plus, et comme toujours, le capitalisme nous mène droit dans le mur. Et ne nous propose comme seule sortie de crise que la fuite aveugle dans la guerre économique et l’économie de guerre.

La seconde élection de Trump a marqué un tournant. Une véritable guerre culturelle a été engagée par l’internationale réactionnaire. La fenêtre d’Overton s’est transformée en baie vitrée, les cordons sanitaires sont rompus et la droite « classique » poursuit sa mue vers l’extrême droite. La technique utilisée est la montée des nations les unes contre les autres. Patriotisme économique et nationalisme culturel sont imposés comme des références absolues.

L’étranger, l’étrangère, toute personne considérée comme différente est présentée comme un danger. Les luttes pour l’égalité et la justice sociale sont traitées de « wokistes », la nouvelle insulte passe-partout des réactionnaires. Une cacophonie et un confusionnisme savamment entretenus pour dissimuler le véritable enjeu : la répartition capital-travail.

Cette guerre culturelle n’a en effet qu’un objectif : relancer les politiques néolibérales et la course à la maximisation des profits. En s’attaquant à tout ce qui pourrait freiner la captation de parts de marché par les actionnaires privés : services publics, sécurité sociale, syndicats, mutuelles, ONG, associations luttant contre les discriminations… Dans ce contexte troublé et inquiétant, on nous enjoint d’ailleurs de préparer des kits de survie, mais aussi et surtout de repenser notre modèle industriel à l’aune du réarmement.

En Belgique, le ministre de la Défense – un nationaliste flamand flirtant ouvertement avec l’extrême droite – prône la reconversion de l’usine Audi à Forest 1 en une usine d’armement. Une fuite en avant militariste sans projet politique, social ou industriel sérieux, mais qui fait le bonheur – et les clics – des sites d’actualité en continu et de leurs réseaux.

Politique de défense et protectionnisme : oui éventuellement, mais au service de qui ...

Soyons clairs, adopter une stratégie de défense est important. La stabilité et la sécurité sont des conditions de base pour construire ou consolider des démocraties. Une politique industrielle publique de l’armement, régulée et coordonnée au niveau européen, pourrait être déployée, dans une logique semblable à celle qui avait mené à la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca) au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Mais il y a une énorme différence entre une stratégie de défense visant à favoriser les conditions de paix entre États et une politique va-t-en-guerre visant à enrichir les actionnaires privés d’entreprises d’armement.

Soyons clairs, encore : le protectionnisme, dans le système capitaliste actuel, ne doit pas être un tabou. Encore faut-il qu’il soit pensé dans une optique de progrès social et environnemental. Si elles servent à freiner le shopping fiscal, social et environnemental des multinationales, à relocaliser l’économie, à garantir la souveraineté sur les besoins fondamentaux, et non à asservir d’autres peuples, les taxes ont clairement un rôle à jouer. Mais on est alors à l’opposé du modèle nationaliste de Trump.

Ces quarante dernières années, le démantèlement de l’industrie européenne est allé de pair avec celui des systèmes de sécurité sociale, entraînant une précarisation de l’emploi, des salaires et des conditions de travail. Pour affronter la guerre commerciale et financer le réarmement, les va-t-en-guerre libéraux voudraient aujourd’hui sabrer une fois de plus dans la sécurité sociale et les services publics. Militarisme et austérité, un beau projet d’avenir…

Le devoir de la gauche

Face à cette radicalisation de la droite, la gauche, dans son ensemble et sa diversité, doit reprendre les clefs du débat, réaffirmer ses valeurs et la pertinence de ses analyses. Remettre au premier plan le rapport de force capital-travail, en repensant le modèle sur la base des besoins fondamentaux des populations.

C’est sur cette base qu’avait été créée la Sécurité sociale après guerre, un modèle qui a permis aux corps de se redresser et à l’économie de se développer, grâce au travail de la classe ouvrière, parmi lesquels de nombreux travailleuses et travailleurs migrants. Il nous faut aujourd’hui aller plus loin et travailler à une transformation radicale de l’économie au service du progrès social, de la protection de l’environnement et du renforcement de la démocratie.

La guerre économique et l’économie de guerre ne sont que des impasses mortifères. Il est indispensable de recréer les vraies conditions qui assureront une paix durable au niveau mondial : le rétablissement d’un cordon sanitaire inviolable à l’égard de l’extrême droite et une meilleure répartition des richesses.

En ajoutant l’indispensable dimension environnementale aux conditions qui avaient rendu possible le pacte social d’après guerre, rappelant aux fous de ce monde que le combat pour préserver la planète prime sur leur capitalisme de guerre et leurs guerres commerciales. Revendiquer, militer et lutter pour une meilleure répartition des richesses doit être une priorité pour les forces de gauche. La réduction des inégalités et le progrès social sont les meilleures armes contre l’extrême droite, ses idées et ses logiques guerrières.

  1. L’usine Audi de Forest a été fermée en février dernier à la suite d’une décision de la multinationale, pourtant largement bénéficiaire, entraînant le licenciement de plus de 4 000 travailleuses et travailleurs employés de l’entreprise ou de sous-traitants. ↩︎

  mise en ligne le 12 mai 2025

Emploi : le chômage baisse
mais la pauvreté progresse

Marie Toulgoat sur www.huma.fr

Alors que le nombre de privés d’emploi a diminué entre 2015 et 2022, le nombre de personnes en précarité a, lui, augmenté. Les salariés en temps partiel ou en contrat court, ou encore en invalidité, sont en première ligne de cette dégradation.

« Je vous le dis en toute sincérité, réveillez-vous. Au moment où je vous parle, on est à 7 % de chômage. » En novembre 2023, Emmanuel Macron, dans une allocution, ravivait sa rengaine du plein-emploi, son objectif de parvenir à 5 % de chômage en 2027, coûte que coûte.

Loin du mythe que s’est construit le président sur les bienfaits de cette ambition, les faits sont têtus, et terribles pour les plus précaires. Selon une étude du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) publiée le 7 mai, la baisse du taux de chômage n’a guère signé le recul de la pauvreté. Au contraire, celle-ci et le sentiment de pauvreté alimenté par les Français ont continué de progresser.

En effet, selon le diaporama dressé par l’institution, alors que le chômage a baissé de 3 points entre 2015 et 2022, passant de 10,3 % à 7,3 %, le taux de pauvreté monétaire, lui, a augmenté. Le nombre de personnes vivant avec moins de 60 % du niveau de vie médian est passé de 14,2 % à 14,4 %.

La part des personnes devant renoncer à au moins cinq dépenses de la vie courante sur une liste de treize (par exemple, pouvoir accéder à internet, pouvoir avoir une activité de loisir régulière, chauffer son logement ou encore pouvoir acheter des vêtements neufs) est passée de 12,1 % à 13,1 %. Le sentiment de pauvreté s’est quant à lui envolé de plus de 6 points, passant de 12,4 % à 18,7 % parmi la population sur la même période.

Des microentrepreneurs et apprentis pauvres

Selon le CNLE, une des raisons est à trouver dans la nature des emplois créés entre 2015 et 2022. Car si le chômage a en effet reflué, les emplois créés n’ont pas tous été de qualité identique.

« De nombreux emplois créés n’ont pas entraîné une sortie de la pauvreté, que ce soit pour les actifs employés sous contrats temporaires et à temps partiel ou pour ceux sous le statut de microentrepreneur, qui sont restés pauvres monétairement dans l’emploi, ou pour les apprentis de l’enseignement supérieur, qui souvent vivaient déjà au-dessus du seuil de pauvreté avant d’être en emploi », notent ainsi les autrices de l’étude. En somme, l’objectif de réduction du nombre de chômeurs s’est fait par la généralisation d’emplois précaires, à temps partiel et mal rémunérés.

Ce sont précisément parmi ces employés précaires que les difficultés économiques et matérielles se font le plus criantes. « Les privations matérielles et sociales se sont considérablement étendues parmi les employés embauchés sur des contrats courts atteignant des taux comparativement élevés (15,5 % en 2015, 18,3 % en 2019 comme en 2021), les intérimaires (de 14,1 % à 23 %) et les chômeurs (de 34 % à 37 %) », détaille le rapport.

Si l’augmentation des difficultés touche les personnes en emploi de piètre qualité, les personnes inactives sont elles aussi à la peine. Ainsi, le taux de pauvreté a augmenté parmi les personnes retraitées, à mesure que la pension moyenne, en euro constant, a diminué de 2015 à 2022. Le taux de pauvreté des personnes ne pouvant travailler pour cause d’invalidité a lui aussi bondi. Il est passé de 26,8 % en 2015 à 36,7 % en 2022.

Une colère accrue chez les allocataires

Cette publication du CNLE apporte ainsi une lumière crue sur la politique de réduction du chômage menée par Emmanuel Macron. Les dernières réformes de l’assurance-chômage ont en effet eu pour principale conséquence de jeter dans la précarité les personnes privées d’emploi.

La réforme entrée en vigueur en 2021, par exemple, visait ainsi à revoir à la baisse le montant de l’allocation, en modifiant le mode de calcul du salaire de référence, sur lequel se base l’indemnisation, pénalisant les personnes dont la carrière a été la plus discontinue.

La même année, le nombre d’heures travaillées nécessaires pour pouvoir ouvrir des droits au chômage a été rehaussé, et la durée d’indemnisation rabotée. En plus d’accentuer la pauvreté des salariés et des personnes inactives, les politiques publiques entreprises par les gouvernements d’Emmanuel Macron – la dernière en date étant la réforme du RSA conditionnant l’octroi du minimum à des heures de travail – alimentent nombre de tensions.

Selon le CNLE, celle-ci est à mettre au compte des « problématiques d’information et d’accès aux droits des usagers, des besoins exprimés non satisfaits et des phénomènes de concurrence entre usagers ».

Ces discordes mènent même parfois au drame. Le 28 janvier 2021, une conseillère de France Travail (ex-Pôle emploi) a même été tuée par un usager à Valence (Drôme). La recrudescence des rendez-vous générée par les réformes de l’assurance-chômage, couplée au sous-effectif de l’administration, avait été pointée du doigt par les syndicats.

   mise en ligne le 12 mai 2025

« À ce rythme, on ne va pas vivre vieux ». Dans la Sarthe, le quotidien
d’un désert médical

Caroline Coq-Chodorge sur www.mediapart.fr

Dans l’ouest de la Sarthe, il y a trois fois moins de médecins que dans le reste de la France, et la plupart ont plus de 60 ans. La catastrophe sanitaire est déjà là, et va s’aggraver si rien n’est fait. Habitants et médecins réclament d’urgence une régulation de l’installation des médecins.

La Ferté-Bernard, Tuffé et Vibraye (Sarthe).– « Aberrant », « une honte », « une catastrophe », « la dégringolade », « le délabrement », « l’abandon » : les habitant·es de la Sarthe déroulent le champ lexical de la désolation et de la colère quand on les interroge sur leur accès aux soins. « Je ne veux pas en parler, cela me met trop en colère ! », s’exclame Jacqueline, 86 ans. « Cela me révolte ! On vote, on paie nos impôts comme tout le monde », dit Janine, 94 ans. Aux urgences de La Ferté-Bernard, elle fulmine, dans l’attente d’un scanner. Sa fille Martine, 70 ans, tapote sa jambe pour l’apaiser, en vain.

Janine et Jacqueline sont toutes deux venues de Tuffé, gros village de 1 669 habitant·es situé à vingt minutes de route de La Ferté. Le dernier médecin est parti il y a quatre ans. Ensuite, des doctrices espagnoles recrutées par des agences d’intérim se sont succédé dans la maison de santé construite dans la commune. Toutes sont parties. Depuis un an, il n’y a plus de médecin.

Tous les habitant·es et les médecins croisé·es dans ce coin ouest de la Sarthe réclament une régulation de l’installation des médecins, a minima comme le proposent les député·es qui ont largement adopté, mercredi 7 mai, une proposition de loi limitant les installations en zones surdotées. 

Le texte doit encore passer par le Sénat… qui examine, lundi 12 mai, un autre texte qui veut contraindre les médecins qui s’installent en zone surdense à travailler à temps partiel dans un désert médical. De son côté, le gouvernement veut les faire travailler deux jours par mois en zone sous-dense. La pression politique est donc forte sur la médecine de ville.

En attendant, il faut un réseau pour retrouver un médecin traitant dans la Sarthe. « Quand notre médecin espagnole est partie, on a cherché partout, il n’y avait pas de place. On en a retrouvé une à Bonnétable [quinze minutes de voiture – ndlr] grâce à une collègue de travail qui nous a prévenues, explique Martine. Ma mère a trouvé un dentiste à Sillé-le-Guillaume [quarante-sept minutes de route – ndlr] grâce à mon frère, qui est psychologue et qui a demandé au maire. Moi, pour mes dents, je vais à Lorient, chez mes enfants. Et comme je ne parviens pas à trouver un cardiologue, ma médecin généraliste renouvelle les ordonnances. »

Enchaîner les kilomètres pour être soigné

À la « graineterie-fleurs-café » de Tuffé – c’est écrit sur la devanture années 1950 –, Jacqueline boit, en fin de matinée, ses deux portos de la journée, « pas plus », jure-t-elle. « Avant, il y avait trois médecins, une pharmacie, raconte-t-elle. J’ai retrouvé un médecin à Connerré [dix minutes de voiture – ndlr]. Mais il a 65 ans, il m’a prévenue qu’il allait bientôt partir. »

Qu’importe, Jacqueline ne « croit plus aux médecins ». Elle montre ses yeux qui coulent depuis deux mois, en raison d’une infection. Rien n’y a fait : ni son médecin ni les urgences. Son découragement s’étend aussi à la politique. Jacqueline votait à gauche. « Depuis cinq ou six ans, je ne vote plus. Cela ne m’intéresse pas, je n’attends rien d’eux. »

Aux urgences de La Ferté-Bernard, Claire et Daniel Girard, 62 et 68 ans, ont roulé trente minutes depuis Saint-Calais, où le service d’urgences est fermé ce jour-là. Ils accompagnent la sœur de Daniel et son beau-frère, atteint d’une leucémie, qui souffre des lourds effets secondaires de ses traitements.

Daniel est le seul à conduire. Ils n’ont trouvé un médecin traitant qu’à Ceton, à quarante minutes de chez eux. Claire a des problèmes cardiaques et doit aller à Tours, à plus d’une heure de route, pour voir un spécialiste. « À ce rythme, on ne va pas vivre vieux », disent-ils.

Claire a été comptable puis gardienne d’immeuble, Daniel ouvrier agricole. « On a travaillé toute notre vie, on a payé nos impôts. Mais les jeunes médecins ont un boulot en or et ne veulent pas venir dans un coin perdu. Les politiques n’ont aucune volonté, ils s’en foutent des Français. » Leurs opinions politiques ont bougé, de gauche à l’extrême droite : « Cela ne peut pas être pire. Au moins ils seront plus fermes. »

La Ferté-Bernard fête ses 1 000 ans cette année. La ville derès de 9 000 habitant·es est dominée par la massive église Notre-Dame-des-Marais. Les marais en question ont été asséchés par un réseau de canaux qui sillonne la ville. On y trouve les restes d’un château, une porte médiévale, des maisons à colombages. Dans ce recoin de l’est de la Sarthe débute le parc naturel régional du Perche : bocages, forêts vert pimpant troué du blanc des fleurs d’acacias, villages historiques.

Le maire, Didier Reveau, soucieux de donner une bonne image de sa commune, fait la liste de tous ses atouts : un bassin de population de 30 000 habitant·es, le plein emploi dans un « territoire d’industrie », une gare, deux lycées et deux collèges, publics et privés, une crèche, un centre aquatique, « tous les sports possibles », etc.

Une terre de conquête pour le RN

Mails, coups de téléphone, rien n’y fait : impossible d’interroger la déléguée départementale du Rassemblement national (RN), Marie-Caroline Le Pen. Le parti d’extrême droite est pourtant en train de réussir son implantation dans la Sarthe. Aux dernières législatives, il n’est pas parvenu à faire élire de député·es, mais a doublé son nombre de voix. Dans trois circonscriptions, il a perdu d’un cheveu.

Dans la quatrième, Élise Leboucher (La France insoumise, LFI) n’a eu que 225 voix d’avance sur la sœur de Marine Le Pen. « Pour le RN, la Sarthe est la porte d’entrée vers la Bretagne », estime la députée, qui voit sa concurrente RN « et son mari, le député européen Philippe Olivier, tracter sur les marchés ». Leur premier argumentaire politique reste la lutte contre l’immigration.

« Quand on fait du porte-à-porte, les gens nous parlent de leurs problèmes d’accès aux soins. On leur dit que le RN ne propose rien de nouveau sur le sujet. Ils sont surpris », rapporte Élise Leboucher, qui a activement participé au groupe de travail transpartisan sur la régulation de l’installation des médecins. Sur le sujet des déserts médicaux, le Rassemblement national est le seul parti à voter comme un seul homme contre toute régulation de l’installation des médecins.

Tuffé a aussi sa gare, sur la ligne Le Mans-Paris, à deux heures trente de la capitale. Sylvain*, 36 ans, nouvel habitant, travaille quatre jours par semaine dans une grande administration à Paris. Il a gagné en qualité de vie, mais peine comme les autres à trouver un médecin : « Jai un médecin traitant en Seine-Saint-Denis. Comme moi, plusieurs amis prennent le train pour se soigner dans des centres de santé autour de la gare Montparnasse. Financièrement, il faut se le permettre. »

À ses côtés, Alexandre, 36 ans, n’a pas de médecin traitant. Il a vu une fois « un médecin retraité dans un Médibus », un cabinet médical itinérant payé par la région. Sinon, en cas de maladie, il attend que ça s’aggrave puis se rend aux urgences. Dans ses bras, Tess, 2 ans, s’y est rendue quelques fois. Ses parents racontent : « [On a passé] du temps sur Doctolib, et au téléphone. Certains cabinets médicaux ne décrochent même pas s’ils ne connaissent pas le numéro. On a trouvé un pédiatre sur Le Mans, mais il faut prendre un rendez-vous six mois avant. » Donc elle aussi fréquente les urgences pour une grosse fièvre ou une bronchiolite.

Sylvain et Alexandre se demandent « comment résoudre ça ». « Si j’étais médecin, je ferais comme eux, j’irais au bord de la mer. La seule solution est de les contraindre à s’installer là où il y a de la demande », estime Alexandre. Dans la Sarthe, ils ne seraient pas malheureux, estime Sylvain : « Un médecin qui s’installe ici fait fortune. »

Les mois d’attente et les dépassements d’honoraires

Étienne, Francis et Daniel sont des pompiers volontaires retraités. Au fil des années, ils ont pris en charge des malades pour les convoyer à l’hôpital de La Ferté-Bernard ou du Mans, et ne sont pas spécialement remerciés de leur engagement. Eux aussi ont de grandes difficultés d’accès aux soins.

Étienne va à Angers, à 240 kilomètres, pour voir un dentiste. Francis a « la chance d’avoir un pied-à-terre sur la côte, à Pornic (Loire-Atlantique). Il y a deux à trois mois d’attente pour voir un ophtalmologue ou un dermatologue. Ici c’est un an. » Daniel, lui, se plaint des dépassements d’honoraires : « On n’a pas le choix, on est obligé de les accepter. J’ai payé 400 euros de ma poche pour me faire opérer dans une clinique. »

La doctrice Laure Artru est une rhumatologue retraitée de la Sarthe, aujourd’hui présidente de l’Association de citoyens contre les déserts médicaux. Au cours de sa carrière, elle a vu l’offre de soins se dégrader à grande vitesse dans le département : « En 2020, 50 000 habitants de la Sarthe étaient sans médecin traitant. En 2025, ils sont 100 000 habitants », dans un département qui en compte 566 000.

Les pauvres en santé paient pour les riches en santé ! Laure Artru, présidente de l’Association de citoyens contre les déserts médicaux

Certain·es de ses patient·es se plaignaient de douleurs qui s’expliquaient parfois par un retard de soins. « J’ai vu arriver des patients rouges comme des coqs, avec une grave hypertension non diagnostiquée. » Elle se souvient aussi « d’une jeune femme avec une sclérose en plaques sans médecin traitant ». Ou de cet homme qui avait mal aux épaules et a fini avec « trois pontages coronariens ».

Elle rappelle les chiffres de la mortalité dans les déserts médicaux fournis par l’Association des maires ruraux de France. Selon une étude, « il y a 14 000 décès par an en plus dans les zones rurales que ce qui serait attendu si l’espérance de vie y était identique à celle des villes ».

Vigoureusement, la doctrice plaide pour un encadrement de l’installation des médecins, en donnant l’exemple de sa génération : « Dans les zones surdenses, certains médecins ne voient que 500 patients par an. Pour vivre, ils multiplient les consultations et les examens. Ils font de la surfacturation ! Les pauvres en santé paient pour les riches en santé ! »

Dans les années 1980 et 1990, quand les médecins étaient très nombreux, « [les médecins] s’installait là où il y avait de la place. C’est [s]on cas », confie-t-elle. En Sarthe, la qualité de vie n’est finalement pas si mauvaise : avec son mari Bernard, cardiologue, ils ont acheté un magnifique corps de ferme auquel ils consacrent une belle partie de leur retraite.

Des aides à l’installation tous azimuts

Des dispositifs existent déjà : les médecins qui s’installent dans la quasi-totalité de la Sarthe, classée en zone sous-dense, reçoivent 50 000 euros s’ils travaillent quatre jours par semaine. Ils doivent y exercer pendant cinq ans. S’ils partent, ils doivent rembourser « au prorata de la durée restant à couvrir », détaille l’assurance-maladie.

Et s’ils s’installent dans certaines communes aux alentours de La Ferté-Bernard, classées en zone de revitalisation rurale, ils sont en prime exonérés de tout impôt pendant cinq ans. C’est le cas de Vibraye, à vingt minutes de La Ferté-Bernard, qui n’a jamais attiré un seul médecin.

Dans la file d’attente chez le pharmacien, des patient·es s’inquiètent pour l’un des deux derniers médecins, sexagénaire, de ce gros village. « Il est fatigué, il a des cernes. Il y a un monde dans la salle d’attente ! » Le maire de Vibraye, Dominique Flament, ne sait plus quoi faire. La région déploie un « Médibus », un « cabinet médical itinérant », à Saint-Calais, la ville la plus proche, mais il ne poussera pas jusqu’à Vibraye.

Entre les villes et les villages, la concurrence est rude. Comme à Tuffé, la mairie a fait construire une maison médicale, sans succès. Le maire a médiatisé la situation du village sur TF1. Aujourd’hui, il se tourne vers un cabinet de recrutement, en espérant pouvoir attirer, et fidéliser, un médecin étranger.

« L’accès aux soins est au cœur de notre combat. On fait de gros investissements, sans résultats », se désole-t-il. La grosse pharmacie du village s’est dotée d’une cabine de téléconsultation, « mais c’est du dépannage », estime le maire.

À La Ferté-Bernard, l’ambition est bien plus grande, mais les difficultés identiques. Le Pôle santé Simone-Veil s’appuie sur toutes les innovations possibles pour soulager les médecins et leur permettre de voir plus de patient·es. En 2017, sur dix-sept médecins, « huit sont partis d’un coup à la retraite ». « Avec un autre médecin, on n’a pas eu le cœur d’abandonner la population », explique Didier Landais, l’un des généralistes du pôle, 75 ans.

Ils ont donc monté ce centre de santé, où tous les professionnels sont salariés. « Je ne reviendrai pour rien au monde à l’exercice libéral », affirme-t-il. Le bâtiment a été construit par la commune, qui le met à disposition gratuitement. Le maire de La Ferté-Bernard, Didier Reveau, souligne le faible coût pour le faire tourner. « L’an dernier, il nous a coûté 60 000 euros en fonctionnement, en raison du manque de médecins. S’il y en avait assez, le centre de santé serait à l’équilibre », affirme-t-il.

Au côté des médecins – 3,8 postes à temps plein – travaillent deux et bientôt trois infirmières de pratique avancée (IPA). Elles font des préconsultations, pour faciliter le travail du médecin. « La demande est énorme, explique Didier Landais. On ne peut plus voir les patients trente minutes, comme le faisaient les médecins de famille. » Aujourd’hui, ils voient quinze minutes l’infirmière et quinze minutes le médecin. « Et ils sont heureux, assure Elisa Marais, IPA, parce qu’on prend le temps de revoir leur traitement, de parler de leurs difficultés. » Les IPA assurent aussi un suivi des malades chroniques entre deux consultations médicales.

« Foutu pour foutu, on innove », sourit Elisa Marais. Le centre de santé a inventé l’infirmière boussole, qui trie les patients qui s’adressent en urgence au pôle santé : elle évalue si la demande est prioritaire, ou si elle peut attendre. C’est une première en France, qui est en train de faire ses preuves.

Elisa Marais ne supporte plus d’entendre les arguments des médecins contre la régulation : « Il faut passer avant leurs choix de vie. Mais ils ne savent rien sur nos territoires. On ne serait pas attractifs, disent-ils. Nous, on comprend qu’on ne mérite pas d’être soignés. »


 

   mise en ligne le 11 mai 2025

Gaza : la colère a gagné
le « médecin pour la paix »

Gwenaelle Lenoir sur www.mediapart.fr

Le documentaire « Un médecin pour la paix » veut retracer l’itinéraire édifiant du médecin palestinien Izzeldin Abuelaish, qui prônait la paix malgré l’assassinat par l’armée israélienne de trois de ses filles et de l’une de ses nièces en 2009. Mediapart s’est entretenu avec un homme en colère.

La scène est terrifiante. Elle se déroule sur un plateau de télévision israélien, en direct. Un journaliste, Shlomi Eldar, tient un téléphone portable en main, il a mis le haut-parleur. Des cris de douleur, des hurlements de terreur, des supplications s’en échappent : « Ils ont tué mes filles, mon Dieu, ils ont tué mes filles ! »

Cette voix, toute de désespoir, est celle du docteur Izzeldin Abuelaish, elle vient de Gaza, plus exactement du camp de réfugié·es de Jabaliya.

Shlomi Eldar, visiblement bouleversé, interroge : « Si quelqu’un de l’armée israélienne nous écoute, il faut envoyer des ambulances », et il donne l’adresse du médecin. Puis il ôte son oreillette, disant : « Je ne vais pas raccrocher, je ne peux pas raccrocher, mais je vais quitter le plateau. »

Izzeldin Abuelaish, ce soir-là, a perdu trois filles, Besan, Mayar, Aya, et une nièce, Nour. D’un double tir de char. Intentionnel.

C’était le 16 janvier 2009. Depuis déjà presque trois semaines, l’armée israélienne menait une nouvelle guerre contre Gaza. Pire que les précédentes. Moins horrible que les suivantes.

Cette scène est montrée dans le documentaire de Tal Barda sorti en France le 23 avril 2025, Un médecin pour la paix. La réalisatrice franco-américaine, née et grandie à Jérusalem, a voulu raconter l’histoire du docteur Izzeldin Abuelaish après avoir lu son livre, Je ne haïrai point (éd. J’ai lu, 2012), et l’avoir rencontré.

Le film a été tourné avant octobre 2023. Il est d’ailleurs émouvant de contempler ces vues d’une bande de Gaza encore debout, avec ses immeubles ocre et gris, ses ruelles du camp de réfugié·es de Jabaliya, ses moments de farniente sur la plage, ses saluts entre voisins. Ces scènes ordinaires d’une ville vibrante avant sa destruction totale.

Aujourd’hui, des milliers de pères éplorés

Aujourd’hui, des Izzeldin Abuelaish, il y en a des milliers, à Gaza. Des milliers de pères qui ont vu, sous leurs yeux, leurs filles et leurs garçons assassiné·es. Depuis octobre 2023, 15 613 enfants ont été massacré·es, selon un bilan arrêté le 5 mai 2025 par l’Unicef, et 34 173 blessé·es, dont beaucoup amputé·es à vif, handicapé·es à jamais.

Il y a des milliers de parents endeuillés et brisés.

Mais il n’y a qu’un Izzeldin Abuelaish, tant le destin individuel de cet homme fait exception.

D’abord parce que l’opinion israélienne n’a pas pu échapper, cette fois-là, à la guerre que son gouvernement et son armée menaient à quelques dizaines de kilomètres des plages de Tel-Aviv. La guerre faisait des victimes, innocentes, et les téléspectateurs et téléspectatrices les touchaient du doigt. Elles avaient des prénoms, des photos et des âges. Le père éploré avait un nom, un visage, et un ami israélien, Shlomi Eldar, qui se transformait en porte-voix de ses cris.

Ensuite parce qu’Izzeldin Abuelaish n’était pas un Palestinien parmi d’autres. Le natif du camp de Jabaliya parle hébreu couramment. Gynécologue, il travaille dans un hôpital israélien. Il passe tous les jours le checkpoint d’Erez pour se rendre de sa maison, en bordure de Gaza-ville, où il vit avec ses huit enfants, jusqu’au service d’obstétrique de Tel-Hashomer, près de Tel-Aviv. Spécialisé dans les problèmes d’infertilité, il permet à des femmes, israéliennes et palestiniennes, juives, musulmanes et chrétiennes, d’avoir des enfants. Il a touché ses collègues avec son premier deuil, celui de son épouse, morte en 2007 d’une leucémie.

Bref, en 2009, il est une figure idéale pour incarner une paix en marche, même si celle-ci boite sérieusement depuis plusieurs années.

Après l’assassinat de ses filles et de sa nièce, le docteur Izzedin part à l’autre bout du monde, ou presque, avec ses enfants survivants.

La paix ne sera pas obtenue par la force. La paix est le fruit d’un choix.       Izzeldin Abuelaish

Et depuis Toronto, où il vit et exerce désormais, il poursuit une double quête : la paix entre les peuples et la reconnaissance, par l’État d’Israël, de sa responsabilité dans le double tir de char sur son appartement, qui a tué Besan, Mayar, Aya et Nour.

C’est cela que Tal Barda a voulu saisir. Cette volonté de celui qui a été cinq fois nominé pour le prix Nobel de la paix de ne jamais renoncer.

La réalisatrice le saisit presque toujours enthousiaste, même quand les tribunaux israéliens refusent de reconnaître la responsabilité de l’armée israélienne. Même quand il retourne à Gaza, discute avec des cousins, frères, connaissances bien plus sceptiques que lui.

Et aujourd’hui ? Aujourd’hui alors que l’intention génocidaire du gouvernement israélien ne fait plus de doute, alors que si seulement quatre jeunes filles étaient tuées dans une journée, ce jour-là serait considéré comme « calme » ?

« L’urgence est d’arrêter le bain de sang. Il faut mettre fin au génocide. Ensuite, dans le cadre du processus de reconstruction, il sera possible de parler de paix, assure à Mediapart Izzeldin Abuelaish depuis Toronto. Il sera indispensable d’être enfin sérieux à ce sujet, de comprendre que la paix ne sera pas obtenue par la force. La paix est le fruit d’un choix. Ce n’est pas une simple incantation. »

L’homme, s’il demeure persuadé que la paix est la seule voie possible, à condition qu’elle soit juste et assure des droits égaux, ne cache pas qu’il est bouleversé. Même s’il répète, comme il le disait dans le film, avant 2023 et les massacres sans fin : « Si je savais que mes filles et ma nièce étaient le dernier sacrifice sur la voie de la paix entre Palestiniens et Israéliens, je l’accepterais. Mais elles n’ont pas été les dernières. Il y a eu ensuite 2014, 2016, 2018, 2021, et jusqu’à aujourd’hui. Et c’est ce qui me met en colère. Mes frères, mes sœurs, mes cousins, mes neveux, mes nièces sont toujours là-bas, massacrés tous les jours », reprend-il.

Que dit le monde, alors que les dirigeants israéliens se comportent comme une mafia de voyous ?            Izzeldin Abuelaish

Depuis octobre 2023, le gynécologue a perdu plus de soixante-dix membres de sa famille. Comme des dizaines de milliers de Palestinien·nes de la diaspora, il tremble chaque matin en ouvrant son téléphone portable. « La plupart des gens que vous voyez dans le film avec moi à Gaza ont été tués », s’exclame-t-il.

L’homme que nous voyons par visioconférence n’est pas abattu. Il est en colère. Pas tant contre les Israélien·nes que contre les États occidentaux.

Les premiers, dit-il, « sont déconnectés pour la plupart. Ils restent centrés sur les otages et ne veulent pas voir ce qui se passe à Gaza. C’est aussi à cause de la propagande, qui a déshumanisé les Palestiniens ». À lui aussi, on demande ce qu’il pense du 7-Octobre. « Ils s’imaginent qu’il n’y a rien avant le 7-Octobre. Alors quand on me pose la question, je réponds “quel 7 octobre ? Celui de 1948, de 1949, de 1967 ? Mes filles ont été tuées un 16 janvier. Que pensez-vous du 16 janvier ?” Nous ne pouvons pas voir les choses avec un instantané. Il faut les considérer d’une manière globale. »

Les États occidentaux, eux, portent l’essentiel de la responsabilité et reçoivent le gros de sa colère. Car ils vendent les armes sans lesquelles le génocide ne serait pas possible et apportent un soutien actif ou un silence complice : « Que dit le monde, alors que les dirigeants israéliens se comportent comme une mafia de voyous ? Vous voyez ce qu’ils font en Syrie, ce qu’ils ont fait au Liban, ce qu’ils font ici et là ? Et les colons en Cisjordanie ? Ils se créent leurs propres ennemis. Mais où sont les États occidentaux ? »

Le Dr Izzeldin Abuelaish exige que les criminels rendent des comptes, devant des tribunaux. Tous les criminels. Ceux qui ont agi directement. Ceux qui ont vendu les armes. Ceux qui ont encouragé le génocide. Ceux qui se taisent. Pour que les parents cessent de hurler de douleur.

« Je continuerai à plaider pour la justice, la liberté, l’égalité, la dignité, les droits, la sécurité future des Palestiniens et des Israéliens, parce qu’ils sont interdépendants, liés les uns aux autres. Mais nous avons besoin que le monde nous aide et que, pour une fois, il agisse », martèle le médecin, sa colère emplie d’humanité.


 

    mise en ligne le 11 mai 2025

Interroger les commencements

Maryse Dumas sur www.humanite.fr

Le 8 mai 1945, les armées nazies capitulent. Enfin ! L’Europe commence à panser ses plaies et le monde à s’imaginer en paix. Mais comment en est-on arrivés là ? Comment une telle catastrophe mondiale a-t-elle pu se produire ? Beaucoup a déjà été dit et écrit sur le sujet. Mais notre actualité exige de nous un travail plus approfondi sur la façon dont les nazis ont pu réussir à parvenir au pouvoir en Allemagne en 1933. Dans son essai remarquable titré « les Irresponsables, qui a porté Hitler au pouvoir ? » (Gallimard), Johann Chapoutot éclaire une partie de la réponse.

Il commence par bousculer nombre d’idées reçues : les nazis ne sont pas arrivés démocratiquement au pouvoir, Hitler n’a pas été élu par les Allemands. D’ailleurs, les nazis étaient en perte de vitesse dans les élections. Ni la crise, ni la gauche ne sont responsables de l’arrivée des nazis au pouvoir. Johann Chapoutot l’affirme. Cette prise de pouvoir résulte « d’un choix, d’un calcul, et d’un pari ». Le choix, c’est celui des élites économiques et patrimoniales. Le calcul, celui d’utiliser les nazis dans l’objectif de faire face au Parti communiste en progression continue ; le pari, celui d’une coalition censée permettre de domestiquer des nazis que l’on croyait inexpérimentés par des politiciens que l’on croyait aguerris.

C’est ce troisième volet qui porte les réflexions les plus neuves et les plus évocatrices. Les lectrices et lecteurs peuvent à juste titre être médusés par l’ampleur des correspondances, qui n’ont rien de fortuit, entre la gouvernance de la République de Weimar de 1933 et celle de la France d’aujourd’hui. L’auteur assume de se livrer à une « enquête qui se veut instruction, dans tous les sens du terme, que l’on pourra aussi lire comme un réquisitoire ».

Dans le long épilogue qui conclut l’ouvrage, l’historien fait part à la fois de sa démarche et des interrogations qu’elle a pour lui-même suscitées dès lors qu’elle l’amenait à constater des rapprochements de plus en plus évidents entre les deux périodes. Il se dit lui-même surpris par leur nombre et leur portée. Il se met à la place du lecteur critique qui trouvera tout cela « trop probant pour être honnête ». Il avoue s’être à lui-même adressé ces mises en garde tout au long de son travail. Contestant, à partir d’une argumentation fouillée, la notion « d’objectivité », il préfère se référer à l’exigence « d’honnêteté qui commande à l’historien d’instruire à charge et à décharge, et lorsqu’il compare, de faire le départ entre les similitudes et la différence des temps ».

Se livrant à une réflexion approfondie et stimulante sur le travail historique, ses méthodes et son apport dans la démocratie, il affirme : « Ce n’est pas parce que l’Histoire ne se répète pas que les êtres qui la font – qui la sont – ne sont pas mus par des forces identiques. » À cet égard, sa comparaison entre la Constitution de la République de Weimar et celle de 1958 en France est édifiante. Mais c’est l’ensemble du livre qui, page après page, démonte des mécanismes, s’intéresse aux forces politiques et économiques mais aussi aux comportements individuels sans en délaisser aucun. Un grand livre qui mérite bien la première place qu’il occupe actuellement dans les ventes d’essais en France. Un livre qui ouvre à de multiples réflexions et débats en particulier avec l’auteur. Ce à quoi vous invite l’Institut CGT d’histoire sociale le 15 mai, à 14 heures à Montreuil, ou par lien numérique. Soyons nombreuses et nombreux !

  mise en ligne le 10 mai 2025

La fabrique de la haine

Pauline Londeix sur www.humanite.fr

Le vendredi 25 avril, Aboubakar Cissé, jeune homme malien de 22 ans, a été assassiné dans une mosquée dans le Gard, parce que musulman. L’auteur de ce crime s’est félicité de son acte islamophobe. Un tel crime aurait dû ébranler le pays, être le cri d’alarme qui nous réveille tous. Il aurait dû nous ouvrir les yeux collectivement sur les conséquences de la fabrique de la haine, quotidienne, omniprésente sur les plateaux télé, en marche depuis plusieurs décennies en France, ciblant des populations particulières et en particulier les personnes de confession musulmane.

Au lieu de cela, le ministre de l’Intérieur a attendu deux jours avant de se déplacer à Alès, sans aller jusqu’à se rendre sur les lieux de l’assassinat et refusant de rencontrer la famille de la victime. Une partie des députés de l’Assemblée nationale ont par ailleurs boycotté la minute de silence dédiée au jeune homme, minute de silence que la présidente de l’Assemblée nationale a dans un premier temps refusé de voir se tenir. Finalement celle-ci a eu lieu, sans pour autant que le caractère islamophobe du meurtre ne soit explicité.

Ce terme n’a pas plus été employé dans la majorité des médias français ou par les décideurs politiques. Et cela pose véritablement problème, tant nier le caractère spécifique d’une discrimination, ou tarder à condamner un tel acte ou à rendre hommage à la victime sont autant de violences symboliques pour les communautés touchées. Comme si la vie de cet homme – et celles des autres personnes musulmanes – comptait moins que celle des autres citoyens de ce pays.

La sociologue Kaoutar Harchi l’a analysé en ces termes au micro de France Culture le 30 avril : « C’est un attentat raciste et je crois que le mot n’a pas encore été prononcé : c’est un attentat islamophobe. Il me semble important d’insister sur ce terme-là, pour bien préciser que nous avons affaire à une question qui est d’ordre raciale, et pas à une question qui serait d’ordre confessionnelle ou théologique. (…) La spécificité de l’islamophobie, c’est qu’elle participe à produire une racialisation du religieux. (…) Il y a un principe d’infériorisation qui est immédiatement produit, qui mène par la suite à des pratiques discriminatoires ou à cet abominable meurtre. »

Kaoutar Harchi a ajouté : « C’est intéressant de voir à quel point certaines personnes, certains représentants politiques notamment, s’attachent à refuser, à rejeter, ce terme d’islamophobie. Il faut se mettre à la page. Il faut lire nos collègues sociologues, et voir à quel point ce terme est pleinement solide. Mais bien évidemment il n’est pas question uniquement de considération scientifique ou conceptuelle. Si le terme islamophobie est rejeté et critiqué, c’est aussi parce que politiquement il ne correspond pas à certains agendas politiques et aussi parce qu’on refuse de considérer la dimension raciale qui habite ces actes meurtriers. »

Est-ce donc cela le pays qu’est devenue la France ? Celui où on refuse la diversité et où on invite sur les plateaux télé et radio des personnes qui ciblent sans complexe des populations entières ? Qu’on ne s’y méprenne pas, aujourd’hui sont ciblés les musulmans, mais demain ce seront les autres, tous ceux qui ne sont pas dans la norme, tous ceux qui déplairont, tous ceux qui penseront différemment.

Je pense à toutes les personnes musulmanes dans ce pays, et j’aimerais leur dire qu’elles ne sont pas seules. Le rouleau compresseur médiatique qui s’est mis en place est effroyable, mais il n’est écrit nulle part qu’à la fin la haine l’emportera.


 


 

Face à la « banalisation de l’islamophobie », personnalités et associations appellent à un rassemblement d'ampleur à Paris le 11 mai

Tom Demars-Granja sur www.humanite.fr

Une marche est organisée place de la Bastille, dimanche 11 mai, en hommage à Aboubakar Cissé, un jeune homme de confession musulmane tué lors de sa prière dans une mosquée du Gard, le 25 avril dernier. Une centaine de signataires, composée d'intellectuels comme d'organisations politiques, appellent ainsi à « un sursaut » face à la radicalisation de l'islamophobie en France.

L’islamophobie tue. C’est pour prendre à bras-le-corps ce destin funeste, que des organisations politiques, des intellectuels, des artistes ou encore des associations appellent, à travers une tribune publiée lundi 5 mai par l’hebdomadaire Politis, à une marche de grande ampleur, dimanche 11 mai, à partir de 14 heures, place de la Bastille (Paris). Les attaques envers la communauté musulmane ont beau être légion depuis de nombreuses années, il a fallu le meurtre d’Aboubakar Cissé, un jeune homme âgé de 22 ans violemment tué lors de sa prière dans une mosquée du Gard, le 25 avril dernier, pour que le phénomène revienne sur le devant de la scène.

Une centaine de signataires ont ainsi pris position à travers cette tribune, du Comité Adama à la France insoumise (LFI), en passant par le collectif juif décolonial Tsedek !, le parti Révolution permanente ou le collectif Relève féministe, pour les organisations. Côté personnalités, la prix Nobel de littérature Annie Ernaux, la comédienne et figure du mouvement #MeToo Adèle Haenel, le porte-parole de la Jeune garde Zine-Eddine Messaoudi ou encore le président de la mosquée de Pessac Abdourahmane Ridouane ont apporté leur soutien au texte.

Dénoncer le « déni des représentants politiques »

Toutes et tous le rappellent : « Cette décision, au fond, le tueur ne l’a pas prise tout seul. Cet assassin vit en France, où des membres des gouvernements successifs n’ont eu de cesse d’alimenter l’islamophobie et des scores à deux chiffres du Rassemblement national. » C’est pourquoi cette marche du 11 mai doit être, selon les organisateurs, « à un sursaut, un réveil », espère Amal Bentounsi, figure de la lutte contre les violences policières parmi les voix à l’initiative de la marche, auprès de l’Agence France-Presse (AFP).

Fondatrice du collectif Urgence notre police assassine, elle dénonce le « déni des représentants politiques » face aux actes de haine à l’encontre de la communauté musulmane. Yassine Benyettou, secrétaire national du collectif RED Jeunes et coorganisateur de la marche, déplore de son côté « une peur constante » qui grandit au sein de la communauté musulmane.

Il estime que la « parole décomplexée » d’une partie de la classe politique alimente un climat antimusulman dans le pays, et « porte atteinte à la sécurité d’une partie de la population française ». Des saillies du ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau – qui a annoncé vouloir dissoudre les collectifs Urgence Palestine et la Jeune garde -, au projet politique raciste du Rassemblement national (RN), en passant par l’offensive identitaire menée par le groupe Bolloré (CNews, anciennement C8, Europe 1, etc.), la communauté musulmane est devenue l’une des cibles systématiques des champs médiatique et politique.

Les organisateurs de la marche appellent l’ensemble des forces politiques, religieuses et de la société civile à s’unir pour lutter contre le racisme antimusulman. « Il faut que tout le monde prenne part au combat pour protéger les musulmans de France » face à une « banalisation de l’islamophobie », assure Sofia Tizaoui, secrétaire syndicale de l’Union syndicale lycéenne, également à l’initiative de la mobilisation. « On appelle toute la population française à se rassembler, pas seulement les musulmans », poursuit la lycéenne.

Lors d’une conférence de presse organisée mardi 6 mai, la présidente du groupe insoumis à l’Assemblée nationale, Mathilde Panot, a indiqué que les élus et militants de son mouvement seront « évidemment mobilisés » dimanche. « Les absents brilleront par leur absence », lance Amal Bentounsi, dénonçant certains responsables politiques qui « pointent du doigt les musulmans à des fins électoralistes ».

« La marche doit être pour la paix », affirme de son côté Yassine Benyettou. Ce dernier qui aspire à rassembler dimanche « toutes les communautés pour faire bloc ensemble » et défendre les « valeurs humanistes ».

  mise en ligne le 10 mai 2025

À front renversé

Maurice Ulrich sur www.humanite.fr

Quatre-vingts ans après la victoire des Alliés et des peuples sur le nazisme et les fascismes, l’histoire semble s’écrire à front renversé. L’image la plus symbolique pourrait en être le salut nazi de l’homme le plus riche du monde, Elon Musk, considéré à ce moment-là comme le coprésident du pays le plus puissant du monde.

La réalité la plus tragique, la plus douloureuse aussi de ce renversement, ce pourrait être la volonté de Netanyahou et des fascistes qui le soutiennent, à la tête du pays créé après la « solution finale », d’en finir avec Gaza et les Palestiniens qui y vivent encore dans les conditions catastrophiques dont s’insurge une part de l’opinion mondiale, mais qui ne semblent pas troubler nombre des « grands » du monde. Le retournement encore, c’est la Russie où Poutine entend se réclamer cyniquement du rôle majeur de l’URSS dans le cours de la Seconde Guerre mondiale, au prix de 25 millions de morts, pour justifier l’agression de l’Ukraine.

En France même, les dirigeants du Rassemblement national, continuateurs d’un parti créé par des SS, se prétendent lavés d’un antisémitisme obsessionnel et fondateur, remplacé par la haine des musulmans et des immigrés. La droite se sent pousser des ailes depuis la victoire de Trump et entend discréditer, sous l’étiquette du « wokisme », toutes les opinions progressistes comme ce qui reste de l’héritage du Conseil national de la Résistance, mis à mal par les politiques libérales, de Mitterrand à Macron.

Dans ce monde, les États-Unis semblaient pour beaucoup, même à tort, un pôle de référence de la démocratie et de la modernité. Depuis le retour à la présidence de Trump, ils font peur. Leur rivalité avec la Chine fait planer la menace d’un affrontement dont les conséquences pourraient être incommensurables, alors que le rôle de l’ONU est bafoué aussi bien par les Russes que par les Américains. Un nouveau foyer de tension a repris entre l’Inde et le Pakistan. Le nouveau pape Léon XIV, américain de naissance et qui semble conscient du désordre du monde, en a appelé à la paix. Albert Camus avait dit que plus que refaire le monde, notre tâche était d’empêcher qu’il ne se défasse. Sans doute nous devons mener les deux de front.

  mise en ligne le 9 mai 2025

« Décoloniser la Kanaky-Nouvelle-Calédonie » de Benoît Trépied :
« Je n’imagine pas cette jeunesse qui s’est insurgée accepter un accord qui mène à autre chose
qu’une accession à la souveraineté »

Benjamin König dsur www.humanite.fr

« Aller chercher Kanaky » : l’expression que reprend l’auteur est celle que la jeunesse indépendantiste kanak a adopté comme mot d’ordre, sur les barrages et ailleurs. Comment faire, alors que l’État français répète les mêmes erreurs et que la société calédonienne paraît fracturée ? Voici tout l’enjeu et l’intérêt de cet ouvrage, véritable somme de la pensée de Benoît Trépied.

Benoît Trépied est anthropologue au CNRS, auteur de « Décoloniser la Kanaky-Nouvelle-Calédonie » (Anacharsis, 288 pages, mars 2025)

« Pour la première fois, la République française a reconnu officiellement, dans la Constitution, qu’il y avait un territoire en voie de décolonisation : ce n’est pas un discours militant, mais un point de vue officiel. »

Un an après le début des révoltes qui ont embrasé la Kanaky-Nouvelle-Calédonie (KNC), dont Benoît Trépied est spécialiste, l’anthropologue analyse dans un nouvel ouvrage le bouleversement que constitue cet événement majeur. Son livre permet de mieux en saisir les dynamiques en s’inscrivant dans le double registre du temps long, afin de comprendre la civilisation kanak, et les évolutions de la société calédonienne, marquée par une colonisation de peuplement et une diversité ethnique et culturelle.

Au fond, pourquoi est-il est nécessaire de décoloniser la Kanaky-Nouvelle-Calédonie ?

Benoît Trépied : Tout simplement parce que, sinon, les affrontements et la guerre vont reprendre, parce que les Kanak ne renonceront jamais à cette exigence de décolonisation : ils ont cela chevillé au corps, car ça renvoie à un traumatisme d’aliénation coloniale qui s’est transmis de génération en génération. Jean-Marie Tjibaou l’avait dit à son époque : « La paix s’appelle Indépendance Kanak ». Tout l’enjeu est de savoir quel type de décolonisation le pays va suivre. Est-ce qu’il est possible d’inventer une nouvelle forme de décolonisation inclusive, qui permette aux non-Kanak d’avoir une place, et laquelle ? La question est aussi : est-ce que la France va réussir à décoloniser ? Sans décolonisation, il n’y aura pas de paix, et le pays risquera d’exploser encore et encore.

Quelle serait une décolonisation souhaitable pour la France, même si bien sûr les premiers concernés sont les Kanak et les Calédoniens ?

Benoît Trépied : C’est une décolonisation pacifique qui sorte par le haut du contentieux colonial. C’est l’intérêt de la France pour son image dans le monde, car elle a quand même un sacré passif en la matière. Elle peut être à la hauteur de cet enjeu, ce qu’elle n’a jamais montré, même si ce que Michel Rocard avait tracé était prometteur. Mais dans les instants fatidiques du 3e référendum, les vieux démons sont ressortis : c’était un choix politique. Ça veut dire trouver une forme de décolonisation dans la négociation et la discussion, plutôt que dans un contexte de libération violent, qui crée des dommages irrémédiables. Il existe un projet inclusif à la fois avec le peuple kanak et les autres, qui donne une place aux Caldoches, aux Wallisiens, qui reflète ce qu’est le pays aujourd’hui : une mosaïque.

Une partie des Calédoniens, et notamment la droite, ne l’ont pas compris et ne veulent pas l’entendre…

Benoît Trépied : Tout le problème est là : avoir pensé la période des accords comme permettant de rester dans ses façons de vivre, en donnant aux Kanak les provinces Nord et des îles, un drapeau, etc., mais sans changer les règles du jeu. Ça n’est plus possible aujourd’hui et, à certains égards, j’espère que ce qu’il s’est passé dès le 13 mai 2024, dans tout l’aspect dramatique que cela revêt, a permis à certains d’ouvrir les yeux. L’élection d’Emmanuel Tjibaou en est un indice. Ensuite, la question est : est-ce que la décolonisation veut dire l’indépendance ? Si oui, quel type d’indépendance, c’est-à-dire quel recouvrement de pleine souveraineté ? C’est une question ouverte, qui laisse un espace politique pour trouver un point d’accord.

Vous replacez dans votre livre l’histoire récente de la KNC dans un temps long : pourquoi cela vous a-t-il paru nécessaire ?

Benoît Trépied : Il y a plusieurs éléments de réponse. Le premier, c’est que je crois fondamentalement, parce que c’est mon métier, que les phénomènes politiques contemporains s’inscrivent dans des dynamiques historiques. On ne peut pas comprendre le 13 mai sans comprendre l’histoire coloniale de long terme. Deuxièmement, j’ai voulu réexpliquer que l’histoire de la Calédonie ne commençait pas avec la venue des Français en 1853, ou en 1774 avec James Cook, car cela représente à peine 10 % de l’histoire humaine du pays. Pour comprendre la force de la revendication kanak, l’assise de cette légitimité, il faut comprendre qu’ils sont les héritiers d’une civilisation de trois mille ans. Cela permet de relativiser l’exceptionnalité de la période récente. On a vu avec le 13 mai que les gens continuaient de parler du contentieux colonial, de faire référence aux trois mille ans d’histoire, à l’autochtonie au sens philosophique du terme. C’est une illusion de croire qu’on peut balayer ça d’un revers de main ou à l’aune de formalités juridiques, comme le 3e référendum ou le vote de la majorité à l’Assemblée nationale. Parce qu’en face de ça, on est dans l’histoire longue d’un peuple.

Il y a l’enjeu colonial, mais aussi ces trois mille ans d’histoire : quelle est la dynamique entre cette histoire et la situation actuelle ?

Benoît Trépied : Les Kanak eux-mêmes ont beaucoup valorisé la culture kanak, et ça a été une arme forte de leur engagement politique. Il y a plusieurs façons d’aborder cette culture, mais il s’agit de prendre ces éléments de culture comme des choses dynamiques et qui se transforment. Le monde kanak d’aujourd’hui est à la fois dans des formes d’héritage et de continuité. Il y a une progression de l’idée d’égalité. C’est un monde dynamique, ancré dans des logiques à la fois de groupe familiaux larges, d’échanges, de réciprocité, du clan, des chefferies, avec des enjeux forts autour de la culture de l’igname, du taro, de l’horticulture, des terroirs. En même temps, ce monde a été profondément transformé ; il a créé une unité consciente et politique qui n’existait pas. Il a aussi créé des gens qui habitent en ville, des gens qui ne parlent plus leur langue, mais qui se sentent aussi kanak. Il a renouvelé ce que ça veut dire qu’être kanak.

Le mot lui-même est d’ailleurs récent…

Benoît Trépied : Oui, il est allochtone au départ, réapproprié et retourné. Cette vision dynamique de l’identité kanak était le cœur de la pensée de Jean-Marie Tjibaou, qui reste un phare intellectuel de la lutte kanak, et qui disait que le retour à la tradition est un mythe, et que « Nos pères et nos grand-père ont vécu des réalités que je ne vivrais pas : notre identité est devant nous ». Cela permet d’inclure d’autres gens, c’est une ouverture.

Pour en revenir à des choses plus récentes, pourquoi l’accord de Nouméa a-t-il constitué une avancée, et quelles en sont les limites avec le recul ?

Benoît Trépied : Pour la première fois, la République française a reconnu officiellement, dans la Constitution, qu’il y avait un territoire en voie de décolonisation : ce n’est pas un discours militant, mais un point de vue officiel. Cet accord a tenté d’inventer une solution originale pour répondre à un nœud colonial complexe, lié à la politique de colonisation de peuplement, donc à la minorisation des Kanak, face à la charte des Nations unies, au droit des peuples à disposer d’eux mêmes. La confrontation de ces deux points de vue tendait la situation et l’accord de Nouméa a essayé d’en sortir par le haut, en conjuguant les légitimités. Il y a deux tensions coloniales qui se croisent : le rapport à la France et la place des Kanak au sein de la société calédonienne.

Ce qui s’en approche le plus est l’idée de « nation arc-en-ciel » à la Nelson Mandela. Les limites, c’est que cette politique de la main tendue des Kanak n’a pas été saisie par tout le monde. Et comme les accords étaient aussi un compromis qui reposait sur un partage du pouvoir avec la création des provinces, cela a permis au RPCR, aux loyalistes durs, de se replier et de conserver leur logique colonialiste, sur la province Sud et sur Nouméa en particulier. Au fil des accords, alors même qu’on a vu cette ce fameux destin commun émerger dans certaines zones du Nord, où les Caldoches ont compris qu’il y avait une place pour eux dans le projet des Kanak, au contraire dans le Sud c’est resté très fermé de ce point de vue. Et ce n’est pas un hasard si c’est à Nouméa que ça a pété, avec une logique de ségrégation.

Un an après le 13 mai, avec un peu plus de recul, comment analysez-vous ce qui s’est passé ?

Benoît Trépied : Je pense qu’on manque encore de recul. On ne sait pas vraiment tout ce qui s’est passé, tout ce qui s’est joué, on ne connaît pas les rouages. Il y a cette question pendante des formes d’instrumentalisation de cette violence. Je m’y rends bientôt pour enquêter sur ce sujet. C’est d’abord une révolte politique liée à cette question du dégel du corps électoral et de la volonté de l’État depuis 2021 de s’allier avec les loyalistes et de passer en force, et une méconnaissance de l’importance du sujet. Cela signifiait perpétuer le mécanisme de la colonisation de peuplement. La CCAT a réussi à mobiliser beaucoup de manifestants avant le 13 mai, notamment avec la manifestation à l’Anse Vata, à Nouméa. Et puis il y avait aussi un enjeu social, puisqu’on savait depuis longtemps que, du fait que la décolonisation se soit arrêtée aux portes de Nouméa, ces tensions sociales et ces inégalités en faisait une cocotte-minute prête à exploser. Il suffisait d’une étincelle. L’immense responsabilité de l’État, c’est d’avoir fait fi des avertissements.

Le résultat des législatives de juillet ne traduit-elle pas cette ambivalence, cette tension, avec d’un côté l’élection d’Emmanuel Tjibaou, de l’autre celle de Nicolas Metzdorf, un loyaliste extrémiste ?

Benoît Trépied : Je pense que c’est l’événement le plus important depuis le 13 mai : deux mois après qu’Emmanuel Tjibaou a été élu dans la 2e circonscription, c’est totalement inattendu et ça dit quelque chose de l’attachement des gens au destin commun qu’il incarne, qui a toujours dit qu’il ne voulait pas l’indépendance sans les autres, qui est un homme de dialogue. S’il a remporté cette circonscription ingagnable, c’est parce que les Kanak se sont mobilisés, mais aussi que des non-Kanak ont voté pour lui : tous ceux qui étaient mal à l’aise avec cette montée des périls. Il y avait aussi des jeunes Océaniens sur les barrages ; il existe des formes de solidarité de classe ethno-sociales, car ceux qui sont toujours en bas de l’échelle sont les Kanak et les Océaniens.

De son côté, Nicolas Metzdorf a changé de circonscription, parce qu’il se savait menacé en brousse avec son discours extrême. Il n’a pas du tout remporté haut la main sa circonscription, puisqu’il a été élu avec 3 000 voix d’avance. L’élection d’Emmanuel Tjibaou montre que la compréhension des causes de l’éruption de cette violence a été assez partagée. C’est un indice qu’il y a la possibilité d’un basculement des rapports de force. Le plus frappant est que cette victoire se fait avec un corps électoral dégelé ; ce n’est donc pas un argument décisif pour remporter les élections. Ça prouve que le pays a brûlé pour rien et que si les Kanak se mobilisent, ils sont majoritaires.

   mise en ligne le 9 mai 2025

« La France est exposée
au scénario
qui a vu gagner Trump »

Fabien Escalona sur www.mediapart.fr

Avec « Le Miroir américain », le journaliste Cole Stangler met en garde contre les risques d’une dégradation de la démocratie française, non pas identique mais analogue à celle qui frappe de l’autre côté de l’Atlantique. Il appelle la gauche à défendre « des avancées concrètes et rapidement visibles ».

Cole Stranger, journaliste franco-américain et auteur de l’enquête sur la radicalisation des droites françaises et américaines, « Le Miroir américain », aux éditions Les Arènes.

En dépit du caractère hors norme de la grande parade trumpiste, la France est peut-être le pays européen qui a le plus à apprendre des évolutions de la vie politique aux États-Unis. C’est la conviction du journaliste Cole Stangler, qui a publié mercredi 7 mai Le Miroir américain. Enquête sur la radicalisation de la droite et l’avenir de la gauche (éditions Les Arènes).

Lui-même franco-américain, bien placé pour constater les différences qui séparent les deux formations sociales, il souligne aussi les ressemblances qui les rapprochent, et participent des « échos » qu’il a perçus de part et d’autre de l’Atlantique lors de ces dernières années.

« Même si elles n’ont pas réussi à réaliser pleinement leurs promesses, écrit-il, nos deux républiques sont des modèles d’universalisme qui ont inspiré d’innombrables luttes […]. Les États-Unis et la France se sont tous les deux construits sur l’immigration, avec des identités nationales modelées par l’arrivée de personnes venues d’ailleurs et de cultures façonnées par le brassage et la mixité […]. Et ici comme là-bas, la grandeur de nos mythes fondateurs nous empêche parfois de voir les moments sombres de nos histoires respectives. »

Ces mythes et leurs angles morts participent, aujourd’hui, d’une attractivité électorale de démagogues d’extrême droite qui nous serait apparue sidérante il y a quelques années. C’est pour comprendre de manière sensible cette attractivité, et en creux les obstacles rencontrés par la gauche, que Cole Stangler a sillonné les États-Unis en 2024. Son livre est le récit de ses rencontres, rapprochées d’entretiens antérieurs réalisés en France et de travaux académiques qui éclairent son propos.

Mediapart : Votre ouvrage s’ouvre sur les conséquences politiques de la désindustrialisation, aux États-Unis comme en France. Comment les décririez-vous ?

Cole Stangler : Il existe bien sûr de la détresse sociale dans les grandes villes et les campagnes, mais celle qui est vécue dans les zones désindustrialisées est spécifique, dans la mesure où les gens ont connu autre chose, ou du moins leurs parents. Ils vivent non seulement la souffrance sociale, parce qu’il y a moins d’emplois et que ces emplois sont précaires, mais ils savent aussi très bien qu’il y a vingt ou trente ans, l’endroit était plus prospère, offrait d’autres perspectives de vie. On retrouve cela dans la Rust Belt [« ceinture de rouille », surnom de la zone de déclin de l’industrie lourde américaine dans le Nord-Est – ndlr] aux États-Unis, comme dans le nord et l’est de la France.

Politiquement, cette configuration a des conséquences importantes, parce qu’elle favorise chez de nombreuses personnes une forme de nostalgie et de rancœur. Elles reprochent à l’État de les avoir abandonnées, ou d’avoir été complice du processus qui a conduit au déclin économique du territoire. Ce déficit de confiance envers la puissance publique est un fort moteur de décrochage vis-à-vis du monde politique, et donc d’abstention.

Dans beaucoup de ces zones, les classes populaires qui votent le font davantage en faveur de l’extrême droite que de la gauche. Pour le comprendre, il faut regarder le bilan de cette gauche, ainsi que ses choix politiques. Aux États-Unis, la perte d’audience des démocrates dans les milieux populaires ne résulte pas d’une fatalité, mais de la décision consciente de donner la priorité à d’autres électeurs. Et puis c’est bien connu : en contexte économique dégradé, on recherche facilement des boucs émissaires. Le Parti républicain et le Rassemblement national (RN) ont trouvé le leur : l’immigré.

On sent aussi que la politisation à droite de ressentiments et de préjugés est rendue possible par le caractère « impensable » d’une alternative économique et sociale. On le comprend aisément après la présidence de François Hollande en France, mais le bilan de Joe Biden n’était-il pas plus substantiel ?

Cole Stangler : J’ai en effet beaucoup rencontré le sentiment que l’économie était un sujet trop complexe pour être changé politiquement. La gauche de gouvernement, en ralliant les politiques « pro-capital » de l’ère néolibérale, à partir des années 1980, a favorisé ce sentiment. Par conséquent, elle a aussi permis à la conflictualité politique de se déplacer sur d’autres terrains, notamment celui des « guerres culturelles ».

Aux États-Unis, celles-ci se sont typiquement déployées à propos des armes à feu, de la place de la religion dans la société, des droits des homosexuels et des droits à l’avortement. Les offensives contre le « wokisme », qui se sont aussi déclinées en France ces dernières années, s’inscrivent dans cette veine.

Les États-Uniens ont entendu beaucoup de promesses et de grands chiffres, mais dont les effets sont encore impalpables. Et, entre-temps, ils ont subi une inflation violente.

Alors oui, il y a eu du changement sous Biden, avec de l’investissement dans les infrastructures et une tentative de réindustrialisation « verdie ». Le problème, c’est que ces politiques prennent du temps et ne rompent que partiellement avec le legs néolibéral.

C’est ce que je montre à travers le cas d’un bassin sidérurgique en Virginie-Occidentale, qui s’est complètement étiolé, et en face duquel une usine de batteries électriques a été financée grâce aux programmes de l’administration Biden. Or cette usine ne comptera pas autant d’emplois, ils n’ont pas encore tous été créés, et rien ne garantit qu’ils auront la même « qualité » en termes de droits des salariés.

En résumé, les États-Uniens ont entendu beaucoup de promesses et de grands chiffres, mais dont les effets sont encore impalpables. Et, entre-temps, ils ont subi une inflation violente, tandis que les mesures de Biden les plus appréciées du public, après le covid, ont pris fin, au motif qu’elles avaient été pensées comme temporaires.

Revenons au mouvement de radicalisation de la droite, que vous observez de part et d’autre de l’Atlantique. Vous insistez sur les sources anciennes du phénomène, masquées par les figures de droite les plus « traditionnelles » pendant des années. 

Cole Stangler : Trump et le trumpisme ne viennent clairement pas de nulle part. On peut citer des prétendants malheureux à la présidentielle, qui ont assemblé des ingrédients encore bien présents aujourd’hui.

Je pense à George Wallace, à la fois très critique de la guerre du Vietnam et défenseur de la ségrégation au tournant des années 1960-70. Je pense aussi à Pat Buchanan, candidat à la primaire républicaine de 1992, durant laquelle il fit campagne contre le multiculturalisme et le libre-échange, tout en mobilisant une base de chrétiens évangéliques autour des guerres culturelles. À la convention du parti, il évoqua une « bataille pour l’âme de l’Amérique » dans un discours perçu comme extrême, mais devenu la norme aujourd’hui. 

Il ne faut pas oublier non plus la présidence de George W. Bush (2000-2008). Déjà à l’époque, il avait contesté le recomptage des voix en Floride, et des militants étaient parvenus à empêcher les opérations par leur pression physique. Lui aussi soutenu par une base religieuse évangélique, il a provoqué des dégâts immenses avec sa « guerre contre le terrorisme » (l’invasion d’un pays souverain, la pratique de la torture en dehors des conventions internationales) et avait souhaité passer une loi radicale contre l’immigration.

Dans le cas français, le RN qui menace d’arriver au pouvoir est dans le paysage depuis cinquante ans. Sa progression s’est également faite grâce à une conjonction de facteurs de longue durée : les préjugés et les discriminations qui circulaient déjà dans la société ; la désindustrialisation, qui a favorisé la bascule des milieux populaires ; et des attentes plus fortes encore envers l’État dans ce pays, qui ont nourri des déceptions à la hauteur. Sans compter la contribution active de la droite classique à faire de l’immigration et de l’identité des enjeux de campagne permanents.

Le parallèle entre le Parti républicain aux États-Unis et le RN en France tient-il jusqu’au bout ? Le RN pâtit encore, même si c’est de moins en moins le cas, d’être issu des marges du système politique.

Cole Stangler : Peut-être, mais nos deux pays ont un système présidentiel dans lequel l’électorat est sommé de choisir entre deux camps, ou du moins entre deux options finales dans le cas de la présidentielle en France. Les effets peuvent être dévastateurs, même quand la société n’est pas majoritairement située à l’extrême droite.

C’est ce qui est intéressant et troublant avec les électeurs de Trump : certains ne sont pas d’accord avec tout et pointent même ses excès, mais ils l’ont choisi plutôt que Kamala Harris. Trump se retrouve à prendre des décisions très radicales mais avec un taux d’approbation historiquement faible pour un président, alors qu’il vient d’être réélu avec plus de voix que son adversaire. 

La France est exposée à ce genre de scénario. Dans le livre, je cite une propriétaire de restaurant qui me dit que la gauche est une option impossible pour elle. Le Pen, Bardella… : elle se fiche de l’identité du candidat RN mais sait qu’elle votera pour une candidature clairement « antigauche ». 

Les gauches françaises se cherchent encore dans leur attitude vis-à-vis de médias comme CNews. Les progressistes états-uniens, confrontés précocement à des médias de masse porteurs de désinformation et d’idées d’extrême droite, ont-ils des leçons à partager ?

Cole Stangler : Honnêtement, je ne sais pas s’il y a grand-chose à prendre. À ce stade, de plus en plus de journalistes à gauche ont estimé qu’il fallait construire d’autres médias non traditionnels pour combattre des chaînes ultraconservatrices comme Fox News. Il en résulte une fragmentation de l’espace médiatique particulièrement prononcée, avec des podcasts, des lettres d’information sur Substack, des chaînes YouTube…

C’est une évidence absolue que pour gagner, la gauche doit mobiliser de larges pans des milieux populaires par-delà les espaces géographiques, qu’ils soient très urbanisés ou plus ruraux.

Il y a bien eu la tentative de bâtir un Fox News de gauche, avec MSNBC, mais ses dirigeants ne sont pas parvenus à imiter le style populiste qui a fait le succès de la première. Ils ont repris les codes des classes moyennes supérieures dans les grandes villes, qui les cantonnent à un certain public. Cette question du « style » est trop négligée en France pour comprendre l’attrait de ces chaînes. Si on ne fait que répéter qu’elles mentent, on ne parviendra pas à contrer leur succès.

Un débat stratégique s’est esquissé entre François Ruffin, alertant sur la faiblesse de la gauche dans « la France des bourgs », et les Insoumis, théorisant l’existence d’un « quatrième bloc » abstentionniste à mobiliser pour emporter des élections. Là encore non sans échos avec les États-Unis. Quelles conclusions tirez-vous de vos propres recherches et rencontres ?

Cole Stangler : Dans son dernier livre, Jean-Luc Mélenchon écrit que « la conscience politique urbaine est la forme de conscience politique la plus avancée ». Malgré la tonalité radicale du langage, cela me fait penser aux stratégies du Parti démocrate en 2016, lorsque les stratèges expliquaient que chaque voix perdue dans la Rust Belt allait être gagnée en banlieue ou dans les villes. 

Pour moi, c’est une évidence absolue que pour gagner, la gauche doit mobiliser de larges pans des milieux populaires par-delà les espaces géographiques, qu’ils soient très urbanisés ou plus ruraux. Pour transcender ces frontières, le discours de Bernie Sanders est resté le même depuis des années : un programme universaliste pour défendre les intérêts du plus grand nombre, en mettant en avant les questions sociales et en affirmant simultanément qu’une attaque contre une personne, que ce soit en raison de ses origines, de son apparence ou de son orientation sexuelle, est une attaque contre tous.

Ce qui me donne espoir, c’est le renouveau du syndicalisme aux États-Unis, même si la tendance est encore modeste. Il est intéressant d’observer les résistances salariales permises par les campagnes de syndicalisation dans le sud des États-Unis, dans les usines installées en raison du coût du travail moins élevé que dans les États du nord avec un passé syndical plus fort. Cela a suscité des réactions très violentes chez les républicains, ce qui montre bien qu’ils le vivent comme une menace.

Un pays davantage syndiqué est un pays dans lequel les classes populaires ont des valeurs plus ancrées à gauche, et il s’agit de développer ce militantisme dans de nouveaux secteurs, comme ceux de la logistique et de la distribution. L’enjeu est semblable en France : j’ai été marqué par ma rencontre avec un jeune syndicaliste qui travaillait chez Amazon au sud de Montélimar, dans une zone commerciale qui a quelque chose de très américain. Il doit braver l’isolement des employés, le turnover, etc.

La réponse stratégique de fond, au-delà du marketing électoral à chaque scrutin, consiste bien à retisser le lien à la base. C’est un travail de longue haleine, peu spectaculaire mais finalement plus important que tel ou tel slogan ou telle ou telle alliance, en tout cas sur le long terme. Les liens de confiance vous rendent en effet plus enclin à écouter des messages progressistes, parce qu’ils sont émis ou relayés par des gens qui vous ressemblent, vous connaissent et vous défendent.

    mise en ligne le 8 mai 2025

Au Cachemire indien :
« Ils parlent tous de guerre, mais ils ne savent pas ce qu’elle coûte »

Côme Bastin et Haziq Qadri sur www.mediapart.fr

Depuis la suppression de l’autonomie politique de leur État en 2019, les Cachemiris espéraient au moins vivre en paix. Mais le retour des armes et de la suspicion à leur égard ravivent les traumatismes du passé. « Nous sommes redevenus des cibles », témoigne un habitant.

Bangalore (Inde).– À Tiwari, village situé dans le district d’Uri, l’angoisse monte crescendo. Celle de perdre la paix fragile qui avait prévalu récemment sur la ligne de contrôle, cette zone frontalière disputée entre l’Inde et le Pakistan. « Depuis quelques années, la vie était paisible et on pouvait vivre comme tout le monde. Il n’y avait ni tirs ni bombardements d’un côté ou de l’autre, témoigne Mohammad Haneef, paysan de 38 ans. Mais depuis ce mois-ci, on recommence à vivre dans la peur, personne ne sait ce qui va se passer. L’Inde et le Pakistan doivent s’asseoir ensemble et résoudre leurs différends. »

Son témoignage, comme tous les autres, a été rapporté à Mediapart à distance, les journalistes étrangers étant strictement interdits au Cachemire. 

Ce village a souvent été pris entre les feux croisés des deux armées, en conflit sur leur frontière dans le Cachemire depuis la naissance de l’Inde et du Pakistan, lors de la partition, en 1947. Après quatre affrontements majeurs au XXsiècle, les deux pays se sont livrés à d’incessantes escarmouches. Tantôt des accrochages directs à la frontière, tantôt des tirs de missiles ou des bombardements en réponse à des incursions, l’Inde accusant le Pakistan d’héberger et de soutenir des groupes insurgés menant des exactions sur son sol. Selon le South Asia Terrorism Portal, près de 5 000 Cachemiri·es ont été tué·es lors de ces affrontements ces vingt-cinq dernières années.

Un cessez-le-feu sur la ligne de contrôle, conclu en février 2021, avait cependant amené un peu d’espoir, notamment dans la région d’Uri. « Nous sommes sortis des bunkers civils dans lesquels nous nous étions longtemps réfugiés, nous avons commencé à reconstruire nos maisons, c’était comme un rêve devenu réalité », décrit Ghulam Rasool, père de famille de 51 ans, qui vit dans une maison en bois à Tiwari. « Mais depuis l’attaque à Pahalgam, tout a changé pour nous. Nous sommes redevenus des cibles. Tout le pays parle de guerre, mais ils ne savent pas, comme nous, ce qu’elle coûte. » 

Le 22 avril, l’Inde a été saisie d’effroi. Dans la région de Pahalgam, les températures clémentes d’avril invitaient les touristes à profiter des vallées verdoyantes du Cachemire. C’est là qu’un groupe baptisé Le Front de résistance (The Resistance Front, TRF) choisit ce jour-là de mener un attentat sanglant. Vingt-six touristes sont abattus froidement par les assaillants, du jamais-vu en Inde depuis les attaques terroristes de Bombay, en 2008. TRF affirme agir pour défendre les droits des locaux face aux « envahisseurs » du reste de l’Inde. Une référence à la suppression de l’autonomie politique du Cachemire en 2019 par Narendra Modī.

L’Inde affirme rapidement que TRF est en réalité une émanation du Lashkar-e-Tayyiba, groupe islamiste armé militant pour le rattachement du Cachemire au Pakistan, accusé d’incursions et d’attaques fréquentes du côté indien de la frontière. L’attentat réactive en quelques jours les tensions entre New Delhi et Islamabad, accusé de tolérer, voire d’encourager l’action de tels groupes insurgés.

Vivre avec la peur

Le Pakistan, comme à son habitude, nie en bloc ces accusations, et l’Inde menace d’une intervention militaire, faute d’excuses et de coopération dans l’enquête sur les attentats. Avant même que les armes ne reprennent, mercredi 7 mai, les Cachemiri·es voient revenir la suspicion et la répression brutale à leur égard. 

À Pulwama, au sud du Cachemire, de nombreuses maisons ont été dynamitées par l’armée le 26 avril. Motif : un complice des attentats serait issu de ce village. « L’armée est arrivée à 7 heures du matin et nous a demandé d’évacuer la maison. Nous sommes restés plusieurs heures dans la mosquée et lorsque nous sommes sortis, les maisons étaient en ruine », raconte Abdul Rashid, un habitant de 68 ans.

Ces représailles indiscriminées, à la dynamite ou au bulldozer, sont de plus en plus fréquentes, pour marquer les esprits, bien qu’elles échappent à tout cadre légal. « Si un habitant est impliqué, pourquoi s’en prendre à tous ses voisins ?, demande Abdul Rashid. Pourquoi même s’en prendre à ses parents ? Ce ne sont pas eux qui l’ont poussé à rejoindre ces militants. »

Dans la ferveur nationaliste qui s’empare de l’Inde, où une union sacrée s’est formée autour de la nécessité de punir le Pakistan, la lutte contre les terroristes laisse peu de place aux considérations pour le sort des populations locales. Dans la nuit du 7 mai, l’Inde a finalement mis ses menaces à exécution.

Une opération militaire d’envergure a frappé, principalement par les airs, neuf cibles désignées comme des camps d’entraînement terroristes au Pakistan. Islamabad a juré de répondre à cette « déclaration de guerre » et a fait pleuvoir son artillerie sur la ligne de contrôle. Bilan : au moins vingt-six morts côté pakistanais et douze côté indien.

Pour les locaux, c’est l’enfer. « À 1 heure du matin, nous avons été réveillés dans la terreur par des bruits de roquette assourdissants, témoigne Bilal Ahmad, 35 ans, habitant de la région frontalière de Karnah, au nord du Cachemire. En regardant les réseaux sociaux, nous avons compris que notre armée avait finalement attaqué le Pakistan, qui effectuait des tirs de représailles. »

Terré toute la nuit, Bilal Ahmad constate au petit matin que de nombreuses maisons ont été détruites dans les affrontements. « Mon père est mort en 2003 après un bombardement similaire de la part du Pakistan. Mais ce que j’ai vécu cette nuit-là, moi, je ne l’avais jamais vu de ma vie. Nous savons qu’il va nous falloir vivre à notre tour avec cette peur. »

Des Cachemiri·es fuient déjà les zones frontalières devant la guerre qui se déploie, soit vers des abris souterrains, soit vers des zones plus sûres. Un scénario que les habitant·es de Tiwari, quelques jours avant ce déluge de feu, confiaient redouter plus que tout. « Les écoles vont fermer, on va devoir quitter nos maisons à nouveau et retourner dans les bunkers, vers une vie misérable, pressentait Ghulam Rasool, qui dit avoir honte pour ses enfants. Ils nous en veulent de vivre ici, ils veulent vivre en ville, là où il y a des marchés et des restaurants. »

Pour la plupart de ces habitant·es pauvres et paysans, déménager est néanmoins impossible. « Sommes-nous moins que des êtres humains ? Ne méritons-nous pas, nous aussi, une vie normale ? », demande Mohammad Haneef.

   mise en ligne le 8 mai 2025

Nicolas Offenstadt, historien : « Le 8 mai est loin d’avoir une mémoire paisible »

Aurélien Soucheyre sur www.humanite.fr

À l’occasion des 80 ans de la capitulation nazie, l’historien Nicolas Offenstadt, chroniqueur à l’Humanité, revient sur ce que symbolise cette date à travers plusieurs dimensions.

Nicolas Offenstadt, est un historien français, maître de conférences en histoire du Moyen Âge à l’université Panthéon-Sorbonne.
Nous avons célébré, ce 8 mai, les 80 ans du 8 mai 1945, jour de la capitulation sans condition de l’Allemagne nazie. Pourquoi cette date, qui signifie la fin des combats en Europe, et donc la fin de six années de destructions et de souffrances inouïes, est-elle si fortement ancrée dans notre mémoire collective et célébrée chaque année ?

Nicolas Offenstadt : Elle signifie la fin de la barbarie nazie et de la guerre qu’elle a déclenchée. Dès lors, elle comporte un aspect international immédiat, elle peut concerner toutes les populations qui en ont été victimes, toutes les nations qui ont été touchées par la guerre, même si des dates différentes sont retenues pour la commémoration de la fin de la guerre, même si elle est loin de faire consensus.

Le 8 mai 1945 est-il une date de basculement, de sortie de la barbarie pour aller vers un espoir et une construction humaniste qui s’incarnent aussi bien dans le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) que dans la charte des Nations unies en cours d’élaboration ?

Nicolas Offenstadt : Attention, l’idéal de sécurité collective pour garantir la paix, fortement, et de réforme sociale gouvernait aussi bien des engagements pris après la Première Guerre mondiale. De nombreux anciens combattants étaient revenus du front en espérant participer à changer le monde.

Mais les alliés, à partir du moment où se dessine la victoire définitive contre l’Allemagne nazie, envisagent tout un ensemble de politiques (démocratisation, dénazification, décartellisation…) vis-à-vis des vaincus pour que les horreurs passées ne puissent pas se reproduire. Les débuts de la guerre froide, la séparation entre deux blocs, vont aussi limiter la portée des espérances.

Quatre-vingts ans après, peut-on dire que l’esprit et l’héritage du CNR et de l’ONU tels que pensés à l’époque sont menacés à force de réformes libérales d’un côté et de violation des résolutions des Nations unies de l’autre, avec même le retour de la guerre sur le continent européen ?

Nicolas Offenstadt : Il est certain que, depuis les années 1980, les avancées, sous de multiples formes, du néolibéralisme ont affaibli, voire détruit tout un ensemble de structures de l’État providence qui s’est mis en place dans différents pays d’Europe, en particulier, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale.

Mais attention, la construction européenne ne doit pas être lue seulement sous ce prisme. Elle avait pour but de préserver la paix entre les partenaires. À l’intérieur de l’UE, c’est bien le cas, de favoriser démocratie et respect des droits de l’homme. Or, on voit que c’est encore un instrument qui peut faire pression en ce sens, bien sûr, avec un succès inégal selon les enjeux et les contextes, sur des États autoritaires, « illibéraux »

Y a-t-il eu, depuis le 8 mai 1945, des évolutions dans la façon dont ce jour est célébré ?

Nicolas Offenstadt : En fait, le 8 mai est loin d’avoir une mémoire paisible. Les gouvernements et les politiques publiques ont varié selon les projections et les enjeux politiques, que ce soit en URSS, en Allemagne ou en France. Staline, tout au culte de sa propre action, n’en a pas fait un jour férié, ce n’est que plus tard, sous Brejnev, qu’il le devient, avec une valorisation de la « Grande Guerre patriotique ». De Gaulle privilégiait d’autres dates plus centrées sur la France et son action, comme le 18 juin. Il y eut de vifs débats autour de son caractère férié ou pas.

En Allemagne de l’Ouest, il faut attendre, les générations passant, le milieu des années 1980 pour que soit clairement marqué son caractère de jour de « la libération » pour les Allemands. En France également, c’est avec François Mitterrand que le 8 mai devient de manière pérenne une fête légale fériée.

« Parmi la coalition antinazie, même si les rivalités existent, il y a encore en 1945 la volonté de régler collectivement le sort de l’Allemagne. »

En RDA, en revanche, le 8 mai est férié : il inscrit le pays du côté des vainqueurs de l’histoire et célèbre la force du socialisme à travers la victoire de l’URSS, désormais le grand allié. D’ailleurs, aujourd’hui encore, c’est un enjeu politique, la dirigeante de l’extrême droite allemande, Alice Weidel (née en 1979), expliquait en 2023, à rebours du consensus mémoriel, qu’elle n’entendait pas célébrer le 8 mai car c’était une « défaite » de son pays… Et il y a peu, elle levait les yeux au ciel dans une émission de télévision quand on évoquait la commémoration des camps de la mort.

Le 8 mai 1945 est aussi une date qui, avec les massacres de Sétif et l’affaiblissement des empires coloniaux, marque un tournant vers les guerres d’indépendance et la décolonisation…

Nicolas Offenstadt : Absolument. Les luttes anti-impérialistes et anticoloniales, et les victoires qu’elles obtiennent, s’accélèrent après 1945. D’ailleurs, le bloc de l’Est appuyait ces mouvements, en se prévalant d’une autre mondialisation, une « mondialisation rouge » qui se sentait à distance de l’héritage colonial occidental.

C’est enfin une date clé avec deux grands vainqueurs : les États-Unis et l’URSS. Le monde se voit refaçonné. Peut-on dire que la guerre froide à venir démarre le 8 mai 1945 ?

Nicolas Offenstadt : La guerre froide proprement dite démarre en fait un peu plus tard. Parmi la coalition antinazie, même si les rivalités existent, il y a encore en 1945 la volonté de régler collectivement le sort de l’Allemagne. Elle se défait progressivement jusqu’aux ruptures de 1948-1949, notamment avec le blocus de Berlin.

Peut-on considérer que nous sommes en train de sortir de l’ordre mondial issu du 8 mai 1945 ?

Nicolas Offenstadt : L’effondrement du bloc de l’Est, à partir de 1989, pouvait sembler mettre un terme à la guerre froide. Mais on voit que la Russie rejoue et utilise encore la posture d’un bloc opposé à l’Occident, à ses valeurs, ou ses supposées valeurs, certes sur d’autres lignes. Certains groupes de gauche se déterminent encore en partie sur des lignes de guerre froide, d’un anti-impérialisme immobile, assez étonnamment, sans vouloir voir les changements.

Par ailleurs, un des risques majeurs que l’on voit déjà poindre dans un contexte de recul profond de la raison gouvernante, c’est relativisation, la banalisation ou bien la trivialisation de la barbarie nazie, de la Shoah et de toutes les horreurs de la Seconde Guerre mondiale qui l’ont accompagnée.

Chacun de ces trois termes correspond à des processus formellement différents, mais ils convergent. En ce sens, oui, ce serait la sortie d’une forme de morale universelle, plus petit dénominateur commun, issue de la Seconde Guerre mondiale.


 

mise en ligne le 7 mai 2025

80 ans du 8 mai 1945 #5.
Dans la clandestinité,
la Résistance construit
la France d’après

Cet article fait partie de la série 80 ans du 8 mai 1945 (8 épisodes)

Jean Vigreux sur www.humanite.fr

D’abord en ordre dispersé, les forces combattantes s’unifient, puis rédigent le programme du Conseil national de la Résistance pour former le modèle démocratique et social de la Libération.

Jean Vigreux est historien.

Dès juin 1940, la France défaite est abattue. Si le général de Gaulle s’enfuit à Londres pour organiser la future armée auprès des Britanniques, il reste pour la plupart un inconnu. Beaucoup hésitent encore à franchir la Manche, estimant qu’ils seraient plus utiles dans l’Hexagone, à l’image de Léon Blum.

D’autres considèrent qu’il faut refuser l’Occupation en sabotant des lignes téléphoniques ou autres installations, mais très vite ils sont fusillés. Quelques manifestations jalonnent cependant ces années 1940-1942, entre autres un défilé d’étudiants et de lycéens sur les Champs-Élysées le 11 novembre 1940, ou encore la mise en place du réseau du musée de l’Homme, à Paris, qui est très vite décapité.

Parmi ces résistants de la première heure, on compte beaucoup d’hommes et de femmes de gauche, qui retrouvent les réflexes de défense républicaine (1793, 1871, 1914, 1934), mais aussi quelques hommes de droite, tels Henri Frenay ou Emmanuel d’Astier de La Vigerie. Toutefois, ces actes restent épars et les contacts avec Londres ne sont établis que tardivement, entre 1941 et 1942.

Engagement massif des communistes en 1941

Des mouvements commencent à organiser les premiers résistants, qui ont pour objectif essentiel de sensibiliser la population, notamment en diffusant tracts et presse clandestine. Une grande grève doit être signalée dans cet élan : c’est celle des mines du Nord et du Pas-de-Calais, en mai-juin 1941.

Si la répression est brutale, ces actions suscitent des espoirs face à la révolution nationale de Vichy, l’exclusion mise en œuvre et surtout la politique de collaboration. L’année 1941 voit un engagement massif des communistes dans la Résistance, se livrant à des sabotages et à la lutte armée, mettant en place le « Front national de lutte pour l’indépendance de la France », dont le recrutement va largement au-delà de la famille communiste.

En quelques mois, le parti sort du ghetto où l’avaient plongé le pacte germano-soviétique et son interdiction. Dès lors, la ligne patriotique des années du Front populaire, marquée par un antifascisme viscéral, est réactivée, soulageant et surtout levant les doutes de certains dirigeants de la Main-d’œuvre immigrée (MOI). Les premiers contacts sérieux avec Londres, qui ont eu lieu en décembre 1941, permettent aux mandataires de la France libre d’être parachutés en France, comme Jean Moulin, puis Pierre Brossolette. Ils entrent en contact avec les partis clandestins et les différents acteurs de la Résistance.

Mai 1943, naissance du Conseil national de la Résistance

Il s’agit de penser les futures bases démocratiques à la Libération, pour reconstruire une vie politique autour d’un grand mouvement issu de la Résistance et se défaire du fascisme. C’est en mai 1943, avec la naissance du Conseil national de la Résistance (CNR), que s’achève le processus d’unification des forces résistantes, sous l’égide de Jean Moulin, regroupant huit composantes de la résistance (ceux de la Libération, ceux de la Résistance, Front national, Libération Nord, Organisation civile et militaire, Combat, Franc-Tireur, Libération Sud), six partis politiques (Alliance démocratique, Démocrates populaires, Fédération républicaine, Parti communiste, Parti socialiste, Radicaux socialistes) et deux organisations syndicales (CGT et CFTC).

Première instance coordinatrice entre la zone Nord et la zone Sud, le CNR constitue la matrice des projets futurs. Il s’agit de reconnaître l’autorité du général de Gaulle et de penser l’avenir en préparant la Libération, mais aussi la reconstruction du pays et la restauration de l’idéal républicain et démocratique.

Plusieurs projets sont alors proposés, mais celui de Pierre Villon offre une synthèse ou un équilibre entre tous. Le CNR s’affirme rapidement et adopte le 15 mars 1944 un programme qui définit la nécessité de la lutte armée et la préparation de l’insurrection nationale. Ce programme de gouvernement est connu alors sous le nom de « charte du CNR ». Elle envisage le retour à la République après les années du gouvernement du maréchal Pétain. Il s’agit dans ce contexte d’enrichir la « démocratie libérale » et surtout l’élargir à la « démocratie sociale ».

Renouer avec le souffle de 1936

Cette charte propose de mettre en place une « véritable démocratie économique et sociale », de participer à « l’éviction des grandes féodalités » et promouvoir la « participation des travailleurs à la direction de l’économie », tout en réalisant un plan complet de sécurité sociale, la sécurité de l’emploi et les nationalisations.

Il faut alors restaurer le régime républicain, mais surtout le refonder. Si le projet prend racine dans le référentiel du Front populaire sur des bases de justice sociale tout en composant avec l’ensemble des forces politiques de la Résistance, il est important de renouer avec le souffle de 1936. Ainsi, à la Libération, les notables traditionnels, pour une bonne part compromis avec le régime de Vichy, perdent leur place.

Une fois la Libération acquise à l’été et l’automne 1944, la transition démocratique se fait dans un cadre légal. Les premières consultations électorales – suivant l’ordonnance du 21 avril 1944 où le suffrage universel prend enfin tout son sens, les femmes pouvant voter – ont lieu au printemps 1945 avec les municipales, puis à l’automne les législatives pour l’Assemblée constituante.


 


 

« Après 8 ans de choix fiscaux qui ont avantagé les plus riches » :
le Pacte du pouvoir de vivre s’invite dans le débat budgétaire

Hélène May sur www.humanite.fr

Les soixante-cinq organisations du Pacte appellent gouvernement et parlementaires à cesser d’utiliser les difficultés financières pour sacrifier les mesures sociales et environnementales.

Les impératifs budgétaires ont bon dos ont rappelé mardi 6 mai les membres du Pacte du pouvoir de vivre, un collectif fondé en 2019 de 65 organisations de la société civile dont, Oxfam, La fondation pour le logement, la CFDT, ATD quart-monde et le Réseaux action climat (RAC). « Les débats sur la réduction du déficit ou sur le financement de la défense servent trop souvent de prétexte à une importante remise en cause de nos piliers collectif », soulignent-elles dans leur communiqué.

Sans nier l’importance de la dette publique, elles mettent en garde contre l’obsession des dirigeants pour cette question, et leur aveuglement face à la dégradation de la situation sociale, environnementale et même démocratique de la société française. « La nécessité de maîtriser la dette publique, ne peut pas et ne doit pas se faire au détriment des plus fragiles, ni au prix d’un renoncement à la transformation écologique » assure Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT.

Sous l’austérité, le démantèlement

Sous ses aspects comptables et techniques, la lutte contre les déficits, surtout depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron est un outil de détricotage des services publics. Elle a aussi servi à la remise en cause des droits des plus fragiles (réforme de l’assurance chômage, du RSA, des APL…) et depuis peu, au renoncement à toutes ambitions de limiter le réchauffement climatique et de s’y adapter.

« Un des nœuds du problème c’est la tentation de répondre dans l’urgence à des problèmes à long terme » tacle Claire Thoury, Présidente du Mouvement associatif, membre du collectif. Cette politique est validée par un discours ambiant sur le « trop d’impôts », qui fait de la réduction des dépenses une nécessité. Pourtant, « après huit ans de choix fiscaux qui ont avantagé les plus riches, il est peut-être temps que ça s’inverse » souligne la présidente d’Oxfam, Cécile Duflot.

La justice fiscale est possible

Un autre choix de société est possible estiment les associations membres du Pacte qui proposent une série de mesures applicables tout de suite. La première est le retour de la justice fiscale « élément fondateur du pacte social », dans un pays où « on assiste à une aggravation des inégalités de patrimoine et au retour à une société d’héritiers comme au XIXe siècle » martèle Cécile Duflot.

Cela passe entre autres, par le retour de l’ISF, une meilleure taxation des successions, des transactions financières, ou des ventes d’actions. Des actions plus ciblées pourraient aussi être mises en place pour améliorer le quotidien, comme la pérennisation de la loi sur l’encadrement des loyers, le triplement des chèques énergies, la refonte du système des bourses étudiantes pour élargir la couverture, ou la fin des sanctions contre les bénéficiaires du RSA.

Encore faudrait-il que le politique, à commencer par le premier ministre et son ministre de l’économie, qui sont aux commandes, se saisissent de ces propositions concrètes venues d’acteurs du terrain. Jusqu’à présent en tout cas, et malgré les appels de François Bayrou à un grand débat budgétaire, ni l’un ni l’autre n’a répondu aux courriers que le Pacte leur a envoyés.

  mise en ligne le 7 mai 2025

Impunité d’Israël :
encore plus loin dans
le génocide et l’effacement des Palestiniens

AFPS Association France Palestine Solidarité sur https://blogs.mediapart.fr/

L’heure est aux sanctions contre les criminels et pas contre celles et ceux qui dénoncent ce génocide en cours et ont l’impression de hurler dans le désert depuis plus de 19 mois.  C’est notre humanité à toutes et tous qui est en jeu : soit nous réagissons, soit nous sombrons. Par Anne Tuaillon, Présidente de l’Association France Palestine Solidarité. 

Après avoir rétabli un blocus total le 2 mars et rompu le cesse- le-feu le 19, après avoir annoncé le partage de la bande de Gaza en cinq zones encadrées par des zones militaires, Israël a annoncé le 5 mai un « plan de conquête  » de la bande de Gaza et rappelé des dizaines de milliers de réservistes. Avec pour objectif le « départ volontaire des Gazaouis  », en clair un nettoyage ethnique, une aggravation du génocide en cours et une occupation complète et prolongée de la bande de Gaza.

Pour le ministre des armées Israël Katz, les Gazaouis n’ont d’autre choix que « partir ou mourir ». D’octobre 2023 à juin 2024, Amnesty International avait déjà recensé 102 appels criminels de ce genre à la destruction d’un peuple émanant de responsables israéliens. Les Palestiniens savent depuis l’exode forcé de 1948 que partir c’est ne jamais pouvoir revenir dans leur patrie. C’est le cas de 70% des Gazaouis réfugiés dans des camps depuis cette Nakba.

Ce nouveau plan israélien est celui qui se dessinait dès le 8 octobre. Il piétine le droit international, le droit humanitaire, les Conventions de Genève et la Convention contre le génocide. Le 5 mai, l’Union européenne se dit préoccupée, Berlin rejette ce plan, Paris finit par réagir. Mais aucun État européen n’annonce de mesures diplomatiques (rappel d’ambassadeurs…), économiques (interdiction du commerce des produits venant des colonies…). Aucun ne demande de suspendre l’accord d’association UE-Israël en vertu de son article 2 bafoué par Israël ou d’exclure Israël d’autres partenariats comme cela a été appliqué à la Russie dès son agression contre l’Ukraine.

La seule réponse de la France sous la forme d’une reconnaissance très tardive et conditionnelle de l’État de Palestine est en décalage complet avec l’urgence absolue de protéger le peuple palestinien en grand péril.

Bien que le « bilan » soit déjà terrible et aurait dû leur suffire depuis longtemps pour agir et sanctionner, une bonne partie du monde politique, médiatique, intellectuel… refuse encore de nommer le crime, refuse d’utiliser le terme génocide et même « génocide plausible » comme a conclu la Cour Internationale de Justice (CIJ) dès le 26 janvier 2024… il y a plus de 16 mois. D’autres sont dans l’indifférence complice, dans la cécité volontaire ou le soutien ouvert et assumé au génocide !

Bien que les grandes ONG de terrain et les agences de l’ONU rapportent et alertent le monde entier sur ce génocide largement aggravé et avéré, aucune sanction n’est évoquée ou envisagée. Dix-neuf mois après l’attaque criminelle et meurtrière des groupes armés palestiniens le 7 octobre en Israël ayant fait 1200 morts, et la prise de 250 otages, les tirs et bombardements israéliens ont tué au moins 53 000 personnes dans la bande de Gaza dont 17 000 enfants, des dizaines de milliers de malades chroniques sont morts faute de soins, des milliers de victimes encore sous les décombres. Au total 200 000 morts selon des experts médicaux. À l’échelle de la population française, 34 fois plus nombreuse, ce serait 1,8 millions de tués dont plus de 578 000 enfants. Effroyable, monstrueux !

Combien faut-il encore de dizaines ou de centaines de milliers de personnes tuées pour agir et prendre des sanctions : 300 000 ? Plus ? 40 000, 100 000 enfants ?

Combien faut-il encore de quartiers, hôpitaux, tentes, distributions alimentaires bombardées, de centaines de soignants, humanitaires (400) et journalistes (212) assassinés ?

En Cisjordanie occupée, dont Jérusalem-Est, le nettoyage ethnique et la violence de l’armée et des colons sont décuplés : plus de 1000 tués, expulsion de 40 000 personnes de camps de réfugiés, récoltes et vergers détruits, villages rasés, habitations détruites, bombardements, plus de 10 000 prisonniers politiques dans des prisons transformées en centres de torture : Israël y reproduit la stratégie en cours à Gaza.

Josep Borrell, ancien haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères plaide le 29 avril pour le retour urgent au droit international, le recours aux leviers d’action contre Israël, et le refus du « fait accompli  ». L’Assemblée générale des Nations unies a aussi exigé le 18 septembre 2024 qu’Israël mette fin dans un délais de 12 mois à l’occupation illégale du territoire palestinien et à sa colonisation, un crime de guerre. C’est précisément le contraire que fait Israël : toujours plus loin dans l’occupation, dans la colonisation, dans l’annexion de territoire et dans son régime d’apartheid.

À quelques jours du 15 mai, jour de la commémoration de la Nakba, la catastrophe qui a vu 800 000 Palestinien·nes chassé·es et dépossédé·es de leurs terres entre 1947 et 1949, après plus de 77 ans de dépossession et d’expulsion, la Nakba continue et arrive à un paroxysme : c’est l’existence même du peuple palestinien qui est menacée, c’est son effacement qu’Israël vise par son génocide.

L’heure n’est donc plus aux paroles ou aux déclarations d’intention mais définitivement aux actes, aux sanctions contre un État génocidaire à qui le monde doit imposer le droit face à la faillite totale dont il se rend coupable jusqu’à maintenant.

L’heure est aux sanctions contre les criminels et pas contre celles et ceux qui dénoncent ce génocide en cours et ont l’impression de hurler dans le désert depuis plus de 19 mois !

C’est notre humanité à toutes et tous qui est en jeu : soit nous réagissons, soit nous sombrons !

La France et l’UE doivent agir, fortement et rapidement !

Les sanctions c’est maintenant !

   mise en ligne le 6 mai 2025

« Un recul pour la santé publique » : 1 300 médecins
et scientifiques dénoncent la réintroduction de pesticides interdits

Clara Gazel sur www.humanite.fr

1 279 chercheurs, médecins, soignants publient ce lundi 5 mai une lettre ouverte dans laquelle ils dénoncent la proposition de loi Duplomb. Débattu cette semaine en commission à l’Assemblée nationale, le texte prévoit notamment de réintroduire des pesticides interdits, dont des néonicotinoïdes.

Plus d’un millier de chercheurs et scientifiques alertent sur les dangers de la proposition de loi Duplomb, qui doit être soumise au vote de l’Assemblée nationale fin mai 2025. Ils publient ce lundi 5 mai une lettre ouverte aux ministères de la Santé, de l’Agriculture, du Travail et de l’Environnement, les quatre tutelles de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), dans laquelle ils alertent sur les risques majeurs que ce texte ferait peser sur la santé publique, l’environnement et l’indépendance de l’expertise scientifique.

Initiée par Médecins du Monde et le collectif Alertes des médecins sur les pesticides, cette lettre est publiée à la veille de l’examen du texte par les députés en commission du développement durable. Les signataires – parmi lesquels le biologiste du muséum d’histoire naturelle Marc André Selosse et le président de Médecins du Monde Jean-François Corty – pointent les effets néfastes des pesticides interdits sur la santé, et redoutent en particulier la « ré-autorisation de certains néonicotinoïdes, ces insecticides “tueurs d’abeilles” interdits en France depuis 2016 », qui inquiètent à la fois les professionnels de santé et les apiculteurs.

L’Anses remise en cause, son président menace de démissionner

Autre motif d’alerte pour les signataires : la création d’un « comité d’orientation pour la protection des cultures », inscrit dans la proposition de loi. « Nous nous opposons à la création d’un Conseil d’orientation agricole qui dessaisirait l’Anses d’une partie du contrôle scientifique et de la responsabilité assortie », dénoncent-ils.

Ce nouveau conseil aurait la possibilité d’identifier les pesticides jugés essentiels, ceux pour lesquels il est estimé qu’il n’y a pas d’alternative. Dans ce cas, le ministère de l’Agriculture pourrait passer outre l’avis de l’Anses, pourtant chargée jusqu’ici d’évaluer les dangers des pesticides et de délivrer les autorisations.

Pour le millier de chercheurs et scientifiques, la création de ce « conseil » serait « un recul pour la santé publique » s’il venait à imposer l’autorisation de pesticides « sans considération suffisante pour les risques sanitaires et environnementaux ». Avant d’exhorter les ministres à « garantir l’indépendance de l’Anses et de son expertise scientifique face aux pressions économiques et politiques. »

Le directeur général de l’Anses, Benoît Vallet, avait menacé lors de son audition à l’Assemblée le 25 mars de démissionner en cas d’adoption de la loi Duplomb. Après son examen en commission, la proposition de loi doit être débattue en séance à la fin du mois de mai par les députés.


 


 

Des pesticides interdits
toujours utilisés en France

sur https://reporterre.net/

Des insecticides et herbicides interdits dans l’Union européenne, parfois depuis plus de vingt ans, sont encore « régulièrement source d’intoxications » en France. C’est ce que révèle un rapport de l’Agence nationale de la sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), publié le 5 mai. Ces pesticides ont pu être stockés ou importés de pays qui les autorisent toujours.

L’Anses a analysé 599 expositions et intoxications enregistrées par des centres antipoison sur le territoire, entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2022. 150 produits phytopharmaceutiques sont impliqués, dont 64 substances actives non approuvées. Les trois quarts de ces expositions ont été accidentelles, et un quart relevait de « conduites suicidaires », précise l’agence.

Parmi les principaux produits en cause figurent surtout des insecticides (60 %), des herbicides (19 %) et des taupicides (5 %). La moitié de ces produits, fabriqués à base de dichlorvos (insecticide et acaricide), ont été achetés en France auprès de vendeurs à la sauvette sur des marchés, dans des commerces ou sur internet. Près de 80 % des expositions au dichlorvos concernaient le Sniper 1 000, un insecticide utilisé pour l’agriculture en Afrique, importé illégalement en France contre les punaises de lits et les cafards.

Les zones les plus touchées sont des territoires d’outre-mer (Guadeloupe, Martinique, Guyane, Saint-Pierre-et-Miquelon et La Réunion), l’Île-de-France, les Hauts-de-France et la Normandie.

     mise en page le 6 mai 2025

Gauche, syndicats :
la pureté de chacun causera la perte de tous

Loïc Le Clerc  sur www.politis.fr

La gauche peut-elle se payer encore longtemps le luxe de ses divisions intestines ? Quand le monde brûle, on ne débat pas de la couleur de l’extincteur.

Prédation sur les droits des chômeurs, des retraités, des jeunes, des prisonniers, austérité budgétaire, défense des valeurs traditionnelles, attaques incessantes contre les minorités religieuses, atteintes à l’environnement et à la recherche, fermeture d’un tiers des agences de l’État, taxation des plus modestes pour payer les cadeaux fiscaux des plus riches, remise en cause de symboles des victoires sociales comme le 1er mai chômé. Qui ça ? Donald Trump ? Non, Emmanuel Macron. Rien que pour ces dernières semaines.

Steve Bannon, l’ex-stratège de Donald Trump, aficionado de saluts nazis, avait théorisé la tactique du président américain et se réjouit de la voir à l’œuvre en son pays : « Je pense que vous voyez maintenant l’aboutissement de tout le travail qu’on a fait. Vous assistez à ce que j’appelle « l’inondation de la zone » et il n’y a pas de meilleur moment pour être en vie que maintenant, quand on voit les fruits de ce grand effort. »

« Inonder la zone », ça veut dire bombarder le monde d’infos, de déclarations, de décisions politiques, attaquer à tout-va tous les pans de la société, à la seule fin de créer un tel désordre, une telle dispersion des forces et des esprits qu’aucune union ne sera possible. Et donc aucune réaction, aucune contre-attaque de poids.

Donald Trump le fait et son efficacité fait des émules. Et pas seulement auprès de ses amis argentin, hongrois ou italien. En France aussi, la Macronie mitraille. Sous le tapis de « bombes Banon », il est impossible de tenir son bout de barricade sans regarder ce qu’il se passe pour les autres. La Commune de Paris n’a-t-elle pas été vaincue, bastion après bastion ?

Mais pendant que les droites et les extrêmes droites mondiales organisent leur contre-révolution, les gauches se tirent dans les pattes. Quel que soit le sujet, la division l’emporte. L’écologie ? Oui, mais le nucléaire… Le travail ? Oui, mais le RSA… L’islamophobie ? Oui, mais l’antisémitisme… Comme si le camp d’en face n’allait pas tout brûler.

Ce jeudi 1er mai, les manifestations furent à la fois inquiètes, festives et empreintes de gravité devant l’ampleur des luttes à mener. Le spectacle affligeant des guéguerres intestines, les prises de parole politique qui voulaient voler la vedette aux syndicats, les violences à l’encontre du PS et de ses élus à Paris, montrent que le chemin sera long et périlleux.

La pureté ne vaudra pas grand chose quand on sera tous morts.

En France, les écologistes et les socialistes sont trop occupés par leurs batailles d’appareil que d’idées, il n’est pas question. Le PCF, François Ruffin, Clémentine Autain cherchent, dans des styles différents, une manière d’exister au milieu de l’étau social-démocrate – insoumis. LFI n’est obsédé que par son hégémonie sur le tas de cendre. Tous se contorsionnent pour se démarquer de l’autre.

L’électorat, lui, n’attend plus les lendemains qui chantent, le temps des cerises ou le grand soir. Simplement que ses représentants lui inspirent un peu de joie, un peu moins de honte mais surtout la possibilité de mener des luttes. La pureté ne vaudra pas grand-chose quand on sera tous morts. Et il est à parier que même le choix du cercueil sera objet de controverses !

   mise en ligne le 5 mai 2025

Les gagnants et
les perdants du « réarmement » de l’Europe

Francis Wurtz sur www.huma.fr

2370 milliards d’euros, soit plus de 7 fois le budget 2024 de la France, ou bien 11 fois le montant de l’aide publique mondiale au développement, ou encore… 36 fois le budget de tout le système des Nations unies et de ses 43 entités (OMS, FAO, Unesco, Unicef, OIT…) : tel est le montant délirant des dépenses militaires mondiales durant l’année écoulée1. En augmentation constante depuis dix ans, elles viennent d’enregistrer la plus forte progression depuis la fin de la guerre froide.

Le cas de l’Union européenne mérite une attention particulière, le plan de « réarmement » de 800 milliards d’euros (d’ici 2030), adopté le 6 mars dernier par les chefs d’État ou de gouvernement, devant se traduire par une nouvelle explosion, encore plus insensée, des dépenses militaires au fil des cinq prochaines années. À cet égard, plusieurs projets en cours doivent nous alerter. Concernant la France, tout d’abord : Emmanuel Macron a annoncé son intention de s’inscrire dans cette fuite en avant, en évoquant une augmentation progressive de 50 % de la part des richesses produites consacrée à cette gabegie2.

Les travailleurs ont tout à craindre de « l’économie de guerre » dont rêvent d’irresponsables politiciens.

L’Allemagne ensuite : le nouveau Chancelier, Friedrich Merz, entend affirmer le leadership européen de son pays en ambitionnant de porter ses dépenses militaires de quelque 80 milliards d’euros en 2025 (déjà en augmentation de 28 % en un an) à un niveau record se situant entre 200 et 400 milliards d’euros d’ici 20353. La Grande-Bretagne enfin : un sommet UE-Royaume-Uni doit se tenir le 19 mai prochain, à Londres, censé aboutir à un « partenariat stratégique », officiellement fondé sur « la prospérité de tous les citoyens du Royaume-Uni et de l’UE ».

Sauf qu’au cœur de ce « New Deal » post-Brexit figure un projet de « pacte de défense et de sécurité » qui permettrait aux entreprises britanniques de défense d’accéder au pactole de 150 milliards d’euros que l’Union européenne a décidé de consacrer au financement des investissements de défense.

Si les marchands d’armes sont, sans surprise, les grands gagnants de cette folle course aux engins de mort, qu’en est-il des perdants ? Il y a, naturellement, en tout premier lieu, les travailleurs, qui ont tout à craindre de « l’économie de guerre » dont rêvent d’irresponsables politiciens et dont se gargarisent des commentateurs à l’abri du besoin. Comme le souligne sans gêne le secrétaire général de l’Otan, Mark Rutte, il faudra bien utiliser « une petite fraction » des dépenses sociales pour augmenter les dépenses de défense.

Mais ce n’est pas tout. D’autres priorités vont pâtir de cette militarisation à outrance. Ainsi des objectifs du « pacte vert » européen en matière de lutte contre le dérèglement climatique, appelés à être en partie sacrifiés. « Nous serons plus flexibles et pragmatiques pour les atteindre », vient d’annoncer la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, provoquant une vive réaction d’Ana Toni, directrice générale de la prochaine Conférence sur le climat de l’ONU, qui a qualifié ce recul européen d’« extrêmement décevant ».

Autre abandon inacceptable : on évoque une baisse à venir de 35 % de l’aide européenne au développement dans le cadre du budget pluriannuel 2028-2034, en cours de discussion. La démocratie, elle-même, subit des attaques significatives dans ce contexte : le matraquage évince le débat et la dramatisation étouffe l’analyse responsable. Le social, l’humanisme, l’esprit de responsabilité : tout nous commande de refuser cette dérive toxique !

1. Rapport de l’Institut international de recherche sur la paix (Sipri)

2. « Le Figaro », 2 mars 2025

3. Site touteleurope.eu, 28 avril 2025

    mise en ligne le 5 mai 2025

Énergie : quelle société voulons-nous ?

Jade Lindgaard sur www.mediapart.fr

La production et la consommation d’énergie en France, pour les dix ans qui viennent, sont en discussion à l’Assemblée lundi 28 avril. Derrière les effets de manche et les provocations politiciennes, les enjeux sont énormes et interrogent notre modèle de société.

Quand on ouvre la proposition de « programmation pluriannuelle de l’énergie » (PPE), ce document planifiant la production et la consommation d’électricité et d’hydrocarbures jusqu’en 2035 en France, la première chose qui frappe, ce sont les chiffres.

Dans sa version mise en consultation jusqu’au 5 avril, dite « PPE 3 », et dans l’attente de l’arbitrage définitif du gouvernement par décret, les objectifs pour 2035 sont nombreux : jusqu’à 708 térawattheures (TWh) d’électricité décarbonée – contre 390 en 2022 – dont au moins 360 d’électricité nucléaire et si possible 400 ; jusqu’à 90 gigawatts (GW) de photovoltaïque – contre 16 en 2022 ; vingt fois plus d’éolien en mer qu’aujourd’hui, et au moins le double en éolien terrestre.

D’ici dix ans, il faudrait aussi beaucoup plus de « biocarburants » et d’hydrogène. Et réduire la consommation énergétique de 30 % en 2030, avant une baisse de 50 % en 2050.

À titre de comparaison, le pétrole et le gaz comptent pour plus de la moitié (58 %) de la consommation finale d’énergie en France. Or, 73 % des gaz à effet de serre sont dus à l’énergie (en 2022). Ces importations d’hydrocarbures représentent entre 25 et 80 milliards d’euros de déficit commercial chaque année depuis quinze ans.

Le gouvernement va devoir s’en expliquer lundi 28 avril à l’Assemblée nationale. Un débat sur « la souveraineté énergétique » mais sans vote, concédé par François Bayrou pour apaiser les protestations et menaces de censure, notamment du Rassemblement national (RN). La PPE aurait dû faire l’objet d’une loi, et donc d’un vote parlementaire. Mais face au risque de rejet du texte, l’exécutif y a renoncé et a directement rédigé un décret. Sa version finale devrait être publiée après la discussion à l’Assemblée.

La stratégie française sur l’énergie, critiquée pour ses insuffisances par les ONG écologistes, le Haut Conseil pour le climat, et l’Autorité environnementale, se fixe un triple objectif : développer l’indépendance énergétique (la « souveraineté »), décarboner, renforcer la compétitivité. Agir de concert pour le climat, la croissance économique et la puissance géopolitique : ces objectifs peuvent évidemment entrer en contradiction et tracent une trajectoire d’équilibriste pour qui veut s’efforcer de répondre à cette commande très politique.

Nouvelle révolution industrielle

Pour y parvenir, il faudra fournir un « effort inédit dans notre histoire énergétique » de réduction de la consommation et de production énergétiques, explique le rapport en annexe du décret de la PPE. Les investissements requis sont « sans précédent depuis la première révolution industrielle » au XIXe siècle. Et l’objectif est de faire de la France « le premier grand pays industriel à sortir des énergies fossiles ».

Mais les chiffres ne sont que des outils de mesure. S’en tenir à un débat sur la quantité de CO2, le volume de gaz ou le nombre de gigawatts d’électricité est tristement réducteur.

Cela empêche d’ouvrir la discussion qui devrait nous agiter, trois ans après le début de la guerre en Ukraine, sept ans après les « gilets jaunes », et en pleine bataille des droits de douane menée par les États-Unis de Donald Trump : en matière d’énergie, quelle société voulons-nous ?

Le climat dans la PPE (programmation pluriannuelle de l’énergie) 

En 2024, la baisse des gaz à effet de serre a été insuffisante, autour de − 1,8 %. Ce fut pourtant l’année la plus chaude jamais mesurée dans le monde. Le dérèglement climatique avance inéluctablement, les gouvernements ayant trop tardé à réagir. La gravité de ses effets dépendra de la quantité d’émissions de CO2 qu’ils vont réussir à empêcher dans les années qui viennent.

Le chiffrage de la PPE jusqu’en 2035 s’appuie sur des modélisations de l’administration et, pour l’électricité, sur le rapport « Futurs énergétiques 2050 », de RTE, gestionnaire des réseaux transportant le courant électrique. La PPE est établie pour cinq ans, donc jusqu’en 2030, puis actualisée pour les cinq années suivantes, jusqu’en 2035. Elle doit permettre la sécurité d’approvisionnement du pays, l’amélioration de l’efficacité énergétique – utiliser moins d’énergie pour un besoin –, le développement des énergies renouvelables, l’équilibre des réseaux, la préservation du pouvoir d’achat des ménages et la compétitivité des prix.

Une société dans laquelle les besoins vitaux de toutes et tous sont satisfaits, à un prix abordable pour les plus précaires, et sans dégrader les écosystèmes ? Ou est-ce qu’attirer les industries et leur offrir une énergie abondante et décarbonée (« Plug baby, plug ») est ce qui compte le plus, quelles qu’en soient les conséquences sociales et environnementales ?

Il en va de l’énergie comme de l’alimentation et de la santé : c’est avant tout une réflexion profondément humaine, qui touche au cœur de la vie quotidienne et des aspirations de chacune et de chacun. Mais les instrumentalisations politiciennes et populistes ont tué dans l’œuf des questionnements essentiels. Il n’est pas trop tard pour les réactiver.

Système public ou privatisation ?

L’économie de la « transition énergétique », expression aussi galvaudée que critiquée, crée un énorme effet d’aubaine pour l’industrie et la finance. Le phénomène assez ahurissant des start-up nucléaires, alléchées par le robinet intarissable de subventions pour les SMR, ces « petits » réacteurs atomiques en projet un peu partout, en est un exemple.

Mais ce n’est pas le seul secteur sensible pour la « souveraineté énergétique » qui suscite l’engouement des industriels : usines de batteries du groupe Bolloré, mines de minerais d’Eramet et Imérys, sites de STMicroelectronics et Soitec pour la fabrication de puces, parc éolien flottant en Méditerranée remporté par Engie et le groupe portugais EDP, éoliennes d’Iberdrola au large de Saint-Brieuc, usines d’hydrogène, etc.

Du côté de la consommation électrique, les gros opérateurs de data centers (Equinix, Digital Realty…), encore plus énergivores avec l’essor de l’intelligence artificielle (IA), et les entreprises du numérique deviennent des acteurs publics importants aux yeux de l’Élysée, qui leur a consacré un sommet.

Dans un contexte politique où les régulations environnementales et sociales sont violemment attaquées par la droite, l’extrême droite et une partie de l’industrie, est-il soutenable de continuer de confier au privé des investissements si importants pour le sort collectif ?

À l’inverse, l’idée de créer des « communs de l’énergie », autour d’un service public renforcé et impliquant les collectivités locales, fait consensus sur un large spectre politique : de la CGT et de représentant·es syndicaux d’EDF et Enedis, à des élus locaux et associations comme Énergie partagée, des chercheuses comme Fanny Lopez, sans oublier l’Union européenne (et ses « communautés énergétiques citoyennes »), et même l’ancien PDG d’EDF Jean-Bernard Lévy.

Loin d’être seulement théorique, ce débat est très concret puisqu’il concerne le sort des barrages, dont l’Union européenne veut ouvrir les concessions à la concurrence. Et aussi le marché de l’électricité, dont l’économiste Anne Debregeas, porte-parole de Sud Énergie, propose de sortir en créant un opérateur public. Celui-ci détiendrait les grands moyens de production et facturerait l’ensemble des consommateurs et consommatrices selon une grille tarifaire qui permettrait de recouvrir les coûts.

Veut-on ou non des énergies renouvelables ?

C’est le nouveau jeu de massacre, à coups de posts sur les réseaux sociaux : accuser les énergies renouvelables d’être responsables de « surproduction » d’électricité et de déstabiliser le réseau – qui doit en permanence équilibrer offre et demande, à la seconde près. Le haut commissaire à l’énergie atomique, Vincent Berger, réclame que « la croissance du photovoltaïque [soit] revue à la baisse ». Une prise de position qui vient après la tribune d’anciens dirigeants d’EDF et de l’ex-président de l’Assemblée nationale Bernard Accoyer, et qui appelle à l’arrêt de « la politique ruineuse » de soutien à l’éolien et au solaire.

Une autre, signée par des parlementaires, souhaite un moratoire sur les subventions aux renouvelables. À ce stade, le ministre de l’industrie et de l’énergie, Marc Ferracci, maintient les objectifs les concernant – avec une baisse sur le photovoltaïque par rapport à la première version de la PPE. Mais la chute des tarifs d’achat ainsi qu’un durcissement des périmètres d’installation des éoliennes inquiètent les professionnels du secteur.

Le Rassemblement national tente de s’approprier les oppositions locales à l’éolien.

Le fait est que la consommation est trop basse pour absorber toute la production d’électricité quand elle atteint des pics – dernier épisode en date, mi-avril. Il faut alors vendre ces électrons sur le marché européen. Quand ils ne trouvent pas preneur, se produit, dans certains rares cas, un phénomène baroque de « prix négatifs » que les antirenouvelables adorent monter en épingle. Invendu, ce courant coûte à l’opérateur.

RTE a temporisé, le 17 avril, expliquant que « la France est un pays exportateur net d’électricité » et « a donc, sauf rare exception, toujours produit plus d’électricité qu’elle n’en consomme », et notamment grâce à son parc nucléaire. En 2024, le solde exportateur de la France a atteint un record historique de 89 TWh – soit 89 milliards de kilowattheures –, rapportant 5 milliards d’euros.

De dossiers du Point aux éditos de Valeurs actuelles, les énergies renouvelables sont devenues une cible privilégiée de la droite, tandis que le Rassemblement national tente de s’approprier les oppositions locales à l’éolien. À force de lobbying, ces arguments créent un effet diffus d’intimidation.

Pourtant, la matérialité des faits est simple : plus d’électricité disponible, c’est moins de gaz naturel liquéfié à importer de la Russie de Poutine – importations qui ont explosé en France en 2024 – et des États-Unis de Donald Trump. C’est bon pour le climat et mieux pour la démocratie. Les nouveaux réacteurs nucléaires EPR de Penly, Gravelines et Bugey, s’ils voient le jour, ne sont pas prévus avant 2038. D’ici là, pour produire plus d’électricité décarbonée, il n’y a pas d’autre voie que les renouvelables. « Se résigner à ce que la conversion du fossile vers l’électrique ne se fasse pas est un discours décliniste et anticlimatique qu’il faut combattre », résume l’expert Nicolas Goldberg, qui a cosigné une tribune pour cesser d’opposer nucléaire et renouvelables.

Autre rappel à la réalité, économique cette fois : les coûts des renouvelables sont en deçà de ceux du nucléaire. La Commission de régulation de l’énergie (CRE) devrait estimer, d’ici à l’été, le coût complet du nucléaire autour de 67 euros par mégawattheure, selon Les Échos. Or le parc éolien en construction au large de Dunkerque (Nord) a été attribué par appel d’offres en juin 2019 pour un coût de 44 euros le mégawattheure. D’ici à 2050, le coût de production devrait être de l’ordre de 30 euros le mégawattheure pour le solaire au sol, d’environ 45 euros pour les grandes toitures et, d’ici vingt-cinq ans, l’éolien terrestre devrait produire des électrons à un peu moins de 40 euros, selon RTE. La Cour des comptes estime le coût total du réacteur EPR construit à Flamanville (Manche) à 23,7 milliards d’euros. Le coût de production de son électricité s’établirait entre 110 et 120 euros par mégawattheure, en valeur de 2015, pour une hypothèse de rentabilité – basse – de 4 %, soit entre 132 et 144 euros en comptant l’inflation. Il monterait à 176 euros par mégawattheure, pour un taux de rentabilité de 7 %.

Quelle « neutralité technologique » ?

C’est une expression que l’on entend de plus en plus à Bruxelles : la « neutralité technologique » apparaît à plusieurs reprises dans le Pacte pour une industrie propre présenté par la Commission européenne. Dans le contexte européen, cette formulation signifie que chaque État doit rester maître du choix de ses sources d’énergie, du moment qu’elles lui permettent de réduire ses émissions de CO– l’objectif est de baisser de 90 % les gaz à effet de serre d’ici à 2040. La France y tient beaucoup, car elle garantit la place du nucléaire dans les réglementations de l’UE, et, potentiellement, son accès aux financements.

Mais pourquoi limiter l’idée de neutralité aux rejets de CO2 et ne pas y faire entrer celle des déchets ? Tous les équipements industriels, y compris les composants d’éoliennes et de photovoltaïques, génèrent des déchets in fine. Une tendance nourrie par la numérisation de l’économie et des pratiques. Mais la gestion des déchets du nucléaire est à l’origine de toute une infrastructure d’équipements particulièrement polluants, comme sur le site d’Orano à La Hague (Manche), et coûteux. Le projet d’enfouissement en couche géologique profonde à Bure (Meuse) est toujours en cours d’instruction et soulève de lourdes questions éthiques.

Enfin, ne serait-il pas plus réaliste de prendre en compte le sujet des combustibles ? Par définition, les éoliennes et les panneaux solaires n’en ont pas besoin. C’est ce qui rend leur coût si bas une fois qu’ils sont installés : ils n’ont besoin que de vent et de lumière, fournis gratuitement par la planète. C’est leur immense avantage sur les centrales à gaz et les chaudières à fioul, mais aussi sur les réacteurs nucléaires, qui nécessitent du combustible en uranium, que la France doit importer à 100 % et transformer par un processus générateur de pollutions et de risques liés au transport.

En 2019, Emmanuel Macron avait créé une Convention citoyenne pour le climat pour sortir de la crise des gilets jaunes. Ces résultats ont été ignorés sans scrupule par le pouvoir. Mais elle fut un événement politique qui continue de faire date, démontrant in vivo qu’une délibération démocratique et informée sur le climat et l’énergie peut conduire à formuler des propositions politiques fortes. Peut-être est-il temps de former une convention citoyenne des besoins énergétiques. Et de le faire par le bas, en partant des innombrables collectifs et associations engagés dans la transformation écologique et sociale.


 

mise en ligne le 4 mai 2025

Sans syndicat, pas de salut : la gauche absente là où le salariat est abandonné

Pablo Pillaud-Vivien sur www.regards.fr

Les dernières élections professionnelles confirment une réalité inquiétante : là où les syndicats sont affaiblis ou absents, la gauche peine à convaincre.

On s’en doutait, les chiffres le confirment. Les élections professionnelles 2024 dans les fonctions publiques et dans le privé ont reconduit une tendance qui s’installe dangereusement : une baisse générale de la participation, une fragmentation accrue de la représentation, et surtout, une corrélation frappante entre la défaite syndicale et l’effacement politique de la gauche.

Dans les services publics et les industries (ou ce qu’il en reste parfois…), là où les bastions syndicaux tiennent bon — enseignement, santé, transports, collectivités — la gauche garde encore un ancrage. Mais dans les zones grises du salariat contemporain, dans les entreprises sous-traitantes, les entrepôts de la logistique, les plateformes numériques, le petit commerce, les sociétés de nettoyage ou de sécurité, la gauche est introuvable. Et pour cause : ces secteurs sont aussi ceux où les syndicats sont les plus faibles, parfois absents, souvent réprimés.

Le lien est clair : sans organisation collective du travail, sans culture de la lutte, sans relais syndicaux, les salariés sont livrés à eux-mêmes. L’individualisme forcé — celui de la survie économique, du contrat précaire, de la peur du licenciement — rend toute politisation difficile. Dans ces zones d’ombre, la gauche parle une langue étrangère, souvent inaudible. Le développement des très petites entreprises (près de 5 millions aujourd’hui quand il y en avait moins de la moitié moins il y a 10 ans) affiche un taux de participation aux élections professionnelles éloquent : sous les 5%. Les relations de classes y sont complexes car les relations patrons-salariés intriquées, les revendications sont difficiles à faire entendre, les solidarités professionnelles prennent d’autres formes que dans les grandes entreprises.  

On retrouve ce même abandon dans le monde agricole. Les dernières élections aux chambres d’agriculture ont vu une nouvelle fois triompher la FNSEA, syndicat historiquement proche du pouvoir et des logiques productivistes. Le tout avec moins de la moitié des suffrages des agriculteurs… En face, la Confédération paysanne — seule voix clairement ancrée à gauche, écologiste et sociale — peine à élargir sa base. Pourquoi ? Parce que la gauche, trop longtemps déconnectée du monde rural, a déserté les campagnes. Or, l’agriculture est un champ de bataille social comme un autre : endettement massif, précarité des salariés agricoles, isolement, suicides… Et surtout incompréhension des réalités d’un monde pourtant d’une nécessité absolue pour notre société. Là encore, là où la gauche syndicale ne s’organise pas, c’est la droite et l’extrême droite qui prospèrent.

Autre exemple, ce sont près de 40% des salariés qui travaillent, selon le ministère du travail, dans les professions intermédiaires ou employées. Parmi eux, la grande majorité sont des personnels administratifs, de l’agent d’accueil au secrétaire de direction, en passant par toutes les fonctions dites supports qui sont le coeur battant des entreprises et des services publics. Pour ces travailleurs là, ni la gauche syndicale ni la la gauche politique n’offre de propositions de projet adapté. Autrement dit : bien sûr qu’il est important de mettre en avant les caristes et les chauffeurs Uber, les soignants et les postiers, les professeurs et les ouvriers des hauts fourneaux, mais quid de tous ceux qui remplissent les tableaux Excel et les agendas, répondent aux emails et au téléphone ?

Pire : là où les syndicats sont faibles, c’est souvent l’extrême droite qui avance. À force d’abandonner les salariés précaires, de mal comprendre les réalités du travail fragmenté, la gauche a laissé un vide que d’autres s’empressent de combler — par la haine et le ressentiment. Le repli identitaire prospère là où le combat social ne se donne plus les moyens de lutter – et de comprendre ! Le RN se fout du monde du travail – ou plutôt fait le strict minimum pour faire croire mensongèrement qu’il est du côté des travailleurs – mais il offre une grille de lecture du monde qui dépasse le poste de travail : le problème, y compris pour le travailleur, c’est l’arabe, le musulman, l’étranger. Au fond, sa réussite tient aussi du fait que les responsables du parti ont compris qu’un salarié ne devait pas se réduire à ses conditions matérielles de travail mais qu’il avait des rêves et des peurs – ce sur quoi ils ont décidé de capitaliser.

Il y a donc ici une urgence stratégique. Réarmer la gauche politiquement passe nécessairement par un réarmement syndical. Et il ne sert à rien de fustiger, de l’extérieur, une soi-disant « bureaucratie syndicale » selon l’adage trotskiste vieux comme Léon. Les fédérations continuent de structurer un espace qu’elles sont les seules à investir. Mais il est aussi besoin d’un patient travail d’organisation de ce salariat oublié voire négligé : syndiquer dans l’intérim, dans les entrepôts, chez les aides à domicile et les personnels administratifs. Il ne peut y avoir de stratégie électorale sans stratégie d’organisation. Mieux : on ne peut penser la société si on n’a pas des représentants de tous ses espaces pour y travailler.

La gauche qui gagne est une gauche qui s’ancre. Et s’ancrer, aujourd’hui, c’est retourner là où elle a déserté : les lieux de travail. Sans mépris pour ceux que l’on considérerait comme non-nécessaires ou concentration univoque sur ceux qui sont d’ores et déjà les atouts de la gauche. Sinon, elle restera ce qu’elle devient peu à peu : une force bavarde et impuissante.

Pour aller plus loin – car oui, certains s’y attèlent ! – : https://laviedesidees.fr/Travailler-mieux-un-recueil-de-propositions


 

   mise en ligne le 4 mai 2025

Pressions économiques, déserts informationnels… Reporters sans frontières alerte sur l’apparition d’une hécatombe mondiale des médias

Tom Demars-Granja sur www.humanite.fr

L’ONG Reporters sans frontières dévoile, vendredi 2 mai, son nouveau classement annuel de la liberté de la presse. Le constant est sans appel : rarement la situation économique des médias à l’international n’aura été si fragile. Alors que la montée des extrêmes droites, comme de la guerre, ne cesse de bouleverser l’échiquier mondial, les déserts informationnels se multiplient.

Les États-Unis chutent par exemple à la 57e place (-2), l’Argentine à la 87e (-21) et la Tunisie à la 129e place (-11). Sur les 32 pays et territoires de la zone Asie-Pacifique, vingt ont vu leur score économique baisser. Celui de l’Afrique subsaharienne connaît, lui aussi, une dégradation inquiétante : 80 % des pays de la région connaissent des difficultés financières qui se ressentent sur les médias locaux. Par exemple au Burkina Faso (105e, -19), au Soudan (156e, -7) ou au Mali (119e, -5), « où des rédactions sont contraintes à l’autocensure, à la fermeture ou à l’exil ».

La France, où une « part significative de la presse nationale est contrôlée par quelques grandes fortunes », souligne RSF, chute, elle, de la 21e à la 24e place. « Cette concentration croissante restreint la diversité éditoriale, accroît les risques d’autocensure et pose de sérieuses questions sur l’indépendance réelle des rédactions vis-à-vis des intérêts économiques ou politiques de leurs actionnaires », alerte le rapport. Selon RSF, la propriété de médias est plus largement très concentrée, voire entièrement aux mains de l’État ou de milliardaires, dans 46 pays étudiés, de la Russie à la Tunisie, en passant par Hong Kong, le Pérou ou la Géorgie.

Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche est un autre exemple de la nouvelle donne avec laquelle doit composer le champ médiatique. La fermeture ou réduction des moyens consécutifs des médias Middle East Broadcasting (à destination du Moyen-Orient), Radio free Asia (à destination de l’Asie) et Voice of America (à destination des États-Unis), couplé au démantèlement de l’Agence des États-Unis pour le développement international (Usaid) – le président des États-Unis a ordonné, début mars, le gel 83 % des programmes de l’Agence – « sont des contresens géopolitiques et aussi une faute morale », estime Thibaut Bruttin.

« Il est difficile de gagner sa vie en tant que journaliste »

Le directeur général de Reporters sans frontières y voit – en complément de la défiance que porte l’élu républicain pour l’indépendance de la presse – une motivation raciste. « Il a réussi à couper ces médias de leur principale main-d’œuvre, eux qui sont massivement opérés par des journalistes locaux, et donc étrangers, résume-t-il. Ils les abandonnent à leur sort. »

En résulte l’apparition de déserts informationnels tant aux États-Unis que dans certaines régions du monde dépendantes de l’aide financière états-unienne, comme l’Ukraine. « Le journalisme local paie le prix fort de la récession économique : plus de 60 % des journalistes et experts des médias sondés en Arizona, en Floride, au Nevada et en Pennsylvanie, s’accordent à dire qu’il est « difficile de gagner sa vie en tant que journaliste » et 75 % que « la viabilité économique d’un média moyen est en difficulté » », révèle le rapport de RSF.

En Europe, les pouvoirs publics tiennent bon malgré la vague brune qui s’abat sur eux, note RSF. « En Tchéquie, on a utilisé toutes sortes d’arguments pour essayer de porter atteinte à la stabilité et à la pérennité du financement de l’audiovisuel public, y compris en invoquant à tort l’argument français, rappelle Thibaut Bruttin. Heureusement, la majorité actuelle – et on ne sait pas combien de temps elle durera face au rouleau compresseur Andrej Babiš (chef de file du parti populiste d’extrême droite ANO – NDLR) – a réussi à faire passer une loi pour augmenter la redevance de l’audiovisuel public. »

Si « on ne peut pas non plus parler de phénomène d’extinction », estime le directeur général de RSF, ce dernier demande que les pouvoirs publics s’emparent réellement du sujet. « Les gouvernements souvent nous disent : « Mais la liberté de la presse, c’est surtout la garantie que le gouvernement n’interfère pas avec les journaux, les télévisions et les radios. » C’est en partie vrai. Mais il est aussi attendu, dans les textes internationaux et dans les constitutions, que les gouvernements garantissent un cadre qui soit favorable à l’exercice du journalisme. » Au vu des résultats de cette nouvelle étude, les médias semblent plutôt abandonnés à leur sort.


 


 

3 mai 2025 :
le journalisme indépendant
est en danger, partout

Yavuz Baydar sur https://blogs.mediapart.fr/

Un jour de célébration — ou de deuil ? Le 3 mai marque la Journée mondiale de la liberté de la presse — une journée instaurée par l’ONU pour mettre en lumière un journalisme libre, pluraliste et indépendant. Mais aujourd’hui, il s’agit surtout de défendre quelque chose qui disparaît à grande vitesse.

L’atmosphère générale que j’ai observée lors du très fréquenté Festival international du journalisme à Pérouse, en Italie, il y a trois semaines, était profondément sombre et chargée de symbolisme.

Pour la plupart d’entre nous, qui avons essuyé de rudes coups de la part d’autocrates, de dirigeants populistes et de leurs sbires corrompus dans diverses régions du monde, il est devenu évident que nos collègues américains avaient commencé à parler le même langage et à partager une inquiétude que nous exprimons depuis au moins une décennie — recevant ainsi cette formule d’accueil : « bienvenue au club ». Le fait que de nombreux participants cette année soient issus d’organisations de défense des droits humains était également très révélateur.

L’Indice mondial de la liberté de la presse 2025 publié par Reporters sans frontières (RSF), la veille du 3 mai, dresse un constat encore plus préoccupant de la situation mondiale.

La fragilité économique constitue une menace majeure, les médias ayant du mal à préserver leur indépendance face à la pression financière. « L’indicateur économique de l’indice 2025 de la liberté de la presse de RSF est au plus bas niveau de son histoire, et la situation mondiale est désormais qualifiée de ‘difficile’ », indique le rapport.

Des médias ferment en raison de difficultés économiques dans près d’un tiers des pays à travers le monde. Trente-quatre pays se distinguent par la fermeture massive de leurs organes de presse, ce qui a conduit à l’exil de journalistes ces dernières années.

La montée en puissance des oligarques de la tech complique encore davantage le paysage médiatique. Des plateformes dominantes telles que Google, Apple, Meta, Amazon et Microsoft ont accaparé une part importante des revenus publicitaires numériques, mettant à mal la viabilité financière des médias traditionnels. RSF souligne qu’en 2024, ces plateformes ont récolté 247,3 milliards de dollars de revenus publicitaires, soit une augmentation de 14 % par rapport à l’année précédente.

Ces constats recoupent ceux d’un autre organisme de surveillance. Un rapport récent de la Civil Liberties Union for Europe (Liberties), basé sur le travail de 43 organisations de défense des droits humains dans 21 pays, conclut que plusieurs gouvernements de l’Union européenne attaquent la liberté de la presse ou affaiblissent l’indépendance et la régulation des médias.

Combinés à des règles de transparence faibles en matière de propriété, à une influence croissante de l’État sur les médias de service public, et aux menaces visant les journalistes, le rapport affirme que le pluralisme est « attaqué dans toute l’UE — et dans certains cas, il lutte pour sa survie ».

Le rapport, cité par The Guardian, indique que les médias publics en Hongrie sont devenus de véritables « porte-voix du gouvernement », et que les développements en Slovaquie vont dans la même direction, où de nouvelles lois ont supprimé les garanties d’indépendance éditoriale.

Le rapport souligne une « concentration excessive de la propriété des médias » comme une inquiétude particulière en France, Croatie, Hongrie, Pays-Bas, Slovénie, Espagne et Suède, la propriété étant souvent entre les mains de quelques individus ultra-riches. La France est confrontée à « d’importants défis en matière de pluralisme des médias », indique le rapport, soulignant l’acquisition du groupe Hachette par Vincent Bolloré et la nomination, dans plusieurs de ses maisons d’édition, de dirigeants favorables aux convictions du milliardaire conservateur.

Selon ce même rapport, les médias de service public sont également vulnérables en Croatie, Grèce, Bulgarie et Italie. De l’autre côté de l’Atlantique, le dernier décret présidentiel de Donald Trump visant à « supprimer le financement fédéral de NPR et PBS » s’inscrit parmi les mesures les plus récentes pour étouffer les médias publics, socle des démocraties.

Au cours des quatre dernières décennies, les plus grandes organisations de presse aux États-Unis ont progressivement perdu leur indépendance, absorbées par vagues successives de fusions et d’acquisitions.

Aujourd’hui, elles ne sont plus que de petits rouages dans d’immenses machines corporatives, où le journalisme ne figure presque jamais — voire jamais — en haut de l’agenda. Dans le même temps, les conditions économiques du journalisme se dégradent partout dans le monde. Les rédactions locales disparaissent, les algorithmes favorisent les contenus putaclics et les fausses nouvelles, et le journalisme peine à affirmer sa valeur dans une culture numérique chaotique.

Dans de nombreux pays, la censure prend la forme d’une pression économique.

Mais il y a bien plus que cela.

Jusqu’ici, j’ai mis en lumière les nuages noirs qui planent sur deux piliers fondamentaux du journalisme : l’indépendance et le pluralisme. Mais selon Reporters sans frontières, le constat est tout aussi sombre concernant le troisième pilier : la liberté.

« Pour la première fois dans l’histoire de l’Indice, les conditions d’exercice du journalisme sont jugées “difficiles” ou “très graves” dans plus de la moitié des pays du monde, et satisfaisantes dans moins d’un quart.

Dans 42 pays — abritant plus de la moitié de la population mondiale — la situation est classée comme ‘très grave’. Dans ces zones, la liberté de la presse est totalement absente et exercer le journalisme y est particulièrement dangereux », souligne RSF.

La Turquie, le pays qui m’a forcé à l’exil, se distingue dans l’Indice RSF 2025 comme un exemple flagrant de « chute libre ». Classée 159e sur 180 pays, elle a perdu 60 places en 23 ans. Elle figure désormais parmi les pires ennemis mondiaux de la liberté des médias.

La Turquie d’aujourd’hui n’emprisonne pas seulement les journalistes — elle détruit systématiquement une profession honorable. Depuis les manifestations de Gezi en 2013, le bureau du président Erdoğan a intensifié la répression de toute critique, transformant le diffuseur public TRT en un simple porte-voix du pouvoir. Les chaînes de télévision critiques — il n’en reste qu’une poignée — sont devenues les médias les plus surveillés et les plus lourdement sanctionnés.

Après douze ans de répression, le paysage médiatique s’est transformé en une véritable machine de propagande “goebbelsienne”, tandis que la petite fraction de médias critiques ou partisans (environ 5 % du secteur) lutte pour survivre. Les poursuites judiciaires contre les journalistes, la censure et la fermeture de rédactions sont devenues monnaie courante, étouffant toute dissidence et limitant l’accès du public à une information impartiale.

Mais ce déclin n’est pas un cas isolé.

En Russie comme en Biélorussie et Azerbaïdjan, tous les médias critiques sont réduits au silence. La Hongrie d’Orban suit le même chemin.

« À Gaza, l’armée israélienne a détruit des rédactions, tué près de 200 journalistes et imposé un blocus total de la bande pendant plus de 18 mois », selon RSF. En Inde, le gouvernement instrumentalise le système judiciaire pour museler le journalisme d’investigation. Au Mexique — où règnent cartels et corruption — le journalisme est l’une des professions les plus dangereuses qui soient.

Le soutien économique aux médias indépendants, les protections juridiques pour les journalistes, et les efforts pour contrer la domination des géants du numérique dans l’écosystème informationnel sont des étapes cruciales.

Sans ces mesures, le déclin de la liberté de la presse — tel qu’observé en Turquie — risque de devenir un phénomène généralisé, menaçant les fondations mêmes des sociétés démocratiques.

Un média libre, indépendant et pluraliste n’est pas une entreprise comme les autres — c’est un bien public, un pilier de la démocratie.

C’est le journalisme libre qui fournit la matière première indispensable à l’autogouvernement.

  mise en ligne le 3 mai 2025

Contre la faim à Gaza,
les mots ne suffisent plus

Gwenaelle Lenoir sur www.mediapart.fr

Alors que l’aide humanitaire est bloquée depuis deux mois, de plus en plus de voix critiquent durement Israël. Mais en l’absence de toute sanction, elles sont absolument inefficaces et, dans Gaza, la faim s’installe.

Soixante et un jours de blocus complet. Soixante et un jours sans qu’une tasse de farine, un comprimé d’antidouleur, une boîte de conserve entre dans la bande de Gaza. Des milliers de camions stationnent à proximité des points de passage et des millions de Palestinien·nes sont tenaillé·es par la faim et l’absence de soins médicaux.

Depuis le 2 mars, Israël a hermétiquement bouclé la bande de Gaza. Rien ne lui est plus facile : l’État hébreu a un contrôle total sur les frontières, y compris celle avec l’Égypte.

Une étude menée sur le terrain depuis le 28 avril par l’organisme de surveillance de la faim dans le monde, le Cadre intégré de classification des phases de la sécurité alimentaire (IPC), dira dans quelques jours si la bande de Gaza est passée de « risque de famine » à « famine ».

Les statistiques seront froides, comme celles des victimes des actes de guerre – bombardements, tirs de drones ou de soldats – qui ont redoublé d’intensité après la rupture unilatérale du cessez-le-feu par Israël le 18 mars. Depuis, indique le ministère de la santé de la bande de Gaza, dans son bilan quotidien daté du 1er mai, 2 326 personnes ont été tuées par des opérations de guerre, et 6 050 blessées. Soit 52 418 mort·es recensé·es et identifié·es depuis le 8 octobre 2023, et 118 091 blessé·es.

Les chiffres sont froids, les informations et les images moins. Ainsi le 2 mai, une cuisine communautaire a été bombardée par un drone dans Gaza ville même, tuant au moins cinq personnes. Une tente de deuil à Beit Lahia, dans le nord du territoire, a été visée. Des dizaines de personnes venues présenter leurs condoléances ont été touchées, sept d’entre elles ont succombé. Ce ne sont là que deux épisodes parmi les dizaines rapportés chaque jour par des journalistes ou des témoins à Gaza.

Sentiment d’urgence

« Le monde assiste sur ses écrans à un génocide en direct », écrit Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International dans le rapport annuel qui vient de paraître. « Gaza a été transformée en charnier pour les Palestinien·nes et ceux qui les aident », a déclaré Médecins sans frontières dans un communiqué du 16 avril. « Les autorités israéliennes doivent mettre fin aux punitions collectives infligées aux Palestiniens. Nous demandons instamment aux alliés d’Israël de mettre fin à leur complicité et de cesser de permettre la destruction de vies palestiniennes », conclut le texte.

Nombre de réactions internationales adoptent le même ton pressant : il y a urgence face à cette nouvelle escalade dans la guerre génocidaire d’Israël.

Les Nations unies s’émeuvent, encore plus qu’à l’habitude. « Pendant près de deux mois, Israël a bloqué l’entrée à Gaza de nourriture, de carburant, de médicaments et de fournitures commerciales, privant ainsi plus de 2 millions de personnes d’une aide vitale. L’aide n’est pas négociable. Israël doit protéger les civils, accepter les programmes d’aide et les faciliter », déclare le 30 avril, sur le réseau social X, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres.

Déjà, le 8 avril, il avait fustigé le blocus israélien : « Plus d’un mois entier s’est écoulé sans qu’une seule goutte d’aide parvienne à Gaza. Pas de nourriture. Pas de carburant. Pas de médicaments. Pas de fournitures commerciales. Alors que l’aide s’est tarie, les vannes de l’horreur se sont rouvertes. »

La mauvaise conscience de certains pays européens vis-à-vis de l’Holocauste [...] risque de nous rendre complices de crimes contre l’humanité. Josep Borrell, ancien chef de la diplomatie européenne

Même vive critique du haut-commissaire des Nations unies aux droits humains, Volker Türk, qui rappelle qu’affamer une population est une punition collective et un crime de guerre, que les autres États doivent empêcher : « Les États tiers ont clairement l’obligation, en vertu du droit international, de veiller à ce que de tels comportements cessent immédiatement et ils doivent agir en conséquence. »

Les appels se multiplient. D’anciens ambassadeurs et des chercheurs français affirment dans une tribune publiée le 12 avril dans Le Monde : « Aujourd’hui il y a urgence et le silence devient coupable », fustigeant l’« absence de vraie opposition politique et populaire internationale » à une « nouvelle idéologie suprémaciste ». Celle-ci est portée par Israël, qu’ils décrivent comme « un État membre des Nations unies réputé modèle de démocratie [qui] ne respecte plus aucune règle internationale ni aucun principe moral, religieux ou humain ».

Un autre texte, publié fin avril dans le même quotidien, signé par plus de deux cents professeur·es d’université et écrivain·es du monde entier, appelle l’Union européenne à soutenir le projet d’une confédération de deux États indépendants, israélien et palestinien. En somme à prendre l’initiative et à faire à la fois de la diplomatie et de la politique, face à une administration états-unienne hors jeu du fait de son implication manifeste aux côtés du gouvernement israélien. « Le cycle actuel de la guerre, de l’occupation et du déplacement a atteint un point de rupture politique et moral », écrivent ces intellectuel·les.

Des mots, mais pas d’action

C’est de morale aussi, de respect par l’Union européenne de ses propres valeurs, et d’action que parle Josep Borrell dans une tribune du 29 avril, également dans Le Monde. L’ancien haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères, qui a quitté ses fonctions le 1er décembre 2024, constate l’émotion suscitée par la photo de cet enfant palestinien amputé des deux bras, qui a remporté le World Press Photo 2025.

« Mais bon sang, s’exclame Josep Borrell. Ce n’est pas un, ni cent, ni mille, ce sont des milliers d’enfants qui sont morts ou ont été mutilés à Gaza. Et dans quelles conditions ! Gaza, c’est d’abord une guerre contre les enfants. » Il ajoute, comme un coup de pied à la nouvelle administration européenne, mais tout en reconnaissant son échec quand il était lui-même en poste : « La mauvaise conscience de certains pays européens vis-à-vis de l’Holocauste, transformée en “raison d’État” justifiant un soutien inconditionnel à Israël, risque de nous rendre complices de crimes contre l’humanité. Une horreur ne saurait en justifier une autre. »

Refuser de secouer son impuissance, c’est bien ce que l’Union européenne persiste à faire. Incapables de se mettre d’accord sur une politique un tant soit peu ferme vis-à-vis d’Israël, ni même de menacer d’envisager une révision de l’accord d’union avec Israël ou une sanction quelconque, les Vingt-Sept remplacent la politique par l’assistance.

Les restrictions à son accès doivent être levées sans délai. L’ensemble des points de passage doivent être levés. Le passage des acteurs humanitaires doit être facilité. Diego Colas, représentant français devant la CIJ

Ainsi, mi-avril, Kaja Kallas, successeuse de Josep Borrell, annonce une aide de 1,6 milliard d’euros étalée jusqu’en 2027 aux Palestinien·nes pour, notamment, renforcer l’Autorité palestinienne et, ainsi, stabiliser Gaza et la Cisjordanie. L’exécutif de l’UE pourrait difficilement sembler plus éloigné des réalités d’un terrain où les destructions massives se poursuivent jour après jour et nuit après nuit, où pas un clou n’est entré depuis le 2 mars et où les bulldozers servant à déblayer les gravats sont eux-mêmes visés par les frappes israéliennes…

Les gouvernements des États de l’UE peuvent donner de la voix, plus personne n’en attend le moindre effet concret. Les ministres des affaires étrangères français, allemand et britannique demandent « instamment à Israël de rétablir l’acheminement rapide et sans entrave de l’aide humanitaire à Gaza », rappellent le droit international et font état de leur « indignation » devant les frappes israéliennes contre le personnel et les structures humanitaires, sans évoquer à aucun moment une possible action. Ce qui, à coup sûr, laisse absolument indifférent le cabinet de Benyamin Nétanyahou.

« Exceptionnalisme »

Les voilà bien vocaux, également, devant la Cour internationale de justice (CIJ), qui, pour la quatrième fois depuis le 7-Octobre, est appelée à statuer sur une question impliquant Israël.

Saisie en décembre 2024 par l’Assemblée générale des Nations unies à la demande de la Norvège, elle a tenu des auditions toute cette semaine sur les entraves israéliennes au travail de l’UNRWA, l’agence onusienne d’assistance aux réfugié·es palestinien·nes, et à l’acheminement de l’aide humanitaire en général. Plus de quarante États et trois agences onusiennes se sont succédé devant les juges de la CIJ. Si les États-Unis, suivis de la Hongrie, ont, sans surprise, soutenu le point de vue d’Israël à décider seul de quand et comment l’aide allait parvenir à la population de l’enclave palestinienne, nombre de représentant·es diplomatiques ont affirmé fermement les principes du droit humanitaire international.

Le Qatar, pays médiateur entre Ie Hamas et Israël, a dénoncé une « punition collective », accusant Israël d’utiliser « l’aide comme un outil d’extorsion pour avancer ses objectifs militaires ». L’Afrique du Sud, qui porte devant la même CIJ la plainte pour génocide contre Israël, a critiqué l’impunité dont bénéficie Israël, due à « une forme d’exceptionnalisme en ce qui concerne sa responsabilité face aux lois et aux normes internationales ».

La France, qui envisage de reconnaître l’État palestinien en juin, a exigé que l’aide humanitaire parvienne « massivement à Gaza ». « Les restrictions à son accès doivent être levées sans délai. L’ensemble des points de passage doivent être levés. Le passage des acteurs humanitaires doit être facilité », a affirmé le représentant français, Diego Colas.

Seulement, la Cour internationale de justice mettra des semaines à statuer. Et, bien que ses décisions soient contraignantes, elle ne possède aucun moyen de les faire appliquer.

Les Palestinien·nes de Gaza n’ont plus le luxe d’attendre. Les entrepôts du programme alimentaire mondial sont vides depuis une semaine. Les cuisines communautaires, qui recevaient les produits via l’agence onusienne et les préparaient, arrivent au bout de leurs réserves et ferment les unes après les autres. « La faim s’accroît jour après jour. Il n’y a presque plus rien sur les marchés. Ce qui reste atteint des prix délirants. Je ne sais plus quoi faire pour trouver à manger à mes enfants », nous a écrit un jeune père de famille, mercredi 30 avril.


 


 

Guerre à Gaza : un bateau humanitaire attaqué par des drones israéliens, selon la Flottille de la liberté

Théo Bourrieau sur www.humanite.fr

Des membres de la Flottille de la liberté, une coalition d’ONG dénonçant le blocus de la bande de Gaza, ont affirmé, vendredi 2 mai, qu’un de leurs navires chargé d’aide humanitaire avait été attaqué par des drones israéliens dans les eaux internationales au large de Malte.

Dans la bande de Gaza, de longue file d’attente sont nécessaires pour tenter d’obtenir un peu de nourriture. Ici, des Palestiniens, principalement des enfants, tendent des casseroles vides dans le camp de Nuseirat pour recevoir un repas chaud distribué par des organisations humanitaires.
« À 00 h 23, heure maltaise (22 h 23 GMT), le Conscience, un navire de la Coalition de la Flottille de la liberté, a été directement attaqué dans les eaux internationales », écrit vendredi 2 mai l’organisation dans un communiqué. « Des drones armés ont attaqué l’avant d’un navire civil non armé à deux reprises, provoquant un incendie et une importante brèche dans la coque », ajoute la coalition d’ONG militant pour la fin du blocus israélien illégal de la bande de Gaza. Israël n’a pas pour l’instant pas commenté ces accusations.

Selon les militants, l’électricité a été coupée sur le navire après cette frappe, qui semblait viser le générateur. Aucun blessé n’a été signalé. Après le lancement d’un signal de détresse, Chypre et l’Italie ont envoyé chacun un navire sur les lieux, selon le communiqué.

Les opérations humanitaires à Gaza sont « au bord de l’effondrement total », a mis en garde le même jour le Comité international de la Croix-Rouge. L’Organisation mondiale de la santé avait qualifié jeudi 1er mai « d’abomination » la situation à Gaza, exprimant sa colère face à l’inaction pour venir au secours de sa population.


 


 

Guerre à Gaza :
l’Europe devient
un hub quasi intraçable pour armer Israël

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Pour son entreprise génocidaire menée à Gaza, Benyamin Netanyahou a besoin d’équipements militaires sophistiqués. Ils continuent à affluer, malgré les plus de 50 000 morts palestiniens. Le transit se fait par terre, air et mer, le plus souvent via le Vieux Continent. Pister les cargaisons s’avère difficile, car les composants sont fabriqués dans différents pays avant d’être assemblés et expédiés vers Israël.

C’était en mai 2024. Josep Borrell, encore haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, se lançait dans des déclarations surprenantes. Sans doute parce que son mandat prenait fin quelques mois plus tard. « Certains dirigeants disent qu’il y a de nombreux morts à Gaza, mais la question qui doit être posée est : combien de personnes doivent encore mourir ? Devons-nous attendre qu’il y ait 50 000 morts avant de prendre les mesures nécessaires pour empêcher plus de pertes ? » Ce chiffre terrible de 50 000 morts a depuis été pulvérisé.

Si les actionnaires ont sans surprise rejeté la résolution, cette action a permis de (re) mettre en lumière ces activités occultes du groupe, même si les dirigeants de Maersk s’en défendent. Le transporteur a expliqué mener une « politique stricte consistant à ne pas expédier d’armes ou de munitions vers les zones de conflit actives », assurant ne jamais avoir transporté ni armes ni munitions dans le cadre de son contrat avec le gouvernement américain. « Nous menons des vérifications renforcées, en particulier dans les régions touchées par des conflits actifs, notamment Israël et Gaza, et adaptons régulièrement cette vigilance au contexte en évolution », a-t-il certifié.

Pourtant, en mai 2024, un porte-conteneurs de l’armateur s’est vu refuser l’entrée du port espagnol d’Algésiras au motif qu’il aurait à son bord des armes pour Israël. Depuis le printemps 2024, en effet, l’Espagne refuse aux navires transportant une cargaison d’armes à destination de ce pays l’autorisation d’accoster. « Cependant, il semble que Maersk ignore sciemment cette décision, plus de 944 de ses 2 110 expéditions destinées à l’armée israélienne ayant transité par le port d’Algésiras après la date de cette annonce », affirme le Palestinian Youth Movement, qui poursuit : « On ignore si le gouvernement espagnol est au courant de cette situation ou s’il dispose de procédures pour des mesures d’application supplémentaires. »

Des cargaisons « contenant des pièces détachées pour F-35 »

Maersk est également dans le collimateur de DeclassifiedUK, un site d’investigation britannique, qui expliquait le 4 avril que « le géant danois du fret maritime A.P. Moller-Maersk transporte discrètement du matériel d’équipement d’avions de combat vers Israël ». Declassified, qui travaille en partenariat avec The Ditch, un autre site d’investigation, précisait début avril : « Les données indiquent comment les marchandises de l’usine 4 de l’US Air Force à Fort Worth sont transportées vers le port de Haïfa, en Israël, sur deux porte-conteneurs Maersk entre le 5 avril et le 1er mai, puis une société distincte les acheminera par voie terrestre vers la base aérienne de Nevatim. »

L’usine Air Force Plant 4 est une installation appartenant au gouvernement américain et exploitée par Lockheed Martin, le principal entrepreneur du consortium international. Celui-ci produit les avions F-35, conçus pour l’attaque au sol et les missions de supériorité aérienne, financés et réalisés par une dizaine de pays de l’Otan auxquels est associé Israël. Ces composants de F-35 sont acheminés sur la base israélienne de Nevatim, près de Beer-Sheva, d’où partent ces avions furtifs pour bombarder Gaza. Les Houthis du Yémen ont ciblé à plusieurs reprises les bateaux de Maersk dans le détroit d’Aden.

Évoquant Maersk Detroit et Nexoe Maersk, des dirigeants ont reconnu que ces bateaux incriminés « transportent des conteneurs contenant des pièces détachées pour F-35. Cependant, ces expéditions sont destinées à d’autres pays participant au programme F-35. Dans le cadre de la construction de la coalition pour le F-35, Maersk Line Limited transporte régulièrement des pièces détachées entre les pays participants, dont Israël, où sont fabriquées les ailes du F-35. Ces expéditions sont toutefois effectuées pour le compte de fournisseurs, et non du ministère israélien de la Défense. »

Ce qui, en soi, ne prouve rien quand on sait que l’industrie de la défense, en Israël comme ailleurs, n’est plus seulement entre les mains des États. Des compagnies privées, dont Elbit Systems en Israël, en tirent d’énormes profits et il est difficile de tracer les volumes de production ainsi que leurs destinations. Les différentes pièces sont fabriquées dans plusieurs pays puis expédiées là où elles seront finalement assemblées, souvent aux États-Unis, avant d’être réexpédiées via l’Europe et la Méditerranée.

Quatre entreprises irlandaises incriminées

Parti le 5 avril du port de Houston (Texas), Maersk Detroit, le premier navire, a fait escale à Casablanca (Maroc) le 18 avril, puis le 20 à Tanger où l’attendaient des milliers de Marocains venus protester aux cris de : « Le peuple veut l’interdiction du navire », « Pas d’armes génocidaires dans les eaux marocaines ». Ils ont également appelé à la fin de la normalisation entre le Maroc et Israël, actée fin 2020 en échange de la reconnaissance par Washington de la « souveraineté marocaine » sur le Sahara occidental.

Le second navire, Nexoe Maersk, dans lequel était transbordée la marchandise, devait par la suite faire escale à Fos-sur-Mer. Alertés, les dockers CGT sont intervenus. « Maersk a mis à disposition le manifeste du navire et l’ensemble des conteneurs a été contrôlé. Rien à signaler, ni armes ni pièces », a fait savoir le syndicat. Difficile en l’absence de preuves tangibles d’aller plus loin, même si les dockers réaffirment « militer pour la paix et l’arrêt du génocide ». Le Nexoe Maersk se trouve maintenant dans le port de Haïfa et doit appareiller bientôt pour l’Égypte.

Il reste que des armes partent bien vers Israël. Ainsi, The Ditch affirme que « quatre entreprises irlandaises fournissent des pièces détachées au principal fournisseur d’armes de l’armée israélienne », à savoir Elbit Systems, dont le siège social est à Haïfa. Des pièces très certainement plus difficiles à détecter comme composants d’armements. C’est le cas des adhésifs UV Optimax, livrés par Novachem, basé dans le comté de Meath. Le 11 mars, Powell Electronics, basé dans la ville irlandaise de Kildare, a expédié des marchandises décrites comme des « connecteurs » sur les bordereaux d’expédition à l’usine Cyclone d’Elbit Systems à Karmiel, au centre de la Galilée. Cette usine fabrique des pièces pour les avions de chasse F-35 et F-16.

Les exportations françaises

Une enquête publiée par le site Disclose et le journal Marsactu, le 25 mars 2024, a affirmé que la France avait envoyé, à la fin du mois d’octobre 2023, au moins 100 000 pièces de cartouches pour des fusils-mitrailleurs susceptibles d’être utilisés à Gaza. En septembre 2024, Fabien Gay, sénateur communiste (par ailleurs directeur de notre journal), interrogeait le ministre français des Affaires étrangères sur les ventes d’armes opérées par la France à Israël en 2023 et 2024.

Il rappelait à cette occasion : « L’existence d’un risque génocidaire plausible à Gaza, reconnu par une haute instance internationale, oblige désormais expressément l’ensemble des États, qui sont notamment tenus de cesser tout export d’armes, de matériels ou de technologies militaires vers Israël. » Le gouvernement français, poussé dans ses retranchements, devait finalement avouer procéder à des exportations, mais que « celles-ci ne sont autorisées que dans un cadre strictement défensif ».

« Les données officielles ne disent rien, par exemple, des livraisons d’armes d’entreprises françaises via d’autres pays », fait remarquer l’Observatoire des multinationales. « C’est ainsi qu’un capteur sensoriel produit en France par Exxelia avait été retrouvé parmi les débris d’un missile qui a tué trois enfants en 2014 à Gaza. » Le syndicat CGT de l’entreprise STMicroelectronics Crolles indiquait dans une lettre adressée aux « camarades syndicalistes de Palestine », en date du 11 décembre 2023 : « Nous n’avons pas aujourd’hui d’éléments sur la présence de puces fabriquées dans nos usines dans l’armement israélien qui frappe avec tant de violences le peuple palestinien. Mais cela reste possible. »

Tout est effectivement possible, même et surtout l’impensable. The Ditch a identifié six vols cargo de la Lufthansa qui transportaient des composants essentiels pour les avions de combat F-35 de l’armée israélienne à travers l’espace aérien souverain irlandais en avril, mai, juin et juillet 2024. Rien ne dit que cela ne continue pas. Surtout pas les cris d’orfraie poussés par les gouvernements européens. En secret et sans aucun contrôle des peuples, ils continuent à laisser les canaux ouverts, alimentant ainsi Israël dans son entreprise génocidaire à Gaza.


 

  mise en ligne le 3 mai 2025

L’État à l’encan

Par Jean-Christophe Le Duigou sur www.humanite.fr

Les choix d’une austérité renforcée qui s’annoncent font peser une incertitude quant au devenir de l’État pour la période qui s’ouvre. Sa situation financière dégradée, qui se manifestera au fil des budgets par un coût de la dette publique croissant, comptera beaucoup. Les marchés financiers vont faire peser une hypothèque sur les dépenses utiles. Il ne suffira pas dès lors au président de la République d’invoquer, au fil de ses interventions sa conviction que « l’État tient la Nation ». L’addition risque d’être lourde. À l’opposé, l’irrésistible montée des besoins de services, donc aussi de services publics, ne pourra être ignorée.

L’avenir de la puissance publique

Le devenir de la puissance publique sera largement influencé par la nature des arguments que les forces sociales auront la capacité d’imposer. Le mouvement syndical et plus largement le mouvement social et politique sont légitimes à imposer une véritable confrontation sur l’avenir de la puissance publique. Le peuvent-ils ?

Au-delà des luttes tenaces qui marquent un certain nombre de secteurs (hôpital, recherche, université, poste, finances…), au-delà des batailles pour relégitimer des politiques publiques dignes de ce nom comme en matière industrielle, d’énergie, de transport, de logement, quelques initiatives transversales sont nées dans la dernière période.

Ces initiatives, qui participent pleinement du mouvement d’opposition aux mises en cause des services publics, peinent cependant à déboucher sur des mobilisations massives, en tout cas suffisantes pour créer le rapport de force indispensable. Est en cause notre capacité collective à définir et porter les lignes directrices d’une véritable réforme de l’État. Cet effort de proposition est pourtant indispensable. Il implique de répondre à une série de questions nouvelles qui balisent la voie pour un nouveau modèle de pouvoir.

Le nouveau profil du pouvoir de demain va se jouer en fait autour de plusieurs questions essentielles qui renvoient aux fondements des missions publiques : que peut apporter la puissance publique à une nouvelle logique de développement ? Quels seront le sens et la place de la loi et de la gestion publique ? Que sera l’intervention publique notamment dans les champs économiques et sociaux ? Quel sera le rapport entre droits individuels et systèmes collectifs de solidarité ?

Ne s’agit-il pas en fait, après « l’État monopoliste social » de tracer les contours d’un nouveau type d’État, « l’État-social-développeur ».

   mise en ligne le 2 mai 2025

Islamophobie :
le pouvoir en panne de solutions

Ilyes Ramdani sur www.mediaqpart.fr

Depuis le crime de La Grand-Combe, l’exécutif peine à apporter d’autres débouchés politiques que des formules incantatoires sur l’universalisme et la République. Tel un symptôme de l’échec d’Emmanuel Macron et de ses soutiens à penser le racisme et les discriminations.

Moins d’une semaine après l’assassinat d’Aboubakar Cissé, vendredi 25 avril à La Grand-Combe (Gard), l’exécutif tente toujours de se dépêtrer des accusations d’apathie qui l’accablent. À la tribune de l’Assemblée nationale, mardi, les figures de la coalition au pouvoir ont multiplié les grandes déclarations pour assurer de leur émotion et de leur détermination à agir. « Jour après jour, nous défendrons notre devoir de vivre ensemble », a promis le premier ministre François Bayrou.

Avant lui, Gabriel Attal, chef de file du parti présidentiel, a appelé à « lutter pour la République », qui « rassemble » et qui « protège », ainsi que pour « l’universalisme ». Un concept également utilisé par Aurore Bergé, ministre déléguée chargée de la lutte contre les discriminations, qui a résumé sa pensée d’une formule : « La République, toute la République, rien que la République ! »

La ligne défendue mardi est celle qu’avait appelée de ses vœux Emmanuel Macron, la veille, en ouverture du conseil des ministres. Ainsi que l’a raconté Le Parisien, le président de la République a demandé, en réaction au drame survenu dans le Gard, à se tenir « derrière chaque Français » et exhorté ses ministres à tenir « un discours ultrarépublicain ».

Dans l’esprit du chef de l’État et de ses soutiens, l’invocation du totem républicain est une manière habile d’envoyer deux messages en un : d’un côté, dénoncer le crime de La Grand-Combe et défendre l’égalité comme principe ; de l’autre, s’en prendre à La France insoumise (LFI), accusée de récupération et de clientélisme électoral. « Honte à ceux qui font le choix du pire, le choix du communautarisme ! », a lancé Gabriel Attal, applaudi au centre, à droite et à l’extrême droite.

Bayrou réunit des ministres… pour parler de l’espace

L’emphase du camp présidentiel peine toutefois à masquer sa difficulté à donner une suite politique à l’attaque du 25 avril. « On sent qu’ils ont réalisé au bout de quelques jours l’extrême gravité de ce qu’il s’est passé, pointe la députée écologiste des Hauts-de-Seine Sabrina Sebaihi. Mais, pour le moment, ils en restent au stade de la communication. Si aucun acte fort ne suit derrière, ça sera même le symbole d’une grande hypocrisie. »

C’est également la demande qu’ont formulée à l’adresse d’Emmanuel Macron Chems-Eddine Hafiz, recteur de la mosquée de Paris, et Najat Benali, présidente de la coordination des associations musulmanes de Paris, reçu·es mardi à l’Élysée. Dans un communiqué, les deux représentant·es du culte ont dit avoir exprimé auprès du président de la République « l’attente légitime d’actes concrets et de décisions courageuses » pour lutter contre la haine antimusulmane.

« Seule une réponse à la hauteur de l’épreuve que traverse notre société permettra de restaurer la confiance abîmée et de préserver l’unité de la Nation », indique leur texte. La réponse, justement, peine à se dessiner au sommet de l’État. Pourtant adepte de réunions de réflexion à l’heure du petit-déjeuner, François Bayrou n’a rien changé à son agenda de la semaine. Et si plusieurs membres du gouvernement ont bien été invités à Matignon vendredi matin pour phosphorer, c’est au sujet… de la stratégie spatiale de la France.

Comme un symbole, le principal débat de fond qui a émergé de l’émotion est celui qui a entouré l’usage du terme « islamophobie ». À gauche comme au sein du « bloc central », des divergences continuent de se faire entendre sur le sujet. Après que François Bayrou a parlé d’une « ignominie islamophobe » sur le réseau social X, le ministre des outre-mer, Manuel Valls, a pointé un « terme qu’il ne faut pas employer ». Une ligne partagée, entre autres, par Bruno Retailleau et Aurore Bergé ; cette dernière assumant de « récuser fermement » le mot.

Coauteur d’un rapport parlementaire sur le sujet, le député Ensemble pour la République Ludovic Mendes reconnaît que la question clive dans les rangs de l’ex-majorité. « Il existe un manque de connaissance et de fraternité sur ces sujets-là, pointe l’élu de Moselle, porte-parole du groupe dirigé par Gabriel Attal. Je crois qu’après ce qu’il s’est passé, plus personne ne peut dire que l’islamophobie n’existe pas en France. Ce n’est pas seulement un acte antimusulman, c’est un acte islamophobe, perpétré dans un lieu de culte. »

L’échec de Macron sur les discriminations

Au-delà du débat sémantique, le camp présidentiel paraît bien en peine de donner du contenu politique à son ode à l’universalisme républicain. Le défi paraît ambitieux après de longues années passées à aborder la question de l’islam à travers le seul prisme de sa visibilité dans l’espace public – et de la manière de la réduire. « Cela fait des semaines, des mois, des années que le seul débat est celui-ci, déplore l’écologiste Sabrina Sebaihi, qui a tenté de créer un groupe d’étude sur l’islamophobie à l’Assemblée nationale. Dès qu’on ose parler de ça, on nous oppose systématiquement la laïcité. Et rien n’avance. »

Le temps paraît loin où Emmanuel Macron se faisait élire président de la République sur la promesse d’une lutte acharnée contre les discriminations. Huit ans plus tard, l’aveu sort de la bouche d’un de ses plus proches conseillers : « C’est sûrement notre principal échec et notre principal regret. » Un ancien ministre partage, dans un soupir, la même déception. « Il considère qu’il a sur les bras une société française qui s’est droitisée, glisse-t-il au sujet du chef de l’État. J’ai envie de croire qu’il a gardé une sensibilité sur le sujet mais il l’a mise en veilleuse. »

Au rang des explications, le mouvement constant du président de la République vers les idées, l’électorat et les cadres de la droite traditionnelle figure évidemment en bonne place. « Tout ça s’inscrit dans des rapports de force où l’extrême droite dicte très fortement l’agenda politique, soulignait récemment le sociologue Julien Talpin, spécialiste des discriminations. La porte, ouverte par Macron en 2017, s’est refermée. Le sujet a disparu de l’agenda macroniste, en partie par peur de donner de l’eau au moulin du Rassemblement national et de finir par le renforcer. »

Si elle est incontestable, l’implantation droitière d’Emmanuel Macron ne suffit pas à expliquer une telle désertion de la lutte contre les discriminations. Dans les années 2000, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ont tenu des discours beaucoup plus volontaristes que ceux du moment sur la nécessité d’une lutte ferme contre le racisme et les discriminations.

Ce qu’on dit aux macronistes, c’est : il y a un climat oppressant d’islamophobie, vous avez contribué à l’installer mais vous avez maintenant une chance de vous rattraper. Alors agissez. Sabrina Sebaihi, députée écologiste des Hauts-de-Seine

En 2005, dans un discours sur le sujet, le premier évoquait par exemple la nécessité de ne pas s’en tenir à un discours creux sur l’égalité, celle-ci n’étant « pas un principe gravé une fois pour toutes dans le marbre ». Et le président de la République d’alors de rappeler la nécessité de donner des moyens à la lutte contre le racisme et à « sans cesse affirmer, enrichir, défendre le principe vivant qu’est l’égalité ».

Vingt ans plus tard, le discours chiraquien a laissé place à des incantations creuses sur la République, l’égalité, l’universalisme ; autant de concepts mis en avant comme des acquis intemporels, dont la proclamation suffirait à l’effectivité. Parmi les soutiens d’Emmanuel Macron, quelques-uns invitent timidement à enfourcher à nouveau le cheval de l’antiracisme et de la lutte contre les discriminations. « Mais pour dire quoi ? », répond en creux un de ses proches.

Faute de travail sur le sujet, les propositions se font rarissimes. Et les interlocuteurs qui maintenaient ces sujets-là à l’esprit du président de la République se sont, pour la plupart, éloignés de l’Élysée et du fil Telegram de son locataire. « Il y a une attente extrêmement forte sur le sujet mais ce sont des politiques publiques qui ne se mettent pas en place avec une mesure-choc et de la communication, souligne le chercheur Julien Talpin. Cela demande du travail, des dispositions concrètes à appliquer, des moyens à allouer et des positionnements symboliques à tenir. »

À gauche, Sabrina Sebaihi appelle son camp à ne pas laisser la prochaine actualité chasser celle-là. « Notre responsabilité, c’est de ne pas lâcher, souligne-t-elle. Ce qu’on dit aux macronistes, c’est : il y a un climat oppressant d’islamophobie, vous avez contribué à l’installer mais vous avez maintenant une chance de vous rattraper. Alors agissez. Je ferai partie de ceux qui ne lâcheront pas, pour qu’on n’oublie pas Aboubakar Cissé. Sinon, c’est le genre d’abandon qui peut rompre la confiance des gens dans les institutions. »

D’autres appels de ce type se sont déjà fracassés sur le mur de l’indifférence du camp présidentiel. À l’été 2020, lorsque la mort de George Floyd aux États-Unis et d’importantes mobilisations en France avaient poussé le chef de l’État à parler de « violences policières », il avait suffi que les syndicats de police lèvent la voix pour qu’Emmanuel Macron limoge son ministre de l’intérieur et jette ses ambitions de réforme de la police à la poubelle.

Rebelote à l’été 2023, lorsque la mort de Nahel Merzouk à Nanterre avait fait émerger des revendications sur l’état des quartiers populaires, la relation entre les jeunes et la population ou encore l’égalité d’accès aux services publics. Après avoir donné l’impression d’être prêt à les entendre, le président de la République avait répondu aux révoltes par un mot d’ordre simplissime : « L’ordre, l’ordre, l’ordre. » Sans rien faire des appels à combattre les discriminations dans le pays. 


 


 

« Actes antimusulmans » : le grand flou des chiffres du ministère de l’intérieur

Sarah Benichou sur www.mediapart.fr

Les chiffres comptabilisés par la police, boussole officielle pour le recensement des actes antimusulmans, sont parcellaires et éloignés de la réalité du racisme au quotidien. Surtout, ils ne permettent pas d’enclencher des politiques publiques dignes de ce nom. 

« Qui peut croire qu’en 2025, on annonce 173 actes antimusulmans pour l’ensemble de l’année 2024 ? », interroge, au lendemain de l’assassinat d’Aboubakar Cissé, Bassirou Camara, président de l’Association de défense contre les discriminations et les actes antimusulmans (Addam), créée en février 2024 au sein du Forum de l’islam de France (Forif).

Présenté en février par le ministre de l’intérieur, « ce chiffre est largement en deçà de la réalité », commente ce responsable associatif, également secrétaire général de la Fédération musulmane du Tarn et pour qui l’annonce ministérielle, mardi 29 avril, d’une hausse de 72 % des actes « antimusulmans » au premier trimestre 2025 ne résout pas le problème : « Il faut des chiffres construits avec méthode, non pas pour le plaisir d’avoir des chiffres mais pour permettre aux décideurs d’avoir une vue plus objective et plus réaliste du phénomène. »

En lien avec le ministère de l’intérieur, le Forif, soutenu par la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), l’homme s’apprête donc à lancer une plateforme en ligne devant permettre aux victimes de signaler « tout acte antimusulman ».

Si les chiffres du ministère de l’intérieur quantifiant les actes antisémites sont régulièrement, et unanimement, mobilisés par les acteurs de la lutte contre l’antisémitisme, leur pendant pour les actes antimusulmans suscite de nombreuses interrogations, frustrations et critiques parmi les associations musulmanes et les militant·es contre l’islamophobie.

Issus d’une collecte organisée par les services de la Direction nationale du renseignement territorial (DNRT), que racontent et ne racontent pas ces chiffres très mobilisés dans le débat public ? Invité à réagir sur ce débat récurrent, le ministère de l’intérieur n’a pas répondu à nos questions.

Les plaintes comme seules sources

Pour la sociologue Nonna Mayer, membre de l’équipe produisant le rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), les chiffres de la DNRT « sont un instrument très utile pour nous donner un reflet minimal des incidents antisémites et antimusulmans les plus graves » et des moments où le nombre de ces actes « explose », mais « on ne peut pas demander plus qu’il ne donne à cet indicateur ».

En effet, ce décompte est le seul disponible offrant une distinction entre actes antisémites et actes antimusulmans, alors que les statistiques dites « ethniques » restent officiellement impossibles en France. Nonna Mayer souligne aussi que c’est grâce à ces chiffres de la DNRT qu’une augmentation de 223 % des actes antimusulmans avait pu être documentée, en 2015, après les attentats contre Charlie Hebdo, l’Hyper Cacher et le Bataclan.

Parce que les meurtres, les viols, les menaces de mort, les agressions physiques ou les atteintes aux lieux de culte sont enregistrés par les services de police ou donnent lieu à plus de plaintes, ils constituent une part importante des chiffres de la DNRT. Pourtant, « ce sont les agressions verbales, les injures ou les discriminations au quotidien qui pourrissent la vie des gens », explique Nonna Mayer, soulignant que ces expériences, à l’inverse, ne donnent que rarement lieu à des plaintes.

Les chiffres de la DNRT échouent donc à saisir la « granulosité » du racisme, considère également la sociologue de l’islam Hanane Karimi, mais aussi son ampleur. Issus d’une chaîne de « filtres », à travers lesquels diverses informations se perdent, ces « chiffres du ministère de l’intérieur » ne permettent donc ni de décrire, ni de comparer correctement les racismes entre eux.

Des « filtres »

Le premier est immense et englobe toutes les victimes de racisme : ne pas déposer plainte constitue la norme. Alors que, dans l’Hexagone, plus de 1 million de personnes déclarent avoir subi au moins un acte raciste au cours de l’année en 2022, moins de 3 % ont déposé plainte, selon la dernière enquête de victimation « Vécu et ressenti en matière de sécurité » (VRS).

Deux autres filtres se situent au niveau policier : rien ne garantit qu’une plainte soit effectivement enregistrée, ni qu’elle le soit comme relevant d’un motif « raciste » ou « antireligieux » (ce sont les deux motifs pris en compte par la DNRT). En effet, la compréhension du racisme par les policiers peut manquer de repères et de rigueur, comme l’ont montré trois chercheuses, en 2019, dans l’enquête « Saisir le racisme par sa pénalisation ? ».

Un autre « filtre » correspond à un éloignement singulier des musulmanes et musulmans de la police. « Les lois séparatisme ou immigration n’encouragent probablement pas les musulmans à pousser la porte d’un commissariat », estime Nonna Mayer.

Pour Hanane Karimi, l’approche sécuritaire de l’islam et des musulmans par les politiques et les législateurs depuis plus de trente ans produit des « effets de marginalisation » que « les individus incorporent et qui ont des effets dans leur quotidien ». Ainsi, les comportements « des policiers vis-à-vis des jeunes Arabes et Noirs ou les perquisitions qui ont traumatisé des milliers de familles ont, parmi tant d’autres mesures, installé une véritable crainte de la police parmi les musulmans ».

Par ailleurs, lorsque des victimes d’islamophobie franchissent le pas, la chercheuse observe de nombreuses similitudes entre les conditions hostiles de ces dépôts de plainte et celles décrites par les femmes victimes de violences sexistes ou sexuelles.

« Et la comparaison ne s’arrête pas là », poursuit-elle : « Si déposer plainte ne débouche sur rien, voire expose à des violences supplémentaires, pourquoi le faire ? » Seule solution pour gagner en confiance, être accompagné·e et soutenu·e par une association – « ce que faisait le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) », rappelle Hanane Karimi.

Autodissous pour déménager à Bruxelles avant d’être dissous en conseil des ministres en 2021, le CCIF s’est mué en Collectif contre l’islamophobie en Europe (CCIE). Il a perdu sa visibilité médiatique en France mais continue son travail. Reconnu parmi les musulmanes et les musulmans de France, la structure continue de recenser les signalements et d’accompagner juridiquement les victimes d’islamophobie dans leurs démarches. Pour 2024, le collectif comptabilise, lui, 1 037 actes islamophobes, soit une augmentation de 25 % par rapport à 2023.

« Islamophobes » ou « antimusulmans »

Un autre « filtre » pèse sur la capacité de mesure de l’islamophobie par la DNRT, qui utilise l’expressions d’« actes antimusulmans ». Ici se révèlent de manière très concrète les enjeux du débat sémantique entre les deux formulations. Certains actes islamophobes peuvent ne pas apparaître dans les chiffres des « actes antimusulmans » parce qu’ils sont enregistrés « dans les actes anti-Arabes, ou dans les “autres” actes racistes », explique Nonna Mayer.

Pour ventiler ses données, la DNRT dispose en effet de deux grandes catégories : les « actes racistes » et les « actes antireligieux ». Ces derniers regroupent les actes antisémites et antimusulmans ainsi que les actes antichrétiens, et ceux « contre les autres religions ». Dans les « actes racistes », pêle-mêle, se retrouvent tous les actes arabophobes, négrophobes, antiasiatiques, romaphobes, etc.

Alors que l’ensemble des actes visant les juifs en tant que juifs sont comptabilisés dans la catégorie « actes antisémites »« qu’ils portent sur l’appartenance religieuse de la personne ou son rôle social fantasmé comme le pouvoir ou l’argent », indique Nonna Mayer –, dans la catégorie des « actes antimusulmans » ne sont comptabilisés que les propos ou actes visant très explicitement la religion, c’est-à-dire la pratique, les édifices religieux.

Ainsi, une plainte pour avoir été agressée physiquement en se faisant traiter de « terroriste », parce qu’identifiée comme musulmane, ne rentrerait probablement pas dans la catégorie des « actes antimusulmans » de la DNRT. Les actes islamophobes se trouvent, donc, non seulement singulièrement sous-déclarés, sous-enregistrés mais, aussi, dispersés entre deux groupes.

L’islamophobie, un « fait social »

Surtout, pour Hanane Karimi, « la mesure d’actes ponctuels ne permet pas de saisir la violence du racisme aussi bien qu’en saisissant la répétition d’actes discriminatoires qui, elle, produit d’autres effets ». L’accumulation diffuse et omniprésente, la marginalisation, des rappels à l’ordre insidieux ou menaces institutionnelles pèsent autant que les injures ou la violence, explique-t-elle.

« J’ai rencontré des jeunes femmes portant le foulard qui marchaient déjà courbées, d’autres qui ne pouvaient plus se regarder dans la glace ou qui pleuraient beaucoup : le racisme, au quotidien, altère et modifie les corps, la santé mentale. »

Elle ajoute : « Quand l’accès au travail, aux loisirs, à l’école, à la rue même devient difficile ou dangereux, on finit par se retirer, c’est ce que j’appelle une mort sociale. » Et pour ces cas-là, personne ne tient les comptes.

Sans la reconnaître, on s’empêche de documenter l’islamophobie et de la combattre. Hanane Karimi, sociologue

Directeur de recherche à l’Institut national d’études géographiques (Ined), Patrick Simon partage l’approche de Hanane Karimi. L’enquête « Trajectoires et origines 2 », réalisée par l’Ined et l’Insee en 2019-2020 sur un échantillon de 26 500 personnes – dont 7 500 musulman·es –, relève que 10 % des musulman·es ont déclaré une discrimination religieuse en 2019-2020, contre 5 % en 2008-2009. « Un doublement, c’est une très forte hausse », insiste le démographe, qui regarde les « fluctuations » des chiffres du DNRT avec circonspection. « Ils ne permettent qu’une approche très limitée, du racisme réduit à ses formes d’expression les plus explicites ou violentes. »

L’appartenance à l’islam est « devenue un facteur de discrimination et d’exposition au racisme très marquant », résume le chercheur, pour qui cela « traduit le durcissement de la stigmatisation des musulmans dans le débat public, ainsi qu’une plus grande visibilité des discriminations religieuses venant s’ajouter aux discriminations en raison de l’origine ou la couleur de peau ». Ces statistiques reflètent « de façon plus fiable la place qu’a prise l’islamophobie dans les rapports sociaux et politiques,en dix ans ».

En décembre 2024, l’Observatoire national des discriminations et de l’égalité dans le supérieur rendait un rapport à la suite d’un testing réalisé sur 2 000 petites ou moyennes entreprises (PME) d’Île-de-France : porter un foulard pour postuler à une alternance professionnelle abaisse de plus de 80 % les chances de recevoir une réponse positive, que les candidates soient blanches ou non.

Des chiffres qui recoupent ceux déjà produits par le Défenseur des droits, qui « fait partie des premières institutions officielles à avoir utilisé le mot “islamophobie” et à avoir documenté le phénomène », souligne Hanane Karimi.

Les conséquences de ce déni sont multiples : « Sans la reconnaître, on s’empêche de documenter l’islamophobie et de la combattre », et ce déni fournit, également, « le carburant d’une mise en concurrence » entre les victimes d’islamophobie et les victimes d’antisémitisme, alerte Hanane Karimi.

Bassirou Camara, le président de l’Addam, l’avoue sans difficulté : s’il a fait le choix d’utiliser la terminologie du ministère de l’intérieur, en parlant d’« actes antimusulmans » seulement, c’est pour s’éviter que des portes politiques se ferment.

Pour l’Addam, précise-t-il, « un fait antimusulman, désigne tout fait raciste, discriminatoire ou haineux visant une personne ou une institution, quelle qu’elle soit, en raison de son appartenance réelle ou supposée à la religion musulmane ».

Bassirou Camara veut convaincre les autorités de la nécessité de mettre en place des politiques publiques contre l’islamophobie, « quelle que soit la façon dont on l’appelle ». Il souligne que le sujet est, d’ailleurs, complètement absent du dernier plan de lutte contre le racisme. 

« Ce n’est pas une coquetterie de vocabulaire. L’islamophobie, c’est un fait social », veut rappeler la chercheuse Hanane Karimi, pour qui le débat sémantique entre « islamophobie » et « actes antimusulmans » agit comme un écran de fumée pour ne pas parler du fond du problème, « le refus de nommer le racisme ».

La sociologue revient sur les propos de l’assassin d’Aboubakar Cissé : « Il a émis une critique de la religion, il a dit : “Ton Allah de merde.” » Pour elle, ces mots sont les mêmes que ceux qu’utilisent les agresseurs et agresseuses des femmes qui portent le foulard : « Ces mots tuent, le racisme tue. »


 

mise en ligne le 2 mai 2025

À Dunkerque,
« si ArcelorMittal tombe, c’est toute la région qui est menacée »

Elisa Perrigueur sur www.mediapart.fr

Près de 1 500 personnes ont manifesté jeudi 1er mai à l’appel de la CGT, après l’annonce de la suppression de plus de 600 postes en France par le géant de l’acier ArcelorMittal. Plusieurs figures nationales de gauche ont fait le déplacement. 

Dunkerque (Nord).– Un ouvrier CGT s’égosille à la tribune dressée près de la gare. Il annonce déjà la prochaine action : une descente à Paris, le 13 mai, pour le prochain comité social et économique (CSE) d’ArcelorMittal. Des bus seront affrétés. Un collègue lui succède au micro : sans réponse sur leur sort dans les deux mois, les salarié·es vont « tout bloquer » et empêcher le passage du Tour de France, début juillet, entre Valenciennes et Dunkerque, prévient-il.

En fond, la sono crache « La jeunesse emmerde le Front national » de Bérurier noir. Dans le cortège, on arbore des banderoles et stickers « Du métal sans Mittal »

Les salarié·es d’ArcelorMittal, qui tractent depuis des semaines sur les marchés du coin, veulent montrer à la foule, des hommes, des femmes, des adolescent·es, que la lutte ne fait que commencer face aux 636 suppressions de postes annoncées en France par le géant de l’acier ArcelorMittal.

Des ténors de la gauche ont pris la route de Dunkerque, jeudi 1er mai, pour les soutenir, à l’image du député de la Somme François Ruffin, du premier secrétaire du Parti socialiste (PS) Olivier Faure ou de la secrétaire nationale des Écologistes Marine Tondelier… Au total, environ 1 500 personnes ont répondu à l’appel de la CGT, pour « défendre l’industrie et sauver ArcelorMittal ». Trois fois plus de monde que l’année précédente, précise un syndicaliste, qui se dit « satisfait »

Le géant de l’acier avait accentué la colère des Nordistes en détaillant deux jours plus tôt son plan sur les sept sites français concernés. Dunkerque est en première ligne, avec 295 emplois supprimés sur son site de Grande-Synthe qui en compte 3 200. 

Subissant la chute de l’automobile européenne, la flambée des prix de l’énergie, la concurrence des entreprises chinoises, la multinationale s’attaque surtout aux postes de maintenance, faisant craindre une stratégie du délitement et un désengagement progressif.

La peur pour la région

Hélène Casteleyn, fonctionnaire territoriale à la retraite, s’en inquiète : « C’est un tsunami dans le Dunkerquois », qui compte 200 000 habitant·es. L’usine sidérurgique, entrée en fonction en 1963, sous le nom d’Usinor, devenue Arcelor en 2002, puis ArcelorMittal en 2006, rachetée par le groupe Mittal Steel, fondé par l’indien Lakshmi Mittal, « avait suscité beaucoup d’espoir à la reprise », se souvient-elle. « Cela a fonctionné pendant une dizaine d’années. Mais les politiques et l’Europe ne soutiennent pas l’acier. » 

Pour Timothée Bracco, 16 ans, qui a rejoint des amis dans la foule, « le combat est intergénérationnel » « Je connais plein de parents d’amis qui y travaillent. Les ouvriers sont les premiers touchés par les politiques économiques libérales. Vivre sans Arcelor, ce serait un énorme choc. »

Si Arcelor meurt, Dunkerque meurt, les usines tombent. Patrice Ryckebusch, ouvrier retraité

Le terme « poumon » de l’économie dunkerquoise revient souvent. Impossible de ne pas voir cet horizon de ferraille fumant au bout de la digue de Malo-les-Bains, où les badauds sont venus par centaines en quête de moules-frites et de bains de mer, ce 1er-Mai. S’étirant sur 450 hectares, le mastodonte recrache jusqu’à 7 millions de tonnes d’acier par an que l’on retrouve dans les voitures, les boîtes de conserve…

« Si ArcelorMittal tombe, c’est toute la région qui est menacée. Ce sera un effet domino pour l’économie et nos services. Par exemple, elle finance à hauteur de 3 millions d’euros par an le service de bus gratuits de Dunkerque. Allez à Grande-Synthe, le midi, les ouvriers qui déjeunent dépendent tous d’Arcelor. Elle génère des dizaines de milliers d’emplois indirects », précise Gaëtan Lecocq.

Le secrétaire général CGT chez ArcelorMittal Dunkerque, casque de chantier vissé sur la tête, est devenu la figure médiatisée de cette contestation. Ce technicien logistique rappelle, voix calme, qu’Arcelor est aussi une affaire de famille. On y travaille de mère et père en fils et filles depuis des décennies. Lui-même incarne ce schéma : « Trois générations qu’on travaille à Arcelor ! »

L’usine puise dans le bassin d’emploi. Depuis 2023, le sidérurgiste a même sa propre école, la « Steel Academy », pour « optimiser » son recrutement local. Patrice Ryckebusch, ouvrier retraité au chapeau orné de pin’s du carnaval – une institution dans la ville –, soupire : « Mon beau-fils vient d’être embauché en CDI, il a même pris un crédit pour sa maison… Si Arcelor meurt, Dunkerque meurt, les usines tombent. »

À gauche, l’appel à l’État

Le cas actuel d’ArcelorMittal résonne fort chez David Croquelos. L’homme au teint hâlé et gilet rouge longe avec la foule les canaux de Dunkerque. Il l’assure : les plans sociaux, les délocalisations, sans qu’aucune solution se dessine, il en a connu. « J’ai travaillé à l’usine Eupec à Gravelines, qui travaillait elle-même avec ArcelorMittal. Nous aussi, nous avons eu notre saignée. En 2020, ils ont délocalisé mon poste et m’ont proposé d’aller en Inde, avec ma famille, avec un salaire local ! »

Les dirigeants du Parti socialiste, Nicolas Mayer-Rossignol, Olivier Faure et Patrick Kanner, lors du défilé du 1er-Mai dans les rues de Dunkerque (Nord), avec les salariés d’ArcelorMittal. © Photo Edouard Bride pour Mediapart

Depuis la proposition de cette « fausse solution », il vivote difficilement de petits boulots dans le BTP et l’horticulture en attendant la retraite. « Les ouvriers, on se connaît tous ici, on est tous solidaires », insiste-t-il.

Mais que peut le politique face aux plans sociaux de multinationales privées ultrapuissantes ? Dans le cortège, on rappelle avec amertume qu’ArcelorMittal aurait même dû être un acteur de poids de la transition écologique. L’usine a lancé en 2024 en grande pompe un fameux projet de « décarbonation ». Elle est l’un des plus gros polluants du secteur industriel du dunkerquois, qui génère plus de 13 millions de tonnes de CO2 par an, soit 21 % des émissions industrielles de France.

Fin 2024, Arcelor a retropédalé, suspendant ce plan chiffré à 1,8 milliard d’euros, dont une aide de l’État allant jusqu’à 850 millions d’euros. « Quelques millions avaient déjà été investis », assure la CGT. 

C’est le deux poids, deux mesures, « comme toujours », peste Richard, salarié de l’hôpital maritime de Zuydcoote, commune du littoral. « Les services publics qui prétendument ne rapportent pas n’ont rien et les entreprises privées ont des aides en un claquement de doigts, s’indigne-t-il. Arcelor a pris des millions d’aides publiques [392 millions d’euros d’aides publiques de 2013 à 2023 – ndlr], alors que notre hôpital, qui a besoin de rénovations, n’a jamais assez. Le service public s’endette, alors que le privé se gave sans contrepartie. C’est de la maltraitance institutionnelle et ça devient intolérable ! »

À gauche, la réponse face à l’annonce d’ArcelorMittal semble toute trouvée : l’État. François Ruffin, député de la Somme, n’en est pas à son premier 1er-Mai à Dunkerque. Il l’assure : « Le politique peut quelque chose, mais c’est un choix ! Depuis quarante ans, on a décidé de laisser faire le marché. Il faut changer la donne : pas un euro de subvention sans contrepartie ; l’État doit devenir acteur du capital, peser sur les décisions des entreprises et non les subir… Cela doit se faire pour les cent produits stratégiques en France, à l’image des médicaments, des armes, des aliments, de l’acier. »

« Politiquement, nous avons le devoir de ramener Mittal à ses engagements, il n’est jamais là. L’État doit maintenant montrer les muscles », précise pour sa part Boris Vallaud, président du groupe socialiste, également du cortège.

Derrière la mer du Nord, au Royaume-Uni, le Parlement a voté en avril une loi d’urgence pour prendre le contrôle de British Steel, entreprise menacée, et aux mains d’un groupe privé chinois. Mais en France, le gouvernement ferme pour l’heure la porte à l’option de la nationalisation : « Pas à l’ordre du jour », a déclaré Marc Ferracci, ministre de l’industrie et de l’énergie, mardi. « Nous attendons des actes. Arcelor va nous laisser crever », alerte, dans la foule, le cégétiste de Dunkerque, Gaëtan Lecocq.


 


 


 

À Dunkerque, un défilé du 1er mai avec la nationalisation d’ArcelorMittal dans toutes les têtes

Ludovic Finez sur www.humanite.fr

La manifestation du 1er mai a pris une ampleur particulière, quelques jours après l’annonce de 636 licenciements chez ArcelorMittal, dont la plus importante usine française est sur la Côte d'Opale.

À Dunkerque, la manifestation du 1er mai enregistre une affluence record et la présence de nombreuses figures politiques nationales de la gauche, dont les chefs du PS, Olivier Faure, et des Écologistes, Marine Tondelier.
« Je marche pour que mon papa garde son travail. » La pancarte en carton est tenue par une petite fille de 8 ans dont le père, Emerson Haegman, est ouvrier de maintenance chez ArcelorMittal. Il a été embauché en 2006, année de la fusion des groupes français Arcelor et indien Mittal. Sa fille attend le départ de la manifestation du 1er mai à Dunkerque, tandis que les prises de parole de la CGT, de la FSU et de Solidaires dénoncent « l’horreur » du meurtre d’Aboubakar Cissé à la mosquée de La Grand-Combe (Gard), affirment le soutien aux « Ukrainiens et Palestiniens », fustigent « l’abandon des services publics » ou soulignent la nécessité d’une « riposte antifasciste populaire ».

« Nationalisation » : le mot d’ordre revient en boucle. Aurélie Trouvé, présidente LFI de la commission des Affaires économiques à l’Assemblée nationale, y ajoute « l’interdiction des licenciements boursiers quand il y a des versements de dividendes ». « Il ne doit plus y avoir 1 euro d’aide sans la contrepartie d’une entrée de l’État au capital », complète le député Notre France François Ruffin, qui réclame également « une protection au niveau européen, avec des barrières tarifaires aux frontières ».

Karine Trottein, secrétaire du PCF du Nord, élargit à « la remise en cause des traités sur la libre concurrence et des accords de libre-échange ». De son côté, le député écologiste Benjamin Lucas annonce que la commission d’enquête parlementaire sur les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements a décidé de convoquer la direction d’ArcelorMittal, qui « va devoir s’expliquer sous serment ».

Le manque d’investissement, une vraie stratégie

De son côté, c’est tout un système que décrypte Reynald Quaegebeur, délégué central CGT à ArcelorMittal France. « La concurrence chinoise existe, on ne va pas le nier, mais le manque d’investissement d’ArcelorMittal (en France, NDLR), c’est stratégique. Mittal a récupéré les brevets, le savoir-faire et il est désormais capable de produire dans des usines où ça lui coûte moins cher, du point de vue social et environnemental. En 2006, ArcelorMittal France comptait sept hauts-fourneaux et une capacité de 20 millions de tonnes d’acier par an. Aujourd’hui, trois hauts-fourneaux sont en activité, pour une production de 8 millions de tonnes. »

Colette1, infirmière à l’usine de Dunkerque, a observé l’effet des économies jusque dans son service : « Avant, nous étions postées, donc présentes 24 heures sur 24. Nous sommes passées “de jour”, sous prétexte de qualité de vie. » Résultat : de plus en plus souvent, les ouvriers qui se blessent sont contraints d’aller aux urgences de l’hôpital de Dunkerque ou renoncent à tout soin. « Les infirmières qui étaient postées avaient demandé à l’être », insiste Colette.

À ses côtés, Laura2, qui travaille chez un sous-traitant chargé du nettoyage des douches, de l’infirmerie ou encore du réfectoire d’ArcelorMittal Dunkerque. Dans son entreprise, une cinquantaine de salariés sont spécifiquement dédiés à ce contrat. « Personnellement, je suis bientôt à la retraite, mais je suis inquiète pour mes petits-neveux et nièces. » Et dans le Dunkerquois, les entreprises qui dépendent du sort d’ArcelorMittal sont nombreuses. Exemple, la centrale DK6 (groupe Engie), où 75 salariés produisent de l’électricité à partir de la combustion des gaz émis par l’usine sidérurgique. « On ne veut pas être les dindons de la farce », prévient le délégué CGT Stéphane Avonture.

  1. Le prénom a été modifié ↩︎

  2. Le prénom a été modifié ↩︎

    mise en ligne le 1er mai 2025

Un 1er mai aux allures de luttes joyeuses à Montpellier

Khalie Guirado sur https://lepoing.net/

Sur le parvis de la place Albert 1er le départ de la manif prend de joyeuses allures de village associatif en ce milieu de matinée. Stand de Formes des luttes avec stickers et posters en vente, affiches en tout genre, brins de muguet communistes ou atelier pancarte du Quartier Généreux, vers 11h tout le monde est fin prêt à s’élancer. Le traditionnel cortège de la CGT en tête, avec un dj aux commandes particulièrement motivé. Si l’on pouvait croire que la venue de Bardella et Le Pen pour un meeting à Narbonne et la contre mobilisation qui s’y organise aurait pompé toutes les énergies, le cortège montpelliérain n’était finalement pas en reste puisqu’il fallait vingt minutes entières pour atteindre un bout et l’autre. La batucada de La Battante dynamisant comme à son habitude le milieu du cortège était joyeusement concurrencé par l’énergie Kanaky et et le cortège pour la Palestine qui le talonnait. L’inter orga féministe était également de la partie affichant une « solidarité internationale et antipatriarcale » (d’ailleurs on vous en parle un peu plus dans le prochain numéro papier du Poing qui arrive très bientôt).

Cette manifestation du 1er mai était également l’occasion de mobiliser pour les prochains évènements à venir. Parmi eux ce samedi 3 mai devant l’Hôtel de Région de Montpellier à 13h30 est appelé un rassemblement antimilitariste contre la surenchère militaire de la Région et de sa présidente Delga qui souhaite faire de la région un acteur clé du réarment voulu par Macron et a consacré pour cela une enveloppe spécifique de 200 millions d’euros. Également, l’anniversaire du soulèvement Kanaky à Macondo (Montarnaud) les 16, 17 et 18 mai avec de nombreuses tables rondes. Rendez-vous était également donné le samedi 24 mai à 14h au Peyrou « pour que l’eau reste un bien commun » où une « déambulation festive et familiale » est prévue contre le projet du Département de construction de quatre bassines, contre le projet d’usine d’embouteillage de Montagnac et la ligne LGV qui menace des nappes phréatiques.

Finalement, en ce 1er mai, jour de lutte pour les droits des travailleur-euses, c’est contre tout un système colonial, capitaliste et guerrier qu’il nous faut nous retrousser les manches. Puisse l’esprit festif du jour aider !


 


 

Narbonne : entre 3 000 et 5 000 personnes défilent pour le 1er-Mai et contre la venue du RN

Elian Barascud sur https://lepoing.net/

Plusieurs milliers de personnes (3 000 selon la police, 5 000 selon les organisateurs), ont manifesté dans les rues de la sous-préfecture de l’Aude ce jeudi 1er mai lors d’une manifestation intersyndicale unitaire, pour les droits des travailleurs et en réponse à l’organisation d’un meeting du Rassemblement National à l’Arena de Narbonne

De mémoire, on a jamais vu autant de gens dans la rue un 1er-Mai à Narbonne”, souffle un manifestant audois, alors que la foule s’amasse devant la sous-préfecture de l’Aude, vers 11 heures. Il faut dire que ce n’est pas un 1er-Mai ordinaire : le Rassemblement National y organise un grand meeting en présence de Marine Le Pen et Jordan Bardella. “C’était important de montrer qu’on ne voulait pas laisser l’extrême-droite s’installer”, explique Benoït Perez, président de la section Narbonnaise de la Ligue des Droits de l’Homme. “On a pensé cette journée comme une riposte antifasciste et sociale, on a monté un collectif réunissant le maximum d’organisations et d’associations de gauche.”

Et elles ont répondu à l’appel : Nathalie Tehio, présidente de la Ligue des droits de l’homme (LDH), Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace France, Dominique Sopo, président de SOS Racisme ; Youlie Yamamoto, porte-parole de l’association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (Attac) et fondatrice du collectif féministe les Rosies, ou encore Benoît Teste, secrétaire général de la FSU, étaient dans le cortège.

Philippe Poutou, figure du NPA et candidat aux précédentes législatives dans l’Aude, qui a vu ses trois circonscriptions basculer aux mains du Rassemblement National, est également présent : “L’Aude est une terre historiquement de gauche, mais aujourd’hui le RN s’y sent en terre conquise. C’est un des départements les plus pauvres de France, et beaucoup de gens se tournent vers l’extrême droite par résignation ou désillusion. A nous de combattre de manière unitaire pour imposer un autre discours”, affirme-t-il.

Au micro, les prises de parole syndicales se succèdent : “Le Rassemblement National a dévoyé le sens du 1er-Mai, l’extrême droite a toujours été l’ennemie des travailleurs et des travailleuses”, scande l’intervenante de la FSU. Les interventions dénonçant “l’économie de guerre” du gouvernement Macron, “la cure d’austérité sur les services publics”, sans oublier la réforme des retraites, s’enchaînent.

C’est sous la surveillance d’un nombre impressionnant de CRS casqués que le cortège, joyeux et festif, traverse le centre-ville. Arrivé devant la bourse du travail, un “village antifasciste” accueille concerts, conférences et stands de diverses associations. De l’autre côté de la ville, le parti à la flamme attend 5 000 militants pour un grand meeting, soit à peu près le même nombre que les participants de la manifestation. “L’heure est grave, je m’attendais à ce qu’on soit beaucoup plus nombreux pour faire face à l’extrême droite, je ne comprends pas pourquoi les syndicats n’ont pas affrété des bus de toute la région pour venir ici, on aurait du être au moins le double”, souffle une militante Toulousaine, un peu déçue.

   mise en ligne le 1er mai 2025

Libération :
entre 1944 et 1945, restauration ou refondation
de la République ?

 

Pierre-Henri Lab sur www.humanite.fr

Période d’effervescence politique et sociale, la Libération a vu les forces de la Résistance poursuivre la guerre jusqu’à la défaite de l’Allemagne nazie tout en s’employant à édifier un modèle de société véritablement démocratique et social.

Le 4 avril dernier, avec le concours de l’Institut CGT d’histoire sociale (IHS CGT), de la Société française d’histoire politique (SFHPo) et l’Association française pour l’histoire des mondes du travail, la Fondation Gabriel-Péri organisait sous le parrainage du groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR) un colloque à l’Assemblée nationale intitulé « Restauration ou refondation de la République » consacré à la Libération. L’Humanité a réuni trois des intervenants pour revenir sur cette période.

Gilles Richard est historien et président de la Société française d’histoire politique

Michel Pigenet est historien et auteur de les États généraux de 1945. Une expérience démocratique oubliée (éditions du Croquant)

David Chaurand est directeur de l’Institut CGT d’histoire sociale


 

Quel est le contexte politique à l’été 1944 en France ?

Gilles Richard : La France n’est pas libérée le 6 juin 1944 au soir du débarquement. La Libération s’étend sur neuf mois. Les deux dernières poches allemandes, Dunkerque et La Rochelle, ne se rendent que le 9 mai 1945. Les combats font 100 000 morts. La France est dirigée par les forces de la Résistance unies derrière Charles de Gaulle.

Au sein du gouvernement provisoire de la République française (GPRF) et du Conseil national de la Résistance (CNR) se retrouvent les deux résistances, celle de l’extérieur et celle de l’intérieur. La France libre est dominée par les forces de droite tandis qu’à l’intérieur, les forces de gauche sont majoritaires.

Ces forces partagent le même objectif de gagner la guerre et sa poursuite permet à Charles de Gaulle de brider les forces de gauche de la Résistance intérieure, sans qu’il n’y ait jamais eu de volonté du PCF de faire un putsch. Militants et dirigeants, tel André Marty, qui y étaient favorables étaient très minoritaires. De Gaulle a les cartes en main parce que la Libération s’est d’abord faite grâce aux forces militaires alliées.

La Résistance armée a joué un grand rôle en gênant les déplacements de troupes allemandes mais il n’y a pas eu d’insurrection armée dans la France entière. L’insurrection n’a eu lieu que dans quelques villes, dont Paris. La population n’est pas mobilisée politiquement pour s’emparer du pouvoir.

Michel Pigenet : Les Forces françaises de l’intérieur (FFI) ont conscience de leur infériorité militaire face à l’armée allemande, raison pour laquelle les Francs-tireurs et partisans (FTP) préconiseront la « goutte de mercure » insaisissable. Il faut s’entendre sur la notion d’« insurrection ». Ce qui se passe après le 6 juin 1944 en revêt bien des aspects.

Une formidable levée en masse gonfle les rangs des FFI, dont les effectifs quintuplent en quatre mois. Toute la Résistance bascule dans la lutte armée, tandis que de nouvelles autorités issues de la clandestinité se substituent aux précédents cadres politiques et administratifs…

Tout va très vite. Les contemporains disposent, certes, de repères sur les possibles et contraintes de l’heure, à l’aune desquels ils s’efforcent de percevoir les rapports de force. Les dynamiques à l’œuvre interdisent toutefois les pronostics trop précis.

Les différents acteurs identifiés par Gilles Richard tentent de consolider leurs positions et de peser sur le cours des choses, ce qui ne va pas sans tensions, que chacun veille toutefois à ne pas conduire jusqu’à la rupture. Le CNR reconnaît ainsi l’autorité du général de Gaulle, qui dirige le GPRF d’une main de fer et se garde de la moindre référence au programme commun de la Résistance.

Fort d’un prestige qu’il excelle à entretenir, le chef du gouvernement bénéficie rapidement du soutien décisif du cœur de l’appareil d’État, qui a reconnu en lui le garant d’une « restauration » rassurante. Pour autant, si la légitimité patriotique tient lieu de légitimité politique, elle ne vaut pas certificat de légitimité démocratique.

Or, ni la guerre, ni l’état du pays, ni l’absence des prisonniers et des déportés ne rendent envisageable une rapide validation électorale. Jusque-là, irresponsable devant l’Assemblée consultative, dont l’intitulé résume les limites, le GPRF, instance exécutive et législative, gouverne sans véritable contrôle.

Le CNR ne jouit, lui, d’aucune prérogative officielle, mais n’entend pas s’effacer. Résolu à tenir un rôle de tuteur moral et politique, il considère plus que jamais son programme comme étant d’actualité. À cette fin, il peut compter sur le maillage des comités de libération, qui, localement, sont à l’initiative dans l’organisation du ravitaillement, la relance économique, l’épuration, etc.

Quelle carte vont jouer les différentes composantes du CNR ?

Michel Pigenet : Le CNR, une exception dans l’Europe occupée, a été réuni par Jean Moulin pour signifier le soutien de la Résistance à de Gaulle. Sa large composition, qui laisse à l’écart l’extrême droite et le patronat, assure sa représentativité. Ses décisions ne valent qu’à l’unanimité qu’autorise son ciment patriotique.

À partir de là, les priorités et solidarités du combat clandestin facilitent la dynamique de rapprochements improbables où l’estime et la confiance ont leur place. Ainsi, c’est au communiste Pierre Villon, délégué du Front national, que celui de la très réactionnaire Fédération républicaine, Jacques Debû-Bridel, confie le mandat de la représenter au bureau restreint du Conseil.

Quant aux mouvements de Résistance, ils échappent aux critères de classement partisans, mais le volontarisme inhérent à leur rébellion initiale n’est pas étranger à la radicalité de plusieurs de leurs positions. En termes d’institutions, il s’agit moins, enfin, pour le CNR de « restaurer » la République sur le modèle de la IIIe République, discréditée par sa capitulation, que d’en instaurer une « vraie », démocratique et sociale.

Qui porte cette ambition ?

Michel Pigenet : L’ambition du programme du CNR ne vient pas forcément d’où on pourrait le penser. Dans « les Jours heureux », il y a la lutte immédiate et les premières mesures à prendre après la Libération. Au moment de l’élaboration, les communistes insistent surtout sur la première partie.

Ils ne souhaitent pas rétrécir le CNR par une orientation trop marquée à gauche. Ils ont tendance à rétrécir la partie programme alors que socialistes et syndicalistes poussent des réformes de structure, des nationalisations et la planification.

Comment expliquer cette priorité à la lutte armée ?

Michel Pigenet : Cette priorité procède d’une approche globale du conflit et de la solidarité avec l’URSS. Tout ce qui nuit à l’effort de guerre de l’occupant et entretient l’insécurité de ses troupes à l’Ouest soulage l’Armée rouge à l’Est.

Gilles Richard : Si les communistes insistent tant sur la Libération par le soulèvement national, c’est aussi pour asseoir la légitimité de la Résistance intérieure. L’insurrection populaire devait permettre de faire contrepoids à de Gaulle et à l’armée.

Quel rôle joue la CGT ?

David Chaurand : La présence de la CGT et la CFTC au sein du CNR est importante. Alors que les tensions étaient fortes avant-guerre entre unitaires et confédérés, les deux composantes de la CGT se réunifient en avril 1943. Cela a été la première étape vers la création du CNR. La CGT y est représentée par Louis Saillant, qui en sera d’ailleurs le dernier président. Elle joue un grand rôle dans l’élaboration du programme.

La CGT sort de la guerre avec une légitimité renforcée. Elle n’a jamais été aussi forte, sans doute davantage qu’elle ne l’a été en 1936. Dans ses rangs, plusieurs millions d’adhérents. La CGT est désormais un interlocuteur incontournable des pouvoirs publics dans le cadre de la reconstruction. Elle est présente au gouvernement à travers les ministres communistes comme Marcel Paul ou Ambroise Croizat, qui sont aussi des dirigeants de la CGT.

Michel Pigenet : Des centaines de cégétistes participent, en outre, à la gestion de la Sécurité sociale, confiée aux deux tiers à des administrateurs salariés, proportion portée aux trois quarts par Ambroise Croizat. D’autres figurent dans les conseils d’administration tripartites des entreprises nationalisées. Partie prenante des 25 commissions du plan, la CGT en préside 4.

Que se passe-t-il dans les entreprises ?

David Chaurand : L’effervescence de la Libération touche aussi les entreprises. La CGT va tenir une place importante dans les comités patriotiques et d’épuration qui se forment dans de nombreuses entreprises. Les travailleurs sont à l’initiative de multiples façons. On pense d’emblée aux comités de gestion, qui associaient donc les travailleurs à la gestion de l’entreprise. Robert Mencherini a mis en évidence ces expériences à Marseille, Rolande Trempé à Toulouse, sans oublier ce qui se passe à Montluçon ou à Lyon. Antoine Prost les chiffre à une centaine mais c’est peut-être sous-estimé.

Mais l’intervention des travailleurs ne doit pas être limitée aux comités de gestion. Les usines sont confrontées à une diversité de problèmes qui vont des difficultés d’approvisionnement aux défaillances administratives et qui obligent les travailleurs à s’impliquer dans leur remise en marche et à prendre des initiatives. C’est un sujet qui mérite d’être mieux étudié, ce que nous avons d’ailleurs commencé à entreprendre à l’IHS CGT.

Gilles Richard : L’ampleur des problèmes de ravitaillement est telle qu’en juin 1943, le ministre de Vichy qui en a la charge affirme que la France connaît une situation de « famine lente ». Or, la situation s’aggrave dans les années suivantes. Depuis le XVIIIe siècle, jamais la population n’avait connu un tel recul du niveau de vie.

David Chaurand : L’intervention des travailleurs est aussi patriotique que vitale pour eux et leur outil de travail. Elle est spontanée et ne semble pas relever d’une stratégie quelconque. Ces prises d’initiatives, quelles que soient leurs formes, sont importantes car elles modifient le rapport de force dans les entreprises. Les comités de gestion sont souvent mis en place dans les entreprises où le pouvoir est vacant.

Accusés de collaboration, les patrons ont fui ou ont été emprisonnés. C’est le cas de Berliet à Lyon, par exemple. La prise de pouvoir se fait différemment d’une région à une autre. À Toulouse, elle est plus négociée tandis qu’à Marseille ou Montluçon, les travailleurs s’imposent au point qu’est dénoncée « une soviétisation ». Le patronat a très peur de ce qui se passe et utilisera notamment l’arme juridique pour se défendre.

Michel Pigenet : La Libération précipite, dans maintes entreprises, un renversement du rapport des forces sociopolitiques. Au service de l’occupant et avec la complicité de larges fractions du patronat, Vichy a paupérisé le gros des salariés, allant jusqu’à leur imposer un service de travail obligatoire en Allemagne.

Si la révolution n’est pas à l’ordre du jour ouvrier de 1944-1945, les règlements de comptes de la période ont à voir avec la lutte des classes. Ici et là, des employeurs de combat sont exécutés. D’autres, plus prudents, s’éclipsent, tandis que la plupart font le dos rond. Un peu partout, sur fond de pénurie de matières premières et de pièces, les syndicats relèvent le défi et sont à l’initiative.

Il s’agit d’abord de relancer la production, de garantir l’emploi et les salaires. Avec ou sans le concours des patrons, de préférence avec celui des cadres. Mais ce qui est en jeu, c’est aussi la capacité ouvrière d’intervenir sur le terrain inédit de la gestion et, chemin faisant, d’empiéter sur les prérogatives patronales.

Exemple parmi des centaines d’autres, chez Ford, à Poissy, les cégétistes se procurent les pièces nécessaires à la bonne marche de l’usine et, simultanément, exigent un droit de regard sur la désignation des contremaîtres. Au jour le jour, un syndicalisme de réalisation et de transformation sociale s’affirme aux quatre coins du pays à travers des milliers d’expériences dont nous n’avons qu’une connaissance partielle.

Les états généraux de la renaissance s’inscrivent-ils dans cette dynamique ?

Michel Pigenet : Entre le moment où l’idée prend forme, en septembre 1944, et la réunion, à Paris, du 10 au 13 juillet 1945 de leurs 2 000 délégués nationaux, les états généraux ont atteint l’objectif d’une appropriation dynamique du programme du CNR, leur initiateur.

Substitut à l’absence d’élections générales, la procédure, inspirée de 1789, participe d’une remarquable expérience de « démocratie agissante » qu’illustre la rédaction, à l’échelle des communes, de milliers de cahiers de doléances. Ceux-ci saisissent les aspirations et les certitudes de l’époque. Ils confirment l’adhésion massive à de substantiels progrès sociaux, éducatifs et culturels, que tempère une certaine frilosité sociétale et coloniale.

Gilles Richard : Les états généraux s’inscrivent aussi dans cette période où s’affrontent les partisans d’un nouveau Front populaire et leurs adversaires, qui se rangent derrière de Gaulle. Ils sont une manière, d’abord pour le PCF, de reprendre une partie de la légitimité politique que de Gaulle a construite depuis 1940.

Comment se déroulent les élections à la Constituante ?

Gilles Richard : La grande nouveauté, c’est le droit de vote des femmes, qui fait plus que doubler la taille du corps électoral. C’est l’aboutissement des combats féministes depuis cent cinquante ans. Dans les colonies, le droit de vote est aussi accordé à une fraction des colonisés. Jusque-là, seuls les Français installés dans les colonies votaient.

Les gauches en sortent majoritaires avec un avantage de près de 3 % pour le PCF sur la SFIO. Cette majorité socialo-communiste est une première et ne s’est reproduite qu’une seule fois, en 1981. Cette victoire des gauches provoque rapidement un conflit avec de Gaulle sur la nature de la Constitution à adopter et provoque son départ. Elle ouvre en même temps une période où de grandes lois économiques et sociales sont adoptées, jetant les bases de ce que Jaurès appelait « la République sociale ».


 

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