mise en ligne le 8 janvier 2025
Bernard Marx sdur www.regards.fr
Le PS a entamé des négociations avec les ministres de l’économie et des comptes publics. À quelles fins ?
Ce mardi, Olivier Faure en a posé les enjeux de ces pourparlers sur France Inter avec une argumentation en 3 points :
1. Il faut un budget pour la France.
2. Le PS est ouvert au compromis parce que « s’il n’y a pas ce dialogue fécond, cela conduit à ce que l’extrême droite soit appelée au pouvoir, comme c’est le cas, en ce moment même, en Autriche ».
3. Les négociations vont porter essentiellement sur les retraites, les dépenses de services publics (éducation, santé…), le pouvoir d’achat et la justice fiscale.
En clair, si les négociations aboutissent, le PS ne voterait pas la censure, ni après la déclaration de politique générale de François Bayrou le 14 janvier, ni sur le budget 2025. Il continuerait de s’opposer et de combattre la politique du gouvernement et notamment celle du duo Retailleau-Darmanin.
Le cas de l’Autriche est effectivement parlant. Mais la montée et l’arrivée de l’extrême droite à la direction du gouvernement autrichien ne sont pas seulement dues à l’échec des négociations entre les conservateurs et les sociaux-démocrates. Elles sont d’abord la conséquence des politiques qu’ils ont conduit ensemble ou séparément. Elles tiennent ensuite au renversement d’alliances décidé par les conservateurs qui ont choisi celle avec l’extrême droite. Elle sont dues, enfin, comme le souligne Romaric Godin dans Mediapart (voir plus bas), aux milieux économiques qui soutiennent ce renversement d’alliances. Elon Musk est loin d’être seul au monde.
S’agissant de l’Autriche, cela ne nous rajeunit pas. Mais s’agissant de la France, cela peut nous faire réfléchir. La censure, en janvier ou en mars du gouvernement Bayrou, l’enfoncement dans la crise politique et économique, voire la démission rapide d’Emmanuel Macron avec de nouvelles élections présidentielles dans l’urgence, ne seront pas propices à empêcher l’accession au pouvoir de l’extrême droite française.
Il aurait fallu pour cela que le Nouveau Front populaire ait sérieusement labouré le terrain d’un projet, d’un programme, d’une mobilisation active de la société. Bref qu’il ait fait Front populaire. Mais un compromis sur le budget ne créera pas en soi une situation plus favorable. Cela risque tout aussi bien d’être « encore un instant, monsieur le bourreau ». Qui pourrait prédire autre chose qu’une arrivée au pouvoir de l’extrême droite en France si le dialogue entre le « socle commun » du gouvernement Bayrou et la gauche social- démocrate ne change pas la trajectoire d’une politique qui enfonce le pays et une grande majorité de la population dans un déclin sans espérance ?
Romaric Godin sur www.mediapart.fr
Herbert Kickl, président du FPÖ, a été chargé par le président autrichien de constituer un gouvernement. Il devrait s’allier avec les conservateurs, dont l’aile proche des milieux économiques a soutenu ce renversement des alliances.
Par un renversement spectaculaire des alliances, l’extrême droite autrichienne arrive aux portes du pouvoir. Lundi 6 janvier, le président fédéral de la République d’Autriche, Alexander Van der Bellen, a reçu Herbert Kickl, chef du parti d’extrême droite FPÖ, dans son palais de la Hofburg. Il lui a officiellement confié la charge de constituer un nouveau gouvernement. S’il y parvient, Herbert Kickl sera le premier chancelier d’extrême droite de la république alpine depuis la Seconde Guerre mondiale.
La pilule a dû être délicate à avaler pour le président autrichien, ancien porte-parole des Verts, élu comme candidat indépendant en 2016 face au candidat du FPÖ, et réélu au premier tour en 2022. Alexander Van der Bellen a toujours été perçu comme un rempart contre l’extrême droite. Mais la situation politique ne lui laissait plus le choix. « Une des plus importantes charges constitutionnelles du président fédéral est de s’assurer que le pays dispose d’un gouvernement fédéral qui fonctionne », a précisé le communiqué de la Hofburg annonçant la nomination de Herbert Kickl.
Ce dernier va désormais mener des négociations avec la droite conservatrice autrichienne de l’ÖVP qui, dimanche, par la voix de son secrétaire général, Christian Stocker, s’est dite « prête à répondre à une invitation » du FPÖ pour former un gouvernement. L’affaire semble donc entendue : le FPÖ est arrivé en tête des élections fédérales du 29 septembre 2024, avec 28,9 % des voix contre 26,2 % à l’ÖVP. Les deux partis disposent d’une majorité au Conseil national, la chambre basse du Parlement.
Ces événements peuvent évoquer ce qui s’est passé en 2000, lorsque le conservateur Wolfgang Schüssel, pourtant arrivé troisième des élections fédérales de 1999, avait dirigé une alliance avec le FPÖ de Jörg Haider. La stratégie de l’ÖVP était alors de confronter l’extrême droite au pouvoir afin de lui faire perdre de la crédibilité. Le pari avait été temporairement réussi, et le FPÖ s’était fracturé et affaibli, retombant à 10 % des voix.
En réalité, la situation est très différente. Le FPÖ a soldé sa crise des années 2000. Il est devenu le premier parti d’Autriche en se radicalisant. Et c’est lui qui va diriger le gouvernement. Le potentiel chancelier fédéral, Herbert Kickl, est connu pour ses liens avec les milieux néonazis et identitaires. La volte-face de l’ÖVP n’est pas, comme en 2000, un choix tactique, c’est un choix stratégique qui consiste à fermer les yeux sur la nature du FPÖ pour conserver le pouvoir dans des domaines que les conservateurs jugent essentiels. L’ère politique qui s’ouvre en Autriche est donc complètement nouvelle.
L’échec de la coalition à trois
Comment en est-on arrivés là ? La tragédie s’est jouée en cinq actes, comme c’est de rigueur. Après les élections du 29 septembre, le premier acte met en scène une tentative de coalition excluant le FPÖ. Cet essai est mené par le chancelier conservateur sortant, Karl Nehammer. À ce moment, l’ÖVP exclut toute alliance avec l’extrême droite, insistant précisément sur le caractère infréquentable de Herbert Kickl.
En décembre, Christian Stocker affirme ainsi : « Ceux qui collaborent avec l’extrême droite en Europe sont intolérables en tant qu’hommes politiques. » S’adressant à Herbert Kickl, il ajoute : « Monsieur Kickl, personne ne veut de vous dans cette maison [la chancellerie – ndlr] et personne n’a besoin de vous non plus dans cette république. »
L’ÖVP entame donc des négociations à trois avec les sociaux-démocrates du SPÖ et le petit parti libéral Neos. L’idée est de construire un gouvernement fédéral disposant d’une majorité assez large et faisant barrage au FPÖ. Mais les négociations traînent en longueur. La construction d’un budget, notamment, pose problème. ÖVP et SPÖ défendent des positions très éloignées. Après soixante-quatorze jours de négociations, le 3 janvier, Neos décide de quitter la table des discussions. Pour les libéraux, celles-ci ne sont pas à la hauteur des « défis du moment ». Dans les faits, Neos ne parvient pas à faire valoir ses idées de vastes réformes fiscales.
Le deuxième acte s’ouvre. Karl Nehammer et le chef du SPÖ, Andreas Babler, décident de tenter de renouveler la « grande coalition ». Mais les discussions sont toujours aussi délicates sur le plan budgétaire.
ÖVP et SPÖ sont d’accord sur la nécessité d’une consolidation budgétaire. Pourtant, le déficit public autrichien n’est pas alarmant. En 2023, il a atteint 2,6 % du PIB, contre 3,3 % en 2022. Le problème de l’Autriche est bien plutôt sa croissance qui, sur un an, a stagné au troisième trimestre (− 0,1 %) et, plus largement, son modèle économique. Mais en Autriche, la pression des milieux économiques, et notamment financiers, pour réduire le déficit est très forte.
Reste que l’ÖVP et le SPÖ ne sont pas d’accord sur la méthode à employer pour réduire le déficit. Les sociaux-démocrates réclament que les plus riches soient mis à contribution et proposent une taxe bancaire alourdie et la réduction des subventions au diesel. Tout cela est inacceptable pour l’ÖVP, qui veut repousser l’âge de départ à la retraite et relever la TVA.
Rapidement, une partie de l’ÖVP semble juger le compromis avec le SPÖ impossible. Selon les révélations de la presse autrichienne, ce sont les milieux économiques au sein du parti conservateur qui ont alors mené la danse.
Samedi 4 janvier, alors que les sociaux-démocrates ont déjà abandonné deux points importants de leur programme – le rétablissement d’un impôt sur les successions et d’un impôt sur le patrimoine –, l’ÖVP, et notamment son « aile économique », rejette toute demande de surtaxe bancaire. En fin d’après-midi, après une suspension de séance, Karl Nehammer annonce à Andreas Babler qu’il rompt les négociations. Dans la foulée, il annonce sa démission de la chancellerie fédérale et de la direction de l’ÖVP.
La volte-face des milieux économiques
S’ouvre alors le troisième acte, celui du retournement des alliances de l’ÖVP. Un des artisans de cette ouverture des conservateurs à l’extrême droite semble être Wolfgang Hattmannsdorfer, nouveau président de la Chambre économique, une structure qui représente les entreprises auprès du monde politique. Il est favori pour remplacer Karl Nehammer à la tête de l’ÖVP et, peut-être, pour devenir vice-chancelier.
Le scénario qui semble s’être dessiné est que « l’aile économique » de l’ÖVP a considéré que le prix à payer pour une grande coalition, notamment une augmentation de la taxe bancaire, était trop élevé. Elle a trouvé des appuis parmi certains dirigeants du parti qui gouvernent déjà des Länder avec le FPÖ, et sont habitués à manier une rhétorique xénophobe. C’est notamment le cas de Johanna Mikl-Leitner, présidente de la région de Basse-Autriche, qui vient de déclarer qu’elle engage un « combat contre l’islam ». Selon le quotidien viennois Der Standard, elle aurait soutenu le tournant au sein de l’ÖVP.
En finir avec la grande coalition pour accepter de rejoindre un gouvernement avec le FPÖ supposait évidemment de sacrifier Karl Nehammer, défenseur de la ligne dure contre l’extrême droite. En passant, cela permettait de faire avancer l’agenda personnel d’un Wolfgang Hartmannsdorfer tout en préservant les intérêts des secteurs économiques protégés par l’ÖVP. Logiquement, Christian Stocker a traduit cette nouvelle orientation de la droite autrichienne par son invitation à la négociation avec le FPÖ.
Le quatrième acte se joue à la Hofburg, dimanche 5 janvier. Alexander Van der Bellen peut-il jouer ce rôle de rempart qui lui a valu ses deux élections à la présidence fédérale ? En octobre, il avait pu éviter de charger Herbert Kickl de former un gouvernement, en dépit de la première place du FPÖ, parce que l’ÖVP de Karl Nehammer avait exclu toute alliance avec lui. Malgré ses 27 %, le FPÖ était isolé et incapable de former un gouvernement.
Les programmes économiques de l’ÖVP et du FPÖ sont concordants. Georg Knill, président de l’Alliance industrielle autrichienne
Avec la révolution de palais chez les conservateurs, les choses ont changé. Dans une conférence de presse, dimanche 5 janvier, le président doit le reconnaître en constatant que les voix contre une alliance avec l’extrême droite « se sont faites plus silencieuses » ces derniers jours. Une litote pour constater le renversement des alliances de l’ÖVP. Dès lors, ses options étaient limitées.
Sa première possibilité aurait été de dissoudre le Conseil national. Mais cette dissolution n’est possible, selon l’article 29 de la Constitution, qu’une seule fois pour le même motif. Autrement dit, si Alexander Van der Bellen dissout le Conseil national et que les élections renvoient un Parlement de même facture, il devra se soumettre et nommer Herbert Kickl chancelier. Or les enquêtes d’opinion laissaient entrevoir un renforcement du FPÖ. Cette dissolution, intervenant trois mois après le dernier scrutin, n’aurait pas sorti le pays de la crise politique.
Nommer un gouvernement technique non plus, dans la mesure où l’ÖVP, désormais mûr pour une alliance avec le FPÖ, ne l’aurait pas nécessairement soutenu. Un tel gouvernement aurait été un moyen de forcer une grande coalition après l’échec des négociations. Il ne restait donc que deux options à Alexander Van der Bellen : sa propre démission ou la nomination de Herbert Kickl. Dimanche soir, en invitant ce dernier à la Hofburg, il a choisi cette deuxième option. Et il l’a confirmée lundi matin.
Un profil inquiétant
Le cinquième acte s’écrit en ce moment. C’est la construction de cette nouvelle alliance sur des bases qui restent à définir, mais qui semblent devoir découler des événements précédents. L’ÖVP a choisi de s’allier avec le FPÖ sur la base de priorités économiques. C’est sur ce point qu’il va défendre ses positions. Il pourra compter sur un appui prononcé des milieux économiques. Le président de l’Alliance industrielle autrichienne, Georg Knill, qui n’avait eu de cesse de fustiger le programme « ennemi de l’économie » du SPÖ durant la campagne électorale, s’est réjoui lundi que les programmes économiques de l’ÖVP et du FPÖ soient « concordants ».
Le FPÖ devra sans doute abandonner quelques promesses économiques, sur les retraites ou le salaire des fonctionnaires, mais le jeu en vaut la chandelle. D’abord parce que les milieux économiques, du moins ceux de l’ÖVP, seront sans doute ravis de lutter contre ce que Herbert Kickl appelle le « communisme du climat » : réduction des subventions aux énergies vertes et réduction des normes environnementales.
Mais surtout, il y a fort à parier que l’ÖVP lui laisse les coudées franches sur la question de la répression policière, des migrants, des discriminations. Alexander Van der Bellen a certes posé des limites au nouveau gouvernement : respect de la séparation des pouvoirs, de l’État de droit, des droits des minorités, de l’indépendance des médias et de l’appartenance à l’Union européenne.
Mais l’exemple italien et surtout l’exemple hongrois montrent bien que la stratégie de l’extrême droite est moins d’instaurer directement une dictature que de détruire sournoisement les fondements de la démocratie. Souvent avec l’appui de la droite traditionnelle.
De ce point de vue, le profil du FPÖ de 2025 est inquiétant. Son programme et ses propos visent les demandeurs et demandeuses d’asile et les minorités sexuelles et de genre, mais aussi les mineurs de moins de 15 ans condamnés qu’il veut envoyer en prison. Herbert Kickl défend la déchéance de nationalité pour les Autrichiens naturalisés condamnés, le retour aux méthodes éducatives des années 1950 ou encore l’établissement de « traîtres au peuple ».
Le point le plus délicat à résoudre sera sans doute la politique étrangère. Le FPÖ, allié du Rassemblement national (RN) au Parlement européen, est encore très eurosceptique, et il est surtout ouvertement prorusse.
En mars 2023, les députés de ce parti ont ainsi quitté les bancs du Parlement qui accueillait le président ukrainien. Mais il semble qu’il y ait de la bonne volonté des deux côtés. Ce sera sans doute un point de friction avec l’ÖVP, qui est un parti europhile et très largement pro-occidental. Mais au regard de leur volte-face, les conservateurs semblent prêts à faire bien des concessions pour éviter toute levée sur les banques ou les plus riches.
Le cas autrichien confirme donc une tendance qui semble s’accélérer depuis les derniers mois de 2024. Une part croissante du monde économique semble s’être radicalisée pour défendre ses intérêts. Dans des économies stagnantes comme l’Autriche, le capital est déterminé à ne faire aucune concession qui puisse réduire sa rentabilité. En cela, l’extrême droite, qui est, de son côté, prête à respecter les intérêts des puissances économiques et qui bénéficie d’un soutien croissant de la population, devient son alliée naturelle et utile
mise en ligne le 7 janvier 2025
Grégory Marin sur www.humanite.fr
Le journal satirique, rigolard et irrévérencieux, a changé de ton et de cible depuis quelques années. L’influence de son ancien directeur Philippe Val, flirtant à l’époque avec le pouvoir sarkozyste, se ressent à nouveau.
C’est l’histoire d’un canard sauvage qui a fini par être domestiqué, promu « symbole mondial de la liberté d’expression contre l’obscurantisme » par ceux-là mêmes qu’hier il brocardait. La critique est de Daniel Schneidermann, dans un livre à paraître aux éditions du Seuil, le Charlisme raconté à ceux qui ont jadis aimé Charlie. Depuis 2015, après l’attentat qui a laissé la rédaction exsangue, le journal a changé. Mais, à bien y regarder, la dérive était déjà importante, dès 1992 et la renaissance de l’hebdomadaire.
Journal irrévérencieux héritier de Hara-Kiri, Charlie Hebdo « meurt » en 1981. Provisoirement. Car le chansonnier Philippe Val lorgne le titre. En 1991, il avait pris la tête de l’équipe rédactionnelle de la Grosse Bertha, hebdomadaire satirique et « bordélique » dans lequel œuvraient Cabu et Charb. À « un éclat de rire par page » succède un précepte cher à Val : « Il faut des indignations », rapportera la rédaction après son départ. Déjà se dessinaient les contours de son projet futur, dévoilé à l’été 1992 lorsque Charlie Hebdo reparaît : « On ne rigole plus. »
Un changement d’époque
Malgré la présence des grands anciens, Wolinski et Cavanna, Charlie Hebdo va se mettre à « reproduire peu à peu les positions dominantes », analysait Mathias Reymond pour Acrimed en 2008. « Dans les années 1970, Cabu s’insurgeait “contre toutes les guerres” et collectionnait les procès intentés par l’armée. » En 1999, il soutient, avec la majorité de la rédaction (à l’exception de Charb et Siné) et dans la roue de Val, l’intervention militaire de l’Otan au Kosovo.
Dans le numéro 361 du 19 mai 1999, « Riss, qui n’écrit pas d’ordinaire », prend la place de la chronique de Charb, reprochant « aux pacifistes d’être des collabos », souligne Reymond. Même ton pour la campagne sur le traité constitutionnel européen de 2005 : Val « conduit une campagne véhémente et caricaturale contre les partisans du “non” au référendum », souligne Acrimed.
Lors du festival de Groland de Quend, en 2007, Charb, enregistré par Pierre Carles, prenait ses distances : « Val est tellement atypique dans Charlie Hebdo. (…) Si j’étais directeur d’un journal, (…) il n’y aurait pas Val dans le journal. En tout cas, ce qu’il exprime dans le journal, ça n’existerait pas. » Il sera exaucé deux ans après. Trop tard pour corriger les effets négatifs : après les décès des dessinateurs Gébé et Bernar, les départs des journalistes Olivier Cyran, François Camé, Anne Kerloc’h, Michel Boujut, Mona Chollet, Lefred Thouron partira à la suite d’un dessin sur Patrick Font, le chansonnier et ex-comparse sur scène du directeur, en procès pour pédophilie.
Dans le même temps arrivent des plumes plus consensuelles : le dessinateur Joann Sfar, l’ex-patron de France Inter Jean-Luc Hees, Renaud Dély et Philippe Lançon de Libération, Anne Jouan du Figaro. Et surtout l’essayiste Caroline Fourest, qui, aujourd’hui, relativise les morts d’enfants palestiniens.
« Islamo-gauchisme » et jet-set
Fiammetta Venner, déjà en poste à Charlie, et elle vont mener, avec la bénédiction de Val, très ouvertement pro-israélien, la lutte interne contre « l’islamo-gauchisme ». La publication des caricatures de Mahomet, en 2006, sera instrumentalisée, et la figure de la « petite conne » musulmane aussi utilisée que celle du prédicateur islamiste, rapprochant du journal des personnalités éloignées de la gauche radicale, comme Bernard-Henri Lévy.
Charlie va entrer dans d’autres cercles, des plateaux télé de Thierry Ardisson aux marches du Festival de Cannes. En 2005, Philippe Val confiait au magazine TOC qu’il entendait « légitimer le titre aux yeux des gens qui constituent le milieu de l’information et avec qui (il) entret(enait) des rapports cordiaux ». « Plus jamais le charlisme ne parviendra à s’arracher de l’orbite dévorante du pouvoir », écrit Schneidermann.
Ce sont surtout les prétentions de Val à intégrer les cercles politiques qui vont cliver. Le 2 juillet 2008, Siné écrit dans une chronique consacrée à Jean Sarkozy que le « fils de » vient « de déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant d’épouser sa fiancée, juive, et héritière des fondateurs de Darty. Il fera du chemin dans la vie, ce petit » ! Bien que l’information, publiée par Libération, émane du patron de la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme, Siné est cloué au pilori par « le milieu de l’information ». Il doit répondre d’antisémitisme. Pourtant soutenu par Cavanna, Tignous, Honoré, il sera viré.
Sans doute l’analyse de Cavanna, dans Mohicans (Julliard), de Denis Robert, se révèle juste : « La débâcle (du journal – NDLR) a commencé avec le travail de sape de Val, pour qui Charlie Hebdo n’était qu’un marchepied vers une carrière de lèche-cul politique », lâchait-il. Car même si Charlie a continué avec une embellie sur le plan des idées entre le départ de Philippe Val en 2009 pour France Inter et la mort de Charb, son remplaçant, en 2015, son influence persiste.
Des combats contre les puissants, et pour l’écologie, menés à coups de fous rires rageurs, ne subsistent que de rares traces, effacées par l’obsession anti-islamiste, voire quelquefois antimusulmane. Sans doute ceux qui se proclament les chantres de la liberté d’expression, aujourd’hui, sont plus Printemps républicain que Charlie canal historique.
mise en ligne le 2 janvier 2025
par Emma Bougerol sur https://basta.media/
Pauline Perrenot est journaliste pour l’observatoire des médias Acrimed et autrice du livre Les Médias contre la gauche (Agone, 2023). Elle décrypte les mécanismes de l’extrême-droitisation des médias et rappelle le rôle essentiel des médias indés.
Basta! : Selon une information du Parisien du 19 décembre, l’émission « Touche pas à mon poste ! » (TPMP), présenté par Cyril Hanouna sur C8, s’arrêterait en février. Ça y est, c’est bon, c’est la fin de la surreprésentation de l’extrême droite à la télé ?
Pauline Perrenot : Évidemment non, ça ne règle pas le problème. Compte tenu de la structuration du paysage médiatique et des phénomènes de concentration, Hanouna peut sortir par la fenêtre C8 mais re-rentrer sur le devant de la scène médiatique par la porte d’Europe 1 – où il officie d’ailleurs déjà – de CNews ou même du Journal du dimanche… Tous ces médias sont possédés par Bolloré.
D’autre part, si la question de la banalisation de l’extrême droite se résumait aux médias détenus par Vincent Bolloré, ça se saurait. Ils sont évidemment à l’avant-poste de la contre-révolution réactionnaire. Mais chez Acrimed, non seulement on inscrit ce processus dans une temporalité plus longue, mais on refuse également le mythe qui postule une étanchéité entre les médias de Bolloré et le reste du paysage médiatique. Les médias qui occupent une position dominante et légitime dans le champ journalistique sont aussi concernés par la question de la normalisation de l’extrême droite.
Quel constat dressez-vous à Acrimed sur la présence médiatique de l’extrême droite ?
Quand on parle d’extrême-droitisation, on parle d’une banalisation des idées d’extrême droite, de ses visions du monde, mais également de la crédibilisation des représentants des extrêmes droites au sens large – dans le champ politique et au-delà.
L’histoire n’a donc pas commencé avec la montée en puissance de Bolloré dans le paysage médiatique, dont la droitisation épouse une trajectoire parallèle à celle du champ politique : si l’on regarde par exemple les travaux d’Ugo Palheta sur le processus de fascisation en France, on comprend que l’on fait face à de nombreuses dynamiques (le tournant néolibéral des politiques publiques ; le durcissement autoritaire de l’État ; le renforcement du nationalisme et du racisme ; la montée du Front national ; l’affaiblissement politique du prolétariat) qui ont cours depuis les années 1970-1980.
S’agissant des grands médias, avec Acrimed, on essaye de mettre en lumière les mécanismes et les tendances lourdes qui, selon nous, ont contribué en miroir à normaliser l’extrême droite. Il y a, d’abord, la consolidation d’un pôle frontalement réactionnaire : l’extension de l’empire Bolloré, mais aussi la surreprésentation d’un grand nombre de commentateurs réactionnaires – « experts », intellectuels, journalistes, etc. – légitimés de longue date par des médias « acceptables ».
Ensuite, on a essayé de beaucoup documenter comment les médias ont participé à co-construire les cibles de la peur et de la haine : comment les obsessions de l’extrême droite (insécurité, immigration, autorité, islam) ont non seulement occupé une place de plus en plus centrale dans l’agenda médiatique, mais aussi comment les cadrages de ces thématiques ont progressivement épousé la grille de lecture qu’en donnent les partis de droite, en particulier dans l’audiovisuel et dans une large partie de la presse hebdomadaire.
Le troisième angle, c’est celui de la dépolitisation de la politique et, singulièrement, la dépolitisation et la peopolisation de l’extrême droite. Là, on s’intéresse beaucoup plus au journalisme politique en tant que tel, au triomphe du commentaire aux dépens du reportage ou de l’enquête : la focalisation sur le jeu politicien au détriment des enjeux de fond, l’emprise de la communication sur l’information politique, les mésusages des sondages, la façon dont les cadres du RN ont été surreprésentés et mis en scène comme la principale force d’ « opposition » aux partis de gouvernement, etc.
Enfin, on étudie la façon dont la mutilation du pluralisme au sens large profite à l’extrême droite. Sur les questions économiques, sociales, internationales, etc., on assiste à une disqualification systématique de la gauche, celle qui entend rompre avec les dogmes néolibéraux et le cours autoritaire et réactionnaire de la vie politique, comme des idées et des cadrages qu’elle défend.
Sur le plan socio-économique par exemple, l’accompagnement médiatique des politiques néolibérales (et donc la délégitimation de toute alternative progressiste) aura largement alimenté un sentiment de fatalisme vis-à-vis de l’ordre établi, lequel caractérise en partie le vote RN.
« On assiste à une disqualification systématique de la gauche »
Ces dynamiques ne sont pas uniformes selon les médias, elles sont entretenues plus ou moins consciemment par les professionnels, mais ce sont des tendances dominantes qui contribuent à normaliser l’extrême droite et ce, depuis plusieurs décennies.
Juste pour mettre les choses au clair avant de continuer : les médias sont-ils les seuls responsables de la dédiabolisation de l’extrême droite ?
Pauline Perrenot : Les travaux de sociologie et de science politique sur l’extrême droite permettent de comprendre les conditions matérielles, sociales, économiques, politiques, etc. qui ont contribué sur le long terme à la progression (notamment électorale) de l’extrême droite dans la société. On a toujours dit, pour notre part, que les médias dominants n’étaient pas les premiers responsables de cet enracinement.
Mais en tant que co-organisateurs du débat public, producteurs d’informations et de représentations du monde social, ils jouent un rôle effectif de légitimation. Il faut comprendre ce rôle en tant que tel : ni le surdéterminer, ni le sous-estimer. Quand on parle de banalisation, de crédibilisation, il faut entendre ces mots pour ce qu’ils sont et ne leur faire dire ni plus ni moins.
On voit de nombreux chroniqueurs et chroniqueuses issus de la presse d’extrême droite invités sur des chaînes de télé (par exemple, Juliette Briens, militante identitaire et qui travaille pour le magazine d’extrême droite L’Incorrect, invitée comme chroniqueuse sur BFM). Il y a donc une porosité, une continuité entre des médias d’extrême droite et des médias dits « traditionnels » ?
Pauline Perrenot : Il ne faut pas penser les médias Bolloré comme des médias « cloisonnés ». Il ne s’agit pas de mettre un signe égal entre toutes les lignes éditoriales, ça n’aurait pas de sens. Mais il faut en effet souligner un continuum dans la fabrique et le mode de traitement de l’information. La circulation médiatique des commentateurs réactionnaires – et, par conséquent, de leurs idées et discours – est un très bon exemple à cet égard. Parmi eux, l’un des cas les plus spectaculaires, c’est Zemmour.
Avant de basculer dans le jeu politique, il a été journaliste et éditorialiste. Il a construit sa carrière au Figaro mais il a aussi travaillé pour Marianne, RTL, i-Télé… C’est le salarié qui est resté le plus longtemps à l’antenne de « On n’est pas couché », l’émission de Laurent Ruquier sur France 2. Tout au long des années 2010, Éric Zemmour a sorti des livres qui ont fait l’objet d’un battage médiatique quasi systématique.
De nombreux médias perçus comme « légitimes » et « respectables » ont donc vraiment contribué à construire son capital médiatique. Alors quand CNews lui a offert un fauteuil régulier en 2019 pour la fameuse émission « Face à l’info » – qui a été pensée comme une rampe de lancement pour sa carrière politique –, la chaîne a capitalisé sur une notoriété entretenue pendant près de 30 ans par les autres médias.
Si on ne prend pas en compte cette complaisance continue des chefferies médiatiques à l’égard de cet agitateur (parmi d’autres …), on ne peut pas comprendre ce qui a été appelé le « phénomène Zemmour » fin 2021 et début 2022. Il y a eu un emballement médiatique absolument délirant. À Acrimed, on est vraiment tombés de notre chaise à ce moment-là, en voyant la surface médiatique qu’il a occupée, la complaisance avec laquelle il a été reçu, la façon dont les intervieweurs et intervieweuses ont complètement renoncé à contrecarrer ces thèses.
Cette séquence a été tout à la fois un symptôme et un accélérateur de la normalisation médiatique de l’extrême droite et du racisme. Elle était un révélateur, également, de la manière dont fonctionne le théâtre médiatique : la low-costisation du débat, la prime au spectaculaire, le mimétisme, etc.
Quel est le rôle de la concentration des médias dans tout cela ?
Pauline Perrenot : Elle a plusieurs rôles. Comme les pouvoirs publics ont renoncé à toute mesure contraignante en matière de propriété et de concentration des moyens d’information et de communication, évidemment, les industriels milliardaires ont les mains libres. Bolloré, ce n’est pas que CNews : c’est maintenant de la presse écrite, de la radio.
Mais c’est aussi une présence à d’autres niveaux de la chaîne de production et de diffusion de l’information et de la culture : il possède les points de vente Relay, des salles de spectacle, un institut de sondage (CSA, groupe Havas, une filiale de Vivendi) ainsi que des groupes d’édition. Ce double phénomène de concentration, à la fois horizontale et verticale, permet vraiment d’édifier un empire médiatique ici mis au service d’un combat politique clairement campé à l’extrême droite, dont Bolloré n’a d’ailleurs jamais fait mystère.
Au-delà du phénomène de concentration et du cas Bolloré, c’est bien le mode de propriété capitalistique des moyens d’information et la financiarisation des médias qui posent un problème majeur. De ce mode de propriété capitalistique découlent toutes les contraintes commerciales qui pèsent sur la production de l’information et formatent le débat public « low cost » tel qu’on le connaît aujourd’hui. Il y a un nivellement par le bas terrible, un triomphe du commentaire et du bavardage, qui excède de loin les frontières des chaînes d’information en continu à proprement parler.
« Les pouvoirs publics ont renoncé à toute mesure contraignante en matière de propriété et de concentration des moyens d’information »
C’est un modèle qui, à bien des égards, favorise l’extrême droite.
Sur les plateaux notamment, les commentateurs réactionnaires nagent comme des poissons dans l’eau. C’est flagrant. Ils commentent les sondages biaisés, montent en épingle des faits divers, invectivent, idéologisent des ressentis, etc. Ils se nourrissent des idées reçues qui irriguent la pensée médiatique dominante depuis des décennies. La plupart du temps, ils n’ont pas besoin de remettre en cause les cadrages des journalistes et peuvent alterner les provocations et les contre-vérités sans être repris.
A contrario, c’est beaucoup plus compliqué pour des acteurs (politiques, associatifs, intellectuels, etc.) en capacité d’apporter une contradiction étayée aux thèses libérales, sécuritaires, racistes et xénophobes. Ils sont non seulement sous-représentés, mais les contraintes des dispositifs entravent, pour ne pas dire empêchent structurellement leur expression.
En Belgique, les médias de l’audiovisuel public wallon refusent de donner la parole en direct à l’extrême droite, pour ne pas la laisser diffuser ses idées sans cadre ou contradiction possible. Cela pourrait-il être une solution ?
Pauline Perrenot : Je pense que le problème est plus large, notamment parce que le processus d’extrême-droitisation ne repose pas que sur des personnalités étiquetées « extrême droite »… Depuis les années 1970, les responsables politiques ont progressivement légitimé les slogans sécuritaires, y compris la gauche de gouvernement, mais aussi les mots d’ordre autoritaires, nationalistes et identitaires.
Ça s’est encore accéléré au cours des années 2010 et plus encore à partir de 2015. Les gouvernements d’Emmanuel Macron ont ensuite entravé méthodiquement les conquis sociaux des travailleurs, les libertés publiques, les droits des étrangers, emprunté au répertoire et au vocabulaire de l’extrême droite pour aujourd’hui construire des alliances objectives avec elle…
S’agissant des médias, encore une fois, beaucoup des thèses de l’extrême droite sont ventilées par des professionnels qu’on ne peut pas soupçonner de voter à l’extrême droite. Un exemple m’a toujours paru très symptomatique : en septembre 2021 sur France 2, la rédaction d’« Élysée 2022 », une émission politique très regardée (on parle de millions de téléspectateurs) avait organisé un « face à face » entre Valérie Pécresse et Gérald Darmanin.
À cette occasion, ce sont les deux présentateurs, et non leurs invités, qui ont introduit dans le « débat » la thèse raciste et complotiste du « grand remplacement » : Léa Salamé et Thomas Sotto, deux professionnels qui occupent une position professionnelle et symbolique très importante dans le champ journalistique, valorisés par une grande partie de leurs pairs.
« Le processus d’extrême-droitisation ne repose pas que sur des personnalités étiquetées “extrême droite” »
Quand on parle d’imposition et de légitimation des préoccupations de l’extrême droite, là, on est en plein dedans.
La façon de cadrer l’information, de mettre à l’agenda certains sujets plutôt que d’autres, de systématiquement légitimer certains acteurs et d’en discréditer d’autres, tout cela constitue le « bruit médiatique ». Et il faut dire que celui-ci aura largement acclimaté les publics à des visions du monde réactionnaires.
Évidemment, on sait comment sont structurées les rédactions. On sait qu’il y a de très nombreux journalistes qui n’ont pas la main sur leurs sujets, qui travaillent dans des conditions désastreuses et qui sont soumis à l’autoritarisme de leur hiérarchie. Ils doivent faire mille métiers en un, et n’ont donc pas forcément la latitude et les marges de manœuvre nécessaires, ne serait-ce que pour réfléchir à comment ils souhaiteraient traiter un sujet.
Si la droitisation est transversale dans les médias dominants, elle est aussi un processus qui opère par le haut du champ journalistique, là où se concentre le pouvoir éditorial, parmi les directions sociologiquement solidaires des intérêts des classes dirigeantes. Christophe Barbier résumait très bien leur état d’esprit : « Aujourd’hui la peur de Mélenchon est plus grande que la peur de Le Pen ». Il n’y a pas besoin d’en dire plus.
Dans ce contexte, quel est le rôle des médias indépendants ?
Pauline Perrenot : Le travail des médias indépendants est colossal. Basta!, StreetPress, Mediapart, Arrêt sur images, Acrimed, Le Monde diplomatique, Reporterre, Le Média, Blast, Le Bondy Blog… Beaucoup de médias indépendants font non seulement un travail d’enquête sur l’extrême droite en tant que telle, ses pratiques, ses politiques, son idéologie, mais ils incarnent aussi un véritable pluralisme.
C’est dans ces médias qu’on va donner une place plus importante aux reportages et à l’enquête sociale. Ils ont aussi des cadrages et des façons de problématiser « l’actualité » qu’on ne voit pas ailleurs – et ça, sur tout un tas de sujets. Enfin, dans ces médias, on entend des personnes rarement – pour ne pas dire jamais – sollicitées par les médias dominants, qu’on pense à des militants associatifs, antifascistes, des chercheurs, des chercheuses, des intellectuels...
Sans le travail d’information des médias indépendants, le pluralisme serait dans un état encore plus lamentable. Cela étant dit, ces médias ne « font pas l’agenda » et restent moins « légitimes », généralement moins suivis. C’est l’une des raisons pour lesquelles Acrimed appelle à ne jamais perdre de vue la transformation radicale des médias, laquelle ne pourra pas faire l’économie de mesures ambitieuses visant à libérer l’information de la marchandisation et de l’emprise des industriels milliardaires.