PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

Publié le 31/12/2018

Dans les hauteurs de l’Himalaya, des naufragés du climat déménagent leur village

 Par François Bonnet (site mediapart.fr)

Dans le Haut-Mustang, une région reculée du Népal proche du Tibet, les habitants de Dhye, à près de 4 000 mètres d’altitude, n’ont plus le choix. Les changements de la mousson, les sécheresses répétées, le manque d’eau récurrent ont ruiné un fragile équilibre reposant sur l’agriculture vivrière. Depuis bientôt dix ans, ils travaillent au déménagement de leur village avec, à la clé, un projet de développement durable.

Haut-Mustang (Népal), de notre envoyé spécial.– C’est un panneau planté au milieu d’un champ de cailloux : « Dhye must not die » (« Dhye ne doit pas mourir »). En quelques phrases est résumée une histoire de naufragés climatiques dans les hautes altitudes de l’Himalaya. Ce n’est pas la seule, tant le réchauffement climatique est en train de bouleverser tous les équilibres environnementaux et humains dans cette immense chaîne des montagnes himalayennes. Les hausses de la température sont beaucoup plus élevées dans ces régions et la dégradation des écosystèmes se fait à une vitesse exponentielle.

Dhye est un petit village perdu à 3 860 mètres d’altitude dans la région du Haut-Mustang, cet ancien royaume de Lo définitivement intégré au Népal en 1951 mais qui demeure comme une excroissance du Tibet frontalier. Protégée de la mousson par la chaîne des Annapurna et par le massif du Dhaulagiri, la région est aride. Ici, pas de forêts, pas de grands glaciers sur les sommets qui dépassent les 6 000 mètres. Le Mustang est comme un désert de rocs et de sable déchiré par de profondes vallées et de spectaculaires falaises rocheuses.

À Dhye, comme dans les autres villages de cette région, où vivent environ 6 000 personnes, tout s’organise autour de l’eau. De complexes réseaux d’irrigation entretenus depuis des siècles alimentent de minuscules parcelles où poussent le blé, l’orge, l’avoine, les pois, les pommes de terre ou le millet. Pas de machines, pas de tracteur, tout se fait à la force des bras, avec l’aide de quelques yaks ou bœufs. À cette agriculture vivrière s’ajoute l’élevage de yaks et de chèvres noires cachemire, dont la laine partira en Chine.

C’est cette économie en quasi-autarcie qui se meurt aujourd’hui. « Depuis 15 ans, les sources d’eau se sont progressivement taries », dit Tashi Gyatso Gurung, l’un des membres du comité de village de Dhye qui est élu chaque année au mois d’octobre par une assemblée générale des villageois. « Il neige beaucoup moins, la mousson déjà très faible est déréglée. L’eau manque pour tout, pour les zones de pâture, pour les champs, pour les bêtes et maintenant pour les hommes. »

Comme ailleurs dans le Haut-Mustang, les parcelles qui ont dû être abandonnées se repèrent aux tourbillons de terre et de poussière soufflés par les vents violents qui balaient chaque après-midi les montagnes. En quelques années, Dhye a perdu environ la moitié de ses terres cultivables et plusieurs zones de bonne pâture. Dix familles, sur les vingt-quatre que compte le village de 150 habitants, ont dû partir. La disparition de Dhye était programmée. Jusqu’à ce que ses habitants envisagent dès 2006 un projet radicalement nouveau : déplacer le village d’une bonne dizaine de kilomètres, le reconstruire près d’une large rivière et créer de nouvelles activités agricoles.

Victimes du réchauffement climatique auquel ils n’ont guère contribué (ce ne sont pas vraiment eux qui émettent des gaz à effet de serre…), les villageois ont décidé au terme de longues discussions de transformer en opportunité ce qui aurait été pour eux une catastrophe. « Si nous avons de meilleurs revenus issus d’un projet de développement, des maisons plus confortables et un mode de vie plus moderne, alors les habitants resteront dans le Haut-Mustang et d’autres viendront », dit Tashi Gyatso Gurung.

À trois heures de marche de Dhye (les routes ou pistes sont inexistantes sur ces versants), les travaux sont déjà bien engagés à Thangchun, site du nouveau village. Les habitants ont décidé d’un projet global sur de larges terrasses en bordure de rivière : 26 maisons, une école, un dispensaire, une maison communale, un temple bouddhiste, une mini-centrale hydroélectrique, une installation de panneaux solaires ; mais aussi des terres agricoles irriguées et surtout une vaste plantation d’arbres fruitiers. Six mille pommiers ont déjà été plantés depuis 2012 et les terrains sont d’ores et déjà aménagés pour dix mille arbres. En deux cartes, le futur Dhye est ainsi présenté :

Des milliers d’arbres fruitiers déjà plantés

Pourquoi faire de la production de pommes le futur moteur économique du village ? Parce que ce fruit est rare et recherché au Népal. Parce qu’à quelques jours de marche, plus bas dans la vallée de la rivière Kali Gandaki, le gros village de Marpha vit très confortablement de la production de pommes et de leur transformation en un alcool brandy réputé. Parce que, malgré l’altitude, le rude climat continental est parfaitement adapté à ces arbres fruitiers.

La communauté villageoise n’a rien demandé à personne pour lancer le projet. Dans cette région où l’État népalais est ou bien absent ou bien défaillant, ce sont les habitants qui ont creusé les canaux d’irrigation, construit les murs délimitant la plantation, bâti la maison communautaire, acheté et planté les 5 000 premiers arbres. L’organisation est simple : toutes les familles doivent participer. Cela se fait sous forme de journées travaillées ou, pour ceux qui ne le peuvent pas, par le versement d’une indemnité journalière de 500 roupies (environ 4 euros) au budget commun.

« Les habitants sont très investis dans ce projet, tout le monde y travaille ou y contribue, assure Tashi Gyatso Gurung. Il n’est pas toujours facile de se mettre d’accord mais c’est toute notre communauté qui porte ce projet et décide. » Partis seuls, les habitants ont reçu le soutien de l’administration mais pas de financement pour autant. Les hasards des rencontres leur ont fait se rapprocher de Français, regroupés en une association Du Bessin au Népal qui accompagne depuis bientôt dix ans le village de Dhye.

Michel Houdan, grand passionné du Népal et de cette région du Mustang et animateur de Du Bessin au Népal, coordonne les différentes aides d’associations et ONG. « Le principe de base, c’est que les villageois décident de bout en bout, explique-t-il. C’est leur histoire et c’est un collectif très soudé. Nous, nous apportons de l’expertise technique. Un architecte, un électricien, un spécialiste en hydraulique et des horticulteurs spécialisés dans les fruits et leur transformation. Le tout fait une belle histoire et de belles rencontres. »

Au total, l’ensemble du projet de déplacement de Dhye représente un budget de 700 000 euros environ (3 500 euros par habitant). Un gros tiers est apporté par les villageois, sous forme de travail ou de petites contributions financières. Le reste repose sur les dons, en argent ou en matériel, d’associations et d'ONG. « C’est aussi pour cela que le projet prend beaucoup de temps, note Michel Houdan, mais tout devrait être terminé d’ici deux ou trois ans. »

Cet automne, un cap important a été franchi avec l’installation de la micro-centrale électrique, le forage d’eau potable qui alimentera le futur village (8 000 litres d’eau à l’heure). Surtout, une première vraie récolte de pommes a pu être réalisée dans la nouvelle plantation : « 5 000 kilos de fruits au total, dit Tashi Gyatso Gurung, que nous avons pu vendre à Pokhara », la deuxième ville du Népal, au pied du massif des Annapurnas.

À terme, il est déjà prévu de transformer les fruits sur place pour produire des fruits séchés, des jus de pommes, des confitures, voire du cidre et du brandy. Les villageois de Dhye veulent une plantation et une production entièrement bio pour des produits relativement haut de gamme qui pourront être vendus aux touristes et dans les villes de Pokhara et de Katmandou. « On travaille déjà sur les manières de commercialiser tout cela et on se fait aider par des experts », explique Tashi Gyatso Gurung.

Un exemple qui intéresse d’autres villages du Haut-Mustang

 Jean-Louis Orvain est l’un de ces experts qui travaillent auprès des villageois. Producteur de pommes à Martigny, dans la Manche, mais également de jus de fruits et de cidre bio, lui aussi passionné par cette région du Népal, il adapte son savoir-faire aux conditions particulières du Haut-Mustang. « Ce sont des sols qui n’ont jamais été cultivés, avec très peu de matières organiques et des vents violents. J’ai recherché des variétés rustiques à floraison tardive et à cycle court », dit-il. L’arboriculteur ne cache pas ses surprises. « Quand j’ai vu qu'ils avaient planté 5 000 arbres d’un coup, sans véritables études préliminaires, cela m’a semblé complètement fou. Mais ce sont eux qui décident. C’est une histoire de paysans qui n’ont pas le droit de tricher. Et ça marche », constate-t-il.

En bordure de la plantation principale, une station expérimentale a justement été créée : diverses variétés de pommiers, mais aussi des poiriers, des cerisiers, des abricotiers, des figuiers, en tout plusieurs centaines d’arbres ont été plantés pour diversifier la production et produire des jus mélangés. « Il est dangereux d’être dans une monoculture, les villageois voulaient aussi d’autres fruits et il nous faut introduire d’autres espèces végétales pour prévenir les maladies », ajoute Jean-Louis Orvain, qui se rend régulièrement à Dhye.

Au printemps 2019 commencera la construction des 26 maisons du village sur une large terrasse qui surplombe d’une cinquantaine de mètres la rivière. « Les villageois ont voulu conserver une architecture traditionnelle. Nous leur avons juste proposé d’y adjoindre des structures parasismiques en bambou, un matériel facile à trouver et moins cher que le béton et la ferraille », précise Michel Houdan.

 « Déménager était le seul moyen de sauver notre communauté, notre culture et nos traditions », estime Tashi Gyatso Gurung. Les sécheresses grandissantes menacent bien d’autres villages du Haut-Mustang et une agriculture de subsistance qui fait vivre toute cette région. Le tourisme des trekkers, l’arrivée massive de la Chine, qui construit des pistes dans les vallées, ne peuvent être une alternative économique viable. Pour le coup, l’exemple de Dhye est regardé et discuté avec attention par d’autres communautés villageoises. Et si c’était le moyen d’échapper à la lente disparition promise par le réchauffement climatique ?

Publié le 30/12/2018

Environnement. 2018, le réchauffement des exigences citoyennes

Marie-Noëlle Bertrand (site humanité.fr)

L’année aura été marquée par les rapports catastrophistes et par la montée des luttes environnementales. Les manifestants ont battu le pavé lors de mobilisations locales ou internationales, avec à la clé des points marqués.

Bien sûr il y a l’urgence, que viennent rappeler, à rythme régulier, les chiffres déprimés. Bien sûr, il y a le retard accumulé depuis vingt ans par l’action politique en matière de protection du climat ou de la biodiversité, et cet ajournement systématique des mesures à prendre. Bien sûr il y a le poids des lobbies et la mécanique du système libéral. Bien sûr il y a la crainte de ne pas réussir à transformer tout cela suffisamment vite ni suffisamment fort pour empêcher un effondrement des ressources et des conditions de vie qui mettrait encore plus en souffrance les populations qui le sont déjà.

Mais il y a aussi cette fenêtre de tir, toujours ouverte, à laquelle plusieurs rapports ont apporté, cette année, un coup de projecteur. Celui, retentissant, publié en octobre par le Giec, par exemple. S’il donne à voir l’ampleur de la tâche à accomplir – réduire les émissions globales de gaz à effet de serre de moitié d’ici à 2030 – pour pouvoir limiter le réchauffement à 1,5 °C, il indique également que tout n’est pas fichu. Douze ans pour agir, c’est peu mais ce n’est pas rien. Dans la même veine, la mise à jour, en novembre, par l’Union internationale pour la conservation de la nature de la liste rouge des espèces menacées illustre la portée des actions de conservation. Autrefois « en danger », le rorqual commun a ainsi vu sa population mondiale presque doubler en quarante ans, à la suite des interdictions internationales de chasse commerciale à la baleine.

Surtout, il y a la veille citoyenne et les batailles engagées par les populations. Singulière, 2018 aura hissé l’environnement au premier plan des mobilisations, en France comme un peu partout dans le monde. Ressources, températures et biodiversités sont officiellement devenues des sujets de luttes sociales et politiques. Ce sont elles qui offrent, aujourd’hui, un avenir à la planète et à l’humanité. Normal, avant de boucler l’année, d’en rendre un aperçu, fort heureusement non exhaustif.

1 MOBILISATION L’année où l’environnement est devenu une bataille de masse

En France, on l’a vue exploser au lendemain de la démission de Nicolas Hulot : la mobilisation écologique a pris, en 2018, un tournant tout aussi singulier que l’aura été cette année. Les vagues de chaleur, les sécheresses, les incendies et les inondations qui ont balayé l’hémisphère Nord pendant l’été y ont porté, sans plus d’ambiguïté, la marque du réchauffement. Une expérience concrète des bouleversements climatiques – de même que l’est devenue celle des pollutions atmosphériques ou agricoles – qui, combinée à la sortie spectaculaire de l’ex-ministre de la Transition écologique, a conduit à l’expression massive d’exigences environnementales mûries depuis plusieurs années.

Le 8 septembre, 130 000 personnes marchaient à travers le pays pour demander que cessent les collusions entre lobbies industriels et politiques contre-environnementales. Un mois plus tard, la publication du rapport du Giec sur le réchauffement global à 1,5 °C relançait la machine. Le 13 octobre, 80 marches se tenaient en France pour revendiquer la mise en œuvre immédiate de la transition énergétique. Fait notable : comme ce sera le cas avec le mouvement des gilets jaunes, ces deux journées d’action auront, à la base, été le fruit d’appels lancés par des citoyens lambda via les réseaux sociaux. « GJ » et « climateux », en outre, finiront par converger autour de la revendication d’une transition juste : le 8 décembre, les marches pour le climat organisées en pleine COP24 défileront en jaune et vert.

La dynamique n’est pas propre à la France. Cet automne, des actions ont pris forme un peu partout dans le monde pour bloquer l’avancée des énergies fossiles. L’ONG internationale 350.org décrit ainsi treize batailles engagées ou relancées en Allemagne, en Italie, dans les îles du Pacifique ou encore au Bangladesh, où des communautés locales s’organisent pour empêcher la réalisation de projets carbonés. Plus tôt, le 25 mai, des actions du même type se sont tenues dans 20 pays d’Afrique. Une résistance climatique qui aura marqué 2018 dès ses premières heures : fin janvier, aux États-Unis, des dizaines milliers de personnes se sont retrouvées, à l’appel d’une coalition rejointe par l’ex-candidat Bernie Sanders, pour le lancement d’une campagne contre les velléités extractivistes de Donald Trump.

2 JUSTICE Quand le glaive penche du côté citoyen

Parlant de mobilisation, celle qui accompagne les quatre ONG prêtes à assigner l’État français en justice pour inertie face au réchauffement a de quoi interpeller. Hier, moins d’une semaine après son lancement, la pétition de soutien à ce que l’on a baptisé « l’Affaire du siècle » enregistrait près de 1,8 million de signatures. Il faut dire que les recours à la justice ont le vent en poupe. Ces dernières années ont vu se multiplier les plaintes de citoyens faisant valoir leur droit à un environnement sein et à un avenir sécurisé. Certaines ciblent des projets précis – ainsi le recours déposé, mi-décembre, par sept ONG françaises pour obtenir l’annulation des autorisations de forage accordées au pétrolier Total au large de la Guyane. D’autres, à l’instar de l’Affaire du siècle, visent carrément des politiques publiques. Dans tous les cas, la justice est vue comme l’ultime pouvoir à actionner quand plaidoyers et manifestations ont échoué. Et, en 2018, elle l’aura bien rendu.

La victoire, en août, du jardinier Dewayne Johnson face à Monsanto a été de celles tonitruantes. Après une bataille acharnée, l’homme, atteint d’un cancer en phase terminale, est parvenu à faire condamner le géant de l’agrochimie pour avoir tu la dangerosité de l’herbicide Roundup et de son principe actif, le glyphosate.

Il y en a eu d’autres. Ainsi, le 9 octobre, la cour d’appel de La Haye a-t-elle confirmé un jugement ordonnant au gouvernement néerlandais de diminuer au plus vite les émissions de gaz à effet de serre du pays. Estimant que l’État agissait « illégalement et en violation du devoir de diligence », elle lui a commandé de les avoir réduites de 25 % par rapport à 1990 avant fin 2020. Rien de symbolique dans cette décision : les Pays-Bas sont désormais dans l’obligation légale de prendre des mesures pour protéger leurs citoyens contre les conséquences du changement climatique. Dans la même veine, le 5 avril, la Cour suprême de Colombie, à travers un jugement historique, a ordonné au gouvernement de mettre fin à la déforestation, lui rappelant son devoir de protéger la nature et le climat au nom des générations présentes et futures.

3 DROITS NOUVEAUX des points marqués à L’ONU

Qui dit justice, dit droits. Et qui dit droits, dit droits humains. Sans être aussi révolutionnaire que l’on aurait pu le souhaiter, 2018 a vu, dans ce domaine aussi, des points marqués. Comme au Pérou, où, après plusieurs années de lutte, les peuples autochtones Awajun et Wampis se sont vu reconnaître celui d’être consultés en cas de projet extractiviste sur leur territoire. On pourrait y voir un minimum syndical – ou, en l’occurrence, légal. Ce n’en est pas moins une première dans le pays, où les entreprises pétrolières ne se privaient jusqu’alors pas de débarquer là où cela leur chantait.

L’espace législatif devient, de fait, un terrain de bataille environnemental conséquent. Adoptée par la France en 2017, la loi sur le devoir de vigilance des multinationales, qui impose aux sociétés privées d’établir des stratégies industrielles compatibles avec les droits environnementaux et sociaux, est de celles sur lesquelles les ONG peuvent désormais s’appuyer. Beaucoup appellent, en outre, à ce que ce texte, pour l’heure unique au monde, soit répliqué à l’échelle globale.

En mars dernier, le conseil de l’ONU est allé dans leur sens. Alors que vacillaient les discussions autour d’un traité qui ferait primer les droits sociaux et environnementaux sur les droits commerciaux, l’organe s’est prononcé en faveur de la poursuite des négociations. En d’autres termes, il a offert un avenir au texte, lequel, dans un contexte de multiplication des accords de libre-échange, pourrait s’avérer un outil capital pour les populations.

Ce n’est pas la seule avancée onusienne : en mai, l’Assemblée générale des Nations unies a également adopté une résolution intitulée « Vers un pacte mondial pour l’environnement », ouvrant ainsi la voie à un nouvel instrument international visant à renforcer les droits environnementaux.

4 ÉNERGIES SALES Forages et pipelines

S’il est des batailles remportées cette année, beaucoup ont à voir avec les énergies fossiles. Ainsi celle gagnée contre Total et ses projets de forages pétroliers au large l’Amazone. Début décembre, l’Ibama, agence environnementale du Brésil, a refusé au groupe français l’autorisation d’effectuer des forages dans cinq secteurs de l’embouchure de l’Amazone. Elle déclare avoir détecté d’ « importantes incertitudes » dans le plan présenté par la multinationale, évoquant la « possibilité d’une fuite de pétrole qui pourrait affecter les récifs coralliens ». Total s’était déjà vu, à plusieurs reprises, demander de peaufiner son projet afin qu’il soit recevable. Selon Greenpeace, le pétrolier vient d’épuiser ses dernières cartouches. C’est une « excellente nouvelle pour les 2 millions de personnes qui se sont mobilisées », commente l’organisation.

Au Canada, la mobilisation – là encore épaulée de la justice – a permis de freiner le Trans Mountain Pipeline, un projet d’oléoduc envisagé entre l’Alberta et la côte Ouest du pays, visant à tripler le débit de pétrole issu de sables bitumineux.

En France, enfin, ce sont les actions non violentes et les plaidoyers visant à convaincre banques et assurances de ne plus investir dans les énergies carbonées qui ont payé. La BNP Assurance, la Maif, Groupama ou encore CNP Assurances ont ainsi annoncé qu’ils cessaient leur financement de centrales à charbon, indiquent les Amis de la Terre. Très active dans cette bataille, l’ONG entend bien faire plier pareillement la Société générale, dont elle dénonce les investissements dans les énergies sales.

5 BIODIVERSITE Ressources sous protections citoyennes

Les mobilisations, enfin, auront aussi payé sur le front de la biodiversité. On a en tête le point marqué contre la pêche électrique en Europe : en janvier, la campagne menée contre les lobbies de la pêche industrielle par l’ONG Bloom a permis de faire pencher le Parlement européen contre cette pratique. À la suite d’une campagne de Greenpeace, Wilmar International, plus gros négociant mondial d’huile de palme, s’est ainsi décidé à publier, début décembre, un plan d’action détaillé pour surveiller ses fournisseurs, « étape importante vers l’élimination de la déforestation » . En Argentine, le gouverneur de la province de Salta, répondant à une revendication citoyenne, a infligé une amende de 2,5 millions de pesos à un industriel et lui a ordonné de reboiser les 174 024 hectares de forêt protégée qu’il a détruits entre 1998 et 2017.

Marie-Noëlle Bertrand

Publié le 29/12/2018

Les Gilets jaunes et la question démocratique - Samuel Hayat

« Le référendum était l’une des multiples revendications du mouvement, c’est devenu en quelques jours son nouveau symbole, un aboutissement. »

paru dans lundimatin#171(site lundi.am)

 

En l’espace de quelques jours, le referendum d’initiative citoyenne (RIC), revendication des gilets jaunes noyée parmi tant d’autres, s’est retrouvé sur le devant de la scène et au milieu de toutes les polémiques. Enfin, politiciens et journalistes pouvaient s’accrocher à une revendication « réaliste », facilement représentable et digérable tant par l’appareil médiatique que gouvernemental. Promu depuis 2005 par un Etienne Chouard, d’abord confus avant d’être confusionniste, on aura rapidement oublié que le RIC faisait parti des promesses de campagne de 6 des 11 prétendants à la dernière élection présidentielle.

Afin d’éclaircir et d’approfondir cette question du RIC nous publions cet excellent texte de Samuel Hayat, chargé de recherche au CNRS, d’abord paru sur son blog. Nos lecteurs liront aussi avec intérêt et sur le même blog, une contribution antérieure intitulée Les Gilets jaunes, l’économie morale et le pouvoir.

Le mouvement des Gilets jaunes ne cesse d’embarrasser le pouvoir, ses défenseurs et ses interprètes médiatiques privilégiés. Porté par des personnes entrées par effraction dans l’espace public, il met sur le devant de la scène des questions gênantes. Non pas qu’elles soient nouvelles, mais les gouvernants en ont perdu depuis longtemps les réponses. Ou plutôt, les institutions par lesquelles ils gouvernent se sont largement fondées sur le refoulement de ces questions, leur oubli. Hier, c’était la question de l’impôt, du juste prix des choses, des moyens de vivre décemment, de l’économie morale trahie avec fierté par le président de la République [1]. Aujourd’hui, c’est cette vieille question de la démocratie qui revient : pourquoi, au fond, faudrait-il que ce soit toujours les mêmes qui décident, ces professionnels de la politique, au langage en bois, aux jeux obscurs et au mépris du peuple affiché ? Pourquoi donc le peuple ne pourrait-il pas faire ses affaires lui-même, de temps à autre, au moins pour les choses importantes ? Refleurissent alors, à côté des revendications de justice économique, les propositions de justice politique : contre les privilèges des élu.e.s, pour un contrôle étroit par le peuple, et surtout pour le référendum d’initiative citoyenne (RIC).

Deux conceptions de la politique

Le référendum était l’une des multiples revendications du mouvement, c’est devenu en quelques jours son nouveau symbole, un aboutissement. Le samedi 15 décembre, alors que le mouvement est présenté comme s’essoufflant (il a bien plutôt été étouffé par une répression d’une ampleur inédite [2]), un texte est lu devant la salle du Jeu de paume. Les initiateurs du mouvement demandent que soit inscrit dans la Constitution le référendum d’initiative citoyenne. La machine médiatique alors s’emballe, donnant lieu à un déferlement d’agoraphobie politique, cette peur d’un peuple supposé inconstant, incapable et dangereux, un des multiples avatars de la haine de la démocratie [3]. A croire que tout le monde a oublié que lors de la dernière campagne présidentielle, pas moins de six candidat.e.s sur onze avaient promis la création d’un tel référendum, sans que cela ne fasse scandale. Oui mais voilà : la démocratisation, lorsqu’elle est octroyée par les professionnel.le.s de la politique, est acceptable. Qu’elle devienne revendication populaire, et la voici séditieuse. Pire, ne voit-on pas un député, François Ruffin, attribuer cette proposition, pourtant portée par le chef de son groupe parlementaire, Jean-Luc Mélenchon, à un certain Étienne Chouard, petite célébrité d’Internet aux amitiés sulfureuses, y compris à l’extrême-droite ? D’une proposition anodine noyée au milieu des programmes, le RIC devient le signe du fascisme en marche.

Il ne s’agit pas là d’une simple inconstance des médias et des politicien.ne.s. Si le RIC s’est imposé si aisément et si le conflit autour de lui a pris des proportions si grandes, c’est que cette polémique touche à quelque chose de fondamental. Elle est révélatrice d’un affrontement, présent de manière plus ou moins ouverte depuis le début du mouvement, mais qui a ses racines dans une histoire bien plus longue, entre deux conceptions de la politique. L’une, la politique partisane, est centrée sur la compétition électorale entre professionnel.le.s du champ politique pour accéder au pouvoir. Elle fonctionne par la production de visions du monde antagonistes (des idéologies), objectivées dans des programmes entre lesquels les citoyen.ne.s sont sommé.e.s de choisir, sous peine de se condamner à l’invisibilité politique [4]. Cette conception partisane de la politique est en apparence hégémonique, ceux qui la refusent se trouvant rejetés aux marges de l’espace public. Elle est le sens commun, la manière naturalisée de penser la politique, de ceux et celles qui vivent de la politique partisane, les politicien.ne.s d’abord, mais aussi les salarié.e.s des partis, les journalistes politiques, les sondeurs, les chercheur.e.s en science politique dont l’auteur de ces lignes, tout un milieu social sinon homogène, en tout cas très peu représentatif, au sens statistique, de la population. Toutes ces personnes savent comment les institutions fonctionnent, qui est de quel parti et où ces partis se situent sur l’axe gauche-droite, bref ils maîtrisent les codes de la politique professionnelle. Et c’est à travers ces codes qu’ils interprètent toute la réalité politique, d’où leur obsession, depuis le début du mouvement, à le situer politiquement, c’est-à-dire à le faire entrer dans leurs schémas d’analyse issus de la politique professionnelle.

Mais le mouvement des Gilets jaunes, en particulier depuis que le RIC est devenu son cheval de bataille, a mis sur le devant de la scène une autre conception de la politique, que l’on peut qualifier de citoyenniste [5]. Elle repose sur la revendication d’une déprofessionnalisation de la politique, au profit d’une participation directe des citoyens, visant à faire régner l’opinion authentique du peuple, sans médiation. Le peuple, ici, est un peuple considéré comme uni, sans divisions partisanes, sans idéologies, une addition d’individus libres dont on va pouvoir recueillir la volonté par un dispositif simple, en leur posant une question, ou en tirant au sort parmi eux un certain nombre d’individus libres qui vont pouvoir délibérer en conscience. Il s’agit d’une politique du consensus, appuyée sur une conception essentiellement morale de la situation actuelle, avec d’un côté les citoyens et leur bon sens, et de l’autre les élites déconnectées, souvent corrompues, surpayées et privilégiées. Et de même que l’on ne peut comprendre les Gilets jaunes avec les seuls outils d’analyse de la politique professionnelle (sont-ils de droite ou de gauche ?), un.e citoyenniste n’accorde guère d’importance aux engagements politiques partisans : qu’importe à Chouard que Soral soit d’extrême droite, puisqu’il se dit contre le système oligarchique et qu’il partage ses vidéos ? Qu’importent aux Gilets jaunes que la « quenelle » soit un signe de ralliement antisémite si ça peut signifier l’opposition au système ? Bien sûr, les militant.e.s d’extrême droite qui participent au mouvement savent très bien ce qu’ils et elles font et politisent leur action dans un sens partisan [6] ; mais ce n’est pas nécessairement le cas des Gilets jaunes qui observent ces actions et peuvent tout simplement ne pas y voir de problème. La conception citoyenniste de la politique, par son refus principiel des schémas de la politique partisane, n’est pas seulement ouverte à la « récupération », terme clé de la politique des partis : elle cherche à être reprise, diffusée, réappropriée, par qui que ce soit. En cela, elle est bien plus ouverte que la politique partisane, elle n’a pas de coût d’entrée, pas de langage spécifique à manier, pas de jeu à saisir – elle est, disons le mot, éminemment démocratique.

La démocratie contre l’oligarchie

C’est cette question que le pouvoir n’arrive même pas à entendre : le mouvement des Gilets jaunes puise sa force dans la revendication démocratique. Alors que la politique professionnelle s’appuie sur la monopolisation du pouvoir par un petit groupe, une oligarchie, la politique citoyenniste entend, par le référendum, donner le pouvoir à n’importe qui, c’est-à-dire à tout le monde à égalité. C’est le sens qu’avaient les termes démocratie et aristocratie en Grèce antique, et qu’ils ont gardé jusqu’au XVIIIe siècle : la démocratie, c’est le règne du peuple agissant directement, ou bien par des citoyens tirés au sort ; l’élection, quant à elle, est la procédure aristocratique par excellence, elle donne le pouvoir à une élite [7]. Or le triomphe du gouvernement représentatif et de ses institutions, en premier lieu l’élection, s’est fait sur le refoulement de cette possibilité politique, sur l’oubli de ce que la démocratie pouvait vouloir dire, oubli renforcé par la récupération, pour qualifier le gouvernement représentatif, du vocabulaire de la démocratie. La politique démocratique s’est trouvée ainsi escamotée au profit d’une forme aristocratique de gouvernement, rebaptisée progressivement « démocratie représentative ». C’est pour cela qu’en temps normal, cette conception citoyenniste de la politique, refoulée, est peu audible – mais elle n’a jamais entièrement disparu. L’aspiration démocratique refait régulièrement surface, en 1848, en 1871, en 1936, en 1968, en 2018, chaque fois qu’a lieu un mouvement de contestation générale des gouvernants et de leur jeu, au nom du peuple. Et chaque fois, les cadres d’analyse manquent aux professionnel.le.s pour comprendre ce qui a lieu, eux qui vivent par et pour le refoulement de ces aspirations démocratiques. Le mouvement des Gilets jaunes donne donc à voir une possibilité claire : déprofessionnaliser la politique, aller vers un règne des citoyen.ne.s, au nom de l’idéal qui forme désormais le sens commun du plus grand nombre, la démocratie.

Face à ce mouvement citoyenniste, qui ira défendre la vieille politique, celle des partis et des élu.e.s ? A part ceux qui sont payés pour, gageons qu’il y aura peu de monde. C’est que la politique partisane se trouve déjà fortement affaiblie, et ce de longue date. D’abord, le conflit partisan s’est émoussé : vu du dehors du monde des professionnel.le.s, il n’y a plus, depuis longtemps, de différence significative entre la droite et la gauche, qu’il s’agisse de l’origine sociale des candidat.e.s ou de la nature des politiques menées. Partout, avec quelques nuances indéchiffrables pour le plus grand nombre, on trouve la même marchandisation des services publics, les mêmes manœuvres de séduction adressées aux capitalistes pour attirer leurs précieux investissements, le même zèle à limiter les libertés publiques, surarmer les forces de l’ordre, enfermer les pauvres et expulser les étranger.e.s. A cette neutralisation du conflit politique s’ajoute le dépérissement des partis comme moyens d’inclusion de la masse des citoyen.ne.s dans la politique partisane : le nombre d’adhérent.e.s des partis ne cesse de chuter, comme celui des syndicats ou de tous les outils habituels (comme la presse militante) de socialisation à la politique partisane. Dans ces conditions, qu’est-ce qui pourrait s’opposer à la démonétisation de cette conception de la politique ? Les tenants mêmes du pouvoir, les professionnel.le.s de la politique, semblent ne plus croire aux possibilités de l’action politique, et répètent avec diverses modulations qu’il n’y a pas d’alternative au néolibéralisme. Pourquoi alors défendre leur jeu, si de leur propre aveu, il n’a plus d’enjeu ? Cette perte de sens de la politique partisane a permis à un simple conseiller économique, un technicien ignorant des usages de la politique partisane, Emmanuel Macron, de devenir ministre puis président, en répétant à l’envi transcender les clivages et en refusant de s’appuyer sur les partis existants – il préfère en créer un, portant ses initiales, un artifice marketing bouffon qui aurait dû immédiatement lui enlever tout crédit si le système partisan avait gardé un tant soit peu de sens de sa dignité. Comment Emmanuel Macron pourrait-il, lui qui s’enorgueillissait hier d’avoir mis à genoux l’ancien système, le vieux monde, en appeler aujourd’hui à la mobilisation pour sauver ce même système et ses affrontements désormais vides de sens ? D’où son silence, la position impossible dans laquelle il est, et l’usage disproportionné de la répression face à un mouvement qui lui doit tant et qui, par bien des aspects, en est comme le reflet inversé [8].

Citoyennisme et néolibéralisme

Car c’est bien là qu’est le problème : la politique citoyenniste puise sa force dans le mécontentement justifié vis-à-vis de la politique partisane et dans une longue histoire de l’aspiration démocratique, mais aussi dans la montée en puissance des cadres de pensée du gouvernement des expert.e.s, de tous ceux qui veulent remplacer la politique (politics) par une série de mesures techniques (policies), néolibéraux en tête. Le mouvement des Gilets jaunes s’oppose aux technocrates, mais il en reprend largement la conception péjorative de la politique partisane et la manière de penser l’action publique. Le citoyennisme est le pendant démocratique du macronisme qui nous disent tous les deux qu’il faut en finir avec les idéologies : l’un comme l’autre réduisent la politique à une suite de problèmes à résoudre, de questions auxquelles répondre. Certes, il n’est pas équivalent de dire que ces questions doivent être résolues par des experts ou par les citoyens ; avec le référendum, le citoyennisme propose bien une démocratisation, mais c’est la démocratisation d’une conception de la politique qu’il partage avec les néolibéraux [9]. Le monde des citoyennistes est un monde homogène, peuplé d’individus qui ressemblent à s’y méprendre à ceux des économistes néoclassiques : on les imagine aller lors des référendums exprimer leurs préférences politiques comme les économistes imaginent les consommateurs aller sur le marché exprimer leurs préférences, sans considération pour les rapports de pouvoir dans lesquels ils sont pris, les antagonismes sociaux qui les façonnent.

Mais comme chez les économistes, cette représentation de la citoyenneté est un mythe – agissant mais trompeur, agissant parce que trompeur. L’image du peuple décidant par référendum ou par le biais de délégué.e.s tiré.e.s au sort vient recouvrir l’aspect irréductiblement conflictuel de la politique, sa possibilité guerrière. Il n’y a rien ici de nouveau : l’historienne Nicole Loraux a déjà montré comment ce type de discours, dans l’Athènes démocratique, glorifiant l’unanimité du peuple et le caractère réglé de ses institutions, venait masquer l’autre aspect de la politique démocratique, le conflit (statis), faisant toujours courir le risque de la guerre civile et devant par là être oublié, refoulé [10]. Loin d’être une anomalie de la démocratie, le conflit en était une possibilité toujours présente, et s’il apparaissait, il était obligatoire pour les citoyens de choisir un parti – l’abstention, signe de passivité et d’indifférence, valait retrait de ses droits politiques. En voulant se débarrasser des partis, au sens des organisations en compétition pour le pouvoir, le citoyennisme met aussi à mal la possibilité d’expression des divisions au sein de la cité. Or l’antagonisme politique, le conflit, est aussi nécessaire à la démocratie, même authentique et déprofessionnalisée, que ne l’est l’inclusion directe de tou.te.s les citoyen.ne.s.

Il s’agit alors de sauver ce qui, dans la politique partisane, est nécessaire à la démocratie, et que la politique citoyenniste oublie : son organisation durable de la division du corps politique. Cette division est nécessaire car sans elle, les antagonismes qui traversent la société ne trouvent pas d’expression, de mise en visibilité. Il est significatif que le mouvement des Gilets jaunes, dans ses revendications, ne donne rien à voir de ces antagonismes, qu’il s’agisse des rapports de genre, de race, ou même de classe, la question de la production des inégalités et du rapport salarial étant absente, au profit de revendications consensuelles d’économie morale [11]. Il met en lumière, de la manière la plus crue, l’inanité du système partisan, et dénonce avec raison la dépossession politique que le gouvernement représentatif institue. Mais la voie qu’ouvrent les citoyennistes qui se sont engouffrés dans la brèche, Chouard en tête, en se concentrant sur le RIC, est profondément ambiguë. Certes, ils proposent une démocratisation reposant sur la déprofessionnalisation de la politique, vieille aspiration populaire qui n’a cessé d’animer les résistances au gouvernement représentatif et à la monopolisation du pouvoir par une caste. En ce sens, on peut reconnaître et appuyer les innovations que le mouvement propose [12]. Mais cette démocratisation, telle qu’elle est ébauchée dans la pratique et les revendications du mouvement des Gilets jaunes, est une démocratisation du consensus : elle met en jeu le peuple contre les gouvernants, au risque de l’oubli complet d’une autre figure démocratique, celle du peuple contre lui-même. Et au risque de faire le jeu du néolibéralisme, dont les citoyennistes partagent le refus des idéologies et de la politique partisane.

Face à cette opposition entre une conception partisane professionnalisée et une conception citoyenniste consensuelle de la politique, une autre voie existe, même si les moyens de l’arpenter restent incertains. Il s’agit de chercher à déprofessionnaliser la politique sans en éliminer le caractère conflictuel, c’est-à-dire de démocratiser le dissensus. C’est ce qu’ont essayé de faire, en 1848, les défenseurs de la République démocratique et sociale : faire entrer les masses en politique, non pour les faire voter sur telle ou telle mesure, mais pour réaliser une politique de classe, le socialisme, dans l’intérêt des prolétaires et contre la bourgeoisie [13]. Il s’agissait alors de donner une visibilité aux clivages sociaux, et non de les dissimuler derrière tel dispositif participatif, aussi démocratique fût-il. Aujourd’hui, loin d’avoir disparu, les antagonismes sociaux se sont pluralisés, ce qui constitue à la fois une ressource et un défi pour une politique émancipatrice. Les vieilles solutions socialistes, centrées sur la question de classe, participaient déjà en 1848 à l’invisibilisation de la question des femmes et de celle de la race, alors même que les voix existaient pour les mettre sur le devant de la scène [14]. La nouvelle politique émancipatrice qui reste à inventer devrait s’appuyer sur la visibilisation de l’ensemble des rapports de domination, sans hiérarchisation et en restant ouvert et réactif aux nouveaux antagonismes qui ne manqueront de se faire jour. En l’état, le mouvement des Gilets jaunes, ancré dans une conception citoyenniste de la politique, ne semble pas prendre la voie d’une visibilisation de ces antagonismes, tout en ouvrant de nouvelles possibilités démocratiques. Le renouvellement d’une politique de l’émancipation devra alors penser à la fois avec et contre ce mouvement, pour la démocratie contre l’oligarchie, mais aussi pour l’expression du conflit contre le consensus – qu’il soit technocratique ou citoyen.

[1] Ce texte fait suite à un précédenthttps://samuelhayat.wordpress.com/2...post de blog. Il doit encore plus que ce dernier à mes échanges constants avec l’historienne Célia Keren que je remercie vivement.

[2] Voir entre autres Fabien Jobard dans le Monde (https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article47286) et Mathieu Rigouste dans Les Inrockuptibles (https://www.lesinrocks.com/2018/12/12/actualite/violences-policieres-il-y-derriere-chaque-blessure-une-industrie-qui-tire-des-profits-111151464/)

[3] Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, la Fabrique, 2005 ; Francis Dupuis-Déri, La peur du peuple  : Agoraphobie et agoraphilie politiques, Montréal, Qc, Lux, 2016

[4] Pierre Bourdieu, « La représentation politique – éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°36‑37, 1981, p. 3‑24

[5] On reprend ici le terme de citoyennisme à la critique libertaire de la croyance dans les possibilités émancipatrices des procédures démocratiques fondées sur la figure abstraite du citoyen. Voir par exemplehttps://blogs.mediapart.fr/jean-mar...« L’impasse citoyenniste. Contribution à une critique du citoyennisme » (2001) et les analyses d’Alternative libertaire (http://www.alternativelibertaire.org/?Reformisme-De-quoi-le-citoyennisme)

[6] Sur l’extrême droite dans le mouvement des Gilets jaunes, voir les textes de La Horde, notammenthttp://lahorde.samizdat.net/2018/12...http://lahorde.samizdat.net/2018/12/19/un-point-de-vue-antifasciste-sur-les-gilets-jaunes/

[7] Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996

[8] Ce point a déjà été souligné par l’historienne Danielle Tartakowsky : https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/0600272685469-danielle-tartakowsky-les-gilets-jaunes-un-phenomene-miroir-du-macronisme-2227416.php

[9] D’où d’ailleurs la facilité apparente de la récupération gouvernementale de ces revendications citoyennes par la mise en place de dispositifs de concertation, avec des citoyen.ne.s tiré.e.s au sort.https://www.20minutes.fr/societe/2401719-20181221-gilets-jaunes-citoyens-tires-sort-contribuer-grand-debat-annonce-edouard-philippe

[10] Nicole Loraux, La cité divisée  : l’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot, 1997.

[11] Voir ce qu’en dit Stefano Palombarini, qui analyse les Gilets jaunes comme un bloc anti-bourgeois : https://blogs.mediapart.fr/stefano-palombarini/blog/211218/les-gilets-jaunes-le-neoliberalisme-et-la-gauche

[12] Voir par exemple la tribune collective duhttp://www.participation-et-democra...GIS démocratie et participation, ou les prises de positionhttps://www.nouvelobs.com/politique...d’Yves Sintomer ethttps://www.liberation.fr/debats/20...Julien Talpin.

[13] Samuel Hayat, Quand la République était révolutionnaire. Citoyenneté et représentation en 1848, Paris, Seuil, 2014

[14] Michèle Riot-Sarcey, La démocratie à l’épreuve des femmes  : trois figures critiques du pouvoir, 1830-1848, Paris, A. Michel, 1994 ; Silyane Larcher, L’autre citoyen  : l’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Paris, Armand Colin, 2014

Publié le 28/12/2018

La France est-elle vraiment le pays d’Europe où les impôts et taxes sont les plus lourds ?

par Rachel Knaebel (site bastamag.net)

En réaction aux demandes des gilets jaunes sur les salaires et le « pouvoir d’achat », le Medef a répondu en attaquant frontalement l’impôt : la France serait le pays d’Europe le plus « étranglé » par les taxes. À l’examen des chiffres, le tableau est bien plus nuancé : les recettes issues de l’impôt sur la fortune étaient, jusqu’en 2017 et proportionnellement au PIB, parmi les plus importantes d’Europe, mais les impôts sur le revenu ou la consommation n’y sont pas si élevés par rapport à nos voisins. Quant aux cotisations, qui représentent une part importante de la richesse nationale, elles constituent un salaire différé et non un impôt, qui permet de financer notre système de protection sociale.

C’est une rengaine depuis quelques semaines, lancée par le Mouvement des entreprises de France (le Medef), reprise par une partie de la presse et par certains gilets jaunes : la France serait le pays le plus imposé d’Europe. « Je comprends les problèmes de pouvoir d’achat mais le problème, c’est d’abord les impôts et les taxes et malheureusement aucun gouvernement depuis trente ans n’a baissé les impôts », a ainsi affirmé le « patron des patrons », Geoffroy Roux de Bézieux, sur le ondes de France Inter le 7 décembre. « Le problème, ce n’est pas dans les entreprises qu’il se pose, c’est un problème de révolte fiscale (…) Les Français sont étranglés. Chaque fois que l’on crée un euro, ce sont 47 centimes qui vont à l’État, aux régimes sociaux, aux collectivités locales », poursuivait-il. Le Medef ne veut surtout pas d’augmentation des salaires, l’une des revendications de l’actuel mouvement social. Dans la même interview, le président du Medef trouvait qu’un Smic augmenté de 55 euros était déjà bien assez.

La France est-elle vraiment le pays le plus imposé d’Europe ? Début décembre, l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) publiait son rapport statistique annuel sur les recettes publiques des États. Dans ce passage en revue des ressources budgétaires issues des impôts et des cotisations sociales des pays membres de l’organisation (l’Europe, ainsi que les États-Unis, l’Australie, la Corée du Sud ou la Nouvelle Zélande), la France est en effet présentée comme le pays d’Europe où les recettes fiscales et de cotisations sociales représentent, en 2017, la plus grande part comparée au produit intérieur brut (PIB, la richesse produite). L’ensemble de l’argent des impôts et des cotisations sociales récolté dans l’année y équivaut à 46,2 % du PIB. Le Danemark arrive juste derrière, à 46 % puis la Suède (44 %) et l’Italie (42,4 %). Les Pays-Bas et la Grèce sont autour de 39 %, et l’Allemagne à 37,5 % [1].

Les cotisations, plutôt du salaire différé que des impôts

À y regarder de plus près, toutefois, ces comparaisons ne sont pas aussi évidentes. D’abord, les cotisations sociales, qui entrent dans ce calcul, ne sont pas des impôts aux sens propre. L’Unedic, la caisse qui gère l’assurance chômage, le rappelle : « Les allocations chômage sont financées par des cotisations prélevées sur les salaires bruts. Ce ne sont donc pas les impôts qui financent les allocations chômage. » Les cotisations prélevées sur les salaires, qu’elles soient patronales ou salariales, sont une partie du salaire utilisée pour financer les systèmes de protection sociale. Il s’agit en fait d’un « salaire différé », que l’on perçoit une fois à la retraite ou en cas d’impossibilité de travailler (maladie, accident, chômage, congé maternité).

Ces sommes sont donc prélevées pour être reversées ensuite, selon un système de solidarité, lorsque le travailleur ne peut pas travailler ou n’a pas d’emploi [2]. C’est ce modèle qui est attaqué par le gouvernement, qui supprime et allège progressivement ces cotisations sociales : sur les heures supplémentaires, sur les bas salaire… Depuis octobre dernier, les cotisations chômage salariales ont été supprimées. Le manque à gagner est pour l’instant compensé par la CSG (contribution sociale généralisée), un impôt, qui dépend directement du budget de l’État. En basculant ainsi le financement des caisses de protections sociales directement sur le budget de l’État, le risque est grand de voir ensuite le système raboté au nom des économies budgétaires.

Impôt sur le revenu : plus bas en France qu’en Allemagne

La place de la France en termes de niveau d’imposition varie en fait largement selon le type de prélèvement concerné. Si l’on regarde l’impôt sur le revenu des personnes physiques, donc hors impôts sur les bénéfices des entreprises, la France arrive – avec des recettes fiscales équivalentes à 8,56 % du PIB – derrière le Royaume-Uni (9,1 %), l’Allemagne, l’Italie et la Norvège (qui sont à plus de 10 % sur ce type d’impôts), la Belgique et la Finlande (à plus de 12 %), la Suède (13 %), et très loin du Danemark (plus de 24,5 %) [3].

Concernant l’imposition sur le travail, l’OCDE mesure le rapport entre le montant des impôts payés par un travailleur salarié dit « moyen » (célibataire, dont la rémunération équivaut à 100 % du salaire moyen) et sans enfant et les coûts totaux de main-d’œuvre qu’il représente pour son employeur [4]. Là encore, la France (à 47,6 %) arrive derrière la Belgique (plus de 53%), l’Allemagne (49,6 %) et l’Italie (47,7%) [5].

L’impôt sur les sociétés sous la moyenne de l’OCDE

Même chose en ce qui concerne les recettes tirées de l’impôt sur les sociétés, donc sur les bénéfices des entreprises, qui équivalent à 2,35 % du PIB en France. L’hexagone se situe ainsi sous la moyenne de l’OCDE (2,93 %), loin derrière la Belgique et la Norvège (plus de 4 %), derrière le Danemark (plus de 3 %), le Portugal, les Pays-Bas, la Slovaquie ou même le Royaume-Uni… [6]. Autant de pays où les taux d’imposition sur les sociétés varient : de 33,9 % en moyenne en Belgique, 22 % au Danemark, 23 % en Norvège, 21 % au Portugal, aux Pays-Bas et en Slovaquie…

En France, le gouvernement a décidé l’an dernier d’une baisse progressive de cet impôt de 33,3 % (en 2016) à 25 % (en 2022). Les entreprises – en particulier les plus grandes – y bénéficient en outre d’exonérations considérables, telles le Crédit impôt recherche (CIR, plus de 6 milliards donnés aux entreprises en 2017), ou le CICE (21 milliards en 2018).

30 ans de baisse d’impôts pour les plus riches

Le Medef continue pourtant de prétendre que les entreprises paient trop d’impôts. En fait, les baisses d’impôts pour les entreprises et les plus riches se succèdent en France depuis plus de dix ans. En 2006, une réforme fiscale réduit la taxe professionnelle et crée un « bouclier fiscal » qui plafonne l’imposition globale d’un contribuable à 60 % de ses revenus. En 2007, Nicolas Sarkozy a fait adopter une loi qui réduit l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et la taxation des successions, c’est-à-dire des héritages. Depuis, l’ISF a été supprimé par Emmanuel Macron.

Le taux le plus élevé de l’impôt sur le revenu, pour les contribuables les plus aisés, baisse aussi depuis 30 ans : il était à plus de 60 % au début des années 1980, plus de 50 % jusqu’en 2000, puis passé à 48 % en 2005. Il est aujourd’hui de 45 % pour les revenus de plus de 153 000 euros annuels. À chaque fois, ces réformes impliquent une baisse des recettes fiscales de l’État. « Entre 100 et 120 milliards d’euros de recettes fiscales ont ainsi été perdues pour le budget général de l’État entre 2000 et 2010 », soulignait en 2016 le député communiste Nicolas Sansu dans un rapport parlementaire.

Concernant les impôts sur les biens et services – la TVA par exemple, qui demeure un impôt inégalitaire puisque tout le monde la paie au même taux –, la France, est - avec plus de 11 % du PIB - proche de la moyenne de l’OCDE, derrière plusieurs pays qui sont eux-mêmes très différents en termes de richesses et de systèmes de protection sociale (Estonie, Danemark, Hongrie, Grèce, Finlande…) [7].

Évaluer cotisations et impôts au regard de ce qu’ils financent

Alors pourquoi la France est-elle en tête en matière de recettes fiscales rapportées au PIB ? Il existe en fait deux types de recettes classées comme fiscales par l’OCDE sur lesquelles la France arrive effectivement à la première place en Europe. Le pays est d’abord champion d’Europe en ce qui concerne l’imposition du patrimoine, c’est à dire notamment la fortune. En 2017, cette recette représentait 4,3 % du PIB. C’était avant la suppression de l’ISF et sa transformation en impôt sur la fortune immobilière (IFI), qui ne prend plus en compte le patrimoine financier (actions…). Les recettes de l’imposition du patrimoine ne représentaient en 2017 que 3,5 % du PIB en Belgique, 2,5 % Italie, et un 1 % seulement en Allemagne. Ce qui est peu étonnant lorsque l’on sait qu’il n’existe plus d’impôt sur la fortune en Allemagne depuis 1997. Le retour de cet impôt est d’ailleurs une revendication de longue date du parti de gauche allemand Die Linke.

L’autre prélèvement sur lequel la France est première en Europe, concerne justement les cotisations sociales : 16,8 % du PIB en France, contre 14,2 % en Allemagne, 13,8 % aux Pays-bas, 12,8 % en Italie. Là encore, c’était avant la suppression des cotisations chômage salariales en 2018 et les divers allègements de cotisations décidées pour 2019. Pourquoi cette première place ? Les cotisations alimentent un système de protection sociale plus protecteur pour les salariés que chez nombre de nos voisins. Par exemple, un salarié licencié peut bénéficier de l’assurance chômage pendant deux ans, contre seulement un an en Allemagne.

Par ailleurs, les allocations familiales sont aussi versées par les caisses de sécurité sociale, et presque totalement financées par les cotisations. À l’inverse, en Allemagne, les prestations familiales sont directement financées par l’État, pas par les cotisations sociales. Le système de retraite diffère aussi dans les deux pays. En Allemagne, l’âge légal de départ en retraite est de 65 ans (avec des possibilités de partir à 63). En France, il est de 62 ans – après avoir été longtemps à 60 ans. Mais pour combien de temps encore, si le gouvernement décide, en suivant le Medef, de supprimer toujours plus de cotisations qui financent ce système ? Cela pour mettre en scène une augmentation du pouvoir d’achat, mais sans augmenter en réalité les salaires.

Les dépenses publiques baissent, pas les intérêts de la dette

De même, les impôts français viennent financer des services publics, comme l’école publique gratuite dès 3 ans, des universités, des hôpitaux… Mais les gouvernements successifs suppriment des postes par milliers dans les administrations (plus de 800 suppressions de postes prévues par exemple à Pôle emploi pour 2019), à l’Éducation nationale (1800 suppressions annoncées pour 2019), ou remettent en cause les faibles frais d’inscription des universités. Le gouvernement a ainsi annoncé vouloir faire bientôt payer les étudiants étrangers hors Union européenne plusieurs milliers d’euros annuels, de 2770 à 3770 euros par an, pour pouvoir étudier en France… « La baisse des dépenses publiques », est l’un des objectifs affichés du programme « Action publique 2022 », mis en place par l’actuel gouvernement l’an dernier.

Dans le même temps, l’État français continue à payer des dizaines de milliards d’euros par an pour rembourser la dette publique et ses intérêts. Les intérêts de la dette française représentent plus de 41 milliards d’euros dans le budget 2018. Aujourd’hui, les taux sont encore assez bas. Mais au début des années 2000, l’État français empruntait sur le marché des obligations – les titres de dette des États – à plus de 4%, voire à 6 % dans les années 1990. De même, l’assurance chômage, dont le système de financement est de plus en plus ébranlé par la baisses des cotisations, doit recourir à l’emprunt sur les marchés financiers. Sa dette dépassait les 33 milliards d’euros fin 2017. L’Unedic a versé sur les cinq dernières années deux milliards d’euros d’intérêts à ses créanciers sur les marchés. Créanciers qui sont probablement, au final (pour ceux qui se trouvent en France) les mêmes qui profitent des baisses d’impôts.

En 2015, un audit citoyen de la dette publique – élaboré par un collectif alliant économistes et citoyens engagés – évoquait la possibilité de mettre en place un « impôt exceptionnel progressif » sur les 1% les plus riches, dont les recettes serviraient à rembourser une partie de la dette de l’État. L’idée d’un tel impôt exceptionnel avait aussi été émise par l’économiste Thomas Piketty [8]. Un tel impôt ferait sûrement encore remonter la France dans les classements des pays « les plus imposés », et hérisserait très probablement le Medef. Mais il ne toucherait que les plus riches, sans mettre en danger notre système de protection sociale.

Quel est, au fait, le pays de l’OCDE où les impôts et cotisations sont les plus bas ? C’est le Mexique, avec seulement 16,2 % de recettes fiscales. Un paradis ? Pas vraiment. Le pays figure parmi les pays développés qui connaît le taux d’homicides le plus élevé : il y a, proportionnellement à la population, 30 fois plus de meurtres au Mexique qu’en France – et un taux de pauvreté qui y est deux fois plus élevé [9].

Rachel Knaebel

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Notes

[1] Voir le graphique ici.

[2] Lire à ce sujet cet article de Bernard Friot « La cotisation, levier d’émancipation », dans Le Monde diplomatique, février 2012.

[3] Voir les chiffres ici.

[4] L’OCDE appelle cela le « coin fiscal ».

[5] Voir les données ici.

[6] Voir les données ici.

[7] Voir les données ici.

[8] Dans Le Capital au XXIe siècle, p. 889.

[9] 0,6 homicide pour 100 000 habitants en France, 17,9 homicides pour 100 000 habitants au Mexique, selon les chiffres de l’OCDE.

Publié le 27/12/2018

Gilets jaunes : "L'État criminalise les mouvements sociaux"

(site lejdd.fr)

TRIBUNE - Un avocat et une juriste, Emmanuel Daoud et de Lucie Lecarpentier, dénoncent les interpellations préventives réalisées en marge de la mobilisation des Gilets jaunes.

 

Les forces de l'ordre ont réalisé de nombreuses interventions préventives en marge des manifestations de Gilets jaunes. (Sipa)

Voici la tribune d'Emmanuel Daoud et de Lucie Lecarpentier : Durant la seule journée du samedi 8 décembre, 2.000 interpellations ont eu lieu en France et 1.700 personnes ont été placées en garde à vue, sur la base de contrôles d'identité et de fouilles de véhicules. La garde des Sceaux, Nicole Belloubet, avait demandé aux procureurs de prendre des ­réquisitions aux fins de procéder aux contrôles des manifestants dans de larges secteurs géographiques. Sur le fondement de ces réquisitions, les forces de l'ordre ont ainsi pu contrôler l'identité de tout citoyen dans les zones visées, sans même devoir justifier de l'existence d'un élément matériel lié à la commission d'une infraction.

Samedi 8 décembre, aux environs de 11 heures, 500 personnes avaient déjà été interpellées à Paris alors qu'aucun incident n'avait été signalé. Plus frappant encore, sur 907 placements en garde à vue à Paris, 520 ont été suivis d'un classement sans suite. Des centaines de citoyens ont donc été arrêtés au seul motif qu'ils souhaitaient manifester. Il résulte de ce qui précède qu'une opération d'interpellations préventives a bien eu lieu, quoi qu'en dise Nicole Belloubet.

C'est le droit de manifester que les autorités ont nié

Les avocats et les juristes ne peuvent que condamner ces modalités opérationnelles de maintien de l'ordre qui sont le marqueur d'une érosion des principes les plus fondamentaux de notre ­démocratie. Pourquoi?

Elles viennent remettre en question la liberté d'aller et venir, un droit fondamental reconnu par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Ces interpellations préventives portent aussi atteinte à la liberté individuelle. Surtout, c'est le droit de manifester que les autorités ont nié samedi 8 décembre. Ce droit d'expression collective des idées et des opinions est lui aussi garanti, et protégé par le Conseil constitutionnel. Il ne peut être limité que si cela est nécessaire et proportionné à la sauvegarde de l'ordre public. Or, en l'espèce, la disproportion a été flagrante.

Au-delà de l'utilisation de réquisitions permettant le contrôle de tout un chacun, arbitrairement, c'est sur le fondement du délit de participation à un groupement en vue de la préparation de violences ou de destructions ou de dégradations de biens – prévu à l'article 222-14-2 du Code pénal – qu'ont été effectués les placements en garde à vue du 8 décembre 2018. Or il s'agit d'une infraction aux contours vagues qui a cristallisé depuis sa création les critiques les plus vives.

Inspirer la peur du gendarme et des juges à des citoyennes et des citoyens pour la plupart pacifiques

Si l'effet escompté était de dissuader la participation à de futures manifestations, cela semble réussi. Samedi 15 décembre, ils étaient deux fois moins nombreux que la semaine précédente pour l'acte V des Gilets jaunes, soit 66.000 manifestants, contre 126.000 samedi 8 décembre. Certains ont invoqué la peur d'être interpellés et aussi la crainte d'être blessés, y compris du fait de l'usage important de grenades, gaz lacrymogène et Flash-Ball par les forces de l'ordre.

Le gouvernement a utilisé l'arsenal législatif et répressif en vigueur pour criminaliser les mouvements sociaux et inspirer la peur du gendarme et des juges à des citoyennes et des citoyens pour la plupart pacifiques, et ce pour affaiblir la mobilisation. Il convient d'ajouter que les journalistes et photoreporters ont eu les plus grandes difficultés à couvrir les événements. En conséquence, non seulement le droit de manifester a été restreint, mais également la liberté de la presse et le droit à l'information.

En définitive, ce comportement autoritaire auquel succombe l'État français est paradoxalement un aveu de faiblesse. Comme l'a souvent jugé la Cour européenne des droits de l'homme, conférer aux autorités des pouvoirs sans bornes sur les personnes ne rend pas l'État plus fort. Des réformes d'ampleur ont été annoncées par le gouvernement qui pourraient mettre dans la rue des centaines de milliers de personnes. Doit-on donc s'attendre à voir le gouvernement procéder à des centaines ou à des milliers d'interpellations préventives de salariés, ou encore de retraités, dont chacun s'accorde à dire qu'ils sont de dangereux délinquants?

La gestion des manifestations des Gilets jaunes par le gouvernement, et en particulier par le ministre de l'Intérieur et la ministre de la Justice, démontre une fois de plus (et cela depuis l'instauration de l'état d'urgence et de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme) que la France, si elle est le pays où a été adoptée la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, n'est plus la patrie des droits de l'homme.

Par Emmanuel Daoud, avocat à Paris, et Lucie Lecarpentier, juriste au cabinet Vigo.

Publié le 26/12/2018

La stratégie du « starve the beast » ou l’art de tuer la solidarité nationale

AU RL (site legrandsoir.info)

Le vote du budget du gouvernement pour l’année 2019 est l’occasion de revenir sur une des stratégies politiques utilisées par les libéraux pour remettre en cause le poids des solidarités et des services publics dans le budget de l’État – il s’agit de la stratégie du « starve the beast », soit littéralement « affamer la bête ». L’image n’est pas anodine car il s’agit de faire mourir de faim le secteur public en lui coupant les vivres et en dégradant son état de santé. Une fois “l’animal” à terre, il suffira de lui administrer un remède à base de privatisations et de marchandisation des solidarités sociales pour le guérir.

Depuis une trentaine d’années, une bonne partie des questions économiques et sociales semble pouvoir se résumer à une seule problématique : celle de la dette et de son poids grandiloquent qui rend impossible toute nouvelle dépense. Ainsi face aux marchés financiers qui prêtent aux États, il semble impensable de devoir continuer à dépenser plus pour notre système social et de solidarité. Du côté des recettes, on aurait atteint un point de non retour tant la pression fiscale serait à son comble… Enfin surtout pour ceux qui n’ont pas les moyens d’échapper à l’impôt étant donné qu’ils doivent payer pour ceux qui partent ou s’exilent. Il semble dès lors inéluctable que la seule issue pour sauver notre modèle social est d’engager des « réformes courageuses » pour réduire son train de vie en coupant drastiquement dans les dépenses sociales destinées aux ménages. Pourtant cette asphyxie des budgets publics peut également être vue comme une stratégie tacite de l’oligarchie afin de rendre inévitable la fin de l’immixtion de l’État dans les affaires privées. Si l’on en croit certains théoriciens néo-conservateurs américains de la fin des années 1970, cette stratégie porte un nom : le « starve the beast ».

Le « starve the beast » en question

Le principe de cette stratégie est au demeurant assez simple mais à bien des égards diaboliques. Son succès repose sur cette façon “douce et lisse” dont les esprits sont préparés à la chute inéluctable de notre modèle de services publics et de sécurité sociale. En effet, il serait politiquement suicidaire d’annoncer une réforme du modèle de sécurité sociale sous la forme de baisses des prestations et de privatisations. Il est donc préférable d’installer petit à petit le doute chez les citoyens dans la capacité du système à assurer sa survie.

« Il s’agit dans un premier temps de baisser les recettes de l’État et des organismes sociaux afin d’assoiffer la bête publique qui voit ainsi ses déficits augmentés. »

Il s’agit dans un premier temps de baisser les recettes de l’État et des organismes sociaux afin d’assoiffer la bête publique qui voit ainsi ses déficits augmentés. Il en est ainsi en France depuis les années 1990 où, à force d’exonérations de cotisations sociales pour un faible effet économique, on baisse les recettes destinées aux retraites, à la santé ou au chômage. Pour les services publics, le mitage de l’assiette de l’impôt par le biais de niches fiscales à l’efficacité parfois douteuse réduit les marges de manœuvre budgétaires et imposent des choix drastiques comme la diminution des implantations locales des services du fisc ou des hôpitaux ou tout simplement la réduction du service fourni. À force de coupes budgétaires, la qualité du service devient de plus en plus déplorable. C’est ainsi le cas dans le système ferroviaire où très récemment lors d’une réunion du conseil régional de l’Occitanie, la région a affirmé ne pas être en mesure de rénover les petites lignes qui traversent la région car la puissance publique refuse de mettre la main à la patte. C’est ainsi que les retards augmentent et les accidents se multiplient fautes de dépenses d’entretiens suffisantes ou de suppressions de personnel qui entraîne un mécontentement généralisé des usagers. On note les mêmes problématiques au sein de l’hôpital, de la justice ou au sein des services locaux des impôts, les universités…

Dans ces conditions, comment défendre un service dont chacun déplore le mauvais fonctionnement au quotidien ? Si l’on ajoute la charge des intérêts qui ampute une large part des marges de manœuvre (de façon illégitime pour la plupart d’ailleurs (1), la boucle est bouclée : « il faut dégraisser le Mammouth » comme dirait l’autre climato-sceptique Claude Allègre. Car une fois ce travail de sape effectué, la bête publique suffoque et peine à rester à flot. Il ne reste plus qu’à l’achever en transférant ses activités aux acteurs du privé et à laisser aux charognards du secteur des assurances, du travail intérimaire et précaire le soin de se lécher les babines face à la bête publique qui se tord de douleur face à sa mort certaine.

« L’idée est née dans les milieux politiques avant d’être repris par les économistes les plus libéraux pour justifier les bienfaits d’une baisse des dépenses publiques. »

Aux origines du « starve the beast »

La stratégie a été mis en œuvre sous l’impulsion du parti conservateur aux États-Unis dans les années 1980 où les baisses d’impôts ont été justifiées pour réduire de façon unilatérale les dépenses publiques. Cette réduction entraîne un déficit budgétaire plus important et force les législateurs à réaliser des réductions de dépenses face au déficit grandissant.

L’idée est née dans les milieux politiques avant d’être reprise par les économistes les plus libéraux pour justifier les bienfaits d’une baisse des dépenses publiques (2). Alors que les présidents Hoover et Eisenhower avaient privilégié les hausses d’impôts pour équilibrer les budgets, les républicains au Congrès et dans les États fédéraux ont commencé à expérimenter des réductions d’impôts (et donc de recettes) comme une façon de réduire la sphère d’intervention de l’État.

Deux événements majeurs aux États-Unis ont conduit les libéraux à reconsidérer leurs stratégies politiques vis-à-vis des impôts. En 1977, le membre du congrès Jack Kempf et le sénateur Bill Roth ont présenté leur fameux projet de loi fiscale Kemp-Roth visant à réduire drastiquement l’ensemble des taux d’impositions de 30 % sans aucune réduction de dépenses correspondantes. Puis en 1978, lorsque les électeurs de Californie ont ordonné l’application de la Proposition 13 de la Constitution américaine afin de réduire les taux des impôts fonciers. Ce mouvement a incité d’autres États à réduire unilatéralement les impôts, provoquant une révolte fiscale au niveau national. La popularité de ces deux mesures a ainsi amené les tenants de l’austérité budgétaire à encourager la baisse des recettes publiques pour mieux affaiblir le budget de l’État.

 

Ensuite, le relais a été pris par le milieu universitaire car il fallait bien labelliser de manière académique les bienfaits du « starve the beast ». Sous la houlette du prix Nobel d’économie James Buchanan et son école du Public Choice, les économistes proches des néo-conservateurs ont théorisé et légitimé cette stratégie. Pour Buchanan, il est urgent que l’équilibre du budget soit garanti constitutionnellement car le déficit serait l’instrument utilisé par les hommes politiques pour se faire réélire. De façon encore plus “perverse”, un dirigeant aurait tendance à favoriser l’augmentation de la dette nationale afin de réduire les marges de manœuvre d’un gouvernement plus favorable à la dépense publique. En effet, la part de plus en plus importante des revenus consacrés aux paiements des intérêts obligera un tel gouvernement à ne pas pouvoir dépenser autant qu’il le souhaiterait et donc à ne pas se faire réélire. Cela doit vous rappeler des discours sur la dette déjà largement diffusés. Toute ressemblance avec une situation connue n’est évidemment pas fortuite.

En support aux justifications politiques du courant du Public Choice, les économistes libéraux s’appuient ensuite sur l’idée que la baisse des impôts et des dépenses publiques est un préalable à la croissance économique. La courbe de Laffer en est un avatar les plus représentatifs. D’après cette courbe, il existerait un niveau de taxation à ne pas dépasser, sous peine de voir le produit de l’impôt diminuer suite à la réduction de la base d’imposition, car les individus seraient moins enclins à produire, à travailler voire incités à frauder. L’histoire de la courbe de Laffer commence en 1978 avec un article de Jude Wanniski paru dans la revue The Public Interest. L’économiste Arthur Laffer aurait, au cours d’un dîner dans un restaurant de Washington en 1974 accompagné notamment de Donald Rumsefld et Dick Cheney, dessiné sur la nappe une courbe illustrant l’arbitrage entre les taux d’impositions et les revenus fiscaux. De cet article est sorti le principe de l’effet Laffer qui connut un grand succès sous l’administration Reagan lors des importantes réductions d’impôts en 1986, alors que sa validation empirique est inexistante, sauf à prendre des hypothèses théoriques totalement farfelues et déconnectées de la réalité.

« Le projet d’Emmanuel Macron de garantir l’accès à l’assurance chômage aux salariés en cas de démission pouvait être la parfaite illustration d’une tactique de “starve the beast”, c’est à dire le genre de mesure impossible à financer avec le montant des recettes actuelles. »

Le « starve the beast » made in France

En France les attaques en règle sur les recettes de l’État et de la Sécurité sociale sont devenus monnaie courante depuis une trentaine d’années.

Depuis 1993, la politique de lutte contre le chômage s’est attelée à réduire doctement le coût du travail mais sans vouloir toucher au salaire net des salariés. Ceci a été rendu possible par les différentes politiques d’allègements de cotisations patronales et salariales comme celles prévues dans la loi de Finances 2019. Ainsi, avant la mise en place du CICE (Crédit impôt compétitivité emploi), l’allègement des cotisations patronales a fait perdre la bagatelle de 27,6 milliards d’euros aux caisses de Sécurité sociale, à laquelle le CICE est venu se greffer pour un montant compris autour des 30 milliards d’euros. Sur vingt ans, on a vu s’envoler près de 400 milliards d’euros de recettes de la Sécurité sociale. Dans le même temps le chômage reste important et avec lui le montant des prestations afférentes, malgré les différentes tentatives de baisser le chômage de façon artificielle en faisant passer dans la case inactifs les chômeurs. Le projet d’Emmanuel Macron de garantir l’accès à l’assurance chômage aux salariés en cas de démission pouvait être la parfaite illustration d’une tactique de « starve the beast », c’est à dire le genre de mesure impossible à financer avec le montant des recettes actuelles et qui, à force d’exonérations de cotisations sociales, verra son déficit exploser.

« L’allègement des cotisations patronales a fait perdre la bagatelle de 27,6 milliards d’euros aux caisses de Sécurité sociale, à laquelle le CICE est venu se greffer pour un montant compris autour des 30 milliards d’euros. »

Il s’agit donc encore et toujours de réduire les recettes tout en conservant un niveau de dépenses important pour creuser les déficits. C’est exactement la même chose pour les retraites où l’objectif du gouvernement est de “figer” à 16 % la part des retraites dans le PIB (Produit intérieur brut) alors que la population vieillit. Sans hausse du montant du salaire différé (c’est à dire des cotisations) le déficit des caisses retraites va exploser et une baisse globale des pensions est à l’œuvre. Pour la maladie c’est la même chose alors que sur le plan macroéconomique, la moitié des débouchés des entreprises proviennent d’une façon ou d’une autre des dépenses publiques ! Sur le plan de la gestion des caisses de Sécu, le poids de l’État devient de plus en plus prégnant au détriment des partenaires sociaux. En effet, la part des cotisations sociales dans le financement de la Sécu est passé de 86,8 % à 67,3 % depuis 1995, remplacé par un impôt du type CSG (Contribution sociale généralisée). On peut se demander ce qu’il adviendra lorsque la Sécurité sociale sera abandonnée totalement aux mains de l’État. Une seule ordonnance pourra engendrer des coupes drastiques, voir une privatisation immédiate. En vérité, la mort de la cotisation sociale n’est rien d’autre que celle de la Sécu.

Sous Macron, des faits avérés

Les différents budgets votés par le gouvernement Philippe illustrent parfaitement la manière dont il faut « assoiffer la bête ». D’un côté, le gouvernement engage une diminution des recettes de l’État par la réduction du rendement de l’ISF (Impôt sur la fortune), des prélèvements sur le capital. Il parait qu’il s’agit d’encourager le ruissellement de ce cadeau aux riches dans l’économie. Pourtant, aux États-Unis, ce type de politique fiscale fit dire au Prix Nobel Joseph Stiglitz : « Qu’avons nous dit au pays à nos jeunes quand nous avons réduit l’impôt sur les plus-values et augmenté les prélèvements sur ceux qui gagnent leur vie en travaillant ? Qu’il vaut mieux vivre en spéculant (3) « . De bien belles perspectives en somme qui correspondent bien à l’objectif de Macron « d’encourager les jeunes à devenir milliardaires ».

Lors de son allocution pour faire face à la grogne sociale des Gilets jaunes il a annoncé une hausse de la prime d’activité (et non du SMIC horaire) et de nouvelles exonérations de cotisations et impôts sur les heures supplémentaires. Les mesures annoncées se chiffrent à plus de 10 milliards d’euros et on imagine mal des hausses d’impôts futures pour assurer un déficit contrôlé. Le couplage de ces mesures avec le vote d’énièmes exonérations de cotisations sociales type généralisation du CICE est donc la voie parfaite pour ne pas respecter les engagements budgétaires vis-à-vis de Bruxelles et contraindre la France à rééquilibrer sa balance budgétaire en coupant dans les dépenses publiques et sociales. La partition est déjà jouée d’avance.

« Cette mission de dégraissement de la “bête” semble promise à un bel avenir sous l’ère Macron, et ce dans le but de réduire la qualité du service tout en étant sûr que ses usagers vont se retourneront contre elle. »

À titre d’exemple, en dix ans, les services des finances publiques (DGFIP) ont connu une réduction de près de 20 000 agents. Une chute des effectifs qui, dans la sphère privée, serait l’équivalent de l’un des plus gros plan social jamais vu en France. Mais le pire reste à venir, puisque le recours généralisé à l’externalisation est “en marche” dans les administrations publiques via le CAP 22 qui, d’après le site du gouvernement, est un « programme ambitieux [qui] vise à repenser le modèle de l’action publique en interrogeant en profondeur les métiers et les modes d’action publique ». Pour la DGFIP, les missions de recouvrement et de calcul de l’impôt sont concernées, puisqu’il est écrit que « dans les ministères économiques et financiers, la législation fiscale continuerait d’être exercée en administration centrale. Toutes les autres missions pourraient être conduites dans des agences : le recouvrement de l’impôt et le contrôle aujourd’hui exercés à la DGFIP ». Comment garantir la probité du service public dans ce cas ? Comment s’assurer que les CDD ou intérimaires embauchés seront suffisamment formés à la technicité que réclame une matière comme la fiscalité ? De nombreux dysfonctionnements sont à craindre, mais il paraît que c’est pour votre bien.

Cette mission de dégraissement de la “bête” semble promise à un bel avenir sous l’ère Macron, et ce dans le but de réduire la qualité du service tout en étant sûr que ses usagers se retourneront contre elle. Ainsi, sur l’ensemble du quinquennat, Macron a prévu de supprimer 50 000 fonctionnaires. Pour l’instant, il n’a pu qu’en supprimer 3 000. Il reste donc un énorme effort à faire. Mais cet effort sera justifié en toute fin du mandat (lors du CAP 22), lorsque les baisses d’impôt pour les hauts revenus et le pillage des recettes de la Sécu par le biais des diverses exonérations de cotisations auront rendu inéluctable la privatisation de pans entiers de missions de service publics (4).

Et à la fin, c’est le peuple qui perd

« Malheureusement pour les autres, il sera trop tard pour réaliser que la réduction des dépenses publiques aura réduit leur sacro-saint « pouvoir d’achat » car les services privés seront beaucoup plus onéreux. »

Face à ces coups de marteau politique et autres bourrages de crâne sémantiques, les citoyens décideront sans véritablement comprendre qu’on ne peut plus dépenser autant. Pour les attendrir, les politiques auront “augmenté” leur salaire net en façade, en réduisant leur salaire différé (maladie, retraite, chômage…). Mais ces derniers se rendront compte que ce qu’on a gagné d’un côté a été largement repris de l’autre, notamment quand ils s’apercevront du coût élevé de ces services rémunérés ou indemnisés par le secteur privé dans une logique de profit et de marge commerciale.

Ceux qui le pourront auront la possibilité de cotiser à une assurance maladie privée, à une retraite privée par capitalisation de qualité. Malheureusement, pour la grande majorité des citoyens, il sera trop tard pour réaliser que la réduction des dépenses publiques aura réduit leur sacro-saint “pouvoir d’achat” car les services privés seront beaucoup plus onéreux. Cette fois, leur salaire net ne sera plus “mangé” par l’infâme bête publique affamée, mais par l’ogre du secteur privé qui sacrifiera, comme il l’a souvent démontré, la solidarité nationale sur l’autel du profit et des actionnaires.

AU RL

Notes :

1) D’après Pucci et Tinel (Revue de l’OFCE, 2009), le gros de la dette publique jusqu’aux années 2000 est dû à l’effet boule de neige qui vient inexorablement alimenter la dette par l’accumulation des intérêts à payer. Ainsi au cours des années 1980 et 1990, le taux d’intérêt des obligations était passé au-dessus du taux de croissance. La baisse des taux au début des années 2000 n’a pas vraiment profité à l’État puisque les différents gouvernements ont décidé par la suite de réduire les impôts. Dans le rapport publié par le Collectif pour un audit-citoyen de la dette publique avec la participation des économistes Michel Husson et Henri Sterdyniak, on évalue à 59 % la part de la dette qui serait illégitime.

2) Bruce Bartlett, « Starve the Beast. Origins and Developement of a Budgetary Metaphor », The Independent Review (12, 2007).

3) Joseph Stiglitz, Quand le capitalisme perd la tête (Fayard, 2003).

4) Le nouveau management y est aussi pour quelque chose en favorisant, sous couvert de modernité, la mise en place d’outils d’évaluations. Ces derniers peuvent avoir une utilité mais malheureusement toutes les décisions sont prises en fonction des indicateurs quantitatifs et perdent de vue l’essence même du service public qui est celle de la qualité et de l’accessibilité, ceci visant notamment à contrebalancer les inégalités territoriales.

Publiéle 25/12/2018

Macron cajole les policiers et méprise les autres fonctionnaires

Par Laurent Mauduit (site mediapart.fr)

Les policiers ont obtenu une hausse de leurs salaires qui est refusée à tout le reste de la fonction publique. Détestable logique des régimes autoritaires ou en crise : les forces de répression profitent d’une considération qui est refusée aux infirmières ou aux instituteurs.

 Il y a quelque chose de tellement stupéfiant à voir Emmanuel Macron cajoler les policiers et leur offrir des hausses de salaires qu’il refuse avec obstination à tous les autres fonctionnaires, qu’on en viendrait presque à se demander si ce n’est pas la funeste habitude de tous les régimes bonapartistes ou présidentialistes.

Comme Emmanuel Macron, sitôt parvenu à l’Élysée, s’est inscrit dans cette filiation historique, c’est lui-même qui invite à cette réflexion : adepte de « l’exercice solitaire du pouvoir », voulant imposer au pays des réformes dont le plus grand nombre ne veut pas, il semble happé par la fatalité qui frappe presque toujours ce genre de régime : flatter les ultimes remparts de l’ordre, au risque de se couper encore un peu plus du reste du pays. Ou si l’on préfère dans le cas présent, ne concéder que des miettes aux gilets jaunes qui se sont dressés contre la politique très inégalitaire qu’il mène, mais faire des largesses aux forces de l’ordre qui ont si énergiquement réprimé la colère sociale.

En d’autres temps, Victor Hugo (1802-1885) dans Napoléon le Petit (Bouquins-Robert Laffont, 1987) et Karl Marx (1818-1883) dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (NRF - Bibliothèque de la Pléiade ; Œuvres IV, Politique 1) ont, chacun avec leurs mots, formidablement bien décrit les ressorts de ces régimes qui vivent en consanguinité avec les puissances d’argent et qui, craignant la colère du peuple, ont toujours fait des largesses à l’armée ou la police.

À l’encontre de Napoléon le Petit, Victor Hugo a ainsi ces mots cruels : « Quelle misère que cette joie des intérêts et des cupidités s'assouvissant dans l'auge du 2 Décembre ! Ma foi, vivons, faisons des affaires, tripotons dans les actions de zinc ou de chemin de fer, gagnons de l'argent ; c'est ignoble mais c'est excellent ; un scrupule de moins, un louis de plus ; vendons toute notre âme à ce taux ! On court, on se rue, on fait antichambre, on boit toute honte, et si l'on ne peut avoir une concession de chemin en France ou de terrain en Afrique, on demande une place. Une foule de dévouements intrépides assiègent l'Élysée et se groupent autour de l'homme. »

À l’époque, ce sont sur les chemins de fer que ces puissances d’argent spéculent, mais cette avidité semble plus que jamais d’actualité, de nos jours, à l’heure où il est question d’abandonner aux milieux d’affaires la Française des jeux ou quelques aéroports ; où par surcroît le chef de l’État, du CICE jusqu’à la suppression de l’impôt sur la fortune en passant par l’instauration de la « flat tax » sur les revenus du capital, multiplie les cadeaux à destination des milliardaires et des milieux d’affaires…

Karl Marx est encore plus sévère et souligne les raisons pour lesquelles ce type de régime a des liens distendus avec le peuple, mais s’applique à maintenir des liens de proximité avec l’armée ou la police. Évoquant l’élection de Louis-Napoléon à la présidence de la République le 10 décembre 1848, et se moquant de l’activisme des sociétés bonapartistes, notamment celle du « Dix Décembre », qui voient peu après le jour et militent en faveur d’une réforme constitutionnelle autorisant une réélection du président.

Il s’indigne alors des réseaux qui se mettent alors en place : cette « société du 10 Décembre », dit-il, était une « société de bienfaisance, en ce sens que tous les membres, tout comme Bonaparte, sentaient le besoin de se venir en aide à eux-mêmes aux dépens de la nation laborieuse ». Et il ajoute : « Ce n'est que sous le second Bonaparte que l'État semble être devenu complètement indépendant. La machine d’État s'est si bien renforcée en face de la société bourgeoise qu'il lui suffit d'avoir à sa tête le chef de la société du 10 Décembre, chevalier de fortune, venu de l'étranger, élevé sur le pavois par une soldatesque ivre achetée avec de l'eau-de-vie et du saucisson, et à laquelle il lui faut constamment en jeter à nouveau. » Et pour bien marquer la corruption de ce régime, Marx ponctue à plusieurs reprises sa démonstration de ce mot d’ordre, sorte de cri de ralliement et de gratitude de tous les membres de cette « société du 10 Décembre » : « Vive Napoléon. Vive le saucisson ! »

La formule lui plaît d’ailleurs tant que Marx l’utilise dans plusieurs autres écrits célèbres. Dans un opuscule, qui ne sera publié en français qu’à la fin du XIXe siècle par son ami Friedrich Engels (1820-1895), Les Luttes de classes en France (NRF - Bibliothèque de la Pléiade ; Œuvres IV, Politique 1), il fait ainsi ce récit des revues militaires organisées par Louis Napoléon au lendemain de son élection le 10 décembre 1848 comme président de la République : « Bonaparte se mit en mouvement pour gagner l’armée. Il fit exécuter de grandes revues dans la plaine de Satory, près de Versailles, au cours desquelles il chercha à acheter les soldats au moyen de saucisson à l’ail, de champagne et de cigares. Si le vrai Napoléon, dans les grandes fatigues de ses randonnées conquérantes, savait stimuler ses soldats épuisés par une familiarité patriarcale momentanée, le pseudo-Napoléon croyait que les troupes le remerciaient en criant : "Vive Napoléon ! Vive le saucisson !" »

« Vive Napoléon. Vive le saucisson ! »

Autre époque, mêmes mœurs : Emmanuel Macron – Emmanuel le Petit, serait-on tenté de dire – a donc pris la décision ahurissante de concéder des largesses aux policiers, mais de les refuser à toutes les autres catégories de fonctionnaires.

On sait ainsi comment les choses se sont passées : il n’aura fallu qu’une toute petite journée de manifestations devant les commissariats, mercredi 19 décembre, pour que le ministère de l’intérieur parvienne à un accord avec les syndicats de la profession, au terme duquel, par paliers successifs, les gardiens de la paix percevront d’ici un an 120 euros net par mois, et les hauts gradés jusqu’à 150 euros net par mois.

Or, cet accord prestement bouclé soulève naturellement une cascade de questions. D’abord, on ne peut s’empêcher de relever que partout ailleurs, là où des primes ont été consenties dans le privé mais aussi dans le secteur public, elles ont toutes été engagées de manière égalitaire. Pour la police, non ! Visiblement, le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, ne se soucie guère des questions d’égalité, mais préfère conforter les logiques d’autorité : les hauts gradés seront donc mieux traités que la piétaille des gardiens de police.

Mais surtout, si cette mesure choque, c’est qu’elle contraste avec le sort qui est réservé à tout le reste de la fonction publique. Un sort inchangé depuis dix ans, et qui se résume d’un mot : l’austérité !

Le gouvernement aurait eu en effet mille bonnes raisons de faire un geste pour toute la fonction publique. Depuis l’année 2010, tous les gouvernements successifs, sous les quinquennats de Nicolas Sarkozy, puis celui de François Hollande et maintenant celui d’Emmanuel Macron, se sont refusés à relever le point d’indice, mises à part la revalorisation de 0,6% en juillet 2016, puis de nouveau 0,6% en février 2017, concédée par le gouvernement de Manuel Valls, dans un but purement électoraliste, juste avant l'élection présidentielle. En clair, cela fait maintenant neuf ans, de manière presque ininterrompue, qu’il n’y a plus de hausse générale des salaires publics. Les fonctionnaires n’ont donc cessé de perdre en pouvoir d’achat année après année.

Dans un document publié en juillet dernier (on peut le télécharger ici (pdf, 1 B)), la CGT Fonction publique a donné les ordres de grandeur de ces pertes de pouvoir d’achat. Selon les catégories d’agents publics, ces pertes mensuelles de pouvoir d’achat seraient comprises entre 268 euros et 961 euros depuis le 1er janvier 2000. Et depuis le 1er juillet 2010, elles seraient comprises entre 117 euros et 404 euros.

En résumé, on assiste depuis de longues années à une précarisation de la fonction publique. En somme, le nouveau capitalisme d’actionnaires auquel le France s’est convertie au cours des dernières décennies a conduit à une précarisation du travail salarié, avec l’apparition massive de travailleurs pauvres. Et l’État, lui-même, s’est aligné sur cette même évolution en faisant en sorte que le statut public ne soit plus une protection contre cette tendance à la précarisation.

Le gouvernement aurait donc eu de bonnes raisons de prendre une mesure générale de hausse des rémunérations publiques, pour mettre un terme à ces années noires. Or, par avance, avant même que les syndicats de fonctionnaires ne soient reçus vendredi 21 décembre au ministère des finances, le secrétaire d’État Olivier Dussopt a eu l’inélégance d’annoncer le matin même au micro de France Info que le gouvernement ne lâcherait rien. En bref, les fonctionnaires bénéficieront de quelques miettes issus du plan Macron : ils seront éligibles à la défiscalisation des heures supplémentaires décidées pour tous les salariés ; les retraités du public dont la pension sera inférieure à 2 000 euros profiteront aussi de l’annulation de la hausse de 1,7 point de la CSG. Mais rien de plus ! Pour le reste, ils continueront à perdre en pouvoir d’achat.

Les motifs d’indignation pour les fonctionnaires sont donc innombrables. Primo, il est évidemment très choquant que la fonction publique soit ainsi laissée en déshérence, comme si les missions publiques étaient vouées progressivement à l’asphyxie. Deuzio, le contraste entre les hausses acceptées pour les policiers mais refusées pour les autres fonctionnaires est évidemment incompréhensible : pourquoi les infirmières à qui l’on confie notre santé lorsque l’on va à l’hôpital public, pourquoi les instituteurs à qui l’on confie l’avenir de nos enfants mériteraient-ils moins d’égard et de considération que les policiers ? À l’Assemblée nationale, jeudi soir, Jean-Luc Mélenchon a avancé une explication, et elle est convaincante : c’est la peur qui explique cette différence de traitement. La peur qu’éprouve un gouvernement en pleines turbulences et qui ne sait pas comment réprimer une colère sociale aussi profonde…

De cette peur, il existe d'ailleurs un autre indice que l’argent distribué à la police : il y a aussi la scandaleuse attitude du pouvoir face aux violences policières constatées tout au long de ces dernières semaines, et dont le dernier témoignage en date, celui du journaliste de Premières lignes, Paul Moreira, ne donne qu’un très faible aperçu, même s'il est révélateur :

Car, en d’autres circonstances, il est des responsables publics qui ont su, dans des périodes de turbulences, rappeler aux forces de police les règles de l’État de droit. L’exemple le plus célèbre est celui de la lettre adressée à chaque policier le 29 mai 1968 par le préfet de police de l’époque, Maurice Grimaud – lettre qu’Edwy Plenel avait il y a quelque temps exhumée sur son blog. « Je m’adresse aujourd’hui à toute la Maison : aux gardiens comme aux gradés, aux officiers comme aux patrons, et je veux leur parler d’un sujet que nous n’avons pas le droit de passer sous silence : c’est celui des excès dans l’emploi de la force », écrivait-il. Et défendant l’éthique d’une police républicaine, il avait eu cette formule remarquable : « Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même. »

Or, ces mots-là, on ne les a pas entendus dans la bouche du ministre de l’intérieur, pas plus que dans celle du président de la République. Aucun rappel aux règles républicaines, mais de l’argent : « Vive Napoléon. Vive le saucisson ! »

 

Publié le 24/12/2018

Les gilets et la bombe

« Le réel est de retour », se rengorgeait récemment le criminologue Alain Bauer, ouvrant les assises nationales de la recherche stratégique, à l’École militaire, dans un Paris chaque semaine en feu. Cette réunion, centrée cette année sur « les dissuasions », s’est focalisée sur le nucléaire militaire, épine dorsale du système de défense français : l’antique « force de frappe » conçue au temps du général de Gaulle, dont l’utilité est parfois contestée, pour des raisons morales, techniques, et surtout financières.

par Philippe Leymarie, (blog.mondediplo.net)

 

Il fallait oser, sur fond de crise des « gilets jaunes » et de fins de mois difficiles d’une grande partie des Français, discourir sur une force de dissuasion française certes ramenée, comme le répètent ses concepteurs, à une « stricte suffisance », mais qui consomme déjà en année « normale » la bagatelle de 3,6 milliards d’euros. Et qui en dévorera un de plus l’an prochain, jusqu’à atteindre 6 milliards en 2025 — soit un total de 37 milliards sur la période 2019-2025, si l’on suit la trajectoire fixée par la Loi de programmation militaire (LPM). L’augmentation sera de 60 % par rapport à la LPM précédente, pour cause de modernisation du système : les vecteurs, les projectiles, les transmissions, etc.

Lire aussi Romain Mielcarek, « La diplomatie du Rafale », Le Monde diplomatique, décembre 2018. Du côté des armées, on redoute que le budget de la « mission défense » soit mis un jour sinon en coupe réglée par Bercy, du moins en situation d’avoir à contribuer au financement des mesures fiscales et sociales destinées à apaiser la vague de protestation des « gilets jaunes » : la suspension des augmentations de taxes sur les carburants, et les mesures annoncées par le président Macron le 10 décembre coûteront à l’État au bas mot une dizaine de milliards, et il n’est pas exclu qu’un autre train de mesures vienne alourdir la facture.

Une crainte réelle, pour le ministère de la rue Saint-Dominique, même si en principe les crédits défense sont sacralisés, du fait de l’engagement auprès de l’OTAN — c’est à dire du parrain américain — de tendre vers le 2 % du PIB consacré à la défense (la France en est pour l’heure à 1,7 % ) ; et en raison de l’application d’une LPM votée l’an dernier, qui prévoit un rattrapage devenu indispensable en matière d’équipements, ainsi qu’une progression des crédits sur le nucléaire, rendue nécessaire par la mise en œuvre d’une force de frappe nouvelle génération (1).

Coup de poignard

Mais les us et coutumes budgétaires incitent à la prudence. Les crédits militaires ont souvent été utilisés, dans le passé comme une variable d’ajustement. On en a eu une nouvelle illustration, il y a quelques semaines, avec la loi de finances rectificative pour 2018 qui impose finalement au budget des armées de prendre en charge intégralement le financement des opérations extérieures (et des missions intérieures, comme Sentinelle) — dont une partie était jusqu’à présent assumée en interministériel —, ce qui correspond au total à 1,37 milliard d’euros : une mesure considérée comme un « coup de poignard » contre les armées, privées ainsi — et dans la discrétion — de 400 et quelques millions de crédits sur l’enveloppe promise. « Cette nouvelle amputation de crédits compromettrait davantage cet objectif et serait dangereuse à l’heure où la France, frappée encore une fois par les attentats, a besoin de toutes ses forces, correctement équipées et opérationnelles », vient de commenter le 13 décembre la sénatrice Hélène Conway-Mouret, vice-présidente du sénat.

Ce budget défense est confronté plus généralement à plusieurs menaces, selon les sénateurs Cédric Perrin et Hélène Conway-Mouret, dans leur rapport pour avis sur l’équipement des forces, produit lors du débat sur le budget 2019. Etant donné « le caractère extrêmement volontariste de la trajectoire retenue », écrivent-ils, il n’est pas sûr qu’elle tienne dans la durée, en dépit de l’engagement politique du gouvernement à la respecter :

 cette trajectoire est en pente déséquilibrée (une augmentation relativement modérés les premières années, une montée spectaculaire en seconde partie, en raison de l’accent mis sur le nucléaire) ;
 le gouvernement a «
 choisi une LPM longue (sept exercices), ce qui rend les derniers exercices assez nébuleux », affirment les parlementaires ;
 de plus, l’actuelle législature s’achèvera en 2022, et la LPM ne précise pas les montants prévus pour les deux derniers exercices, ni l’annonce des rendez-vous dits de «
 revoyure », pour faire le point sur l’application de la loi-programme.

Arme de non-emploi

Tout cela se déroule sur fond de débat feutré — ou de non-débat, si l’on préfère — sur la dissuasion à la française. Née dans les années 1960, est-elle toujours efficace, nécessaire, suffisante, et à quelles conditions ? Est-il possible, souhaitable d’en partager le fardeau dans un cadre bilatéral (avec Britanniques ou Allemands) ? Y a-t-il des marges d’économies à réaliser ? La France, comme les autres puissances nucléaires, se retrouvera-t-elle un jour isolée, lorsque le traité des Nations unies sur l’interdiction des armes nucléaires entrera en application ?

On ne va pas refaire le match ici, mais il apparaît que, pour beaucoup, et pour de bonnes ou de moins bonnes raisons, un abandon de la dissuasion nucléaire serait impensable :

 cela paraît peu opportun au moment où la confortable ex-bipolarité Est-Ouest est brouillée, où l’on détricote — à l’initiative surtout de Washington — les systèmes internationaux de médiation et de sécurité, où d’anciens empires relèvent la tête, où de nouveaux champs de conflictualité apparaissent, où certains États songent à abaisser le « seuil nucléaire » et à mettre en œuvre des « armes nucléaires d’emploi » (2), etc.
 cela déstabiliserait les équilibres subtils du «
 club nucléaire », et laisserait encore plus d’espace aux États peu démocratiques, dont la prévisibilité politique est incertaine, qui sont déjà la majorité ;
 cela provoquerait assez vite un déclassement international de la France, lui ferait perdre son siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, etc.
 ;
 cela déséquilibrerait un dispositif militaire français qui comporte toute la gamme des capacités, dans un cadre autonome, et la possibilité d’une gradation dans les manœuvres de force, dont la dissuasion nucléaire n’est qu’une arme brandie en dernier recours
 ;
 cela priverait un pays comme la France d’un outil en forme d’assurance-risque qui ne coûtait par exemple, lorsque le rapport des députés Philippe Vitel et Geneviève Gosselin-Fleury sur l’exécution des crédits de la mission «
 défense » pour l’année 2013 a été publié, « que » 0,15 % du PIB, soit 3,2 milliards d’euros (l’équivalent, pour reprendre un terme de comparaison de l’époque, de ce que l’État avait perdu en acceptant d’accorder un taux réduit de TVA de 5,5 % au secteur de la restauration (3 milliards). Et un rapport coût-efficacité qu’aujourd’hui encore, un des plus ardents défenseurs de la dissuasion, le directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique Bruno Tertrais, considère comme « très intéressant, car elle [la dissuasion] tire vers le haut l’ensemble de l’armée de l’air ».

Filière nucléaire

À la même époque, l’amiral Édouard Guillaud, chef d’état-major des armées, pouvait expliquer aux députés de la commission défense que « 3,4 milliards d’euros [pour çà], c’est presque bon marché », la force océanique stratégique étant mise en œuvre par 3 200 marins, « l’effectif des agents municipaux d’une ville comme Montpellier » (3).

Sur un plan financier, toujours, l’abandon souvent évoqué de la composante aérienne, ne serait pas une grosse économie : les Mirage, Rafale et les avions ravitailleurs qui mettent en œuvre ce volet de la dissuasion participent également aux missions plus conventionnelles, si bien que la suppression de la partie nucléaire de leurs missions ne ramènerait au budget général que 120 et quelques millions d’euros (« soit le montant d’une grosse cagnotte de l’Euromillions », soulignait Laurent Lagneau, dans Zone militaire, le blog qui pointait ce rapport parlementaire de 2013).

Quant à un abandon de la filière nucléaire militaire dans son ensemble, il menacerait trop d’intérêts chez les industriels comme Astrium (Airbus group), MBDA, ou DCNS, souligne le général Norlain (4), alors qu’une fraction de l’industrie de pointe — le nucléaire civil, l’aéronautique, l’espace — est plus ou moins issue ou en tout cas liée au nucléaire, avec des recherches, techniques et équipements à fonction le plus souvent duale.

En revanche, toujours sur ce plan des moyens, la modernisation de la dissuasion nucléaire est un lourd fardeau : elle n’est opératoire et crédible que si ses vecteurs sont invulnérables, et si elle est évolutive, ce qui implique une mise à niveau permanente, et si possible un temps d’avance sur la concurrence, avec des recherches et investissements à prévoir dans la « dronisation », la propulsion hypersonique, l’intelligence artificielle, etc.

Ligne Maginot

Le désarmement global, prôné par les partisans du Traité d’interdiction des armes nucléaires, passe souvent — dans le milieu de la défense au sens large — comme une vue de l’esprit, déconnectée des enjeux stratégiques :

 les grandes puissances ne sont pas prêtes à rendre les armes, et sont toutes embarquées dans un processus de modernisation — États-Unis, Royaume uni, France, Chine, Russie ;
 les réductions des arsenaux nucléaires consenties par les puissances «
 historiques » n’ont pas dissuadé d’autres États (Inde, Pakistan, Israël, et d’autres plus tard sans doute, comme l’Iran) d’acquérir le feu nucléaire ;
 un pays comme la France s’interdirait de pouvoir dissuader un agresseur potentiel, nucléarisé ou non
 ; et serait contraint, le cas échéant, de faire appel à la protection de tel ou tel de ses alliés nucléarisés, sans aucune garantie de mesures de rétorsion contre le pays agresseur.

Pas de quoi cependant démonter les partisans d’un désarmement nucléaire total, comme Jean-Marie Collin, animateur de la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (Ican), pour qui « le discours sur la nécessité de la bombe et de son maintien repose sur des mythes. Or, en 2018, nous constatons de plus en plus que les failles de cette ligne Maginot nucléaire sont de plus en plus béantes. »

Lire aussi Jean-Marie Collin, « La bombe juridique des îles Marshall contre le nucléaire », Le Monde diplomatique, juin 2016. Il estime que le développement accéléré des nouvelles technologies (notamment le cyber) rend encore plus incertains et fragiles les systèmes de sécurité de ces armes. Et rappelle que l’invisibilité promise des futurs sous-marins est déjà remise en question, comme l’a souligné le député François Cornut-Gentille (qui n’est pas un opposant à l’arme nucléaire) avec l’arrivée de satellites capables de les repérer.

Jean-Marie Collin pointe les accidents, les coups de chance, les atteintes à la crédibilité de la dissuasion, l’opacité budgétaire, ou le manque de contrôle parlementaire. Et regrette que, pour éteindre tout débat, les partisans de la dissuasion recourent trop souvent aux techniques classiques de propagande que sont la déformation ou la dissimulation de la vérité, et la sous-estimation de certaines données. « C’est ainsi que se fabrique “l’illusion nucléaire” », conclut-il. Et c’est le titre du livre écrit avec l’ex-ministre de la défense Paul Quilès, et Michel Drain, de Justice et Paix (5) ?

Philippe Leymarie

 (1) La LPM prévoit une augmentation du budget des armées de 1,7 milliard par an jusqu’en 2022, puis de 3 milliards à partir de 2023, l’objectif étant d’atteindre les 2 % du PIB d’ici 2025… grâce donc, surtout, aux crédits dégagés pour préparer la future génération d’armes nucléaires.

(2) Un des théoriciens de la dissuasion, un général américain, expliquait dès 1946 que jusque-là, on cherchait à gagner la guerre, mais que désormais il faudra l’éviter, ou la préparer pour ne pas avoir à la faire. D’où la notion d’arme de « non-emploi » qui a été jusqu’à ces dernières années la caractéristique de l’armement nucléaire. Durant la guerre froide, on pouvait parler « d’équilibre de la terreur », chacun pariant sur la rationalité d’un adversaire qui ne prendrait pas le risque de subir des dommages inacceptables.

(3) Vincent Lamigeon, « La vérité sur… le prix de la dissuasion nucléaire », Challenges, 13 novembre 2012.

(4) Devenu un opposant à une dissuasion qu’il estime dépassée stratégiquement et ruineuse en période de disette budgétaire.

(5L’illusion nucléaire : la face cachée de la bombe atomique, Éditions Leopold Mayer, Paris, 2018, 173 pages, 20 €.

Publié le 23/12/2018

Des salariés d’une centrale à charbon mènent l’une des premières grèves pour la transition écologique et sociale

par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)

Les travailleurs de la centrale à charbon de Cordemais, en Loire-atlantique, veulent donner une seconde vie à leur outil de travail. En grève depuis dix jours, ils demandent un moratoire sur la sortie du charbon programmée en 2022, pour avoir le temps de préparer la reconversion de leur usine. Le projet qu’ils peaufinent depuis trois ans, prévoit de produire de l’électricité à partir de pellets issus de rebuts de bois, collectés localement en déchèterie ou amenés par bateau depuis des ports proches. Ils se penchent aussi sur la manière de réduire au maximum les pollutions, cancérigènes notamment. Mais pour l’instant, le ministère de la Transition écologique et solidaire ne semble pas vouloir en entendre parler. Récit.

Avant d’être ministre, François de Rugy ne tarissait pas d’éloges sur le projet de conversion de la centrale à charbon de Cordemais, porté par ses salariés. Le député de Loire-Atlantique décrivait une « dynamique réellement positive » et soulignait qu’« une reconversion même partielle avec une échelle de production moindre serait bénéfique pour l’ensemble du territoire », dans un courrier adressé à son prédécesseur, Nicolas Hulot [1]. La délégation de salariés de la centrale qui s’est rendue au ministère ce 13 décembre pour solliciter une entrevue avec l’ancien député devenu ministre s’attendait logiquement à être la bienvenue. Ils ont vite déchanté face aux directeurs de cabinet qui les ont reçus.

François de Rugy « fait semblant de ne pas connaître le projet, il nous ignore. Nous nous sentons méprisés », ont réagi les salariés de la centrale, qui compte 400 agents EDF et 400 employés de sous-traitants. Il reste en France quatre centrales à charbon, dont deux appartiennent encore à l’électricien « historique » : le Havre, et Cordemais en Loire-Atlantique [2]. Voilà dix jours que les salariés de cette centrale sont en grève. Emmenés par une intersyndicale qui réunit la CGT, FO et la CFE-CGC (cadres), ils demandent un moratoire sur la sortie du charbon - dont la combustion est excessivement émettrice de CO2 – programmée en 2022, pour avoir le temps de préparer la transition de leur usine. Ils prévoient, à terme, de faire tourner cette dernière avec des pellets de bois, issus de rebuts récupérés en déchetterie. C’est pour négocier ce délai qu’ils étaient venus à Paris. Selon Gwénaël Plagne, délégué syndical CGT, les directeurs de cabinet ne veulent pas d’un moratoire, « mais se donnent malgré tout le temps d’étudier le projet ».

Transformer l’outil de travail plutôt que perdre son boulot

« Tout a commencé au moment de la COP 21, en décembre 2015 », se souviennent Jérôme, Vincent et Romain, trois agents EDF à Cordemais. Lors de cette 21ème conférence des Nations unies sur le changement climatique, la fermeture des centrales à charbon est annoncée comme prioritaire. « On avait 2035 en tête, et on a bien compris que cela allait arriver plus tôt », racontent-ils. Les agents EDF et leurs collègues sous-traitants refusent de voir leur outil de travail disparaître, et décident de plancher sur sa transformation. « On ne peut pas venir tous les jours au boulot et s’entendre dire que l’on va fermer, que l’on ne sert plus à rien », complète Gwénaël Plagne, délégué syndical CGT. « Notre directeur avait évoqué la biomasse, mais sans rien avancer de concret, reprend Romain, qui coordonne les travaux de maintenance au sein de la centrale. Au départ, je ne trouvais pas l’idée très intéressante. J’imaginais qu’il faudrait alimenter la centrale en coupant des arbres. Et comme elle est énorme, je ne voyais pas comment ce serait possible sans déforestation massive » (lire à ce sujet notre enquête : Le développement des centrales biomasse, un remède « pire que le mal » face au réchauffement climatique ?).

Dans le projet porté par les salariés de Cordemais, la ressource en bois proviendrait à 30% des résidus de taille de bois qui ne sont pas compostables, et dont les déchetteries ne savent que faire. Le gros de la ressource (70%) serait issu de ce que l’on appelle « le bois B », constitué des vieux meubles, portes de placards, escaliers et autres rebuts d’ameublement, qui ne sont plus récupérables. Ces rebuts sont enterrés « par millions de tonnes chaque année », assure Philippe Le Bévillon, ingénieur projet EDF d’Ecocombust – le nom donné à cette possible reconversion.

Le périmètre établi pour la collecte de la matière première s’étend à 200 km autour de la centrale. Le projet se base sur la quantité de pellets qui peuvent être produits à partir des gisements d’ores et déjà identifiés. « On a de quoi tourner 800 heures par an », expliquent les salariés. Contre 5000 actuellement. « On s’y retrouverait financièrement en réservant la production aux heures de pointe, au moment où le MW est vendu plus cher », détaille Gwénaël Plagne. Le coût du MW Ecocombust s’élève à environ 110 euros, contre 60 euros pour le MW produit à partir du charbon.

Pour en arriver là, les salariés ont dû batailler. Début 2016, dans la foulée de la COP21, ils mènent trois semaines de grève pour exiger qu’EDF libère des moyens humains et financiers pour travailler sur le projet. Ils obtiennent gain de cause. Une petite dizaine de personnes se met immédiatement à l’ouvrage : mécanicien, chaudronnier, électricien - le « cœur de métier » -, secondés par des gars de la logistique, de l’ingénierie et de la sécurité.

« On a tout pensé, testé, et construit ici. C’est super de bosser comme ça, pour nous-mêmes »

« Le prototype sur lequel ils travaillent ressemble à une grosse cocotte minute, décrit Jérôme, logisticien au sein de la centrale. On injecte de la vapeur à 300°C et 15 bars très rapidement. Cela permet d’éclater les fibres de bois et de chasser l’humidité. Le bois qui ressort devient hydrophobe. » Aux opérations de broyage qui permettent de réduire le bois en poussières aussi fines que le charbon, succède la confection de « pellets » (ou granulés) « dont le pouvoir calorifique est proche de celui du charbon », ajoute Philippe Le Bevillon. Ces résidus de bois transformés et densifiés s’appellent des black pellets. »

Une fois le prototype maîtrisé, des équipes plus étoffées se sont lancées dans l’élaboration d’un densificateur plus imposant. Dessiné par le service ingénierie, le dispositif a été construit par la filiale locale d’un grand groupe de chaudronnerie avec laquelle la centrale a l’habitude de travailler. Les sous-traitants coutumiers du montage d’échafaudages ont également été mis à contribution.

« On s’est mis en mode "projet" ou "arrêt de tranche". Certaines personne se consacrent à un projet tandis que d’autres gèrent les affaires courantes. On est habitués à fonctionner comme ça », décrit Jérôme qui souligne le fait qu’Ecocombust est un projet « made in Cordemais ». « On a tout pensé, testé, et construit ici. » « Entre les personnes dédiées et celles qui sont venues de temps à autre quand on avait besoin d’elles, presque tout le monde parmi les salariés, sous-traitants compris, a participé, affirme Vincent, un technicien maintenance. C’est super de bosser comme ça, pour nous-mêmes. »

Éliminer polluants et cancérigènes

Dix millions d’euros ont été avancés par EDF, dont la direction soutient clairement le projet, sans compter les heures de travail. La région Bretagne a également investi, via le financement d’une étude permettant d’identifier les gisements de déchets verts et de bois B. Des groupes de chercheurs allemands et polonais, plus calés en matière d’évolution des centrales à charbon vers la biomasse, ont été sollicités. « La participation active des travailleurs de la centrale, cela donne une grande efficacité, remarque Sébastien Bellomo. On a monté un projet industriel en 18 mois, alors qu’un bureau d’études aurait mis cinq ans. » Cet été, un essai avec 80 % de blacks pellets et 20 % de charbon a été réalisé, avec succès. Le prochain essai, avec 100 % de pellets, est programmé pour les premiers mois de 2019.

« On lève les doutes au fur et à mesure, se réjouit Vincent, précisant qu’il reste du boulot », notamment en ce qui concerne les volumes de pellets qui pourront être produits. L’Ademe a aussi demandé des précisions sur la qualité des fumées liées à la combustion des rebuts de bois B. L’agence veut s’assurer que l’on ne retrouve pas dans les fumées des traces des solvants, peintures et autres polluants dont les rebuts de bois sont lavés avant d’être transformés en pellets. Une équipe planchait sur le sujet pendant les premiers jours de la grève, la semaine dernière. Autre sujet à clarifier : la quantité de poussières de bois, très cancérigènes, que pourraient respirer les salariés.

Améliorer le bilan carbone grâce au transport maritime court

Se pose également la question de la pérennité de la ressource, au fil des années. Pour fonctionner 800 heures par an, tel qu’il est actuellement envisagé, il faut 160 000 tonnes de pellets. Et si la centrale veut tourner davantage, il faudra aller chercher du bois au delà des 200 km. « On pourrait élargir le périmètre de collecte, avance Sébastien Bellomo, représentant CGT. On travaille actuellement avec la section Ports et docks du syndicat pour voir comment on pourrait acheminer par bateaux des rebuts venant par exemple de Bordeaux, de la Rochelle ou de Saint-Nazaire, de façon à ne pas charger le bilan carbone du projet. » La centrale de Cordemais est située le long de la Loire.

Les salariés tiennent à un maximum de cohérence, pour assurer le succès de leur projet. « Si on prélève du bois en forêt pour alimenter la centrale (comme cela se fait actuellement pour d’autres centrales biomasse, ndlr), on est fichus », avance même Philippe Le Bévillon. La méthode semble pour le moment faire ses preuves. Il n’y a en tout cas aucune opposition locale à Ecocombust, contrairement à ce qui a pu être observé à Gardanne (Bouches-du-Rhône), où une unité de la centrale à charbon est déjà alimentée en biomasse. Là-bas, la centrale dépend à 50% de bois importé – actuellement d’Espagne et du Brésil – cela au moins pour les dix premières années. L’autre moitié est fournie « localement », dans un rayon de 250 km, par du bois de coupe forestière et du bois de recyclage (voir notre article ici).

Quelle place pour la centrale dans un nouveau mix énergétique ?

« On ne se bat pas pour le statut quo, et il n’y a pas de climato-sceptiques parmi nous, précise Damien Mouille, de la CFE-CGC. Mais nous pensons que les conditions ne sont pas réunies pour fermer la centrale tout en assurant la sécurité du réseau. » L’approvisionnement électrique des citoyens français fait partie des sujets importants pour nombre d’agents EDF. Seule source de production pilotable – contrairement aux énergies renouvelables, dont ont ne maîtrise pas la production qui dépend de la force du vent ou du niveau d’ensoleillement – qui soit proche de la Bretagne, Cordemais permet de subvenir aux pics de demande hivernale dans l’ouest de la France.

Dans son dernier bilan prévisionnel, RTE (qui gère le réseaux de transport d’électricité) conditionne la fermeture de Cordemais au fonctionnement du nouveau réacteur nucléaire EPR de Flamanville et, dans une moindre mesure, à celui de la mise en service de la centrale à gaz de Landivisiau. On pourrait aussi imaginer diminuer les besoins, en lançant par exemple un véritable chantier d’isolement de l’habitat et de remplacement des chauffages électriques, dont de nombreux foyers bretons sont équipés.

« Qui peut honnêtement croire que l’EPR fonctionnera à pleine puissance en 2022 ? », interrogent les salariés ? Pas grand monde, il est vrai… Quant à la centrale à Gaz de Landivisiau, elle n’est pas encore construite et fait l’objet d’une très vive opposition. « Au ministère, jeudi dernier, ils ont admis avoir quelques doutes sur la sécurité d’approvisionnement du réseau électrique en cas de fermeture de Cordemais, souligne Gwénaël Plagne. Notre position est la suivante : tant qu’à rester au-delà de 2022, poussons le projet de reconversion de la centrale ». Stoppée hier soir à 21h, la grève devrait reprendre début janvier jusqu’à ce que les salariés obtiennent satisfaction.

Nolwenn Weiler

Notes

[1] Courrier adressé à Nicolas Hulot le 18 juillet 2018, co-signé par Anne-France Brunet, Audrey Dufeu-Schubert et Sandrine Josso.

[2] Les deux autres, Gardanne dans le sud-est et Saint-Avold, en Moselle, appartiennent au groupe allemand Uniper.

 

Publié le 22/12/2018

Gilets jaunes : le pouvoir n’a-t-il toujours rien compris ?

 Stéphane Ortega (site rapportdeforce.fr)

Après la panique qui s’est emparée d’un pouvoir incapable d’éteindre l’incendie des gilets jaunes durant des semaines, la majorité mise sur un apparent recul de la contestation sociale. Entre les louvoiements pour céder le moins possible, le retour des attitudes méprisantes et la tentation d’appliquer toute sa politique, le « nouveau monde » prend le risque de devenir l’ancien régime.

 

Chasser le naturel il revient au galop. Passé un petit vent de panique, début décembre, face à un mouvement des gilets jaunes qu’aucune des contorsions gouvernementales ne semblait en capacité de dégonfler, le gouvernement et la majorité reviennent à leurs petites habitudes. « Nous ne renoncerons pas au cap des réformes », a assuré Marc Fesneau, le ministre en charge des relations avec le parlement, cinq jours après le discours d’Emmanuel Macron du 11 décembre. Pourtant, une semaine plus tôt, la détermination des manifestants et le caractère imprévisible et insaisissable de la contestation obligeaient le chef de l’État à décréter un « État d’urgence social » en mettant sur la table 10 milliards d’euros de mesures. Les déclarations valorisant le cap à tenir étaient un peu mises en suspend.

Et pour cause ! Malgré la répression et les affrontements violents avec les forces de l’ordre, le mouvement des gilets jaunes ne se divisait pas et ne faiblissait pas. Pire, il conservait le soutien de près de 80 % de l’opinion publique. Le risque d’un embrasement général a été craint par une majorité aux affaires qui a vu la violence se rapprocher d’elle : des beaux quartiers et lieux de pouvoir de la capitale, aux préfectures, en passant par les domiciles et les permanences de parlementaires. Une situation inquiétante pour l’exécutif. D’autant que le mouvement a été porté majoritairement par ces Français qui d’ordinaire ne manifestent pas. En quelque sorte par cette partie de la population jugée facilement gouvernable par les gouvernants.

Aujourd’hui, la peur semble déjà oubliée. Pourtant, si la taxe sur les carburants a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, le mépris et la surdité du gouvernement ont été les carburants du mouvement des gilets jaunes pendant toutes ces semaines. Et sur ce point, l’exécutif et les parlementaires LREM semblent procéder à un retour au « business as usual ». La palme en revient aisément au député macroniste Gilles Le Gendre. Autour d’une déclaration convenue indiquant que la majorité avait « insuffisamment expliqué son action », il a lâché que ses membres s’étaient montrés « trop intelligents et subtils ». Une façon de dire que les contestataires sont trop bêtes pour comprendre les hauteurs de vue du gouvernement. Pas très pédagogique comme démonstration, à moins qu’il n’ait voulu montrer que le mépris pend toujours aux lèvres des membres de la majorité.

Éteindre le feu le plus possible avec le moins possible

Sur le terrain des mesures sociales annoncées par Emmanuel Macron le 11 décembre, la solennité du moment laisse place à un aménagement à minima du cap fixé par la politique du gouvernement. Si l’exécutif concède un dépassement du déficit budgétaire, il lâche peu sur l’essentiel. Ainsi, la prime d’activité sera augmentée pour obtenir une hausse du SMIC de 100 €, sans hausse du SMIC à proprement dit. Le dispositif sera financé par l’État, comme pour l’annulation de l’augmentation de la CSG pour les retraités dont la pension se situe entre 1700 et 2000 €. Ce sont donc les contribuables qui seront sollicités par une politique fiscale restant inégalitaire. Pas de changement de cap en la matière.

De façon plus sournoise, la défiscalisation et la désocialisation des heures supplémentaires avantageront d’abord les entreprises, plus portées à intensifier le travail qu’à embaucher. Selon un rapport de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) en 2017, la mesure promise par Emmanuel Macron dès la campagne électorale pourrait détruire 19 000 emplois d’ici 2022 et coûterait trois milliards d’euros à l’État par an. Sans oublier que la défiscalisation et la désocialisation permettent de faire baisser le coût du travail pour le patronat. Du côté des salariés effectuant des heures supplémentaires, l’augmentation réelle du salaire net s’obtiendra par une baisse du salaire différé, celui consacré à la protection sociale des salariés. Sans oublier que depuis la loi El-Khomri de 2016, les heures supplémentaires peuvent être réduites à un plancher de 10 %. La mesure programmé pour le courant de l’année 2019 a juste été avancée et correspond à la philosophie du gouvernement de détricoter les droits collectifs. Philosophie qui prévaut aussi pour la prime exceptionnelle demandée aux entreprises avant le 31 mars, elle aussi défiscalisée et désocialisée.

Signe d’une certaine surdité retrouvée, les revirements du gouvernement du mardi 18 décembre. Le matin, celui-ci annonce revenir sur les mesures annoncées mi-novembre par Édouard Philippe sous la pression du mouvement naissant des gilets jaunes pour calmer la colère sur la taxe sur les carburants. Revirement en fin de journée après l’intervention de députés de la majorité craignant un effet similaire à celui de baisse de 5 € des APL l’an passé. Mais en tentant de passer outre ses engagements et les aspirations exprimées par une partie de la population, le gouvernement ne change pas de méthode : celle qui met les gens dans la rue.

Évacuations, grand débat et référendum d’initiative citoyenne pour tourner la page

Assez logiquement, la fatigue gagne les gilets jaunes après cinq actes de mobilisation. Le ministère de l’Intérieur a annoncé 66 000 manifestants la journée du 15 décembre, deux fois moins que le samedi précédent. Mais la majorité mise un peu imprudemment sur la fin du mouvement. Les mesures annoncées par Emmanuel Macron ont certes décroché une partie de l’opinion publique et une minorité de gilets jaunes, mais le gros des troupes n’a pas été convaincu. Les blocages, les occupations se poursuivent malgré les mesures répressives hors normes déployées par l’État : 1723 arrestations « préventives » le 8 décembre, 1220 gardes à vue et 225 blessés chez les manifestants ce jour-là, s’ajoutant aux 820 autres dénombrés avant le 8 décembre.

Depuis le 15 décembre, la pression policière s’est nettement déplacée vers les ronds-points. Jugeant que le moment était propice, Laurent Nunez le secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur a assumé l’évacuation par la force publique de 170 points de blocage depuis samedi. De quoi agacer des gilets jaunes encore mobilisés. De quoi même les énerver copieusement avec les propos outranciers de Christophe Castaner, comparant la destruction d’une statut d’ornement d’un rond-point de Châtellerault par des gilets jaunes, à la destruction d’une œuvre classée au patrimoine de l’humanité par les talibans. Une fanfaronnade de vainqueur pour donner le coup de grâce à son adversaire. Avec un brin d’humiliation en plus. Mais une déclaration qui pourrait laisser des traces dans le temps, comme celle du président de la République sur « ceux qui ne sont rien ».

En réalité, il ne suffit pas de siffler la fin de récréation pour obtenir la fin de la contestation. L’absence d’adhésion large aux mesures annoncées par le chef de l’État ne sera probablement pas compensée par l’ouverture du « grand débat » décidé par Emmanuel Macron. « Il y a un principe simple qui est que ces 18 mois ne seront pas détricotés en totalité par les trois mois de débat », a recadré Benjamin Griveaux, le porte-parole du gouvernement mercredi 19 décembre. Là encore, si la discussion est possible, le cap de la politique fixé par l’exécutif doit être conservé. Une façon de corseter le débat, mais aussi la confirmation d’une forme de surdité. Rare sujet d’ouverture aux revendications des gilets jaunes : le référendum d’initiative citoyenne (RIC). Le 17 décembre, le Premier ministre s’est déclaré favorable à la tenue d’un débat sur le RIC.

Pour autant, les 10 milliards d’euros de mesures et le grand débat incluant le RIC seront-ils la porte de sortie de crise ? C’est semble-t-il le pari du gouvernement. Un peu comme il y a cinquante ans, quand les accords de Grenelle et la dissolution de l’Assemblée nationale avaient progressivement mis fin à la contestation de Mai 68. Pourtant, là aussi, la fin du mouvement n’avait pas été immédiate. De plus, le début des années 70 avait été marqué par de nombreuses luttes ayant eu entre autres pour conséquence, une augmentation importante des salaires des ouvriers et des employés. Une leçon à méditer pour un exécutif « trop intelligent et subtil ».

 

Publié le 21/12/2018

Quand les ménages financent la transition écologique alors que les gros pollueurs en sont exonérés

par Sophie Chapelle (site bastamag.net)

Emmanuel Macron a finalement décidé d’annuler pour l’année 2019 l’augmentation des taxes sur le carburant initialement prévue, dont seulement une infime part était directement fléchée vers le financement de la transition énergétique. La fiscalité écologique est-elle pour autant redevenue plus juste ? Celle-ci reste très largement supportée par les ménages, tandis que les utilisateurs de kérosène, du très polluant fioul lourd, ainsi que les principaux grands secteurs industriels français, en restent très largement exonérés. La séquence actuelle illustre parfaitement l’impasse d’une transition écologique sans véritable justice sociale et fiscale, ni nouvelles manières de produire, de voyager et de construire.

« Aucune taxe ne mérite de mettre en danger l’unité de la nation. » Le 4 décembre, le premier ministre Édouard Philippe a annoncé la suspension durant six mois de la hausse de la taxe carbone sur l’essence, le fioul et le diesel. Dès le lendemain, l’Élysée décrète son annulation pure et simple pour toute l’année 2019 [1]. L’alignement de la fiscalité diesel sur celle de l’essence, ainsi que la hausse de la fiscalité pour les professionnels sur le gazole non routier, connaissent aussi un coup d’arrêt. Le gain annuel pour les ménages se chauffant au fioul et utilisant quotidiennement deux voitures est évalué « à 300 ou 400 euros » par François Carlier, le délégué général de l’association de consommateurs CLCV [2]. D’après le gouvernement, l’annulation de ces trois mesures fiscales en 2019 représenterait pour l’État un manque à gagner de plus de 4 milliards d’euros.

L’alourdissement des conditions de contrôle technique sur les automobiles, qui était prévu pour l’an prochain est également suspendu. Aucune hausse du tarif de l’électricité et du gaz ne devrait avoir lieu d’ici à mai 2019. « Pour les gens ayant une surface et une consommation importante qui peut représenter une facture d’énergie de 2000 euros à l’année, ce gel des tarifs représente probablement 60 à 80 euros d’évités pour l’année 2019 », estime l’association CLCV [3]. Édouard Philippe a également annoncé l’ouverture, du 15 décembre au 1er mars, d’un « large débat sur les impôts et les dépenses publiques » qui aura lieu sur tout le territoire.

Taxe carbone : rien n’est réglé

Les taxes constituent aujourd’hui environ 60 % du prix du litre du gazole et de l’essence à la pompe. Les carburants sont l’objet d’une taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), le tout étant soumis à une TVA à 20%. Depuis 2014, la TICPE intègre une composante carbone – officiellement baptisée « contribution climat énergie » – modulable en fonction des émissions de CO2 des produits pétroliers visés et de la taxe carbone qui leur est appliquée [4]. Cette taxe carbone se monte actuellement à 44,6 euros par tonne de CO2 en 2018 et devait passer à 55 euros en 2019. C’est cette augmentation qui est annulée en 2019 et qui ne sera donc pas appliquée aux carburants. La loi sur la transition énergétique prévoit cependant que la taxe carbone atteigne, en 2030, les 100 euros [5]. Reste à savoir si ce calendrier est toujours d’actualité et, si c’est le cas, quelles mesures d’accompagnement seront prises pour les personnes à revenus faibles ou moyens dépendantes de leur voiture au quotidien.

En parallèle, l’exécutif s’était engagé à aligner la fiscalité du diesel sur celle de l’essence, au nom de la pollution de l’air. « Quand on voit le nombre de morts par particules fines en France aujourd’hui, 48 000, on ne voit vraiment pas pourquoi il y aurait un bonus sur le diesel », justifiait il y a mois Emmanuelle Wargon, la secrétaire d’État auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire. Les taxes sur le diesel étaient donc amenées à augmenter plus vite que celles sur l’essence pour combler la différence de prix [6].

Ce rapprochement fiscal entre gazole et essence vient donc de connaître un coup d’arrêt. Pour un automobiliste parcourant 10 000 km/an avec une voiture essence consommant 5 litres aux 100 km, cela représente une économie annuelle de 15 euros, et de 30 euros pour un conducteur de diesel consommant 3,9 l/100 km et effectuant 12 000 km/an [7]. Une goutte d’eau peut-être, mais c’est bel et bien elle qui a fait « déborder le vase », au regard des injustices manifestes de la fiscalité écologique prise dans son ensemble.

Une hausse de la taxe carbone qui ne finance pas la transition écologique

Pour justifier la hausse des taxes sur les carburants, le gouvernement s’est longtemps appuyé sur l’argument climatique. Dans les faits, ces nouvelles recettes ne servent presque pas à financer la transition écologique. En 2018, les hausses appliquées au gazole et à l’essence ont fait passer les recettes de la TICPE de 30,5 milliards en 2017 à 33,8 milliards en 2018. Elles devaient atteindre 37,7 milliards en 2019, selon les prévisions du rapporteur général du budget 2019, discuté à l’Assemblée, avant que la suspension ne soit décidée. Or, seuls 80 millions d’euros sur les 3,9 milliards de recettes supplémentaires perçus en 2019 devaient être reversés au compte d’affectation spéciale « transition énergétique » [8].

A quoi auraient alors dû servir ces 3,9 milliards d’euros supplémentaires ? 200 millions d’euros devaient être versés à l’Agence de financement des infrastructures des transports de France (AFITF) et le reste au budget général de l’État, celui-ci pouvant décider de réaffecter, ou non, cette somme à la transition écologique et solidaire. C’est aussi une manière de combler le manque à gagner fiscal lié au remplacement de l’Impôt sur la fortune (ISF) par l’impôt sur la fortune immobilière (ISI), moins rémunérateur pour l’État, ce que le ministère de l’Économie a admis [9]. Mi-novembre, Europe Écologie–Les Verts appelait à « l’utilisation de 100 % des recettes de la fiscalité ​carbone pour la transition énergétique : transports collectifs, efficacité énergétique, valorisation du passage de la voiture au vélo pour celles et ceux qui en ont la possibilité ».

Ces derniers jours, la majorité La République en marche s’était engagée à ce que ces recettes servent à financer des mesures écologiques et sociales comme l’augmentation du chèque énergie en 2019 octroyé aux ménages à faibles revenus pour leurs dépenses de chauffage, le renforcement de la prime à la conversion des véhicules, ou encore le crédit d’impôt transition énergétique (CITE) pour certains travaux d’économie d’énergie dans les logements. Or, les décisions prises par le gouvernement l’obligent à revoir les équilibres de son budget 2019, adopté en première lecture à l’Assemblée nationale puis au Sénat le 11 décembre. Le président de la commission des Finances évoque d’ores et déjà la perspective d’un projet de loi de finances rectificatif pour prendre en compte les annonces présidentielles.

Pas de taxe carbone pour le transport aérien

Si les automobilistes paient une taxe carbone, les compagnies aériennes profitent elles d’une niche fiscale. Il n’y a en effet pas de taxe sur le kérosène [10] ni de TVA sur les billets internationaux (taux réduit à 10 % pour les vols intérieurs). D’après le Réseau action climat (RAC), les exonérations de TVA et de taxe sur le kérosène représentent pour l’État français un manque à gagner d’environ 1,3 milliard d’euros par an. La mesure crée aussi une distorsion avec les autres modes de transport. Le train, par exemple, supporte la contribution au service public de l’électricité (CSPE) [11].

Or, selon l’Ademe, l’aviation est le mode de transport le plus émetteur de gaz à effet de serre : 14 à 40 fois plus de CO2 que le train par kilomètre et personne transportée [12]. Plusieurs organisations demandent à ce que la TICPE soit élargie au kérosène, a minima sur les vols intérieurs. « Certes il n’y a pas de taxe sur le kérosène mais dans le billet d’avion il y a 54 % de taxes », souligne de son côté François de Rugy, le ministre de la Transition écologique et solidaires. Un billet d’avion supporte en effet la taxe sécurité environnement, la redevance passager, la taxe de l’aviation civile ou bien encore la taxe de solidarité - aucune d’entre elle n’étant liée à la fiscalité carbone.

François de Rugy souligne par ailleurs que l’aviation est soumise aux quotas carbone à l’échelle européenne, ce qui selon lui, « est une forme de taxation des émissions de CO2 ». Le problème, rappelle le RAC, c’est que 80 % de quotas gratuits sont accordés aux compagnies aériennes. François de Rugy écarte par ailleurs l’idée de taxer le kérosène sur les vols intérieurs, tant que cette mesure ne sera pas adoptée par l’ensemble des pays européens [13]. Certains pays appliquent pourtant déjà une taxe au kérosène sur leurs vols intérieurs, comme les États-Unis, le Japon, le Brésil et la Suisse.

Le fioul lourd toujours exonéré, en attendant un hypothétique « bannissement »

Le secteur maritime bénéficie lui aussi d’une niche fiscale en étant exonéré de TICPE sur le fioul lourd [14] Or, la part du transport maritime dans les émissions varie de 5 à 10 % pour les oxydes de soufre (SOx), de 15 à 30 % pour les oxydes d’azote (NOx) et peut monter jusqu’à 50% des particules fines dans certaines zones côtières [15]. Ces pollutions sont notamment dénoncées par l’association France Nature Environnement qui a mesuré leurs effets dans le port de Marseille.

Les populations locales se retrouvent donc exposées à une forte pollution contre laquelle alertent les chercheurs. François de Rugy a indiqué avoir récemment rencontré des acteurs du secteur, pour aboutir à « une transformation progressive de la motorisation des navires de croisières et de marchandises vers le gaz naturel », et « bannir à brève échéance le fioul lourd », évoquant la date de 2020 lors de son entretien sur Mediapart. Il n’a toutefois déposé aucun amendement en la matière.

BTP et agriculteurs obtiennent un report des taxes sur le gazole « non routier »

D’autres exonérations fiscales sur les carburants, qui devaient être supprimées dans les mois à venir, viennent d’être suspendues par le gouvernement. C’est le cas du gazole non routier (GNR), carburant qui devait être taxé à partir du 1er janvier 2019. « Il n’y a aucune raison de continuer à garder une niche fiscale sur le gazole non routier, à moins de vouloir défendre un modèle de croissance non durable », disait à ce sujet le rapporteur général du projet de loi de finances 2019. Divers secteurs d’activités bénéficient jusque-là de cette exonération : les agriculteurs, les industries extractives (carrières, extractions de sable marin) ou encore les entreprises de travaux publics, de même que les activités forestières et fluviales.

Opposé à la fin de cette exonération, des acteurs du BTP ont bloqué durant une semaine le dépôt pétrolier de Lorient (Morbihan) ainsi que celui du port de Brest (Finistère). Les engins du BTP – pelleteuses, bulldozers etc – pèsent plusieurs dizaines de tonnes chacun et consomment énormément de carburant : un milliard de litres par an, selon la fédération nationale des travaux publics (FNTP). La hausse annoncée par le gouvernement – qui faisait passer le prix du litre de 1 euro à 1,50 euro – représentait donc, selon la FNTP « une hausse de 500 millions d’euros des coûts de production » pour les entreprises du secteur [16]. En parallèle, la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire, avait appelé à se mobiliser « pour dire stop au matraquage » fiscal des agriculteurs.

Face aux blocages de dépôts pétroliers et à la possibilité que le secteur agricole rejoigne les gilets jaunes, Édouard Philippe a annoncé le 4 décembre, pour les professionnels, « la suspension de l’alignement sur les particuliers de la fiscalité du gazole non routier ». Dans la foulée, le président de la Fédération régionale des travaux publics, en Bretagne, a appelé à lever les blocages : « Ce moratoire est susceptible d’apaiser les colères et de nous permettre de discuter. Par contre, nous resterons très vigilants sur la suite. Nous serons fermes sur un certains nombre de points. »

« Prise globalement », l’industrie française ne paye aucune taxe carbone

Par ailleurs, « quelques 1400 sites industriels et polluants du pays sont complètement exonérés de la fiscalité carbone qui pèse sur la consommation des carburants, que les ménages, artisans et petites entreprises paient », constate l’association Attac France. En contrepartie, ces entreprises sont soumises au marché carbone européen, dont les conditions se révèlent bien plus avantageuses. Jusqu’il y a peu, la quasi-totalité des quotas ont été attribués gratuitement : les industriels n’ont eu à acheter des quotas – et donc à payer une taxe carbone – que pour couvrir leurs émissions dépassant les quotas initialement attribués, soit une toute petite partie, et le plus souvent à un prix dérisoire (souvent en-dessous de 7 euros la tonne). « Un peu comme si chaque ménage ne payait la taxe carbone que pour une infime part du carburant qu’il consomme durant l’année », relève Attac.

Encore aujourd’hui, plusieurs secteurs dont la sidérurgie, le raffinage, le ciment ou l’aviation continuent de recevoir une bonne part de leur permis gratuitement. « En France, les émissions industrielles en 2016 ont été couvertes à 104 % par des quotas gratuits : prise globalement, l’industrie française n’a donc payé aucune taxe carbone jusqu’à cette date », alerte Attac. L’association évalue le manque à gagner pour les finances publiques à 10 milliards d’euros entre 2008 et 2014. Le gouvernement fait pour sa part valoir des dispositions « prévues pour préserver la compétitivité des entreprises grandes consommatrices d’énergie ». Le 10 décembre au soir, lors de son allocution, Emmanuel Macron a eu un seul mot sur l’écologie en évoquant « l’urgence de notre dette climatique ». Alors que la politique fiscale du gouvernement en matière écologique s’est jusque-là traduite uniquement par une agrégation de taxes envers les ménages sans véritable redistribution, il paraît urgent de mettre à contribution les plus gros pollueurs.

Sophie Chapelle

Notes

[1] La hausse de la taxe carbone prévue dans le projet de loi de finances 2019 est supprimée. Cette hausse ne resurgira au mieux qu’en 2020.

[2] Sur France Inter, journal de 7h, 5 décembre 2018.

[3] Ibid, France Inter

[4] La composante carbone des taxes intérieures de consommation a été mise en place par l’article 32 de la loi de finances pour 2014.

[5] Objectif fixé par loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV)

[6] En 2018, la TICPE était ainsi fixée à 0,69 euros/litre pour le sans plomb 95 et devait passer à 0,71 euros en 2019. La TICPE sur le gazole devait quant à elle passer, en 2018, de 0,59 euros à 0,65 euros/litre au 1er janvier 2019. Tous les chiffres sont disponibles sur le site du ministère de la Transition écologique et solidaire.

[7] Voir ces calculs réalisés par Autoplus.

[8] Le compte d’affectation spéciale "transition énergétique" est destiné à financer le développement des énergies renouvelables. La filière photovoltaïque est la plus largement financée (3 milliards d’euros en 2018) suivie par la filière éolienne (1,5 milliard d’euros d’aides). Voir le détail sur le site du Sénat.

[9] Voir cet article de Capital : L’explication figure dans l’exposé général des motifs du PLFR pour 2018, que Bercy a présenté aux parlementaires : « Les recettes fiscales du budget général sont revues à la hausse de 0,4 Md€ malgré des recettes plus faibles qu’attendu concernant l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) et les droits de mutation à titre gratuit (DMTG, 0,15 Md€) ; ces baisses sont compensées par la réaffectation au budget général d’une partie de la fraction de TICPE provenant du CAS “Transition énergétique” à hauteur de 0,6 Md€, conséquence de la révision à la baisse des dépenses de ce compte ».

[10] Selon l’article 265 bis du code des douanes, les livraisons de produits pétroliers à l’avitaillement des avions (autre que les avions de tourisme) sont exonérées de TICPE.

[11] D’après la SNCF, 40 % du prix d’un billet de TGV serait imputable aux charges d’énergie et de péages. Source.

[12] Ademe – Les chiffres clés 2014 Climat, Air et énergie.

[13] Ecouter à ce sujet l’entretien avec François de Rugy sur Mediapart.

[14] L’article 265 bis du code des douanes, précise que « les livraisons des produits pétroliers pour le transport fluvial de marchandises sont exonérées de TICPE ».

[15] Lire à ce sujet cet article de Libération.

[16] Pour les travaux de terrassement, le GNR peut représenter jusqu’à 7 % des coûts de production

 

Publié le 20/12/2018

Créer un emploi avec le CICE coûte trois fois plus cher qu’embaucher un fonctionnaire

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

Ni rétablissement de l’ISF ni remise en question du CICE dans les annonces d’Emmanuel Macron le 11 décembre en réponse au mouvement des gilets jaunes. Pourtant les deux coûtent « un pognon de dingue » au bénéfice des plus fortunés et des entreprises sans que leur efficacité soit démontrée. Calculette en main, Rapport de force compare le coût pour l’État d’un emploi créé avec le CICE, avec celui d’un poste de fonctionnaire, ou d’un emploi aidé.

Pour rappel, le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) est un avantage fiscal destiné aux entreprises pour réduire le « coût du travail » et ainsi selon ses promoteurs : favoriser l’embauche. Avant son entrée en vigueur, en 2013 sous le mandat de François Hollande, Pierre Gattaz, le patron du Medef, pronostiquait qu’il permettrait la création d’un million d’emplois.

Cinq ans plus tard, le compte n’y est pas, malgré un coût estimé à 20 milliards d’euros par an. Le dernier rapport du comité de suivi du CICE du mois d’octobre 2018 jauge le nombre d’emplois créés ou conservés à 100 000 sur la période disposant de données chiffrées : 2013-2015. Pour arriver à ce résultat France Stratégie en charge du suivi s’appuie sur deux études. La première ne trouve pas « d’effets significativement positifs sur l’emploi ». La seconde fixe une moyenne d’emplois créés ou préservés de 108 000 entre 2013 et 2015, compris en réalité dans une fourchette allant de 10 000 à 205 000 selon les modes de calcul. Pour la même période le coût s’élève lui à 47 milliards : 11,59 en 2013, 17,5 en 2014 et 17,9 en 2015.

CICE : 435 000 € par emploi créé ou sauvegardé

Pour être indulgents avec le gouvernement, retenons le chiffre plutôt avantageux de 108 000 emplois, lui faisant grâce de l’étude qui considère qu’il n’y a aucun impact. Pour ne pas forcer le trait, passons également sur le fait qu’une partie des emplois sont dits préservés et non créés. Donc 47 milliards pour 108 000 emplois, cela fait 435 000 € par emploi, en arrondissant à l’inférieur. Vous trouvez cela cher ? Nous aussi.

Alors, comparons. Dans un article à charge du journal Le Point contre le coût « exorbitant » des fonctionnaires, le coût annuel d’un emploi public est évalué à 48 000 €. Pour les trois années qui correspondent à la période étudiée pour le CICE (2013-2015), cela représente 144 000 €. Trois fois moins cher qu’un emploi dû au CICE. À titre d’exemple, la volonté d’Emmanuel Macron de supprimer 120 000 emplois dans la fonction publique ferait économiser 17,2 milliards sur trois ans. Là encore bien moins que les 47 milliards du CICE entre 2013 et 2015.

Au lieu de répondre aux gilets jaunes par « faire mieux avec moins » à propos de la réforme de l’État et des services publics, Emmanuel Macron aurait pu annoncer des embauches en échange de la suppression du CICE. Par exemple, dans la santé, les professionnels réclament 200 000 embauches. Le coût d’un tel « État d’urgence social » pour reprendre les termes du chef de l’État représenterait environ 9,6 milliards d’euros. Deux fois moins que le montant du CICE en 2018.

CICE : 52 fois plus cher que les contrats aidés

Soyons taquins ! L’an dernier, la ministre du Travail, Muriel Pénicaud argumentait à propos des contrats aidés dont le gouvernement souhaitait réduire drastiquement le nombre : « extrêmement coûteux pour la nation […] pas efficaces dans la lutte contre le chômage ». Un rapport de la Cour des comptes de 2016 confortait la ministre en pointant des résultats décevants pour l’insertion professionnelle et un coût élevé pour l’État : 3,3 milliards d’euros. « Le coût unitaire des contrats aidés en fait l’outil le plus onéreux de la politique de l’emploi », insistait l’institution en charge du contrôle des comptes publics.

Pourtant, une bête division donne un coût de 8250 € par an par emploi aidé. Pas grand-chose au regard des 435 000 € par emploi créé par le CICE (52 fois plus cher). À moins, bien sûr, que l’illustre Cour considère que le CICE ne fait absolument pas partie des politiques de l’emploi, contrairement aux arguments du gouvernement d’alors pour le justifier. Dommage pour un dispositif qui a coûté près de 100 milliards d’euros depuis 2013 et qui doit être transformé en annulation de cotisations sociales pour les entreprises d’un montant de 20 milliards annuel au 1er janvier 2019.

Publié le 19/12/2018

Gilets jaunes. L’exigence démocratique fleurit sur les ronds-points

Pierre Duquesne (site humanite.fr)

Les barrages filtrants sont des mini-agoras où la parole se libère et où on se politise à la vitesse grand V. Ce bouillonnement démocratique à même l’asphalte permet de faire émerger des idées neuves pour refonder la République.

Commercy n’est plus uniquement connue pour ses madeleines. C’est de cette petite ville de la Meuse qu’est parti le désormais célèbre « Appel de Commercy ». Lancé le 30 novembre, depuis une cabane construite sur place dans la commune, il s’est diffusé comme une traînée de poudre sur les réseaux. « Vive la démocratie directe ! » peut-on lire dans ce texte destiné au départ à contrecarrer la désignation de porte-parole régionaux des gilets jaunes. « Ne mettons pas le doigt dans l’engrenage de la représentation ! » alertent ces citoyens déterminés à se battre pour la défense du pouvoir d’achat mais aussi « sur les retraites, les chômeurs, le statut des fonctionnaires et tout le reste » ! Des porte-parole, expliquent-ils « finiraient forcément par parler à notre place ». « Comme avec les directions syndicales, (le pouvoir) cherche des intermédiaires, des gens avec qui il pourrait négocier. Sur qui il pourra mettre la pression pour apaiser l’éruption. (…) Mais c’est compter sans la force et l’intelligence de notre mouvement. » Et d’appeler l’ensemble des gilets jaunes à monter des comités populaires partout où ils le peuvent. « Le pouvoir au peuple, par le peuple, pour le peuple ! » clament les huit gilets de Commercy, le poing levé.

Depuis, leur appel a été vu des milliers de fois sur le Net. « On a reçu des centaines de messages, de Belgique, d’Allemagne, du Chiapas et de partout en France pour savoir comment nous fonctionnons », raconte Claude, fonctionnaire à fond dans la lutte. Ce n’est pas si compliqué. Toutes les décisions sont soumises au vote d’une assemblée générale, organisée chaque jour à 17 h 30. « Avec une animation tournante pour que les gens puissent exercer leur citoyenneté, leur capacité de dialogue, poursuit-il. On est tous novices, on apprend tous ensemble. » Chaque soir, depuis trois semaines, il y a toujours entre 25 et 30 présents. Ils étaient plus de 150, la semaine dernière, pour une AG extraordinaire sur l’enjeu démocratique. « Il est plus facile de demander le retrait d’une taxe ou l’augmentation des salaires que de dire qu’on étouffe de ce système. Mais lorsqu’on parvient à mettre des mots sur ce sentiment, on s’aperçoit que cela rencontre une préoccupation profonde », rapporte Claude.

« Représentons-nous nous-mêmes ! » et « inventons un nouveau modèle démocratique », voilà qui pourrait être le point de ralliement de l’ensemble des gilets jaunes. Sur l’île de La Réunion, certains d’entre eux ont délaissé Facebook pour lancer leur propre plateforme numérique de délibération collective. Ils sont près de 5 000 à débattre, à s’organiser et à élaborer des revendications de façon horizontale, en créole et en français, via un site conçu par une start-up de la Civic Tech. Des mini-référendums sont réalisés chaque jour à Gaillon, dans l’Eure (lire ci-contre), auprès des voitures passant le barrage filtrant. « Faut-il dissoudre l’Assemblée, oui ou non ? » était la question soumise, mercredi, aux conducteurs. Une consultation express, à emporter.

L’ancienne préfecture transformée en « Maison du peuple »

À Saint-Nazaire, l’ancienne préfecture, occupée, a été transformée en « Maison du peuple » pour permettre aux personnes mobilisées de se coordonner et d’imaginer la suite. De pouvoir enfin s’exprimer. « Il y a tout un système qui nous empêche de nous plaindre. Tu peux plus faire la grève… parce que si tu paies pas ton crédit, tu perds ta maison. Ça devrait être gratuit, pourtant, de se plaindre », explique l’un des gilets jaunes nazairiens, dont les propos sont rapportés sur le site lundi.am.

Un acronyme revient fréquemment dans les multiples échanges de cette « démocratie des ronds-points » : le « RIC ». Le référendum d’initiative citoyenne devient la revendication numéro 1 des gilets jaunes. C’est en tout cas la volonté de pionniers du mouvement comme Priscilla Ludovsky et Éric Drouet, qui ont organisé hier une conférence de presse devant la salle du Jeu de paume à Versailles. À l’endroit même où les révolutionnaires de 1789 se sont juré d’écrire une nouvelle Constitution, ils ont proposé, outre une baisse des taxes sur les produits de première nécessité et la baisse des salaires des ministres, de soumettre aux Français ces outils permettant de modifier la Constitution, de proposer une loi, voire de destituer un membre du gouvernement à condition de réunir un certain nombre de signatures. Ils proposent aussi la création d’une « assemblée citoyenne », avec des électeurs tirés au sort, qui « proposerait des sujets à soumettre à référendum et/ou qui défendrait les intérêts des citoyens face au gouvernement ». Une conférence sur le référendum d’initiative citoyenne, diffusée par le youtubeur Demos Kratos, a enregistré près de 800 000 vues sur Facebook en moins d’une semaine.

Manifestement, ils n’ont pas été convaincus par l’intervention, lundi, d’Emmanuel Macron. Ni même par sa volonté de lancer un « débat sans précédent » sur la question de « la représentation ». Le chef de l’État s’est dit prêt, pourtant, à étudier « la possibilité de voir les courants d’opinion mieux entendus dans leur diversité, une loi électorale plus juste, la prise en compte du vote blanc et même que soient admis à participer au débat des citoyens n’appartenant pas à des partis ». La révision constitutionnelle va être repoussée pour tenir compte de cette consultation nationale, a annoncé mercredi le porte-parole du gouvernement. Mais ces propositions sont apparues bien trop floues, comparées aux annonces sur le pouvoir d’achat.

Il est urgent d’entamer un processus constituant

« Il veut nous faire passer pour de simples consommateurs », estime un des gilets jaunes rencontré par l’Humanité, lundi, sur un barrage filtrant de Rungis. « Pas représentés », « pas concernés », « pas écoutés »… En quelques mots, Jimmy, employé chez Carrefour, révèle la grande distance prise avec la démocratie représentative. Le « tous pourris » n’est jamais très loin dès qu’on évoque les corps intermédiaires ou les élus. « Certains peut-être sont honnêtes, mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. En général, je ne sais pas s’ils sont aussi sincères que ça ! » s’exclame Jimmy. À Commercy, la CGT, qui était venue proposer son aide, a été gentiment éconduite par peur de la récupération, rapporte Claude… qui est lui-même syndiqué à la CGT. Mais il se dit rasséréné par ce mouvement où on parle à « des gens de toute sorte » sans exclusive, qu’ils votent FN ou plutôt à gauche, mais « toujours dans une relation extrêmement respectueuse. Les idées s’échangent, elles progressent, ce qu’on ne sentait pas avant », juge ce militant. S’il présente des avantages, cet effacement des appartenances peut aussi renforcer encore la confusion politique. Et elle est parfois amplifiée par certains personnages sulfureux. Étienne Chouard, par exemple, était l’un des invités phares de la conférence à succès sur le référendum d’initiative citoyenne. S’il défend un processus constituant depuis le référendum de 2005, ce professeur d’économie en lycée prône aussi le dépassement des clivages, au point de s’afficher aux côtés de figures d’extrême droite. Il n’a pas caché ses sympathies pour François Asselineau lors de la dernière présidentielle.

À l’avant-garde des expérimentations démocratiques, le maire de Kingersheim, Jo Spiegel, qui a récemment rejoint Place publique, a, lui, été agréablement surpris par la dynamique des gilets jaunes. « On aurait pu craindre au départ qu’il s’agisse d’un individualisme de masse, avec chacun son gilet jaune et ses revendications, mais ils ont commencé à faire de la politique dignement, dépassant les intérêts catégoriels et corporatistes à mesure qu’ils ont discuté sur les ronds-points. La mobilisation contre une taxe s’est peu à peu transformée en manifestation contre l’injustice fiscale, par exemple. » Et vu la crise de la démocratie représentative élective, complètement déligitimée, il est urgent d’entamer une transition sociale, écologique et démocratique, via un processus constituant. « Une espèce d’assemblée générale nationale, sur plusieurs mois, avec des citoyens tirés au sort pour imaginer un renouveau démocratique. C’est ça ou le risque, c’est de voir un scénario à l’italienne se produire en France. »

Publié le 18/12/2018

En 2019, les cadeaux aux riches et aux entreprises feront peser une lourde menace sur le modèle social français

par Rachel Knaebel (site bastamag.net)

Les annonces de Macron pour calmer les esprits après un mois de manifestations et de blocages ne changent rien : son « agenda néolibéral » se poursuit. Les plus riches continuent de profiter d’exonérations sans précédents. En 2019, 40 milliards seront versés aux entreprises au titre du « crédit d’impôt compétitivité emploi » et en allègement de cotisations. Chaque salarié devrait voir son pouvoir d’achat légèrement augmenter, sans que son salaire ne progresse. Mais en arrière-plan, ce sont l’ensemble des protections sociales et des services publics qui risquent de s’effondrer, faute de financements. Alors que le gouvernement prépare une énième réforme des retraites et de l’assurance-chômage.

Le 10 décembre, après plus de trois semaines du mouvement des gilets jaunes, Emmanuel Macron a annoncé l’abandon de la hausse de la CSG sur les retraites, pour les pensions de moins de 2000 euros, et une hausse de 100 euros du Smic. C’est en fait non pas le Smic mais la prime d’activité accordée aux bas salaires qui va augmenter. La hausse de la taxation du diesel avait déjà été annulée. Mais Macron n’a rien dit de la fiscalité des entreprises et des plus riches. En même temps, le Sénat votait, sur demande du gouvernement, l’allègement de l’« exit tax », un impôt instauré en 2011 pour lutter contre l’exil fiscal (voir notre article). Mardi, les sénateurs ont également voté le projet de loi de finance pour 2019. Ce projet de budget qui, même en prenant en compte les maigres annonces du président, confirme la direction prise depuis 2017 : moins d’impôts pour les entreprises, toujours moins d’argent pour la protection sociale, et des suppressions d’emplois publics.

Les 100 euros de hausse apparente du salaire minimum annoncée lundi s’appliqueront, « sans qu’il en coûte un euro de plus pour l’employeur », a tenu à préciser le chef de l’État. Car ce n’est pas le Smic qui sera augmenté (au-delà de sa revalorisation de 1,8 % déjà prévue), mais la prime d’activité, accordée par l’État aux bas salaires – donc financée par l’ensemble des contribuables. Cette hausse du pouvoir d’achat sera complétée, pour les salariés uniquement, par une baisse des cotisations salariales. Or, ces cotisations salariales servent à financer, tout comme les cotisations patronales, l’assurance maladie, l’assurance chômage, les retraites… L’association Attac dénonce ainsi « une véritable arnaque » puisque « le Smic n’est pas revalorisé, pas plus que les salaires juste au-dessus du Smic. Le salaire perçu va augmenter via la hausse de la prime d’activité, qui était déjà dans les tuyaux. Magnifique tour de passe-passe que tente le président. Plutôt que de faire financer les hausses de salaires par les entreprises, il fait payer les contribuables ». Pour Attac, Macron et son gouvernement poursuivent leur « agenda néolibéral ».

Autre entourloupe annoncée lundi : celle de la défiscalisation des heures supplémentaires, avec la suppression des cotisations et impôts payés sur ces heures travaillées au-delà du temps de travail légal. Ce qui apparaîtra d’un côté comme du salaire en plus sur le bulletin de paie sera prélevé de l’autre sur le financement la protection sociale de chaque salarié sans qu’il n’en coûte, encore une fois, rien aux entreprises. D’autre part, en incitant les employeurs à payer des heures supplémentaires plutôt qu’à embaucher, cette défiscalisation a des effets négatifs sur l’emploi. « L’exonération des heures supplémentaires pourrait détruire près de 19 000 emplois à l’horizon 2022 », estimait en 2017 Eric Heyer, directeur du département analyse et prévision de l’OFCE [1].

« Un budget de classe »

« Avec les mesures annoncées lundi, Macron ne revient pas sur les réductions d’impôts pour les entreprises et les plus riches. Il se retrouve, compte tenu du mécontentement, à reculer un peu sur les mesures les plus scandaleuses, la CSG sur les petites retraites, la taxe sur le carburant… Le problème, c’est que cela va avoir pour conséquence un trou dans le budget, et cela, en plus, sans mesure pour la transition écologique en face », analyse aussi l’économiste Henri Sterdyniak, co-animateur du collectif des Économistes atterrés. Le coût des mesures annoncées est estimé à 8 à 10 milliards d’euros par des membres du gouvernement. « Comme le gouvernement reste toujours dans l’idée de ne pas faire payer les entreprises, ces milliards en moins sur le budget, comment va t-on les récupérer ? Sur les dépenses publiques », poursuit l’économiste.

Les Économistes atterrés dénonçaient dès fin octobre le projet de budget comme un « budget de classe », « lourd de menace pour le modèle social français », dans la droite ligne de celui de 2018. « Emmanuel Macron se fixe trois grands objectifs imbriqués : réduire les "charges" sur les riches et sur les entreprises de façon (selon la fameuse théorie des "premiers de cordée") à relancer l’activité ; réduire à marche forcée les déficits publics afin de présenter un budget en équilibre à l’horizon 2022 ; comprimer les dépenses publiques afin de remplir les deux objectifs précédents », écrivaient quatre membres du collectif des Économistes atterrés dans leur note sur le budget 2019.

En 2018, l’impôt sur la fortune (ISF) avait déjà été supprimé et remplacé par un impôt sur la fortune immobilière (IFI). Le patrimoine mobilier, c’est-à-dire les actions et investissements possédés, ne sont plus pris en compte dans le calcul de cet impôt. Et les revenus que ces capitaux génèrent (dividendes, etc) seront taxés au maximum à 30 % grâce à un prélèvement forfaitaire unique (PFU). La loi de finance de 2018 a également entériné une baisse de l’impôt sur les bénéfices. Le taux de l’impôt sur les bénéfices baissera progressivement de 33,3 % (en 2016) à 25 % en 2022. « Au total, cette baisse devrait coûter 12,5 milliards à l’État », notent les Économistes atterrés. C’est dommage, alors que de plus en plus de grandes entreprises sont riches et alors que l’État s’appauvrit. »

CICE : quand l’État verse aux entreprises 400 000 euros par emploi préservé

Sans oublier l’argent reversé aux entreprises par le biais du CICE, le crédit d’impôt compétitivité emploi. Mis en place en 2013, ce dispositif n’en finit pas de gréver le budget de l’État. Dans le budget 2019, le CICE est transformé en allègement général de cotisations sociales pour les entreprises. Alors même que les allègements fiscaux accordés depuis cinq ans sont loin d’avoir fait leurs preuves en terme de création d’emplois. Ces crédits d’impôts ont été attribués sans aucune obligation ni contrepartie pour les employeurs, ni en termes d’embauche, ni en termes d’investissement.

Le CICE aurait permis de créer ou sauvegarder 100 000 emplois en deux ans (2014 et 2015) selon l’évaluation du comité de suivi du CICE. En 2018, le montant global reversé aux entreprises s’élève à plus de 20 milliards d’euros pour, selon l’évaluation, créer ou sauvegarder 50 000 emplois (sur une année) : soit 400 000 euros par emploi par an ! 33 000 euros par mois ! Créer des emplois publics coûterait beaucoup moins cher. En plus « l’existence d’un effet significatif du CICE sur l’investissement demeure difficile à établir », ajoute le comité de suivi. Les chercheurs du laboratoire d’évaluation des politiques publiques de Science Po ont quant à eux conclu que le CICE n’avait aucun d’effet « sur les exportations, les investissements, ni l’emploi ».

Même en transformant le CICE en allègement général des cotisations patronales, le budget 2019 choisit donc de pérenniser ce principe, sans que cela n’ait pourtant d’effet probant ni sur l’emploi ni sur l’investissement. Ces allègements pour les entreprises vont pourtant coûter l’année prochaine deux fois plus cher aux finances publiques. Le CICE est payé aux entreprises l’année suivante de son attribution. Donc, en 2019, les entreprises toucheront à la fois les crédits d’impôt sur les salaires de 2018 – soit 20 milliards – et les baisses de cotisations sociales sur ceux de l’année en cours - soit encore 20 milliards.

Réduire les impôts sur les entreprises et réduire le droit du travail

« L’année prochaine, l’État devra rembourser 40 milliards aux entreprises, résume Henri Sterdyniak. Certains conseillers de Macron disent qu’il ne faut pas rembourser les 20 milliards du CICE. Car, en ajoutant les mesures annoncées en début de semaine, la France risque de dépasser la limite de 3 % de déficit public fixée par l’Union européenne, ajoute l’économiste. Si nous dépassons cette limite, nous allons nous faire taper sur les doigts par l’UE. En conséquence, le gouvernement va devoir faire des promesses à Bruxelles, sur l’évolution de l’assurance chômage, sur les retraites… »

Les baisses et exonérations sociales qui se multiplient font ainsi peser un danger sur l’ensemble du système de protection sociale français. Moins de cotisations sociales, c’est moins d’argent pour l’assurance-chômage, moins d’argent pour la Sécurité sociale, moins d’argent pour les retraites. Et ce, pour baisser le « coût » du travail. Le dossier de présentation du projet de loi de finances de la Sécurité sociale pour 2019 le dit clairement : « Un allégement des cotisations sociales pour réduire durablement le coût du travail et renforcer notre compétitivité. » Les comptes de la Sécu viennent pourtant tout juste de revenir à l’équilibre après 18 ans de déficit. « L’objectif de la politique du gouvernement, c’est de réduire les impôts sur les entreprises, de réduire les impôts pour les riches, de réduire le droit du travail. Cela va avoir pour conséquence de réduire les dépenses publiques, qui sont en grande partie des dépenses sociales », analyse Henri Sterdyniak.

De fait, le budget 2019 prévoit des suppressions d’emplois dans le secteur public. En septembre, Jean-Michel Blanquer avait annoncé 1800 suppressions de postes dans l’Éducation nationale [2]. Les ministères du Budget, de l’Économie et des Finances – qui, entre autres, luttent contre l’évasion fiscale – perdront plus de 2500 emplois. Et le ministère du Travail verra disparaître 1600 postes, dont l’essentiel à Pôle emploi…

Quand les milliardaires français accordent une « prime exceptionnelle »

Pour aider les travailleurs, Macron a tout de même demandé, dans son discours du 10 décembre aux employeurs qui le peuvent d’accorder une prime exceptionnelle à leurs salariés en cette fin d’année. Certaines grandes entreprises ont déjà annoncé qu’elle le feraient, comme LVMH, Iliad, Kering ou Orange. LVMH, c’est la multinationale de l’homme le plus riche de France, Bernard Arnault, quatrième fortune mondiale, estimée à plus de 73 milliards d’euros. En 2016, il a perçu une rémunération totale de plus de 11 millions d’euros de son entreprise LVMH. LVMH a alors distribué près d’un milliard d’euros de dividendes aux différents membres de la famille Arnault.

Kering, c’est l’entreprise du milliardaire François Pinault, 30 milliards d’euros de fortune. Iliad, c’est le groupe de télécommunications (dont fait partie Free) fondé par Xavier Niel, qui possède une fortune personnelle de plus de 9 milliards d’euros (lire nos articles LVMH, Kering, Hermès, Chanel : pas de « ruissellement » pour les profits record du luxe français et De Nutella à Chanel en passant par Dassault : les combines pour devenir milliardaire et le rester). Eux n’ont évidemment pas besoin d’un système de protection sociale correctement financé par des cotisations sociales pour faire face aux aléas de la vie.

Rachel Knaebel

Publié le 17/12/2018

Répression macroniste contre le peuple des gilets jaunes : un état d’urgence qui ne dit pas son nom

(site politis.fr)

D’après Vincent Brengarth, avocat au Barreau de Paris, nous assistons à une dérive inquiétante en matière de répression policière en France ces dernières années, plus précisément depuis novembre 2015 lorsque l’état d’urgence est prononcé et prolongé à de multiples reprises avant d’être intégré dans le droit commun. Nous serions donc désormais sous le coup « un état d’urgence qui ne dit pas son nom » avec des interpellations préventives sur la simple base du soupçon, sans élément concret d’une infraction.

Samedi 8 décembre, le mouvement des « gilets jaunes » maintient sa progression puisqu’il a rassemblé un total de 136 000 manifestants sur l'ensemble du territoire (dont près de 10 000 à Paris), niveau comparable au samedi 1er décembre, tandis qu'il avait comptabilisé 106 301 personnes lors du week-end précédent, selon les chiffres, habituellement sous-estimés, du ministère de l'Intérieur. Au lendemain de la mobilisation du 1er décembre, le ministre Christophe Castaner s’est d’ailleurs empressé de revoir à la hausse les chiffres du 24 novembre, puisqu’il a réévalué le nombre de manifestants à 166 000 personnes, au lieu de 106 000 annoncées précédemment. On appréciera ce saut de 60 000 personnes apparues soudainement dans les statistiques du ministère, manipulation comptable qui permet d’affirmer que le mouvement décroît…

Paris en état d’alerte insurrectionnelle

Pour ce quatrième samedi de mobilisation pour les gilets jaunes, 89 000 membres des forces dites « de l'ordre » sont mobilisés, dont 8 000 à Paris, appuyés par 14 « VBRG », véhicules blindés à roue de la gendarmerie. La tension est palpable. Dans la capitale, 36 stations de métro sont fermées au public, de nombreux commerces ne lèvent pas leurs rideaux et les portes d’une douzaine de musées (dont le Louvre, le musée d'Orsay, le Grand Palais, le musée de l'Homme ou le musée d'Art moderne) ainsi que d'autres sites touristiques emblématiques comme la Tour Eiffel, les Catacombes ou encore l'Arc de triomphe sont restés fermés. Des salles de spectacles, de l'Opéra à la Comédie-Française en passant par le théâtre Marigny et le théâtre des Champs-Élysées ont annulé leurs représentations.

1 723 interpellations

Une vague massive d’interpellations a lieu ce samedi 8 décembre, quatrième samedi ou acte IV de la mobilisation du mouvement des « gilets jaunes ». Des interpellations au cours desquelles la police confisque des fioles de sérum physiologique, apportées pour aider et soulager les gens asphyxiés par les gaz lacrymogènes, des masques de protection, des casques de cycliste, etc. Dérober le matériel de protections aux manifestants suscite l’indignation et jette de l’huile sur le feu. Pour peu qu’ils soient non-violents, avec l’intention légitime de se protéger contre la violences des armes utilisées par la police, ces intimidations finissent par inciter à ne plus « rester pacifique, puisque ça ne sert à rien », comme le confie Jean-Philippe interrogé par Mediapart.

Dans la capitale, la course aux interpellations bat son plein. On passe de 121 interpellations à 7h30 le matin à 575 à 14h. Les commissariats sont très vite saturés. Finalement, sur la seule journée du samedi 8 décembre, les forces de police ont interpellé 1 723 personnes participant au mouvement, dont 1 082 rien que sur Paris, lesquelles ont débouchées sur 820 gardes à vue. Une jeune mère livre un témoignage accablant alors qu’elle se retrouve en garde à vue sans avoir rien à se reprocher et sans pouvoir allaiter son bébé de quatre mois. « C’est un état d’urgence qui ne dit pas son nom, un détournement de pouvoir au profit du pouvoir judiciaire », s’insurge l’avocat inscrit au barreau de Paris, Me Vincent Brengarth. Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, mi-novembre, la police française a procédé à 4 523 interpellations, dont 4 099 ont débouché sur des gardes à vue.

Florent Compain, président des Amis de la terre France, et Denys Crolotte, du Mouvement pour une alternative non violente sont arrêtés dans le cortège de la Marche pour le climat à Nancy. Leur seul délit est d’avoir organisé et maintenue une manifestation malgré l’interdiction de la Préfecture. Celle-ci s’est pourtant révélée être un réel succès à Nancy, rassemblant entre 1 000 et 1 500 personnes. Là aussi, il semble qu’apporter « une réponse aux problèmes de fin du monde autant qu’aux problèmes de fin de mois » pour faire converger les enjeux nationaux de la mobilisation n’aient pas été du goût de la police qui a tout fait pour éviter cette convergence sur le terrain. Mais, les soutiens se sont multipliés et le standard du commissariat a croulé sous les appels téléphoniques. Denys et Florent sont finalement libérés après avoir été retenus plus de 21 heures en garde à vue par la police. Ils encourent une peine de 6 mois de prison et 7.500 euros d’amende.

En attendant, les plaintes déposées s’accumulent alors qu’on célèbre, ce 10 décembre, le 70ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme, dont l’article 9 stipule : « Nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu ou exilé. »

La violence, parlons-en !

Le samedi 1er décembre, alors que des manifestations ont lieu dans toute la France, Zineb Redouane, une femme de 80 ans, se trouve dans son appartement au quatrième étage du 12, rue des Feuillants, adjacente à la Canebière à Marseille. Soudain, elle s’apprête à fermer ses volets et reçoit une bombe lacrymogène au visage, tirée lors d’incidents sur la Canebière après les manifestations. Sa voisine Nadjia Takouche, recueille son témoignage alors que la vieille dame est transportée à l'hôpital de La Timone, puis à l'hôpital de la Conception, pour y être opérée. « Mais comment ils peuvent tirer au quatrième étage ? Les policiers m’ont bien visée. Ils ont tiré avec un pistolet, puis ils sont montés dans la voiture et sont partis. Peut-être qu’ils pensaient que j’avais le téléphone portable pour filmer », dit-elle avant de mourir quelques heures plus tard, au bloc opératoire de l’hôpital de la Conception, le dimanche 2 décembre. Une enquête judiciaire sera confiée par le procureur à l’IGPN, la police des polices, une de plus.

Quelques jours plus tard, des jeunes du lycée Simone-de-Beauvoir, à Garges-lès-Gonesse manifestent le 5 décembre 2018 contre Parcoursup devant leur Lycée. L’un d’entre eux, Issam, un élève de Terminale de 17 ans, est touché par un tir tendu de flash-ball et s’effondre devant son professeur Mathieu Barraquier, il a la joue déchiquetée (1). Le même jour, Oumar, 16 ans, a été grièvement blessé par un tir de lanceur de balles de défense (LBD), à la porte du lycée Jacques-Monod à Saint-Jean-de-Braye, près d’Orléans. Le lendemain 6 décembre, l’arrestation de 151 jeunes de Mantes-la-Jolie choque. Sur des images qui tournent en boucle sur Internet, ont voit les lycéens alignés, agenouillés à même le sol, les mains sur la tête ou menottées à l’aide de Rilsan (des bracelets en plastique), sous la surveillance d’agents armés. On entend distinctement un policier commenter la scène : « Voilà une classe qui se tient sage. » Le même jour, 6 décembre, quelques 130 ex-lycéens engagés dans les mouvements en 1968, 1977, 1986, 1990, 1994, 2000, 2005 ou 2013 sous les différents gouvernements du Général De Gaulle, Georges Pompidou, Valéry Giscard D’Estaing, François Mitterrand, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy ou François Hollande tirent le signal d’alarme. « Une étape a été franchie » dans la répression, s’inquiètent-ils.

Deux jours plus tard, Fiorina, une étudiante de 20 ans originaire d’Amiens, et Thomas, 20 ans aussi, un étudiant nîmois sont grièvement blessés au visage par des balles en caoutchouc sur les Champs-Élysées. Le Front de Mères, premier syndicat de parents des quartiers populaires, publie dans la foulée une tribune dans laquelle les parents dénoncent « l’infâme répression policière digne d'une dictature » que subissent leurs enfants. Le Front de mères affirme être « solidaire des revendications légitimes de nos enfants, qui refusent qu'on restreigne “réforme” après “réforme” leurs champs des possibles et leurs perspectives d'avefnir, (...) solidaires de leurs revendications contre Parcoursup, la “réforme” du bac, la suppression de 2 600 postes depuis septembre, et les discriminations dans le système scolaire. » Il exige que soit respecté « le droit de nos enfants à manifester et à s'exprimer » et soutient les plaintes déposées par les avocats de lycéen.nes victimes de violences policières. Enfin, le Front de mères appelle à protéger ses enfants en s’interposant tels des boucliers face à la police, car : « Un pays où l'on terrorise les enfants se dirige vers la dictature et le fascisme. »

Lors du rassemblement à Bordeaux ce 8 décembre, Antoine, 26 ans, a été amputé de sa main droite après l’explosion d’une grenade qu’il essayait de renvoyer sur « les forces de l’ordre ». 32 autres manifestants seront blessés. Antoine a vraisemblablement été mutilé par une grenade explosive de type GLI-F4, une arme composée de 25 grammes de TNT et d’une charge lacrymogène, qui tutoie les 165 décibels lorsqu’elle explose, soit plus qu’un avion au décollage et que seul la France utilise en Europe dans ses opérations de « maintien de l’ordre ». « Je n'en veux pas forcement aux flics, explique Antoine, mais à ce système qui a laissé des gens s'armer d'une telle façon face à d'autres gens qui ne sont pas du tout prêts à affronter ça. » Pourtant, dès le 30 novembre, un collectif d’avocats de personnes blessées par ce type de munitions adressait une lettre ouverte au ministre de l'Intérieur, Édouard Philippe, dans laquelle ils l’appelaient à cesser l’usage de cette grenade en vue de la nouvelle mobilisation prévue le 1er décembre. « Alors que depuis 2016, tant le Défenseur des droits que l’Association chrétienne pour l’abolition de la torture (ACAT) tirent le signal d’alarme quant au recours à ces armes à feu, l’État persiste à recourir massivement à ces grenades explosives au risque assumé de mutiler voire de tuer », dénonçaient-ils dans leur lettre (2). Pour l’heure, la seule réponse de la part de Matignon apportée à cette lettre, demeure la répression aveugle d’un gouvernement aux abois. Le collectif prévoit d’introduire des recours devant le tribunal administratif. «Dans un rapport conjoint daté de 2014, l’Inspection générale de la gendarmerie nationale, ainsi que celle de la police nationale, indiquent que ces grenades sont susceptibles de mutiler ou de blesser mortellement», rappelle Raphaël Kempf, un des avocats du collectif. « Que ce soit sur la zone à défendre de Bure (Meuse) ou à Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), cette grenade a déjà fait beaucoup de blessés… » dénonce Aïnoha Pascual, l’avocate de Gabriel, un autre manifestant qui a eu la moitié de la main arrachée le 24 novembre.

Le matériel de protection confisqué, droit de la presse bafoué

Plusieurs photoreporters ont déclaré s’être fait confisquer leur matériel de travail. La photographe Véronique de Viguerie raconte à L'Express comment les protections de cette journaliste lui ont été confisquées par la police, la rendant vulnérable au cœur des manifestations du samedi 8 décembre. « J'arrivais devant le Louvre et il y avait quatre garçons assis sur un trottoir. Ils venaient d'être interpellés par la police. J'ai pris une photo et là les policiers sont venus vers moi. Ils m'ont contrôlée, m'ont dit de me tourner. J'ai montré ma carte de presse et bien rappelé que j'étais journaliste. Mais ils m'ont pris mon sac, dans lequel j'avais deux casques de snowboard, sur lesquels il y avait écrit "presse" avec du scotch, deux masques de snowboard et deux masques de peintre. »

Quatre syndicats de journalistes, le SNJ, le SNJ-CGT, la CFDT et FO, ont demandé lundi 10 décembre à être reçus « en urgence » par Emmanuel Macron après des « dérapages inadmissibles » des forces de l'ordre, notamment à Paris, contre des reporters de terrain et des photographes en marge de la manifestation des gilets jaunes. Ils « exigent des explications de la préfecture de police, du ministère de l'Intérieur et du gouvernement sur les consignes qui ont été données pour en arriver à cette situation ». « Dès 8h du matin samedi, de nombreux photographes de presse, clairement identifiés comme tels, se sont fait confisquer leur équipement de protection individuel (casques, lunettes, masque à gaz), parfois sous la menace d'une garde à vue », écrivent-ils dans un communiqué commun. Parmi les journalistes blessés samedi 8 décembre, deux photographes du Parisien ont été visés par des tirs de Flash-Ball, l’un d’eux, Yann Foreix, a été la cible d'un tir dans le dos à deux mètres de distances par un policier. Même cas de figure pour Boris Kharlamoff, un photographe de l’agence A2PRL, également touché dans le dos par un projectile en caoutchouc tiré par un policier en civil. Un photographe du Journal du dimanche, Éric Dessons, a lui été hospitalisé pour une fracture à la main après avoir été frappé à deux reprises par un CRS et un photographe de Reuters a été atteint par un tir de flash-ball à Bordeaux. Toujours à Paris ce samedi 8 décembre, le reporter de la fameuse émission de radio Là-bas si j’y suis, Gaylord Van Wymeersch, se fait agressé par un agent de la BAC (brigades anti-criminalité de la Police nationale qui sont déployées massivement et en tenue civile, avec ou sans brassard) qui lui donne un coup de matraque et casse sont téléphone. Son collègue, Dillah Teibi, enregistre la scène.

Enfin, lorsqu'un agent des forces de l'ordre républicain s'adresse à un photographe indépendant couvrant les manifestations, en ces termes : « Si vous voulez rester en vie, vous rentrez chez vous ! Vous n'avez rien à branler ici ! », on peut se poser des questions quant au maintien de l’ordre républicain. Macron, dans son discours du 10 décembre, parle exclusivement de la violence des « casseurs », sans même faire mention des innombrables blessés par armes létales des forces de l’ordre. Pourtant, le bilan provisoire du quatrième samedi de manifestation 8 décembre est lourd : 264 blessés dont 39 policiers, plus important encore que celui de la semaine précédente de 229 blessés dont 28 policiers. Les hôpitaux de Paris ont pris en charge 170 blessés contre 162 le 1er décembre. En tout, depuis le début du mouvement, mi-novembre, près d’un millier de personnes ont été blessés et parfois très gravement. Une liste non-exhaustive des blessés graves de ces dernières manifestations dressée par le collectif Désarmons-les ! donne froid dans le dos. Il fait mention de 3 mains arrachées par des grenades GLI F4 et d’au moins 4 yeux arrachés par des tirs de LBD 40.

Malheureusement, pour faire face à un tel afflux de blessés, dont nous ne dressons là qu’une liste trop partielle, les services de santé pâtissent d’un manque flagrant de ressources qui pourraient être facilement mobilisée en rétablissant l’ISF par exemple. À la suite de la manifestation du 8 décembre, l’Association des usager.es et du personnel de la santé (AUP’S) se révolte dans un communiqué contre des effectifs et moyens humains qui sont réduit d’année en année pour soigner dignement alors que « les gens meurent aux urgences ou y dorment sur des lits de camp faute de place. » L’association dit se préparer à descendre à nouveau dans la rue et se mobiliser avec les gilets jaunes.

[1] Voir le reportage de Street Press par Inès Belgacem et Matthieu Bidan le 7 décembre 2018 :

[2] « Florilège de violences et blessures policières », Lundi matin, 7 décembre 2018.

Publié le 16/12/2018

Au gouvernement, l’improvisation pour

politique


 

Depuis qu’ils ont découvert les mesures d’Emmanuel Macron censées répondre aux « gilets jaunes », le gouvernement et la majorité parlementaire peinent à en défendre les contours et le financement. À l’Assemblée nationale comme au plus haut niveau de l’État, chacun navigue à vue.

Qui Emmanuel Macron a-t-il prévenu avant de lancer ses annonces en faveur du pouvoir d’achat lundi 10 décembre, à 20 heures ? Et plus important : comment ces mesures ont-elles été préparées et chiffrées ? La question se pose, au regard du flottement général qui a saisi le gouvernement et la majorité parlementaire lorsqu’il s’est agi de défendre les choix du président de la République, dès lundi soir et toute la journée de mardi, y compris devant le Parlement.

« Le président a gardé très, très longtemps pour lui la teneur des annonces », glisse un ministre à Mediapart. Au point que juste avant son allocution, les membres du gouvernement ont été contraints d’accepter les invitations sur les plateaux télé sans savoir exactement ce qu’ils auraient à défendre. Ni comment ils pourraient le faire.

Hausse de la rémunération pour les salariés autour du Smic, annulation de la hausse de la CSG pour les retraités les plus modestes, défiscalisation des heures supplémentaires… Ces mesures coûteront cher, autour de 6 milliards d’euros pour l’année 2019, auxquels il faut ajouter les 4 milliards qu’aurait dû rapporter la hausse de la taxe sur les carburants, annulée dans le premier des reculs de l’exécutif. Comment ces manques à gagner seront-ils financés ? Il est fort probable que nul ne le savait lorsque Emmanuel Macron a fait ses annonces.

« Les modalités sont encore en cours de travail », confiait pudiquement un haut responsable de Bercy, à la mi-journée, mardi. « Pour le moment, on n’a pas les détails du financement des mesures », indiquait au même moment un ministre. À l’Assemblée nationale, lors des questions au gouvernement, le premier ministre Édouard Philippe a renvoyé le détail des réponses dans les prochains jours, lorsque la motion de censure déposée par les groupes de gauche au Palais-Bourbon.

Quant au calendrier, il n’est guère plus clair. Si le gouvernement fait le maximum pour que la hausse de la rémunération pour les salariés autour du Smic démarre en janvier, ses effets ne seront pas perceptibles avant février au mieux, la prime d’activité de janvier étant versée par la caisse d’allocations familiales (CAF) le 5 février. Les autres mesures ont peu de chance d’être effectives dès la rentrée de janvier. Contrairement à ce que les observateurs avaient pu déduire de l’allocution de lundi soir, la défiscalisation des heures supplémentaires sera par exemple mise en application « courant 2019 », selon un responsable de Bercy.

Une chose est sûre : l’objectif de contenir le déficit budgétaire à 2,8 % du PIB en 2019 ne sera pas tenu (lire ici le parti pris de Romaric Godin sur les choix budgétaires gouvernementaux). À rebours de toute la politique menée par le gouvernement jusqu’ici. « Lundi soir, la doctrine budgétaire a été mise de côté. On ne lâche pas complètement les 3 %, mais ça ne doit pas être la doctrine du pays », confie un ministre. « On vit mieux avec 0,2 ou 0,3 point de déficit en plus qu’avec un pays bloqué », lâche un second.

Mais au-delà de ce constat, aucun membre du gouvernement ne se risque à expliquer dans le détail quels sont les plans de l’exécutif. Et le plus grand flou règne, y compris au sujet de la mesure phare d’Emmanuel Macron, la première annoncée lors de son allocution : l’augmentation de revenu pour les salariés payés autour du Smic. « Le salaire d’un travailleur au Smic augmentera de 100 euros par mois dès 2019, sans qu’il en coûte un euro de plus à l’employeur », a simplement déclaré le président de la République.

Sur le site de l’Élysée, cette mesure figurait toujours mardi soir. Elle était même promue au rang d’« engagement de campagne » : « Le salaire d’un salarié au Smic augmentera au total de 100 euros par mois […], et cela dès 2019. » Problème : pour sa partie principale, la mesure ne concerne en fait pas le salaire des Français, et elle ne sera pas versée à tous les travailleurs pauvres. Dans les faits, le Smic n’augmentera pas plus qu’il était prévu il y a plusieurs semaines : il ne bénéficiera que de la hausse légale et automatique déjà inscrite dans la loi, soit une vingtaine d’euros net (+ 1,8 %).

Pour atteindre les 100 euros de hausse, il faudra compter sur la revalorisation de la prime d’activité, qui verra toutes les hausses initialement programmées jusqu’en 2021 accordées d’un coup, début 2019. Mais la prime d’activité n’est pas un salaire. Autrement dit, le salarié qui la touche ne pourra pas la compter pour calculer le montant de sa pension de retraite ou le montant de ses droits au chômage. Et cette prestation sociale ne sera revalorisée que de 0,3 % en 2019 et 2020, alors que l’inflation devrait atteindre au moins 1,3 % pour ces deux années. Contrairement au montant du Smic, la prime d’activité augmentera donc moins vite que les prix.

Lancée en janvier 2016, la prime d’activité était la mesure phare du plan pauvreté de François Hollande. En décembre 2017, elle était versée à 2,6 millions de foyers (avec un taux de recours de 70 %). Ce complément de revenu ciblant les travailleurs pauvres et modestes (ceux-là même qui constituent une bonne partie des « gilets jaunes ») fonctionne plutôt bien : il a réduit de 0,4 point le taux de pauvreté en France, selon l’estimation officielle réalisée par le gouvernement en mars 2017.

Certes efficace, ce revenu de complément ne concerne pour autant pas tous les salariés : la prime est versée aux Français gagnant l’équivalent d’un demi-Smic jusqu’à 1,2 fois le Smic (le montant versé augmente proportionnellement jusqu’au niveau du Smic, puis redescend rapidement). Les salariés à mi-temps touchant le salaire minimum ne devraient donc rien gagner. Et surtout, la prime est calculée en fonction des revenus du foyer fiscal dans son ensemble : si la conjointe ou le conjoint d’un smicard touche un gros salaire, elle n’est pas versée.

Une autre confusion est entretenue par le gouvernement, qui tente de faire croire que les 100 euros supplémentaires s’ajouteraient aux 20 euros de hausse automatique du Smic. Pourtant, lundi soir, l’Élysée expliquait le contraire : peu après l’intervention du chef de l’État, l’un de ses conseillers confirmait en effet à France Info que la hausse de la prime d’activité, d’environ 80 euros, serait bien « couplée aux 20 euros d’augmentation automatique » pour atteindre les fameux 100 euros.

Changement de discours officiel quelques heures plus tard. Sur BFMTV et RMC, le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, assure que les salariés toucheront « en cumulé, un peu plus de 120 euros en plus sur la fiche de paie ». Même affirmation de la part de la ministre du travail Muriel Pénicaud, qui indique au même moment sur France Inter qu’un célibataire qui gagne « 1 307 euros, y compris la prime d’activité », touchera à partir de janvier « 1430 euros », soit 123 euros de plus. Calcul réitéré lors des questions au gouvernement, à l’Assemblée, mardi après-midi.

Le gain pour un smicard se montera-t-il alors à 80, 100 ou 120 euros ? Après vérification, et malgré les annonces des membres de son gouvernement, la hausse annoncée par Emmanuel Macron est bien de 100 euros environ, dont 20 euros de revalorisation automatique du Smic. Les 20 euros supplémentaires promis par Benjamin Griveaux et Muriel Pénicaud apparaissent en fait déjà sur les fiches de paye : ils proviennent de la baisse de cotisations sociales effective depuis octobre 2018. Et si on se penche sur les détails, il apparaît même que 10 euros compris dans leurs calculs sont déjà versés au titre d'une hausse de la prime d'activité accordée en août dernier.

« On est dans une totale confusion »

Au Palais-Bourbon, Édouard Philippe a ajouté une bonne dose de confusion en assurant que l’ensemble des salariés payés au Smic pourraient à terme bénéficier d’une augmentation de 100 euros… même s’ils ne perçoivent pas la prime d’activité. Le premier ministre n’a pas précisé comment il entendait procéder, mais Matignon a indiqué à l’AFP quelques instants plus tard qu’il était envisagé de modifier « d’autres paramètres de la prime » ou de procéder à de nouveaux « allègements de charges ». Étonnant : car sur un Smic, les seules cotisations salariales qui restent sont celles qui financent le régime de retraite ou correspondent à la CSG, impôt que le gouvernement n’a vraisemblablement pas l’intention de baisser.

Au moment même où Édouard Philippe faisait cette annonce, son ministre de l’action et des comptes publics, Gérald Darmanin, s’exprimait devant le Sénat, sans dire un mot de cette idée de dernière minute et ne s’en tenant qu’à la ligne élyséenne, qui parle uniquement d’« accélération du versement de la prime d’activité, à partir de janvier ».

Édouard Philippe et le ministre en charge des relations avec le Parlement, Marc Fesneau. © Reuters

De quoi faire sortir de ses gonds le sénateur communiste Pascal Savoldelli. « Il faut pas qu’on s’étonne qu’on ait une crise politique dans notre pays, s’est-il agacé. On est dans une totale confusion, il y a un manque de respect vis-à-vis de nos concitoyens, et vis-à-vis des parlementaires. On a un ministre qui nous dit : “Ce n’est pas l’augmentation du Smic, c’est une prestation sociale.” Et on a un premier ministre à l’Assemblée nationale […] qui dit aux députés que tous les gens au Smic vont toucher 100 euros par mois. […] C’est honteux ! »

Il est vrai que la séance au Sénat avait de quoi mettre les parlementaires sous tension. L’après-midi aurait dû être consacrée à boucler la première lecture du projet de loi de finances (PLF) pour 2019, en passant au vote solennel, sans plus toucher au texte élaboré au Palais du Luxembourg. Mais le gouvernement, très pressé d’inscrire ses nouvelles mesures dans le projet de loi, a fait voter in extremis la hausse de la prime d’activité (de 600 millions d’euros) et son entrée en vigueur précoce dès janvier, en remettant les sénateurs au travail sur l’article 82, quelques minutes avant le vote solennel.

Cette « seconde délibération » s’est déroulée dans le plus grand désordre, les élus ayant le plus grand mal à comprendre ce qui leur était demandé exactement. « Il faudrait vraiment que nous ayons des précisions sur tout ce que cela veut dire. Nous avons le souci de voter les dispositions qu’on nous soumet, néanmoins nous aimerions avoir quelques précisions », s’est ainsi ému le pourtant très conciliant parlementaire centriste Hervé Marseille.

Voilà plusieurs semaines déjà que l’exécutif navigue à vue pour tenter d’éteindre la crise. Et ce, sous les yeux d’un Parlement qui ne peut que constater, impuissant, les errements du pouvoir. La semaine passée, déjà, les députés avaient écouté Édouard Philippe défendre le « moratoire-suspension-annulation-suppression » de la hausse des taxes sur les carburants, avant que l’Élysée ne comprenne dans la soirée du mercredi 5 décembre que le message n’avait pas été énoncé de façon assez claire pour satisfaire la toute première revendication des « gilets jaunes ». L’entourage d’Emmanuel Macron s’était alors livré à une explication de texte, en faisant résonner la cacophonie au plus haut niveau de l’État.

Cette cacophonie a contaminé l’Assemblée, où quelques députés La République en marche (LREM) tentaient tout de même, mardi matin, de faire le service après-vente des mesures annoncées la veille par le président de la République. C’était notamment le cas de Pieyre-Alexandre Anglade, élu des Français de l’étranger, qui se réjouissait desdites mesures, tout en se disant satisfait de retrouver « l’ADN du mouvement », grâce à la grande consultation décidée par l’exécutif.

Nombre de ses collègues de la majorité avaient déjà utilisé les éléments de langage sur les réseaux sociaux peu après l’allocution du chef de l’État. Le lendemain, le député de Paris, Hugues Renson, vantait encore, en salle des Quatre-Colonnes, le « nouvel élan » que ces « mesures indispensables » permettaient, à l’entendre, de prendre. Parmi les rares députés LREM à s’exprimer auprès de la presse, beaucoup ne cachaient pas un certain soulagement.

Les autres ont préféré se murer dans le silence. « Je passe mon tour aujourd’hui », nous a répondu un député de la commission des affaires sociales, pourtant habitué aux confidences. « Désolée mais non, je ne parlerai pas aujourd’hui », a indiqué une membre de la commission des finances. « Je suis désolée mais je dois étudier les éléments en profondeur avant de vous répondre », a également écrit une autre. Une députée LREM confiait d’ailleurs à Mediapart se désespérer que ses collègues demandent encore et toujours l’aval du gouvernement pour pouvoir agir. « La réunion de groupe était étonnante à ce titre », soufflait-elle.

Les élus de la majorité ont, comme tout un chacun, découvert les mesures d’Emmanuel Macron devant leur poste de télévision. Ces mesures doivent, comme le leur a répété Édouard Philippe, être mises en œuvre dès le mois de janvier 2019. Un exercice d’autant plus difficile pour les députés qu’il leur a d’abord fallu décrypter la manière dont il était envisagé d’augmenter le Smic mensuel de 100 euros. « Je ne veux plus rien qui ne soit pas clair, tonne Jacques Savatier, membre LREM de la commission des finances. Emmanuel Macron, je vais lui demander des précisions, on ne peut plus faire les choses ainsi, de travers. »

Comme la quasi-totalité des parlementaires de la majorité, cet élu de la Vienne se rendra mardi soir à l’Élysée. Le député Mustapha Laabid, quant à lui, confie qu’il pourrait sécher le rendez-vous, en raison du format proposé. En effet, chacun aura du mal à exprimer ce qu’il a sur le cœur ou ce qu’il porte comme proposition, les députés à la tête des commissions et les « whip » (référents) devant prendre la parole en priorité. L’horizontalité et la consultation demeurent un exercice difficile au sein de LREM.

Pour les députés, la séquence qui s’ouvre est complètement inédite, tant l’improvisation semble être de mise au plus haut niveau de l’État. Martine Wonner, députée du Bas-Rhin et vice-présidente de la commission des affaires sociales, est d’ailleurs bien incapable de donner ne serait-ce qu’un calendrier sur le travail législatif qui se met en place en urgence. Pour tenir la promesse d’exonérer de la hausse de la CSG les retraités touchant moins de 2 000 euros, le Parlement doit en effet voter un projet de loi de financement de la sécurité sociale rectificatif – un PLFSS R dans le jargon du Palais-Bourbon – avant la fin de l’année.

« On doit tenir les délais, nous sommes obligés », assume Martine Wonner, avant d’évoquer la période du 26 au 28 décembre pour que les deux chambres puissent débattre et voter le texte. Elle avoue cependant n’avoir encore eu aucun contact avec les ministres chargés de la question pour en discuter. « S’il faut siéger le 31 décembre, alors on siégera le 31 décembre », assure pour sa part la députée LREM de la Marne, Aina Kuric.

Du côté de la commission des finances, le même flou règne. Jacques Savatier s’enthousiasme des mesures, mais s’étonne du retard à l’allumage. « Ça fait un an et demi que je le dis. Alors, aujourd’hui, on fait quoi ? » interroge-t-il. Les membres de sa commission se sont réunis mardi matin pour réfléchir aux premières pistes sur le financement de l’accélération de la hausse de la prime d’activité. Ils doivent dîner tous ensemble le 12 décembre lors d’une soirée de travail. « À ce moment-là, on en saura plus sur les arbitrages de Bercy », glisse l’un d’entre eux.

Laurianne Rossi, questeuse de l’Assemblée, sait qu’il faut presser le pas dans un contexte de complète désorganisation, à moins de deux semaines des vacances parlementaires officielles. « Il faut aller vite. Certains collègues ne veulent pas entendre que ces mesures doivent être prêtes pour janvier ! » affirme-t-elle. Le projet de loi de finances (PLF) n’étant pas définitivement voté, il pourra être encore discuté selon le calendrier prévu. Le texte doit revenir en commission le vendredi 14 décembre. Les députés ont donc deux jours pour travailler sur le nouveau budget…

Dès aujourd’hui, ils ont commencé à plancher pour trouver les 10 milliards que devrait coûter l’accélération politique voulue par l’exécutif, mais sans trop creuser le déficit. Chacun à son idée sur la question : taxer le chiffre d’affaires des géants de l’Internet (les Gafa) en France (ce que refuse de faire l’Europe) ; revenir sur la niche dite Copé (exonération de l’impôt sur les sociétés en cas de revente des sociétés détenues depuis plus de deux ans), dont personne n’arrive à évaluer le coût ; mettre en place une taxe sur les transactions financières ; jouer sur les droits de succession… La machine à propositions est lancée, un grand fourre-tout budgétaire, dans l’attente des pistes de Bercy.

Le député Mathieu Orphelin se veut pourtant rassurant : « Nous sommes dans l’urgence, pas dans l’improvisation, assure-t-il. Il y a de multiples pistes à fouiller. » Certes, mais sans dialogue enclenché avec l’exécutif en ce début de semaine, cet exercice à l’aveugle s’annonce ardu d’ici à la fin de l’année. « Aujourd’hui commence vraiment notre boulot. L’an II commence », tranche Mustapha Laabid. De fait, les députés – notamment les plus « sociaux » – ont de quoi tenir tête au gouvernement, qui compte sur eux pour légiférer au plus vite.

Dan Israel, Manuel Jardinaud et Ellen Salvi (site mediapart.fr)

Publié le 15/12/2018

 

Une grossière politique de classe

 

Le « président des riches » peut bien corriger ici ou là quelques mesures anti-pauvres, mais il ne peut pas déplaire à ses commanditaires, ni contrarier un moi tout entier habité par l’idéologie libérale.

Pour dire vrai, c’était à peu près mission impossible. Lundi soir, Emmanuel Macron a eu beau surjouer l’émotion et parfois le repentir, annoncer quelques mesures pas toutes négligeables, promettre plus de concertation, flatter les maires et les syndicats, rien n’y a fait. Et rien ne pouvait y faire, parce que le « président des riches » peut bien corriger ici ou là quelques mesures anti-pauvres, mais il ne peut pas déplaire à ses commanditaires, ni contrarier un moi tout entier habité par l’idéologie libérale. Ce reniement, aussi dénommé « changement de cap », lui est impossible, aussi psychiquement que politiquement. D’où une incapacité à entrevoir un autre partage des richesses.

 

Lundi soir, les pauvres ont eu droit à quelques miettes, tandis que les riches n’étaient ni sollicités ni inquiétés. Nous avons entendu un parfait discours d’injustice sociale prononcé sur un ton compassionnel. Rien qui ne puisse convaincre ni apaiser la France qui souffre. Car nous n’en sommes plus au stade où les gilets jaunes, et d’autres, ont les yeux rivés seulement sur leur fiche de paie. C’est l’organisation globale de notre société qu’ils regardent aujourd’hui. L’économie doit être une « économie morale », pour reprendre la formule du politologue Samuel Hayat. La crise sociale est devenue politique, et le Président vacille. Et son pouvoir avec lui. Le soupçon d’insincérité s’est répandu comme un poison. Emmanuel Macron bouge sous l’empire de la peur, mais ne veut rien changer, ni probablement ne peut. Et ça se voit.

Des mesures égrenées dans son allocution, une seule, la suppression de la hausse de la CSG pour les petites retraites, est apparue franche. Encore faut-il rappeler que ce n’est rien d’autre que l’annulation d’une baisse de pouvoir d’achat qu’il avait lui-même programmée. Les autres sont toutes suspectes, ou contestables d’un point de vue social. La vraie fausse augmentation du Smic s’apparente à un tour de passe-passe. Les heures supplémentaires défiscalisées ont un effet pervers avéré sur l’emploi. Les primes sont plus qu’aléatoires et laissées au bon vouloir et au bon pouvoir des patrons. En réalité, tout le monde le sait, une seule disposition aurait pu, par sa forte charge symbolique et sa portée systémique, convaincre l’opinion : c’est évidemment le retour de l’impôt sur la fortune. Emmanuel Macron l’a écarté au prix d’un raisonnement spécieux. Car aucune étude n’a prouvé que les heureux bénéficiaires de la suppression de l’ISF ont réinjecté leur argent dans l’économie productive. Et quid de la flat tax, qui plafonne l’impôt sur les revenus du capital ? Et de l’allègement de l’exit tax qui devait ralentir l’exil fiscal ? Le système est conforté. Bref, ce n’est pas lundi que Macron aura cessé d’être un président des riches, impuissant face à la colère sociale.

Un instant seulement, il a mimé le pouvoir. C’est lorsqu’il a stigmatisé les violences et les pillages. Mais en reproduisant sur ce chapitre la même asymétrie et le même déséquilibre que dans le domaine social : pas un mot sur les violences policières, les tirs de Flash-Ball, les grenades explosives qui ont mutilé des manifestants. Rien sur cette scène effarante de lycéens agenouillés, mains sur la nuque, propre à réveiller la plus sinistre mémoire coloniale, et qui fera longtemps honte à notre pays.

Au total, où en sommes-nous aujourd’hui ? Un nouvel acte de la mobilisation se prépare. Il est bien possible que les fêtes de fin d’année et la fatigue imposent une trêve aux manifestants. Il est possible aussi que les casseurs finissent par porter préjudice au mouvement, provoquant une réaction des commerçants victimes de leurs exactions. Mais rien de tout ça ne résoudra, ni ne masquera la crise politique profonde dans laquelle le pouvoir s’enfonce. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, alors que les lycées et les universités se mobilisent à leur tour : la crise sociale s’est muée en une crise politique que seule une tentative de relégitimation pourrait surmonter. Dissolution de l’Assemblée ? Référendum ? Nous sommes sans doute parvenus à ce point de rupture, où il est temps que le président « jupitérien » s’élève au niveau de sa fonction.

Enfin, on aura noté deux silences dans le discours d’Emmanuel Macron : la transition écologique n’a été que très furtivement évoquée, comme si nous étions dans un jeu de vases communicants entre le social et l’écologique. Le 27 novembre, il avait oublié le social ; lundi, il a effacé l’écologie. Et nous ne savons rien du financement des mesures annoncées, évaluées à une dizaine de milliards. Ce n’est pas notre obsession, mais c’est notre inquiétude, parce que plusieurs ministres avaient annoncé la couleur avant même l’allocution présidentielle. Ce sont les dépenses publiques qui vont être ponctionnées. Et ce sont les services publics qui vont payer. Décidément, on ne s’en sort pas tant que la question centrale du partage des richesses n’est pas posée. Autrement dit, tant que ce qu’il faut bien appeler une politique de classe n’est pas abandonnée.

Denis Sieffert (article publié le 11 décembre 2018 sur le site politis.fr)

Publié le 14/12/2018

Gilets jaunes : « On sent bien qu’Emmanuel Macron n’est pas dans le même monde que nous »

par Simon Gouin  (site bastamag.net)

Comment les gilets jaunes ont-ils réagi à l’intervention du Président de la République ce 10 décembre et aux quelques mesures annoncées ? Basta ! a passé la soirée avec des gilets jaunes normands, à Caen. Pour eux et elles, le rétablissement de l’impôt sur la fortune (ISF) demeure une revendication centrale. « Si des mesures avaient été annoncées avant le début du mouvement, nous n’en serions pas là aujourd’hui », rappellent certains. Reportage.

« Bon, bah les gens sont en colère ! C’est bien ! » Quelques minutes après la fin du discours d’Emmanuel Macron, hier soir, les réactions des gilets jaunes rassemblés dans ce bar de Caen vont de la dérision à l’exaspération. Après trois semaines à enchaîner les occupations de ronds-points, ralentir les départs des camions des dépôts de carburant, obliger les principaux centres commerciaux de l’agglomération à fermer, les mots du Président de la République ne semblent pas avoir calmé la colère des gens présents ce soir-là.

Il y a d’abord ce que le Président a annoncé vouloir faire. Une augmentation du Smic de 100 euros ; l’annulation de l’augmentation de la CSG pour certains retraités ; des débats locaux à partir des mairies… Pour les gilets jaunes rassemblés dans le bar, ces annonces sont de la poudre de « perlimpinpin ». « L’augmentation du Smic, ok ! Mais quand le fait-il ? En 2019, mais quel jour ? Nous attendons des choses concrètes et pas qu’on demande à des patrons qui n’ont pas les moyens de verser une prime, estime Gaëtan, blessé il y a une semaine lors de l’évacuation par les CRS d’un rond-point. Et puis ce sont les salaires qu’il faut augmenter, pas uniquement le Smic, sinon, ceux qui sont juste au dessus du Smic n’obtiennent rien ! »

Ce n’est, en fait, pas vraiment le smic qui sera augmenté mais la prime d’activité versée par la Caisse d’allocations familiales aux salariés qui touchent un peu plus ou un peu moins que le smic (entre 900 et 1500 euros nets environ). L’augmentation progressive de cette prime d’activité était déjà prévue en 2019 et 2020. Sa mise en œuvre est donc accélérée. Une lycéenne franchit la porte du café. « Est-ce que vous venez bloquer mon lycée, demain ?, demande-t-elle. Si c’est le cas, je ne vais pas en cours. » Sa remarque fait rire les gilets jaunes. « Bloque-le, et on viendra t’aider ! », lui répond l’un d’eux.

« On ne peut pas être dirigés par les banques »

« Nous, on paie pour nos parents qui n’ont pas assez de retraites. Et nous devrons aussi payer pour nos enfants, explique Gaëtan à propos des raisons qui l’ont poussé à rejoindre le mouvement. Nous ne pouvons pas faire les deux en même temps. Avant, c’était la classe populaire qui n’arrivait pas à boucler les fins de mois. Désormais, c’est la classe moyenne. » Hier soir, plus que les annonces du Président qui déçoivent, c’est son style que les gilets jaunes continuent de trouver « méprisant ». « Il dit sans cesse « je », et pas « nous » », avance Gaëtan pour qui « on ne peut pas être dirigés par les banques ».

« Emmanuel Macron nous a bien flattés et a essayé de se mettre à notre niveau. Mais on sent bien qu’il n’est pas dans le même monde que nous », estime Jérémy, qui réalise régulièrement des directs sur Facebook sur les actions des « gilets jaunes ». C’est parce que les fins de mois sont difficiles que Jérémy s’est lancé dans la lutte. « Pour pouvoir nous acheter une maison, nous avons dû nous éloigner de Caen, donc acheter une voiture pour nous rendre au travail. Je fais 60 km par jour, ce qui me coûte 350 euros d’essence par mois. Et je rembourse tous les mois le prêt que j’ai dû faire pour acheter ma voiture, en plus du prêt de ma maison. On gagnait plus d’argent quand ma femme ne travaillait pas et qu’elle pouvait garder notre enfant à la maison. Ce qui est absurde ! »

« Que les riches paient autant d’impôts proportionnellement que les pauvres »

Pour Jérémy, les annonces du Président ne sont pas assez concrètes. « En quoi mon pouvoir d’achat va augmenter ?, demande-t-il. Les classes moyennes vont rester pauvres. » « Quand Emmanuel Macron défend sa décision de ne rien changer à l’ISF, on a l’impression que nous sommes des méchants qui s’attaquent aux riches, raconte Gaëtan. Mais on demande juste à ce que les riches paient autant d’impôts proportionnellement que les pauvres. »

« Cela va dégénérer », lance un gilet jaune pour qui la revendication principale d’une baisse des taxes n’est pas écoutée. « On commence à être exaspérés », exprime une autre personne. « Jusqu’à maintenant, les gens sont pacifiques », prévient-elle en référence au mouvement caennais. Gaëtan réclame un « référendum citoyen », pour « au moins pouvoir discuter, être représentés, ce qui n’est pas le cas actuellement » [1].

« C’est notre force d’avoir de petits groupes partout »

Seul un référendum initié par le Président de la République avec une démission en jeu pourrait calmer la colère des gilets jaunes et éviter les violences, estime Jérémy. « Si des mesures avaient été annoncées avant le début du mouvement, nous n’en serions pas là aujourd’hui. Mais désormais, ce que j’entends autour de moi, c’est que les gens veulent la démission de Macron. » Pour le gilet jaune, la structuration du mouvement n’est pas utile. « On essaie de combattre un système qui voudrait qu’on se structure. C’est notre force d’avoir de petits groupes partout. »

 « Nous ne reprendrons pas le cours de nos vies […]. Mon seul souci, c’est vous ! », a conclu Emmanuel Macron. Quelques minutes après la fin du discours, Jérémy a interpellé la communauté Facebook des Automobilistes normands en colère, un groupe rassemblant plus de 62 000 citoyens. « Alors, vous en avez pensé quoi de notre Président ? », questionne l’affichette de couleur grenat. En une heure, 1600 personnes ont donné leurs avis. Parmi les avis, on pouvait lire : « Du pipeau. » « Petit pas en avant pour te mettre en gros coup pied au Q après. » « Acte 5 » « Ne rien lâcher. »

Simon Gouin

Publié le 13/12/2018

Les gilets jaunes sont-ils à la France ce que les journées de juin 2013 furent au Brésil ?

par Glauber Sezerino (site regards.fr)

Malgré la distance sociale et historique qui sépare le Brésil de 2013 et la France de 2018, les ressemblances entre les "journées de juin" et les "gilets jaunes" sont frappantes. Analyse par le sociologue et co-président de l’association "Autres Brésils" Glauber Sezerino.

Le titre de ce texte peut paraître quelque peu étrange. Qu’est-ce que le Brésil de 2013 pourrait offrir à une France ébranlée par la mouvance des gilets jaunes de ces dernières semaines ? En quoi le regard sur les mouvances politiques brésiliennes d’il y a cinq ans permettrait une meilleure compréhension du moment français actuel ?

Ce pari intellectuel semble perdu d’avance au vu de la distance sociale et chronologique entre ces deux "mouvements". Rien de plus compliqué que de comparer des mondes sociaux si différents, si éloignés en matière de structuration et de hiérarchie sociale, avec une difficulté supplémentaire due aux cinq ans qui séparent les deux moments historiques. Plus qu’un exercice de politique de comptoir, l’objectif de ces lignes est pourtant d’offrir un point de départ, et surtout un décentrement du regard pour mieux réfléchir sur l’actualité française.

En effet, les ressemblances entre ces différentes réalités sociales sont frappantes. Comme en 2013 au Brésil, la France de cette fin d’année 2018 voit un mouvement diffus, d’origine "spontanée" et partant d’une demande concrète liée à la question de la mobilité mettre le feu dans les rues du pays. Dans les deux cas, un incendie social vient déstabiliser les structures d’une République apparemment solide et en même temps nier la soi-disant apathie des couches moyennes-pauvres des deux pays. 

Ainsi qu’au Brésil, le mouvement français évolue à une vitesse telle qu’il agrège des nouvelles demandes quotidiennement, laissant derrière lui chaque porte-parole auto-proclamé la veille. Des taxes sur le carburant, nous avançons vers une discussion de fond sur le rôle de l’État et sa fiscalité, sur la contraction constante et inégale des salaires, ainsi que sur les violences policières ou encore sur les mécanismes d’intégration politique propres à la démocratie représentative. Tout cela sous un climat de ras-le-bol généralisé contre le chef d’État et son gouvernement, radicalement dissociés de la population.

Ainsi qu’au Brésil, la difficulté à définir le sens et les appartenances idéologiques du mouvement a déstabilisé plus d’un analyste. Mouvance néo ou proto-fasciste pour certains, insurgence populaire pour d’autres. Plus qu’un mouvement clairement défini dont les résultats politiques seraient déterminés au départ, le moment débouche sur l’ouverture d’un espace de dissensus social réel qui est par essence propice aux disputes politiques de tout genre : autour du sens, de la portée et des possibles futurs.

Ainsi qu’au Brésil, les propositions présentées par le chef d’État et ses représentants ne sont pas à la hauteur des enjeux. Elles ne font qu’attiser une colère de plus en plus généralisée, faisant ainsi converger des groupes sociaux jusque-là occupants des positions différentes sur l’échiquier politique. Avec cette convergence, l’unique réponse donnée est la répression : du nombre des grenades lancées en passant par des scènes grotesques des lycéennes et lycéens menottés et à genoux au nombre des gardes à vue, tous les records semblent être battus ces derniers jours.

L’échec de la gauche brésilienne...

Entre les deux situations historiques, une particularité conjoncturelle majeure est pourtant à remarquer : aux tropiques, la cheffe d’État en 2013 représentait un gouvernement de centre-gauche qui a manqué aux promesses d’une intégration sociale et économique durable des "nouvelles classes moyennes". En ayant rendu possible l’insertion de toute une partie de la population au marché du travail formel, aux droits qui en découlent et à un marché de consommation des biens durables, le gouvernement du Parti des Travailleurs au Brésil n’a pourtant pas pu faire face à la crise économique mondiale initiée en 2008. L’arrivée au pays de cette crise au début des années 2010 a en effet bloqué une ascension sociale promise par les efforts "développementistes" du parti de Lula. Mécontents et délaissés par des politiques économiques à chaque fois plus en accord avec les idéaux néo-libéraux, ces "nouvelles classes moyennes" se sont alors lancées dans les "journées de juin".

Face à cette configuration sociale particulière, une bonne partie de la gauche, notamment celle plus proche du gouvernement en place, a choisi d’abandonner les rues en 2013, en croyant que la défense du gouvernement tenu par le Parti des Travailleurs était prioritaire. Le pari politique étant qu’ainsi faisant elles ne serviraient pas comme masse de manœuvre à l’opposition de droite représentée par des partis de l’ordre ou encore par les grands groupes médiatiques. Le choix pour cette gauche a été de résoudre la crise par le haut, avec une proposition de réforme des instances politiques de la nouvelle république via une assemblée constituante restreinte.

Nulle mention à ce moment d’une vraie réforme fiscale visant le système d’impôts régressif via la taxation des grandes fortunes ou encore une mise en question du caractère néo-colonial de l’économie nationale, vouée à exporter des matières premières et acheter dans le marché international ses produits manufacturés. Nulle mention de leur part non plus à un élargissement des services publics ou à la fin d’une la violence d’État structurelle, dans un pays où les forces de l’ordre sont responsables pour plus de 5000 homicides par an !

... ouvre la porte à la droite...

En abandonnant la politique des rues, en cherchant seulement à capitaliser rhétoriquement ce sentiment légitime de ras-le-bol et en se montrant en deçà des enjeux sociaux avec une proposition de sortie institutionnelle de la crise, la gauche brésilienne a ainsi raté une opportunité en 2013. Ce faisant, elle a laissé la voie ouverte à la victoire politique d’une nouvelle droite naissante : pas représentée par les partis de l’ordre et constituée par une nouvelle génération des membres des anciennes classes moyennes conservatrices, cette droite était clairement moins soucieuse des institutions démocratiques et était centrée sur la défense de ses privilèges.

Apparue lors des "journées de juin", cette nouvelle droite se composait d’un ensemble hétéroclite d’organisations et groupuscules, sans lien apparent au-delà de l’aversion pour les valeurs reconnues comme étant "de gauche". Habillées en jaune et vert avec le maillot de l’équipe nationale de foot, ces militantes et militants de droite n’ont été identifiés qu’après coup. Passé le mois de juin, ils continuaient d’occuper les rues du pays, les médias et les réseaux sociaux en affichant enfin leurs intentions et objectifs. Au départ limitée à quelques dizaines d’activistes financés par des réseaux internationaux de l’extrême droite et néo-cons, cette nouvelle droite n’a cessé d’acquérir de l’importance sur la scène politique, notamment en utilisant la campagne pour la destitution de Dilma Rousseff pendant l’année 2016.

Face à cette mouvance, la gauche traditionnelle s’est de plus en plus réduite à la défense de l’héritage du gouvernement du Parti des Travailleurs représentée par les mandats de Lula et Dilma Rousseff. Aucune mise en question de l’inefficacité des politiques économiques austère ténue par la présidence en place ni aucun effort réel pour disputer le sens et les aboutissants des mécontentements populaires exprimés lors des journées de juin.

... et à l’extrême droite

Or, ces choix politiques se payent maintenant. L’arrivée d’un nouveau président brésilien de claire ascendance fasciste est plus que la victoire électorale due simplement aux conseils vendus par le gourou Steve Banon à son équipe de campagne ou en raison de l’usage massif des fake news diffusées sur les réseaux sociaux. Elle est aussi et surtout le résultat d’une importante victoire de cette nouvelle droite décomplexée qui n’a pas rencontré trop de difficultés à porter son discours dans les rues du pays et pour qui les principes de type fasciste ne sont pas à déplorer.

Ici encore une ressemblance avec la situation française semble sauter aux yeux : en utilisant des réseaux sociaux, des groupes identitaires, voir néo-fascistes ainsi que de partis d’extrême droite appartenant à l’ordre établi font appel à une démocratie directe 2.0 pour court-circuiter les instances de concertation nationale représentées par la politique institutionnelle, les partis et les syndicats.

Néanmoins, dans l’hexagone (et ses colonies) où émergent des gilets jaunes, dix ans après le début de la crise de 2008, la tête de l’État est tenue par un président ultra-libéral qui fait la sourde oreille aux mécontentements et détresses d’une classe moyenne constamment appauvrie par des plans d’ajustement structurel consécutifs, de gestion managériale des services publiques et par une réduction constante du pouvoir d’achat.

Différences franco-françaises

À la différence de ce qu’a vécu le Brésil en 2013, les demandes françaises semblent évoluer vers des problématiques qui mettent en porte-à-faux ces groupes d’extrême droite. La question salariale, les inégalités fiscales et les violences policières étant des contradictions majeures au sein de la société française, les demandes faites actuellement par le mouvement bloqueraient de fait la capacité de récupération par le discours anti-solidaire propre à ces secteurs politiques.

La conjoncture politique française permet a contrario que syndicats, partis, collectifs féministes et autres groupes plus proches des différentes gauches anti-libérales investissent le soulèvement populaire des couches moyennes appauvries. Plus important encore, l’actualité politique française a ouvert la porte aux alliances avec les demandes des populations non-blanches des zones périphériques des grands centres urbains. À cela vient s’ajouter l’arrivée des lycéennes et lycéens, étudiantes et étudiants, pour qui l’actuel gouvernement ne fait que proposer un futur de précarité et un présent autoritaire.

Malgré les éventuelles réticences d’intellectuels ou de représentants des mouvements de la gauche traditionnelle par rapport à la capacité qu’aurait l’extrême droite à récupérer les gilets jaunes, des syndicats, des féministes, des jeunes et des "mouvements des quartiers" sont également en train de disputer le sens des événements. En effet, ils et elles ne cessent de dire haut et fort : l’abandon dont sont victimes les gilets jaunes est semblable à celui vécu par les jeunes, par les femmes, par celles et ceux qui ne correspondent pas à l’identité forgée par la République française (homme, blanc et riche). De leur point de vue, et face à cet abandon, une alliance est plus que jamais à l’ordre du jour.

Convergence des luttes ?

Une telle alliance pourra se faire, semble-t-il, sur la base d’une restructuration fiscale profonde, d’un élargissement conséquent des services publics et d’une mise en question du rôle de la violence dite légitime utilisée par l’État pour gérer le dissensus propre au fonctionnement social. Voici le programme qui semble sortir des dernières journées de mobilisation : pas de quartier pour l’extrême droite, pour un partage équitable de la richesse et pour une démocratie de fait à toutes et tous.

Plus que jamais, le moment demande une alliance entre gilets jaunes, "gauchistes" de toute heure, jeunes précaires et populations non-blanches déshéritées par une République des riches, blancs et ultra-libéraux. Seule cette éventuelle alliance peut réellement s’opposer à l’avancement d’un fascisme qui n’arrête pas de ronger le présent. Après tout, c’est lui l’ennemi le plus urgent.

Publié le 12/12/2018

Les grandes entreprises pratiquent l’optimisation fiscale à grande échelle grâce au mécénat culturel

par Olivier Petitjean (site bastamag.net)

La Cour des comptes vient de publier un rapport à charge sur les exonérations fiscales liées au mécénat en France. Un dispositif si avantageux pour les grandes entreprises qu’elles se sont ruées dessus, sans contrôle de l’État. Particulièrement visée : la Fondation Louis Vuitton voulue par le PDG de LVMH, Bernard Arnault, qui a permis au groupe d’économiser 518 millions d’euros d’impôts dans des conditions contestées.

En 2003, la loi Aillagon, du nom du ministre de la Culture du gouvernement Raffarin, a créé un nouveau dispositif d’exonération fiscale à hauteur de 60 % pour encourager le mécénat du secteur privé. Un franc succès puisque près de 70 000 entreprises y ont aujourd’hui recours en France. Coût pour le fisc ? Presque un milliard d’euros. La Cour des comptes s’est penchée sur l’utilisation de ce dispositif et s’inquiète dans un récent rapport de l’absence de contrôle de l’État et du risque d’effet d’aubaine pour les firmes qui voudraient réduire leurs impôts à peu de frais.

Le musée de Bernard Arnault (LVMH) financé à 60 % par l’État

Le mécénat, un nouvel outil d’optimisation fiscale à disposition des multinationales ? Difficile de ne pas se poser la question lorsque l’on constate qu’une poignée de très grosses entreprises concentrent l’essentiel des réductions fiscales au titre de la loi Aillagon : en 2016, les 36 plus grandes entreprises représentaient les trois quarts des réductions fiscales consenties, soit 432 millions d’euros. Les cinq premières firmes exonèrent, à elles seules, 250 millions d’euros ! Le rapport de la Cour des comptes souligne le caractère particulièrement favorable de ce dispositif comparé aux autres pays européens. Et regrette l’absence d’encadrement clair aussi bien de « l’intérêt général » censé justifier les ristournes fiscales accordées aux mécènes que des « contreparties » autorisées à leurs donations.

Un exemple en particulier ne peut manquer d’attirer l’attention : celui de la Fondation Louis Vuitton, inaugurée en 2016 dans le bois de Boulogne à Paris, luxueux lieu d’expositions voulu par le PDG de LVMH Bernard Arnault. Le coût de cet édifice de prestige conçu par l’architecte star Frank Gehry, initialement estimé à 100 millions d’euros, atteint finalement, selon les magistrats, 790 millions. LVMH a ainsi pu décompter de son impôt sur les bénéfices (via diverses sociétés du groupe) environ 518 millions d’euros. Beaucoup s’étonnent de ces coûts exorbitants affichés par le groupe LVMH et l’entreprise en charge de la construction, Vinci, sans commune mesure avec ceux observés sur d’autres projets comparables [1]. Au point que certains parlent de surfacturation opportuniste. L’État ne s’est pas donné les moyens de le vérifier.

Total optimise fiscalement grâce au Louvre

Les mouvements œuvrant pour plus de justice fiscale commence à s’intéresser aux effets pervers de ce mécénat. Le financement, par la firme pétrolière Perenco, d’une exposition consacrée au Guatemala, pays où elle exploitait du pétrole dans des conditions controversées, avait déjà été dénoncé. Le mécénat des entreprises pétrolières comme Total en France ou BP en Grande-Bretagne est désormais devenue une cible privilégiée pour les militants du climat, comme l’ONG 350 France et sa campagne « Libérons le Louvre » (sur cette campagne et sur le mécénat de Total, lire notre enquête : "Le Louvre et les grands musées sont-ils sous l’influence de l’industrie pétrolière ?").

Le cas de la Fondation Louis Vuitton est d’autant plus significatif que le PDG de LVMH Bernard Arnault a clairement conçu celle-ci comme une dépense somptuaire. Il a déclaré vouloir faire « un cadeau à la France », cadeau financé de fait à 60 % par l’État. Le multi-milliardaire en fait une démonstration de puissance tout en dénonçant le « carcan administrativo-juridique » du ministère de la Culture [2]. Un « carcan administrativo-juridique » dont son groupe a néanmoins cherché à tirer parti pour réduire son ardoise fiscale... Une association anti-corruption, le Front républicain d’intervention contre la corruption (Fricc) vient de déposer plainte pour « escroquerie », « blanchiment de fraude fiscale » contre le groupe et son dirigeant.

Olivier Petitjean

Publié le 11/12/2018

Pour un Tous Ensemble, un débat politique s'impose

(site ensemble-fdg.org)

Avec le mouvement des Gilets jaunes, nous voici devant un débat qu’il est fondamental de ne pas escamoter. Si aucune provocation ne vient précipiter encore la crise politique, nous devons mieux définir entre nous les enjeux et les axes d’action  dans la période Soyons réalistes : il ne sert de rien de classer « à gauche » ou « plutôt racistes » et de discuter un à un les points d’exigences des Gilets jaunes qui circulent. Ils témoignent des inquiétudes, de vraies revendications et des confusions qui appellent une large discussion politique. Gardons-nous, quand les discussions doivent encore se préciser, de figer les formulations et les « mesures immédiatement nécessaires pour débloquer ».   

1°)  Il est inscrit dans une durée.

75% de la population se prononçaient pour les luttes contre la Loi El Khomri (2016), puis contre la Loi Travail, et plus de 70% des usagers pour le soutien aux cheminots.
Maintenant 80% pour la mobilisation contre la politique d’austérité. 
Depuis trois ans, avec continuité, au moins les  2/3 des habitant.e.s de ce pays approuvent les mobilisations contre les politiques néolibérales.

2°) Il se produit malgré, ou même contre, les défauts de la gauche.
Au vu du taux d’abstentions dans les élections et les « opinions favorables » aux partis de la gauche (moins de 30% pour le moment), on peut penser que, de fait, une partie de nombreux électeurs, par ailleurs mobilisables et mobilisés, marquent leur désaveu de lignes et pratiques politiques (le gouvernement Hollande, la gauche, dont le PCF et FI, pour la séquence en cours).
Observons aussi l’écart entre la participation limitée aux mobilisations syndicales, hormis les débuts de la grève de la SNCF, et l’expression du  mécontentement  aujourd’hui : ceci devrait inciter à une discussion sérieuse.                                                                                                                                                               Pour la défense des exigences de classe, les problèmes de redistribution et de fiscalité ne peuvent sans risque être discutés à part des rapports au travail. 
Des exigences [alternatives] de classe sont à construire, mais l’effacement politique, idéologique et culturel d’une gauche de lutte et la crise stratégique du syndicalisme de transformation sociale peuvent aboutir à une négation, en fait, de ces exigences.

3°) Le mécontentement est en même temps l’enjeu d’une bataille idéologique.
Confondre les cotisations sociales (part socialisée des salaires) avec « les taxes », les « charges sociales », le « poids de la fiscalité », - comme le font tous les agents culturels liés aux sociétés de pensée de droite et libéraux-, c’est une bataille constante dans les médias. Nous ne pouvons pas y répondre en nous contentant de critiquer les erreurs d’information : à force de répétition, « rétablir la réalité » au sujet des cotisations sociales finit par devenir peu audible.
Il nous faut donc traiter de façon radicalement différente  la question du travail.
Notre mouvement, en lien avec des réflexions syndicales trop peu connues, y a assez réfléchi. Prenons la question centrale frontalement, justement parce qu’elle  tend à être escamotée.

Entre  9 450 000 et 10 450 000 de personnes dans des situations
de chômage et de statut de précarité

Ensemble ! a commencé à faire comprendre, dans quelques tracts et articles sur le site, que 10 millions de personnes de la population active sont au chômage à plein temps ou à temps partiel. : 4.250.000 hors emploi  (toutes catégories comptées) et 6.200.000 précaires. Dans la diversité des précaires on se perd dans les statuts : ils sont 13% des emplois du privé et 20%  dans le public. 80 % des embauches sont des contrats de moins d’un mois. Sur dix ans, 29 % d’allocataires n’ont jamais eu de contrats de plus de 10 mois.
Il est décisif pour une perspective de classe de faire apparaître cette réalité des « surnuméraires » ou des sous-statutaires (temps partiel imposé, faux indépendants, contrats atypiques divers...) Le « chômage » réel comporte diverses situations nommées différemment . Souvenons-nous du fait politique majeur : le chantage de la classe dirigeante (« vous acceptez ou vous descendez plus bas ! ») fait un outil central pour maintenir son ordre,  utilisé même  par la bourgeoisie pour opposer les « bons salarié.e.s qui se lèvent tôt le matin pour aller au boulot» aux « relativement inemployables » ou pire aux « fainéants-fraudeurs » qu’il faut punir.
Nous devons donc nous exprimer, en tant qu’organisation : soumettre nos propositions au débat.
Dire comment éradiquer les situations de pauvreté…
Cela passe par des choix sociaux et politiques qui dessinent un autre monde.

56 milliards de dividendes sont dans les mains des  actionnaires.  Il faut récupérer une grande partie de cette plus-value accumulée par les grands actionnaires  pour faire société en commun. C’est tellement insupportable que nous pourrions proposer de faire un front commun, sur ce sujet, avec une partie des revues se réclamant du christianisme, qui ont commenté le scandale à leurs yeux : « Dans un monde où l’année dernière 82% des richesses créées dans le monde ont bénéficié aux 1% les plus riches, est-il encore raisonnable de rémunérer un patron du CAC 40 257 fois le SMIC ? ». (Aleteia, mai 2018). Citons ceux ayant les taux les plus élevés de redistribution des bénéfices en dividendes aux actionnaires : le sidérurgiste ArcelorMittal, l'énergéticien Engie et le leader mondial de la gestion de l'eau Veolia.  Oxfam et Basic appellent le gouvernement "à reprendre la main sur cette économie déboussolée avec des mesures de régulation ambitieuses", "en préservant la capacité d'investissement et en interdisant que la part des bénéfices reversée aux actionnaires dépasse celle qui est reversée aux salariés".

Rendez tout de suite les 3 milliards de l’ISF…                                                                                                          Cette exigence paraît comme une insolence forte et irréaliste, En fait c’est très peu de choses  en comparaison des 56 milliards de dividendes, auxquels il faut ajouter la fin indispensables de cadeaux au patronat (les 40 milliards du CICE…) et des 80 milliards d’évasion ou d’optimisation fiscale.  Une véritable réforme fiscale, l’éradication des paradis fiscaux… sont des mesures qui peuvent rapidement financer d’autres choix, utiliser l’argent existant autrement. Répondre  à toutes les urgences sociales les plus brûlantes et qui s’expriment aujourd’hui, et pour le droit au salaire, au travail et à la formation c’est possible.  A condition d’en avoir la volonté politique.                                                                                                                                                                                                                                                      Il faut donc ces réponses immédiates : prendre l’argent des mains où il est arrivé abusivement (du fait des « aides » de l’Etat, des bas salaires dans les PME, des prix serrés  à tous les étages, des dispositions  pour les principaux profiteurs et leurs pouvoirs...)                                                                                                                 Re-prendre immédiatement cette part des richesses produites ne permettra pas de supprimer les mécanismes dont ils/elles profitent, c’est certain. Il faudra donc aussi débattre de quelques réformes radicales. Ces réponses devraient être profilées pour les jours qui viennent et pour les semaines où les débats vont rebondir. Citons trois domaines de réformes.                                                                                                    
Pour les droits des travailleurs.                                                                                                                                         En imposant, tout de suite, l’égalité de salaires entre les femmes et les hommes, il est possible de contraindre les employeurs, tous, à intégrer une mesure de justice qui, en même temps, assurerait la prospérité des caisses de retraites pour au moins les 20 ans qui viennent. Cela se sait. Mais qu’en fait-on ?                                      

                                                                                                                                         Il faut en finir avec le chômage et les précarisations         

                                                                                     Nous pouvons, avec les milliards récupérés sur les dividendes mettre  en place une sécurité sociale universelle. Pour imposer, aussi vite que possible, un nouveau statut du travail salarié, l’abolition du chômage… Dans l’immédiat, avec un autre usage des richesses existantes, la sécurité sociale doit être un droit universel. Nous proposons (et les dispositifs concrets existent et doivent être soumis au débat public) de réunir tous les salarié.es et les précaires autour un nouveau statut pour un salaire garanti pour toutes et tous,  un statut qui garantisse une sécurité professionnelle : une indemnisation de toutes les formes de chômage et de précarité, l’établissement d’un service public de l’emploi qui oriente et qualifie, le droit aux études, à la formation choisie ( y compris pour les salariés qui veulent changer de travail), à la qualification reconnue… Arrêt immédiat de la chasse aux chômeurs, des atteintes à leurs droits.

Comment le payer ? Finissons-en avec le discours sur les « charges » : que les groupes qui profitent du travail de toutes et tous contribuent enfin aux droits de toutes et tous. Souvent, l’essentiel du travail de production est fait par des personnes mal payées, dans de petites entreprises dont les grands groupes assurent le montage définitif et la commercialisation. Nous avons une proposition : qu’une ponction soit faite sur les grands groupes d’actionnaires pour qu’ils participent en fonction de leurs moyens à une péréquation pour les salariés des PME.  Qu’ils paient pour la Sécurité sociale pour toutes et tous .

Une société qui reconnaisse une égalité nouvelle, en rapport avec les richesses sociales et culturelles de toutes et tous.

Celles dans les services publics.

Reprenons des lignes SNCF et organisons d’autres transports collectifs, etc… Des transports adaptés et gratuits, pour toutes et tous ! Voilà qui devrait être aussi le débouché des discussions locales que Jupiter élyséen apeuré veut concéder au peuple. Sur tout cela bien des expressions des Gilets Jaunes eux-mêmes, ainsi que des positions syndicales, et des associations de défense des services publics existent et sont là pour alimenter le débat. Il faut  des dispositifs de financement pour mettre fin aux statuts précaires dans les Fonctions publiques.

Des « régies locales » ou des associations, ou des coopératives doivent donner des garanties à toutes les personnes qui travaillent dans les aides à domicile et les EPHAD... et autres tâches de services aux personnes aujourd’hui uberisées.  Tous ces secteurs sont des tâches de services et de fonctions publiques ou à mettre en commun.

Il faut des cadres locaux de coordination des travaux d’équipements en économie d’énergie, garantir salaires et conditions de travail pour les salarié.e.s de toutes ces entreprises.

Des droits dans les entreprises

Toutes ses propositions doivent s’accompagner de droits nouveaux dans les entreprises pour combattre les despotismes « cool » du management : il faut viser la démocratie, l’autogestion  dans les lieux de travail pour vraiment rendre possible  une réelle réduction du temps de travail qui  doit s’accompagner d’une réorganisation démocratique du travail contre le droit absolu d’user et d’abuser des propriétaires

Au niveau européen aussi nous pourrions reprendre, ici, le calcul sur le SMIC, les minimas sociaux, et les relations qui sont possibles avec les différences de situations.

Pour tous les droits politiques et civiques. 

Même sans vouloir tout traiter, évidemment, cette question est présente ; elle a donné lieu à des actes nettement condamnés par le mouvement des G.J.                                                                                      Sans développer ici cette dimension, la mobilisation en cours amène à rediscuter des questions des migrants, des sans-papiers, et des résidents… Évidemment, dans le marasme du mouvement ouvrier, des prises de parole plus ou moins « racistes », ou xénophobes sont entendues.                                                            Mais, comment les prenons-nous ? Si nous ne nous laissons pas déstabiliser, nous avons plusieurs points d’appui, que nous devrions mobiliser pour les faire discuter. Les positions antiracistes des organisations syndicales et les campagnes de la LDH, que nous pouvons lier au regroupement Rosa Park, et au  grand mouvement de soutien aux migrants autour de l’égalité des droits, ne sont pas rien. Nous savons aussi l’évolution   des opinions en France en faveur du droit de vote pour tous les résidents ; les documents du collectif « J’y suis/j’y vote » sont certainement pleinement d’actualité. Qu’on se rende compte que 70% des jeunes de 18 à 24 ans sont favorables à ce que tous les résidents européens ou extra-communautaires aient le droit de vote, même 65% parmi les électeurs de La république en Marche ; et malgré le poids de la droite et de l’extrême droite, 58% des français en tout. Rendons-nous compte que ces opinions s’expriment  alors que les débats publics n’en parlent pas : une vraie bataille politique pourrait donc donner de très bons résultats.

Pour changer vraiment, cela doit commencer.

Nous devons répondre à l’enjeu, après des années qui ont trop été marquées par un mépris des appareils politiques pour les réalités des « gens de la moyenne », des salarié.e.s, et de tous les subalternes plus ou moins précarisé.e.s. Faisons-le en nous appuyant sur une intuition juste répandue dans la population : cette société, la « nôtre » est bien assez riche pour que nous y vivions autrement .

Pragmatiquement, accompagner les exigences portées par la colère ne doit pas enfermer celle-ci dans des solutions qui seraient des impasses…

Notre démarche, pour être utile devrait être d’affirmer « ce qui serait juste » et d’agir pour imposer des pas en avant.

Il est nécessaire de compléter les dénonciations contre les bas salaires, les bas revenus des retraité.e.s, par les exigences fortes, une logique sociale d’ensemble : droit au salaire, droit au travail, droit à la formation, droit aux études.

En même temps, pour sortir des injustices, pas de minimas sociaux au-dessous de 1000€ (60% du salaire médian) avec un SMIC à 1800€, soit une augmentation générale pour toutes et tous de 300€.
On sait où sont les capacités d’investissements, de travail qualifié et où cela devrait amener des embauches.
Donnons les moyens à la population, localement, d’exprimer ses besoins et ses propositions !
Ce ne doit pas être « une idée pour le temps que ça se calme ». Mais un droit démocratique : que les élu.e.s et candidat.e.s aux diverses élections, comme les fonctionnaires, écoutent… Il s’agit d’inventer comment ne pas en rester dans la démocratie revendicative et inventer des formes qui permettent une intervention dans les décisions politiques. Mais aussi de rétablir les droits face à des administrations qui ont développé depuis quelques années l’arbitraire et l’autoritaire  sur les populations qu’elles sont  censées servir ; comme le dit l’Article 14 de la déclaration des droits de 1793 : « Le peuple est le souverain, les fonctionnaires publics sont ses commis ».

Avec ce mouvement, il est possible de faire un pas vers une reconstruction des objectifs politiques et des forces d’un mouvement d’émancipation, par un rassemblement à dynamique de classe.

Etienne Adam, Pierre Cours-Salies (2 décembre 2018)

1  - En Europe, le taux d’emplois élevé et le taux de chômage plus bas qu’en France s’explique souvent (Pays-Bas, Allemagne, Grande-Bretagne) par 20 à 35% des emplois avec des contrats de moins de 20h par semaine, parfois zéro heures sauf jobs aléatoires de quelques heures…
2  - Selon une étude en mai 2018,  l’ONG Oxfam et le BASIC révèlent comment les grandes entreprises alimentent les inégalités : sur 100€ de bénéfices, elles versent en moyenne 67€ aux actionnaires et seulement 5€ aux salariés.
3- Dans l’automobile, 75% du travail est fait par des sous-traitants. Dans l’agro-alimentaire ce sont les agriculteurs qui triment et les marques qui gagnent. Dans les Grandes surfaces, ce sont les grands groupes qui placent leur argent et les artisans et tous les  producteurs qui sont payés au lance-pierre.
 4  - Il faut lire l’excellent article de Gérard Noiriel, dans Le Monde du 28 novembre.

 

Publié le 10/12/2018

Fin de monde ?

Frederic LORDON (site legrandsoir.info)

La chute d’un ordre de domination se reconnaît à la stupéfaction qui se lit sur les visages de ses desservants. Samedi, le spectacle n’était pas seulement dans la rue. Il était, et il dure toujours depuis, sur les faces ahuries de BFM, de CNews, de France 2, et d’à peu près tous les médias audiovisuels, frappées d’incompréhension radicale. Que la stupidité ait à voir avec la stupéfaction, c’est l’étymologie même qui le dit. Les voilà rendues au point d’indistinction, et leur spectacle commun se donne comme cette sorte particulière d’« information » : en continu.

Comme l’esprit se rend préférentiellement aux idées qui font sa satisfaction et là où il trouve du confort, les trompettistes du «  nouveau monde  » et du «  macronisme révolutionnaire  », sans faire l’économie d’une contradiction, retournent invariablement à l’écurie de leurs vieilles catégories, les catégories du vieux monde puisque c’est celui-là qui a fait leur situation, leurs émoluments et leur magistère (lire «  Macron, le spasme du système  »). Et les voilà qui divaguent entre l’ultradroite et l’extrême gauche, ou l’ultragauche et l’extrême droite, cherchent avec angoisse des «  représentants  » ou des «  porte-parole  » présentables, voudraient une liste circonstanciée de «  revendications  » qu’on puisse «  négocier  », n’en trouvent pas davantage, ni de «  table  » autour de laquelle se mettre. Alors, en désespoir de cause, on cherche frénétiquement avec le gouvernement au fond du magasin des accessoires : consultations des chefs de parti, débat à l’Assemblée, réunion avec les syndicats — l’espoir d’une «  sortie de crise  » accrochée à un moratoire sur la taxe gasoil  ? un Grenelle de quelque chose peut-être  ? C’est-à-dire pantomime avec tout ce qui est en train de tomber en ruine. Voilà où en sont les «  élites  » : incapables de seulement voir qu’il n’est plus temps, que c’est tout un monde qui est en train de partir en morceaux, le leur, qu’on ne tiendra pas pareille dislocation avec du report de taxe ou des taux minorés, bien content si les institutions politiques elles-mêmes ne sont pas prises dans l’effondrement général. Car il ne s’agit pas d’un «  mouvement social  » : il s’agit d’un soulèvement.

Car il ne s’agit pas d’un « mouvement social » : il s’agit d’un soulèvement.

Quand une domination approche de son point de renversement, ce sont toutes les institutions du régime, et notamment celles du gardiennage symbolique, qui se raidissent dans une incompréhension profonde de l’événement — l’ordre n’était-il pas le meilleur possible ? —, doublée d’un regain de hargne, mais aussi d’un commencement de panique quand la haine dont elles font l’objet éclate au grand jour et se découvre d’un coup à leurs yeux. Ceci d’autant plus que, comme il a été noté, la singularité de ce mouvement tient à ce qu’il porte désormais l’incendie là où il n’avait jamais été, et là où il doit être : chez les riches. Et sans doute bientôt, chez leurs collaborateurs.

 

On lit que la directrice de BFM est restée interloquée d’entendre scander « BFM enculés » sur les Champs, et que le président de la société des journalistes a découvert, dans le même état, que « cela ne vient pas de militants mais de gens du quotidien ». Les pouvoirs de ce genre, ceux de la tyrannie des possédants et de leurs laquais, finissent toujours ainsi, dans la sidération et l’hébétude : « ils nous détestent donc tant que ça ». La réponse est oui, et pour les meilleures raisons du monde. Elle est aussi qu’après toutes ces décennies, le moment est venu de passer à la caisse et, disons-le leur dès maintenant, l’addition s’annonce salée. Car il y a trop d’arriérés et depuis trop longtemps.

Depuis les grèves de 1995, la conscience de ce que les médias censément contre-pouvoirs sont des auxiliaires des pouvoirs, n’a cessé d’aller croissant. Du reste, ils ont œuvré sans discontinuer à donner plus de corps à cette accusation à mesure que le néolibéralisme s’approfondissait, mettait les populations sous des tensions de plus en plus insupportables, qui ne pouvaient être reprises que par un matraquage intensif des esprits, avant qu’on en vienne à celui des corps.

C’est à ce moment que, devenant ouvertement les supplétifs du ministère de l’intérieur en plus d’être ceux de la fortune, ils se sont mis à rendre des comptages de manifestants plus avantageux encore que ceux de la préfecture, puis à entreprendre de dissoudre tous les mouvements de contestation dans «  la violence  » — et par-là à indiquer clairement à qui et à quoi ils avaient partie liée.

C’est peut-être en ce lieu, la «  violence  », que la hargne des laquais trouve à se dégonder à proportion de ce qu’ils sentent la situation leur échapper. Au reste, «  condamner  » ayant toujours été le meilleur moyen de ne pas comprendre, à plus forte raison poussé par des intérêts si puissants à la cécité volontaire, «  la violence des casseurs  » a été érigée en dernière redoute de l’ordre néolibéral, en antidote définitif à toute contestation possible — sans par ailleurs voir le moins du monde le problème à célébrer le 14 juillet 1789 ou commémorer Mai 68 : folle inconséquence de l’Histoire embaumée, mise à distance, dévitalisée, et privée de tout enseignement concret pour le présent.

C’est peut-être en ce lieu, la « violence », que la hargne des laquais trouve à se dégonder à proportion de ce qu’ils sentent la situation leur échapper.

En tout cas, dans le paysage général de la violence, les médias, surtout audiovisuels, ont toujours pris ce qui les arrangeait en ayant bien soin de laisser le reste invisible, donc la violence incompréhensible, par conséquent à l’état de scandale sans cause : le mal à l’état pur. Mais pourquoi, et surtout au bout de quoi, les Conti envahissent-ils la sous-préfecture de Compiègne, les Goodyear séquestrent-ils leur direction, les Air France se font-ils une chemise de DRH, et certains gilets jaunes sont-ils au bord de prendre les armes  ? Qu’est-ce qu’il faut avoir fait à des gens ordinaires, qui ont la même préférence que tout le monde pour la tranquillité, pour qu’ils en viennent à ces extrémités, sinon, précisément, les avoir poussés à toute extrémité  ?

Les « gilets jaunes » offrent à profusion cette figure oxymorique, incompréhensible pour les pouvoirs, des « braves gens enragés »

Croyant que ce dont ils ne parlent pas n’existe pas, les médias ne les avaient pas vu venir ces enragés-là. Mais voilà, ils sont là, produits d’une longue et silencieuse accumulation de colère, qui vient de rompre sa digue. Ceux-là on ne les fera pas rentrer facilement à la maison. Et ceci d’autant moins qu’avec la naïveté des «  braves gens  », ils ont expérimenté, à l’occasion de leur première manifestation pour beaucoup d’entre eux, ce que c’est que la violence policière. En sont restés d’abord sidérés. Puis maintenant, s’étant repris, dégoupillés pour de bon. Alors on ne compte plus ceux qui, à l’origine «  braves gens  » certifiés, sont pris dans un devenir-casseur — comme certains autres, débitant des palettes sur un rond-point pour construire une cabane, sont pris dans un étonnant devenir-zadiste.

Gageons d’ailleurs que des révisions de grande ampleur doivent être en train de s’opérer dans leurs esprits. Car tous ces gens qui depuis 2016 et la loi El Khomri, jusqu’à 2018 avec Notre-Dame-des-Landes et les ordonnances SNCF, avaient été abreuvés de BFM et de France Info, invités à pleurer les vitres de Necker, se retrouvent aujourd’hui dans la position structurale des casseurs, en vivent la condition de violence policière et médiatique, et savent un peu mieux à quoi s’en tenir quant à ce que ces deux institutions diront désormais des «  ultras violents radicalisés  ». En tout cas c’est très embêtant pour les chaînes d’information en continu cette affaire : car si le devenir-casseur prend cette extension, que pourra donc encore vouloir dire «  casseur  »  ?

L’autre condition est de maintenir les agissements réels de la police hors-champ. Sur ce front-là, on se battra jusqu’au bout dans les chefferies audiovisuelles. Le mensonge par occultation est général, acharné, épais comme de la propagande de dictature. La population basculerait instantanément dans l’indignation si elle avait l’occasion de voir le dixième de ce que les grands médias audiovisuels lui cachent systématiquement, ainsi ces vidéos d’une vieille dame en sang gazée ou d’un retraité matraqué. Quand France Info nous avait saoulés jusqu’à la nausée des vitres de Necker ou du McDo en feu, aucun flash à la mi-journée de lundi n’avait encore informé de la mort d’une octogénaire tuée par une grenade lacrymogène. Les robots de BFM n’opposent jamais aucune image aux syndicalistes policiers qui disent qu’on les «  matraque  » (sic  !) et qu’on les «  mutile  ». Mais, si les mots ont encore un sens, de quel côté du flashball ou du lanceur de grenades compte-t-on les éborgnés et les mains arrachées  ? On se demande si Nathalie Saint-Cricq ou Apathie garderaient leur déjeuner si on leur montrait au débotté les photos proprement insoutenables (il s’agit de blessures de guerre) de manifestants mutilés — vraiment — par les armes de la police. On ne sache pas qu’il se soit encore trouvé un seul grand média audiovisuel pour montrer en boucle, comme ils le font d’habitude, aux «  braves gens  » pas encore devenus casseurs cette vidéo d’un jeune homme roué de coups par huit policiers, qui achèverait de les informer sur le degré de confiance qu’il convient d’avoir en la «  police républicaine  » quand on met tout ça — ces dizaines de vidéos, ces centaines de témoignages — bout à bout.

Mais il y a une économie générale de la violence et on sait ce qu’elle donne quand elle est lancée : elle est réciprocitaire, divergente et peut emmener très loin. Nul ne sait jusqu’où dans la situation actuelle, et peut-être à des extrémités dramatiques. Mais qui l’aura déclenchée sinon Macron qui, après avoir déclaré la guerre sociale à son peuple, lui déclare la guerre policière, peut-être bientôt la guerre militaire, en compagnie des médias de gouvernement qui lui déclarent la guerre symbolique  ? Le partage des responsabilités est d’autant plus clair que les offensés auront encaissé très longtemps sans mot dire : l’agression économique, le mépris élitaire, le mensonge médiatique, la brutalité policière. Or le mauvais génie de la réciprocité violente est une mémoire, et une mémoire longue. Sur un fil Twitter une baqueuse découvre sidérée — elle aussi, comme les primo-manifestants matraqués pour rien, mais en sens inverse, car, en définitive tout est affaire de sidération dans cette histoire, de sidérations opposées, qui passent les unes dans les autres, qui se nourrissent les unes les autres — la baqueuse, donc, découvre de quelle haine ses collègues et elle sont l’objet. Et l’on peine à le croire. Décidément toutes les institutions de la violence néolibérale tombent ensemble des nues. Les collégiens cernés et gazés au poivre par des flics accompagnés de chiens n’oublieront pas de sitôt ce moment de leur vie où s’est formé décisivement leur rapport à la police et, dans deux ans, cinq ans, cette police oublieuse qui les croisera de nouveau s’émouvra de la détestation brute qu’elle lira sur leurs visages — et n’y comprendra rien.

Et voilà que le corps préfectoral se met à avoir des sueurs froides à son tour. C’est qu’ils ont de quoi se sentir un peu seulets dans leurs hôtels. Depuis que la préfecture du Puy-en-Velay a brûlé, on sait de quoi «  les autres  » sont capables — oui, maintenant, de tout. Alors il est urgent de négocier un virage sur l’aile sans attendre, pour faire savoir par «  quotidien de référence  » interposé que l’Élysée macronien a quitté terre, que, eux, préfets, ont conscience des malheurs du peuple, qu’ils pourraient même se reconvertir en lanceurs d’alerte si on les écoutait. On tâchera quand même de se souvenir que ce sont ces préfets qui depuis Nuit debout font éborgner, grenader, et tirer-tendu.

Mais l’on y verra surtout le retour de ce qu’on pourrait appeler «  la situation La Boétie  », celle que le pouvoir s’efforce de nous faire oublier constamment, et d’ailleurs que nous oublions constamment, tant elle semble un incompréhensible mystère : ils sont très peu et règnent sur nous qui sommes nombreux. Il arrive cependant que le voile se déchire et que fasse retour la cruelle réalité arithmétique du pouvoir. Et c’est bien cet aveu touchant de candeur qu’a consenti samedi soir le sous-ministre de l’intérieur, en reconnaissant qu’il ne pouvait guère engager davantage de troupe à Paris quand toute la carte de France clignote et demande de la garnison. Un manager de la startup nation trouverait sans doute à dire que le dispositif est «  stressé  ». Le «  stress du dispositif  », c’est le retour de La Boétie. Nous sommes les plus nombreux. Nous sommes même beaucoup plus nombreux qu’eux. C’est d’autant plus vrai que le plein est loin d’avoir été fait et qu’il y a encore une belle marge de progression. Tout ça se vérifiera bientôt : lycéens, étudiants, ambulanciers, agriculteurs, tant d’autres.

Le déni de la violence sociale est cette forme suprême de violence à laquelle Bourdieu donnait le nom de violence symbolique, bien faite pour que ses victimes soient réduites à merci : car violentées socialement, et méthodiquement dépouillées de tout moyen d’y résister «  dans les formes  » puisque tous les médiateurs institutionnels les ont abandonnées, elles n’ont plus le choix que de la soumission intégrale ou de la révolte, mais alors physique, et déclarée d’emblée odieuse, illégitime et anti-démocratique — normalement le piège parfait. Vient cependant un moment où la terreur symbolique ne prend plus, où les verdicts de légitimité ou d’illégitimité volent à leur tour, et où la souffrance se transforme chimiquement en rage, à proportion de ce qu’elle a été niée. Alors tout est candidat à y passer, et il ne faudra pas s’en étonner : permanences de députés, banques, hôtels particuliers, préfectures, logiquement plus rien n’est respecté quand tout a failli.

Il est vrai qu’à ceux qui ont lié leur position et leurs avantages au cadre du moment, et qui n’ont cessé de répéter qu’il n’y en avait ni de meilleur ni simplement d’autre possible, l’irruption du hors-cadre radical ne laisse aucune autre solution de lecture que «  l’aberrant  », le «  monstrueux  », ou mieux encore, quand elle est «  avérée  », la «  violence  ». Encore fallait-il qu’elle demeure marginale pour pouvoir être maintenue dans son statut de monstruosité, et puis aussi qu’on occulte systématiquement la responsabilité de celle des forces de police. Mais ce sont ces deux conditions qui sont en train d’être détruites en ce moment.

La première parce que les «  gilets jaunes  » offrent à profusion cette figure oxymorique, incompréhensible pour les pouvoirs, des «  braves gens enragés  ». «  Enragé  » normalement c’est «  enragé  », c’est-à-dire ultra-radical-minoritaire. Ça ne peut pas être «  braves gens  », qui veut dire majorité silencieuse — ou bien contradiction dans les termes. Or, si. Assez simplement même : on est enragé quand on est poussé à bout. Il se trouve qu’au bout de 30 ans de néolibéralisme parachevés par 18 mois macroniens de guerre sociale à outrance, des groupes sociaux entiers ont été poussés à bout. Alors enragés.

Ils sont très peu et règnent sur nous qui sommes nombreux. Il arrive cependant que le voile se déchire et que fasse retour la cruelle réalité arithmétique du pouvoir.

Mais alors quoi  ? L’armée  ? L’adolescent désaxé qui est à l’Élysée en est très capable : n’utilise-t-il pas contre sa population des grenades qui sont des armes de guerre, et n’a-t-il pas fait placer des snipers avec fusils à lunettes au sommet de quelques bâtiments parisiens, image des plus impressionnantes, étonnamment offerte par Le Monde qui est peut-être en train de se demander lui aussi s’il n’est pas temps de lâcher son encombrant protégé dans un virage  ?

En tout cas, terrible moment de vérité pour l’éditorialisme «  faites ce que vous voulez  ». On avait adoré le dégagisme à Tunis ou place Tahrir. Mais expliqué que ce qui est là-bas un merveilleux sursaut de la liberté est ici du populisme crasseux qui rappelle les heures sombres. Jusqu’ici ça tenait. Et voilà que «  mais votez Macron  » pourrait bien tourner Moubarak, mon dieu dans quelle mouscaille ne nous sommes-nous pas mis  ? Et forcément, plus on pagaye pour en sortir, plus on en met partout. Tout revient, tout éclabousse. Or nous en sommes là : quand un pouvoir verse une prime exceptionnelle à des forces de l’ordre qui se rendent chaque jour plus odieuses, c’est qu’il redoute par-dessus tout d’être lâché par elles et que, toute légitimité effondrée, il ne tient plus que par son appareil de force, dans la main duquel en réalité il se remet entièrement. Faites ce que vous voulez, mais votez Moubarak.

Ce pouvoir est honni car il s’est méthodiquement rendu haïssable. Il paye une facture sans doute venue de très loin, mais dont il est le parachèvement le plus forcené, par conséquent l’endosseur le plus logique. Il n’a plus pour se cramponner que le choix de la répression sanglante, peut-être même de la dérive militaire. Il ne mérite plus que de tomber.

Frédéric Lordon

Publié le 09/12/2018

Une répression massive, à coups de flashball, provoque des blessés graves chez les lycéens

par Thomas Clerget (site bastamag.net)

Depuis le début de la semaine, les forces de l’ordre répriment avec une grande violence la mobilisation des lycéens, qui ont fait leur retour dans la rue contre le système Parcoursup et la réforme du baccalauréat. Un passage en revue de la presse locale et nationale montre notamment que le flashball, une arme dite « à létalité réduite », a été utilisé face aux adolescents aux quatre coins du pays, entraînant de nombreuses blessures dont au moins trois graves. Est-ce ainsi que le gouvernement entend faire retomber la pression, à quelques jours d’une nouvelle journée nationale de mobilisation des gilets jaunes ?

Jusqu’où le gouvernement est-il prêt à aller ? Depuis le début de la semaine, les brutalités policières se multiplient un peu partout en France contre les lycéens. Ces derniers ont notamment fait l’objet de très nombreux tirs de flashball - une arme dite « à létalité réduite », susceptible d’entraîner des mutilations. A l’appel des syndicats lycéens UNL et FIDL, une multitude de manifestations ont lieu depuis vendredi 30 novembre contre le système d’orientation Parcoursup et la réforme du bac. Les lycéens dénoncent une absence totale de dialogue, le « mépris » du gouvernement, et appellent à rejoindre la contestation des « gilets jaunes ». La mobilisation a d’emblée pris une tournure très revendicative, les blocages touchant ce mercredi environ 200 établissements à travers le pays.

Ce 6 décembre, dans une note envoyée aux professeurs des lycées, destinée à être transmise aux élèves et à leurs parents, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer se fait menaçant : les « familles » doivent être « pleinement conscientes des risques que courent leurs enfants en se joignant à des attroupements ». Le mouvement lycéen y est réduit à des « désordres urbains », les élèves y participant courant « un danger grave ». Un message qui ressemble à une interdiction implicite de manifester. En parallèle, les forces de l’ordre ont décidé de frapper fort, causant de nombreux blessés parmi les adolescents et procédant à des arrestations massives. Jeudi, pas moins de 700 lycéens auraient ainsi été interpellés.

« Les CRS sont intervenus avec leurs flashballs pointés sur les lycéens »

Deux cas ont notamment fait les titres de la presse nationale : à Saint-Jean-de-Braye (Loiret), un lycéen a été grièvement blessé à la tête, hier matin, par un tir de flashball. Il est hospitalisé à Orléans. A Garges-les-Gonesse (Val d’Oise), dans le nord de la région parisienne, un autre garçon a reçu un tir de flashball au visage. Blessé à la joue et à la mâchoire, il a du être opéré. Citée par Le Parisien, une professeure dénonce les conditions de l’intervention : « Les CRS sont intervenus avec leurs flash-balls pointés sur les lycéens. Un collègue a voulu parler avec eux pour calmer la situation, sans succès. Puis des cailloux ont été jetés par quelques élèves. » Une « source policière » citée par le même journal explique que le lycéen « lançait des projectiles », et précise : « S’il a été touché à la tête, c’est parce qu’il gigotait beaucoup en se montrant très agressif. » Le policier avance que le tir de flashball « n’était pas un tir tendu et a touché involontairement la tête ».

Six lycéens en garde à vue pour avoir tagué « Macron démission ! »

Ces deux événements sont loin d’être isolés. La situation a été particulièrement tendue mardi dans le Val d’Oise, où des affrontements entre policiers et lycéens auraient eu lieu à Cergy, Sarcelles, Argenteuil, ou encore Villiers-le-Bel. 138 lycéens au total auraient été interpellés ce jour-là dans le département, dont 96 à Enghien-les-Bains. Au lycée de Taverny, une vidéo diffusée par la Gazette du Val d’oise, qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux, montre une vingtaine de policiers forcer les lycéens à réintégrer leur établissement en faisant usage de lacrymogènes à bout portant. Un berger allemand, tenu en laisse par un policier, est également visible sur la vidéo, dont un post sur twitter affiche plus de 177 000 vues.

A Ivry-sur-Seine, six élèves de première du lycée Romain-Rolland ont été placés en garde à vue dans la nuit de lundi à mardi, pour avoir tagué « Macron démission ! » sur un mur devant leur établissement, suscitant l’indignation de la Fédération des parents d’élèves FCPE, qui parle de « provocation ». Ils n’ont été libérés que mercredi après-midi, après qu’une première garde à vue de 24h ait été prolongée. Mercredi matin, le lycée était bloqué par les élèves. Jeudi, ce sont pas moins de 146 adolescents qui ont été interpellés près d’un lycée de Mantes-la-Jolie, suite à des affrontements avec la police. Les images de leur interpellation ont profondément choqué, montrant une partie des jeunes alignés au sol, à genoux et les mains sur la tête, tandis que d’autres étaient agenouillés la tête contre un mur, mains liées derrière le dos. La scène est manifestement filmée par un policier, que l’on entend s’exprimer, narquois : « Voilà une classe qui se tient sage. »

A Grenoble une jeune fille opérée, gravement touchée à la mâchoire

A Grenoble, mardi, une adolescente a également été blessée à la mâchoire et a dû être opérée, là encore suite à un tir de flashball. Selon le procureur de la République de la préfecture de l’Isère, cité par LCI, « la jeune fille présente des blessures graves au visage qui vont occasionner une incapacité de travail supérieure à trois mois ». Selon le Dauphiné libéré, « plusieurs lycéens ont [aussi] été légèrement blessés au cours des divers affrontements » à Grenoble.

A Bordeaux, toujours mardi, les flashballs étaient encore de sortie. Le site Rue 89 Bordeaux raconte : « Après l’ébauche de manifestation des lycéens violemment réprimée par les forces de l’ordre lundi, de nouveaux affrontements ont eu lieu ce mardi matin place Stalingrad à Bordeaux. Certains lycéens disaient vouloir venger leurs amis agressés et arrêtés la veille. (...) Peu organisés et désarmés face aux flashballs et autres grenades, certains lycéens ont tenté de répondre par des jets de pierres. Mais l’opposition était largement inégale entre eux et les policiers. Ces derniers cherchaient non pas à permettre la circulation normale du tramway, mais à empêcher les lycéens d’aller manifester dans le centre ville. Mettant en joue les manifestants à hauteur de la tête pour les faire reculer, ils ont interpellé au moins 3 lycéens et blessé plusieurs autres. » Rue 89 cite la coordinatrice des « Médics jaunes 33 », des bénévoles qui interviennent pour apporter les premiers soins aux manifestants blessés : « Un jeune a été touché par un flashball à l’œil, plusieurs autres aux jambes ou sur le ventre. Nous avons aussi aidé trois ou quatre personnes blessées aux mains. »

« Sur le coup, je n’ai pas senti la douleur. Puis j’ai vu du sang sur mon caleçon et sur ma main »

Récit similaire mercredi à Toulouse, via La Dépêche.fr, qui cite un témoin : « "On a vu par la fenêtre beaucoup de jeunes qui couraient dans la rue, je dirais environ une cinquantaine". Il raconte avoir assisté à l’arrivée des forces de l’ordre qui ont tiré des grenades lacrymogènes pour disperser les manifestants. Les forces de l’ordre se sont déplacées vers le Capitole où elles ont chargé les lycéens à coups de flashball et de grenades lacrymogènes. CRS et lycéens jouent toujours au chat et à la souris dans les rues du centre-ville de Toulouse en cette fin d’après-midi. La situation est tendue place Wilson où les policiers sont postés. Le cinéma Gaumont situé sur la place a fermé ses portes par sécurité. Par réponse à des jets de projectile, les policiers tirent au flash ball en direction des manifestants. »

A Meaux (Seine-et-Marne), c’est France soir qui raconte la blessure subie lundi 3 décembre par un adolescent, toujours suite à un tir de lanceur de balle de défense (LBD), l’appellation technique du flashball : « Il défilait dans la rue avec d’autres jeunes lorsque Enzo, âgé de 18 ans, a été atteint pas un tir de flashball aux testicules. (...) Il a donc décidé de porter plainte. (...) Enzo est élève de terminale S au lycée Jean Vilar et participait à sa "première manif’" lundi, comme de nombreux autres jeunes partout en France. Lors de la manifestation à laquelle il a participé, pas moins de 16 personnes ont été interpellées après des heurs avec les forces de l’ordre. (...) "Sur le coup, avec l’adrénaline, je n’ai pas senti la douleur. Puis j’ai vu du sang sur mon caleçon et sur ma main", a expliqué le lycéen dans les colonnes du Parisien. »

A Hyères, Lyon, Bourgoin-Jailleu, Thionville, Paris...

Dans la métropole lyonnaise, Rue 89 Lyon rapporte également des tensions croissantes entre la police et les lycéens, ainsi que l’usage de flashballs : « Le mode opératoire de ce mouvement reste le "blocus". (...) Depuis vendredi, ces blocages s’accompagnent de violences : mobiliers vandalisés, poubelles brûlées, etc. Et la police qui intervient reçoit des jets de projectiles. L’activité anti-émeute de la police va en s’intensifiant : usage de gaz lacrymogène, de flashball ou de la matraque, devant les lycées généraux de Bron, Saint-Priest, Vénissieux, Vaulx-en-Velin ou dans le 8ème arrondissement de Lyon. (...) Plusieurs lycéens sont également blessés, notamment deux à la Martinière-Monplaisir, après avoir reçu un projectile. Mais là, aucun chiffre officiel. Dans ces deux cas, l’UNL met en cause l’usage de flashball. »

Des scènes comparables sont encore rapportées à Thionville (Moselle), à Bourgoin-Jallieu en Isère, où 17 jeunes auraient été interpellés, dans le Var comme à Toulon et à Hyères, où mardi « une jeune fille a été blessées à la cheville par un tir de flashball », ou à Paris mercredi, comme le raconte BFM TV. A Béziers, Midi libre rapporte là encore des affrontements et le fait qu’« un lycéen aurait été blessé à la jambe par un tir de flashball ». La liste n’est pas exhaustive.

Le flashball « à l’origine de nombreuses blessures graves irréversibles, voire de décès »

Alors que les appels à la mobilisation se poursuivent en lien avec l’« acte 4 » du mouvement des gilets jaunes samedi, et que certaines universités, comme Tolbiac, manifestent leur désir d’entrer dans la danse, le gouvernement espère-t-il « rétablir l’ordre » à coup de flashball sur la jeunesse du pays ? Le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, estime que les lycéens « se mettent en danger », et avance que « la révolte des gilets jaunes n’a aucun rapport avec les réformes scolaires ». Il n’est pas certain que l’argument fasse entendre raison aux contestataires, pour lesquels la légitimité même du gouvernement est désormais sur la table.

« Les lanceurs de balles de caoutchouc sont à l’origine de nombreuses blessures graves irréversibles, voire de décès », souligne l’ONG Action des chrétiens (Acat) contre la torture dans un rapport de mars 2016. A cette date – soit avant les violences policières du mouvement contre la loi travail – l’Acat dénombrait au moins un mort et trente-neuf blessés graves depuis 2005 suite à leur utilisation, dont « 21 ont été éborgnés ou ont perdu l’usage d’un œil ». L’Acat demande l’interdiction pure et simple de cette arme en France, tout comme le Défenseur des droits, depuis plusieurs années, dans le cadre des opérations de maintient de l’ordre.

Thomas Clerget

Publié le 08/12/2018

Le crépuscule du macronisme

Par Laurent Mauduit (site mediapart.fr)

Le mélange de libéralisme en économie et d’autoritarisme en politique qui avait assuré la victoire du macronisme le conduit aujourd’hui vers un échec. Car quel que soit le dénouement de la crise, Emmanuel Macron ne pourra pas achever son quinquennat comme il l’a commencé, dans une boulimie de réformes conduites au pas de charge et en piétinant la démocratie sociale.

 Sans doute Emmanuel Macron aurait-il été bien avisé de réfléchir à l’adage populaire selon lequel on est souvent puni par où l’on a péché. Car s’il faut résumer l’histoire de sa formidable et récente ascension sur l’arène politique, puis la tout aussi brutale crise de régime qu’il traverse aujourd’hui et qui marquera, quoi qu’il arrive, irrémédiablement son quinquennat, on est enclin à faire un constat voisin : les ressorts de sa victoire totalement inattendue à la dernière élection présidentielle sont aussi ceux qui permettent de comprendre, à peine dix-huit mois plus tard, l’échec retentissant qui est maintenant le sien – échec retentissant que symbolise le moratoire sur la hausse des taxes sur les carburants, ou des tarifs de l'électricité et du gaz, dont ne voulait surtout pas entendre parler Emmanuel Macron jusqu'à ces derniers jours et qu'il est obligé de concéder aujourd'hui. À croire que même en politique, il y a des lois quasi physiques auxquelles nul ne peut échapper.

Que l’on se souvienne en effet de l’image dont Emmanuel Macron a profité auprès des milieux d’affaires et qui lui a permis de devenir leur champion. Ces milieux d’argent se sont progressivement convaincus qu’il serait libéral en économie, comme l’avaient été avant lui aussi bien Nicolas Sarkozy que François Hollande ; mais qu’à la différence de ces deux prédécesseurs, et plus encore de Jacques Chirac, il n’avancerait pas à pas comptés. Non, si Emmanuel Macron est parvenu assez tôt à devenir le candidat de l’oligarchie, comme nous l’écrivions dès juillet 2016, presque un an avant l’échéance présidentielle, c’est parce que ces milieux d’affaires, comme la haute fonction publique de Bercy qui lui est acquise, ont très vite compris qu’Emmanuel Macron avancerait à marche forcée ; qu’il conduirait un maximum de réformes ultrasensibles dans un minimum de temps. Qu’il n’aurait pas les prudences qu’avaient eues en certaines circonstances ses prédécesseurs.

C'est ce que fut l’étrange alchimie de la victoire du macronisme : la promesse de politiques ultralibérales conduites dans le cadre d’un régime autoritaire, ne perdant pas le moindre temps à respecter une démocratie sociale réputée en crise.

Sans doute cette alchimie a-t-elle surpris les soutiens les plus candides d’Emmanuel Macron. Car certains ont pu penser que le libéral Emmanuel Macron, jeune et dynamique patron d’une « start-up nation », le serait évidemment en économie, mais tout autant en politique. Ils ont pu penser qu’il aurait la volonté de bousculer ou au moins de dépoussiérer les institutions de la Ve République pour sortir des relations politiques verticales et inventer des relations plus horizontales – en un mot, plus collectives. Ils ont pu espérer qu’il sortirait de l’exercice solitaire du pouvoir pour mettre plus de collectif dans la vie publique. Ils ont pu croire qu’il allait bousculer les syndicats, tout en les respectant et en cherchant à refonder la démocratie sociale. Ils ont pu imaginer qu’il aurait de la considération pour les contre-pouvoirs, à commencer par le Parlement, et pour les autorités indépendantes.

Bref, certains des partisans d’Emmanuel Macron ont pu croire, de bonne foi, qu’il pourrait rompre avec le présidentialisme et, dans une conception libérale au sens anglo-saxon, refonder l’exercice du pouvoir en France, de sorte qu’il soit plus conforme à ce qu’est une véritable démocratie. D’autant qu’Emmanuel Macron a été élu président de la République par défaut. Au premier tour du scrutin, le 23 avril 2017, il arrive en tête avec 24,01 % des suffrages exprimés mais, avec une forte abstention, il ne recueille en réalité que 18,19 % des inscrits. Au second tour, il profite non pas d’un vote d’adhésion, mais d’un vote de rejet de sa rivale d’extrême droite, Marine Le Pen.

En 2002, dans des circonstances équivalentes, Jacques Chirac avait trouvé la formule qui convenait – même s’il n’en avait rien fait : « Ce vote m’oblige ! », avait-il déclaré au pays. D’Emmanuel Macron, ses partisans ont pu espérer des mots courageux similaires. Et de la parole aux actes, ils auraient pu croire qu’il chercherait d’abord à redonner vie à une démocratie à bout de souffle et à rassembler un pays divisé.

Pourtant, sitôt élu, le chef de l’État fait l’exact contraire : même s’il n’a obtenu le soutien que d’une minorité de Français, il ne songe pas un instant à rassembler le pays ni à parler à ceux des citoyens qui avaient voté pour lui uniquement pour écarter le danger d’extrême droite. Usant des pouvoirs exorbitants – sans équivalent dans aucune grande démocratie au monde – que lui offrent les institutions, il se transmute sur-le-champ en une sorte d’Emmanuel le Petit autoritaire. Son comportement ne doit rien au hasard : il ne fait que mettre en pratique la conception des pouvoirs de l’oligarchie française, qui n’a jamais été libérale au sens politique du terme mais qui s’est, au contraire, toujours accommodée des institutions néomonarchiques de la Ve République, voulant réformer la France tambour battant, ce qui serait difficile dans un régime démocratique, c’est-à-dire soucieux de l’avis des citoyens ou des délibérations des élus de la nation.

Un moment, pendant la campagne présidentielle, le candidat de La République en marche avait certes suggéré qu’il tiendrait les deux bouts de la corde. C’est son fameux « en même temps ». Mais très vite, le « en même temps » est oublié et la politique conduite est 100 % néolibérale, pas le moins du monde sociale-libérale et encore moins sociale.

En somme, le macronisme apparaît très tôt comme une variété hybride du bonapartisme : c’est l’autoritarisme d’un régime quasi monarchique, mais sans la moindre coloration sociale. Comment pourrait-il en être autrement ? Par définition, le social-libéralisme repose sur un troc : les salariés acceptent davantage de flexibilité en contrepartie de nouvelles sécurités. Il exige donc un pacte social, conclu par des partenaires sociaux à qui sont reconnus des pouvoirs de négociation. Or avec Emmanuel Macron, rien de tel : des concertations sont imaginables à l'extrême rigueur – et encore… le moins souvent possible –, mais surtout pas des négociations. Dès lors, le quinquennat d’Emmanuel Macron promet une folle farandole de mesures antisociales – démantèlement par ordonnances de pans entiers du code du travail et du droit du licenciement, refus de tout coup de pouce en faveur du salaire minimum, gel confirmé des rémunérations publiques, renforcement du contrôle des chômeurs, réforme de la retraite avec l’introduction d’un système par points, suppression des effectifs publics, hausse de la CSG pour les retraités, y compris les plus modestes…

Ce régime est le plus régressif que l’on ait connu depuis les débuts de la Ve République, et le plus désinhibé : il conduit sa politique de déconstruction du modèle social français de la manière la plus violente. Presque avec ostentation. Cette caractéristique renvoie à un trait qui est sans doute celui d’Emmanuel Macron, mais qui plus largement a contaminé la haute fonction publique du ministère des finances : l’adoration, quasi fétichiste, pour les chiffres – les 3 % de déficit public, les 60 % d’endettement public… – qui ne sont, après tout, que des conventions ; et la détestation de la question sociale, sinon le mépris de classe… De ce trait un tantinet méprisant, on trouve d’innombrables indices. D’abord, les sorties d’Emmanuel Macron – tantôt des gaffes, tantôt du mépris assumé – qui donnent à comprendre ce qu’il pense des plus modestes : de ces ouvrières de chez Gad qui sont « pour beaucoup des illettrées » ; de ces ouvriers de Lunel, dans l’Hérault, qui n’ont pas compris que « la meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler » ; de ces « gens qui ne sont rien », que l’on croise dans les gares, à côté des « gens qui réussissent » ; de ces « fainéants » auxquels il ne veut rien céder, pas plus qu’aux « cyniques » ou aux « extrêmes » ; ou encore de ceux qui préfèrent « aller foutre le bordel » plutôt que « d’aller regarder s’ils ne peuvent pas avoir des postes ». Autant de formules qui, d'un bout à l'autre du pays, à tous les ronds-points occupés par des « gilets jaunes », n'ont évidemment pas été oubliées…

Le dédain ou l’arrogance d’Emmanuel Macron

Il faut bien connaître l’état d’esprit de la haute fonction publique de Bercy pour comprendre les raisons profondes du comportement quasi monarchique, autoritaire d’Emmanuel Macron. Car au fil des années, un sentiment d’exaspération n’a cessé de croître au sein de cette caste, dont Emmanuel Macron est devenu le champion. Parce que si la droite comme la gauche socialiste ont conduit depuis vingt ans des politiques de plus en plus franchement libérales, elles l’ont fait à leur rythme, pas toujours accéléré ; parce qu’aux yeux de cette oligarchie il faudrait presser la cadence, accélérer les réformes dites structurelles.

Dire que la caste se défie de la démocratie, ou s’en écarte, serait assurément excessif. Mais pour de nombreux hauts fonctionnaires, c’est à coup sûr une perte de temps, malheureusement. Une perte de temps, parce que les politiques font des promesses inconsidérées à chaque échéance électorale ; parce que les partenaires sociaux veulent être consultés et retardent d’autant la mise en œuvre de ces réformes. L’exaspération est d’autant plus forte qu’un dédain oligarchique s’est répandu : sans l’exprimer de manière aussi brutale, beaucoup des membres de la caste ont la conviction qu’eux savent ce qui est bon pour le peuple, même si le peuple, lui, ne le sait pas.

Dans cette nouvelle génération de hauts fonctionnaires qui constitue désormais la garde rapprochée d'Emmanuel Macron, il y a une forme de dédain pour le petit peuple qui ne comprend pas que le train de vie de la France est trop élevé, que la dépense publique et surtout la dépense sociale doivent impérativement être contenues…

Quiconque a approché ces hauts fonctionnaires de Bercy sait de quoi je parle. Dans le cas de la réforme des retraites, le discours dominant est en boucle : pourquoi les politiques avancent-ils si lentement ? Alors que depuis le début des années 1990, et notamment depuis le célèbre « Livre blanc » de Michel Rocard, le diagnostic est posé, pourquoi les gouvernements n’ont-ils procédé que par touches successives, un premier pas étant fait par Édouard Balladur, un autre par Alain Juppé, un autre par Jean-Pierre Raffarin ? Pourquoi faudrait-il conduire une nouvelle négociation alors que l'on sait très précisément ce qu'il faut faire ?

Bercy, à l’instar des marchés financiers, privilégie le court terme. Par-dessus tout, il déteste le débat public. Puisqu’il n’y a qu’une seule politique possible, il n’y a pas de place pour la contradiction ou pour l’interpellation. Et encore moins pour la négociation. Sans même parler de paritarisme. C’est peu dire qu’il existe dans ces sphères élevées une forme d’exaspération radicale et de mépris à l’égard des politiques.

En cela, le quinquennat qui commence au printemps 2017 a donc des allures de revanche. D’un seul coup, le clan des hauts fonctionnaires qui appuient Emmanuel Macron voit avec ivresse l’un des siens accéder à la fonction suprême et en capacité d’appliquer ce qu’il préconise depuis des années. Emmanuel Macron est devenu populaire dans ces milieux oligarchiques. Il a exprimé leur conviction qu’il fallait désormais conduire une politique de rupture. Poursuivre la politique néolibérale des gouvernements antérieurs, mais au pas de course. Sans se demander si le pays va suivre, sinon se rebeller. Rattraper le temps perdu, en somme. Poursuivre en même temps toutes les réformes libérales trop longtemps différées.

C’est pour cette raison qu’Emmanuel Macron et la caste dont il est le porte-étendard ne sont pas partisans du libéralisme politique. Pour ces cercles dirigeants, les institutions du « coup d’État permanent » sont les plus adaptées pour conduire les réformes : réforme du code du travail en même temps que réforme de la formation professionnelle, remise en cause des obligations de service public de la SNCF et nouvelle réforme des retraites.

Car c’est ce qu’il y a de plus spectaculaire dans l’action conduite par Emmanuel Macron : il n’y a pas de temps pour de véritables concertations – ou alors juste un simulacre, comme pour les ordonnances –, pas de temps pour que le Parlement délibère souverainement. Avec au bout du compte ce paradoxe, qui est la marque du quinquennat Macron : à la boulimie libérale répond l’anorexie démocratique (lire ici). De ce point de vue, le recours à la procédure très antidémocratique des ordonnances (lire notre parti pris écrit à l’époque) pour démanteler une bonne partie du droit du travail aura constitué un point culminant dans la marche échevelée entreprise par ce nouveau pouvoir.

Encore faut-il dire que l’expression d’anorexie démocratique ne donne qu’une faible idée de l’autoritarisme d’Emmanuel Macron, qui le conduit au recours constant à la violence policière depuis le début de son quinquennat. Un jour, ce sont les migrants qui sont les victimes de cette violence, le lendemain les étudiants, le surlendemain les zadistes. Et maintenant, ce sont les gilets jaunes qui en font les frais.

Comment a réagi le pays ? Avec le recul, on comprend mieux désormais ce qui s’est passé dans les profondeurs de l’opinion. Pendant tout un temps, sans doute pendant presque un an, il y a eu comme un effet de sidération. Assommé par l’irruption de ce nouveau pouvoir, tétanisé par la cascade de réformes qui a ensuite commencé, le pays n’a trop rien dit. Pendant le mouvement social contre la loi sur le travail, la division syndicale – et notamment la spectaculaire division orchestrée par la direction de Force ouvrière – a aussi contribué à ce que la colère sociale ne débouche pas. Puis il y a eu cet étrange et interminable conflit à la SNCF, où une partie de la population était de cœur avec les cheminots, mais a bien compris que la grève perlée risquait de ne pas déboucher sur grand-chose.

Finalement, il y a eu comme un phénomène d’accumulations. Réforme après réforme, la colère sociale a pris forme, s'est sédimentée. Après la colère des cheminots, il y a eu celle, beaucoup plus diffuse mais terriblement forte, des retraités auxquels le gouvernement veut ponctionner l’équivalent d’un quart à un demi-mois de pension sous la forme du relèvement de la CSG et de la brutale désindexation des retraites. Et puis, parmi d’innombrables autres mesures, il y a eu la poursuite de la hausse de la taxe sur les produits pétroliers. Et allez savoir pourquoi, c’est cela qui a constitué l’étincelle – « c’est le contingent qui réalise le nécessaire », aurait-on dit dans la phraséologie marxiste qui avait cours en d’autres temps.

Et c’est pour cela que ce conflit des gilets jaunes est sans doute comme un point de bascule irrémédiable dans cette brève histoire du macronisme. Car d’un seul coup, toute la politique antisociale de ce gouvernement est vouée aux gémonies, alors que le pays semblait amorphe ou chloroformé ; c’est le dédain ou l’arrogance d’Emmanuel Macron qui sont pointés dans toutes les manifestations, accompagnant désormais le chef de l’État, où qu’il aille, sous la forme de huées. « Macron démission ! » : même les lycéens commencent à entonner le slogan… c’est dire si l’impopularité du chef de l’État est désormais enracinée dans tout le pays.

La boulimie de réformes mariée à l’anorexie démocratique a donc fini par se retourner contre son promoteur : ce qui était le moteur du succès d’Emmanuel Macron est en passe de sceller l’échec de son quinquennat, alors qu'il est bien loin d'être achevé. Car quelle que soit l’issue de cette crise, en imaginant même que le chef de l’État puisse éviter une dissolution et que la crise politique ne se transforme pas en crise de régime, en supposant même qu’il parvienne à reprendre la main, peut-il espérer que le gouvernement reparte plus tard du même pied ? Imagine-t-on que le pouvoir va être en mesure de casser le paritarisme du régime d’assurance-chômage et de mettre à la diète les futurs chômeurs ? Et puis après, qu’il promouvra sa réforme de la retraite, qui va conduire à remettre en cause les droits des futurs retraités, sous la forme d'une remise en cause de l'âge du départ à la retraite ou d'une baisse des pensions ? Et puis après encore, qu’il livrera Aéroports de Paris ou la Française des jeux à quelques-uns de ses amis dans les milieux d’argent ? Et après, qu'il mettra en application toutes les mesures envisagées qui devraient venir ponctionner dans les prochains mois le pouvoir d'achat d'une grande majorité de Français (lire ici) ?

On peine à imaginer que la folle farandole des réformes reprenne et surtout que la vie politique française retrouve dans un proche avenir un cours plus apaisé. Sans le moindre doute, le moratoire de six mois sur la hausse des taxes sur les carburants ainsi que sur les hausses des tarifs de l'électricité et du gaz va être interprété par le pays pour ce qu’il est : la preuve de l’extrême faiblesse d’un régime, avec à sa tête un président qui a perdu son autorité, sinon même sa légitimité. Par surcroît, dans le cas des taxes sur le carburant, il ne s’agit que d’un moratoire de six mois et pas d’une annulation, ce qui a bien peu de chances d’apaiser la colère sociale.

Comme il n'y a rien en faveur du Smic, rien en faveur des retraités, rien non plus en faveur d'un nouvel impôt sur la fortune ; comme, en fin des compte, les concessions sont très minimes et aléatoires, le mouvement social semble devoir durer. Ce qui risque de conduire, tôt ou tard, Emmanuel Macron à devoir faire de nouvelles concessions. Après les réformes à marche forcée, voici venu le temps piteux des reculades à répétition.

Sous le masque étroit d'un président qui, dans son orgueil démesuré, se croyait jupitérien, devra-t-on bientôt chercher à déceler les traits d'un président impuissant, devant « se contenter d’inaugurer les chrysanthèmes », selon la formule célèbre du général de Gaulle ? Il est trop tôt pour savoir comment l'Histoire se vengera. C’est en tout cas l’un des tours de force du chef de l’État : Emmanuel Macron a sans doute irrémédiablement enterré le macronisme !

 

Publié le 07/12/2018

Les casseurs de la France ne sont pas ceux que l’on croit !
 

de : Claude JANVIER (site bellaciao.org)
 

En effet, les véritables casseurs de notre pays sont en cols blancs (on pourrait les appeler les White blocs). À l’autre extrémité, se trouvent les Blacks blocs, que Castaner décrivit de suite issus de la mouvance ultra-droite. Bien pratique pour détourner l’attention. Au milieu de tout ça, la population, ceux qui bossent et qui endossent le Gilet Jaune. Seul moyen d’action ? Les manifestations.

Au moment où j’écris ces lignes, Edouard Philippe vient de proposer quelques mesures. Le pipeautage habituel politicien qui ne mène à rien et ne résout rien. Je cite : "Suspension pour 6 mois des hausses de carburants, gel pendant l’hiver des hausses de l’énergie, et suspension aussi de la modalité pollution du contrôle technique automobile."

Autrement dit, dans 6 mois, tout repartira de plus belle, et de nouveau, ce sera le même cinéma en technicolor. Tout repartira à la hausse. Ne nous laissons pas berner par ces suspensions de pacotille. Ne vous y trompez pas.

La voyoucratie en cols blancs est intouchable. Les casseurs ce sont eux. Une véritable chienlit de "bobos sur gavés". Ce sont eux qui cassent le pays depuis 40 ans. Ce sont eux qui cassent la création de nouveaux hôpitaux, eux qui cassent vos retraites, eux qui cassent votre pouvoir d’achat, eux qui cassent vos économies, eux qui dilapident l’argent public, etc. Voir l’excellent article paru dans les moutons enragés : les casseurs de la France. *1

Pendant que l’Etat casse tout ce qu’il peut pour rendre exsangue une bonne partie de la population, Macron distribue 300 milliards de cadeaux aux entreprises du CAC 40.* 2 Mais ce n’est pas nouveau : "En 2007, bien que les grands patrons regroupés au sein du Mouvement des Entreprises de France - Medef - ne cessent de rabâcher « qu’en France la fiscalité et les charges sociales sont les plus élevées au monde » et que « l’état actuel de la fiscalité empêche d’augmenter les salaires » ils se gardent bien de parler des augmentations de salaire qu’ils s’attribuent et qui représentent, avec le chômage, la plus lourde… charge pour leurs entreprises ! Les abus sont tels que certains vont jusqu’à refuser d’appliquer la loi ou la détourner dans la présentation des bilans aux actionnaires et sociétaires. Et pour cause : la rémunération annuelle moyenne de ces mêmes grands patrons français comprenant le salaire de base, les bonus et les stock-options se monte à 6,17 millions d’euros ! Elle ne cesse d’augmenter - de plus de 40 % en 2007 ! - et en font de loin les dirigeants les mieux payés des pays de l’Union Européenne de 2006, les cinquante patrons les mieux payés de France ont touché en moyenne 3,8 millions d’euros soit 316 années de SMIC ! Une flambée qui accompagne les résultats à la hausse des bénéfices des entreprises du CAC 40 - 100 milliards d’euros - et des cours de la Bourse de 17 %." Extrait du livre : Pourquoi la crise ? (Ed. Amalthée) de Jean Loup Izambert

La voyoucratie en col blanc englobe non seulement les politiciens, mais aussi la quasi-totalité des médias, les syndicats (CGT et compagnie), les hauts fonctionnaires d’état, une bonne partie de la justice, les députés, les sénateurs et j’en oublie.

BFMTV et CNEWS notamment ont poussés des cris d’orfraie sur les gilets jaunes, mais ils ne font pas de l’info. Juste de l’intox. Ruth Elkrief est une "digne" représentante de l’intox. Si vous voulez vous désintoxiquer, allez regarder TV Libertés par exemple, et lisez Agoravox, les Moutons enragés et tous ceux qui valent la peine d’être étudiés. Les grands médias sont vendus aux grands patrons, comme M. Drahi... et en plus touchent des subventions de l’Etat.

Les syndicats sont de mèche et roulent pour nos gouvernements corrompus. La CGT par exemple possède 46 millions d’actions en bourse. Non, vous ne rêvez pas ! Un petit café pour vous remettre de vos émotions ? Surprenant de détenir pour un syndicat anti-capitaliste 46 millions d’actions... *3 et *4

Revenons aux casseurs d’en bas. Les Blacks blocs. En général fichés S pour la plupart. Curieusement, les CRS et les policiers en civil ont arrêtés des citoyens Gilets Jaunes dont la majorité n’est pas issue des Blacks blocs. Légitimes arrestations ou pas, une question se pose :
 Ordre du gouvernement de ne pas arrêter les vrais casseurs ou faute professionnelle ? À vous de choisir.

Comparution immédiate des Gilets Jaunes arrêtés, condamnations et fichages des citoyens. Mais la justice a tendance à partir à vau-l’eau. Complice des White blocs ? Ma foi...

Du procès litigieux récent à Saint Lô où un "présumé" violeur est innocenté, en passant par deux mois de prison ferme pour vol de pâtes à Cahors, la question est légitime. Les véritables casseurs, la voyoucratie en col blanc reste toujours quasiment intouchable. * 5, 6, 7, 8,9

Le slogan "dissolution de l’Assemblée nationale" que l’on voit circuler sur les réseaux sociaux doit être d’actualité. Nous avons une assemblée de guignols qui ne connaissent rien à la vie de tous les jours. Marre d’entendre des députés qui estiment qu’à plus de 5 000 € de salaire par mois, ils ne peuvent manger que des pâtes, *10,11, marre d’entendre en son temps Julien Dray qui déclarait qu’à moins de 9 000 € de salaire par mois un député était corruptible, *12, marre d’entendre hier la députée LREM déclarer qu’elle ne connaît pas le montant du SMIC.*13. On croit rêver. Des jean-foutres et des incapables.

Pauvres chéris. S’ils ne peuvent pas s’en sortir avec à minima 5 000 € par mois, comment fait-on avec 1153 € par mois net ?

Cette assemblée doit être remplacée par la création d’une assemblée citoyenne. L’AN et le Sénat doivent disparaître. Ils sont pratiquement tous indignes de leurs fonctions ( un certain nombre de ces personnes ont des affaires de détournement de fonds publics, etc..). Comme le chef de l’état et le reste de l’exécutif. Ils nous trahissent tous. La création de la VI éme république c’est maintenant.

Claude Janvier

Publié le 06/12/2018

La vérité sur les casseurs

(site la-bas.org)

Entre 10 heures du matin et 21 heures, 10 000 grenades ont été tirées dans Paris ce samedi 1er décembre. 900 à l’heure, 15 à la minute, une grenade toutes les 4 secondes contre les mauvais Gilets jaunes.

Les Gilets jaunes, il y a les bons et il y a les mauvais. Les mauvais, on les appelle des casseurs.

Mais qui sont ces casseurs ? Nous en connaissons un. Pas de masque, pas de cagoule, le casseur le plus violent, c’est lui, lui et le petit monde dont il est le fondé de pouvoir.

La France est choquée par cette explosion de violence et de vandalisme. Mais ce n’est rien à côté de la violence des riches, à côte de la violence du président des riches.

Pas de capuche, pas de lunette de piscine, pas de gilet jaune, pas besoin de courir, ni de hurler, leur violence ne date pas d’hier. Leur violence est admise, elle est si naturelle qu’on ne la remarque même plus, mais elle détruit beaucoup plus, depuis beaucoup plus longtemps. C’est d’abord cette violence-là que la lutte des Gilets jaunes a mise en évidence. Ce samedi 1er décembre, la canaille s’en est pris aux beaux quartiers, banques, arc de triomphe, prestige, grand luxe, belles autos, grands parfums, hôtels particuliers. C’est mal, c’est très mal, mais ça change un peu de la Bastille et de Clichy-sous-Bois, non ? C’est violent, mais c’est mille fois moins violent que la violence des fauchés de l’avenue Foch et ça ne date pas d’hier.

À la Chambre des députés, en 1906, Jean JAURÈS parlait de la violence des riches et de la violence des pauvres :

« Le patronat n’a pas besoin, lui, pour exercer une action violente, de gestes désordonnés et de paroles tumultueuses ! Quelques hommes se rassemblent, à huis clos, dans la sécurité, dans l’intimité d’un conseil d’administration, et à quelques-uns, sans violence, sans gestes désordonnés, sans éclats de voix, comme des diplomates causant autour du tapis vert, ils décident que le salaire raisonnable sera refusé aux ouvriers ; ils décident que les ouvriers qui continuent la lutte seront exclus, seront chassés, seront désignés par des marques imperceptibles, mais connues des autres patrons, à l’universelle vindicte patronale. [...] Ainsi, tandis que l’acte de violence de l’ouvrier apparaît toujours, est toujours défini, toujours aisément frappé, la responsabilité profonde et meurtrière des grands patrons, des grands capitalistes, elle se dérobe, elle s’évanouit dans une sorte d’obscurité. [1] »

Voilà la violence de Macron, voilà à quoi nous nous sommes habitués jusqu’à trouver ça normal, jusqu’à trouver ça inéluctable et naturel.

Et c’est cette violente inégalité qui soudain est dénoncée, condamnée, combattue, non par des penseurs éclairés, non par des commentateurs de plateaux télé ni par des Youtubeurs en trottinette engagés, non, mais par le peuple.

Oui, ils s’appellent comme ça, les Gilets jaunes, nous sommes le peuple. C’est l’inconscient de la Révolution française qui parle ? Allez savoir. Ça leur permet surtout d’échapper aux étiquettes politiques. Gauche, droite, Marine, Mélenchon, Macron, vote blanc, abstention, peu importe. On ne s’arrête plus à ça. On nous fait croire que c’est ça la politique, mais ça c’est les élections, les élections, c’est pas de la politique, disons que ça vient après. Les Gilets jaunes, c’est le retour de la politique, la seule, l’essentielle : ce qu’il faut pour vivre. C’est ça la politique, c’est simple. Ce qu’il faut pour vivre, chacun le sait, chacun y a droit. Et quand il ne l’a pas, quand il ne l’a plus, quand il craint de ne plus l’avoir, il pourrit. Ça s’entasse, ça ronge, ça fermente, longtemps, des années. Et soudain, on ne sait pas pourquoi, d’un seul coup ça pète, ça sort du tube, et c’est impossible de remettre tout ça dedans. C’est un suicide ou c’est une révolution. Une révolution, c’est quand ça fait ça en même temps pour des milliers, pour des millions qui se croyaient chacun tout seul à vivre comme ça. Très rare, oui. Un genre de miracle, si vous voulez.

C’est avec eux qu’on était samedi, tandis que ça pétait à Paris et un peu partout, Dillah Teibi est allé rencontrer des Gilets jaunes qui tiennent le carrefour à Montabon, dans la Sarthe, vers Le Mans. Tandis que les médias récupèrent et formatent l’événement, et dramatisent jusqu’à la nausée, nous voilà avec eux, avec cette frange de France à l’origine de ce qu’il faut bien appeler donc une révolution. Une révolution qui, c’est sûr, va changer le monde, mais qui les a déjà changés eux, chacun personnellement dans leur vie et dans la solidarité avec les autres grâce à la lutte qui s’invente à chaque instant, chemin faisant, sans grand leader, sans grande organisation, ce qui ne les empêche nullement de rédiger un très judicieux cahier de revendications. Comme disait Mark Twain, « ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ». Une idée qui leur va bien.

Daniel Merme

Publién le 05/12/2018

Gilets jaunes : que la colère se mue en espérance

Clémentine Autain  (site regards.fr)

Jusqu’où portera la vague de colère incarnée par le mouvement des gilets jaunes ? Saurons-nous faire grandir les conditions d’une issue émancipatrice ?

La première victoire est déjà remportée. Oui, le mouvement des gilets jaunes a déjà réussi à marquer le paysage social, à imprimer le débat public, à faire émerger de nouveaux visages qui posent des mots sur la dureté d’un quotidien si méconnu des sphères de pouvoir. Les colères se répondent en écho.

Ici, on entend cette femme qui crie son désespoir parce qu’elle travaille à s’user la santé mais vit dans la pauvreté. Voilà dix ans qu’elle n’est pas partie en vacances. Là, c’est un homme qui raconte face caméra que pour lui, ce ne sont pas les fins de mois qui sont difficiles car la galère commence dès le premier jour du mois. Ailleurs encore, une personne s’en prend violemment au Président Macron qui décidément n’entend rien, ne comprend rien : « Il nous prend vraiment pour des gogos ! » quand une autre conclut calmement mais fermement : « C’est d’une révolution dont on a besoin. Il faudrait un nouveau 4 août pour l’abolition des privilèges ». Le ras-le-bol général, voilà ce qu’on entend. Enfin.

Parti d’un coup de semonce contre la hausse de la taxe sur le carburant, le mouvement a entraîné bien au-delà de ce que l’on pouvait imaginer. L’axe de départ s’est comme désaxé. Le caractère hétéroclite des revendications, des mots d’ordre, des familles politiques qui apportent leur soutien laisse les portes encore très ouvertes sur l’issue de cette colère XXL.

Rien n’est joué mais la tonalité n’est plus celle que l’on pouvait redouter au départ, quand les courants d’extrême droite s’étaient rués le mouvement en espérant voir se développer leurs obsessions identitaires et grandir leur terreau du ressentiment. Loin d’une focalisation sur le "trop de taxe, trop d’impôt", c’est le sentiment d’injustice sociale et territoriale qui semble dominer. C’est le rejet des politiques d’austérité et la défense des services publics qui donne le ton davantage que le repli sur soi. Ce sont les inégalités qui sont clairement pointées du doigt. Quant à la question environnementale qui aurait pu se trouvée marginalisée, elle n’est pas désertée. Les courants écologistes s’engagent progressivement dans la danse.

Le brun rêve de prendre la main. Mais le jaune a pris un sérieux coup de rouge.

Le bouillonnement est là et des jonctions commencent à s’établir. Là encore, rien n’est joué mais les dockers, au Havre, se joignent aux gilets jaunes pendant que les lycéens enclenchent leur soutien. Des secteurs entiers du mouvement social s’impliquent désormais franchement. Des personnalités proposent de venir physiquement apporter leur notoriété pour protéger les gilets jaunes aux Champs-Elysées d’éventuelles violences. L’ordre des choses est bouleversé.

D’ores et déjà, des lignes ont bougé dans les têtes. Partout, sauf visiblement au sommet de l’État où l’on reste empêtré dans de tristes logiques comptables et où l’incompréhension voire l’aversion du monde populaire domine. La crise politique est en marche. Au point que la délégation des gilets jaunes ne s’est finalement pas rendue à Matignon. Signe du temps, les groupes politiques insoumis et communistes proposent de soumettre au Parlement une motion de censure. In fine, c’est sur le terrain politique que le plus gros va se cristalliser. Il n’échappe à personne qu’un mouvement soutenu par 80% de la population, par des sensibilités politiques et des personnalités que tout oppose par ailleurs, ne dit pas le sens, la cohérence du projet de changement souhaité. La liste des revendications du comité auto-organisé par les initiateurs des gilets jaunes posent de sérieux jalons mais la confrontation politique reste évidemment devant nous.

Jusqu’où portera la vague de colère incarnée par le mouvement des gilets jaunes ? Saurons-nous faire grandir les conditions d’une issue émancipatrice ? Il le faut. Le brun rêve de prendre la main. Mais le jaune a pris un sérieux coup de rouge. Il faut maintenant que la colère se mue en espérance.

 

Clémentine Autain

 

Publié le04/12/2018

Sur le mouvement des gilets jaunes

Temps critiques

paru dans lundimatin#168,

Nous reproduisons ici une analyse historique de l’émergence et de la composition du mouvement des gilets jaunes parue le 29 novembre dans la revue Temps Critiques. Si nous n’en partageons pas toutes les prémices et conclusions, elle nous est apparue extrêmement intéressante et éclairante.

Un autre fil historique que celui des luttes de classes 

On pourrait raisonnablement y voir des analogies avec plusieurs événements historiques comme le soulèvement des Fédérés pendant la Révolution française. Même si bien évidemment il n’y a jamais de véritable répétition dans l’histoire, force est de constater que des éléments communs caractérisent les grandes révoltes populaires dont la lutte antifiscale représente sûrement le point le plus basique [1]. Ainsi en fut-il du soulèvement insurrectionnel des Fédérés de l’été 1793 dans les Provinces du sud-est et de l’ouest de la France, qui s’opposait au coup d’État des Jacobins, lesquels cherchaient à imposer leur pouvoir despotique sur l’État-nation bourgeois dans l’ensemble du territoire. Il n’est pas irraisonné de faire une analogie entre les Fédérés et les Gilets jaunes puisque les uns comme les autres ne contestent pas les fondements républicains de l’État, mais demandent une reconnaissance de leur citoyenneté provinciale et la fin de leur condition de sous-citoyens. De la même façon, certaines doléances des manifestants rappellent les fameux « Cahiers de doléance » des années 1788-89, ainsi que les oppositions actuelles aux taxes rappellent les actions menées contre les fermiers généraux à l’époque. Cette analogie peut prendre consistance lorsqu’on sait que la puissance du capital globalisé et totalisé a conduit à un affaiblissement de la forme État-nation démo-républicain. Or c’est cette forme [2] qui contenait le principe d’égalité de condition célébré par Tocqueville dans son livre sur la démocratie en Amérique. Elle s’est progressivement accomplie dans les formes républicaines ou/et parlementaires à travers les politiques réformistes plus ou moins social-démocrates et la victoire contre l’alternative fasciste des années 1930-1940. Sortie plus forte de 1945, elle s’est développée dans les différentes formes d’État-providence de la période des Trente glorieuses jusqu’à même triompher du dernier sursaut des luttes prolétariennes des années 1960-70.

La perte de légitimité de l’État-nation

À partir de la fin des années 1970, les restructurations industrielles et le processus de globalisation/ mondialisation s’enclenchent alors, dans ce qui n’est pas pour nous une contre-révolution (il n’y a pas vraiment eu révolution), mais une révolution du capital. Elle s’initie puis prospère sur les limites du dernier cycle de lutte de classes et épuise la dynamique historique de l’égalité portée par l’idéologie universaliste de la première bourgeoisie soutenue par la classe ouvrière au sein de l’État-nation. Désormais l’équité remplace l’égalité, la lutte contre les discriminations remplace la lutte contre les inégalités

Des formes précapitalistes de rapports sociaux subordonnés réémergent alors : les relations sociales (« le piston »), l’hérédité sociale, reprennent de l’importance à l’intérieur même du processus démocratique comme le montre la situation dans l’éducation où de plus en plus d’élèves entrent dans le cycle supérieur sans que le pourcentage d’enfants d’ouvriers s’élèvent pour autant ; comme le montre aussi une augmentation des taxes qui, dans le système redistributif français où 50 % de la population ne paie pas d’impôt sur le revenu, est la façon la plus directe de faire contribuer les pauvres, comme sous l’Ancien régime finalement. Toutes ces mesures sont à la racine de la révolte fiscale actuelle. C’est d’autant plus injuste que contrairement à ce qui se dit souvent sur la part respective de chacun à la pollution, ce ne sont pas les moins aisés qui pollueraient le plus (on accuse l’automobile et le diesel), mais les plus riches. Tout cela est posé en termes individuels comme si cela était du ressort de chacun et non pas du rapport social capitaliste dans son ensemble.

D’après des statistiques [3] récentes, un cadre supérieur sera beaucoup plus pollueur et aura une empreinte carbone supérieure (à cause surtout de ses loisirs supérieurs et des dépenses en essence bien supérieures, en valeur absolue, à un ouvrier ou une aide-soignante, mais sa dépense en essence représentera une part proportionnelle bien moins importante de son budget en valeur relative. Statistiquement en France, les 10 % les plus riches émettent quatre fois plus d’empreinte carbone que les 50 % les plus pauvres donc chaque foyer des 10 % des plus riches émettent vingt fois plus que les plus pauvres alors que le mode de vie des plus riches (avions, grosses voitures, 4x4) est non seulement préservé, mais en voie de démocratisation avec crédit et voyages low cost [4]. Ces données s’inscrivent en faux contre l’image donnée des Gilets jaunes comme de gros beaufs pollueurs. Certes, ils accordent sûrement moins d’attention idéologique à l’écologie que les cadres ou professions intellectuelles, mais leurs pratiques sont moins contradictoires que les leurs.

L’augmentation de la CSG avait déjà eu cet effet de taxation de tous (pauvres comme retraités), mais comme toutes les taxes, elle est proportionnelle et non pas progressive avec donc elle n’a aucun caractère redistributif, bien au contraire puisque certaines taxes touchent des produits qui représentent une plus grande part du budget des familles en difficulté que des familles riches (c’est par exemple le cas de la TVA). Il ne faut donc pas s’étonner de voir des petits retraités dont beaucoup vivent mal le paiement de la CSG, être très actifs sur les barrages, d’autant qu’ils ont le temps disponible pour eux. C’est donc la fonction sociale de l’impôt qui est remise en question du fait du sentiment de déclin des services publics de proximité au profit de leur contractualisation (prestations-clients, numérisation) particulièrement évidente en ce qui concerne la SNCF, ce qui produit une réaction individuelle face à l’impôt faisant la balance entre ce qui est payé et ce qui est reçu. Toute solidarité, même abstraite, s’efface devant des réflexes individualistes qui se porteront facilement vers et sur des boucs émissaires.

Si toute augmentation des prix sur des produits de consommation courante a tendance à plus toucher les ménages à petit budget, les individus réagissent en général moins à ces mouvements de prix qui leur apparaissent comme quasi naturels, au moins dans les pays capitalistes développés. Néanmoins, de plus en plus de prix leur apparaissent comme des prix artificiels soit parce qu’ils sont administrés par l’État et subis comme des prix politiques entraînant une augmentation des dépenses contraintes, soit comme des prix de monopole imposés par les firmes multinationales et la grande distribution. Mais, hormis dans les DOM-TOM et encore aujourd’hui à la Réunion, ces prix sont rarement attaqués de front dans des émeutes populaires qui existent pourtant dans les pays pauvres (Tunisie, Égypte). Il n’y a pas d’émeutes de la faim dans des pays comme la France et la lutte contre les prix s’avère indirecte dans le cadre d’une lutte contre les augmentations de taxes qui apparaissent souvent incompréhensibles, du moins en France, vu le principe de non-affectation. Il n’en faut donc pas plus pour que les Gilets jaunes et leurs soutiens refusent une taxation soi-disant « verte » qui en fait renfloue la caisse globale de l’État qui ensuite seulement procède aux arbitrages budgétaires [
5]. Question sociale et question environnementale restent donc séparées, même si elles sont reconnues comme légitimes, car beaucoup de présents sur les barrages ou dans les manifestations refusent l’image de « beauf » qui leur a été collée et qu’ils ressentent comme un mépris de caste si ce n’est de classe. Il n’empêche que la phrase énoncée dans les rassemblements : « Les élites parlent de la fin du monde quand nous parlons de fin du mois » est peut être la plus forte entendue parce qu’elle consacre cette tension.

La révolte contre l’impôt ou les taxes ne peut donc être assimilée au refus pur et simple exprimé par de nombreuses couches supérieures, professions libérales et autres petits patrons croulant sous les charges sociales.

D’où aussi des contestations contre les nouveaux « privilèges », et contre la paupérisation de la vie quotidienne. Un autre argument joue en faveur de cette thèse d’un soulèvement du peuple fédéré : la carte des révoltes et des soulèvements des Fédérés de l’été 1793 [6] correspond assez bien à la carte des régions où les blocages et les actions des Gilets jaunes sont les plus forts. Mais, là encore, la spécificité de l’État français et de son centralisme qui perdure malgré la crise générale de la forme État-nation, empêche cette révolte de suivre la tentation italienne ou espagnole de l’autonomie (Padanie) ou de l’indépendance (Catalogne) ou encore de la sécession européenne comme avec le Brexit [7]. Il n’empêche que le redéploiement de l’État-nation en État-réseau ne se fait pas d’un coup de baguette magique. La contradiction entre le verticalisme centraliste de ce qui perdure d’État-nation dans la gestion des rapports sociaux se heurte à la forme décentralisée que prend l’aménagement des territoires. Une forme qui privilégie le développement des métropoles au détriment des villes petites et moyennes qui se trouvent dans le dilemme insoluble d’avoir à prendre plus de choses en charge avec moins de moyens. D’où le mouvement de démissions des maires qui se produit aujourd’hui et un sentiment de solde pour tout compte qui fait resurgir un « Peuple » qui n’a pas attendu Marine Le Pen où Mélenchon et leur notion de « peuple central » pour être affirmé. Une notion qu’on retrouvait déjà chez Arlette Laguiller dont on se moquait de la formule plus populaire que prolétarienne : « travailleuses, travailleurs, on vous exploite, on vous spolie [8] » et qui semble assez proche de la perception actuelle de beaucoup de manifestants qui ont à la fois l’impression d’être exploités (chômage, CDD, allongement des temps de transport) et spoliés par des taxes qui portent en soi l’injustice dans la mesure où elles touchent proportionnellement davantage les pauvres que les riches. C’est parce qu’ils sont arrivés à une grande connaissance intuitive de cette situation d’exploitation (qui ne passe pas par la case « conscience de classe ») que la radicalisation du mécontentement n’épouse pas les formes d’organisation traditionnelles (par exemple syndicales) et diffère dans sa composition sociale. Mais pourquoi s’en étonner quand les restructurations du capital ont liquidé les anciennes forteresses ouvrières et qu’on est bien loin de l’époque où dominait la figure de l’ouvrier-masse de Renault ou de Fiat. L’ouvrier de petite entreprise, du bâtiment, des services, l’employé du Mac Do trouvent à cette occasion un lieu d’expression de la révolte qui a du mal a existé sur des lieux de travail fracturés où les collectifs de travail peinent à s’agréger. L’ancrage local des points de fixation renforce cette possibilité de rassemblement, hors des cadres structurés et institutionnalisés. Cette connaissance intuitive s’appuie sur le fait que la croissance des revenus en valeur absolue qui apparaît dans les statistiques et qui est répercutée par les médias entre en contradiction avec une baisse du pouvoir d’achat à cause de l’augmentation des dépenses contraintes (charges fixes). Mais cette connaissance intuitive n’est pas sans matérialité objective. En effet, si ce sont les habitants des régions rurales et périurbaines qui ont tendance à manifester c’est aussi en rapport avec un budget dédié à la « cohésion territoriale » qui vient d’être amputé de 1,4 Mds d’euros.

Il y a conjonction entre trois éléments, un « ça suffit » qui ne vise pas seulement Macron, comme avec le « Dix ans ça suffit » contre de Gaulle, en Mai-68, mais l’ensemble du corps politique ; une exigence d’égalité, de justice et de fraternité, même si on ne sait pas bien jusqu’où s’étend cette dernière, devant des rapports sociaux dont la dureté ne semble plus compensée par les acquis sociaux des années 1960-1970 et l’air de grande liberté (“libération”) qui l’accompagnait ; enfin des conditions matérielles de vie souvent difficiles eu égard aux standards en cours dans une société capitaliste avancée.

La soudaineté de l’événement

Ce mouvement échappe aussi aux divers corporatismes qui ont pu être à la base d’autres mouvements plus anciens souvent désignés comme « inclassables » comme l’était celui de Poujade (rattaché aux commerçants et artisans avec l’UDCA [9]). La preuve en est qu’alors que les syndicats de taxis et des transports routiers (FNTR) restent à l’écart ou même condamnent le mouvement (la FNTR demande au gouvernement de dégager les routes !) puisque ce sont des organisations qui ont négocié et obtenu quelques avantages, de nombreux routiers et des chauffeurs Uber sont aperçus sur les blocages. Les routiers jouant d’ailleurs souvent au « bloqué-bloqueur » et conseillant parfois les novices du blocage à déterminer les bons objectifs comme les dépôts d’essence (cf. Feyzin dans le Rhône, Fos-sur-Mer ou Brest). De la même façon, certains s’aperçoivent que les blocages des grands axes ont des répercussions sur l’approvisionnement en pièces pour les grandes entreprises qui sous-traitent au maximum. Ainsi, l’usine Peugeot de Montbéliard s’est retrouvée momentanément à l’arrêt.

On assiste bien là à un surgissement événementiel qui se situe en dehors des habituelles convergences ou appels à convergence des luttes sociales traditionnelles, parce qu’il pose, dans l’immédiateté de son expression directe sa capacité à faire rassemblement [10] en mêlant à la fois le caractère « bon enfant » et une grande détermination. Il faut dire que beaucoup de manifestants en sont à leur première manifestation. Ils s’étonnent, naïvement de l’écart entre les engagements formels à participer qui pleuvent sur les réseaux sociaux et le nombre relativement restreint des présents sur les barrages et aux manifestations. Le fait de les interroger sur leur absence ou indifférence aux manifestations de ces dernières années les interloquent, mais ne les agacent pas tant ils ont l’impression d’un dévoilement soudain, d’être à l’origine de quelque chose de nouveau. Certains ressentent bien la contradiction entre d’un côté le fait de rester calme et en même temps la nécessité de rester décidés et déterminés dans une ambiance qui ne peut tourner qu’à la confrontation (deux morts, 500 blessés, dont une vingtaine de graves, y compris chez un commandant de police [11]) si ce n’est à l’affrontement violent (le 24 novembre à Paris). Il s’en suit un changement de position progressif vis-à-vis des forces de l’ordre qui passe parfois de la compréhension mutuelle à l’invective renforcée par le fait que le mouvement ne cherche pas d’abord et avant tout à négocier et ne déclare pas ses points de blocage, qu’il développe des moyens de communication par réseau et des moyens d’action qui sont plus ceux des associations que des groupes politiques ou syndicats (les « flashmob [12] », par exemple). De la même façon qu’une ligne de partage de classe ne parcourt pas le mouvement (nous y reviendrons), les tenants de la ligne amis/ennemis, comme ceux de la ligne droite/gauche en seront pour leur frais. Certains s’essaient à des variantes comme « la France d’en bas contre la France d’en haut » ou, plus original, comme D. Cormand, secrétaire national d’Europe-écologie-les-Verts qui retient la séparation entre ceux qui craignent la fin du monde et ceux qui craignent la fin du mois [13] ou une délocalisation et le chômage comme les salariés de Renault-Maubeuge qui ont eu le gilet jaune facile avant l’action du samedi 17 car l’exemple ne vient évidemment pas d’en haut, bien au contraire. La communication gouvernementale, particulièrement maladroite parce que peu au fait des stratégies politiques s’avère particulièrement contre-productive. Les phrases macroniennes sur le fait de n’avoir qu’à traverser la rue pour trouver du travail ont fait plus pour réintégrer les chômeurs dans la communauté virtuelle du travail que tout populisme de gauche. De même la phrase de certains élus de la majorité sur les Gilets jaunes « de la clope et du diesel » a exprimé au grand jour que la cigarette n’était pas, pour l’État et le pouvoir une question de santé publique, mais de santé morale dans le monde aseptisé dont ils rêvent [14].

La tarte à la crème de l’interprétation en termes de classes moyennes

On ne sait pas encore si c’est « l’insurrection qui vient », mais comme dit Patrick Cingolani dans Libération du 21 novembre 2018, on a déjà « un peuple qui vient ». Il est toujours difficile de savoir ce qu’est « le peuple », mais concept mis à part, faut-il encore que ce « peuple » ne soit pas celui constitué autour de l’identité nationale, fut-elle de gauche qui clôturerait le choix entre populisme de droite et populisme de gauche, mais un « peuple » qui se constituerait dans le mouvement en dépassant la coexistence de différentes luttes et dans une sorte de coextension.

Car d’une manière générale et encore une fois tout le discours de classes est mis à mal. L’insistance sur la notion de classes moyennes, de la part des journalistes surtout, en est la démonstration. Dans les années 60 et 70, cette notion pouvait encore avoir quelque pertinence, du point de vue des pouvoirs en place pour saisir les modifications alors en cours (la « grande société » de Kennedy-Humphrey, la démocratie de classes moyennes de Giscard) quand croissance et progrès social semblaient marcher de pair, mais aujourd’hui ce terme cherche juste à éviter de parler simplement en termes de riches et de pauvres en assimilant aux classes moyennes tous ceux qui ne sont pas assez aisés pour être riches et assez pauvres pour être assistés (un classement que le Rassemblement national et la France insoumise reprennent à leur compte) et bien évidemment en termes de prolétariat, notion devenue complètement obsolète dans les pays ou une partie non négligeable des individus qui « tirent le diable par la queue » en fin de mois sont propriétaires de leur appartement (hors grandes métropoles) et possèdent une ou deux automobiles.

Le conseiller du Prince (en géographie) Christophe Guilluy a essayé de croiser cette analyse en termes de classes (ce qu’il appelle les « classes populaires »), avec les nouvelles territorialisations et ce qu’il appelle « la France périphérique ». Mais pour lui tous les salariés non-cadres et les artisans, commerçants, petits entrepreneurs forment cette classe moyenne inférieure (une autre appellation pour « classes populaires ») qui serait majoritaire en nombre. Ce grand niveau de généralisation le conduit à ne pas distinguer les Gilets jaunes des Bonnets rouges de 2013 et à ne pas tenir compte de la grande différence de composition sociale entre les deux mouvements. En fait, chez lui le territorial surdétermine l’analyse en termes de couches sociales ce qui l’amène à exclure de sa notion de classes populaires les habitants des cités de banlieues et les immigrés récents qui peuplent certains quartiers des grandes métropoles, en les racialisant par opposition aux « petits blancs » de la périphérie [15]. C’est qu’effectivement les formes de révolte qui peuvent exister dans ces ne prennent pas la même forme (révolte de 2005). Mais pourquoi faire comme si la segmentation territoriale était définitive alors que la mobilité géographique est de plus en plus forte et que beaucoup d’anciens travailleurs immigrés quittent ces cités pour aller habiter dans le pavillonnaire des périphéries ? D’ailleurs la diversité des personnes présentes dans les actions des Gilets jaunes, plus sur les barrages que dans les manifestations d’ailleurs, infirme les simplismes de Guilluy. Bien sûr les médias se feront un malin plaisir d’exhiber quelques actes antimusulmans ou homophobes, auxquels on pourra facilement, sur les barrages ou dans les rassemblements, opposer d’autres faits et déclarations [16]. De telles dénonciations, reposant sur un nombre de faits très réduit, ont d’ailleurs cessé, preuve qu’ils étaient montés en épingle dans le but de discréditer le mouvement et surtout de mettre l’accent sur ce qui serait son orientation fondamentalement réactionnaire et droitière.

S’il y a bien des réactions à une paupérisation relative, ce n’est pas non plus une manifestation des « sans parts [17] » comme le prétend un disciple de Rancière dans Libération du 24 novembre 2018. Les personnes les plus pauvres où les plus en détresse sont dans les villes et éventuellement dans les cités, mais ce ne sont pas elles qui manifestent, car elles vivent en partie de l’assistance de l’État et il leur est difficile de s’y opposer. Sauf à La Réunion où Gilets jaunes et jeunes des cités semblent coexister pendant la journée sur les barrages avant que les débordements que l’on sait interviennent pendant les nuits entre jeunes de Saint-Denis et forces de l’ordre. Il est vrai que la question de la vie chère dans les DOM-TOM a déjà entraîné de nombreux conflits et affrontements depuis une vingtaine d’années et aujourd’hui, à La Réunion le couvre-feu qui a duré une semaine montre que la lutte est intense et profonde. Mais ce n’est pas un cas totalement isolé. À Douai, le 17 novembre, la proximité d’un barrage avec une cité a entraîné des heurts avec la police, soit un exemple de coexistence de différentes formes de lutte sans coextension.

Une même coexistence entre plusieurs forces, semble se manifester dans les rassemblements autour des raffineries de pétrole, comme à Feyzin, près de Lyon où les ouvriers du couloir de la chimie des syndicalistes et des militants politiques ont participé à une assemblée générale avec les Gilets jaunes avant de se rendre sur d’autres lieux d’action.

Ce qui se transforme dans la société capitalisée, c’est la perception que les individus ont du capital et de l’État. Le premier n’apparaît plus comme fournisseur d’emploi, de lien social et de progrès (technique et social associés), mais comme un ensemble de monopoles au niveau ou même au service d’un hypercapitalisme du sommet : les compagnies pétrolières, les entreprises du CAC40, les grandes banques too big pour qu’on ne les renfloue pas en temps de crise, les hypermarchés de la grande distribution, les GAFAM créent certes encore des emplois, mais dans des lieux restreints à forte densité capitalistique comme on vient de le voir avec l’installation de nouveaux sièges de Google à Washington et New York qui laissent des zones entières en déshérence.

« Dans quel régime vivons-nous ? »

Dans quel régime vivons-nous est une interrogation qui semble faire le tour des barrages et manifestations. Beaucoup ressentent un système complètement corseté parce qu’ils n’ont pas de relations intermédiaires avec l’État qui leur ferait penser qu’il y a du donnant-donnant ou du « grain à moudre » comme disent les syndicats ouvriers, à condition de respecter un certain nombre de formes (déclaration préalable de manifestation par groupe ou personnes autorités, déclaration de lieu de départ et trajet) qui font partie des règles du jeu social entre partenaires sociaux bien élevés. Le refus des « Gilets jaunes » d’être « parqués » au Champ-de-Mars est en revanche significatif de ce rapport direct à l’État qui leur fait choisir les Champs-Élysées alors qu’ils savent qu’ils vont y rencontrer les forces de l’ordre. Le mouvement a beau ne pas être « organisé », quelle est belle l’image retransmise par les télévisions de ce champ de Mars absolument vide à l’heure où il devait être plein !

Les médias, toujours dans une forme spontanée ou calculée d’infantilisation par rapport aux « gens du peuple », invoquent une colère à la base du mouvement (type « grosse colère », ça leur passera), pourtant le mouvement a une tout autre ampleur que celui des motards de la Fédération française des motards en colère ou du mouvement né en janvier 2018, de manière informelle et lui aussi à partir des réseaux sociaux, les deux initiatives s’opposant à la limitation de la vitesse à 80 km/h sur les routes. Des médias qui légitiment le mouvement… tant qu’il reste dans la légalité et l’intervention pacifique, tout en montrant ce qui est pour eux la manifestation d’une autre France. S’ils ont jugé la grève des cheminots illégitime, celle des Gilets jaunes serait, elle, légitime. On ne peut mieux transcrire la perte de centralité du travail dans la société du capital qui rend inessentielle la force de travail pour la valorisation. Mais lorsque l’action de Gilets jaunes se poursuit et que ladite simple « colère » se manifeste dans des formes jugées illégalistes, les médias sonnent l’alarme et multiplient la désinformation.

Comme diraient les marxistes orthodoxes, le mouvement des Gilets jaunes est de l’ordre de la circulation, il n’est donc pas fondamental, alors que nous le voyons depuis plusieurs années, le blocage des flux est un élément essentiel des luttes dans la mesure où la société du capital est basée sur la flexibilité/fluidité et le minimum d’immobilisations et de stocks. Nous ne dirons pas que le mouvement est conscient de cela, mais le fait que des Gilets jaunes aient été réticents à se rendre à Paris, qu’ils aient maintenu les barrages et rassemblements en province indiquent qu’ils sentent bien la nécessité de rester un mouvement diffus et à cent têtes en quelque sorte (et donc sans leader la Poujade ou Nicoud), un mouvement qui ne laisse pas prise au spectaculaire, mais impose sa présence en quadrillant tout le territoire, ce que ne peuvent pas faire les forces de l’ordre par exemple. Bien sûr, ils ne refusent pas la présence des médias sur les rassemblements, mais ils la contrôlent mieux (c’est du donnant-donnant) que dans des opérations telle la « montée » sur Paris. En fait, peut être pour la première fois, les médias sont supplantés par les réseaux sociaux et sont obligés de donner une chambre d’écho encore plus forte pour représenter le mouvement puisqu’ils veulent tout représenter et parce qu’ils veulent le faire entrer dans un cadre connu et institutionnel (comment le réintégrer dans l’espace démocratique).

Si Gérard Noiriel, dans sa tribune du journal (op. cit.) met bien l’accent sur la façon dont cette question sociale se repose aujourd’hui, c’est-à-dire finalement en dehors de l’hypothèse strictement classiste qui a dominé au XXe siècle, via les différentes formes de partis communistes, une des faiblesses de son analyse est d’affirmer que la presse ne pense que spectacle et que donc elle est pour le mouvement si elle peut en tirer des images spectaculaires. Les images et paroles des médias au soir des violences du 24 novembre montrent au contraire une réaction virulente contre des « casseurs » que les images n’ont pas réussi à transformer en Black Bloc [18]. Il était d’ailleurs piquant de voir des journalistes retranscrire en direct ce qu’ils représentent comme le spectacle de désolation laissé derrière eux par les « casseurs », alors qu’en arrière-fond des Gilets jaunes qui n’étaient sûrement ni des identitaires ni des membres de « l’ultra gauche », hurlaient contre les « flics collabos ».

Quand le pouvoir, en la personne de Macron, invoque une « souffrance » qui s’exprime, renvoyant les Gilets jaunes à ce qui serait leur condition de sacrifiés de la conjugaison aujourd’hui structurelle de la mondialisation et de la start-up nation, cela ne suggère-t-il pas qu’il s’agit d’un mouvement qui dépasse l’indignation démocratique telle qu’elle s’était développée autour du Manifeste des Indignés, et qui s’apparente à une révolte ? Cette dimension de soulèvement collectif bouscule les règles du débat et des luttes habituelles maintenues dans le cadre démocratique et politique traditionnel, dont celle de la SNCF nous a fourni un dernier exemple affligeant. Mais elle n’est pas dégagée d’une tendance au ressentiment (cette haine de classe sans conscience de classe) contre les élites et les « gros », les « voleurs », les « profiteurs » qui donne dans la facilité et fait que la dimension « antisystème » souvent relevée est finalement assez superficielle, le « système » étant réduit à quelque tête d’affiche (le « banquier Macron », le mafieux Castaner, le clientéliste Gaudin à Marseille, etc.), mais non pas remis en cause dans ses fondements. Le rapport à l’État qui transparait ici est d’ailleurs très ambigu puisqu’à la différence du mouvement antifiscal des Tea Party aux États-Unis, les Gilets jaunes ne sont pas, dans l’ensemble, pour une politique plus libérale ni pour un État minimum. Pour la plupart d’entre eux il est probable qu’ils n’étaient pas descendus dans la rue en 2015 pour la défense du service public puisqu’ils aujourd’hui ont l’impression de ne plus en avoir que les vestiges (fermetures d’écoles primaires, de petits hôpitaux, de gares ferroviaires et de postes [19]). C’est un mouvement non exempt de contradictions puisqu’il réclame la baisse générale des taxes tout en ayant encore des demandes par rapport à l’État conçu encore comme État social. Or la baisse des impôts et taxes est contradictoire à une action sociale de l’État. Cela peut accroitre la crise de légitimité de l’État qui fait que les personnes défavorisées ne se reconnaissent plus dans son action et peuvent en cela rejoindre des fractions, elles aussi populaires, qui ne veulent plus de cette action sociale de l’État, en direction des chômeurs, des migrants et dénoncent le trop grand nombre de fonctionnaires, les « assistés », etc. Il est vrai que ce mouvement n’est pas guidé par la Théorie révolutionnaire historique ni par ses fractions communistes ou anarchistes contemporaines, qu’il est « interclassiste » (quelle horreur [20] !) et ouvert à tous les vents. Il s’inscrit en tout cas dans un ensemble de mouvements diffus qui, depuis l’occupation des places dans de nombreux pays, des luttes comme celles du No-TAV ou de NDDL ou encore certaines actions au cours de la lutte contre la loi-travail, fédèrent des initiatives qui ne dépendent pas de partis ou syndicats et qui se développent d’une façon horizontale à partir des réseaux sociaux. Leurs caractéristiques sont toutefois suffisamment différentes pour qu’on n’y cherche pas des convergences possibles au sein d’un supposé bloc anticapitaliste et a fortiori « communiste ». Pour le moment, ces luttes coexistent sans connaître de coextension.

Temps critiques, le 29 novembre 2018

[1]  – Certains parlent de jacquerie ou de « jacquerie numérique », mais le phénomène n’est pas réductible au monde rural du fait même de la transformation générale des territoires et la place prédominante du rurbain (H. Lefebvre) dans l’espace, hors métropole. À la limite, le terme de fronde serait plus approprié. Une fronde populaire qui fait mouvement contre ce qui lui apparaît comme une nouvelle caste, dont Macron se veut le roi Soleil. Dans un premier temps, la Fronde a été un mouvement très populaire avec ces « mazarinades » avant de connaître un deuxième temps correspondant à la Fronde des Princes.

[2]  – Comme le fait remarquer Gérard Noiriel dans Les gilets jaunes et les « leçons de l’histoire  » [http://www.fondation-copernic.org/index.php/2018/11/22/les-gilets-jaunes-et-les-lecons-de-lhistoire/] ces cahiers de doléances, première forme d’écrit populaire, ont changé la donne par rapport aux jacqueries ou autres révoltes populaires précédentes, parce qu’ils ont permis une extension de la lutte à l’ensemble du territoire. C’est ce qu’ont réalisé aujourd’hui les réseaux sociaux pour les Gilets jaunes.

[3]  – Cf. Observatoire du bilan carbone des ménages et aussi Planetoscope « Concernant le type de foyers, il apparaît que les foyers disposant des niveaux de revenus les plus élevés affichent des bilans globalement plus mauvais que la moyenne. La quantité de CO2 induite par la consommation des ménages est, en effet, croissante avec le niveau de vie et plus spécifiquement avec la capacité à consommer des loisirs. À l’inverse, les catégories socioprofessionnelles et les tranches de revenus plus modestes se distinguent par des niveaux d’émissions moindres. Les foyers des professions intermédiaires, des employés et des ouvriers présentent des bilans carbone relativement proches ».

[4]  – Toujours pour tordre le cou aux idées reçues, ce sont les personnes les moins aisées (moins de 9600 euros de revenu par an) qui utilisent le moins l’automobile pour se rendre à leur travail (38 %) et le décile inférieur de revenu ne roule en moyenne que 8000 kilomètres par an contre 22000 pour le décile supérieur. Par ailleurs, la part carburant des ménages dans le budget total reste stable depuis 1970 (4 %), mais est plus forte évidemment en valeur relative dans le budget des personnes du décile inférieur (8 %).

[5]  – Si ce principe de non-affectation est bien républicain à l’origine et fait pour ne pas favoriser le corporatisme et les luttes d’influence, il ne peut rester légitime que dans le cadre incontesté de l’État-nation. À partir du moment où cette forme entre en crise, c’est tout l’édifice et les principes sur lesquels il repose qui menacent de s’effondrer.

[6]  – Soulèvement insurrectionnel qui est parti des provinces du sud-est et de l’ouest de la France, qui s’opposait au despotisme du pouvoir central des Jacobins lesquels mettaient en place à allure forcée l’État-nation bourgeois sur l’ensemble du territoire. Les Fédérés comme les Girondins dont ils étaient parfois proches étaient républicains et patriotes, mais ils ne faisaient pas table rase de certains modes de vie ruraux et agricoles issus de la féodalité. 

[7]  – Le mouvement des « Bonnets rouges » de 2013 contre l’écotaxe sur les poids lourds a gardé un aspect régional dans une région bretonne particulièrement touchée par la crise et c’est pour cela qu’il est resté isolé. Il avait aussi une coloration plus corporatiste et moins sociale, à base de petits patrons.

Si les Gilets jaunes ont une correspondance en Italie, c’est plutôt avec le mouvement des forconi (les fourches) qui barrèrent les routes quelques années avant l’organisation des Cinque Stelle.

[8]  – Le groupe Lutte ouvrière a d’ailleurs pris fait et cause pour le mouvement, ce qui n’est pas le cas de certains « radicaux » pour qui « le peuple ça n’existe pas » parce que « c’est une chimère qui masque les fractures » (suit une énumération de particularismes) et pour qui « cette colère est non-émancipatrice » contrairement à celle qui règne dans le quartier de La Plaine à Marseille ! (cf. l’article de Défense Collective sur le site DNDF intitulé : « C’est moche, c’est jaune et ça peut vous pourrir la vie »).

[9]  – Le mouvement de révolte fiscale commence en 1953, dans les campagnes et petites villes. C’est un mouvement de commerçants contre les contrôleurs fiscaux qui s’appuie aussi sur le tissu de voisinage, mais il se veut général (« L’armée des braves gens en marche ») avant de devenir clairement nationaliste (« contre les trusts apatrides et le gang des charognards ») puis antiparlementaire après l’invalidation des députés de l’UDCA en 1955. À noter que le PCF les soutiendra jusqu’à cette date parce qu’ils sont des représentants de la France rurale laissée de côté par la marche forcée vers la modernité. Plus proche de nous, dès le début des années 1970, le CID-UNATI de Gérard Nicoud reprendra le flambeau contre les contrôles fiscaux et pour l’intégration des artisans-commerçants dans le régime de Sécurité Sociale. Là encore, bien que plus apolitique à ses débuts, le mouvement sera soutenu par la Gauche prolétarienne, au moins jusqu’au procès de Nicoud à Grenoble en mai 1970 car elle y voyait un moyen de réaliser l’unité populaire et la violence des affrontements entre commerçants et forces de l’ordre s’insérait dans leur stratégie de confrontation directe avec l’État.

[10]  – « On a toujours une raison pour se rassembler » dit un Gilet jaune dans L’Obs du 22 novembre 2018.

[11]  – Sur certains barrages le filtrage se fait en ne laissant passer que les automobilistes ou camionneurs qui revêtent le gilet jaune. Berger, de la CFDT y voit une atteinte fondamentale à la liberté. On peut supposer qu’il s’opposerait aussi aux piquets de grève devant les usines qui empêchent les non-grévistes (les « jaunes » là aussi) de prendre leur poste de travail. Sur cette base on donne peu de chance à la proposition de ce même Berger à ce que la CFDT joue son rôle de médiateur entre l’État et le mouvement.

[12]  – Moyens largement employés par d’autres « Gilets jaunes », en 2009-2010 avec École en danger qui rassemblait parents et professeurs des écoles contre la réforme de l’école primaire et le fichage des élèves. Là aussi les protagonistes avaient défini de nouvelles formes de luttes (« les enseignants désobéisseurs plus que revendicants, des déclarations plus ou moins aléatoires de manifestations, six porte-paroles nationaux et des délégués par département).

[13]  – Or, si on en croit beaucoup de personnes interrogées, le souci écologiste n’est pas éloigné des préoccupations des Gilets jaunes, mais ils s’estiment floués sur la fiscalité verte puisqu’ils lui reprochent son manque d’affectation précise et le fait qu’elle serve surtout à réduire le déficit public pour respecter les accords de Maastricht.

[14]  – Si beaucoup de manifestants en sont à leur première manifestation, beaucoup d’hommes politiques macroniens sont des novices en stratégie politique et gestion des conflits sociaux.

[15]  – On en arrive au paradoxe d’un auteur anti post-moderne et plutôt classé aujourd’hui dans les « néo-réacs » par les groupes politiques de gauche et une Université qui lui dénie le titre de géographe (il n’a pas de certification universitaire officielle), s’exprimant finalement dans les termes mêmes du langage post-moderne et particulariste qu’il reprend à son compte par simplification idéologique à finalité politique (chasser sur les terres du Rassemblement national pour opposer un populisme de gauche au populisme de droite). Ce sur quoi il met le doigt avec raison, par exemple la déconnexion entre la perception de « l’immigré » aujourd’hui et celle du travailleur immigré de la période des Trente glorieuses (thème que nous abordons ailleurs dans « Immigration et salaires, un retour inattendu » [http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article378]) perd tout son intérêt politique et flirte avec l’idéologie de l’identité nationale.

[16]  – À Lyon, au rassemblement de la place Bellecour, à 11 h 30 le 24 novembre, un porte-parole organisateur local des Gilets jaunes définit clairement le mouvement comme n’étant ni raciste, ni xénophobe, mais le mouvement de tous ceux qui veulent porter un gilet jaune. C’est affirmer sans grandiloquence et sans rappel historique exagéré la ligne politique des clubs révolutionnaires de 1789-1793 faisant citoyens tous ceux qui œuvraient pour la République et contre le pouvoir royal et ses alliés étrangers, quelque soit leur nationalité d’origine et leur couleur de peau.

[17]  – La notion de « sans parts » (sans papiers, sans domicile fixe) n’est pas sans intérêt, mais elle contribue à fractionner les dominations, sans qu’une perspective d’ensemble puisse se dégager.

[18]  – Sur la grosse centaine de manifestants déférés à la justice pratiquement aucun n’avait eu à faire à la police précédemment. Cette référence systématique aux « casseurs » montre bien que pour l’État les Gilets jaunes ne sont pas reconnus comme des interlocuteurs : ils ne sont pas des paysans encadrés par la FNSEA qui ont « le droit » d’attaquer les préfectures et de casser sans être accusés d’être des « casseurs ».

[19]  – Cf. Les déclarations du maire de Guéret pour sa région. Pour lui, les Gilets jaunes sont des « invisibles », des « interstitiels ». Il n’est toutefois pas exclu que ce mouvement très contradictoire puisse déboucher en négatif sur un Tea Party à la française sous une forme propre à la France : trop de taxes, trop d’impôts, trop de dépenses publiques, trop pour les migrants (leitmotiv du Rassemblement national au démarrage du mouvement), les immigrés, trop de cotisations sur le travail donc contraire à l’emploi et au pouvoir d’achat, trop de fonctionnaires…

[20]  – Cf. Le commentaire assez venimeux, d’origine communisateur de la page « Agitations », sur le site Des nouvelles du front (DNDF), titré : « Des gilets jaunes à ceux qui voient rouge » qui lui reproche son interclassisme tout en affirmant la « dissolution de toute identité ouvrière reconnaissable et communément partagée ». C’est fort de café quand même de reconnaître qu’un mouvement est interclassiste quand on reconnaît qu’on ne peut plus « reconnaître » une classe ! Une partie de l’analyse (faite après le 17) est d’ailleurs invalidée par le 24 (attitude de la police et des médias prétendument favorables au mouvement ce qui prouve bien que…).

Deux enquêtes permettent de se faire une idée de la composition sociale des Gilets jaunes actifs aux barrages des ronds-points. Le géographe Aurélien Delpirou a relevé (url :
https://laviedesidees.fr/La-couleurdes-gilets-jaunes.html), lui, « infirmiers, travailleurs sociaux, professeurs des écoles, personnels administratifs de catégorie B des collectivités locales, techniciens de l’industrie, employés des services commerciaux ou comptables des entreprises, etc. ». Benoît Coquard, qui était sur un barrage en zone rurale le 17 novembre, a interrogé 80 personnes sur leur profession : « à 9 exceptions près (professions intermédiaires du privé, artisans, agriculteurs), celles et ceux que j’ai rencontrés appartiennent sans surprise aux classes populaires. Typiquement, il s’agissait de femmes employées et d’hommes ouvriers » (source : Alternatives économiques, 27 novembre 2018, article de Xavier Molénat : « A quoi carburent les Gilets jaunes »).

Publiéle 03/12/2018

Paroles de Gilets jaunes

marie josée sirach (site l’humanité.fr)

Avenue des Champs Elysées, nous y étions. Petits échanges au hasard des rencontres. Autant le dire. Accueil chaleureux et respectueux pour l’équipe de l’Humanité. Tous se disent « écœurés par BFM » qui « veut uniquement des images de violence » ou se débrouille « pour faire parler les plus bêtes ». Nous avons rencontré et parlé avec plusieurs des manifestants. Il y a de la colère. De l’amertume. On y décèle la peur de l’avenir. De la méfiance à l’égard des politiques, des syndicats. Retrouvez leurs paroles sur le web et le facebook de l’Humanité. Reportage. 

Les Champs Elysées, 10h du matin samedi 1er décembre. La plus belle avenue du monde est sous très haute surveillance. Les magasins barricadés. Toutes les stations de métro – Etoile, Georges V, Champs-Elysées Clémenceau, Concorde, Argentine, Kléber… sont fermées « sur ordre de la préfecture » répète en boucle les hauts parleurs du métro. Barrages filtrants dans toutes les rues perpendiculaires qui mènent aux Champs. Beaucoup de Gilets jaunes se sont retrouvés sur les avenues qui aboutissent en étoile à l’Arc de Triomphe. Les avenues Foch, Kleber, Mac Mahon ou Marceau sont jaunes de gilets portés par des manifestants venus le plus souvent d’Île-de-France, parfois d’un peu plus loin. 

En couple, entre ami-e-s. Des petits groupes se forment. Ça discute sec. Des petites agoras spontanées qui se font et se défont. Damien, 29 ans, et Alison, 24 ans, viennent de Moselle. Ils ont un enfant de 5 ans. Ancien gardien de prison, « je gagnais 1500 euros, c’est pas mal, mais plus suffisant. Alors je suis devenu travailleur frontalier au Luxembourg ». Alison est auto-entrepreneuse dans le toilettage. Ils s’estiment pas trop mal dans l’échelle sociale mais voient bien qu’autour d’eux, leurs parents futurs retraités, leurs copains, « ça devient de plus en plus dur de joindre les deux bouts ». « L’essence augmente, mais aussi les péages, les timbres, les patates… Même acheter une fenêtre pour mieux isoler ta maison ça devient impossible ». Ils sont là « pour notre gosse, son avenir. Quel sera son avenir ? Les mômes sont à peine nés qu’ils sont déjà endettés ». Damien conclue : « les politiques sont déconnectés de la réalité. Ils ne savent même pas à combien est le Smic ».

Muriel, secrétaire, Rémi, pompier et Jean-Paul cheminot se connaissent depuis 5 minutes. Ils viennent de l’Essonne et de la Seine-et-Marne. Muriel a dû prendre un deuxième travail (vente à domicile) pour s’en sortir. Tous trois parlent de « ras le bol général. Dans nos campagnes, tout ferme : la poste, le centre des impôts. Tout se déshumanise, tout passe dans les mains du privé ». Pourquoi ne se sentent-ils pas représentés par « les corps intermédiaires » ? « Les syndicats ne nous écoutent pas. Les gouvernants non plus. Les politiques parlent un jargon pour qu’on ne comprenne pas. Mais on comprend très bien. Que je vote ou pas, ça change quoi ? Pourquoi n’y a-t-il pas la proportionnelle ? Pourquoi ne pas organiser davantage de référendum ? »    

Sylvie et Philippe, deux jeunes retraités. Elle de l’enseignement. Lui de la fonction publique hospitalière. Philippe a pris sa retraite en mars 2017 et un nouveau travail en mars 2018. « Macron nous a trompés. Je m’en mords les doigts d’avoir voté pour lui. Il a réussi à faire voler en éclat tous les repères. C’est un président ultra-libéral qui roule uniquement pour les capitalistes » dit Philippe. Sylvie elle a voté « Marine », sans état d’âme. « Macron, je ne le sentais pas ». La surprise se lit sur le visage de Philippe. « Depuis 2002, dit-il, on nous demande de choisir entre la peste et le choléra. Et la gauche, à part les premiers mois du septennat de Mitterrand, elle nous trahit… » 

Plus haut, arrêtés par un déploiement de CRS, Yves, Antoine et François sont en grande discussion. « Il faudrait repenser un nouveau contrat social. Je bosse 39 heures, raconte Yves. J’estime que je fais mon boulot. Il faudrait qu’on ait de quoi vivre dignement  sans avoir peur des fins des mois difficiles. Je ne cherche pas à être riche. Je n’ai pas des goûts de luxe. Je veux juste de quoi vivre décemment, me faire plaisir de temps en temps en m’offrant un petit resto et pouvoir partir un peu en vacances. Jusqu’ici,  on vivait mieux que nos parents et que nos grands-parents. Mais là, on recule au niveau social. Les gens sont de plus en plus dans la misère. Il y a de plus en plus de pauvres, de plus en plus de riches. Mais des gars comme Carlos Ghons, qu’est-ce qu’ils foutent de tout leur argent ? ça vire à l’horreur. Faire de l’argent à tout prix, au détriment de la planète… Il faut redistribuer l’argent, taxer le capital». Gérard, à la retraite, le reprend : « On va pas sortir du capitalisme… » « J’ai pas dit ça. Mais il y a eu un capitalisme créateur. Dorénavant, c’est un capitalisme de prédateurs ». Antoine, étudiant, est venu de Lyon. « Je vis avec ma copine. Notre loyer s’élève à 700 euros. L’an dernier, on nous a baissé les APL. 30 euros, c’est une semaine de course au Lidel, un abonnement de transport! ». « Les gens en ont marre de Macron, de son arrogance. Il demande des efforts à tout le monde… sauf à ses proches. On a supprimé l’ISF. Pourquoi ? Pour qui ? »

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Publié le 02/12/2018

Et si l’on parlait de la veste jaune du président ?

 

Pierre Sernat (site l’humanité.fr)

Gauche et droite renvoyées dos à dos, refus des cadres sociaux et politiques, « dégagisme »... Pierre Serna inscrit le mouvement des gilets jaunes dans l’histoire et montre comment il est aussi une « créature » du macronisme.

 

Pour toutes celles et tous ceux qui ont une culture de gauche, le jaune n’est pas leur couleur préférée. Je me souviens des lectures passionnantes des œuvres de Madeleine Rebérioux ou de Michelle Perrot sur les mouvements ouvriers, sur les colères paysannes au XIXe siècle, lorsque la lutte des classes devint plus âpre. Je découvris dans leurs ouvrages comment la prise de conscience collective avait structuré ces centaines de milliers d’ouvriers, qui avaient inventé leurs syndicats. Ce qui les fédérait s’appelait la politique, c’est-à-dire l’espoir que, par-delà les difficultés économiques du moment, par-delà les structures sociales et leur lourdeur, la conscience de la collectivité souveraine se disait dans le dialogue, se construisait dans la culture partagée des combats organisés, se fondait sur les valeurs inscrites sur des affiches, puis mises sur le papier. Ce qui devait en résulter était une refondation de la cité, un projet qui reliait les démocrates de l’Athènes du Ve siècle avant notre ère aux ouvriers des cités industrieuses de la fin du XIXe siècle. Hélas, dans ces combats existaient ceux qui n’y croyaient pas, ceux qui refusaient cette perspective d’un monde meilleur pour tous, et se vendaient au plus offrant quitte à devenir les casseurs de grève. C’étaient les jaunes...

Ce n’est évidemment pas une raison pour ne pas observer ce mouvement des gilets jaunes et d’en proposer un regard en tant qu’historien des révoltes et des révolutions. Les secousses antifiscalistes, les émotions, les tumultes contre les taxes injustes, les insurrections contre les impôts abusifs, ont construit l’histoire populaire de la France. Depuis le XVIe siècle, avec l’édification de l’État, et ses deux sombres piliers, l’armée pour imposer l’ordre et démontrer à tous qui a le monopole de la force, et l’impôt pour financer justement l’armée et donc la guerre, les populations les plus modestes se sont vues toujours davantage taxées. Il n’est pas inutile de remonter à François Ier, le premier roi de l’époque moderne, construisant un appareil d’État fondé sur de lourds impôts.

gabelle et privilèges

À cette époque-là, l’essence de l’économie est le sel qui permet de conserver les aliments, de les conditionner pour les transporter. L’impôt sur cette matière première indispensable s’appelle la gabelle et va peser sur ceux qui sont les plus durs au mal, exploités, loin des villes, ne comprenant pas pourquoi ils devraient payer cet impôt, alors que les privilégiés de toutes sortes ne le payent pas. La réaction ne se fit pas attendre et la grande révolte de la gabelle explose dans les campagnes, en Aquitaine, entre 1544 et 1547. Un sommet de violence en 1548 embrase les villes de Blaye, Poitiers, Cognac, Saintes, Libourne, occupées par des milliers de manifestants. Durant l’été, la foule, toujours plus déterminée, envahit Bordeaux. Des scènes de violence ont lieu. Puis sont rédigés des projets de réforme envoyés sous forme d’adresse au souverain. Montmorency, le connétable de France envoyé en Guyenne, châtie le mouvement au moyen d’une répression spectaculaire et cruelle. Pourtant, un an plus tard, en septembre 1549, pour restaurer un ordre précaire, le roi est obligé de supprimer l’impôt détesté dans les régions qui se sont soulevées. Les pitauds, le nom des révoltés d’alors, ont gagné. Colère victorieuse, répression homicide resteront longtemps dans la mémoire orale de toutes les autres insurrections antifiscales des deux siècles suivants, des nu-pieds aux croquants, des bonnets rouges aux masques noirs du Vivarais, la France connaît trois siècles de révoltes antifiscales, jusqu’à ce que les injustices trop criantes en temps de crise après 1780 finissent par provoquer la chute de la monarchie spoliatrice et rapace installée dans les ors de Versailles. Comme le dit l’historien Jean Nicolas, auteur du magnifique ouvrage « la Rébellion française », étudiant plus de 8 500 colères entre 1660 et 1789, la France a toujours vécu dans « l’intranquillité ».

En fait, un État ne peut se construire, comme le rappelle la Déclaration de 1789, sans les contributions des citoyens. À la condition qu’elles soient consenties, justes, servent le bien public, soient efficaces pour la prospérité générale, et se voient utilisées pour l’éducation, la santé, la protection de tous par une police de proximité. Ne rêvons pas, cela implique également que l’État, dont les besoins sont toujours plus grands et les équilibres sociaux toujours fragilisés, soit obligé de respecter un espace public de contestations libres. Cela s’appelle la démocratie avec ses luttes, dont on comprend qu’elles sont d’autant plus puissantes qu’elles sont exprimées, puis traduites en réformes à proposer. Ces combats constituent l’étincelle qui permet d’inventer le futur et de proposer une autre société.

un « extrême centre »

Est-ce le but des gilets jaunes, dans leur colère antifiscale dont on vient de voir qu’elle se raccroche à la lente horloge des exaspérations populaires ? Oui, dans un premier temps. L’outrance de la politique fiscale qui consiste à pénaliser les plus défavorisés, en taxant leur outil de travail, en défiscalisant les plus riches, renforçant la caste des privilégiés, faisant passer pour passéiste le combat des plus modestes, parce qu’ils n’auraient pas compris que le futur écologique implique leur sacrifice, ne peut que mener à la révolte et en retour à la répression. Sidérée par la violence déséquilibrée des ripostes des forces de l’ordre, une citoyenne eut cette remarque très subtile : « Ils nous dictent déjà toute notre vie et ils voudraient nous dicter même comment on doit se mécontenter ? » Découvrant la force de frappe du pouvoir et disant à sa façon, très juste, la bascule brutale qui est opérée depuis la loi EL Khomri en 2016, et les nouveaux modes opératoires de la police. Ainsi, le gouvernant a la double responsabilité de la politique fiscale et des conséquences qu’elle provoque.

Dans un second temps, un autre constat peut être dressé. En dépolitisant toute forme de compréhension de la société par la politique, en délégitimant en permanence les partis, en niant les clivages droite-gauche, en rejetant les idées politiques sous la forme méprisante de vieilleries idéologiques, le président Macron a inventé les gilets jaunes, qui ne sont qu’un reflet biaisé de sa politique. Les gilets jaunes sont le miroir déformant d’un extrême centre qui, en refusant le débat politique et législatif, en imposant le pouvoir exécutif comme la fin ultime de la conduite des affaires d’État, en créant l’illusion qu’une vie réussie est une vie de millionnaire, a inventé une colère sans politique, l’ire des intérêts particuliers, réellement bafoués et qui se retournent contre lui. En poursuivant et renforçant une politique d’arrangement et de complicité avec le Medef, politique menée depuis une trentaine d’années, le pouvoir a détourné la colère de tous ceux qui souffrent des nouvelles conditions de travail dans l’entreprise, vers lui-même, puisqu’il est devenu le bouclier des grandes compagnies internationales, obéissant aux injonctions d’un capitalisme global. En proposant comme modèle de société une vie d’égoïsme obligé, pour soutenir la concurrence, pour accroître son pouvoir d’achat, pour ne pas perdre son temps avec la politique et ses idées irréalisables et utopiques, le macronisme a inventé cette colère désordonnée, parce que sans but politique, pour le moment. Mais l’horloge du temps des luttes tourne… Le pouvoir ne laisse qu’une seule alternative : résister. C’est-à-dire inventer encore et toujours la politique.

Pierre Serna, Historien spécialiste de la Révolution française et de « l’extrême centre »

gilets jaunes

Publié le 01/12/2018

Fissures, fuites, manque d’investissements, risque de blackout : la situation inquiétante du parc nucléaire belge

par Rachel Knaebel (site : bastamag.net)

Six des sept réacteurs nucléaires belges étaient à l’arrêt début novembre, la plupart à cause de fuites, de fissures, ou d’un mauvais état du béton... Alors que l’hiver approche, l’approvisionnement du pays en électricité est menacé. Comment la Belgique en est-elle arrivée là ? Trois des six réacteurs arrêtés auraient dû être définitivement fermés il y a trois ans, alors que le pays avait voté la sortie du nucléaire en 2003. Les décisions ont sans cesse été repoussées et la transition n’a pas été préparée. Pendant ce temps, l’entreprise française Engie, qui a racheté les centrales belges, continue d’encaisser les dividendes. Enquête.

50% de la consommation électrique en Belgique est alimentée par le nucléaire. Du moins en temps normal, quand les centrales belges fonctionnent... Ce qui devient exceptionnel ! La Belgique a entamé ce mois de novembre avec un seul réacteur nucléaire opérationnel, sur les sept que comptent le pays. En cause : des problèmes de fuites, de fissures, de « dégradation des bétons ». Un seul des six réacteurs belges à l’arrêt début novembre, Tihange 1, l’était pour des raisons d’entretien et de maintenance programmés. Il a redémarré le 12 novembre. Un autre pourrait être remis en marche mi-décembre, selon les annonces de l’exploitant des centrales nucléaires locales, l’entreprise française Engie (ex-GDF Suez). « Il faut dire que trois des réacteurs nucléaires belges ont déjà plus de 40 ans », commente Eloi Glorieux, de Greenpeace Belgique.

Les sept réacteurs nucléaires belges sont répartis sur deux centrales : Doel, à la frontière avec les Pays-Bas, abrite quatre réacteurs, et Tihange, dans la région de Liège, trois. Deux réacteurs à Doel et un à Tihange ont été mis en marche en 1975, il y a 44 ans. Les autres dans la première moitié des années 1980 [1]. « Nous avons beaucoup de problèmes dans nos centrales nucléaires. Autant de problèmes qu’il y a de réacteurs, déplore Jean-Marc Nollet, député du parti vert Ecolo au Parlement fédéral belge. D’abord, il y a les fissures sur les cuves, donc sur la partie nucléaire des installations : 13 000 fissures sur Doel 3, et plus de 3000 fissures sur Tihange 2, dont la plus grande fait 18 centimètres [2]. Mais Doel 3 est le seul réacteur qui tourne aujourd’hui, malgré ses fissures. L’autorité de contrôle a considéré le risque comme tenable. Il y a aussi, à Doel, des problèmes sur les circuits de refroidissement, touchant également la partie nucléaire. Ainsi que des dégradations du béton sur des « bunkers », des bâtiments d’ultime secours ne faisant pas partie du réacteur, mais qui doivent être en permanence en capacité de réagir. Sinon, le réacteur doit être arrêté », précise le député [3].

Des centrales électriques sur des bateaux pour suppléer aux réacteurs défaillants ?

Sur Doel 1, une fuite a été constatée en avril dernier. Selon l’Autorité fédérale de contrôle du nucléaire (AFCN), il s’agissait d’une « fuite de faible importance dans le circuit primaire du réacteur (de l’ordre de quelques litres par minute) ». Néanmoins, ce réacteur est toujours à l’arrêt. La centrale de Doel aurait aussi fait l’objet d’un acte de sabotage en 2014, dont les responsables n’ont toujours pas été identifiés [4]. « Voilà la situation peu glorieuse du nucléaire en Belgique », conclut le député écologiste Jean-Marc Nollet.

Les centrales nucléaires sur la zone du nord de le France et de la Belgique. Voir la carte interactive de Greenpeace ici.

Cette mise à l’arrêt non-programmée de la quasi-totalité de ses réacteurs nucléaires met le pays dans une situation inédite : sa sécurité d’approvisionnement en électricité n’est pas assurée pour l’hiver. La Belgique va devoir importer de l’électricité depuis les pays voisins (France, Allemagne, Pays-Bas), si ceux-ci peuvent lui en fournir, ce qui n’est pas certain en période de grand froid et donc de forte demande. Autre conséquence, le coût de l’énergie pour la population pourrait flamber. Même en payant plus cher son électricité, le pays risque de faire face, lors des périodes les plus froides, à des « délestages », c’est à dire à des coupures de courant localisées. « Avec l’indisponibilité inattendue et de longue durée de Doel 1, Doel 2, Tihange 2 et Tihange 3, ce sont 3000 mégawatts (MW) de capacité nucléaire qui disparaissent jusqu’à mi-décembre. Cela correspond à 25% de la capacité totale de production gérable installée en Belgique », a prévenu fin septembre Elia, le gestionnaire du réseau de transport d’électricité belge. [5].

Pour tenter d’éviter les coupures de courant, Electrabel – la filiale belge détenue à 100% par Engie – a annoncé le 24 octobre le redémarrage d’une centrale au gaz et la mise en service de groupes électrogènes. Le 22 octobre, le quotidien belge L’Écho précisait qu’Engie envisageait de faire venir sur les côtes belges des centrales électriques flottantes, installées sur des bateaux. « Ces centrales flottantes sont surtout utilisées comme solution de secours dans les pays en développement. C’est la première fois qu’elles seraient utilisées en Europe », ajoute le journal. Ces centrales fonctionnent aux énergies fossiles.

La sortie du nucléaire plusieurs fois repoussée

Comment la Belgique, pays qui abrite la capitale de l’Union européenne, en est-elle arrivée là ? Normalement, trois des réacteurs nucléaires qui étaient encore à l’arrêt début novembre auraient dû être définitivement fermés il y a trois ans, en 2015. Car la Belgique a adopté une loi de sortie du nucléaire dès 2003, sous un gouvernement qui comptait alors des ministres écologistes. « La loi disait qu’il fallait fermer les réacteurs à leurs 40 ans et que le pays sortirait définitivement du nucléaire en 2025 », précise Eloi Glorieux. Quatre ans plus tard, GDF Suez (future Engie) est devenue l’unique propriétaire de la société belge qui exploite les centrales.

« À l’adoption de la loi de sortie du nucléaire, le mouvement anti-nucléaire s’est démobilisé, rappelle le responsable de Greenpeace Belgique. Le lobby nucléaire, lui, a maintenu la pression. Cela a abouti à un accord signé en 2009 entre GDF Suez et le Premier ministre belge d’alors, Herman Von Rumpuy » Cet accord revient sur la loi de 2003 et autorise alors GDF Suez à exploiter dix ans de plus les trois réacteurs qui devaient initialement s’arrêter en 2015 [6]. « Mais cet accord n’a pas été mis en œuvre tout de suite parce que, peu après, la Belgique est entrée dans une crise gouvernementale », qui a duré un an et demi [7]. « Puis en mars 2011, il y a eu la catastrophe de Fukushima », souligne Eloi Glorieux. Mais GDF Suez n’a pas lâché. Dans un communiqué de septembre 2012, l’entreprise française renvoie le gouvernement belge à ses promesses de 2009, sur la base duquel l’entreprise souhaitait « pouvoir ouvrir un dialogue constructif avec les représentants de l’État belge ».

Finalement, GDF Suez obtient gain de cause. En 2013, la loi belge de sortie du nucléaire est modifiée pour allonger de dix ans la durée d’exploitation de Tihange 1. Puis en 2015, une nouvelle modification étend la durée de vie de deux réacteurs de Doel. Les trois plus vieux réacteurs belges ne cesseront leur activité qu’en 2025, à 50 ans. Les autres réacteurs du pays en 2022 et 2023.

« La situation des centrales s’est dégradée depuis le rachat par GDF Suez »

Malgré une durée de vie des réacteurs prolongée jusqu’à 50 ans, GDF Suez a assuré que sa filiale Electrabel se montrait « responsable vis-à-vis de ses clients en leur garantissant sécurité d’approvisionnement et un haut niveau de service ». À l’heure où l’État belge va négocier en Allemagne ses prochaines importations d’électricité et qu’Engie pense à approvisionner le pays par bateaux-centrales, cette promesse ne semble plus tout à fait d’actualité.

« Très clairement, la situation des centrales s’est dégradée depuis le rachat par GDF Suez-Engie. Tous les témoignages que j’ai pu récolter convergent dans ce sens : avant le rachat, la sécurité était vraiment la priorité. Ce n’est plus le cas, avance le député belge Jean-Marc Nollet. Avant, quand un ingénieur demandait un investissement lié à la sûreté et à la sécurité, l’investissent n’était pas discuté sur le principe. Depuis le rachat, on met en balance l’investissement par rapport à son intérêt économique. C’est très dangereux, puisque qu’en matière de nucléaire, on ne peut pas se permettre le moindre écart. »

Fin septembre, le site du groupe audiovisuel public belge RTBF publiait le témoignage anonyme d’un collaborateur d’Engie-Electrabel : « Le profit est vraiment devenu la priorité numéro un et on a décidé de postposer [reporter, ndlr] les investissements de maintenance le plus possible, et à les reporter d’exercice en exercice, tant que l’on n’est pas devant une situation catastrophique. » Engie-Electrabel a immédiatement réagi en démentant « avec force », et en mettant en avant ses investissements dans la maintenance. La société affirme que « la sûreté nucléaire est la priorité absolue de l’entreprise et de ses équipes ». Quid de la sécurité d’approvisionnement ? « Le prolongement de la durée de vie des réacteurs est en fait à la base des problèmes d’approvisionnement. Il n’en est pas la solution, estime Eloi Glorieux, de Greenpeace. Les risques augmentent avec l’âge des centrales. Résultat, aujourd’hui, le nucléaire belge n’est absolument plus fiable. »

Des conseillers ministériels issus d’Engie-Electrabel

Même en pleine crise d’approvisionnement, le gouvernement belge n’évoque pas la possibilité d’un retour sur les décisions de prolonger l’activité des réacteurs les plus anciens. « Il y a eu une période tendue entre l’État belge et Engie-Electrabel entre 1999 et 2003, sous le gouvernement qui a décidé la sortie du nucléaire. Depuis, les relations sont au beau fixe. En fait, le ministre de l’Énergie en Belgique, c’est presque Engie. Ce sont eux qui décident tout », accuse Jean-Marc Nollet. L’actuelle ministre belge de l’Énergie, Marie Christine Marghem, s’entoure de conseillers qui connaissent de près les centrales nucléaires belges et l’entreprise Engie [8]. En 2015-2016, elle avait par exemple pour conseiller un certain Jean-François Lerouge, qui a travaillé entre 2002 et 2008 à des postes haut placés au sein de Suez et d’Engie-Electrabel, puis jusqu’en 2014 au sein d’une autre filiale belge d’Engie, Tractebel [9].

Fin septembre, le Canard enchaîné révélait qu’Engie cherchait à céder à EDF les sept vieux réacteurs belges. Engie a démenti. Mais l’information est restée dans toutes les têtes en Belgique. « Engie continue encore, pour l’instant, à faire de l’argent avec ces vieux réacteurs, mais cela risque de changer rapidement », prédit Francis Leboutte, ingénieur et président de l’association belge « Fin du nucléaire ». Electrabel est en effet profitable pour Engie. En 2017, l’entreprise a même versé à sa maison-mère un dividende de 1,6 milliard d’euros [10]. Le sera-t-elle encore lorsque les centrales approcheront les 50 ans ? Et qu’il s’agira de les démanteler ? À côté des craintes de coupures de courant, c’est l’autre actualité qui occupe le nucléaire belge : la question du futur coût du démantèlement des centrales, et de la gestion de leurs déchets. Fin septembre, l’organisme belge des déchets radioactifs et des matières fissiles enrichies (Ondraf) a revu à la hausse le coût à prévoir pour l’enfouissement des déchets radioactifs belges : celui-ci a été multiplié par trois, passant de 3,2 milliards à plus de 10 milliards d’euros.

« D’une part, les centrales ne fonctionnent plus, sont périmées, nécessitent de gros investissements. D’autre part, il faut payer cher pour les déchets », résume Jean-Marc Nollet. Le député soupçonne la multinationale française d’organiser l’insolvabilité prochaine de sa filiale belge, notamment en rapatriant au sein d’Engie les filiales d’Electrabel qui sont rentables. Cela pour échapper au coût du démantèlement des centrales et de la gestion des déchets. Là encore, Engie, qui a bel et bien rapatrié des actifs d’Electrabel il y a quelques mois, dément cette interprétation [11].

Un mouvement transnational pour la fermeture des vieux réacteurs belges

Il se trouve cependant encore des défenseurs de l’énergie nucléaire en Belgique. Comme le parti flamand N-VA (Nieuw-Vlaamse Alliantie, membre du gouvernement), qui n’est pas convaincu par la sortie de l’énergie atomique. « La situation dans laquelle nous nous trouvons, de la quasi-totalité des réacteurs à l’arrêt et de coupures de courant qui menacent, est à double tranchant. Elle pousse certains à dire qu’il faut sortir du nucléaire le plus vite possible, et d’autres à affirmer qu’on ne peut pas s’en passer et qu’il nous faut de nouveaux réacteurs », analyse Marc Alexander, Belge flamand et militant anti-nucléaire de longue date.

Au printemps dernier, le gouvernement belge a adopté un « pacte énergétique » qui entérine bel et bien la sortie du nucléaire en 2025. Le document vise aussi au développement des énergies renouvelables. La Belgique tire aujourd’hui seulement 20% de sa production d’électricité des renouvelables, au même niveau que la France [12]. « Mais jamais le gouvernement n’a parlé d’économies d’énergie, pas même au moment où un blackout est envisagé pour cet hiver, déplore Francis Leboutte, le président de Fin du nucléaire. En fait, il ne se passe presque rien depuis 2003 pour préparer la sortie du nucléaire. » « À cause des tergiversations, et de la prolongation à deux reprises de réacteurs, le marché des énergies renouvelables ne s’est pas déployé », ajoute Jean-Marc Nollet.

Le réveil viendra peut-être de la société civile et d’un mouvement antinucléaire, renaissant dans le pays. L’association de Francis Leboutte, Fin du nucléaire, a été créée en 2017. Marc Alexander, lui, s’est à nouveau engagé dans la lutte antinucléaire en 2015, quand les problèmes ont commencé à s’accumuler. C’est aussi à ce moment que Walter Schumacher, de l’association allemande Stop Tihange, s’est intéressé à l’état des centrales du pays voisin. Il habite en Allemagne, mais à un kilomètre seulement de la frontière belge. « À partir de 2015, un mouvement transnational est né pour demander la fermeture des centrales belges les plus anciennes, précise-t-il. Un mouvement soutenu par le maire de la ville allemande d’Aix-la-Chapelle, qui a été jusqu’à demander devant la justice belge la fermeture du vieux réacteur de Tihange. En cas d’accident, sa cité de 250 000 habitants serait directement concernée.

En juin 2017, 50 000 personnes venues de Belgique, des Pays-Bas et d’Allemagne, avaient formé une chaîne humaine pour demander la fermeture des vieux réacteurs belges. « Ce mouvement a déclenché un débat public en Belgique. L’État belge ne peut plus faire comme si de rien n’était », se félicite Walter Schumacher. En mai prochain, les Belges se rendront aux urnes pour renouveler leur Parlement. « Ce sera le moment de vérité, dit Jean-Marc Nollet. Si le gouvernement qui sort de ces élections confirme la sortie du nucléaire pour 2025, je pense qu’il n’y aura pas de retour en arrière possible. Si c’est l’inverse qui arrive, je crains pour l’avenir de la transition énergétique en Belgique. »

Rachel Knaebel

Lire aussi :

 Centrales nucléaires : les failles du dispositif d’urgence prévu par EDF en cas de scénario catastrophe
 Comment la France impose ses centrales nucléaires vieillissantes à ses voisins européens.

Notes

[1] Voir sur le site de l’autorité fédérale de contrôle nucléaire.

[2] Voir ce qu’en dit l’Autorité fédérale de contrôle nucléaire (AFCN) ici.

[3] Voir les informations de l’AFCN au sujet des dégradation du béton dans les bunkers ici.

[4« Le 5 août 2014, le réacteur de Doel 4 s’est arrêté automatiquement suite à une défaillance au niveau de la turbine à vapeur, située dans la partie non nucléaire de la centrale, décrit l’AFCN. Cette défaillance résultait d’une perte d’huile de lubrification. De plus amples investigations ont permis de déterminer que le réservoir d’huile s’était intégralement vidé après que la vanne de la conduite d’évacuation, servant à transférer rapidement l’huile vers un réservoir annexe en cas d’incendie, ait été ouverte manuellement. (…) Les soupçons se sont rapidement portés sur un acte malveillant. l’exploitant des centrales, Electrabel, a déposé une plainte contre X avec constitution de partie civile et le Parquet fédéral a ouvert une enquête. Celle-ci n’a pour l’heure pas encore mené à l’identification du/des auteur(s) des faits. ».

[5« Sans une capacité supplémentaire de 1600 à 1700 MW, le gestionnaire de réseau Elia ne peut garantir que la sécurité d’approvisionnement sera assurée à tout moment sans plan de délestage », ajoutait l’entreprise.

[6] Voir le texte de l’accord ici.

[7] Le gouvernement d’Herman Von Rompuy prend fin en novembre 2009 suite au départ du premier ministre pour la Commission européenne. Le gouvernement suivant, dirigé par Yves Leterme, est démissionnaire au bout de quelques mois. Faute d’accord entre les partis pour former un nouveau gouvernement, ce gouvernement démissionnaire qui a géré les affaires courantes pendant un an et demi jusqu’en décembre 2011, lorsqu’un gouvernement définitif a été formé.

[8] Voir la composition de son cabinet sur le site du gouvernement belge ici.

[9] Voir son profil Linkelin.

[10] Voir le document de référence 2017 d’Engie, page 220.

[11] Voir le communiqué d’Engie.

[12] Voir le détail de ces chiffres ici.

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