<<
mise en ligne le 17 mai 2025
Hayet Kechit sur www.humanite.fr
Mis en cause pour « violation de domicile » et « violences », après deux tentatives d’occupation du siège du groupe postal, lors d’une grève en 2014, cinq syndicalistes sont convoqués au tribunal correctionnel de Paris, le 12 juin. Ils nient les accusations, dénonçant une tentative d’intimidation de leur direction, qui peut leur valoir une peine de 5 ans de prison et 75 000 euros d’amende.
Deux intrusions au sein de son siège national, dans le cadre d’un mouvement social. Voilà ce que la direction de la Poste appelle une « violation de domicile », qui vaut, onze années après les faits reprochés, une comparution devant la justice à quatre postiers et une postière, militants de Sud-PTT dans les Hauts-de-Seine, convoqués le 12 juin prochain au tribunal correctionnel de Paris. Ils sont par ailleurs accusés de faits de « violences » qui auraient été commis, à cette même occasion, à l’encontre de la responsable de la sûreté de l’époque. Ce que nient de façon constante les mis en cause.
À un mois de cette convocation judiciaire, les militants ont organisé ce jeudi 15 mai une conférence de presse, à laquelle s’est notamment joint le député Éric Coquerel (LFI), pour rendre public un appel de soutien aux grévistes mis en cause, signé par plusieurs personnalités du monde syndical et politique, dont le sénateur et directeur de l’Humanité Fabien Gay.
Le but de cette action : apporter une réponse collective face « un acharnement, dans l’air du temps, destiné à museler toute contestation syndicale et sociale contre l’idéologie dominante ». Ce que Sud estime être une « instrumentalisation de la justice » serait ainsi l’arme ultime dégainée par la direction de la Poste pour porter le coup de grâce à un syndicat pugnace, devenu au fil de grèves victorieuses (en 2010 et 2014 notamment) « un caillou dans la chaussure »– selon les termes d’Eric Coquerel – dans son entreprise de restructuration et de réduction des coûts, menée au détriment des conditions de travail des agents et de ses missions de service public.
« Cinq ans d’emprisonnement, c’est pas rien ! »
Autour des deux stands dressés face au siège du groupe, à Paris (XVe), tracts, DVD retraçant les luttes victorieuses du syndicat, dossiers de presse détaillés circulent parmi le public accueilli en ce frais matin de mai. « Rien n’est laissé au hasard. Vous avez sorti l’artillerie lourde ! » tente-t-on de plaisanter auprès de Gaël Quirante, le chef de file de Sud Poste 92, qui compte parmi l’un des cinq syndicalistes mis en cause. « On va dire que 5 ans d’emprisonnement, ce n’est quand même pas rien ! » grince du tac au tac le représentant syndical, qui vu « l’air du temps », n’a pas le cœur à la légèreté et prend l’affaire très au sérieux. C’est en effet la peine encourue par les cinq militants, à laquelle pourrait s’ajouter une amende de 75 000 euros, si la version de la Poste emportait la conviction du tribunal pour ces faits remontant à février 2014.
À cette époque, un bras de fer – qui durera 170 jours, entre janvier et juillet 2014 – est engagé déjà depuis un mois entre la direction du groupe postal et Sud PTT 92. Des factrices et facteurs de Rueil-Malmaison, la Garenne-Colombes, et Gennevilliers sont alors grève pour exiger l’embauche en CDI de leurs collègues intérimaires et contre les restructurations. Face à l’enlisement du conflit, une délégation se rend alors à deux reprises, les 13 et 20 février 2014, au siège de leur groupe, rue de Vaugirard, à Paris (XVe), ainsi que dans des locaux de la direction départementale, en tentant d’y pénétrer malgré l’opposition de la responsable sécurité de la Poste.
À l’issue de ces confrontations, cette dernière portera plainte aux côtés de sept vigiles et du groupe lui-même pour « violences », « dégradations » et « violation de domicile », malgré les dénégations constantes des cinq postiers. « Je connais Gaël et les syndicalistes des Hauts-de-Seine depuis longtemps et il n’est pas imaginable qu’il y ait eu un seul acte de violences », se porte garant Eric Coquerel, qui révèle avoir tenté, en vain, de plaider la cause des syndicalistes auprès du PDG de la Poste, Philippe Wahl, croisé dans le cadre de ses missions de président de la commission des Finances à l‘Assemblée nationale. L’élu, selon qui « cette procédure judiciaire fait partie d’un plan concerté pour faire un exemple » affirme également « avoir été le témoin depuis 2015 de l’acharnement de la Poste vis-à-vis de Sud PTT 92, qui paie le fait d’empêcher la normalisation des plans de restructuration ».
Diversion à l’action militante
Un acharnement dont témoigneraient, selon Gaël Quirante, les motifs jugés invraisemblables de cette plainte. « » Violation de domicile « : c’est tout de même une façon originale de présenter les choses s’agissant d’une action somme toute très banale dans les luttes syndicales », raille Gaël Quirante, qui ne s’en dit pas moins inquiet face au signal adressé aux militants qui se risqueraient désormais à investir les locaux de leur entreprise pour exiger d’être reçus par leurs dirigeants. Derrière cette affaire, le syndicaliste, comme Eric Coquerel, voit une diversion à l’action militante et une nouvelle escalade dans le projet de museler un syndicat particulièrement offensif dans sa lutte pied à pied contre la précarisation, la fermeture de guichets, la suppression de tournées et leur lot de dégâts sur les conditions de travail, générés par le projet de restructuration mené à marche forcée par le groupe postal.
Gaël Quirante a par ailleurs saisi l’occasion de cette riposte pour dévoiler un document interne assez édifiant lié à la réorganisation du centre d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), sur lequel le syndicat a mis la main et que l’Humanité a pu consulter. « Il classe les agents dans un échiquier selon leur niveau de proximité avec le projet de restructuration, dans deux catégories : antagonistes ou conciliants », détaille le syndicaliste, selon qui des mesures de rétorsion seraient même envisagées à l’encontre de ceux que la direction nomme les « irréconciliants ».
Classement des salariés réfractaires
Au-delà de cet étrange fichage, le syndicaliste s’estime également, à travers l’action judiciaire qui débutera le 12 juin, une cible privilégiée de la direction. Cette dernière ne se résoudrait en effet pas à voir le postier garder son mandat syndical, lui ouvrant le droit d’intervenir dans les centres postaux, malgré son licenciement acté en 2018 (pour lequel ce dernier a lancé un recours devant la Cour européenne des droits de l‘homme). Un licenciement autorisé par la ministre du Travail de l’époque, Murielle Pénicaud, alors même que l’Inspection du Travail avait qualifié la procédure de discriminatoire et qu’une fronde s’était levée parmi ses collègues, à la faveur d’une autre grève spectaculaire de quinze mois.
Contactée par l’Humanité sur l’ensemble de cette affaire, la direction de la Poste n’a pour le moment pas donné suite à nos sollicitations, ni sur la procédure en justice des cinq prévenus, ni sur cette affaire de fichage à Issy-les-Moulineaux.
mise en ligne le 15 mai 2025
Par Jérémie Rochas , Arto Victorri sur https://www.streetpress.com/sujet/
Les livreurs sans papiers de Lille dénoncent le harcèlement de la police, qui multiplierait les contrôles d’identité et les interpellations. Les forçats de la livraison se sont regroupés en collectif et demandent leur régularisation.
« Faites attention rue de Béthune, là où les livreurs se regroupent. Ils sont nombreux, il y a la PAF [police aux frontières], la municipale, la nationale avec leurs voitures. Ils viennent d’arrêter quelqu’un. » En mars dernier, l’alerte est envoyée en urgence sur les téléphones de quelque 120 livreurs lillois réunis en collectif. Chaque semaine, des dizaines de messages vocaux sont diffusés pour prévenir des contrôles policiers qui ciblent les coursiers sans papiers de la métropole, contraints au mouvement permanent. Les membres du groupe se partagent aussi des contacts d’avocats, des informations sur les projets de loi dans leur secteur, des appels à la grève ou au soutien de collègues blessés pendant des livraisons. Les restaurateurs irrespectueux avec les coursiers sont aussi signalés. Le réseau d’entraide s’active parfois même au-delà des frontières, avec des cagnottes créées pour aider financièrement les livreurs expulsés vers leur pays d’origine.
« En 2022, la situation est devenue insupportable », raconte Abdoulaye (1), l’un des porte-paroles du collectif de livreurs sans papiers de Lille. « On voyait nos collègues se faire arrêter les uns après les autres à mesure que les plateformes baissaient les prix de livraison. On a décidé de réagir. » D’abord, l’idée émerge de se mobiliser pour soutenir les livreurs interpellés et placés en centre de rétention administrative (CRA), première étape avant une possible expulsion du territoire. Très vite, l’information circule « de bouche à oreille » et des dizaines de nouvelles recrues des plateformes viennent grossir les rangs du collectif, appuyé par les associations d’aide aux personnes exilées et des syndicats. Ils organisent leur première manifestation en janvier 2023 et revendiquent depuis sans relâche la fin des contrôles policiers et la régularisation des travailleurs indépendants.
Des contrôles incessants
Au cours de ses cinq années de livraison, l’ancien gendarme guinéen a vu des dizaines de collègues abandonner leur poste, accablés par la précarité et l’omniprésence policière : « La plupart d’entre nous travaillent sans congé toute la semaine pour à peine 1.000 euros par mois. On peut parfois rester 11 heures ou 12 heures d’affilée dehors, lorsqu’il y a peu de commandes. Tout ça avec la peur au ventre. »
Tous les livreurs sans papiers interrogés partagent cette angoisse d’être arrêté durant leurs heures de travail. La psychose les suit même parfois jusqu’aux portes des clients : « Un soir, une voiture de police est arrivée en trombe au moment où je remettais une commande. Le client était choqué et s’est interposé, mais ils n’ont rien voulu savoir », raconte Salif (1), un autre livreur sans papier du collectif. « J’avais mon récépissé à jour [le document prouvant l’enregistrement d’une demande de titre de séjour à la préfecture]. Alors ils n’ont pas eu d’autre choix que de me laisser partir. Je les ai recroisés cinq minutes plus tard en train de contrôler un autre livreur. »
Avant de poser ses bagages dans le Nord de la France, l’ancien demandeur d’asile a roulé sa bosse à Nantes et à Bordeaux. Si les conditions de travail y étaient tout aussi difficiles, il raconte n’avoir jamais connu le même degré de répression policière : « Je ne connais pas un seul livreur sans papiers à Lille qui n’a pas fini un jour au commissariat. D’ailleurs, la plupart de mes collègues sont partis travailler à Paris. »
Ben (1) a lui décidé de quitter la France en juillet 2024, à la suite d’un énième contrôle d’identité. Ce jour-là, il est presque minuit quand le livreur de 25 ans rentre chez lui après une longue journée de travail. Il est à quelques mètres de sa porte d’immeuble quand une voiture de la brigade anti-criminalité (BAC) commence à le suivre et lui ordonne de s’arrêter. Le Guinéen fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) et sait qu’il risque l’expulsion vers son pays d’origine en cas d’interpellation. Alors il fait mine de ne pas avoir entendu et pédale de toutes ses forces, priant pour qu’ils renoncent à le poursuivre. Mais la patrouille le prend en chasse et appelle des renforts. Après de longues minutes de course-poursuite dans les rues du quartier de Wazemmes, Ben met le pied-à-terre, épuisé. Il est aussitôt cerné par plusieurs véhicules et menotté sur-le-champ. Il n’a rien oublié du sentiment d’humiliation : « Les passants s’arrêtaient pour me regarder. J’ai eu tellement honte, j’avais l’impression d’être un criminel. »
Après l’avoir fouillé et contrôlé son identité, les policiers décident de le laisser repartir. Un agent de la BAC se serait alors approché pour lui lancer : « La prochaine fois, si tu ne t’arrêtes pas quand je te le demande, je te nique ta mère. » Ben prend la décision le soir même de plier bagages vers un autre pays d’Europe.
Échapper aux contrôles
En avril 2023, Ben a déjà passé une nuit en cellule après un contrôle au cours d’une livraison. Si la mobilisation du collectif de livreurs sans papiers avait permis sa libération, la peur de la police ne l’a plus jamais quitté et a directement impacté son chiffre d’affaires. « Je savais que la police contrôlait les livreurs le matin, alors je ne sortais pas de chez moi avant 12 heures », explique le jeune livreur. « Mais il était souvent trop tard : toutes les commandes étaient déjà prises. » Il prend aussi l’habitude de contourner les carrefours et les grands boulevards, quitte à rallonger la durée de ses shifts : « À chaque fois que je voyais les modèles de voitures de la BAC, j’avais la boule au ventre, des sueurs froides, je perdais toute orientation. C’était devenu insupportable à vivre. »
Pour Emmanuelle Jourdan-Chartier, présidente de la section lilloise de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), ces contrôles incessants que subissent les coursiers sans papiers participent à « une stratégie de harcèlement policier de populations ciblées et discriminées ». L’association vient justement de lancer une campagne nationale pour recueillir le ressenti des victimes de contrôles au faciès et demander leur interdiction. En 2023, le Conseil d’État avait reconnu leur caractère discriminatoire mais s’était jugé incompétent pour y mettre fin.
Interrogé, le service d’information et de communication de la police nationale (Sicop) conteste l’existence d’un ciblage de ces travailleurs sans papiers : « Il n’y a aucune attention particulière portée à ces livreurs en l’absence de motif à contrôle. »
Amendes et confiscation de vélos
Les coursiers sont également sujets aux amendes distribuées sur plusieurs artères principales du centre-ville, désormais interdites à la circulation à vélo. Ils sont aussi régulièrement ciblés par la brigade routière départementale qui procède à la mise en fourrière des vélos électriques débridés, utilisés par de nombreux coursiers pour optimiser les trajets et compenser leurs maigres revenus. « On n’a pas le choix, il faut bien manger », soupire Abou (1), qui explique être pris en étau entre les règles de circulation et les demandes des plateformes, qui exigent sans cesse la réduction du temps de course. Lui a récemment échangé son vélo électrique pour un scooter d’occasion. À 48 ans, il rêve de raccrocher la livraison. Mais en attendant l’obtention de sa carte de séjour, il lui faudra continuer de sillonner les rues lilloises en esquivant « les visiteurs », comme sont surnommés les policiers par les membres du collectif.
En octobre 2023, Abou a été arrêté aux abords de la station de métro Porte des Postes – considérée comme un véritable guet-apens par les livreurs sans papiers -, avant d’être placé au centre de rétention administrative de Lesquin (59). Il a pu compter sur le soutien de ses collègues de galère pour mobiliser associations et avocats jusqu’à sa remise en liberté, après 63 jours d’enfermement. Mais aussitôt dehors, Abou a ravalé sa peur pour repartir au charbon. Son chiffre d’affaires peine à atteindre le SMIC, sauf qu’il lui faut payer le loyer du logement social qu’il sous-loue à l’un de ses amis, la cantine de ses deux enfants et préparer l’arrivée d’un nouveau-né prévue dans quelques mois.
« On est là pour servir la France, on paie des impôts, mais on se fait sans cesse arrêter, certains se font confisquer leurs vélos quand ils fuient la police », s’époumone Abdoulaye, l’un des porte-paroles du collectif. « Mais nous ne sommes ni des animaux, ni des délinquants. »
Location de comptes
Pour passer sous les radars, Abou loue son compte UberEats ou Deliveroo à un particulier en règle. La location d’un profil peut varier entre 100 et 150 euros par semaine. En 2024, la mairie de Lille estimait que ces « activités non déclarées et les locations de compte » pouvaient concerner la moitié de l’effectif total des livreurs de la ville, soit près de 3.000 personnes.
Une technique qui n’est pas sans risques. « Ces travailleurs sont exploités par d’autres personnes mal intentionnées qui profitent de leur situation précaire », insiste le service com’ de la police nationale. De plus, les plateformes déploient des dispositifs de détection de comptes sous pseudonyme par reconnaissance faciale ou de contrôle de pièces d’identité. En mars 2022, l’État a signé avec les plateformes une charte d’engagement contre la fraude et la sous-traitance irrégulière, provoquant la déconnexion de plusieurs milliers de comptes.
Interrogées par StreetPress sur les conditions de travail de ses livreurs indépendants sans papiers, Deliveroo et UberEats se contentent de réaffirmer leur engagement dans la lutte « contre la sous-traitance irrégulière », soit « la sous-location illicite de comptes ». « Nous collaborons étroitement avec les forces de l’ordre et leur transmettons toutes les informations requises dans le cadre des enquêtes qui peuvent être menées », ajoute même UberEats, première plateforme à avoir instauré le système d’identification en temps réel de ses travailleurs dès 2019. Aucun des mastodontes de la livraison de repas ne prend cependant position sur la question de la régularisation des livreurs sans papiers, portée depuis plusieurs années par des syndicats comme la CGT et l’Union-Indépendants. « Leur modèle économique repose pourtant sur le fait que ces travailleurs soient corvéables à merci et qu’ils n’aient d’autres solutions pour vivre que de travailler pour des miettes par le biais de location de comptes », s’agace Ludovic Rioux, représentant de la CGT Transport.
Bientôt une maison des livreurs ?
Si les livreurs sans papiers avaient pour habitude de se retrouver entre deux courses près des rues commerçantes ou sous le parvis de la gare il y a encore quelques mois, désormais le mot d’ordre est la dispersion. « Les flics ont commencé à faire des descentes et arrêter tous les livreurs qui se réunissaient à l’extérieur », confie Abdoulaye, qui attend désormais les notifications de l’application dans un centre commercial proche du centre-ville. « Maintenant, tout le monde est dans son coin. »
En avril 2024, la ville de Lille a lancé un appel à manifestation d’intérêt pour la création d’un « lieu de répit » pour les salariés de l’aide à domicile et les livreurs indépendants. La mairie souhaite proposer aux travailleurs précaires « un accompagnement socio-médical, un appui administratif ou un atelier de réparation de vélo ». Un espoir pour les livreurs sans papiers sous pression policière constante dans l’espace public.
Ce modèle de maison des livreurs, déjà en place à Bordeaux ou Paris, leur permettrait enfin de se rassembler et de s’organiser en sécurité. « Les conditions de travail ne cessent de se dégrader, d’autant plus pour les livreurs sans papiers », insiste Anthony*, livreur et représentant syndical à l’antenne locale de l’Union-Indépendants. « Les plateformes ont réussi à installer une forme d’individualisation, nous devons essayer d’en sortir. »
Contactés, la mairie de Lille et la préfecture du Nord n’ont pas répondu à nos sollicitations.
(1) Les prénoms des livreurs ont été changés.
Texto de Jérémie Rochas et photos d’Arto Victorri.
mise en ligne le 2 mai 2025
Ilyes Ramdani sur www.mediaqpart.fr
Depuis le crime de La Grand-Combe, l’exécutif peine à apporter d’autres débouchés politiques que des formules incantatoires sur l’universalisme et la République. Tel un symptôme de l’échec d’Emmanuel Macron et de ses soutiens à penser le racisme et les discriminations.
Moins d’une semaine après l’assassinat d’Aboubakar Cissé, vendredi 25 avril à La Grand-Combe (Gard), l’exécutif tente toujours de se dépêtrer des accusations d’apathie qui l’accablent. À la tribune de l’Assemblée nationale, mardi, les figures de la coalition au pouvoir ont multiplié les grandes déclarations pour assurer de leur émotion et de leur détermination à agir. « Jour après jour, nous défendrons notre devoir de vivre ensemble », a promis le premier ministre François Bayrou.
Avant lui, Gabriel Attal, chef de file du parti présidentiel, a appelé à « lutter pour la République », qui « rassemble » et qui « protège », ainsi que pour « l’universalisme ». Un concept également utilisé par Aurore Bergé, ministre déléguée chargée de la lutte contre les discriminations, qui a résumé sa pensée d’une formule : « La République, toute la République, rien que la République ! »
La ligne défendue mardi est celle qu’avait appelée de ses vœux Emmanuel Macron, la veille, en ouverture du conseil des ministres. Ainsi que l’a raconté Le Parisien, le président de la République a demandé, en réaction au drame survenu dans le Gard, à se tenir « derrière chaque Français » et exhorté ses ministres à tenir « un discours ultrarépublicain ».
Dans l’esprit du chef de l’État et de ses soutiens, l’invocation du totem républicain est une manière habile d’envoyer deux messages en un : d’un côté, dénoncer le crime de La Grand-Combe et défendre l’égalité comme principe ; de l’autre, s’en prendre à La France insoumise (LFI), accusée de récupération et de clientélisme électoral. « Honte à ceux qui font le choix du pire, le choix du communautarisme ! », a lancé Gabriel Attal, applaudi au centre, à droite et à l’extrême droite.
Bayrou réunit des ministres… pour parler de l’espace
L’emphase du camp présidentiel peine toutefois à masquer sa difficulté à donner une suite politique à l’attaque du 25 avril. « On sent qu’ils ont réalisé au bout de quelques jours l’extrême gravité de ce qu’il s’est passé, pointe la députée écologiste des Hauts-de-Seine Sabrina Sebaihi. Mais, pour le moment, ils en restent au stade de la communication. Si aucun acte fort ne suit derrière, ça sera même le symbole d’une grande hypocrisie. »
C’est également la demande qu’ont formulée à l’adresse d’Emmanuel Macron Chems-Eddine Hafiz, recteur de la mosquée de Paris, et Najat Benali, présidente de la coordination des associations musulmanes de Paris, reçu·es mardi à l’Élysée. Dans un communiqué, les deux représentant·es du culte ont dit avoir exprimé auprès du président de la République « l’attente légitime d’actes concrets et de décisions courageuses » pour lutter contre la haine antimusulmane.
« Seule une réponse à la hauteur de l’épreuve que traverse notre société permettra de restaurer la confiance abîmée et de préserver l’unité de la Nation », indique leur texte. La réponse, justement, peine à se dessiner au sommet de l’État. Pourtant adepte de réunions de réflexion à l’heure du petit-déjeuner, François Bayrou n’a rien changé à son agenda de la semaine. Et si plusieurs membres du gouvernement ont bien été invités à Matignon vendredi matin pour phosphorer, c’est au sujet… de la stratégie spatiale de la France.
Comme un symbole, le principal débat de fond qui a émergé de l’émotion est celui qui a entouré l’usage du terme « islamophobie ». À gauche comme au sein du « bloc central », des divergences continuent de se faire entendre sur le sujet. Après que François Bayrou a parlé d’une « ignominie islamophobe » sur le réseau social X, le ministre des outre-mer, Manuel Valls, a pointé un « terme qu’il ne faut pas employer ». Une ligne partagée, entre autres, par Bruno Retailleau et Aurore Bergé ; cette dernière assumant de « récuser fermement » le mot.
Coauteur d’un rapport parlementaire sur le sujet, le député Ensemble pour la République Ludovic Mendes reconnaît que la question clive dans les rangs de l’ex-majorité. « Il existe un manque de connaissance et de fraternité sur ces sujets-là, pointe l’élu de Moselle, porte-parole du groupe dirigé par Gabriel Attal. Je crois qu’après ce qu’il s’est passé, plus personne ne peut dire que l’islamophobie n’existe pas en France. Ce n’est pas seulement un acte antimusulman, c’est un acte islamophobe, perpétré dans un lieu de culte. »
L’échec de Macron sur les discriminations
Au-delà du débat sémantique, le camp présidentiel paraît bien en peine de donner du contenu politique à son ode à l’universalisme républicain. Le défi paraît ambitieux après de longues années passées à aborder la question de l’islam à travers le seul prisme de sa visibilité dans l’espace public – et de la manière de la réduire. « Cela fait des semaines, des mois, des années que le seul débat est celui-ci, déplore l’écologiste Sabrina Sebaihi, qui a tenté de créer un groupe d’étude sur l’islamophobie à l’Assemblée nationale. Dès qu’on ose parler de ça, on nous oppose systématiquement la laïcité. Et rien n’avance. »
Le temps paraît loin où Emmanuel Macron se faisait élire président de la République sur la promesse d’une lutte acharnée contre les discriminations. Huit ans plus tard, l’aveu sort de la bouche d’un de ses plus proches conseillers : « C’est sûrement notre principal échec et notre principal regret. » Un ancien ministre partage, dans un soupir, la même déception. « Il considère qu’il a sur les bras une société française qui s’est droitisée, glisse-t-il au sujet du chef de l’État. J’ai envie de croire qu’il a gardé une sensibilité sur le sujet mais il l’a mise en veilleuse. »
Au rang des explications, le mouvement constant du président de la République vers les idées, l’électorat et les cadres de la droite traditionnelle figure évidemment en bonne place. « Tout ça s’inscrit dans des rapports de force où l’extrême droite dicte très fortement l’agenda politique, soulignait récemment le sociologue Julien Talpin, spécialiste des discriminations. La porte, ouverte par Macron en 2017, s’est refermée. Le sujet a disparu de l’agenda macroniste, en partie par peur de donner de l’eau au moulin du Rassemblement national et de finir par le renforcer. »
Si elle est incontestable, l’implantation droitière d’Emmanuel Macron ne suffit pas à expliquer une telle désertion de la lutte contre les discriminations. Dans les années 2000, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ont tenu des discours beaucoup plus volontaristes que ceux du moment sur la nécessité d’une lutte ferme contre le racisme et les discriminations.
Ce qu’on dit aux macronistes, c’est : il y a un climat oppressant d’islamophobie, vous avez contribué à l’installer mais vous avez maintenant une chance de vous rattraper. Alors agissez. Sabrina Sebaihi, députée écologiste des Hauts-de-Seine
En 2005, dans un discours sur le sujet, le premier évoquait par exemple la nécessité de ne pas s’en tenir à un discours creux sur l’égalité, celle-ci n’étant « pas un principe gravé une fois pour toutes dans le marbre ». Et le président de la République d’alors de rappeler la nécessité de donner des moyens à la lutte contre le racisme et à « sans cesse affirmer, enrichir, défendre le principe vivant qu’est l’égalité ».
Vingt ans plus tard, le discours chiraquien a laissé place à des incantations creuses sur la République, l’égalité, l’universalisme ; autant de concepts mis en avant comme des acquis intemporels, dont la proclamation suffirait à l’effectivité. Parmi les soutiens d’Emmanuel Macron, quelques-uns invitent timidement à enfourcher à nouveau le cheval de l’antiracisme et de la lutte contre les discriminations. « Mais pour dire quoi ? », répond en creux un de ses proches.
Faute de travail sur le sujet, les propositions se font rarissimes. Et les interlocuteurs qui maintenaient ces sujets-là à l’esprit du président de la République se sont, pour la plupart, éloignés de l’Élysée et du fil Telegram de son locataire. « Il y a une attente extrêmement forte sur le sujet mais ce sont des politiques publiques qui ne se mettent pas en place avec une mesure-choc et de la communication, souligne le chercheur Julien Talpin. Cela demande du travail, des dispositions concrètes à appliquer, des moyens à allouer et des positionnements symboliques à tenir. »
À gauche, Sabrina Sebaihi appelle son camp à ne pas laisser la prochaine actualité chasser celle-là. « Notre responsabilité, c’est de ne pas lâcher, souligne-t-elle. Ce qu’on dit aux macronistes, c’est : il y a un climat oppressant d’islamophobie, vous avez contribué à l’installer mais vous avez maintenant une chance de vous rattraper. Alors agissez. Je ferai partie de ceux qui ne lâcheront pas, pour qu’on n’oublie pas Aboubakar Cissé. Sinon, c’est le genre d’abandon qui peut rompre la confiance des gens dans les institutions. »
D’autres appels de ce type se sont déjà fracassés sur le mur de l’indifférence du camp présidentiel. À l’été 2020, lorsque la mort de George Floyd aux États-Unis et d’importantes mobilisations en France avaient poussé le chef de l’État à parler de « violences policières », il avait suffi que les syndicats de police lèvent la voix pour qu’Emmanuel Macron limoge son ministre de l’intérieur et jette ses ambitions de réforme de la police à la poubelle.
Rebelote à l’été 2023, lorsque la mort de Nahel Merzouk à Nanterre avait fait émerger des revendications sur l’état des quartiers populaires, la relation entre les jeunes et la population ou encore l’égalité d’accès aux services publics. Après avoir donné l’impression d’être prêt à les entendre, le président de la République avait répondu aux révoltes par un mot d’ordre simplissime : « L’ordre, l’ordre, l’ordre. » Sans rien faire des appels à combattre les discriminations dans le pays.
Sarah Benichou sur www.mediapart.fr
Les chiffres comptabilisés par la police, boussole officielle pour le recensement des actes antimusulmans, sont parcellaires et éloignés de la réalité du racisme au quotidien. Surtout, ils ne permettent pas d’enclencher des politiques publiques dignes de ce nom.
« Qui peut croire qu’en 2025, on annonce 173 actes antimusulmans pour l’ensemble de l’année 2024 ? », interroge, au lendemain de l’assassinat d’Aboubakar Cissé, Bassirou Camara, président de l’Association de défense contre les discriminations et les actes antimusulmans (Addam), créée en février 2024 au sein du Forum de l’islam de France (Forif).
Présenté en février par le ministre de l’intérieur, « ce chiffre est largement en deçà de la réalité », commente ce responsable associatif, également secrétaire général de la Fédération musulmane du Tarn et pour qui l’annonce ministérielle, mardi 29 avril, d’une hausse de 72 % des actes « antimusulmans » au premier trimestre 2025 ne résout pas le problème : « Il faut des chiffres construits avec méthode, non pas pour le plaisir d’avoir des chiffres mais pour permettre aux décideurs d’avoir une vue plus objective et plus réaliste du phénomène. »
En lien avec le ministère de l’intérieur, le Forif, soutenu par la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), l’homme s’apprête donc à lancer une plateforme en ligne devant permettre aux victimes de signaler « tout acte antimusulman ».
Si les chiffres du ministère de l’intérieur quantifiant les actes antisémites sont régulièrement, et unanimement, mobilisés par les acteurs de la lutte contre l’antisémitisme, leur pendant pour les actes antimusulmans suscite de nombreuses interrogations, frustrations et critiques parmi les associations musulmanes et les militant·es contre l’islamophobie.
Issus d’une collecte organisée par les services de la Direction nationale du renseignement territorial (DNRT), que racontent et ne racontent pas ces chiffres très mobilisés dans le débat public ? Invité à réagir sur ce débat récurrent, le ministère de l’intérieur n’a pas répondu à nos questions.
Les plaintes comme seules sources
Pour la sociologue Nonna Mayer, membre de l’équipe produisant le rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), les chiffres de la DNRT « sont un instrument très utile pour nous donner un reflet minimal des incidents antisémites et antimusulmans les plus graves » et des moments où le nombre de ces actes « explose », mais « on ne peut pas demander plus qu’il ne donne à cet indicateur ».
En effet, ce décompte est le seul disponible offrant une distinction entre actes antisémites et actes antimusulmans, alors que les statistiques dites « ethniques » restent officiellement impossibles en France. Nonna Mayer souligne aussi que c’est grâce à ces chiffres de la DNRT qu’une augmentation de 223 % des actes antimusulmans avait pu être documentée, en 2015, après les attentats contre Charlie Hebdo, l’Hyper Cacher et le Bataclan.
Parce que les meurtres, les viols, les menaces de mort, les agressions physiques ou les atteintes aux lieux de culte sont enregistrés par les services de police ou donnent lieu à plus de plaintes, ils constituent une part importante des chiffres de la DNRT. Pourtant, « ce sont les agressions verbales, les injures ou les discriminations au quotidien qui pourrissent la vie des gens », explique Nonna Mayer, soulignant que ces expériences, à l’inverse, ne donnent que rarement lieu à des plaintes.
Les chiffres de la DNRT échouent donc à saisir la « granulosité » du racisme, considère également la sociologue de l’islam Hanane Karimi, mais aussi son ampleur. Issus d’une chaîne de « filtres », à travers lesquels diverses informations se perdent, ces « chiffres du ministère de l’intérieur » ne permettent donc ni de décrire, ni de comparer correctement les racismes entre eux.
Des « filtres »
Le premier est immense et englobe toutes les victimes de racisme : ne pas déposer plainte constitue la norme. Alors que, dans l’Hexagone, plus de 1 million de personnes déclarent avoir subi au moins un acte raciste au cours de l’année en 2022, moins de 3 % ont déposé plainte, selon la dernière enquête de victimation « Vécu et ressenti en matière de sécurité » (VRS).
Deux autres filtres se situent au niveau policier : rien ne garantit qu’une plainte soit effectivement enregistrée, ni qu’elle le soit comme relevant d’un motif « raciste » ou « antireligieux » (ce sont les deux motifs pris en compte par la DNRT). En effet, la compréhension du racisme par les policiers peut manquer de repères et de rigueur, comme l’ont montré trois chercheuses, en 2019, dans l’enquête « Saisir le racisme par sa pénalisation ? ».
Un autre « filtre » correspond à un éloignement singulier des musulmanes et musulmans de la police. « Les lois séparatisme ou immigration n’encouragent probablement pas les musulmans à pousser la porte d’un commissariat », estime Nonna Mayer.
Pour Hanane Karimi, l’approche sécuritaire de l’islam et des musulmans par les politiques et les législateurs depuis plus de trente ans produit des « effets de marginalisation » que « les individus incorporent et qui ont des effets dans leur quotidien ». Ainsi, les comportements « des policiers vis-à-vis des jeunes Arabes et Noirs ou les perquisitions qui ont traumatisé des milliers de familles ont, parmi tant d’autres mesures, installé une véritable crainte de la police parmi les musulmans ».
Par ailleurs, lorsque des victimes d’islamophobie franchissent le pas, la chercheuse observe de nombreuses similitudes entre les conditions hostiles de ces dépôts de plainte et celles décrites par les femmes victimes de violences sexistes ou sexuelles.
« Et la comparaison ne s’arrête pas là », poursuit-elle : « Si déposer plainte ne débouche sur rien, voire expose à des violences supplémentaires, pourquoi le faire ? » Seule solution pour gagner en confiance, être accompagné·e et soutenu·e par une association – « ce que faisait le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) », rappelle Hanane Karimi.
Autodissous pour déménager à Bruxelles avant d’être dissous en conseil des ministres en 2021, le CCIF s’est mué en Collectif contre l’islamophobie en Europe (CCIE). Il a perdu sa visibilité médiatique en France mais continue son travail. Reconnu parmi les musulmanes et les musulmans de France, la structure continue de recenser les signalements et d’accompagner juridiquement les victimes d’islamophobie dans leurs démarches. Pour 2024, le collectif comptabilise, lui, 1 037 actes islamophobes, soit une augmentation de 25 % par rapport à 2023.
« Islamophobes » ou « antimusulmans »
Un autre « filtre » pèse sur la capacité de mesure de l’islamophobie par la DNRT, qui utilise l’expressions d’« actes antimusulmans ». Ici se révèlent de manière très concrète les enjeux du débat sémantique entre les deux formulations. Certains actes islamophobes peuvent ne pas apparaître dans les chiffres des « actes antimusulmans » parce qu’ils sont enregistrés « dans les actes anti-Arabes, ou dans les “autres” actes racistes », explique Nonna Mayer.
Pour ventiler ses données, la DNRT dispose en effet de deux grandes catégories : les « actes racistes » et les « actes antireligieux ». Ces derniers regroupent les actes antisémites et antimusulmans ainsi que les actes antichrétiens, et ceux « contre les autres religions ». Dans les « actes racistes », pêle-mêle, se retrouvent tous les actes arabophobes, négrophobes, antiasiatiques, romaphobes, etc.
Alors que l’ensemble des actes visant les juifs en tant que juifs sont comptabilisés dans la catégorie « actes antisémites » – « qu’ils portent sur l’appartenance religieuse de la personne ou son rôle social fantasmé comme le pouvoir ou l’argent », indique Nonna Mayer –, dans la catégorie des « actes antimusulmans » ne sont comptabilisés que les propos ou actes visant très explicitement la religion, c’est-à-dire la pratique, les édifices religieux.
Ainsi, une plainte pour avoir été agressée physiquement en se faisant traiter de « terroriste », parce qu’identifiée comme musulmane, ne rentrerait probablement pas dans la catégorie des « actes antimusulmans » de la DNRT. Les actes islamophobes se trouvent, donc, non seulement singulièrement sous-déclarés, sous-enregistrés mais, aussi, dispersés entre deux groupes.
L’islamophobie, un « fait social »
Surtout, pour Hanane Karimi, « la mesure d’actes ponctuels ne permet pas de saisir la violence du racisme aussi bien qu’en saisissant la répétition d’actes discriminatoires qui, elle, produit d’autres effets ». L’accumulation diffuse et omniprésente, la marginalisation, des rappels à l’ordre insidieux ou menaces institutionnelles pèsent autant que les injures ou la violence, explique-t-elle.
« J’ai rencontré des jeunes femmes portant le foulard qui marchaient déjà courbées, d’autres qui ne pouvaient plus se regarder dans la glace ou qui pleuraient beaucoup : le racisme, au quotidien, altère et modifie les corps, la santé mentale. »
Elle ajoute : « Quand l’accès au travail, aux loisirs, à l’école, à la rue même devient difficile ou dangereux, on finit par se retirer, c’est ce que j’appelle une mort sociale. » Et pour ces cas-là, personne ne tient les comptes.
Sans la reconnaître, on s’empêche de documenter l’islamophobie et de la combattre. Hanane Karimi, sociologue
Directeur de recherche à l’Institut national d’études géographiques (Ined), Patrick Simon partage l’approche de Hanane Karimi. L’enquête « Trajectoires et origines 2 », réalisée par l’Ined et l’Insee en 2019-2020 sur un échantillon de 26 500 personnes – dont 7 500 musulman·es –, relève que 10 % des musulman·es ont déclaré une discrimination religieuse en 2019-2020, contre 5 % en 2008-2009. « Un doublement, c’est une très forte hausse », insiste le démographe, qui regarde les « fluctuations » des chiffres du DNRT avec circonspection. « Ils ne permettent qu’une approche très limitée, du racisme réduit à ses formes d’expression les plus explicites ou violentes. »
L’appartenance à l’islam est « devenue un facteur de discrimination et d’exposition au racisme très marquant », résume le chercheur, pour qui cela « traduit le durcissement de la stigmatisation des musulmans dans le débat public, ainsi qu’une plus grande visibilité des discriminations religieuses venant s’ajouter aux discriminations en raison de l’origine ou la couleur de peau ». Ces statistiques reflètent « de façon plus fiable la place qu’a prise l’islamophobie dans les rapports sociaux et politiques,en dix ans ».
En décembre 2024, l’Observatoire national des discriminations et de l’égalité dans le supérieur rendait un rapport à la suite d’un testing réalisé sur 2 000 petites ou moyennes entreprises (PME) d’Île-de-France : porter un foulard pour postuler à une alternance professionnelle abaisse de plus de 80 % les chances de recevoir une réponse positive, que les candidates soient blanches ou non.
Des chiffres qui recoupent ceux déjà produits par le Défenseur des droits, qui « fait partie des premières institutions officielles à avoir utilisé le mot “islamophobie” et à avoir documenté le phénomène », souligne Hanane Karimi.
Les conséquences de ce déni sont multiples : « Sans la reconnaître, on s’empêche de documenter l’islamophobie et de la combattre », et ce déni fournit, également, « le carburant d’une mise en concurrence » entre les victimes d’islamophobie et les victimes d’antisémitisme, alerte Hanane Karimi.
Bassirou Camara, le président de l’Addam, l’avoue sans difficulté : s’il a fait le choix d’utiliser la terminologie du ministère de l’intérieur, en parlant d’« actes antimusulmans » seulement, c’est pour s’éviter que des portes politiques se ferment.
Pour l’Addam, précise-t-il, « un fait antimusulman, désigne tout fait raciste, discriminatoire ou haineux visant une personne ou une institution, quelle qu’elle soit, en raison de son appartenance réelle ou supposée à la religion musulmane ».
Bassirou Camara veut convaincre les autorités de la nécessité de mettre en place des politiques publiques contre l’islamophobie, « quelle que soit la façon dont on l’appelle ». Il souligne que le sujet est, d’ailleurs, complètement absent du dernier plan de lutte contre le racisme.
« Ce n’est pas une coquetterie de vocabulaire. L’islamophobie, c’est un fait social », veut rappeler la chercheuse Hanane Karimi, pour qui le débat sémantique entre « islamophobie » et « actes antimusulmans » agit comme un écran de fumée pour ne pas parler du fond du problème, « le refus de nommer le racisme ».
La sociologue revient sur les propos de l’assassin d’Aboubakar Cissé : « Il a émis une critique de la religion, il a dit : “Ton Allah de merde.” » Pour elle, ces mots sont les mêmes que ceux qu’utilisent les agresseurs et agresseuses des femmes qui portent le foulard : « Ces mots tuent, le racisme tue. »
mise en ligne le 30 avril 2025
Yann Philippin sur www.mediapart.fr
Recteur de la mosquée Sud-Nîmes et vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM), Abdallah Zekri dénonce la stigmatisation des musulmans et se dit choqué par la réaction tardive des autorités après l’assassinat d’un jeune fidèle dans une mosquée du Gard.
Abdallah Zekri est le recteur de la mosquée Sud-Nîmes et vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM). Il a participé, dimanche, à la marche blanche organisée à La Grand-Combe (Gard), en mémoire d’Aboubakar Cissé, un jeune musulman sauvagement tué à coups de couteau vendredi, dans la mosquée de la commune.
Dans un entretien à Mediapart, il dénonce la faiblesse des réactions de l’exécutif et notamment du ministre de l’intérieur Bruno Retailleau. Il s’inquiète de la stigmatisation des musulmans, qui souhaitent « être considérés comme des Français à part entière ».
Mediapart : Vous avez participé à la marche blanche en mémoire d’Aboubakar Cissé à La Grand-Combe. Comment s’est déroulé l’événement ?
Abdallah Zekri : Tout s’est très bien passé, il y avait beaucoup de monde, plus de mille personnes. On était très agréablement surpris, on ne s’attendait pas à une telle mobilisation. Toutes les confessions religieuses étaient représentées. Les gens sont très sensibles à l’horreur du crime commis contre Aboubakar et ont tenu à manifester leur soutien. Aujourd’hui, les fidèles musulmans étaient contents et soulagés par cette mobilisation.
Quelle est votre réaction à ce meurtre ?
Abdallah Zekri : Le climat politique actuel ne peut que favoriser de tels actes. Les musulmans sont attaqués du matin au soir sur certaines chaînes d'information. On nous accuse de tous les maux, il y a un amalgame permanent entre islam et islamisme. Je suis d’autant plus inquiet qu’on va rentrer dans une période électorale, avec les municipales de 2026 puis la présidentielle de 2027. Je crains que les musulmans n’en prennent encore plein la gueule, avec des discours haineux et de stigmatisation.
Comment jugez-vous la réaction des autorités ?
Abdallah Zekri : J’ai été choqué par le silence des autorités. Les fidèles sont un peu déçus que le préfet ne se soit pas déplacé. Au bout de trois jours [Aboubakar Cissé a été tué vendredi – ndlr], on ne l’a toujours pas vu. Il aurait dû venir sur place, apporter son soutien et dénoncer ce qui s’est passé, comme il l’avait fait lorsqu’il y a eu une tentative d’incendie contre une synagogue. Le premier ministre a fait un simple tweet, et seulement 36 heures après le meurtre. Le ministre de l’intérieur, c’est pareil, il a fait un simple tweet, et a attendu ce dimanche pour venir. Et encore, il ne s’est pas rendu à la marche blanche, il est resté à la sous-préfecture d’Alès.
Ressentez-vous de la peur au sein de la communauté musulmane du Gard ?
Abdallah Zekri : Oui, les fidèles ont peur pour leur sécurité physique, d’autant plus que l’auteur du meurtre n’a toujours pas été arrêté. Ils sont aussi inquiets par rapport aux discours haineux dans certains médias et sur les réseaux sociaux. On reçoit des lettres, avec des cercueils dessinés, des « Dégagez chez vous », « Islam, religion de merde ». Malheureusement, à force de recevoir des courriers comme ça, les gens ne portent pas plainte, car, à chaque fois, on leur dit que l’auteur ne peut pas être identifié, et donc l’affaire est classée.
Les musulmans en ont marre d’entendre toujours la même chose et d’aller faire la queue au commissariat pour porter plainte concernant des menaces ou des insultes. Nous demandons à être considérés comme des Français à part entière et non comme des Français à part.
mise en ligne le 13 mars 2025
Scarlett Bain sur www.humanite.fr
Ce 11 mars, dans la matinée, France Télévisions a annoncé déprogrammer le documentaire Algérie, Sections Armes Spéciales, initialement prévu sur France 5, le 16 mars. Sous la pression, le service public de l’audiovisuel le rend finalement disponible sur sa plateforme en accès gratuit. Dans un entretien, réalisé en vue de sa diffusion, l’historien et coréalisateur du film Christophe Lafaye s’inquiétait justement des difficultés de travailler sur le sujet.
L’annonce par communiqué de France Télévisions de déprogrammer le documentaire, Algérie, Sections Armes Spéciales, a eu l’effet d’un coup de tonnerre. Dans le contexte diplomatique entre la France et l’Algérie et des graves polémiques suscitées notamment par l’affaire Apathie, le choix de ne pas diffuser le premier film qui révèle la guerre chimique menée par la France posait en effet de sérieuses questions.
Dans son communiqué, France Télévisions a justifié la déprogrammation des documentaires initialement prévus en soirée le 16 mars, par la nécessité de se consacrer à l’actualité entre les États-Unis et la Russie. Mais alors que le film d’Édith Bouvier, qui devait passer en prime time sur France 5, Syrie : la chute du clan Assad, a reçu dans la foulée une nouvelle date de diffusion, le 23 mars prochain, la boîte de production du documentaire Algérie, Sections Armes Spéciales est restée, elle, sans aucune proposition.
Après une journée de pression exercée par l’ensemble de l’opinion française et algérienne, le service de l’audiovisuel public a finalement pris la décision de mettre le film gratuitement sur sa plateforme France.tv. Il sera disponible dès ce 12 mars. Selon nos informations, il devrait le reprogrammer à l’antenne prochainement, la date reste encore inconnue.
À l’origine de ce travail l’historien, Christophe Lafaye et la documentariste, Claire Billet ont mené l’enquête ensemble. Le chercheur, qui était aussi officier de réserve, se consacre à ce sujet d’étude depuis le début des années 2010.
Comment avez-vous découvert que l’armée française a recouru aux armes chimiques, interdites par le protocole de Genève, pendant la guerre d’Algérie ?
Christophe Lafaye : Tout a commencé durant la réalisation de ma thèse. Je travaillais sur l’armée française en Afghanistan, qui utilisait des retours d’expériences d’Algérie pour son entraînement. En 2011, j’ai suivi la préparation opérationnelle de sapeurs spécialisés, qui mettaient en œuvre certaines techniques de combats souterrains développées en Algérie. J’ai découvert l’existence des sections « armes spéciales » qui ont opéré de 1956 jusqu’à la fin de la guerre.
Quatre ans plus tard, j’ai rencontré par hasard à Besançon Yves Cargnino, un ancien combattant d’une de ces sections qui, du fait de son service, a subi de graves dommages aux poumons. Nous avons réalisé des entretiens et il m’a présenté d’autres anciens combattants, dont certains témoignent dans ce documentaire. J’ai pris conscience de l’ampleur de l’emploi de ces sections armes spéciales en Algérie et surtout des spécificités du recours aux armes chimiques.
Pourquoi et comment la France a-t-elle mené cette guerre chimique ?
Christophe Lafaye : En 1956, la France est confrontée à une montée en puissance de l’Armée de libération nationale (ALN) et à un problème tactique : l’utilisation par les résistants des grottes et des souterrains, qui leur donne l’avantage en cas d’assaut. Pour le résoudre, l’état-major des armes spéciales expérimente le recours aux armes chimiques.
Dans le film, nous détaillons toutes les étapes : depuis l’expérimentation, à partir de 1956, à son autorisation politique par le gouvernement français, suivie du développement sauvage des unités de sections armes spéciales et de sa rationalisation en 1959 jusqu’à la fin de la guerre. L’objectif de ces unités était double. D’abord offensif : gazer avec du CN2D des grottes occupées afin de pousser les Moudjahidines à en sortir. S’ils n’évacuaient pas, ils mouraient asphyxiés. Et préventif : contaminer régulièrement les grottes inoccupées pour rendre leur usage impossible.
Pouvez-vous estimer le nombre de morts ?
Christophe Lafaye : J’estime entre 5 000 et 10 000 le nombre de combattants algériens tués par armes chimiques. Par ailleurs, les Algériens ont un usage ancestral de ces grottes, elles ont toujours servi de refuge. Il n’y avait donc pas que des combattants qui s’y dissimulaient, mais aussi des villageois. Comme ce fut le cas à Ghar Ouchetouh les 22 et 23 mars 1959, où 118 habitants ont été assassinés par intoxication. Par la suite, des membres de ces unités spéciales sont décédés à cause de l’usage de ce gaz. Yves Cargnino en témoigne avec force dans le documentaire : « On a tué par les gaz et ça me tue encore maintenant. »
Comment expliquez-vous le fait que cette histoire soit restée méconnue ?
Christophe Lafaye : Les raisons sont multiples. Les premiers à avoir rompu le silence sont les anciens combattants qui ont publié des témoignages, le plus souvent à compte d’auteur. Mais les historiens ne s’en sont pas saisis à l’époque. Ensuite, il faut savoir que les archives sur la guerre d’Algérie ont été ouvertes en 2012 avant d’être refermées en 2019, à la faveur de la crise sur l’interprétation de la réglementation du secret-défense.
Le premier historien à avoir réellement approfondi l’usage des armes chimiques en Algérie s’appelle Romain Choron. Cet officier de l’armée a dû cesser ses recherches après avoir été perquisitionné par la DGSI. Il n’a jamais été mis en examen et son affaire s’est terminée par un non-lieu. J’ai repris ses recherches et je peux affirmer désormais qu’une véritable guerre chimique a été menée en Algérie.
Est-ce que vous militez pour obtenir la reconnaissance de ce crime de guerre ?
Christophe Lafaye : Je me considère avant tout comme un historien. Mon travail est de trouver des sources et de les confronter pour établir des faits au plus proche de la vérité. Mais oui, d’une certaine manière, lorsqu’on travaille sur l’Algérie, il faut être militant parce que ce n’est pas un travail facile. Les portes vous sont fermées, les archives souvent aussi. Le sujet est toujours jugé sensible.
Malgré tout, depuis près de trente ans, des historiens ont montré toute la spécificité du système des violences coloniales en Algérie. La révélation de l’emploi des armes chimiques est un nouveau pas vers la mise en lumière de la nature réelle de cette guerre. Mais je suis préoccupé : le savoir produit par le monde universitaire n’imprime pas la sphère publique. Nous montrons que la Terre est ronde, mais dans les discours on a l’impression qu’elle est toujours plate.
À ce sujet, le débat public a été agité récemment par la déclaration de Jean-Michel Aphatie : « En Algérie, il y a des milliers d’Oradour-sur-Glane ». Comment analysez-vous cet épisode ?
Christophe Lafaye : C’est une évidence historique, pas un historien sérieux ne le contredira. En Algérie, il y a eu des massacres depuis les débuts de la conquête coloniale jusqu’à l’indépendance. Mais ce type de prise de parole médiatique permet-elle pour autant d’avancer dans le débat ? Elle a fait hurler l’extrême droite et a fait réagir l’extrême gauche, mais elle ne permet pas d’améliorer la compréhension des Français sur la nature réelle de cette guerre coloniale.
Il faudrait pour cela détailler le type de crime, à quel moment, avec quelle motivation et méthode. Là, on avancerait. Cela nécessiterait de donner la parole dans l’espace public aux spécialistes qui travaillent sur ce sujet. Ce n’est pas le cas. Si le débat se concentrait sur le fond, nous comprendrions à quel point cette guerre coloniale a été horrible. Parce que dès l’origine, elle se fonde sur un racisme et sur une considération moindre, et c’est un euphémisme, pour les Algériens.
Comment considérez-vous votre place en ce moment dans l’espace public ?
Christophe Lafaye : Les historiens et les historiennes critiques sont accusés d’être des islamo-gauchistes jusqu’au sommet de l’État. Il faudrait cesser de décrédibiliser constamment nos recherches en les politisant. Les vrais débats concernent les sources utilisées, la méthodologie et les conclusions obtenues.
Est-ce justement dans l’objectif de mieux pénétrer l’espace public que vous êtes passé de la forme écrite au documentaire ?
Christophe Lafaye : Il est primordial de vulgariser les travaux scientifiques pour les rendre accessibles au plus grand nombre. Les résultats des recherches peuvent permettent de faire bouger la perception de la guerre d’Algérie et du colonialisme en France. Il faut savoir à ce sujet que si les États se chicanent entre eux, ce n’est pas du tout le cas des sociétés civiles. Entre universitaires algériens et français, nous échangeons sans cesse.
Les témoins algériens qui interviennent dans le documentaire, lorsqu’on leur demande « qu’attendez-vous de la France ? », répondent : « Ni excuses ni argent, simplement la vérité. Nous sommes prêts à tourner la page. » Les petits pas de la France dans la reconnaissance de ces crimes de guerre ne suffisent plus. Je crois sincèrement dans le génie des sociétés civiles en France et en Algérie et dans la fraternité des peuples pour réaliser cette tâche de réconciliation.
Une avant-première à Paris est prévue le jeudi 13 mars 2025 à 20 heures au cinéma « Écoles cinéma club » au 23 rue des écoles 75005 Paris.
Yunnes Abzouz sur www.mediapart.fr
Initialement diffusé dimanche 16 mars, le film a été déprogrammé de l’antenne de France 5 et a finalement atterri sur le site de France TV. Et ce, en pleine querelle diplomatique entre la France et l’Algérie, mais aussi alors que la présidence du groupe public doit être renouvelée prochainement.
La glaciation des relations bilatérales avec l’Algérie, sur fond de révisionnisme ambiant au sujet des crimes coloniaux, a-t-elle amené France Télévisions à déprogrammer un documentaire ? Algérie, sections armes spéciales expose, de manière implacable, comment l’armée française a eu recours à des armes chimiques durant la guerre d’Algérie (1954-1962), pour déloger – et surtout tuer – les combattants et villageois réfugiés dans des grottes.
Initialement programmé pour une diffusion dimanche 16 mars, en deuxième partie de soirée, dans l’émission « La Case du siècle », le documentaire a finalement été sorti de la grille des programmes de France 5. Dans un communiqué daté du 11 mars, consulté par Mediapart et d’abord révélé par Libération, la direction des antennes nationales de France Télévisions évoque « l’actualité » afin d’expliquer ses changements de plan pour la soirée du 16 mars.
Plus en accord donc avec l’actualité du moment que les exactions commises par la France en Algérie, deux documentaires seront rediffusés, dans le but de coïncider avec l’avancée des négociations de paix en Ukraine. Dès 21 h 05, repassera ainsi le documentaire d’Antoine Vitkine, Opération Trump : les espions russes à la conquête de l’Amérique, suivi d’un débat, puis Russie, un peuple qui marche au pas, diffusé à partir de 23 heures. Le film initialement programmé en première partie de soirée, intitulé Syrie : la chute du clan Assad, sera finalement recasé la semaine suivante.
Au bout de ce jeu de chaises musicales, un seul documentaire déprogrammé ne retrouve pas de place dans la grille de France 5. Algérie, sections armes spéciales a-t-il été laissé sur le carreau ? Le premier communiqué de France Télévisions précisait que le documentaire était « déprogrammé et sera[it] reprogrammé ultérieurement ».
Dans la foulée des premiers articles rapportant ce choix de déprogrammation, le groupe audiovisuel public a annoncé que le film sera disponible, dès mercredi 12 mars, sur le site de France TV, comme initialement prévu. Effectivement, le documentaire de 52 minutes était accessible en ligne dès ce matin.
Deux agendas qui se percutent
N’empêche que le timing de cette déprogrammation, en pleine querelle diplomatique entre la France et l’Algérie, sur fond de passé colonial pas complètement digéré, pose question. « On avait quelques inquiétudes concernant ce que France Télévisions allait faire dans le contexte tendu entre la France et l’Algérie, a réagi l’historien Fabrice Riceputi dans les colonnes de Libération. Avec cette décision, le groupe prend le risque d’être accusé de censure, ce qui est regrettable. »
En interne, à France Télévisions, certains y voient le résultat du télescopage de deux agendas : celui, politique, du gouvernement Bayrou qui a engagé un bras de fer avec l’Algérie dans l’espoir de forcer Alger à reprendre davantage ses ressortissants éconduits du territoire français, et celui, plus personnel, de Delphine Ernotte, probable candidate à sa propre succession à la tête du groupe public, et dont le mandat s’achève le 21 août.
L’Arcom vient tout juste de remettre en jeu la présidence de France Télévisions. Martin Ajdari, nouveau président de l’autorité de régulation des médias, se prononcera, avec son collège, d’ici au 22 mai sur l’identité du futur ou de la future présidente de la société publique.
Deux candidat·es ont pour l’instant manifesté leur intérêt pour le poste : Serge Cimino, journaliste de France Télévisions et délégué syndical (SNJ), déjà candidat en 2015 et 2020, et l’ancienne députée macroniste Frédérique Dumas. Delphine Ernotte n’a pas encore fait part publiquement de sa candidature, mais son intention de rempiler pour un troisième mandat fait peu de doute.
Justement, des salariés soupçonnent leur patronne d’avoir un peu trop en tête sa réélection, au point de chercher à écarter tout sujet à potentiel inflammable, pour échapper à l’ire de ses habituels détracteurs de droite et d’extrême droite, qui ne cessent de dénoncer dans les médias Bolloré « la mainmise idéologique woke » qu’elle aurait installée.
Autre signe de la prudence actuelle des dirigeant·es de l’audiovisuel public, selon certains d’entre eux, la très faible couverture consacrée au procès des financements libyens de la campagne de Nicolas Sarkozy. Au total, deux sujets, le jour de l’ouverture du procès, ont été consacrés à ce procès hors norme dans le JT de France 2. De la frilosité, certes, mais de là à déprogrammer un film documentant la manière dont la section armes spéciales a, pendant la guerre d’Algérie, utilisé les stocks de substances chimiques létales de l’armée française pour gazer des grottes ?
« Sans France Télé, le film n’aurait jamais vu le jour »
La réalisatrice du documentaire, la journaliste Claire Billet, a de son côté beaucoup de mal à comprendre « ce qui s’est passé, d’autant plus que France Télévisions a soutenu depuis le départ le film, de façon franche et pas du tout ambiguë ». Le groupe audiovisuel public est en effet le seul à s’être montré intéressé par le sujet du gazage de maquisards et de civils pendant la guerre d’Algérie, également proposé à Arte et Canal+ dès 2022.
« France Télé a rapidement manifesté son intérêt et a fourni 9 000 euros pour lancer un développement et permettre à Claire d’approfondir l’enquête, réunir des documents “historiques” capables de prouver ce que disent les témoins, valider l’utilisation juridique de ces documents, et faire des recherches sur le terrain en Algérie », rappelle Luc Martin-Gousset, producteur du documentaire. Le groupe public a au total fourni entre 100 000 et 120 000 euros au film, pour un budget global de 180 000 euros. « Il faut quand même souligner que sans France Télé, le film n’aurait jamais vu le jour, insiste le producteur. Ce n’est pas un groupe privé qui va financer ce documentaire d’utilité publique. »
De son côté, France Télévisions dément fermement avoir changé la programmation de son dimanche soir sur France 5 pour des raisons autres qu’éditoriales et assure que Algérie, sections armes spéciales sera bien diffusé dans les huit semaines à venir, un délai légal qui incombe à la société publique dès lors qu’elle met en ligne un film sur sa plateforme.
« Ça n’a rien à voir avec le renouvellement de la présidence de France Télé, fulmine un cadre du groupe. Dans cette case du dimanche soir, qu’on consacre habituellement à la géopolitique, on a remarqué qu’on attirait moins de monde quand on était à distance de l’actualité. » Notre interlocuteur veut pour preuve de la priorité accordée au grand chambardement de l’ordre international à l’œuvre autour de l’Ukraine, la présentation d’une émission spéciale jeudi soir sur France 2 sur la montée des tensions internationales, en lieu et place d’« Envoyé spécial », déprogrammé pour l’occasion.
« Les calculs politiques, ça ne me regarde pas en fait, s’agace Claire Billet, la réalisatrice du film. Ce qui compte pour moi, c’est que l’histoire soit dite, écrite et que les violences coloniales soient connues. » Un objectif en bonne voie de réalisation puisque « la polémique a eu l’intérêt d’attirer l’attention sur ce film qui sinon aurait peut-être eu moins de résonance malgré ses qualités intrinsèques », se félicite Luc Martin-Gousset.
Une projection du film est organisée jeudi dans un cinéma parisien. Face à l’intérêt soudain suscité par la polémique, une deuxième séance a été programmée.
mise en ligne le 6 mars 2025
par Sophie Chapelle sur https://basta.media/
« Comment on continue de moins payer les femmes en toute bonne conscience ». C’est le sous-titre de l’essai de Marie Donzel (enseignante à Sciences Po Paris), qui raconte la manière dont la société organise l’appauvrissement des femmes. Elle livre des pistes pour en finir avec les inégalités de salaires. Entretien.
Basta! : 4 %. C’est, à temps de travail et à postes comparables, l’écart de salaire entre femmes et hommes dans le secteur privé, selon l’Insee, en 2021. Sur une carrière entière, ça commence à chiffrer... D’où vient cette certitude décomplexée qu’un salaire de femme devrait être plus faible qu’un salaire d’homme, pour un travail identique ?
Marie Donzel : Ça prend d’abord racine dans l’invisibilisation du travail des femmes. Les femmes ont toujours bossé. Mais elles n’appartiennent au salariat qu’à partir du début du 20e siècle. Avec cette idée que « le salaire féminin » n’est pas le revenu principal du ménage, mais un revenu complémentaire.
Très vite, on se met d’accord sur le fait que « à travail égal », une femme ne peut pas être payée complètement comme un homme. On va donc avoir des négociations dans les conventions collectives, entre 1905 et 1945, et appliquer des décotes de 10 % ou 20 % en fonction du genre. C’est ce qu’on appelle « le salaire féminin ».
C’est fou ! Des gens se sont mis autour d’une table pour s’accorder sur le rabais à appliquer sur le boulot des femmes... On grave l’inégalité dans le marbre, alors même que la France est cofondatrice et signataire de l’Organisation internationale du travail (OIT) qui déclare en 1919 : « À travail égal, salaire égal. »
Les mobilisations des femmes de la CGT vont conduire le général de Gaulle à mettre fin à ce « salaire féminin » en 1945. Mais pendant les vingt ans qui suivent, les femmes n’ont pas d’accès direct au salaire qui leur est versé ! Il faut attendre 1965 pour que les femmes aient la possibilité d’ouvrir un compte bancaire ou de travailler sans l’autorisation de leur mari. Depuis, l’idée que le revenu des femmes est un salaire d’appoint est restée dans les esprits.
Un autre chiffre apparaît dans votre ouvrage : 24 %. C’est le niveau général d’écart de rémunération entre hommes et femmes aujourd’hui en France. Pourquoi l’Insee retient-il un écart de 4 % et non de 24 % ?
Marie Donzel : On parle d’égalités expliquées et inexpliquées. Ce calcul consiste à prendre tous les salaires des femmes et tous ceux des hommes, puis de comparer la moyenne pour arriver à cet écart de 24 %.
On retire ensuite tout ce qui, dans ce chiffre, constitue des marqueurs de travail inégal : les écarts de temps de travail – là, on sort toutes les femmes à temps partiel –, mais aussi les différences de grades, en oubliant que le grade est complètement dépendant de la carrière qu’on a faite. Par exemple, à partir du moment où vous êtes en congé maternité, le travail cesse d’être égal : les études montrent qu’un congé maternité de quelques mois fait prendre en moyenne trois ans de retard sur une carrière.
On va ainsi faire de la décote et raboter ce chiffre des 24 % pour aboutir à seulement 4 %. Cette méthode de calcul permet de justifier que les femmes sont moins bien payées que les hommes parce qu’elles travaillent dans les métiers du care [du soin, ndlr] ou dans l’économie sociale et solidaire. Mais c’est précisément cela le sujet ! Pourquoi est-ce que ces métiers sont moins payés ? De toute évidence, il y a du sexisme dans les inégalités salariales. Les raisons tiennent à nos fondamentaux culturels et à nos imaginaires collectifs.
Les hommes ne se sont jamais mobilisés sur ces inégalités de salaires, alors même que jusqu’en 1965, les revenus des femmes étaient les leurs... C’est un peu irrationnel, non ?
Marie Donzel : Ça dit beaucoup de choses en termes de patriarcat, cela fait partie des structures de la masculinité. Néanmoins, on n’y arrivera pas si les hommes n’interrogent pas leur « préférence pour l’inégalité », terme que j’emprunte au sociologue François Dubet. Les hommes, qu’on le veuille ou non, sont bénéficiaires des inégalités. Il y a un travail individuel et collectif, quasiment analytique, pour comprendre pourquoi on préfère les inégalités à l’égalité.
Il faut regarder les débats à l’Assemblée nationale en 1965 quand les élus débattent de la possibilité de donner ou pas le droit aux femmes mariées d’accéder à leur rémunération. Le débat ne cherche pas à savoir si c’est juste. Il tourne autour du fait que si les femmes célibataires ont plus d’avantages que les femmes mariées, les femmes ne voudront plus se marier. C’est pour sauver le mariage qu’on a donné aux femmes leur moyen de paiement !
« Non seulement nous donnons moins d'argent de poche à nos filles, mais nous ne donnons pas l'argent de la même façon à nos filles et nos garçons »
Victor Hugo, déjà, disait que les hommes ne pouvaient jamais être sûrs que les femmes les aiment vraiment tant qu’elles étaient dans la dépendance. C’est là-dessus qu’il faut interroger la masculinité. Il va falloir faire progresser la préférence réelle pour l’égalité. Dans les entreprises, j’entends râler les hommes sur les quotas de femmes, car ils ne vont pas pouvoir décrocher « le poste » dont ils rêvaient. Cette préférence pour l’égalité, c’est aussi se dire qu’il y a des moments où on perd.
Vous dites que cette perception du salaire inférieur des femmes persiste dans les esprits, jusqu’aux femmes elles-mêmes...
Marie Donzel : Les femmes ont tendance à raisonner le salaire en ces termes : « De quoi ai-je besoin pour vivre ? » Titiou Lecoq l’identifie dans son livre Le Couple et l’argent : les femmes vont ensuite dépenser leur argent pour vivre et faire vivre leur famille. Les hommes ont un rapport à la rémunération qui repose plus sur cette question : « Quelle est la valeur de mon travail ? » Ce qui fait qu’ils ont davantage le réflexe du placement et de la constitution de patrimoine, que de remplir le frigo qui se vide au fur et à mesure qu’on le remplit – un puits sans fond de l’argent des femmes.
Ce rapport au salaire prend racine dans l’argent de poche. Chacun d’entre nous est persuadé qu’il donne autant d’argent de poche à sa fille qu’à son fils. C’est faux. Car non seulement nous donnons moins d’argent de poche à nos filles, mais nous ne donnons pas l’argent de la même façon à nos filles et nos garçons. Là-dessus il y a une étude britannique cruelle : elle montre que les garçons, très tôt, sont habitués à avoir de l’argent de poche en récompense de leur résultat scolaire et de leur participation aux tâches domestiques et familiales.
Les petites filles, très vite, sont habituées à négocier un fixe qui va leur permettre d’assurer leurs petites dépenses. Elles compensent en se faisant offrir des cadeaux. À l’arrivée, ça fait moins ! Et ça n’intègre pas l’idée que « mes efforts ont une valeur qui doit être récompensée ». Il y a donc des femmes qui, quand elles veulent négocier leur salaire, me disent : « Je n’ai pas besoin de plus. » Ce n’est pas le sujet.
La dernière réforme des retraites est un exemple flagrant de cet « oubli » de la réalité du travail des femmes. Comment expliquez-vous ce déni permanent des politiques publiques ?
Marie Donzel : Dans les politiques publiques, le dénominateur commun des femmes est une variable d’ajustement fréquente. L’insuffisance, par exemple, des politiques publiques en matière de prise en charge de la petite enfance ou du grand âge repose sur le fait qu’on sait – consciemment ou cyniquement – que ça tiendra : les femmes vont, malgré tout, s’occuper des mômes et des vieux.
Et on sait, les études le montrent aussi, que les femmes vont également s’occuper de leurs beaux parents ; que dans une fratrie, les sœurs s’occupent davantage des parents vieillissants que les frères ; que dans un couple, les femmes s’occupent davantage des aînés, que ce soit leurs parents ou pas.
Ça tient par le travail gratuit des femmes. Ce « travail domestique » non rémunéré des femmes a quand même été évalué par l’économiste Joseph Stiglitz à 33 % de la valeur du PIB de la France ! Que ce soit des arbitrages cyniques et conscients, ou pas, le résultat est qu’on compte sur les femmes pour tenir la société, sans être payées.
Si on enlève les temps partiels choisis, l’écart salarial global entre les femmes et les hommes diminue de 24 % à 15,5 %. Qu’est-ce que ce choix de ne comparer que les temps pleins vous inspire ?
Marie Donzel : C’est la plus grosse variable et je la trouve effroyable quand on voit à quel point les femmes sont fatiguées, tout particulièrement les mères. C’est démontré que les femmes travaillent plus que les hommes – si on prend tout le travail, pas seulement celui rémunéré.
Et pourtant, elles en arrivent à demander un temps partiel parce que ça ne tient plus dans des journées qui font 24 heures. Et c’est tout bénef pour les hommes et les entreprises. Pour autant, on est là à pouvoir donner une explication au fait qu’elles sont moins riches. Ces 24 % d’écart racontent comment la société et l’économie organisent l’appauvrissement des femmes.
Pourquoi la prise en compte de l’ancienneté bénéficie-t-elle davantage aux hommes qu’aux femmes et devient aussi un facteur d’inégalité ?
Marie Donzel : La première raison, c’est que les femmes en couple, surtout hétérosexuel, sont davantage dépendantes des évolutions de carrière de leur conjoint. Si ce dernier prend un poste à très haute responsabilité, la conjointe va se dire que ce n’est pas le moment pour elle de faire de même. La deuxième raison, c’est le sexisme. Il y a plus de turn-over féminin que de turn-over masculin.
Le plafond de verre les empêche de progresser professionnellement : plus de 8 femmes sur 10 reconnaissent avoir été confrontées à des agissements sexistes en entreprise. Cela les amène à quitter leur emploi davantage que les hommes. Elles perdent donc en ancienneté.
Les femmes ont 25 % de chances en moins qu’un homme d’obtenir une augmentation quand elles la sollicitent, selon une étude internationale. Comment l’expliquez-vous ?
Marie Donzel : La mode du leadership féminin, de l’empowerment, du développement personnel dans les années 2010 a conduit à dire aux femmes d’aller apprendre en formation, ce que les hommes sauraient faire « naturellement », c’est-à-dire savoir négocier, se faire comprendre... Mais on a complètement éludé ce qui fait système : nous sommes dans un environnement où on est habitués à ce que les femmes soient dociles, sages, plus patientes, qu’elles n’en demandent pas trop, donc qu’elles ne soient pas hyper bonnes en négociation. Il faut former les personnes décisionnaires : lutter contre les biais, c’est de l’humilité. On est en retard sur l’admissibilité sociale de l’exigence au féminin, surtout pécuniaire. Il y a encore le spectre de la vénalité.
L’un des objectifs de votre ouvrage c’est de dresser des pistes pour que les femmes soient au moins autant payées que les hommes. Vous invitez notamment à remettre à plat la valorisation des métiers.
« Le plus important ce sont nos enfants, dit-on. Mais on rechigne à bien payer l'infirmière scolaire, les profs, en majorité des femmes... »
Marie Donzel : Pourquoi un ingénieur est-il mieux payé qu’une aide-soignante ? On ne m’a pas donné de réponse satisfaisante à ça. Quand on est hospitalisés, la création de valeur d’une aide-soignante est immédiatement visible et évidente, à de multiples points de vue. Je sais que les ingénieurs ne font pas rien, mais l’écart de valeur sociale est insensé. Pourquoi y a-t-il un tel différentiel ? Beaucoup vous disent que le plus important ce sont leurs enfants. Mais on rechigne à bien payer l’infirmière scolaire, la surveillante de collège, les profs qui sont en majorité des femmes...
Les inégalités de salaires entre les femmes et les hommes se croisent avec la valeur des métiers, qui est complètement incohérente. Ce n’est même plus une question genrée qui se pose, mais une question du bon sens et de ce qu’on veut : ça veut dire quoi le travail ? À quoi on le dépense ? Dans quoi on investit collectivement ? La question a été posée au moment du Covid pour mieux être refermée. Est-ce qu’on ne peut pas faire mieux que de taper sur des casseroles à 20 heures ? Il y a dans cette remise à plat de la valorisation des métiers une solution face aux inégalités de genre.
Et si demain on valorise vraiment à la hauteur le métier d’aide-soignante, on n’est pas à l’abri du fait qu’il se masculinise. On a eu l’expérience avec l’informatique où, jusque dans les années 1980, on a plus de femmes que d’hommes parce que c’est réputé être une extension de la dactylographie. Quand ça devient un secteur qui a de la valeur, les femmes en sont littéralement chassées. Et on peine aujourd’hui à recruter des femmes dans le secteur.
Clémentine Eveno sur www.humanite.fr
La CGT remettra, ce jeudi 6 mars, un chèque de 6 milliards d’euros devant le ministère du Travail à Paris, lieu des négociations sur la réforme des retraites entre syndicats et patronat. Ce montant équivaut à ce que rapporterait l’égalité salariale en termes de cotisations sociales et permettrait de financer l’abrogation de la retraite à 64 ans.
Deux jours avant la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, ce jeudi 6 mars, à 13 h 30, une action de la CGT est prévue devant le ministère du Travail à Paris, lieu des négociations entre syndicats et patronat, visant à réviser la réforme de 2023 (report de l’âge légal de départ en retraite de 62 à 64 ans), qui avait jeté des millions de manifestants dans la rue. Ainsi, l’organisation syndicale remettra à l’entrée un chèque de 6 milliards d’euros pour financer l’abrogation de cette réforme dont les femmes sont parmi les premières victimes, a indiqué la CGT dans un communiqué publié mercredi 5 mars.
L’égalité professionnelle (à poste égal, salaire égal), rapporterait a minima ces 6 milliards d’euros par an en termes de cotisations sociales chaque année, plaide la CGT. Un chiffre colossal, également donné par l’ONG Oxfam. « Une somme permettant, à elle seule, de combler le déficit des retraites annoncé par la Cour des comptes », continue le syndicat. En effet, la juridiction financière avait indiqué que, dès 2025, le déficit (tous régimes confondus) devrait atteindre 6,6 milliards d’euros, puis se stabiliser autour de ce montant jusque vers 2030.
L’écart de salaire entre les hommes et les femmes persiste
L’organisation syndicale rappelle bien que, même si l’écart de salaire entre les hommes et les femmes dans le secteur privé diminue, celui-ci persiste. Le salaire moyen des femmes en France était 22,2 % inférieur à celui des hommes en 2023 (21 340 euros nets par an contre 27 430 euros), a rapporté l’Insee, mardi 4 mars.
À ce sujet, Myriam Lebkiri, secrétaire confédérale en charge de l’égalité professionnelle et de la délégation retraites qui sera également présente, avait indiqué dans nos colonnes en 2023 : « L’égalité salariale concerne tout le monde et ce combat ne doit pas être que celui des femmes. La CGT ne peut pas promouvoir un syndicalisme qui combat tous les rapports de domination en laissant le petit patriarcat en forme. »
mise en ligne le 19 février 2025
Par Ines Soto sur https://www.bondyblog.fr/
Installé en région parisienne, ce centre d’hébergement accueille de jeunes femmes de 18 à 25 ans victimes de violences. Fondée en 2021, cette structure prend en charge quelque 50 femmes en leur pourvoyant un logement et accompagnement spécifique. Reportage.
« Ce n’était pas censé être notre modèle de prise en charge au départ, mais l’équipe s’est rendu compte que cette tranche d’âge, les femmes de 18-25 ans sans enfant, était vulnérable et un peu oubliée de la prise en charge », introduit Violette Perrotte, directrice générale de la Maison des femmes. Cette association est la maison mère du centre d’hébergement Mon Palier.
L’équipe a été « dessinée en miroir de l’unité de soin de la Maison des femmes. On s’est inspiré du modèle de l’association FIT Une femme, un toit, qui se spécialise dans l’hébergement de ce public », précise la directrice. Après trois ans d’existence, les encadrantes mesurent son impact avec des sorties jugées positives.
Préserver l’adresse cachée
Un trait d’eye-liner rose est finement tracé au-dessus de ses yeux. Lina, 23 ans, est arrivée à Mon Palier il y a près d’un mois. Elle partage sa chambre avec une autre jeune femme, dans un appartement où elles vivent à quatre. Les sept logements sont agencés ainsi, munis d’une kitchenette et d’un sanitaire.
Subissant des violences intrafamiliales, Lina a été orientée par une assistante sociale vers ce centre. À son arrivée, ses besoins sont multiples. « D’abord celui de mise en sécurité, de logement et surtout de bien-être. Mais aussi d’être entourée et de ne pas être seule pour me reconstruire. »
Tout emménagement nécessite un entretien d’admission afin d’éviter l’inefficacité de la prise en charge et la mise en péril du collectif. Notamment concernant la mise en sécurité. « L’adresse secrète est une contrainte et, si on n’en a pas vraiment besoin, on peut faire moins attention », souligne Olivia Gayraud, la cheffe de service. Car, en pratique, les résidentes ne peuvent pas recevoir de proches ou de colis, ni se faire déposer devant la porte par un taxi.
Pour leurs allées et venues, elles sont libres, mais doivent tout de même prévenir lorsqu’elles découchent. L’équipe salariée est sur place de 9 heures à 21 heures, puis, des agentes de sécurité prennent le relais. Un déménagement vers un lieu plus grand est en préparation. « Là-bas, on aura la possibilité d’accueillir en urgence comme nous aurons des chambres individuelles », se réjouit Chloé Rinaldo, travailleuse sociale. La capacité d’accueil passera de 28 à 38 femmes.
Une période charnière
En 2023, à l’arrivée, 55 % des pensionnaires ont moins de 21 ans. « On parle beaucoup des victimes de violences conjugales, mais assez peu de la violence intrafamiliale. Il n’y a pas que l’inceste, il y a beaucoup de maltraitance, de violence physique, psychologique et notamment administrative », témoigne Olivia Gayraud.
Les violences conjugales sont également fréquentes au sein de jeunes couples. Sur la totalité des femmes accueillies en 2023, les types de violences se répartissent ainsi : 33 % intrafamiliales, 21 % conjugales, 11 % mariage forcé, 10 % inceste, 9 % viols, 8 % prostitution, 7 % excision, 1 % esclavage moderne.
« Il existe plusieurs types d’hébergement pour femmes, mais un lieu pour celles de 18 à 25 ans, avec une adresse cachée, c’est assez spécifique », souligne Chloé Rinaldo. Elle est vigilante à ne pas projeter des choses sur les femmes qu’elle accompagne, elle travaille autour de leurs envies et leurs valeurs. « On est là pour les guider. Même quand on n’a pas vécu de choses difficiles, c’est un âge où on peut être perdu. »
Venir ici et me libérer de tout ça m’a soulagée
L’accompagnement socio-éducatif est au cœur du projet, et les femmes qui les entourent constatent que c’est une période charnière. « On peut faire plein de choses avec elles, ça va vite. »
Avant d’arriver, Lina a subi des pressions. « Venir ici et me libérer de tout ça m’a soulagée. J’avais pas mal d’angoisses, du mal à manger et à dormir. Ici, j’ai reçu un bon soutien. Au niveau santé mentale, j’évolue beaucoup », reconnaît-elle d’une voix calme.
Un suivi sur mesure
Un contrat de séjour fixe la durée de l’hébergement, et peut être prolongé au besoin, jusqu’à deux ans. Puis un contrat d’objectif est établi avec la référente qui les reçoit chaque semaine, dans lequel chacune renseigne ses souhaits et les moyens d’y parvenir. « Ça peut être réussir à suivre un accompagnement psychologique, avec ou sans soutien de notre part, ou encore passer l’équivalence de leur permis en France », détaille Chloé Rinaldo.
À Mon Palier, en 2023, 28 % des résidentes sont sans papiers, 60 % n’ont aucune couverture médicale à leur arrivée. Certaines subissent la rétention de leurs documents administratifs. Dans un premier temps, il est donc urgent de gérer l’administratif, avec parfois le soutien d’une avocate bénévole. Toute une réflexion est également menée sur l’après, la réinsertion professionnelle, la recherche d’hébergement, etc.
Lina s’épanouit dans le milieu hospitalier et rêve d’un chez elle après le centre. « J’ai plusieurs accompagnements ici, je parle de tout ce qui est traumatisme avec la psychologue, je travaille sur les tensions au niveau du corps avec l’ostéopathe et, avec l’éducatrice, c’est plutôt l’administratif comme les déclarations d’impôts », détaille-t-elle.
Une maîtresse de maison est présente pour les accompagner : planning de ménage, ateliers de cuisine, gestion des courses. En “mode survie” avant leur arrivée, certaines ont aussi besoin d’aide pour gérer des actes du quotidien tels que le réveil ou le coucher. Une psychologue et un médecin interviennent régulièrement. Le centre propose aussi l’ostéopathie, la danse, l’art thérapie ou encore la psycho-éducation. La vie en communauté est également un apprentissage, des tensions apparaissent parfois, temporisées par l’équipe.
« Il y a beaucoup de vie ici »
« Quand je suis en repos, je discute avec mes colocataires, je vais dans la pièce commune en bas. » Lina essaie de participer aux activités, en plus de son suivi personnel. « À Noël, on a fait un grand repas, pour le 31 aussi, on a fait une raclette et je vais participer à des cours de danse cette semaine », raconte-t-elle. Soirées à thème, venue d’une célébrité de Danse avec les stars pour la galette…
« Il y a beaucoup de vie ici, des moments douloureux, mais aussi des moments de joie où on s’amuse. » Olivia Gayraud tient à cet aspect de l’accompagnement. « Il y a beaucoup de situations dramatiques, mais ce lieu ne l’est pas », souligne-t-elle. La cheffe de service veut transmettre l’espoir aux femmes qui franchissent la porte. « Quand elles ont compris qu’elles peuvent aller mieux, c’est une étape. »
Elles peuvent avoir des conduites à risque liées à leur traumatisme
L’étiquette de victime est lourde à porter, elle aspire à ce qu’elles s’en détachent. « On leur apprend aussi à repérer les situations de violence. Parfois, on a l’impression qu’elles vont un peu mieux, mais il va y avoir des sujets sur lesquels c’est plus délicat. Par exemple, elles peuvent avoir des conduites à risque liées à leur traumatisme. »
Les jeunes filles qui sont à Mon Palier, « sont certes sorties de l’enfance en définition légale, mais elles ont ici des accompagnements très importants, nécessaires », soulève Violette Perrotte qui lutte pour une revalorisation de la dotation journalière pour les plus de 18 ans pris en charge dans un foyer.
Celles qui n’ont pas de ressources reçoivent des tickets services, les autres contribuent en fonction de leurs revenus. Jusqu’ici, 43 % des résidentes ont bénéficié d’une sortie positive. Le nouveau lieu situé dans Paris, mis à disposition par un mécène, permettra d’améliorer la qualité de vie, le confort dans cette transition vers une nouvelle vie, une vie à elles.
mise en ligne le 14 février 2025
Zoé Mathieu sur www.humanite.fr
L’Assemblée nationale a adopté le 13 décembre le texte de Gabriel Attal qui durcit la justice des mineurs. Manon Lefebvre, secrétaire national du Syndicat de la magistrature, explique pourquoi il s’agit d’une régression, qui s’inscrit dans la remise en cause du primat de l’éducatif promu par l’ordonnance de 1945.
À une écrasante majorité (125 voix contre 58), l’Assemblée nationale a voté le 13 février 2024 en faveur d’un énième renoncement aux principes de la justice des mineurs établis en 1945. Portée par l’ex-premier ministre Gabriel Attal, soucieux de se placer dans la course à la posture autoritaire pour le leadership de la droite, la loi pour « restaurer l’autorité » de la justice à l’égard des « mineurs délinquants » et de « leurs parents » crée une procédure de comparution immédiate pour les mineurs de 16 ans.
Elle prévoit aussi la suppression de l’atténuation de peine dont bénéficient les mineurs pour les auteurs de faits graves, et les multirécidivistes. Alors que le Sénat pourrait encore durcir le texte, retour avec Manon Lefebvre, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, sur les conséquences de ces durcissements.
Quelles sont les nouveautés contenues dans ce texte ?
Manon Lefebvre - Secrétaire national du Syndicat de la magistrature : La grande nouveauté est la création d’une comparution immédiate pour mineurs, qu’aucun professionnel ne demandait. Mais c’est un peu une posture, car, en réalité, il existe déjà des moyens de juger extrêmement rapidement des mineurs. Ceux qui ont commis une infraction plutôt grave peuvent déjà être déférés, c’est-à-dire directement présentés à un procureur de la République, qui va les poursuivre devant le tribunal des enfants. Pour les infractions les plus graves, on peut même déjà demander le placement en détention provisoire, ce qui implique qu’on jugera le mineur dans le mois qui suit son déferrement.
Le texte précédent prévoyait une procédure de présentation immédiate (PIM), disparue avec le Code de la justice pénale des mineurs, mais personne ne l’a utilisée parce qu’on ne peut pas juger un mineur en 24 ou 48 heures. Déjà, la comparution immédiate nous empêche d’avoir des informations suffisantes pour juger correctement des majeurs. Si on la met en place pour les mineurs, on sera en complet décalage avec ce qui doit être fait et qui implique de prendre en compte leur parcours et leur histoire. Et on sera complètement en décalage avec les textes internationaux.
Qu’en est-il de l’atténuation de peine en cas de faits graves ?
Manon Lefebvre : Il existe une « excuse de minorité » qui permet de diviser la peine encourue par un mineur par deux. Par exemple, la peine encourue par un majeur dans une affaire de trafic de stupéfiants est de dix ans, pour un mineur, ça va être cinq ans. Pour écarter cette atténuation de peine, le tribunal pour enfants doit motiver, c’est-à-dire apporter des arguments pour justifier sa décision. Le projet qui vient d’être adopté inverse ce principe. Désormais, pour un mineur de plus de 16 ans auteur d’un fait grave ou avec la circonstance aggravante de double récidive, le tribunal devra justifier le maintien de ce principe d’atténuation.
Comment voyez-vous ces évolutions ?
Manon Lefebvre : Cette loi est un retour en arrière qui s’inscrit dans la continuité du durcissement déjà en cours de la justice pénale des mineurs. De plus en plus, on préfère le répressif à l’éducatif et déjà on a incarcéré plus de mineurs, on en met plus en détention provisoire et on les juge plus vite. Cette évolution n’est pas compatible avec ce qu’a voulu l’ordonnance de 1945 et le CJPM. Notre organisation s’y oppose fermement.
C’est avec la prise en charge éducative qu’on limite les comportements infractionnels. L’immédiateté d’une réponse pénale n’en fait pas une réponse efficace. Ni pour un majeur et encore moins pour un mineur. Encore une fois, on prend la question des comportements délictueux des mineurs du mauvais côté, sans s’interroger pour savoir comment les mineurs en arrivent là.
On continue à vouloir sanctionner plutôt que de réfléchir aux causes réelles. Ce que nous demandons, c’est plus de structures éducatives, plus de moyens pour l’aide sociale à l’enfance (ASE), la protection judiciaire de la jeunesse, plus d’éducateurs et plus de magistrats de l’enfance.
L’instauration d’une justice plus répressive, pourrait-elle se révéler efficace ?
Manon Lefebvre : Nous n’avons déjà pas les moyens de mettre en œuvre les mesures éducatives et les sanctions prononcées à l’encontre des mineurs. D’abord parce qu’on fait face à un manque de place dans les établissements dédiés à l’accueil des mineurs condamnés ou en attente d’être jugés, comme les centres éducatifs renforcés ou les centres éducatifs fermés.
Même quand il y a des places, le manque de moyens est tel que la prise en charge des mineurs n’est pas toujours adaptée. De plus, condamner des mineurs à des plus lourdes peines et les envoyer en prison ne réglera pas le fond du problème. Quelle perspective envisage-t-on pour ces mineurs en insertion, quel projet pour eux quand la seule solution qu’on leur donne est l’incarcération ?
mise en ligne le 12 janvier 2025
communiqué sur https://www.lacimade.org/
Nos quatre associations interviennent dans les centres de rétention administrative (CRA) pour aider les personnes enfermées à exercer leurs droits. Depuis octobre 2024, quatre personnes sont décédées pendant leur enfermement en CRA. Au CRA du Mesnil-Amelot, un homme est mort pour des raisons médicales incertaines. Dans les CRA de Marseille […]
Nos quatre associations interviennent dans les centres de rétention administrative (CRA) pour aider les personnes enfermées à exercer leurs droits.
Depuis octobre 2024, quatre personnes sont décédées pendant leur enfermement en CRA. Au CRA du Mesnil-Amelot, un homme est mort pour des raisons médicales incertaines. Dans les CRA de Marseille et Paris-Vincennes, deux hommes se sont suicidés. A Oissel, près de Rouen, un homme a cessé de s’alimenter ; son état de santé s’étant fortement dégradé, il a été transféré à l’hôpital, où il est décédé quelques jours après. En 2023 déjà, quatre personnes étaient mortes en rétention.
Ces décès auraient pu être évités si la vulnérabilité et l’état de santé -physique et mental- des personnes avaient été pris en considération par l’administration avant toute décision de placement.
Il est inacceptable que l’administration ne prenne pas toujours en compte les déclarations de ces personnes sur leur état de santé ou le suivi médical dont elles font déjà l’objet. Elle ignore également nos alertes récurrentes sur le contexte de tensions, d’angoisse et de violence qui prévaut dans les CRA, et sur les effets délétères de la rétention sur la santé mentale et physique des personnes enfermées.
Notre inquiétude aujourd’hui se veut d’autant plus grande que les actes d’automutilation, gestes désespérés et les tentatives de suicide se multiplient ces dernières semaines. Pourtant, malgré les drames successifs qui sont la conséquence d’une politique d’enfermement sans discernement et punitive, les pratiques n’évoluent pas et rien n’indique que l’administration a pris conscience de la gravité de la situation. Au contraire, les placements de personnes vulnérables ou souffrant de lourdes pathologies se poursuivent, et les préfectures persistent à maintenir enfermées des personnes pour lesquelles les médecins compétents ont constaté l’incompatibilité de leur état de santé avec la rétention. La loi du 26 janvier 2024 a permis d’enfermer plus longtemps des personnes dont les intérêts privés et familiaux se trouvent sur le territoire français, ou qui encourent des risques avérés pour leur vie en cas de retour dans leur pays d’origine, renforçant le choc et l’angoisse liés à la perspective de l’expulsion. Les annonces répétées sur une nouvelle prolongation de la durée maximale de rétention vont à rebours de nos constats sur l’impact de l’enfermement administratif sur la santé des personnes concernées.
Nos associations revendiquent une nouvelle fois un accès aux soins et une prise en charge médicale effective des personnes enfermées en CRA, pour éviter que de tels drames ne se reproduisent. Nous demandons aux préfectures un examen individuel et attentif des situations des personnes concernées avant l’édiction de toute décision de privation de liberté, dans le respect de leurs obligations légales.
Associations signataires :
Forum réfugiés
France terre d’asile
Groupe SOS Solidarités-Assfam
La Cimade
mise en ligne le 3 janvier 2025
Émilien Urbach sur www.humanite.fr
Dans la ville administrée par le RN Louis Aliot, l’association Welcome66 poursuit son travail d’insertion des demandeurs d’asile et réfugiés malgré des pressions contre ses partenaires, instrumentalisés par l’édile xénophobe.
Perpignan (Pyrénées-Orientales), envoyé spécial.
Se jeter à l’eau les bras le long de corps ou la tête la première depuis un petit plongeoir, apprendre à gérer sa respiration… En ce début d’après-midi, six jeunes exilés s’initient à la natation dans la piscine d’une commune voisine de Perpignan.
« C’est une véritable découverte pour moi », explique Omer, un jeune Afghan de 23 ans. « Je suis arrivé en Europe par la mer, depuis la Turquie, jusqu’en Italie. Au bout de quatorze heures, la radio est tombée en panne. Tout le monde était terrifié. Plonger, aujourd’hui, dans ce bassin me permet de lutter contre cette peur. »
Le jeune homme est accompagné de son frère aîné, Omid. Avec eux, nage aussi Soumah, un gigantesque Guinéen, pour qui cet atelier « n’apaise pas le souvenir » de sa traversée de la Méditerranée depuis les côtes libyennes, « mais fait quand même du bien ». Venue en France pour fuir la violence du conflit qui ravage le Congo, Gracia, 22 ans, a trouvé ces cours « un peu compliqués au début parce que le groupe mélange filles et garçons, mais on s’y fait ».
« Il ne nous attaque jamais frontalement »
Tous ont eu accès à cette activité grâce à Welcome66. Créée en 2018, cette association vise à permettre une meilleure insertion aux exilés vivant dans la région de Perpignan par la pratique du sport et d’activités culturelles. Un projet émancipateur qui n’est pas du goût de Louis Aliot, le maire Rassemblement national de Perpignan.
« Il ne nous attaque jamais frontalement », explique la cofondatrice de l’association, Corinne Grillet, dans les locaux d’un lieu culturel partenaire dont les gérants préfèrent conserver l’anonymat. « Mais il fait régner une ambiance délétère basée sur le non-dit, qui rend tout le monde prudent. »
En clair, le tissu associatif et les institutions locales subissent de la part de l’édile d’extrême droite une pression permanente de basse intensité, afin de limiter les collaborations avec Welcome66. « Nous rencontrons énormément de difficultés pour pérenniser cette activité natation, continue Corinne Grillet. La ville de Canet nous a accueillis lorsque le haut-commissariat aux Réfugiés des Nations unies (UNHCR) est venu enquêter sur notre initiative, mais, par la suite, ils n’ont plus souhaité nous ouvrir leur piscine. »
Une personne proche de la municipalité aurait confié aux responsables de l’association qu’il existait des pressions au sein de la communauté de communes. L’intercommunalité devait également mettre un local à disposition de l’association mais le processus a échoué pour les mêmes raisons.
« Le fait d’accueillir des personnes étrangères est devenu un sujet clivant »
« Auparavant, le Secours catholique nous prêtait ses locaux pour nos activités culturelles, confie Michel Deschodt, représentant légal de Welcome66. Mais ils ont préféré stopper ce partenariat. » L’association cherche donc, aujourd’hui, un local dans le parc privé et a lancé une cagnotte en ligne pour le financer.
La raison officielle de la suspension de la collaboration avec l’association caritative s’appuie sur des modalités d’accueil du public différentes entre les deux organisations et qui seraient devenues incompatibles. Mais, pour cet enseignant à la retraite, la réalité est bien différente.
« La municipalité s’est appuyée sur cet argument pour évoquer des débordements qui n’ont jamais eu lieu, affirme-t-il. Par ailleurs, les activités d’éducation populaire qui, jusqu’à l’élection de Louis Aliot, étaient confiées à la Ligue de l’enseignement, lui ont été retirées et données à d’autres. Cela a impacté 98 employés. »
Un engagement citoyen qui résiste malgré tout
Mais cette guerre souterraine menée contre les mouvements d’émancipation et de solidarité n’en décourage pas ses acteurs. « Lorsque nous avons perdu nos locaux, nous avons continué pendant trois mois nos activités en plein air, dans un parc, reprend Corinne Grillet. Et les bénévoles sont de plus en plus nombreux. »
À quelques pas derrière elle, Jeannine et Pascale animent simultanément, ce matin-là, deux cours de français. Autour de deux grandes tables installées dans un local du centre-ville, travaillent dans la bonne humeur des réfugiés et demandeurs d’asile venus du Tibet, d’Azerbaïdjan, de Russie, de Colombie, du Soudan, de Syrie… « J’interviens au sein de l’association depuis dix-huit mois », confie Pascale, aide-soignante, qui sort d’une nuit de travail à l’hôpital pour donner des cours.
C’est grâce à cet engagement citoyen que Welcome66, qui intervient auprès d’environ 350 bénéficiaires, parvient à pérenniser son existence. Grâce aussi à l’appui financier de la Fondation de France, de la Fondation Yusra Mardini, pour son activité natation, du conseil régional d’Occitanie et du conseil départemental (CD66).
La bataille politique pour que ces deux dernières institutions ne tombent pas dans le giron de l’extrême droite est existentielle pour le tissu associatif local. En juin, un communiqué de Carla Muti, élue RN au CD66, illustrait cet état de fait.
Suite à l’attribution de subventions à SOS Méditerranée et Welcome66, la conseillère départementale prévenait : « La première a pour objet de ramener des clandestins sur notre territoire et la deuxième aide les personnes ramenées par la première. (…) Le département 66 continue obstinément à ne pas vouloir entendre raison. Une attitude qui pourrait bien finir par coûter cher à la majorité en place. »
Un club de rugby s’est désengagé par crainte de perdre ses financements
Avec ce type de menaces et le travail de sape mené par les élus municipaux, la politique de la terreur n’est pas sans conséquences. Un club de rugby, qui collaborait avec Welcome66 depuis sa création, s’est ainsi désengagé, craignant de perdre ses financements municipaux.
Et la plupart des structures qui continuent d’œuvrer en partenariat avec l’association préfèrent le faire sans publicité. C’est pour la même raison que les responsables de la piscine, où nagent Omer, Omid, Soumah, Gracia ainsi que Mahsa et Rodney, n’ont pas souhaité s’exprimer officiellement.
Cependant, depuis les gradins surplombant le bassin, le chef des maîtres-nageurs confie, non sans fierté : « C’est beau ce qui se passe ici. Au début, certains d’entre eux avaient vraiment peur de l’eau. Ils font preuve d’une belle progression. Certains dans leur parcours ont vu la noyade de près. Il faut être courageux pour faire ce qu’ils font aujourd’hui. » Face aux politiques de dissuasion de l’extrême droite, l’humanité reste une évidence
Émilien Urbach sur www.humanite.fr
Dans le village de Cerbère, l’accueil des exilés arrivant par les voies de chemin de fer fait partie du quotidien des habitants. L’intensification de la répression et des discours xénophobes nuisent à cette tradition héritée de la résistance au franquisme.
Cerbère (Pyrénées-Orientales), envoyé Spécial.
« Dans leur majorité, les familles de ce village sont issues de réfugiés républicains espagnols. Les actes de solidarité avec les exilés ont toujours été considérés comme normaux, mais depuis quelque temps la pression policière et la diffusion des idées xénophobes sont telles que ceux qui continuent d’agir se cachent. » C’est le constat que dresse Valentina*, membre du collectif Viva la costa, à la frontière orientale entre l’Espagne et la France.
Ici, les personnes qui tentent de passer pour demander l’asile ou pour poursuivre leur route le font par le tunnel du chemin de fer qui relie Portbou, en Espagne, à la première gare française de Cerbère. Selon les militants rencontrés sur place, on y observe de plus en plus de refoulements illégaux. Les trains en provenance d’Espagne sont systématiquement fouillés par la police aux frontières (PAF) et la présence militaire a été renforcée sur tous les sentiers jouxtant la voie ferrée.
Quand il s’agit d’étrangers, la loi semble flexible
« Sur le chemin qui mène chez moi, j’ai récemment été contrôlée par une patrouille, confie une personne élue au conseil municipal, qui a préféré conserver l’anonymat. Une femme soldat m’a demandé si j’avais vu passer « des marrons ». J’ai demandé des explications sur le terme employé tout en sortant ma carte d’élu. Le chef de la patrouille, bien embêté, a fait mettre ses hommes au garde-à-vous. »
L’affaire est arrivée aux oreilles du maire, divers gauche, du village qui a ensuite demandé à son élu de « faire plus attention » à ne pas mettre en défaut les militaires. Quand il s’agit d’étrangers, la loi semble flexible.
Ainsi, explique ce même élu, « deux jeunes exilés qui attendaient tranquillement le bus en direction de Perpignan se sont récemment fait verbalement agresser par des jeunes habitants du village. Lorsque la police est intervenue, les deux exilés ont été interpellés. Les jeunes, eux, visiblement en état d’ébriété, n’ont pas été inquiétés ».
« Même au syndicat, certains me demandent de rester plus discret »
Dans la gare de Cerbère, la plupart des locaux autrefois dédiés à la vie cheminote sont aujourd’hui occupés par la PAF. Et aux discours haineux qui gangrènent les médias s’ajoutent, ici, les drames humains dont sont victimes les exilés parfois directement vécus par les agents de la SNCF.
« Quand je croise une personne sur les rails, je lui dis « bienvenue en France », puis je leur donne des consignes de sécurité pour qu’ils puissent rapidement quitter les voies », confie, David Cerdan, secrétaire général CGT des cheminots de Cerbère. Mais ses gestes d’hospitalité ne sont pas du goût de tout le monde.
« J’ai récemment été mis à pied après avoir dénoncé les propos racistes d’un cadre de la SNCF, poursuit-il. Ils ont trouvé un collègue pour expliquer que mes accusations étaient diffamatoires. Du coup, même au sein du syndicat, certains me demandent de rester plus discret. »
Pour Valentina, ce climat est assorti du sentiment de déclassement social vécu par la population locale. Elle reste cependant mobilisée, comme David et d’autres militants, tous convaincus que la culture de l’accueil est une composante irréductible du patrimoine de ce village frontalier.
*Le prénom a été modifié.
Émilien Urbach sur www.humanite.fr
Pour l’avocat Vincent Fillola, expert en droit pénal et droit pénal international, de nombreux acteurs de la solidarité font face à une « stratégie globale de persécution politique et judiciaire ». Des actions illégales contre lesquelles il faut se battre pour les faire reconnaître comme telles.
Depuis plusieurs mois, les ONG telles que La ligue des droits de l’homme (LDH), Amnesty International, Médecins sans frontières, SOS Méditerranée, la Cimade ainsi que de nombreux acteurs associatifs alertent sur une intensification des attaques politico-médiatiques à leur encontre.
Campagnes diffamatoires sur les réseaux sociaux, dégradations de locaux, déclarations hostiles de responsables politiques, menaces, agressions… Ces acteurs de la société civile sont dans la ligne de mire de ceux qui œuvrent à l’instauration d’une société autoritaire et répressive à l’égard des contre-pouvoirs. Pour l’avocat Vincent Fillola, ces organisations doivent saisir systématiquement la justice pour se défendre.
Les associations font l’objet d’attaques notamment lorsqu’elles abordent les sujets de l’accueil des exilés ou du conflit israélo-palestinien. Est-ce un fait nouveau ?
Vincent Fillola : On assiste aujourd’hui à une conjonction entre la manière dont les réseaux sociaux fonctionnent et les choix éditoriaux d’une partie des médias français. Les espaces d’expression sont de plus en plus polarisés et radicalisés. Les combats portés par les organisations de la société civile y sont caricaturés en positions partisanes. Leurs observations documentées, étayées et factuelles sont décrédibilisées, qu’elles concernent les conflits au Proche-Orient, la défense de l’environnement, etc.
Quelles sont les formes que peut prendre cette persécution ?
Vincent Fillola : D’abord, on empêche ces organisations de fonctionner correctement, par le chantage à la subvention, par exemple. Des actions sont mises en œuvre pour freiner leur travail par la loi, le décret ou l’action gouvernementale. On les contraint en les persécutant judiciairement, en plus de leur couper les vivres. Leurs missions sont perverties par la caricature. On les essentialise. On radicalise leurs propos de sorte qu’ils perdent leur sens et leur puissance.
Enfin, il y a aussi des conséquences individuelles. Des bénévoles ou des salariés sont très directement exposés à des campagnes de cyberharcèlement violentes, voire à des actions violentes tout court. Des locaux sont attaqués. Que ce soit dans la vie numérique ou dans le réel, on assiste à une mise en danger des organisations de la société civile et de leurs acteurs à tous les étages, politiques, réputationnels, communicationnels et physiques individuels.
Que penser de ministres de l’Intérieur comme Bruno Retailleau, dénigrant l’action de la Cimade au sein des centres de rétention, ou comme Gérald Darmanin, avant lui, jetant la suspicion sur la LDH ?
Vincent Fillola : La bataille culturelle dérive sur le terrain de l’action publique. Des élus n’hésitent pas à utiliser leurs fonctions pour nuire directement à ces organisations. On est face à une stratégie globale de persécution politique et judiciaire. Je crois que le droit est un outil dont il faut que les organisations de la société civile s’emparent de manière quasi systématique pour répondre à ces attaques et stopper cette dérive.
Les organisations de la société civile utilisent depuis longtemps la justice pour mener des contentieux stratégiques. En revanche, elles l’utilisent beaucoup moins pour se protéger elles-mêmes. Je pense qu’il faut systématiser le recours au dépôt de plainte lorsque des agents ou des bénévoles sont pris à partie sur les réseaux sociaux ou physiquement dans le cadre de leur action, lorsque des locaux sont dégradés, lorsque des lignes rouges sont franchies sur le terrain de la liberté d’expression, lorsque des dirigeants d’organisation sont diffamés, accusés d’être des islamistes ou des écoterroristes, etc.
Pourtant, la justice ne semble pas très efficiente face à des États qui bafouent le droit des étrangers aux frontières, commettent des crimes de guerre ou ne respectent pas les résolutions de l’ONU…
Vincent Fillola : La justice n’est pas parfaite mais constitue un recours utile et parfois même le seul. Nous avons désormais un pôle spécialisé du parquet de Paris contre la haine en ligne. Il y a un certain nombre de choses qui sont déployables, qui sont utilisables et dont on aurait tort de se priver d’utiliser, parce qu’on pense que cela n’aboutira pas. La justice peut être dysfonctionnelle, elle peut être décevante. Mais elle n’est pas inopérante ni aux ordres.
Le recours au droit de réponse, dans les médias, peut également être quelque chose d’utile. Il peut permettre de replacer la parole objective, les combats et les missions qui sont menés par les organisations de la société civile dans un contexte, pour lutter contre une volonté de les caricaturer, de les stigmatiser et, in fine, de cornériser leur action.
mise en ligne le 1er janvier 2025
Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr
Dans une ambiance festive, 150 Yvelinois de plus de 60 ans accompagnés par le SPF ont pu clore 2024 sur un Bateau-Mouche parisien.
« À la nouvelle année ! » Jeannot lève son verre en direction des passants, qui font signe aux passagers du Bateau-Mouche depuis le bord du quai. « Pour une fois c’est nous que l’on envie ! » s’exclame le sexagénaire avec fierté. Pour ce retraité, cette minicroisière sur la Seine est une première. « C’est formidable ! Je n’étais jamais monté sur ce type d’embarcation. En plus nous sommes traités comme des rois », se réjouit-il en sortant son téléphone pour photographier la tour Eiffel.
Ce 31 décembre, le Mantevillois est l’un des 150 seniors des Yvelines à participer à ce repas festif, proposé par le SPF (Secours populaire français) des Yvelines, avec l’appui de la Fondation de France. Ce repas de fête destiné à rompre leur isolement leur a été proposé par les bénévoles des permanences du SPF qui maillent le département.
Oublier le quotidien
« Il faut souvent insister un peu, explique Martine, qui œuvre à l’antenne de Versailles. Certains ont perdu l’habitude de sortir et pensent que ce genre d’événement n’est pas pour eux. Mais en général, en rentrant, ils ont des étoiles dans les yeux et demandent à revenir l’année suivante. »
C’est le cas de Monique, 63 ans. Un peu intimidée, cette femme sans lien familial et très marquée par une vie jalonnée d’épreuves s’est décidée à venir après un Noël en solitaire. « C’était un peu triste, au moins ici il y a de l’animation. Je n’étais jamais montée sur un Bateau-Mouche, c’est très agréable de glisser sur l’eau », sourit-elle. Pour tous, cette parenthèse est bienvenue.
« Durant quelques heures, on oublie nos problèmes quotidiens, les soucis qu’on se fait pour les enfants… » témoigne Marinette, une mère de famille camerounaise de 61 ans qui vient pour la deuxième fois. Arrivés d’Ukraine en mars 2022 pour fuir les bombardements, Ivan et Gloria, un couple de sexagénaires, regardent défiler les monuments parisiens et observent le ballet des serveurs et serveuses en habit qui s’affairent autour des tables.
« On se sent comme des touristes, ça permet d’oublier un peu la guerre qui frappe notre pays », raconte Ivan. « Actuellement nous sommes hébergés à Maurepas, les Français sont très généreux, mais on aimerait pouvoir rentrer dans notre pays en 2025 », complète son épouse.
Déterminés à faire la fête
Pour d’autres ; ce repas est l’occasion de passer un moment entre amis ou d’échapper aux contraintes de leur foyer. Anita et Muriel, 68 et 60 ans, ont toutes deux travaillé dans la grande distribution. Copines de longue date, elles fréquentent la permanence du SPF d’Aubergenville. Brunes aux yeux clairs, un petit haut noir à paillettes pour chacune, elles pourraient passer pour des sœurs, ce qui les amuse.
« Je ne sortais plus. Désormais, j’ai décidé de prendre du temps pour moi ! » Muriel, 60 ans
Déterminées à faire la fête, elles sont en train de choisir les chansons qu’elles interpréteront lors du karaoké qui suivra le repas. La plus âgée est venue malgré l’inquiétude qui la ronge au sujet de la santé de Didier, son mari, qui n’a pu l’accompagner. Pour Muriel, cette journée signe son indépendance retrouvée après des années passées sous l’emprise d’un homme toxique. « Je ne sortais plus. Désormais, j’ai décidé de prendre du temps pour moi ! » assure-t-elle.
Parmi les autres duos, Nassira et Selim savourent ce moment en contemplant Paris. Septuagénaires, ces parents de sept enfants, « qui ont tous fait des études universitaires », sont arrivés d’Algérie dans les années 1970. Elle était sage-femme, lui, ingénieur en travaux publics. « On s’est saignés pour nos enfants, aujourd’hui ils ont tous un bon métier », relate Nassira. D’ailleurs toute la famille sera réunie pour le 1er janvier. « Mais avant on s’offre une évasion en amoureux », rigole Selim en prenant la main de son épouse.
À la table voisine, Claudia et Monica, deux sexy sexagénaires mantevilloises qui se sont connues aux thés dansants organisés par une association de leur ville, se sont pomponnées pour l’occasion. « C’était le bon jour pour se mettre sur son 31 », plaisante Éric, leur voisin, lui aussi très élégant, en savourant son œuf en meurette.
Qui sera suivi d’une dorade avec des petits légumes puis d’une profiterole à la mousse de poire avec une sauce au caramel, « une tuerie », selon Maïmouna, 72 ans. Elle est venue avec son amie Aziza et d’autres femmes marocaines de Chanteloup-les-Vignes. Habituées du SPF, elles sont parties ensemble quelques jours au bord de la mer à l’automne grâce à l’association.
Créer du lien
Un séjour dont se rappelle bien Huguette Bitor-Jirot, la référente seniors de la fédération des Yvelines du SPF. « Cela permet de créer du lien et parfois, au bout de plusieurs jours, les gens finissent par se confier, alors que par honte de leur situation ils s’étaient murés dans le silence. On a ainsi pu aider une femme victime de violence de la part de son conjoint, alors que cela faisait des années qu’elle subissait les coups et qu’elle n’en avait jamais parlé à personne », révèle la longue dame blonde aux cheveux courts tout en gardant un œil sur la salle pour s’assurer que tout se passe bien.
De fait, l’ambiance est plutôt bonne, rythmée par les accords d’un pianiste qui interprète des airs de chansons célèbres durant le repas. Mais le bateau s’enflamme quand vient l’heure du karaoké. Anita et Muriel ouvrent le bal avec un duo remarqué sur la Bonne du curé d’Annie Cordy, enchaînent avec l’entêtant Pour un flirt de Michel Delpech, avant de laisser la place à Éric, qui suscite pas mal d’émotions en entonnant Mistral gagnant de Renaud.
S’ensuivent des tentatives plus ou moins réussies d’interprétations de Dalida ou de Claude François, qui ont le mérite de susciter fous rires et encouragements. Avant de quitter les lieux, alors que la ville s’illumine, une chenille géante fait se lever l’assemblée, dont les membres semblent peu pressés de rejoindre les bus pour regagner les Yvelines.
Pascal Rodier, le responsable de l’antenne des Yvelines, à l’initiative de l’événement, affiche un sourire ému. Pour ce fils de cheminot et d’une communiste engagée au SPF, salarié de l’association depuis 2001, « il faudrait pouvoir organiser davantage de moments festifs de cette nature ». Hélas, déplore-t-il, « désormais l’essentiel de nos ressources se concentre sur les distributions alimentaires car les besoins ont explosé ces dernières années ».