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mise en ligne le 19 mai 2025
Amélie Poinssot sur www.mediapart.fr
La commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale a achevé vendredi 16 mai l’examen de la proposition de loi « Duplomb ». Elle a réintroduit la plupart des reculs écologiques qui avaient été retirés en commission développement durable.
Deux salles, deux ambiances. Examinée cette semaine par la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, la proposition de loi « Duplomb » – du nom du sénateur Les Républicains (LR) qui l’a initiée – a retrouvé une bonne partie des reculs écologiques qu’elle contenait à l’origine. Un vote qui vient contrebalancer celui de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, les 6 et 7 mai, où plusieurs élu·es, allant de la gauche à la droite, avaient retoqué la plupart des dispositions critiques.
Cette fois-ci, LR et les macronistes d’Ensemble pour la République (EPR) – à l’exception de la présidente de la commission développement durable Sandrine Le Feur, venue soutenir ses amendements auprès de ses collègues des affaires économiques – ont voté d’une même voix pour rétablir les textes les plus critiques, se rapprochant des positions du Rassemblement national (RN), qui tient une ligne claire depuis le début des discussions en faveur des pesticides, de l’élevage intensif et des mégabassines.
Seul le MoDem est apparu divisé, les uns votant avec la gauche et le groupe écologiste pour maintenir les avancées de la semaine dernière, les autres s’alignant sur le reste de la Macronie, la droite et l’extrême droite en faveur d’une agriculture productiviste le moins limitée possible par la nécessité de préserver biodiversité et santé de la population.
Principale disposition au cœur du texte, la possibilité d’un retour des néonicotinoïdes, ces insecticides tueurs d’abeilles, est ainsi revenue en force. Inscrite à l’article 2 de la proposition de loi, elle permettrait par décret, « à titre exceptionnel », « de déroger à l’interdiction d’utilisation des produits contenant une ou des substances actives de la famille des néonicotinoïdes ». Ces produits toxiques, interdits en France depuis 2018, avaient bénéficié d’une dérogation jusqu’au début de 2023.
Le RN pro-pesticides
Au cours des débats qui se sont achevés vendredi 16 mai, le rapporteur de la loi Julien Dive (LR), élu de l’Aisne, l’un des départements les plus gros producteurs de betteraves, a fermement soutenu la réintroduction de l’insecticide. Pour l’encadrer, il a simplement porté un amendement qui limite cette autorisation à trois ans, tout en donnant un « avis favorable » à un amendement du RN qui rendait cette durée renouvelable. Ce dernier amendement, toutefois, n’a pas emporté la majorité. Le RN a même tenté, sans y parvenir, de faire entériner le retour de l’ensemble des néonicotinoïdes, y compris ceux interdits par l’Union européenne.
Pour les élu·es favorables à ce type d’insecticide dit systémique – il se diffuse dans toutes les parties de la plante, y compris le pollen et le nectar –, la cause est entendue : il s’agit simplement de réintroduire l’acétamipride pour traiter les noisetiers. Il s’agit de l’une des trois molécules encore autorisées sur le sol européen. « Ce sera juste pour une durée précise, pour une molécule précise, et à certaines conditions », a plaidé Julien Dive à plusieurs reprises. « Quand bien même on ne le ferait que pour la noisette, ça vaut le coup de le faire », a assuré de son côté Jean-Luc Fugit, député macroniste du Rhône.
Pour sauver la filière noisette ou la filière betterave, on accepte de siffler la mort de la filière apicole. Pierrick Courbon, député PS de la Loire et apiculteur
Le texte, cependant, ne précise à aucun endroit que seule cette molécule est concernée, et que seule la filière de la noisette pourrait en bénéficier. Autrement dit, c’est une porte grande ouverte pour le retour de substances dont la toxicité n’est plus à démontrer.
Au cours des débats, les député·es pro-pesticides ont avancé la nécessité de faire le poids face aux concurrents de la France sur la noisette, Italie et Turquie en tête. « 65 % de la production de noisette de mon département est partie à la poubelle », fait valoir Hélène Laporte, députée RN du Lot-et-Garonne, auprès de Mediapart.
Élue dans le fief du syndicat de la Coordination rurale, qui s’oppose violemment aux mesures environnementales, elle rappelle que le retour de l’acétamipride est porté depuis longtemps par son parti : c’était déjà l’objet, il y a deux ans, d’une proposition de loi de son collègue, Timothée Houssin. Et l’extrême droite n’entend pas se cantonner à la noisette. « Il y a la fraise aussi… »
Les chiffres brandis pendant les débats pour défendre le retour de la molécule toxique sont le plus souvent fantaisistes. La réalité, c’est que malgré les attaques de la « puce diabolique », contre laquelle l’acétamipride est parfaitement efficace, les rendements des noisetiers français restent nettement supérieurs à ceux de l’Italie et de la Turquie, selon les données de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.
La gauche de la commission n’est pas dupe et dénonce le tour de passe-passe : privilégier les intérêts d’une filière au détriment du principe de précaution et de la préservation des insectes, voilà qui est curieux, relèvent les uns et les autres au cours de la discussion. « Pour sauver la filière noisette ou la filière betterave, on accepte de siffler la mort de la filière apicole », regrette le socialiste élu de la Loire Pierrick Courbon, lui-même apiculteur. « En vingt ans, le miel a perdu deux tiers de sa production. »
L’élue des Deux-Sèvres Delphine Batho (Générations Écologie) avance les dernières données scientifiques : « L’acétamipride se retrouve dans le liquide céphalorachidien d’enfants atteints de cancers, il franchit la barrière placentaire, se transmet dans le lait maternel, il y a une suspicion importante de son impact sur les troubles du développement… »
Quant à la députée d’Ille-et-Vilaine Mathilde Hignet (La France insoumise), elle refuse « d’être complice d’un système qui bousille les vies des agriculteurs » et profite du débat pour rendre hommage à Christian, cet agriculteur breton atteint de leucémie, « qui nous a quittés le 10 avril dernier ».
RN et FNSEA
Si l’ensemble de la gauche tient, avec constance, une ligne d’opposition aux pesticides et dénonce un texte qui n’améliore en rien les conditions de vie dans le monde agricole, elle échoue à faire passer la plupart de ses amendements.
Parmi les rares dispositions progressistes adoptées, signalons cependant celle portée par le député gersois David Taupiac (groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires, Liot), voté avec la gauche et en dépit d’un « avis défavorable » du rapporteur : les exploitants agricoles subissant des pertes en cas d’interdiction d’un produit phytosanitaire devront être indemnisés.
L’autre sujet clé du texte, le processus d’autorisation des pesticides par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (l’Anses), se voit quant à lui largement amendé, faisant apparaître l’indépendance de l’expertise scientifique comme une ligne rouge pour la Macronie. Dans le texte adopté en janvier par le Sénat, la tutelle du ministère de l’agriculture était renforcée et l’Anses se voyait dotée d’un « conseil d’orientation pour la protection des cultures » dans lequel pouvait être intégrés, par voie de décret, des représentants des firmes de l’agrochimie.
La commission développement durable avait rejeté l’ensemble de ces dispositions ; celle des affaires économiques les a corrigées. Il n’y a plus de « conseil d’orientation », mais un « comité des solutions » où les firmes ne pourront pas siéger, mais être auditionnées.
Une majorité a également voté pour des facilitations concernant les bâtiments d’élevage, notamment par la voie de deux amendements déposés par le RN explicitement travaillés « en collaboration avec la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles [FNSEA] ».
La commission affaires économiques n’a pas pu revenir, en revanche, sur un point important sur lequel la commission développement durable avait été saisie « au fond » et qu’elle avait rejeté : la simplification de la construction de mégabassines.
La discussion sur le stockage d’eau devrait toutefois revenir en séance plénière, à partir du 26 mai. C’est en tout cas ce qu’ont promis, du côté des macronistes, Jean-Luc Fugit, et pour LR, l’élu de Haute-Loire Jean-Pierre Vigier : ils prévoient de déposer des amendements en ce sens. Le backlash écologique est loin d’être terminé.
mise en ligne le 15 mai 2025
Ludovic Simbille sur https://rapportsdeforce.fr/
Candidat à l’élection de la présidence de Les Républicains, Laurent Wauquiez a déclaré vouloir limiter le RSA à deux ans et généraliser des heures de travail obligatoire en contrepartie. A rebours de la réalité, cette surenchère droitière intervient alors que la loi plein emploi prévoit dès le 1er juin de suspendre le RSA en cas de non respect des 15 heures d’activités imposées. Et que le Conseil national de lutte contre la pauvreté demande un moratoire.
« C’est à propos du RSA ? Faut aller bosser gratuitement dans les bagnes à saint Pierre et Miquelon ? ». Agathe n’était pas au courant de la dernière déclaration de Laurent Wauquiez sur les titulaires du Revenu de solidarité active avant qu’on ne lui demande son avis. « Mais de manière générale, j’ai juste hâte qu’il arrête de parler », s’exaspère cette auto-entrepreneuse bretonne au Rsa.
En campagne pour la présidence du parti Les Républicains (LR) ne cesse de faire des propositions chocs, reprises par la presse, pour se démarquer davantage vers la droite de son concurrent, Bruno Retailleau. Après avoir invité à rassembler les personnes sous OQTF à Saint-Pierre et Miquelon, le député de Haute-Loire a proposé de sortir du « Rsa à vie » qui coûte 12 milliards d’euros. Ce revenu « doit être une aide temporaire quand on a eu un accident de la vie. Il faut le limiter à deux ans pour les Français qui sont aptes au travail ». Car, « le vrai social, c’est le travail », croit savoir ce fils d’industriels pour qui « il est temps d’arrêter l’assistanat dans notre pays »…
30 à 100 % du RSA suspendu
Comme Agathe, on se serait bien passé de commenter les élucubrations de cette figure de la droite, si elle ne faisait pas des émules, impactant la vie des plus démunis. Dans l’Allier, le département veut également limiter la durée de versement de l’indemnité à 36 mois. Une pétition a même été lancée en faveur « d’une vraie réforme qui favorise le travail ». Tous les départements de droite ont refusé d’appliquer la revalorisation légale de la prestation à 1,7% prévue au 1er avril. Motif ? « On dévalorise le travail », explique le président du Conseil départemental d’Ardèche. « On n’en peut plus : c’est trop ! », s’emportait celui de la Marne.
Ce discours antisocial n’est pas nouveau. Déjà en 2011, le même L. Wauquiez, à qui l’on peut reconnaître une certaine constance, déposait une loi imposant des missions aux destinataires d’aides sociales afin d’éradiquer ce « cancer de l’assistanat ». Presque quinze ans plus tard, ses volontés ont été exaucées par la loi dite du plein emploi. Entrée en vigueur en janvier 2025, cette réforme contraint l’ensemble des éloignés de l’emploi à s’inscrire à France Travail, l’organisme qui remplace Pole Emploi. Et chaque signataire d’un contrat d’engagement réciproque (CER) s’engage à effectuer 15 heures d’activité hebdomadaires pour espérer toucher ses 646, 52 euros… Sous peine de voir cette somme suspendue ou de se voir radié. Attendus pour le 1er juin, les décrets ne sont toujours pas publiés. Mais le journal Le Monde a révélé que 30 à 100 % de l’indemnité pourra être suspendue pendant quatre mois en cas de manquements aux engagements.
Dans un avis du 07 mai dernier, le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) alerte sur ce principe de « suspension-mobilisation », prévu par ce nouveau RSA. Cet organisme officiel propose plutôt « d’introduire un premier niveau de sanction qui serait une convocation pour un rappel aux obligations » des allocataires et d’allonger le délai de recours à trente jours, au lieu de dix actuellement. Il signale « le risque de ruptures d’égalité devant le droit ».
Tout comme les syndicats, associations et mutuelles réunis dans Le Pacte du Pouvoir de Vivre, le CNLE demande don un moratoire sur ce régime de sanctions, contraire à la constitution de 1946. Son article 11 prévoit « le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». Ce signalement institutionnel s’ajoute à la déclaration de la Commission nationale consultative des droits de l’homme de décembre dernier dénonçant une « atteinte aux droits humains ». Du côté syndical, la Cfdt et l’UNSA vantent l’accompagnement plutôt que le contrôle quand la Cgt réclame l’abrogation de cette loi dont les contours demeurent flous.
Pas de lien entre sanction et retour à l’emploi
Généralisée en 2025, cette réforme du RSA a d’abord été testée dans 49 territoires, sans qu’un réel bilan n’ait été mené par les pouvoirs publics. Les premiers retours n’ont pour l’instant rien donné de concluant. Le moins que l’on puisse dire, c’est que son « efficacité » demeure mitigée, comme l’a documenté l’économiste Michel Abhervé à partir des données publiques « une indication que l’obligation et la sanction non seulement n’améliorent pas les résultats, mais au contraire que leur absence améliore ceux-ci ». L’étude de la Dress faisant état d’une hausse d’un nombre d’allocataires du RSA en 2024 vient également étayer cette idée. Idem pour les chiffres du chômage fournis par France Travail. « Ce qui est sûr c’est que s’il y avait eu dans leurs données, une preuve d’un lien entre sanction ou contrôle et retour à l’emploi, ils ne se seraient pas privés de la publier, or il n’y a rien là-dessus », remarque une fine connaisseuse de l’opérateur.
Mettre la pression sur les précaires ne fait que marginaliser les publics les plus vulnérables. A commencer par les mères isolées, représentant près de 30 % des bénéficiaires. Le risque « de non-recours aux droits et la pauvreté » dont s’inquiète le CNLE existe déjà. Le taux de renoncement au RSA a augmenté de 10, 8 % dans les territoires pilotes, révélait un rapport au vitriol de plusieurs associations. Dans le Nord, tout ou partie tout ou partie du RSA est suspendue en cas d’absence à un rendez-vous, depuis octobre. Résultat, nombre de bénéficiaires décrochent d’eux-même par peur de l’institution ou sont radiés. De quoi afficher un nombre important de sorties du RSA pour les départements, sans qu’on sache s’il s’agit ou non d’un retour à l’emploi. « À quoi sert d’avoir moins d’allocataires si la pauvreté augmente », rétorquait un élu d’opposition du Finistère auprès de Rapports de Force.
L’emploi précaire, un retour à la dignité ?
Si contrôler et punir les sans-emploi ne permet pas d’améliorer leur sort, rien ne montre non plus que le « vrai social » soit nécessairement le travail, comme l’avance L. Wauquiez. Le CNLE, encore lui, vient de révéler qu’en France le taux de pauvreté avait sensiblement augmenté ces dernières années alors que dans le même temps le taux de chômage diminuait. La faute, notamment aux emplois précaires… Celles et ceux qui dégotent un boulot ne sortent toujours pas la tête de l’eau. Dans sa dernière étude, la Dares donne un panorama peu reluisant de la situation professionnelle des détenteur de l’allocation au trois lettres. Seuls 10% de l’ensemble des Rsa-istes étaient en emploi, dont 4, 5 % en CDI et 2,3 % en CDD de plus de 6 mois. Et le nouvel « accompagnement rénové » n’y change pas grand-chose. En juin 2024, seuls 16 % des participants aux expérimentations avaient un emploi durable, loin des 50 % affichés en son temps par le premier ministre Gabriel Attal pour vanter la réforme.
Sortir du minima social pour un boulot de courte durée n’aide pas à s’extirper de la précarité. Pire, cela « crée des interruptions de revenus du fait des délais de traitement de dossiers », nous expliquait un professionnel de l’accompagnement. D’autant que « l’obligation de résultat conduit à les orienter vers les boulots difficiles dont personne ne veut », se désespérait Olivier Treneul, de Sud-Solidaires. Ce qui, au passage, n’incite pas vraiment les entreprises à améliorer leurs conditions de travail qui ne sont pourtant pas les dernières responsables des difficultés de recrutements.
D’autant plus que 82 % des personnes au Rsa ont un frein à l’emploi. 28 % sont en mauvaise santé, et disent être restreintes dans leur quotidien. « La conditionnalité des 15 h n’y fera rien si ce n’est aggraver la situation de ces personnes », souligne la CGT. Le candidat à la présidence des LR ne s’en formalise pas : « Près de 40 % des bénéficiaires du RSA ont moins de 35 ans. Qui peut croire qu’ils sont tous dans l’impossibilité de travailler ?, a-t-il lancé avant de s’improviser économiste. Alors qu’il existe 500 000 emplois vacants dans les services à la personne, l’hôtellerie-restauration, l’aide à domicile… » Même à supposer que tous ces freins soient levés, cette logique purement arithmétique se heurte à la dureté du marché du travail. Le besoin conjoncturel de main d’œuvre dans le privé est estimé pour 2025 à 2,4 millions de postes à pourvoir. Soit bien en-dessous des 5,77 millions d’inscrits à France Travail. Et seuls 44% de ces projets de recrutement promettent un CDI. Il n’y aurait de toute façon que des bouts de boulot à décrocher. Peu importe pour les partisans de l’emploi à tout prix : « Le retour au travail, même précaire, est un pas vers la dignité », assume le département du Finistère.
Quitte à miser sur l’employabilité à marche forcée… Les activités obligatoires prévues actuellement dans la loi ne semblent pas à aller assez loin aux yeux de L. Wauquiez qui souhaite « la généralisation de vraies heures de travail en contrepartie » du RSA. Recherche d’emploi, bénévolat, immersion professionnelle, la confusion entretenue par le gouvernement autour de ces 15 heures hebdomadaires n’aide déjà pas à contenir les dérives vers du travail gratuit… qui s’opèrent déjà. L’exemple le plus récurrent reste ces rsa-istes recrutés pour entretenir le cimetière de la commune de Villers-en-Vexin dans l’Eure qui n’a « pas les moyens d’embaucher du personnel ». Initiées dans les pays anglo-saxons, ces politiques de responsabilisation des chômeurs dites du « Workfare » n’ont fait que créer à terme une nouvelle classe de « travailleurs forcés », qu’a étudié la sociologue Maud Simonnet, tirant vers le bas les salaires de l’ensemble du salariat.
« Un boulot de dingue »
De fait, les personnes hors emploi s’adonnent déjà à un « boulot de dingue » dont le Secours Catholique dévoilait l’étendue dans son rapport du même nom. Ce sont ces tâches du quotidien, dont l’utilité sociale est parfois plus prégnante que celles des salariés valorisant du capital, qu’oublient de mentionner Laurent Wauquiez et consorts. Sans parler des agriculteurs, dont nombre d’entre eux, perçoivent le RSA. Après des mois d’interrogation, un accord entre France Travail et la MSA prévoit de les dispenser des fameuses heures imposées. Du moins pour ceux ayant un revenu supérieur à 500 euros.
Ce travail non marchand pourrait se voir reconnaître par une rémunération conséquente non conditionnée. Le CNLE qui déplore une actuelle « aide sociale vitale de l’État ne permettant souvent que de survivre, loin des conditions d’une vie digne », préconise la mise en place d’un revenu plancher. Dans son évaluation des réformes du chômage, publiée en avril 2025, la Dares montre que celles et ceux qui s’en sortent le mieux ont eu droit à un véritable « filet de sécurité ». Et remplacer le RSA par un salaire ? C’est ce que prône, le secrétaire du parti communiste, Fabien Roussel. Cela aurait au moins l’avantage d’ouvrir des droits par le biais de cotisations, maladie ou retraite…
« On ne peut pas continuer à payer des gens à rester chez eux, continue Laurent Wauquiez qui veut « la fusion de toutes les aides sociales en une seule plafonnée à 70 % du Smic ». Car « aujourd’hui, une personne qui travaille pour 3 000 € brut, aura 2 200 € pour faire vivre sa famille ; tandis qu’un couple au RSA avec 3 enfants touchera 2 300 € ». Ce qui est totalement faux : on ne gagne pas plus avec les allocations qu’en travaillant.
Agathe a finalement lu son Wauquiez dans le texte. Elle s’en désole : « Je ne sais même pas où commencer. Le montant n’est pas 2300 euros mais 1600 euros. Il oublie aussi de préciser que les personnes qui travaillent touchent aussi des aides » RSA complémentaire, prime activité, allocations familiales. « Par ailleurs parler de gaspillage d’argent public, c’est quand même du gros foutage de gueule vu qu’il invite ses copains à des repas à 100 000 euros avec l’argent de la région », ajoute-t-elle en référence à l’affaire des dîners fastueux sur le dos du contribuable qui implique l’ex-président du conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes… De ce côté aussi, « Il est temps d’arrêter l’assistanat dans notre pays ».
mise en ligne le 11 mai 2025
Maryse Dumas sur www.humanite.fr
Le 8 mai 1945, les armées nazies capitulent. Enfin ! L’Europe commence à panser ses plaies et le monde à s’imaginer en paix. Mais comment en est-on arrivés là ? Comment une telle catastrophe mondiale a-t-elle pu se produire ? Beaucoup a déjà été dit et écrit sur le sujet. Mais notre actualité exige de nous un travail plus approfondi sur la façon dont les nazis ont pu réussir à parvenir au pouvoir en Allemagne en 1933. Dans son essai remarquable titré « les Irresponsables, qui a porté Hitler au pouvoir ? » (Gallimard), Johann Chapoutot éclaire une partie de la réponse.
Il commence par bousculer nombre d’idées reçues : les nazis ne sont pas arrivés démocratiquement au pouvoir, Hitler n’a pas été élu par les Allemands. D’ailleurs, les nazis étaient en perte de vitesse dans les élections. Ni la crise, ni la gauche ne sont responsables de l’arrivée des nazis au pouvoir. Johann Chapoutot l’affirme. Cette prise de pouvoir résulte « d’un choix, d’un calcul, et d’un pari ». Le choix, c’est celui des élites économiques et patrimoniales. Le calcul, celui d’utiliser les nazis dans l’objectif de faire face au Parti communiste en progression continue ; le pari, celui d’une coalition censée permettre de domestiquer des nazis que l’on croyait inexpérimentés par des politiciens que l’on croyait aguerris.
C’est ce troisième volet qui porte les réflexions les plus neuves et les plus évocatrices. Les lectrices et lecteurs peuvent à juste titre être médusés par l’ampleur des correspondances, qui n’ont rien de fortuit, entre la gouvernance de la République de Weimar de 1933 et celle de la France d’aujourd’hui. L’auteur assume de se livrer à une « enquête qui se veut instruction, dans tous les sens du terme, que l’on pourra aussi lire comme un réquisitoire ».
Dans le long épilogue qui conclut l’ouvrage, l’historien fait part à la fois de sa démarche et des interrogations qu’elle a pour lui-même suscitées dès lors qu’elle l’amenait à constater des rapprochements de plus en plus évidents entre les deux périodes. Il se dit lui-même surpris par leur nombre et leur portée. Il se met à la place du lecteur critique qui trouvera tout cela « trop probant pour être honnête ». Il avoue s’être à lui-même adressé ces mises en garde tout au long de son travail. Contestant, à partir d’une argumentation fouillée, la notion « d’objectivité », il préfère se référer à l’exigence « d’honnêteté qui commande à l’historien d’instruire à charge et à décharge, et lorsqu’il compare, de faire le départ entre les similitudes et la différence des temps ».
Se livrant à une réflexion approfondie et stimulante sur le travail historique, ses méthodes et son apport dans la démocratie, il affirme : « Ce n’est pas parce que l’Histoire ne se répète pas que les êtres qui la font – qui la sont – ne sont pas mus par des forces identiques. » À cet égard, sa comparaison entre la Constitution de la République de Weimar et celle de 1958 en France est édifiante. Mais c’est l’ensemble du livre qui, page après page, démonte des mécanismes, s’intéresse aux forces politiques et économiques mais aussi aux comportements individuels sans en délaisser aucun. Un grand livre qui mérite bien la première place qu’il occupe actuellement dans les ventes d’essais en France. Un livre qui ouvre à de multiples réflexions et débats en particulier avec l’auteur. Ce à quoi vous invite l’Institut CGT d’histoire sociale le 15 mai, à 14 heures à Montreuil, ou par lien numérique. Soyons nombreuses et nombreux !
mise en ligne le 10 mai 2025
Pauline Londeix sur www.humanite.fr
Le vendredi 25 avril, Aboubakar Cissé, jeune homme malien de 22 ans, a été assassiné dans une mosquée dans le Gard, parce que musulman. L’auteur de ce crime s’est félicité de son acte islamophobe. Un tel crime aurait dû ébranler le pays, être le cri d’alarme qui nous réveille tous. Il aurait dû nous ouvrir les yeux collectivement sur les conséquences de la fabrique de la haine, quotidienne, omniprésente sur les plateaux télé, en marche depuis plusieurs décennies en France, ciblant des populations particulières et en particulier les personnes de confession musulmane.
Au lieu de cela, le ministre de l’Intérieur a attendu deux jours avant de se déplacer à Alès, sans aller jusqu’à se rendre sur les lieux de l’assassinat et refusant de rencontrer la famille de la victime. Une partie des députés de l’Assemblée nationale ont par ailleurs boycotté la minute de silence dédiée au jeune homme, minute de silence que la présidente de l’Assemblée nationale a dans un premier temps refusé de voir se tenir. Finalement celle-ci a eu lieu, sans pour autant que le caractère islamophobe du meurtre ne soit explicité.
Ce terme n’a pas plus été employé dans la majorité des médias français ou par les décideurs politiques. Et cela pose véritablement problème, tant nier le caractère spécifique d’une discrimination, ou tarder à condamner un tel acte ou à rendre hommage à la victime sont autant de violences symboliques pour les communautés touchées. Comme si la vie de cet homme – et celles des autres personnes musulmanes – comptait moins que celle des autres citoyens de ce pays.
La sociologue Kaoutar Harchi l’a analysé en ces termes au micro de France Culture le 30 avril : « C’est un attentat raciste et je crois que le mot n’a pas encore été prononcé : c’est un attentat islamophobe. Il me semble important d’insister sur ce terme-là, pour bien préciser que nous avons affaire à une question qui est d’ordre raciale, et pas à une question qui serait d’ordre confessionnelle ou théologique. (…) La spécificité de l’islamophobie, c’est qu’elle participe à produire une racialisation du religieux. (…) Il y a un principe d’infériorisation qui est immédiatement produit, qui mène par la suite à des pratiques discriminatoires ou à cet abominable meurtre. »
Kaoutar Harchi a ajouté : « C’est intéressant de voir à quel point certaines personnes, certains représentants politiques notamment, s’attachent à refuser, à rejeter, ce terme d’islamophobie. Il faut se mettre à la page. Il faut lire nos collègues sociologues, et voir à quel point ce terme est pleinement solide. Mais bien évidemment il n’est pas question uniquement de considération scientifique ou conceptuelle. Si le terme islamophobie est rejeté et critiqué, c’est aussi parce que politiquement il ne correspond pas à certains agendas politiques et aussi parce qu’on refuse de considérer la dimension raciale qui habite ces actes meurtriers. »
Est-ce donc cela le pays qu’est devenue la France ? Celui où on refuse la diversité et où on invite sur les plateaux télé et radio des personnes qui ciblent sans complexe des populations entières ? Qu’on ne s’y méprenne pas, aujourd’hui sont ciblés les musulmans, mais demain ce seront les autres, tous ceux qui ne sont pas dans la norme, tous ceux qui déplairont, tous ceux qui penseront différemment.
Je pense à toutes les personnes musulmanes dans ce pays, et j’aimerais leur dire qu’elles ne sont pas seules. Le rouleau compresseur médiatique qui s’est mis en place est effroyable, mais il n’est écrit nulle part qu’à la fin la haine l’emportera.
Tom Demars-Granja sur www.humanite.fr
Une marche est organisée place de la Bastille, dimanche 11 mai, en hommage à Aboubakar Cissé, un jeune homme de confession musulmane tué lors de sa prière dans une mosquée du Gard, le 25 avril dernier. Une centaine de signataires, composée d'intellectuels comme d'organisations politiques, appellent ainsi à « un sursaut » face à la radicalisation de l'islamophobie en France.
L’islamophobie tue. C’est pour prendre à bras-le-corps ce destin funeste, que des organisations politiques, des intellectuels, des artistes ou encore des associations appellent, à travers une tribune publiée lundi 5 mai par l’hebdomadaire Politis, à une marche de grande ampleur, dimanche 11 mai, à partir de 14 heures, place de la Bastille (Paris). Les attaques envers la communauté musulmane ont beau être légion depuis de nombreuses années, il a fallu le meurtre d’Aboubakar Cissé, un jeune homme âgé de 22 ans violemment tué lors de sa prière dans une mosquée du Gard, le 25 avril dernier, pour que le phénomène revienne sur le devant de la scène.
Une centaine de signataires ont ainsi pris position à travers cette tribune, du Comité Adama à la France insoumise (LFI), en passant par le collectif juif décolonial Tsedek !, le parti Révolution permanente ou le collectif Relève féministe, pour les organisations. Côté personnalités, la prix Nobel de littérature Annie Ernaux, la comédienne et figure du mouvement #MeToo Adèle Haenel, le porte-parole de la Jeune garde Zine-Eddine Messaoudi ou encore le président de la mosquée de Pessac Abdourahmane Ridouane ont apporté leur soutien au texte.
Dénoncer le « déni des représentants politiques »
Toutes et tous le rappellent : « Cette décision, au fond, le tueur ne l’a pas prise tout seul. Cet assassin vit en France, où des membres des gouvernements successifs n’ont eu de cesse d’alimenter l’islamophobie et des scores à deux chiffres du Rassemblement national. » C’est pourquoi cette marche du 11 mai doit être, selon les organisateurs, « à un sursaut, un réveil », espère Amal Bentounsi, figure de la lutte contre les violences policières parmi les voix à l’initiative de la marche, auprès de l’Agence France-Presse (AFP).
Fondatrice du collectif Urgence notre police assassine, elle dénonce le « déni des représentants politiques » face aux actes de haine à l’encontre de la communauté musulmane. Yassine Benyettou, secrétaire national du collectif RED Jeunes et coorganisateur de la marche, déplore de son côté « une peur constante » qui grandit au sein de la communauté musulmane.
Il estime que la « parole décomplexée » d’une partie de la classe politique alimente un climat antimusulman dans le pays, et « porte atteinte à la sécurité d’une partie de la population française ». Des saillies du ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau – qui a annoncé vouloir dissoudre les collectifs Urgence Palestine et la Jeune garde -, au projet politique raciste du Rassemblement national (RN), en passant par l’offensive identitaire menée par le groupe Bolloré (CNews, anciennement C8, Europe 1, etc.), la communauté musulmane est devenue l’une des cibles systématiques des champs médiatique et politique.
Les organisateurs de la marche appellent l’ensemble des forces politiques, religieuses et de la société civile à s’unir pour lutter contre le racisme antimusulman. « Il faut que tout le monde prenne part au combat pour protéger les musulmans de France » face à une « banalisation de l’islamophobie », assure Sofia Tizaoui, secrétaire syndicale de l’Union syndicale lycéenne, également à l’initiative de la mobilisation. « On appelle toute la population française à se rassembler, pas seulement les musulmans », poursuit la lycéenne.
Lors d’une conférence de presse organisée mardi 6 mai, la présidente du groupe insoumis à l’Assemblée nationale, Mathilde Panot, a indiqué que les élus et militants de son mouvement seront « évidemment mobilisés » dimanche. « Les absents brilleront par leur absence », lance Amal Bentounsi, dénonçant certains responsables politiques qui « pointent du doigt les musulmans à des fins électoralistes ».
« La marche doit être pour la paix », affirme de son côté Yassine Benyettou. Ce dernier qui aspire à rassembler dimanche « toutes les communautés pour faire bloc ensemble » et défendre les « valeurs humanistes ».
mise en ligne le 10 mai 2025
Maurice Ulrich sur www.humanite.fr
Quatre-vingts ans après la victoire des Alliés et des peuples sur le nazisme et les fascismes, l’histoire semble s’écrire à front renversé. L’image la plus symbolique pourrait en être le salut nazi de l’homme le plus riche du monde, Elon Musk, considéré à ce moment-là comme le coprésident du pays le plus puissant du monde.
La réalité la plus tragique, la plus douloureuse aussi de ce renversement, ce pourrait être la volonté de Netanyahou et des fascistes qui le soutiennent, à la tête du pays créé après la « solution finale », d’en finir avec Gaza et les Palestiniens qui y vivent encore dans les conditions catastrophiques dont s’insurge une part de l’opinion mondiale, mais qui ne semblent pas troubler nombre des « grands » du monde. Le retournement encore, c’est la Russie où Poutine entend se réclamer cyniquement du rôle majeur de l’URSS dans le cours de la Seconde Guerre mondiale, au prix de 25 millions de morts, pour justifier l’agression de l’Ukraine.
En France même, les dirigeants du Rassemblement national, continuateurs d’un parti créé par des SS, se prétendent lavés d’un antisémitisme obsessionnel et fondateur, remplacé par la haine des musulmans et des immigrés. La droite se sent pousser des ailes depuis la victoire de Trump et entend discréditer, sous l’étiquette du « wokisme », toutes les opinions progressistes comme ce qui reste de l’héritage du Conseil national de la Résistance, mis à mal par les politiques libérales, de Mitterrand à Macron.
Dans ce monde, les États-Unis semblaient pour beaucoup, même à tort, un pôle de référence de la démocratie et de la modernité. Depuis le retour à la présidence de Trump, ils font peur. Leur rivalité avec la Chine fait planer la menace d’un affrontement dont les conséquences pourraient être incommensurables, alors que le rôle de l’ONU est bafoué aussi bien par les Russes que par les Américains. Un nouveau foyer de tension a repris entre l’Inde et le Pakistan. Le nouveau pape Léon XIV, américain de naissance et qui semble conscient du désordre du monde, en a appelé à la paix. Albert Camus avait dit que plus que refaire le monde, notre tâche était d’empêcher qu’il ne se défasse. Sans doute nous devons mener les deux de front.
mise en ligne le 9 mai 2025
Fabien Escalona sur www.mediapart.fr
Avec « Le Miroir américain », le journaliste Cole Stangler met en garde contre les risques d’une dégradation de la démocratie française, non pas identique mais analogue à celle qui frappe de l’autre côté de l’Atlantique. Il appelle la gauche à défendre « des avancées concrètes et rapidement visibles ».
Cole Stranger, journaliste franco-américain et auteur de l’enquête sur la radicalisation des droites françaises et américaines, « Le Miroir américain », aux éditions Les Arènes.
En dépit du caractère hors norme de la grande parade trumpiste, la France est peut-être le pays européen qui a le plus à apprendre des évolutions de la vie politique aux États-Unis. C’est la conviction du journaliste Cole Stangler, qui a publié mercredi 7 mai Le Miroir américain. Enquête sur la radicalisation de la droite et l’avenir de la gauche (éditions Les Arènes).
Lui-même franco-américain, bien placé pour constater les différences qui séparent les deux formations sociales, il souligne aussi les ressemblances qui les rapprochent, et participent des « échos » qu’il a perçus de part et d’autre de l’Atlantique lors de ces dernières années.
« Même si elles n’ont pas réussi à réaliser pleinement leurs promesses, écrit-il, nos deux républiques sont des modèles d’universalisme qui ont inspiré d’innombrables luttes […]. Les États-Unis et la France se sont tous les deux construits sur l’immigration, avec des identités nationales modelées par l’arrivée de personnes venues d’ailleurs et de cultures façonnées par le brassage et la mixité […]. Et ici comme là-bas, la grandeur de nos mythes fondateurs nous empêche parfois de voir les moments sombres de nos histoires respectives. »
Ces mythes et leurs angles morts participent, aujourd’hui, d’une attractivité électorale de démagogues d’extrême droite qui nous serait apparue sidérante il y a quelques années. C’est pour comprendre de manière sensible cette attractivité, et en creux les obstacles rencontrés par la gauche, que Cole Stangler a sillonné les États-Unis en 2024. Son livre est le récit de ses rencontres, rapprochées d’entretiens antérieurs réalisés en France et de travaux académiques qui éclairent son propos.
Mediapart : Votre ouvrage s’ouvre sur les conséquences politiques de la désindustrialisation, aux États-Unis comme en France. Comment les décririez-vous ?
Cole Stangler : Il existe bien sûr de la détresse sociale dans les grandes villes et les campagnes, mais celle qui est vécue dans les zones désindustrialisées est spécifique, dans la mesure où les gens ont connu autre chose, ou du moins leurs parents. Ils vivent non seulement la souffrance sociale, parce qu’il y a moins d’emplois et que ces emplois sont précaires, mais ils savent aussi très bien qu’il y a vingt ou trente ans, l’endroit était plus prospère, offrait d’autres perspectives de vie. On retrouve cela dans la Rust Belt [« ceinture de rouille », surnom de la zone de déclin de l’industrie lourde américaine dans le Nord-Est – ndlr] aux États-Unis, comme dans le nord et l’est de la France.
Politiquement, cette configuration a des conséquences importantes, parce qu’elle favorise chez de nombreuses personnes une forme de nostalgie et de rancœur. Elles reprochent à l’État de les avoir abandonnées, ou d’avoir été complice du processus qui a conduit au déclin économique du territoire. Ce déficit de confiance envers la puissance publique est un fort moteur de décrochage vis-à-vis du monde politique, et donc d’abstention.
Dans beaucoup de ces zones, les classes populaires qui votent le font davantage en faveur de l’extrême droite que de la gauche. Pour le comprendre, il faut regarder le bilan de cette gauche, ainsi que ses choix politiques. Aux États-Unis, la perte d’audience des démocrates dans les milieux populaires ne résulte pas d’une fatalité, mais de la décision consciente de donner la priorité à d’autres électeurs. Et puis c’est bien connu : en contexte économique dégradé, on recherche facilement des boucs émissaires. Le Parti républicain et le Rassemblement national (RN) ont trouvé le leur : l’immigré.
On sent aussi que la politisation à droite de ressentiments et de préjugés est rendue possible par le caractère « impensable » d’une alternative économique et sociale. On le comprend aisément après la présidence de François Hollande en France, mais le bilan de Joe Biden n’était-il pas plus substantiel ?
Cole Stangler : J’ai en effet beaucoup rencontré le sentiment que l’économie était un sujet trop complexe pour être changé politiquement. La gauche de gouvernement, en ralliant les politiques « pro-capital » de l’ère néolibérale, à partir des années 1980, a favorisé ce sentiment. Par conséquent, elle a aussi permis à la conflictualité politique de se déplacer sur d’autres terrains, notamment celui des « guerres culturelles ».
Aux États-Unis, celles-ci se sont typiquement déployées à propos des armes à feu, de la place de la religion dans la société, des droits des homosexuels et des droits à l’avortement. Les offensives contre le « wokisme », qui se sont aussi déclinées en France ces dernières années, s’inscrivent dans cette veine.
Les États-Uniens ont entendu beaucoup de promesses et de grands chiffres, mais dont les effets sont encore impalpables. Et, entre-temps, ils ont subi une inflation violente.
Alors oui, il y a eu du changement sous Biden, avec de l’investissement dans les infrastructures et une tentative de réindustrialisation « verdie ». Le problème, c’est que ces politiques prennent du temps et ne rompent que partiellement avec le legs néolibéral.
C’est ce que je montre à travers le cas d’un bassin sidérurgique en Virginie-Occidentale, qui s’est complètement étiolé, et en face duquel une usine de batteries électriques a été financée grâce aux programmes de l’administration Biden. Or cette usine ne comptera pas autant d’emplois, ils n’ont pas encore tous été créés, et rien ne garantit qu’ils auront la même « qualité » en termes de droits des salariés.
En résumé, les États-Uniens ont entendu beaucoup de promesses et de grands chiffres, mais dont les effets sont encore impalpables. Et, entre-temps, ils ont subi une inflation violente, tandis que les mesures de Biden les plus appréciées du public, après le covid, ont pris fin, au motif qu’elles avaient été pensées comme temporaires.
Revenons au mouvement de radicalisation de la droite, que vous observez de part et d’autre de l’Atlantique. Vous insistez sur les sources anciennes du phénomène, masquées par les figures de droite les plus « traditionnelles » pendant des années.
Cole Stangler : Trump et le trumpisme ne viennent clairement pas de nulle part. On peut citer des prétendants malheureux à la présidentielle, qui ont assemblé des ingrédients encore bien présents aujourd’hui.
Je pense à George Wallace, à la fois très critique de la guerre du Vietnam et défenseur de la ségrégation au tournant des années 1960-70. Je pense aussi à Pat Buchanan, candidat à la primaire républicaine de 1992, durant laquelle il fit campagne contre le multiculturalisme et le libre-échange, tout en mobilisant une base de chrétiens évangéliques autour des guerres culturelles. À la convention du parti, il évoqua une « bataille pour l’âme de l’Amérique » dans un discours perçu comme extrême, mais devenu la norme aujourd’hui.
Il ne faut pas oublier non plus la présidence de George W. Bush (2000-2008). Déjà à l’époque, il avait contesté le recomptage des voix en Floride, et des militants étaient parvenus à empêcher les opérations par leur pression physique. Lui aussi soutenu par une base religieuse évangélique, il a provoqué des dégâts immenses avec sa « guerre contre le terrorisme » (l’invasion d’un pays souverain, la pratique de la torture en dehors des conventions internationales) et avait souhaité passer une loi radicale contre l’immigration.
Dans le cas français, le RN qui menace d’arriver au pouvoir est dans le paysage depuis cinquante ans. Sa progression s’est également faite grâce à une conjonction de facteurs de longue durée : les préjugés et les discriminations qui circulaient déjà dans la société ; la désindustrialisation, qui a favorisé la bascule des milieux populaires ; et des attentes plus fortes encore envers l’État dans ce pays, qui ont nourri des déceptions à la hauteur. Sans compter la contribution active de la droite classique à faire de l’immigration et de l’identité des enjeux de campagne permanents.
Le parallèle entre le Parti républicain aux États-Unis et le RN en France tient-il jusqu’au bout ? Le RN pâtit encore, même si c’est de moins en moins le cas, d’être issu des marges du système politique.
Cole Stangler : Peut-être, mais nos deux pays ont un système présidentiel dans lequel l’électorat est sommé de choisir entre deux camps, ou du moins entre deux options finales dans le cas de la présidentielle en France. Les effets peuvent être dévastateurs, même quand la société n’est pas majoritairement située à l’extrême droite.
C’est ce qui est intéressant et troublant avec les électeurs de Trump : certains ne sont pas d’accord avec tout et pointent même ses excès, mais ils l’ont choisi plutôt que Kamala Harris. Trump se retrouve à prendre des décisions très radicales mais avec un taux d’approbation historiquement faible pour un président, alors qu’il vient d’être réélu avec plus de voix que son adversaire.
La France est exposée à ce genre de scénario. Dans le livre, je cite une propriétaire de restaurant qui me dit que la gauche est une option impossible pour elle. Le Pen, Bardella… : elle se fiche de l’identité du candidat RN mais sait qu’elle votera pour une candidature clairement « antigauche ».
Les gauches françaises se cherchent encore dans leur attitude vis-à-vis de médias comme CNews. Les progressistes états-uniens, confrontés précocement à des médias de masse porteurs de désinformation et d’idées d’extrême droite, ont-ils des leçons à partager ?
Cole Stangler : Honnêtement, je ne sais pas s’il y a grand-chose à prendre. À ce stade, de plus en plus de journalistes à gauche ont estimé qu’il fallait construire d’autres médias non traditionnels pour combattre des chaînes ultraconservatrices comme Fox News. Il en résulte une fragmentation de l’espace médiatique particulièrement prononcée, avec des podcasts, des lettres d’information sur Substack, des chaînes YouTube…
C’est une évidence absolue que pour gagner, la gauche doit mobiliser de larges pans des milieux populaires par-delà les espaces géographiques, qu’ils soient très urbanisés ou plus ruraux.
Il y a bien eu la tentative de bâtir un Fox News de gauche, avec MSNBC, mais ses dirigeants ne sont pas parvenus à imiter le style populiste qui a fait le succès de la première. Ils ont repris les codes des classes moyennes supérieures dans les grandes villes, qui les cantonnent à un certain public. Cette question du « style » est trop négligée en France pour comprendre l’attrait de ces chaînes. Si on ne fait que répéter qu’elles mentent, on ne parviendra pas à contrer leur succès.
Un débat stratégique s’est esquissé entre François Ruffin, alertant sur la faiblesse de la gauche dans « la France des bourgs », et les Insoumis, théorisant l’existence d’un « quatrième bloc » abstentionniste à mobiliser pour emporter des élections. Là encore non sans échos avec les États-Unis. Quelles conclusions tirez-vous de vos propres recherches et rencontres ?
Cole Stangler : Dans son dernier livre, Jean-Luc Mélenchon écrit que « la conscience politique urbaine est la forme de conscience politique la plus avancée ». Malgré la tonalité radicale du langage, cela me fait penser aux stratégies du Parti démocrate en 2016, lorsque les stratèges expliquaient que chaque voix perdue dans la Rust Belt allait être gagnée en banlieue ou dans les villes.
Pour moi, c’est une évidence absolue que pour gagner, la gauche doit mobiliser de larges pans des milieux populaires par-delà les espaces géographiques, qu’ils soient très urbanisés ou plus ruraux. Pour transcender ces frontières, le discours de Bernie Sanders est resté le même depuis des années : un programme universaliste pour défendre les intérêts du plus grand nombre, en mettant en avant les questions sociales et en affirmant simultanément qu’une attaque contre une personne, que ce soit en raison de ses origines, de son apparence ou de son orientation sexuelle, est une attaque contre tous.
Ce qui me donne espoir, c’est le renouveau du syndicalisme aux États-Unis, même si la tendance est encore modeste. Il est intéressant d’observer les résistances salariales permises par les campagnes de syndicalisation dans le sud des États-Unis, dans les usines installées en raison du coût du travail moins élevé que dans les États du nord avec un passé syndical plus fort. Cela a suscité des réactions très violentes chez les républicains, ce qui montre bien qu’ils le vivent comme une menace.
Un pays davantage syndiqué est un pays dans lequel les classes populaires ont des valeurs plus ancrées à gauche, et il s’agit de développer ce militantisme dans de nouveaux secteurs, comme ceux de la logistique et de la distribution. L’enjeu est semblable en France : j’ai été marqué par ma rencontre avec un jeune syndicaliste qui travaillait chez Amazon au sud de Montélimar, dans une zone commerciale qui a quelque chose de très américain. Il doit braver l’isolement des employés, le turnover, etc.
La réponse stratégique de fond, au-delà du marketing électoral à chaque scrutin, consiste bien à retisser le lien à la base. C’est un travail de longue haleine, peu spectaculaire mais finalement plus important que tel ou tel slogan ou telle ou telle alliance, en tout cas sur le long terme. Les liens de confiance vous rendent en effet plus enclin à écouter des messages progressistes, parce qu’ils sont émis ou relayés par des gens qui vous ressemblent, vous connaissent et vous défendent.
mise en ligne le 4 mai 2025
Tom Demars-Granja sur www.humanite.fr
L’ONG Reporters sans frontières dévoile, vendredi 2 mai, son nouveau classement annuel de la liberté de la presse. Le constant est sans appel : rarement la situation économique des médias à l’international n’aura été si fragile. Alors que la montée des extrêmes droites, comme de la guerre, ne cesse de bouleverser l’échiquier mondial, les déserts informationnels se multiplient.
Les États-Unis chutent par exemple à la 57e place (-2), l’Argentine à la 87e (-21) et la Tunisie à la 129e place (-11). Sur les 32 pays et territoires de la zone Asie-Pacifique, vingt ont vu leur score économique baisser. Celui de l’Afrique subsaharienne connaît, lui aussi, une dégradation inquiétante : 80 % des pays de la région connaissent des difficultés financières qui se ressentent sur les médias locaux. Par exemple au Burkina Faso (105e, -19), au Soudan (156e, -7) ou au Mali (119e, -5), « où des rédactions sont contraintes à l’autocensure, à la fermeture ou à l’exil ».
La France, où une « part significative de la presse nationale est contrôlée par quelques grandes fortunes », souligne RSF, chute, elle, de la 21e à la 24e place. « Cette concentration croissante restreint la diversité éditoriale, accroît les risques d’autocensure et pose de sérieuses questions sur l’indépendance réelle des rédactions vis-à-vis des intérêts économiques ou politiques de leurs actionnaires », alerte le rapport. Selon RSF, la propriété de médias est plus largement très concentrée, voire entièrement aux mains de l’État ou de milliardaires, dans 46 pays étudiés, de la Russie à la Tunisie, en passant par Hong Kong, le Pérou ou la Géorgie.
Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche est un autre exemple de la nouvelle donne avec laquelle doit composer le champ médiatique. La fermeture ou réduction des moyens consécutifs des médias Middle East Broadcasting (à destination du Moyen-Orient), Radio free Asia (à destination de l’Asie) et Voice of America (à destination des États-Unis), couplé au démantèlement de l’Agence des États-Unis pour le développement international (Usaid) – le président des États-Unis a ordonné, début mars, le gel 83 % des programmes de l’Agence – « sont des contresens géopolitiques et aussi une faute morale », estime Thibaut Bruttin.
« Il est difficile de gagner sa vie en tant que journaliste »
Le directeur général de Reporters sans frontières y voit – en complément de la défiance que porte l’élu républicain pour l’indépendance de la presse – une motivation raciste. « Il a réussi à couper ces médias de leur principale main-d’œuvre, eux qui sont massivement opérés par des journalistes locaux, et donc étrangers, résume-t-il. Ils les abandonnent à leur sort. »
En résulte l’apparition de déserts informationnels tant aux États-Unis que dans certaines régions du monde dépendantes de l’aide financière états-unienne, comme l’Ukraine. « Le journalisme local paie le prix fort de la récession économique : plus de 60 % des journalistes et experts des médias sondés en Arizona, en Floride, au Nevada et en Pennsylvanie, s’accordent à dire qu’il est « difficile de gagner sa vie en tant que journaliste » et 75 % que « la viabilité économique d’un média moyen est en difficulté » », révèle le rapport de RSF.
En Europe, les pouvoirs publics tiennent bon malgré la vague brune qui s’abat sur eux, note RSF. « En Tchéquie, on a utilisé toutes sortes d’arguments pour essayer de porter atteinte à la stabilité et à la pérennité du financement de l’audiovisuel public, y compris en invoquant à tort l’argument français, rappelle Thibaut Bruttin. Heureusement, la majorité actuelle – et on ne sait pas combien de temps elle durera face au rouleau compresseur Andrej Babiš (chef de file du parti populiste d’extrême droite ANO – NDLR) – a réussi à faire passer une loi pour augmenter la redevance de l’audiovisuel public. »
Si « on ne peut pas non plus parler de phénomène d’extinction », estime le directeur général de RSF, ce dernier demande que les pouvoirs publics s’emparent réellement du sujet. « Les gouvernements souvent nous disent : « Mais la liberté de la presse, c’est surtout la garantie que le gouvernement n’interfère pas avec les journaux, les télévisions et les radios. » C’est en partie vrai. Mais il est aussi attendu, dans les textes internationaux et dans les constitutions, que les gouvernements garantissent un cadre qui soit favorable à l’exercice du journalisme. » Au vu des résultats de cette nouvelle étude, les médias semblent plutôt abandonnés à leur sort.
Yavuz Baydar sur https://blogs.mediapart.fr/
Un jour de célébration — ou de deuil ? Le 3 mai marque la Journée mondiale de la liberté de la presse — une journée instaurée par l’ONU pour mettre en lumière un journalisme libre, pluraliste et indépendant. Mais aujourd’hui, il s’agit surtout de défendre quelque chose qui disparaît à grande vitesse.
L’atmosphère générale que j’ai observée lors du très fréquenté Festival international du journalisme à Pérouse, en Italie, il y a trois semaines, était profondément sombre et chargée de symbolisme.
Pour la plupart d’entre nous, qui avons essuyé de rudes coups de la part d’autocrates, de dirigeants populistes et de leurs sbires corrompus dans diverses régions du monde, il est devenu évident que nos collègues américains avaient commencé à parler le même langage et à partager une inquiétude que nous exprimons depuis au moins une décennie — recevant ainsi cette formule d’accueil : « bienvenue au club ». Le fait que de nombreux participants cette année soient issus d’organisations de défense des droits humains était également très révélateur.
L’Indice mondial de la liberté de la presse 2025 publié par Reporters sans frontières (RSF), la veille du 3 mai, dresse un constat encore plus préoccupant de la situation mondiale.
La fragilité économique constitue une menace majeure, les médias ayant du mal à préserver leur indépendance face à la pression financière. « L’indicateur économique de l’indice 2025 de la liberté de la presse de RSF est au plus bas niveau de son histoire, et la situation mondiale est désormais qualifiée de ‘difficile’ », indique le rapport.
Des médias ferment en raison de difficultés économiques dans près d’un tiers des pays à travers le monde. Trente-quatre pays se distinguent par la fermeture massive de leurs organes de presse, ce qui a conduit à l’exil de journalistes ces dernières années.
La montée en puissance des oligarques de la tech complique encore davantage le paysage médiatique. Des plateformes dominantes telles que Google, Apple, Meta, Amazon et Microsoft ont accaparé une part importante des revenus publicitaires numériques, mettant à mal la viabilité financière des médias traditionnels. RSF souligne qu’en 2024, ces plateformes ont récolté 247,3 milliards de dollars de revenus publicitaires, soit une augmentation de 14 % par rapport à l’année précédente.
Ces constats recoupent ceux d’un autre organisme de surveillance. Un rapport récent de la Civil Liberties Union for Europe (Liberties), basé sur le travail de 43 organisations de défense des droits humains dans 21 pays, conclut que plusieurs gouvernements de l’Union européenne attaquent la liberté de la presse ou affaiblissent l’indépendance et la régulation des médias.
Combinés à des règles de transparence faibles en matière de propriété, à une influence croissante de l’État sur les médias de service public, et aux menaces visant les journalistes, le rapport affirme que le pluralisme est « attaqué dans toute l’UE — et dans certains cas, il lutte pour sa survie ».
Le rapport, cité par The Guardian, indique que les médias publics en Hongrie sont devenus de véritables « porte-voix du gouvernement », et que les développements en Slovaquie vont dans la même direction, où de nouvelles lois ont supprimé les garanties d’indépendance éditoriale.
Le rapport souligne une « concentration excessive de la propriété des médias » comme une inquiétude particulière en France, Croatie, Hongrie, Pays-Bas, Slovénie, Espagne et Suède, la propriété étant souvent entre les mains de quelques individus ultra-riches. La France est confrontée à « d’importants défis en matière de pluralisme des médias », indique le rapport, soulignant l’acquisition du groupe Hachette par Vincent Bolloré et la nomination, dans plusieurs de ses maisons d’édition, de dirigeants favorables aux convictions du milliardaire conservateur.
Selon ce même rapport, les médias de service public sont également vulnérables en Croatie, Grèce, Bulgarie et Italie. De l’autre côté de l’Atlantique, le dernier décret présidentiel de Donald Trump visant à « supprimer le financement fédéral de NPR et PBS » s’inscrit parmi les mesures les plus récentes pour étouffer les médias publics, socle des démocraties.
Au cours des quatre dernières décennies, les plus grandes organisations de presse aux États-Unis ont progressivement perdu leur indépendance, absorbées par vagues successives de fusions et d’acquisitions.
Aujourd’hui, elles ne sont plus que de petits rouages dans d’immenses machines corporatives, où le journalisme ne figure presque jamais — voire jamais — en haut de l’agenda. Dans le même temps, les conditions économiques du journalisme se dégradent partout dans le monde. Les rédactions locales disparaissent, les algorithmes favorisent les contenus putaclics et les fausses nouvelles, et le journalisme peine à affirmer sa valeur dans une culture numérique chaotique.
Dans de nombreux pays, la censure prend la forme d’une pression économique.
Mais il y a bien plus que cela.
Jusqu’ici, j’ai mis en lumière les nuages noirs qui planent sur deux piliers fondamentaux du journalisme : l’indépendance et le pluralisme. Mais selon Reporters sans frontières, le constat est tout aussi sombre concernant le troisième pilier : la liberté.
« Pour la première fois dans l’histoire de l’Indice, les conditions d’exercice du journalisme sont jugées “difficiles” ou “très graves” dans plus de la moitié des pays du monde, et satisfaisantes dans moins d’un quart.
Dans 42 pays — abritant plus de la moitié de la population mondiale — la situation est classée comme ‘très grave’. Dans ces zones, la liberté de la presse est totalement absente et exercer le journalisme y est particulièrement dangereux », souligne RSF.
La Turquie, le pays qui m’a forcé à l’exil, se distingue dans l’Indice RSF 2025 comme un exemple flagrant de « chute libre ». Classée 159e sur 180 pays, elle a perdu 60 places en 23 ans. Elle figure désormais parmi les pires ennemis mondiaux de la liberté des médias.
La Turquie d’aujourd’hui n’emprisonne pas seulement les journalistes — elle détruit systématiquement une profession honorable. Depuis les manifestations de Gezi en 2013, le bureau du président Erdoğan a intensifié la répression de toute critique, transformant le diffuseur public TRT en un simple porte-voix du pouvoir. Les chaînes de télévision critiques — il n’en reste qu’une poignée — sont devenues les médias les plus surveillés et les plus lourdement sanctionnés.
Après douze ans de répression, le paysage médiatique s’est transformé en une véritable machine de propagande “goebbelsienne”, tandis que la petite fraction de médias critiques ou partisans (environ 5 % du secteur) lutte pour survivre. Les poursuites judiciaires contre les journalistes, la censure et la fermeture de rédactions sont devenues monnaie courante, étouffant toute dissidence et limitant l’accès du public à une information impartiale.
Mais ce déclin n’est pas un cas isolé.
En Russie comme en Biélorussie et Azerbaïdjan, tous les médias critiques sont réduits au silence. La Hongrie d’Orban suit le même chemin.
« À Gaza, l’armée israélienne a détruit des rédactions, tué près de 200 journalistes et imposé un blocus total de la bande pendant plus de 18 mois », selon RSF. En Inde, le gouvernement instrumentalise le système judiciaire pour museler le journalisme d’investigation. Au Mexique — où règnent cartels et corruption — le journalisme est l’une des professions les plus dangereuses qui soient.
Le soutien économique aux médias indépendants, les protections juridiques pour les journalistes, et les efforts pour contrer la domination des géants du numérique dans l’écosystème informationnel sont des étapes cruciales.
Sans ces mesures, le déclin de la liberté de la presse — tel qu’observé en Turquie — risque de devenir un phénomène généralisé, menaçant les fondations mêmes des sociétés démocratiques.
Un média libre, indépendant et pluraliste n’est pas une entreprise comme les autres — c’est un bien public, un pilier de la démocratie.
C’est le journalisme libre qui fournit la matière première indispensable à l’autogouvernement.
mise en ligne le 1er mai 2025
Khalie Guirado sur https://lepoing.net/
Sur le parvis de la place Albert 1er le départ de la manif prend de joyeuses allures de village associatif en ce milieu de matinée. Stand de Formes des luttes avec stickers et posters en vente, affiches en tout genre, brins de muguet communistes ou atelier pancarte du Quartier Généreux, vers 11h tout le monde est fin prêt à s’élancer. Le traditionnel cortège de la CGT en tête, avec un dj aux commandes particulièrement motivé. Si l’on pouvait croire que la venue de Bardella et Le Pen pour un meeting à Narbonne et la contre mobilisation qui s’y organise aurait pompé toutes les énergies, le cortège montpelliérain n’était finalement pas en reste puisqu’il fallait vingt minutes entières pour atteindre un bout et l’autre. La batucada de La Battante dynamisant comme à son habitude le milieu du cortège était joyeusement concurrencé par l’énergie Kanaky et et le cortège pour la Palestine qui le talonnait. L’inter orga féministe était également de la partie affichant une « solidarité internationale et antipatriarcale » (d’ailleurs on vous en parle un peu plus dans le prochain numéro papier du Poing qui arrive très bientôt).
Cette manifestation du 1er mai était également l’occasion de mobiliser pour les prochains évènements à venir. Parmi eux ce samedi 3 mai devant l’Hôtel de Région de Montpellier à 13h30 est appelé un rassemblement antimilitariste contre la surenchère militaire de la Région et de sa présidente Delga qui souhaite faire de la région un acteur clé du réarment voulu par Macron et a consacré pour cela une enveloppe spécifique de 200 millions d’euros. Également, l’anniversaire du soulèvement Kanaky à Macondo (Montarnaud) les 16, 17 et 18 mai avec de nombreuses tables rondes. Rendez-vous était également donné le samedi 24 mai à 14h au Peyrou « pour que l’eau reste un bien commun » où une « déambulation festive et familiale » est prévue contre le projet du Département de construction de quatre bassines, contre le projet d’usine d’embouteillage de Montagnac et la ligne LGV qui menace des nappes phréatiques.
Finalement, en ce 1er mai, jour de lutte pour les droits des travailleur-euses, c’est contre tout un système colonial, capitaliste et guerrier qu’il nous faut nous retrousser les manches. Puisse l’esprit festif du jour aider !
Elian Barascud sur https://lepoing.net/
Plusieurs milliers de personnes (3 000 selon la police, 5 000 selon les organisateurs), ont manifesté dans les rues de la sous-préfecture de l’Aude ce jeudi 1er mai lors d’une manifestation intersyndicale unitaire, pour les droits des travailleurs et en réponse à l’organisation d’un meeting du Rassemblement National à l’Arena de Narbonne
“De mémoire, on a jamais vu autant de gens dans la rue un 1er-Mai à Narbonne”, souffle un manifestant audois, alors que la foule s’amasse devant la sous-préfecture de l’Aude, vers 11 heures. Il faut dire que ce n’est pas un 1er-Mai ordinaire : le Rassemblement National y organise un grand meeting en présence de Marine Le Pen et Jordan Bardella. “C’était important de montrer qu’on ne voulait pas laisser l’extrême-droite s’installer”, explique Benoït Perez, président de la section Narbonnaise de la Ligue des Droits de l’Homme. “On a pensé cette journée comme une riposte antifasciste et sociale, on a monté un collectif réunissant le maximum d’organisations et d’associations de gauche.”
Et elles ont répondu à l’appel : Nathalie Tehio, présidente de la Ligue des droits de l’homme (LDH), Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace France, Dominique Sopo, président de SOS Racisme ; Youlie Yamamoto, porte-parole de l’association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (Attac) et fondatrice du collectif féministe les Rosies, ou encore Benoît Teste, secrétaire général de la FSU, étaient dans le cortège.
Philippe Poutou, figure du NPA et candidat aux précédentes législatives dans l’Aude, qui a vu ses trois circonscriptions basculer aux mains du Rassemblement National, est également présent : “L’Aude est une terre historiquement de gauche, mais aujourd’hui le RN s’y sent en terre conquise. C’est un des départements les plus pauvres de France, et beaucoup de gens se tournent vers l’extrême droite par résignation ou désillusion. A nous de combattre de manière unitaire pour imposer un autre discours”, affirme-t-il.
Au micro, les prises de parole syndicales se succèdent : “Le Rassemblement National a dévoyé le sens du 1er-Mai, l’extrême droite a toujours été l’ennemie des travailleurs et des travailleuses”, scande l’intervenante de la FSU. Les interventions dénonçant “l’économie de guerre” du gouvernement Macron, “la cure d’austérité sur les services publics”, sans oublier la réforme des retraites, s’enchaînent.
C’est sous la surveillance d’un nombre impressionnant de CRS casqués que le cortège, joyeux et festif, traverse le centre-ville. Arrivé devant la bourse du travail, un “village antifasciste” accueille concerts, conférences et stands de diverses associations. De l’autre côté de la ville, le parti à la flamme attend 5 000 militants pour un grand meeting, soit à peu près le même nombre que les participants de la manifestation. “L’heure est grave, je m’attendais à ce qu’on soit beaucoup plus nombreux pour faire face à l’extrême droite, je ne comprends pas pourquoi les syndicats n’ont pas affrété des bus de toute la région pour venir ici, on aurait du être au moins le double”, souffle une militante Toulousaine, un peu déçue.
mise en ligne le 1er mai 2025
Pierre-Henri Lab sur www.humanite.fr
Période d’effervescence politique et sociale, la Libération a vu les forces de la Résistance poursuivre la guerre jusqu’à la défaite de l’Allemagne nazie tout en s’employant à édifier un modèle de société véritablement démocratique et social.
Le 4 avril dernier, avec le concours de l’Institut CGT d’histoire sociale (IHS CGT), de la Société française d’histoire politique (SFHPo) et l’Association française pour l’histoire des mondes du travail, la Fondation Gabriel-Péri organisait sous le parrainage du groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR) un colloque à l’Assemblée nationale intitulé « Restauration ou refondation de la République » consacré à la Libération. L’Humanité a réuni trois des intervenants pour revenir sur cette période.
Gilles Richard est historien et président de la Société française d’histoire politique
Michel Pigenet est historien et auteur de les États généraux de 1945. Une expérience démocratique oubliée (éditions du Croquant)
David Chaurand est directeur de l’Institut CGT d’histoire sociale
Quel est le contexte politique à l’été 1944 en France ?
Gilles Richard : La France n’est pas libérée le 6 juin 1944 au soir du débarquement. La Libération s’étend sur neuf mois. Les deux dernières poches allemandes, Dunkerque et La Rochelle, ne se rendent que le 9 mai 1945. Les combats font 100 000 morts. La France est dirigée par les forces de la Résistance unies derrière Charles de Gaulle.
Au sein du gouvernement provisoire de la République française (GPRF) et du Conseil national de la Résistance (CNR) se retrouvent les deux résistances, celle de l’extérieur et celle de l’intérieur. La France libre est dominée par les forces de droite tandis qu’à l’intérieur, les forces de gauche sont majoritaires.
Ces forces partagent le même objectif de gagner la guerre et sa poursuite permet à Charles de Gaulle de brider les forces de gauche de la Résistance intérieure, sans qu’il n’y ait jamais eu de volonté du PCF de faire un putsch. Militants et dirigeants, tel André Marty, qui y étaient favorables étaient très minoritaires. De Gaulle a les cartes en main parce que la Libération s’est d’abord faite grâce aux forces militaires alliées.
La Résistance armée a joué un grand rôle en gênant les déplacements de troupes allemandes mais il n’y a pas eu d’insurrection armée dans la France entière. L’insurrection n’a eu lieu que dans quelques villes, dont Paris. La population n’est pas mobilisée politiquement pour s’emparer du pouvoir.
Michel Pigenet : Les Forces françaises de l’intérieur (FFI) ont conscience de leur infériorité militaire face à l’armée allemande, raison pour laquelle les Francs-tireurs et partisans (FTP) préconiseront la « goutte de mercure » insaisissable. Il faut s’entendre sur la notion d’« insurrection ». Ce qui se passe après le 6 juin 1944 en revêt bien des aspects.
Une formidable levée en masse gonfle les rangs des FFI, dont les effectifs quintuplent en quatre mois. Toute la Résistance bascule dans la lutte armée, tandis que de nouvelles autorités issues de la clandestinité se substituent aux précédents cadres politiques et administratifs…
Tout va très vite. Les contemporains disposent, certes, de repères sur les possibles et contraintes de l’heure, à l’aune desquels ils s’efforcent de percevoir les rapports de force. Les dynamiques à l’œuvre interdisent toutefois les pronostics trop précis.
Les différents acteurs identifiés par Gilles Richard tentent de consolider leurs positions et de peser sur le cours des choses, ce qui ne va pas sans tensions, que chacun veille toutefois à ne pas conduire jusqu’à la rupture. Le CNR reconnaît ainsi l’autorité du général de Gaulle, qui dirige le GPRF d’une main de fer et se garde de la moindre référence au programme commun de la Résistance.
Fort d’un prestige qu’il excelle à entretenir, le chef du gouvernement bénéficie rapidement du soutien décisif du cœur de l’appareil d’État, qui a reconnu en lui le garant d’une « restauration » rassurante. Pour autant, si la légitimité patriotique tient lieu de légitimité politique, elle ne vaut pas certificat de légitimité démocratique.
Or, ni la guerre, ni l’état du pays, ni l’absence des prisonniers et des déportés ne rendent envisageable une rapide validation électorale. Jusque-là, irresponsable devant l’Assemblée consultative, dont l’intitulé résume les limites, le GPRF, instance exécutive et législative, gouverne sans véritable contrôle.
Le CNR ne jouit, lui, d’aucune prérogative officielle, mais n’entend pas s’effacer. Résolu à tenir un rôle de tuteur moral et politique, il considère plus que jamais son programme comme étant d’actualité. À cette fin, il peut compter sur le maillage des comités de libération, qui, localement, sont à l’initiative dans l’organisation du ravitaillement, la relance économique, l’épuration, etc.
Quelle carte vont jouer les différentes composantes du CNR ?
Michel Pigenet : Le CNR, une exception dans l’Europe occupée, a été réuni par Jean Moulin pour signifier le soutien de la Résistance à de Gaulle. Sa large composition, qui laisse à l’écart l’extrême droite et le patronat, assure sa représentativité. Ses décisions ne valent qu’à l’unanimité qu’autorise son ciment patriotique.
À partir de là, les priorités et solidarités du combat clandestin facilitent la dynamique de rapprochements improbables où l’estime et la confiance ont leur place. Ainsi, c’est au communiste Pierre Villon, délégué du Front national, que celui de la très réactionnaire Fédération républicaine, Jacques Debû-Bridel, confie le mandat de la représenter au bureau restreint du Conseil.
Quant aux mouvements de Résistance, ils échappent aux critères de classement partisans, mais le volontarisme inhérent à leur rébellion initiale n’est pas étranger à la radicalité de plusieurs de leurs positions. En termes d’institutions, il s’agit moins, enfin, pour le CNR de « restaurer » la République sur le modèle de la IIIe République, discréditée par sa capitulation, que d’en instaurer une « vraie », démocratique et sociale.
Qui porte cette ambition ?
Michel Pigenet : L’ambition du programme du CNR ne vient pas forcément d’où on pourrait le penser. Dans « les Jours heureux », il y a la lutte immédiate et les premières mesures à prendre après la Libération. Au moment de l’élaboration, les communistes insistent surtout sur la première partie.
Ils ne souhaitent pas rétrécir le CNR par une orientation trop marquée à gauche. Ils ont tendance à rétrécir la partie programme alors que socialistes et syndicalistes poussent des réformes de structure, des nationalisations et la planification.
Comment expliquer cette priorité à la lutte armée ?
Michel Pigenet : Cette priorité procède d’une approche globale du conflit et de la solidarité avec l’URSS. Tout ce qui nuit à l’effort de guerre de l’occupant et entretient l’insécurité de ses troupes à l’Ouest soulage l’Armée rouge à l’Est.
Gilles Richard : Si les communistes insistent tant sur la Libération par le soulèvement national, c’est aussi pour asseoir la légitimité de la Résistance intérieure. L’insurrection populaire devait permettre de faire contrepoids à de Gaulle et à l’armée.
Quel rôle joue la CGT ?
David Chaurand : La présence de la CGT et la CFTC au sein du CNR est importante. Alors que les tensions étaient fortes avant-guerre entre unitaires et confédérés, les deux composantes de la CGT se réunifient en avril 1943. Cela a été la première étape vers la création du CNR. La CGT y est représentée par Louis Saillant, qui en sera d’ailleurs le dernier président. Elle joue un grand rôle dans l’élaboration du programme.
La CGT sort de la guerre avec une légitimité renforcée. Elle n’a jamais été aussi forte, sans doute davantage qu’elle ne l’a été en 1936. Dans ses rangs, plusieurs millions d’adhérents. La CGT est désormais un interlocuteur incontournable des pouvoirs publics dans le cadre de la reconstruction. Elle est présente au gouvernement à travers les ministres communistes comme Marcel Paul ou Ambroise Croizat, qui sont aussi des dirigeants de la CGT.
Michel Pigenet : Des centaines de cégétistes participent, en outre, à la gestion de la Sécurité sociale, confiée aux deux tiers à des administrateurs salariés, proportion portée aux trois quarts par Ambroise Croizat. D’autres figurent dans les conseils d’administration tripartites des entreprises nationalisées. Partie prenante des 25 commissions du plan, la CGT en préside 4.
Que se passe-t-il dans les entreprises ?
David Chaurand : L’effervescence de la Libération touche aussi les entreprises. La CGT va tenir une place importante dans les comités patriotiques et d’épuration qui se forment dans de nombreuses entreprises. Les travailleurs sont à l’initiative de multiples façons. On pense d’emblée aux comités de gestion, qui associaient donc les travailleurs à la gestion de l’entreprise. Robert Mencherini a mis en évidence ces expériences à Marseille, Rolande Trempé à Toulouse, sans oublier ce qui se passe à Montluçon ou à Lyon. Antoine Prost les chiffre à une centaine mais c’est peut-être sous-estimé.
Mais l’intervention des travailleurs ne doit pas être limitée aux comités de gestion. Les usines sont confrontées à une diversité de problèmes qui vont des difficultés d’approvisionnement aux défaillances administratives et qui obligent les travailleurs à s’impliquer dans leur remise en marche et à prendre des initiatives. C’est un sujet qui mérite d’être mieux étudié, ce que nous avons d’ailleurs commencé à entreprendre à l’IHS CGT.
Gilles Richard : L’ampleur des problèmes de ravitaillement est telle qu’en juin 1943, le ministre de Vichy qui en a la charge affirme que la France connaît une situation de « famine lente ». Or, la situation s’aggrave dans les années suivantes. Depuis le XVIIIe siècle, jamais la population n’avait connu un tel recul du niveau de vie.
David Chaurand : L’intervention des travailleurs est aussi patriotique que vitale pour eux et leur outil de travail. Elle est spontanée et ne semble pas relever d’une stratégie quelconque. Ces prises d’initiatives, quelles que soient leurs formes, sont importantes car elles modifient le rapport de force dans les entreprises. Les comités de gestion sont souvent mis en place dans les entreprises où le pouvoir est vacant.
Accusés de collaboration, les patrons ont fui ou ont été emprisonnés. C’est le cas de Berliet à Lyon, par exemple. La prise de pouvoir se fait différemment d’une région à une autre. À Toulouse, elle est plus négociée tandis qu’à Marseille ou Montluçon, les travailleurs s’imposent au point qu’est dénoncée « une soviétisation ». Le patronat a très peur de ce qui se passe et utilisera notamment l’arme juridique pour se défendre.
Michel Pigenet : La Libération précipite, dans maintes entreprises, un renversement du rapport des forces sociopolitiques. Au service de l’occupant et avec la complicité de larges fractions du patronat, Vichy a paupérisé le gros des salariés, allant jusqu’à leur imposer un service de travail obligatoire en Allemagne.
Si la révolution n’est pas à l’ordre du jour ouvrier de 1944-1945, les règlements de comptes de la période ont à voir avec la lutte des classes. Ici et là, des employeurs de combat sont exécutés. D’autres, plus prudents, s’éclipsent, tandis que la plupart font le dos rond. Un peu partout, sur fond de pénurie de matières premières et de pièces, les syndicats relèvent le défi et sont à l’initiative.
Il s’agit d’abord de relancer la production, de garantir l’emploi et les salaires. Avec ou sans le concours des patrons, de préférence avec celui des cadres. Mais ce qui est en jeu, c’est aussi la capacité ouvrière d’intervenir sur le terrain inédit de la gestion et, chemin faisant, d’empiéter sur les prérogatives patronales.
Exemple parmi des centaines d’autres, chez Ford, à Poissy, les cégétistes se procurent les pièces nécessaires à la bonne marche de l’usine et, simultanément, exigent un droit de regard sur la désignation des contremaîtres. Au jour le jour, un syndicalisme de réalisation et de transformation sociale s’affirme aux quatre coins du pays à travers des milliers d’expériences dont nous n’avons qu’une connaissance partielle.
Les états généraux de la renaissance s’inscrivent-ils dans cette dynamique ?
Michel Pigenet : Entre le moment où l’idée prend forme, en septembre 1944, et la réunion, à Paris, du 10 au 13 juillet 1945 de leurs 2 000 délégués nationaux, les états généraux ont atteint l’objectif d’une appropriation dynamique du programme du CNR, leur initiateur.
Substitut à l’absence d’élections générales, la procédure, inspirée de 1789, participe d’une remarquable expérience de « démocratie agissante » qu’illustre la rédaction, à l’échelle des communes, de milliers de cahiers de doléances. Ceux-ci saisissent les aspirations et les certitudes de l’époque. Ils confirment l’adhésion massive à de substantiels progrès sociaux, éducatifs et culturels, que tempère une certaine frilosité sociétale et coloniale.
Gilles Richard : Les états généraux s’inscrivent aussi dans cette période où s’affrontent les partisans d’un nouveau Front populaire et leurs adversaires, qui se rangent derrière de Gaulle. Ils sont une manière, d’abord pour le PCF, de reprendre une partie de la légitimité politique que de Gaulle a construite depuis 1940.
Comment se déroulent les élections à la Constituante ?
Gilles Richard : La grande nouveauté, c’est le droit de vote des femmes, qui fait plus que doubler la taille du corps électoral. C’est l’aboutissement des combats féministes depuis cent cinquante ans. Dans les colonies, le droit de vote est aussi accordé à une fraction des colonisés. Jusque-là, seuls les Français installés dans les colonies votaient.
Les gauches en sortent majoritaires avec un avantage de près de 3 % pour le PCF sur la SFIO. Cette majorité socialo-communiste est une première et ne s’est reproduite qu’une seule fois, en 1981. Cette victoire des gauches provoque rapidement un conflit avec de Gaulle sur la nature de la Constitution à adopter et provoque son départ. Elle ouvre en même temps une période où de grandes lois économiques et sociales sont adoptées, jetant les bases de ce que Jaurès appelait « la République sociale ».
mise en ligne le 15 mars 2025
Edwy Plenel sur www.mediapart.fr
La négation des crimes contre l’humanité qui ont accompagné la colonisation française fragilise notre démocratie en faisant le lit des idéologies racistes, suprémacistes et fascistes.
Aimé Césaire a déjà tout dit. C’est dans son Discours sur le colonialisme, initialement paru en 1950, puis en 1955 dans une version revue et augmentée.
« Où veux-je en venir ?, écrit-il. À cette idée : que nul ne colonise innocemment, que nul non plus ne colonise impunément ; qu’une nation qui colonise, qu’une civilisation qui justifie la colonisation – donc la force – est déjà une civilisation malade, une civilisation mortellement atteinte, qui, irrésistiblement, de conséquence en conséquence, de reniement en reniement, appelle son Hitler, je veux dire son châtiment. Colonisation : tête de pont dans une civilisation de la barbarie d’où, à n’importe quel moment, peut déboucher la négation pure et simple de la civilisation. »
L’aventure coloniale française a commencé en 1635 avec la prise de possession de la Guadeloupe et de la Martinique, deux îles des Caraïbes. Aimé Césaire est né dans le nord de cette dernière, à Basse-Pointe, en 1913. Immense poète, il en fut sans interruption le député durant près d’un demi-siècle (1945-1993) et le maire de sa capitale, Fort-de-France, durant cinquante-six ans (1945-2001). En 2011, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, un hommage national lui a été rendu par la pose d’une plaque à son nom au Panthéon, louant cet « inlassable artisan de la décolonisation ».
C’est donc depuis le chaudron initial de la colonisation, depuis ces Antilles où un crime contre l’humanité, l’esclavage des Africains déportés, fera la richesse des colons et de la France, que Césaire énonce une vérité historique qui semble devenue aujourd’hui inaudible. Le (re)lire, c’est prendre toute la mesure de l’abaissement de notre débat public où la mémoire de la Shoah est désormais brandie pour interdire d’énoncer d’autres crimes dont l’Europe s’est longtemps rendue coupable, à l’encontre des peuples non européens.
Démesure et inconscience
Cet interdit, dont le journaliste Jean-Michel Aphatie a récemment fait les frais, cherche à empêcher de penser les liens qu’entretiennent le nazisme et son crime de génocide avec la longue durée européenne des conquêtes coloniales et l’idéologie de supériorité civilisationnelle qui y a légitimé destructions, massacres et exterminations. C’est comme si Césaire, l’un de ces « grands hommes » qu’honore la patrie, selon le fronton du Panthéon, devenait soudain un penseur sulfureux, banni de la République, de ses débats et de ses médias.
Hitler, ce châtiment qui fit retour sur l’Europe et contre ses peuples, est né de l’Europe elle-même, de sa démesure et de son inconscience. Il nous faut le redire, haut et fort, après Césaire. Sinon, les fantômes du passé encombreront plus que jamais notre présent : ces idéologies racistes et suprémacistes qui ont légitimé les colonisations, dont se sont ensuite nourris fascisme et nazisme, et qui sont toujours le fonds de commerce des extrêmes droites. « Au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, écrit Césaire dans son Discours, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. »
Ces mots semblent une prophétie : c’est à la France d’aujourd’hui qu’ils parlent, celle qui s’enferme dans la négation des crimes de la colonisation. Et qui, dès lors, se met en grand danger ; tant nier le passé, c’est risquer son retour. Le retour – Césaire toujours – « aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral ».
Ce passé est largement documenté par les travaux des historiens. Que la colonisation française, d’Haïti en Algérie, d’Afrique en Indochine, de Madagascar en Nouvelle-Calédonie, se soit accompagnée de massacres de civils, de razzias des villages, de destruction des cultures, de viols des femmes, de tortures et d’exterminations, etc., relève tout simplement d’une vérité de fait, documentée, sourcée, vérifiée et recoupée.
La violence coloniale fait toujours retour, gangrenant la politique du pays qui l’autorise et la légitime.
Les pièces à conviction sont innombrables et irréfutables. En accès libre, le site Histoirecoloniale.net les donne à voir, notamment à propos de l’évocation par Jean-Michel Aphatie des « Oradours » commis par la France durant sa conquête de l’Algérie. On doit à l’un de ses animateurs, Alain Ruscio, une somme sur cette Première guerre d’Algérie, qui est déjà un ouvrage de référence.
Loin d’un réquisitoire, c’est le récit factuel d’une guerre longue et dévastatrice, déployée comme une histoire globale, tenant compte de la diversité des acteurs, des contextes et des causalités. On y croise nombre d’horreurs qui en rappellent d’autres, tant cette conquête est menée par des militaires qui ont servi Napoléon.
Au hasard :
« Il faut détruire tous les nègres des montagnes, hommes et femmes, ne garder que les enfants au-dessous de douze ans » : le général Leclerc, beau-frère de Bonaparte, en 1802, alors qu’il mène l’armée de reconquête de Saint-Domingue, un an avant qu’elle ne soit défaite à Vertières.
« Des têtes… Apportez des têtes, bouchez les conduites d’eau crevées avec la tête du premier Bédouin que vous rencontrerez » : Savary, duc de Rovigo, en 1832 au début de la conquête de l’Algérie, ordonnant le massacre de toute la tribu d’El Ouffia, en représailles d’un vol.
« Toutes les populations qui n’acceptent pas nos conditions doivent être rasées, tout doit être pris, saccagé, sans distinction d’âge ni de sexe, l’herbe ne doit plus pousser où l’armée française a mis le pied » : le colonel Montagnac en 1843, expliquant, depuis Philippeville en Algérie, comment il faut « faire la guerre aux Arabes ».
Dans L’Honneur de Saint-Arnaud (Plon, 1993), François Maspero a offert un portrait saisissant de l’un de ces massacreurs, le maréchal Achille Leroy de Saint-Arnaud, qui fut ensuite l’un des bras armés du coup d’État bonapartiste du 2 décembre 1851, quand fut assassinée la Deuxième République. Où l’on retrouve le châtiment évoqué par Césaire : la violence coloniale fait toujours retour, gangrenant la politique du pays qui l’autorise et la légitime.
Ce fut aussi le cas avec la chute de la Quatrième et l’avènement de la Cinquième, en 1958, dans un climat de guerre civile propice à l’extrême droite auquel une guerre coloniale servit de tremplin, dans cette Algérie où la France n’hésita pas à torturer, mais aussi à gazer comme le rappelle un remarquable documentaire déprogrammé par France Télévisions.
Infériorisation
« Cet homme est de chez nous. Cet homme est à nous », écrivait Maspero à propos de Saint-Arnaud. À l’enseigne de la maison d’édition qui portait son nom, fondée en 1959 durant la guerre d’Algérie et devenue depuis 1982 les éditions La Découverte, il fut le principal éditeur de cette prise de conscience de l’actualité française de la question coloniale.
On doit à l’un de ses auteurs, Yves Benot, historien amateur, des livres pionniers dont les historiens professionnels ont largement enrichi les trouvailles. La Démence coloniale sous Napoléon (1992) reste un classique, suivi de Massacres coloniaux (1994), qui documente la mise au pas des colonies françaises dans l’immédiat après-guerre, de 1944 à 1950.
Préfaçant Massacres coloniaux, François Maspero souligne ce « fait majeur » : « La colonisation, contrairement à la manière dont elle a été et reste communément traitée, n’est pas un élément marginal dans l’histoire de France ni dans celle des idées européennes. […] Elle s’inscrit constamment avec virulence au cœur même de cette histoire, au cœur de ses idées, au point souvent de les déterminer de façon décisive. » Sa prétendue « mission civilisatrice » a pour corollaire l’infériorisation d’une partie de l’humanité, et par conséquent la négation de l’égalité des droits, la discrimination selon l’origine, bref le rejet de l’autre.
Quelles que soient les rencontres heureuses, relations prometteuses et échanges fructueux qu’elle a pu susciter, ce qu’aucun historien de sa longue durée ne conteste, la colonisation n’a cessé d’être une violence faite aux populations conquises, dominées et exploitées. Parce qu’en son principe même, elle repose sur une hiérarchie des humanités, des cultures, des peuples, des « races », des civilisations, des religions, des identités ou des origines, des apparences ou des croyances. Autrement dit, sur le socle idéologique des racismes et des fascismes.
Tant que ces vérités historiques n’auront pas été proclamées par la République elle-même, à l’instar du « Discours du Vel’ d’Hiv » prononcé en 1995 par Jacques Chirac pour reconnaître les responsabilités françaises dans la destruction des juifs d’Europe, le racisme, le suprémacisme et le fascisme continueront de prospérer.
mise en ligne le 8 mars 2025
Thierry Vincent sur https://www.blast-info.fr/
Entre le 16 et le 26 février, pas moins de cinq attaques ont été menées par des activistes néofascistes : quatre agressions physiques - dont deux auraient pu être mortelles - et un incendie criminel contre une mosquée. Dans l'indifférence quasi générale des médias et du pouvoir, dont la réaction a été plus que discrète. Blast revient sur ces dix jours où l'extrême droite n'a jamais semblé aussi sûre d'elle-même et de son impunité.
16 février 2025, fin d'après-midi à Paris
A priori, aller assister à une projection du film Z de Costa Gavras, un classique du cinéma politique français, par un dimanche après-midi hivernal ensoleillé, en plein centre de Paris, est une activité sans risque. Même si l'événement est placé sous le signe de l'antifascisme par son organisateur, l'association turque et kurde de gauche Young Struggle.
Et pourtant, le film a commencé depuis une trentaine de minutes quand 25 à 30 personnes cagoulées forcent l'entrée de l'immeuble. Dans la cour intérieure qui mène à la salle de projection, un jeune militant de la CGT est projeté au sol, roué de coups et blessé à l'arme manche dans le dos.
Paul, le militant CGT, est transporté en urgence à l'hôpital, mais aucun organe vital, n’a été touché et il ressort le lendemain avec des blessures sans gravité. Blast a recueilli son témoignage.
Après l'agression, les assaillants s'enfuient dans la rue en rigolant comme des gamins ayant réussi leur coup. L'un hurle : « Paris est nazi ! » Un autre réplique : « Lyon aussi est nazi ! »
Six individus, dont certains très jeunes - l'un est né en 2007 -, sont interpellés et placés en garde à vue. L'un d'entre eux, déjà connu des services de police, est placé en détention provisoire, les autres sont libérés sous contrôle judiciaire. Tous appartiennent à l'ultradroite.
Sur place, des autocollants « Kob veille », un nom qui fait référence aux anciens holligans d'extrême droite du Kop Boulogne à Paris, considéré comme un faux-nez du Groupe union défense (GUD, groupe d'extrême droite violent), ont été retrouvés.
Signe que le Parquet prend l'affaire très au sérieux, le Procureur de la République a immédiatement ouvert une enquête pour « tentative d'homicide volontaire ». Une fermeté qui tranche avec la désinvolture du pouvoir : ni le ministre de la Justice Gérald Darmanin, ni celui de l'Intérieur, Bruno Retailleau, ni aucun membre du gouvernement n'ont officiellement réagi à cette agression qui aurait pu très mal finir.
Nuit du 18 au 19 février à Bordeaux
En marge du blocage de Science Po Bordeaux, des étudiants sont rassemblés sur le campus universitaire de Pessac pour protester contre des coupes budgétaires.
Lucas (prénom d'emprunt), jeune militant de LFI de 25 ans, est venu en soutien. « Vers minuit, je m’écarte du groupe, témoigne-t-il dans le journal Sud Ouest. Deux hommes cagoulés me suivent. Il y a aussi des militants de chez nous qui se cachent le visage, mais là, c’étaient vraiment des cagoules. » Il tombe alors sur deux voitures à l’arrêt, moteur tournant. « Il y a une ou deux personnes dedans, qui me regardent lourdement, poursuit-il. Je suis rattrapé par les mecs de derrière. On me demande : “T’es antifa ?“» Il est projeté au sol et roué de coups de poing et de pied sur tout le corps. Lucas, qui est finalement parvenu à s'enfuir, dénombre au moins cinq agresseurs, dont un « portait une bombe lacrymogène» , et un autre qui filmait le tabassage avec un téléphone portable. Clémence Guetté, députée LFI de Gironde, a mis en cause le groupuscule néofasciste local La Bastide bordelaise, qui a pris la suite de Bordeaux nationaliste, organisation dissoute en février 2023 suite à de nombreuses violences. Lucas a porté plainte le 22 février.
19 février à Angers
Cinq néonazis sont interpellés pour une agression commise la nuit du 18 au 19 janvier dans le centre-ville d'Angers. Ils avaient apostrophé quatre étudiants, leur demandant s'ils étaient de gauche, puis avaient tenté de les forcer à faire un salut nazi. Face au refus de ces derniers, les agresseurs les avaient violemment passés à tabac.
22 février, près de Rennes
La scène se déroule à Cintré, près de Rennes, où Anton Burel, 31 ans, militant indépendantiste de gauche, est conseiller municipal. Il a passé la soirée avec des amis dans un bar de la commune. Vers 23 heures, l'établissement ferme. Selon sa version, rapportée par Libération, alors que les clients sont dehors, un groupe de six personnes,, « extérieures à la commune », précise-t-il, lance des slogans d’extrême droite comme « la France aux Français » et fait même des saluts nazis.
« Je me suis approché de celui qui avait fait le salut hitlérien et je lui ai dit que ce genre de geste et leurs propos n’étaient absolument pas admissibles», raconte Anton Burel. « L’un d’eux m’a répondu “on est chez nous” et il m’a tout de suite frappé. J’ai alors pris un coup de poing dans l’œil et un autre à la mâchoire. Je suis tombé à la renverse. Ma tête a cogné sur le trottoir et j’ai perdu connaissance. » Inconscient, il est à nouveau frappé au sol. Les agresseurs prennent alors la fuite. Anton Burel est emmené à l'hôpital où il passera la nuit. Le 25 février, il dépose plainte. Le 3 mars, le procureur de Rennes, Frédéric Teillet, met en doute la version de l'élu, affirmant que s'il y a bien eu bagarre, « les témoignages recueillis par les gendarmes ne permettent pas de confirmer de chants racistes et de saluts nazis » et précisant que les investigations se poursuivent. Anton Burel maintient néanmoins sa version, et Libération affirme avoir recueilli deux témoignages de personnes souhaitant rester anonymes qui confirment ses dires. Le gouvernement n'a envoyé aucun message de soutien public à l'élu.
Nuit du 25 au 26 février, à Jargeau (Loiret)
L'incendie qui s'est déclenché dans la nuit a totalement ravagé la petite mosquée de Jargeau, près d'Orléans. Trois jours avant le début du ramadan, l'émotion est immense au sein de la communauté musulmane, dans l'incompréhension du silence médiatique autour de cette affaire. D'autant que la mosquée avait déjà subi des menaces et que des graffitis injurieux y avaient été inscrits. Bruno Retailleau, le ministre de l'Intérieur, se fend d'une publication sur X : « Une enquête est en cours pour en déterminer le causes. Je tiens à exprimer mon soutien aux musulmans de Jargeau. ».
Et l'enquête progresse vite : la procureure d'Orléans, Emmanuelle Bochenek-Puren, déclare le 28 février que « les analyses des prélèvements effectués sur les lieux [...] confirment l'hypothèse d'un acte criminel ».
Une enquête est ouverte pour le crime de « destruction par un moyen dangereux pour les personnes commise en raison de la religion et pour provocation publique à la haine et à la discrimination raciale ». Mais l'annonce du Parquet ne provoque ni émotion particulière des médias et du pouvoir, ni aucune nouvelle réaction du gouvernement, maintenant que le motif raciste est privilégié.
26 février, à Montmorency (95)
Damien (prénom d'emprunt) se promène parfois avec un sweatshirt portant l'inscription « antifa » sur le côté de sa capuche. Une habitude qui apparemment devient dangereuse par les temps qui courent.
Vers 20 heures, il prend le train gare du Nord, à Paris, pour se rendre chez un ami à Montmorency. « C'est alors que je croise cinq hommes, crânes rasés portant des pokos Fred Perry liserés bleu blanc rouge, raconte-t-il à Blast. Nous nous dévisageons mutuellement et je pense qu'ils remarquent l'inscription « antifa » sur ma capuche. Mais je ne suis pas plus inquiet que ça, c'est l'heure de pointe, il y a du monde, je monte dans un autre wagon et je passe à autre chose. » Une quinzaine de minutes plus tard, arrivé à destination, il prend le chemin du domicile de son ami. Légèrement handicapé, il se déplace à l'aide d'une canne. « Je ne pense plus à cette histoire, dit-il, et je suis tranquille, écouteurs sur les oreilles, à écouter de la musique. Je ne suis pas particulièrement sur mes gardes à vérifier si je suis suivi. Mais quelques rues plus loin, ils me tombent et me poussent au sol, puis me frappent violemment, puis s’enfuient avec ma canne. J'ai rejoint le domicile de mon ami qui a prévenu le secours. » Damien reconnaît qu'il n'a pas eu le temps de voir ses agresseurs ni de les entendre parler - il avait son casque sur les oreilles -, mais il est persuadé que ce sont bien les skinheads d’extrême droite qui l'ont tabassé : « On ne m'a rien pris sauf ma canne, il n'y avait aucun motif crapuleux, c'est la seule explication. »
À l'hôpital, un scanner révèle une hémorragie cérébrale qui nécessite de le garder en observation plusieurs jours. Des photos et certificats médicaux attestent de la gravité de ses blessures. Il sort finalement de l'hôpital le 28 février après un deuxième scanner qui montre que l’hémorragie est résorbée. Encore un peu éprouvé et ayant besoin de repos, il nous affirme qu'il va déposer plainte dans les jours qui viennent pour cette agression qu'il considère comme une tentative de meurtre.
Bilan de ces sombres dix jours : 5 exactions graves commises par l'extrême droite, dont deux considérées comme criminelles par le Parquet et une qui, une fois signalée, pourrait l'être aussi.
Plus encore que cette recrudescence des violences d'extrême droite, c'est l'absence de réactions fortes du pouvoir et de la société dans son ensemble qui inquiète. Vite rangés dans la catégories « faits divers », ces incidents graves font au mieux quelques entrefilets dans la presse et presque rien dans les journaux télévisés. Quant au gouvernement, l'absence d'une parole forte de ministres aussi habitués aux coups d'éclat médiatiques que Bruno Retailleau ou Gérald Damanin en dit long sur la désinvolture du pouvoir face à la montée de groupes fascistes de plus en plus sûrs d'eux.
mise en ligne le 7 mars 2025
Par Josué Toubin-Perre sur https://www.natura-sciences.com/
Le mouvement Stand up for science s’inscrit en soutien aux scientifiques des États-Unis attaqués par l’administration Trump. Il espère faire revivre les Marches pour la science qui avaient mobilisé plus d’un million de personnes en 2017. Des événements s’organisent dans plusieurs villes de France.
Depuis plus d’un mois, le milieu universitaire des États-Unis subit un assaut frontal. Dès son installation dans le bureau ovale le 20 janvier, le président Donald Trump, ouvertement climatodénialiste, a multiplié les décrets pour rendre la science moins « woke », et moins écologique.
Ces décrets coupent les subventions. Ils demandent à supprimer des mots comme « climat », « femme » ou « systémiques » des projets de recherche pour obtenir des financements. Lundi 24 février, la scientifique en chef de la Nasa Katherine Calvin, conseillère principale de l’agence en matière de climat, n’a pas pu assister à une réunion du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (Giec).
Un mouvement mondial pour sortir de la sidération
Le mouvement Stand up for science est né pour mettre fin à cette terreur. Il invite les scientifiques et toute personne attachée à la science comme « bien commun » à manifester ce vendredi 7 mars dans le monde entier. « Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, ce n’est pas acquis que nous puissions faire nos recherches de manière libre et autonome, et nous devons sans cesse revendiquer ce droit », rappelle Olivier Berné, astrophysicien au CNRS.
Avec Emmanuelle Perez-Tisserant, historienne spécialiste de l’Amérique du Nord à l’université de Toulouse, et Patrick Lemaire, biologiste cellulaire au CNRS, ils sont à l’initiative de la branche française du mouvement Stand up for science. Plus de 2.000 personnes on fait savoir qu’ils participeraient au mouvement sur leur site.
Le mouvement se veut solidaire avec les scientifiques outre-atlantique et souhaite créer des mobilisations diverses. « Je suis en contact très régulier avec des chercheurs États-uniens, car je travaille avec des données du télescope James Webb », avance Olivier Berné. C’est sans commune mesure avec le premier mandat de Donald Trump en 2017. Même au sein de la Nasa, les gens ont peur de perdre leur poste s’ils parlent. Alors que pour moi, les États-Unis c’est le pays de la science. Il y a un retournement d’une gravité qu’il faut mesurer.«
Des attaques y compris en France
Les scientifiques français veulent en profiter également pour se défendre vis-à-vis d’attaques sur leur propre travail. Le CNRS est particulièrement visé ces dernières années par des médias de droite et d’extrême droite. Causeur titrait ainsi explicitement le 21 février 2025 Et si on supprimait le CNRS ? Le Figaro est également coutumier des articles et tribunes remettant en cause l’utilité de l’institution, accusée d’avoir été créée par le Front populaire et d’être un « paradis des sciences molles » qui « coûte cher ».
Olivier Berné s’insurge contre ces prises de position. « Ils trouvent que les sciences sociales ne servent à rien, et ne veulent que des sciences dures qui elles peuvent être au moins utiles à l’économie. La science doit pourtant servir à comprendre le monde qui nous entoure, c’est un langage commun qui nous permet de nous mettre d’accord sur des faits pour vivre en démocratie », plaide-t-il. L’astrophysicien espère également pouvoir se battre le 7 mars pour la transmission du savoir, face à une université qu’il juge attaquée par les coupes budgétaires.
Les étudiants en fer de lance
Stand up for science s’est lancé aux Etats-Unis, à l’initiative d’étudiants et étudiantes et de jeunes scientifiques. Sur Bluesky, réseau social où beaucoup de scientifiques ont migré suite à la prise de contrôle d’X par Elon Musk, leur compte affiche plus de 16 000 abonnés. Leur but : faire revivre les Marches pour la science qui avaient eu lieu lors du premier mandat de Donald Trump.
En avril 2017, des rassemblements s’étaient ainsi tenu dans plus de 500 villes du monde, rassemblant plus d’un million de personnes selon le journal Le Monde. L’élément déclencheur de ces manifestations était le gel des financements de l’Agence de protection de l’environnement américaine pour la recherche scientifique et la nomination au sommet de l’institution de Scott Pruitt, climato-dénialiste notoire. L’événement s’était reproduit en 2018 et 2019 dans un peu plus de 150 villes.
Par Vincent Lucchese sur https://reporterre.net/
En réaction aux attaques de Donald Trump contre la science, des chercheurs du monde entier manifestent le 7 mars. Un mouvement d’ampleur pour bâtir une science loin des « régimes totalitaires ».
Les scientifiques contre-attaquent. Vendredi 7 mars, une marche pour défendre la science est organisée à Washington et dans des dizaines de villes aux États-Unis, par le mouvement Stand Up for Science (Debout pour les sciences). Celle-ci est relayée dans de nombreux pays, dont la France.
L’initiative est une réaction directe à la brutale offensive contre la recherche lancée par l’administration Trump depuis le 20 janvier et son investiture à la présidence des États-Unis. Coupes budgétaires et licenciements massifs dans les institutions et laboratoires de recherche, suppression de données scientifiques, censure et filtre idéologique des financements… La violence de l’attaque a pris de court la communauté des chercheurs.
« Il y a eu un moment de sidération aux États-Unis, témoigne Olivier Berné, astrophysicien au CNRS et co-initiateur de la mobilisation Debout pour les sciences en France. Mes collègues là-bas n’osent plus s’exprimer, ils ont peur, ils ne s’attendaient pas à être attaqués à ce point-là. »
Nommer la menace totalitaire
Les multiples mobilisations prévues le 7 mars doivent permettre de dépasser ce marasme. « Des chercheurs s’organisent au niveau fédéral et à l’international, de manière spontanée et populaire. Ce mouvement est le premier et le seul grand mouvement de contestation aujourd’hui aux États-Unis », dit Olivier Berné.
Le premier objectif est de mettre des mots sur le basculement en cours. « Obscurantisme », « mise en application littérale et affolante de la dystopie orwellienne », « attaques d’une ampleur inédite depuis la Seconde Guerre mondiale », disent les divers textes de collectifs de scientifiques.
« C’est du négationnisme scientifique d’extrême droite »
« On vit un moment illibéral, avec des méthodes faisant penser à des régimes totalitaires. Même si l’on n’a pas envie de sortir ce mot tout de suite, il faut attendre de voir la réaction des contre-pouvoirs, des États fédérés, de la justice, des mobilisations dans la rue », commente Emmanuelle Perez Tisserant, historienne spécialiste des États-Unis, également initiatrice de la mobilisation en France. Et d’ajouter : « Mais lorsque Trump menace de couper les financements aux universités qui autoriseraient des manifestations, cela fait clairement penser à de l’autoritarisme, voire du fascisme. »
Toutes les sciences ne sont pas logées à la même enseigne : les sciences sociales, les travaux sur les discriminations ou le genre notamment, et les sciences de l’environnement, climat et biodiversité en tête, sont les cibles privilégiées.
« Ils cherchent à museler ou supprimer les sciences les plus critiques : celles qui alertent sur les inégalités sociales ou l’urgence écologique, et montrent qu’un changement radical de société est nécessaire », dit Odin Marc, chercheur en sciences de la Terre au CNRS, membre de Scientifiques en rébellion et du collectif scientifique toulousain Atécopol, les deux organisations soutenant la mobilisation. Il l’affirme : « C’est du négationnisme scientifique d’extrême droite et une dynamique de criminalisation des lanceurs d’alerte, scientifiques et au-delà. »
L’Europe sur la même pente glissante
L’appel aux chercheurs et aux citoyens à descendre massivement dans la rue vise aussi à alerter sur l’ampleur des conséquences de ces attaques contre la recherche, et à leurs répercussions mondiales. Sur le climat, par exemple, les études et les données étasuniennes sont cruciales pour la recherche mondiale, via notamment les observations de la Nasa ou le travail de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA).
Or, cette dernière vient d’être victime d’une vague de licenciements massifs, tandis que Katherine Calvin, scientifique en chef de la Nasa, a été interdite de participer à une réunion du Giec, dont elle est coprésidente d’un groupe de travail.
« Les données produites par les États-Unis sont étudiées dans le monde entier. Leur suppression ou restriction d’accès serait catastrophique. Cela montre notre très forte dépendance aux États-Unis et le besoin de repenser une forme d’autosuffisance dans la production des savoirs en Europe », dit Olivier Berné.
Ce qui suppose, a fortiori, que l’Europe ne suive pas le chemin des États-Unis. C’est l’autre signal d’alarme lancé par les chercheurs : « Ce qui se joue aujourd’hui aux États-Unis pourrait bien préfigurer ce qui nous attend si nous ne réagissons pas à temps », écrivent des scientifiques dans une tribune au Monde, qui appellent à rejoindre la mobilisation du 7 mars.
Les attaques frontales contre la science, et celles politiques et médiatiques, se multiplient aussi chez nous, en reprenant la rhétorique trumpiste : face à une crise, casser le thermomètre (ou les scientifiques) plutôt que de remettre en cause le modèle dominant. En France, sur l’écologie, le gouvernement comme l’extrême droite s’en sont pris brutalement ces derniers mois aux institutions scientifiques ou aux agences relayant les messages de la recherche.
Une mécanique délétère qui s’en prend à toute tentative de discours divergeant. « On le voit encore avec la décision de justice d’annulation du chantier de l’A69 [entre Toulouse et Castres]. Plusieurs journalistes ou élus s’en sont pris aux juges ou à la rapporteuse publique avec la même stratégie que Trump : décrédibiliser toute parole qui n’est pas la leur, quitte à inonder le débat de contre-vérités », souligne Odin Marc.
Bâtir une science ni fasciste ni capitaliste
La menace est aussi plus insidieuse. Elle passe par les politiques de destruction des moyens publics de la recherche depuis des décennies. « On sous-finance depuis vingt ans l’université. Des postes disparaissent chaque année au CNRS et il y a de moins en moins de financements par étudiant. Ce désengagement de l’État de la production de connaissances, c’est l’autre versant de cette pente glissante dans laquelle nous sommes engagés », prévient Olivier Berné.
Le collectif Scientifiques en rébellion dénonce également la multiplication des partenariats public-privé, les financements par projet au cas par cas, l’application d’une politique sélective « darwinienne » dans la recherche selon les performances des équipes, qui privilégie les gros projets et une science utilitariste, au service de l’industrie. En 2024, un rapport publié par un groupe de chercheurs alertait sur l’emprise croissante des intérêts privés sur la recherche publique en France. L’époque étant aux cures d’austérité drastiques, cette dynamique pourrait encore s’accélérer.
« Réclamer la liberté académique n’a pas de sens si on ne lui donne pas de budget. Sinon, la recherche est obligée de se lier à des intérêts privés. Il faut protéger la science du politique, en sécurisant son budget et en inventant des mécanismes pour qu’elle soit davantage en phase avec les besoins de la société », plaide Odin Marc.
Conventions citoyennes, forums citoyens et autres modalités d’interaction font partie des pistes avancées par Scientifiques en rébellion pour associer la société civile aux orientations de la recherche. « Protéger la science passe aussi pour nous par une critique de ses dérives actuelles. Il faut un vrai renouveau des relations entre science et société, pour que la production de connaissances soit vraiment au service de la démocratie et des nécessaires transitions écologique et sociétale », dit le chercheur.
Ce lien avec les citoyens est d’autant plus urgent à consolider face à la vague trumpiste. « Ce qui m’inquiète le plus, c’est qu’un certain nombre de nos concitoyens ne conçoivent pas les libertés académiques comme un bien à défendre, relève Emmanuelle Perez Tisserant. Un discours populiste qui gagne du terrain considère la recherche publique comme un repère de privilégiés. Il faut mieux défendre et formuler notre vision d’une science comme bien commun, comme savoir critique qui échappe à l’injonction de rentabilité économique. Sinon, ce sera toujours trop facile de couper les financements. »
Anna Musso sur www.humanite.fr
Aux États-Unis, une vaste offensive contre les sciences et les scientifiques a été déclenchée par l’administration Trump dès son installation. Elle suscite indignation et réactions dans le monde. Ce vendredi 7 mars, des rassemblements sont prévus dans plusieurs pays ainsi que dans les villes universitaires de France.
Depuis son investiture fin janvier, Donald Trump conduit des attaques massives contre les sciences, coupant à la tronçonneuse dans les budgets et dans les effectifs. Il a pris un ensemble de mesures contre la recherche scientifique et son financement, provoquant l’inquiétude et l’indignation de nombreux scientifiques. Le président américain multiplie les offensives contre tout ce qui a trait au climat, à la protection de l’environnement et à la santé publique.
Pour la seconde fois, il a sorti son pays de l’accord de Paris. Il a signé un décret pour interdire les programmes « diversité, équité et inclusion ». Il a supprimé un programme de la NASA destiné à la surveillance de la Terre. Il a fait retirer des sites fédéraux des milliers de pages internet mentionnant des sujets qu’il a interdits.
Donald Trump a dit vouloir réduire les effectifs de l’Agence américaine de protection de l’environnement et les recherches liées aux énergies renouvelables, à l’économie verte, à l’environnement et à la justice sociale. De nombreux financements ont été sabrés, notamment les fonds de l’agence USAID qui représente 42 % de l’aide humanitaire dans le monde.
« Une attaque contre la science est une attaque contre la science partout dans le monde »
Le 4 mars, souligne l’astrophysicien Olivier Berné, organisateur de la marche pour la science en 2017, Donald Trump a annoncé que « tout financement fédéral sera coupé pour les universités tolérant des manifestations illégales. Les agitateurs seront emprisonnés ou expulsés. Les étudiants américains seront exclus définitivement ou arrêtés ».
« Perte d’indépendance, perte de financements, censure… Le monde scientifique américain n’a jamais, dans l’histoire américaine, été autant attaqué par le pouvoir » signale Cédric Villani, mathématicien médaillé Fields 2010, qui a fait une partie de sa carrière aux États-Unis (Atlanta, Berkeley, Princeton). Face à cette offensive obscurantiste et liberticide d’ampleur et à ces multiples attaques contre la recherche scientifique et les universités, la sidération et l’indignation laissent désormais place à la résistance.
Dès le 25 février, la prestigieuse revue Nature a appelé la communauté scientifique mondiale à réagir en rappelant qu’« une attaque contre la science où qu’elle se produise est une attaque contre la science partout dans le monde ».
Aux États-Unis, vient de naître le mouvement « Stand Up for Science » (Debout pour la science). Et une journée mondiale de « soutien » aux sciences et à la recherche est organisée ce vendredi 7 mars dans le monde entier. En France, une mobilisation Stand-up for science France aura lieu dans chaque ville universitaire. Elle est initiée par l’astrophysicien Olivier Berné, le biologiste Patrick Lemaire et l’historienne Emmanuelle Perez-Tisserant et soutenue par une cinquantaine de scientifiques français de renom.
Olivier Berné rappelle que « les sciences représentent un horizon commun de vérité qui permet de distinguer les faits des opinions. Mais pour fonctionner, les sciences doivent disposer de la liberté académique qui les protège des influences économiques, politiques ou religieuses. Or les sciences sont de plus en plus attaquées par ces milieux, et aux États-Unis, ces attaques prennent des proportions inouïes ».
Se mobiliser pour ne pas sombrer dans l’obscurantisme
En France aussi, les institutions du savoir sont attaquées. Depuis une vingtaine d’années, on assiste à une suppression progressive des postes dans ces institutions, qui élimine les jeunes souvent très brillants et accroît la compétition et les inégalités entre les personnes, les territoires ou les disciplines scientifiques. « C’est d’abord en solidarité avec mes collègues que j’ai souhaité que les personnels de la recherche et des universités s’engagent en France, indique Olivier Berné. Il faut rappeler que la liberté académique – comme la liberté de la presse d’ailleurs – n’est jamais acquise, elle est toujours à défendre ».
En France, dès le 18 février, l’Académie des sciences a, dans un communiqué « exprimé sa solidarité avec le monde scientifique des États-Unis en cette période chaotique », précisant que « la censure exercée aujourd’hui va réduire la liberté de recherche dans les secteurs les plus porteurs… L’impact sur les générations futures, sur la biodiversité et la santé de la planète va se révéler catastrophique. Les dégâts causés en si peu de temps seront beaucoup plus longs à réparer. »
Ces derniers jours les appels se sont multipliés pour rejoindre le mouvement « Stand up for Science », et participer aux rassemblements du 7 mars. « Notre initiative s’adresse à toutes les personnes qui considèrent que défendre les sciences, c’est important dans une démocratie, précise Olivier Berné dans un entretien pour La Recherche. Défendre les sciences est un travail citoyen, car elles font partie du bien commun. En France, la situation n’est pas aussi grave qu’aux États-Unis. Néanmoins, il y a un glissement qui va dans cette direction. Si on ne veut pas sombrer dans l’obscurantisme, que faut-il faire d’autre que de mieux financer les institutions de la transmission du savoir ? »
Dans ce contexte, l’astrophysicien appelle « tous les acteurs du savoir, scientifiques, étudiants, enseignants, médiateurs et médiatrices et toutes les personnes qui se sentent concernées à venir défendre les sciences ce vendredi 7 mars près de chez eux ». À Paris, le rassemblement et la marche débuteront à 13 h 30 de la place Jussieu.
mise en ligne le 3 mars 2025
Florent LE DU sur www.humanite.fr
Dans la même veine qu’Elon Musk aux États-Unis, l’hebdomadaire le Point et diverses personnalités françaises s’attaquent à l’encyclopédie en ligne, accusée à tort d’être biaisée par un point de vue de gauche ou « wokiste ».
Le Point n’est pas content. Mi-février, l’hebdomadaire découvre que la page Wikipédia qui lui est consacrée a été modifiée. En cause, un chapitre sur le « tournant populiste » du magazine après 2015, accusé d’ouvrir ses colonnes à « une forte composante islamophobe et anti-écologiste ».
Trois jours plus tard, le Point réplique par un papier au vitriol contre Wikipédia, en général. L’encyclopédie y est accusée des pires maux : « Entre-soi, absence totale de contradictoire, sélection partiale des données, inversion accusatoire, effet de meute, élimination arbitraire des informations discordantes. » Une charge que le Point avait déjà développée dans un article du 13 décembre dernier.
Cette critique infondée, se basant sur une poignée d’exemples isolés, s’inscrit dans un contexte international de dénigrement de la plateforme, jugée trop à gauche, trop « wokiste ». Le milliardaire américain Elon Musk est en guerre contre cette dernière qu’il accuse d’être « un prolongement de la propagande des « legacy media » ». Des médias traditionnels qui servent de sources principales à l’encyclopédie et que Musk accuse de désinformation, leur préférant la « liberté d’expression » des utilisateurs de X.
Un mode de fonctionnement qui limite les biais idéologiques
« Les attaques contre Wikipédia sont récurrentes concernant des personnes vivantes ou des entreprises mécontentes des contenus qui les concernent, relate Jeanne Vermeirsche, doctorante en sciences politiques et autrice d’une thèse sur les liens entre la plateforme et les militants politiques. Ce qui change c’est l’ampleur des attaques : un milliardaire, un hebdomadaire national et des personnalités qui disposent d’un relais médiatique important… »
La chercheuse y voit le stigmate d’un débat public qui, de manière générale, se déporte vers l’extrême droite. Des contenus vus comme neutres il y a quelques années sont désormais jugés trop à gauche, tandis que des pages qui peuvent effectivement souffrir d’un biais idéologique – car cela peut exister, du moins temporairement avant modération – sont montées en épingle dans un contexte de diabolisation de la gauche.
C’est le cas pour la page consacrée au Point. « La communauté a réagi de manière assez mature en améliorant l’article, considérant comme légitimes certaines critiques », raconte Capucine-Marin Dubroca-Voisin, présidente jusqu’en 2024 de Wikimédia France.
Mais certaines méthodes ne passent pas. D’une part, le Point – comme le Figaro ou CNews – s’est lancé dans une croisade contre ce bien commun menacé. Depuis l’article du 18 février, le site de l’hebdomadaire a publié trois entretiens pour fustiger un « militantisme exacerbé » de Wikipédia, un décryptage de son financement et une tribune. Intitulée « halte aux campagnes de désinformation et de dénigrement menées sur Wikipédia », celle-ci réunit une centaine de signataires, dont Caroline Fourest, Élisabeth Badinter, Raphaël Enthoven, Nathalie Loiseau…
Quand un journaliste menace un contributeur
Par ailleurs, pour son article, le journaliste du Point Erwan Seznec a menacé le contributeur responsable des modifications dénoncées, « FredD », de révéler son vrai nom et d’intervenir auprès de son employeur. Une étape inquiétante pour les Wikipédiens : « Maintenant, on intimide les contributeurs, des digues sont en train de sauter », s’inquiète Amélie Tsaag Valren, contributrice du site depuis 2007.
Une lettre ouverte, signée par plus d’un millier d’utilisateurs de la plateforme, a dénoncé cette « intimidation ». « Pour le coup, il y a eu une communion rare des contributeurs qui ont fait front, quelles que soient leurs opinions politiques », souligne Capucine-Marin Dubroca-Voisin.
Car non, Wikipédia, avec ses 17 000 contributeurs actifs en France, n’est pas un repaire de gauchistes guidés par la vocation de « wokiser » la société. « Un espace pareil fait forcément l’objet de militantisme mais il n’y a pas de prédominance des idées de gauche et le mode de fonctionnement permet de tendre vers l’équilibre », explique Jeanne Vermeirsche. Car si la plateforme est bien un terrain de jeu de la bataille culturelle, la modération, fruit de modifications et de discussions parfois intenses entre contributeurs, permet de limiter les biais idéologiques, en plus d’être un puissant rempart à la désinformation.
« Toutes les idéologies sont représentées »
« Les biais peuvent toujours exister, ce ne sera jamais parfait, mais une grande partie est absorbée par ce mode de fonctionnement… En tout cas, consubstantiellement, Wikipédia n’est ni de droite ni de gauche », assure Capucine-Marin Dubroca-Voisin.
« Les échanges entre contributeurs montrent bien que toutes les idéologies sont représentées, abonde Jeanne Vermeirsche. Il y a par exemple des débats importants sur l’utilisation ou non de l’écriture inclusive. Pour le moment, ses partisans perdent la bataille, on est loin du « wokisme » dénoncé par Elon Musk. Les biais liés au genre sont beaucoup plus importants que les biais politiques. »
Y compris dans les contenus : la part des femmes dans les notices biographiques a dépassé les 20 % il y a seulement quelques mois, sous l’impulsion d’une association (soutenue financièrement par Wikimédia France), Les sans PagEs, créée pour lutter contre ce déséquilibre. Une initiative immanquablement taxée de « wokisme », le Figaro y voyant par exemple un renoncement « au principe de neutralité ».
La question des sources
L’autre charge principale contre Wikipédia concerne l’épineuse question des sources. Quand Elon Musk reproche qu’elles proviennent principalement de médias traditionnels, Le Point ou des titres français d’extrême droite s’estiment trop peu cités et pensent que la presse dite de gauche serait privilégiée.
La fiabilité de tel ou tel média est pourtant discutée en permanence par les contributeurs. En particulier au sein de l’Observatoire des sources qui émet des avis sur différents médias, pour guider les contributeurs.
« Seules quelques sources sont bannies, comme celles entièrement rédigées par de l’intelligence artificielle ou trop complotistes comme France-Soir, explique l’ancienne présidente de Wikimédia France. Ensuite, nous savons que le Figaro va être biaisé à droite mais fiable, l’Humanité biaisé à gauche mais fiable. Les contributeurs doivent avoir en tête la ligne éditoriale du titre mais prendre en compte les informations diffusées. »
Une offensive à l’usure
Quid des médias d’extrême droite, rarement sérieux dans leur déontologie journalistique mais susceptibles, toutefois, de relayer de vraies informations ? « Sur ces sites, tout dépend de la pertinence de l’article, il est possible de reprendre uniquement les informations factuelles. Mais, de plus en plus, il n’y en a pas, ajoute Capucine-Marin Dubroca-Voisin. C’est selon ce principe que Valeurs actuelles, par exemple, est utilisé au minimum, et le Journal du dimanche de moins en moins. »
Ces attaques répétées vont-elles avoir raison, à terme, de la plateforme et de son fonctionnement collaboratif ? Le risque est réel, notamment du fait de l’influence d’Elon Musk qui a appelé les géants de la tech à ne plus financer la fondation qui gère la plateforme. « La façon dont fonctionne Wikipédia perturbe énormément ceux qui détiennent des plateformes privées ou des médias, ils n’admettent pas que ça leur échappe », commente la chercheuse Jeanne Vermeirsche.
Mais Musk et les autres pourraient-ils avoir l’encyclopédie à l’usure ? « Si cette offensive se poursuit, les rédacteurs, bénévoles, vont-ils continuer en sachant qu’ils peuvent avoir des ennuis, y compris judiciaire, du fait de ce qu’ils écrivent ? À terme, cela affaiblit la gouvernance, la modération et donc la plateforme », s’inquiète la contributrice Amélie Tsaag Valren.
« Wikipédia n’a jamais été autant en danger »
Le couperet pourrait aussi venir à terme des pouvoirs publics. Si les procès en illégitimité et en manipulation contre la plateforme se poursuivent, ceux-ci seraient-ils tentés de limiter son accès ? « Wikipédia n’a jamais été autant en danger, alerte Capucine-Marin Dubroca-Voisin. On connaît bien le processus : la Russie s’y attaque, censure des pages, le site est bloqué en Chine, l’a été en Turquie pendant plusieurs mois… Il ne faut pas penser que c’est impossible chez nous. »
Une arrivée au pouvoir de l’extrême droite inquiète particulièrement : elle s’en prend fréquemment aux contenus de Wikipédia. Elle s’en sert pourtant dans sa bataille culturelle. En 2022, une dizaine de militants de Reconquête ont constitué une cellule ayant pour objectif de modifier des pages de manière à favoriser le candidat à la présidentielle Éric Zemmour. Une action militante coordonnée, dans un unique but politique. Une méthode qui n’a jamais été démontrée concernant des contributeurs de gauche.
sur https://lepoing.net/
Le Point (et non Le Poing) a lancé une campagne visant à intimider les contributeur.ices de l’encyclopédie en ligne Wikipedia. L’hebdomadaire n’apprécie pas que la fiche, très longue et étayée, qui lui est consacrée, décrive par le menu sa dérive éditoriale le rapprochant des thèses nationalistes identitaires. Michaël Delafosse a choisi de rallier une clique de figures médiatiques, majoritairement réac, en appui au Point. Dans un contexte de guerre culturelle animée par l’extrême-droite, sa signature entache l’image de Montpellier dans le paysage intellectuel
Décidément, il n’en loupe pas une. Depuis son installation en mairie de Montpellier, Michaël Delafosse construit son image de “maire atypique”. Cela en multipliant les signes d’engagement prioritaire sur les thèmes de la sécurité, l’insistance sur des menaces séparatistes islamistes, la production d’une laïcité dévoyée en modèle para-identitaire excluant, la chasse aux soutiens de la cause palestinienne, etc.
“Atypique” doit donc s’entendre comme proche des thèmes favoris de la droite dure et de son extrême. On aura lu les acclamations que cela lui a aussitôt valu, de la part de l’hebdomadaire Valeurs actuelles, le relais de cette “pensée” assurée par des collaborateurs du Figaro, ou encore les alertes para-complotistes lancées par L’Opinion.
C’est maintenant au Point que le maire de Montpellier peut compter ses nouveaux copains. Depuis la mi-février, cet hebdomadaire s’est lancé dans une campagne de dénigrement et d’intimidation à l’encontre de l’encyclopédie Wikipedia. Situons l’ambiance : Outre-Atlantique, Elon Musk – un grand intellectuel épris de liberté, comme on sait – ne cesse d’en appeler à en finir avec ce qu’il appelle “Wokepedia“. Situons l’enjeu : Wikipedia est désignée pour cible dans la guerre culturelle déchaînée par l’extrême-droite à l’échelle planétaire. Le maire d’une grande ville française doit savoir se situer, dans cela…
Wikipedia compte parmi ces quelques fleurons magnifiques qu’il faut reconnaître parmi les acquis très positifs de la révolution Internet. Il s’agit d’une encyclopédie collaborative, totalement internationale, intégralement gratuite, qui ne cesse de s’écrire et de se corriger par l’apport bénévole de milliers d’expert.es sur la planète. A ses débuts, on y vit le risque d’errements incontrôlés dans la formalisation et la diffusion de savoirs échappant aux cadres de certification scientifiques institués. Or, une immense communauté des savoirs s’est constituée à travers elle, qui ne cesse d’enrichir, amender, et évaluer la qualité de ses contenus.
Parmi des millions et millions de fiches publiées en près de trois cents langues, l’une est donc consacrée à l’hebdomadaire français Le Point. Très développée, étayée et référencée, cette fiche décrit toute l’histoire de cette publication, son fonctionnement économique, la composition de sa rédaction, et bien entendu l’évolution de sa ligne éditoriale. C’est là que le bât blesse.
S’adressant à un lectorat de cadres et personnalités institutionnelles influentes, les rédacteurs de cette fiche repèrent que le contenu des articles du Point accompagne l’évolution idéologique de ce milieu, en dérivant de plus en plus nettement vers les thèses proches d’un nationaliste identitaire. D’où le mail menaçant reçu par FredD, l’un de ses rédacteurs, qu’un journaliste du Point a su repérer derrière son pseudonyme (le caractère collaboratif de la rédaction collective des contenus de Wikipedia passe par cet usage des pseudos).
Depuis 18 ans, FredD a rédigé plus de trente mille apports de contenus à l’encyclopédie en ligne. Le journaliste l’avertit que l’hebdomadaire s’apprête à publier un article à charge, révélant son identité, son activité professionnelle, sollicitant l’avis de son employeur, et lui intimant un ultimatum daté pour répondre à ses questions. Ces méthodes sont immédiatement perçues comme se rapprochant de celles de l’extrême-droite, consistant à menacer, intimider et faire pression.
Elles sont dénoncées comme telles dans un appel signé par plus d’un millier de collaborateur.ices français.es de l’encyclopédie. Elleux rappellent que leur fonctionnement fait que tout désaccord sur un contenu se discute sur une page ad-hoc rattachée à la fiche ; et qu’il est très courant que ce type de discussion se solde, dans les plus brefs délais, par l’apport de corrections, voire par le retrait des éléments publiés.
C’est le fonctionnement normal du débat intellectuel, dans cette encyclopédie libre et plurielle, où aucune autorité institutionnelle et/ou politique, aucun pouvoir financier, n’est en mesure d’imposer sa vérité à l’encontre de la communauté savante. Or Le Point s’y connaît dans le maniement des mécanismes d’influence. Il lance un contre-appel, dont plusieurs points flirtent avec la diffamation.
L’activité de la plateforme encyclopédique abriterait des « campagnes de dénigrement systématique et sans contradicteurs », et des contributeur.ices en sont décrits comme des « militants anonymes », animés d’une « volonté d’entacher les réputations », en opérant sur les contenus « des modifications malveillantes ». Dans la polémique qui se déchaîne, on note le procédé usuel à l’extrême-droite, du renversement de l’incrimination, puisque la communauté savante se livrerait à des activités dignes de trolls de réseaux sociaux.
Les quatre-vingt signataires de cet appel n’ont que rarement à voir avec une communauté scientifique digne de ce nom. Elle tient plus d’une clique de figures médiatiques à divers titres, représentative de l’éditoriacratie et de la toutologie (les spécialistes de tout et de rien ayant micros ouverts pour l’info continue), succédanés de philosophes, responsables de rédactions de droite, anciens ministres, chroniqueurs en tout genre, figures de la social-démocratie anti-gauche, indexés sur les repères souverainistes, anti-woke, printaniers laïcs, sionistes ultra, commentateurs para-liéraux.
On y retrouve des Sophia Aram ou Thierry Ardisson, des BHL et des Cohn-Bendit (faut bien rire), des Blanquer et des Dominique Reynié (soit-disant politiste qui se ridiculisa en menant une liste de droite à la catastrophe à des municipales à Montpellier). Alain Minc et Julien Dray. Caroline Fourest, Natacha Polony et Elisabeth Badinter. Philippe Val et Jean-Pierre Sakoun. Raphaël Entoven, Pascal Perrinneau, etc.
Et donc Michaël Delafosse, qui a tout de suite flairé son camp. Ce qui est un geste grave, qui entache l’image de Montpellier, ville de référence en matière de recherches et d’activités intellectuelles. Une ville qui n’a pas besoin que son premier magistrat s’affiche dans le camp de bateleurs visant à affaiblir Wikipedia, à l’instar d’un Elon Musk disait-on.
mise en ligne le 25 février 2025
Jérémy Rubenstein (historien) sur https://blogs.mediapart.fr/
Le soutien actif des plus grandes fortunes, locales et mondiales, aux projets politiques les plus réactionnaires, remet au goût du jour le vieil adage « plutôt Hitler que le Front Populaire ». Cela supposerait cependant une attitude défensive de ces oligarques alors qu'ils réalisent une offensive tous azimuts. Ce n'est pas Hitler pour éviter le FP mais parce que c'est une très bonne affaire
Avant la publication de son enquête sur PERICLES, le projet de « méta-politique » financé par le milliardaire Pierre-Edouard Stérin, le journal L’Humanité a reçu une menace assez particulière. En effet, son article reposait notamment sur une feuille de route de l’association d’extrême-droite qui dévoilait ses objectifs et les étapes pour y parvenir. Or, l’association considérait ce document comme un business-plan d’entreprise, si bien qu’elle a averti le journal qu’elle l’attaquerait pour violation du secret des affaires.
On pourrait considérer cette attaque contre le journal comme une simple défense d’avocats usant des outils procéduraux disponibles afin de protéger le groupe du milliardaire. Pragmatisme de barreau, en somme. Cette interprétation n’en exclut pas une autre, plus littérale : effectivement, établir un régime réactionnaire (ou facho-conservateur, c’est-à-dire -et pour aller vite- fasciste classique sans les congés payés) est un business plan intéressant directement l’avenir de la fortune du milliardaire.
A ce stade de l’analyse du comportement des grandes fortunes droitières, il est habituel de citer le vieil adage « plutôt Hitler que le Front Populaire ». Celui-ci reste pertinent tant il est vrai que ces personnes sont obsédées par l’impôt, prêts à dépenser des fortunes et détruire leurs réputations afin de l’éviter. (Le milliardaire planquant sa fortune à l’étranger n’a pas très bonne presse malgré le contrôle d'une bonne partie de celle-ci -la presse- par ce même milliardaire. Journaux et politiques peuvent bien chanter les louanges de Bernard Arnault, « le créateur d’emplois en France », tout le monde le sait prêt à adopter n’importe quelle nationalité si celle-ci lui offre une décote, alors même que sa marque repose entièrement sur l'affichage d'un faux made in France. Autrement dit, il capte l'image d'un pays dont il n'a que faire du bien-être de ses habitants. Personnage insignifiant pour les uns, redoutable crapule pour les autres, le multimilliardaire n'a pas assez de son groupe de presse pour faire oublier le mépris qu'il inspire à ses concitoyens qui, eux, payent leurs impôts.)
Ainsi, les plus fortunés opteraient pour les projets fascistes afin de se prémunir d’un impôt, même à la marge, qui grèverait ce qu’ils considèrent comme leurs biens inaliénables. (Ce qui paraît aberrant pour l’observation scientifique et le sens-commun, qui savent qu’aucune fortune ne s’établit sans une captation des richesses produites par des collectifs ou l’ensemble de la société, est, pour eux, une vérité existentielle : la fortune reflète l’effort et le savoir-faire individuels -les leurs).
Cette conception du milliardaire, prêt à tout pour échapper à la moindre justice sociale (et économique, dans la mesure où ces milliards sont le fruit d’un vol -la plus-value- des travailleurs, des clients ou des deux), en fait une personne avant tout défensive. « Plutôt Hitler que le Front Populaire » décrit une stratégie défensive.
Or, les Stérin ou Bolloré en France, les Musk ou Thiel aux Etats-Unis ou les Galperin en Argentine, parmi d’autres qui prolifèrent sous tous les cieux, ne sont pas du tout dans des stratégies de préservation de leurs fortunes mais d’extension de celles-ci. La stratégie n’est pas défensive mais offensive.
Cette stratégie se comprend notamment du fait de l’invraisemblance des fortunes amassées. Ces sommes sont telles que leur agrandissement et renforcement ne peut plus s’obtenir par un simple accroissement de leurs secteurs économiques. Seul le pouvoir politique, à la tête des actifs des Etats qu’ils attaquent -de l’intérieur-, peut leur offrir de nouvelles marges de croissance. Que ce soit en s'appropriant ces actifs ou bien en changeant les normes devant encadrer (droit du travail et normes environnementales) leurs activités.
Ainsi donc, la prise du pouvoir politique par les oligarques est effectivement un business plan. Pierre-Edouard Stérin avait donc bien raison de considérer le dévoilement de son plan de fascisation de la France comme un viol du secret de ses affaires.
mise en ligne le 23 février 2025
Mélanie Mermoz sur www.humanite.fr
En liant enquêtes sur les conditions de travail et résultats électoraux, l’économiste Thomas Coutrot montre combien le manque d’autonomie dans la sphère professionnelle, mais aussi l’absence de possibilité d’expression à son sujet nourrissent le vote d’extrême droite. Il invite à refaire du travail un enjeu de débat démocratique.
Dans l’analyse des motivations du vote RN et de l’abstention, l’impact du travail est trop souvent un angle mort. L’étude publiée par l’économiste Thomas Coutrot intitulée « le Bras long du travail : conditions de travail et comportements électoraux » s’attaque à cet impensé. Pour cela, il a croisé les données des enquêtes de la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques) sur les conditions de travail de 2016-2017 et 2019 avec les résultats des élections présidentielle de 2017 et européenne de 2019, qu’il a enrichies avec des indicateurs statistiques par commune, calculés par Thomas Piketty et Julia Cagé. L’absence d’autonomie dans le travail et l’impossibilité de donner son avis sur celui-ci s’avèrent déterminantes sur les comportements civiques.
Depuis quand s’intéresse-t-on à l’impact de l’organisation du travail sur la politique ?
Thomas Coutrot : Dès le XVIIIe siècle, aux prémices de la révolution industrielle, Adam Smith dénonce déjà l’impact du travail répétitif sur les capacités cognitives des travailleurs. D’un côté, il se félicite des gains de productivité économique que permet la division du travail, mais, de l’autre, il s’inquiète du fait qu’en passant d’un travail artisanal à un travail ouvrier ultrarépétitif, on abîme le psychisme des ouvriers. Il dit de ceux-ci : « Ils deviennent aussi stupides et ignorants qu’il est possible à une créature humaine de le devenir. »
Au XIXe siècle, John Stuart Mill dénonce le régime d’usine – Marx parle, lui, de « despotisme d’usine ». Pour Mill, il est contradictoire avec la possibilité d’être un citoyen éclairé et de participer à la vie de la cité. C’est la raison pour laquelle cet économiste et philosophe britannique, libéral économiquement, considère que les coopératives sont le seul mode d’organisation de la production cohérent avec un régime démocratique.
En Grande-Bretagne, au début du XXe siècle, cette idée est portée par le socialisme de guilde, dont le penseur le plus connu est G. D. H. Cole. Celui-ci écrit qu’un régime de servilité dans l’industrie ne peut que donner un régime de servilité dans la sphère politique. Ce courant partisan des coopératives est favorable à la gestion des entreprises par les travailleurs ; il en fait une condition de la vie démocratique dans la cité.
Comment se prolonge cette réflexion au XXe siècle ?
Thomas Coutrot : Au cours des années 1930-1940, le philosophe américain John Dewey développe l’idée que la démocratie n’est pas un régime d’institutions, mais un mode de vie. C’est une société où les individus sont socialisés dans une norme d’interrogation des pouvoirs existants, d’enquête permanente sur le monde. C’est exactement ce que dit aussi Castoriadis : la démocratie n’est pas une société sans hiérarchie ni pouvoirs, mais une société où ceux-ci sont sans arrêt questionnés.
Au cours des années 1970, dans la continuité de Dewey, la politiste Carole Pateman consacre plusieurs livres à la démocratie participative. Pour elle, la démocratie ne peut pas se limiter à la liberté d’expression et au droit de vote, elle doit reposer sur des habitudes quotidiennes enracinées dans les rapports sociaux élémentaires. La démocratie délégataire, qui consiste à élire périodiquement ceux qui nous gouvernent, est une illusion.
Pour être vivante, la démocratie doit s’ancrer dans une participation continue des citoyens aux décisions, une culture quotidienne qui doit pénétrer toutes les sphères de la vie sociale (famille, école, travail…). L’entreprise est un bastion d’autoritarisme dont l’existence et la place centrale dans la vie des personnes sapent les fondements même du régime politique démocratique.
D’élection en élection, nous assistons à un renforcement de l’abstention. Quel est le facteur professionnel le plus observé chez les abstentionnistes ?
Thomas Coutrot : La variable liée aux conditions de travail qui joue le plus fortement chez les abstentionnistes est le manque d’autonomie dans le travail. C’est vraiment le marqueur d’une condition de subordination dans le travail qui prédispose à une passivité politique. Depuis une vingtaine d’années, à travers la montée des procédures, du « reporting », nous observons une érosion de l’autonomie au travail, associée à une série d’innovations techniques et organisationnelles («lean », « new public » managements…).
Les algorithmes et l’IA ne font que sophistiquer des méthodes de contrôle numérique et informatique du travail et de standardisation déjà largement diffusées. L’érosion de l’autonomie n’est en effet pas une question de technologie, mais d’organisation. Ce ne sont pas les outils numériques qui sont en eux-mêmes porteurs d’un appauvrissement du travail, mais les finalités en vue desquelles ils sont conçus et mobilisés. L’accroissement du contrôle, de la standardisation, n’est pas une stratégie d’efficacité économique, mais de pouvoir et de domination.
L’abstention est aussi nettement corrélée à la précarité de l’emploi. Vivre dans l’incertitude du lendemain, être accaparé par les tâches de survie ne favorise pas l’intérêt pour la chose publique, ni la croyance de pouvoir par son vote modifier la situation. Les politistes nomment « sentiment d’efficacité politique » la perception que sa parole compte, que son vote est important. Chez les plus précaires, ce sentiment d’efficacité politique est très faible. Être précaire signifie n’avoir pas de maîtrise de sa vie personnelle, encore moins de la vie collective.
Dans le travail, quel est le marqueur déterminant dans le vote RN ?
Thomas Coutrot : Le fait de ne pas pouvoir donner son avis sur son travail lors de réunions régulières est clairement associé à une propension beaucoup plus forte à voter RN (+ 10 points), même toutes choses égales (diplôme, métier…). L’enquête ne distingue pas le type de réunions – entre collègues, avec les manageurs, avec les élus du personnel ou dans un cadre syndical. C’est d’ailleurs un point qu’il faudrait creuser.
Elle ne dit pas non plus si ces réunions débouchent sur un changement réel. Environ 45 % des salariés participent à des réunions sur leur travail, les cadres et les plus diplômés y sont plus fréquemment associés, même si d’autres catégories sociales peuvent aussi y participer. Il existe également une dimension de genre ; les femmes ont moins la possibilité que les hommes de donner leur avis sur leur travail.
Le fait de travailler de nuit ou à des horaires atypiques est l’autre marqueur déterminant du vote RN (+ 10 %). On observe aussi que les femmes qui votent RN sont celles qui ont la plus forte participation aux tâches ménagères. Cela traduit sans doute une plus forte adhésion aux stéréotypes de genre.
Lors des enquêtes sociologiques par entretien, les questions liées au travail sont-elles abordées par les électeurs RN ?
Thomas Coutrot : Non, ce qui va apparaître dans le discours des électeurs RN, c’est la concurrence des immigrés, le sentiment de mépris dans lequel ces personnes se sentent tenues par les élites, la question des solidarités locales. En revanche, les enjeux du travail, son organisation, le fait de se lever très tôt le matin n’apparaissent jamais, à ma connaissance en tout cas, dans les discours des électeurs RN, et donc dans les analyses des sociologues ou des politistes qui travaillent sur ce sujet.
Les mécanismes de domination ou de mépris au travail, difficiles à vivre mais qu’ils ne parviennent pas forcément à verbaliser, produisent de façon inconsciente des affects d’extrême droite. C’est une espèce de rationalisation a posteriori. Ces mécanismes de domination ne sont pas conscientisés. Ils sont peut-être même naturalisés. Beaucoup d’électeurs du RN ont une vision assez viriliste du monde et donc, pour eux, avoir un chef autoritaire peut même sembler positif…
Côté travail, existe-t-il des similitudes entre abstentionnistes, électeurs FI et ceux du RN ?
Thomas Coutrot : L’électorat FI est caractérisé, comme les abstentionnistes et l’électorat RN, par une faible autonomie dans le travail. Le profil des électeurs RN et LFI est assez proche sociologiquement, même s’il est plus divers chez LFI. C’est un profil plus ouvrier et moins diplômé que la moyenne. Mais il se distingue vraiment sur la capacité d’expression sur le travail. Si les électeurs RN sont très peu sollicités pour parler de leur travail, le fait de pouvoir discuter de son travail est au contraire nettement associé à un vote de gauche, notamment FI.
Un résultat apparaît surprenant, c’est la forte proportion de syndiqués parmi les électeurs RN…
Thomas Coutrot : Une forme de révolte sociale, de colère qui s’exprime en partie par le vote RN, peut aussi se manifester par l’adhésion à un syndicat. Ce phénomène s’observe plutôt chez les adhérents ou les sympathisants que chez les militants. La forte différence entre mes résultats et ceux des sondages « sortie des urnes », qui indiquent un moindre vote RN pour les syndiqués, pourrait s’expliquer par une forme de honte des syndiqués à avouer à un enquêteur qu’ils votent RN.
Ils seraient ainsi les seuls à maintenir le biais de sous-déclaration observé il y a encore une dizaine d’années chez l’ensemble des électeurs. Contrairement au reste de la société, le vote pour le RN n’est pas devenu totalement banalisé dans les milieux proches des syndicats. L’ensemble des directions syndicales communiquent, en effet, beaucoup auprès de leurs adhérents sur le sujet, ce qui n’est pas sans créer des tensions sur le terrain.
Les syndicalistes avec lesquels j’ai échangé n’étaient pas étonnés de ce résultat. Plusieurs militants m’ont ainsi raconté avoir, pendant la campagne des législatives, essuyé des remarques quand ils allaient distribuer des tracts contre le RN à la porte des entreprises. Des sympathisants, voire des adhérents, leur disaient : « Pourquoi le syndicat se mêle de ces histoires-là ? Il n’a pas à faire de politique ».
Comment refaire du travail un enjeu démocratique ?
Thomas Coutrot : Ni le patronat ni les dirigeants de la fonction publique ne souhaitent mettre le travail en débat. Une politique du travail tournée vers la libération de la parole des salariés, et de l’organisation de cette parole, devrait être mise à l’ordre du jour des politiques de gauche. Malheureusement, les partis politiques n’ont jusqu’à présent guère de réflexion sérieuse sur ces questions. C’est au sein du mouvement syndical que des initiatives intéressantes se lancent.
Par exemple, la CGT, depuis une quinzaine d’années, a mis en chantier une réflexion sur ce qu’elle appelle la démarche revendicative à partir du travail. Elle consiste à recueillir la parole des salariés sur leur travail pour les faire s’exprimer sur ce à quoi ils tiennent, ce qui pourrait changer dans leur travail pour qu’il corresponde à leurs valeurs, qu’il réponde aux vrais besoins de leurs clients ou usagers. Cela implique un véritable changement de pratique militante, mais ça permet de retisser des liens forts et de reconstruire du collectif.
En savoir plus Thomas Coutrot :
Chercheur associé à l’Institut de recherches économiques et sociales, Thomas Coutrot a dirigé jusqu’en 2022 le département conditions de travail et santé à la Dares. En mars 2024, l’économiste et statisticien a publié une enquête intitulée « Le Bras long du travail, conditions de travail et comportements électoraux ». Il coanime l’association Ateliers et Démocratie.
Le Bras long du travail : conditions de travail et comportements électoraux, par Thomas Coutrot, Document de travail, Ires, numéro 1.2024.
mise en ligne le 22 février 2025
RN et Macronie amis-amis : c’est une victoire, au moins symbolique, mais aussi un vrai moment de clarification politique auquel on a assisté, ce jeudi 20 février 2025, à l’Assemblée nationale.
La « taxe Zucman », visant à instaurer un impôt minimum de 2 %, seulement, sur la fortune des 0,01 % les plus riches du pays a été adoptée par 116 voix contre 39. Soutenue par la gauche, elle aura emporté les suffrages malgré l’abstention du RN, pourtant toujours prompt à dire qu’il protège les petits contre les gros.
Trois jours après que Bardella a assuré « entendre le cri d’alarme de Bernard Arnault », c’est une nouvelle illustration de l’alliance entre l’extrême droite et l’extrême argent, et une confirmation : le RN protège le capital, pas le travail ni les travailleurs…
Une soirée qui se prolonge dans la nuit de l’Hémicycle mais, au final, une victoire : 116 voix contre 39. La « taxe Zucman », visant à instaurer un impôt minimum de 2 %, seulement, sur la fortune des 0,01 % les plus riches du pays a été adoptée par l’Assemblée nationale. Ce sera une autre paire de manches au Sénat, largement à droite, qui risque fort de retoquer la mesure. Mais enfin, voilà une victoire, symbolique au moins. Portée par les Écologistes, soutenue par l’ensemble des partis de gauche, elle aura obtenu une majorité des suffrages… malgré l’abstention du RN, pourtant toujours prompt à dire qu’il protège les petits contre les gros.
Mais est-ce si surprenant que ça, finalement ?
« La France est un enfer. »
Souvenez-vous, ce n’est pas si loin… « J’ai entendu le cri d’alarme de Bernard Arnault [...]. La France est un enfer fiscal. » Ce mardi 18 février, l’invité de BFMTV n’était ni président du Medef, ni ministre macroniste de l’économie, mais président du Rassemblement National. Il est vrai qu’avec 189 milliards de fortune et zéro centime d’impôt sur ses trois milliards de dividendes annuels, Bernard vit un véritable enfer. Et menace, en bon patriote, de délocaliser aux États-Unis (lire notre désintox). Puisque c’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches, comme disait Victor Hugo, Bernie n’est pas particulièrement à plaindre
. La France, un enfer fiscal pour milliardaires ? Un paradis, plutôt. C’est ce que souligne une note de l’Institut des politiques publiques (IPP) : les 75 foyers les plus riches de France paient 0,3 % d’impôt sur le revenu. Pourquoi un taux aussi proche de zéro ? Parce que nos milliardaires créent des holdings, des sociétés écrans, dans lesquelles ils font remonter, sous forme de dividendes, les bénéfices générés par les entreprises qu’ils possèdent.
La grande évasion
Face à cette grande évasion, l’économiste Gabriel Zucman porte une proposition franchement gentillette : un impôt minimum de 2 % sur les contribuables français à la tête d’un patrimoine de 100 millions d’euros ou plus. Professeur à l’École normale supérieure, il rappelle que les classes populaires et intermédiaires payent en moyenne, elles… 50 % d’impôt.
La proposition de l’économiste avait d’ailleurs rencontré un accueil favorable de plusieurs pays lors du G20 organisé l’année dernière au Brésil. Les députés du groupe écologiste et social avaient donc décidé d’élaborer à partir de cette « taxe Zucman » une proposition de loi, et de la mettre à l’ordre du jour de leur niche parlementaire (seul jour de l’année où un groupe d’opposition peut décider de l’ordre du jour), ce jeudi 20 février à l’Assemblée.
Cet impôt minimum sur les milliardaires rapporterait entre 15 et 25 milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires par an. Il pourrait aider à financer, par exemple, la transition écologique ou nos hôpitaux au bord de l’implosion.
RN et Macronistes, la nouvelle alliance
Mais non : les mêmes qui dénoncent à longueur de journée l’ampleur de la dette publique ont voté contre. La droite, bien sûr, des Républicains aux macronistes. On ne se refait pas. Le RN, quant à lui, s’est abstenu, qualifiant la proposition de « démagogique ». Marine Le Pen a même courageusement esquivé l’Hémicycle au lieu de voter… Protéger les milliardaires ? Le parti d’extrême droite n’en est pas à son coup d’essai.
Le 25 octobre dernier, il votait contre le rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF). D’un même geste, en bon macronistes qui se découvrent, ses députés votaient contre l’indexation des salaires sur l’inflation (le 20 juillet 2022 à l’Assemblée nationale). Le RN a choisi son camp, et ce n’est pas celui du travail.
Peu importe que le montant des 500 plus grandes fortunes de France ait bondit de 400 milliards à 1228 milliards en seulement dix ans, selon le magazine Challenges. Et que, dans le même temps, 82 % des Français déclarent « se serrer la ceinture », que 40 % ne partent pas en vacances, ou qu’un français sur trois ne mange pas à sa faim. Ou que 87 % des sympathisants RN soutiennent le retour de l’ISF… La priorité du RN est ailleurs : rassurer le capital, les marchés financiers.
Le plan caché
C’est que, dans l’ombre, le milliardaire Pierre Édouard Stérin, à la tête du « plan périclès », un plan de 150 millions d’euros pour faire accéder les idées du RN au pouvoir, et son bras droit, François Durvye, s’activent. Le deuxième, devenu conseiller économique de Marine Le Pen et Jordan Bardella, pousse pour que le RN ne s’attaque surtout pas aux intérêts du capital. Sous son impulsion, le programme économique du parti évolue en faveur des grandes entreprises et des plus riches.
Et Durvye compte encore accélérer la mue,selon Le Monde : il souhaite rayer du programme du parti la taxe sur les rachats d’actions, la TVA à 0 % sur les produits de première nécessité, par exemple…
Bref : le polytechnicien de 41 ans joue le trait d’union entre le capitalisme français et le RN. Musk et Trump aux États-Unis, Bolloré et Le Pen ici, l’alliance de l’extrême droite et de l’extrême argent accélère. La déclaration d’amour de Jordan Bardella à Bernard Arnault cette semaine n’est finalement qu’une confirmation. Le RN sait qu’il aura besoin du soutien du capital, et de ses médias, pour arriver au pouvoir. Et le capital sait que le RN ne menacera pas ses intérêts, contrairement à la gauche.
mise en ligne le 17 février 2025
Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr
Paul, militant à la CGT et à Young Struggle, a été roué de coups dimanche soir par une trentaine de militants d’extrême droite lors d’un événement antifasciste. Une enquête pour tentative d’homicide volontaire a été ouverte.
Dimanche 16 février, vers 17 h 30, la réalité et la fiction se sont télescopées. Dans la petite salle de l’Association culturelle des travailleurs immigrés de Turquie (Actit), rue d’Hauteville, dans le Xe arrondissement de Paris, une poignée de militant·es de Young Struggle (YS) regardait le film Z de Costa-Gavras, sorti en 1969 – une charge devenue culte contre la dictature des colonels en Grèce. Cette « soirée cinéma antifasciste » avait été annoncée sur les réseaux sociaux de YS, organisation de gauche récemment créée en France par les enfants de réfugiés politiques turcs et kurdes.
« On venait de voir une scène où des fachos attaquaient des communistes, quand ils sont arrivés », relate Miloš, étudiant allemand de 25 ans, d’une voix blanche. « Ils », ce sont des militants d’extrême droite – une trentaine – qui ont déboulé dans la petite cour du bâtiment hébergeant l’association et qui ont passé à tabac Paul, 30 ans, postier, militant à la CGT et à Young Struggle. « Soudain, c’était la même chose dans la réalité et dans le film. C’était fou », constate Miloš.
Dans une vidéo filmée par une voisine du haut de l’immeuble, on voit Paul, vêtu d’une veste bleue, recevoir une nuée de coups de pied et de coups de poing de ses agresseurs cagoulés et vêtus de noir alors qu’il est à terre, prostré. Hospitalisé dans la soirée, il en est sorti cinq heures plus tard le visage tuméfié, une blessure à la main et trois points de suture dans le dos. « À l’hôpital, on m’a dit que ça ressemblait à un coup de couteau », témoigne Paul lundi 17 février, des lunettes noires sur le visage pour cacher ses marques. Ses camarades, dont Miloš, avaient pu se mettre à l’abri à temps.
Une attaque signée par l’extrême droite
Une enquête du chef de tentative d’homicide volontaire a été ouverte, a fait savoir le parquet de Paris à Mediapart, confirmant les informations de Libération. « Parmi la trentaine d’individus observés sur place et ayant forcé la porte de l’immeuble, six ont été interpellés et se trouvent actuellement en garde à vue », précisait le parquet lundi matin. L’enquête déterminera le profil et les motivations de ces individus. Selon la préfecture de police, citée par l’AFP, les individus arrêtés sont « tous issus de la mouvance d’extrême droite radicale ».
Les témoins interrogés par Mediapart décrivent aussi une « descente en bonne et due forme », portant la signature de l’extrême droite radicale. « Ils étaient très clairement venus pour en découdre. Ils étaient déjà masqués, cagoulés et, pour certains, armés quand j’ai tenté de fermer la porte », rapporte Paul.
Dans une vidéo filmant leur sortie, un des membres du commando crie cette phrase : « Paris est nazi, Lyon est nazi aussi ! » Les militants ont aussi laissé deux stickers sur la plaque de l’Actit : une croix celtique et le message « KOB veille », avec le dessin d’un pitbull aux babines ensanglantées. L’acronyme signifie « Kop of Boulogne », en référence aux hooligans racistes du Parc des Princes dans les années 1990.
Dans les milieux antifascistes, l’étiquette est connue pour être utilisée par les anciens du Groupe union défense (GUD), dissous l’année dernière. « C’est un prête-nom, mais ce sont toujours les mêmes organisations qui refont surface, regrette Ali, membre de l’Actit, listant le GUD, les Zouaves Paris ou encore la Division Martel. Tant que l’État n’apportera pas une réponse suffisante, ils seront confiants dans leur mode d’action. Il faut s’interroger sur la pertinence et le suivi des contrôles dont ces militants sont censés faire l’objet. »
ganisations syndicales et partis de gauche ont apporté leur soutien aux victimes de l’attaque. « Cette attaque, d’une violence inouïe, doit être fermement condamnée et les auteurs jugés », a déclaré Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, en appelant à la « résistance ». « La seule réponse face aux fascistes est l’organisation collective et la lutte », renchérit l’union syndicale Solidaires.
Le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) appelle « à une riposte collective face à cette offensive réactionnaire ». Les députés de La France insoumise (LFI) Thomas Portes et Raphaël Arnault seront présents, ce lundi soir, au rassemblement de soutien prévu devant la gare de l’Est.
« C’est ahurissant de voir qu’en 2025 des néonazis peuvent mener ces attaques. Mais on nous explique que le désordre viendrait de la gauche. On est passés dans une dystopie », commente Raphaël Arnault, ancien porte-parole de la Jeune Garde antifasciste, qui soupçonne des militants lyonnais d’avoir participé à cette opération. Le ministre de l’intérieur Bruno Retailleau n’a pour sa part pas réagi à l’attaque. « Ces descentes ont toujours existé, mais alors qu’avant il y avait une condamnation générale du monde politique, désormais les horreurs de l’extrême droite sont niées. C’est le plus terrorisant », affirme Raphaël Arnault.
Sursaut
L’événement suscite d’autant plus d’émoi qu’il a eu lieu dans le local d’une association liée aux Kurdes, dans un quartier victime à plusieurs reprises d’attaques ciblées contre cette communauté. C’était dans la rue d’Enghien, à quelques mètres, qu’un homme aux idées d’extrême droite avait tué une femme et deux hommes fin 2022 près d’un centre culturel kurde. Ali rapporte aussi les provocations de militants d’extrême droite, depuis trois semaines, à la Gaîté lyrique occupée non loin de là.
Ce ne sera pas leur victoire. Je n’ai pas peur. Ça ne va pas arrêter notre combat politique. Paul, militant à la CGT et à Young Struggle
Venu apporter son soutien à Paul et à ses camarades ce 17 février, le porte-parole du PCF Ian Brossat juge, comme toute la gauche, que la multiplication des actions violentes racistes ou contre des militants de gauche n’est pas étrangère à leur « légitimation » par des responsables plus modérés : « Au plus haut de l’État, il y a eu une libération de la parole d’extrême droite. Comment s’étonner, dès lors, que des militants d’extrême droite se sentent pousser des ailes ? Je souhaite qu’il y ait des condamnations et que l’État soit du côté des antifascistes », déclare-t-il. « C’est l’ambiance de la société : tant que des ministres légitimeront ces groupuscules par leurs paroles, ils se croiront tout permis », abonde Raphaëlle Primet, conseillère communiste de Paris.
De son côté Paul, auquel un arrêt de travail de deux jours a été prescrit, met un point d’honneur à ne pas en rabattre sur son engagement politique. Bien que sous le choc, il affirme : « Je ne sais pas comment je vais réagir après-demain, mais je ne vais pas leur donner raison. Ce ne sera pas leur victoire. Je n’ai pas peur. Ça ne va pas arrêter notre combat politique. » Il appelle aussi les organisations de gauche à résister plus activement à ce qu’il qualifie de « troisième vague du fascisme » : « Il faut porter l’antifascisme partout, s’adresser aux démocrates au sens large, et que ça devienne un mouvement beaucoup plus étendu. »
Sans quoi le terrain gagné par l’extrême droite ne pourra pas être repris. Assassiné en 1924, le député socialiste italien Giacomo Matteotti prévenait déjà : « Tout ce que le fascisme obtient le conduit à de nouveaux arbitraires, à de nouveaux abus. C’est son essence, son origine, son unique force ; et c’est le tempérament même qui le dirige. »
Margot Bonnéry sur www.humanite.fr
Un militant de la CGT a été hospitalisé après avoir été poignardé, dimanche 16 février, lors d’une conférence organisée par le mouvement antifasciste Young Struggle, dans le 10e arrondissement. Une enquête pour tentative d’homicide volontaire a été ouverte.
Hématomes sur le corps, bleus sur le visage, lunettes de soleil pour recouvrir les blessures… Paul se remémore la violente scène vécue la veille dans le 10e arrondissement de Paris. En soirée, ce dimanche 16 février, alors qu’il venait assister à la projection du film Z, de Costa-Gavras, accueillie par l’Association culturelle des travailleurs immigrés de Turquie (Actit) et organisée par le mouvement antifasciste Young Struggle, ce jeune syndicaliste CGT voit arriver un commando d’extrême droite d’une trentaine de personnes cagoulées et munies de tessons de bouteille.
« Dès que je les ai vus, j’ai compris, relate-t-il, encore un peu sonné. J’ai aussitôt tenté de fermer la porte au plus vite, mais ils me sont tombés dessus, m’ont tabassé au sol et j’ai été poignardé à l’arme blanche. Cela m’a valu une nuit d’hospitalisation à Lariboisière. » Au total, deux personnes ont été hospitalisées, selon les organisateurs.
La piste des hooligans d’extrême droite du Kop of Boulogne
Rapidement, les assaillants, vêtus de noir, ont quitté les lieux en hurlant dans les rues adjacentes : « Paris est nazi, Lyon est nazi aussi », comme en témoigne une vidéo amateur. En guise de signature de son acte, le groupe a déposé sur l’un des murs des locaux un autocollant comprenant l’inscription « KOB veille » et un dessin de pitbull, référence probable à « Kop of Boulogne », groupuscule de hooligans racistes et violents qui terrorisaient le Parc des Princes dans les années 1990.
Ce qui laisse craindre une réactivation d’une vieille marque de l’extrême droite parisienne, à la manière du GUD Paris, ressuscité en 2022 avant d’être à nouveau dissous administrativement en 2024. Une enquête du chef de tentative d’homicide volontaire a été ouverte et confiée au 2e district de police judiciaire.
À l’issue de cette agression, « la BAC a interpellé six de nos agresseurs devant une station de métro près du lieu des faits, les autres ont pris la fuite », précise Ali, membre de l’Actit, également présent lors de l’attaque. Autour de lui, une petite dizaine de militants de Young Struggle venus d’Allemagne apportent leur soutien.
« Nous ne permettrons pas d’attaques racistes contre les migrants en Europe ! » martèlent d’ailleurs en chœur l’Actit, l’Union des forces démocratiques (DGB) et la Fédération allemande des travailleurs migrants (Agif) dans un communiqué commun. « Cette attaque vise clairement à empêcher l’organisation des travailleurs immigrés et la lutte de la jeunesse anticapitaliste et antifasciste organisée contre le fascisme et le racisme », dénoncent-ils.
Le silence de Retailleau
« Paris doit rester une terre de résistance à l’extrême droite et il n’est pas acceptable que ses rues deviennent le théâtre de violences comme celles-ci », affirme Ian Brossat, porte-parole du PCF, venu soutenir les associations concernées, rue d’Hauteville. « Depuis quelques années, il y a une libération de la parole de l’extrême droite. Leurs mots sont repris par les plus hauts responsables de l’État, si bien que ces militants fascistes se sentent pousser des ailes. Cette impunité n’est pas acceptable », appuie-t-il.
Surnommé le « Petit Kurdistan » en raison de la forte présence de commerces kurdes, le quartier du 10e arrondissement où a eu lieu ce raid n’en est pas à sa première agression. Cette attaque à l’encontre « de Turcs et Kurdes progressistes » intervient « après les assassinats ciblés de 2013 et 2022 dans le 10e dans lesquels six Kurdes furent tués », rappelle Elie Joussellin, président du groupe PCF à la mairie de l’arrondissement concerné. « Lorsqu’ils étaient ministres de l’Intérieur, Manuel Valls et Gérald Darmanin avaient promis de protéger les Kurdes. Protéger cette communauté passe par la justice. Or, le secret-défense n’a pas été levé pour 2013 et le parquet antiterroriste n’a pas été saisi pour 2022 », poursuit-il.
Une autre question se pose : quelles dispositions vont être prises pour la sécurité ? Pour l’heure, les locaux de l’Actit ne sont pas protégés, aucun policier n’est devant la porte. « Le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, sait s’exprimer quand il le souhaite mais, sur cette affaire, il reste muet », déplore Ian Brossat.
Face à ce déferlement de haine, un rassemblement s’est tenu ce soir sur le parvis de la gare de l’Est. De nombreuses associations, syndicats et partis politiques ont tenu à être présents, comme la CGT, le PCF ou la France insoumise. Tandis que l’enquête menée par la préfecture de police se poursuit, une autre manifestation parisienne a été annoncée. Elle est prévue ce samedi, à 14 heures, sur la place de la République. Pour faire bloc face au péril brun.
mise en ligne le 13 février 2025
Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr
Défense de l’ultra-libéralisme et de l’identité nationale, lutte contre les « wokes », l’islam ou la laïcité… Après avoir révélé l’été dernier les détails du plan du milliardaire catholique, exilé fiscal en Belgique, pour faire gagner les droites extrêmes dans les têtes et dans les urnes, l’Humanité passe au peigne fin ses premiers bénéficiaires.
Depuis qu’il a été contraint de sortir du bois du fait de la révélation, document intégral à l’appui, dans l’Humanité de son projet de financer directement une victoire des droites extrêmes dans les têtes et dans les urnes, Pierre-Édouard Stérin s’avance à découvert. Et quand son nom apparaît désormais, ça ne se passe pas toujours bien…
Il y a deux semaines, la Mairie de Paris a suspendu les concessions accordées à deux restaurants solidaires liés au Fonds du bien commun, le véhicule de philanthropie contrôlé par le milliardaire catholique, conservateur et libertarien en Belgique.
Fin novembre 2024, quelques mois après sa mise en échec à Marianne, les salariés du groupe d’édition catholique Bayard avaient aussi obtenu un recul de leur direction, désireuse de recruter un ex-bras droit de celui qui doit sa fortune, estimée à 1,4 milliard d’euros, aux dividendes versés par les coffrets cadeaux Smartbox.
Objectif : faire gagner 300 villes au RN en 2026
Rédigé, entre naïveté et cynisme, comme un plan d’affaires, le grand dessein politique du richissime exilé fiscal en Belgique a été placé par nos soins sous les feux des projecteurs. Avec son nom on ne peut plus explicite : Périclès, acronyme de « Patriotes, enracinés, résistants, identitaires, chrétiens, libéraux, européens, souverainistes ». Un montant faramineux à dépenser à fonds perdu : 150 millions d’euros sur les prochaines années.
Les « valeurs » qu’il défend : « liberté individuelle et d’entreprendre », « famille, base de la société », « place particulière du christianisme », « enracinement dans un terroir », etc. Et des « tendances » qu’il combat : « socialisme et assistanat », « wokisme », « laïcité agressive », « refus de la préférence nationale », « immigration incontrôlée »…
Et une série d’initiatives décrites comme « organiques » par Périclès : « guérilla judiciaire » contre ses adversaires, création de baromètres pour « imposer (ses) thèmes » dans les débats publics et « rendre (ses) idées majoritaires », aide directe au RN pour lui faire « gagner absolument 300 villes » aux municipales de 2026, constitution d’une « réserve » de hauts fonctionnaires et de cadres dirigeants capable d’exercer le pouvoir en cas de victoire à la présidentielle, etc.
Réclamant aujourd’hui la modification des articles qui le qualifient de « milliardaire d’extrême droite », Pierre-Édouard Stérin a ces derniers mois renforcé ses positions auprès de tous les leaders de l’union des droites extrêmes. Au RN où François Durvye, directeur général de son fonds d’investissement Otium Capital, s’impose chaque jour un peu plus dans l’entourage de Marine Le Pen et Jordan Bardella.
Mais aussi dans les rangs des ciottistes et de Reconquête, dont plusieurs élus ou cadres dirigeants proviennent de sa galaxie. Puis, sans surprise, chez Bruno Retailleau, dont le conseiller com à Beauvau n’est autre que celui qui faisait office de porte-parole de Stérin auprès de l’Humanité en juillet dernier…
20 millions d’euros pour combattre « wokisme, immigration et socialisme »
Qu’on se le dise : en 2025, en s’affichant au grand jour, Périclès est en ordre de marche. Rebaptisée « société d’intelligence politique », revendiquant une « inspiration libérale-conservatrice », l’entité publie des offres d’emploi (chargé de mission « lawfare », développeur « civic tech » et « entrepreneurs en résidence »).
Histoire de conjurer le « risque légal et réputationnel » – selon l’expression utilisée dans le document révélé par nos soins – pour Otium Capital et le Fonds du bien commun, elle dispose, pour gérer ses activités, de plusieurs associations ou fonds de dotation (Périclès, Xanthippe, Parolos, Forum Liberté Prospérité, Centre de formation et de promotion de l’engagement local).
Fin janvier – cela a été repéré par la Lettre –, ses responsables ont apposé sur leur site les logos de 24 « projets citoyens contribuant à la croissance et au développement de la France » qui ont d’ores et déjà été « soutenus » par Périclès. Lequel promet de consacrer 20 millions d’euros par an à ces « initiatives ».
Dans une tribune publiée le 3 février par le Figaro, Arnaud Rérolle, directeur général et cofondateur de Périclès avec Pierre-Édouard Stérin, appelle les Français à participer à ce « réveil des peuples qui ne veulent pas mourir face au wokisme, à l’immigration ou au socialisme », visible selon lui dans « de nombreux pays occidentaux ».
Il se félicite aussi des premiers résultats de Périclès, qui aurait « en quelques mois » permis de « faire émerger plusieurs centaines de recommandations de politiques publiques, de former près de 2000 candidats ou cadres au niveau local et national, de gagner plus de 25 contentieux stratégiques ». Interrogé par l’Humanité, Arnaud Rérolle ne s’avance pas plus sur des chiffrages qui peuvent apparaître gonflés. « Nous avons choisi de communiquer sur une partie significative de nos activités, se gargarise-t-il. Rien ne nous y obligeait. »
Un peu d’argent, beaucoup de pub
Dans la préfiguration originelle du plan Périclès, il était question de 40 projets déjà financés, en septembre 2023, pour un total de plus de 3,5 millions d’euros. Aujourd’hui, ses dirigeants n’en évoquent qu’une trentaine… Or, d’après les éléments recueillis par l’Humanité auprès de 11 bénéficiaires, les sommes versées ne seraient guère conséquentes. Seul à nous livrer un montant précis versé à son association personnelle, Loïk Le Floch Prigent glisse sans fioritures : « Périclès a adhéré au Cercle Entreprises et libertés pour 500 euros l’année, comme toutes les autres entreprises. »
De quoi penser que l’initiative de Stérin est loin de son régime de croisière ou qu’elle n’affiche pas ses plus gros poissons, et qu’elle sert d’abord à obtenir de la publicité à bon compte, afin de s’inscrire résolument au cœur de la nébuleuse des droites extrêmes. « Nous avons communiqué les ordres de grandeur liés au début de notre activité, qui correspondent à la réalité de nos actions, rétorque Rérolle. Nous avons vocation à croître, tant en termes de projets soutenus que d’impact. »
ll y a quelques semaines, le New York Times évoquait une offre de services faite à Périclès par Paul Manafort, le lobbyiste qui avait dirigé la campagne de Donald Trump en 2016. « Nous sommes très intéressés par la situation américaine et sommes libres d’y avoir des partenaires si nous le souhaitons, ajoute le porte-parole de Périclès. Cependant, nous ne travaillons pas avec Paul Manafort ou avec ses équipes, cela n’a pas évolué. La situation française n’est comparable à celle d’aucun autre pays, et nous souhaitons créer nos propres initiatives qui correspondent aux enjeux français. »
Un impact visible… sur les plateaux de Bolloré
Vieilles gloires de l’anticommunisme, petits commerçants de la subversion « patriote », patrons en quête de reconnaissance, influenceurs de niche, bouffeurs de curés mués en croisés anti-islam, éditocrates anti-antiracistes ou antiféministes…
Dans le panorama dressé par Périclès lui-même, les initiatives, à quelques exceptions notables près, ne mènent pas bien loin : portés, pour beaucoup, par de purs idéologues, elles conduisent surtout à fournir de bons clients aux médias de Bolloré, à d’autres chaînes d’info et aux petits titres fétiches de l’extrême droite. Néanmoins, le marcottage est lancé. De toute évidence, d’autres, plus ou moins dangereux, passent et passeront au guichet de Périclès.
Avec Otium Capital, allié à Arnaud Montebourg sur des projets de souveraineté industrielle, ou une philanthropie qui dissémine ses mannes dans de nombreux diocèses du pays, Stérin dispose d’autres armes que Périclès dans sa manche. Pour l’influence, le milliardaire catholique peut encore compter sur des camarades comme, par exemple, les fondateurs du fonds d’investissement Frst (ex-Otium Venture, créé dans le family office de Stérin), qui font circuler ces derniers jours des sondages réalisés pour leur compte par Harris Interactive : le premier entend montrer la popularité « croissante » d’Elon Musk en France, et le second sert à attester que les Français plébisciteraient des magnats comme Bernard Arnault ou Michel-Édouard Leclerc pour la présidence de la République…
Début juillet 2024, quelques jours avant la révélation du plan Périclès par l’Humanité, son créateur pouvait encore affirmer, tranquille, dans les colonnes accueillantes du JDD : « Je ne place pas de pions, je ne manœuvre pas et je n’ai pas d’agenda politique. » La page a été tournée, résolument, par Pierre-Édouard Stérin lui-même : c’est au grand jour que la bataille politique, électorale et culturelle s’engage.
mise en ligne le 12 février 2025
Michel Deléan sur www.mediapart.fr
La France perd cinq places dans le classement mondial de l’indice de perception de la corruption établi chaque année par Transparency International. Pour la première fois, le pays est classé parmi ceux « risquant de perdre le contrôle de la corruption », s’inquiète l’ONG.
Le macronisme finissant risque de laisser une marque assez terne dans l’histoire. Au passif du second quinquennat d’Emmanuel Macron dans divers domaines, figure ce qu’il faut bien considérer comme une flétrissure du bilan moral. La responsabilité du chef de l’État est particulièrement engagée depuis sa volte-face spectaculaire dans la lutte contre la corruption : un véritable renoncement à agir, si ce n’est de la désinvolture, alors que les questions de probité et la moralisation de la vie publique figuraient parmi les priorités affichées par le président élu en 2017.
S’il fallait une preuve des conséquences dommageables de ce revirement, elle est apportée par le tout dernier indice de perception de la corruption (IPC) publié ce 11 février par l’ONG Transparency International. Un indice calculé chaque année depuis 1995, en croisant plusieurs sources fiables.
Le constat est sans appel : dans le tableau 2024 de l’indice de perception de la corruption, la France enregistre une chute inédite et alarmante au classement mondial des nations, puisqu’elle perd cinq places d’un coup et tombe à la 25e position, dix rangs derrière l’Allemagne – et plus loin encore des pays scandinaves.
Pour la première fois, notre pays est classé parmi ceux « risquant de perdre le contrôle de la corruption », s’inquiète Transparency International, pour qui « ce signal d’alerte témoigne d’une multiplication des conflits d’intérêts et des affaires de corruption dans un contexte de crise institutionnelle ».
L’ONG pointe, pour commencer, les 26 ministres ou proches collaboratrices ou collaborateurs d’Emmanuel Macron impliqués dans des affaires politico-financières depuis 2017, d’Alexis Kohler à Rachida Dati, en passant par Aurore Bergé et Philippe Tabarot, et y voit non sans raison la traduction d’un « affaiblissement des principes d’exemplarité ».
Pour ne rien arranger, le chef de l’État est rapidement revenu sur la tradition qui consistait à ce qu’un ministre mis en examen démissionne du gouvernement (la fameuse « jurisprudence Balladur »). Ce qui exacerbe chez nos concitoyens « le sentiment d’impunité dont jouiraient les élus ». On pourrait y ajouter la Légion d’honneur accordée à plusieurs personnalités ayant été aux prises avec la justice.
Le non-respect des lois de financement de la vie politique pose également question. Après le procès en appel de l’affaire Bygmalion, qui portait sur la campagne présidentielle 2012 de Nicolas Sarkozy, et alors que se déroule actuellement le procès des financements libyens de sa campagne de 2007, « le Parquet national financier a récemment ouvert deux informations judiciaires sur les comptes de campagne d’Emmanuel Macron en 2017 et 2022 », rappelle Transparency.
L’ONG souligne aussi « la multiplication des conflits d’intérêts entre l’État et les lobbies », illustrée par la révélation récente des liens entre Aurore Bergé et le secteur des crèches, ou encore des rencontres secrètes entre Nestlé Waters et des membres du gouvernement et de l’Élysée.
« Une dangereuse dérive »
Dans le même temps, rien n’est fait pour aider les contre-pouvoirs, les organismes d’enquête et les corps de contrôle à se développer. Transparency International déplore ainsi le sous-dimensionnement du Parquet national financier (PNF), dont les moyens sont « inversement proportionnels aux sommes en jeu dans les affaires de corruption ».
Pire, l’absence de volonté de lutter efficacement contre les atteintes à la probité se manifeste chaque jour un peu plus de façon très parlante. Le non-renouvellement, pendant plusieurs mois en 2024, de l’agrément d’Anticor, qui empêchait l’association de se constituer partie civile dans les affaires de corruption, par exemple, « a marqué une dangereuse dérive des pouvoirs publics », juge Transparency.
L’association déplore par ailleurs les déclarations répétées des politiques contre la justice, contre le non-cumul des mandats, et même contre l’État de droit. « Ces attaques concernent un spectre toujours plus large du personnel politique, comme l’ont illustré les récents propos du ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, affirmant que l’État de droit n’était “ni sacré ni intangible”. La remise en cause des institutions démocratiques constitue un glissement inquiétant pour un pays comme la France, qui risque à terme de porter atteinte au pacte républicain », s’alarme l’ONG.
Sans trop d’illusions, elle réclame des mesures transpartisanes d’utilité publique : transparence accrue des rencontres des décideurs publics avec les lobbies, renforcement des règles de financement des campagnes électorales, et augmentation des moyens du Parquet national financier.
Ces dernières années, sur 180 pays pour lesquels Transparency dispose de données suffisantes, seuls 32 ont connu une amélioration dans la lutte contre la corruption, et 47 autres une aggravation. Or « la corruption affecte des milliards de personnes à travers le monde, détruit des vies, sape les droits humains en aggravant les crises mondiales, rappelle l’ONG. Elle entrave les actions là où elles sont le plus nécessaires, bloque des politiques cruciales et favorise l’impunité en alimentant les inégalités ».
Le rapport 2024 insiste sur les liens entre corruption et crise climatique : alors que des milliards de personnes subissent les conséquences des bouleversements climatiques, des ressources qui pourraient être utilisées à l’adaptation et à l’atténuation de ces phénomènes sont détournées vers des poches privées.
mise en ligne le 10 février 2025
Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr
La députée a participé samedi à Madrid à un bruyant meeting des extrêmes droites européennes, aux côtés du Hongrois Viktor Orbán ou de l’Italien Matteo Salvini, tous très fervents soutiens de Donald Trump. Au risque de brouiller la ligne du RN, resté jusqu’à présent plutôt prudent sur le cas Trump depuis sa réélection.
Madrid (Espagne).– Sur la scène de l’auditorium du luxueux hôtel Marriott, à deux pas de l’aéroport de Madrid, Marine Le Pen a tenté samedi 8 février une figure acrobatique : se mettre en scène aux côtés de ses alliés d’extrême droite, galvanisés par la victoire de Donald Trump aux États-Unis, tout en restant fidèle à sa stratégie de « dédiabolisation » en France, qui l’avait conduite jusqu’à présent à observer une certaine distance vis-à-vis du nouveau président des États-Unis.
Avant le début de la conférence, devant quelques journalistes français qui l’attendaient dans le hall du bâtiment, la députée française a voulu déminer le terrain : « Le sujet n’est pas de détecter des clones dans le monde mais d’analyser ce qui est en train de se passer. Manifestement, il y a un rejet des politiques, d’une vision dont on a gavé les différents peuples, et qui aujourd’hui reprennent une forme de liberté. »
À l’écouter, Trump signifie « un défi, une concurrence même, et cela doit nous inciter à prendre à nouveau les bonnes décisions [pour l’Europe] ». Mais le meeting qui a suivi, à l’instar du slogan repris en boucle par les participant·es – « Make Europe Great Again » (« Rendre à l’Europe sa grandeur »), calqué sur le « Make America Great Again » des trumpistes –, a fait entendre une tout autre musique, bien moins prudente.
À l’estrade, ce fut, durant deux heures et demie, un défilé d’une dizaine de figures du parti des Patriotes pour l’Europe, présidé depuis novembre dernier par Santiago Abascal, leader du mouvement néo-franquiste Vox, et qui officiait ici en local de l’étape. Sur l’affiche de l’événement figurait un dessin de profil de la cathédrale madrilène de La Almudena, manière de rappeler, aux yeux des organisateurs, l’ancrage chrétien du continent.
Devant une assemblée de près de 2 000 personnes – un nombre plus modeste que les 10 000 participant·es de la précédente réunion du même genre, à Madrid, en mai dernier –, d’où les « Viva España ! » fusaient à intervalles réguliers, les critiques contre l’immigration se sont mêlées aux dénonciations de l’écologie et de la décroissance orchestrées par l’Union européenne.
Mais la quasi-totalité des intervenant·es a surtout loué sans détour le retour aux affaires de Donald Trump, tout comme le début de mandat du président argentin et libertarien Javier Milei – lequel avait pris soin d’enregistrer une vidéo de soutien, pour l’occasion, à son « cher ami Santiago » Abascal, diffusée juste après l’intervention de Marine Le Pen.
Le moment le plus applaudi fut l’intervention, presque en clôture, aux alentours de 13 heures, du chef du gouvernement hongrois Viktor Orbán, quinze ans de pouvoir à Budapest, qui s’est dépeint en pionnier du trumpisme : « Le triomphe de Trump a changé le monde », a-t-il lancé, emphatique. Avant de remercier le public pour… le soutien apporté par la dictature franquiste à la révolution hongroise de 1956, remportant un tonnerre d’applaudissements.
Après la victoire de Trump, s’est interrogé de son côté le Néerlandais Geert Wilders, « sommes-nous prêts à faire la même chose en Europe ? ». Le vainqueur des législatives de 2023 aux Pays-Bas, avec le Parti pour la liberté (PVV), a parlé de l’ancien homme d’affaires états-unien comme d’un « frère d’armes » – expression reprise à l’identique, un peu plus tard, par Santiago Abascal.
Le patron de Vox est allé jusqu’à minimiser l’impact d’éventuels tarifs douaniers sur les produits espagnols, jugeant que l’intégralité des maux de l’économie européenne venait des mesures du Pacte vert adopté au fil du premier mandat (2019-2024) d’Ursula von der Leyen, la conservatrice allemande à la tête de la Commission européenne.
Autre vedette du sommet, Matteo Salvini, chef de la Ligue en Italie, désormais ministre du gouvernement de Giorgia Meloni, a prôné, emboîtant le pas de Trump, « l’arrêt du financement de l’Organisation mondiale de la santé, et de la Cour pénale internationale […] qui met sur le même plan les terroristes islamistes du Hamas et le président démocratiquement élu [Benyamin] Nétanyahou ».
Durant son discours, le ministre italien des infrastructures a aussi eu cette formule : « Soros appartient au passé, Musk à l’avenir », opposant le philanthrope hongrois associé au camp progressiste et pro-UE, et le milliardaire propriétaire de X. Ce n’est pas une surprise : en Italie, le gouvernement Meloni a reconnu négocier avec Starlink, la compagnie de Musk spécialisée dans les satellites, la gestion des communications cryptées au sein de l’administration italienne.
Se moquant du soutien de Berlin au Danemark après les propos de Donald Trump réclamant l’annexion du Groenland, Matteo Salvini a aussi ironisé, laissant entendre qu’il n’était pas opposé à ce projet d’annexion : « Le chancelier Scholz a parlé d’envoyer des troupes de l’Otan au Groenland. J’espère surtout que les Allemands vont lui offrir un aller-simple, le 23 février prochain [jour des législatives – ndlr] pour qu’il aille défendre tout seul le Groenland. »
« Caste de parasites »
L’Espagnol Abascal n’a pas manqué, dans son discours de clôture, d'encourager discrètement Alice Weidel pour les législatives allemandes du 23 février, cette candidate de l’AfD qui a reçu le soutien répété d’Elon Musk durant la campagne. Et ce, même si Marine Le Pen avait choisi de se tenir à distance du parti d’extrême droite allemand et de l’exclure du groupe politique du RN – comme de Vox – au Parlement européen l’an dernier – en raison notamment du projet de « remigration » défendu par l’AfD.
L’un des plus en verve à la tribune fut sans conteste le Portugais André Ventura. Malgré des scandales à Lisbonne qui entachent la dynamique de son parti Chega (dont un député voleur de valises dans les aéroports), le Portugais s’est emporté sans détour contre la « caste de parasites », reprenant à son compte une des expressions qui a rendu Milei populaire en Argentine. Et d’envoyer un « grand boujour à Javier, qui a changé l’Argentine ».
Ventura ne s’est pas arrêté là : il a proposé aux « patriotes » dans la salle de s’inspirer de la « mentalité » de Donald Trump lorsque ce dernier avait été blessé à l’oreille, l’an dernier, lors d’un meeting en Pennsylvanie : « Il n’a pas fui pour se protéger, il est resté sur scène, et a répété trois fois : “Luttez, luttez, luttez !” Cela doit être notre mentalité. »
Il ne faut pas interpréter la victoire de Trump comme un appel à l’alignement. Marine Le Pen
Prenant la parole vers la fin de ce long meeting enfiévré, Marine Le Pen, appelée à rejoindre l’estrade en tant que future présidente de la République française, a livré un discours un peu plus mesuré. Elle est la seule à ne pas avoir repris à son compte le fameux slogan « Rendre à l’Europe sa grandeur ». Pas plus qu’elle n’a prononcé d’entrée de jeu le « Viva España ! » pour se mettre le public dans la poche – expression dont se gargarisent tous les fascistes espagnols.
D’après elle, l’« ouragan Trump » témoigne d’une « accélération de l’Histoire ». « Qu’est-ce que Maga, a-t-elle interrogé, en référence à la formule trumpiste, sinon un appel à la puissance fondée sur les nations, sur chacune de nos nations ? […] Nous devons comprendre le message que nous lancent les États-Unis et en vérité le monde […]. C’est un défi de puissance, pour nous Européens. »
Et d’insister : « Le réveil du Vieux Continent doit accompagner ce grand mouvement de régénération qui s’annonce : il ne faut pas l’interpréter comme un appel à l’alignement, mais comme une indication à suivre ce mouvement de renaissance, qui surgit dans de nombreux coins de l’Occident. » Apostrophant la foule – « les amis » –, elle a conclu : « Dans ce contexte nouveau, nous sommes les seuls à pouvoir parler à la nouvelle administration Trump. Avec les Américains, […] nous comprenons qu’un patriote ait à cœur de défendre son peuple. »
À la différence de la réunion de mai à Madrid, à laquelle Giorgia Meloni avait apporté sa voix, la présidente post-fasciste du Conseil italien fut une des absentes de la journée. C’est logique : son parti, Fratelli d’Italia, appartient à un groupe d’extrême droite concurrent de celui des Patriotes, au sein du Parlement européen (où l’on retrouve, notamment, Marion Maréchal ou encore la N-VA flamande).
Le Parti autrichien de la liberté (FPÖ), lui, appartient bien à la famille des Patriotes. Mais son chef Herbert Kickl s’est contenté d’un bref message vidéo tourné depuis Vienne. L’adepte de théories conspirationnistes est plongé dans des négociations gouvernementales marathon à l’issue desquelles il pourrait devenir chancelier, à la tête d’une alliance entre droite et extrême droite.
En attendant de voir si Kickl devient chancelier, Orbán reste le seul chef de gouvernement au sein de la famille des Patriotes, tandis que les partis de Geert Wilders aux Pays-Bas et de Matteo Salvini en Italie participent à des gouvernements. Au Parlement européen, le groupe des Patriotes, présidé par Jordan Bardella, est la troisième force de l’hémicycle (86 eurodéputé·es sur 720), devant, notamment, les libéraux de Renew.
Bruno Odent sur www.humanite.fr
A Madrid, ce samedi 8 février, les ténors du groupe des Patriotes d’Europe, dont Viktor Orban, Marine Le Pen ou encore Matteo Salvini, se sont rassemblés pour célébrer la politique xénophobe et ultracapitaliste de Donald Trump et les travaux d’ingérence de l’oligarque Musk en Europe.
À la grand-messe des Patriotes pour l’Europe qui s’est déroulée ce samedi 8 février à Madrid, le principal parti d’extrême droite au Parlement européen entendait célébrer l’élan donné par Donald Trump à leur mouvement. S’accaparant le slogan du nouveau président états-unien pour en faire un « Make Europe Great Again » (Mega) (en français : rendre sa grandeur à l’Europe) qu’ils ont repris en boucle, la patronne du RN français, Marine Le Pen, les chefs d’État hongrois et tchèque, Viktor Orban et Andrej Babis, le Néerlandais Geert Wilders – arrivé récemment en tête des législatives dans son pays – et le vice-premier ministre italien Matteo Salvini se sont bruyamment réjouis de « la tornade » politique déclenchée outre-Atlantique.
L’hôte de ce rassemblement, le leader de l’ultradroite espagnole Vox, Santiago Abascal, devenu en ce début d’année 2025 président du groupe, y voit le signe annonciateur d’un « changement à 180 degrés » sur le Vieux Continent. « Nous sommes le futur », a-t-il lancé. Marine Le Pen lui a emboîté le pas, scandant depuis la tribune sa certitude d’être « en face d’un véritable basculement ».
« Hier, nous étions les hérétiques »
Viktor Orban, euphorique lui aussi, a martelé : « Hier, nous étions les hérétiques. Aujourd’hui, nous sommes le courant majoritaire. » « Il est temps de dire non », s’est emporté l’Italien Matteo Salvini, ajoutant qu’il faudrait bousculer l’Europe pour en finir avec une Commission européenne accusée de promouvoir « l’immigration illégale » et « le fanatisme climatique ». Il faudrait – ont repris plusieurs intervenants – instaurer, comme outre-Atlantique, un ordre libéral définitivement « libéré de la bureaucratie » – entendez, des régulations autour des conquis sociaux.
Les formations nationalistes regroupées au sein des Patriotes pour l’Europe sont devenues après le scrutin de juin 2024 la 3e force du Parlement européen. Mais avec les sièges raflés par les deux autres groupes d’extrême droite, celui emmené par la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni (80 députés), et celui d’Alice Weidel, la patronne de l’AfD allemande (26), une ultradroite unie pourrait détrôner en nombre de sièges (192) la droite et son Parti populaire (188) à Strasbourg.
Promu grand manitou de l’efficience de l’administration Trump, l’oligarque états-unien Elon Musk, omniprésent à Madrid dans les débats et les interventions, s’est mué en une sorte de fédérateur d’un eurofascisme rapprochant les uns et les autres, et toujours plus efficace pour promouvoir le capitalisme libertarien et autoritaire qu’il entend voir s’imposer partout.
Le ralliement des nationalistes européens à cet ultracapitalisme
Le patron de X, SpaceX et Tesla a beaucoup donné de sa personne. Lui qui a mis tout son poids dans la campagne des élections anticipées allemandes qui ont lieu dans moins de quinze jours. Avec un soutien répété au parti d’Alice Weidel, n’hésitant pas à se faire complice du pire révisionnisme historique à l’égard du nazisme. Et lui qui entretient, de longue date, les meilleures relations avec Giorgia Meloni, laquelle le lui rend bien puisque l’ultra-atlantiste dirigeante italienne est prête à faire affaire avec SpaceX plutôt qu’avec Arianespace.
Le ralliement des nationalistes européens à cet ultracapitalisme est tellement manifeste qu’il a obligé Marine Le Pen à une étrange pirouette en marge de la réunion de Madrid, affirmant : « La France ne peut pas être assujettie aux États-Unis. » Ce besoin d’afficher au moins une distance à l’égard d’un trumpisme célébré en même temps avec les autres est sans doute indispensable aux yeux de la patronne du RN pour ne pas trop effrayer ces électeurs gaullistes ou souverainistes vers lesquels son parti multiplie les appels du pied.
Il n’empêche, l’étroit ralliement au capital et à ses grands personnages était déjà apparu quelques jours plus tôt, quand le président de l’extrême droite hexagonale, Jordan Bardella, a soutenu Bernard Arnault en s’en prenant violemment à Sophie Binet, la secrétaire générale de la CGT. Le patron du champion mondial du luxe dénonçait une éventuelle augmentation d’impôts qui aurait égratigné ses profits et menaçait de délocaliser.
Sophie Binet avait réagi en fustigeant « un indécent chantage à l’emploi » du ténor du capitalisme tricolore. Attitude impardonnable aux yeux du numéro un du RN. « Honte à Sophie Binet », a-t-il clamé après avoir exalté le rôle des « capitaines d’industrie » dans le « rayonnement du génie national ». Trump jure d’instaurer un nouvel âge d’or en libérant le génie salement entravé d’oligarques « patriotes ». Le Frenchy a bien mérité de son maître.
mise en ligne le 9 février 2025
Lina Sankari sur www.humanite.fr
Après la présentation de la « boussole de compétitivité » par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, les organisations représentatives appellent à reconstruire le « modèle social » européen plutôt que de continuer à le démanteler.
La boussole pointe vers l’Ouest et les syndicats européens ne s’y sont pas trompés. Au prétexte de doter le continent des armes économiques pour faire face aux États-Unis et à la Chine, la « boussole de compétitivité » présentée ce 29 janvier par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, semble profiter de l’accélération de la dérégulation côté états-unien, et des pressions exercées en ce sens par Donald Trump, pour hâter le mouvement côté européen.
Profitant du retour du milliardaire à la Maison-Blanche et des alertes lancées sur la désindustrialisation du continent, l’Union européenne s’engage dans une nouvelle course au moins-disant social. Si l’Union européenne (UE) se targue de vouloir préserver son modèle, elle semble plutôt axer sa stratégie sur « la satisfaction des besoins des entreprises », analyse la Fédération européenne des Transports.
De fait, Ursula von der Leyen propose un « choc de simplification » pour les entreprises qui vise à alléger la législation de 25 %. Bien qu’elle prétende vouloir préserver le Pacte Vert, malgré les pressions insistantes de son camp politique pour se défaire de ce qu’il considère comme un obstacle aux affaires, la dirigeante conservatrice suggère de se défaire des normes de durabilité, de respect des normes environnementales et des droits humains pour les donneurs d’ordre (devoir de vigilance et « comptabilité sociale et environnementale » du CSRD).
« L’Europe sociale » en miettes
Selon la Fédération européenne des Transports, « la Commission accepte que l’UE ne s’adapte qu’aux normes de compétitivité définies en dehors de l’Europe, au lieu de définir ses propres normes ». Plutôt que d’être préservé, le modèle social nécessiterait d’être reconstruit, concluent les organisations représentatives des travailleurs. « Le modèle social de l’UE s’est érodé au cours des dernières décennies. Certaines mesures risquent de démanteler davantage ce qui reste de l’« Europe sociale », ajoute la Fédération européenne des Transports. Et pour cause, l’UE envisage de se doter d’un régime spécifique permettant aux entreprises innovantes de s’émanciper du droit du travail national.
Le document présenté par la Commission se gargarise pourtant de constituer une « feuille de route pour des emplois de qualité » quand, à l’autre bout de l’échelle, elle définit les bonnes conditions de travail comme liées à la seule attraction des travailleurs sur le marché et à l’augmentation de la productivité.
Avec pour corollaire, un recul de l’âge de départ à la retraite. De son côté, la Confédération européenne des syndicats (CES) annonce qu’elle ne peut discuter du plan en l’état et demande un rendez-vous « urgent » avec Ursula von der Leyen : « les négociations sur la proposition auraient dû avoir lieu avant la publication », rappelle la CES. L’union continentale regrette également que de l’argent public soit une nouvelle fois déversé dans les entreprises sans aucune condition tout en risquant d’exposer les salariés à de nouveaux dangers dans les lieux où ils opèrent du fait d’une législation moins contraignante.
Antoine Portoles sur www.humanite.fr
Le paquet de mesures adopté par les Vingt-Sept pour lutter contre le réchauffement climatique est aujourd’hui dans le viseur du patronat et de l’extrême droite, biberonnés à la dérégulation plein gaz promise par Donald Trump aux États-Unis.
Le Green Deal est-il voué à finir à la déchetterie ? Aussi appelé pacte vert pour l’Europe, cet ensemble de mesures, présenté en 2019 par la Commission européenne puis entériné l’année suivante, est censé permettre au continent d’atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050, en vertu de l’accord de Paris de 2015.
Il s’agit aussi pour les Vingt-Sept, à plus court terme, de réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre de 55 % d’ici à 2030 par rapport à 1990. Porté par la vague écologiste au Parlement européen en 2019, qui a ensuite reculé aux élections de 2024 au profit des conservateurs, le pacte vert est aujourd’hui menacé de toutes parts.
Les appels à détricoter les normes environnementales essaiment partout en Europe. « C’est une question de curseur et d’équilibre politique au Parlement. Il est clair que le Green Deal n’est plus considéré comme la priorité des priorités », résume Olivier Costa, politologue et directeur de recherche au Cevipof. Durant le premier mandat de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, bien que l’Union européenne ait cherché à prendre le leadership mondial sur la protection de l’environnement, le consensus autour de la lutte contre le changement climatique s’est petit à petit effrité, cédant la place à la recherche de croissance et de compétitivité.
Une « boussole pour la compétitivité » qui sacrifie le climat
« Le rapport Draghi parlait justement du déclin économique de l’Europe par rapport aux États-Unis, il y avait tout un plaidoyer pour remettre la compétitivité au centre du jeu et simplifier les réglementations européennes », analyse-t-il. Cette idée n’a pas échappé à Ursula von der Leyen. Sous la pression du patronat pour infléchir la politique environnementale de l’UE, le plan « boussole pour la compétitivité » est dans les cartons de la Commission.
Certains textes du Green New Deal – que les grandes entreprises estiment inapplicables – risquent d’être assouplis, par exemple ceux « sur la fin des moteurs thermiques en 2035, sur la CSRD (directive qui exige des entreprises qu’elles intègrent des informations sur la durabilité dans leurs rapports de gestion – NDLR), sur la déforestation importée, ou encore sur les questions de recyclage ou d’économie circulaire ». Même sursis pour la directive sur le devoir de vigilance pour les entreprises européennes de plus de 500 salariés en matière de droits humains et environnementaux.
Le pacte vert est aujourd’hui pris en étau sur fond de distorsion de la concurrence et de tensions commerciales croissantes avec la Russie, avec les États-Unis, ou encore avec la Chine. Un sursis alimenté par le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. « Il n’en a strictement rien à faire des enjeux environnementaux, il quitte tout un tas d’instances internationales, ce qui relance la course à la compétitivité, rappelle Olivier Costa. Sa stratégie trouve un écho particulier auprès des extrêmes droites européennes, qui voient en lui la validation de leur ligne politique. »
La neutralité carbone s’éloigne
Les conservateurs européens n’ont jamais caché leur climatoscepticisme, pas plus que leur défense des intérêts des industries les plus polluantes. Mais leur fascination pour le président états-unien pourrait vite tourner court au vu de ses intentions préjudiciables à l’égard de l’Europe. Parmi ces leaders, l’Italie de Giorgia Meloni et la Hongrie de Viktor Orban mènent la charge contre le Green Deal.
En France, sans pour autant vouloir y renoncer, le ministre délégué chargé de l’Europe, Benjamin Haddad, interrogé sur France Info, a plaidé pour « la simplification et la suspension d’un certain nombre de directives. Si on investit dans la transition environnementale en accompagnant nos entreprises, (…) faisons-le de façon pragmatique, avec bon sens, en écoutant les acteurs ». Si la France a « globalement soutenu le pacte vert, elle subit aujourd’hui un backlash écologique comme partout en Europe, notamment dans l’industrie automobile », souligne Olivier Costa. Ce refrain sur l’UE qui tuerait l’économique à coups de normes se manifeste aussi dans l’Hexagone avec la crise agricole.
Wopke Hoekstra, responsable de la politique climatique de l’UE, a déclaré jeudi que la Commission européenne envisagerait d’exempter 80 % des entreprises de la taxe communautaire sur les émissions de carbone aux frontières de l’UE prévue en 2026, justifiant que seules 20 % d’entre elles étaient responsables de la majorité des émissions de gaz à effet de serre.
« Notre raisonnement actuel, qui consiste à faire peser une charge énorme sur les entreprises, qui doivent alors remplir beaucoup de paperasse, avoir beaucoup de choses à faire, sans aucun mérite, ne peut pas être la solution », a-t-il expliqué. Derrière le sabordage du Green Deal, ce sont les objectifs européens en matière de neutralité carbone qui sont remis en question.
mise en ligne le 7 février 2025
Les groupuscules d’extrême droite trouvent dans le Nord un terrain propice, où ils espèrent attiser la haine et la violence contre les migrants cherchant à rejoindre l’Angleterre. Ils prospèrent à l’ombre du RN, dont les scores contribuent à la libération de la parole raciste
.Rosa Moussaoui sur https://www.humanite.fr/
Sous les radars. Avant la mort de Djamel Bendjaballah, tué le 31 août 2024 par Jérôme D., personne dans le Dunkerquois n’avait entendu parler de la Brigade française patriote (BFP), à laquelle appartenait le meurtrier. Seule mention publique de cette milice avant ce crime : elle est citée dans un article scientifique consacré aux survivalistes, qui relève la présence dans ses rangs d’ex-militaires amateurs de bivouacs et de séances d’entraînement au tir « afin de se préparer à rétablir l’ordre en cas de rupture de la normalité ».
L’un des membres, au moins, de cette Brigade française patriote, était familier des stands de tir de la région, où se croisent policiers et militants d’extrême droite. Pour entériner l’appartenance au groupe, fondé en 2018 par un ancien de la marine, les nouveaux venus se voyaient délivrer un « diplôme » au liseré bleu, blanc, rouge, frappé d’un écusson figurant une tête de mort que cernent ces mots : « Se préparer et résister ».
Une atmosphère de chasse aux réfugiés
Dans une enquête de Blast, un membre de la BFP, ancien militaire, décrit un groupe « très structuré » avec « un chef national qui est en Bretagne et des responsables régionaux ». « Beaucoup d’entre nous possèdent des armes, confie-t-il, (…) On s’entraîne et on se prépare car on sait que la guerre civile est inévitable. » Toujours selon Blast, le tueur était aussi en contact avec un groupe néonazi, Alliance France, réplique hexagonale du mouvement néonazi belge Alliance Belgique, qui aurait sollicité l’adhésion de Jérôme D. avant le crime.
D’autres groupuscules d’ultradroite sont actifs dans le Nord, où ils espèrent attiser la haine et la violence contre les réfugiés cherchant à rejoindre l’Angleterre. Parmi eux, le Parti de la France, du pétainiste Thomas Joly, qui appelle publiquement à procéder à des « rafles ». Dans cette atmosphère de chasse aux réfugiés, le ministère de l’Intérieur demandait, en avril 2023, la fermeture de chaînes Telegram dont certains membres évoquaient des projets d’actions violentes et racistes dans le Nord et le Pas-de-Calais.
L’ombre des ultranationalistes flamands
Cet activisme ne connaît pas de frontières : au mois d’août 2024, à l’acmé des émeutes racistes outre-Manche, une influente figure de l’extrême droite britannique appelait à organiser une traversée pour empêcher les embarcations de migrants de quitter le littoral français. Mais les plus ancrés dans le Dunkerquois sont certainement les ultranationalistes flamands du Geuzenbond, adeptes de la rhétorique du « grand remplacement », qui prêchent « la réunification de toutes les régions néerlandophones d’Europe ». Ceux-là organisent régulièrement des « randonnées » dans les dunes et des collages d’affiches à Dunkerque, Malo-les-Bains, Bray-Dunes, Petite-Synthe.
Le 23 janvier 2024, ils recouvraient les murs de Coudekerque-Branche, où vivait Jérôme D. – une commune de la banlieue de Dunkerque où le Rassemblement national (RN) a recueilli 47,69 % au premier tour des élections législatives anticipées l’été dernier. Le 28 mai 2024, ces nervis d’extrême droite se recueillaient à Watten sur la tombe de l’abbé Jean-Marie Gantois. En 1940, cet ecclésiastique rallié à la doctrine nazie avait écrit à Hitler pour lui demander le rattachement de la Flandre française au Reich allemand comme « membre de la nouvelle communauté germanique ».
Ils appartiennent à la même nébuleuse identitaire que les ultranationalistes flamands de Schild & Vrienden, dont le fondateur Dries Van Langenhove, ex-député du Vlaams Belang, a été condamné au printemps 2024 par la justice belge à un an de prison ferme pour détention d’armes et diffusion de messages à caractère raciste et antisémite. « Le lien est bel et bien établi entre cet ancien parlementaire d’extrême droite, Schild & Vrienden et le Geuzenbond », indique une source policière belge.
Une convergence redoutée
Difficile d’évaluer le poids politique réel de ces milices qui prospèrent à l’ombre de l’extrême droite institutionnelle. « C’est pour l’instant une minorité agissante, remarque Stéphane Vonthron, de l’union départementale CGT du Nord. Ils recrutent parmi les étudiants ; les salles de musculation, le MMA et le combat mixte leur offrent un vivier. Le problème, c’est que, lorsque de tels groupes sont dissous, leurs membres continuent de s’organiser dans l’ombre. Ils se préparent : si le RN gagne, ils seront dans la posture de former de véritables groupes paramilitaires. »
mise en ligne le 3 février 2025
Roger Martelli sur www.regards.fr
Ce dimanche se tenait le second tour de l’élection municipale partielle. Elle avait valeur de test, notamment à gauche. Le député LFI Louis Boyard y a perdu sèchement contre la droite.
Avec 24,9 % au premier tour, l’insoumis Louis Boyard avait pris l’ascendant sur son concurrent communiste Daniel Henry (20,7 %) qui réunissait sur sa liste communistes, socialistes, radicaux et écologistes. Mais, alors que la droite abordait le second tour avec deux listes concurrentes, le jeune député du Val-de-Marne n’a pas réussi son pari de devenir maire. Avec 38,5 %, il a été nettement distancé par sa concurrente de droite (49 %). Il perd 127 voix et 9,4 % sur le total des gauches du premier tour.
Il avait pourtant beaucoup d’atouts, et pas seulement son allant et sa notoriété médiatique. Aux législatives de 2022 et 2024, il avait propulsé la France insoumise sur le devant de la scène locale. En 2017, les insoumis sont certes déjà en tête de la gauche mais dépassent tout juste les 15 %. En 2022, Jean-Luc Mélenchon réalise 46,2 % sur la ville. Louis Boyard devient alors le candidat Nupes-LFI et rassemble 40,2 % au premier tour ; il écrase la droite et l’extrême droite au second tour avec 62,4 % sur la ville. En 2024, candidat NFP-LFI, Louis Boyard fait mieux que récidiver en obtenant 56 % au premier tour et 61,2 % au second. Il améliore ainsi le résultat de la liste de Manon Aubry et de Rima Hassan aux européennes de 2024 (39,2 %).
C’est fort de ces résultats qu’il tente le pari audacieux de conquérir la ville à l’occasion de l’élection partielle. Il ne cherche pas l’alliance avec le reste de la gauche et part seul au premier tour. Faisant fonction d’éclaireur, il teste la stratégie, pour les municipales de 2026, d’une France insoumise qui espère s’emparer, entre autres, d’une large part du « communisme municipal ». Dans son combat, il reçoit le soutien des dirigeants du mouvement, Jean-Luc Mélenchon en tête, qui se déplacent à Villeneuve-Saint-Georges et font meeting avec lui.
Dès hier soir, Mélenchon et à sa suite les dirigeants de la France insoumise ont répété, tous avec les mêmes mots, que la liste de Boyard venait de recueillir 11 points de plus que la maire communiste sortante en 2020, Sylvie Altman. Mais, alors que les communistes avaient repris en 2008 la ville de tradition cheminote qu’ils avaient perdue en 1983, Louis Boyard ne parvient pas à terrasser l’équipe de droite sortante, alors qu’elle avait accumulé toutes les fautes qui auraient dû la conduire à sa perte. Au fond, tout laissait présager que le « dégagisme » cher aux insoumis allait leur profiter. Cela n’a pas été le cas, alors même que la droite locale se déchirait et que deux listes se maintenaient au second tour.
En 2022 et en 2024, lors des législatives, Louis Boyard a su profiter de l’union réalisée à Villeneuve-Saint-Georges, sous l’étiquette de la Nupes, puis du Nouveau Front populaire. Il a pensé qu’il pouvait réitérer à une élection municipale. Il imaginait pouvoir imposer ses conditions ou faire porter le chapeau de la désunion à ses partenaires de la gauche. Il l’a fait avant le premier tour et, plus surprenant encore, il a récidivé entre les deux tours, réclamant une prime majoritaire insoumise, au nom de la nécessité d’avoir une majorité solide pour appliquer son programme. Étrange demande de la part de LFI qui la refuse en général lors des fusions, préférant avec raison la méthode démocratique d’une représentation proportionnelle des listes.
Ce dimanche encore, la liste insoumise a fait ses meilleurs scores dans les cités populaires, là où se concentrent la jeunesse, la pauvreté, la discrimination et la relégation. Elle a donc contribué à de la politisation à gauche, là où la gauche a perdu les bases de son influence d’autrefois. Mais, faute d’esprit d’ouverture, en multipliant les oukases et les rejets, la campagne de LFI n’a pas permis que convergent tous les électeurs de gauche ni toutes les catégories qui s’éloignent du vote et se désespèrent de la gauche. Ajoutons que, même dans les quartiers où Louis Boyard fait ses meilleurs résultats, les insoumis sont en recul, plus ou moins sensible, par rapport aux scores de 2022 et 2024.
Villeneuve-Saint-Georges aurait pu être un exemple faisant émerger une gauche capable de s’ancrer dans les valeurs émancipatrices sans tracer des lignes de partage irréductibles. Ce n’est pas cette gauche-là que nous avons vue à l’œuvre dans la ville la plus pauvre du Val-de-Marne (un taux de pauvreté deux fois supérieur à celui du département), mais la gauche de la guerre des camps, une fois encore.
Aux municipales 2026 comme pour les autres élections à venir, il ne faudra surtout pas refaire Villeneuve-Saint-George, c’est-à-dire mobiliser les talents pour écarter, et perdre à l’arrivée.
mise en ligne le 31 janvier 2025
Jérôme Hourdeaux sur www.mediapart.fr
Victime de coupes budgétaires toujours plus importantes, beaucoup d’associations voient leur survie menacée. Alors que de nombreux départements, régions, villes et l’État prévoient de nouvelles baisses de subvention, l’organisation nationale du Mouvement associatif a écrit au premier ministre.
Le Mouvement associatif sonne l’alarme. Jeudi 30 janvier, le réseau national a rendu publics un rapport et une lettre ouverte au premier ministre alertant sur les réductions budgétaires drastiques imposées aux associations. « Le contexte était déjà tendu. Désormais ça ne tient plus », a prévenu, lors d’une conférence de presse, la présidente du Mouvement associatif, Claire Thoury.
« Le secteur arrive à bout de souffle. Il y a des structures qui sont en train de mettre la clef sous la porte, et des structures qui existaient depuis longtemps », a-t-elle poursuivi. « Ce soir, nous tirons la sonnette d’alarme. Ça concerne toute la société. C’est cela que nous voulons faire comprendre. Est-ce cette société dont nous voulons vraiment ? », a conclu Claire Thoury.
« Le prochain vote du budget pourrait avoir un impact majeur sur le monde associatif, en raison des coupes sectorielles annoncées, du décalage dans son adoption et de la diminution des budgets des collectivités territoriales, dont certaines ont déjà prévenu qu’elles réduiraient significativement leurs subventions », avertit encore, dans son rapport, le Mouvement associatif qui fédère environ 700 000 associations – soit près d’une sur deux.
Ainsi, « les mesures budgétaires annoncées menacent […] 186 000 emplois de l’économie sociale et solidaire (au sein de laquelle on compte 80 % d’associations) », détaille de son côté le rapport intitulé « Que serait la vie quotidienne sans les associations ? ». Car c’est bien la survie de toute une partie du secteur qui est menacée, et ce depuis déjà plusieurs années. Selon le Mouvement associatif, il y a eu 1 110 procédures collectives en 2024, dont 489 liquidations. En 2022, il n’y avait que 766 procédures collectives pour 325 liquidations.
« Particulièrement critique »
Lors de la conférence de presse, le directeur général du Mouvement associatif, Mickaël Huet, a précisé que 29 % des associations avaient moins de trois mois de trésorerie en réserve et que 19 % étaient « dans une situation financière particulièrement critique ».
« Cette situation déstabilise un monde associatif déjà fragilisé depuis de nombreuses années, pris en tenailles entre une hausse continue des charges et une demande de plus en plus importante des bénéficiaires, alerte encore la lettre au premier ministre. En clair, les associations sont aujourd’hui dans l’impasse de devoir faire toujours plus avec moins. »
Le rapport cite plusieurs cas emblématiques de coupures de crédits à divers échelons territoriaux, et détaille leurs conséquences. Au niveau municipal, le Mouvement associatif évoque la situation des 14 000 associations et clubs sportifs de Toulouse, sur la sellette en raison du « “gel” par la mairie de 20 % des financements destinés aux clubs sportifs et de 40 % pour l’ensemble du secteur associatif ».
« À titre d’exemple, poursuit le rapport, l’association toulousaine MixaH, agissant pour la socialisation des personnes handicapées et des jeunes en difficulté par le biais d’échanges sportifs et éducatifs, subit de plein fouet les conséquences des coupes budgétaires. En plus de voir la subvention de la ville de Toulouse diminuer de 33 % par rapport à 2024, elle perd également le financement d’un poste adulte relais. […] Certaines actions, comme son intervention estivale auprès de plus de 60 jeunes des quartiers prioritaires, se retrouvent compromises. »
Ces coupes pourraient entraîner la suppression d’activités, la fermeture de structures.
À l’échelle départementale, ensuite, le rapport évoque le cas du « Val-de-Marne, où le Secours populaire perd 77 % de sa subvention triennale. La perte sera de 66 000 euros par an, et de 198 000 euros au total, alors que le nombre de bénéficiaires a augmenté de 50 % depuis 2018 », détaille le Mouvement associatif. « La Croix-Rouge française et le Secours catholique sont également concernés par ces baisses de subventions val-de-marnaises, alors que ce département fait partie des plus pauvres de France hexagonale », souligne-t-il.
« Cela veut dire que l’on ne va pas pouvoir répondre à une détresse qui pourtant monte », a dénoncé, lors de la conférence de presse, le président du Secours catholique, Didier Duriez. « C’est très dur à vivre pour nous, pour nos bénévoles et pour nos salariés. » « Ces associations vont se trouver dans la situation de devoir dire à une famille si oui ou non ils pourront accueillir leur enfant en situation de handicap », a renchéri Daniel Goldberg, président de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss).
Ce dernier a tenu a exprimer sa « colère » face à la situation. « Je ne connais pas une structure, quelle que soit sa taille, quel que soit son secteur, qui ne soit pas dans le rouge », a témoigné Daniel Goldberg en rappelant que les associations gèrent 30 % des Ehpad et de 85 à 90 % des structures de protection de l’enfance ou d’accueil de personnes en situation de handicap.
À l’échelle régionale, c’est la région Pays de la Loire qui est épinglée pour avoir annoncé en novembre 2024 « une réduction de son budget de 100 millions d’euros ». Ces économies passeront par « une réduction de 64 % des subventions dédiées à la commission culture, sport et associations, soit une baisse de 21 millions d’euros ». « Ces coupes pourraient entraîner la suppression d’activités, la fermeture de structures, une réduction de l’offre sociale, culturelle et sportive, écrit le Mouvement associatif, ainsi que la perte de 13 000 emplois dans l’économie sociale et solidaire, dont 84 % sont des emplois associatifs selon l’UDES », l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire.
Fonds national
Lors de la conférence de presse, Maxime Gaudais, directeur du Pôle, une association de coopération pour la filière musicale basée dans les Pays de la Loire, a estimé à 2 500 le nombre d’emplois intermittents qui seront touchés. Il a pris l’exemple de l’association Songo, gérant la salle nantaise Stereolux, elle aussi touchée par les coupes. « Pour eux, cela représente 19 concerts en moins, donc 43 groupes qui ne pourront pas jouer et donc 4 000 heures de travail qui seront perdues pour les artistes, les techniciens, les gens de la sécurité… », a détaillé Maxime Gaudais.
Enfin, le rapport prend soin de saluer le rôle joué par les associations d’outre-mer, notamment à Mayotte. « Bien que les associations locales aient subi de plein fouet les impacts des cyclones, elles ont été également les premières à intervenir, en mettant en place des actions d’urgence pour répondre aux besoins essentiels des populations les plus atteintes et soutenir la reconstruction », souligne le rapport.
Pour mettre fin à la crise financière du secteur, le Mouvement associatif fait plusieurs propositions : assurer leur « stabilité financière en maintenant sur les budgets 2025 le montant des subventions versées aux associations » ou encore « créer un fonds national de mobilisation pour la vie associative cogéré par des représentants des collectivités territoriales, de l’État et du monde associatif ».
Trop souvent, les associations sont des victimes collatérales de choix politiques.
Ce fonds serait abondé par « la rétrocession volontaire de tout ou partie des intérêts des livrets bancaires d’épargne », « un relèvement des plafonds du régime mécénat d’entreprise sous condition de reversement au fonds », « une partie des fonds saisis et confisqués par l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) et les intérêts que ceux-ci génèrent » et « la possibilité par les fondations reconnues d’utilité publique (Frup) de flécher une partie des fonds propres aujourd’hui non libérables ».
« Trop souvent, les associations sont des victimes collatérales de choix politiques », écrit le Mouvement associatif dans son adresse à François Bayrou. Or, « quand une association de solidarité perd des subventions, ce sont des familles en grandes difficultés financières qui ne pourront plus partir en vacances », poursuit-il. Avant d’expliquer : « Quand un club de sport n’a plus les moyens d’engager un animateur, ce sont des enfants qui devront renoncer à une activité sportive. Quand un festival s’arrête, c’est tout un territoire qui renonce à se retrouver dans un moment de convivialité. »
mise en ligne le 22 janvier 2025
Jean-François Poupelin (Mediavivant)
Dans cette nouvelle enquête sur scène, Mediavivant s’intéresse à la politique sociale du RN dans trois villes emblématiques administrées par des maires élus sous l’étiquette du Rassemblement national. ( https://youtu.be/kOnGoE42JBM )
Durant les dernières élections législatives, Marine Le Pen, la cheffe de file des député·es Rassemblement national (RN), haranguait : « Si vous voulez plus de social, votez RN ! »
Depuis sa prise de pouvoir en 2011, Marine Le Pen tente de « dédiaboliser » le parti d’extrême droite en se montrant plus préoccupée par les plus fragiles.
Mais ce positionnement ne résiste pas à la réalité. Pendant l’examen des projets de loi de finances 2025, les député·es RN ont avant tout défendu les plus riches. Ils ont par exemple rejeté la surtaxe exceptionnelle des entreprises et la taxation des patrimoines de plus de 1 million d’euros.
Il y a encore plus parlant : les politiques menées au niveau local par les maires d’extrême droite. Dans les villes, cela fait en effet longtemps qu’on « a essayé » le RN et ce, dès 1995, avec les victoires du FN à Toulon, Vitrolles, Marignane et Orange. Dix-sept villes sont aujourd’hui gérées soit par des majorités Rassemblement national, soit avec le soutien du parti ou celui de Reconquête, le parti du polémiste d’extrême droite Éric Zemmour.
Au-delà des trois piliers idéologiques – à savoir la baisse des impôts, le renforcement de la sécurité et la suppression des subventions aux associations jugées « communautaristes » –, leurs maires partagent la même passion pour la casse sociale.
Pour Mediavivant, Jean-François Poupelin s’est rendu dans trois villes dirigées par l’extrême droite – Orange, Mantes-la-Ville et Perpignan – pour y étudier leurs politiques en direction de la petite enfance, de la jeunesse, l’offre de services publics, d’accompagnement des plus précaires ou encore la gestion du personnel.
Orange, sous la dynastie Bompard
À Orange, cela fera trente ans en juin prochain que Jacques Bompard a fait basculer la deuxième ville du Vaucluse, avec 30 000 habitant·es, à l’extrême droite. Ces trois décennies permettent de voir les effets sur le long terme de cette idéologie.
Jean-François Poupelin a enquêté sur la situation dans les cités de Fourches-Vieilles et de l’Aygues. Sur scène, il interviewe des témoins directs de la dégradation des services publics.
« La ville s’est transformée. Il n’y a plus de lien social. Tout ce qui se passe est au sud de la ville, pour des populations qu’on va qualifier de “blanches”, déplore Brigitte Laouriga, fondatrice du centre social Pierre-Estève dans le quartier de l’Aygues. Les laissés-pour-compte, les quartiers populaires […] ont complètement été abandonnés. Il n’y a plus de centres sociaux à Orange. »
Kamel Majri, directeur de Laissez les fers, un chantier d’insertion installé dans le quartier périphérique de Fourches-Vieilles, regrette aussi le manque de soutien dans les quartiers populaires. « On a essayé de résister. On a créé une maison des services publics à un moment. […] On y est arrivés plus ou moins bien mais, petit à petit, on s’est épuisés », explique-t-il sur scène.
La génération perdue de Mantes-la-Ville
Mantes-la-Ville est la seule ville d’Île-de-France à avoir basculé à l’extrême droite. Mantes-la-Ville, c’est une petite cité-dortoir de 20 000 habitant·es posée au nord-ouest de Paris avec une forte population ouvrière et immigrée. L’ancien maire RN, Cyril Nauth, n’est resté qu’un mandat, entre 2014 et 2020. Mais ces six années lui ont suffi pour assécher des services publics et mettre à mal un tissu associatif souvent précieux pour les plus fragiles.
Les associations ont vu les subventions de la mairie se réduire de façon drastique, voire disparaître comme pour le FC Mantois, un club de foot. D’autres structures n’ont plus eu la possibilité d’utiliser des locaux municipaux, comme la Ligue des droits de l’Homme.
Dans cette partie, sur scène, la politologue Christèle Marchand-Lagier, spécialiste du vote d’extrême droite et maîtresse de conférences à l’université d’Avignon, explique que des pouvoirs locaux d’extrême droite vont accentuer le désengagement de l’État, créant une hiérarchie entre les populations, à Mantes-la-Ville comme dans les autres villes gérées par l’extrême droite.
« Vous avez des citoyens qui sont distingués comme étant des citoyens supérieurs dans ces communes du RN », analyse-t-elle. Christèle Marchand-Lagier expose également un désengagement des forces politiques dans certaines communes d’extrême droite : « À Orange, il n’y a plus de gauche, il n’y a plus de droite. Dans le nord du Vaucluse, on a le choix entre l’extrême droite et l’extrême droite. »
Perpignan, la purge sociale
Perpignan a basculé en 2020. C’est la plus grande ville gérée par le Rassemblement national, elle compte 120 000 habitant·es.
Elle est dirigée par Louis Aliot, vice-président du RN, un des moteurs de la « dédiabolisation » du parti fondé par Jean-Marie Le Pen, et ancien compagnon de Marine Le Pen. Il a aussi été député européen, ce qui lui vaut d’ailleurs d’être inquiété dans l’affaire des assistants parlementaires du FN. Il risque dix-huit mois de prison, dont six ferme, et trois ans d’inéligibilité avec exécution provisoire. Il pourrait donc devoir rendre son écharpe de maire et ne pas pouvoir se représenter en 2026.
Perpignan est aussi une ville extrêmement pauvre, avec neuf quartiers prioritaires de la politique de la ville.
« Je pense que le maire [Louis Aliot – ndlr] a le souci de marier le respect des grands équilibres financiers – car on lui reprocherait, s’il appauvrissait la ville – et, en même temps, de maintenir à niveau des politiques publiques qui sont demandées. Vous dites la sécurité, c’est aussi ce qui est demandé. […] La politique sociale ne va pas se réduire à ça, mais on a quand même une responsabilité du quotidien qu’il faut absolument préserver », défend Philippe Mocellin, le directeur général des services à la mairie de Perpignan.
Des associations qui interviennent en soutien aux plus démuni·es font pourtant les frais de cette politique. Dans cette partie, Jean-François Poupelin a enquêté sur la fragilisation de structures comme Le fil à métisser qui soutient des familles gitanes dans le quartier Saint-Jacques, ou le club sportif du Haut-Vernet.
Les maires ou anciens maires d’extrême droite de Mantes-la-Ville et d’Orange n’ont pas répondu aux sollicitations de Mediavivant.
« Extrême droite, la casse sociale », une enquête sur scène à regarder en intégralité sur Mediavivant. ( https://mediavivant.fr/extreme-droite-la-casse-sociale/non-classe/replay-extreme-droite-la-casse-sociale/ )
Boîte noire
Cette enquête est signée par Mediavivant, un jeune média marseillais partenaire de Mediapart, qui renouvelle radicalement les modes de récit journalistique : depuis un peu plus d’un an, l’équipe organise chaque mois la présentation, sur scène et en public, d’une enquête inédite, racontée par le ou la journaliste qui l’a menée. Ces récits restent ensuite accessibles sur le site de Mediavivant. ( https://mediavivant.fr/ )
mise en ligne le 17 janvier 2025
Par Daphné Deschamps sur https://www.streetpress.com
Depuis quelques années, les syndicats français sont frappés par la montée de l’extrême droite dans leurs rangs, malgré une histoire et des valeurs ancrées à gauche. Toutes les formations ne font pas preuve de la même intransigeance.
L’annonce a provoqué un coup de tonnerre dans le petit milieu des syndicalistes de l’Assemblée nationale avant les fêtes. Au Palais Bourbon, la section de la confédération chrétienne CFTC a nommé à sa direction Rémi Scholtz, attaché parlementaire affilié au député du Rassemblement national (RN) Timothée Houssin. L’info, révélée par Challenges, a déclenché une levée de boucliers chez les autres mouvements de l’Hémicycle et un casse-tête pour la CFTC. Déjà, car la confédération n’est pas sûre que l’homme soit adhérent… « On ne sait pas quoi faire, peut-être qu’il n’a pas encore été intégré dans nos fichiers, mais cela nous met en porte-à-faux avec les autres syndicats de l’Assemblée nationale. Si son adhésion est confirmée, on traitera la question avec attention », assure son président Cyril Chabanier. La CFTC a pris position contre le RN en 2022, mais ne souhaite pas exclure ses militants tant qu’ils ne soutiennent pas ouvertement le programme du parti lepéniste ou tiennent des propos racistes. « Les collaborateurs parlementaires font un métier difficile, qui mérite d’être défendu, et tous peuvent se syndiquer chez nous. Nous ne demandons jamais à nos adhérents leur couleur politique. Par contre, s’ils prennent des positions qui vont à l’encontre des valeurs de la CFTC, nous les exclurons sans aucun problème », certifie-t-il.
Le profil de Rémi Scholtz laisse peu de doute quant à son positionnement sur l’échiquier politique : auteur d’un livre sur son vécu chez les Scouts d’Europe, souvent accusés de traditionalisme, voire d’intégrisme, il est allé en faire la promotion dans des médias marqués à l’extrême droite : Boulevard Voltaire, Valeurs actuelles ou encore la webtélé identitaire TV Libertés. Il s’est aussi fendu d’un long entretien sur la chaîne YouTube du mouvement national-catholique Academia Christiana, pas vraiment en accord avec les valeurs plutôt « cathos de gauche » du syndicat.
Plus l’extrême droite se normalise et progresse dans les bureaux de vote, plus les cas comme Rémi Scholtz se multiplient. Un sacré dilemme pour leurs centrales, alors que la plupart sont opposées à l’extrême droite ou au Front national (FN) depuis des années, parfois dès les années 1930 pour la Confédération générale du travail. StreetPress a sondé une dizaine de syndicats pour connaître leurs façons de lutter, entre ceux prêts à se couper d’une partie de leurs membres, ceux qui sont dans le dialogue et la formation, et ceux qui s’en cognent. Tour d’horizon.
Viens me le dire au local
Pendant les législatives, la CFDT a recensé pas moins de huit de leurs adhérents qui se sont présentés à la députation sous une étiquette d’extrême droite. L’un d’eux a même été élu : Maxime Amblard. Il incarne désormais la première circonscription de la Meuse, sur les bancs du RN. Ces huit candidats ont tous été exclus de leur confédération, tout comme une suppléante qui militait à la CGT. À l’inverse, un surveillant pénitentiaire encarté chez Force ouvrière a été candidat suppléant du parti lepéniste dans les Hautes-Pyrénées, sans être écarté.
« Les syndicats se débrouillent en général en autonomie », lance Thierry, adhérent de Sud Collectivités territoriales.
« Les sections qui ont 700-800 adhérents ont des structures adaptées, mais plus elle est petite, plus c’est compliqué. »
Dans le milieu, un des premiers cas médiatisés a eu lieu à la CGT en janvier 2011. Fabien Engelmann est alors secrétaire de la section de Nilvange (57). Sauf qu’il se présente aussi aux élections cantonales sous la bannière FN et défend publiquement leurs thèses et leurs propositions, y compris les plus racistes. Le syndicat entame immédiatement une procédure d’exclusion à son encontre. Problème réglé ? Pas vraiment : sa section le soutient, et la CGT se retrouve obligée d’exclure ses 27 membres, alors qu’Engelmann porte plainte pour discrimination politique contre la Cégète. Devenu maire FN d’Hayange (57) en 2014, il mène depuis dix ans des politiques anti-sociales, racistes et islamophobes.
Plus récemment, le syndicat Solidaires Finances publiques a tenté d’exclure localement un militant antivax de Dijon (21). Mais celui-ci, soutenu par le bureau local, a argué qu’il n’était « pas facho, juste antivax », et s’est même invité à des réunions nationales pour défendre son cas. Dans le Vaucluse, une section de Sud Solidaires Routes a été « défédéralisée », comprenez exclue, en 2018, après de multiples publications racistes au sujet de la situation migratoire à Calais. « Le vote s’est fait immédiatement, et à l’unanimité », se souvient Thierry, syndicaliste au sein de Sud Collectivités Territoriales. Ce dernier se rappelle de deux militants exclus il y a quatre ans. L’une expliquait qu’il « fallait parler à tout le monde », l’autre « trouvait carrément que Marine Le Pen était super ». « On a bien fait, puisqu’on les a retrouvées défendant la ligne “Tout sauf Macron” pendant le second tour des élections présidentielles de 2022 », continue Thierry.
Dans la Sarthe, un cadre du Snepap, le syndicat des personnels de l’administration pénitentiaire de la Fédération syndicale unitaire (FSU), s’est pris en photo avec Marion Maréchal-Le Pen en pleine campagne aux européennes de 2024, raconte Joscelin Gutterman, membre du collectif intersyndical Vigilances et initiatives syndicales antifascistes (VISA). Sa ligne de défense, « je parle à tout le monde, je ne fais pas de politique et, de toute façon, ils seront bientôt au pouvoir », lui a valu une désolidarisation de la FSU, qui a indiqué gérer ça « en interne ».
Le cas FO
Parmi les syndicats, plusieurs sont pointés du doigt pour leur passivité, dont Force ouvrière (FO). La confédération ne voit pas d’inconvénient à ce que certains de ses adhérents se présentent sous les couleurs de l’extrême droite, tant que la responsabilité syndicale n’est pas un argument de campagne. Deux de ses cadres font par exemple partie de la majorité d’extrême droite du maire de Béziers (34), Robert Ménard, depuis des années, comme StreetPress le révélait en 2024.
La ligne du mouvement repose sur une lecture très critiquée par les autres organisations qui se revendiquent de la charte d’Amiens (80), un des textes fondateurs du syndicalisme de lutte. Celle-ci définit notamment le syndicat de lutte comme indépendant des partis politiques. La preuve pour FO qu’elle n’a aucun droit de regard sur les positions de ses adhérents. « La charte d’Amiens, c’est un cache-sexe », soupire un salarié de la confédération. Ce dernier assure qu’en interne, « plusieurs responsables syndicaux sont identifiés comme intellectuellement proches du RN, mais tout le monde s’en fout » :
« On a un vrai problème de renouvellement des cadres, on fait avec ce qu’on a et on prend des gens de plus en plus poreux. »
Il poursuit : « La réalité de l’engagement syndical fait qu’on va avoir de plus en plus de cas de ce type. Le vrai problème, c’est l’acceptation institutionnelle. Qu’est-ce qui justifie d’accepter de discuter avec les députés RN, alors qu’avant, c’était pas le cas ? »
En octobre dernier, lors d’un meeting organisé à la Mutualité, le secrétaire général de FO Frédéric Souillot aurait même déclaré qu’il fallait voter la motion de censure RN du gouvernement « les yeux fermés » :
« Ça envoie un signal fort, surtout que nous avions théorisé six mois avant qu’il ne fallait pas prendre position aux législatives pour préserver notre indépendance… »
Les élus RN mènent une politique anti-sociale
Le dialogue avec les élus d’extrême droite, de plus en plus nombreux, est une véritable problématique pour les syndicats. Un militant de Solidaire explique :
« Quand tu as une usine menacée de fermeture dans un département où tous les députés sont au RN, c’est compliqué de dire aux salariés en grève : “Non, on ne leur parlera pas”. »
« L’avantage, c’est qu’ils y vont pas trop pour le moment, mais la question s’est déjà posée », souffle un élu CGT d’une usine métallurgique. « Les élus RN mènent une politique anti-sociale, ils n’ont rien à faire là, car ils ne défendent pas réellement les travailleurs », explique Aurélien Boudon, secrétaire national de Solidaires. Il renchérit :
« Notre objectif sera toujours de les chasser, mais ce n’est pas toujours simple, surtout face à un discours du type : “Tous les soutiens sont bons à prendre”. Les chasser sans pédagogie auprès des travailleurs, c’est presque contre-productif. »
Même questionnement en cas de nomination d’un gouvernement d’extrême droite. « La question du boycott ou non de réunions ministérielles est en débat », avance Aurélien Boudon. Néanmoins, pour les syndicalistes dans la fonction publique, cela signifierait refuser de rencontrer son employeur. Une gageure quand un mouvement veut défendre les salariés et a besoin de dialoguer… avec les patrons. Une problématique qui existe déjà dans les villes et métropoles dirigées par le RN.
Dialogue et formation
Face à la montée de l’extrême droite, les syndicats locaux sont de plus en plus nombreux à chercher des solutions pour former leurs militants et s’armer intellectuellement. 308 sections de la CGT, CFDT ou Solidaires se tournent par exemple vers le collectif antifasciste VISA, qui existe depuis 1996. « Depuis 2022, nous avons doublé notre volume d’adhérents, avec une première vague suite aux élections de 2022, une deuxième après le congrès de la CGT en 2023, et une troisième après les dernières législatives, où à peu près une quarantaine de syndicats nous ont rejoint », pointe Joscelin Gutterman, membre du conseil d’administration de VISA et cheminot syndiqué à Sud Rail.
Le collectif a « énormément de demandes de formations ou d’interventions à des congrès locaux ». VISA effectue aussi une veille pour vérifier si des militants de la mouvance sont dans les syndicats.
« On tient toujours à appuyer sur la différence de traitement à accorder, selon les cas : le militant est-il candidat à des élections sous l’étiquette d’un parti d’extrême droite, ou partage-t-il simplement ses idées ? Est-il possible de le faire sortir de ce logiciel ? »
L’organisation contacte régulièrement les syndicats pour les alerter sur la présence de tels profils dans leurs rangs, avec plus ou moins de succès. Joscelin Gutterman pointe trois « cas de figure » : « Soit le syndicat concerné réagit directement, il lance en général une procédure d’exclusion qui se gère en interne. Soit on ne reçoit tout simplement pas de réponse et dans ce cas, on relance, à différents niveaux, avant de publiciser l’affaire en dernier recours. » Dernière possibilité :
« Ou alors, on reçoit des insultes, on se fait traiter de censeurs, de fascistes… »
Et, selon à quel syndicat écrit VISA, ils savent « plus ou moins à quelle réponse s’attendre à l’avance ». Les relations sont particulièrement tendues avec FO et la CFE-CGC. Pour la seconde, les crispations ont récemment concerné leur affilié Action et démocratie, un syndicat de l’Éducation nationale. Son secrétaire fédéral, Joost Fernandez, est adhérent Reconquête et même responsable du « pôle école » du parti d’Eric Zemmour. Alerté, VISA a prévenu le mouvement. Dans un mail que StreetPress a pu consulter, le président d’Action et démocratie a répondu que son organisation se revendiquait d’une « neutralité politique ». Et que si les adhérents « ont fort heureusement leur propre sensibilité », la direction « ne veut pas la connaître, car cela n’a aucun intérêt quand ces personnes sont animées par le désir d’aider leur prochain ». Vu le programme du parti zemmouriste, c’est une certaine idée du prochain. La CFE-CGC, à qui une copie de tous les échanges a été adressée, n’a jamais répondu.
À l’inverse, contacté après des prises de position de l’UNSA Police au sujet des révoltes après le meurtre de Nahel Merzouk en juin 2023 à Nanterre, le secrétaire de l’UNSA a répondu à VISA en prenant au sérieux le courrier, et en se dissociant publiquement de ces propos.
La crainte d’entrisme
Pour tous ces syndicalistes, l’inquiétude reste la même : pour le moment, le Rassemblement national n’a pas lancé de stratégie d’entrisme dans leurs rangs. Mais que se passera-t-il si c’est le cas ? Cela peut mener à des explosions dans certains syndicats, surtout « les moins solides sur leurs appuis antifascistes ». D’où l’urgence pour VISA de continuer son travail. « En 2024, nous avons touché 3.000 personnes, dont 1.000 en formations. Sur les dix dernières années, ce sont 10.000 syndicalistes qui ont rencontré notre organisation », calcule Joscelin Gutterman. Avec une pointe d’amertume dans la voix, il conclut :
« Même si on se félicite de l’existence d’une prise de conscience, on est comme les Restos du Coeur : si de plus en plus de gens ont besoin de nous, c’est que le problème s’accentue. »
Contactés, FO, CFE-CGC, le Medef et l’UNSA n’ont pas répondu aux questions de StreetPress. Pas plus que le RN.
mise en ligne le 15 janvier 2025
Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/
La dette de l’État serait pour moitié due au financement des retraites ? Et la future négociation proposée aux syndicats et au patronat serait « sans tabou » ? Ce 14 janvier, lors de son discours de politique générale, le Premier ministre François Bayrou a aligné au moins deux mensonges. Leur but ? Permettre que la réforme soit modifiée le moins possible. Décryptage avec l’économiste Michaël Zemmour.
1 : La dette publique serait due au financement des retraites
« Sur les plus de 1000 milliards de dette supplémentaire accumulés par notre pays ces dix dernières années, les retraites représentent 50 % de ce total. » C’est avec un mensonge que François Bayrou a commencé son discours de politique générale ce 14 janvier. « Il a repris une histoire qui a circulé il y a longtemps, selon laquelle le déficit du budget de l’Etat serait dû aux retraites…Ce n’est basé sur rien », souffle Michaël Zemmour.
Le calcul du Premier ministre semblait pourtant imparable. L’État finance chaque année 55 milliards d’euros de budget des retraites. Multiplié par 10, on atteint 550 Mds, soit un peu plus de la moitié des 1000 Mds de dettes. « Sauf que cela revient à considérer que chaque centime versé par l’État dans ce cadre est issu de l’emprunt, ça n’a aucun sens », poursuit l’économiste. Ce dernier rappelle que la France a choisi un mode de financement mixte pour son système de retraite. Avant tout un financement via cotisation sociales, complété par une somme versée par l’État.
« L’État paie les retraites des fonctionnaires, qui ne sont pas plus généreuses que celles du privé. D’autre part on a fait le choix de financer une partie du système des retraites par les ressources publiques parce qu’on ne voulait pas augmenter les cotisations. Dans ce cadre, considérer que la dette est due au financement des retraites n’a pas plus de sens que de considérer qu’elle serait, par exemple, due au budget du ministère des Armées. D’après le mode de calcul du Conseil d’Orientation des Retraites (COR), on serait plutôt aux alentours de 60 Mds de dette sur dix ans dus au financement des retraites », continue l’économiste.
2 : Pour Bayrou, une renégociation des retraites « sans tabou »
Alors qu’une suspension de la reforme des retraites de 2023 était attendue par une partie de la gauche et semblait pouvoir le protéger d’une future censure, François Bayrou a finalement annoncé une simple phase de « renégociation rapide » de la réforme, sans aucune suspension. Pour mieux faire passer la pilule, le Premier Ministre a toutefois souhaité une négociation « sans aucun totem et sans aucun tabou, pas même l’âge de la retraite ». Seule ligne rouge : la nouvelle mouture de la réforme ne devra pas coûter plus cher que l’ancienne.
Les syndicats et le patronat sont ainsi invités à se réunir pour des négociations qui devraient durer 3 mois à partir de la date de remise d’un rapport de la Cour des comptes sur l’état actuel du système de retraites, demandé par le Premier ministre.
Mais la renégociation aura lieu dans un cadre particulièrement défavorable aux organisations de salariés. Tout d’abord parce que, « plus le temps passe, plus le nombre de personnes qui voient leur âge légal de départ et leur durée de cotisation décalés par la dernière réforme augmente », explique Michaël Zemmour. Mais surtout parce que « si aucun accord n’est trouvé, c’est la réforme actuelle qui s’appliquera », a assuré François Bayrou.
Or, qui peut croire que le patronat acceptera tranquillement de revenir sur une réforme qui lui convenait s’il n’y est pas contraint ? « On ne voit pas très bien ce qui empêche le MEDEF de venir à la table des négociations et de constater leur échec. C’est un scénario que l’on connait très bien car c’est celui que l’on observe lors des négociations sur l’assurance chômage (voir notre article)», estime Michaël Zemmour.
En effet, si les organisations syndicales veulent à la fois revenir sur les mesures d’âge et l’augmentation de la durée de cotisation sans creuser le déficit du régime, elles doivent aller chercher de nouvelles recettes. La CGT propose d’ailleurs de longue date des pistes pour récupérer jusqu’à 40 Mds d’euros pour les retraites. Le syndicat souhaite par exemple soumettre à cotisation l’intéressement et la participation, pour 2,2 Mds de recettes. Ou encore récupérer 24 Mds en soumettant les revenus financiers aux cotisations sociales.
Il va sans dire que l’augmentation de ces cotisations représente une ligne rouge pour les organisations patronales, qui se battent au contraire pour leur diminution. La future négociation « sans tabou » semble déjà bien contrainte.
Naïm Sakhi sur www.humanite.fr
Non content de renvoyer la patate chaude des retraites aux « partenaires sociaux », chargés de s’accorder sur une réforme d’ici à l’automne, François Bayrou s’est lancé dans une démonstration malhonnête sur le financement du régime.
Ni suspension ni abandon, mais un chèque en blanc pour le patronat. Sur le sujet brûlant des retraites, François Bayrou n’a pas saisi la main tendue par une partie de la gauche pour apaiser le pays. A contrario, depuis la tribune de l’Assemblée nationale, le premier ministre s’est livré à un enfumage en règle.
D’abord sur le financement. « Notre système de retraite verse chaque année 380 milliards d’euros de pensions. Or, les employeurs et les salariés du privé et du public versent à peu près 325 milliards par an, en additionnant les cotisations salariales et patronales », assure le locataire de Matignon.
Et d’ajouter, au sujet des 55 milliards restants, qu’ils seraient déboursés « par le budget des collectivités publiques, au premier chef de celui de l’État, à hauteur de quelque 40 ou 45 milliards. Or nous n’en avons pas le premier sou. Chaque année le pays emprunte cette somme. »
« Une manipulation grossière des données »
La démonstration du premier ministre est malhonnête. En réalité, François Bayrou reprend à son compte la thèse du « déficit caché des retraites », brandie par Jean-Pascal Beaufret, haut fonctionnaire proche des milieux patronaux.
Ce dernier explique que les régimes de retraite des agents de l’État (fonctionnaires de l’État, agents des hôpitaux et des collectivités locales), présentés à l’équilibre, sont en réalité en déficit : c’est l’État employeur qui comble le trou, au moyen de surcotisations.
Mais ce qu’il présente comme une générosité indue de l’État n’est qu’une façon de compenser un déséquilibre démographique qu’il crée lui-même, comme le rappelle Régis Mezzasalma, de la CGT : « François Bayrou considère qu’il y a un déficit caché dans les retraites des fonctionnaires. Certes l’État compense avec son budget les reculs de cotisations des employeurs publics. Mais ces reculs sont dus aux non-recrutements de fonctionnaire et au gel des rémunérations », tance le conseiller confédéral sur les questions de retraite à la CGT.
De son côté, François Hommeril, président de la CFE-CGC, dénonce « une manipulation grossière des données. » « Le Premier ministre parle de l’équilibre du système sans différencier public et privé. Or les retraites des fonctionnaires ne sont pas un régime par répartition. Mais il entend faire contribuer collectivement l’ensemble des travailleurs, y compris du privé, pour compenser le non-équilibre du public par l’impôt », poursuit-il.
Une mission flash commandée à la Cour des comptes
Assurant que la réforme de 2023 était « vitale pour notre pays et notre modèle social », François Bayrou entend, en guise de diversion, « remettre en chantier la question des retraites. » D’abord, en commandant une mission flash à la Cour des comptes sur le financement de notre système de retraite.
Ensuite, en convoquant un « conclave » entre les syndicats et patronat, dès ce vendredi 18 janvier. Ces organisations devront parvenir en trois mois à un accord « d’équilibre et de meilleure justice », à compter de la remise du rapport de la Cour des comptes. Sans quoi la réforme de 2023 continuera de s’appliquer.
« En somme, on nous contraint à négocier avec un pistolet sur la tempe. C’est une impasse annoncée, résume Mezzasalma. Les précédentes négociations sur l’assurance-chômage et l’emploi des seniors montrent que le patronat n’est pas dans une démarche de mieux-disant pour les salariés. »
Dan Israel sur www.mediapart.fr
L’économiste, spécialiste du système des retraites, doute de la pertinence de la « remise en chantier » annoncée par François Bayrou. Pour l’heure, le patronat n’a aucun intérêt à trouver un accord avec les syndicats.
Les retraites avant tout. Le 14 janvier, le premier ministre François Bayrou a démarré sa déclaration de politique générale avec ses propositions pour le système de retraite français. Il a écarté toute « suspension » – alors que le Parti socialiste (PS) pensait avoir réussi à l’imposer – de la réforme de 2023, qui décale progressivement l’âge de départ légal à 64 ans et porte la durée de cotisation à quarante-trois ans.
C’est une simple « remise en chantier » qui a été proposée. Réunis une première fois le 17 janvier, les syndicats et le patronat devront s’appuyer sur le résultat d’une « mission flash » de la Cour des comptes portant sur l’état financier du régime. Ils auront trois mois pour rediscuter de la réforme, mais sans toucher à son cadrage financier. S’ils trouvent un accord, François Bayrou a promis que leurs propositions seraient reprises dans une loi. Mais s’ils échouent, la réforme de 2023 continuera à s’appliquer.
« C’est l’ingrédient pour des discussions qui ne mènent à rien : les gens pour qui la meilleure solution est de ne pas toucher à la réforme n’ont aucun intérêt à s’engager dans la négociation », souligne l’économiste Michaël Zemmour, l’un des meilleurs experts du système de retraite, très critique de la réforme de 2023 et de sa logique d’économie.
Il alerte également sur le fait que le premier ministre insiste sur une prétendue dette cachée du régime, qui est récusée par tous les spécialistes du sujet.
Mediapart : Dès le début de son discours, mardi, François Bayrou a insisté sur l’enjeu de la dette publique, assurant que le déficit du régime des retraites représentait la moitié des 100 milliards d’euros de dette accumulés en dix ans par la France. Il reprend là un calcul qu’il défend depuis décembre 2022, selon lequel le déficit du système serait de l’ordre de 40 à 45 milliards d’euros par an, alors que le système était bénéficiaire en 2022 et 2023, et déficitaire de seulement 6 milliards en 2024. Comment expliquer cette théorie ?
Michaël Zemmour : François Bayrou reprend à son compte une thèse assez fantaisiste qui est récusée par les économistes ou les spécialistes des retraites. Cette idée a fait l’objet de plusieurs démontages, notamment par le Conseil d’orientation des retraites (COR), par son ancien président Pierre-Louis Bras, mais aussi par l’actuel président Gilbert Cette [un économiste très proche d’Emmanuel Macron – ndlr], y compris dans le dernier rapport du COR.
Il s’agit d’une comptabilité alternative et fantaisiste. En France, le système de retraite repose sur un financement mixte : des cotisations [payées par les salarié·es et les employeurs – ndlr] et des contributions de l’État – pour plein de raisons différentes : il y a des fonctionnaires dont les retraites sont payées par l’État, des cotisations sociales à compenser dans certains cas, de la solidarité…
Le raisonnement de François Bayrou consiste à dire que tout ce qui est financé par l’État serait financé par de la dette. Une idée qui ne s’appuie sur… rien. Son discours est très inquiétant, parce qu’en inventant une dette cachée des retraites, il rejoue la dramatisation autour de l’idée que les caisses sont vides et qu’il faudrait trouver de nouvelles mesures d’économie.
Le système des retraites n’est donc toujours pas en danger ?
Michaël Zemmour : Le système de retraites est globalement financé. Dans sa comptabilité, le COR prévoit certes un déficit persistant, de l’ordre de 0,5 point du produit intérieur brut (PIB) [le COR prévoit 0,4 % de déficit à l’horizon 2030, soit une dizaine de milliards d’euros – ndlr], mais les dépenses sont stables, et tendanciellement un peu en baisse.
En revanche, alors que le nombre de retraité·es va augmenter, l’État a prévu de se désengager progressivement du financement, au nom du fait que le nombre de fonctionnaires diminue. Donc, le déficit qui est prévu à l’avenir ne vient pas d’une hausse des dépenses, mais d’une baisse des recettes, en raison de la baisse programmée de la partie financée par l’État.
Contrairement à ce qui était espéré par une partie de la gauche, François Bayrou n’a finalement proposé ni « abrogation » ni « suspension » de la réforme des retraites, mais une simple « remise en chantier ». Qu’est-ce que cela veut dire pour les personnes qui partent à la retraite dans les prochains mois ?
Michaël Zemmour : Dans l’immédiat, cela ne veut rien dire. Il n’y a pour l’instant aucune remise en cause de la réforme, qui se déroule comme prévu. À chaque fois qu’on avance dans le temps, on a de nouvelles générations touchées par la réforme, qui vont connaître des conditions de départ plus dures. Plus on attend pour prendre une décision, plus ces générations se voient appliquer la réforme.
Le fait que la réforme ne soit pas arrêtée et qu’elle continue à se dérouler joue sur la discussion, parce que plus la conclusion tarde, plus la réforme s’applique.
Si j’ai bien compris le discours de François Bayrou, il envisage une modification possible pour la prochaine loi de financement de la Sécurité sociale, qui sera appliquée en 2026. Donc, la génération née en 1963, qui aura 62 ans en 2025, se verra appliquer pleinement la réforme, sans aucune restriction. Elle sera concernée par un âge de départ de 62 ans et 9 mois, et par une durée de cotisation de quarante-deux ans et demi.
Les discussions entre les syndicats et le patronat devraient s’engager dans les prochains jours. François Bayrou a indiqué que tous les paramètres seraient mis sur la table, y compris l’âge de départ, mais que le cadrage financier ne pourrait pas bouger. Cette négociation vous semble-t-elle bien partie ?
Michaël Zemmour : Non. Tout cela laisse plus que perplexe, pour plusieurs raisons. D’abord, le fait que la réforme ne soit pas arrêtée et qu’elle continue à se dérouler joue sur la discussion, parce que plus la conclusion tarde, plus la réforme s’applique.
La deuxième chose, c’est que, comme l’a dit le premier ministre, si les discussions à venir entre les syndicats et les organisations patronales ne débouchent pas sur un accord, la réforme s’appliquera. Ça, c’est l’ingrédient pour des discussions qui ne mènent à rien : les gens pour qui la meilleure solution est de ne pas toucher à la réforme n’ont aucun intérêt à s’engager dans la négociation.
Cette configuration est exactement celle qu’on a vue lors de toutes les négociations récentes sur l’assurance-chômage : l’État enjoint aux partenaires sociaux de négocier, mais en leur donnant un cadre de négociations dont on sait à l’avance qu’il ne peut pas aboutir. On ne peut jamais prédire l’avenir, mais cela rend quand même tout à fait improbable qu’il y ait un réel processus qui s’engage.
Et le troisième élément à garder en tête, c’est le discours du premier ministre sur cette espèce de dette cachée des retraites, une grille de lecture qui n’est pas conforme au consensus sur les retraites. Là où les partenaires sociaux cherchent une alternative à la réforme, et donc des financements pour revenir dessus, il leur dit en gros qu’avant cela, il leur faudra trouver d’autres financements pour le système actuel.
Peut-on rappeler quels sont les paramètres sur lesquels on pourrait jouer, hormis l’âge légal de départ ou la durée de cotisation ?
Michaël Zemmour : Les autres leviers d’équilibre macroéconomique du système de retraite sont les recettes, prioritairement les cotisations, et le montant des pensions. En théorie, les partenaires sociaux pourraient aussi discuter d’autres sujets, comme le calcul des droits, l’égalité femmes-hommes ou la pénibilité. Ces sujets n’ont pas été traités correctement par les réformes précédentes. Mais la tension actuelle et le poids de la réforme de 2023 sont tels que cela paraît très improbable. Il semble que pour la majorité des syndicats, arrêter la réforme de 2023 est un préalable à ce que des discussions sereines aient lieu.
Et on peut imaginer que les organisations patronales, qui ont soutenu la réforme de 2023, ne seront pas très motivées pour discuter.
Michaël Zemmour : La raison pour laquelle il n’y a pas eu le début d’un accord entre partenaires sociaux sur cette réforme, c’est que le gouvernement avait dit qu’il voulait ajuster le système, mais sans y mettre un centime de recettes supplémentaire.
Or, les organisations syndicales, dans leur diversité, disaient être favorables à l’équilibre financier, mais sans qu’il se fasse uniquement sur la réduction des droits des retraité·es. Elles estiment que l’équilibre doit se faire, en partie ou dans sa totalité, grâce à des recettes supplémentaires.
Le Medef [l’organisation patronale majoritaire – ndlr], lui, n’est pas d’accord pour mettre des recettes supplémentaires dans le régime, et on ne voit pas très bien ce qui le pousserait à s’écarter de cette position. Lorsque le premier ministre dit : « Venez négocier, mais s’il n’y a pas d’accord, la réforme continue à s’appliquer », cela n’ouvre donc pas de cadre de discussion nouveau.
Et même si un accord finissait par être trouvé, encore faudrait-il que le Parlement le vote, comme l’a promis François Bayrou…
Michaël Zemmour : Un vote serait effectivement très incertain. Nous avons cet engagement verbal du premier ministre. Mais il renvoie à un horizon où on n’est pas sûr que le gouvernement en place sera toujours là, ni qu’il aura une majorité pour valider l’accord qui aurait été trouvé.
Enfin, il y a une forme d’ambiguïté sur le rôle qui est donné aux partenaires sociaux. Autant pour l’Unédic [qui gère les caisses de l’assurance-chômage – ndlr] ou l’Agirc-Arrco [qui pilote les retraites complémentaires – ndlr], ils ont un intérêt concret à conclure des accords, car ils gèrent ensemble directement ces caisses. Mais pour le système des retraites [de base – ndlr], on leur demande de discuter, alors qu’ils n’ont finalement aucun pouvoir ni aucune certitude sur ce qu’il se passera derrière.
mise en ligne le 8 janvier 2025
Bernard Marx sdur www.regards.fr
Le PS a entamé des négociations avec les ministres de l’économie et des comptes publics. À quelles fins ?
Ce mardi, Olivier Faure en a posé les enjeux de ces pourparlers sur France Inter avec une argumentation en 3 points :
1. Il faut un budget pour la France.
2. Le PS est ouvert au compromis parce que « s’il n’y a pas ce dialogue fécond, cela conduit à ce que l’extrême droite soit appelée au pouvoir, comme c’est le cas, en ce moment même, en Autriche ».
3. Les négociations vont porter essentiellement sur les retraites, les dépenses de services publics (éducation, santé…), le pouvoir d’achat et la justice fiscale.
En clair, si les négociations aboutissent, le PS ne voterait pas la censure, ni après la déclaration de politique générale de François Bayrou le 14 janvier, ni sur le budget 2025. Il continuerait de s’opposer et de combattre la politique du gouvernement et notamment celle du duo Retailleau-Darmanin.
Le cas de l’Autriche est effectivement parlant. Mais la montée et l’arrivée de l’extrême droite à la direction du gouvernement autrichien ne sont pas seulement dues à l’échec des négociations entre les conservateurs et les sociaux-démocrates. Elles sont d’abord la conséquence des politiques qu’ils ont conduit ensemble ou séparément. Elles tiennent ensuite au renversement d’alliances décidé par les conservateurs qui ont choisi celle avec l’extrême droite. Elle sont dues, enfin, comme le souligne Romaric Godin dans Mediapart (voir plus bas), aux milieux économiques qui soutiennent ce renversement d’alliances. Elon Musk est loin d’être seul au monde.
S’agissant de l’Autriche, cela ne nous rajeunit pas. Mais s’agissant de la France, cela peut nous faire réfléchir. La censure, en janvier ou en mars du gouvernement Bayrou, l’enfoncement dans la crise politique et économique, voire la démission rapide d’Emmanuel Macron avec de nouvelles élections présidentielles dans l’urgence, ne seront pas propices à empêcher l’accession au pouvoir de l’extrême droite française.
Il aurait fallu pour cela que le Nouveau Front populaire ait sérieusement labouré le terrain d’un projet, d’un programme, d’une mobilisation active de la société. Bref qu’il ait fait Front populaire. Mais un compromis sur le budget ne créera pas en soi une situation plus favorable. Cela risque tout aussi bien d’être « encore un instant, monsieur le bourreau ». Qui pourrait prédire autre chose qu’une arrivée au pouvoir de l’extrême droite en France si le dialogue entre le « socle commun » du gouvernement Bayrou et la gauche social- démocrate ne change pas la trajectoire d’une politique qui enfonce le pays et une grande majorité de la population dans un déclin sans espérance ?
Romaric Godin sur www.mediapart.fr
Herbert Kickl, président du FPÖ, a été chargé par le président autrichien de constituer un gouvernement. Il devrait s’allier avec les conservateurs, dont l’aile proche des milieux économiques a soutenu ce renversement des alliances.
Par un renversement spectaculaire des alliances, l’extrême droite autrichienne arrive aux portes du pouvoir. Lundi 6 janvier, le président fédéral de la République d’Autriche, Alexander Van der Bellen, a reçu Herbert Kickl, chef du parti d’extrême droite FPÖ, dans son palais de la Hofburg. Il lui a officiellement confié la charge de constituer un nouveau gouvernement. S’il y parvient, Herbert Kickl sera le premier chancelier d’extrême droite de la république alpine depuis la Seconde Guerre mondiale.
La pilule a dû être délicate à avaler pour le président autrichien, ancien porte-parole des Verts, élu comme candidat indépendant en 2016 face au candidat du FPÖ, et réélu au premier tour en 2022. Alexander Van der Bellen a toujours été perçu comme un rempart contre l’extrême droite. Mais la situation politique ne lui laissait plus le choix. « Une des plus importantes charges constitutionnelles du président fédéral est de s’assurer que le pays dispose d’un gouvernement fédéral qui fonctionne », a précisé le communiqué de la Hofburg annonçant la nomination de Herbert Kickl.
Ce dernier va désormais mener des négociations avec la droite conservatrice autrichienne de l’ÖVP qui, dimanche, par la voix de son secrétaire général, Christian Stocker, s’est dite « prête à répondre à une invitation » du FPÖ pour former un gouvernement. L’affaire semble donc entendue : le FPÖ est arrivé en tête des élections fédérales du 29 septembre 2024, avec 28,9 % des voix contre 26,2 % à l’ÖVP. Les deux partis disposent d’une majorité au Conseil national, la chambre basse du Parlement.
Ces événements peuvent évoquer ce qui s’est passé en 2000, lorsque le conservateur Wolfgang Schüssel, pourtant arrivé troisième des élections fédérales de 1999, avait dirigé une alliance avec le FPÖ de Jörg Haider. La stratégie de l’ÖVP était alors de confronter l’extrême droite au pouvoir afin de lui faire perdre de la crédibilité. Le pari avait été temporairement réussi, et le FPÖ s’était fracturé et affaibli, retombant à 10 % des voix.
En réalité, la situation est très différente. Le FPÖ a soldé sa crise des années 2000. Il est devenu le premier parti d’Autriche en se radicalisant. Et c’est lui qui va diriger le gouvernement. Le potentiel chancelier fédéral, Herbert Kickl, est connu pour ses liens avec les milieux néonazis et identitaires. La volte-face de l’ÖVP n’est pas, comme en 2000, un choix tactique, c’est un choix stratégique qui consiste à fermer les yeux sur la nature du FPÖ pour conserver le pouvoir dans des domaines que les conservateurs jugent essentiels. L’ère politique qui s’ouvre en Autriche est donc complètement nouvelle.
L’échec de la coalition à trois
Comment en est-on arrivés là ? La tragédie s’est jouée en cinq actes, comme c’est de rigueur. Après les élections du 29 septembre, le premier acte met en scène une tentative de coalition excluant le FPÖ. Cet essai est mené par le chancelier conservateur sortant, Karl Nehammer. À ce moment, l’ÖVP exclut toute alliance avec l’extrême droite, insistant précisément sur le caractère infréquentable de Herbert Kickl.
En décembre, Christian Stocker affirme ainsi : « Ceux qui collaborent avec l’extrême droite en Europe sont intolérables en tant qu’hommes politiques. » S’adressant à Herbert Kickl, il ajoute : « Monsieur Kickl, personne ne veut de vous dans cette maison [la chancellerie – ndlr] et personne n’a besoin de vous non plus dans cette république. »
L’ÖVP entame donc des négociations à trois avec les sociaux-démocrates du SPÖ et le petit parti libéral Neos. L’idée est de construire un gouvernement fédéral disposant d’une majorité assez large et faisant barrage au FPÖ. Mais les négociations traînent en longueur. La construction d’un budget, notamment, pose problème. ÖVP et SPÖ défendent des positions très éloignées. Après soixante-quatorze jours de négociations, le 3 janvier, Neos décide de quitter la table des discussions. Pour les libéraux, celles-ci ne sont pas à la hauteur des « défis du moment ». Dans les faits, Neos ne parvient pas à faire valoir ses idées de vastes réformes fiscales.
Le deuxième acte s’ouvre. Karl Nehammer et le chef du SPÖ, Andreas Babler, décident de tenter de renouveler la « grande coalition ». Mais les discussions sont toujours aussi délicates sur le plan budgétaire.
ÖVP et SPÖ sont d’accord sur la nécessité d’une consolidation budgétaire. Pourtant, le déficit public autrichien n’est pas alarmant. En 2023, il a atteint 2,6 % du PIB, contre 3,3 % en 2022. Le problème de l’Autriche est bien plutôt sa croissance qui, sur un an, a stagné au troisième trimestre (− 0,1 %) et, plus largement, son modèle économique. Mais en Autriche, la pression des milieux économiques, et notamment financiers, pour réduire le déficit est très forte.
Reste que l’ÖVP et le SPÖ ne sont pas d’accord sur la méthode à employer pour réduire le déficit. Les sociaux-démocrates réclament que les plus riches soient mis à contribution et proposent une taxe bancaire alourdie et la réduction des subventions au diesel. Tout cela est inacceptable pour l’ÖVP, qui veut repousser l’âge de départ à la retraite et relever la TVA.
Rapidement, une partie de l’ÖVP semble juger le compromis avec le SPÖ impossible. Selon les révélations de la presse autrichienne, ce sont les milieux économiques au sein du parti conservateur qui ont alors mené la danse.
Samedi 4 janvier, alors que les sociaux-démocrates ont déjà abandonné deux points importants de leur programme – le rétablissement d’un impôt sur les successions et d’un impôt sur le patrimoine –, l’ÖVP, et notamment son « aile économique », rejette toute demande de surtaxe bancaire. En fin d’après-midi, après une suspension de séance, Karl Nehammer annonce à Andreas Babler qu’il rompt les négociations. Dans la foulée, il annonce sa démission de la chancellerie fédérale et de la direction de l’ÖVP.
La volte-face des milieux économiques
S’ouvre alors le troisième acte, celui du retournement des alliances de l’ÖVP. Un des artisans de cette ouverture des conservateurs à l’extrême droite semble être Wolfgang Hattmannsdorfer, nouveau président de la Chambre économique, une structure qui représente les entreprises auprès du monde politique. Il est favori pour remplacer Karl Nehammer à la tête de l’ÖVP et, peut-être, pour devenir vice-chancelier.
Le scénario qui semble s’être dessiné est que « l’aile économique » de l’ÖVP a considéré que le prix à payer pour une grande coalition, notamment une augmentation de la taxe bancaire, était trop élevé. Elle a trouvé des appuis parmi certains dirigeants du parti qui gouvernent déjà des Länder avec le FPÖ, et sont habitués à manier une rhétorique xénophobe. C’est notamment le cas de Johanna Mikl-Leitner, présidente de la région de Basse-Autriche, qui vient de déclarer qu’elle engage un « combat contre l’islam ». Selon le quotidien viennois Der Standard, elle aurait soutenu le tournant au sein de l’ÖVP.
En finir avec la grande coalition pour accepter de rejoindre un gouvernement avec le FPÖ supposait évidemment de sacrifier Karl Nehammer, défenseur de la ligne dure contre l’extrême droite. En passant, cela permettait de faire avancer l’agenda personnel d’un Wolfgang Hartmannsdorfer tout en préservant les intérêts des secteurs économiques protégés par l’ÖVP. Logiquement, Christian Stocker a traduit cette nouvelle orientation de la droite autrichienne par son invitation à la négociation avec le FPÖ.
Le quatrième acte se joue à la Hofburg, dimanche 5 janvier. Alexander Van der Bellen peut-il jouer ce rôle de rempart qui lui a valu ses deux élections à la présidence fédérale ? En octobre, il avait pu éviter de charger Herbert Kickl de former un gouvernement, en dépit de la première place du FPÖ, parce que l’ÖVP de Karl Nehammer avait exclu toute alliance avec lui. Malgré ses 27 %, le FPÖ était isolé et incapable de former un gouvernement.
Les programmes économiques de l’ÖVP et du FPÖ sont concordants. Georg Knill, président de l’Alliance industrielle autrichienne
Avec la révolution de palais chez les conservateurs, les choses ont changé. Dans une conférence de presse, dimanche 5 janvier, le président doit le reconnaître en constatant que les voix contre une alliance avec l’extrême droite « se sont faites plus silencieuses » ces derniers jours. Une litote pour constater le renversement des alliances de l’ÖVP. Dès lors, ses options étaient limitées.
Sa première possibilité aurait été de dissoudre le Conseil national. Mais cette dissolution n’est possible, selon l’article 29 de la Constitution, qu’une seule fois pour le même motif. Autrement dit, si Alexander Van der Bellen dissout le Conseil national et que les élections renvoient un Parlement de même facture, il devra se soumettre et nommer Herbert Kickl chancelier. Or les enquêtes d’opinion laissaient entrevoir un renforcement du FPÖ. Cette dissolution, intervenant trois mois après le dernier scrutin, n’aurait pas sorti le pays de la crise politique.
Nommer un gouvernement technique non plus, dans la mesure où l’ÖVP, désormais mûr pour une alliance avec le FPÖ, ne l’aurait pas nécessairement soutenu. Un tel gouvernement aurait été un moyen de forcer une grande coalition après l’échec des négociations. Il ne restait donc que deux options à Alexander Van der Bellen : sa propre démission ou la nomination de Herbert Kickl. Dimanche soir, en invitant ce dernier à la Hofburg, il a choisi cette deuxième option. Et il l’a confirmée lundi matin.
Un profil inquiétant
Le cinquième acte s’écrit en ce moment. C’est la construction de cette nouvelle alliance sur des bases qui restent à définir, mais qui semblent devoir découler des événements précédents. L’ÖVP a choisi de s’allier avec le FPÖ sur la base de priorités économiques. C’est sur ce point qu’il va défendre ses positions. Il pourra compter sur un appui prononcé des milieux économiques. Le président de l’Alliance industrielle autrichienne, Georg Knill, qui n’avait eu de cesse de fustiger le programme « ennemi de l’économie » du SPÖ durant la campagne électorale, s’est réjoui lundi que les programmes économiques de l’ÖVP et du FPÖ soient « concordants ».
Le FPÖ devra sans doute abandonner quelques promesses économiques, sur les retraites ou le salaire des fonctionnaires, mais le jeu en vaut la chandelle. D’abord parce que les milieux économiques, du moins ceux de l’ÖVP, seront sans doute ravis de lutter contre ce que Herbert Kickl appelle le « communisme du climat » : réduction des subventions aux énergies vertes et réduction des normes environnementales.
Mais surtout, il y a fort à parier que l’ÖVP lui laisse les coudées franches sur la question de la répression policière, des migrants, des discriminations. Alexander Van der Bellen a certes posé des limites au nouveau gouvernement : respect de la séparation des pouvoirs, de l’État de droit, des droits des minorités, de l’indépendance des médias et de l’appartenance à l’Union européenne.
Mais l’exemple italien et surtout l’exemple hongrois montrent bien que la stratégie de l’extrême droite est moins d’instaurer directement une dictature que de détruire sournoisement les fondements de la démocratie. Souvent avec l’appui de la droite traditionnelle.
De ce point de vue, le profil du FPÖ de 2025 est inquiétant. Son programme et ses propos visent les demandeurs et demandeuses d’asile et les minorités sexuelles et de genre, mais aussi les mineurs de moins de 15 ans condamnés qu’il veut envoyer en prison. Herbert Kickl défend la déchéance de nationalité pour les Autrichiens naturalisés condamnés, le retour aux méthodes éducatives des années 1950 ou encore l’établissement de « traîtres au peuple ».
Le point le plus délicat à résoudre sera sans doute la politique étrangère. Le FPÖ, allié du Rassemblement national (RN) au Parlement européen, est encore très eurosceptique, et il est surtout ouvertement prorusse.
En mars 2023, les députés de ce parti ont ainsi quitté les bancs du Parlement qui accueillait le président ukrainien. Mais il semble qu’il y ait de la bonne volonté des deux côtés. Ce sera sans doute un point de friction avec l’ÖVP, qui est un parti europhile et très largement pro-occidental. Mais au regard de leur volte-face, les conservateurs semblent prêts à faire bien des concessions pour éviter toute levée sur les banques ou les plus riches.
Le cas autrichien confirme donc une tendance qui semble s’accélérer depuis les derniers mois de 2024. Une part croissante du monde économique semble s’être radicalisée pour défendre ses intérêts. Dans des économies stagnantes comme l’Autriche, le capital est déterminé à ne faire aucune concession qui puisse réduire sa rentabilité. En cela, l’extrême droite, qui est, de son côté, prête à respecter les intérêts des puissances économiques et qui bénéficie d’un soutien croissant de la population, devient son alliée naturelle et utile
mise en ligne le 7 janvier 2025
Grégory Marin sur www.humanite.fr
Le journal satirique, rigolard et irrévérencieux, a changé de ton et de cible depuis quelques années. L’influence de son ancien directeur Philippe Val, flirtant à l’époque avec le pouvoir sarkozyste, se ressent à nouveau.
C’est l’histoire d’un canard sauvage qui a fini par être domestiqué, promu « symbole mondial de la liberté d’expression contre l’obscurantisme » par ceux-là mêmes qu’hier il brocardait. La critique est de Daniel Schneidermann, dans un livre à paraître aux éditions du Seuil, le Charlisme raconté à ceux qui ont jadis aimé Charlie. Depuis 2015, après l’attentat qui a laissé la rédaction exsangue, le journal a changé. Mais, à bien y regarder, la dérive était déjà importante, dès 1992 et la renaissance de l’hebdomadaire.
Journal irrévérencieux héritier de Hara-Kiri, Charlie Hebdo « meurt » en 1981. Provisoirement. Car le chansonnier Philippe Val lorgne le titre. En 1991, il avait pris la tête de l’équipe rédactionnelle de la Grosse Bertha, hebdomadaire satirique et « bordélique » dans lequel œuvraient Cabu et Charb. À « un éclat de rire par page » succède un précepte cher à Val : « Il faut des indignations », rapportera la rédaction après son départ. Déjà se dessinaient les contours de son projet futur, dévoilé à l’été 1992 lorsque Charlie Hebdo reparaît : « On ne rigole plus. »
Un changement d’époque
Malgré la présence des grands anciens, Wolinski et Cavanna, Charlie Hebdo va se mettre à « reproduire peu à peu les positions dominantes », analysait Mathias Reymond pour Acrimed en 2008. « Dans les années 1970, Cabu s’insurgeait “contre toutes les guerres” et collectionnait les procès intentés par l’armée. » En 1999, il soutient, avec la majorité de la rédaction (à l’exception de Charb et Siné) et dans la roue de Val, l’intervention militaire de l’Otan au Kosovo.
Dans le numéro 361 du 19 mai 1999, « Riss, qui n’écrit pas d’ordinaire », prend la place de la chronique de Charb, reprochant « aux pacifistes d’être des collabos », souligne Reymond. Même ton pour la campagne sur le traité constitutionnel européen de 2005 : Val « conduit une campagne véhémente et caricaturale contre les partisans du “non” au référendum », souligne Acrimed.
Lors du festival de Groland de Quend, en 2007, Charb, enregistré par Pierre Carles, prenait ses distances : « Val est tellement atypique dans Charlie Hebdo. (…) Si j’étais directeur d’un journal, (…) il n’y aurait pas Val dans le journal. En tout cas, ce qu’il exprime dans le journal, ça n’existerait pas. » Il sera exaucé deux ans après. Trop tard pour corriger les effets négatifs : après les décès des dessinateurs Gébé et Bernar, les départs des journalistes Olivier Cyran, François Camé, Anne Kerloc’h, Michel Boujut, Mona Chollet, Lefred Thouron partira à la suite d’un dessin sur Patrick Font, le chansonnier et ex-comparse sur scène du directeur, en procès pour pédophilie.
Dans le même temps arrivent des plumes plus consensuelles : le dessinateur Joann Sfar, l’ex-patron de France Inter Jean-Luc Hees, Renaud Dély et Philippe Lançon de Libération, Anne Jouan du Figaro. Et surtout l’essayiste Caroline Fourest, qui, aujourd’hui, relativise les morts d’enfants palestiniens.
« Islamo-gauchisme » et jet-set
Fiammetta Venner, déjà en poste à Charlie, et elle vont mener, avec la bénédiction de Val, très ouvertement pro-israélien, la lutte interne contre « l’islamo-gauchisme ». La publication des caricatures de Mahomet, en 2006, sera instrumentalisée, et la figure de la « petite conne » musulmane aussi utilisée que celle du prédicateur islamiste, rapprochant du journal des personnalités éloignées de la gauche radicale, comme Bernard-Henri Lévy.
Charlie va entrer dans d’autres cercles, des plateaux télé de Thierry Ardisson aux marches du Festival de Cannes. En 2005, Philippe Val confiait au magazine TOC qu’il entendait « légitimer le titre aux yeux des gens qui constituent le milieu de l’information et avec qui (il) entret(enait) des rapports cordiaux ». « Plus jamais le charlisme ne parviendra à s’arracher de l’orbite dévorante du pouvoir », écrit Schneidermann.
Ce sont surtout les prétentions de Val à intégrer les cercles politiques qui vont cliver. Le 2 juillet 2008, Siné écrit dans une chronique consacrée à Jean Sarkozy que le « fils de » vient « de déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant d’épouser sa fiancée, juive, et héritière des fondateurs de Darty. Il fera du chemin dans la vie, ce petit » ! Bien que l’information, publiée par Libération, émane du patron de la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme, Siné est cloué au pilori par « le milieu de l’information ». Il doit répondre d’antisémitisme. Pourtant soutenu par Cavanna, Tignous, Honoré, il sera viré.
Sans doute l’analyse de Cavanna, dans Mohicans (Julliard), de Denis Robert, se révèle juste : « La débâcle (du journal – NDLR) a commencé avec le travail de sape de Val, pour qui Charlie Hebdo n’était qu’un marchepied vers une carrière de lèche-cul politique », lâchait-il. Car même si Charlie a continué avec une embellie sur le plan des idées entre le départ de Philippe Val en 2009 pour France Inter et la mort de Charb, son remplaçant, en 2015, son influence persiste.
Des combats contre les puissants, et pour l’écologie, menés à coups de fous rires rageurs, ne subsistent que de rares traces, effacées par l’obsession anti-islamiste, voire quelquefois antimusulmane. Sans doute ceux qui se proclament les chantres de la liberté d’expression, aujourd’hui, sont plus Printemps républicain que Charlie canal historique.
mise en ligne le 2 janvier 2025
par Emma Bougerol sur https://basta.media/
Pauline Perrenot est journaliste pour l’observatoire des médias Acrimed et autrice du livre Les Médias contre la gauche (Agone, 2023). Elle décrypte les mécanismes de l’extrême-droitisation des médias et rappelle le rôle essentiel des médias indés.
Basta! : Selon une information du Parisien du 19 décembre, l’émission « Touche pas à mon poste ! » (TPMP), présenté par Cyril Hanouna sur C8, s’arrêterait en février. Ça y est, c’est bon, c’est la fin de la surreprésentation de l’extrême droite à la télé ?
Pauline Perrenot : Évidemment non, ça ne règle pas le problème. Compte tenu de la structuration du paysage médiatique et des phénomènes de concentration, Hanouna peut sortir par la fenêtre C8 mais re-rentrer sur le devant de la scène médiatique par la porte d’Europe 1 – où il officie d’ailleurs déjà – de CNews ou même du Journal du dimanche… Tous ces médias sont possédés par Bolloré.
D’autre part, si la question de la banalisation de l’extrême droite se résumait aux médias détenus par Vincent Bolloré, ça se saurait. Ils sont évidemment à l’avant-poste de la contre-révolution réactionnaire. Mais chez Acrimed, non seulement on inscrit ce processus dans une temporalité plus longue, mais on refuse également le mythe qui postule une étanchéité entre les médias de Bolloré et le reste du paysage médiatique. Les médias qui occupent une position dominante et légitime dans le champ journalistique sont aussi concernés par la question de la normalisation de l’extrême droite.
Quel constat dressez-vous à Acrimed sur la présence médiatique de l’extrême droite ?
Quand on parle d’extrême-droitisation, on parle d’une banalisation des idées d’extrême droite, de ses visions du monde, mais également de la crédibilisation des représentants des extrêmes droites au sens large – dans le champ politique et au-delà.
L’histoire n’a donc pas commencé avec la montée en puissance de Bolloré dans le paysage médiatique, dont la droitisation épouse une trajectoire parallèle à celle du champ politique : si l’on regarde par exemple les travaux d’Ugo Palheta sur le processus de fascisation en France, on comprend que l’on fait face à de nombreuses dynamiques (le tournant néolibéral des politiques publiques ; le durcissement autoritaire de l’État ; le renforcement du nationalisme et du racisme ; la montée du Front national ; l’affaiblissement politique du prolétariat) qui ont cours depuis les années 1970-1980.
S’agissant des grands médias, avec Acrimed, on essaye de mettre en lumière les mécanismes et les tendances lourdes qui, selon nous, ont contribué en miroir à normaliser l’extrême droite. Il y a, d’abord, la consolidation d’un pôle frontalement réactionnaire : l’extension de l’empire Bolloré, mais aussi la surreprésentation d’un grand nombre de commentateurs réactionnaires – « experts », intellectuels, journalistes, etc. – légitimés de longue date par des médias « acceptables ».
Ensuite, on a essayé de beaucoup documenter comment les médias ont participé à co-construire les cibles de la peur et de la haine : comment les obsessions de l’extrême droite (insécurité, immigration, autorité, islam) ont non seulement occupé une place de plus en plus centrale dans l’agenda médiatique, mais aussi comment les cadrages de ces thématiques ont progressivement épousé la grille de lecture qu’en donnent les partis de droite, en particulier dans l’audiovisuel et dans une large partie de la presse hebdomadaire.
Le troisième angle, c’est celui de la dépolitisation de la politique et, singulièrement, la dépolitisation et la peopolisation de l’extrême droite. Là, on s’intéresse beaucoup plus au journalisme politique en tant que tel, au triomphe du commentaire aux dépens du reportage ou de l’enquête : la focalisation sur le jeu politicien au détriment des enjeux de fond, l’emprise de la communication sur l’information politique, les mésusages des sondages, la façon dont les cadres du RN ont été surreprésentés et mis en scène comme la principale force d’ « opposition » aux partis de gouvernement, etc.
Enfin, on étudie la façon dont la mutilation du pluralisme au sens large profite à l’extrême droite. Sur les questions économiques, sociales, internationales, etc., on assiste à une disqualification systématique de la gauche, celle qui entend rompre avec les dogmes néolibéraux et le cours autoritaire et réactionnaire de la vie politique, comme des idées et des cadrages qu’elle défend.
Sur le plan socio-économique par exemple, l’accompagnement médiatique des politiques néolibérales (et donc la délégitimation de toute alternative progressiste) aura largement alimenté un sentiment de fatalisme vis-à-vis de l’ordre établi, lequel caractérise en partie le vote RN.
« On assiste à une disqualification systématique de la gauche »
Ces dynamiques ne sont pas uniformes selon les médias, elles sont entretenues plus ou moins consciemment par les professionnels, mais ce sont des tendances dominantes qui contribuent à normaliser l’extrême droite et ce, depuis plusieurs décennies.
Juste pour mettre les choses au clair avant de continuer : les médias sont-ils les seuls responsables de la dédiabolisation de l’extrême droite ?
Pauline Perrenot : Les travaux de sociologie et de science politique sur l’extrême droite permettent de comprendre les conditions matérielles, sociales, économiques, politiques, etc. qui ont contribué sur le long terme à la progression (notamment électorale) de l’extrême droite dans la société. On a toujours dit, pour notre part, que les médias dominants n’étaient pas les premiers responsables de cet enracinement.
Mais en tant que co-organisateurs du débat public, producteurs d’informations et de représentations du monde social, ils jouent un rôle effectif de légitimation. Il faut comprendre ce rôle en tant que tel : ni le surdéterminer, ni le sous-estimer. Quand on parle de banalisation, de crédibilisation, il faut entendre ces mots pour ce qu’ils sont et ne leur faire dire ni plus ni moins.
On voit de nombreux chroniqueurs et chroniqueuses issus de la presse d’extrême droite invités sur des chaînes de télé (par exemple, Juliette Briens, militante identitaire et qui travaille pour le magazine d’extrême droite L’Incorrect, invitée comme chroniqueuse sur BFM). Il y a donc une porosité, une continuité entre des médias d’extrême droite et des médias dits « traditionnels » ?
Pauline Perrenot : Il ne faut pas penser les médias Bolloré comme des médias « cloisonnés ». Il ne s’agit pas de mettre un signe égal entre toutes les lignes éditoriales, ça n’aurait pas de sens. Mais il faut en effet souligner un continuum dans la fabrique et le mode de traitement de l’information. La circulation médiatique des commentateurs réactionnaires – et, par conséquent, de leurs idées et discours – est un très bon exemple à cet égard. Parmi eux, l’un des cas les plus spectaculaires, c’est Zemmour.
Avant de basculer dans le jeu politique, il a été journaliste et éditorialiste. Il a construit sa carrière au Figaro mais il a aussi travaillé pour Marianne, RTL, i-Télé… C’est le salarié qui est resté le plus longtemps à l’antenne de « On n’est pas couché », l’émission de Laurent Ruquier sur France 2. Tout au long des années 2010, Éric Zemmour a sorti des livres qui ont fait l’objet d’un battage médiatique quasi systématique.
De nombreux médias perçus comme « légitimes » et « respectables » ont donc vraiment contribué à construire son capital médiatique. Alors quand CNews lui a offert un fauteuil régulier en 2019 pour la fameuse émission « Face à l’info » – qui a été pensée comme une rampe de lancement pour sa carrière politique –, la chaîne a capitalisé sur une notoriété entretenue pendant près de 30 ans par les autres médias.
Si on ne prend pas en compte cette complaisance continue des chefferies médiatiques à l’égard de cet agitateur (parmi d’autres …), on ne peut pas comprendre ce qui a été appelé le « phénomène Zemmour » fin 2021 et début 2022. Il y a eu un emballement médiatique absolument délirant. À Acrimed, on est vraiment tombés de notre chaise à ce moment-là, en voyant la surface médiatique qu’il a occupée, la complaisance avec laquelle il a été reçu, la façon dont les intervieweurs et intervieweuses ont complètement renoncé à contrecarrer ces thèses.
Cette séquence a été tout à la fois un symptôme et un accélérateur de la normalisation médiatique de l’extrême droite et du racisme. Elle était un révélateur, également, de la manière dont fonctionne le théâtre médiatique : la low-costisation du débat, la prime au spectaculaire, le mimétisme, etc.
Quel est le rôle de la concentration des médias dans tout cela ?
Pauline Perrenot : Elle a plusieurs rôles. Comme les pouvoirs publics ont renoncé à toute mesure contraignante en matière de propriété et de concentration des moyens d’information et de communication, évidemment, les industriels milliardaires ont les mains libres. Bolloré, ce n’est pas que CNews : c’est maintenant de la presse écrite, de la radio.
Mais c’est aussi une présence à d’autres niveaux de la chaîne de production et de diffusion de l’information et de la culture : il possède les points de vente Relay, des salles de spectacle, un institut de sondage (CSA, groupe Havas, une filiale de Vivendi) ainsi que des groupes d’édition. Ce double phénomène de concentration, à la fois horizontale et verticale, permet vraiment d’édifier un empire médiatique ici mis au service d’un combat politique clairement campé à l’extrême droite, dont Bolloré n’a d’ailleurs jamais fait mystère.
Au-delà du phénomène de concentration et du cas Bolloré, c’est bien le mode de propriété capitalistique des moyens d’information et la financiarisation des médias qui posent un problème majeur. De ce mode de propriété capitalistique découlent toutes les contraintes commerciales qui pèsent sur la production de l’information et formatent le débat public « low cost » tel qu’on le connaît aujourd’hui. Il y a un nivellement par le bas terrible, un triomphe du commentaire et du bavardage, qui excède de loin les frontières des chaînes d’information en continu à proprement parler.
« Les pouvoirs publics ont renoncé à toute mesure contraignante en matière de propriété et de concentration des moyens d’information »
C’est un modèle qui, à bien des égards, favorise l’extrême droite.
Sur les plateaux notamment, les commentateurs réactionnaires nagent comme des poissons dans l’eau. C’est flagrant. Ils commentent les sondages biaisés, montent en épingle des faits divers, invectivent, idéologisent des ressentis, etc. Ils se nourrissent des idées reçues qui irriguent la pensée médiatique dominante depuis des décennies. La plupart du temps, ils n’ont pas besoin de remettre en cause les cadrages des journalistes et peuvent alterner les provocations et les contre-vérités sans être repris.
A contrario, c’est beaucoup plus compliqué pour des acteurs (politiques, associatifs, intellectuels, etc.) en capacité d’apporter une contradiction étayée aux thèses libérales, sécuritaires, racistes et xénophobes. Ils sont non seulement sous-représentés, mais les contraintes des dispositifs entravent, pour ne pas dire empêchent structurellement leur expression.
En Belgique, les médias de l’audiovisuel public wallon refusent de donner la parole en direct à l’extrême droite, pour ne pas la laisser diffuser ses idées sans cadre ou contradiction possible. Cela pourrait-il être une solution ?
Pauline Perrenot : Je pense que le problème est plus large, notamment parce que le processus d’extrême-droitisation ne repose pas que sur des personnalités étiquetées « extrême droite »… Depuis les années 1970, les responsables politiques ont progressivement légitimé les slogans sécuritaires, y compris la gauche de gouvernement, mais aussi les mots d’ordre autoritaires, nationalistes et identitaires.
Ça s’est encore accéléré au cours des années 2010 et plus encore à partir de 2015. Les gouvernements d’Emmanuel Macron ont ensuite entravé méthodiquement les conquis sociaux des travailleurs, les libertés publiques, les droits des étrangers, emprunté au répertoire et au vocabulaire de l’extrême droite pour aujourd’hui construire des alliances objectives avec elle…
S’agissant des médias, encore une fois, beaucoup des thèses de l’extrême droite sont ventilées par des professionnels qu’on ne peut pas soupçonner de voter à l’extrême droite. Un exemple m’a toujours paru très symptomatique : en septembre 2021 sur France 2, la rédaction d’« Élysée 2022 », une émission politique très regardée (on parle de millions de téléspectateurs) avait organisé un « face à face » entre Valérie Pécresse et Gérald Darmanin.
À cette occasion, ce sont les deux présentateurs, et non leurs invités, qui ont introduit dans le « débat » la thèse raciste et complotiste du « grand remplacement » : Léa Salamé et Thomas Sotto, deux professionnels qui occupent une position professionnelle et symbolique très importante dans le champ journalistique, valorisés par une grande partie de leurs pairs.
« Le processus d’extrême-droitisation ne repose pas que sur des personnalités étiquetées “extrême droite” »
Quand on parle d’imposition et de légitimation des préoccupations de l’extrême droite, là, on est en plein dedans.
La façon de cadrer l’information, de mettre à l’agenda certains sujets plutôt que d’autres, de systématiquement légitimer certains acteurs et d’en discréditer d’autres, tout cela constitue le « bruit médiatique ». Et il faut dire que celui-ci aura largement acclimaté les publics à des visions du monde réactionnaires.
Évidemment, on sait comment sont structurées les rédactions. On sait qu’il y a de très nombreux journalistes qui n’ont pas la main sur leurs sujets, qui travaillent dans des conditions désastreuses et qui sont soumis à l’autoritarisme de leur hiérarchie. Ils doivent faire mille métiers en un, et n’ont donc pas forcément la latitude et les marges de manœuvre nécessaires, ne serait-ce que pour réfléchir à comment ils souhaiteraient traiter un sujet.
Si la droitisation est transversale dans les médias dominants, elle est aussi un processus qui opère par le haut du champ journalistique, là où se concentre le pouvoir éditorial, parmi les directions sociologiquement solidaires des intérêts des classes dirigeantes. Christophe Barbier résumait très bien leur état d’esprit : « Aujourd’hui la peur de Mélenchon est plus grande que la peur de Le Pen ». Il n’y a pas besoin d’en dire plus.
Dans ce contexte, quel est le rôle des médias indépendants ?
Pauline Perrenot : Le travail des médias indépendants est colossal. Basta!, StreetPress, Mediapart, Arrêt sur images, Acrimed, Le Monde diplomatique, Reporterre, Le Média, Blast, Le Bondy Blog… Beaucoup de médias indépendants font non seulement un travail d’enquête sur l’extrême droite en tant que telle, ses pratiques, ses politiques, son idéologie, mais ils incarnent aussi un véritable pluralisme.
C’est dans ces médias qu’on va donner une place plus importante aux reportages et à l’enquête sociale. Ils ont aussi des cadrages et des façons de problématiser « l’actualité » qu’on ne voit pas ailleurs – et ça, sur tout un tas de sujets. Enfin, dans ces médias, on entend des personnes rarement – pour ne pas dire jamais – sollicitées par les médias dominants, qu’on pense à des militants associatifs, antifascistes, des chercheurs, des chercheuses, des intellectuels...
Sans le travail d’information des médias indépendants, le pluralisme serait dans un état encore plus lamentable. Cela étant dit, ces médias ne « font pas l’agenda » et restent moins « légitimes », généralement moins suivis. C’est l’une des raisons pour lesquelles Acrimed appelle à ne jamais perdre de vue la transformation radicale des médias, laquelle ne pourra pas faire l’économie de mesures ambitieuses visant à libérer l’information de la marchandisation et de l’emprise des industriels milliardaires.