PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

Publié le 26/04/2020

 

Covid-19, et la vie bascula

Dès maintenant !

 

par Serge Halimi  (site monde-diplomatique.fr)

   

Une fois cette tragédie surmontée, tout recommencera-t-il comme avant ? Depuis trente ans, chaque crise a nourri l’espérance déraisonnable d’un retour à la raison, d’une prise de conscience, d’un coup d’arrêt. On a cru au confinement puis à l’inversion d’une dynamique sociopolitique dont chacun aurait enfin mesuré les impasses et les menaces (1). La débandade boursière de 1987 allait contenir la flambée des privatisations ; les crises financières de 1997 et de 2007-2008, faire tituber la mondialisation heureuse. Ce ne fut pas le cas.

Les attentats du 11 septembre 2001 ont à leur tour suscité des réflexions critiques sur l’hubris américaine et des interrogations désolées du type : « Pourquoi nous détestent-ils ? » Cela n’a pas duré non plus. Car, même quand il chemine dans le bon sens, le mouvement des idées ne suffit jamais à dégoupiller les machines infernales. Il faut toujours que des mains s’en mêlent. Et mieux vaut alors ne pas dépendre de celles des gouvernants responsables de la catastrophe, même si ces pyromanes savent minauder, faire la part du feu, prétendre qu’ils ont changé. Surtout quand — comme la nôtre — leur vie est en danger.

La plupart d’entre nous n’avons connu directement ni guerre, ni coup d’État militaire, ni couvre-feu. Or, fin mars, près de trois milliards d’habitants étaient déjà confinés, souvent dans des conditions éprouvantes ; la plupart n’étaient pas des écrivains observant le camélia en fleur autour de leur maison de campagne. Quoi qu’il advienne dans les prochaines semaines, la crise du coronavirus aura constitué la première angoisse planétaire de nos existences : cela ne s’oublie pas. Les responsables politiques sont contraints d’en tenir compte, au moins partiellement (lire « Jusqu’à la prochaine fin du monde… »).

L’Union européenne vient donc d’annoncer la « suspension générale » de ses règles budgétaires ; le président Emmanuel Macron diffère une réforme des retraites qui aurait pénalisé le personnel hospitalier ; le Congrès des États-Unis envoie un chèque de 1 200 dollars à la plupart des Américains. Mais déjà, il y a un peu plus de dix ans, pour sauver leur système en détresse, les libéraux avaient accepté une hausse spectaculaire de l’endettement, une relance budgétaire, la nationalisation des banques, le rétablissement partiel du contrôle des capitaux. Ensuite, l’austérité leur avait permis de reprendre ce qu’ils avaient lâché dans un sauve-qui-peut général. Et même de réaliser quelques « avancées » : les salariés travailleraient plus, plus longtemps, dans des conditions de précarité accrues ; les « investisseurs » et les rentiers paieraient moins d’impôts. De ce retournement, les Grecs ont payé le plus lourd tribut lorsque leurs hôpitaux publics, en situation de détresse financière et à court de médicaments, observèrent le retour de maladies qu’on croyait disparues.

Ainsi, ce qui au départ laisse croire à un chemin de Damas pourrait déboucher sur une « stratégie du choc ». En 2001, déjà, dans l’heure qui suivit l’attentat contre le World Trade Center, la conseillère d’un ministre britannique avait expédié ce message à des hauts fonctionnaires de son ministère : « C’est un très bon jour pour faire ressortir et passer en douce toutes les mesures que nous devons prendre. »

Elle ne pensait pas forcément aux restrictions continues qui seraient apportées aux libertés publiques au prétexte du combat contre le terrorisme, moins encore à la guerre d’Irak et aux désastres sans nombre que cette décision anglo-américaine allait provoquer. Mais une vingtaine d’années plus tard, il n’est pas nécessaire d’être poète ou prophète pour imaginer la « stratégie du choc » qui se dessine.

Corollaire du « Restez chez vous » et de la « distanciation », l’ensemble de nos sociabilités risquent d’être bouleversées par la numérisation accélérée de nos sociétés. L’urgence sanitaire rendra encore plus pressante, ou totalement caduque, la question de savoir s’il est encore possible de vivre sans Internet (2). Chacun doit déjà détenir des papiers d’identité sur lui ; bientôt, un téléphone portable sera non seulement utile, mais requis à des fins de contrôle. Et, puisque les pièces de monnaie et les billets constituent une source potentielle de contamination, les cartes bancaires, devenues garantie de santé publique, permettront que chaque achat soit répertorié, enregistré, archivé. « Crédit social » à la chinoise ou « capitalisme de surveillance », le recul historique du droit inaliénable de ne pas laisser trace de son passage quand on ne transgresse aucune loi s’installe dans nos esprits et dans nos vies sans rencontrer d’autre réaction qu’une sidération immature. Avant le coronavirus, il était déjà devenu impossible de prendre un train sans décliner son état-civil ; utiliser en ligne son compte en banque imposait de faire connaître son numéro de téléphone portable ; se promener garantissait qu’on était filmé. Avec la crise sanitaire, un nouveau pas est franchi. À Paris, des drones surveillent les zones interdites d’accès ; en Corée du Sud, des capteurs alertent les autorités quand la température d’un habitant présente un danger pour la collectivité ; en Pologne, les habitants doivent choisir entre l’installation d’une application de vérification de confinement sur leur portable et des visites inopinées de la police à leur domicile (3). Par temps de catastrophe, de tels dispositifs de surveillance sont plébiscités. Mais ils survivent toujours aux urgences qui les ont enfantés.

Les bouleversements économiques qui se dessinent consolident eux aussi un univers où les libertés se resserrent. Pour éviter toute contamination, des millions de commerces alimentaires, de cafés, de cinémas, de libraires ont fermé dans le monde entier. Ils ne disposent pas de service de livraison à domicile et n’ont pas la chance de vendre des contenus virtuels. La crise passée, combien d’entre eux rouvriront, et dans quel état ? Les affaires seront plus souriantes en revanche pour des géants de la distribution comme Amazon, qui s’apprête à créer des centaines de milliers d’emplois de chauffeur et de manutentionnaire, ou Walmart, qui annonce le recrutement supplémentaire de 150 000 « associés ». Or qui mieux qu’eux connaît nos goûts et nos choix ? En ce sens, la crise du coronavirus pourrait constituer une répétition générale qui préfigure la dissolution des derniers foyers de résistance au capitalisme numérique et à l’avènement d’une société sans contact (4).

À moins que… À moins que des voix, des gestes, des partis, des peuples, des États ne perturbent ce scénario écrit d’avance. Il est courant d’entendre : « La politique, ça ne me concerne pas. » Jusqu’au jour où chacun comprend que ce sont des choix politiques qui ont obligé des médecins à trier les malades qu’ils vont tenter de sauver et ceux qu’ils doivent sacrifier. Nous y sommes. La chose est encore plus vraie dans les pays d’Europe centrale, des Balkans ou d’Afrique qui, depuis des années, ont vu leur personnel soignant émigrer vers des contrées moins menacées ou des emplois plus rémunérateurs. Il ne s’agissait pas, là non plus, de choix dictés par les lois de la nature. Aujourd’hui, sans doute, on le comprend mieux. Le confinement, c’est aussi un moment où chacun s’arrête et réfléchit…

Avec le souci d’agir. Dès maintenant. Car, contrairement à ce que le président français a suggéré, il ne s’agit plus d’« interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde ». La réponse est connue : il faut en changer. Dès maintenant. Et puisque « déléguer notre protection à d’autres est une folie », alors cessons de subir des dépendances stratégiques pour préserver un « marché libre et non faussé ». M. Macron a annoncé des « décisions de rupture ». Mais il ne prendra jamais celles qui s’imposent. Non pas seulement la suspension provisoire, mais la dénonciation définitive des traités européens et des accords de libre-échange qui ont sacrifié les souverainetés nationales et érigé la concurrence en valeur absolue. Dès maintenant.

Chacun sait dorénavant ce qu’il en coûte de confier à des chaînes d’approvisionnement étirées à travers le monde et opérant sans stocks le soin de fournir à un pays en détresse les millions de masques sanitaires et produits pharmaceutiques dont dépend la vie de ses malades, de son personnel hospitalier, de ses livreurs, de ses caissières. Chacun sait aussi ce qu’il en coûte à la planète d’avoir subi les déforestations, les délocalisations, l’accumulation des déchets, la mobilité permanente — Paris accueille chaque année trente-huit millions de touristes, soit plus de dix-sept fois son nombre d’habitants, et la municipalité s’en réjouit...

Désormais, le protectionnisme, l’écologie, la justice sociale et la santé ont partie liée. Ils constituent les éléments-clés d’une coalition politique anticapitaliste assez puissante pour imposer, dès maintenant, un programme de rupture.

 

Serge Halimi

 

(1) Lire « Le naufrage des dogmes libéraux » et Frédéric Lordon, « Le jour où Wall Street est devenu socialiste », Le Monde diplomatique, respectivement octobre 1998 et octobre 2008.

(2) Lire Julien Brygo, « Peut-on encore vivre sans Internet ? », Le Monde diplomatique, août 2019.

(3Cf. Samuel Kahn, « Les Polonais en quarantaine doivent se prendre en selfie pour prouver qu’ils sont chez eux », Le Figaro, Paris, 24 mars 2020.

(4Cf. Craig Timberg, Drew Harwell, Laura Reiley et Abha Bhattarai, « The new coronavirus economy : A gigantic experiment reshaping how we work and live », The Washington Post, 22 mars 2020. Lire aussi Eric Klinenberg, « Facebook contre les lieux publics », Le Monde diplomatique, avril 2019.

Publié le 23/04/2020

Un monde s’effondre, une bataille commence

 

(site politis.fr)

 

La pandémie a ouvert des points de tension économiques et géopolitiques qui bouleversent l’ordre établi et ouvrent autant de fronts d’une lutte historique qui doit redessiner la mondialisation. Ce n’est plus un battement d’ailes de papillon, mais une multitude de tempêtes d’une rare violence. Tour d’horizon.

Pénurie alimentaire mondiale imminente

La machine alimentaire mondiale aux rouages si bien huilés habituellement s’enraye depuis l’apparition de la pandémie de Covid-19. Dans un rapport publié le 3 avril, le Programme alimentaire mondial (PAM) s’inquiète du risque de pénurie alimentaire menaçant des centaines de millions de personnes dans le monde, majoritairement en Afrique. « Le Covid-19 dans les pays riches et pauvres recouvre deux réalités différentes », indique le rapport, qui suggère que, pour de nombreux pays pauvres, les conséquences économiques seront plus dévastatrices que la maladie elle-même. En ligne de mire : l’Angola, le Nigeria, le Tchad, la Somalie en Afrique, mais aussi le Yémen, l’Iran, l’Irak, le Liban et la Syrie au Moyen-Orient. Leur économie et le secteur agricole étant plus fragiles, ils dépendent énormément de leurs importations.

Or, si les greniers à blé sont bien remplis et les taux assez bas, ce sont les mesures de confinement qui pourraient poser des problèmes. Certains optent pour des réflexes protectionnistes : le Kazakhstan a suspendu ses exportations de farine de blé, alors qu’il est l’un des plus grands exportateurs mondiaux. Même chose pour le Vietnam, troisième exportateur de riz, et la Russie, premier exportateur de blé. D’autres n’hésitent pas à stocker pour nourrir leur propre population : la Chine aurait une grande réserve de farine mais continuerait à en acheter aux États-Unis. La filière transport n’est pas épargnée : des camions sont restés bloqués dans la ville portuaire de Rosario, en Argentine, afin d’éviter la propagation du virus. « La stratégie du confinement total, supportable par les pays développés, est inadaptée aux réalités des pays aux économies fragiles ou sinistrées », rappelle Pierre Micheletti, président d’Action contre la faim. Toute la chaîne d’approvisionnement alimentaire pourrait être impactée et créer des pénuries, voire des famines. Un modèle alimentaire mondial fébrile mis en lumière par le Covid-19, mais déjà pointé du doigt par le dernier rapport spécial du Giec, axé sur la gestion des sols. Leur recommandation : une transition de l’agriculture industrielle vers une gestion plus durable des terres à l’aide des techniques d’agroécologie.

Fragile trêve dans la guerre du pétrole

Les conséquences économiques de la crise du coronavirus ont déclenché un violent bras de fer entre grands pays producteurs d’or noir. Il vient de se conclure le 12 avril par la décision historique de l’Opep+ (les 13 pays de l’Opep et 10 non-membres) de réduire la production mondiale de brut d’environ 10 %, soit 9,7 millions de barils par jour. C’est la plus importante baisse depuis deux décennies. Objectif : faire remonter des cours écroulés.

Le secteur connaît depuis des mois d’importants soubresauts, sous l’effet de la crise climatique et des tensions géopolitiques. Cependant, la brutale récession économique mondiale, et notamment en Chine, quasiment à l’arrêt pendant des semaines, a provoqué une réduction de 15 % de la demande en pétrole. Un tsunami sur les marchés. Le prix du baril dégringole. Et s’effondre même fin mars, tombé de 65 dollars en début d’année à 20 dollars, sous l’effet d’une très opportuniste guerre commerciale. Car au choc d’une rupture de la demande se combine celui d’une abondance de l’offre. Alors que les treize pays de l’Opep décident de réduire leur production pour faire remonter les prix, la Russie s’y refuse. La cible : les marchés que leur ont grignotés les États-Unis, dont la part est passée de 7 % à 14 % grâce à leurs hydrocarbures de schiste. Qui ont cependant besoin d’un baril à 30 dollars au moins, voire 50 dollars, pour rentabiliser la production. Mais la tactique russe a fortement irrité l’Arabie saoudite. Le patron de l’Opep engage alors un « qui perd gagne », ouvrant grand son robinet à pétrole… tout en baissant ses prix. Moscou, qui n’a pas les moyens de tenir ce bras de fer, cède alors pour rallier la stratégie de Riyad. Les producteurs hyper-dépendants des exportations (Algérie, Irak, Iran, Libye, Nigeria et Venezuela entre autres) essuient encore quelques jours de sueurs froides, car le Mexique résiste. Jusqu’à l’accord du 12 avril, valide pour deux ans, avec une atténuation progressive des coupes de production. Jusqu’où tiendra-t-il, alors que les conséquences économiques de la crise du Covid-19 restent incalculables ? Une nouvelle visioconférence Opep+ doit faire le point le 10 juin.

La Chine vers une nouvelle géopolitique

C’est une tectonique géopolitique qu’a ébranlée le Covid-19. Et l’épicentre des déplacements se situe en Chine, à plus d’un titre. Berceau de la pandémie mondiale, déniant l’existence d’une menace grave pendant des semaines, le pays a d’abord joué le rôle de contre-modèle absolu. Cependant, les mesures très radicales adoptées ont vite montré leur efficacité et les regards ont changé. De même, la maîtrise exemplaire de la crise en Corée du Sud ou à Singapour a élevé au rang de valeurs positives le contrôle social massif et la poigne gouvernementale, voire l’autoritarisme dans le cas de la Chine. À l’opposé, les démocraties occidentales ont vu leurs faiblesses durement exacerbées. À commencer par une certaine désinvolture vis-à-vis de cette « grippette » extrême-orientale. Incrédulité, revirement de stratégies, hésitations, mesures insuffisantes et prises avec retard… la crise révèle aussi l’impréparation d’un modèle occidental qui a misé à l’excès sur une économie fondée sur le flux tendu et les délocalisations. L’insuffisance des stocks de matériel médical de base est un révélateur en France, en Italie, aux États-Unis, etc. La Chine a même redoré son blason avec sa « diplomatie des masques », livrés par milliards à l’étranger. Pékin s’est montré, avec un certain culot, en première ligne de la gestion d’une crise planétaire, une nouveauté. A contrario, les États-Unis, débordés, se sont totalement repliés. Trump pourrait même payer son impéritie face à la crise lors de la présidentielle prévue en novembre.

La Chine s’ébroue déjà après la première vague de contaminations. Pour autant, cet « avantage » sur la ligne de départ de la relance économique n’est peut-être pas si flagrant. Les salaires chinois sont désormais bien plus importants qu’en Asie du Sud-Est ou en Inde, et le pays n’est déjà plus tant cette compétitive « usine du monde ». La reprise pourrait encore accentuer la reconfiguration de circuits économiques de moins en moins laudateurs de la mondialisation. Plusieurs pays européens professent désormais leur volonté de « relocaliser » des secteurs clés de leur activité afin de les protéger des vicissitudes du commerce international.

Vers un siècle d’austérité ?

Pour ne prendre qu’un chiffre, le plan français de soutien à l’économie prévoit, pour le moment, 42 milliards d’euros de dépenses supplémentaires pour la seule année 2020 (1). Cela représente quatre fois l’économie espérée par la réforme des retraites, que le gouvernement avait toutes les peines du monde à tenter d’imposer aux Français. C’est dire dans quelles proportions, et avec quelle brutalité, le spectre de la dette publique bouleversera le paysage politique dans les prochaines années.

Alors, qui paiera ? La gauche croit en l’impôt, avec une assiette repensée pour tendre vers « un nouveau régime de propriété » plus égalitaire et soutenable, défendu notamment par Thomas Piketty. La droite, à l’inverse, tente déjà d’imposer un nouveau durcissement de son cocktail d’austérité : travailler plus et payer moins d’impôts, pour s’en sortir par toujours plus de croissance économique.

Il existe une troisième voie, consistant à autoriser les banques centrales à prêter aux États, en créant de la monnaie, sans nécessairement demander un remboursement. Une annulation indirecte, également qualifiée de « monétisation des dettes », qui causerait d’ordinaire des sueurs froides aux économistes néolibéraux, mais qui s’est en réalité déjà profilée ces derniers jours au sein de la Banque centrale européenne et de la Banque d’Angleterre. Sur le temps long, cette option sera farouchement combattue par les libéraux, car elle produit théoriquement de l’inflation, ce qui fait fondre les grosses fortunes et gêne les détenteurs du capital. « Il n’est pas catastrophique d’avoir une inflation autour de 4 %, estime au contraire Maxime Combes, qui défend l’idée d’une monétisation partielle des dettes, coordonnée à l’échelle européenne_. Le risque devient réel à partir de 15 ou 20 % d’inflation, car cela abîme la confiance dans la monnaie, qui est un soubassement de ce qui fait société. Mais nous n’avons en réalité aucun outil sérieux pour prévoir l’impact d’une telle politique, car l’inflation a disparu depuis vingt ans. »_ L’économie entre donc en territoire inconnu, là où les dogmes et les arguments d’autorité ne seront d’aucune utilité.

Vers une nouvelle crise financière ?

La récession risque-t-elle de dégénérer en une crise financière ? Pour l’heure, les Bourses mondiales ont certes dégringolé et font le yo-yo, mais le système financier a été sauvé de l’effondrement par une intervention rapide et massive des banques centrales. « Le risque de krach financier est endigué parce qu’elles ont mis sous perfusion une partie de l’économie mondiale, observe l’économiste Maxime Combes, porte-parole d’Attac_, mais l’incertitude reste maximale. Combien de temps les banques centrales pourront-elles continuer à injecter des liquidités ? Le bilan des banques sera-t-il fragilisé ? Des spirales négatives vont-elles s’enclencher ? Nous sommes face à quelque chose d’inédit et de gigantesque en matière économique. »_

La finance demeure en tout cas perméable aux perturbations économiques, allergique à l’incertitude et sujette à la panique. Elle reste donc un point d’inquiétude majeur, car elle devra digérer sur le temps long les conséquences incalculables de la crise actuelle. Aux États-Unis, la Bourse est particulièrement exposée à l’industrie du pétrole de schiste. Beaucoup de créances jugées « pourries » sont adossées au secteur, menacé de faillites en cascade par la baisse des cours du pétrole (lire plus haut). L’État fédéral états-unien a donc dû venir en aide au secteur pour éviter un effondrement qui risquait de contaminer la finance. En France, c’est la bulle de la « French tech » qui menace d’exploser, avec les faillites de start-up gonflées par des levées de fonds largement artificielles. Le gouvernement Philippe a débloqué 4 milliards d’euros pour écarter cette menace, soit autant que le plan d’urgence pour les hôpitaux. « Partout où il y a des bulles, il y a un risque, souligne Maxime Combes. Cela peut venir des banques italiennes, d’un État qui aurait dissimulé des informations, du secteur aérien… Il est impossible de prédire ce qui va se passer. »

L’usine à gaz européenne

Tout ça pour ça ? Après des semaines d’atermoiement, les ministres européens des Finances sont parvenus à s’entendre le 10 avril sur une réponse économique commune face au coronavirus. Cet accord à l’arraché sur un plan de 540 milliards d’euros a été jugé « excellent » par Bruno Le Maire, tandis que son homologue allemand, Olaf Scholz, annonçait « un grand jour pour la solidarité européenne ». La réalité est nettement moins rose et le plan de « solidarité » négocié fort éloigné de l’idée qu’on se fait de ce devoir social.

Son montant est très inférieur aux 2 000 milliards avancés gratuitement aux banques par la BCE ces deux dernières années : elle craignait une récession d’un point de PIB ; celle qui s’annonce du fait du Covid-19 sera au minimum de 7 points. Et il ne s’agit que de prêts et garanties de crédit, nullement d’argent frais.

Le montant des lignes de crédit octroyées par le Mécanisme européen de stabilité (MES), créé en 2012, aux pays touchés par la crise peut théoriquement se monter à 240 milliards d’euros. Mais ces prêts restent limités à 2 % du PIB des pays concernés, soit 40 milliards pour l’Italie. Seule concession du « club des égoïstes » (Pays-Bas, Allemagne…) : aucune réforme structurelle ne sera exigée en échange si cette aide est destinée à la santé.

Un fonds de garantie à destination des entreprises, prioritairement les PME, sera créé à la Banque européenne d’investissement ; doté d’un montant de 25 milliards, alimenté par les États, il permettra de mobiliser jusqu’à 200 milliards. Enfin, pour garantir jusqu’à la hauteur de 100 milliards les plans nationaux de chômage partiel ainsi que « certaines mesures liées à la santé », la Commission européenne, dont la capacité d’emprunt sera confortée par « un système de garanties volontaires des États membres » d’un montant minimum de 25 milliards, empruntera sur les marchés financiers en profitant « des faibles coûts » dont bénéficie l’UE, puis prêtera cet argent « à des conditions favorables » aux États dans le besoin. Les règles absurdes des traités, dont certaines ne sont que « suspendues » (cas des règles de discipline budgétaire), empêchent de faire plus simple et plus fort.

(1) Dépenses inscrites au budget de l’État et coût du chômage partiel.

 

par Patrick Piro et Michel Soudais et Erwan Manac'h et Vanina Delmas

Publié le 22/04/2020

Une question

Giorgio Agamben

 

paru dans lundimatin#239, (site lundi.am)

 

Après la déclaration de l’état d’urgence pour risque sanitaire le 31 janvier, les décrets-lois des 8 et 9 mars 2020 ont institué en Italie un régime d’exception justifié par le Covid-19 qui restreint drastiquement les libertés individuelles. Considérant le désastre qui frappe son pays, Giorgio Agamben énonce les effets terribles de mesures politiques sans précédent, amenant un basculement historique que la peur de la mort semble occulter. Le réquisitoire invoque une responsabilité collective et une démission de l’autorité morale laissant saper les fondements d’une culture et ruiner le socle démocratique. Si le cauchemar politique risque de durer, comment ne pas voir ce que l’on voit ?

La peste marqua, pour la ville, le début de la corruption… Personne n’était plus disposé à persévérer dans la voie de ce qu’il jugeait auparavant être le bien, parce qu’il croyait qu’il pouvait peut-être mourir avant de l’atteindre.
Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, II, 53

Je voudrais partager avec qui en a envie une question à laquelle, depuis maintenant plus d’un mois, je ne cesse de réfléchir. Comment a-t-il pu advenir qu’un pays tout entier, sans s’en rendre compte, se soit écroulé éthiquement et politiquement, confronté à une maladie ? Les mots que j’ai employés pour formuler cette question ont été, un à un, attentivement pesés. La mesure de l’abdication des principes éthiques et politiques qui nous sont propres est, en effet, très simple : il s’agit de se demander quelle est la limite au-delà de laquelle on n’est pas disposé à y renoncer. Je crois que le lecteur qui se donnera la peine de considérer les points qui suivent ne pourra pas ne pas convenir – sans s’en rendre compte ou en feignant de ne pas s’en rendre compte – que le seuil qui sépare l’humanité de la barbarie a été franchi.

I) Le premier point, peut-être le plus grave, concerne les corps des personnes mortes. Comment avons-nous pu accepter, seulement au nom d’un risque qu’il n’était pas possible de préciser, que les personnes qui nous sont chères et les êtres humains en général non seulement mourussent seuls – chose qui n’était jamais arrivée auparavant dans l’histoire, d’Antigone à aujourd’hui – mais que leurs cadavres fussent brûlés sans funérailles ?

2) Nous avons ensuite accepté sans que cela nous pose trop de problèmes, seulement au nom d’un risque qu’il n’était pas possible de préciser, de limiter dans une mesure qui n’était jamais advenue auparavant dans l’histoire du pays, ni même durant les deux guerres mondiales (le couvre-feu durant la guerre était limité à certaines heures), notre liberté de mouvement. Nous avons en conséquence accepté, seulement au nom d’un risque qu’il n’était pas possible de préciser, de suspendre de fait nos liens d’amitié et d’amour parce que notre prochain était devenu une possible source de contagion.

3) Cela a pu advenir – et l’on touche ici la racine du phénomène – parce que nous avons scindé l’unité de notre expérience vitale, qui est toujours inséparablement corporelle et spirituelle, en une entité purement biologique d’une part et une vie affective et culturelle d’autre part. Ivan Illitch a montré, et David Cayley l’a ici [1] rappelé récemment, les responsabilités de la médecine moderne dans cette scission, qui est donnée pour acquise et qui, pourtant, est la plus grande des abstractions. Je sais bien que cette abstraction a été réalisée par la science moderne avec les dispositifs de réanimation, qui peuvent maintenir un corps dans un état de pure vie végétative.

Mais si cette condition s’étend au-delà des frontières spatiales et temporelles qui lui sont propres, comme on cherche aujourd’hui à le faire, et devient une sorte de principe de comportement social, on tombe dans des contradictions sans issue.

Je sais que quelqu’un s’empressera de répondre qu’il s’agit d’une condition limitée dans le temps, que celle-ci une fois passée, tout redeviendra comme avant. Il est vraiment singulier que l’on puisse le répéter si ce n’est de mauvaise foi, du moment que les mêmes autorités qui ont proclamé l’urgence ne cessent de nous rappeler que, quand l’urgence sera surmontée, il faudra continuer à observer les mêmes directives et que, la « distanciation sociale », comme on l’a appelée suivant un euphémisme significatif, sera le nouveau principe d’organisation de la société. Et en tout cas, ce que, de bonne ou de mauvaise foi, l’on a accepté de subir ne pourra pas être effacé.

Je ne peux pas, à ce point précis, puisque j’ai accusé la responsabilité de chacun de nous, ne pas mentionner les responsabilités encore plus graves de ceux qui auraient eu le devoir de veiller sur la dignité de l’homme. Avant tout l’Église qui, se faisant la servante de la science, devenue désormais la religion de notre temps, a radicalement renié ses principes les plus essentiels. L’Église, sous un pape qui se nomme François, a oublié que François embrassait les lépreux. Elle a oublié que l’une des œuvres de la miséricorde est celle de visiter les malades. Elle a oublié que les martyrs enseignent qu’on doit être disposé à sacrifier la vie plutôt que la foi et que renoncer à son prochain signifie renoncer à la foi. Une autre catégorie qui a manqué à ses devoirs est celle des juristes. Nous sommes habitués depuis longtemps à l’usage inconsidéré des décrets d’urgence par lesquels, de fait, le pouvoir exécutif se substitue au législatif, abolissant le principe de séparation des pouvoirs qui définit la démocratie. Mais dans le cas présent, toute limite a été dépassée, et l’on a l’impression que les mots du premier ministre et du chef de la protection civile ont, comme on disait pour ceux du Führer, immédiatement valeur de loi. Et l’on ne voit pas comment, une fois épuisée la limite de validité temporelle des décrets d’urgence, les limitations de la liberté pourront être, comme on l’annonce, maintenues. Avec quels dispositifs juridiques ? Avec un état d’exception permanent ? Il est du devoir des juristes de vérifier comment sont respectées les règles de la constitution, mais les juristes se taisent. Quare silete iuristae in munere vestro ?

Je sais qu’il y aura immanquablement quelqu’un pour me répondre que, même s’il est lourd, le sacrifice a été fait au nom de principes moraux. À celui-là, je voudrais rappeler qu’Eichmann, apparemment en toute bonne foi, ne se lassait pas de répéter qu’il avait fait ce qu’il avait fait selon sa conscience, pour obéir à ceux qu’il retenait être les préceptes de la morale kantienne. Une loi qui affirme qu’il faut renoncer au bien pour sauver le bien est tout aussi fausse et contradictoire que celle qui, pour protéger la liberté, impose de renoncer à la liberté.

Traduction (Florence Balique), à partir du texte italien publié sur le site Quodlibet, le 13 avril 2020 :

https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-una-domanda

[1] Voir l’article en ligne :
https://www.quodlibet.it/david-cayley-questions-about-the-current-pandemic-from-the-point

<Publié le17/04/2020

Je suis en colère. Par Roland Gori

 

Roland Gori (site humanite.fr)

 

Roland Gori  est Président de l’Appel des appels.

Aujourd’hui nous avons la peste, ou plutôt le Covid-19 provoqué par le SARS-CoV-2, - à croire que même les virus se convertissent à l’informatique -, et y perdent la simplicité des mots que l’on garde en mémoire et qui fondent les mythes. Tout le monde connait « la peste ». Qui se souviendra longtemps de cette saloperie de SARS-CoV-2 ? Il faut dire que ce sont les hommes qui nomment leurs malheurs, leurs peines et leurs joies. Et ces hommes, actuellement ont une fâcheuse tendance à « barbariser » la langue en la convertissant au numérique. Ce numérique ne le diabolisons pas trop quand même. C’est grâce à lui aussi que nous vous écrivons, que nous poursuivons une partie de nos activités, et que demain, peut-être il contribuera à nous soigner, à nous dépister et à nous alerter. La langue numérique, comme toute langue, est, comme disait Esope, la pire et la meilleure des choses. Ce sont les hommes qui en décident ainsi, qui en font la meilleure ou la pire des choses. A force de numériser le monde pourrions-nous nous voir condamnés à ne nous mouvoir que dans ses sphères digitales ? Serions-nous condamnés à mourir infectés par cette petite merde monocaténaire de forme elliptique mesurant en moyenne de 60 à 140 Nm ou voués à ne vivre que comme des hikikomori japonais dans nos écrans numériques ?

Mais, les hommes, les humains comme on dit aujourd’hui, sont sur le front de l’épidémie. Ils y pratiquent leurs métiers. Ce ne sont pas des héros, ce sont des hommes de métiers, des hommes « honnêtes », admirables comme il en existe au cours des tragédies de l’histoire humaine. On se souvient de La Peste d’Albert Camus, du Dr Rieux faisant face au mal qui frappe la ville d’Oran et qui répond à la question du « courage », de « l’héroïsme » et de l’« honnêteté » par la simple, la vraie, l’exigeante éthique du métier : « c’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté. […] Je ne sais pas ce qu’elle est en général. Mais dans mon cas, je sais qu’elle consiste à faire mon métier. »

Aujourd’hui, le gouvernement voudrait faire de tous ces travailleurs des « héros ». Comme le rappelle opportunément Marie José Del Volgo : « il est dangereux de faire endosser aux soignants le costume du héros ». Et puis, est-ce si « honnête » ? Ces pouvoirs qui, depuis plus d’une décennie, s’efforcent de faire l’éloge de l’éthique entrepreneuriale de l’entreprise, vantent les mérites des « premiers de cordée », déplorent tous ces pauvres, ces « gens de rien » qui « coûtent un pognon de dingue », imposent une logique austéritaire aux hôpitaux, aux systèmes éducatifs et de recherches, aux services d’information et de culture, aux institutions de justice et d’accompagnement social. Si aujourd’hui le pouvoir élève à la dignité de « héros » tous les hommes et toutes les femmes de métiers, c’est bien qu’il a beaucoup à se faire pardonner, beaucoup de choses à nous faire oublier ! Demandez aux RASED , demandez aux chercheurs , aux soignants que les gouvernants appellent aujourd’hui à applaudir comme les « héros » du soin et sur lesquels ils jetaient naguère leurs meutes de robocops. 

Hier, la France populaire était dans la rue pour préserver un système de retraite par répartition dont on nous annonçait en vociférant d’un doigt menaçant qu’il serait en déséquilibre de 17 milliards d’euros sous peu. Ne parlons même pas des Cassandre qui annonçaient la fin du monde parce que le déficit de la sécurité sociale allait atteindre 4 milliards. Ne parlons même pas du point d’indice des fonctionnaires, du gel et de la CSG des retraités, ni des salaires de misère des « héros » sans lesquels aujourd’hui nous serions plongés dans le dénuement. C’est étonnant, ces « petits » milliards qui ont coûté des mains arrachées, des visages éborgnés, des peurs et des souffrances, du temps perdu, ils pèsent peu au temps des catastrophes. Aujourd’hui, et on doit s’en réjouir, Bruno Lemaire, bien plus intelligent que la moyenne des ministres LREM, « arrache » plus de 500 milliards et promet de doubler la mise pour relancer l’économie française mise à terre, non par des revendications salariales… mais par un petit virus, une saloperie de petit virus qui cause de bien des morts, bien des décès, bien des souffrances, la perte de nos libertés, au premier rang desquelles la possibilité de nous déplacer. Si un petit virus, une petite merde d’ARN mal fagoté, mais anthropophage, parvient à désorganiser la planète, à produire plus d’épouvante que les terroristes, à mettre à terre une économie néolibérale globalisée que les mouvements politiques et sociaux n’étaient pas parvenus à ébranler, quel monde avons-nous construit ? Quel monde avons-nous laissé se construire sans nous ?

Ce petit virus tueur a mis en évidence l’indigence des politiques de santé. Et, aujourd’hui en France le « ressentiment » est lourd et profond. Depuis au moins trois quinquennats les fondés de pouvoir du néolibéralisme, ci-devant présidents de la République, ont contribué à « casser » les services publics en les soumettant aux régimes d’austérité et de privatisation mondialisé. Le mépris de ces administrateurs de l’économie néolibérale pour « leurs » fonctionnaires et leurs services d’Etat a été tel que la France qui était dotée, en 2000, du meilleur service de santé au monde s’est trouvée rétrogradée à un niveau fort « passable » dans les comparaisons européennes. Ce qui explique que nous ayons dix fois plus de morts du Covid-19 que l’Allemagne, par exemple. Nous avons, en partie, externalisé la production de masques, celle des réactifs chimiques des tests de dépistage, fermé les usines de fabrication de bouteilles d’oxygène… et j’en oublie ! Du coup, à la légitime préoccupation sanitaire de limiter la propagation d’un virus très contagieux, le portrait type du tueur de l’humanité prévu de longue date, s’ajoute, voire prévaut, la nécessité de « soigner » les carences produites par les politiques gouvernementales qui, depuis près de quinze ans, taillent dans les effectifs de nos système de santé. L’Allemagne a deux fois plus de lits de réanimation, par exemple, par nombre d’habitants que la France. Près de 100 000 lits hospitaliers ont été fermés en France ces dernières années pour « économiser » sur le budget public ! Résultats des courses, nous sommes confinés, non seulement pour limiter la propagation du virus mais aussi pour « masquer » les défaillances des politiques de santé. 

Au lieu de nous dépister, les dirigeants nous invitent à fabriquer des masques artisanaux, masques qu’ils nous déconseillaient naguère, faute d’avoir anticipé, prévu de protéger des stocks de matériel médical, des ressources de « guerre ». Ces « stocks » de masques liquidés, abandonnant aux entreprises le soin de s’en charger. Soyons charitables, évitons d’évoquer le cas de cette ministre de la santé qui avait tout prévu mais n’a rien fait. Ou l’irresponsabilité de ceux qui ont abandonné notre indépendance nationale en matière de sécurité sanitaire en délocalisant la fabrication de matériel médical de première nécessité. C’est ainsi que nous sommes devenus dépendants de la Chine pour des approvisionnements essentiels et de la charité allemande pour pallier à nos manques de lits de réanimation. Non sans révéler une pitoyable lâcheté nationale ayant conduit à abandonner l’Italie à son triste sort par ceux-là même qui quelques temps auparavant, les larmes dans la voix ou le courroux en bandoulière, lui donnait des leçons de solidarité européenne !

Nous sommes en proie à l’univers de la peste, à l’empire des souffrances qu’elle provoque, aux malheurs qu’elle engendre, aux paniques qu’elle appelle, aux recompositions sanitaires, géopolitiques et sociales qu’elle exige. La vulnérabilité que chacun éprouve aujourd’hui le rend plus humain, plus égoïste aussi. Il y a les gestes de solidarité. Il y a aussi les vols de vautours et le pillage des hyènes. Il y a ceux ou celles qui te donnent un masque parce qu’ils te pensent « personnes à risques ». Il y a ceux qui volent les gels hydro-alcooliques ou les masques des soignants pour eux-mêmes ou pour leurs « marchés noirs », noirs comme leurs âmes, mercantiles comme leurs vies. Les salauds ressemblent à leur époque, les gens bien, aussi. Il y a aussi la révélation des inégalités, ceux qui bronzent autour d’une piscine et ceux qui s’entassent dans une pièce exigüe. Il y a le plaisir et puis aussi la haine. 

Dans tous les cas, la crainte, la peur, l’extrême solitude à l’autre bout de moi ou dans le confinement des autres. Comment une fois encore, ne pas citer Camus : « les familles pauvres se trouvaient ainsi dans une situation très pénible, tandis que les familles riches ne manquaient à peu près de rien. Alors que la peste, par l’impartialité efficace qu’elle apportait dans son ministère, aurait dû renforcer l’égalité chez nos concitoyens, par le jeu normal des égoïsmes, au contraire, elle rendait plus aigu dans le cœur des hommes le sentiment de l’injustice. Il restait, bien entendu, l’égalité irréprochable de la mort, mais celle-là, personne ne voulait. »

On l’aura compris, je suis en colère. Je suis en colère car depuis 2009 l’Appel des appels lance des mises en garde auprès des responsables politiques et de l’opinion publique. A quelques rares exceptions, près nous n’avons jamais été entendus, et lorsque nous étions écoutés c’était bien souvent à la veille d’une échéance électorale. Aujourd’hui la catastrophe sanitaire, sociale et économique que nous traversons exige que nous puissions être écoutés et entendus, exige que l’on reconsidère l’utilité sociale des métiers et la valeur de tous ceux qui les exercent. Il faut une fois pour toutes jeter à la poubelle de l’histoire les impostures des grilles d’évaluation ou contraindre ceux qui les fabriquent à aller directement en faire usage eux-mêmes sur le front de l’épidémie. 

Faute de quoi, nos démocraties seront balayées lors des prochaines pandémies. Nous ne cessons de le répéter depuis plus de dix ans, le programme de restauration des sociétés européennes est toujours celui de la Déclaration du Bureau International du Travail en mai 1944 à Philadelphie : investir dans la santé, l’éducation, la culture et la justice. Au lieu de les imputer dans la colonne des déficits, il vaudrait mieux les aligner dans celle des investissements ! Faute de quoi l’économie dont se gargarisent les Bouvard et Pécuchet du néolibéralisme sera « dans les choux ». Aujourd’hui elle s’en approche et on ne saurait s’en réjouir. Aujourd’hui nous redécouvrons l’économie réelle, celle des services et des entreprises répondant véritablement aux besoins des citoyens, à leurs désirs aussi. Mon ami Bernard Maris me l’avait dit, « on redécouvre Keynes dans les Grandes Ecoles ». Il était temps.

Laissons encore à Albert Camus et à son double, le Dr Rieux, le mot de la fin, celui de l’espoir : « bien entendu, un homme doit se battre pour les victimes. Mais s’il cesse de rien aimer par ailleurs, à quoi sert qu’il se batte ? ».

Publié le 14/04/2020

 

État d’urgence sanitaire, gouvernement par ordonnances

Vive la crise ! (saison 2)

 

par Martine Bulard, (site monde-diplomatique.fr)

 

Pas un jour sans qu’un dirigeant politique, des trémolos dans la voix, n’apporte son soutien admiratif aux nouveaux héros, à toutes « celles et ceux qui sont en première ligne » (le personnel soignant), et même à « celles et ceux qui sont en deuxième ligne et permettent aux soignants de soigner » (discours de M. Emmanuel Macron à Mulhouse, 25 mars). Pour une fois que la France d’en haut rend hommage à celle d’en bas, on ne va pas s’en plaindre. Si ce n’est ce vocabulaire guerrier insupportable et peu approprié, comme la distinction entre première et deuxième lignes.

En fait, la pandémie a mis cul par dessus tête la hiérarchie des valeurs et des métiers. Les économies peuvent sans problème se passer des banquiers d’affaires, des spéculateurs, des communicants, des spécialistes en management, des experts autoproclamés, des éditocrates — la liste n’est pas exhaustive. Mais pas des soignants, des personnels de ménage, des caissières et des travailleurs dans les grandes surfaces, des livreurs, des postiers, des conducteurs de bus, métro, train, camions, des salariés des pompes funèbres, des ouvriers d’usines fabriquant des produits de première nécessité, des agriculteurs (là non plus, la liste n’est pas exhaustive). L’utilité sociale des gagne-petit crève les yeux tous les jours.

Déjà, après la crise de 2008, des chercheurs et quelques voix iconoclastes avaient pointé la distorsion entre les créateurs de valeur sociale et leur rémunération. Aujourd’hui, le pouvoir fait mine de se montrer généreux envers la France des smicards et des salaires notoirement insuffisants. Il promet une prime aux hospitaliers et « suggère » aux entreprises privées d’en accorder une de 1 000 euros voire même de 2 000 euros — sans cotisation, sans impôts. Une prime comme une parenthèse avant de revenir à la norme d’antan… C’est justement ce qu’il faut empêcher.

Inverser la hiérarchie des métiers et des salaires

M. Macron a fait adopter la loi d’urgence sanitaire qui lui permet de gouverner par ordonnances, c’est-à-dire de prendre des mesures sans consulter le Parlement ; il a donc les moyens de décider d’une augmentation immédiate des travailleurs du bas de l’échelle (au moins 300 euros comme le réclament les soignants). Ce n’est pas qu’une question de justice minimale. Il s’agit également de poser la première pierre de la reconstruction d’une grille salariale inversant la pyramide des qualifications avec la reconnaissance financière qui en découle. Cela aiderait à préparer le fameux « jour d’après » qu’on nous promet inédit et dont les contours ressemblent déjà furieusement à ceux du « jour d’avant ». Des négociations de grande ampleur sur les qualifications et les salaires pourraient alors parfaitement s’articuler à une éventuelle mise en place d’un revenu universel qui, en lui-même, pousse à de nouveaux systèmes de rémunération.

Le pouvoir dispose du pouvoir de relever le smic — qui n’a plus connu de coup de pouce au-delà de la hausse légale depuis 2013 —, créant un effet d’entraînement dans le secteur privé. Il peut aussi augmenter les rémunérations des fonctionnaires (notamment des hospitaliers et des enseignants). Le fameux « torrent d’argent » qu’on nous annonce pour la relance doit justement servir à cela et à aider les entreprises qui auraient du mal à absorber ce « choc » salarial — les très petites, petites et moyennes réellement indépendantes et non les entreprises confettis inventées par les grands groupes pour échapper aux règles sociales, comme par exemple Vinci ou les marques comme Lacoste, ou encore les salons de beauté Opi...

Non seulement le pouvoir n’ouvre aucune perspective dans ce domaine, mais il prend des mesures d’exception qui réduisent encore la protection des plus précaires.

Trente-sept ordonnances depuis le 20 mars

La loi instaurant l’état d’urgence sanitaire, adoptée par le Parlement le 20 mars dernier, organise d’ailleurs la pression pour envoyer au feu les salariés du bas de l’échelle, souvent sans protection. Depuis son adoption, trente-sept ordonnances ont été prises, selon le bon vouloir présidentiel. On y trouve pêle-mêle des garanties certaines et des dérives inquiétantes. Outre les restrictions sur la liberté de circuler (le fameux confinement), l’« assouplissement des règles de fonctionnement des collectivités locales (1) », qui donne plus de pouvoir aux maires sans contrôle, est acté. En revanche, on apprend avec satisfaction que les « établissements de santé [vont bénéficier] d’une garantie minimale de recettes ». Précision qui s’impose vu l’état des lieux. Mais la mesure ne vaut que « pendant la période de crise ».

Après, si l’on en croit l’ex-directeur de l’agence régionale de santé à Nancy, les restructurations « poursuivront leur trajectoire » — soit « la suppression de 174 lits et 598 postes au Centre hospitalier régional universitaire » implanté dans la ville. Ce technocrate, qui a eu le tort de parler trop tôt, a finalement été démis de ses fonctions par le gouvernement. Mais la note de la Caisse des dépôts rédigée à la demande du président sur la réforme à venir de l’hôpital, va encore un peu plus loin et mise carrément sur une accélération de la marchandisation de la santé (2).

Quelques protections, beaucoup de droits supprimés

Soyons juste, on note quelques ordonnances positives, comme la suspension des mesures d’expulsion d’un logement « jusqu’au 31 mai 2020 », la fin du jour de carence en cas d’arrêt maladie « jusqu’à la fin de la crise », le versement de 1 500 euros pour les artisans et autoentrepreneurs (sous certaines conditions et pour une seule fois), la prolongation des allocations chômage et donc la suspension de la réforme qui réduisait les droits d’un chômeur indemnisé sur deux, « au plus tard jusqu’au 31 juillet ».

Dans cette colonne positive, on pourrait également classer l’élargissement du chômage partiel (dit « activité partielle »). Le recours simplifié à cette procédure pour les entreprises permet de ne pas rompre le contrat. Toutefois, sauf convention particulière, les employés ne sont payés que 84 % de leur salaire net — un manque à gagner crucial pour les rémunérations des plus modestes qui connaissent déjà des fins de mois difficiles. Les priver d’un sixième de leur revenu conduit parfois à des situations inextricables. D’autant qu’il n’y a plus de cantine pour les enfants — ce qui entraîne des dépenses supplémentaires à la maison. Il eût été juste d’assurer l’intégralité de la rémunération.

Les entreprises avancent l’argent des payes mais elles sont, elles, remboursées à 100 %, quelle que soit leur taille — la loi auparavant n’assurait le remboursement qu’à celles de moins de 250 salariés. Tout au plus le gouvernement a-t-il menacé de reprendre les sommes versées aux entreprises qui ne « ne limiteraient pas le versement des dividendes aux actionnaires ». De quoi impressionner les grands patrons.

D’autant qu’il leur offre sur un plateau la possibilité de piétiner le droit du travail déjà mis à mal par les précédentes lois et ordonnances.

Soixante heures de travail par semaine

Les entreprises « relevant de secteurs d’activités particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation et à la continuité de la vie économique et sociale » peuvent « déroger aux règles d’ordre public et aux stipulations conventionnelles relatives à la durée du travail, au repos hebdomadaire et au repos dominical ». La journée de travail peut être portée à 12 heures (contre 10 jusque-là), la durée hebdomadaire à 60 heures (contre 48) et le temps de repos réduit de 11 à 9 heures consécutives. Une seule restriction : sur douze semaines, la durée moyenne ne doit pas dépasser les 48 heures.

Travail de nuit et le dimanche

Les possibilités d’imposer le travail de nuit sont étendues tandis que le recours au « travail dominical est assoupli ». La ministre du travail Muriel Pénicaud, tout comme son collègue de la santé Olivier Véran, se sont crus obligés de préciser que les heures supplémentaires seraient payées. Encore heureux ! Mais grâce aux ordonnances Macron-El Khomri prises sous la houlette de M. François Hollande, les directions d’entreprise peuvent ne les majorer que de 10 % si elles le veulent, sauf convention contraire. Auparavant, elles étaient automatiquement majorées de 50 %.

« Allez bosser ! », ordonne Mme Pénicaud

De plus, quinze jours après le décret, on ne connaît toujours pas la liste précise des « secteurs d’activités particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation et à la continuité de la vie économique et sociale ». La définition, d’un vague à toute épreuve, permet tous les abus possibles. Dès le 19 mars, en pleine épidémie, la ministre du travail n’intimait-elle pas l’ordre aux patrons du bâtiment et des travaux publics (BTP) d’envoyer fissa leurs ouvriers sur les chantiers ? Dire aux travailleurs, « “arrêtez d’aller bosser, arrêtez de faire vos chantiers”, c’est du défaitisme (3) », tranchait Mme Pénicaud, tranquillement assise derrière son bureau. Dans la foulée, elle menaçait d’exclure ce secteur du droit au chômage partiel. Même le patron de la fédération française du bâtiment, M. Jacques Chanut, pas franchement connu pour sa sensibilité sociale, a protesté, faisant valoir « le manque de matériaux pour travailler, les clients [qui] refusent l’accès aux chantiers et — c’est le plus important au final[sic] — nos salariés sont légitimement inquiets pour leur santé (4) ». Une réalité qui visiblement échappe à Mme Pénicaud, ex-directrice des ressources humaines et ci-devant ministre.

Finalement, elle a dû remballer son énergie bâtisseuse. Mais le décret s’applique au transport, au secteur énergétique, aux entreprises de commerce en ligne comme Amazon, aux grandes surfaces. Et c’est parti pour la construction automobile, dont on voit mal l’urgente nécessité.

Des congés décidés par le seul patronat

 

De toute façon, quels que soient l’entreprise et son secteur d’activité, « les employeurs peuvent imposer aux salariés la prise de congés payés (reliquat ou nouveaux congés) ou de les déplacer (congés déjà posés), sans avoir à respecter le délai normal de préavis (1 mois) ». Ils peuvent décider du jour au lendemain, de fractionner les congés, déplacer les jours de réduction du temps de travail (RTT), au gré de leur « intérêt » — c’est écrit dans le texte ! Devant le tollé syndical, cette disposition ne concerne aujourd’hui que 6 jours ouvrés de vacances, alors qu’à l’origine l’ensemble du droit aux congés était ainsi mis à la disposition patronale sans négociation ni préavis. Les plus touchés seront évidemment les salariés du bas de l’échelle et l’on imagine les conséquences pour les femmes seules, avec enfant… Rien ne justifie un tel abandon du droit social, et surtout pas la crise sanitaire, sauf dans des domaines très précis et par définition peu nombreux. Déjà, certains petits malins du monde patronal ont fait savoir à leurs employés que six jours de la période de confinement pourraient être considérés comme des congés payés. En principe, c’est illégal. Mais, comme le recours aux conseils de prud’hommes, chargés de juger les litiges liés au travail, est quasiment impossible actuellement, pourquoi se gêner ?

Un jour de RTT en moins pour les salariés, 1,1 milliard d’euros pour les actionnaires

Peugeot a, lui, trouvé une astuce — avec l’aval des syndicats, sauf la Confédération générale du travail (CGT) : pour compenser le paiement du chômage partiel (les fameux 16 % non remboursés qu’il a versés, selon les accords de l’entreprise) : les salariés devront sacrifier un jour de RTT ou de congé (deux pour les cadres) ! En revanche, les actionnaires recevront la totalité des 1,1 milliard d’euros de dividendes promis. Le groupe automobile assure que ce retour au travail se fera sur la base du volontariat. Mais que vaut le libre-arbitre quand on ne touche qu’une partie d’un salaire déjà à peine suffisant pour vivre en temps ordinaire ?

Enfin, les délais de consultation des organismes représentatifs du personnel ont été nettement allégés et le contournement possible du Comité social et économique (CSE) est légalement institué, notamment pour le temps de travail et les congés. Le droit de retrait que peut exercer un salarié s’estimant en danger est plus encadré que jamais.

Ballon d’essai

Il faut d’ailleurs noter que si toutes les dispositions que l’on peut qualifier de positives sont de courtes durées (31 mai pour le logement, 31 juillet pour le chômage, la fin de crise sanitaire pour les aides), celles qui contournent le droit du travail sont en vigueur « jusqu’au 31 décembre ». De là à penser qu’il s’agit d’un ballon d’essai…

Le soupçon est d’autant plus légitime que l’élection professionnelle dans les très petites entreprises qui participe à la détermination de la représentation syndicale nationale est même reportée à la mi-2021, au moins. Certains y voient une volonté de donner du temps aux syndicats comme la CFDT, en pointe sur la réforme Macron des retraites et en baisse dans les sondages, de faire oublier leurs renoncements.

Ce qui est sûr, c’est que les capitalistes et leurs porte-voix veulent se servir de la crise pour avancer leurs pions. Il y a fort à parier qu’ils joueront la carte de la relocalisation et de la reconquête de l’indépendance pour faire passer la nouvelle moulinette sociale.

Dans les années 1980, à la faveur de la bourrasque économique, ils criaient (déjà) : « Vive la crise ! », sous les auspices de Libération. On peut leur faire confiance pour rééditer l’opération avec un slogan adapté aux circonstances.

 

Martine Bulard

 

(1) Toutes les citations sont issues de la présentation des ordonnances sur Vie publique, un site du gouvernement.

(2) Laurent Mauduit et Martine Orange, « Hôpital public : la note explosive de la Caisse des dépôts », Mediapart, 1er avril 2020.

(3Entretien à LCI (à 2 minutes et 48 secondes), le 19 mars 2020.

(4) Lire « Lettre de Jacques Chanut à Muriel Pénicaud », Fédération française du bâtiment, Paris, 19 mars 2020.

Publié le 10/04/2020

 

Pour que le jour d’après soit aux antipodes du jour d’avant

 

De Robert Kissous, président de Rencontres Marx Languedoc, mardi 07 avril 2020


 

Le 4 avril le directeur de l’ARS Grand Est, « affirme qu’il n’est pas question de remettre en cause … la suppression de 598 postes et 174 lits d’ici 2025 » au CHRU de Nancy. Indignations et protestations suivent immédiatement. Le ministre de la santé, Olivier Véran, annonce alors la "suspension" de "tous les plans de réorganisation" en attendant "la grande consultation qui suivra." Une « bavure » qui illustre bien la tendance du pouvoir mais aussi la capacité à le faire reculer.
 

Les discours lénifiants de Macron ou ses ministres ne sont guère crédibles quand on voit tous les mensonges débités sur les masques, les tests… Annoncer un plan d’investissement massif pour les hôpitaux publics et faire appel au conseil de la Caisse des Dépôts et Consignations, investie dans l’hospitalisation privée, est une farce.
 

La grande bourgeoisie prépare à sa manière le jour d’après. D’autant que la crise sanitaire s’accompagne d’une crise économique profonde. Le Medef a déjà annoncé la couleur : pas question de mettre la main à la poche mais des aides considérables sont exigées. Au nom du remboursement de la dette et pour « sauver l’économie » on sait qui sera appelé à contribuer. Mais ce ne sera pas si simple tant l’échec de la politique menée est flagrant. Les sommes considérables reçues ces dernières années par le patronat et les ultra riches - CICE, « optimisation fiscale », exonération de cotisations, ISF etc. – n’ont pas servi à l’investissement productif mais à spéculer sur les marchés financiers, du capital fictif car non productif formant une bulle boursière qui a explosé. Macron qui déclarait « il n’y a pas d’argent magique » découvre d’un coup des centaines de milliards. Et l’Union européenne oublie la limitation des déficits à 3% et autres contraintes, ouvrant les vannes en grand.
 

Il sera difficile pour le pouvoir de poursuivre le démantèlement des services publics tant leur existence est apparue comme une condition de survie. Ce sont eux ainsi que bien d’autres emplois méprisés, subalternes, qui ont permis de tenir. Macron sera contraint, par la mobilisation populaire, de faire marche arrière.
 

La crise laisse des traces extrêmement profondes dans toutes les catégories de la population : les morts, les souffrances, les angoisses, rien de ceci ne peut s’effacer. Ni le matraquage et les violences contre les personnels soignants lors des manifestations en 2019. Ni la colère et le dégoût contre les responsables de cette situation, au pouvoir aujourd’hui et ceux depuis près de 40 ans qui ont systématiquement préparé le terrain permettant à leur successeur d’aller toujours plus loin dans la démolition des services publics et notamment dans la santé.
 

Il nous faut aller plus loin. La pandémie n’aurait pas eu les mêmes conséquences selon les conditions sanitaires du pays et du niveau des services publics, de la capacité à produire les biens et services nécessaires, des investissements dans la recherche...
 

Or rien de tout cela ne peut être assuré sans un « pôle santé public » socialisé et non étatisé, avec un financement, des projets d’investissements, un fonctionnement indépendant de l’Etat. C’est le projet tel que conçu à l’origine pour la Sécurité Sociale autour duquel pourrait s’articuler le pôle santé avec des compétences industrielles détenues en propre. On ne peut empêcher en système capitaliste la délocalisation d’une entreprise privée ni obliger les actionnaires à investir en France.
 

Lucien Sève a dit il y a quelques années que le capitalisme est en phase terminale. N’est-il pas temps alors de parler de son nécessaire dépassement ?
 

La bataille pour un pôle santé en fait partie. De même que la lutte générale pour le développement de la Sécurité Sociale, des services publics dans de multiples domaines : culture, éducation, formation … processus pour le développement d’un autre type de société que certains appelleront communisme et d’autres autrement. C’est la marche commune qui importe pour que le jour d’après soit aux antipodes du jour d’avant.

Publié le 08/04/2020

 

Covid-19, et la vie bascula

Dès maintenant !

 

par Serge Halimi  (sitemonde-diplomatique.fr)

 

Une fois cette tragédie surmontée, tout recommencera-t-il comme avant ? Depuis trente ans, chaque crise a nourri l’espérance déraisonnable d’un retour à la raison, d’une prise de conscience, d’un coup d’arrêt. On a cru au confinement puis à l’inversion d’une dynamique sociopolitique dont chacun aurait enfin mesuré les impasses et les menaces (1). La débandade boursière de 1987 allait contenir la flambée des privatisations ; les crises financières de 1997 et de 20072008, faire tituber la mondialisation heureuse. Ce ne fut pas le cas.

Les attentats du 11 septembre 2001 ont à leur tour suscité des réflexions critiques sur l’hubris américaine et des interrogations désolées du type : « Pourquoi nous détestent-ils ? » Cela n’a pas duré non plus. Car, même quand il chemine dans le bon sens, le mouvement des idées ne suffit jamais à dégoupiller les machines infernales. Il faut toujours que des mains s’en mêlent. Et mieux vaut alors ne pas dépendre de celles des gouvernants responsables de la catastrophe, même si ces pyromanes savent minauder, faire la part du feu, prétendre qu’ils ont changé. Surtout quand — comme la nôtre — leur vie est en danger.

La plupart d’entre nous n’avons connu directement ni guerre, ni coup d’État militaire, ni couvre-feu. Or, fin mars, près de trois milliards d’habitants étaient déjà confinés, souvent dans des conditions éprouvantes ; la plupart n’étaient pas des écrivains observant le camélia en fleur autour de leur maison de campagne. Quoi qu’il advienne dans les prochaines semaines, la crise du coronavirus aura constitué la première angoisse planétaire de nos existences : cela ne s’oublie pas. Les responsables politiques sont contraints d’en tenir compte, au moins partiellement (lire « Jusqu’à la prochaine fin du monde… »).

L’Union européenne vient donc d’annoncer la « suspension générale » de ses règles budgétaires ; le président Emmanuel Macron diffère une réforme des retraites qui aurait pénalisé le personnel hospitalier ; le Congrès des États-Unis envoie un chèque de 1 200 dollars à la plupart des Américains. Mais déjà, il y a un peu plus de dix ans, pour sauver leur système en détresse, les libéraux avaient accepté une hausse spectaculaire de l’endettement, une relance budgétaire, la nationalisation des banques, le rétablissement partiel du contrôle des capitaux. Ensuite, l’austérité leur avait permis de reprendre ce qu’ils avaient lâché dans un sauve-qui-peut général. Et même de réaliser quelques « avancées » : les salariés travailleraient plus, plus longtemps, dans des conditions de précarité accrues ; les « investisseurs » et les rentiers paieraient moins d’impôts. De ce retournement, les Grecs ont payé le plus lourd tribut lorsque leurs hôpitaux publics, en situation de détresse financière et à court de médicaments, observèrent le retour de maladies qu’on croyait disparues.

Ainsi, ce qui au départ laisse croire à un chemin de Damas pourrait déboucher sur une « stratégie du choc ». En 2001, déjà, dans l’heure qui suivit l’attentat contre le World Trade Center, la conseillère d’un ministre britannique avait expédié ce message à des hauts fonctionnaires de son ministère : « C’est un très bon jour pour faire ressortir et passer en douce toutes les mesures que nous devons prendre. »

Elle ne pensait pas forcément aux restrictions continues qui seraient apportées aux libertés publiques au prétexte du combat contre le terrorisme, moins encore à la guerre d’Irak et aux désastres sans nombre que cette décision anglo-américaine allait provoquer. Mais une vingtaine d’années plus tard, il n’est pas nécessaire d’être poète ou prophète pour imaginer la « stratégie du choc » qui se dessine.

Corollaire du « Restez chez vous » et de la « distanciation », l’ensemble de nos sociabilités risquent d’être bouleversées par la numérisation accélérée de nos sociétés. L’urgence sanitaire rendra encore plus pressante, ou totalement caduque, la question de savoir s’il est encore possible de vivre sans Internet (2). Chacun doit déjà détenir des papiers d’identité sur lui ; bientôt, un téléphone portable sera non seulement utile, mais requis à des fins de contrôle. Et, puisque les pièces de monnaie et les billets constituent une source potentielle de contamination, les cartes bancaires, devenues garantie de santé publique, permettront que chaque achat soit répertorié, enregistré, archivé. « Crédit social » à la chinoise ou « capitalisme de surveillance », le recul historique du droit inaliénable de ne pas laisser trace de son passage quand on ne transgresse aucune loi s’installe dans nos esprits et dans nos vies sans rencontrer d’autre réaction qu’une sidération immature. Avant le coronavirus, il était déjà devenu impossible de prendre un train sans décliner son état-civil ; utiliser en ligne son compte en banque imposait de faire connaître son numéro de téléphone portable ; se promener garantissait qu’on était filmé. Avec la crise sanitaire, un nouveau pas est franchi. À Paris, des drones surveillent les zones interdites d’accès ; en Corée du Sud, des capteurs alertent les autorités quand la température d’un habitant présente un danger pour la collectivité ; en Pologne, les habitants doivent choisir entre l’installation d’une application de vérification de confinement sur leur portable et des visites inopinées de la police à leur domicile (3). Par temps de catastrophe, de tels dispositifs de surveillance sont plébiscités. Mais ils survivent toujours aux urgences qui les ont enfantés.

Les bouleversements économiques qui se dessinent consolident eux aussi un univers où les libertés se resserrent. Pour éviter toute contamination, des millions de commerces alimentaires, de cafés, de cinémas, de libraires ont fermé dans le monde entier. Ils ne disposent pas de service de livraison à domicile et n’ont pas la chance de vendre des contenus virtuels. La crise passée, combien d’entre eux rouvriront, et dans quel état ? Les affaires seront plus souriantes en revanche pour des géants de la distribution comme Amazon, qui s’apprête à créer des centaines de milliers d’emplois de chauffeur et de manutentionnaire, ou Walmart, qui annonce le recrutement supplémentaire de 150 000 « associés ». Or qui mieux qu’eux connaît nos goûts et nos choix ? En ce sens, la crise du coronavirus pourrait constituer une répétition générale qui préfigure la dissolution des derniers foyers de résistance au capitalisme numérique et à l’avènement d’une société sans contact (4).

À moins que… À moins que des voix, des gestes, des partis, des peuples, des États ne perturbent ce scénario écrit d’avance. Il est courant d’entendre : « La politique, ça ne me concerne pas. » Jusqu’au jour où chacun comprend que ce sont des choix politiques qui ont obligé des médecins à trier les malades qu’ils vont tenter de sauver et ceux qu’ils doivent sacrifier. Nous y sommes. La chose est encore plus vraie dans les pays d’Europe centrale, des Balkans ou d’Afrique qui, depuis des années, ont vu leur personnel soignant émigrer vers des contrées moins menacées ou des emplois plus rémunérateurs. Il ne s’agissait pas, là non plus, de choix dictés par les lois de la nature. Aujourd’hui, sans doute, on le comprend mieux. Le confinement, c’est aussi un moment où chacun s’arrête et réfléchit…

Avec le souci d’agir. Dès maintenant. Car, contrairement à ce que le président français a suggéré, il ne s’agit plus d’« interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde ». La réponse est connue : il faut en changer. Dès maintenant. Et puisque « déléguer notre protection à d’autres est une folie », alors cessons de subir des dépendances stratégiques pour préserver un « marché libre et non faussé ». M. Macron a annoncé des « décisions de rupture ». Mais il ne prendra jamais celles qui s’imposent. Non pas seulement la suspension provisoire, mais la dénonciation définitive des traités européens et des accords de libre-échange qui ont sacrifié les souverainetés nationales et érigé la concurrence en valeur absolue. Dès maintenant.

Chacun sait dorénavant ce qu’il en coûte de confier à des chaînes d’approvisionnement étirées à travers le monde et opérant sans stocks le soin de fournir à un pays en détresse les millions de masques sanitaires et produits pharmaceutiques dont dépend la vie de ses malades, de son personnel hospitalier, de ses livreurs, de ses caissières. Chacun sait aussi ce qu’il en coûte à la planète d’avoir subi les déforestations, les délocalisations, l’accumulation des déchets, la mobilité permanente — Paris accueille chaque année trente-huit millions de touristes, soit plus de dix-sept fois son nombre d’habitants, et la municipalité s’en réjouit...

Désormais, le protectionnisme, l’écologie, la justice sociale et la santé ont partie liée. Ils constituent les éléments-clés d’une coalition politique anticapitaliste assez puissante pour imposer, dès maintenant, un programme de rupture.

 

Serge Halimi

Publié le 07/04/2020

Crise sanitaire, faillite politique

 

Alain BERTHO (site legrandsoir.info)

 

En décembre 2019, on pouvait lire sur une banderole d’hospitaliers mobilisés : « L’État compte les sous, on va compter les morts ». Nous y sommes. Ces deux comptes là sont antagoniques. Quand nous aurons vaincu le Covid-19, il nous faudra encore gagner la bataille de la vie contre les logiques financières dont nous savons maintenant qu’elles sont, au plein sens du terme, mortifères.

Nous sommes passés en une semaine de l’appel aux urnes aux contrôles de police dans les rues. Nul ne conteste la gravité de la situation sanitaire planétaire, son incertitude quant à sa durée et à ses effets. Mais cette crise n’est-elle que sanitaire ? Le 22 mars 2020, une semaine après les mesures de confinement, un sondage IFOP-JDD mesure la confiance des Français dans celles et ceux qui les gouvernent : 64% d’entre eux pensent que ce gouvernement cache des informations, 71% qu’il n’a pas agi rapidement, et 61 % qu’il ne donne pas tous les moyens aux infrastructures et aux professionnels de santé pour lutter contre ce virus.

Journalistes et ministres nous répètent chaque jour que le pays n’a pas pris conscience de la gravité de la crise et proposent d’accroitre la répression. Tous les soirs à 20 heures les villes retentissent des applaudissements spontanés en remerciement à la mobilisation des soignants privés de matériel de base. Qu’on ne s’y trompe pas : le pays est mobilisé et solidaire mais l’appel guerrier à la mobilisation générale du président de la République ne produit pas les effets d’union sacrée escomptés. La crise sanitaire est en train de précipiter une faillite politique déjà bien avancée. La victoire sur le covid-19 ne sera pas la fin de toutes les batailles ni la fin de tous les dangers.

Un événement réellement sans précédent

Nous sommes toutes et tous conscients de vivre une période historique. Mais en vérité, en quoi la pandémie qui frappe le monde entier est-elle exceptionnelle ? Ce n’est pas pour l’instant, et ce ne sera pas espérons-le, la plus meurtrière depuis le début du XX° siècle. La grippe de 1918 (dite espagnole) apparue aux EU en mars aurait tué de 20 à50 millions de personnes suivant les estimations soit entre 1 et 2.7% de la population mondiale, dont 240 000 en France. La grippe asiatique apparue en 1956 a fait entre 1 et 4 millions de victimes dont 15 169 en France en deux vagues. En 1968-1970, la grippe de Hong Kong a tué 1 000 000 de personnes dont 32 000 en France.

Meurtrières, ces épidémies ont aussi été plus longues à se répandre. La grippe de 1918 a mis 9 mois avant de devenir pandémie en octobre 1918 et s’acheva au bout de 18 mois durant l’été 1919. Celle de 1956 sort de Chine en 1957 pour atteindre Singapour en février et les EU en juin puis devint pandémie en six mois et disparut en 1958. La grippe de Hong Kong est apparue en février 1968 et toucha 500 000 personnes dans cette ville en août. Elle n’atteint l’Europe et l’Amérique du Nord que durant l’hiver suivant (1968-1969). L’essentiel des victimes françaises sont décédèrent durant l‘hiver 1969-1970.

Aucune de ces crises sanitaires majeures n’a à ce point mobilisé et ébranlé les Etats. Nul émoi médiatique ni gouvernemental dans l’hiver 1969-1970, alors que durant dix à quinze jours, les morts se sont multipliés dans les services d’urgence, que les queues s’allongeaient devant les pharmacies, que des trains étaient supprimés faute de cheminots, des écoles fermées faute d’enseignants, que des délestages électriques faisaient suite à des manques de techniciens. Partout en Europe les urgences étaient saturées. Mais aucun envoyé spécial n’en fait un compte rendu alarmé [1]. La grippe n’était semble-t-il pour la presse qu’un « marronnier » hivernal. La confiance dans la science et les services publics faisait le reste.

Ce qui nous arrive depuis le mois de janvier est donc, pour une part, un événement d’une autre nature qui met des projecteurs aigus sur notre époque et nous aidera peut-être à la comprendre un peu mieux.

Le covid-19 n’est pas une grippe. Ce virus est d’une autre famille, celle des coronavirus. C’est un cousin du virus du SRAS, apparu à Hong Kong en novembre 2002. Cette épidémie-là fut fulgurante et meurtrière mais, au fond, limitée : 774 décès pour 8000 cas en juillet 2003, dans 25 pays mais essentiellement en Chine, à Taiwan, à Singapour et aux Philippines. Elle pouvait, politiquement, être regardée à distance par les pays riches. C’est aussi le cas de l’épidémie Ébola en 2013-2014 qui fit 844 morts en Guinée, en Sierra Leone et au Liberia. Le risque de pandémie a alors sans doute été jugulé par une réduction drastique du trafic aérien en provenance des zones touchées. [2]

Si la grippe peut être mondiale et parfois très dangereuse elle reste une vieille connaissance. Le SRAS, menace nouvelle, fut très dangereux mais localisé et vite maîtrisé. Le Covid-19 associe cette fulgurance nouvelle avec une extension pandémique : trois mois après son identification en Chine, peu de pays sont aujourd’hui épargnés.

Une pandémie du « capitalocène »[3] ?

Le monde a changé depuis l’épidémie de SRAS. Le trafic aérien par exemple est passé de 1,665 milliards de voyageurs transportés en 2003 à 4,223 milliards en 2018. Ce triplement ne s’est pas produit de manière uniforme. En 2000, l’Amérique du Nord représentait 40% de ce trafic contre 26% pour l’Europe et 22% pour l’Asie. En 2020 l’Asie domine avec 36 % du trafic suivie de l’Europe, 26%, devant l’Amérique du Nord, 24%. En 2017, les EU pèsent 850 millions de voyageurs mais la Chine vient en seconde position avec 550 millions, dix fois plus qu’il y a vingt ans [4]. À propos du SRAS, Gilles Pinson parle ainsi de « Métropandémie » « touchant quasi simultanément des foyers très éloignés géographiquement mais intensément connectés par le trafic aérien. » [5] La mondialisation a démultiplié la porosité sanitaire et sa rapidité.

La connectivité aérienne mondiale n’est pas la seule nouveauté de l’époque. En amont, on sait que le bouleversement des écosystèmes expose l’humanité à des virus nouveaux. [6] Il y a dix ans déjà, les cartes du nombre d’épidémies déclarées par pays et le nombre d’oiseaux et de mammifères en danger d’extinction se superposaient parfaitement : ces émergences infectieuses ont lieu dans des pays où ont également lieu de graves crises de la biodiversité, notamment l’Asie du Sud-Est. [7] Il ne s’agit donc pas de maladies exotiques mais de maladies de la mondialisation libérale et dévastatrice que nous subissons.

En aval, la métropolisation est aussi en cause. Une étude de la Société Italienne de Médecine environnementale (Sima, Université de Bari) montre une corrélation entre la rapidité de la propagation épidémique du covid-19 dans certaines zones italiennes et la densité de particules fines dans l’atmosphère [8]. Outre que la pollution fragilise l’état de santé global en entraînant un dysfonctionnement du système immunitaire, les particules fines seraient un agent de conservation et de transport du virus lui-même. Ces constats remettent en cause la distance actuelle considérée comme sûre qui n’est sans doute pas suffisante en zone polluée selon Alessandro Miani, président de la Sima. Difficile alors de continuer à dire que le port massif du masque ne sert à rien.

La sidération face à la pandémie n’a d’égal que le manque d’anticipation et de prudence devant les nouveaux dangers auxquels les politiques sanitaires doivent aujourd’hui faire face. En janvier 2020, les premiers pays à fermer leurs frontières sont les voisins de la Chine : Corée du Nord (22 janvier), Mongolie (26 janvier), Russie (30 janvier). Le 1 février le Vietnam suspend ses liaisons aériennes. Mais au total, les pays imposant des restrictions à l’entrée de voyageurs venus de Chine en février ne sont qu’au nombre de 17. Dans une note du 27 janvier, l’OMS « déconseille d’appliquer à la Chine des restrictions au transport international. » Fin janvier ce sont les grandes compagnies aériennes elles-mêmes qui prennent l’initiative de suspendre leurs vols à destination de la Chine.

Il faut attendre le jeudi 30 janvier pour que l’OMS décrète l’« urgence de santé publique de portée internationale » dont l’une des conséquences est la restriction à la circulation des personnes et des marchandises. Cette décision a tardé du fait de l’opposition de la Chine et de ses alliés, qui ont fait pression sur le « comité d’urgence » et la direction de l’OMS pour qu’une telle mesure ne soit pas prise plus tôt. [9] Les raisons économiques en sont évidentes.

Si « la grippe de Hongkong est entrée dans l’histoire comme la première pandémie de l’ère moderne, celle des transports aériens rapides » [10], la pandémie de Covid-19 restera sans doute comme la première pandémie de la mondialisation sauvage, celle de l’explosion du trafic aérien, de l’interdépendance planétaire des économies, de la destruction de la biodiversité et de l’interconnexion généralisée. Et celle « de l’absence de quartier général sanitaire planétaire. » [11] La pandémie que nous subissons est aussi un événement politique.

L’effondrement politique

On ne peut être que frappé par l’incapacité d’un monde façonné par 30 années de capitalisme financier à prendre la mesure du Tsunami surgi sur un marché au centre de la Chine. Très vite une évidence s’impose : de grands pays développés et riches comme la France, L’Italie, l’Espagne, le Royaume Uni, les EU, le Canada ne sont pas armés pour faire face à cette nouvelle menace sanitaire.

En France la colère monte et l’inquiétude avec. Colère contre les dizaines d’années de casse du service public de la santé, depuis trois années de casse effrénée de tous les dispositifs de solidarité. Colère contre l’impréparation ahurissante d’un des Etats les plus riches du monde devant une menace vitale. Et inquiétude devant l’amateurisme, les atermoiements, les mensonges en cascade du pouvoir.

Même l’expérience des autres leur est d’aucun secours. Quand la Chine commence à confiner 45 millions de personnes, la France n’a pas d’autres priorités que de rapatrier ses ressortissants. Quand l’Italie du Nord commence à flamber, aucune mesure de contrôle n’est prise aux frontières. Le match Olympique Lyonnais-Juventus est maintenu à Lyon le 26 février. L’Italie décide le confinement le 8 mars, l’Espagne attend le 15, la France le 16 et le Royaume uni attend le 23 mars. Fidèles à leur légende, Bolsonaro comme Trump commencent par prendre la menace à la légère.

Au jour le jour, en France, l’amateurisme transpire des palais gouvernementaux, ponctué par des « moments Sibeth N’Diaye » dont il faudra garder le florilège. De janvier à mars, aucune stratégie suivie. Aucune anticipation. On hésite entre l’incompétence et le choix prioritaire d’éviter la casse économique.

Les doctes déclarations sur la phase 2 et la phase 3, début mars, les prédictions du président sur « le pire devant nous », ne sont accompagnées d’aucune décision d’urgence. N’aurait-il pas fallu dès ce moment-là se pencher sur la pénurie de masques et de tests plutôt qu’attendre une semaine de confinement et un rythme de mort dépassant la centaine quotidienne ?

Comme prévu, très vite, les services de réanimation sont saturés. On mobilise l’armée pour monter un hôpital de 30 lits à proximité de l’Hôpital de Mulhouse débordé et transporter en hélicoptère des malades dans d’autres régions. Mais on ne réquisitionne pas le secteur privé qui disposerait pourtant de 7000 lits de soins intensifs contre 5000 dans le secteur public ! Et pendant que l’armée monte ses tentes, le secteur privé du Grand Est a libéré 70 places qui au 22 mars ne sont pas totalement affectées par l’Agence Régionale de Santé. Ce qui fait dire alors à Lamine Gharbi, président de la Fédération des cliniques et hôpitaux privés de France : « Je demande solennellement à ce que nous soyons réquisitionnés pour épauler l’hôpital public. Nos établissements y sont préparés. Il faut que la vague qui a surpris l’est de la France nous serve de leçon. »

Il faut attendre le 11 mars pour que soit constitué un Conseil scientifique de 11 membres qui pourtant ne préconise pas le report des élections municipales. Selon lui les conditions sanitaires auraient été réunies pour les votants. Mais quid de celles et ceux qui ont tenu les bureaux. Les experts n’auraient-ils jamais tenu un cahier d’émargement sur lesquels, pour ma part, j’ai pu voir le 15 mars, 410 électrices et électeurs se pencher pour signer ? Il faut attendre le 24 mars pour la mise en place d’un Comité analyse recherche et expertise (CARE) de 12 membres présidé par une prix Nobel de médecine pour coordonner les recherches thérapeutiques.

Pendant des semaines on ne nous parle que de l’effort des laboratoires pour la mise au point d’un vaccin certes indispensable mais moins urgent qu’un traitement immédiat. Peut-être cet effort scientifique est-il pour les financeurs un investissement plus prometteur que le recyclage immédiat de molécules déjà commercialisées. Pourquoi, de ce point de vue, ne pas se pencher immédiatement sur des constatations cliniques chinoises qui semblent avoir été méprisées depuis le début ? Quelle que soit la personnalité un peu particulière de Didier Raoult de l’IHU Méditerranée Infection, son excellence scientifique en infectiologie est reconnue internationalement [12]. Peut-être se trompe-t-il. Mais il est difficile de comprendre la campagne de dénigrement dont il a fait l’objet, ainsi que ses essais, d’utilisation sur la base d’études chinoises d’une molécule mise au point en 1949. Cette molécule est de faible coût et tombée dans le domaine public. Ce n’est pas le cas d’autres molécules testées pas l’étude européenne Discovery : le lopinavir, antirétroviral utilisé dans le traitement du VIH, et le remdésivir, antiviral mobilisé contre le virus Ebola, sont respectivement développés par les laboratoires Abbot et Gilead Sciences, deux géants pharmaceutiques.

La lourde facture du néolibéralisme

L’état-major gouvernemental ne semble donc pas au top de la réactivité, de l’anticipation et de la capacité de mobilisation. Il est vrai qu’après des années de coupes budgétaires, ses « troupes », constituées des professionnels de santé publique, médecins, infirmières et infirmiers, aides-soignantes et aides-soignants, manquent sérieusement d’effectifs, de locaux et de moyens.

Comment ne pas connaître l’état désastreux du service public hospitalier qui va se trouver en première ligne. En pleine crise sanitaire, le 18 mars est le premier anniversaire de la mobilisation des soignants, marquée par la grève des urgences et la démission des chefs de clinique. Elles et ils sont bien sûr au front et vont payer cher la destruction méthodique de leur outil de travail organisée par tous les gouvernements successifs depuis 20 ans.

Parlons du nombre de lits en soin intensif réduit de 30% entre 1998 et 2018. Le mouvement est général en Europe. La France avec 3.1 lits pour 1000 habitants se trouve maintenant à peine mieux lotie que l’Italie, au 19° rang sur 35 dans l’OCDE, après l’Allemagne (6), la Corée du Sud (7.1) et le Japon (7.8). Cette donnée statistique éclaire les différences de stratégie et les différences de réussite de ces pays face au covid-19. La France est profondément sous équipée, surclassée même par le Lituanie (5,5), la République slovaque (4,9), la Pologne (4,8), la Hongrie (4,3), la Slovénie (4,2), la République tchèque (4,1), l’Estonie (3,5) et la Lettonie (3,3). Or la France devance l’Italie (2,6), les Etats-Unis (2,4), l’Espagne (2,4) et le Royaume-Uni (2,1) : autant de pays dont on voit déjà ou dont on pressent la catastrophe sanitaire.

Parlons du matériel. Certes la pénurie de masques est mondiale. Mais les situations de crise furent, dans le passé, anticipées par des stocks d’État. En 2009, à l’issue de la crise du H1N1, la France disposait de 723 millions de masques chirurgicaux FFP2. Où est passé ce stock qui n’aurait pas été renouvelé après péremption des matériels ? La chaîne de décision reste obscure, les versions des principaux acteurs d’une incohérence inquiétante. Roselyne Bachelot, alors ministre, parle d’injonction de la Cour des comptes qui dément. Il est alors question d’un changement de stratégie en 2012. Une autre ancienne ministre, Marisol Touraine, dément à son tour avant de concéder une mesure de « décentralisation » en 2013. Sur recommandation d’un rapport du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale en mai 2013, le stockage des FFP2 est désormais de la responsabilité des « employeurs » (donc des établissements) et non de l’État. Dans un rapport de 2015, le Sénat notait que cette stratégie permettrait de réaliser des économies considérables en termes de coût d’achat, de stockage et, in fine, de destruction tout en notant le risque d’une déficience des capacités de production en cas de crise [13]. Les stocks d’État étaient gérés par l’Établissement de Préparation et de Réponse aux Urgences Sanitaires (EPRUS) créé en 2007, dissous en 2016 au moment de la création de l’Agence Nationale de Santé Publique. Le total de ses subventions (État et Assurance maladie) est passé de 281 millions d’euros en 2007 à 25.8 en 2015. Nous connaissons la chute de l’histoire. Lorsque le 26 janvier, Agnès Buzyn annonce qu’il « n’y a aucune indication à acheter des masques pour la population française, nous avons des dizaines de millions de masques en stock », elle se base sur un stock théorique de 145 millions dont aucun FFP2. Il faudra attendre un mois pour qu’une nouvelle commande soit passée.

Parlons enfin de la recherche qui aurait pu nous permettre d’anticiper les dégâts causés par de nouveaux agents infectieux. Il existe en France des spécialistes du Coronavirus comme Bruno Canard au CNRS à Marseille. Il fait connaître sa colère dans un billet publié le 4 mars. Depuis vingt ans il travaille sans moyens réels, à l’image de la recherche française voire européenne dans son ensemble. La logique de financement par projet (du type ANR) a cassé les dynamiques longues de recherche fondamentale et la pérennisation des équipes au profit d’un pilotage de circonstance, chronophage pour celles et ceux qui passent plus de temps à monter les dossiers qu’à dépenser utilement l’argent qu’ils obtiennent. Sans cette recherche fondamentale longue, on ne peut pas demander aux chercheurs de répondre dans l’urgence.

Le retour de la corporalité du monde

Le gouvernement français n’est pas seul en cause. Depuis plus de vingt ans, les gouvernements qui se sont succédé ont mis en musique législative et réglementaire les exigences du capitalisme financier. Nous avons appelé cela néolibéralisme. Mais il est clair que, depuis 2017, le nouveau pouvoir y a ajouté un enthousiasme et un acharnement incomparables.

Depuis une trentaine d’années, la mondialisation libérale, financière et dévastatrice n’a eu qu’un credo : la planète entière, sa vie, ses ressources, ses habitantes et habitants, leur travail, leurs rêves, leur pauvreté, leurs maladies, les pénuries auxquelles elles et ils devaient faire face, tout, absolument tout, pouvait être transformé en produit financier. Il n’y a pas un aspect de nos vies qui se trouve à l’abri de la sangsue d’un profit sans limite qui dévore le temps, la vie, l’intelligence. Quel qu’en soit le coût humain. L’Australie brûle, l’eau est cotée en Bourse. L’espérance de vie progresse, la retraite doit être financiarisée. Même l’explosion des inégalités devient exploitable par cette inversion généralisée du « ruissellement » qu’est l’explosion du crédit : ils n’ont rien, qu’ils s’endettent.

La « dématérialisation » est devenu le maître mot de cette interconnexion générale et de cette réduction de tout à cet « équivalent général » qu’est l’argent. L’informatique qui règle nos vies en optimise la rentabilité financière. La majorité des transactions spéculatives sont aujourd’hui directement gérées par des algorithmes au cœur de Data Centers déserts. Nous ne sommes plus qu’une ligne de crédit ou de débit sur un écran, le paramètre d’un logiciel de livraison, une statistique d’emploi. La vie réelle est considérée comme une charge à réduire absolument.

Rêvant d’usines sans ouvrier, de caisses sans caissière, de médecine sans soignant, de taxis sans chauffeur, d’école sans enseignant, d’humanisme sans humain, le capital voulait « quoi qu’il en coûte » se débarrasser des corps.

Eh bien voici le scoop : les corps se vengent. La corporalité irréductible du monde revient comme un boomerang planétaire. Elle vient mettre en danger la virtualité de la finance. Les corps sont là comme sur les places, comme sur les ronds-points, comme dans la rue. Non pour affirmer leur puissance de vie mais parce que leur détresse rappelle cette vérité fondamentale : il n’y a pas de vie sans corps. Il n’y a même pas de profit sans corps, quelque part, au bout de la chaîne démoniaque de la finance. Et c’est toujours le corps qui a le dernier mot, pour le meilleur et pour le pire .

Le thermomètre spéculatif ne s’affole que lorsque la pandémie est avérée. Dans un premier temps les aléas de l’économie chinoise ralentissent l’activité des grands groupes qui y font des affaires. Les investisseurs commencent à vendre. Le 28 février, le CAC 40 connait sa plus forte chute depuis 2008. Le 9 mars les bourses du monde entier sont ébranlées par l’effondrement du prix du pétrole. Le CAC 40 chute à nouveau le 9 puis le 12 mars, après la chute du DOW JONES. Le 16 mars Wall Street connait sa pire journée depuis le lundi noir du 19 octobre 1987 quand le Dow Jones avait chuté de 22.6%[14]. Les Etats et la BCE jouent alors les pompiers en urgence par des mesure de maintien en survie des entreprises en France et par un rachat des dettes publiques et privées par la BCE le 18 mars.

Alors que la crise précédente, celle de 2008, était une crise financière endogène, celle de 2020 touche directement la matérialité du tissu économique, c’est-à-dire la source première du profit privé comme des finances publiques. Elle met les puissants dans une injonction paradoxale dans laquelle sauver les vies et sauver la pompe à profit peuvent se trouver en tension. C’est ainsi qu’on entend un président prononcer des promesses de service public comme on arrache des aveux sous la torture, mais dérouler un plan de sauvetage des entreprises plutôt qu’un plan d’urgence d’équipement des hôpitaux en matériel de base. Et lorsque le premier ministre nous exhorte à rester chez nous, la ministre du Travail menace celles et ceux qui ne vont pas travailler.

Pourquoi par exemple refuser au BTP, jusqu’au 23 mars, l’accès au dispositif extraordinaire d’indemnisation du chômage partiel ? Pourquoi, selon l’expression de Francis Dubrac, entrepreneur de Saint-Denis mettre ainsi « les cols blancs au télétravail à l’abris et les cols bleus à la mitraille, comme en 14 ! » Mais parce que le BTP compte 1.7 millions de salariés, donc 1.7 millions de cotisants ! Il faut donc bien entendre la fameuse phrase du président « quoi qu’il en coûte » : il s’est bien gardé de dire à qui cela allait coûter très cher. Mais les actes trahissent la pensée.

Que verrons-nous en premier ? La fin du monde ou la fin du capitalisme ? Le drame que nous vivons aujourd’hui nous donne quelques signaux alarmants sur le sujet. La panique n’est pas une déroute mais une occasion de restructuration. La chute de 35 % du CAC 40, de 75 % de certaines valeurs liées aux transports aérions ou au tourisme est une occasion de faire de bonnes affaires. Les heureux acheteurs se nomment LVMH, ACCOR, Peugeot (la famille), Rothschild, Dassault, Hermès, FNAC, Vinci, Eiffage, Veolia, Société Générale, Renault. Gageons qu’ils feront tout pour valoriser leur investissement ... après. Des investisseurs restent en embuscade.

Mais le dispositif financier mondial basé sur la cavalerie générale du crédit se remettra-t-il d’une mise à l’arrêt mondiale de l’économie comme on n’en avait jamais vu ? Les dettes privées, selon le FMI, se montaient à 217 % du PIB mondial en 2018. Il est certain que si chacun veut réaliser ses titres de créance en cash, la catastrophe sera rapide. Les fonds d’investissement paniquent. Les grandes banques centrales sont sur le front : la FED américaine , la Banque centrale européenne (BCE), la banque du Japon, la banque d’Angleterre, la banque australienne... Racheter les titres, assurer les liquidités. Les pompiers sortent les grands moyens : il faut maintenir l’économie et la finance sous respiration artificielle.

L’enjeu biopolitique de la sortie de crise

Piégés par l’incurie et l’urgence d’une crise largement aggravée par leurs politiques antérieures, pris par l’urgence économique et financière, les gouvernements du libéralisme sauvage mobilisent la seule compétence politique qui semble leur rester : le contrôle policier de la population. Certes les méthodes chinoises poussent loin cette logique en utilisant aujourd’hui la reconnaissance faciale et la traçabilité des smartphones. Le QR qui valide votre non-dangerosité s’affiche en Chine sans intervention de votre part sur l’écran du téléphone à présenter à la police. On n’est pas loin du monde décrit par Damasio dans Les furtifs.

Est-ce vraiment une singularité des régimes communistes ? La France dit, dès le 24 mars, réfléchir à l’utilisation de cette traçabilité pour le futur contrôle de l’épidémie. Une répression moins technologique s’abat sur l’Iran et la crise sanitaire peut ailleurs être une occasion d’écraser les soulèvements en cours de ces derniers mois. En Inde, le coronavirus est prétexte à disperser les derniers pôles de résistance au Citizenship Amendemnt Act [15]. Au Chili, Pinera n’a pas tardé. Le 18 mars, avant le moindre décès déclaré dans le pays, il déclare pour 90 jours « l’état d’exception constitutionnel pour catastrophe » permettant le déploiement de l’armée pour le maintien de l’ordre. Les craintes de Giorgio Agamben sur l’extension de l’État d’exception ne sont pas complètement infondées même si le philosophe sous-estime la menace réelle que constitue la combinaison du covid-19 et de l’état des services publics de santé. [16]

Mais il est clair que dans la façon de lutter contre la pandémie se joue la façon dont les Etats sortiront de la crise. Avec quels modes de gouvernement, quelles priorités biopolitiques ou financières, quelles libertés publiques ? La loi sur l’ « urgence sanitaire » votée le 22 mars par la « Commission mixte paritaire » (CMP) composée de sept députés et de sept sénateurs en est une bonne illustration. Le lendemain le diagnostic collectif de 58 médecins est sans appel : « Alors que nous manquons déjà de lits de réanimation, de masques, de respirateurs, de bras... la loi d’urgence sanitaire prise par le gouvernement ce mercredi 18 mars donne tous les droits aux préfets et aux employeurs pour remettre en cause le Code du travail et les statuts de la fonction publique. Était-ce réellement l’urgence ? Mais rien sur les usines réquisitionnées pour fabriquer masques, respirateurs... Rien sur la réouverture des lits nécessaires. Rien sur le dépistage systématique qui a fait ses preuves en Allemagne et en Corée du Sud. » Gérard Floche fait sur son blog une analyse alarmante de cette nouvelle loi d’exception et de ses effets sur le droit du travail. Rappelons que les législations d’exception ont souvent pour destin de devenir des législations ordinaires.

Le confinement devient plus coercitif mais on propose aux entreprises de décompter une partie des absences en congés. Quand la France entière compte les rares masques et les rares tests restants, le capitalisme continue à compter ses sous.

Pourtant le pays est mobilisé. Pas en guerre comme le fait remarquer Maxime Combes [17], mais en lutte contre une pandémie qui exige au moins autant de solidarité que de discipline. Cette lutte, rappelons-le, mobilise d’abord des femmes : 88 % des infirmiers sont des infirmières, 90 % des caissiers sont des caissières, 82 % des enseignants de primaire sont des enseignantes, et 90 % du personnel dans les EHPAD sont des femmes. L’engagement, la prise de risque, la solidarité ne manquent pas, ne se comptent pas. Les initiatives locales sont multiples : repas gratuits pour les soignants, courses pour les personnes âgées, gardes d’enfants... Elles s’organisent et se coordonnent. A Saint Malo, un groupe Facebook relie les initiatives solidaires. En Normandie des propriétaires mettent leurs gîtes à disposition des soignants. À Caen, une enseigne de la restauration livre des centaines de pizzas gratuites aux urgences du CHU, aux SDF, aux migrants, aux policiers et aux pompiers. Des PME se sont reconverties dans la production de masques comme le fabriquant de jeans français 1083 ou les tissages de Charlieu. Une auberge d’Yssingeaux accueille les routiers...

A Marseille, le collectif pour une Marseille vivante et populaire né en janvier 2019, lance une pétition « Pour une protection solidaire en temps de confinement » qui souligne que « La gestion de cette crise nous oblige une nouvelle fois à un véritable choix de société : faire le pari de la solidarité et de la santé publique plutôt que d’un système basé sur la coercition policière et la peur généralisée ». La pétition fait de nombreuses propositions comme un programme de dépistage massif, la distribution de protections sanitaires, la distribution de repas aux plus précaires, la réquisition des logements vides, la garantie de l’accès à l’eau pour les squats et les bidonvilles, l’interdiction des licenciements, la cessation de toutes les activités productives non indispensables, une attention particulière doit être portée aux femmes et aux enfants qui vivent des situations conjugales violentes...

Le gouvernement se targue de ne s’inspirer que de la science. Les femmes et les hommes sur le terrain mobilisent leur courage, leurs principes, leur longue expérience, une expertise collective toujours exploitée mais jamais reconnue.

Quand le covid-19 sera vaincu, chacun présentera la facture

Gageons que le pouvoir présentera la facture des coût financiers publics et privés et nous demandera de les honorer. N’attendons aucun sursaut de conscience publique du gouvernement de ce côté-là. Le capitalisme contemporain a déjà su utiliser des catastrophes pour étendre son emprise sur la vie comme le montre si bien Naomi Klein après l’ouragan Katrina en août 2005. [18]

Nous aurons, de notre côté, à présenter deux autres factures. La première sur le bilan de ce gouvernement et de ceux qui l’ont précédé, qui ont failli dans leur tâche essentielle : la préservation de l’intégrité physique et de la santé de la population. L’autre sur le coût humain de la mobilisation contre le Covid-19 après des décennies de casse des solidarités publiques. Plus que jamais la vie est au centre des enjeux politiques. Comme une « biopolitique » aurait dit Michel Foucault.

Plus que jamais, le soir à 20 heures nous pouvons déjà chanter comme nous le proposent des Gilets jaunes et la Compagnie Jolie Môme : « On est là, aux fenêtres et aux balcons, Nous on est là, on applaudit les soignants, Mais pas le gouvernement, Solidaires à 100%, Des gens d’en bas (...) Confinés et révoltés, On n’oublie pas, Les milliards aux entreprises, Comme toujours ils priorisent, Leurs intérêts sur nos vies. »

[1] On lira l’excellent article de Corinne Bensimon, « 1968, la planète grippée », Libération 7 décembre 2005

[2] La reprise de l’épidémie au Congo en 2018 est-elle aussi restée localisée (plus de 2000 morts).

[3] L’expression capitalocène calquée sur anthropocène est utilisée pour affirmer la primauté des logiques capitalistes dans la catastrophe planétaire en cous marquée par le réchauffement climatique et la sixième extinction.

[4] Paul Chiambaretto, « Trafic aérien, une croissance fulgurante pas prête de s’arrêter », The Conversation, 8 mai 2019.

[5] Gilles Pinson (2016, « Métropandémies », CAMBO, n°10, p.41–44.

[6] Cécile Cazeneuve, « Coronavirus : un battement d’aile de chauve-souris... », Les Jours, 9 mars 2020.

[7] Serge Morand, directeur de recherche au CNRS et au Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement) auteur de La prochaine peste (Fayard, 2016), interrogé par Les Jours.

[8] Leonardo Setti - Università di Bologna Fabrizio Passarini - Università di Bologna Gianluigi de Gennaro - Università di Bari Alessia Di Gilio - Università di Bari Jolanda Palmisani - Università di Bari Paolo Buono - Università di Bari Gianna Fornari - Università di Bari Maria Grazia Perrone- Università di Milano Andrea Piazzalunga - Esperto Milano Pierluigi Barbieri - Università di Trieste Emanuele Rizzo - Società Italiana Medicina Ambientale Alessandro Miani - Società Italiana Medicina Ambientale, Relazione circa l’effetto dell’inquinamento da particolato atmosferico e la diffusione di virus nella popolazione.

[9] Paul Benkimoun, « Coronavirus : comment la Chine a fait pression sur l’OMS », Le Monde, 29 janvier 2020.

[10] Antoine Flahault cité par Corinne Bensimon. Épidémiologiste, Antoine Flahault a dirigé l’équipe de recherche « Sentinelles » de l’Inserm (UMR-S 707) ainsi que le centre collaborateur de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) pour la surveillance électronique des maladies. Il a développé avec l’OMS le système mondial de surveillance de la grippe, appelé FluNet, et en 2006 constitue une cellule interdisciplinaire de coordination des recherches sur le chikungunya.

[11] Jean Yves Nau et Antoine Flahault, « le coronavirus, sans précédent dans l’histoire des épidémies », Slate, 28 février 2020.

[12] Il est nommé au Conseil scientifique le 11 mars et ses propositions font finalement l’objet d’une expérimentation de grande ampleur validée par le gouvernement.

[13] Pierrick Baudais, « Coronavirus. Pénurie de masques : comment en est-on arrivé là ? », Ouest-France, 20 mars 2020 .

[14] Le 29 octobre 1929 la chute avait été de 12.6.

[15] Réforme du droit de la nationalité défavorable aux musulmans.

[16] Giorgio Agamben, « Coronavirus et État d’exception », Acta-Zone, 26 février 2020.

[17] Maxime Combes, « Nous ne sommes pas en guerre, Nous sommes en pandémie. Et c’est déjà bien assez ». Médiapart », 20 mars 2020.

[18] Naomi Klein, 2008, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Toronto : Léméac/Actes Sud

Publié le 29/03/2020

TRIBUNE. "Plus jamais ça !" : 18 responsables d'organisations syndicales, associatives et environnementales appellent à préparer "le jour d’après"

 

(site franceinfo.fr)

 

Face à "la crise du coronavirus" des organisations syndicales, associatives et environnementales réclament "de profonds changements de politiques", pour "se donner l'opportunité historique d'une remise à plat du système, en France et dans le monde"

"Plus jamais ça ! Préparons le 'jour d'après'", 18 responsables d'organisations syndicales, associatives et environnementales parmi lesquels Philippe Martinez (CGT), Aurélie Trouvé (Attac), Jean-François Julliard (Greenpeace) et Cécile Duflot (Oxfam), signent une tribune commune publiée, vendredi 27 mars, sur franceinfo.

Ces organisations lancent un appel "à toutes les forces progressistes et humanistes [...] pour reconstruire ensemble un futur, écologique, féministe et social, en rupture avec les politiques menées jusque-là et le désordre néolibéral".


En mettant le pilotage de nos sociétés dans les mains des forces économiques, le néolibéralisme a réduit à peau de chagrin la capacité de nos États à répondre à des crises comme celle du Covid. La crise du coronavirus qui touche toute la planète révèle les profondes carences des politiques néolibérales. Elle est une étincelle sur un baril de poudre qui était prêt à exploser. Emmanuel Macron, dans ses dernières allocutions, appelle à des "décisions de rupture" et à placer "des services (…) en dehors des lois du marché". Nos organisations, conscientes de l’urgence sociale et écologique et donnant l'alerte depuis des années, n’attendent pas des discours mais de profonds changements de politiques, pour répondre aux besoins immédiats et se donner l'opportunité historique d'une remise à plat du système, en France et dans le monde.

Dès à présent, toutes les mesures nécessaires pour protéger la santé des populations celle des personnels de la santé et des soignant·e·s parmi lesquels une grande majorité de femmes, doivent être mises en œuvre, et ceci doit largement prévaloir sur les considérations économiques. Il s'agit de pallier en urgence à la baisse continue, depuis de trop nombreuses années, des moyens alloués à tous les établissements de santé, dont les hôpitaux publics et les Ehpad. De disposer du matériel, des lits et des personnels qui manquent : réouverture de lits, revalorisation des salaires et embauche massive, mise à disposition de tenues de protection efficaces et de tests, achat du matériel nécessaire, réquisition des établissements médicaux privés et des entreprises qui peuvent produire les biens essentiels à la santé, annulation des dettes des hôpitaux pour restaurer leurs marges de manœuvre budgétaires... Pour freiner la pandémie, le monde du travail doit être mobilisé uniquement pour la production de biens et de services répondant aux besoins essentiels de la population, les autres doivent être sans délai stoppées. La protection de la santé et de la sécurité des personnels doivent être assurées et le droit de retrait des salarié·e·s respecté.

Des mesures au nom de la justice sociale nécessaires

La réponse financière de l’État doit être d'abord orientée vers tou·te·s les salarié·e·s qui en ont besoin, quel que soit le secteur d'activité, et discutée avec les syndicats et représentant·e·s du personnel, au lieu de gonfler les salaires des dirigeant·e·s ou de servir des intérêts particuliers. Pour éviter une très grave crise sociale qui toucherait de plein fouet chômeurs·euses et travailleurs·euses, il faut interdire tous les licenciements dans la période. Les politiques néolibérales ont affaibli considérablement les droits sociaux et le gouvernement ne doit pas profiter de cette crise pour aller encore plus loin, ainsi que le fait craindre le texte de loi d’urgence sanitaire.

Le néolibéralisme, en France et dans le monde, a approfondi les inégalités sociales et la crise du coronavirus s’abattra notamment sur les plus précaires.Les signataires de la tribune

Selon que l’on est plus ou moins pauvre, déjà malade ou non, plus ou moins âgé, les conditions de confinement, les risques de contagion, la possibilité d’être bien soigné ne sont pas les mêmes. Des mesures supplémentaires au nom de la justice sociale sont donc nécessaires : réquisition des logements vacants pour les sans-abris et les très mal logés, y compris les demandeurs·euses d’asile en attente de réponse, rétablissement intégral des aides au logement, moratoire sur les factures impayées d'énergie, d'eau, de téléphone et d'internet pour les plus démunis. Des moyens d’urgence doivent être débloqués pour protéger les femmes et enfants victimes de violences familiales.

Les moyens dégagés par le gouvernement pour aider les entreprises doivent être dirigés en priorité vers les entreprises réellement en difficulté et notamment les indépendants, autoentrepreneurs, TPE et PME, dont les trésoreries sont les plus faibles. Et pour éviter que les salarié·e·s soient la variable d’ajustement, le versement des dividendes et le rachat d’actions dans les entreprises, qui ont atteint des niveaux record récemment, doivent être immédiatement suspendus et encadrés à moyen terme.

Trop peu de leçons ont été tirées de la crise économique de 2008.Les signataires de la tribune

Des mesures fortes peuvent permettre, avant qu’il ne soit trop tard, de désarmer les marchés financiers : contrôle des capitaux et interdiction des opérations les plus spéculatives, taxe sur les transactions financières… De même sont nécessaires un contrôle social des banques, un encadrement beaucoup plus strict de leurs pratiques ou encore une séparation de leurs activités de dépôt et d’affaires.

Des aides de la BCE conditionnées à la reconversion sociale et écologique

La Banque centrale européenne (BCE) a annoncé une nouvelle injection de 750 milliards d’euros sur les marchés financiers. Ce qui risque d’être à nouveau inefficace. La BCE et les banques publiques doivent prêter directement et dès à présent aux États et collectivités locales pour financer leurs déficits, en appliquant les taux d’intérêt actuels proches de zéro, ce qui limitera la spéculation sur les dettes publiques. Celles-ci vont fortement augmenter à la suite de la "crise du coronavirus". Elles ne doivent pas être à l’origine de spéculations sur les marchés financiers et de futures politiques d’austérité budgétaire, comme ce fut le cas après 2008.

Cette crise ne peut une nouvelle fois être payée par les plus vulnérables.Les signataires de la tribune

Une réelle remise à plat des règles fiscales internationales afin de lutter efficacement contre l'évasion fiscale est nécessaire et les plus aisés devront être mis davantage à contribution, via une fiscalité du patrimoine et des revenus, ambitieuse et progressive.

Par ces interventions massives dans l’économie, l’occasion nous est donnée de réorienter très profondément les systèmes productifs, agricoles, industriels et de services, pour les rendre plus justes socialement, en mesure de satisfaire les besoins essentiels des populations et axés sur le rétablissement des grands équilibres écologiques. Les aides de la Banque centrale et celles aux entreprises doivent être conditionnées à leur reconversion sociale et écologique : maintien de l'emploi, réduction des écarts de salaire, mise en place d'un plan contraignant de respect des accords de Paris... Car l'enjeu n'est pas la relance d'une économie profondément insoutenable. Il s’agit de soutenir les investissements et la création massive d’emplois dans la transition écologique et énergétique, de désinvestir des activités les plus polluantes et climaticides, d’opérer un vaste partage des richesses et de mener des politiques bien plus ambitieuses de formation et de reconversion professionnelles pour éviter que les travailleurs·euses et les populations précaires n’en fassent les frais. De même, des soutiens financiers massifs devront être réorientés vers les services publics, dont la crise du coronavirus révèle de façon cruelle leur état désastreux : santé publique, éducation et recherche publique, services aux personnes dépendantes… 

Relocalisation de la production

La "crise du coronavirus" révèle notre vulnérabilité face à des chaînes de production mondialisée et un commerce international en flux tendu, qui nous empêchent de disposer en cas de choc de biens de première nécessité : masques, médicaments indispensables, etc. Des crises comme celle-ci se reproduiront. La relocalisation des activités, dans l’industrie, dans l’agriculture et les services, doit permettre d’instaurer une meilleure autonomie face aux marchés internationaux, de reprendre le contrôle sur les modes de production et d'enclencher une transition écologique et sociale des activités. 

La relocalisation n’est pas synonyme de repli sur soi et d’un nationalisme égoïste. Nous avons besoin d’une régulation internationale refondée sur la coopération et la réponse à la crise écologique, dans le cadre d'instances multilatérales et démocratiques, en rupture avec la mondialisation néolibérale et les tentatives hégémoniques des États les plus puissants. De ce point de vue, la "crise du coronavirus" dévoile à quel point la solidarité internationale et la coopération sont en panne : les pays européens ont été incapables de conduire une stratégie commune face à la pandémie. Au sein de l’Union européenne doit être mis en place à cet effet un budget européen bien plus conséquent que celui annoncé, pour aider les régions les plus touchées sur son territoire comme ailleurs dans le monde, dans les pays dont les systèmes de santé sont les plus vulnérables, notamment en Afrique.

Tout en respectant le plus strictement possible les mesures de confinement, les mobilisations citoyennes doivent dès à présent déployer des solidarités locales avec les plus touché·e·s, empêcher la tentation de ce gouvernement d’imposer des mesures de régression sociale et pousser les pouvoirs publics à une réponse démocratique, sociale et écologique à la crise.

Plus jamais ça ! Lorsque la fin de la pandémie le permettra, nous nous donnons rendez-vous pour réinvestir les lieux publics et construire notre "jour d’après". Nous en appelons à toutes les forces progressistes et humanistes, et plus largement à toute la société, pour reconstruire ensemble un futur, écologique, féministe et social, en rupture avec les politiques menées jusque-là et le désordre néolibéral.

Retrouvez ci-dessous la liste des signataires :

Khaled Gaiji, président des Amis de la Terre France
Aurélie Trouvé, porte-parole d'Attac France
Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT
Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne
Benoit Teste, secrétaire général de la FSU
Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace France
Cécile Duflot, directrice générale d'Oxfam France
Eric Beynel, porte-parole de l'Union syndicale Solidaires
Clémence Dubois, responsable France de 350.org
Pauline Boyer, porte-parole d'Action Non-Violente COP21
Léa Vavasseur, porte-parole d'Alternatiba
Sylvie Bukhari-de Pontual, présidente du CCFD-Terre Solidaire
Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole de Droit au Logement
Lisa Badet, vice-présidente de la FIDL, Le syndicat lycéen
Jeanette Habel, co-présidente de la Fondation Copernic
Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature
Mélanie Luce, présidente de l'UNEF
Héloïse Moreau, présidente de l'UNL

Publié le 24/03/2020

Coronavirus : les 11 mesures d’urgence proposées par la France insoumise

 

(site lafranceinsoumise.fr)

 

L’épreuve sanitaire traversée par la France avec le Covid-19 place notre peuple dans une situation inédite. La violence de la situation change le cours de l’histoire. Les règles de fonctionnement de la société telle que nous la subissons nous ont exposés au risque et nous condamnent au désastre humanitaire si nous n’en changeons aussitôt que possible. Il faut agir sur d’autres bases sans attendre « le monde d’après » que nous promettent une nouvelle fois les responsables du désastre du « monde de maintenant ». Dès à présent, l’intérêt général humain doit prévaloir sur tous les intérêts particuliers. Le salut commun doit l’emporter sur la loi du marché. 

Alors, les pouvoirs publics ont la responsabilité d’organiser les moyens de la protection collective de la population, en anticipant chaque étape et en déployant des mesures d’urgence. Il faut à la fois empêcher la propagation du coronavirus, soigner les malades et assurer les besoins essentiels de chaque personne. Lutter contre les inégalités en matière de confinement et d’exposition à la contagion est prioritaire pour garantir que les dispositifs fonctionnent pleinement, c’est-à-dire partout et pour tous.  

N’oublions jamais cette règle trop longtemps ignorée : pour affronter l’épidémie et ses conséquences, la démocratie et la justice sociale sont des moyens décisifs et non des accessoires dispendieux. 

Dès lors, aucune crise sanitaire ne saurait justifier l’abrogation des méthodes démocratiques ou de la séparation des pouvoirs. Elles furent maintenues même durant la Première Guerre mondiale.

Le modèle néolibéral s’est déployé sans limites dans tous les domaines de la vie en société depuis plusieurs décennies.  Il a détruit les services publics en préférant partout la loi du marché, il a affaibli l’État, il a créé une culture de l’égoïsme et de l’indifférence à la souffrance des êtres, des animaux et de la nature. Tout cela nous place aujourd’hui en situation de fragilité pour affronter le Covid-19. 

La solidarité, le partage et l’entraide sont les valeurs cardinales sur lesquelles nous devons fonder notre réponse.

Dans le péril commun, l’auto-organisation des gens eux-mêmes est un des plus puissants leviers d’action et de sauvegarde collective. 

C’est pourquoi les insoumis appellent les travailleurs sur leur lieu de travail et les populations sur leur lieu de vie dans le confinement à prendre des mesures d’auto-organisation de la production et de la vie quotidienne pour rendre celle-ci possible dans les meilleures conditions sanitaires et sociales.

Le gouvernement a présenté un plan d’urgence. Ces mesures sont bienvenues, mais insuffisantes et déséquilibrées. C’est dans un esprit de lutte collective de la Nation toute entière que nous nous joignons au combat. Nous mettons 11 propositions en débat. Nous nous engageons sans réserve dans la lutte sanitaire et souhaitons provoquer une discussion collective autour des mesures nécessaires.

TÉLÉCHARGER LE DOCUMENT EN PDF

Nous identifions 11
urgences auxquelles répondre :

1

URGENCE « SANTÉ » :
10 milliards tout de suite !

Le problème :

Depuis une dizaine d’années, des économies drastiques sont réalisées dans l’hôpital public et les établissements de santé en général. Au lieu de considérer notre système de santé efficace comme une chance, les gouvernements successifs l’ont perçu comme un coût. Cela a conduit à une réduction du nombre du personnel soignant, à une fermeture des infrastructures et à des déremboursements importants. Les difficultés que rencontrent les soignant.es pour faire face au Covid-19 sont la responsabilité des gouvernements qui se sont succédé.

Il est fondamental de changer de philosophie : non, la santé n’est pas un coût. Il ne s’agit pas d’une dépense évitable. C’est un service public nécessaire pour nos santés et pour nos vies. Il faut impérativement stopper les plans d’économie réalisés sur nos santés, et recréer rapidement un système de santé efficace et résilient pour les moments de crise, comme celui que nous traversons.

Nos mesures :

  • 10 milliards d’euros doivent immédiatement être injectés dans le système de santé pour faire face à l’urgence et limiter les dégâts des politiques austéritaires de ce gouvernement ;
  • L’État doit garantir par la réquisition des unités de production si nécessaire - la fourniture de l’ensemble du matériel nécessaire pour que les soignant·es puissent travailler en sécurité ;
  • Garantir le paiement des heures supplémentaires du personnel soignant, s’accompagnant d’une titularisation massive des personnels ;
  • Un recrutement important dans les fonctions support pour absorber les tâches administratives qui pèsent sur le travail des soignants ;
  • Mobiliser la réserve sanitaire immédiatement pour soutenir les soignants ;
  • Se donner les moyens d’une campagne de dépistage systématique conformément aux recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé  ;
  • L’annulation des nombreuses fermetures d’établissements prévues pour lutter contre les déserts médicaux ;
  • Une prise en charge à 100% des personnes hospitalisées et l’arrêt du forfait journalier.

2

URGENCE « PROTECTION » :
1 salarié, 1 masque

Le problème :

Face à la crise sanitaire, un maximum de monde doit rester en confinement. Les mesures prises par le gouvernement ne protègent pas suffisamment les salariés, notamment les employés et les ouvriers. Seules les personnes dans les secteurs essentiels dans ces temps de crise, ne pouvant travailler de chez elles, doivent se rendre sur leur lieu de travail.

Beaucoup de personnes aux avant-postes de la lutte contre la crise sanitaire ne sont pas protégées et vont aujourd’hui travailler la boule au ventre. Il s’agit des caissières et caissiers, des personnels de ménage, des agents de sécurité - notamment dans les hôpitaux, dans la grande distribution, les transports, les EHPAD, des assistants à domicile qui sont aux côtés des personnes vulnérables, des sages-femmes, aides-soignant.es, infirmiers et médecins libéraux, des cheminots, des éboueurs, des agents des services publics en général, fortement mobilisés actuellement… La liste est longue et non exhaustive.

Nos mesures :

  • Dans tous les secteurs stratégiques à la lutte contre la pandémie, des matériels de protection adaptés doivent être fournis par l’État ou les collectivités territoriales, en réquisitionnant les outils de production nécessaires ;
  • Dans ces secteurs stratégiques, les salariés doivent être associés à l’organisation de l’activité pour leur assurer le plus haut niveau de protection. Les sous-traitants, notamment dans le secteur du nettoyage, doivent être également associés ;
  • Les activités non essentielles doivent cesser, pour ne pas mettre en danger les salariés et ralentir la propagation du Covid-19 ;
  • Il faut intégrer le Covid-19 à la liste des maladies professionnelles.

3

URGENCE « PRÉCARITÉ » :
Assurer le nécessaire

Le problème :

Assurer le nécessaire pour les citoyens est la première mission de l’État, tout particulièrement en temps de crise. Les plus fragiles sont les plus pauvres et ceux dont les revenus vont baisser du fait de la baisse de l’activité économique. Il faut de l’eau pour l’hygiène, de l’énergie pour se chauffer, le téléphone pour donner des nouvelles ou en prendre et des revenus suffisants pour assurer les dépenses forcées ce mois-ci - autant de problèmes décuplés pour les malades. Les situations de crises augmentent toujours les inégalités et renforcent la vulnérabilité de certaines personnes. Il nous faut, au maximum, limiter l’impact négatif de cette crise sur la vie des personnes les plus précaires, qui sont souvent en première ligne.

Nos mesures :

  • Gratuité des quantités nécessaires au bien-être pour l’électricité, l’eau et le gaz pour toutes et tous.
  • Baisse du montant des loyers à proportion de la baisse des revenus, encadrement des loyers pour les faire baisser dans les zones tendues et interdiction des expulsions.
  • Baisse des remboursements des prêts bancaires des particuliers à proportion de la baisse des revenus et annulation des frais d’incidents bancaires pour découvert. En 2008, les États - et donc les contribuables - ont largement contribué au sauvetage des banques. Il est logique qu’elles contribuent à leur tour.
  • Appels téléphoniques illimités, accès facilité au téléphone et gratuité pour les personnes incarcérées. Le lien social est fondamental dans la période. Les personnes seules, les personnes âgées, les personnes les plus précaires doivent pouvoir continuer à communiquer avec leurs proches. 
  • Une prise en charge totale par l’État des frais d’obsèques des personnes décédées du fait du virus.
  • La mise en place de mesures pour suppléer au travail des associations qui délivrent de l’aide à la survie, par la mobilisation des citoyens, dans le respect des règles sanitaires qui s’imposent.

4

URGENCE « SALAIRES » :
100% du salaire habituel pour les salariés et du revenu mensuel moyen pour les indépendants

Le problème :

Le gouvernement s’est engagé à « ne pas rajouter de la détresse économique à l’inquiétude sanitaire ». Pourtant, si Bruno Le Maire a promis que les salariés mis au chômage partiel ne perdraient pas un centime d’euro, en réalité ceux-ci ne toucheront que 84 % de leur salaire net dans la limite de 35 heures payées (à l’exception des salariés au SMIC qui eux toucheront l’intégralité de leur salaire). Les travailleurs des plateformes (Deliveroo, Uber…) vivent de plein fouet les conséquences du confinement de la population. Pourtant, leur statut précaire les protège mal en cas de maladie ou d’interruption d’activité. Autre catégorie de travailleurs particulièrement exposés, les indépendants et libéraux ne sont pas suffisamment protégés par les annonces déjà faites. Enfin, du fait des annulations d’événements, les intermittents ont vu disparaître leurs sources de revenus.

Nos mesures :

  • Porter à 100% du salaire net la prise en charge par l’État du chômage partiel, dans la limite de 4,5 fois le SMIC. La même logique doit s’appliquer aux employés à domicile et aux stagiaires (maintien des revenus à 100%) ;
  • Toute personne qui perçoit des revenus inférieurs au SMIC doit recevoir un chèque qui couvre la différence ;
  • Garantir que les travailleurs en situation de handicap, notamment dans les ESAT (Établissement et service d’aide par le travail), bénéficient des mêmes droits que l’ensemble des salariés ;
  • Enfin faire reconnaître aux plateformes le statut de salariés de leurs travailleurs, avec les mécanismes de protection sociale qui en découlent. Sinon leur assurer l’accès au « Fonds de solidarité pour les entrepreneurs », donnant droit à une aide forfaitaire de 1 500 euros ; 
  • L’État doit verser à tous les indépendants un revenu à hauteur de ce qu’ils ont touché en moyenne lors de la dernière année, et allonger leurs droits à l’indemnisation chômage de 30 jours ;
  • Les intermittents qui bénéficient du régime doivent voir celui-ci prolongé aussi longtemps que la crise et ses conséquences dureront. Ceux qui n’en bénéficient pas encore doivent toucher une allocation forfaitaire de 1 500 euros. Ce dispositif doit être étendu aux artistes-auteur.rice.s
  • Interdiction des licenciements pendant la crise ;
  • Versement d’une prime exceptionnelle pour les travailleurs des services essentiels (santé, alimentaire, logistique, etc.) et prise en charge des frais de garde d’enfants.

5

URGENCE « ALLOCATIONS » :
Stopper le décompte des jours de chômage

Le problème :

Depuis le déclenchement de la pandémie, les jours d’allocation chômage s’écoulent ordinairement et rapprochent des millions de personnes de leur fin de droits. Or, la réforme Macron de l’assurance-chômage a expulsé des centaines de milliers de personnes de l’indemnisation. Elle a aussi drastiquement réduit le nombre d’indemnisés en activité irrégulière.

Cette situation devient totalement intenable. En effet, le recul de l’emploi est net : il y a de moins en moins de postes à occuper. De plus, tous les déplacements pour entretien d’embauche mettent en danger les candidat.es comme les employeurs. Pour allonger un peu leurs allocations, certains chômeurs essaient encore d’occuper certains postes, en intérim ou à temps partiel, dans plusieurs établissements. Ils multiplient ainsi les risques d’être contaminés puis de contaminer les autres. Enfin, les radiations administratives ont déjà frappé 1,4 million de chômeurs depuis l’arrivée au pouvoir de Macron - mais nul ne peut plus prétendre qu’il suffirait de traverser la rue pour trouver un emploi.

Nos mesures :

  • Abrogation totale et définitive de la réforme de l’assurance-chômage : on voit à quel point elle est inadaptée en temps de crise ; pourquoi vouloir seulement la repousser ?
  • Gel du décompte des jours : ne déduire aucune des journées passées depuis le 14 mars en allocation chômage (ARE) de la durée d’indemnisation.
  • Suspension des radiations et annulation de celles prononcées depuis le 1er mars 2020.

6

URGENCE « MAINTIEN DES DROITS » :
accès à l’IVG & hébergement d’urgence

Le problème :

Les femmes sont en première ligne face au Covid-19. Chez les infirmières et les sages-femmes, près de 90 % des effectifs sont composés de femmes. Les caissières sont à 80% des femmes, de même que 87 % du personnel employé dans les EHPAD. Les salaires sont trop faibles malgré le caractère essentiel de ces métiers.

Dans les périodes de crise, les droits fondamentaux des personnes sont souvent remis en question. Cela risque d’impacter tout particulièrement les femmes, dont certains droits ne semblent pas garantis. De plus, le confinement implique des risques de violence accrus pour les femmes.

Nos mesures :

  • La réouverture des plannings familiaux et la garantie du maintien de l’accès aux IVG sur le territoire ;
  • Des subventions d’urgence aux associations d’accompagnement des personnes contre les violences ;
  • Une ouverture 24h/24 du numéro vert 3919 contre les violences faites aux femmes et aux enfants ;
  • La réquisition de logements vacants et de chambres d’hôtels pour l’hébergement d’urgence pour les femmes et les enfants en respectant les normes sanitaires. Le confinement risquant de faire exploser les situations de violences intrafamiliales, il faut que l’État puisse accueillir plus de personnes en moins de temps, ce qui nécessite plus de places ;
  • Organiser des visites de vérification par la police dans les foyers où des violences intrafamiliales ont été signalées ; 
  • L’ajout d’une case dans le document de sortie dérogatoire permettant de signaler une sortie en cas de violence dans le foyer - ce qui permet une prise en charge immédiate de la personne dès le contrôle du document.

7

URGENCE « RÉQUISITION » :
protections, équipements, logements, nourriture

Le problème :

L’urgence est telle que le gouvernement français mobilise massivement le service public pour être en première ligne dans la lutte contre l’épidémie et continuer à assurer le fonctionnement des services essentiels : pompiers, soignants, policiers, cheminots, etc. ou le Service de Santé des Armées.

C’est le retour de l’État face à la crise. Beaucoup de personnes vulnérables sont à protéger. Aux personnes d’ores et déjà dans une situation précaire (sans-logis et mal-logés, réfugiés, détenus) viennent s’ajouter les travailleurs qui manquent de matériel de protection (masques, gels). Nous sommes capables, et nous devons, par la puissance publique, mettre en œuvre des mesures interventionnistes d’ampleur.

Nos mesures :

  • Pour protéger les travailleurs des secteurs essentiels
    - Réquisitionner les usines et transformer les lignes de production pour fabriquer massivement : masque, gel hydroalcoolique, bouteilles d’oxygènes, masques et cordons respiratoires.
    - Sécuriser l’approvisionnement des hôpitaux.
  • Pour protéger les plus précaires
    - Sécuriser l’approvisionnement et la distribution de nourriture pour garantir l’accès à l’alimentation de chacun : préparation de chariots-quarantaine (sucre, pâtes, riz, huile, papier toilette, savon et légumes disponibles) avec livraison aux plus âgés.
    - Réquisitionner les logements vacants, 640 000 chambres d’hôtel de France et ouvrir des gymnases. Il faut garantir de bonnes conditions de confinement à ceux qui n’ont pas de “chez eux” et lutter contre les conditions sanitaires dégradées (habitat indigne, suroccupation, promiscuité) subies par les mal-logés, les personnes en centre d’hébergement ou de rétention.
    - Ouverture de structures d’accueil (avec suivi médical, dépistage et confinement en fonction du résultat, et garantie d’une alimentation et accès aux sanitaires) pour les réfugiés.

8

URGENCE « CULTURE ET INFORMATION » :
accès aux journaux et suspension des poursuites pour streaming

Le problème :

L’accès à la culture et à l’information est un enjeu important de la crise sanitaire qui frappe actuellement la France. Du fait des bouleversements induits par les mesures de confinement, nos concitoyens sont confinés chez eux et parfois isolés. Il devient difficile d’accéder à de la musique, à des films ou à de la presse en dehors des abonnements préalablement contractés ou des stocks présents au domicile.

Assurer l’accès à l’information des citoyens sur tous les territoires est crucial. Dans cette situation exceptionnelle, nous ne devons pas priver nos concitoyens de culture : chacun doit avoir la possibilité de se divertir, de réfléchir et d’apprendre. Tous les savoirs ou les connaissances accumulés durant le confinement s’avéreront précieux au moment de reconstruire l’économie. 

Mais n’oublions pas un  instant combien nous avons besoin des créateurs, des artistes et d’une façon générale des praticiens des métiers d’art qui nous offrent la matière première de nos rêves et plaisirs culturels. Leur protection et la garantie de leurs revenus ne sont pas un accessoire coûteux, mais notre minimum vital commun.

Nos mesures :

  • Donner un accès gratuit à la base de données d’informations « Europresse » (qui centralise tous les articles de journaux) pour tout internaute
  • Que les principales informations sur le Covid-19 et l’attestation de déplacement soit accessibles à toutes les personnes souffrant d’un handicap physique ou mental en utilisant le FACL (Facile à lire et à comprendre)
  • Suspendre les avertissements ou les sanctions de l’HADOPI à l’encontre du streaming illégal
  • Garantir un accès facile aux programmes en libre accès de l’audiovisuel public sur ses sites internet, en indiquant clairement quels sont les programmes dédiés à l’enseignement pédagogique
  • Publier dans la presse écrite, notamment régionale, un modèle d’attestation pour pouvoir se déplacer pour ceux qui subissent la fracture numérique
  • Diffuser des programmes scolaires et de découverte pédagogique sur les chaînes publiques
  • Favoriser sur l’audiovisuel public et privé la diffusion de films de cinéma art et essai, de films de cinéma de patrimoine et de documentaires à vocation pédagogique, à travers des quotas.
  • Garantir le revenu des intermittents du spectacle et des métiers d’art.

9

URGENCE « SCOLARITÉ » :
éviter de bricoler

Le problème :

La fermeture des établissements scolaires est effective depuis le lundi 16 mars, et ce au moins jusqu’aux vacances de printemps. Pour assurer une continuité pédagogique, des outils numériques sont mobilisés, comme Pronote ou les ENT (espaces numériques de travail) mais ils saturent à cause de l’afflux massif de connexions.

Les élèves et des parents doivent bricoler. Cela implique des journées décousues et la continuité scolaire n’est pas assurée. Comment bien étudier lorsque l’enseignant n’est pas à proximité et que les parents ne peuvent pas aider en cas de difficultés ? Comment bien étudier lorsqu’on vit dans un logement trop petit, trop bruyant sans espace pour soi ?

Nos mesures :

  • Nous demandons que les examens dans leur ensemble soient reportés afin que les programmes puissent être travaillés dans des conditions satisfaisantes, avec des enseignants face aux élèves ;
  • Puisqu’il n’incombe pas aux parents d’assurer les cours, nous demandons qu’il soit laissé le temps de rattraper les cours une fois la crise passée. Enseigner est un métier qui ne s’improvise pas et les programmes correspondent à une somme de savoirs et compétences à maîtriser ;
  • La crise sanitaire et les mesures de confinement qui en découlent mettent en avant l’inégal accès des élèves aux ressources selon qu’ils disposent ou non d’un ordinateur, d’une (bonne) connexion à internet. Pour prévenir ces situations qui ne rend que plus vive cette inégalité structurelle, il est nécessaire qu’un chèque numérique soit donné aux familles les plus pauvres afin qu’elles puissent acheter un ordinateur à leur enfant ;
  • Nous demandons la suspension de toutes les réformes en cours concernant le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse.

10

URGENCE « JUSTICE ET PRISON » :
protéger les personnes

Le problème :

Les premières mesures annoncées par le gouvernement concernant la justice et les prisons nous semblent insuffisantes. Leur mise en pratique en montre assez les failles. La situation en établissements pénitentiaires est à apprécier avec une attention particulière en ce temps de crise sanitaire. Comme pour de nombreux secteurs, cette crise exacerbe les difficultés tant pour les personnels que les personnes détenues. La responsabilité de la gestion de crise ne peut reposer sur le comportement d’un chef d’établissement ou d’un magistrat, il faut des mesures claires des autorités publiques. Il est urgent de réduire drastiquement le nombre de détenus pour limiter les risques de crise sanitaire, qui met aujourd’hui en danger la vie de celles et ceux qui y sont condamnés et de ceux qui les côtoient.

Nos mesures :

  • Exclure de la liste des contentieux essentiels les audiences visant au placement en détention ou en rétention, notamment les audiences de comparution immédiate, et donner la priorité à celles qui permettront au contraire de réduire le nombre de détenus, telles que celles devant les juridictions de l’application des peines ;
  • Suspendre les délais de procédure et les prescriptions le temps de la crise sanitaire ;
  • Autoriser à titre dérogatoire, le recours à la visio-conférence et les formations réduites de magistrat.es pour les contentieux urgents ;
  • Faciliter les sorties de prison pour toutes les personnes qui peuvent l’être : systématiser et généraliser les mesures déjà prévues par la loi comme le contrôle judiciaire pour les personnes prévenues, multiplier les aménagements de peine et anticiper la libération des personnes en fin de peine, etc. ;
  • Faire respecter autant que possible l’encellulement individuel en mobilisant les places vacantes en semi-liberté ou en centre de détention ;
  • Assurer un approvisionnement en matériel de protection pour les personnels et les personnes en détention.

11

URGENCE « SPÉCULATION » :
anticiper la crise économique à venir

Le problème :

L’économie mondiale entre dans une période de rupture qui sera particulièrement violente. Il faut dès maintenant prendre des mesures à la fois pour limiter l’impact de la volatilité des flux financiers sur l’économie et pour anticiper la désorganisation de l’économie productive qui aura lieu. Même si cette crise sera profondément différente de celle de 2008, nous avons suffisamment appris au cours des dix dernières années pour anticiper, et prendre des mesures rapides.

Nos mesures :

  • Ordonner à l’Autorité des Marchés Financiers de suspendre les cours boursiers pour deux mois renouvelables et de mettre en place des dispositifs de limitation des échanges de titres non-cotés ;
  • Mettre en place une Force opérationnelle Trésor/Caisse des dépôts/BPI chargée de gérer l’entrée de l’État au capital (ou d’étendre sa présence) des entreprises qui s’avèrent stratégiques dans la crise en cours et à venir (santé, infrastructures, pharmaceutique, transition écologique) ;
  • Ordonner à la direction du Trésor, avec la Banque de France, pour les 5 années à venir, de mettre en place un système de “circuit du Trésor”, qui permettra de financer les dépenses publiques au taux d’intérêt 0 afin de se protéger de la hausse possible des taux d’intérêt des banques centrales après le choc. ;
  • Rétablir immédiatement l’Impôt de Solidarité sur la Fortune et annuler tous les cadeaux faits aux riches depuis le début du quinquennat afin de dégager des marges d’action pour l’État au cours des années à venir ;
  • Décréter un moratoire sur le paiement des loyers pour les petits commerçant.es et artisans pour deux mois, renouvelable, afin de réduire drastiquement leurs charges, en particulier dans les grandes villes, et donc de limiter les faillites ;
  • Bloquer au niveau du 1er mars les prix à la consommation, et mettre en place un dispositif de surveillance des circuits alternatifs de distribution (en ligne en particulier). Procéder à la saisie immédiate des stocks de produits de première nécessité qui sont retirés du marché (produits sanitaires et alimentaires en particulier) ;
  • Adopter une politique d’État acheteur en dernier ressort : toute perte de chiffre d’affaires que subissent les entreprises touchées par le confinement est compensée par l’État. Ce dernier verse aux concernés un chèque équivalent au loyer, aux intérêts, aux dépenses de personnel et aux frais de fonctionnement. Si le chèque dépasse les besoins réels de l’établissement en question, l’excédent est converti en prêt sans intérêt et remboursé ultérieurement ;
  • Nationalisation temporaire de toute entreprise en difficulté agissant dans un domaine dont la production est reconnue comme essentielle dans la période.

Publiéle 22/03/2020

« Les connards qui nous gouvernent »

 

Frederic LORDON (site legrandsoir.info)

 

Bien sûr ça n’est pas moi qui le dis — ça non. C’est Claude Askolovitch. Plus exactement, Claude Askolovitch rapporte les propos d’un «  ami pneumologue  ». En même temps, on sent qu’il les endosse un peu. Ça n’est pas exactement lui qui le dit mais un peu comme si quand même. En tout cas, tous les papiers de la respectabilité sont dûment tamponnés : un journaliste de France Inter et d’Arte, on pourra difficilement plus en règle. Et donc tout d’un coup, sans crier gare, le voilà qui parle, ou laisse parler, de nos gouvernants comme de «  connards  ».

On se demande ce qui l’a piqué — en même temps il faut admettre : quand une vidéo appelée à demeurer dans la mémoire collective montre Agnès Buzyn, ci-devant ministre de la santé, déclarer fin janvier qu’évidemment le virus restera à Wuhan et qu’il n’y a aucune chance que nous en voyions jamais la couleur  ; quand, jusqu’au 12 mars après-midi, le ministre Blanquer assène qu’il n’y a aucune raison de fermer les écoles (moi aussi, comme Claude Askolovitch, j’ai un ami : dans la classe de sa fille, sept cas positifs, mais pourquoi embêter les parents avec d’inutiles soucis de garde  ?), et que le soir même la fermeture générale est annoncée  ; quand, dans un tweet à ranger sur la même étagère que la vidéo de Buzyn, Macron, comme un hipster du 11e arrondissement qui aurait fait l’atelier poésie au collège, nous invite — le 11 mars –- : «  Nous ne renoncerons à rien, surtout pas à rire, à chanter, à penser, à aimer, surtout pas aux terrasses, aux salles de concert, au fêtes de soir d’été, surtout pas à la liberté  », pour le 12 fermer les écoles, le 14 laisser son premier ministre annoncer un début de confinement général, et le 16 morigéner la population qui continuait sur la lancée de l’exemple qu’il lui donnait depuis des semaines  ; quand on se remet sous les yeux le tableau d’ensemble de ces ahurissements, on se dit en effet que tous ces gens se sont fait prendre soit par surprise, soit par connerie. Et que l’hypothèse de la surprise étant à l’évidence exclue, il ne reste que celle de la connerie — qui n’est pas une surprise.

Mais l’établissement des archives ne serait pas complet si l’on n’y ajoutait cette séquence, éloquente et synthétique entre toutes, de l’intervention de Martin Hirsch, directeur de l’AP-HP au journal de France 2 samedi soir : «  Je supplie l’ensemble des Français d’appliquer les mesures annoncées  ». Martin Hirsch, passé sans transition de la démolition à la supplication.

La Supplication, c’est le titre d’un livre de Svetlana Alexievitch. Sur la catastrophe de Tchernobyl. Et c’est vrai qu’il y a du Tchernobyl dans l’air. Il va y avoir des «  nettoyeurs  ». C’est le nom qu’on donnait aux sacrifiés, ceux qu’on envoyait muni d’un linge sur la bouche et d’une paire de bottes, pelleter les gravats vitrifiés de radioactivité. Une aide-soignante sur Twitter publie le patron qui circule pour fabriquer «  soi-même à la maison  » des masques avec du tissu. On s’est beaucoup moqué des soviétiques, de Tchernobyl et du socialisme réel, mais vraiment, le capitalisme néolibéral, qui a déjà oublié son Three Mile Island et son Fukushima, devrait prendre garde à ne pas faire le malin. À l’hôpital en France en 2020, il y a pénurie de gel et de masques pour le personnel soignant — alors que des fractions considérables de la population devraient y avoir accès. Et l’on n’a sans doute encore rien vu : que se passera-t-il d’ici quelques semaines quand les hospitaliers laissés démunis, contaminés, vont commencer à tomber comme des mouches, et toute la structure du soin menacer de s’effondrer sur elle-même, les soignants devenant à-soigner — mais par qui  ? Mais zéro-stock, zéro-bed : c’était la consigne efficace des lean-managers — les zéro-managers. À qui ne reste plus que la supplication.

Il y a les zéro-managers et, donc, il y a les epsilon-journalistes : ceux qui commencent à crier aux «  connards  » quand la catastrophe est là. C’est-à-dire un peu tard. D’autres gens criaient aux «  connards  », depuis longtemps même, mais, Dieu toute cette radicalité  ! Toute cette violence   ! La démocratie c’est le débat apaisé et loin des extrêmes (qui se touchent). À France Inter, sur Arte, au Monde et à Libération, la raison est le nom de la mission : la violence, c’est pour la populace bornée en ses passions jaunasses, ou les fous furieux de «  l’ultra-gauche  ». Et puis tout d’un coup, un jour : «  connards  ».

Le problème avec les grandes catastrophes — financières, nucléaires, sanitaires — c’est qu’il vaut mieux les avoir vues venir de loin. C’est-à-dire avoir pris le risque de gueuler «  connards  » quand tout allait bien, ou plutôt quand tout semblait aller bien — alors que le désastre grossissait dans l’ombre. L’armement, et le réarmement permanent de la finance, donc des crises financières, y compris après celle de 2007 : connards. La destruction de l’école, de l’université et de la recherche (notamment sur les coronavirus, quelle ironie) : connards. La démolition de l’hôpital public : ah oui, là, sacrés connards. Le surgissement des flacons de gel désinfectant dans les bureaux de vote quand même les personnels soignants en manquent : hors catégorie.

Enfin «  hors catégorie  », c’est vite dit. Car, sur le front des connards aussi, la concurrence non faussée est féroce. Le Royaume-Uni, qui a les mêmes à la maison, est en train de découvrir la légère boulette de sa première stratégie basée sur la construction d’une «  immunité de groupe  » — soit, dans la perspective d’une épidémie récurrente, laisser délibérément infecter 50 à 60 % de la population pour y distribuer largement la formation d’anticorps, en vue de «  la fois d’après  ». Or, on peut jouer «  l’immunité de groupe  » avec la grippe saisonnière, par exemple, mais pas avec la peste. Où est le coronavirus entre les deux  ? Un peu trop au milieu semble-t-il. Suffisamment en tout cas pour que jouer la «  propagation régulée  », au lieu du containment rigoureux, finisse par se solder en centaines de milliers de morts — 510 000 dans le cas britannique selon les estimations d’un rapport de l’Imperial College. Ici la philosophie conséquentialiste (1) a la main lourde, et l’esprit de sacrifice généreux — mais pour les autres, comme toujours.

Or l’organe complotiste de la gauche radicale, Le Figaro, nous apprend qu’il y a bien des raisons de penser que la première réponse du gouvernement français a été fortement imprégnée, sans le dire évidemment, de la stratégie sacrificielle de «  l’immunité de groupe  » — «  certes, il y aura bien quelques morts, mais enfin c’est pour le salut futur de la collectivité  ». Vient le moment où, à Paris et à Londres, on s’aperçoit que «  quelques morts  », ça va plutôt faire une montagne de morts. De là le passage un peu brutal de la poésie collégienne au confinement armé. De là également la légitime question de savoir à combien ça nous met sur l’échelle Richter ouverte de la connerie gouvernante.

On comprend, dans de telles conditions de fragilité morale, que le gouvernement ait besoin d’en appeler à la «  guerre  » et à «  l’union nationale  ». C’est qu’autoriser le moindre départ de contestation menace de tourner en incendie général. Au vrai, la solidarité dont Macron fait ses trémolos zézayants, et qui est en effet très impérieuse, n’entraîne nullement d’être solidaire avec lui — juste : entre nous. Dans ces conditions, rien n’est ôté du devoir de regarder et de la liberté de dire : «  connards  », s’il s’avère.

Mais le monde social est comme un grand système d’autorisations différentielles. Les droits à dire, et surtout à être entendu, sont inégalement distribués. Ce qui est dit compte peu, et qui le dit beaucoup. Par exemple, avertir aux «  connards  » tant que France Inter dit que tout va bien est irrecevable. Il faut que France Inter passe en mode «  connards  » pour que «  connards  » puisse être dit — et reçu. On a bien compris qu’ici France Inter était une métonymie. La métonymie du monopole epsilon-journaliste. Qu’on ne dessille que le nez sur l’obstacle. Mais alors hilarité garantie : en cette matinée de premier tour des municipales, CNews nous montre Philippe Poutou votant à Bordeaux où il est candidat, et l’on manque de tomber à la renverse en entendant la voix de commentaire rappeler que «  Philippe Poutou représente un parti dont le slogan a été longtemps “Nos vies valent plus que leurs profits”, et je trouve que ce que nous vivons en ce moment est la mise en œuvre de ce principe  ». Voilà, voilà. Ils étaient si drôles ces trostkystes avec leurs slogans, eh bien, justement, venus du fond de l’URSS de Tchernobyl (ânerie historiographique de première, mais c’est comme ça que ça se range dans une tête de journaliste). Ils étaient si drôles. Et puis voilà qu’ils ont raison. On dit les trotskystes, mais là aussi c’est une métonymie — symétrique du monopole d’en-face.

En-face, précisément, à part cette drôlerie, rien ou presque. Claude Askolovitch n’est pas France Inter — il le sera quand, ès qualités et en son nom propre, il dira «  connards  » au micro, même de la part d’un «  ami  », plutôt que sur son compte personnel de Twitter. À Libé, on était il y a peu encore secoué de sarcasmes à l’idée qu’on pouvait faire argument du krach boursier contre la réforme des retraites — ces Insoumis.... Au Monde, toute mise en cause d’ensemble du néolibéralisme dans la situation présente vaut éructations excitées au «  Grand soir  ».

Mais le propre des grandes crises, comme situations à évolutions fulgurantes, c’est que les opinions aussi connaissent des évolutions fulgurantes. Par exemple, à quelques jours de distance, on reprendrait volontiers le sentiment de Lilan Alemagna que la connexion krach/réforme des retraites faisait tant rire. Ou celui d’Abel Mestre maintenant qu’il a pris connaissance des articles de son propre journal sur les projections de mortalité et la situation progressivement révélée de l’hôpital, manière de voir comment il apprécie le degré de changement qu’il faut faire connaître à l’ordre social présent. L’ordre social qui donne du «  héros  » en verroterie symbolique aux personnels hospitaliers, mais leur fait envoyer des mails leur expliquant qu’une infection au coronavirus ne sera pas reconnue comme maladie professionnelle (des fois qu’entre deux gardes ils aillent se déchirer en discothèque)  ; celui qui par la bouche de Martin Hirsch — encore — traite de «  scrogneugneu  » les médecins et infirmières qui ont dénoncé l’agonie matérielle de l’hôpital (présidée par lui), et ceci au moment même où il demande aux personnels retraités de venir reprendre le collier aux urgences, c’est-à-dire de rejoindre leurs collègues tous déjà positifs, Tchernobyl-style  ; celui qui célèbre l’éthique du service public il-y-a-des-choses-qu’on-ne-peut-pas-confier-à-la-loi-du-marché, mais maintient le jour de carence pour ses agents malades  ; celui qui sort les vieux à toute force dans l’espoir de sécuriser les majorités municipales du bloc bourgeois (©)  ; celui qui produit des personnages aussi reluisants que, mais ça alors  ! de nouveau Martin Hirsch — décidément à lui seul la synthèse ambulante du régime —, expliquant sur France Inter à des interviewers pourtant pas feignants de l’encensoir mais cette fois un peu estomaqués, qu’il y a des réanimations qui, que, comment dire… durent très longtemps, des deux trois semaines, alors que eh bien à la fin ça se termine plutôt mal, et du coup elles n’ont pas servi à grand-chose (les réanimations), en fait à rien, qu’on pourrait peut-être songer à débrancher un peu plus tôt, vu qu’il s’agirait de libérer le lit rapidement, rapport à zero-bed. Et maintenant, verbatim : «  Lorsque les réanimateurs jugeront que la réanimation n’a pour effet que de prolonger que de huit jours, ils feront le rationnel (sic) de ne pas se lancer dans une réanimation dont la conclusion est déjà connue  ». Mais le verbatim, c’est encore trop peu, il manque le bafouillement caractéristique de celui qui dit une monstruosité, un truc obscène, imprésentable, en sachant qu’il dit une monstruosité, un truc obscène, imprésentable. Parce que juger «  d’une réanimation dont la conclusion est déjà connue  », c’est, comme qui dirait, et d’ailleurs comme dit Ali Baddou, une «  responsabilité terrible  ». À quoi Hirsch répond, du tac au tac, que «  la responsabilité terrible, c’est effectivement d’en faire le plus possible, d’être hyper-organisés, de convaincre les autres qu’il faut se mobiliser à fond  » — au cœur de la question qui venait de lui être posée donc. Car on n’avait pas bien compris de quoi la responsabilité terrible est la responsabilité terrible : c’est de se serrer les coudes et d’être «  mobilisés à fond  »  ! Disons, les choses : contre tout ça, la proposition de tout renverser et de tout refaire qui, sous le nom-épouvantail de «  Grand soir  » effraye tant Abel Mestre, est finalement des plus modérées, en fait minimale.

Mais le propre de tous les propagandistes de l’ordre présent, c’est que le sens du dégoûtant ne leur vient que tardivement — s’il leur vient. On ne sait jamais vraiment jusqu’où les dominants doivent aller pour leur arracher un début de revirement, un commencement d’interrogation globale. Mais peu importe : les «  interrogations globales  », d’autres qu’eux se les posent, plus nombreux et, le temps passant, de moins en moins calmes. Jusqu’ici, les morts du capitalisme néolibéral, entre amiante, scandales pharmaceutiques, accidents du travail, suicides France Télécom, etc., étaient trop disséminés pour que la conscience commune les récapitule sous un système causal d’ensemble. Mais ceux qui arrivent par wagons, on ne les planquera pas comme la merde au chat. On les planquera d’autant moins que les médecins disent depuis des mois l’effondrement du système hospitalier, et que la population les a entendus. De même qu’elle commence à comprendre de qui cet effondrement est «  la responsabilité terrible  ». L’heure de la reddition des comptes politiques se profile, et elle aussi risque d’être «  terrible  ».

En réalité, une pandémie du format de celle d’aujourd’hui est le test fatal pour toute la logique du néolibéralisme. Elle met à l’arrêt ce que ce capitalisme demande de garder constamment en mouvement frénétique. Elle rappelle surtout cette évidence qu’une société étant une entité collective, elle ne fonctionne pas sans des constructions collectives — on appelle ça usuellement des services publics. La mise à mort du service public, entreprise poursuivie avec acharnement par tous les libéraux qui se sont continûment succédés au pouvoir depuis trente ans, mais portée à des degrés inouïs par la clique Macron-Buzyn-Blanquer-Pénicaud et tous leurs misérables managers, n’est pas qu’une mise à mort institutionnelle quand il s’agit du service public de la santé — où les mots retrouvent leur sens propre avec la dernière brutalité. En décembre 2019, une banderole d’hospitaliers manifestants disait : «  L’État compte les sous, on va compter les morts  ». Nous y sommes.

Pour l’heure on dit «  connards  », mais il ne faut pas s’y tromper : c’est peut-être encore une indulgence. Qui sait si bientôt on ne dira pas autre chose.

En fait, tout ce pouvoir, s’il lui était resté deux sous de dignité, aurait dû endosser le désastre déjà annoncé en face du public, reconnaître n’avoir rien compris ni à ce que c’est que vivre en collectivité ni à ce que l’époque appelle. Dans ces conditions, il aurait dû se rétrograder au rang de serviteur intérimaire, de fait en charge de la situation, pour annoncer qu’il se démettrait sitôt la crise passée. Tout le monde a compris que ça n’est pas exactement ce chemin que «  ceux qui nous gouvernent  » ont l’intention d’emprunter. Disons-leur quand même que, sur ce chemin, ils seront attendus au tournant.

 

Frédéric Lordon

Publié le 15/03/2020

Pourquoi EELV s’en prend-elle violemment à la gratuité des transports en commun urbains ?

 

Paul ARIES (site legrandsoir.info)

 

L’Observatoire International de la Gratuité propose cette tribune en réponse au texte contre la gratuité des Transports en Commun paru sur le site de Politis de la part d’EELV...

LGS la publie d’autant plus volontiers que nous avons été partenaires du Forum national de la gratuité organisé à Lyon par cet organisme et notre ami Paul Ariès en janvier 2019. Nous y sommes intervenus avec deux de nos administrateurs et nous avons rencontré et apprécié politiquement l’élue lyonnaise Nathalie Perrin-Gilbert, actuelle candidate à la mairie de Lyon et cible d’EELV.

EELV de LYON/Métropole attaque violemment le principe même de gratuité des transports en commun urbains qualifié de "mesure électoraliste", de "mesure antisociale", de "mesure antiproductive" donc anti-écolo.
L’attaque virulente d’EELV Lyon/Métropole contre la gratuité choisit délibérément d’ignorer que le débat existe (ou existait ?) au sein d’EELV sur cette question, que des listes EELV, comme celle de Roubaix, proposent cette gratuité, qu’ Eric Piole, le Maire EELV de Grenoble, s’est prononcé, à titre personnel, en faveur de la gratuité universelle des transports en commun urbains, qu’EELV avait participé au Forum national de la gratuité organisé par l’Observatoire International de la Gratuité le samedi 5 janvier 2019 à Lyon.

Le site EELV des Yvelines reconnait pourtant que la gratuité des TC à Dunkerque
a permis d’augmenter le nombre d’usagers de 65 % "dont de nombreux automobilistes qui laissentdésormais leur voiture au garage", 10 % des utilisateurs ayant même revendu leur deuxième voiture.

Cette haine de la gratuité, accusée soudainement de tous les maux par des édiles d’EELV, est donc une très mauvaise nouvelle pour l’écologie sociale et populaire et pour les élections de dimanche.

On savait déjà EELV favorable à la remise en cause du clivage droite/gauche,
on découvre EELV favorable à une remise en cause du clivage libéral/antilibéral, marchand/antimarchand.

Pourquoi cet alignement d’EELV Lyon/Métropole sur les pires positions des ennemis de la gratuité ?
Ce parti-pris du réalisme comptable est le signe des alliances contre-nature mises en place depuis 19 ans au Grand-Lyon puis au sein de la Métropole de Lyon entre EELV, le PS et... LREM !

EELV Lyon/Métropole partage donc le bilan de la majorité sortante, ayant participé à ses exécutifs.
Cette haine de la gratuité serait-elle une façon de camoufler qu’elle partage le bilan de Gérard Collomb ?
Ce parti-pris du réalisme comptable est aussi un mauvais signal car il pourrait faire craindre de nouvelles alliances contre nature consistant à faire demain du Collomb sans Collomb...
Ce part-pris du réalisme comptable explique qu’EELV fasse ses choux gras des études financées et réalisées par des adversaires irréductibles de la gratuité, à Lyon comme ailleurs... notamment les Lobby privés et publics responsables de la crise actuelle des transports.
EELV-Lyon-Métropole ne recule pas devant le fait de qualifier la gratuité de "mesure antisociale", car la gratuité concernerait aussi bien les riches que les milieux modestes, voire les pauvres...

Signe qu’EELV ne sort pas de la logique des tarifs sociaux qui ne va pourtant jamais sans condescendance ni flicage et qui a fait la preuve de son incapacité à changer le système.
On imagine mal Jean Jaurès prôner simplement la gratuité de l’école pour les gosses de pauvres.
EELV Lyon/Métropole se rend-elle même compte que dire que ceux qui peuvent payer doivent payer, concernant les transports en commun, pourrait tout aussi bien s’appliquer à l’école ou à la santé ?
J’accuse EELV Lyon/Métropole de développer un discours sapant la logique de la sécurité sociale.
Chacun paye au moyen de la fiscalité et bénéficie des services en fonction de ses besoins.
EELV explique doctement que la gratuité va conduire à la saturation de certaines lignes... ce qui est bien la preuve que la gratuité augmente la fréquentation et répond à un besoin....
C’est d’ailleurs, pour cela, que la gratuité n’est pas seulement la suppression de la billetterie, mais une transformation de l’offre donc aussi le choix de nouveaux investissements...
On peut choisir soit d’adapter la demande à l’offre en préservant le principe du système marchand (puisque toutes les études prouvent que les tarifs sociaux restent trop chers pour les pauvres) soit d’adapter l’offre aux besoins légitimes en se donnant les moyens de financer les choix de société.
Car ce que ces écologistes libéraux ne comprennent pas c’est que la gratuité, pas plus que le service public, n’est une modalité de gestion des biens communs mais bien une conception différente de la société.

La gratuité n’est donc pas une mesure électoraliste, comme le prétend méchamment EELV mais un outil de transformation urbaine, en faveur du ralentissement et de lutte contre la gentrification.
Cette gratuité, que nous défendons contre EELV, est une gratuité construite dans tous les domaines, comme celle, d’ailleurs, des routes, des trottoirs et, bien sûr, des pistes cyclables..
Cette gratuité, que nous défendons contre EELV , est une mesure sociale
dans la mesure où elle distribue du pouvoir d’achat non monétaire.
Cette gratuité, que nous défendons contre EELV, est une mesure écologique
car elle rompt avec la civilisation de la voiture et avec la satisfaction individuelle des besoins.
Cette gratuité, que nous défendons contre EELV, est une mesure politique
car l’enjeu est bien de multiplier les îlots de gratuité (eau et énergies élémentaires,
services culturels et funéraires, cantines scolaires, activités périscolaires, etc) avec l’espoir qu’ils deviennent des archipels de gratuité puis de nouveaux continents.

Quoi qu’en dit EELV Lyon/Métropole la gratuité c’est bon pour les usagers, les personnels et la planète.
Comment EELV ose-t-elle opposer la gratuité des TC et l’urgence climatique ?
La mouche qui a piqué EELV/Lyon-Métropole c’est celle d’une écologie libérale !
Nous ne voulons pas de cette écologie qui considère que donner un prix à toute chose serait bon.

Nous ne voulons pas de cette écologie d’hommes et de femmes patronnesses adeptes des tarifs sociaux.

Paul ARIES

Observatoire International de la Gratuité
Directeur de l’Observatoire International de la Gratuité
auteur de Gratuité vs capitalisme (éditions Larousse).

PS Cette attaque parue sur Politis contre le principe même de gratuité est reprise désormais dans de nombreuses villes par des militants/candidats EELV)

URL de cet article 35764
https://www.legrandsoir.info/pourquoi-eelv-s-en-prend-elle-violemment-a-la-gratuite-des-transports-en-commun-urbains.html

Publié le 11/03/2020

Dans les villes gérées par le RN : budgets sociaux sabrés, démocratie entravée, indemnités des maires augmentées…

 

par Collectif (site bastamag.net)

 

Que s’est-il passé pendant six ans au sein des quatorze villes gérées par le RN/FN ? Le collectif Vigilance et initiatives syndicales antifascistes livre, avec les éditions Syllepse, son bilan de la gestion communale par l’extrême droite. En voici quelques illustrations.

Quatorze villes françaises sont aujourd’hui gérées par des maires d’extrême droite, ainsi que deux arrondissements de Marseille. Qu’y font-ils ? Quelle y est leur politique ? À l’approche des municipales, le collectif Vigilance et initiatives syndicales antifascistes (Visa) [1] et les éditions Syllepse publient un nouveau bilan de la gestion municipales des villes gérées par des maires venus du Front national/Rassemblement national, le livre Lumière sur villes brunes. En voici des extraits au sujet de quatre villes : Mantes-la-Ville (Yvelines), Hayange (Moselle), Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), Orange (Vaucluse), Congolin et Luc (Var).

À Mantes-la-Ville, le maire RN s’augmente mais coupe drastiquement les budgets sociaux

C’est la seule ville d’Île-de-France administrée par le RN, mais les élections de 2017 y ont été très décevantes et montrent que son implantation n’est pas vraiment assurée [2]. Ces déboires n’empêchent pas le maire de veiller à la défense de ses intérêts propres. En juin 2017, il a augmenté son indemnité de maire de 7 %. Ce qui, ajouté à ses indemnités de conseiller régional et d’élu à la communauté urbaine, lui permet d’atteindre un confortable total mensuel brut de 7350 euros. L’opposition dénonce cette opération et rappelle que « le maire, en trois ans, a divisé les subventions aux associations par deux, baissé le nombre d’agents municipaux de près de 20 % [...], supprimé au maximum tout ce qui a trait au social, en expliquant que les finances municipales vont mal et qu’il faut faire des économies... » !

Cyril Nauth, le maire Front/Rassemblement national de Mantes-la-Ville, continue discrètement de mettre en œuvre sa politique inégalitaire et discriminatoire. Comme dans toutes les municipalités d’extrême droite, c’est l’argument de la « bonne gestion » et de la diminution des impôts locaux qui sert à justifier la politique menée. Nauth affirme qu’il gère la ville en « bon père de famille » et dans ses vœux 2018 il s’est engagé « à continuer dans la voie du sérieux et de l’exemplarité en matière budgétaire ». Qu’en est-il réellement ?

Lorsqu’on regarde plus précisément les décisions prises, ces économies servent surtout à justifier la diminution, voire la suppression, des structures d’aides sociales (CVS, missions locales pour l’emploi...) et des subventions aux associations (FC-Mantois, LDH, le Comité des fêtes, l’école d’arts plastiques...) dont il aimerait réduire les activités. Elles servent aussi de prétexte pour réduire le nombre d’agents publics, donc des services à la population.

Mais ne sont pas citées les dépenses liées à son acharnement contre les demandes de permis de construire d’une mosquée et d’un centre culturel musulman (plus de 100 000 euros de frais de justice). Ni les frais d’un audit financier pour un bilan d’autosatisfaction à mi-mandat largement diffusé dans la ville. Ni encore le budget renforcé de la police municipale et de la vidéosurveillance...

À Hayange, Fabien Engelmann coupe l’électricité et le chauffage au Secours populaire

Depuis le 30 septembre 2016, la municipalité avait coupé le gaz et l’électricité à l’association du Secours populaire, lui demandant en même temps de quitter – sans préavis – les locaux appartenant à la ville qu’elle occupait depuis 2005. La mairie reprochait à l’association son caractère « politisée et pro-migrants », alors qu’elle vient en aide aux nécessiteux sans distinction d’origine. Le Secours populaire de Hayange compte environ 1000 bénéficiaires de ses aides.

Le 19 décembre 2017, le tribunal de grande instance de Thionville (Moselle) – saisi en référé, donc pour une procédure d’urgence, depuis octobre 2017 – a ordonné à la ville de rétablir le gaz et l’électricité avec effet immédiat. Cela sous la menace de devoir payer 1500 euros d’astreinte pour le premier jour de retard, puis 500 euros pour chaque jour de retard. La mairie devra aussi verser 1500 euros d’indemnités à l’association. La mairie a annoncé son intention de faire appel de cette décision et de saisir le tribunal pour lui demander l’expulsion du Secours populaire de ses locaux.

 

À Hénin-Beaumont, Steeve Briois installe des caméras partout

Dès 2016, la mairie FN d’Hénin-Beaumont avait prévu l’installation de 110 caméras de surveillance à travers la ville (de moins de 30 000 habitant·es) et d’un centre de supervision, pour un coût global budgété de 531 000 euros.
Or, l’installation effective du dispositif de vidéosurveillance a pris du retard, puisque la mairie d’extrême droite avait tablé sur une aide financière de l’État de 300 000 euros, via le Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FPID). Or, au moins jusqu’ici, l’État a un peu traîné les pieds, face à l’enthousiasme de la mairie FN.

Alors que l’ex-FN devenu RN poursuit tranquillement sa politique d’implantation locale et de préparation des municipales de 2020, sa gestion locale a fait, ces derniers mois, peu de vagues publiquement. La volonté de certaines municipalités d’extrême droite d’afficher une « normalité » vers l’extérieur y contribue autant que le comportement des médias, dont l’attention s’est détournée de la gestion des mairies FN/RN à partir du moment où l’actualité n’y apparaissait pas « spectaculaire » ou sensationnelle.

Hénin-Beaumont, la seule municipalité que le FN a prise en 2014 avec une majorité absolue dès le premier tour des élections municipales, a toujours été le laboratoire de cette stratégie du « peu de vagues ». Le maire de la ville, Steeve Briois, étant aussi vice-président du FN, ex-secrétaire général ainsi que député européen, il occupe les hautes positions dans l’appareil du parti parmi les maires d’extrême droite en place.

Au cours du premier semestre 2018, l’attention publique et médiatique a surtout été attirée sur la municipalité d’Hénin-Beaumont à l’occasion de plusieurs procès qui impliquent des acteurs politiques locaux, à la fois de l’équipe municipale mais aussi de l’opposition. Du côté de la municipalité, des poursuites sont en cours depuis l’automne 2017 contre l’adjoint à la culture du maire, Christopher Sczcurek, pour diffamation. Une adresse IP avait été identifiée comme appartenant à cet élu et entre décembre 2015 et décembre 2016, plusieurs articles à caractère diffamatoire avaient été publiés à partir de cette adresse. Il s’agissait avant tout d’attaques contre le quotidien régional, La Voix du Nord : « La propagande gauchiste de la VDN continue », « La VDN est à la botte de l’opposition et certains journalistes se couchent » ; « La VDN aux ordres de la gauche ». L’élu est mis en examen, pour ces propos, depuis le 3 octobre 2017.

Le 6 février 2018,le Parlement européen a voté la levée de l’immunité parlementaire de Steeve Briois, sur la demande du parquet de Douai. Ceci afin de permettre des poursuites pour des propos qualifiés d’injures publiques, que le maire avait publié le 23 décembre 2015 sur sa page Facebook et qui visait l’élu d’opposition David Noël (PCF). Ce dernier était accusé, notamment, de « haine » contre la ville. Du côté de l’opposition, l’élue écologiste Marine Tondelier, l’une des plus actives à tenir tête à la municipalité FN/RN, a été à son tour mise en examen, comme l’a annoncé la VDN le 7 juillet 2018. En cause, plusieurs passages du livre qu’elle a publié en mars 2017 sous le titre Nouvelles du Front, où elle relate les intimidations et les pressions exercées par l’équipe municipale contre ses détracteurs locaux.

- La face cachée d’une ville gérée par le Front National : une élue écologiste raconte

À Orange, Jacques Bompard muselle l’opposition

Depuis le début de ses mandats (en 1996), Jacques Bompard [ancien du FN, fondateur du parti Ligue du Sud, allié à divers groupes d’extrême-droite, mais concurrent local du FN/RN, ndlr] essaye de museler toute opposition. Cette politique s’amplifie au dernier trimestre 2017 : lors du conseil municipal du 29 octobre, la mairie ne fournit pas les documents nécessaires à la connaissance des dossiers, notamment le très épineux PLU (plan d’urbanisme). Lors du conseil municipal du 23 novembre, il suspend la séance dès que l’opposition prend « trop longtemps » ou de façon « intempestive » la parole et donne un blâme à l’une de ses représentantes...
Il préfère informer via les panneaux d’information électroniques municipaux (à côté de l’annonce du loto et du vide-greniers) : « Suite aux débordements aux conseils municipaux, le maire procédera directement au vote chaque fois que l’opposition lui déniera le droit de répondre. » Fin des débats et belle démonstration de démocratie.

M. Bompard a une vision bien particulière de la démocratie. Par exemple, son contournement de la loi sur le cumul des mandats. À la suite des élections législatives, M.Bompard en plus de son mandat obtient celui de député, ce qui n’est plus possible avec la nouvelle loi. Pas grave, ce grand défenseur de la démocratie a une stratégie pour garder tous les pouvoirs en mains : démissionner de son mandat de maire, pour être dans les clous dans un premier temps, puis se faire réélire par le conseil municipal (la dernière élection étant celle qui donne mandat) le 25 juillet, et en même temps, continuer à agir au sein de l’Assemblée nationale via sa suppléante.

À Congolin, le maire RN se vante d’être hors la loi

Le dévoilement de plusieurs heures d’enregistrements de conversations téléphoniques entre le maire, un notable bistrotier et son fils, en février 2017, est édifiant : menaces et chantages à peine voilés, mépris affiché des petits commerçants, cynisme vis-à-vis de sa propre majorité qualifiée de « liste de débiles que je trimbale » accusée de « demander des choses pour eux » dans leur « pré carré ». La cerise sur le gâteau arrive quand il parle de lui-même : lui qui est « prêt à tout » pour rester maire « ad vitam aeternam », qui se vante d’être un « vrai petit écureuil » qui a mis de l’argent partout, et pas seulement en Croatie, et qui explique à son interlocuteur qui lui certifiait n’avoir jamais fait les choses hors la loi : « Tu as bien de la chance, moi j’ai fait ça toute ma vie. »

Quel vent de panique a poussé Marc-Étienne Lansade à se lâcher ainsi et pourquoi, un an après, les enregistrements sont-ils sortis ? Le contexte politique l’explique : après de nombreuses défections, la majorité municipale ne tenait plus qu’à un fil et des élections anticipées se profilaient. Le maire préparait déjà les élections de 2020 en voulant « faire une liste divers droite, avec tous les gens normaux ». Pour ce faire, il voulait des déclarations publiques d’allégeance de notables de la ville et était prêt à toutes les pressions dans ce but ; il ne les a pas obtenu, par contre, il a réussi à « retourner » un conseiller municipal de l’opposition et à écarter ainsi provisoirement le spectre d’un retour aux urnes anticipé.

Et maintenant ? Sur le plan judiciaire, les enregistrements saisis par la gendarmerie de Saint-Tropez ont atterri sur le bureau du procureur de la République à Draguignan. On attend les suites. Sur le plan politique, les espoirs de reclassement « divers droite » du maire sont très compromis et le fossé avec son opposition de droite, ses ex-colistiers « traîtres » et les notables cogolinois n’a jamais été si profond. Signe des temps, en mai, le maire a une fois de plus demandé au conseil municipal la protection juridictionnelle pour lui-même dans cette affaire. Mais le quorum n’étant pas atteint, il s’est permis de voter, ce qui est contraire à la loi vu qu’il est directement concerné.
L’opposition a saisi le préfet pour faire annuler cette délibération. Un deuxième vote a eu lieu au conseil municipal du 26 juin pour confirmer celui du mois précédent.

Cette histoire nauséabonde n’empêche pas la mairie de continuer son Monopoly juteux. Ainsi, le 13 juin, Var Matin annonçait que la régie municipale du port des Marines de Cogolin avait fait l’acquisition d’un ensemble immobilier pour 3 millions d’euros pour y installer un yacht-club et qu’elle allait emprunter 6 millions d’euros en 2018.

Au Luc, valse des directeurs, menaces et charte « Ma commune sans migrant »...

Finis les états d’âme qui caractérisaient les deux maires précédents qui ont jeté l’éponge dans la commun varoise du Luc. Avec Pascal Verrelle, Le Luc dispose d’un maire FN droit dans ses bottes. D’abord, il fait le ménage dans ses services. On en est au quatrième directeur général des services ; ensuite, afin d’augmenter son pécule, le maire s’est fait voter une indemnité supplémentaire forfaitaire pour frais de 350 euros par mois. Mais surtout, le maire n’a pas peur de payer de sa personne. Il se permet des menaces physiques contre un responsable de l’association Ensemble pour Le Luc, membre de la Codex 83 (Coordination départementale contre l’extrême droite) ; une plainte a été déposée avec preuve enregistrée de cette « conversation » à l’appui.

Depuis octobre 2017, le maire a trouvé son nouveau cheval de bataille : les migrants. Prévoyant, il avait fait adopter en 2016 par le conseil municipal une charte : « Ma commune sans migrant ». Ensemble pour Le Luc l’a contestée devant le tribunal administratif mais a été débouté. Informé fin octobre 2017 par le préfet de l’arrivée probable d’ici début 2018 d’une trentaine de migrants dans un foyer sur sa commune, le maire s’est fendu d’une lettre aux habitants du Luc, où il accusait les migrants d’être des « clandestins » de faire peser sur Le Luc un risque économique car cela fera fuir des investisseurs... Heureusement, dans le Var, comme dans beaucoup d’autres régions, la solidarité concrète avec les migrants s’organise et ce n’est pas cette prose honteuse qui la freinera, même au Luc.

Collectif Vigilance et initiatives syndicales antifascistes (Visa)

Quelques-unes de nos enquêtes sur le RN/FN :

- Egalité salariale, santé des travailleurs, droits des femmes : au Parlement européen, le FN vote contre ou s’abstient
 Austérité budgétaire, abandon des familles modestes, vision néolibérale du travail : le véritable programme du FN
 Ce que fait réellement l’extrême droite quand elle arrive au pouvoir en Europe

Lumière sur mairie brunes. Tome 3. Coordinateur : Vigilance et initiatives syndicales antifascistes (Visa), Éditions Syllepse. Février 2020.

Notes

[1] Visa est une association intersyndicale composée de structures syndicales de la FSU, de l’Union syndicale Solidaires, de la CGT, de la CFDT, de la CNT, de l’Unef et du syndicat de la Magistrature.

[2] Au 1er tour de la présidentielle, c’est Jean-Luc Mélenchon qui est arrivé en tête avec 28,5 % des voix. Au second, Marine Le Pen y a été largement battue (32 %) par Emmanuel Macron. Aux législatives, marquées par une très forte abstention (69%), le candidat FN n’a pas obtenu la majorité dans la ville, ndlr.

Publiéle 06/03/2020

 

« Il faut parler de classes sociales et non pas simplement d’inégalités » – Entretien avec Didier Eribon

 

Par Noemie Cadeau (site lvsl.fr)

-

Didier Eribon est revenu pour Le Vent Se Lève sur son parcours atypique d’intellectuel transfuge de classe, ainsi que sur Retour à Reims, essai qui a fait date en ouvrant  une voie nouvelle à l’écriture autobiographique sur le mode de l’introspection sociologique. Nous avons évoqué son prochain livre qui portera sur la question politique du vieillissement, et la représentation des exclus qui n’ont pas voix au chapitre. Il nous livre son regard précieux sur l’actualité des mouvements sociaux, ainsi que sur l’évolution du vote ouvrier vers l’extrême-droite et la désintégration de la classe ouvrière. Deuxième volet d’un entretien réalisé par Noémie Cadeau et retranscrit par Jeanne du Roure et Victoire Diethelm. Découvrez la troisième partie de cet entretien ici.

LVSL – Votre ouvrage sera donc finalement un livre sur la représentation politique, qui s’intéresse au cas limite des gens qui n’ont pas voix au chapitre. Dans quelle mesure cette question peut-elle être élargie à d’autres groupes sociaux et quelles sont les conséquences politiques à en tirer ?

D.E. – Cette question peut en effet s’élargir aux chômeurs, par exemple, pour qui il n’est pas facile de se mobiliser puisque, par définition, ils sont isolés (hors d’un lieu de travail), mais aussi aux personnes handicapées, à mobilité réduite, etc. La question de la représentation est une question politique centrale puisque l’on a très souvent en tête cette idée que les gens qui souffrent, qui sont victimes de discrimination, d’exploitation, d’oppression, vont se mobiliser. Mais n’est-ce pas, en partie du moins, la mobilisation, et donc le regard politique, la théorie politique qui constituent un groupe comme groupe, en regroupant sous un même regard, dans une même action, des ensembles d’individus qui vivent séparément, dans la « sérialité » aurait dit Sartre, et dans une certaine impuissance, des situations identiques. Et par conséquent, le « représentation » politique, la « délégation », est presque toujours un élément décisif. Il faut que quelqu’un parle – ou que quelques-uns parlent – pour les autres.

On pourrait aller jusqu’à avancer, par exemple, que la « classe ouvrière » n’existe, en tant que « classe », qu’à travers des discours théoriques, des représentations politiques, associatives… Ce que Bourdieu appelait « l’effet de théorie ». Ma mère, quand elle était ouvrière, dans les années 1970, participait aux mobilisations syndicales, aux grèves, dans l’usine où elle travaillait, qui comptait 1700 ouvrières et ouvriers, dont 500 étaient syndiqués à la CGT, ce qui formait évidemment une force mobilisée ou mobilisable assez considérable. Par cette participation à la grève, par sa résistance à l’oppression patronale, ma mère s’inscrivait dans la longue histoire du mouvement ouvrier : elle était donc un sujet politique. Devenue retraitée, elle a, en grande partie, cessé de l’être et l’a été encore moins quand elle est devenue dépendante physiquement. C’est ce qui explique pourquoi mes parents se sont mis à voter pour le Front National : ils étaient désormais coupés du collectif auxquels ils appartenaient quand ils étaient ouvriers et qui existait à travers des structures syndicales (la CGT) ou politiques (le Parti communiste) et leur mode de protestation s’est transformé du tout au tout, passant d’un vote de gauche ancré dans une appartenance collective à un vote d’extrême-droite arrimé à une situation et à un sentiment d’isolement.

Quand Thomas Ostermeier a adapté Retour à Reims, nous sommes allés filmer les lieux où j’avais vécu et l’usine, désaffectée depuis dix ans et délabrée, où travaillait ma mère. Il y avait des affiches de Marine Le Pen partout. Les générations suivantes sont parties travailler dans d’autres usines ou plus probablement sont devenues des chômeurs, ou occupent des emplois précaires. Il faut analyser cette précarisation pour comprendre les phénomènes politiques d’aujourd’hui. Les 1700 ouvriers ne sont plus là… Où sont les syndiqués de la CGT ? Où sont les cartes d’adhérents au syndicat ? Un chômeur, un travailleur précaire, un travailleur à l’emploi « ubérisé » (vous avez sans doute vu les films magnifiques et terribles de Ken Loach, Moi, Daniel Blake et Sorry we missed you) ne peuvent plus être des sujets politiques de la même manière que l’étaient dans les années 1960 et 1970 les ouvriers syndiqués dans les grandes usines. Cette force mobilisable, collective n’existe plus, sauf en certains endroits, dans certaines conditions. Et cette atomisation, cette individualisation des existences et des rapports à la politique rend possible tous les égarements, toutes les dérives, toutes les transformations politiques auxquelles on a assisté (la montée de l’extrême-droite, du « populisme de droite ») qui mettent en évidence une réorganisation et une reformulation de la constitution de soi-même, comme sujet politique dans les classes populaires.

Mais ce ne sont pas seulement les mutations économiques qui ont fait disparaître la « classe ouvrière », ce sont aussi le déplacement vers la droite des discours politiques. Dans Retour à Reims, mais avant cela, dans le livre qui a précédé celui-ci, en 2007, D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, j’ai analysé comment l’idée de « classe ouvrière », et même l’idée de « classe sociale » », avait été déconstruite par le travail idéologique mené par des cercles néoconservateurs (la Fondation Saint-Simon, notamment, qui regroupaient des universitaires, des hiérarques du journalisme, des grands patrons…) : il s’agissait de faire prévaloir la notion de « responsabilité individuelle » en s’attaquant aux modes de pensée qui s’organisaient autour des notions de classes sociales, de déterminismes sociaux, et aussi de conflictualités, de luttes sociales… Il s’agissait de défaire tout ce qui ressortissait à l’inscription des individus dans des espaces sociaux, de tout ce qui se référait à du « collectif » – du « collectivisme » selon eux – dans l’analyse des vies et des modalités de déroulement de celles-ci. Ce qui avait été au cœur de la pensée de droite, et ressassé obsessionnellement par la pensée de droite depuis des décennies, se trouvait désormais promu par ces idéologues néo-aroniens (ils ne cachaient pas que leur démarche s’inspirait de Raymond Aron, ce qui suffisait à indiquer qu’il s’agissait très clairement d’une démarche de droite, foncièrement de droite) comme la nécessaire « modernisation » de la pensée de gauche. Cette entreprise, soutenue par les médias mainstream, avait pour fonction de légitimer le glissement vers la droite de tout le champ intellectuel et politique, et notamment celui du Parti socialiste, qui était en train de renoncer à tout ce qui faisait que la gauche était la gauche. Cette logique néoconservatrice a consisté non seulement à évacuer toute analyse en termes de classes sociales, mais aussi d’exploitation, d’oppression, de domination. Il n’y avait plus que des individus, responsables de leur sort, et qui devaient accepter de « vivre ensemble » dans un nouveau « pacte social » (c’est-à-dire accepter leur condition, et se soumettre en silence au pouvoir et aux gouvernants). L’ennemi de ces idéologues, c’était bien sûr la pensée de gauche, et la pensée sociologique (toujours assimilée dans l’imaginaire de la droite au « « social » honni, au « socialisme » encore plus honni…).

Il faut bien voir que c’est avec ce déblaiement préalable de la pensée de gauche comme arrière-fond qu’il a été possible de substituer à l’idée de classes, de déterminismes de classe, etc., la simple idée, hier, de « stratifications » ou, plus récemment, d’« inégalités ».

L’économiste Thomas Piketty est un symptôme éloquent de cet appauvrissement politique de la pensée. Il faisait d’ailleurs partie de la Fondation Saint Simon et publie ses livres dans une collection dirigée par l’un des principaux animateurs de ce défunt cénacle idéologique (Rosanvallon). N’oublions pas que ce sont ces gens-là qui, en 1995, avec la CFDT (bien sûr !) soutenaient activement le Plan Juppé de réforme des retraites que la grande mobilisation sociale a réussi à faire échouer. Piketty a écrit un livre sur le Capital au XXI ème siècle dans lequel on ne trouve pas la moindre théorie du capital. Le capital, pour lui, c’est le patrimoine économique qui se transmet par héritage. Mais on se demande d’où vient ce patrimoine, comment il s’est formé, comment il se reproduit ? Il n’est jamais question dans ce livre de l’usine, du travail, de l’exploitation, des ouvriers. Il ne parle pas du capital social, ni du capital culturel qui est l’un des instruments les plus importants de la reproduction des structures sociales et donc de la perpétuation des structures de la domination (car c’est le mot qu’il convient d’employer). Et ne pas en parler, ne pas même s’en préoccuper, c’est ratifier l’existence du système tel qu’il est et donc contribuer à sa légitimation. Ce que, d’ailleurs, il fait explicitement. Dans ce gros livre sous-théorisé (il publie de très gros livres, que personne ne lit, pour impressionner et intimider par le nombre de pages, et masquer ainsi la minceur de sa contribution intellectuelle), qui n’est qu’une succession de tableaux sans réflexion sur les structures sociales, il se contente de distinguer des différences de revenus entre des catégories de la population. Ce ne sont plus des « classes sociales », mais des niveaux dans des tableaux. D’où la remarque aussi stupide que violente dans l’introduction de son livre où il s’en prend à la « pensée paresseuse », celle qui entend lutter contre toute forme d’inégalités, car, déclare-t-il, il convient de réaffirmer qu’il y a des inégalités justes, celles qui sont fondées sur le travail et le mérite (c’est une citation ! on voit à quoi mène la philosophie politique rawlsienne qu’il a sans doute puisée dans les écrits de ses amis de la revue chrétienne Esprit). Il devrait aller expliquer cette magnifique pensée non-paresseuse à la femme de ménage qui nettoie son bureau tous les soirs, aux éboueurs qui vident ses poubelles, aux ouvriers qui fabriquent les objets techniques dont il se sert… Son problème dans ce livre, de toute évidence, ce n’est pas qu’il y ait des inégalités, c’est qu’un cadre « méritant » (ou un professeur à l’École d’économie de Paris) dispose de revenus inférieurs à un ceux d’un rentier. Cette idéologie méritocratique est un magnifique exemple de justification des inégalités (car ce cadre ou ce professeur d’université ont eu accès à des parcours scolaires privilégiés dont ont été privés tous les autres) et il aurait dû citer son propre livre dans celui qui a suivi, consacré à la justification des inégalités. Là encore, dans son récent (et tout aussi limité intellectuellement), Capital et idéologie, il réduit la reproduction du capital aux idéologies qui le justifient, sans se demander si le système capitaliste ne repose pas sur d’autres fondements que des discours de légitimation. Le colonialisme sur lequel s’est fondé le capitalisme moderne n’est pas simplement une idéologie. L’économiste américain James Galbraith (parmi tant d’autres auteurs) a démoli ce livre à juste titre, dans un article féroce, et même empreint d’indignation. Si ces avalanches de tableaux statistiques n’aboutissent qu’à recommander aux gouvernement sociaux-démocrates – ou aux candidat.e.s  sociaux-démocrates dont il aime à être le conseiller -d’augmenter la taxation des plus hauts revenus, on peut se dire que c’est beaucoup de pages pour pas grand-chose, et beaucoup de bruit pour rien (je parle de bruit, parce que ses livres font l’objet d’une promotion publicitaire tapageuse par les mêmes médias – Le Monde, Libération, L’Obs…-  que ceux qui ont été les vecteurs de la révolution néo-conservatrice dans les années 1980 et 1990 et dont, bien sûr, les directeurs appartenaient à la Fondation Saint Simon, et qui s’émerveillent qu’une pensée de gauche renaisse, alors qu’ils ont participé à la démolition de la pensée de gauche, et que ce qu’ils applaudissent aujourd’hui est tout sauf une pensée de gauche ; quand Le Monde, Libération et L’Obs chantent en chœur les louanges d’un « renouveau de la pensée de gauche », on peut être certain que ce n’est pas de la pensée, et que ce n’est pas de gauche).

Ce ne sont pas les inégalités qu’il convient d’étudier comme de simples niveaux différenciés de revenus, mais la structure de classes de la société qui en fonde la réalité et la perpétuation. Le mot « inégalités » fonctionne ici comme un concept-écran – qu’on essaie de faire passer en contrebande pour un concept critique, ce qu’il n’est absolument pas – qui sert à masquer ce qui est en jeu : non pas une simple distribution différentielle des revenus qui bénéficierait aux rentiers au détriment de ceux qui devraient en bénéficier en vertu de leur travail et de leur mérite, mais un système social d’exploitation et d’oppression.

Le mot « inégalités » fonctionne comme un concept-écran qui sert à masquer ce qui est en jeu : un système social d’exploitation et d’oppression.

Aujourd’hui, c’est parce qu’on a évacué la question des classes que la question des inégalités (qui ne pose pas la question de la structure, du système qui les fonde) a pu s’imposer comme le thème central de la discussion. Mais cela fait partie de la mystification idéologique. J’ai vu mes parents ne pas pouvoir finir les fins de mois à une époque où l’on habitait dans un HLM. Je me souviens de ces moments lorsque j’étais enfant et qu’un employé venait percevoir le gaz, l’électricité ou le loyer, ma mère allait se cacher dans la chambre et nous demandait de répondre à travers la porte qu’elle n’était pas là. Elle ne pouvait pas payer les factures. Les fins de mois étaient toujours très difficiles (et la fin du mois arrivait toujours très tôt, à cet égard). Ce sont des choses qui n’ont pas disparu. Il suffit de regarder le film de François Ruffin et Gilles Perret, J’veux du soleil, pour voir que les gens qui vivent encore dans de telles situations sont très, très nombreux. Donc il faut parler de classes sociales et non pas simplement des inégalités.  On doit parler du « capital » comme système de domination et d’exploitation – je ne suis pas marxiste mais il faut employer les mots qui conviennent car on ne peut pas ignorer totalement les analyses de Marx sur l’extorsion de la plus-value par l’exploitation des travailleurs. Il serait fort utile, et il est même urgent, qu’un auteur plus puissant et plus profond – et qui soit de gauche, et non pas un de ces sociaux-démocrates attachés à sauver le système par des mesures orthopédiques – écrive enfin un livre sur le Capital au XXIe siècle et en offre une théorisation.

LVSL – Dès lors, comment se constituent ces ensembles sociaux qui forment des classes ? Qu’est-ce qu’un groupe ? Comment retrouver le sens du collectif à l’encontre de l’atomisation individuelle ?

D.E. – On peut à la fois dire que les groupes sociaux, les « classes » au sens d’ensembles d’agents sociaux, sont à la fois donnés dans une certaine réalité objective, mais n’existent comme collectifs politiques, comme « groupes », au sens politique du terme, que lorsqu’ils se constituent comme tels par l’action, la mobilisation. Il y a de très belles analyses de Sartre sur la façon dont on passe de la sérialité au groupe. La sérialité, c’est quand on partage une même condition économique ou sociale, de mêmes caractéristiques, etc., mais isolément, séparés les uns des autres. Le groupe, c’est quand on se constitue comme ensemble mobilisé en se rassemblant précisément à partir de ces conditions et caractéristiques objectives.

Si l’on se réfère à ces analyses, la possibilité du « groupe » est toujours ouverte et, à moins de sombrer dans des conceptions essentialistes ou substantialistes, on peut penser qu’aucun ensemble n’est plus réel, ou plus vrai, ou plus authentique qu’un autre. Par conséquent, cela n’a aucun sens d’opposer la politique de classe à la politique des identités, comme croient pouvoir le faire certains (à gauche comme à droite, ou à l’extrême-gauche comme à l’extrême-droite, la dénonciation de la  « politique des identités » étant souvent une manière de déguiser des positions et des pulsions de droite ou d’extrême-droite en discours de gauche dans la mesure où l’ « anti-libéralisme », non seulement économique mais aussi politique et « culturel »  est fréquemment lié aux doctrines réactionnaires, autoritaires, intégristes voire fascistes). Se créer comme un « nous », comme un groupe social, par le biais d’un cadre théorique et d’une construction politique de soi, c’est produire un découpage du monde social, une perception du monde social, qui produit la réalité du monde social, puisque ce découpage s’inscrit dans le réel et la perception devient réalité. Bien sûr, chaque découpage tend à chercher à s’imposer comme le seul vrai ou comme le plus important. C’était précisément la réponse que donnait Beauvoir à la question qu’elle posait : pourquoi les femmes ne disent-elles pas « nous » alors que les ouvriers ou les Noirs aux Etats-Unis disent « nous ». C’est parce que les femmes ouvrières et les femmes noires se définissent d’abord comme ouvrières et donc solidaires des hommes ouvriers, ou comme noires et donc solidaires des hommes noirs. Il y avait un mouvement ouvrier, il y avait un mouvement noir. Pour dire « nous » en tant que femmes, il fallait déplacer les lignes de la perception en fonction desquelles on opérait les découpages sociaux et politiques et penser qu’il fallait créer une place – intellectuellement et pratiquement- pour un mouvement des femmes (dont certaines formes existaient déjà auparavant, bien sûr, car elle n’a pas inventé le problème toute seule dans son coin, ce n’est jamais le cas). Il fallait donc installer l’idée qu’un autre découpage du monde social était envisageable et ouvrir ainsi l’espace d’un mouvement spécifique, dont les interrogations critiques et les revendications se situent sur un autre plan que celles des autres mouvements.

Cela n’a aucun sens d’opposer la politique de classe à la politique des identités.

Sartre le savait mieux que quiconque (malgré l’ouvriérisme qu’on lui prête parfois, en raison de son rapprochement critique avec la pensée marxiste et de ses considérations sur la classe ouvrière), puisqu’il a écrit Réflexions sur la question juive puis le texte intitulé « Orphée noir »… Et dans Saint Genet, dans lequel il monte comment Genet invente le « regard homosexuel » (et donc l’homosexuel comme sujet de son regard), il souligne qu’il y a de multiples possibilités de se constituer comme sujet de soi-même, et par conséquent comme groupe ou comme collectif. Sartre et Beauvoir – qui à côté de lui écrivait sur les femmes – n’ont cessé de s’interroger sur ce que sont les collectifs mobilisés Dès lors, on pourrait dire qu’il y a de multiples « sérialités » et de multiples « groupes », étant entendu que le nombre des sérialités et des groupes ne saurait jamais être limitatif. C’est d’ailleurs pourquoi je me suis demandé si, jusqu’à un certain point, le « groupe » ne précède pas la « sérialité » qu’il vient dépasser, car, au fond, la sérialité n’apparaît comme telle que quand un groupe émerge. Sinon, on ne voit pas le « sériel » qui préexistait dans cette « sérialité ».

A l’inverse, on peut dire aussi qu’il faut qu’un « groupe » existe déjà, à l’état potentiel, dans la « sérialité », même si c’est à un faible degré, pour que cette sérialité puisse être dépassée par la formation du « groupe ». On voit bien que « sérialité » et « groupe » sont des points-limites, ou disons, des points théoriques, mais que le groupe hante toujours-déjà la sérialité comme la sérialité hante toujours-encore le « groupe ». Mais il y a de de grandes différences malgré tout : une mobilisation des femmes, par exemple, un « nous » des femmes, similaire au « nous » des ouvriers, doivent être conquis sur la dispersion et la séparation. Mais c’était sans doute plus facile que pour les personnes âgées. C’est sans doute pourquoi Le Deuxième sexe a rencontré un énorme succès dès sa parution, et continue d’être dans les listes de best-sellers alors que La Vieillesse est resté longtemps un de ses livres les moins connus et a attendu 2020 pour passer en édition de poche. Beauvoir a posé le problème, l’a exploré, mais cela n’a pas rencontré d’écho. Son livre n’a pas eu l’efficacité performative du précédent, parce que cette efficacité a besoin, pour s’accomplir, de rencontrer à l’état latent ce qu’elle va produire. Il faut qu’existe la potentialité, ne serait-ce qu’en filigrane, de la constitution d’un « groupe ». Et donc, autant je me réjouis que Le Deuxième sexe soit un livre qui se vende par dizaine de milliers chaque année dans le monde entier, autant je m’interroge sur cette différence de réception. La Vieillesse n’est pas – ou n’était pas, car il va peut-être le devenir – un livre très lu et très utilisé car les personnes dont parle ce livre ne peuvent pas vraiment se constituer en collectif, ne peuvent pas produire une parole publique, un discours politique. Bien sûr, il y a des associations de retraités. Mais je parle ici des personnes âgées qui sont isolées, parce que chacune est dans sa chambre dans une maison de retraite, par exemple, et elles sont dès lors incapables de se réunir, de s’organiser. C’est l’impossible politique d’un ensemble de personnes qui ne peuvent pas se créer collectivement comme groupe mobilisé.

Par conséquent on ne voit pas le problème politique, s’il n’y a personne pour dire qu’il s’agit d’un problème politique. Et cela nous renvoie à cette question tout à fait capitale : qu’est-ce que nous percevons spontanément comme étant un problème politique ? Si on me demandait quels mouvements politiques sont importants pour moi, je citerais spontanément le mouvement ouvrier et les mouvements syndicaux, le féminisme, le mouvement LGBT, les mouvements antiracistes, la préoccupation écologiste, etc. Je ne parlerais pas spontanément des personnes âgées. Cela veut dire qu’il nous faut penser la politisation de ces conditions de vie faites à un nombre considérable de personnes âgées contre l’invisibilisation de ces situations et donc contre l’effacement de leur caractère politique. Je dois penser contre ma réaction spontanée, et m’appuyer sur des ouvrages, tels que ceux de Simone de Beauvoir, de Norbert Elias et de quelques écrivains auxquels je me réfère, pour aller débusquer la politique dans chaque décision administrative et jusque dans chaque pli du corps, dans chaque douleur et dans chaque gémissement d’une personne âgée (en l’occurrence de ma mère).

>

Publié le 04/03/2020

Fascisme en France : entre reconstitution et désorganisation

 

La rédaction (site rapportsdeforce.fr)

 

Le 24 avril 2019, Christophe Castaner officialisait la dissolution du Bastion Social, organisation néofasciste française créée en 2017. Dans les plusieurs villes où elle était implantée, ses militants ne tardent pas à se réorganiser. Mais en fonction des endroits, les reconstitutions aboutissent ou tournent court. État des lieux.

Avec six antennes dans plusieurs grandes villes françaises, le Bastion Social, mouvement néofasciste inspiré de CasaPound en Italie et dont la base militante française est en grande partie issue du GUD, avait le vent en poupe depuis son lancement en 2017. Mais, lors de l’acte 3 des gilets jaunes à Paris le 1er décembre 2019, l’organisation incite à la constitution d’un groupe armé, ce qui lui vaut une dissolution, selon Mediapart (dont la source est le renseignement territorial français). La décision étatique met un gros coût d’arrêt à sa dynamique. « La dissolution a mis le désordre financier, posé des problèmes administratifs, cassé une dynamique », observe un militant antifasciste lyonnais. A cela s’ajoutent les condamnations pour violences écopées par ses membres à Lyon, Strasbourg, Marseille, Aix-en-Provence ou encore Clermont-Ferrand, qui amputent les nationalistes d’une part de leur troupes et peuvent décourager les moins impliqués.

Si le Bastion Social disparaît, ses militants ne s’évaporent pas pour autant. « Il nous faut repenser entièrement notre manière de militer et nos modes d’organisation en rompant avec le schéma classique des structures à échelle nationale fortement centralisées et hiérarchisées », explique Tristan Conchon, ex-leader du Bastion Social Lyon, le 12 octobre 2019 lors de la 13e édition des journées de synthèse nationaliste à Rungis. Le jeune cadre néofasciste annonce dans la foulée la création de deux nouvelles organisations : Audace (Lyon) et de Vent d’Est (Strasbourg). La stratégie a plusieurs avantages : éviter l’accusation pour reconstitution de ligue dissoute, qui « plane comme une épée de Damoclès sur le mouvement nationaliste », mais également s’appuyer en premier lieu sur des communautés affinitaires pour construire le mouvements  « proclamer le parti nationalistes quand on n’a que quelques dizaines de militants épars est inutile (…) Ce n’est pas en changeant de sigle qu’on parvient à changer la réalité », conclut Conchon en citant François Duprat ex n°2 du FN, théoricien du nationalisme révolutionnaire. Depuis cette annonce, les nouvelles organisations nationalistes ont germé dans quelques villes françaises, voire à la campagne.

 

 

Les Monts-du-lyonnais, une antenne à la campagne

La dynamique de réorganisation du néofascisme français est actuellement à l’œuvre dans les Monts-du-Lyonnais. À Larajasse, village situé à une cinquantaine de kilomètres de Lyon, le 29 février ne sera pas un jour comme les autres : la page Facebook « Terra Nostra – Monts du lyonnais » a annoncé l’ouverture d’un local dans un ancien restaurant de la commune à deux pas de la mairie. D’après la description faite sur le réseau social, il a pour but de « défendre et transmettre le mode de vie rural, les traditions françaises et locales ».

La municipalité de Larajasse ne s’y trompe pas : « c’est une association d’extrême droite issue des milieux identitaires de Lyon qui cherche à s’implanter dans la commune », dénonce-t-elle dans un communiqué. Louée par l’association « Les délices de Lug », sous un motif factice : la volonté de promouvoir « la vente de produits locaux », le local de Terra Nostra est en réalité une résurgence du Bastion Social. « Les réseaux sociaux des groupes issus du bastion social, comme Tenesoun à Aix, ont largement relayé cette ouverture », appuie Sébastien, chercheur en sources ouvertes alimentant le twitter @primeralinea, qui scrute l’extrême droite française.

Outre la proximité avec la capitale des Gaules, l’implantation d’un local néo fasciste dans les Monts-du-Lyonnais n’a rien d’un hasard. Les 1800 habitants de Larajasse ne sont pas étrangers à la présence de l’extrême droite. En juin 2012, un « barbecue nationaliste » organisé dans un bar du village fêtait la naissance des Jeunesses Nationalistes d’Alexandre Gabriac, qui seront dissoutes, ainsi que 3 autres groupes d’extrême droite, un an après la mort du militant antifasciste Clément Méric. « Dans les Monts-du-Lyonnais les nationalistes bénéficient, selon les forces de l’ordre, de plusieurs bars où les patrons ne cachent pas leur sympathie », écrit Rue89 Lyon dans une longue enquête effectuée dans la région en 2012.

Il y a donc fort à parier que les « produits locaux » que souhaite promouvoir Terra Nostra auront plus à voir avec la propagande politique qu’avec une quelconque activité culinaire. Après avoir infructueusement tenté de garder un local ouvert à Lyon, le Bastion Social nouvelle forme joue la carte de la ruralité, pas sûr qu’elle fonctionne mieux : le conseil municipal de Larajasse, alerté par l’installation des fascistes l’a refusée à l’unanimité. Les habitants du village soutenus par ceux des communes alentours et des militants associatifs organisent également une manifestation contre son implantation le 29 février.

Lyon, capitale du Bastion Social

 L’ouverture du local Terra Nostra a partie liée avec la naissance d’Audace Lyon, annoncée par Tristan Conchon et mise à l’œuvre en septembre 2019. Le 15 et 26 septembre 2019, une page Facebook du même nom explique que des maraudes à destination des« plus démunis de nos compatriotes », comprendre : des SDF identifiés comme français, ont été menées à Lyon. Ces actions rappellent celles du Bastion Social, elles mettent en application son slogan : « les nôtres avant les autres » et promeuvent une propagande politique qui passe par des actions sociales. Tristan Conchon est à sa tête, on le reconnait sur des photos Facebook d’Audace où il pose des tracts dans des boîtes-aux-lettres. Quelques jours avant le lancement de la page Facebook Audace-Lyon, il avait d’ailleurs été aperçu tenant une réunion dans un parc lyonnais en compagnie d’anciens membres du Bastion Social Lyon.

Sébastien révèle également que c’est le même groupe Instagram, renommé à chaque fois mais gardant les mêmes abonnés, qui a servi à la fois au GUD, puis au Bastion Social et enfin à Audace Lyon, ce qui prouve littéralement la continuité entre ces trois groupes. Il en sera de même à Strasbourg avec la page de Vent d’Est, issue de celle du Bastion Social Strasbourg.

Pour l’heure les militants d’Audace-Lyon semblent se tenir tranquille et mettent surtout en avant leurs actions sociales. Mais il n’est pas exclu qu’ils utilisent Audace comme une « vitrine respectable » et s’adonnent à des agressions sous d’autres bannières, rendant leurs organisations plus difficiles à faire fermer. C’est l’hypothèse que fait Sébastien constatant que quelques semaines après la création d’Audace Lyon, un groupe nommé Lyon Populaire, plus virulent dans sa communication, est créé dans la ville. Il est probable que les militants de Lyon Populaire, qui revendiquent leur fascisme en s’affichant à Rome aux côtés de CasaPound, mouvement italien qui a servi de modèle au Bastion Social, soient les même que ceux d’Audace mais « on n’a pas encore pu le prouver », indique un antifasciste lyonnais. Et Sébastien d’ajouter que les comptes de Lyon Populaire et d’Audace ne se suivent pas sur les réseaux sociaux.

Autre hypothèse, l’attaque d’un bar lyonnais du quartier de Croix-Rousse identifié comme « gauchiste » le 19 décembre 2019 et revendiquée par », un groupe qui n’est pas identifié formellement, mais qui pourrait être une coordination des différents groupes nationalistes, qui ne manquent pas dans la ville, dont les militants d’Audace. « Ils se connaissent tous et il y a de grandes porosités entre ces organisations », conclut Sébastien. Selon une source antifasciste, un militant de Lyon Populaire serait d’ailleurs impliqué dans l’ouverture de Terra Nostra à Larajasse. Enrayée, la dynamique néofasciste est cependant loin d’être éteinte dans la capitale des Gaules.

A Strasbourg Vent d’Est peine à s’installer

A Strasbourg, les néofascistes ne semblent pas parvenir à retrouver la dynamique créée par l’arrivée du Bastion Social en 2017 malgré le lancement de Vent d’Est courant septembre 2019. Le 10 janvier le nouveau groupe annonce l’ouverture d’un local à Ostwald, à 5 km de Strasbourg. Elle en rappelle une autre : en décembre 2018, le Bastion Social avait dû fermer son local, l’Arcadia, situé dans le quartier de l’Esplanade. A la différence de Lyon où le local du Bastion Social, le Pavillon noir, avait été fermé pour des raisons de sécurité et de mise au norme, après une visite de la Commission Hygiène et Sécurité de la ville, à Strasbourg une motion demandant la dissolution du mouvement nationaliste avait été adoptée lors du conseil municipal de la ville. Le local de Vent d’Est tiendra seulement 19 jours, bien moins longtemps que l’Arcadia. Le 29 janvier le groupuscule néofasciste publie un communiqué annonçant sa fermeture.

« A la différence de l’Arcadia, où le propriétaire les soutenait, là tout le monde était contre eux, le propriétaire, à qui ils avaient menti sur leurs actions, mais aussi la municipalité », témoigne le même militant. « De toute façon leur local était très peu fréquenté, les actions qu’il proposaient pour se donner un verni écolo et social – NDLR ramassage des déchets dans la nature et maraude – n’intéressaient pas grand monde dans leur milieux, les autres militants préfèrent les actions musclées où il faut “tenir la rue” comme ils disent. En ce moment nous sommes plutôt tranquille à Strasbourg, c’est dans les stades qu’il y a le plus de fascistes ». Selon Mediapart, le groupe de suporters d’extrême droite « Strasbourg Offender » était proche du Bastion Social de Strasbourg. Militants et hooligans avaient d’ailleurs fait la route ensemble pour participer à l’acte 3 des gilets jaunes à Paris.

Tenesoun, plus tranquille à Aix qu’à Marseille

Le groupe Tenesoum lancé le 21 octobre à Aix-en-Provence est lui aussi directement issu du Bastion Social. On y retrouve d’anciens militants et leaders de La Bastide, le Bastion Social d’Aix mais également de celui de Marseille, le Navarin, tous deux fermés lors de la dissolution. Si, à Lyon, c’est le GUD qui a fourni le gros des troupes du Bastion Social, on retrouve, chez Tenesoun, de nombreux membres de l’Action Française. Dans un long thread twitter, Sébastien recoupe les profils de ces militants dans lesquels on trouve plusieurs membre de l’Action Française Provence.

Tenesoum, qui a rapidement ouvert un local à Aix-en-Provence, semble être le groupe issu du Bastion Social le moins inquiété pour le moment. La location d’un bâtiment lui permet d’organiser conférences et réunions très régulièrement et de réunir ses militants. La page Facebook de Tenesoun fait également état de tractages à l’université. Pas de nouvelles en revanche du Bastion Social de Marseille. « A Aix et Marseille, c’était déjà un peu les mêmes militants, il semble qu’ils se soient regroupés à Aix. C’est plus facile d’y garder un local à Aix, qu’à Marseille où il existe une pression des milieux antifascistes plus forte », analyse Sébastien.

Chambéry, retour aux sources

Le groupe nationaliste révolutionnaire « Edelweiss Pays-de-Savoie”, créé en 2013 à la suite de la dissolution des Jeunesses Nationalistes par l’État a tenté l’aventure Bastion Social en 2017. Depuis la dissolution, les militants ont repris leurs activités au sein de leur ancien groupe.

Début février 2018, Edelweiss parvient à ouvrir un local. Bien que le conseil municipal de Chambéry vote rapidement une motion pour le faire fermer, c’est la dissolution par l’État du Bastion Social qui obligera les nationalistes à quitter le lieu. Les militants reprennent alors leur nom d’origine : Edelweiss (ainsi que les comptes affiliés sur les réseaux sociaux). Leur dernière action en date : la célébration des manifestations d’extrême droite du 6 février 1934.

A noter que six membres du Bastion social Chambéry ont été reconnus coupables de violences sur un des supporters venus fêter le titre de l’équipe de France de football le 15 juillet 2018. Un an plus tard, ils écoperont de 6 mois fermes pour l’un d’eux et de 4 mois avec sursis pour trois autres, comme le rappelle un article de Streetpress.

Clermont-Ferrand ne bouge plus

Clermont-Ferrand est la seule ville où le Bastion été anciennement implanté et où aucune nouvelle organisation ne s’est encore déclarée. L’Opidum, qui avait ouvert un local le 14 juillet 2018, le fermera d’elle même, deux de ses membres étant mis en examen pour violence. Plus de signe de vie du Bastion Social sur la ville depuis.


 

Publié le 23/02/2020

 

Étienne Balibar : « Le communisme, c’est une subjectivité collective agissante et diverse »

 

Jérôme Skalski (site humanite.fr)

 

Dans les deux premiers volumes de ses Écrits (la Découverte) réunissant essais et textes d’intervention – dont certains inédits – rédigés entre 1994 et 2019, le philosophe emprunte les chemins du concept et de l’histoire. À leur croisée, la politique.

Les deux premiers tomes de vos Écrits, publiés cette année aux éditions la Découverte, associent concept et histoire, notions souvent opposées. Qu’est-ce qui anime ce double intérêt de votre pensée ?

Étienne Balibar Au cours de la vie, j’ai travaillé, d’un côté, autour de questions dont le centre d’intérêt était le travail du concept, en particulier de questions épistémologiques et anthropologiques, et puis, d’un autre côté, comme citoyen et comme militant, j’ai eu le sentiment qu’il fallait s’affronter à l’histoire dont on fait partie. On pourrait se dire que l’histoire, c’est le domaine dans lequel tout change. Celui dans lequel les positions les plus assurées sont, à un moment ou un autre, inévitablement remises en question. J’en discute un certain nombre dans mon livre sous le nom de « traces ». De l’autre côté, on pourrait avoir le sentiment que le travail du concept vise à une sorte de permanence qui est l’opposé même de la fuite du temps. Il est vrai qu’il s’agit de deux styles de travail mais je dirai volontiers – et j’espère que ces deux livres le montrent – qu’il y a un troisième terme fondamental qui est partie prenante aussi bien de la réflexion sur l’histoire que du travail du concept qui est la politique au sens large du terme. Donc, d’un côté, j’ai essayé de travailler et de réfléchir sur des exemples, passés ou présents, et même à venir, au sens de la conjecture, à la façon dont se noue le rapport intrinsèque de la politique, de l’histoire ou de la praxis et de la temporalité, et puis, de l’autre côté, j’ai essayé, sur la trace des dernières tentatives d’Althusser et de Foucault en particulier, de produire et d’explorer une conception de la pensée théorique dont le conflit, et par voie de conséquence, inévitablement, la politique, constituerait non pas une extériorité contingente, voire même un danger dont il faudrait se prémunir, mais au contraire une sorte de ressort, ou de puissance intrinsèque.

Point sur lequel vous ne cessez de croiser Marx ?

Étienne Balibar Oui, je revendique différentes sources d’inspiration – y compris certaines qui ne vont pas de soi comme Weber ou Schmitt –, mais la plus grande de toutes, effectivement, pour moi, c’est toujours Marx. Il y a quelque chose chez lui qui est admirable et que j’avais déjà souligné dans mon petit livre sur la Philosophie de Marx (1). Marx m’apparaît comme quelqu’un qui n’a jamais cédé, au fond, sur deux exigences fondamentales, même quand elles risquaient d’entrer en conflit l’une avec l’autre. Celle, d’un côté, de transformer le monde. C’est l’idée que nous vivons dans une société qui non seulement est contradictoire mais insupportable et qu’il faut absolument trouver les leviers, les forces et les tendances sur lesquels on peut s’appuyer pour la faire accoucher de son propre avenir et de son alternative. De l’autre côté, il y a chez Marx une soif de vérité qui repousse le compromis avec les facilités ou les contingences de la lutte politique. Il n’a cédé sur aucune des deux exigences, ce qui veut dire aussi qu’il a pris le risque de se tromper. La vérité ne se découvre que par l’erreur. Car, comme disait Spinoza, « il faut comprendre », surtout comprendre ce que l’on a fait et ce qui arrive à ce que l’on a fait. Enthousiasme maximal, donc, et conceptualité maximale.

Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté. N’est-ce pas aussi, d’une certaine manière, la formule de Gramsci ?

Étienne Balibar C’est tout à fait la formule de Gramsci ! C’est une des expressions les plus claires de cette tension qui, certes, est malaisée, mais qui est aussi une condition sine qua non de l’action politique. Il y a d’autres formulations possibles. Celle, par exemple, que contient l’antithèse weberienne de l’éthique de la conviction et de l’éthique de la responsabilité, à condition de la lire non pas comme une exclusion mais comme une réciprocité de perspectives.  Max Weber ne passe pas pour un grand révolutionnaire, mais de mon point de vue, c’est un maître à penser au moins aussi important que Gramsci ou Marx, en tout cas sur le plan de la méthode. Il y a aussi la formule de Machivel : « Andar drieto alla verità effetuale della cosa » qui est dans une lettre de Machiavel à François Guichardin et que je cite dans l’ouverture de Passions du concept. « Andar drieto », dans la langue toscane de l’époque, cela ne veut pas dire « aller tout droit », mais cela veut dire « aller derrière », c’est-à-dire « suivre », « être à la poursuite » de la vérité.

Votre réflexion sur l’histoire de ce qu’on appelle le « socialisme réel » vous conduit, dans le sillage de Spinoza, à une réflexion critique réhabilitant l’idée, en particulier, de la démocratie. Pourquoi ?

Étienne Balibar Il y a un certain nombre de tournants décisifs dans l’histoire du « socialisme réel ». Naturellement, Staline en est la référence incontournable. La question qui se pose, c’est de savoir ce qui s’est joué au moment où Staline, et tout ce qu’il représentait, a pris le pouvoir en Union soviétique, quelque temps après la mort de Lénine. J’ai décrit cela dans mon texte sur la trace de la révolution d’Octobre, comme retour du principe de la souveraineté étatique dans l’histoire de la révolution communiste. Mais iI y a quelque chose qui s’est joué plus tôt que cela et j’ai complètement changé d’avis au cours de ma vie à ce sujet. C’est le moment où, en 1918, au fort de la guerre civile, Lénine décide que les élections de l’Assemblée constituante sont nulles et non avenues et que la démocratie parlementaire constitue un obstacle à la transformation révolutionnaire ou un foyer de résistance contre-­révolutionnaire, et que, par conséquent, il faut abolir ce type d’institutions représentatives pour mettre en place, dans la présentation idéale de l’époque, une démocratie plus radicale qui est la démocratie des soviets ou la démocratie conseilliste derrière laquelle, en fait, la toute-puissance du parti unique, même pour les meilleures raisons du monde, va finir par s’imposer. À ce moment-là, Rosa Luxemburg, de façon prémonitoire, écrit un texte qu’elle n’a pu publier elle-même en raison de son arrestation et de son assassinat et dans lequel figure cette phrase fameuse : « La liberté, c’est toujours la liberté de penser autrement. »  Ce qui veut dire que l’abolition du pluralisme idéologique contient en elle-même, d’une certaine façon, la sentence de mort de la tentative révolutionnaire. Dans la tradition communiste à laquelle j’appartenais, cette question était considérée comme tranchée : Lénine avait eu raison. C’était un argument qui faisait le plus mauvais usage possible de Machiavel au nom de l’efficacité immédiate derrière laquelle « la vérité effective de la chose » n’était pas elle-même saisie. Je pense que Rosa Luxemburg saisissait quelque chose qui a été tout à fait déterminant, avec des conséquences catastrophiques sur le devenir du socialisme de type soviétique.

La conséquence n’est pas que je me représente la démocratie parlementaire comme le nec plus ultra ou l’alpha et l’oméga de l’idée démocratique. Les tentatives que j’ai faites, avec d’autres, pour donner un peu de contenu à l’idée d’une démocratie radicale, dans mon recueil sur la Proposition de l’égaliberté (2) , par exemple, me conduisent à penser qu’il y a des formes démocratiques qui sont plus avancées que la représentation ou que le parlementarisme. Il est probable aussi que leurs rapports doivent être pensés de façon dynamique, donc inévitablement conflictuelle, comme une sorte de complémentarité ou bien de relève, plutôt que comme l’abolition pure et simple d’une forme au profit de l’autre. C’est bien ce que me semblent indiquer des multiples mouvements insurrectionnels revendiquant la démocratie participative qui se font jour en ce moment dans le monde entier et qui traduisent la vitalité des idéaux d’émancipation en leur ajoutant des contenus nouveaux.

Certains penseurs marxistes comme Lucien Sève insistent pour séparer socialisme et communisme dans la visée d’un dépassement critique des impasses historiques de ce « socialisme réel ». Qu’en pensez-vous ?

Étienne Balibar Je suis très content que les discussions sur le communisme soient plus vives et plus vivantes que jamais. J’essaye d’y participer. Le fond de ma position n’est pas qu’il faille choisir. Certains de nos contemporains – dont Lucien Sève, qui est le représentant d’une grande tradition, avec beaucoup d’éléments qui nous sont communs – ont tiré de toute cette histoire la leçon qu’il faut enterrer la catégorie de socialisme. Ils proposent de remonter à une espèce de pureté originelle de l’idée du communisme et, en même temps, ils essayent de montrer que l’idée du communisme sous cette forme d’une alternative radicale au monde de la propriété privée et de l’État (ce que certains appellent le « commun » pour éviter les connotations historiques gênantes) est en quelque sorte appelée par les contradictions du capitalisme absolu dans lequel nous vivons aujourd’hui. Ce n’est pas très différent, sur le plan verbal au moins, de ce que dit de son côté Toni Negri ou bien de ce qu’avait expliqué Althusser dans certains des derniers textes de sa vie, convergence que je trouve impressionnante. Je suis d’accord avec l’idée que nous devons penser en termes d’alternatives radicales, mais j’ai aussi tendance à penser qu’on a toujours besoin des deux catégories de communisme et de socialisme. À la condition évidemment de complètement sortir de la perspective évolutionniste dans laquelle le marxisme classique l’avait inscrite : d’abord, la prise du pouvoir politique ; ensuite, la transition économique et sociale… C’est ce schéma « étapiste » et en même temps étatiste qui a été complètement invalidé par l’histoire. Ce qui n’est pas invalidé, c’est l’idée de transition ou de confrontation de longue durée entre des forces sociales, politiques et culturelles qui incarnent des visions du monde radicalement alternatives. Et la réalité de la catastrophe environnementale dans laquelle nous sommes entrés maintenant sans retour possible met d’autant plus en évidence l’importance et l’urgence de forger et d’appliquer, inventer des systèmes de gouvernement et des programmes de transition sociale qui inévitablement nous confrontent au fait que, sur une période de très longue durée, on va avoir affaire à des conflits entre des forces antagonistes, avec des phases de compromis, des alliances plus ou moins solides et des réformes de plus en plus profondes. Dans le dernier texte de mon recueil, intitulé hypothétiquement « Pour un socialisme du XXIe siècle : régulations, insurrections, utopies », ce que j’essaye pour ma part, c’est de clarifier l’idée d’une transformation socialiste dont le contenu soit complètement repensé à partir des leçons de l’histoire et de l’urgence immédiate. On pourrait donc penser que, dans ces conditions, je dis au revoir  non pas au socialisme, comme Toni Negri, mais bien au communisme. Or je crois que c’est tout à fait l’inverse. Je suis persuadé, en effet, qu’il n’y aura pas de transition ou de programme socialiste d’aucune sorte, notamment de socialisme écologique qui est le seul pensable aujourd’hui, s’il n’y a pas des communistes, sous des appellations multiples d’ailleurs, qui fournissent à cette transition et à cette lutte l’énergie, la capacité d’invention, d’imagination, d’utopie, mais aussi la radicalité révolutionnaire dont elle a besoin. Le communisme, ce n’est pas une forme de propriété ou un mode de production, c’est une subjectivité collective agissante et diverse.

L’alternative aux vieux schémas, ce n’est pas de dire : oublions le socialisme et essayons de réaliser le communisme tout de suite dans le monde d’aujourd’hui. Ce n’est pas non plus celle qui consiste à dire : remettons le communisme à plus tard, comme un idéal éloigné, voire inaccessible. C’est celle qui consiste à dire : il faut plus que jamais que nous soyons des masses de communistes, intellectuels et autres, si nous voulons que quelque chose comme une alternative au capitalisme trouve sa réalité dans le monde qui est le nôtre. C’est pourquoi je cite la formule d’un autre « déviationniste » de notre tradition, je veux dire Eduard Bernstein,  « le but final n’est rien, le mouvement est tout », formule qui d’ailleurs vient de Marx. 

Entretien réalisé par Jérôme Skalski

(1) Étienne Balibar, la Philosophie de Marx, nouvelle édition augmentée 2014 (la Découverte). (2) Étienne Balibar, la Proposition de l’égaliberté. Essais politiques 1989-2009, PUF, 2010.

Passions du concept

Coauteur, avec Louis Althusser, Pierre Macherey, Jacques Rancière, Roger Establet, de Lire le Capital, professeur émérite de philosophie de l’université de Paris-Ouest et de la Kingston University de Londres, le philosophe Étienne Balibar a écrit une trentaine d’ouvrages dont Europe, crise et fin ?  (le Bord de l’eau, 2016), Des universels. Essais et conférences (Galilée, 2016) et Spinoza politique. Le transindividuel (PUF, 2018). Il engage la publication, cette année, des six recueils de ses Écrits aux éditions la Découverte avec  Histoire interminable. D’un siècle à l’autre et Passions du concept. Épistémologie, théologie et politique.

Publié le 17/02/2020

 

La gauche radicale et l’Union européenne : pourquoi autant d’ambiguïté ?

 

Par Antoine Bristielle (site lvsl.fr)

-

La question européenne demeure un point extrêmement sensible dans la plupart des partis politiques français et en particulier au niveau de la gauche radicale. Si ces atermoiements s’expliquent en grande partie par l’ambivalence de l’électorat sur cet enjeu, il n’en demeure pas moins que la gauche radicale – sous les couleurs actuelles de la France insoumise – gagnerait largement à clarifier sa position, dont découle par ailleurs toute la stratégie politique du mouvement.

 

Depuis les années 1980, la position de la gauche radicale vis-à-vis de l’Union européenne semblait être marquée par une lente évolution vers davantage d’euroscepticisme. Si une position totalement europhile n’a jamais été pleinement assumée, l’espoir semblait longtemps permis de pouvoir réorienter la construction européenne dans un sens plus social. Aussi chimérique que cela puisse paraître à l’heure actuelle, la profession de foi de Robert Hue, candidat pour le parti communiste à la présidentielle de 2002, indiquait vouloir la renégociation du traité de Maastricht avec notamment la transformation du pacte de stabilité, le changement des statuts de la Banque centrale européenne « pour qu’ils soient favorables à la croissance et à l’emploi », ainsi que « l’arrêt de la mise en œuvre des directives ouvrant les services publics à la concurrence ». Alors que la crise de la zone euro montra clairement l’aspect totalement irréaliste de telles ambitions, la France Insoumise, dans son programme pour l’élection présidentielle de 2017, semblait, enfin, avoir franchi le pas : la profession de foi de Jean-Luc Mélenchon signifiait vouloir « libérer le peuple français et les peuples d’Europe des traités européens et des accords de libre-échange qui les obligent à s’entre-déchirer. »

Ces modifications d’approche par rapport à l’Union européenne ne sont par ailleurs pas uniquement propres à la gauche radicale ; d’autres acteurs politiques ont au cours de leur histoire récente largement modifié leurs positions sur cette dimension. Rappelons-nous ainsi qu’en 1988 le Front National militait en faveur de la mise en place d’une défense européenne et le fait de réserver en priorité les emplois aux Français et aux européens. Mais au fil des années, les positions du parti d’extrême droite se sont également largement durcies sur cette dimension jusqu’à proposer lors de la précédente élection présidentielle, un référendum sur l’appartenance de la France à l’Union européenne.

L’évolution de la position des partis politiques sur la dimension européenne semblait ainsi suivre une tendance historique d’augmentation de la défiance envers la construction européenne dans sa forme libérale avec trois ruptures assez clairement identifiables : le début des années 1990 et les discussions autour du traité de Maastricht, le référendum de 2005 sur la Constitution européenne, et le début des années 2010 marquées à la fois par la crise de la zone euro et ce qui fut qualifié de « crise migratoire ». Ainsi alors qu’en 1988, les partis pleinement europhiles obtenaient plus de 70 % des suffrages, en 2017, parmi les principales formations politiques en lice, seul le mouvement En Marche d’Emmanuel Macron défendait clairement et largement l’Union européenne sans la critiquer outre mesure.

Alors qu’un clivage semblait s’instaurer et marquer clairement une ligne de rupture différente du clivage droite/gauche habituel, entre des formations politiques eurosceptiques et europhiles, la période post présidentielle de 2017 a semblé remettre en cause cette évolution.

Au sein de la France insoumise, la stratégie du plan A/plan B dans laquelle la sortie des traités européens est clairement une hypothèse prise en compte (plan B) si la renégociation des traités européens n’aboutit pas (plan A), est de moins en moins assumée. C’est au contraire uniquement une désobéissance aux traités européens qui est désormais envisagée. Du côté du Rassemblement National, les élections européennes de 2019 ont également montré une large inflexion du discours sur cette thématique, la sortie de l’euro n’étant même plus jugée prioritaire par la présidence du RN.

Faire face à des positions contradictoires sur l’Union européenne

Concernant l’enjeu européen, les mouvements politiques sont en effet pris entre deux feux largement contradictoires assez bien résumés par les données issues de l’Eurobaromètre[1]. Lors de l’étude menée cette année, 56 % des Français déclaraient plutôt ne pas avoir confiance dans l’Union européenne quand 33 % affirmaient avoir plutôt confiance dans cette institution. Néanmoins lorsqu’on demandait aux mêmes individus si la France ferait mieux face au futur si elle était hors de l’Union européenne, seules 32 % des personnes interrogés étaient d’accord avec cette affirmation alors que 56 % ne l’étaient pas.

Ces données expliquent largement l’atermoiement quasi général des formations politiques sur la dimension européenne. La première question indique ainsi que le « marché » des positions pleinement europhiles est extrêmement limité et qu’il ne dépasse globalement pas la base de soutiens à Emmanuel Macron. Il faut d’ailleurs remarquer qu’en 2017, François Fillon, candidat pour un courant de droite historiquement pro-européen, et qui, dans les faits ne proposait aucune modification de la dynamique libérale actuelle de l’Union, avait fait disparaître l’enjeu européen de sa communication. Même sa profession de foi indiquait vouloir « Bâtir une nouvelle Europe, respectueuse des nations, recentrée sur ses principales priorités ».

La seconde question, quant à elle, montre que pour une majorité des Français, il est néanmoins difficile de franchir le pas et de prendre en considération une sortie de l’Union Européenne. Les incertitudes sur un possible retour au franc et le mélodrame du Brexit contribuent sans doute largement à cette incapacité d’envisager une alternative claire à l’heure actuelle. La base des citoyens pleinement eurosceptiques semble ainsi à l’heure actuelle aussi peu large que celle des citoyens pleinement europhiles. Cela explique largement la modification stratégique au sein de la FI et du RN depuis 2017.

Un choix stratégique majeur pour la gauche radicale

Cependant, si la dynamique programmatique du Rassemblement National et de la France Insoumise sur la question européenne fait apparaître quelques convergences, les deux mouvements sont dans des situations bien différentes. Le Rassemblement National ayant réussi à fédérer autour de lui une grande partie de l’électorat pleinement eurosceptique, il peut tenter une ouverture à un électorat de droite plus modéré sur cette question mais faisant face à la décomposition des Républicains, tout en espérant être suffisamment identifié à une position eurosceptique par la base de son électorat.

La gauche radicale dans son incarnation actuelle par la France Insoumise se trouve quant à elle dans une position stratégique complètement différente et est confrontée à deux positions irréconciliables. La première solution est d’adopter une position pleinement eurosceptique, qui, tirant le bilan de la construction européenne et des implications de la constitutionnalisation de politiques économiques libérales, assume pleinement la possibilité d’une sortie de l’euro et de l’Union Européenne. La seconde solution, celle qui semble davantage suivie ces derniers mois, est de concilier un discours fondamentalement eurosceptique à certains vœux pieux concernant la réorientation souhaitée des institutions et des traités européens.

Ce choix est fondamental dans la mesure où il détermine en grande partie la stratégie globale du mouvement, un choix de la transversalité dans le premier cas, contre un choix d’union de de la gauche dans le second.

Trancher la question plutôt que l’éviter

Pour ne pas choisir un électorat plutôt qu’un autre, la France Insoumise a jusqu’à présent cherché à ne pas trancher sur le moyen terme la question européenne. Lors de la campagne de 2017, l’enjeu européen se caractérisait avant tout par sa faible prise en compte dans la communication de Jean-Luc Mélenchon. De même, l’explication de la stratégie réelle voulue par le mouvement lors des élections européennes est demeurée  extrêmement précaire.

Si vouloir ménager les deux électorats en ne choisissant pas fermement une des deux positions et en ne communiquant pas sur cette dernière peut s’entendre d’un point de vue relativement abstrait, les conséquences peuvent néanmoins être extrêmement néfastes. Ne pas adopter de position claire porte en effet le risque de se couper des deux électorats plutôt que de les faire converger. Par ailleurs, même lorsqu’une position n’est pas pleinement assumée, elle prête néanmoins largement le flan à la critique. Rappelons ainsi, que lors de la campagne de 2017, Benoît Hamon, alors candidat du Parti Socialiste et de ses alliés, avait fait de la question européenne la pomme de discorde entre lui et Jean-Luc Mélenchon, mettant un terme à tout espoir d’alliance avec la France Insoumise.

La question européenne nécessite donc d’être clairement débattue et tranchée pour le moyen terme car, même si elle n’est pas à la base de la rhétorique de la gauche radicale, de la position sur cette question découle l’ensemble de la stratégie électorale. Quand la stratégie envisageant sérieusement une sortie de l’Union Européenne doit clairement déboucher sur une transversalité par rapport à l’habituel clivage gauche/droite et permet de toucher des catégories populaires intéressées par le vote Rassemblement national, voire abstentionnistes, refuser cette sortie permet de son côté de toucher des classes moyennes se situant traditionnellement davantage dans la rhétorique et le positionnement idéologique de la gauche plurielle.

Deux positions conciliables sur le moyen terme

Le problème majeur posé par ce choix stratégique est qu’il semble néanmoins difficile de se priver d’un de ces deux électorats pour une formation politique anti-libérale ambitionnant de prendre le pouvoir. C’est pourquoi contrairement à la stratégie suivie jusqu’ici, se contentant largement d’ignorer le problème plutôt que de le régler, tout l’enjeu est de pouvoir décider de la stratégie adoptée sur cette question, en amont des échéances électorales, dans les fameux « temps froids » de la politique[2].

Si dans un premier temps le choix de l’une ou de l’autre des stratégies empêche théoriquement de parler aux deux électorats, le travail de fond pouvant être mené sur la question européenne peut, sur le moyen terme, arriver à réconcilier ces électorats, l’aspect profondément libéral de la construction européenne pouvant à la foi entraîner un rejet des classes populaires sur les questions économiques et sociales et un rejet des classes moyennes sur la question environnementale. Ou, pour le dire autrement et d’une manière schématique, le besoin de protections sur le plan économique et social peut très bien converger avec un impératif de protection de l’environnement, si tant-est que l’articulation de ces dimensions soit suffisamment expliquée. Dégager ces convergences d’intérêts oblige en effet à un travail préalable de construction de l’opinion publique nécessitant lui-même une déconstruction des arguments abondamment présentés dans les médias dominants. Cela ne peut être réalisé que dans le temps court de la période électorale. Au contraire, c’est un axe majeur et impératif à traiter de la part des acteurs de la gauche radicale, pour lequel la réflexion et l’action autour de cette question doivent être envisagées durant les périodes de plus faible intensité politique.

[1]Avec toutes les réserves que peuvent susciter ce genre d’enquêtes quantitatives.

[2]https://lvsl.fr/pour-un-patriotisme-vert/

Publié le 16/02/2020

 

Comment Macron est devenu marxiste

« Il est à présent le mieux placé pour l’être... »

 

paru dans lundimatin#229 (site lundi.am)

 

 

Emmanuel Macron devient progressivement marxiste. Dans sa chambre, en ce moment, ça phosphore. Le type est paraît-il brillant, et tout à fait en âge de recevoir une pensée qui le transforme. C’est certain : Macron comprend peu à peu le piège où l’existence l’a mis.

Depuis longtemps il s’arrangeait, sans trop y penser, d’une fatalité, une loi naturelle où la responsabilité des individus prévalait. En se rasant, il contemplait son image en songeant : « regardez-moi donc comme moi je me regarde, c’est pas plus compliqué que ça ; un type brillant doté d’un appétit joyeux », puis il envoyait valser la mousse, viril, exaspéré par la morosité de ses semblables et de son siècle. Lui n’était que poudre, tonnerre, pur-sang.

Maintenant c’est incontestable : il change son LBD d’épaule. Tant de gens bien informés lui ont parlé de lui-même. Tant de têtes pleines ont pensé, dé-pensé, repensé ce qu’il pensait : on a beau s’imaginer une surpuissance conceptuelle, malgré soi on se rencontre parfois dans le blanc des yeux : on est quand même moins sûr de son empire moral, on admet qu’existent des vivacités parallèles, des angles inconnus, des volontés, des synthèses surprenantes, lumineuses. Puis tant de portraits, d’esquisses, de romans, d’essais éclairant ses recoins, modulant son parcours, ses conditions, l’environnement, le charroi historique qui l’a roulé jusqu’ici….Bien sûr, des tas de salades ont été débité à l’avenant, mais il lui fallait bien reconnaître qu’une vérité se dégageait sur lui, qu’il n’aurait jamais pu entrevoir seul. Il était le produit, l’aboutissement de mécanismes qu’il ne contrôlait pas.

Alors un jour Macron se retrouve avec cette certitude d’une vérité marxiste : ça crève les yeux (pouf pouf), ça pique (ah ah), on joue d’abord avec, et puis on tremble : on est joué. Ce fut peut-être au cours d’un de ces bains de foule, lorsqu’une voix maladroite, bizarre dans sa colère, a éclaté contre la carapace de satin rhétorique. En se brisant, la voix n’eut pas le bruit prévu, le simple écho d’une défaite « naturelle », le morne éjaculat du sophisme aisé à tourner contre lui-même et qui vous rehausse sans effort devant les caméras. Non : le type avait des yeux fous, semblait perdu dans la demi-conscience typique du populo fébrile face à la Majesté. Il répétait un slogan usé jusqu’à l’os. Pourtant Macron, en triomphant sans péril, a malgré lui perçu l’insidieuse voix marxiste : pas de nature qui explique notre face-à-face aujourd’hui, monsieur, un simple rapport de forces. Ce slogan, ce populo hagard : comment on les brise, comment on les presse, comment on les dérobe. Macron s’est dédoublé une milliseconde : il a vu sa propre technique en face : une virtuosité dépourvue d’ivresse, seulement héritée, et mécanique. Dangereux comme profession, virtuose. Et l’idée s’est joué de lui, doucement.

Tout cela n’a rien changé au monde, bien entendu. Sur le fil du rasoir le matin son image restait d’airain. Mais un autre jour, puis cinq, puis cent jours en conversant avec ses chers amis, il a senti contre sa peau d’enfant les mailles du filet. Tous le regardaient comme celui qu’il n’était pas, comme celui qui intercéderait, comme un bouton, une pelle, un outil. Alors il s’est demandé ce qu’il pouvait faire par lui-même. Ses amis ne toléraient aucune marge sérieuse. Bien sûr il pouvait jouer d’untel pour obtenir telle chose d’un autre, mais ce n’était alors qu’une partie modeste, où toutes les cartes étaient connues, l’enjeu médiocre. Une gentille tricherie. Il retournait des questions étranges maintenant, et beaucoup plus sérieuses, et qu’il aurait voulu adresser à l’un deux hors champ, dans un répit, d’homme à homme. Il dut admettre qu’il ne pouvait pas les voir ainsi, ni poser ces questions. Il n’existe pas de hors champ. Il ne pouvait rien dire. Et surtout rien faire. Il était Président.
Mais il dispose aujourd’hui de tout le temps pour ramasser ces pierres au hasard des rues : slogans, sophismes, raisonnements, plaintes, plaidoyers. Son puissant cerveau brillant les analyse les trie, les synthétise sans même qu’il le veuille. Pire encore : son puissant cerveau en déduit des lignes convergentes, des axes, bref : il fait système de ce qui passe. Or son puissant cerveau a jadis entraperçu, au temps héroïque des amphithéâtres, des conclusions similaires, des théories proliférantes, sophistiquées, qui revenaient grosso modo au même : toutes les sciences humaines lui tendaient un miroir et dressaient le portrait lamentable de son rôle, son maigre rôle ancillaire. Son cerveau sans le vouloir à saisi ce que, pour simplifier, nous appellerons Marx et Macron est devenu l’homme le plus marxiste de France. Il est à présent le mieux placé pour l’être : dominant un vaste paysage où tout se tient, tout s’affronte, tout se maintient dans un équilibre jamais définitif, chacun des mécanismes lui saute aux yeux. Chaque levier dont il a joué, chaque poste supprimé, chaque budget construit, il devine maintenant son poids exact dans l’ordre actuel. Voir devient douloureux : son propre langage lui inspire de la répulsion. Tournures complaisantes, jargons d’école, argumentaires à trous : cela lui est entièrement soustrait, on parle à travers lui. Pour un peu, il relirait Rimbaud, ou Bourdieu. Il a été envahi et Marx lui désigne à chaque seconde l’envahisseur.
Il se sent malin, encore, génialement retors, et ce génie le tartine de honte. Son pas de course, ses costumes serrés, sourires, sa séduction remontent des profondeurs de la glèbe stratifiée du monde social, pour en circonscrire les possibles, en punir les déviances, en obérer la violence.

Après quelques verres, certaines nuits il se console en imaginant son populo suivre une pente inverse : s’en aller, tête basse, sous la loi naturelle. Combien de combats a-t-il perdus depuis trente ans, le type aux yeux fous ? Tant d’humiliations : il devait se vautrer dans la loi naturelle, non ? Sa dignité devait trouver des raisons antédiluviennes au déshonneur, et la fatalité comme un vieux ressort pouvait l’aider à rebondir. Encore une fois 1968, 1995, 2010...moins fort, moins haut, moins loin, avant de se rouiller complètement. Le populo abandonne son marxisme et se laisse couler, tandis que lui sombre dans Marx. En se croisant dans ces courbes de l’esprit, Macron adresse à l’autre un salut improbable, que l’autre ne lui rend pas.

Macron est las. Plus que jamais convaincu d’être comme emporté vers le passé, lui et son utopie de l’ancien temps, la belle époque des technologies, du dépassement démocratique, de l’excitation morose à la prospérité. Dans l’absolu il s’orienterait vers la Révolution bien sûr. Mais on ne fait plus la Révolution contre soi-même : maintenant qu’il est là-haut les découvertes arrivent sous forme de gifles. Il fatigue. Il pourrait se calmer, peut-être. Emprunter la social-démocratie à la papa, embaucher des hommes courageux et charismatiques : risquer de s’effacer, tenter l’apaisement. Apaiser Donald Trump ? Il n’a plus vraiment beaucoup d’envie. Marxiste, il suivra Donald Trump, ou l’Union Européenne, ou n’importe quel lobbyiste séduisant. Il suivra encore la pente, la vieille pente de son ascendance, de son héritage et de la pauvre liberté narcissique où il s’est enclos. Il regarde revenir ses amis vers lui avec horreur. Rien n’est possible, depuis le passé où il évolue. Macron s’efface, se fond dans sa caricature. Alors tout est possible.

 

Jean-Baptiste Happe (poète)

Publié le 09/02/2020

Ennemis de la démocratie ?

 

Patrick Le Hyaric (site humanie.fr)

 

C’est une petite musique qui devient tapageuse. Face à la colère populaire contre un pouvoir jugé obtus, arrogant et autoritaire par 72 % des Français, ses auxiliaires organisent la contre-offensive. Leur credo : faire passer les acteurs du mouvement social pour des adversaires de la République.

ous les arguments sont bons, jusqu’aux plus sournois, pour défendre un gouvernement et un président aux abois, et mener à cette fin une violente offensive idéologique. Celle-ci consiste, aujourd’hui, à faire des acteurs du mouvement social des ennemis de la République et de la démocratie. Le président a lui-même ouvert le bal dans l’avion qui le ramenait de Jérusalem, le 23 janvier, en invitant son opposition politique à « essayer la dictature » pour justifier ses dérives autoritaires. Manière, une fois de plus, d’inciter ses opposants à rejoindre l’extrême droite et, lui, d’incarner l’État de droit pour donner une légitimité, refusée par une grande majorité de Français, à la casse organisée des solidarités.

Ses fondés de pouvoir s’indignent qu’il puisse y avoir de-ci, de-là dans des cortèges des effigies du président de la République au bout d’un pic ou des « retraites au flambeau ». Les mêmes se scandalisaient, hier, que les gilets jaunes aient ressorti des guillotines – factices, faut-il le rappeler – au milieu des places et des ronds-points. Soyons clairs, ce n’est pas notre préconisation. Et celles et ceux qui agissent ainsi ne réclament pas le retour de la peine de mort. Il ne s’agit que d’une symbolique.

Que le peuple mobilise ces symboles qui ont contribué à le faire « roi dans la cité » hérisse les poils de ces drôles de « républicains ». Leur vient-il à l’idée qu’ils expriment en toute simplicité l’acquis fondamental de la République française, à savoir qu’il ne saurait y avoir d’autre souverain que la communauté des citoyens, et qu’il en coûterait à celui qui pense pouvoir agir contre ou sans elle ?

Cette frousse face à des symboles carnavalesques que l’intelligence et la mémoire populaires ont remis en selle contraste avec la violence, bien réelle, qu’affrontent les travailleurs de ce pays. Une violence sociale qui s’enracine dramatiquement depuis des décennies dans un pays où plus de 9 millions de citoyens vivent sous le seuil de pauvreté, confrontés à la désindustrialisation, au chômage, à la précarité, aux bas salaires et la sécession d’une partie des classes possédantes, qui considèrent ne plus avoir d’obligations à faire vivre le contrat social.

Pas d’autre souverain que la communauté des citoyens

La violence réelle, ce sont les plus de 500 travailleurs qui meurent chaque année dans l’exercice de leur métier ; ce sont les travaux pénibles qui, abîmant les corps et les esprits, réduisent drastiquement l’espérance de vie. La violence réside dans l’indécente accumulation des richesses créées par le travail à un pôle de la société, que les gouvernements successifs s’échinent à épargner de toute contribution au bien commun au nom de la compétitivité.

Ce concert d’injures ne rappelle que trop la coalition de ceux qui, au nom de l’ordre bourgeois, firent tourner les fusils de la Garde nationale sur les insurgés de juin 1848, avant de préparer l’avènement du second Empire. Pour eux, aujourd’hui comme hier, la République n’est qu’une garantie de l’ordre social inégalitaire. Toute velléité à faire vivre une République démocratique et sociale, pourtant inscrite dans la Constitution, doit être matée, fût-ce à l’aide d’un usage dévoyé de la force publique. Vers quels lendemains nous mènera cette intransigeance antisociale au nom d’un ordre inique ?

On nous dit, on nous répète que la République garantit la liberté d’expression, d’opinion, de manifestation, le suffrage universel, la séparation des pouvoirs. Elle le devrait, c’est sa raison d’être. Mais faut-il avoir la désobligeance de faire un diagnostic précis de chacune de ces conquêtes sur les dernières décennies, et du sort qui leur est réservé dans la France de M. Macron ?

La liberté d’expression et d’opinion est en berne quand l’écrasante majorité des éditorialistes et des moyens d’information soutient l’opinion exactement inverse de celle d’une large majorité de Français sur le « projet de société » régressif que constitue la réforme des retraites.

Libertés fondamentales menacées

La liberté de manifestation est en souffrance quand des policiers éborgnent, cognent à vue, s’extraient des règles qui régissent le maintien de l’ordre public pour dissuader des milliers de citoyens qui le souhaiteraient de garnir les cortèges, de peur d’y perdre un œil, d’y subir des coups de matraque ou des nuées de gaz lacrymogène.

Le suffrage universel est boudé et menacé quand le vote majoritaire des Français est nié sur les enjeux fondamentaux, comme ce fut le cas en 2005 lors du vote référendaire sur le projet de Constitution européenne. Il est réduit à peau de chagrin quand les élus locaux sont peu à peu dépossédés de leurs prérogatives, privés des moyens financiers de faire vivre la démocratie locale et le service public par l’asphyxie organisée des comptes publics. Les décisions essentielles sont centralisées par un appareil technocratique allié au capital financier.

La souveraineté populaire est ainsi réduite à une alternance sans alternative qui, au nom du consensus libéral – le fameux cercle de la raison – porté par les traités européens, défait toutes les solidarités pour garantir les intérêts des possédants. Ceux-ci s’étonnent ensuite d’une violence qu’ils suscitent chaque jour par une politique scélérate pour se retrancher, une fois inquiétés, derrière la morale et la police.

Un parlement muselé

La séparation des pouvoirs s’éloigne chaque jour quand le Parlement n’ose plus lever le petit doigt pour contredire son gouvernement et quand celles et ceux qui s’y risquent subissent l’opprobre et le mépris du pouvoir exécutif. Elle est malmenée quand l’institution judiciaire se rend perméable aux volontés du Prince et quand le parquet obéit aux injonctions gouvernementales pour organiser la répression judiciaire des mouvements sociaux. Le verrouillage démocratique devient ainsi la condition de la mainmise du capital financier sur les sociétés.

Nous ne sommes certes pas en dictature mais la République et son corollaire, la démocratie, sont très mal en point. La tentative de séparer, d’isoler l’État de droit des revendications populaires ne peut déboucher que sur un système de violence. Il faut absolument s’en prémunir tant l’histoire nous enseigne qu’une spirale de la violence est toujours défavorable aux intérêts populaires et jette dans les bras du parti de l’ordre des pans entiers de la société. Il faudra plus que des mots pour la conjurer, mais des actes pour ériger, enfin, une République sociale et travailler à un processus de dépassement du capitalisme.

 

Patrick Le Hyaric

Publié le 23/01/2020

Contre « la-démocratie »

 

par Frédéric Lordon, (site blog.mondediplo.net)

 

Quand Agnès Buzyn annonce aux personnels hospitaliers cette formidable innovation dont elle leur fait la grâce : des postes de beds managers, à quoi avons-nous affaire ? Plus exactement à quel type d’humanité ? Car nous sentons bien que la question doit être posée en ces termes. Il faut un certain type pour, après avoir procédé au massacre managérial de l’hôpital, envisager de l’en sortir par une couche supplémentaire de management — le management des beds. Mais bien sûr, avant tout, pour avoir imaginé ramener toute l’épaisseur humaine qui entoure la maladie et le soin à ce genre de coordonnées. Comme tout le reste dans la société.

Mais voilà, de la même manière qu’elle pourrait dire qu’elle n’est pas à vendre, la société aujourd’hui dit qu’elle n’est pas à manager. Et que le retrait de l’âge-pivot qui a si vite donné satisfaction à tous les collaborateurs ne fera pas tout à fait le compte.

Mais qui sont ces gens ?

Le jet des robes d’avocats, des blouses de médecin, des cartables de profs, des outils des artisans d’art du Mobilier national, mais aussi les danseuses de Garnier, l’orchestre de l’Opéra, le chœur de Radio France, ce sont des merveilles de la politique contre le management des forcenés — génitif subjectif : ici les forcenés ne sont pas ceux qui sont managés mais ceux qui managent (lesquels par ailleurs pensent que les « forcenés », les « fous », comme tout le reste, sont à manager). De la politique quasi-anthropologique, où l’on voit, par différence, l’essence des forcenés qui managent et, à leur propos, surgir la question vertigineuse : mais qui sont ces gens ? Qu’est-ce que c’est que cette humanité-là ?

À Radio France, Sibyle Veil demeure comme un piquet, statufiée. Belloubet, elle, ne connaît qu’un léger décrochage de mâchoire inférieure, et la même inertie. Le directeur du Mobilier national choisit le déni massif de réalité, et continue son discours, comme les directeurs d’hôpitaux. Que se passe-t-il à l’intérieur de ces personnes ? Se passe-t-il seulement quelque chose ? Y a-t-il des pensées ? Si oui lesquelles ? En fait, comment peut-on résister au-dedans de soi à des hontes pareilles ? Que ne faut-il pas dresser comme murailles pour parvenir à se maintenir aussi stupidement face à des désaveux aussi terribles ? Comment ne pas en contracter l’envie immédiate de disparaître ? Comment continuer de prétendre diriger quand les dirigés vous signifient à ce point leur irréparable mépris ? Quel stade de robotisation faut-il avoir atteint pour ne plus être capable de recevoir le moindre signal humain ?

Et de nouveau : qui sont ces gens ? Qu’est-ce que c’est que cette humanité-là ?

À l’évidence, elle est d’une autre sorte. N’importe qui à leur place entendrait, et se retirerait aussitôt, définitivement, le rouge au front. Eux, non. Ils restent, pas la moindre entame. On imagine sans peine alors au sommet — Macron, Philippe : totalement emmurés. Logiquement, comment leur sorte pourrait-elle comprendre quoi que ce soit à la vie de l’autre — puisqu’elles n’ont tendanciellement plus grand chose en commun.

Par apprentissage, nous découvrons donc progressivement toutes les conditions de possibilité cachées de la démocratie, sans lesquelles il n’y a que « la-démocratie ». Le macronisme nous aura au moins fait apercevoir qu’il y faut un respect élémentaire du sens commun des mots — détruit avec l’effondrement délibéré de la langue : la langue du management. Nous savons maintenant qu’il y faut également une proximité des sortes d’humanité, et notamment un partage minimal de la décence.

La décence, ce sont les danseurs et danseuses de Garnier qui refusent le « privilège » d’être les dernières préservées au prix de l’équarrissage des générations qui viendront après — qui refusent tout simplement d’être achetées, réaction sans doute bien faite pour laisser interloqué le pouvoir macronien qui ne connaît que les ressorts les plus crasses de l’individualisme, ignore qu’on puisse leur échapper, leur opposer ceux de la solidarité, comme on oppose les valeurs de la création à celles de la marchandise. Et c’est comme un camouflet non seulement politique, mais moral, et presque anthropologique, dont ces jeunes gens lui font honte.

La décence, c’est aussi celle, poignante, d’Agnès Hartemann, chef de service à la Pitié, qui rend sa blouse car il n’y a plus rien d’autre à faire, et qui raconte comment elle s’est reprise de l’implacable devenir-robot dans lequel était en train de la jeter les managers de l’hôpital, ces gens de l’autre sorte d’humanité, Buzyn en tête, dont on se demande comment ils peuvent se regarder dans une glace après avoir entendu des choses pareilles. En réalité on sait comment ils le peuvent : comme l’histoire l’a souvent montré, les destructeurs organisent leur tranquillité d’âme en se soustrayant systématiquement au spectacle de leurs destructions — signification historique du tableur Excel qui, à l’époque des connards, organise la cécité, le compartimentage des actes et de leurs conséquences, et joue le rôle du pare-feu de confort en mettant des abstractions chiffrées à la place des vies.

Le « respect » ?

Comme de respect de la langue, de décence il n’y a donc plus la moindre trace depuis que le macronisme est arrivé au pouvoir. Toutes ces choses qui n’ont cessé d’être érodées décennie après décennie, ont été poussées à un stade de démolition terminale avec le macronisme. C’est pourquoi, ayant méthodiquement détruit les conditions de possibilité de la démocratie, ses plaintes quant aux atteintes à « la-démocratie » sont vouées à rendre le son creux de l’incompréhension des demeurés.

« Il faut retrouver le respect normal de base » ânonne Emmanuelle Wargon, qui enfile comme les perles les débilités pleines de bienveillance de « la-démocratie » — « on peut ne pas être d’accord », « mais le gouvernement a été élu », « si on n’est pas d’accord, on n’aura qu’à voter contre », « la prochaine fois », soit le fin du fin de la pensée Macron, ou plutôt Macron-Berger-Hollande-Demorand-Salamé-Joffrin-Barbier-Calvi-Elkrief-on arrête là, la liste serait interminable. Mais quel « respect normal de base » la sous-classe robotique des bed managers, et celle pire encore de leurs maîtres, pourraient-elles s’attirer ? Elles ont perdu jusqu’à la capacité de produire une réponse décente, élémentaire, à des protestations symboliques qui, par leur force, alarmerait n’importe quelle personne n’ayant pas complètement tué le fond de moralité en elle. Forcément, c’est autre chose qui vient à la place du « respect ».

« Personne ne devrait accepter que l’on s’en prenne à des élus parce qu’ils sont élus », blatère pendant ce temps Aurore Bergé, outrée par ailleurs que le roitelet ait été chassé des Bouffes du Nord par les gueux. Mais comment faire comprendre à Aurore Bergé qu’en première approximation, les députés ici ne sont pas poursuivis pour ce qu’ils sont mais pour ce qu’ils font. Il faut quand même une innocence qui frise la maladie mentale pour imaginer que les gens vont laisser détruire leurs conditions d’existence, et même se laisser détruire tout court, sans contracter un jour l’envie de détruire ce qui les détruit.

« La France sombre sous la coupe d’une minorité violente » glapit Jean-Christophe Lagarde (1) qui, comme toujours la langue macronienne, dit totalement vrai, mais sans le savoir et par inversion projective : oui la minorité macronienne violente la société comme jamais auparavant, elle démolit les existences, y compris physiquement. Alors les existences décident qu’elles ne se laisseront plus faire, qu’elles ont longtemps donné à leur protestation la vaine forme de « la-démocratie », sont allées au bout du constat de ce qu’on pouvait en attendre, et en tirent maintenant les conséquences : elles passent la seconde.

Quand tout ce qui a pu être dit, puis crié, puis hurlé, depuis trois décennies, ne rencontre que le silence abruti et le mépris d’acier, qui alors pourra s’étonner que les moyens changent ?

Les « gilets jaunes » resteront historiquement comme le premier moment de la grande lucidité : à des pouvoirs sourds, rien ne sert de parler. Quand tout ce qui a pu être dit, puis crié, puis hurlé, depuis trois décennies, ne rencontre que le silence abruti et le mépris d’acier, qui alors pourra s’étonner que les moyens changent ? Lorsque des populations au naturel enclin à la tranquillité sont dégondées, c’est qu’on les a dégondées. Les dégondeurs souffriront donc les effets dont ils sont les causes.

On peut désormais le prédire sans grand risque de se tromper : Macron n’a pas fini d’être poursuivi, les ministres empêchés de vœux, ou de lancement de campagne, les députés LRM de voir leurs permanences peinturlurées, leurs résidences murées, puisque c’est, toutes tentatives « démocratiques » faites, le seul moyen avéré que quelque chose leur parvienne. Quant à ce qu’ils en feront, évidemment… En tout cas, on ne trouvera pas grand-chose à opposer à l’argument qui sert de base à ces nouvelles formes d’action : ils nous font la vie impossible ? On va leur faire la vie impossible.

Un politologue en poil de zèbre, pilier de bistrot pour chaînes d’information en continu (il les fait toutes indifféremment), s’inquiète bruyamment que « chahuter Macron, c’est s’attaquer aux institutions et à leur légitimité ». Tout juste. À ceci près qu’en réalité « les institutions » ont d’elles-mêmes mis à bas leur propre « légitimité ». Comment peut-on espérer rester « légitime » à force d’imposer à la majorité les intérêts de la minorité ? Même un instrument aussi distordu que les sondages n’a pu que constater le refus majoritaire, continûment réaffirmé, de la loi sur les retraites. C’est sans doute pourquoi le gouvernement, supposément mandaté par le peuple, s’acharne à faire le contraire de ce que le peuple lui signifie.

Car l’époque néolibérale est au gouvernement sadique. Si ça fait mal, c’est que c’est bon. Les forcenés ont même fini par s’en faire une morale : le « courage des réformes ». Une morale et une concurrence : Fillon, du haut de ses « deux millions et demi de personnes dans la rue » en 2010 traite Macron de petit joueur avec ses quelques centaines de milliers de « gilets jaunes ». Dans ce monde totalement renversé, violenter le plus grand nombre est devenu un indice de valeur personnelle. Pendant ce temps, ils ont de « la-démocratie » plein la bouche. On ne sait pas si le plus étonnant est qu’ils y croient ou qu’ils soient à ce point étonnés que les autres n’y croient plus. Mais qui pourra être vraiment surpris qu’après avoir jeté si longtemps des paroles de détresse, des appels à être entendus, puis des blouses, des robes et des cartables, il vienne aux violentés des envies de jeter d’autres choses ?

Les conseils de Raymond

Cependant, entre ceux qui ont le pouvoir et les armes et ceux qui n’ont rien, l’asymétrie distribue asymétriquement les responsabilités : que ce soit par la continuité de leurs abus, leur enfermement dans la surdité ou le déchaînement répressif, ce sont toujours les dominants qui déterminent le niveau de la violence. Regardons la société française, disons, il y a dix ans : qui aurait pu alors imaginer des formes d’action semblables à celles d’aujourd’hui ? La question est assez simple : que s’est-il passé entre temps ?

Il s’en est passé suffisamment pour qu’on puisse maintenant lire sur des affichettes des choses inimaginables, des choses comme : « Manu, toi tu retires ta réforme, et nous, quand tu devras t’enfuir, on te laissera 5 minutes d’avance », ou pour qu’on entende chanter dans les cortèges « Louis XVI, Louis XVI, on l’a décapité ! Macron, Macron, on peut recommencer ! ». Et pour que tout ceci soit en réalité très facile à expliquer.

Il ne sera pas judicieux d’écarter ces propos comme « extrémistes » et « peu significatifs » : les extrémités disent toujours quelque chose de l’état moyen. Et, même si c’est à distance, le centre de gravité du corps politique se déplace avec ses pointes. C’était bien d’ailleurs la grande leçon des « gilets jaunes » : « ça gagne ». Ça prend des couches de population qu’on aurait jamais vues faire ce qu’elles ont fait.

Maintenant, le verrouillage d’en-haut ne cesse de hâter les déplacements d’en-bas. Le Parisien commence-t-il à en éprouver de la panique ? Quand il titre « L’inquiétante radicalisation », il est voué à avoir raison en ayant tort. Comme d’habitude parce que la radicalisation première est celle de l’oligarchie qu’il accompagnera jusque dans la chute, mais aussi, presque logiquement, car il va y avoir une contradiction à parler de radicalisation, ou d’extrémisme quand c’est la masse qui entre progressivement dans un devenir-extrémiste — fut-ce d’abord par simple approbation tacite.

Le plus étonnant, cependant, est qu’il reste dans l’oligarchie des gens capables de dire des choses sensées

Le zèbre politologue ne manque pas lui aussi de s’en alarmer : « Il y a un aspect groupusculaire parce qu’on parle d’une poignée d’individus, mais il y a également un public pour ça, et là c’est plus inquiétant ». Et puis il voit aussi que « cette montée de la violence (…) inquiétante (…) n’est pas spécifique à la France ». Comment dire : lui aussi on le sent inquiet.

Au vrai, il n’a pas tort. Il n’a pas tort parce qu’en effet, « ça gagne ». En effet, « il y a un public pour ça ». Et le pire, c’est que le public, par rangées, est en train de monter sur la scène. De tous côtés d’ailleurs, il ne cesse d’y être encouragé. Directement par les robots qui signifient assez qu’il n’y a plus rien à faire avec eux, ni par la parole ni par les symboles. Indirectement quand, par un aveu transparent de « la-démocratie », Christophe Barbier explique sans ciller que « 43 % des Français [contre 56…] souhaitent cette réforme », que « c’est énorme » et que « ça veut dire que les Français sont profondément convaincus qu’il faut passer à la retraite par points » — la chose certaine étant que, quand ça lui viendra dessus, il ne comprendra toujours pas qu’à l’écouter, « les Français » ont été convaincus de tout autre chose.

Le plus étonnant, cependant, est qu’il reste dans l’oligarchie des gens capables de dire des choses sensées. Sensées, mais curieuses. Ainsi Raymond Soubie, cet artisan de l’ombre de toutes les déréglementations du marché du travail, qui avait laissé coi le plateau entier de C’dans l’air (où il a son rond de serviette) en expliquant, lors de la démolition Macron du code du travail, qu’en réalité on n’avait jamais vraiment vu les dérégulations du droit du travail créer le moindre emploi… En somme un art de tout dire. Raymond Soubie, donc : « Les manifestations lorsqu’elles ne dégénèrent pas n’ont pas tellement d’influence sur les gouvernements ». Soit : un constat d’évidence. Un aveu implicite. Et un conseil à méditer.

Frédéric Lordon

Publié le 17/01/2020

L'Assemblée nationale n'a pas mandat pour casser nos retraites !

Les millions de voix de barrage dont a bénéficié Emmanuel Macron contre Marine Le Pen ne lui valent ni à lui ni aux députés un blanc-seing pour abîmer ce qui fait le cœur de notre république depuis la Libération.

 

(site huffingtonpost.fr)

 

Cette tribune est signée par le collectif Les Constituants, un collectif de citoyennes et citoyens né dans l’élan de la révolte des Gilets jaunes, du constat que, face à l’impasse politique, il appartient au peuple de revenir aux sources de la République en s’engageant dans un processus constituant.  

Le 17 février, le projet de loi sur les retraites doit être examiné par l’Assemblée nationale.

En ne renonçant pas à l’examen parlementaire d’un texte qui a d’ores et déjà suscité le plus long mouvement social du dernier demi-siècle et auquel les Français s’opposent très majoritairement, le gouvernement bafoue la démocratie.

Utilisant tous les expédients offerts par l’actuelle constitution, il a même déjà annoncé qu’il pourrait passer par ordonnance pour imposer l’âge pivot et agite la menace du 49.3 pour se réserver, in fine, le bénéfice de la tenue d’un débat en bonne et due forme au Parlement.

Plus que jamais, les institutions sont donc tournées contre le peuple, au service d’un rapport de force dont l’issue espérée est la victoire de la minorité contre la majorité, et la représentation nationale est utilisée comme chambre d’enregistrement et caution morale d’un pouvoir en réalité entièrement concentré entre les mains du président de la République. 

Pourtant, disons-le tout net: Emmanuel Macron n’a pas mandat pour toucher aux retraites. 

Premièrement, parce que les millions de voix de barrage dont il a bénéficié contre Marine Le Pen ne valent pas blanc-seing pour désosser la solidarité nationale et faire place nette aux assurances et autres fonds de pension.

Deuxièmement, parce qu’il a menti aux Français. En effet, quand son programme mentionnait une mesure purement technique, qui ne devait avoir pour conséquence ni de reculer l’âge de départ, ni de réduire les pensions, la réforme qu’il défend désormais contre la volonté populaire renie ces deux engagements. 

Pas plus que le président de la République dont ils procèdent, les députés de la majorité n’ont mandat pour abîmer ce qui fait le cœur de notre république depuis la Libération. Leur propre légitimité émanant directement de l’élection d’Emmanuel Macron, la réforme qu’ils adopteraient ainsi ne serait pas celle de la nation, mais celle d’un seul individu.

Alors que, depuis un mois et demi, des centaines de milliers de citoyennes et de citoyens font grève et descendent dans la rue pour exprimer leur refus d’une loi destructrice, il ne serait pas acceptable de laisser le processus législatif se poursuivre comme si de rien n’était.

Par ses manœuvres politiciennes, Macron ressuscite le vieux monde et nous ramène au régime des partis: la droite critique un texte qu’elle juge vidé de sa substance, la gauche un texte jusqu’au-boutiste, et Macron d’user de cette position d’entre-deux pour faire croire à une position d’équilibre. Mais à l’heure où le président se fait fort de réaliser le programme de la droite libérale, cette posture est au mieux un leurre, plus certainement un piège. Car à ce jeu-là, la suite de l’histoire est écrite d’avance. Les opposants à la réforme auront beau défendre brillamment leurs arguments dans l’hémicycle, à la fin des fins, la loi sera adoptée, les petites gens pourront bien travailler jusqu’à l’épuisement, les retraités être de plus en plus pauvres et les grands capitalistes faire main basse sur l’épargne des classes moyennes qui peuvent encore se permettre de mettre de l’argent de côté.

Au total, c’est la société tout entière qui aura renoncé à l’une des promesses de sa fondation: permettre à chacun de terminer sa carrière à un âge raisonnable, tout en continuant d’être rémunéré dignement. 

Depuis plus d’un an maintenant, les Françaises et les Français disent leur volonté de révoquer le théâtre d’ombres qu’était devenue la politique pour se réapproprier leur souveraineté. Mais Macron qui ne les entend pas continue de mettre en œuvre les vieilles tactiques de la république monarchique.

Une option moins déshonorante pour lui et plus conforme à l’esprit des institutions aurait été de soumettre son texte au référendum. Et cette option lui aurait encore donné l’avantage, aussi vrai qu’avoir le choix des mots, c’est avoir le choix des armes. 

Aujourd’hui, nous devons lui dire que sa tentative de passage en force doit s’arrêter là.

Nous devons lui dire qu’on ne réécrit pas le contrat social sur un coin de table, avec BlackRock pour commensal.

Nous devons lui dire que sa majorité n’a pas de délégation de souveraineté pour porter atteinte aux conditions matérielles d’existence des générations futures.

Nous devons affirmer que le temps constituant est arrivé, et qu’au point où nous en sommes de la décomposition du système politique, seul un processus de refondation permettra de remettre à l’heure les pendules de la démocratie; de redéfinir, toutes et tous ensemble, les principes fondamentaux de la société dans laquelle nous souhaitons vivre et vieillir.

Liste des signataires:

François Cocq, essayiste, Gwénolé Bourrée, syndicaliste étudiant, Flavien Chailleux, gilet jaune et fonctionnaire au sein du ministère du travail, Hélène Franco, magistrate syndicaliste, Charlotte Girard, maîtresse de conférences de droit public, Manon Le Bretton, enseignante et élue rurale, Walter Mancebon, militant pour une VIe République, Manon Milcent, étudiante gilet jaune, Sacha Mokritzky, directeur de la communication du média Reconstruire.org, Alphée Roche-Noël, essayiste, Frédéric Viale, juriste spécialiste des traités de libre-échange, membres des Constituants

Publié le 29/12/2019

Guillaume Balas : « Il faut aller plus loin pour une dynamique unitaire de la gauche »

 

Saliha Boussedra (site humanite.fr)

 

(4/4) Toute la semaine,  l’Humanité donne la parole aux composantes de la gauche. Aujourd’hui, Guillaume Balas, coordinateur national de Génération.s.

Quel est pour vous le pire élément de la réforme des retraites proposée par le gouvernement Macron ?

Guillaume Balas Pour moi, le pire de la réforme, c’est le passage des 25 meilleures années pour le privé à l’ensemble de la carrière pour les retraites, sans que nous ayons une quelconque idée de la pérennité de la fixation de la valeur du point et de son rendement. Ce qui fait qu’en réalité, on se retrouve avec une réforme dont le premier acte est le risque d’une baisse généralisée des pensions. Pour moi, c’est le pire parce qu’on n’en comprend pas la logique : pourquoi supprimer les 25 meilleures années au profit de l’ensemble de la carrière, si ce n’est justement pour baisser les pensions ? Il n’y a aucune autre raison qui puisse pousser à cela. Et quand on avance des arguments disant que certaines catégories s’en sortiraient mieux, je ne vois pas lesquelles.

Quelles sont vos contre-propositions ?

Guillaume Balas Pour nous, il n’y a pas d’urgence absolue à réformer aujourd’hui les retraites. On devrait prendre le temps de réfléchir en profondeur, et il y a plusieurs éléments à proposer : surtaxer les entreprises n’appliquant pas l’égalité salariale femme-homme. Comptabiliser l’ensemble des heures travaillées, y compris celles qui sont au-dessous de 150 heures (qu’elles soient discontinues ou continues). Taxer fortement les contrats courts pour éviter les discontinuités en termes de carrière. Mettre en place une contribution sociale pour les entreprises qui automatisent : quand vous remplacez de l’emploi humain par de l’automatisation, vous devez payer des cotisations sociales et patronales, c’est ce qu’on appelle la taxe robot. Dernier point très important, les plateformes numériques comme Uber : elles devraient payer l’intégralité des cotisations sociales comme si elles étaient des patrons qui embauchaient des salariés.

Pensez-vous que la gauche politique a un rôle à jouer par rapport au mouvement des retraites, et même plus largement ?

Guillaume Balas Évidemment ! C’est pour cela que nous participons à toutes les dynamiques unitaires. On a travaillé avec le PS, le Parti communiste, EELV à des éléments à la fois de réactions communes contre la réforme Macron, mais aussi à des débuts de contre-propositions. Mais il faut aller plus loin. Pour nous, c’est une dynamique globale, c’est-à-dire qu’il faut bien comprendre que ça doit nous mener jusqu’à la question de l’élection présidentielle, qui est l’élection majeure dans ce pays, qu’on le veuille ou non. Il ne suffit pas d’être ensemble pour dire non, il va falloir être ensemble pour dire oui sur des propositions, mais aussi être ensemble pour dire oui sur une alliance politique qui soit en capacité aujourd’hui d’incarner une alternative au match Macron-Le Pen, et je crois que, dans la population, il y a cette aspiration. Malgré des cultures politiques différentes, nous devons apprendre à conjuguer ces projets et, nous, à Génération.s, on aspire à cela, et on se battra évidemment pour ce rassemblement. Et évidemment, il faudra que cette gauche-là soit une gauche nouvelle, elle ne pourra être simplement la réédition de la gauche ancienne. De ce point de vue, la dimension écologique doit être absolument prioritaire. Pour ma part, je pense que c’est beaucoup plus à travers un processus de programme en commun, puis d’alliances larges et fortes au moment des régionales, qu’on pourra préparer au mieux la présidentielle.

 

Entretien réalisé par Saliha Boussedra

Publié le 29/12/2019

Cécile Cukierman : « La gauche doit défendre la crédibilité de propositions alternatives »

 

Julia Hamlaoui (site humanite.fr)

 

(3/4) Toute la semaine, l’Humanité donne la parole aux composantes de la gauche. Aujourd’hui, Cécile Cukierman, sénatrice de la Loire, porte-parole du PCF.

La sénatrice Cécile Cukierman estime que réformer les retraites revient à faire un « choix de société ». La porte-parole du PCF le résume par une question : « Est-ce qu’on se satisfait d’une société où les gens demain seront plus nombreux à vivre plus longtemps ? »

Les grévistes sont la cible de nombreuses attaques depuis les vacances scolaires. Avez-vous un message à leur adresser ?

Cécile Cukierman Les grévistes sont les premières victimes de la grève. Ils font ce choix pour combattre une réforme des retraites qui met en péril les droits de tous. Ils ne sont donc pas payés, avec toutes les conséquences que cela peut avoir en période de fêtes. Il faut leur apporter notre soutien et rappeler que le vrai et seul responsable, c’est le gouvernement. Non seulement il a joué avec le calendrier, mais il n’a, en plus, absolument rien fait pour que cessent les grèves.

L’âge pivot cristallise l’opposition à la réforme. Un recul du gouvernement sur cette seule question peut-il suffire ?

Cécile Cukierman Non, et l’ampleur de la mobilisation du 5 décembre, antérieure aux annonces d’Édouard Philippe, l’a montré. Cependant, avec cet âge pivot, le gouvernement finit de dévoiler qu’avec son projet, inévitablement, nous allons devoir travailler plus pour gagner moins, et ce, quelles que soient les catégories. Toute la réforme repose sur cette logique. Un exemple : le calcul de la pension pour le privé non plus sur les 25 meilleures années mais sur la carrière complète implique que toutes les interruptions de carrière seront pénalisées. La France a réussi à être l’un des pays d’Europe où le taux de pauvreté chez les retraités est le moins élevé, avec cette réforme par points qui individualise et reproduit les inégalités, cela va se dégrader.

Le refus du gouvernement de regarder du côté des recettes repose sur l’idée qu’alléger la contribution des entreprises serait inévitable, au nom de la « compétitivité ». Que répondez-vous ?

Cécile Cukierman C’est une aberration. Avec les allongements précédents de la durée du travail, le taux des inactifs de plus de 55 ans n’a cessé d’augmenter, mais la « compétitivité » ne s’est pas améliorée. En 2018, au total, le montant des exonérations de cotisations s’est élevé à plus de 50 milliards d’euros. Le déficit des retraites est de 3,8 milliards cette même année. C’est un choix de société. Est-ce qu’on se satisfait d’une société où les gens demain seront plus nombreux à vivre plus longtemps ? Si c’est le cas, si on considère positif d’avoir des retraités en bonne santé qui fassent vivre les associations ou les clubs sportifs, qui soutiennent leur famille, il faut augmenter les recettes pour financer les retraites. Mais cela implique que le premier ministre ne reçoive pas les organisations syndicales pour leur livrer son message mais pour les écouter afin de reposer les bases d’un contrat social qui assure à chacun le droit à un travail bien payé et en conséquence d’avoir une retraite digne en fin de carrière.

Le PCF a été à l’initiative d’un meeting le 11 décembre qui a rassemblé toute la gauche sur une même tribune. Les propositions pour les retraites des uns et des autres sont toutefois différentes. Quel rôle peut jouer la gauche dans ces circonstances ?

Cécile Cukierman Si les analyses ne sont pas toujours unanimes quant aux réponses à apporter, la gauche doit se rassembler pour défendre d’une même voix la crédibilité de propositions alternatives. Elle doit jouer ce rôle à la fois auprès de ceux qui sont mobilisés aujourd’hui, et demain lors du débat législatif. Nous avons la responsabilité d’appuyer les mobilisations et de leur proposer un débouché positif. Parce que définir les retraites dont nous bénéficierons demain est un choix de société, la gauche doit y prendre toute sa place.

 

Entretien réalisé par Julia Hamlaoui

Publié le 27/12/2019

Julien Bayou : « Nous devons passer de la coalition du rejet à celle du projet »

 

Cyprien Caddeo (site humanite.fr)

 

(2/4) Toute la semaine,  l’Humanité donne la parole aux composantes de la gauche. Aujourd’hui, Julien Bayou, le nouveau secrétaire national d’EELV, articule avenir des retraites et celui du climat…

Vous dites n’être pas forcément défavorable à une retraite à points, à condition d’avoir des garanties quant à la valeur du point ?

Julien Bayou L’idée n’est pas de s’arc-bouter sur un système qui serait bien par essence, et un autre mauvais par nature. L’enjeu, c’est plus de justice sociale et quelles possibilités pour les travailleurs et travailleuses de s’engager sereinement dans l’avenir. On pourrait travailler sur la perspective de réduction du temps de travail, de pouvoir repenser le rapport au travail, de réaffirmer le sens de la répartition intergénérationnelle. Ce n’est pas du tout le chemin que prend le gouvernement. Si on va sur un système par points, la question principale, c’est quelles sont les garanties sur la valeur du point, effectivement. L’autre enjeu, qui concerne l’écologie, c’est le fait qu’un régime par points avec une valeur du point incertaine incite grandement à la capitalisation. Or, les fonds de pension type BlackRock sont des prédateurs pour le climat…

Quelles sont les propositions d’EELV pour un éventuel contre-projet de réforme des retraites ?

Julien Bayou On récuse déjà le fait de raisonner à taux de chômage constant. Rien de tout cela ne fonctionne si on continue à n’avoir que 50 % des seniors en emploi et l’autre moitié au chômage ou en invalidité. D’abord, on propose un « green new deal ». En s’engageant pleinement sur la voie de la transition écologique, vous agissez face au changement climatique et vous contribuez à l’emploi ou à de meilleures retraites pour tous. Au-delà, il faut bien sûr une prise en compte de la pénibilité :l’espérance de vie en bonne santé peut atteindre dix ans d’écart entre certains cadres et certains salariés.

Il n’y a aucune ligne rouge, pour EELV, sur l’âge de la retraite, ou du moins le nombre d’annuités à cotiser ?

Julien Bayou Je ne raisonne pas forcément comme ça. Encore une fois, rien ne tient si on a un taux de chômage aussi élevé, si pour les jeunes qui entrent sur le marché du travail les conditions type CDI sont de toute manière inatteignables… Si aujourd’hui on prend l’ensemble de la carrière, on favorise les élèves de grandes écoles qui sortent avec un premier bon salaire, et on enfonce la tête sous l’eau de toutes celles et ceux qui n’ont que contrats précaires et conditions de travail très difficiles. De la même manière, on ne considère pas que les cotisations doivent être plafonnées à 14 % du PIB. Là encore, c’est une réponse absolument idiote, idéologique et dogmatique. Si on veut que les gens jouissent d’une espérance de vie en bonne santé à la retraite, eh bien il faut voir cela comme un investissement, et non un coût. Dans ce cas-là, il faut faire appel à d’autres sources de financement que celles reposant sur le travail, et réfléchir à faire contribuer le capital, à des taxes sur la robotisation et l’automatisation.

Est-il ressorti quelque chose de concret des deux meetings communs de la gauche ?

Julien Bayou Ces deux meetings ont permis d’affirmer le soutien au front syndical. Au-delà de l’opposition au projet Macron et Philippe, je souhaite que nous puissions être force de proposition. Car les Français ne sont pas opposés par principe au mot réforme, mais sentent bien qu’il s’agit encore de réclamer toujours plus d’efforts aux mêmes. Nous devons donc passer de la coalition du rejet à celle du projet. Et nous travaillons à une plateforme de propositions communes pour le mois de janvier. Nous avons notre projet, mais l’enjeu, c’est de se concentrer sur ce qui nous rassemble et d’en faire un bloc commun pour mieux peser dans le débat public. Parce que ce qui se trame est dangereux.

 

Entretien réalisé par Cyprien Caddeo

Publié le 25/12/2019

Clémentine Autain : « Faisons valoir une logique alternative reposant sur l’égalité »

Julia Hamlaoui (site humanite.fr)

 

Toute la semaine, l’Humanité donne la parole aux composantes de la gauche. Clémentine Autain (1/4), députée de Seine-Saint-Denis (France insoumise), voit dans le mouvement « un peuple qui relève la tête ».

Le premier ministre prétend que les femmes sont les « grandes gagnantes » de cette réforme. Pourquoi estimez-vous qu’au contraire elles ont le plus à y perdre ?

CLÉMENTINE AUTAIN Le système par points avec le calcul de la pension sur toute la carrière et l’âge pivot porté à 64 ans vont pénaliser toutes les personnes aux carrières hachées, précaires et aux bas salaires. Or les femmes sont les premières à interrompre leur carrière en raison des inégalités dans le partage des tâches domestiques et parentales. Elles ont des salaires inférieurs de 24 % à ceux des hommes. Avec des pensions déjà inférieures de 42 %, les femmes seront donc les plus pénalisées par un mécanisme qui paupérise, privatise et allonge le temps de travail. Le choix du gouvernement d’une majoration de 5 % dès le premier enfant pose, en plus, plusieurs problèmes. D’abord, elle peut être prise par la mère ou le père, mais, les pensions des hommes étant supérieures, l’hypothèse que les couples décident de la leur attribuer est forte. Comme il s’agit d’un pourcentage, cette mesure sera de surcroît plus avantageuse pour les plus riches. Il existe déjà des majorations, dès le premier enfant. Avec les 5 %, les mères de trois enfants vont y perdre et la majorité de celles d’un ou deux aussi. Quant aux pensions de réversion, elles ne pourront plus être prises à 55 ans, mais à 62 ans, ce qui devrait en exclure 84 000 femmes.

Que proposez-vous pour dépasser les inégalités générées par le système actuel ?

CLÉMENTINE AUTAIN En augmentant de 2 % la part des richesses consacrée aux retraites, il est possible de garantir le départ à 60 ans pour tous et aucune pension sous le Smic pour une carrière complète.

Pour les femmes, c’est évidemment le levier de la lutte contre la précarité, pour le partage des tâches domestiques et l’égalité salariale qui est décisif. Avec un ensemble de politiques publiques – davantage de contraintes pour les grands groupes sur l’égalité salariale, allongement du congé paternité, véritable service public d’accueil de la petite enfance –, nous pourrions passer un cap décisif. Mais on ne peut pas se payer de mots, cela nécessite de l’investissement public.

Quel rôle devrait à vos yeux jouer la gauche dans cette mobilisation contre la réforme du gouvernement ?

CLÉMENTINE AUTAIN La gauche peut contribuer à asseoir l’idée qui se propage qu’on peut faire autrement. Réduction de la dépense publique avec la sacro-sainte règle d’or, néolibéralisme et productivisme : ces trois dogmes de l’exécutif sont contenus dans sa réforme des retraites. En contestant la proposition gouvernementale, on a matière à faire valoir la logique alternative qui repose sur l’égalité, le partage des richesses et des temps, la sortie du consumérisme. Avec cette confrontation sociale qui dépasse la question des retraites, à laquelle s’ajoutent le mouvement des gilets jaunes, les jeunes pour le climat, de multiples conflits dans les entreprises, la vague #MeToo, notre peuple relève la tête. Sur le terrain politique, en revanche, le correspondant n’est pas sur pied. À gauche, nous avons la responsabilité de tracer cet horizon dans un contexte d’urgence climatique, sociale et politique. Nous devons déjouer le duopole Macron-Le Pen. Et personne n’ayant à lui seul la force propulsive suffisante, il est nécessaire, comme le disait Angela Davis, de renverser les murs pour construire des ponts.

 

Entretien réalisé par Julia Hamlaoui

Publié le 24/12/2019

 

Un magistral inventaire du communisme (et de sa trahison stalinienne) avant refondation

 

Par Gilles Alfonsi (site regards.fr)

 

Avec « Le communisme » ?, Lucien Sève explore le communisme de Marx et Engels, puis ce que fût le communisme, avec et sans guillemets, au XXème siècle. Une somme hyper stimulante.

Un ouvrage disponible depuis septembre que la critique ignore. Un pavé dans la mare des philosophes spéculatifs et des annonceurs de la fin de l’histoire. Une brèche pour renouveler et approfondir la connaissance des principaux penseurs-militants du communisme et affirmer la nécessité d’une visée du même nom. L’effort pédagogique de Lucien Sève est tel et les contenus de l’ouvrage si essentiels que ses 670 pages se dévorent sans peine. Dans l’attente impatiente du tome, en cours d’écriture, consacré au communisme du XXIème siècle, le lecteur a déjà là de quoi nourrir substantiellement sa réflexion, son engagement.

La première partie donne une vision panoramique, mais étayée, du communisme dans les travaux de Karl Marx et Friedrich Engels, avec cette originalité remarquable de raconter la formation, l’étayage puis l’affinage progressif de leurs pensées. Sève souligne les immenses mérites de Sève tout en abordant les limites, les manques voire les insuffisances de certains concepts mal ficelés ou le manque de fiabilité scientifique de certaines démonstrations. Entre encenser et enterrer Marx, il y a la voie choisie par l’auteur et d’autres intellectuels et militants : travailler.

Lucien Sève aborde les sources du communisme et rappelle le jugement d’abord défavorable de Marx envers le communisme avant que, prolongeant sa critique des penseurs essentiels de l’époque (Hegel, Feuerbach, Proudhon, Stirner, etc.), il devienne le forgeron exigeant d’une visée sans cesse retravaillée. Ce chapitre évoque notamment les relations entre socialisme et communisme, leurs convergences initiales et ambigües, l’exposé de leur différenciation progressive puis de leurs oppositions décisives. En particulier, loin de l’égalitarisme grossier auquel on assimile souvent le communisme, la visée communiste inverse la proposition socialiste « À chacun selon ses capacités », qui en définitive naturalise des inégalités, et porte l’idée « À chacun selon ses besoins ».

Marx métamorphose le communisme

Lucien Sève souligne que le communisme n’est pas pour Marx de portée seulement politique mais anthropologique : l’homme est « sociétaire du genre humain », son « essence déborde absolument la finitude de l’individu isolé ». Réfutation des puissances surnaturelles (et donc critique, et non diabolisation, de la religion), refus du clivage entre l’homme-citoyen et l’individu privé – « émanciper l’homme entier est une autre affaire qu’émanciper le seul citoyen » –, dénonciation de l’imposture de la « nature humaine »… l’affranchissement politique et l’émancipation sociale doivent être envisagées ensemble. Notons que nous que nous sommes déjà loin des conceptions qui dominent parfois encore aujourd’hui ! Après des années de tâtonnements et d’évolution de ses élaborations, Marx met à jour que l’individualité est forgée dans le rapport au monde : « Rien ne se comprend en dehors d’une vie elle-même de part en part interactive avec un monde historico-social donné [...] ce qui nous fait hommes au sens présent du terme, par delà la nature qui est en nous, est un monde hors de nous ». C’est pourquoi la visée communiste porte inséparablement l’idée d’une émancipation sociale et celle du plein développement individuel.

Les implications stratégiques de ces découvertes ici résumées de manière ultra-lapidaire sont immenses. Pas de mouvement transformateur possible sans transformation des « logiques selon lesquelles chemine l’histoire ». Importance décisive de la production de vie matérielle, car « les hommes produisent, et c’est en produisant qu’ils se produisent eux-mêmes ». Mais attention à ne pas aplatir cette idée : elle ne conduit pas du tout à faire du communisme un économisme, ni à considérer que l’émancipation se jouerait dans un (seul) lieu, l’entreprise. Bien plus profondément, « ce ne sont pas les idées qui mènent le monde, mais les conditions matérielles de la production et des échanges sociaux ». Et celles-ci contribuent à forger l’être, ou la conscience de soi. Au total, une leçon d’histoire, avant même l’heure des révolutions du XXème siècle, est la suivante : « Oui, c’est d’une radicale transformation sociale qu’il est besoin, ce qui est infiniment plus qu’une insurrection politique remplaçant les gouvernants par d’autres gouvernants, ou même la Constitution par une autre Constitution ». Cela n’empêche pas bien sûr que la révolution politique est indispensable, faute de quoi tout changement social – au-delà de quelques fragiles îlots localisés d’expériences alternatives – serait impossible.

Ce qui rend possible, ce qui réalise

Dans la pensée Sève, le volontarisme politique et plus encore la tendance de certains révolutionnaires à vouloir forcer l’histoire en prennent pour leurs frais avant même l’examen critique par l’auteur des révolutions du XXème siècle et le démontage du stalinisme. On comprend que les partisans de l’émancipation ne peuvent simplifier cela : chaque être humain est à la fois déterminé et libre de déterminations, ce qui veut dire qu’il n’existe aucune mécanique amenant au communisme et qu’il n’existe pas de raccourci brutal à l’avènement d’un nouvel ordre social. Le philosophe va y revenir, mais d’abord il évoque les concepts essentiels – aliénation, matérialisme, lutte des classes, etc. – et leur portée d’ensemble, qui est la marque de fabrique de Marx. On trouve ici, au-delà des explicitations pointues de chaque terme, une mise en mouvement fertile, où le mouvement historique est déterminé à la fois par le développement des forces productives, qui ouvre le champ des possibles, et par ce qui advient dans la conjoncture, qui régit le « tracé effectif du mouvement historique ».

Pour traiter de la révolution, ou de la visée communiste, il faut ainsi penser la dialectique entre le fondamental – les conditions nécessaires – et le décisif – l’action volontaire – : le déni, ou la sous estimation des limites du possible à une période donnée constitue un travers des révolutions du XXème siècle, que ce travers prenne la forme d’expériences utopiques sans conséquence systémiques (îlots de résistance légitimes mais faibles et isolés) ou la forme, catastrophique, d’une brutalisation de la société. Ainsi, le communisme n’a pas pour objet d’imposer une société sans propriété privée, mais d’être le mouvement d’appropriation commune des moyens de productions et d’échanges. Soulignons au passage qu’il ne s’agit pas là de remettre en cause le fait que chacun dispose de moyens individuels d’existence personnelle, contrairement à ce que veulent croire ce qui agitent le communisme comme un chiffon rouge. Autre exemple, s’agissant de la religion, il ne s’agit pas de la combattre, mais de remettre en cause l’aliénation en général. De fait, alimenter un conflit entre croyants et athées détourne de l’essentiel clivage de classe, alors que la question d’être ou non-athée perdrait toute son importance si l’idée hégémonique était que l’homme est un produit de l’histoire. Autre exemple, encore : à côté de l’appropriation des moyens de production et d’échange, le « progressif dépérissement de tout pouvoir étatique coercitif » n’a rien à voir avec la suppression des services et de l’action publique.

Lucien Sève dit pourquoi le communisme n’est ni un programme ni même un projet à mettre en oeuvre, mais une visée : l’entreprise révolutionnaire ne consiste pas à « forcer l’histoire de l’extérieur, à partir d’un projet à nous », mais à « l’orienter du dedans, à partir de son trajet à elle ». Là se niche selon lui le problème essentiel des conditions de possibilités du communisme, auquel s’est heurtée l’action révolutionnaire : il souligne la « prématurité historique de la visée communiste » au XXème siècle.

L’auteur aborde plusieurs points de débats, tenant la corde d’une relecture critique de Marx qui à la fois en souligne la dimension performative sur bien des sujets mais n’esquive pas des préoccupations essentielles. Mentionnons par exemple les illusions de Marx quant aux dynamiques positives de l’histoire, son optimisme stratégique ou encore l’immaturité des stratégies d’action qu’il propose. Ces limites de la pensée Marx reviennent à ignorer, ou du moins à minorer, le caractère indispensable d’un haut niveau culturel pour produire une pensée, des actions et un mouvement d’émancipation.

Anticipation, prématurité, carences

Lucien Sève évoque ainsi des « fautes d’appréciation systématiques » de Marx et Engels : « Ils surfont les possibles et sous-estiment les délais ». La thèse du livre est que Marx a « formidablement anticipé sur l’histoire  », mais précisément le revers de cette capacité à anticiper était une grande insuffisance à penser l’identification des possibles et à élaborer la construction de l’action. Ainsi, « la raison cardinale du drame qui a dominé le court XXème siècle n’est pas du tout l’invalidité de la visée communiste marxienne, mais son extrême prématurité ». Et ce n’est pas seulement parce que Marx était volontaire et enthousiaste : sa « façon de raisonner sur l’histoire comme sur un problème de pur ordre théorique » pose problème. « Marx et Engels ont vu fondamentalement juste, mais de façon bien trop abstraitement anticipatrice, faisant d’un avenir dont la forte probabilité est ultracomplexe un présent de nécessité toute simple. »

Lucien Sève évoque notamment comme manque significatif le « défaut dans le Manifeste [d’]une réflexion sur le problème hautement crucial et complexe du dépérissement de l’État », thème sur lequel il revient notamment après l’exposé, lui aussi passionnant, du Marx du Capital. Plus largement, Marx a centré ses efforts sur l’approfondissement des « aspects économico-sociaux », tandis qu’il a peu et insuffisamment traité ceux qui concernent les dimensions politiques de la visée communiste (prise de pouvoir, insurrection, État, etc.). Sève explique qu’à l’époque l’immaturité de la réflexion sur l’État était générale, ce qui n’était bien sûr pas le cas des théories économiques. Mais le résultat de ce manque est problématique, car le pouvoir d’État est par défaut d’élaboration considéré comme de « caractère purement répressif », vision qui manque de souligner la complexité, les immenses contradictions qui traversent l’État, qui en donne une vision homogène, unilatérale, désarmant les partisans de l’émancipation. Sève souligne à ce propos les apports magistraux de Gramsci sur cette question décisive.

Le lecteur sera passionné par les pages consacrées à la question de la violence révolutionnaire, réfutant entièrement l’idée d’un Marx faisant l’apologie de la violence mais soulignant que s’interdire une contre-violence face à la violence des adversaires de l’émancipation « équivaudrait à un défaitisme consenti ». Et surtout il traite du processus révolutionnaire, soutenant l’expression d’« évolutions révolutionnaires », c’est-à-dire de transformations sociales nécessairement réalisées dans la durée. On ne peut pas dans le cadre de cet article développer, mais l’enjeu est d’importance : comment sortir des impasses d’une révolution violente soudaine, alors que la révolution implique des transformations extrêmement profondes qui ne peuvent s’accomplir que sur la durée, et d’un réformisme électoraliste illusoire ? La révolution ne peut pas être une insurrection, même si ne sont pas exclus des épisodes violents (car bien sûr l’adversaire ne se laisse pas faire !) : c’est toute une époque de réforme transformatrice. Et d’évoquer positivement la conception révolutionnaire de la réforme de Jean Jaurès, dont il souligne toutefois la limite : elle est essentiellement institutionnelle, là où il doit s’agir d’un processus global qui implique et qui transforme les citoyens.

Puissante réussite, ratage complet

La seconde partie du livre est consacrée aux communismes ayant ou n’ayant pas existé au XXème siècle. L’auteur relit la révolution de 1917 au prisme de ce qu’il a mis à jour précédemment. D’un côté, la thèse de Marx et Engels promettant à la classe ouvrière un rôle décisif dans la Révolution est validée, de même que la nécessité de se faire des travailleurs de la campagne des alliés. Sève souligne en outre que la révolution russe fut d’abord essentiellement pacifique. Mais : qu’en était-il des conditions de possibilité du communisme dans la Russie du début du XXème siècle ? Lucien Sève souligne le paradoxe extraordinaire qu’avec la révolution russe, il s’est agi d’une victoire politiquement possible pour une visée historiquement prématurée.

Victoire politiquement possible : Lucien Sève évoque les événements successifs et entremêlés, entre insurrection armée, utilisation des possibilités légales, bataille d’idées, jusqu’à la prise du pouvoir le 7 novembre 1917. Démonstration d’une conquête révolutionnaire avec un recours minimum à la violence, grâce à « une adhésion très largement majoritaire aux objectifs de la révolution ». Mais visée communiste impossible à concrétiser : utopie d’un passage direct à la répartition communiste par delà les contraintes de l’échange marchand, aboutissant à la guerre civile (le communisme de guerre), et plus largement triple empêchement du « développement insuffisant des individus » (autrement dit incapacité des individus à gérer autrement les affaires communes), de l’arriération massive des moyens de production et de l’immaturité politique (« politique dictatoriale en opposition avec ses fins émancipatrices »). Ces pages sur ce qui a d’abord puissamment réussi puis irrémédiablement raté constitueront pour le lecteur une source nouvelle d’inspiration.

Staline à l’opposé de la visée communiste

Tirer au clair « la question névralgique du stalinisme » est aussi au cœur du livre, Lucien Sève soulignant d’emblée que « personne ne pouvait faire tort à la cause communiste autant que l’a fait Staline ». Reprenant une à une les différentes approches critiques du Stalinisme, il souligne d’abord que Staline a été un personnage « monstrueux » : « On est en tous les cas violemment saisi par la froide détermination aggravée de stupéfiante indifférence avec laquelle cet homme aura de manière direct ou indirecte – répression sociale, aberration économique, procès politique, impéritie militaire – conduit à la mort pareille quantité d’être humains, à chiffrer en millions ». Propos indispensable, au moment où on voit sur certains réseaux sociaux qu’il existe des zélateurs de Staline, dont certains tenaient d’ailleurs un stand à la Fête de L’Humanité. Mais le prisme de la personnalité de Staline n’explique pas « le fait politique qu’il ait effectivement pu disposer d’un pouvoir absolu » : l’explication psychologique du fou sanguinaire est très insuffisante.

Lucien Sève conteste ensuite que Staline puisse être considéré comme un continuateur de Lénine : « Non, il n’y a chez Lénine aucun culte de la violence en soi, aucune soif de guerre civile, et je mets quiconque au défi de produire un seul texte comme de citer un seul acte de lui faisant le choix de la terreur rouge autrement que comme riposte nécessaire à une terreur blanche préalable ». Et l’auteur d’évoquer notamment les travaux d’historiens ou de philosophes qui noircissent la vie et l’œuvre de Lénine : Lénine « n’a aucunement préfiguré Staline », affirme-t-il en décrivant son action en général et son action contre Staline en particulier.

Enfin, Lucien Sève étrille le pamphlet planétaire de l’historien François Furet, Le passé d’une illusion. Avec le recul des années avant qu’un débat digne de ce nom soit à nouveau possible sur le communisme, on prend la mesure (forces citations et déconstruction à l’appui) du caractère faussement démonstratif de ce livre : catalogue de formules de condamnation à mort, critique radicale de l’« idée communiste » sans jamais exprimer ce qu’elle recouvre, mais surtout plaidoyer pour le capitalisme qui ne doit pas être le « bouc émissaire » des malheurs du XXème siècle. Qui a pu prendre comme référence un auteur qui résume la révolution russe à un « putsch réussi dans le pays le plus arriéré d’Europe par une secte communiste dirigé par un chef audacieux » ?

Opposition entre Lénine et la politique stalinienne

Au-delà de ces aspects polémiques, Lucien Sève établit et documente dans « Le communisme » ? l’imposture du soi-disant léninisme de Staline. Staline a tout d’abord tourné le dos à Lénine en décidant contre la volonté de celui-ci de son embaumement. Mais la manière stalinienne de tourner le dos à Lénine a surtout été de se revendiquer de Lénine pour en fait imposer ses propres vues. Ainsi, il publie une série d’articles présentés comme Les principes du Léninisme, en altérant gravement les idées de Lénine. Lucien Sève étaye plusieurs exemples de « divergences politiques fondamentales entre Staline et Lénine » : oppositions concernant la question des nationalités (Lénine est un internationaliste, inflexible sur le droit de chaque nation à disposer d’elle-même, Staline est nationaliste), opposition quant à la façon de diriger l’État et le parti (conception ouverte au débat et au choix démocratique pour le premier, violence et culte du chef d’essence supérieure pour le second) ; conviction de Lénine qu’édifier le socialisme (première phase du communisme selon sa conception) est durablement impossible en Russie pour des raisons internes, contre discours de Staline estimant que le pays dispose de tout ce qui est nécessaire pour édifier une société pleinement socialiste etc. Sève aborde à ce propos les manipulations par Staline des écrits de Lénine.

Concrètement, Staline imposera ce que le philosophe Moshe Lewin appelle un « despotisme agraire », au lieu d’une agriculture socialiste, et s’en suit la bureaucratisation violente de la gestion, un essor des moyens de production sans désaliénation et bien sûr toute la politique stalinienne qui, de bout en bout, tourne le dos au projet d’émancipation. Sève évoque aussi la réduction du socialisme à l’industrialisation, la stratégie de rattrapage du capitalisme sans réflexion sur la définition d’une voie non capitaliste, l’étatisation des moyens de production sans appropriation sociale, et plus largement le renforcement de l’État, comme moyen de coercition de la société, au lieu de son dépérissement et de la transformation des pouvoirs publics. Bref, non seulement, pour Lucien Sève, il n’y a pas de continuité entre Lénine et Staline, ni caricature de la politique du premier par le second, mais politique contraire : « Staline a délibérément mis fin au bolchévisme ».

Staline contre Marx

Lucien Sève va plus loin en se proposant de démontrer que « la compréhension de la présentation stalinienne du marxisme est elle-même de bout en bout une dénaturation fondamentale de la pensée de Marx ». La parfaite connaissance de Marx par Staline ? Une contre-vérité criante, d’aberrations historiques en impostures politiques, que Sève illustre largement. Chez Staline, le déterminisme historique et le volontarisme politique, en principe fondamentalement contradictoires, sont constamment associés, dans un sens dictatorial. De manière purement idéologique, « le déterminisme historique fonctionne ici comme gage supposé du volontarisme politique », c’est-à-dire que « le volontarisme politique trouve à se légitimer en invoquant » le déterminisme.

Sève démontre, autre exemple, l’incompréhension par Staline de la dialectique, sa réduction à l’incompatibilité des opposés, qui participe à enfermer dans une vision politique unilatérale, dans laquelle le champ des possibles est des plus réduit. Or, Staline était au gouvernail, et la pensée rabougrie des dynamiques de la société eut des conséquences humaines désastreuses, par exemple en matière de doctrine militaire : « Plusieurs millions d’hommes ont perdu la vie sans nécessité par suite de ce long entêtement du chef suprême dans une vue non dialectique des choses ».

Communisme de Lénine et de Marx, « communisme » de Staline

Sève prolonge la délicate question de la filiation entre Lénine et Staline, et du coup cette question : Staline était-il communiste ? Pour l’historien communiste Roger Martelli, cité par Lucien Sève, « contrairement à ce que voulaient faire croire ses adversaires communistes, le stalinisme était un communisme et même, hélas, la forme dominante du communisme, pendant quelques décennies ». S’il exprime sa haute estime intellectuelle pour Martelli, Lucien Sève ne partage pas cette affirmation. D’une part, il estime que l’historiographie dominante dénature la politique de Lénine, dans un sens péjoratif. D’autre part, non seulement « Staline était le contraire d’un léninien », mais « Staline aura d’évidence été, de plus en plus brutalement à travers trois décennies, aux antipodes du communiste, jusqu’à en être l’anti-exemple absolu ».

Lucien Sève précise que, certes, on peut dire que le stalinisme était un communisme « au sens historico-factuel » : « Oui, le stalinisme en ce qu’il a eu de pire "était un communisme" dans ce sens frelaté du mot, et même, hélas, dans sa forme dominante pendant quelques décennies. Si la formule vous choque, tant mieux : elle est faite pour. Pour contraindre à penser jusqu’au bout ce fait terrible qu’a été la conversion implacable et répétitive de la plus grande entreprise d’émancipation sociale en pire déchaînement d’aliénation humaine. » Mais au sens politico-théorique du mot communisme, le stalinisme n’était pas un communisme – rien à voir avec la visée universellement émancipatrice de Marx – et Staline n’était pas un communiste. Bref, le « communisme » du « communiste » Staline n’avait rien à voir, et ne peuvent être assimilés, avec le communisme des communistes de Marx ou de Lénine. Le livre aborde alors comment a pu se faire le passage (et non la simple continuité) du léninisme au stalinisme, la question de la temporalité de la transformation de la société – où la tentation de forcer l’histoire se mue en déchaînement répressif, alors même que les conditions économiques, sociales, culturelles de possibilité du changement n’étaient pas là.

Sève taille en pièce les arguties des staliniens, d’hier et d’aujourd’hui, qui viennent dédouaner Staline ou plaider l’indulgence. En particulier, il dénonce l’explication de la Grande terreur de 1937-1938 – 750.000 morts au nom de la défense du pouvoir soviétique, y compris l’élimination de nombreux communistes – par la (seule) psychologie de Staline. Ce qui explique l’abominable carnage (qui a la spécificité d’avoir été commis en temps de paix), c’est pour le philosophe toutes une série d’inversions entre la conception de Lénine et celle de Staline : entre le pouvoir en principe dévolu au congrès (Lénine) et celui du noyau dirigeant (Staline), « la dictature du prolétariat se renverse en dictature sur le prolétariat, la démocratie des soviets en État autocrate, le socialisme en bureaucratisme, l’internationalisme en nationalisme, le marxisme critique en marxisme-léninisme doctrinaire ». Selon Lucien Sève, « seule la claire vision de ce qui oppose le stalinisme au léninisme » permet de comprendre la Grande Terreur : « empêcher à jamais de parler et d’agir » toutes les forces susceptibles de se mobiliser contre Staline était ainsi « une nécessité d’État ».

Les manques de Marx et des marxistes

Encore une fois, Lucien Sève s’interroge : le ver du stalinisme était-il dans le fruit Marx ? Sa réponse ouvre un champ nouveau : ce n’est pas dans l’œuvre de Marx, ni même dans le marxisme, qu’il faut chercher ce qui a produit les tares et les crimes du « communisme » en œuvre dans les multiples pays « communistes ». C’est plutôt dans ce que Marx ne contient pas. À l’époque de Marx et dans les décennies suivantes des révolutions se revendiquant du communisme, les conditions requises pour l’avènement du communisme n’avaient pas été pensées, et cela dans tous les domaines. Immaturité de la réflexion sur l’Etat, sur la démocratie, sur l’implication de chacun et sur les stratégies de conquête des esprits… ces manques conduisaient de fait à « une vision trop étroite de la politique et de la stratégie révolutionnaire ». À la place de telles élaborations, il y a eu la « dangereuse sottise de l’impatience historique », la croyance en la possibilité de forcer l’histoire, fut-ce par la violence. Sève en vient à cette appréciation aussi dure que nécessaire : « Il faut avoir la courageuse lucidité de le voir et de le dire : ayant révélé à des masses humaines la voie d’une émancipation vraie, mais sans leur en montrer assez l’inévitable longueur et complexité, ce qui est appelé "le marxisme", puissant initiateur de prise de conscience et de responsabilité, aura été aussi une formidable incitation à ce volontarisme ravageur ».

Lucien Sève évoque ensuite, dans des pages aussi denses que passionnantes, les régimes chinois, allemand de l’Est, cubain, soviétique, etc. Il expose les apports majeurs de Gramsci à la réflexion des partisans de l’émancipation, notamment sur l’État, mais aussi ce qu’il y a tirer des conquêtes émancipatrices en France et de la tentative qu’a été l’Eurocommunisme. L’appropriation critique du présent ouvrage, aussi érudit que porteur de sens pour le présent, est un excellent remède pour le lecteur impatient de découvrir l’ouvrage de l’auteur, en cours d’écriture, qui sera consacré au communisme du XXIème siècle à inventer.

 

Gilles Alfonsi

Publié le 11/11/2019

Frédéric Lordon interrogé par Joseph Andras

 

(site humanite.fr)

 

Evènement à découvrir dans l’Humanité du vendredi 8 novembre : l’entretien du sociologue, philosophe et économiste  Frédéric Lordon par l’écrivain Joseph Andras. Et en intégralité ici.

Vivre sans ? : tel est le titre du dernier ouvrage du philosophe et économiste Frédéric Lordon, paru aux éditions La Fabrique. Mais sans quoi ? Sans institutions, gouvernement, travail, argent, État ou police. C'est cette revendication générale, partagée par une part non négligeable de la gauche radicale, que l'auteur prend ici à bras le corps - et, en dépit d'évidentes sympathies, entend contrecarrer.

Vous vous dites « à contresens de [votre] époque ». Vous mobilisez en effet un quatuor qui n’a plus très bonne presse à gauche : Lénine, Trotsky, dictature du prolétariat et Grand soir. Quand l’idéal de « démocratie directe horizontale » s’impose avec force, pourquoi cette résurrection ?

Frédéric Lordon Par enchaînement logique. Si les données variées du désastre – désastre social, humain, existentiel, écologique – sont, comme je le crois, à rapporter au capitalisme, alors l’évitement du désastre ne passe que par la sortie du capitalisme. Or je pense que les manières locales de déserter le capitalisme ne sont que des manières partielles. Car, évidemment, ces manières locales ne peuvent internaliser toute la division du travail, et elles demeurent de fait dépendantes de l’extérieur capitaliste pour une part de leur reproduction matérielle. Ce que je dis là n’enlève rien à la valeur de ces expérimentations. Du reste, je ne pense pas qu’elles-mêmes se rêvent en triomphatrices du capitalisme ! Comme expérimentations, précisément, elles nourrissent le désir collectif d’en triompher, et c’est considérable. Mais pour en triompher vraiment, il y aura nécessairement une étape d’une tout autre nature. L’étape d’une confrontation globale et décisive. On ne demandera pas au capital d’envisager gentiment de rendre les clés, quand il est manifeste qu’il épuisera jusqu’au dernier gramme de minerai, fera décharge du dernier mètre carré disponible et salopera jusqu’au dernier cours d’eau pour faire le dernier euro de profit. Ces gens ont perdu toute raison et déjà ils n’entendent plus rien. L’alarme climatique, d’ailleurs loin d’épuiser la question écologique, aidera peut-être à en venir à l’idée qu’avec le capital, maintenant, c’est lui ou nous. Mais si le problème se pose en ces termes, il faut en tirer les conséquences. Le capital est une puissance macroscopique et on n’en viendra à bout qu’en lui opposant une force de même magnitude. De là, logiquement, je vais chercher dans l’histoire les catégories homogènes à un affrontement de cette échelle. Ces noms et ces mots que je cite, et que vous rappelez, on sait assez de quel terrible stigmate historique ils sont marqués – et qui explique la déshérence radicale où ils sont tombés. Je tâche d’y faire analytiquement un tri et d’en conserver l’équation stratégique qu’à mon sens ils ont adéquatement circonscrite, mais sans rien oublier des abominations qui sont venues avec la « solution ». C’est évidemment ce qui explique qu’ils aient à ce point disparu du paysage idéologique et qu’à la place y aient pris place l’horizontalité, la démocratie directe et les communes. Je pense cependant que tout le bien-fondé de ces idées n’ôte pas qu’elles relèvent de fait davantage du projet de se soustraire au capitalisme que de celui de le renverser. L’équation contemporaine c’est donc : comment les tenir, car il faut les tenir, mais dans un horizon de renversement ? Ce qui suppose de retrouver les « noms », ceux dont vous dites qu’ils « n’ont plus très bonne presse », mais de donner à ce qui y gît une forme nouvelle.

Un spectre hante votre livre : « combien ». Les masses. Mais vous reconnaissez que le néocapitalisme a « capturé » nos corps, qu’il soumet en séduisant. Le grand nombre a-t-il vraiment envie de s’extraire du cocon libéral et technologique ?

Frédéric Lordon C’est la question décisive. En réalité c’est toujours la même question pour tout : où en est le désir majoritaire ? On peut dire ce qu’on veut du freudo-marxisme, mais au moins Reich avait-il compris qu’il y avait eu en Allemagne, non pas juste une chape totalitaire tombée du haut, mais, « en bas », un désir de fascisme. On peut bien dire, identiquement, qu’il y a un désir de capitalisme et que c’est lui qu’il s’agit de vaincre. Dieu sait qu’il est puissant. En effet, ça n’est pas seulement par la bricole marchande qu’il nous tient, mais plus profondément encore par le corps : le corps dorloté, conforté, choyé par toutes les attentions matérielles dont le capitalisme est capable. Il ne faut pas s’y tromper : la puissance d’attraction du capitalisme « par les corps » est très grande. Nous sommes alors rendus aux tautologies du désir : pour sortir du capitalisme, il faut que se forme un désir de sortie du capitalisme plus grand que le désir de capitalisme. Tout dépendra des solutions qui seront proposées à cette équation. La solution « ZAD » est admirable en soi mais elle est d’une exigence qui la rend très difficilement généralisable. C’est une solution pour « virtuoses », pas pour le grand nombre. Qu’il nous faudra consentir à des réductions de nos conditions matérielles d’existence en sortant du capitalisme, la chose devra être claire et admise. Mais dans des proportions tout de même qui la rendent raisonnablement praticable. Une trajectoire post-capitaliste reposant sur une hypothèse de dé-division du travail massive ne me semble pas viable. Notre problème, c’est donc de conserver la division du travail disons dans ses « ordres de grandeur » actuels – je dis ça sans préjudice de toutes les réductions que nous pourrions et devrions lui infliger –, mais en la revêtant de rapports sociaux de production entièrement neufs. Par exemple en abolissant la propriété lucrative des moyens de production pour la remplacer par une propriété d’usage, comme dit Friot. Transformation dont on voit bien qu’elle suppose ni plus ni moins qu’une révolution juridique. C’est-à-dire, puisqu’il s’agit du point de droit névralgique qui soutient tout le capitalisme, une révolution tout court. Retour aux « noms » maudits…

Ce nombre serait, au lendemain de la révolution, « le seul antidote au déchaînement » capitaliste. Allende a gagné avec 36,6 % des voix et, fait rare, obtenu après deux ans de pouvoir un score de 44 % aux législatives. Cela n’a pas entravé le coup d’État…

Frédéric Lordon J’allais dire que c’est l’écart entre une condition nécessaire et une condition suffisante. Mais en fait, ici vous me parlez d’un soutien manifesté sous une forme exclusivement électorale. Dont se trouve démontrée la terrible limite historique. Après tout, que des factieux s’asseyent sur le « verdict des urnes », comme on dit, ça n’est pas exactement une nouvelle. Ce dont pour ma part je parle c’est d’une mobilisation suffisamment puissante pour prendre physiquement l’espace public, et éventuellement les armes, pour défendre ce à quoi elle tient. Au Chili, ce sont les militaires qui sont descendus dans la rue. À la fin des fins, c’est toujours la même question : qui passe à l’action ? Et avec le plus d’intensité ?

Au titan (le capital), vous assurez qu’il faut opposer un géant (les masses). Gulliver, sur l’île de Lilliput, a été mis à terre puis enchaîné par des « insectes humains » : pourquoi une fédération de communes « swiftienne » n’y arriverait-elle pas ?

Frédéric Lordon Je n’exclus pas par principe qu’elle y parvienne, pourvu que l’accent soit mis là où il doit l’être : sur « fédération ». C’est-à-dire sur « coordination ». En réalité, c’est d’abord coordination le mot important : l’aimable fédération des communes, elle vient après ; elle est ce qui suit le renversement… ne serait-ce que parce que je vois mal les pouvoirs stato-capitalistes laisser prospérer avec largesse la formation d’une fédération de communes qui aurait pour objectif avoué de les renverser – ça, c’est un scénario à la Bookchin, et je n’y crois pas une seconde. La « fédération des communes », ce sera donc pour après. Quant à ce qui opère le renversement, je pense que ce sera dans les faits d’une autre nature. Laquelle, je ne sais pas. Mais ou bien ce sera coordonné, et puissamment, d’une manière ou d’une autre, ou bien ce ne sera pas. On m’a récemment soumis l’exemple des Gilets Jaunes comme cas de spontanéité des masses. Ça n’est pas faux : avec toutes ses propriétés enthousiasmantes… et toutes ses limites stratégiques. Je ne crois aucunement que le mouvement des Gilets Jaunes appartienne au passé, tout au contraire !, mais sa première phase, précisément, aura montré les limites de ce que peut accomplir la « spontanéité ». Dans l’affrontement des blocs, « nous » sommes pourtant infiniment plus nombreux que le « eux » d’en-face. Mais « ils » sont infiniment mieux coordonnés que nous. L’oligarchie est une classe consciente et organisée. Et elle a pour elle un appareil de force qui fonctionne carrément à la coordination militaire. La dissymétrie dans la capacité de coordination lui fait surmonter à l’aise la dissymétrie numérique écrasante en sa défaveur. A un moment, il faudra bien réfléchir à ça. Nul n’en tirera la conséquence que nous n’avons qu’à répliquer « leur » forme de coordination, forme militaire comprise ! Mais il faut que nous en trouvions une – ou plusieurs d’ailleurs, mais articulées a minima. Sauf miracle, la spontanéité signifie la dispersion et n’arrive à rien. Pourtant, dira-t-on, le Chili, le Liban, l’Equateur… Oui, d’accord, attendons quand même un peu pour faire les bilans. Et craignons qu’ils ne soient pas fondamentalement différents de ceux qu’on a pu tirer après les printemps arabes. Ces demi-échecs sont le fait de coordinations d’action suffisantes – pour produire « quelque chose » – mais sans véritable coordination de visée : faire quoi quand on a « réussi », quoi mettre à la place de ce qu’on renverse ? Imaginons, pour le plaisir, un acte 2 ou 3 des Gilets Jaunes qui parvient à l’Elysée, et vire Macron manu militari. Quoi après ? C’est tellement incertain que c’en est difficilement figurable. Soit les institutions, intouchées, auraient accommodé le choc, quitte à se transformer à la marge ; soit, comme toujours, ce sont des groupes déjà organisés qui auraient raflé la mise. Le problème c’est que, dans la gauche radicale, intellectuelle notamment, tout un courant de pensée s’oppose à l’idée de visée, d’orientation stratégique, comprise, disons les choses, comme « capture bolchevique ». Alors on cultive l’idée du mouvement pour le mouvement, l’idée de l’intransitivité, on dit de bien belles choses, que le but est dans le chemin et que ce qui compte, ce sont les devenirs. Je ne méconnais nullement le risque inhérent à ceux qui se présentent pour, littéralement, prendre la direction des choses. Ce n’est pas un hasard qu’il s’agisse du même mot : toute proposition de direction enveloppe une candidature à diriger. Mais je crois que notre seul choix c’est d’assumer ce risque, de trouver à le contenir en l’ayant d’abord bien réfléchi, car si on ne sait pas où l’on va, il est certain qu’on n’arrive nulle part. En fait, voilà pourquoi il faut être organisé et savoir où l’on va : parce que d’autres sont organisés et savent où ils vont.

« Rupture globale ou […] rien », résumez-vous. Le Chiapas se situe dans cet entre-deux : ni un îlot zadiste (les zapatistes ont des dizaines de milliers de partisans, une armée et un gouvernement), ni le Palais national de Mexico. Et ça tient, non ?

Frédéric Lordon Je ne dirais pas ça – « entre-deux ». Dans leur périmètre, tant le Chiapas que le Rojava accomplissent une rupture globale, complète. Mais leur caractéristique commune est d’inscrire leur rupture dans une conjoncture particulière, et particulièrement « favorable », où cependant ni l’un ni l’autre ne maîtrise entièrement ses conditions externes de viabilité, lesquelles demeurent contingentes. C’est par le statu quo plus ou moins négocié avec le Mexique « environnant » que le Chiapas peut ne pas passer toute son énergie politique dans une guerre pour la survie pure et simple – comme le pouvoir bolchevique avait eu à en mener une à partir de 18. Le statut d’enclave est donc précaire et pour une très large part abandonné à une contingence externe. Que cette contingence vienne à mal tourner, et ça ne tiendra plus. Soit exactement ce qui menace de se passer au Rojava. Hors de ces circonstances miraculeusement favorables, où l’hostilité extérieure demeure modérée, une épreuve de mobilisation totale, militaire, marque la formation politique naissante d’un premier pli terrible. Et toute la question est de savoir si on en revient. Le Chiapas et le Rojava doivent plus aux circonstances extérieures qu’à leur propre principe d’avoir fait l’économie de cette épreuve.

Vous rappelez, à l’instar des anarchistes, que l’écrasement de Kronstadt par les bolcheviks a marqué « un coup d’arrêt » démocratique. Mais au regard de la conception autoritaire, verticale et militaire qu’avait Lénine de la révolution, ne peut-on pas dire que le vers était dans le fruit ?

Frédéric Lordon Oui, il y était. Et c’est bien ça le problème. Dans ce livre je ne fais que poser des problèmes. C’est-à-dire exposer des contradictions dont nous aurons à trouver une manière de tenir les deux pôles sans aucun espoir de résolution ou de dépassement – je ne suis pas hégélien. On ne renversera pas le capital sans en passer par un point de gigantomachie, mais dans le même moment où ce passage nous libère du capitalisme il nous laisse sur les bras un appareil formé au chaud de la convulsion révolutionnaire et sans doute de la guerre civile. Donc un appareil d’État originairement militarisé. Soit une verticalité policière, vouée au pire. Une fois encore, il faut bien voir la différence, abyssale, de configuration entre l’expérience russe et les expériences de type Chiapas-Rojava, et les contraintes que respectivement elles imposent, ou dont elles soulagent. Le Chiapas et le Rojava se constituent comme des enclaves homogènes : les individus y sont d’emblée accordés autour d’une manière commune de vivre. La révolution dans un pays capitaliste développé se pose dans de tout autres coordonnées : avec la perspective inévitable d’avoir à réduire une réaction intérieure ultra-déterminée, puissante, et puissamment soutenue par un extérieur capitaliste qui veut également à tout prix voir échouer une expérience communiste. Ce sont des conditions d’hostilité qui n’ont rien à voir, qui sont sans commune mesure. La situation de 17 a imposé ses réquisits et ils étaient terribles. C’est toujours très facile de passer 100 ans derrière et de dire « ah mais il aurait fallu, et il aurait fallu ne pas ». Les corps collectifs comme les corps individuels font ce qu’ils peuvent dans les situations de vie ou de mort. Comment on fait quand on se retrouve confronté à ce problème objectif, et comment on s’en tire après ? Voilà le problème que je pose – et dont je n’ai pas le commencement d’une solution. Mais je tiens au moins que si les problèmes ne sont pas convenablement posés, les « solutions » seront à coup sûr déconnantes. La genèse du Chiapas ou du Rojava est à l’opposé de ça : elle répond à un modèle de la fuite – on se tire, on vous laisse, nous on va faire notre affaire ailleurs. Du coup on se tire ensemble, entre individus qui ont le même désir, la même idée. Alors il n’y aura pas à lutter contre une réaction intérieure. C’est une donnée nouvelle, considérable ! C’est très beau ce modèle de la fuite collective. Mais à quel degré est-il généralisable ? Imaginez en France une masse assez importante qui investit une portion de territoire conséquente pour se faire un équivalent de Rojava. Et vous pensez que l’État français, centraliste, jacobin, laisserait faire une chose pareille ? Il n’a même pas toléré une ZAD qui devait être dix fois moins grande que le Larzac. Et ici nous parlerions de capter l’équivalent d’une région. Le temps a passé, le capital s’est déplacé, il est devenu (encore plus) méchant, l’État du capital avec lui, une possibilité comme le Larzac d’il y a 40 ans n’existe plus.

Il y a dans vos pages un souci de l’homme ordinaire – de « la gente común », diraient les zapatistes. Vous réhabilitez le quotidien quand d’autres misent tout sur l’Évènement : rompre avec l’ordre en place relèverait de la course de fond ?

Frédéric Lordon Je ne récuse nullement la catégorie d’événement, en tout cas en son sens ordinaire – l’événement aux sens de Badiou ou Deleuze, c’est autre chose. Écarter l’« événement », en quelque sens que ce soit, tout en réhabilitant le « Grand soir », il faut avouer que ce serait singulièrement incohérent. Non, pour emprunter son titre à Ludivine Bantigny, je dirais plutôt que, passé le Grand soir, il faut penser aux petits matins – moins enthousiasmants. L’effervescence du moment insurrectionnel est par définition transitoire. L’erreur serait de prendre ses intensités particulières pour une donnée permanente. Je me méfie des formules politiques qui tablent « en régime » sur une forte mobilisation au quotidien. C’est trop demander : le désir des gens c’est de vivre leur vie. Bien sûr cette antinomie de la « politique » et de la « vie » a sa limite, et l’on pourrait dire que la ZAD, le Chiapas, ou le Rojava, c’est vivre d’une manière qui est immédiatement politique, qu’y vivre c’est intrinsèquement faire de la politique. Alors la séparation de « la politique » et de « la vie » est résorbée. Mais il faut avoir atteint ce stade de résorption pour que l’idée même de « mobilisation au quotidien » s’en trouve dissoute et que, simplement vivre, ce soit de fait être mobilisé. Pour l’heure, nous qui contemplons la perspective d’un dépassement du capitalisme, nous n’y sommes pas, en tout cas pas majoritairement. Il faut donc trouver des voies politiques révolutionnaires qui fassent avec la « gente común » comme elle se présente actuellement, sans minimiser les déplacements considérables dont elle est capable, mais sans non plus présupposer des virtuoses de la politique, ayant déjà tout résorbé, tout dépassé, capables au surplus de performances « éthiques » bien au-delà du simple fait de « vivre politiquement » – donc sans présupposer que tout ce qu’il y a à faire est comme déjà fait. Finalement, l’une de mes préoccupations dans ce livre c’est ça : continuer de penser une politique qui ne soit réservée ni à des moments exceptionnels (« événements ») ni à des individus exceptionnels  (« virtuoses »).

Vous évoquiez, en commençant, le « désastre écologique ». L’essayiste marxiste Andreas Malm assure que l’écologie est « la question centrale qui englobe toutes les autres ». Signez-vous des deux mains ?

Frédéric Lordon Même pas d’une. Pour moi la question première, ça a toujours été « ce qu’on fait aux hommes ». « Ce qu’on fait à la Terre » est une question seconde, j’entends : qui ne fait sens que comme déclinaison de la question première – oui, à force de bousiller la Terre, ça va faire quelque chose aux hommes… Lesquels d’ailleurs ? Comme de juste, ça risque de leur faire des choses assez différenciées. Sauf à la toute fin bien sûr, quand tout aura brûlé, ou sera sous l’eau, je ne sais pas, mais ça n’est pas pour demain et entre temps les inégalités « environnementales » promettent d’être sauvages. J’avoue que le soudain éveil de conscience politique de certaines classes sociales urbaines éduquées au motif de « la planète » me fait des effets violemment contrastés. Pour « sauver la Terre » on veut bien désormais envisager de s’opposer au libre-échange international. Mais quand il s’agissait de sauver les classes ouvrières de la démolition économique, une position protectionniste était quasiment l’antichambre du fascisme. Que « la planète » puisse devenir ce puissant légitimateur là où « les classes ouvrières » ne suffisaient jamais à rien justifier, et finalement comptaient pour rien, c’est dégoûtant – et ça me semble un effet typique de la hiérarchisation des questions premières et secondes. Maintenant, on fait avec les formations passionnelles que nous offre l’histoire. Un affect « climatique » puissant est visiblement en train de se former. Toutes choses égales par ailleurs, c’est tant mieux, trouvons à en faire quelque chose. Et pour commencer, trouvons à y faire embrayer un certain travail de la conséquence. Car il y a encore loin de l’angoisse climatique à la nomination claire et distincte de sa cause : le capitalisme. Et à l’acceptation de la conséquence qui s’en suit logiquement : pour sauver la Terre afin de sauver les hommes, il faudra sortir du capitalisme. C’est peut-être une part déraisonnablement optimiste en moi, mais j’aime à croire, en tout cas sur ce sujet-là, que la logique trouvera, malgré tout, à faire son chemin.

Entretien réalisé par Joseph Andras

Joseph Andras

 

Publié le 07/11/2019

2022, un mauvais remake de 2017 ?

 

Par Roger Martelli (site regards.fr)

 

Le pire n’est pas advenu, mais… Deux sondages récents (Elabe et Ifop) font le point sur l’état de l’opinion à mi-mandat du quinquennat Macron. Ils nous projettent déjà du côté de 2022, avec des hypothèses globalement concordantes. A priori, rien de bien réjouissant, pour l’instant…

La crise politique s’incruste. À peine un peu plus d’un tiers des interrogés (Elabe [1]) juge le bilan présidentiel positif pour la France. Il est rejeté massivement par la gauche (7 sur 10) et plus encore par l’extrême droite (9 sur 10). Il n’est soutenu que par les deux tiers du centre (LREM et Modem) et par 40% de la droite. À mi-mandat, moins de 60% des interrogés estiment que l’actuel Président pourra être réélu.

Emmanuel Macron avait bénéficié d’un relatif regain à la fin de l’été. Ses revirements sur l’immigration et sur la laïcité l’ont remis à la baisse. Il a voulu, au nom du « réalisme », faire un clin d’œil du côté d’une droite radicalisée. Il a déçu une part de ses soutiens et conforté ses adversaires, avant tout ceux situés le plus à sa droite. Pan sur le bec, comme dirait Le Canard enchaîné. Le problème est que ses malheurs ne font pas nécessairement le bonheur du côté gauche…

La fracture sociale s’approfondit en même temps que la crise politique. Aucune catégorie socio-démographique ne se reconnaît majoritairement dans le bilan de l’exécutif. Mais le rejet est plus massif dans les catégories les plus populaires, les revenus les plus modestes et les petites et moyennes communes. C’est dans ces catégories dites « subalternes » que le recul d’image du Président lui-même est le plus sensible, le mépris affiché et la violence exercée à l’encontre des demandes des gilets jaunes ayant largement contribué à cet affaissement. Alors qu’une majorité d’opinions affirme souvent dans les sondages l’exigence d’une plus grande autorité, « l’autoritarisme » accolé à l’image du Président le dessert au lieu de le conforter. Comme si, spontanément, « l’autorité » et « l’arrogance » ne faisaient pas bon ménage…

Une extrême droite à la fête

Les sondages incluent des intentions de vote présidentiel (déjà !). On rappellera qu’un sondage, surtout si loin de l’échéance, est d’autant moins une prédiction de vote qu’il ne maîtrise pas les dynamiques de l’abstention. Il n’est donc qu’une photographie, un peu floue, à un moment donné. Les deux récents confirment en les accentuant les indications fournies par les élections européennes [2].

1. Macron et Le Pen progresseraient tous deux sur 2017 et feraient jeu égal au premier tour (entre 27 et 29%). La ventilation des catégories d’électeurs accentue en apparence le clivage de la France « d’en haut » et de la France « d’en bas ». De fait, le bloc des ouvriers et des employés penche majoritairement en faveur de l’extrême droite, tandis que les couches supérieures et les professions intermédiaires se tournent aujourd’hui vers l’extrême centre macronien. Le « peuple » est très à droite et les couches moyennes très au centre : le clivage contemporain perturbe les dynamiques d’idées anciennes. Il éloigne le rapprochement nécessaire des catégories populaires et des couches moyennes ; il sert la droite et dessert la gauche.

2. La plus forte progression depuis la dernière élection présidentielle est celle de Marine Le Pen (elle passerait de 21,3% à 27-29%). Au-delà, on constate que l’extrême droite dans son ensemble aurait gagné dix points en deux ans et demi : elle bondit dans les deux sondages de 27 à 35-37%. Le glissement de la colère au ressentiment d’un côté, l’absence de projet émancipateur alternatif d’un autre côté laissent le champ libre à une droite radicalisée. Ni la nécessaire manifestation sociale (quand bien même elle est très populaire), ni la « convergence » ne suffisent pour contrecarrer politiquement un glissement qui va loin vers la droite. Pour l’instant, c’est l’extrême droite et elle seule qui bénéficie du discrédit de l’exécutif. La macronie prétend pouvoir éviter le pire ; elle ne fait que l’attiser.

3. Cela se voit dans façon spectaculaire dans l’hypothèse d’un second tour Macron-Le Pen. Selon l’Ifop, Macron ne l’emporterait qu’avec 55% des exprimés, alors qu’il en avait recueillis 66% en 2017. Voilà Marine Le Pen au niveau qui fut celui de François Mitterrand face au général De Gaulle en décembre 1965 ! Pour ceux qui considèrent que la France est par essence vaccinée contre une victoire électorale de l’extrême droite, ce sondage devrait être une incitation à la réflexion et au sursaut. La bonne conscience tranquille n’est plus de saison.

Il est à noter que ce sondage Ifop suggère que 63% des électeurs LFI de 2019 seraient prêts à voter Le Pen au second tour de 2022 et 47% des électeurs Mélenchon d’avril 2017. Ces chiffres contrastent avec les 35% d’électeurs Fillon et les 39% d’électeurs LR de juin 2019 qui se diraient prêts à en faire autant. Ils contredisent le constat classique d’un faible transfert des voix d’un camp vers l’autre. Il faudrait d’autres études pour confirmer ou infirmer l’image donnée par l’Ifop. Si elle était alors entérinée par d’autres [3], ce serait un incontestable sujet de préoccupation. Il ferait en tout cas la démonstration que, quelles que soient ses motivations de départ, seraient-elles « de gauche » comme le dit Chantal Mouffe, l’invocation « populiste » risquerait de conduire vers le mauvais côté.

4. La grande victime des deux années est la droite classique, laminée dans tous les cas de figure (au-dessous des 10% pour Elabe, au mieux à 10% pour l’Ifop). Macron et l’extrême droite se partagent ses dépouilles. La gauche, quant à elle, reste péniblement à son niveau de 2017 : elle se situait alors à 27,7% et elle oscille aujourd’hui entre 24 et 29%, un peu moins pour l’Ifop que pour Elabe. Rassemblée, elle peut certes mathématiquement contrecarrer le tête-à-tête Macron-Le Pen. Mais aucune des candidatures de gauche retenues n’est en état d’y parvenir à elle seule. Et chacun sait que politique ne rime pas toujours avec mathématique…

Plus d’hégémonie Mélenchon

Dans cette gauche dispersée, Jean-Luc Mélenchon est le seul qui dépasse le seuil des 10%. Avec ses 11 à 13%, il se trouve à peu près à son niveau de 2012. Il est nettement en tête de tous les autres candidats de gauche : il surclasse son ancien allié communiste (Fabien Roussel est mesuré à 1,5%, comme Philippe Poutou) et le concurrent socialiste (2,5 à 3% pour Olivier Faure ; entre 4,5 et 5,5% pour Bernard Cazeneuve). Il devance nettement Yannick Jadot, un peu moins dans le sondage Ifop (où Jadot est entre 7,5 et 9%) que du côté d’Elabe (Jadot à 6,5-7%).

Le niveau atteint par Mélenchon se retrouve dans à peu près toutes les catégories socio-démographiques. Les seuls écarts sensibles par rapport à la moyenne s’observent positivement chez les électeurs les plus jeunes (22 à 29%) et négativement chez les plus âgés (7 à 8%). Il se rapproche de sa moyenne de 2017 dans la catégorie des revenus les plus modestes (17 à 19%), chez les salariés du public (17-19% pour Elabe) et dans les professions intermédiaires (14-19%).

Toutefois, Mélenchon est aujourd’hui bien loin de son score d’avril 2017. Le marasme à gauche aurait dû conforter sa position. Mais il recueillerait en 2019 moins de la moitié du total des voix de gauche (entre 42 et 47%), alors qu’il en obtenait 70% en avril 2017. Cela s’explique par le fait qu’il est, dans le trio de tête, celui qui récupère le plus faible pourcentage de ses électeurs précédents. Macron conserve entre 75 et 80% de ses électeurs d’avril 2017 et Marine Le Pen en conserve plus de 85% ! Mélenchon, lui, doit se contenter de 52 à 60% de ses gains de 2017.

Au total, la candidature de Mélenchon est retenue par 32 à 35% de ceux qui se classent à gauche. C’est nettement plus que tous ses concurrents (le mieux placé après lui, Jadot, en obtient au mieux 24%), mais c’est nettement moins qu’en avril 2017 (44%). Il tient toujours la corde, mais n’est plus en position d’hégémonie à gauche.

Cela aurait pu n’avoir pas d’effet, si les pertes à gauche avaient été compensées par un gain du côté du « peuple » de droite ou des abstentionnistes. Or les nouveaux sondages ne font que confirmer les précédents, pour l’essentiel validées par le résultat des européennes. Mélenchon ne mord ni sur la droite ni sur l’extrême droite : dans tous les cas de figure, Le Pen récupère davantage d’électeurs Mélenchon 2017 que Mélenchon ne récupère d’électeurs Le Pen. Par ailleurs, à la différence de ses concurrents, Mélenchon ne « mord » que faiblement sur la réserve des abstentionnistes de 2017 et de ceux qui se déclarent « sans appartenance partisane ». Le Pen et Macron récupèrent entre un quart et un tiers de ces catégories ; Mélenchon doit se contenter d’un volant de 7 à 14%. Par rapport à 2019, le sondage suggère qu’il a donc perdu sur sa gauche, sans rien gagner de significatif par ailleurs.

Se sortir du piège

La gauche retient volontiers la formule célèbre attribuée à Romain Rolland par Antonio Gramsci : « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté ». Elle peut être plus que jamais notre adage. On ne peut pas en effet sous-estimer le danger actuel : dans une société clivée par les inégalités, s’est installé le piège politique d’un face-à-face entre le « haut » et le « bas », les « ouverts » et les « fermés » ou les « gagnants » et les « perdants ». Dans la lignée de ses prédécesseurs, l’actuel Président a voulu nous enfermer dans ce choix binaire. Il n’a fait que démontrer un peu plus qu’un tel choix sert à terme les intérêts de l’extrême droite. C’est donc de ce piège qu’il faut se sortir. Il est en train de se refermer, comme il faillit se refermer dans les années 1930. Mais les mâchoires ne se touchent pas encore. Encore faut-il les desserrer.

En institutionnalisant le clivage, la dynamique actuelle produit en pratique le risque d’une division à l’intérieur même du « peuple » que l’on prétend rassembler. Il ne laisse la place qu’à trois hypothèses : le rassemblement du peuple national contre toutes les menaces venues de « l’étranger » ; le rassemblement du peuple « raisonnable » autour des « compétences » de la gouvernance ; l’enfermement d’une partie du peuple déshérité dans une radicalité du verbe qui exclut tout autant qu’elle rassemble. Le peuple des seuls nationaux, le peuple de l’effort et des nécessaires sacrifices, le peuple des damnés de la terre… À ce jour, le mouvement porte avant tout vers la première hypothèse. Il nous jette dans les bras de la droite extrême. Surtout si le « tous pareils » finit par conforter l’idée qu’il n’y a plus de différence majeure entre les protagonistes attendus du second tour. Si Macron est à ce point « haïssable », pourquoi ne pas tenter Le Pen ? Elle, au moins, n’est pas de la « caste »…

Dans les années trente, ce qui permit de conjurer la tentation fasciste ne fut pas l’exaltation du « classe contre classe », mais la conjonction de la lutte sociale, de l’espérance et du rassemblement politique. Ce ne furent ni les effets de muscles et les propos cavaliers, ni l’exaltation de la colère en elle-même et a fortiori de la haine, ni la simple convergence volontaire des combats existants, ni la simple incantation de l’union qui provoquèrent le sursaut, mais la désignation d’un avenir possible qui se condensa dans une formule simple, opposée aux simplismes du fascisme européen : « Le pain, la paix, la liberté ».

Macron et Le Pen, le « libéralisme autoritaire » et « l’illibéralisme » – comme on dit poliment aujourd’hui – ont pour eux d’être des récits cohérents de la manière dont on peut faire société. Ils ne sont pas nécessairement partagés par tous, mais ils nourrissent des dynamiques d’idées qui peuvent atteindre à la majorité, au moins partiellement. Il est alors inutile de se cacher que la gauche d’émancipation a sans nul doute des idées, voire des programmes, mais qu’elle n’est pas encore parvenue aux rivages de ce que l’on appellera, comme on veut, un projet, un récit, un imaginaire ou une utopie.

Ce qui divise la gauche, la rend inaudible et la voue aux minorités n’est pas d’abord la mauvaise volonté, les sous-entendus et les démesures d’egos, mais la carence qu’ont produite les tentatives ratées du XXe siècle. Les pousses ne manquent pas, qui nourrissent l’optimisme dans ce moment inquiétant ? Sans nul doute. Mais elles restent infirmes, si ne se trouvent pas le carburant qui fait des impulsions particulières une multitude en mouvement, ainsi que les formes politiques rassembleuses faisant de la multitude un peuple capable d’imposer sa souveraineté.

Plus que d’exclure, il faut vouloir rassembler, à la fois les catégories populaires et la gauche. Pour cela, il faut de l’ouverture et pas de la fermeture, de l’ambition émancipatrice et pas du recours au moindre mal, de la créativité et pas de la répétition. Dans tous les domaines.

 

Roger Martelli

Publié le 03/11/2019

Une Bible qui met le feu à un mythe : à la Libération, la France n’a pas été "épurée".

 

Jacques-Marie BOURGET (site legrandsoir.info)

 

Nos têtes sont parfois un bric-à-brac digne du vide grenier. Beaucoup d'idées fausses, ou tordues, ou vermoulues. Même pour un homme généreux ou "bien intentionné", la répétition des mensonges à la cadence du langage pic-vert, finissent par nous faire croire (un peu) à trop d'odieuses sottises sur la Résistance, la Libération, l'Epuration. A un moment où le communisme, le progressisme, sont en voie d'interdiction par décret européen, le bouquin d'Annie Lacroix-Riz est une tente à oxygène.

A l’approche de la Toussaint si le Parlement européen ne sait plus quoi faire, ne sachant auxquels de tous ces saints il doit se vouer... si Bruxelles se retrouve donc subitement en état de de crise en thèmes, je lui suggère une urgence. Et je m’étonne, dans la foulée de son vote sur l’interdiction du communisme en Europe, que les frères de Juncker n’y aient pas pensé : il faut interdire l’historienne Annie Lacroix-Riz. La brûler (si possible ailleurs que sur la place du Vieux Marché à Rouen, cité bien assez enfumée).

Lacroix-Riz étant récidiviste, le sursis tombe. Avec elle, inutile de prendre des gants ou des pincettes à foyer : au bûcher ! L’historienne qui fait des histoires. De l’Histoire. Naguère cette ennemie de l’intérieur a déjà révélé que, pendant la Seconde guerre la France a produit du Zyclon B. Le gaz qui a alimenté l’extermination dans les camps de la mort. Ecrire qu’en toute connaissance de cause, avec un génocide au bout de la chimie, que d’aucunes de nos élites industrielles tricolores aient pu prêter la main à Eichmann ne relève-t-il pas d’un délit majeur, celui de l’anti-France ? C’est vous dire si Annie Lacroix-Riz est adorée aux péages du capitalisme, sur les autoroutes du pouvoir. Universitaire mondialement reconnue – mais jamais conviée à s’exprimer – Lacroix-Riz tire son savoir, ses révélations fulgurantes, de sa puissance de travail, de son courage. Et du fait qu’elle dorme dans les cartons de salles d’archives, ce qui lui met les cotes en long, donc plus faciles à lire. Quand un imprudent lui oppose un argument boiteux, le malheureux, par exemple, prend sur la tête l’archive 77554 B, une sorte de kalachnikov du savoir, qui prouve tout le contraire de ce vient d’affirmer le hardi expert. La force de Lacroix-Riz c’est qu’elle n’écrit pas, elle tisse. Collés les uns aux autres les documents reprennent vie et font cracher la vérité à l’Histoire. Quand Annie Lacroix-Riz écrit quelque chose, il ne reste à ses contradicteurs qu’à fermer le cercueil à mensonges. C’est dire si cette statue de la Commandeuse est une emmerdeuse.

De son avant-dernier opus, Industriels et banquiers français sous l’occupation (éditions Armand Colin), je retiens une perle qui me plait beaucoup. Qui montre que les hommes nés dirigeants finissent toujours par diriger. Et survivent à tous les crimes afin de faire tourner le monde comme il leur convient. Le Xerox social, la « reproduction de classe » existe depuis l’invention de l’injustice. Et c’est cette loi fondamentale du capital qui a fait que, même criminel pendant l’occupation, le bien-né retrouvait vite sa splendeur après un petit moment d’ombre. L’anecdote que je retiens dans « Industriels et Banquiers » se rapporte à Pierre Taittinger, patriarche d’une dynastie qui, aujourd’hui garde toutes ses plumes. Taittinger, fondateur de la maison de champagne, président du Conseil de Paris nommé par Pétain, est un homme dont le butin n’est jamais assez lourd. Par la copie d’une lettre, Annie Lacroix- Riz nous montre ce Taittinger, le 3 février 1944, écrivant à son ami Lucien Boué, directeur général de « l’aryanisation des biens juifs ». De la lourdeur de sa plume, ce Taittinger s’en vient pousser les feux sous la fortune de son beau-frère Louis Burnouf. Il tance l’immonde Boué qui, dans l’administration des « biens juifs », n’a pas été assez généreux avec le beauf : « Ce qui lui a été réservé jusqu’ici constitue un ensemble de broutilles, plutôt qu’en occupation sérieuse ». Résumons en 1944, après de multiples demandes du même genre, ce Taittinger, lui-même ou par le biais d’amis, règne sur un vaste ensemble de biens volés aux juifs. Et que croyez-vous qu’il arriva, quand De Gaulle et la IIe DB parvinrent à Paris ? Pas grand-chose. Taittinger, l’admirateur de l’entreprise nazie va passer six mois au placard, être déchu de ses droits civiques et inéligible pendant 5 ans. Champagne !

Ici j’en arrive au nouveau bouquin de Lacroix-Riz : « La Non Epuration » toujours chez le courageux éditeur Armand Colin L’anecdote Taittinger est un bon miroir de l’ouvrage. La descendance Taittinger est toujours aux manettes du capitalisme, aux carrefours du pouvoir, à Sciences-Po par exemple. En 1978, dans un entretien donné à Philippe Ganier-Raymond, Darquier de Pellepoix, le Commissaire aux Affaire Juives, héros non épuré, a déclaré : « Á Auschwitz on n‘a gazé que des poux ». On pourrait paraphraser cette ordure d’hier, cette vieille ordure, et écrire avec les mots du Nouveau Monde : « Á la Libération on n’a épuré que des sans-nom, des gens-qui-n’existaient-pas » et pas grand monde au sein des deux cents familles. L’argument qui veut que le Général ait lui-même prêché pour une épuration épargnant les « d’élites » afin qu’elles structurent l’administration de la République, ne tient pas le coup. La prescription de De Gaulle est marginale. L’épuration n’a pas eu lieu parce que les hommes chargés de juger les collaborateurs étaient leurs cousins, leurs amis de lycée, leurs compagnons de conseils d’administration ou de Cour au tribunal. Des deux côtés de la barre, à quelques égarés près, se trouvaient les mêmes familles, en puzzle. Pas question de se bannir dans l’entre soi alors que les communistes, sortis des maquis avec leurs pistolets-mitrailleurs, étaient prêts, disait-on, à prendre le pouvoir. On retrouvait la consigne d’avant-guerre qui voulait qu’Hitler était préférable au Front Populaire, cette nous avions : « Mieux vaut les bulles de Taittinger que le rouge du PCF ».

Á la Libération si les hommes des maquis ont bien exercé cette forme de justice lapidaire, commencée durant la guérilla de la Résistance, elle fut faible. Le livre la décrit et la rétablit dans son rôle historique. Et opère une démystification salutaire puisque perdure l’idée fausse d’une épuration accomplie comme une « boucherie communiste ». Alors que les FTP, dans l’urgence du coup de commando, n’ont épuré que les traîtres les plus visibles, et accessibles. Vite désarmés en 1944, expédiés sur le champ de bataille en Allemagne, les héros des maquis ont été contraints de céder le nettoyage de la France vert de gris à des gens plus raisonnables qu’eux. L’épuration née dans le maquis a vite cédé la main à des magistrats professionnels, dont Annie Lacroix-Riz dresse un tableau qui donne la nausée. Rappelons-nous qu’en 1940 le juge Paul Didier fut le seul à refuser de prêter le « Serment de fidélité à Pétain ». C’est dire si les épurateurs relevaient, eux-mêmes, des sanctions qu’ils étaient en charge d’appliquer.

Au fil du temps cette épuration en caoutchouc mou a tourné à la mascarade. Pour Annie Lacroix-Riz, se plaindre de cette épuration fantôme n’est pas en appeler aux balles des pelotons, au fil de la guillotine. Une véritable épuration économique aurait été la mesure la plus juste et utile pour le pays. En commençant par la nationalisation de tous les biens, de toutes les fortunes des collaborateurs, parallèlement reclus pour une peine plus ou moins longue. Rien de tout ceci n’a eu lieu et la nationalisation de Renault est un petit arbre masquant l’Amazonie.

Très vite, les réseaux du pouvoir d’avant-guerre, non éradiqués, reprenant force et vigueur, se mettent en marche pour sauver la peau des amis collabos. L’urgence est de gagner du temps : chaque jour les tribunaux montrent une indulgence plus grande que la veille. Jusqu’en 1950, où ces crimes devenus lassants, rengaines, ont été étouffés sous les oreillers de l’histoire. En Corée les communistes montrent qu’ils veulent conquérir le monde. Le temps n’est plus à se chamailler pour des broutilles. Aujourd’hui d’ailleurs, l’Europe vient de nous dire que le communisme et le nazisme sont deux blancs bonnets. Et les épurés de 44-50 font, soixante-dix ans plus tard, figures de victimes ou de sacrés cons.

Le diabolique René Bousquet, l’ami de François Mitterrand, le responsable de la rafle du « Vel’ d’hiv », illustre aussi cette « Non Epuration ». En 1949 il est l’avant dernier français à être traduit en Haute Cour. Une juridiction devenue mondaine, où ne manquent que le porto et les petits fours. Bousquet est jugé pour avoir été présent à Marseille lors du dynamitage du Vieux Port par les nazis. Il est acquitté, juste convaincu « d’indignité nationale » et immédiatement relevé de sa sanction pour « avoir participé de façon active et soutenue à la résistance contre l’occupant ». Pas décoré, le Bousquet, mais le cœur y est. Bousquet va rejoindre la Banque de l’Indochine, financer les activités politiques de Mitterrand, parader à l’administration du journal de Toulouse La Dépêche du midi, et siéger au conseil d’UTA compagnie aérienne présidée par Antoine Veil, le mari de Simone.

Ce fiasco, celui de l’épuration, était programmé puisque le livre de l’historienne nous rapporte que dès l’établissement de son Etat-strapontin à Alger, la France Libre n’a jamais souhaité une purge massive de l’appareil économique, politique et militaire de Vichy. Annie Lacroix-Riz montre aussi que, si des « Commissions d’épuration » furent mises en place, ainsi que cela avait été prévu dès le début de l’occupation au sein de la Résistance, elles furent aussitôt réduites à l’impuissance. Le livre, bien sûr, n’oublie pas d’épingler ces collaborateurs devenus résistants par magie, juste à la vingt-cinquième heure. L’un avait « sauvé un juif », l’autre créé un réseau de résistance dont, hélas, personne n’avait entendu parler. Ainsi pour en revenir au destin exemplaire du sieur Taittinger, lors de l’instruction de son procès, il s’en sort en faisant croire que c’est lui qui a convaincu Otto Abetz de ne pas faire sauter tous les monuments de Paris... En la matière, le laborieux parcours de Mitterrand résistant donne un bel éclairage. La légende d’un Tonton résistant n’est entrée dans les esprits, de force, qu’après que le héros a été élu président. Avec le tapage des affidés, la caution de l’ambigu Frenay et le quitus de l’ami Pierre Péan. La journaliste Georgette Elgey, sur le passé de Mitterrand, veillant à la pureté des archives. Un statut de résistant, c’est aussi du marbre, et ça se sculpte aussi.

Le danger de l’épuration écarté, De Gaulle parti à Colombey, les puissants d’avant-guerre, les fans d’Hitler, se montrent plus à l’aise. Deviennent si puissants que le philosophe et résistant Vladimir Jankélévitch, prévoit qu’il est possible que « demain la Résistance devra se justifier pour avoir résisté ». Inquiétez-vous, nous avançons sur cette trace. Au risque de radoter le texte du Parlement européen qui renvoie dos à dos communisme et nazisme nous rapproche de la prédiction de Jankélévitch. Viendra le jour où les martyrs de Chateaubriant devront être extraits de leur mausolée. Dans un tir d’artillerie préparatoire, un révisionniste nommé Berlière et l’odieux Onfray ont déjà entamé une séance de crachats sur la mémoire de Guy Môquet.

La charge des mots est comme celle des canons des fusils, elle fait peur. Images de femmes tondues, de jeunes gens collés au poteau : pour un amateur d’histoire, même de bonne foi, l’épuration est donc décrite comme « sauvage ». Annie Lacroix-Riz démontre que tout cela est un mythe, et rapporte archives en main, que cela n’a jamais eu lieu, et que des femmes furent tondues pour des faits bien plus graves que celui d’avoir partagé le sommier des Allemands.

D’ailleurs, nous disent les historiens bénis au saint chrême du libéralisme, pourquoi « épurer » puisque la France ne fut pas vraiment collaborationniste. Un minimaliste affirmant sans crainte que seuls agirent en France de 1500 à 2000 « collaborateurs de sang ». Finalement c’est peu pour aider les Allemands à provoquer près de 150 000 morts. Puisqu’en mai 1947 « les pertes humaines » s’élevaient à 30 000 fusillés, 150 000 déportés « morts ou disparus », de 95 000 « déportés politiques » et de 100 000 « déportés raciaux ». Cruelle mathématique qui nous démontre que l’historien qui minore nombre des criminels devrait réviser son Histoire.

Assigner le rôle de la Résistance à l’action d’une troupe de vengeurs, sortis de maquis qui n’existaient pas, ou peu, pour dresser des poteaux d’exécution le jour de la Libération, et manier la tondeuse, est une sale besogne. Pourtant entreprise par quelques historiens sponsorisés qui parlent à la télé. Ces « chercheurs » sont fidèles à leur obsession : l’effacement du CNR, des FTP, de la France-Libre. Pour réécrire l’Histoire et nous convaincre que si nous sommes aujourd’hui libres, nous ne le devons pas à Stalingrad mais exclusivement à l’ami Américain.

Ici relevons une contradiction sortie de boites d’archives qui sont bien entêtées. Si la Résistance n’était rien que du pipi de chat, pourquoi, pendant l’occupation, Londres et Washington se sont-ils ligués pour annihiler la France Libre et De Gaulle ? Pourquoi un complot contre Jean Moulin ? Pourquoi ? Si ses hommes et leurs troupes sont négligeables ? Soudain dans « La Non Epuration » apparaît, sans tapage et avec modestie, un chapitre pourtant considérable. Justement il traite de la trahison faite à Jean Moulin. Des pages passionnantes, haletantes, un peu sacrées. Le travail d’Annie Lacroix-Riz permet enfin de clouer la porte aux fantasmagories envahissantes : René Hardy, l’anticommuniste maladif, a bien vendu Moulin. Mais pourquoi, pour qui ? Pour le compte d’une phalange d’extrême-droite. Un groupe cagoulard, c’est-à-dire à ses industriels et ses banquiers, soucieux d’éviter à la France de demain les dangers d’un régime trop rouge. Celui que Moulin et les FTP auraient pu soutenir.

Vous l’avez compris, une historienne qui écrit la vérité sur tous nos Taittinger, nos Renault, nos Wendel et autre homo-copies doit être karcherisée. La voyez- vous parler de ses recherches dans des médias dont quelques-uns sont encore entre les mains de fils et de filles dont les parents ont eu de la chance entre 40 et 45 ?

Son travail me fait penser à celui de la chercheuse britannique Frances Stonor Saunders. Qui a publié une étude inoxydable et jubilatoire sur le rôle de la CIA comme machine à soutenir, guider, aider, financer des milliers d’artistes et intellectuels européens et américains, avant et après la Seconde guerre. Investissement fou dont le but était de contrer les dangers « de la création soviétique ». Traduit en France et publié par Denoël en 2004, ce livre, Qui mène la danse, est aujourd’hui introuvable. Si rare qu’il coûte plus de 600 euros, d’occasion sur Internet. Pour une fois permettez moi de vous donner un conseil qui sort de mon champ, celui d’un boursier : achetez « La Non Epuration ». Si la politique totalitaire, maintenant en marche, progresse un peu, le bouquin d’Annie Lacroix-Riz se vendra sous le manteau. Et vous le revendrez alors très cher.

Jacques-Marie BOURGET

La « Non Epuration » éditions Armand Colin.

URL de cet article 35366
https://www.legrandsoir.info/une-bible-qui-met-le-feu-a-un-mythe-a-la-liberation-le-france-n-a-pas-ete-epuree.html

Publié le 13/10/2019

Le Big Bang passe la seconde

 

Par Loïc Le Clerc (site regards.fr)

 

Trois mois après leur premier grand rendez-vous, les initiatrices du Big Bang, Clémentine Autain et Elsa Faucillon, entament leur Acte II : rassembler plus large encore la gauche et les écologistes.

Ils affichent leur union et leurs ambitions. Ce mercredi 9 octobre, sous le ciel d’automne de Paris, dans un café proche de la place de la République, Clémentine Autain (LFI), Elsa Faucillon (PCF), Guillaume Balas (Génération.s) et Alain Colombel (EELV) ont convié la presse pour annoncer les suites du Big Bang, initié le 30 juin dernier.

 « Un parfum de Big Bang s’est développé » depuis cet été, avance la députée insoumise. Elle constate un « changement de ton », le fait que « des mots réapparaissent » dans la bouche des représentants politiques, notamment à l’université d’été de LFI à Toulouse ou encore lors de la Fête de l’Huma, ou encore dans plusieurs villes en vue des municipales. Mais si la gauche se parle, on reste très loin du compte.

Et pour cause : aux élections européennes, « personne n’a écrasé personne ». Ces élections ont dessinées une gauche divisée et faible : avec pas moins de six listes, pour un score cumulé de 32,52%. Sauf que la division conduit à l’échec. Et, pendant ce temps-là, l’extrême droite et l’extrême centre se partage le haut de l’affiche, seuls. Les 13% d’EELV n’auront fait que donner des ailes aux autruches. Clémentine Autain regrette les « tentations du repli partidaire et de l’hégémonie ». Long est le chemin.

Se rassembler pour contre le « duopole RN/LREM »

En trois mois seulement, Clémentine Autain déplore le renforcement de la « menace du duopole RN/LREM », l’extrême droite étant bien aidée par la « courte-échelle faite par Macron avec le débat sur l’immigration ». Un constat déjà opéré au sortir des européennes, un constat qui s’aggrave et qui pousse la gauche au rassemblement.

Le Big Bang présente alors deux scénarios : rassembler la gauche et les écolos ou bien laisser le champ libre au « fascisme à la française », pour reprendre l’expression de Guillaume Balas. « Il est urgent d’élargir », lance le représentant de Génération.s. Pour se faire, ils proposent de se faire « facilitateurs de la mise en mouvement d’une gauche éparpillée ».

Un « archipel ». Voilà la métaphore choisie pour illustrer l’état d’esprit. Un « espace commun et des îlots ». Et Alain Colombel d’ajouter qu’il ne faut « pas nier ou renier l’histoire de la gauche ni l’imaginaire écologiste, mais les fondre ».

Le projet sera sans nul doute décrié, moqué même, comme il l’a été à ses débuts. L’union de la gauche a mauvaise réputation. Mais les acteurs du Big Bang le martèle : il n’y a « pas d’autre issue que le rassemblement ». Depuis quelques temps, les tentations hégémoniques prennent le pas. Par facilité, par égo. Avec quels résultats ? Celui des européennes ? Pour contrecarrer celles et ceux qui seraient plus enclins à d’autres chemins, Guillaume Balas ne se fait pas d’illusion : il faudra leur « montrer que cette envie d’union existe », leur « démontrer qu’on ne peut pas gagner tout seul ». Reste à la gauche à « dépasser ses contradictions ».

Ne pas manquer (à) la société

La députée communiste Elsa Faucillon insiste sur un point précis : pendant que les partis de gauche s’écharpent sur des points programmatiques ou stratégiques, la société, elle, se mobilise. « Il y a des aspirations à des bouleversements. » Les gens n’attendent pas – plus – que les partis soient moteur. La défiance est bien installée et l’écart entre ce que les citoyens réclament à chacune de leur manifestation/occupation et ce que raconte le politique depuis des années ne cesse de se faire large.

Quand la jeunesse marche pour le climat, quand Extinction Rebellion agit de façon spectaculaire, où sont les politiques ? « Ils sont le symptôme de l’incapacité des forces politiques à être à l’écoute de la société, résume Alain Colombel. On veut effacer ce creuset et bousculer nos appareils. » Guillaume Balas insiste lui sur un point : « Syndicalistes et citoyens me disent très souvent qu’ils attendent de nous qu’on se rassemble, qu’on fasse notre boulot, pour pouvoir avoir des perspectives ». Et l’ancien député européen prévient : « À l’issue des municipales, il ne faut pas qu’on ait l’air de ne pas avoir été à la hauteur », sinon, la pente sera très raide en vue de 2022.

La présidentielle, au Big Bang, on n’élude pas le sujet. À l’instar de Clémentine Autain : « Ce qui est bien en politique, c’est d’avoir une stratégie au long court, pas une tactique en vue de la prochaine élection ». Et Guillaume Balas de préciser : « On ne peut pas se permettre d’arriver éclatés en 2022 et ainsi prendre le risque de voir le fascisme l’emporter ». Le ton est alarmiste. Il faut dire que la situation est grave. Urgemment. Pour toutes ces raisons, les membres du Big Bang espèrent voir fleurir des répliques de juin 2019, partout en France.

 

Loïc Le Clerc

Les prochains rendez-vous

Le dernier film de Ken Loach, « Sorry we missed you », sera projeté en avant-première, en présence du réalisateur, à l’Assemblée nationale, puis mardi 15 octobre à 19h30 à l’UGC Normandie, suivi d’un débat animé par Clémentine Autain et Olivier Besancenot. L’idée est de partir d’un objet culturel et d’en faire le point d’appui de débats et de propositions politiques.

Les 19 et 30 novembre, respectivement à Limoges et Nantes, se tiendront des événements similaires à celui organisé au cirque Romanès en juin dernier. La même chose devrait advenir à Tours et Montpellier.

Le 7 décembre, le Big Bang entend organiser un « grand moment de discussion » autour de cinq thèmes : le travail, l’écologie, l’égalité, le racisme et la démocratie. Un moment qui permettra aussi de décider des suites à donner au mouvement.

Le Big Bang a également annoncé ce matin un meeting parisien sur ADP, meeting qui sera exclusivement féminin, car cette bataille est trop représentée par des hommes. Autre actu à venir : la prochaine création de la « André Gorz académie », du nom du père de l’écologie politique. Là encore, l’idée est de créer des passerelles, des débats entre les gauches, les écologistes.

Publié le 22/09/2019

Réfugiés, immigration… Faut-il capituler devant Marine Le Pen ?

 

Par Roger Martelli (site regards.fr)

 

Emmanuel Macron a décidé d’infléchir le discours officiel sur l’immigration vers l’extrême droite. Le choix présidentiel témoigne d’un manque tragique d’humanité, de courage et de lucidité. Il n’est pas digne de la France.

Emmanuel Macron reprend ses mots (« l’angélisme »), attise comme elle la peur et, comble du cynisme, il se réclame des « plus pauvres » contre « les bourgeois des centres-villes » pour appeler à « armer » la France contre les risques d’invasion migratoire à venir. Il entend faire, avec le Rassemblement national, ce que le socialisme au pouvoir a fait naguère avec l’ultralibéralisme : composer avec lui pour limiter son expansion. À ce jeu, on sait qui a tiré les marrons du feu : ce ne furent en tout cas ni la gauche ni les peuples.

1. « Regarder en face » la réalité, nous dit aujourd’hui le chef de l’État. Encore faut-il les bonnes lunettes, la bonne échelle et les bonnes clefs pour le faire. Si l’on prend le cas des pays les plus riches, ceux de l’OCDE, les données disponibles évoquent certes une hausse des flux migratoires dans leur ensemble : la proportion d’immigrés dans la population (12%) a augmenté de 3% depuis 2000. Toutefois, les déplacements ne viennent pas avant tout des populations les plus démunies. Les principaux pays d’origine sont le Mexique, l’Inde, la Chine et les pays de l’Est européen : pas les plus favorisés, mais pas non plus les plus misérables… De ce fait, on compte dans les pays de l’OCDE plus d’immigrés diplômés du supérieur que d’immigrés ayant un faible niveau d’éducation et le taux d’emploi des immigrés est à peine inférieur à celui du reste de la population. Dans l’ensemble, la population immigrée, réfugiés compris, contribue comme les autres à la production de la richesse nationale. Comme l’a montré un étude savante parue en juin 2018, les demandeurs d’asile ne sont pas un « fardeau » pour les riches et, selon les auteurs, les « chocs migratoires » ont rapidement un effet positif en augmentant le PIB par habitant, en réduisant le chômage et en améliorant l’équilibre des dépenses publiques [1].

2. L’essentiel des migrations dans le monde se font à l’intérieur des États et pas entre les États. Dans leur grande majorité, il s’agit de migrations liées au travail. Les migrations dites « humanitaires » sont quant à elles plus limitées : en 2018, le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU a dénombré 41 millions de déplacés internes (à la suite de conflits, de désastres climatiques ou d’épidémies) et un peu plus de 20 millions de réfugiés. Or l’écrasante majorité de ces réfugiés se trouve dans les pays du Sud. L’Europe et les Amériques n’en recueillent que 17%, alors que l’Afrique à elle seule en absorbe près d’un tiers. Si l’on s’en tient aux pays de l’OCDE, les statistiques les plus récentes indiquent que les migrations humanitaires reculent : la part des réfugiés a baissé de 28% par rapport à 2016 et celle des demandeurs d’asile de 35% (600.000 de moins qu’en 2016). La « réalité » des réfugiés est d’abord celle des millions concentrés dans les États les plus pauvres.

3. L’attention officielle est portée exclusivement sur les demandeurs d’asile. Le prétexte ? Alors que le nombre de demandeurs d’asile a baissé à l’échelle de l’OCDE, celle de la France a augmenté (+19.000, soit une hausse de 20%). Au total, la France enregistre 110.000 demandeurs d’asile sur les plus de 600.000 recensés dans l’Union européenne. Quant à l’Aide médicale d’État (AME), dont on suggère qu’elle est gangrenée par le « tourisme médical », elle concerne un peu plus de 300.000 personnes (soit à peine plus d’un dixième de la population qui y a théoriquement droit) et voit 70% de ses coûts résultant de frais hospitaliers, pour des traitements de maladies (tuberculose, VIH ou accouchement) qui relèvent de la santé publique et pas seulement de l’engagement humanitaire.

4. Ce sont donc une vingtaine de milliers de demandeurs d’asile et quelques poignées de milliers d’euros d’hypothétiques économies qui légitimeraient un tournant de la politique française d’asile et d’accueil. C’est à la fois dérisoire et inadmissible. Le flux des demandeurs d’asile a augmenté à l’échelle mondiale (+400.000) et a baissé dans les pays riches (-175.000). La baisse est due avant tout au durcissement des politiques migratoires aux États-Unis (-77.000), en Italie (-73.000) et dans une moindre mesure en Allemagne (-36.000). Emmanuel Macron propose donc d’aligner la France sur le modèle proposé par la droite américaine radicalisée et par l’extrême droite italienne.

La France sans grandeur

5. La France s’enfoncerait ainsi un peu plus dans cette politique de l’autruche qui caractérise le nouveau monde des puissances souveraines. Nous en avons souvent évoqué les contours à Regards (ici et , par exemple). Au nom de la présumée « crise migratoire », la propension des gouvernants, à droite comme à gauche, est de réduire au maximum le volume des flux entrants. Pour cela, tout est bon, la méthode brutale de la fermeture (Orban, Trump, Salvini) ou l’expédient plus feutré des « hotspots » qui consiste à déléguer à certains pays du Sud, comme la Turquie, le Niger, le Sénégal ou le Mali, le soin de réguler en limitant le volume des candidats à l’entrée dans l’Union européenne.

Ce faisant, les plus riches ne font qu’accentuer la logique en œuvre depuis des décennies : les migrants qui se déplacent du Sud vers le Nord ne représentent qu’un peu plus du tiers des migrants internationaux. La plupart des migrations se font en grande partie vers les pays les plus proches, donc du Sud vers le Sud. Les plus pauvres vont vers les pauvres ; les plus riches (et mieux formés) et les moins pauvres vont vers les riches. Nous n’accueillons qu’une part infime de la « misère du monde » : sa plus grosse part revient aux miséreux. À qui peut-on faire croire qu’ajouter de la misère à la pauvreté contribue à rendre moins explosif un monde que la spirale des inégalités déchire déjà si cruellement ?

La grandeur de la France, si toutefois elle voulait être fidèle au meilleur de son passé, serait de dire qu’il faut renoncer à cette conception égoïste. Elle a la voix nécessaire pour clamer haut et fort que les choix faits en Hongrie, aux États-Unis ou en Italie vont à rebours des exigences raisonnables du partage. Hélas, le Président, au contraire, nous explique qu’il convient de se mettre à leur remorque.

6. La décision d’Emmanuel Macron n’a rien d’un coup de tête conjoncturel. Pour une part, le nouveau discours ne fait que prolonger une évolution sensible depuis quelque temps. « Nous ne pouvons accueillir tout le monde », affirmait-il déjà dans ses vœux de décembre 2017. À plusieurs reprises, entre 2016 et 2018, il a repris à son compte la formule de « l’insécurité culturelle » de l’animateur du Printemps républicain, Laurent Bouvet, qui reliait directement l’immigration et le sentiment de dépossession des couches moyennes et des classes populaires.

En difficulté sur le plan social, Macron veut consolider son socle électoral autour des questions ainsi nommées « régaliennes » (l’ordre et l’immigration). Le candidat Macron flirtait avec le « libéralisme culturel » d’une partie de la gauche. Mais dès le soir du second tour, le Jupiter monarchien arpentait, ostensiblement seul, la grande cour du Louvre. Malmené dans la société, l’hôte de l’Élysée veut aujourd’hui profiter des carences de la gauche et des déboires de la droite. En affichant les habits de l’autoritarisme (la rigueur policière) et en assumant une rigueur accrue dans le contrôle des migrations, il veut attirer à lui une large part de la droite désorientée et geler ainsi les bases de renforcement du Rassemblement national.

Le jeu du RN

7. Cette stratégie est moralement douteuse et politiquement hasardeuse. Elle veut concurrencer l’extrême droite sur son terrain et ne fait que légitimer les valeurs qu’elle met à la base de son action. La critique de « l’angélisme » et des « bons sentiments », l’invocation de la realpolitik et la flatterie à l’égard du « peuple » contre les « bourgeois » cautionnent Marine Le Pen quand il faudrait la combattre. De plus, il est douteux d’expliquer que la question de l’immigration est en elle-même un moteur pour le vote en faveur de l’extrême droite.

Mettons par exemple en relation, à l’échelle de toutes les communes françaises, le vote en faveur de Marine Le Pen et toute une série d’indicateurs socio-démographiques. À l’arrivée, on constate que les corrélations statistiques se font sans surprise entre le vote Le Pen, le taux de pauvreté, la part des sans diplômes et dans une moindre mesure la part des ouvriers. En revanche, la corrélation avec le pourcentage d’immigrés est négative : le vote Le Pen est un peu plus dense dans des communes où le taux d’immigrés est relativement faible. À l’échelle départementale, il n’est pas anodin de noter que le Val-de-Marne (20% d’immigrés en 2016) et surtout la Seine-Saint-Denis (30%) font partie des neuf départements où Marine Le Pen ne dépasse pas les 15%.
L’attitude à l’égard de l’immigration est certes un élément qui fonctionne dans le choix des électeurs, mais elle ne le fait pas de façon isolée. Tout dépend de l’environnement social et mental : elle agit en faveur de l’extrême droite quand elle s’articule à un sentiment de dépossession et d’abandon ; elle le fait d’autant plus que les forces hostiles à l’extrême droite sont en situation de carence en matière d’idéologie et de projet.

8. Il faut donc renoncer à l’illusion que l’on peut battre l’extrême droite française en entérinant, comme relevant de la « réalité », la plupart de ses affirmations doctrinales. À la fin de 2018, Emmanuel Macron se désolait de ce que la laïcité était « bousculée » par « des modes de vie qui créent des barrières, de la distance ». Le 10 décembre, il allait plus loin encore en reliant l’immigration à la nécessité « que nous mettions d’accord la nation avec elle-même sur ce qu’est son identité profonde ». Quelques années avant lui un Président évoquait « les odeurs » et son successeur créait un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. Sans doute l’institutionnalisation de « l’identité » est-elle dans l’air du temps européen. Il n’en reste pas moins que cette thématique de l’identité – au singulier – est depuis les années 1970 au cœur de l’offensive de l’extrême droite française et européenne contre l’égalité.

9. Il ne faut pas se tromper de réalité. Les chiffres nous disent certes depuis longtemps qu’il ne faut pas exagérer l’ampleur des migrations (3,4% de la population mondiale). Mais, même contenus, les déplacements de population – constitutifs de la formation historique de notre commune humanité – continueront, qu’ils soient souhaités ou contraints. Il convient dès lors d’agir pour que les seconds reculent peu à peu au bénéfice des premiers. Or ce recul ne pourra être que progressif et, pendant une période vraisemblablement longue, dans une humanité qui va vers les 11 milliards d’individus, dans un monde instable et un environnement dégradé, il faudra faire face à la réalité des déplacements contraints.

Plutôt que de s’enfermer dans la logique égoïste des fermetures qui favorisent les États les plus puissants et aggravent la situation des plus faibles, mieux vaut alors mettre sur la table les enjeux les plus déterminants. La France a des atouts pour se faire entendre dans le monde. Les utilisera-t-elle pour promouvoir enfin une mondialité assumée, contredisant sur le fond les caractères régressifs de l’actuelle mondialisation ? S’attachera-t-on à mettre en œuvre, à l’échelle continentale et planétaire, ce que réclament depuis des années des institutions internationales installées, des ONG et des mouvements, sociaux ou politiques ? Quand se décidera-t-on à contenir l’hégémonie des marchés financiers, la dérégulation, la compétition sauvage qui gaspillent les ressources et aliènent les êtres humains ? Quand commencerons-nous à universaliser l’extension des droits pour tous, la protection élargie, la reconnaissance de statuts salariaux stabilisés, la formation permanente, la démocratisation au travail comme dans la cité, la lutte contre les discriminations qui sont les clés des dynamiques vertueuses à construire ?

Sortir de « l’état de guerre »

10. Faire face au monde instable et dangereux qui est le nôtre n’implique pas « d’armer notre pays », comme l’a affirmé la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndikaye. Il y a assez de guerre dans notre monde et s’il est un réalisme bien compris, il consiste plutôt à se sortir de « l’état de guerre » à laquelle on a voulu nous habituer depuis 2001. Les pourfendeurs contemporains de « l’angélisme » sont les irréalistes d’aujourd’hui. Regarder la réalité en face ? Sans doute, mais cela implique d’écarter résolument le repli sur soi, la méfiance à l’égard du nouvel arrivant, la peur de ne plus être chez soi, l’enfermement communautaire et l’égoïsme ethnique et/ou national.

11. Emmanuel Macron joue un jeu dangereux, pour lui-même comme pour la France. L’apprenti sorcier pense récupérer la droite « classique » et enrayer la mécanique du Rassemblement national. Incontestablement, ses choix l’ancrent un peu plus du côté de la droite. Mais il légitime un peu plus la dynamique de Marine Le Pen et il rejette cette part de la gauche qui avait fait le pari d’assumer son « et de droite et de gauche » d’avant 2017. Il risque d’éloigner aussi une part de ce centrisme et de se social-libéralisme qui ont vu en lui un libéral « culturel ». Dès lors, le dispositif qui consiste à opposer « l’ouverture » et la « fermeture » ou le « progressisme » et « conservatisme » peut perdre de sa vigueur politique. Dans l’état actuel de crise politique, qui mieux que Marine Le Pen est à même d’en cueillir les fruits ?

On ne combattra pas l’extrême droite en capitulant devant ses mots et devant sa vision du monde. En poussant un peu plus loin sa propension « régalienne », Macron met en péril son propre récit qui a séduit une part des couches moyennes et de la jeunesse. Tant pis pour lui : nul ne regagnera pas les catégories populaires en jouant sur le ressentiment et le repli. Face à un projet dangereux, seul un autre projet, un autre récit, tous deux combatifs et projectifs, seront en état de réarticuler des attentes, des exigences, des espérances et des combats concrets. À gauche donc, mais dans une gauche d’aujourd’hui.

On pourrait rappeler à notre Jupiter, pour conclure, les mots cruels du très conservateur Winston Churchill, après la signature des désastreux accords de Munich : « Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre ». Le déshonneur est déjà là.

 

Roger Martelli

Les statistiques sont extraites des publications de l’OCDE, du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et d’Eurostat.

Notes

[1] H. d’Albis, E. Boubtane et D. Coulibaly, Macroeconomic evidence suggests that asylum seekers are not a burden for Western European countries (Les données macroéconomiques suggèrent que les demandeurs d’asile ne sont pas un « fardeau » pour les pays d’Europe occidentale), Science Advances, 20 juin 2018

Pubkié le 19/09/2019

Huma 2019 : remarques post-festives

Deux journées de Fête de l’Humanité ont inspiré quelques remarques à Roger Martelli. (site regards.fr)

Le cru 2019 a été à l’image des précédents, depuis plusieurs décennies. Sous les auspices d’un des plus vieux quotidiens français, le plus grand rassemblement populaire festif d’Île-de-France a été une fois encore l’œuvre des militants communistes, cité éphémère et égalitaire dont les services sont assurés par les membres du PCF, sans distinction de fonction, de statut ou de responsabilité.

Son public est à l’image exacte de la société française, métissant joyeusement les âges, les origines et les conditions. On trouve réalisé, dans cette fête politique, le brassage que nulle manifestation n’est aujourd’hui à même de réaliser dans la rue, quels qu’en soient le motif et la taille. Le nombre et la qualité des spectacles proposés est certes pour beaucoup dans cet amalgame heureux. Mais, pendant trois jours, la foule arpente des rues bordées de stands politiques et associatifs, baigne dans un univers communiste, s’installe dans des espaces balisés par les mots et les symboles multiples de l’engagement. Serait-elle là si, d’une manière ou d’une autre, bien au-delà des analyses politiques explicites, elle ne partageait pas quelque chose d’un état d’esprit, d’une culture historiquement travaillée par le désir d’égalité et l’esprit de révolution ? La Fête est un parfum qui rapproche, bien plus que l’expression d’un éthos partisan… Ce n’est pas pour autant que ce lien d’un week-end est capable de s’installer dans la durée.

La société française n’est pas seulement diverse : elle est éclatée par les inégalités, cloisonnée par les murs des ghettos matériels et mentaux, déchirée par les discriminations qui sont au cœur du désordre capitaliste dominant. Ainsi morcelé, le peuple est à la fois majoritaire et subordonné. Il peut certes se rebeller et se rassembler, mais tout rassemblement n’est pas affecté d’un signe positif. Tout dépend de ce qui est son moteur. On peut le chercher dans la haine et le ressentiment : ce sont les ressorts historiques des fascismes. Il peut au contraire s’adosser à l’espérance et à la solidarité : elles seules transcendent la colère en combativité ; elles seules ont été les moteurs de toute progression démocratique et sociale. Ce sont elles qui vibrent à la Fête de l’Humanité ; ce sont elles qui y relient ceux que la dynamique sociale tend à séparer.

Il reste alors à prendre la mesure d’un paradoxe, qui est à la fois celui de la Fête elle-même et celui de la politique dans son ensemble. La Fête dit la force qui émane d’un peuple rassemblé ; elle suggère que le communisme dans son acception la plus large – il ne se limite pas à un parti – n’est pas un astre mort. Mais si les militants communistes réalisent sur trois jours ce que nulle autre force n’est en état de faire, le PCF lui-même est un univers rétracté, électoralement réduit à la portion congrue. De même, dans la société française, les forces critiques ne manquent pas, s’expriment et agissent, dans des formes plus ou moins anciennes (les traces vivantes du mouvement ouvrier) ou plus originales (à l’exemple des gilets jaunes, des mobilisations écologistes ou des combats multiples contre les discriminations). Mais la vivacité de la critique sociale peine à s’imposer sur le terrain proprement politique et institutionnel.

Le piège du couple Macron/Le Pen

Le premier tour de la présidentielle de 2017 semblait dessiner les contours d’un espace politique quadripolaire plutôt bien équilibré. Deux forces (incarnées par Mélenchon et Fillon) s’inscrivaient dans le clivage multiséculaire de la droite et de la gauche ; deux autres (incarnées par Macron et Le Pen) disaient explicitement vouloir s’en abstraire. Deux ans plus tard, à l’issue des élections européennes, la crise politique reste bien ancrée, mais seuls deux pôles émergent dans le paysage politique. Droite et gauche sont mortes, nous dit-on ; resteraient le bloc d’en haut et celui d’en bas, autour de deux visions du monde, l’une réputée ouverte et l’autre fermée, l’une attirée par la fluidité de la concurrence et l’autre par la sûreté de la protection. La symbolique politique s’inscrirait désormais dans deux récits et deux seulement : celui des libéraux « macronistes » et celui des extrêmes droites.

Ce duopole, dans la continuité de la bipolarisation induite par les institutions de 1958-1962, est une impasse meurtrière pour la démocratie. En se centrant sur « l’ouverture » et la « fermeture », il laisse dans le vague les logiques économiques et sociales et les valeurs qui structurent le champ social dans son ensemble. On parle « d’élites » et de « peuple », selon les cas on vitupère la « caste » ou les « populistes », mais on ne dit rien du système qui sépare inexorablement le haut et le bas, les exploiteurs et les exploités, les dominants et les dominés. On regrette que le peuple soit mis à l’écart, mais on ne sait pas très bien ce qui a permis qu’il en soit ainsi. Dès lors, comment lutter contre l’attrait des utopies libérales de la richesse accumulée ou contre la tentation des boucs émissaires commodes ?

Si le peuple se rassemble, ce ne devrait se faire sur la base du ressentiment, mais sur celle de l’espérance. La dénonciation de l’élite ne devrait pas se substituer à la promotion d’un autre récit, d’une autre vision du monde que celle des libéraux et de l‘extrême droite. Toute conception de la société repose sur en effet des finalités, des valeurs, des méthodes permettant aux individus de vivre ensemble. Pour l’instant, à l’issue d’un XXe siècle déroutant, il semble que n’existent comme conceptions possibles que la fascination pour une accumulation illimitée et prédatrice ou le confort trompeur du chacun chez soi, la confiance dans le pouvoir des technostructures ou le maelstrom de l’autorité, quand ce n’est pas le culte du chef.

Plus qu’une fête

Il n’y a pas de fatalité perpétuant la prégnance de ces deux récits. Un autre est possible, autour d’autres finalités (le développement sobre des capacités humaines, individuelles et collectives), d’autres valeurs (la solidarité), d’autres critères (le bien commun, le respect des équilibres hommes-nature), d’autres méthodes (la démocratie active, le partage), d’autres normes démocratiques, écologiques et sociales. Mais pour que ce récit – ou ce projet, comme on voudra – émerge, s’étende et s’impose, des ruptures sont incontestablement nécessaires : avec l’esprit de chapelle, avec les propensions à l’hégémonie, avec la frontière indépassable qui sépare aujourd’hui les champs du politique, du social et du culturel.

La politique proprement dite n’y parviendra qu’au prix de sa subversion, s’identifiant avec d’autres façons de faire de la politique, d’agréger des individus pleinement autonomes, de marier l’égalité et la liberté. S’y engager n’est pas tourner le dos à la gauche historique : c’est au contraire, une fois de plus, travailler à lui redonner du sens, en élaborant d’autres manières de rassembler et de penser ce qui s’est exprimé jadis dans les aspirations à la « coalition des gauches » ou à « l’union de la gauche ».

Le PCF fut influent quand il parvint à « représenter » le peuple, à donner corps à l’espérance et à suggérer de vastes perspectives de rassemblement. À sa manière – aujourd’hui non reproductibles à l’identique –, il œuvra à l’articulation du social, du politique et du culturel. La Fête de l’Humanité dit la possibilité persistante d’une dynamique du même ordre. Elle ne relèvera plus toutefois de l’initiative d’un seul ; elle sera œuvre commune, dans les mots, les affects et les formes de notre temps. Une Humanité sauvegardée y contribuera ; une Fête de l’Humanité perpétuée en portera encore la flamme.

 

Roger Martelli

Publié le 02/09/2019

Gilets Jaunes: Syndicalisme rassemblé ou syndicalisme de classe

Par Jean-Pierre Page

(site mondialisation.ca)

Le Mouvement des Gilets jaunes s’est développé massivement à côté d’un courant syndical en déclin, ce qui a provoqué le mécontentement de nombreux militants de la CGT et ce qui a permis de relancer des activités combatives et des convergences des luttes à partir de ses structures de base. Ce qui a permis aussid’empêcher la normalisation néolibérale du « syndicalisme rassemblé » prévue par sa direction lors durécent congrès de la CGT. Désormais, la défense de la structure confédérale et démocratique du syndicat, la multiplication des actions autonomes lancées par les fédérations syndicales les plus combatives, les activités de terrains de la part des Unions locales et départementales en coordination avec lesmouvementssociaux, les gilets jaunes, les quartiers populaires a connu un essor inédit. Sans plus avoir à tenir compte des injonctions provenant d’en haut. Le reconquête d’un syndicalisme de lutte et de classe s’opèresur le terrainen même temps que la relance d’initiatives régionales et localesde formationmilitante. L’ébullition sociale qui s’est répandue tout au long de l’année écoulée connaît des prolongements quiprovoque desréflexionsauxquellesparticipenotre collègue de rédaction, militant de longue date de la CGT et acteur connu du mouvement syndical internationaliste et anti-impérialiste.

1-Assumer ses responsabilités!

L’aiguisement de la crise qui s’annonce est marqué entre autres par l’effondrement possible de la Deutsche Bank avec ses 20 000 suppressions d’emplois1soutenues par la fédération Ver.di2affiliée au syndicat DGB3et à la Confédération européenne des Syndicats (CES), comme sur un autre plan, par la guerre commerciale, monétaire, politique et militaire qui se déroule entre la Chine, la Russie d’un côté et les USA de l’autre. Trump souffle en permanence le chaud et le froid. Les manifestations de Hong Kong et de Moscou sont là pour le rappeler !4

Après les élections européennes de juin 2019, les péripéties politiques et institutionnelles liées à l’élection des nouveaux dirigeants européens ont mis en évidence une nouvelle fois la contradiction existant entre les partisans d’une Europe prétendument « plus juste et plus unie »5et les peuples ! De manière plus ou moins conscients, ces derniers sentent que « l’aventure européenne » ne mène qu’à plus de casse sociale et à la confiscation de la démocratie. Une nouvelle fois, ils l’ont exprimé à travers une abstention record.

Ces exemples parmi d’autres sont les manifestations récentes et révélatrices qui précèdent un « tsunami » économique, financier, social, politique et démocratique. L’assujettissement des médias et le recul de l’esprit critique masquent de plus en plus mal cette réalité.

Enfin, le surendettement et le retournement des marchés financiers soulignent l’extrême précarité d’une économie mondiale soumise non pas aux règles, mais aux rapports des forces. Ainsi le contrôle de l’Eurasie6est devenu un des enjeux majeurs de la conflictualité mondiale.

La croissance française est révisée à la baisse7et sera en net recul par rapport à 2018. Les inégalités s’accroissent de manière sans précédent avec une richesse insolente à une extrémité et une pauvreté exponentielle à l’autre. À l’échelle mondiale, le montant des dividendes versés aux actionnaires atteint un nouveau record avec 513 milliards de dollars.

La France est de loin le plus grand payeur de dividendes en Europe, en hausse, à 51 milliards de dollars US8. Cette situation de forte instabilité est devenue insupportable. Elle se paie socialement et politiquement au prix fort. 65% des Français9avouent avoir déjà renoncé à partir en vacances faute d’argent et 4 d’entre eux sur 10 de manière répétée ! Les peuples font face à ce qu’il faut bien appeler une guerre de classes.

Cela n’est pas indifférent à l’opposition, au mécontentement, à la colère qu’expriment les travailleurs et la population, les jeunes en particulier, à travers leurs luttes et leurs sentiments à l’égard des institutions politiques et répressives. C’est ce que montre ces dernières semaines et dans une grande diversité, la permanence de l’action des Gilets jaunes, le succès de l’idée de référendum contre la privatisation d’Aéroports de Paris, l’affaire Steve10, le mouvement « Justice pour Adama Traoré »11ou encore les rassemblements contre le G7 de Biarritz, là où les confédérations syndicales brillent par leur absence, les nombreuses luttes paysannes contre la malfaisance du CETA,12et bien sûr de nombreuses grèves dans les entreprises.

Comme l’illustre un sondage inédit, huit mois après le début du mouvement, une majorité de Français continuent à apporter leur soutien aux Gilets jaunes, quand 40 % sont convaincus qu’une révolution est nécessaire13pour améliorer la situation du pays.

Or, plutôt que de prendre en charge cette radicalité, le mouvement syndical donne l’impression d’être plus préoccupé par son statut de régulateur social que par celui de donner du contenu et ouvrir une perspective à cette évolution significative de l’opinion. Ainsi, la décomposition/recomposition du syndicalisme se poursuit et va sans aucun doute s’accélérer. Cette conversion se concrétise par l’approbation et la complicité des dirigeants des confédérations syndicales européennes. Elle se fait également dans « une consanguinité » entre celles-ci, les institutions européennes, les gouvernements et le patronat.

A la veille du G7 de Biarritz, les entreprises conduites par le MEDEF et les organisations syndicales conduites par le Secrétaire général de la CFDT se sont concertées pour élaborer une déclaration commune « afin de favoriser une croissance mondiale et un libre-échange qui profitent à tous ». Ceci est présenté comme « un signal fort adressé aux gouvernements pour qu’ils prennent en compte les entreprises comme acteur du changement »14. En fait, il s’agit clairement de voler au secours du libéralisme, en d’autres termes du capitalisme pour, au nom de « l’union sacrée », faire le choix de la guerre économique sous leadership US dans une confrontation avec la Chine et la Russie. Comme en d’autres périodes de notre histoire, l’objectif des « partenaires dits sociaux » va être de mobiliser le monde du travail pour faire le choix de la collaboration de classes au nom de l’association capital/travail. Tel sera le rôle imparti aux organisations syndicales.

Voilà pourquoi on souhaite aller au plus vite vers une transformation de celles-ci en un syndicalisme de service et de représentation, déléguant ses pouvoirs à des structures bureaucratiques supranationales comme le sont celles entre autre de la CES. On veille à ce que cette évolution se fasse dans l’ignorance de la part des travailleurs que l’on cherche à priver des moyens dont ils disposent pour se défendre et ouvrir une alternative de rupture avec le système dominant.

Cet objectif implique en France en particulier pour la Confédération générale du Travail (CGT), une transformation mettant un terme à sa conception confédérale. Elle consiste à la faire renoncer aux principes, aux finalités comme aux conceptions qui sont les siennes. Le type d’organisation est toujours dépendant de l’orientation et de la stratégie dont on fait le choix. Celles-ci ont changé, il lui faudrait donc s’adapter en conséquence, renoncer au confédéralisme et à la liberté de décision de chaque syndicat affilié comme à la recherche du travail en commun pour de mêmes intérêts de classe.

Cela suppose de renoncer à la relation et à la fonction des principes fondateurs qui unissent les organisations et les adhérents de la CGT. Depuis plus d’un siècle, celle-ci s’est construite entre les syndicats d’entreprises qui permettent, depuis le lieu de travail, d’enraciner toute démarche syndicale, les fédérations professionnelles, les unions départementales et unions locales interprofessionnelles. Ce qui est visé dorénavant est un syndicalisme de type institutionnel, vertical, à plusieurs vitesses, qui devra se structurer à partir d’une action et d’une organisation de type corporatiste s’adossant à de grandes régions européennes.

Une confédération comme la CGT ne saurait pas vivre, fonctionner et se reproduire pour et par elle-même, en s’écartant de la vie réelle de ses organisations de base qui l’unissent aux travailleurs, en établissant des cloisons étanches entre ses différentes structures. Déjà en désavouant son histoire, en rompant ses amarres, « Tel un bateau ivre»15de ce pourquoi elle existe, on cherche à lui faire jouer un autre rôle en la déconnectant progressivement de ce qui a fondé historiquement sa conception et son rôle.

Ce qui est en cause et menacé n’est rien moins que son unité, sa cohésion, son utilité. La CGT est particulièrement visée de par l’influence et l’action qui est la sienne, par son identité et son histoire. De sa capacité à faire face à ce défi va dépendre son rôle futur. Le combat pour défendre et faire vivre la confédéralisation est déterminant et ne peut être éludé, il doit être mené dans la clarté.

Or, comme l’a montré son 52e Congrès16, il est clair qu’il existe au sein de la CGT au moins deux lignes fondées sur des orientations distinctes et radicalement opposées.

La question politique est donc de savoir s’il faut chercher une position moyenne entre les deux, une forme de compromis pour infléchir l’orientation, ou bien en tenant compte de tout ce que cela signifie, s’employer à construire autre chose à partir de l’acquis, en termes d’alternative syndicale, sociale et politique et, si oui, comment le faire sans tarder?

En effet, la situation et son évolution probable imposent d’anticiper et de ne rien exclure ! C’est une exigence pour les syndicalistes conséquents qui dans leurs analyses et leurs actions se revendiquent de la lutte des classes. Ceci est devenu un impératif car il s’agit de défendre et faire progresser l’outil indispensable aux luttes sociales et politiques des travailleurs, à leur émancipation. Le devenir de la CGT, sa raison d’être et son efficacité en dépendent. Or, celle-ci s’est affaiblie, non seulement en influence et force organisée, mais également à travers ses idées, son programme, son projet de société, sa vision, son indépendance, son fonctionnement. La mutation stratégique de la CGT déjà engagée à la fin des années 1970 et accélérée au début des années 2000, l’a profondément déstabilisée17. Ainsi par exemple et entre autres, elle s’est écartée de manière significative de toutes références aux principes de souveraineté nationale et populaire sur lesquels elle s’était pourtant construite. Son internationalisme s’est érodé !

La CGT est aujourd’hui divisée entre des options différentes et opposées, quand elle devrait contribuer à rassembler, bâtir un rapport des forces sur la durée contre la malfaisance du néolibéralisme. De la même manière, elle devrait encourager les convergences pour contribuer à un « Front populaire  »18 de toutes les forces sociales et politiques qui luttent pour une société en rupture avec l’exploitation capitaliste et les dominations impérialistes.

Sur tout ce qui touche à son orientation stratégique, à sa finalité comme à son identité, la lucidité impose de constater combien les fractures se sont multipliées. Celles-ci menacent non seulement la place de la CGT dans les lieux de travail, la perception que l’on a de son rôle, mais y compris à terme sa nature. Les désaccords sont nombreux, ils se sont radicalisés par le refus, les atermoiements et l’opposition de sa direction à en débattre. Trop longtemps des questionnements restés sans réponse ont contribué à la mutation délétère de ce qui était la première organisation syndicale française.

Comment ne pas constater le décalage saisissant entre l’état d’esprit, le fonctionnement de la direction confédérale et celui des organisations confédérées ?

Il faut en faire un bilan lucide, tout en veillant à l’unité, sans exclusion ni ostracisme vis-à-vis des idées qui dérangent, dans un esprit fraternel et militant. Dorénavant, il y a urgence à assumer cette responsabilité19!

2- Faire preuve de lucidité!

Certes, il y a toujours eu dans la CGT et sous la pression des idées dominantes, celles du patronat, de forces politiques, d’institutions internationales, des confrontations, certaines ont même conduit à des ruptures, à des scissions. Mais, aujourd’hui les différences d’approches et d’opinions sont d’une ampleur inédite.

La raison principale de cette situation n’est pas à chercher dans les faiblesses d’analyses de l’appareil, son absence d’esprit d’initiative ou dans son fonctionnement bureaucratique, ou encore dans la médiocrité qui caractérise sa direction. Même si ces réalités sont incontestables. La seule et véritable cause, n’est rien d’autre que le changement d’orientation stratégique qui s’est construit sur une longue période et plus particulièrement sur ces vingt dernières années. Cette dépolitisation à marche forcée, mais qui souvent n’est qu’apparente, a conduit la CGT dans une impasse et, avec elle, le syndicalisme français dont les résultats sont devenus un bilan accablant.

La CGT est dorénavant dans une démarche non plus de confrontation et de contestation radicale du système capitaliste comme l’avaient voulu ses fondateurs, mais dans un accompagnement qui vise à corriger les excès du système dominant par la magie de la proposition et de la négociation tout en se ralliant à une forme « d’union sacrée »

En fait, comme en d’autres temps et au prix d’un renoncement, une partie de la CGT a fait le choix sans bataille, de conceptions syndicales que celle-ci avait combattues pendant presqu’un siècle. Voir la réalité en face c’est reconnaître que le courant de classe dans la CGT a nettement reculé, concédé du terrain en recherchant les compromis, puis qu’il s’est affaissé.

Globalement, cette nouvelle orientation a été assimilée et soutenue par de nombreux dirigeants à tous les niveaux des structures de la CGT, volontairement ou simplement par ignorance ou bien par opportunisme. Elle s’est développée parallèlement et pendant tout un temps en phase avec les changements d’orientation successifs du Parti communiste français (PCF) et l’évolution des rapports de force politiques en France, en Europe et internationalement.

Cette adaptation qui a pris parfois la forme de reniements peut se vérifier à travers un alignement de la CGT sur les positions défendues par les autres syndicats français, qu’il s’agisse du partenariat et du dialogue social, de la mise en cause du mouvement des Gilets jaunes, de l’intégration européenne20ou encore de l’ostracisme et de la caricature à l’égard d’une partie du mouvement syndical international21, y compris jusqu’à admettre une certaine « fin de l’histoire » depuis 1989/91, qui serait un fait acquis une bonne fois pour toute.

Cette mutation aux conséquences multiples bute dorénavant contre une évidence de plus en plus partagée dans la CGT, celle de l’échec.Il est celui patent d’une orientation stratégique et non d’une mauvaise gestion. Refusant de mettre en cause ce fiasco, on cherche à l’ignorer avec une obstination frôlant l’aveuglement. Le cap devrait être maintenu selon la direction de la Confédération, quel qu’en soit le prix! Pourquoi?

Ainsi, des dirigeants de la CGT s’accrochent quasi religieusement à cette révision stratégique qui inclut la proposition et la négociation indépendamment du rapport des forces, le « syndicalisme rassemblé », les problèmes sociétaux que détermine l’air du temps, les affiliations à la CES et à la Confédération syndicale internationale (CSI)22qui sont devenues des préalables et les balises légitimant cette mutation23. Renoncer à ces concepts et engagements serait pour les partisans du recentrage de la CGT mettre en cause l’orientation passée, celle présente ou celle future. Pour Bernard Thibault, « C’est toute la conception de notre organisation et sa vision du syndicalisme qui est en question ».

Selon les tenants de cette évolution, cela serait également menacer l’action, le rôle qui est revendiqué pour militer en faveur de l’émergence d’un pôle syndical réformiste en France, aux côtés de la CFDT, arrimé au niveau européen à la CES, et internationalement à la Confédération syndicale internationale (CSI).

La tâche est donc pour les convertis à cette vision d’arriver à convaincre qu’il faut dorénavant unilatéralement et en urgence se conformer à une vision « européenne » qui n’est rien d’autre que l’abandon de toute souveraineté populaire, celle de la collaboration des classes et de l’association capital/travail, quitte à le faire en maintenant certaines apparences. Selon eux, il n’y a pas d’autres orientations possibles, l’avenir du syndicalisme et de la CGT en dépendrait. Pour cela, les militants devraient accepter de se remettre en cause, de le faire en faisant preuve de réalisme et de pragmatisme, battre leur coulpe, se transformer en « béni-oui-oui», pour mieux s’effacer, afin de permettre que se concrétise la forme achevée d’un syndicalisme rassemblé.

 3- Ce qu’a révélé le 52e Congrès de la CGT!

Toutefois, ces certitudes volontaristes masquent mal des inquiétudes. Elles seraient justifiées par le fait que l’orientation actuelle de la CGT serait menacée de l’intérieur. Sa mise en œuvre serait chaotique, sa gestion déplorable. Selon les partisans de cette évolution/mutation, à leur avis nécessaire et incontournable, le 52e congrès serait la preuve des insuffisances de la nouvelle direction. Tout particulièrement celles de son Secrétaire général, incapable de mettre en œuvre ce qu’on lui a demandé, mais aussi et surtout la conséquence des agissements d’une sorte de « 5e colonne», qui aurait fait le choix récent de « saboter» le congrès de l’intérieur.

Ainsi, l’introduction de la référence à la Fédération syndicale mondiale (FSM)24dans les nouveaux documents d’orientation de la CGT serait un recul inacceptable qui aurait du être évité. Cela va, dit-on, encourager et légitimer les opinions, les critiques des décisions passées et celles qui se manifestent contre l’immobilisme et les complicités d’une CES, rouage des institutions européennes comme à l’égard d’une CSI au service de l’oligarchie mondialiste et de ses préoccupations géopolitiques.

Mais, plus encore, l’abandon, et de surcroît piteusement, d’un projet de changement des structures de la CGT a provoqué un choc. Car comme ce fut le cas en son temps avec le recentrage de la CFDT25, il est intéressant de noter l’importance accordée à cette transformation par ceux-là mêmes qui entendent inspirer la transformation de la CGT et contribuer plus généralement à celle du syndicalisme. Aux yeux de certains groupes fonctionnant dorénavant en lobbies et groupes d’influence, celle-ci ne pourrait se conformer à son agenda sans la métamorphose de son organisation. Si cette ambition n’est pas nouvelle, les objectifs politiques recherchés à travers le changement de structures auraient pris un caractère impératif. Ce qui serait justifié par un rapport des forces défavorables au plan social et politique qui exigerait de s’adapter au plus vite, tout comme à la perspective d’une plus grande intégration européenne. Par ailleurs, la précarisation, la multiplication des statuts, l’éclatement du lieu de travail imposeraient de s’adapter sans attendre.

Face à cette évolution, le syndicalisme CGT d’entreprise avec ses caractéristiques historiques et combatives est perçu comme une anomalie, voire un frein au regard de ce qui devrait dominer au sein du syndicalisme européen. De par l’existence de la CGT et de ses principes de lutte, l’exception syndicale française serait une réalité et une rigidité bien dérangeante dont il faudrait achever le cycle26.

4- Vers un syndicalisme de services ?

De tout temps, la fonction répressive du Capital et de son Etat s’est exercée pour aboutir à la criminalisation de l’activité syndicale, à la mise en cause du droit de grève et de manifestation, et à l’usage aujourd’hui de moyens matériels et technologiques sans précédent pour faire taire critique et contestation. Si le Capital entend persévérer dans cette voie autoritaire et implicitement fascisante, cela ne lui suffit pas! Après s’être fixé des objectifs visant à intégrer à sa politique les syndicats et les travailleurs pour les désarmer durablement, il a choisi de sortir le syndicat du lieu de travail, de lui substituer un syndicalisme de représentation formelle à la fonction subalterne, un syndicalisme de service. Dans le meilleur des cas, le caractère revendicatif de la mission du syndicat serait dans les entreprises réduit « aux carreaux cassés » et à la gestion de certaines activités sociales.

Cette vision, nous dit-on, serait conçue pour enrayer une forme de déclin. Ce serait la réponse miraculeuse à la crise de la représentation sociale, à la désyndicalisation et à la marginalisation des organisations de travailleurs27.

On a commencé à théoriser ce besoin impérieux au nom du rôle et de la place nouvealle qu’il faudrait accorder aux structures intermédiaires, d’autant que la contestation des « élites »s’est accrue dangereusement ! Emmanuel Macron parle de «reconquête des corps intermédiaires dans une perspective d’un projet national et européen d’émancipation »28. Ainsi, le Centre d’analyse stratégique (l’ancien Commissariat au plan)29 propose, sur le modèle scandinave, de redéfinir la mission des syndicats jugés en France trop combatifs afin de leur permettre de fournir :

– Des offres plus concrètes sur le modèle des comités d’entreprise.

– Une mutualisation pour de meilleurs services, en partenariat avec d’autres secteurs comme des centrales d’achat, des banques, des assurances…

– Un meilleur accompagnement des parcours professionnels, sujet sur lequel la CGT a montré un grand intérêt.

Par ailleurs, des chercheurs nord- et latino-américains considèrent qu’à l’heure d’internet et des réseaux sociaux, le syndicat d’entreprise perdrait sa raison d’être puisque le salarié pourrait directement via son ordinateur, consulter son responsable aux relations humaines, son fameux « DRH », voire négocier directement et sans intermédiaire avec son employeur30. Ses techniques « managériales » ne sont pas sans influencer le fonctionnement même de la CGT.

Ainsi, la nouvelle étape de la mise en place de la loi sur la représentation syndicale doit contribuer à ces programmes ambitieux.

Déjà, celle-ci va conduire à la suppression de 200 000 postes de délégués syndicaux et à la disparition du fait syndical dans un grand nombre d’entreprises. Est-il utile de rappeler que c’est un ancien dirigeant national de la CGT qui a assisté la ministre du travail sur cette orientation réactionnaire du gouvernement Macron ? Celle-ci va compléter les lois antisyndicales des ministres socialistes de François Hollande, François Rebsamen amphitryon du récent congrès de la CGT et Myriam El Khomri31pour expulser les syndicats des bourses du travail, procédures qui, depuis, se multiplient partout, contre les Unions locales et les Unions départementales, sans que cela ne fasse l’objet d’une riposte nationale de la CGT, ni d’ailleurs des autres confédérations syndicales.

Mais on veut aller encore plus loin! Il s’agit maintenant d’obtenir la taxation des syndicats qui seraient appliquée au même titre que celle des entreprises, avec imposition de la TVA, taxation à 33% des excédents budgétaires, interdiction d’embauches de dirigeants syndicaux, soumission aux contrôles fiscaux et à l’URSSAF, etc. Ces objectifs du gouvernement connus depuis la fin 2018 par les confédérations, dont la direction de la CGT, seront applicables début 2020. Ils sont pour l’heure ignorés ou consentis, car ils ne font l’objet d’aucune contestation ni action, à l’exception de celle organisée par la Région CGT Centre-Val de Loire32.

En Europe, et au nom du réalisme, ces objectifs ne sont pas insensibles à la CES et aux organisations syndicales qui entendent participer à de telles évolutions en rompant avec des conceptions jugées traditionnelles, archaïques et passéistes. Car cette ambition devrait être complétée par une délégation des prérogatives nationales des syndicats comme le pouvoir de négociations à des systèmes syndicaux qui dorénavant parleraient et agiraient supranationalement. Cela entraînerait une forme de vassalisation des confédérations nationales à un « centre » parlant, agissant et négociant en leur nom. Au récent congrès de la CES33, la délégation de la CGT tout comme celles des autres confédérations syndicales ont approuvé unanimement des orientations qui s’inscrivent dans une telle approche34.

Cette démarche de rupture est encouragée en France notamment par la CFDT, dont le Secrétaire général assume la présidence de la CES, avec le soutien de la CGT35.

Par ailleurs, la direction de la CGT n’est pas indifférente à cette rénovation et les critiques avant congrès de Philippe Martinez sur le fonctionnement des syndicats, comme le soutien à de premières expériences comme celle du «syndicat inter-entreprises ouverts aux auto-entrepreneurs de Malakoff, le SIEMVVE»36. Cette démarche des partisans du recentrage de la CGT a pour objectif de participer à une vision qui se veut transformatrice mais qui en réalité met en cause le syndicat d’entreprise et le rôle de l’union locale. Les propositions de modifications des structures de la CGT qui devaient être soumises au 52e Congrès voulaient s’inspirer et prendre appui sur cette vision des choses.

Pratiquement, à quoi avons nous affaire avec cette mutation fondamentale du syndicalisme que l’on aimerait voir s’accorder avec la refonte des statuts de la CGT?

Comme on le voit, de tels changements doivent encourager le syndicalisme au nom de l’union sacrée à prendre sa place dans une Europe fédérale en abandonnant ses attributions nationales. Concrètement, il faut une mise en conformité de la CGT avec un type d’organisation syndicale fondé sur quelques branches professionnelles pour permettre l’intégration autour de grandes régions et de pôles de développement européens.

Soutenir cette manière de voir serait faire le choix de la verticalité dans le fonctionnement des syndicats, au détriment de principes d’organisation fondés sur le fédéralisme, la démocratie syndicale et ouvrière, ceux de la solidarité interprofessionnelle entre fédérations, unions départementales et unions locales, donc finalement affaiblir les droits et devoirs du syndiqué. Ainsi suivre cet objectif conduirait le Congrès confédéral de la CGT à devenir le congrès de structures, plus celui des syndicats d’entreprises. S’opposeraient alors structures professionnelles et interprofessionnelles, conduirait à la division de la CGT elle-même37.

Cette approche régressive aboutirait inévitablement à la poussée d’un corporatisme dont la CGT avait historiquement fait le choix de se défaire. Cela se ferait au détriment du rassemblement de la classe sociale des travailleurs, sans lequel aucune dynamique de luttes transformatrices n’est possible. Cette mise en conformité de la CGT avec les conceptions syndicales qui prévalent en Europe constitue un des objectifs recherchés. Autant dire que cette tendance lourde ne pourrait faire qu’encourager les comportements étriqués de certaines fédérations et l’étouffement de toute solidarité concrète de classes.

Cela contribuerait à opposer la revendication professionnelle et interprofessionnelle, cela serait reculer sur toute l’orientation des réponses aux besoins des salariés comme à tout projet de transformation de la société. Il ne s’agit pas de nier les différences, il faut les prendre en compte. Il existe des revendications d’entreprise et il existe aussi des revendications communes38. Mais la réponse aux exigences de l’un peut coïncider avec celles de tous et inversement, c’est là le rôle et la fonction de la confédéralisation d’y contribuer!

Que deviendrait également le fédéralisme, la mutualisation des moyens au service de la lutte des classes? Comme on le voit déjà, cela serait sans doute remplacé par la multiplication des directives et des notes de service au détriment du débat, du partage d’opinions, de prises de décisions collectives et de la solidarité de combat entre toutes les organisations de la CGT.

Enfin, faire de tels choix permet de mieux comprendre pourquoi il faudrait rompre avec certaines règles et organismes collectifs de la vie démocratique de la CGT.

De manière parfaitement cohérente, il en va ainsi par exemple de la mise en cause du rôle et de la place du Comité confédéral national de la CGT. Après avoir voulu le faire disparaître, on cherche à le dévaloriser en le transformant de plus en plus en un “forum” où tout peut se dire sans véritable conséquence et surtout sans que cela n’influe sur les décisions de la direction confédérale! D’ailleurs, le bilan affligeant de la Commission exécutive confédérale elle-même, à la participation formelle et fortement réduite, confirme l’appauvrissement d’une vie démocratique au bénéfice d’une armée de collaborateurs et d’un appareil professionnalisé à l’extrême, financé on ne sait trop comment. Rappelons que la part des cotisations ne représente aujourd’hui plus que 29 % du budget confédéral.

Il faudrait donc ranger au magasin des accessoires les vieilleries des principes de classe en matière d’organisation et se fondre dans la supposée modernité et innovation. Ni neutre, ni innocente, ces orientations ne sont en réalité que le retour à des formes de structures anciennes du mouvement syndical39.

S’engager dans cette voie serait pour la CGT faire un choix qui équivaudrait à une rupture définitive avec la nature et l’identité qui doivent demeurer la sienne. C’est le prix qu’il lui faudrait payer pour épouser définitivement la cause du réformisme syndical en France, en Europe et internationalement.

Il faut comme en d’autres époques combattre cette démarche qui marginaliserait la CGT car elle ne pourrait que contribuer à son affaiblissement, à celle des luttes, en les opposant entre elles, à diviser les travailleurs et donc à nourrir l’attentisme, à ruiner la crédibilité du syndicalisme.

5- Une CGT compatible avec le syndicalisme réformiste ?

Ce que l’on a changé sur le contenu de l’orientation devrait donc dorénavant coïncider avec ce que l’on veut réformer du point de vue de l’organisation. C’est dire l’ampleur de cette nouvelle étape, véritable conversion stratégique à laquelle on veut soumettre la CGT.

La CGT est elle prête à cela ? Rien n’est moins sûr !

C’est ce que les délégués du 52e Congrès ont voulu signifier en repoussant démocratiquement l’examen de ces propositions visant à modifier les structures à dans 3 ans, c’est à dire, au prochain Congrès confédéral. Il en a été ainsi de ce sujet comme d’autres soumis à la discussion et à de fortes contestations comme sur le bilan d’activité, le concept de syndicalisme rassemblé, le programme revendicatif, les affiliations internationales.

Ceci a contribué à créer une situation paradoxale. D’un côté, ce congrès fut celui de l’insatisfaction et n’aura apporté aucune réponse aux questions en suspens. Mais, de l’autre, une situation inattendue est apparue, à savoir l’émergence d’un état d’esprit nouveau parmi les délégués des différents syndicats.

À travers de multiples interventions critiques et aussi par leurs votes, de nombreux militants ont exprimé une volonté de réappropriation de la CGT par ses adhérents et ses militants eux-mêmes. Des intervenants ont même voulu signifier à la direction confédérale ce que l’on pourrait résumer de la manière suivante : « puisque depuis des années et malgré nos critiques et propositions vous n’écoutez pas, nous allons passer à la mise en œuvre de ce que nous décidons nous-mêmes, et nous le ferons avec ou sans vous ».

Face à ce qui est déjà plus qu’un défi, et de peur de le voir devenir contagieux, certains dirigeants anciens et nouveaux, mais aussi les «experts ès syndicalisme», sont conduits à penser qu’il faudrait anticiper et faire le choix d’un changement de direction, Secrétaire général inclus. Selon eux, ce qui s’apparenterait à une « révolution de palais », permettrait de sauver une mutation à laquelle ils se sont beaucoup consacrés et se consacrent toujours autant. Une telle orientation viserait surtout à évacuer le nécessaire débat de fond. Non seulement, elle ne réglerait rien mais, pire, elle enfoncerait la CGT dans la division, les batailles de clans et de courtisans, la paralysie. Comme on l’a vu avec l’affaire Lepaon, cette apparence de changement serait vaine, voire pire40.

Évidemment, l’illusion qu’avec le temps, les choses pourraient s’arranger d’elles-mêmes ne peut qu’aggraver cette situation tant la contradiction entre des orientations et des ambitions aussi radicalement opposées devront se résoudre d’une manière ou d’une autre. Compte-tenu de la faiblesse intrinsèque de la direction confédérale, de son style de travail, des ambitions diverses et variées qu’elle suscite, de la professionnalisation, d’une institutionnalisation qui s’aggrave, de la mise sous tutelle de certains secteurs de travail, les phénomènes négatifs constatés antérieurement ne pourront qu’empirer!

L’instabilité va donc se poursuivre! Pour y remédier, il faudrait la volonté de procéder à un bilan, une nouvelle orientation fondée sur l’action, un programme revendicatif intelligible, des alliances transparentes, des convictions, des engagements conscients, des positionnements européens et internationaux clairs. Nous n’en sommes pas là, on semble même s’en éloigner. Un mois après le 52e Congrès, le récent CCN de fin juin 2019 en a été l’illustration. Ainsi, le processus revendicatif est de nouveau paralysé. Une nouvelle date d’action « saute-mouton », le 24 septembre 2019, dans le genre « il faut bien faire quelque chose » devrait préparer une semaine d’action à la fin de l’année 2019. Faut-il suggérer aux organisations de la CGT de rester l’arme au pied face à un agenda social qui s’annonce d’une brutalité inouïe, ou faut-il assumer dès à présent les responsabilités qu’exige cette situation? Là est la question!

D’autant que la crise sociale, économique et politique qui découle de la mise en œuvre des choix du Capital va s’accélérer! D’importantes échéances comme le dossier des retraites, ceux de la santé, de la Sécurité sociale dans ses principes fondateurs, la réforme de l’assurance chômage, de nombreux conflits pour l’emploi comme ceux de General Electric/Alsthom, l’avenir de la Centrale de Gardanne, celui d’Aéroports de Paris face à la privatisation, l’enjeu du statut des fonctionnaires, la poursuite de la restructuration de la SNCF après la défaite du conflit 2018, d’EDF, la situation catastrophique de l’éducation nationale et de l’hôpital public illustrée respectivement par le rapport sur la correction du Bac et par le mouvement des urgentistes sont des échéances incontournables41.

Ce contexte et son évolution rapide peuvent provoquer des situations inattendues « une étincelle peut mettre le feu aux poudres »42, or il y a beaucoup de poudres accumulées. Il peut contribuer à l’expression du besoin de convergences qu’il faudra encourager, susciter et assumer. Il est significatif que Jacques Attali ai souligné récemment que “Si les classes dirigeantes ne faisaient pas attention, le mouvement des Gilets jaunes pourrait entrer dans l’histoire comme le début d’une nouvelle révolution française”.43

Bien évidemment il convient d’intégrer dans cette approche la dimension d’une Europe en crise sociale, économique, financière, politique, institutionnelle aggravée au plan environnemental et agricole avec l’approbation du traité de libre échange CETA entre l’Union européenne et le Canada ou celui avec le MERCOSUR en Amérique latine. A cela s’ajoute les nouvelles tensions internationales avec la multiplication des conflits asymétriques au Proche-Orient, en Asie comme en Amérique latine, les confrontations majeures déjà engagées entre les Etats-Unis, l’Iran, la Chine, la Russie, l’Inde, le Pakistan44, l’émergence de l’Eurasie comme pivot du futur développement mondial.

Sans une prise de conscience salutaire et un renouveau véritable de ses orientations dans un sens de lutte de classes la CGT va continuer à apparaître de plus en plus hors-sol, coupée des réalités et des attentes des travailleurs, des militants comme des organisations, tout particulièrement celles et ceux qui organisent l’action au jour le jour et qui font vivre le syndicat.

Par ailleurs, les organisations de la CGT seront interpellées par la poursuite souhaitée et sans aucun doute le développement de l’action des Gilets jaunes dont l’objectif est de contribuer par de nouvelles initiatives à bloquer l’économie afin d’exercer le maximum de pression sur le pouvoir et le patronat. Ce mouvement va prendre une nouvelle ampleur qui mériterait sans tarder la mise au point d’une stratégie commune de recherche de convergences d’actions. À l’évidence la direction de la confédération n’en est pas là!45

 6- Savoir anticiper en tirant les leçons !

Par conséquent, on ne saurait s’accommoder de cette situation sans perspectives alors qu’il faudrait anticiper, tirer les conséquences et se donner les moyens de prendre sa place dans les résistances qui doivent s’organiser et s’organisent déjà.

Comment la CGT pourrait-elle faire le choix de l’attentisme, de l’hésitation, de débats aux préoccupations existentielles comme on le suggère quand l’urgence sociale commande de prendre des décisions ?

Ne faut-il pas tirer les leçons de la période récente ? Par exemple, comment s’étonner que des comportements condescendants vis-à-vis des Gilets jaunes aient provoqué de leur part une certaine suspicion à l’égard du syndicalisme, parfois la conviction de son inutilité. Ainsi, plutôt que d’encourager l’action commune, n’a-t-on pas, au nom du syndicalisme rassemblé, préféré faire le choix de se rallier à la ligne de la CFDT dont le « macronisme » est assumé. Ainsi le syndicalisme s’est enfermé dans des certitudes et des postures qui, au final, ont permis au pouvoir de rebondir et de manœuvrer.

Persévérer dans la voie qui a précédé le 52e Congrès serait donc faire le choix de nouvelles déconvenues. Sans sursaut nécessaire, la situation de la CGT en interne s’aggravera avec la perspective de nouvelles tensions, des conflits, de mises à l’écart. Persévérer dans cette voie, serait prendre le risque d’un nouveau préjudice pour celle-ci. Il faut s’y opposer !

Comment ? Il ne saurait y avoir d’autres solutions ni alternatives que d’assumer les responsabilités que la situation exige. D’autant plus que, si les risques existent, les possibilités le sont également, tant les attentes et les disponibilités sont fortes.

Adopter une attitude faite d’expectatives serait stérile et improductive. On ne saurait s’accommoder des déclarations d’intentions, de l’irrésolution, de la perplexité. Il faut au contraire, et sans tarder, proposer et mettre en débat dans les entreprises une orientation de combat, des objectifs et des mots d’ordre précis. C’est-à-dire avec un contenu clair et unitaire, une volonté, un programme intelligible qui contribue au développement d’actions coordonnées, professionnelles, interprofessionnelles et transversales afin d’exercer une pression maximum par le blocage de l’économie à travers des formes d’actions et des initiatives qui permettent la durée. Seule une mobilisation déterminée depuis les entreprises peut contribuer aux avancées, il n’en est pas d’autres. Cela doit être le postulat de départ à toute ambition de reconquête. Il en faut la volonté politique ! Il faut donc y contribuer, l’alimenter, y compris même à contre-courant !

Le contexte général et celui propre à la CGT placent le syndicalisme face à des responsabilités inédites. Celui-ci doit les assumer! Si le mouvement des Gilets jaunes a contribué à une prise de conscience, il a aussi donné du sens et du contenu à l’action collective, au besoin de faire preuve de ténacité, en favorisant les solidarités intergénérationnelles, d’encourager l’action des urbains et des ruraux, du privé comme du public, comme de rechercher des convergences en faveur de choix de société. C’est ce qu’a montré d’ailleurs la 3e Assemblée nationale des Assemblées des Gilets jaunes de Montceau-les-Mines46pour laquelle c’est bien le capitalisme et rien d’autre qui est la cause des problèmes que rencontrent les gens. Dans leur déclaration, la troisième Assemblée a ainsi appelé à « une convergence des luttes sociales, démocratiques et écologiques »47et au retrait pur et simple du projet de réforme des retraites.

Si nous partageons ce constat, ne faut-il pas en tirer les conséquences, partout, et d’abord à partir du lieu de travail, là où la contradiction capital/travail se noue? Au regard de la permanence, de la continuité du mouvement social, de sa durée, a-t-on pris toute la mesure du changement qualitatif des consciences, des disponibilités comme des nécessités qu’elles impliquent. Elles ouvrent des perspectives nouvelles !

Faut-il s’accommoder des sentiments d’impuissance et d’incompréhensions qui souvent font place au mécontentement et au désengagement. Faut-il se taire ou ignorer quand l’on entend: « Ca ne peut plus durer comme ça dans notre CGT !» ?

Ne faut-il pas plutôt s’impliquer autrement, voire si nécessaire, se remettre en cause, faire preuve de lucidité, anticiper, ne pas subir. Pourquoi le syndicalisme devrait-il déserter les responsabilités qui sont les siennes, suivre l’air du temps, se soumettre à l’idéologie dominante48 ?

 7- Passer des intentions aux actes!

Le clivage se banalise, il n’y a en effet aucune position commune ni recherche d’une position commune sur l’interprétation et la promotion des statuts fondateurs qui sont ceux de la CGT, aucune sur la nature de la crise, le sens donné à la mondialisation capitaliste et aux stratégies néolibérales, aucune sur le programme revendicatif, aucune sur la stratégie des luttes pour gagner, aucune sur la proposition d’actions et de grèves visant le blocage de l’économie et des profits, aucune sur le sens à donner à la grève générale49, aucune sur les rapports avec les autres organisations syndicales, et en particulier la CFDT, aucune sur le concept de ‘syndicalisme rassemblé’, aucune sur la relation au mouvement populaire comme c’est le cas avec les Gilets jaunes, aucune sur la dimension politique et idéologique de l’action de la CGT et donc aucune sur quel projet de société pour rompre avec le capitalisme, aucune sur l’Europe, aucune sur les affiliations internationales, aucune sur le rôle et la nature des structures dans la CGT, aucune sur la place et le rôle des régions, des fédérations, aucune sur la finalité des unions départementales et des unions locales et, par dessus tout, aucune sur le rôle déterminant du syndicat d’entreprise, aucune sur le fonctionnement de la confédération, aucune sur le contenu et la place de la propagande, aucune sur la teneur de la formation syndicale et donc aucune sur la politique et le rôle des cadres syndicaux, etc.

La situation exige de dépasser les défaillances, la paralysie, les manœuvres dilatoires, les manquements, les faux-fuyants qui veulent temporiser!

Car, faudrait-il prendre acte de ces nombreux désaccords et continuer comme si de rien n’était? Cela n’est pas concevable!

Il est donc indispensable d’encourager partout à ce que l’on s’assume, à ce que l’on prenne la parole, que l’on se réapproprie le débat, que l’on s’attache à donner du contenu aux analyses, à ce que l’on clarifie et que l’on détermine collectivement les objectifs des mobilisations et les moyens d’y parvenir.

La recherche de cette efficacité ne peut se faire sans “un cadre approprié” qui permette cette impulsion en faveur d’initiatives concrètes comme ce fut le cas pour l’action gilets jaunes/gilets rouges du 27 avril 201950. Celui-ci doit être animé à partir d’organisations représentatives, il exige moyens matériels et militants, expressions, publications, formation pour encourager partout à la prise d’initiatives collectives et en premier lieu dans les entreprises.

Ce sont les militants et les syndiqués, les syndicats qui sont et seront toujours déterminants car ils sont dépositaires de l’unité et de la cohésion de la CGT. C’est cette démarche qui doit guider chacun et chacune dans un esprit fraternel. La CGT a besoin de tous et de toutes, il faut la rassembler et non pas la diviser, il faut lui donner les moyens de prendre la parole et de passer à l’offensive !

Il faut entendre et tenir compte d’attentes qui sont fortes. On veut être entendu, pour décider et agir. Il ne saurait pas y avoir ceux qui décident et ceux qui appliquent. La CGT n’est pas la propriété de quelques-uns, elle appartient à tous et toutes. C’est le fait d’avoir pris une distance avec de telles exigences pourtant simples et évidentes qui a ouvert des brèches dans l’unité sans laquelle il est illusoire de vouloir construire un projet syndical de notre temps.

Le combat pour l’unité de la CGT est devenu un combat prioritaire. Mais celle-ci ne saurait pas être l’addition de positions et d’approches différentes. Ce combat exige la clarté des objectifs que l’on se fixe et, pour cela, il doit écarter les ambiguïtés tout comme les renoncements. Il doit valoriser par des actes et une volonté commune le sens donné à la confédéralisation.

Il ne s’agit pas plus de sauver les apparences ou devenir une forme de SAMU (service secours) syndical CGT. Il s’agit de construire une alternative, une issue permettant les convergences indispensables à un rapport de force pour gagner, ce qui suppose aussi de se donner la direction confédérale dont l’on a besoin pour ce faire.

La CGT doit réaffirmer clairement son anticapitalisme et son anti-impérialisme qui sont à la base de son identité de classe.Elle doit réaffirmer son choix en faveur de la socialisation des moyens de production et d’échange, sans lequel il est vain de mettre un terme à l’exploitation capitaliste51. Une vision de progrès social, passe par le changement des structures de propriété, nationalisations, planification, promotion sociale, valorisation de la science et de la culture, sécurité sociale. Comme ce fût le cas en France avec la mise en œuvre du programme duConseil national de la Résistance de mars 1944 (CNR)52.

Aujourd’hui, l’existence et l’activité mondialisée de grands groupes industriels et financiers imposent une véritable dictature aux entreprises sous-traitantes comme à une toute autre échelle aux États, aux peuples et aux travailleurs. Cela renvoie à la convergence d’actions et d’intérêts entre salariés et donc également au besoin de rompre avec un néolibéralisme prédateur qui sacrifie l’intérêt national à ses exigences de profit immédiat comme on peut le voir dans le conflit Alsthom/General Electric ou celui d’Aéroports de Paris.

On ne peut résoudre les problèmes par les compromis ou les clivages qui figent les positions. La CGT doit retrouver sa cohésion et son unité nonpas en soi, mais au service d’un programme et d’une action.

 Pour cela, cinq objectifs doivent être clarifiés de manière concrète, il faut en débattre ! :

I- Quelle stratégie pour des luttes gagnantes.

Comment contribuer à élargir l’opposition à la politique du Capital en multipliant et coordonnant les luttes à partir d’objectifs communs et offensifs pour permettre à nouveau des avancées réelles, et donner confiance. On ne saurait pas faire le choix de luttes sectorielles coupées les unes des autres, sans cohérence, des actions « saute mouton », des journées sans lendemain à la programmation incertaine.

Par conséquent, il n’y a pas d’autres choix que de construire par en bas, depuis les syndicats d’entreprises, un projet qui restitue la CGT à ses syndiqués et ses militants. Pas un projet en soi et pour soi mais un projet lisible et partagé, mêlant des temps d’actions professionnelles et des temps interprofessionnels de grèves et de manifestation. Il s’agit, par des explications, de permettre un combat de résistance de longue durée face au Capital. Cette démarche doit intégrer un projet politique de changement de société. Pas l’un sans l’autre, c’est là un problème de cohérence! Cela doit se faire par la discussion, l’étude, la lecture, la formation, la prise de responsabilités, la prise en charge et la mise en œuvre de valeurs et de principes. Ceux que toute une histoire prestigieuse a façonné et qui contribuent à la fierté d’être la CGT.

La meilleure solidarité est celle que l’on pratique en organisant la lutte là où l’on se trouve. L’objectif doit être d’unir par l’action et transversalement à travers des engagements communs concrets, intelligibles et solidaires pour tous, public et privé, dans une coordination étroite de l’interprofessionnelle et du professionnel. Les unions locales ont un rôle déterminant et stratégique pour y contribuer.

L’action doit se construire pour contraindre les entreprises, par le blocage de l’économie et de leurs profits, à travers les circuits de distributions stratégiques, celui des transports, des raffineries, des péages, des voies de circulation, les plates-formes logistiques, des centres d’approvisionnement comme les Marchés d’intérêt nationaux (MIN), les services publics. La lutte ne peut se construire que sur la durée et sur une base commune permettant d’engager de manière tournante toutes les professions, les secteurs d’activités, localement, départementalement, régionalement, nationalement. Pas les uns sans les autres. Cela doit se faire sans délégation de pouvoir. La solidarité internationale doit aussi en être une dimension, et singulièrement en Europe.

II- Un programme de lutte de classes doit prendre le contre-pied de la logique du Capital.

Il suppose des objectifs clairs et rassembleurs.

Le combat pour les retraites peut contribuer à mobiliser largement. Il faudra pour cela être précis, en particulier s’agissant des régimes spéciaux. Il faut avoir l’ambition d’un régime de retraite de haut niveau permettant de déboucher sur une conquête et non sur la position défensive et corporatiste qui consiste à maintenir “des avantages acquis” qui d’ailleurs ne le sont pratiquement plus du tout. On ne saurait sur un tel objectif additionner des luttes différentes revendiquées par tel ou tel secteur. Car cela ne serait plus une lutte interprofessionnelle, ni la recherche de convergences, mais une fois encore “la coïncidence des luttes”.

– Abrogation des lois Macron, Rebsamen, El Khomri qui remettent en cause les garanties collectives (socle des conventions collectives et statuts)

– Retrait des réformes et restructurations annoncées (SNCF, EDF, Fonction publique, éducation nationale, santé publique)

– Suppression des exonérations des cotisations sociales et mise à contribution des revenus du Capital au même taux que les revenus du travail. Retour de l’ISF. Mettre fin aux 4 000 dispositifs de détournement des richesses, notamment le nouveau CICE et le CIR.

– Financement de la Sécurité sociale par l’augmentation des cotisations patronales et non par l’impôt (CSG), retour aux élections des représentants des assurés sociaux.

– Rétablissement du caractère obligatoire et sans dérogations du code du travail et des conventions collectives

– Augmentation des salaires point d’indice et pensions sur la base d’un SMIC à 1 800 euros.

– Embauche immédiate avec 32 heures hebdomadaires.

– Égalité professionnelle hommes et femmes.

– Retraite solidaire à taux plein à 60 ans, prise en compte des années d’études, 55 ans pour les métiers pénibles.

– Maintien et développement d’une industrie nationale et de services publics répondant aux besoins de la population et non au dogme de la rentabilité.

– Réappropriation sociale et publique des entreprises ayant une importance stratégique pour garantir l’intérêt commun.

– Reconnaissance et élargissement du fait syndical et politique sans restrictions dans les entreprises privées comme publiques, les localités, les départements, les régions.

– Abandon des fermetures des bourses du travail comme des mesures sur la représentation syndicale et la taxation des syndicats. Rejet de toutes les poursuites judiciaires contre des syndicalistes, Gilets jaunes, militants antiracistes et internationalistes comme ceux du Boycott-Désinvestissement-Sanctions (BDS) Palestine.

III- Mener une intense bataille d’idées.

En premier lieu sur les causes du caractère systémique de la crise capitaliste et pas seulement sur ses conséquences. Ensuite, sur le contenu des solutions et des issues à partir des arguments réfutant les formules ambiguës, les contenus équivoques, celles dépendantes de l’idéologie dominante ou de l’air du temps. Par exemple, on sous-estime grandement cette colonisation du langage qui s’est imposée progressivement dans le vocabulaire syndical et dans celui de la CGT : – les terminologies, les anglicismes, « le globish »53, les concepts imposés par le marché et le néolibéralisme comme: travail décent, cahier des charges, chefs de projets (comme on peut le lire dans les avis de recrutement de la CGT), équité en lieu et place d’égalité, bonne gouvernance, global au détriment d’international, client et usager, progressisme, dérégulation, développement durable, etc.

Ne faut-il pas encourager les publications décentralisées d’ateliers et de bureaux, de syndicats d’entreprises comme d’établissements scolaires, d’unions locales en leur donnant prioritairement les moyens matériels, financiers et humains pour une prise en charge par les militants et militantes eux-mêmes de l’expression de leur orientation, de valorisation de leurs initiatives et actions ?

Les syndicalistes de la CGT ont besoin d’une revue d’action comme ce fut la préoccupation première des fondateurs de La Vie Ouvrière. C’est ce qu’exprima avec force leur déclaration-manifeste d’octobre 1909. Aujourd’hui, ce besoin est identique ! « Une revue qui rende service aux militants au cours de leurs luttes, qu’elle leur fournisse des matériaux utilisables dans la bataille et la propagande et qu’ainsi l’action gagnât en efficacité et en ampleur. Nous voudrions qu’elle aidât ceux qui ne sont pas encore parvenus à voir clair dans le milieu économique et politique actuel, en secondant leurs efforts d’investigation. Nous n’avons ni catéchisme ni sermon à offrir »54. Pierre Monatte55 et ses camarades voulaient « une revue différente : une revue d’action, coopérative intellectuelle, transparence financière, en étaient les trois caractéristiques essentielles »56. Il faut créer, faire vivre et développer une démarche semblable à travers une publication, en lui donnant les moyens de répondre à ces besoins.

Le phénomène de désyndicalisation lié à la perte de repères, de moyens de réflexions de plus en plus souvent confiés à d’autres, d’abandon de l’étude personnelle et collective, de la lecture, de la transmission des connaissances. Il y a donc urgence à donner ou redonner des instruments d’analyse fondés sur les principes, les valeurs, qui sont ceux historiquement de la CGT, afin de continuer à forger son identité de classe et assurer la transition militante avec les nouvelles générations de cadres syndicaux. C’est là une responsabilité essentielle. Il faut pour cela engager une intense bataille de formation syndicale de masse en privilégiant une analyse de classe familiarisant les cadres syndicaux avec les principes d’économie politique, d’histoire, de philosophie, de connaissances des enjeux et rapports de forces internationaux, de culture. Il faut pour ce faire une révision, une mise à plat et l’élaboration de programmes de formation permettant, en fonction des besoins, la mise sur pied à tous les niveaux et depuis l’entreprise, d’un vaste projet d’éducation populaire assumé par des cadres dirigeants de la CGT formés à cet effet.

Contribuer au renforcement et au développement des unions locales, dont la représentation et la crédibilité sont si décisives. Les 800 unions locales de la CGT mériteraient d’être privilégiées, réunies, entendues, renforcées prioritairement en cadres syndicaux pour contribuer à la nécessaire impulsion du travail syndical vers les entreprises et au renforcement de la CGT, comme “les initiatives cartes CGT en mains”57de la fin des années 1970.Par leurs positions stratégiques, leurs moyens, les unions locales sont l’une des clefs des mobilisations nécessaires.

IV-  La stratégie de syndicalisme rassemblé

Dans les faits, cette formule relève de l’incantatoire, elle ne correspond à aucune sorte de réalité ou pratique sur les lieux de travail58et plus, après l’accord de principe donné par Laurent Berger au projet du gouvernement de casse des systèmes de retraite. Si ce dernier est cohérent avec la démarche et les objectifs défendus par la CFDT et la CES, comment la CGT pourrait elle justifier son soutien au « syndicalisme rassemblé » et son appui à la CES? Il ne s’agit plus de trahison en cours d’action de la part de la CFDT comme ce fut le cas par le passé, mais cette fois encore, l’abandon est proclamé en amont, elle apporte en l’occurrence un appui non dissimulé aux orientations de Macron et de l’Union européenne. Se taire à ce sujet serait la énième tentative pitoyable de justifier la faillite d’une démarche syndicale que pourtant certains persistent à défendre.

En fait, le « syndicalisme rassemblé » masque de plus en plus mal les abandons stratégiques soutenus par une partie de la CGT comme l’ont montré les déclarations communes sur le dialogue social, la critique du mouvement des Gilets jaunes, le ralliement à l’intégration européenne et aux côtés de la CFDT, la défense inconditionnelle des positions macronistes sur le «progressisme» au sens malhonnêtement détourné opposé au « nationalisme ».59Le soutien en forme d’allégeance apporté au Secrétaire général de la CFDT pour la présidence de la CES comme l’alignement sur les positions internationales du réformisme syndical en sont la preuve. Ce recul des positions indépendantes de la CGT n’est pas étranger à sa perte d’influence et donc de crédibilité. La CGT fait le choix systématique de s’effacer. Il faut donc impérativement mettre en lumière ce qui distingue une conception syndicale de classe d’une conception réformiste et de collaboration de classes, faire la clarté systématique sur ce point est un impératif.

Il faut clarifier les positions de chaque organisation afin que les travailleurs puissent se déterminer en toute clarté. Dans les faits, cela suppose de mettre un terme au concept de syndicalisme rassemblé. Ce qui doit être visé, c’est l’unité des travailleurs, pas l’addition des sigles syndicaux, de surcroît sur des positions contestables.

V- La CGT doit réaffirmer le contenu de son internationalisme!

Cela exige de donner un contenu clairement anticapitaliste et anti-impérialiste à son action.Sur de nombreux points, sinon pour l’essentiel, les organisations syndicales internationales défendent des positions opposées, qu’on ne saurait réduire à l’affiliation de tel ou tel membre. Une réalité distingue clairement la différence des positions de la CSI de celle de la FSM. Il n’y a pas une, mais deux organisations syndicales internationales. Il faut donc raisonner à partir des positions réelles et non supposées, des actes, des initiatives, de la représentativité.

Une affiliation internationale ne saurait pas être un choix formel indépendant des positions réelles. La question se pose donc de la compatibilité des principes et orientations de la CGT avec celles-ci. De qui internationalement ses syndicats se sentent-ils les plus proches? Il faut leur donner les moyens d’apprécier, de juger en toute clarté pour décider et prendre toutes initiatives en ce sens. Le fédéralisme garantit le libre choix de chaque organisation de la CGT, et ce depuis l’entreprise, comme il ne saurait s’opposer à la double affiliation, comme cela est admis dans le mouvement syndical international.

Personne ne saurait prétendre seul être en mesure de confronter les défis et enjeux internationaux. Il faut donc faire converger les actions, elles existent, mais sont trop souvent ignorées. Le débat dans la CGT existe également dans d’autres confédérations, en Europe et ailleurs. Il faut donc avoir l’ambition de rassembler les secteurs critiques et de luttes dans un esprit disponible, savoir se saisir des opportunités, occuper l’espace qui s’est ouvert. Le dialogue doit être engagé avec tous, indépendamment des affiliations internationales et sans ostracisme, mais toujours avec l’objectif de contribuer aux luttes de classes à l’échelle mondiale. On ne saurait se satisfaire d’engagements formels et superficiels, tout doit contribuer à faire grandir un rapport des forces au service des peuples et des travailleurs.

Ce nécessaire débat doit aussi se poursuivre dans la CGT après les décisions du congrès confédéral d’écarter toute forme d’exclusive dans ses relations internationales. La référence à la FSM dans les documents d’orientation n’a pas clos le débat, il convient d’en tirer les conséquences pratiques. Plusieurs organisations de la CGT, dont récemment l’Union départementale CGT des Bouches du Rhône, ont fait le choix de rejoindre la FSM60, et de développer des coopérations de lutte avec ses affiliés. D’autres organisations s’apprêtent à le faire. Il faut en débattre sans idées préconçues et avec l’objectif de partager les expériences et, chaque fois, pour agir ensemble.

Il faut donner au combat pour la paix et le désarmement le contenu qu’il mérite dans la clarification des responsabilités et des menaces qui pèsent sur le monde avec le risque d’un 3econflit mondial. C’est ce qu’illustre la décision unilatérale des Etats-Unis de quitter le « traité sur les forces nucléaires de portée intermédiaire » conclu en 1987 entre les USA et l’URSS.61. La Fédération des Industries chimiques CGT en assumant ses responsabilités a, en décembre 2018, été à l’initiative d’une importante conférence internationale qui a tracé des perspectives et donné une urgence à ce combat de toujours de la CGT.

Comme syndicat internationaliste, la CGT doit refuser les conditionnalités, le «double standard»62comme elle le pratique à l’égard de certains gouvernements et pays que l’impérialisme cherche à déstabiliser, les ingérences de toute nature, l’intégration supranationale et lutter pour un syndicalisme international réellement indépendant, sans exclusive, avec toutes les forces qui luttent pour la justice sociale, la paix, pour le respect de la souveraineté et pour peser en faveur d’un multilatéralisme de progrès. Cela exige de lutter prioritairement contre la politique impérialiste et prédatrice du gouvernement français, sa vassalisation à la stratégie de domination US, son soutien à Israël et aux pétromonarchies criminelles, les abandons de notre souveraineté nationale comme le préconise la CES. Le soutien de celle-ci à la politique réactionnaire de l’Union européenne doit être dénoncé car elle constitue un obstacle au développement des luttes sociales63.

10- Contribuer au renouveau syndical de classe de la CGT.

Le syndicalisme doit changer, c’est une évidence, mais il ne saurait le faire en soutenant les renoncements sur lesquels on veut entraîner la CGT en la contraignant à faire le choix d’un réformisme syndical en faillite! Les travailleurs doivent savoir où se situe la CGT et à quoi elle sert. Car on ne le sait plus vraiment! Il est donc impératif que ses syndiqués, ses militants, les travailleurs se réapproprient leur CGT, à tous les niveaux de son organisation, sans confondre les échéances, sans dogmatisme, sectarisme ou nostalgie.

La CGT leur appartient collectivement et ils doivent en décider. C’est sans doute pourquoi il faudra pour l’avenir plus construire que reconstruire. A ce prix seulement, la CGT retrouvera la voie qui doit être la sienne, celle des fondateurs du syndicalisme révolutionnaire, de cette CGT indépendante parce que de classe, démocratique et réellement internationaliste pour qu’enfin « l’émancipation des travailleurs soit l’œuvre des travailleurs eux-mêmes »64.

Ce qui est à l’ordre du jour, c’est avec la force de nos convictions avec confiance, travailler collectivement à relever ce défi en faveur d’un renouveau syndical de classe. Il faut s’en donner les moyens en faisant preuve de volonté nécessaire, d’esprit d’initiatives pour que, quelle que soient les circonstances, être en mesure d’assumer toutes nos responsabilités.

Jean-Pierre Page

juillet 2019

jean.pierre.page@gmail.com

 

Notes :

1Karl Heychenne, « Deutsche Bank, effet papillon ou effet bretzel  », Defend Democracy press, 10 juillet 2019

2Ver.di est une fédération syndicale allemande (services publics, banques, assurances, transports, commerce, médias et poste). C’est la plus grande fédération syndicale au monde, elle compte 3 millions d’adhérents, elle est plus puissante que la fédération de la métallurgie IG.Metall. Elle est affiliée au DGB et à la CES.

3« La restructuration de la Deutsche Bank, une stratégie eyes wide shut  », La Tribune, 18 juillet 2019.

4L’implication des services d’intelligence US a été révélée tout comme celle du « National Endowment for Democracy  » mis en place par Ronald Reagan en 1983 pour compléter l’action de la CIA. Le NED est financé directement par l’administration US et de grandes sociétés comme Goldman & Sachs, Google, Boeing. La fondation « OPEN Society », aussi très active à Hong Kong ,est celle de l’escroc milliardaire Gorges Soros, financier des « révolutions de couleurs ». Voir Jean-Pierre Page, « Nouvelle attaque de la CGT contre la CGT », Le Grand Soir, 23 août 2019.

5Ruptures, 28 juin 2019.

6« Qui contrôle l’Eurasie, contrôle les destinées du monde  », Notes de la revue Analyse Géo politique, août 2014.

7« La croissance française devra ralentir plus que prévue en 2019», La Tribune, 11 juin 2019.

8« Le montant des dividendes versés aux actionnaires. », Le Figaro économie, 19 août 2019.

9« 65% des Français ont déjà renoncé à partir en vacances  », Le Point, juin 2019.

10« Justice pour Steve », RT France, 30 juillet 2019

11« Nous sommes Adama Traoré  », déclaration du « Mouvement 17 novembre », 27 juin 2019.

12CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement),accord de libre échange entre l’Union européenne et le Canada. « Opposition dans le groupe LREM  », Le Monde ,24 juillet 2019

13Sondage IFOP publié par Atlantico, mars 2019.

14Déclaration commune B7 (entreprises) et L7 (syndicats), Business Summit, Biarritz 2019.

15Jean-Pierre Page, CGT – Pour que les choses soient dites ! », Delga, Paris, juin 2018

1652eCongrès Confédéral de la CGT, du 13 au 17 mai 2019, Dijon.

1746eCongrès Confédéral de la CGT, Strasbourg, 31 janvier au 5 février 2000. Ce congrès fut marqué par l’élection de Bernard Thibault comme Secrétaire général de la CGT, en présence de Nicole Notat, Secrétaire générale de la CFDT et d’Ernesto Gabaglio, Secrétaire général de la CES et d’un secrétaire de la CISL/CSI (Confédération internationale des Syndicats libres).

18En référence à l’Appel à la manifestation nationale du 27 avril 2019, à l’appel de plusieurs fédérations et unions départementales de la CGT, des Gilets jaunes, de La France Insoumise, du PCF, du PRCF, de l’ANC…

19« Défendons la CGT », un appel de militants au moment de la crise de direction de la CGT et de « l’affaire Lepaon », 15 décembre 2014.

20« L’Europe que nous voulons  », déclaration commune CGT, CFDT, UNSA, CFTC, FO et DGB d’Allemagne, 9 novembre 2018, www.cfdt.fr

21« Pour un internationalisme en acte  », Contribution collective au 52econgrès de la CGT avec les signatures notamment d’ancien dirigeants de la CGT comme Alain Guinot, Jean-Louis Moynot, Gérard Billon, Syndicollectif, 6 mai 2019.

22CSI : En 2006 elle a succédé à la CISL (Confédération Internationale des Syndicats Libres) résultat de la scission de la Fédération syndicale mondiale (FSM) en 1949, sur injonction des Etats-Unis. Anticommuniste, elle admet que le capitalisme est une fin de l’histoire, elle soutient les objectifs géopolitiques du camp occidental. Dans les années 1960/70 elle a apporté son soutien actif aux dictatures militaires en Amérique Latine ou en Corée aux côtés de la CIA. Parmi ses affiliés, on trouve l’AFL-CIO des USA, la Histadrouth d’Israël, la GSEE de Grèce, le DGB d’Allemagne, la KFTU de Corée ou le Rengo Japonais. Son récent congrès de Copenhague en décembre 2018 a été marqué par d’importantes divisions. Son action demeure très institutionnalisée. Elle impose son contrôle contre tout respect du pluralisme syndical au sein de l’Organisation international du Travail (OIT), dont le directeur général est son ancien Secrétaire général. Elle revendique 207 millions d’affiliés. La CGT a rejoint ses rangs en 2006, sans véritable débat dans ses rangs.

23Bernard Thibault, « La CGT dans le syndicalisme européen », Le Monde, 19 avril 2019

24 NDLR. La FSM est l’Internationale syndicale qui regroupe les syndicats d’orientation anticapitaliste et anti-impérialiste. En 1949, elle se divisa sous la pression des partisans de la guerre froide et du plan Marshall qui étaient soutenus financièrement et politiquement par les Etats-Unis à travers l’action de la CIA, des syndicats AFL, CIO puis de l’AFL-CIO. Elle a été fondée en 1945 par les confédérations des pays victorieux du fascisme. Elle a connu un recul après la dislocation du camp socialiste. Aujourd’hui, elle a connu une remontée et compte près de 100 millions d’affiliés dans 130 pays sur les 5 continents, en particulier dans le Sud. Son retour au sein du syndicalisme international est indiscutable. Elle est structurée par bureaux régionaux et branches professionnelles (UIS). Elle compte dans ses rangs d’importantes confédérations comme le CITU de l’Inde, la CTB du Brésil, la PAME de Grèce, la COSATU d’Afrique du Sud, la CTC de Cuba, des Confédérations libanaise, syrienne, iranienne, palestinienne, chypriote, d’importantes fédérations de branches professionnelles comme celles fonctionnant au sein de la CGTP.In du Portugal, de la CGT de France, des cheminots britanniques ou de la très combative et influente Fédération de la construction, mines énergie d’Australie (CFMMEU). Elle s’est même implantée récemment aux USA. Elle maintient d’importantes relations avec la Fédération des syndicats de Chine, des organisations comme l’OUSA, la confédération unitaire des syndicats africains, ou la CISA des syndicats arabes. Elle siège dans les institutions internationales du système onusien.

25« La CFDT veut développer un syndicalisme de service », Le Figaro, 5 novembre 2015.

26« Le syndicalisme de services, un modèle peu compatible en France »,  Le Point, 10 août 2010.

27« Vers un syndicalisme de services », Institut Montaigne,  26 mai 2014,

28« Macron, par delà les corps intermédiaires », Le Figaro,  22 février 2019

29« Le syndicalisme de services, une piste pour le renouveau des relations sociales », Centre d’Analyses stratégique, 4 aout 2010.

30Fernando Schüller de MPS/Atlas Network, cité par Tamara Kunanayakam in « Sri Lankan sovereignty no negotiable  », The Island, 24 juin 2018 et Kathka, 19 juin 2018.

31Myriam el Khomri, ministre du travail de François Hollande, co-auteur avec Emmanuel Macron de la loi de destruction du code du travail.

32Taxation des syndicats, courrier de Philippe Cordat, Secrétaire général de l’Union régionale Centre-Val de Loire au Bureau Confédéral de la CGT, 9 juillet 2019.

3314eCongrès de la CES Vienne, 21 au 24 mai 2019.

34Interview commune Laurent Berger CFDT et Philippe Martinez CGT, Editions Législatives, 24 mai 2019.

35« Laurent Berger élu à la tête de la CES », Le Monde, 24 mai 2019.

36« A Malakoff, création d’un syndicat inter-entreprises », NVO, 26 février 2019.

37Voir le document de réflexion du 57eCongrès de l’Union départementale CGT des Bouches-du-Rhône, 11 au 13 juin 2019, Martigues.

38Idem.

39Voir les Statuts de la CGT, Principes, condition, buts.

40Christian Dellacherie, ancien secrétaire de Bernard Thibault, « Contribution sur l’état du mouvement syndical  », Syndicollectif, 12 juin 2019.

41« Ce que préparent les syndicats pour la rentrée sociale », BFM TV,31 août 2019

42« Une étincelle peut mettre le feu aux poudres » Jérôme Fourquet, le Parisien, 18 août 2019.

43Jacques Attali, « Les Gilets jaunes sont les prémices de ce qui pourrait être une révolution », Europe1, 19 avril 2019.

44S.M Hali, « PC Gwadar assault », Daily Times, 24 mai 2019 et Elias Groll, « Trump does an about-face on Pakistan-and blanders into the Kashmir dispute », Foreign Policy, 22 juillet 2019.

45« C’est promis, dès septembre la rentrée sera jaune », La Marseillaise, 24 juillet 2019.

46Gilets jaunes, Assemblée des assemblées, Montceau-les-Mines, 29 et 30 juin 2019.

47« Appel à la convergence, et au blocage du pays », Plus de 240 groupes locaux des Gilets jaunes ont participé à la 3eAssemblée, lire dans Rapports de force, 1erjuillet 2019.

48« Le congrès de la CGT, en route vers un basculement conforme à l’idéologie dominante ? » Jean-Pierre Page et Pierre Levy, Le Grand Soir, 16 avril 2019.

49« Le syndicalisme prépare l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste, la grève générale et le syndicat comme groupement de résistance et de réorganisation sociale », Charte d’Amiens, 1906.

50Déjà cité note 15.

51A la fin des années 90, la CGT a abandonné le concept de « socialisation des moyens de production et d’échange  » dans ses statuts.

52Le programme du CNR adopté par les mouvements de la résistance à l’occupant nazi prévoyait dès 1944 un ensemble de mesures sociales et économiques à appliquer immédiatement « à la libération du territoire ».

53« Nouvelle attaque de la CGT contre la Chine ». Voir à ce sujet le commentaire du Grand Soir (LGS), 21 août 2019.

54La Vie Ouvrière, déclaration de couverture du premier numéro le 5 octobre 1909, dans Colette Chambelland, « La Vie Ouvrière (1909-1914) »Cahiers Georges Sorel, 1987.

55Pierre Monatte (1881-1960), ouvrier correcteur d’imprimerie, Fondateur de La Vie Ouvrière, figure du syndicalisme révolutionnaire, dirigeant de la CGT.

56Colette Chambelland, « La Vie Ouvrière (1909-1914) », Cahiers Georges Sorel, 1987.

57La CGT avait impulsé alors une importante action nationale de recrutement et d’organisation, illustrée par un déploiement aux portes et dans les entreprises, les zones d’activités et industrielle, dirigeants syndicaux en tête pour encourager au renforcement de la CGT et à la création de base syndicales.

58« Philippe Cordat, « Pour vaincre la régression sociale », dans Camarades, je demande la parole, Investig’Action, 2016.

59Interview commune Laurent Berger et Philippe Martinez au Congrès de la CES, Editions Législatives, 24 mai 2019.

60La décision a été prise par 90% des 670 délégués du 57eCongrès de l’Union départementale à Martigues le 13 juin 2019 en présence de Georges Mavrikos, Secrétaire général de la FSM.

61Nicolas Gaoutte et Barbara Starr, « Pentagon to test new missile as pulls out of nuclear treaty », CNN, 1eraout 2019.

62« Il y en assez du double standard », Interview de Patricia Rojas ancienne Ministre des Affaires Etrangères du gouvernement Zelaya au Honduras cité par Maurice Lemoine, Mémoires de luttes, juillet 2019.

63« La CES félicite Jean-Claude Junker pour avoir sauvé l’Europe sociale », Agoravox, 4 juin 2019

64Karl Marx, Statuts de l’Association internationale des travailleurs (AIT), 1864.

La source originale de cet article est La pensée libre

Copyright © Jean-Pierre Page, La pensée libre, 2019


Publié le 14/08/2019

Comment refonder les clivages politiques ?

Par Gildas Le Dem (site regards.fr)

L’écrasante majorité législative du président Macron cautionne la thèse de l’effacement du clivage gauche/droite, alors qu’elle marque surtout de nouvelles alliances et occulte la recomposition « populiste de gauche » incarnée par La France insoumise.

On aura pu s’en apercevoir durant les législatives de 2017 : c’est le refus de la loi Travail qui a conduit Benoît Hamon (PS) à appeler à voter, à Évry, contre Manuel Valls et pour Farida Amrani (LFI). Inversement, et pour les mêmes raisons, Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise ont appelé à voter pour les rares députés socialistes qui avaient déposé une motion de censure contre un gouvernement qui avait fait passer – par les voies du 49.3 – cette même loi Travail. Un renouveau de la vie politique passe par une refondation idéologique, mais il trouve son sens dernier dans la recomposition des groupes qui y concourent et l’animent.

Cliver, c’est regrouper

C’est encore plus vrai en temps de crise. On ne peut, pour comprendre les clivages qui organisent et structurent la vie politique, s’en tenir à leur seule signification idéologique. Il faut également prendre en compte leur fonction, leur sens pratique. Des philosophes, des théoriciens aussi peu opportunistes qu’un Louis Althusser, qu’une Chantal Mouffe, le disent : faire de la politique, c’est d’abord tracer « une ligne de démarcation », une « frontière ». Mais précisément, encore faut-il savoir entre quoi et quoi, ou mieux, entre qui et qui passe la ligne démarcation ou la frontière.

Un clivage politique, surtout s’il est nouveau et prétend imposer de nouvelles perceptions, tend en effet à rassembler ce qui apparaissait dispersé et à l’inverse, à différencier ou dissocier ce qui apparaissait semblable ou proche. Quels sont donc, aujourd’hui, ces nouveaux clivages ? Comment s’articulent-ils avec les clivages traditionnels, notamment le clivage « gauche/droite » ? Et surtout, comment fonctionnent-ils, quelle est leur fonction ?

Les clivages politiques tendent à opérer, en premier lieu, des regroupements d’acteurs plus ou moins inédits. Prenons, pour exemple, le clivage « ouvert/fermé », que La République en marche a mis en avant. Une note du CEVIPOF réalisée par Luc Rouban révèle que le profil sociologique des 529 candidats investis par LREM, loin d’incarner un renouvellement social, révèle plutôt une « fermeture sociale », caractérisée par une « appartenance majoritaire à une bourgeoisie moderniste, diplômée, libérale sur le plan culturel comme sur le plan économique ». En fait, les éditorialistes et les candidats, qui parlent sans cesse d’ouverture au monde (c’est-à-dire en fait à leurs semblables de par le monde), apparaissent fermés à toute ouverture à d’autres que leurs semblables, c’est-à-dire aux déclassés de la mondialisation, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs.

Ralliement de la classe moyenne au « bloc bourgeois »

De la même façon, une fois dit que le profil sociologique des candidats LREM relève de catégories socioprofessionnelles situées (des avocats, des médecins, etc.), on comprend mieux que le clivage « société civile/politiques partisans » relève bien plus, en vérité, d’une promotion de ce que Hegel appelait, avec plus de franchise, la « société civile bourgeoise ». C’est-à-dire aussi le retour au pouvoir de grandes corporations contre des organisations politiques, syndicales et en général militantes qui, si elles ont échoué dans leur fonction d’éducation et de recrutement de cadres issus des catégories populaires, étaient du moins portées par un souci sinon d’égalité, au moins de pluralisme social.

Ainsi peut-on parler, avec les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini, de l’avènement d’un « bloc bourgeois » : au nom de l’Europe et de la « modernisation », celui-ci fonde sur le « dépassement » du « clivage gauche/droite » le rapprochement, et finalement l’alliance de la classe moyenne supérieure et de la haute bourgeoisie, « auparavant ralliées autant au bloc de gauche qu’au bloc de droite ».

Tout se passe donc comme si les clivages idéologiques fonctionnaient à la manière des classifications pratiques chères à Pierre Bourdieu expliquant les stratégies matrimoniales. Ils remplissent la même fonction : « Ils tendent à séparer ce qui était uni ou à unir ce qui était séparé, à manifester et tenir des distances contre les risques de mésalliance ou, au contraire, à rapprocher, à se rapprocher, à s’unir et à établir des alliances ». Faut-il en conclure que les groupes politiques sont homogènes, et ne rapprochent que ce qui était déjà semblable ou similaire ? Non, mais c’est aussi la promesse ou la menace que porte toute nouvelle alliance.

« Populisme de gauche » et émancipation partagée

Un monde où les algorithmes feraient disparaître le hasard, la spontanéité mais aussi le libre choix concernant notre vie sociale, notre santé, notre environnement est-il souhaitable ? Éric Sadin dénonce une « économie de l’accompagnement algorithmique de la vie » et une marchandisation intégrale de l’existence. Cette « organisation automatisée du monde » aurait pour conséquences « un dessaisissement de l’autonomie de notre jugement », « une dissolution des responsabilités » et, au fond, « une décomposition du monde commun ». Plus qu’un projet politique, c’est un projet de civilisation d’où le politique est évincé – Éric Sadin nomme cela le « technolibertarisme ». De fait, les empereurs du numérique rejettent l’intervention de l’État et toute limitation de la « liberté d’entreprendre ». Cela se traduit notamment par l’évasion fiscale systématique, le mépris de la propriété intellectuelle et du droit du travail.

L’organisation de la production repose sur des castes distinctes. En haut, les « rois du code » (king coders) qui conçoivent des algorithmes complexes, « élite mondiale que les entrepreneurs s’arrachent », puis les autres métiers (marketing, design, programmation, finance...). Dans la Silicon Valley, on bichonne ces salariés qui mangent bio dans des cantines gratuites, se détendent avec des séances de yoga ou de massage, envoient leur progéniture dans des écoles alternatives qui bannissent les écrans et développent des projets personnels sur leur temps de travail. La catégorie en-dessous est celle des « individus prestataires » des plateformes numériques (Uber, par exemple) dont l’activité est continuellement guidée par des algorithmes. Et tout en bas, les « invisibles » : les travailleurs de l’ombre qui fabriquent les composants du matériel informatique, dans des usines le plus souvent situées en Asie. Ils forment un lumpenprolétariat dont les droits et la santé sont sacrifiés.

Souveraineté populaire contre souveraineté nationale

Bien plus, c’est en ce sens que ce qu’on appelle le populisme de gauche pourrait constituer une chance de repenser la gauche, mais aussi la souveraineté. Comme le fait remarquer Paolo Gerbaudo, sociologue au King’s College, la différence passe moins aujourd’hui entre gauche et droite, internationalistes et souverainistes d’une part, qu’entre gauche et droite, souveraineté populaire et souveraineté nationale d’autre part. Les populistes de gauche réinvestiraient prioritairement la valeur de la première, là où les populistes de droite réinvestiraient d’abord la valeur de la seconde.

Pour le dire d’une autre manière : alors qu’à droite, la souveraineté nationale constituerait une valeur en soi, la souveraineté nationale ne vaudrait, à gauche, que ce que vaut un cadre d’expression et d’affirmation de la souveraineté populaire – que ce cadre soit du reste local, national ou même transnational. Si bien qu’on peut rejeter d’une même main un traité comme le CETA (qui contrevient aux normes de la souveraineté environnementale), comme souscrire, au contraire, aux accords de Paris consécutifs à la COP 21.

Bref, l’une des manières de rétablir le clivage gauche/droite pourrait bien être de jouer, demain, « la souveraineté populaire contre la souveraineté nationale ». Jean-Luc Mélenchon, le soir du 9 avril 2017 sur France 2, traçait une frontière nette, en refusant d’engager toute discussion que ce soit avec Nicolas Dupont-Aignan.

 

Gildas Le Dem

 

Publié le 07/08/2019

La gauche peut-elle encore convertir la tristesse en colère ?

Par Marion Rousset (site regards.fr)

Défaites idéologiques, marginalisation, sentiment d’impuissance… Si la gauche a longtemps su trouver dans ses revers la volonté de poursuivre ses combats, elle semble aujourd’hui apathique. Doit-elle enfin affronter ses émotions pour retrouver de l’énergie dans son désespoir ?

À quelques mois de l’élection présidentielle de 2017, le Président et son Premier ministre pratiquent la méthode Coué. Invité du Grand jury RTL/LCI/Le Figaro, Manuel Valls assène : « Ça suffit d’être déprimé, ça suffit d’être honteux », estimant que la gauche « peut gagner la présidentielle si elle défend son bilan ». Quant à François Hollande, il fustige dans L’Obs la « mélancolie de gauche », confondue au passage avec de la nostalgie : « C’était mieux quand le Front populaire instituait les congés payés, quand François Mitterrand abolissait la peine de mort, quand Lionel Jospin instituait les 35 heures. Et surtout quand la gauche était dans l’opposition ».

À l’évidence, les électeurs de gauche font grise mine. Mais c’est faire peu de cas des affects en politique que de croire pouvoir convertir la déprime en enthousiasme à coup d’incantations. Pour effacer la tristesse, il en faudrait davantage. Car ce n’est pas un vague à l’âme passager, mais une lame de fond qui s’est abattue sur toute une partie de la population abasourdie face à la fierté conquérante d’une droite traditionnaliste et ultralibérale. « Un sentiment très lourd pèse sur la gauche. Nous n’arrivons pas à sortir de l’héritage d’un siècle de révolutions qui ont toutes été suivies d’échecs. Du coup, nous portons un deuil que nous ne parvenons pas à élaborer », estime l’historien Enzo Traverso [1].

Reste l’impression d’assister à la marche du monde sur le bas-côté, avec un sentiment d’impuissance d’autant plus fort que chaque espoir est aussitôt douché : « Des mouvements trébuchent comme les révolutions arabes, d’autres capitulent à cause de la force de l’adversaire comme Syriza en Grèce, d’autres encore sont désorientés dès leur premier succès comme Podemos en Espagne », poursuit le chercheur. D’où cette mélancolie des vaincus qui rime moins aujourd’hui avec énergie qu’avec apathie.

Le spleen des révolutions manquées

Hier pourtant, les larmes avaient cette capacité de se transformer en colère. Quoiqu’occulté par l’imagerie révolutionnaire focalisée sur l’extase de la lutte et le plaisir d’agir ensemble, le chagrin pouvait réveiller des puissances enfouies susceptibles de soulever des montagnes. « Il y a, dans tout "pouvoir d’être affecté", la possibilité d’un renversement émancipateur », écrit Georges Didi-Huberman dans Peuples en larmes, peuples en armes [2]. À la fin des années 1980, confrontés aux ravages du sida, les activistes gays d’Act Up ont su réinventer le plaisir et le sexe alors qu’ils pleuraient leurs amis disparus et craignaient eux-mêmes d’être condamnés. Dans un contexte de forte homophobie, l’impression d’une catastrophe inéluctable a impulsé la conversion de la honte en fierté et ouvert la voie à de nouvelles pratiques. « C’est l’exemple même d’une mélancolie fructueuse : au lieu de se contenter de la passivité, elle fut une incitation inventer un militantisme qui tirait sa force du deuil et du chagrin », analyse Enzo Traverso.

Vingt ans auparavant, c’est un autre traumatisme que surmontaient les nombreux membres du bureau politique et militants d’origine juive que comptait la Ligue communiste révolutionnaire dans ses premières années d’existence : pour ceux-là, Mai-68 a peut-être été l’occasion de transmuer en action collective un désir de vengeance personnel – désir né d’une mémoire familiale du génocide qui avait transmis les discriminations et les humiliations, la déportation et les chambres à gaz. C’est ce que suggère la sociologue Florence Johsua qui interprète, sur la base des entretiens réalisés avec des militants « historiques » de la LCR, « la révolte de cette fraction particulière de la jeunesse (des rescapés de la deuxième génération, fils et filles de survivants de la Shoah) comme un éclat lointain des traumatismes de la seconde guerre mondiale » [3].

La tristesse à gauche n’est donc pas née des tribulations récentes du PS. Bien que refoulée derrière le bonheur de lutter ensemble, elle était déjà consubstantielle des révolutions socialistes passées. À la fin de L’Insurgé, son roman consacré à la Commune, Jules Vallès délivre un message d’espoir teinté de chagrin : le ciel que regarde le personnage de Vingtras est « d’un bleu cru, avec des nuées de rouges. On dirait une grande blouse inondée de sang ». Pour Louise Michel, la Commune « n’avait que la mort à l’horizon », mais elle « avait ouvert la porte toute grande à l’avenir ». Et un peu plus tard, Rosa Luxemburg célébrera la défaite des ouvriers de Berlin à la fin de la révolte spartakiste, nom donné à la grève générale de 1919, en rappelant les échecs de tous les mouvements révolutionnaires du XIXe siècle… ce qui ne l’empêchera pas de promettre la renaissance du socialisme. « Où en serions-nous aujourd’hui sans toutes ces "défaites", où nous avons puisé notre expérience, nos connaissances, la force et l’idéalisme qui nous animent ? », écrivait-elle.

La braise sans la flamme

Alors, que s’est-il passé pour qu’aujourd’hui le sentiment de perte ne se mue plus en révolte ? « Le mouvement ouvrier est né dans une situation terrible, souvent en réaction à des accidents du travail, qui aurait eu de quoi nourrir la tristesse ! Pourtant, jusqu’aux années 1970, c’est la colère qui mobilise. Cette émotion n’est plus dominante aujourd’hui », assure la politologue Isabelle Sommier. Non pas qu’elle ait déserté l’arène politique : les mobilisations contre la loi El Khomri sur le travail ont ainsi été le lieu de violents corps-à-corps, de même qu’en 2005 la mort de Zyned Benna et Bouna Traore à Clichy-sous-Bois avaient suscité une rage explosive dans les banlieues.

Mais cette colère peine à se prolonger dans un engagement qui lui donne sens, telle une petite braise qui clignoterait sans réussir à s’embraser faute d’être portée par un souffle suffisamment puissant. Et tandis qu’elle s’allume par intermittence, d’autres affects qu’lsabelle Sommier juge moins mobilisateurs occupent le terrain : « C’est l’indignation qui est devenue l’émotion dominante à gauche. Or ce soulèvement moral n’implique pas forcément une action. Il peut même conduire à l’apathie et laisser les gens en monade », affirme-t-elle. Face au sort réservé aux migrants ou aux victimes des attentats, le cœur se soulève et les larmes montent. Et si rien n’interdit en principe que cette empathie devant les souffrances d’autrui devienne un moteur, elle n’est pas suffisante. « Cet univers émotionnel dans lequel nous évoluons reste émietté. Devant la guerre qui détruit Alep en Syrie et les tentes à Stalingrad, on peut ressentir de l’effroi ou de la culpabilité. Les réseaux sociaux s’en font l’écho. Mais force est de constater que ces émotions ne coagulent pas afin de se constituer en volonté de lutte et de solutions », pointe l’historienne Arlette Farge.

Sans doute l’accumulation des défaites à gauche explique-t-elle l’actuelle paralysie. En 1989, l’effondrement des régimes communistes est ainsi venu clore une longue séquence colorée par la croyance dans les potentialités émancipatrices du socialisme. Après la fin d’un espoir qui avait marqué une partie du XXe siècle, la chute du mur de Berlin a créé dans les esprits une puissante onde de choc, jetant le discrédit non seulement sur les expériences concrètes, mais sur le récit lui-même : « Toute l’histoire du communisme s’est trouvée réduite à sa dimension totalitaire et sous cette forme, elle est apparue comme une représentation partagée, la doxa du début du XXIe siècle », relève Enzo Traverso. C’est sur l’idée même de révolution qu’a rejailli alors le renversement de la promesse de libération en symbole d’aliénation. Si bien que la vision téléologique de l’histoire, qui permettait de métaboliser les échecs, est entrée en crise.

Panne de libido

En achevant de refermer la page des possibles, les événements de la fin des années 1980 ont donc produit un deuil pathologique. Car depuis, la gauche n’a jamais retrouvé sa libido. Aucun autre objet d’amour n’est venu combler la perte. Et le déni de tristesse participe de la paralysie : « La défaite devient plus lourde et durable quand elle est refoulée. Pour que la mélancolie puisse nous guider de façon efficace, consciente, responsable, elle doit être reconnue comme un sentiment légitime », prévient Enzo Traverso. Mais « il faut avoir fait beaucoup de chemin [...] pour s’avouer malheureux », précise le philosophe Frédéric Lordon dans Les Affects de la politique [4]. Car selon lui, une fois l’idée de malheur installée, « celle-ci ne laisse plus que deux possibilités : la lutte ou l’effondrement ».

Devant ce chagrin en forme d’impasse, les organisations politiques de gauche ont aussi une responsabilité : autrefois capables de convertir les émotions populaires en mobilisations collectives, elles s’y évertuent aujourd’hui sans grand résultat. « Les organisations politiques jouent un rôle essentiel en proposant une boîte à conceptualiser le monde qui procure des mots, un langage et un cadre d’explication cohérent à des phénomènes et rapports sociaux vécus et observés, pour les rendre intelligibles et leur donner un sens excluant le fatalisme ou l’indignité personnelle », analyse Florence Johsua. Ainsi le service d’ordre de la LCR des débuts était-il, selon elle, « un rouage organisationnel capable de convertir la peur et la colère en puissance d’agir, dirigée contre un ennemi politique générique ».

Dans l’absolu, les organisations devraient donc pouvoir transformer des affects paralysants en émotions mobilisatrices. Mais coincées entre un passé au goût amer et un futur que personne n’arrive à dessiner, elles n’y parviennent plus. Voire, elles rechignent souvent à s’emparer de cette dimension émotionnelle, exception faite des mouvements féministes ou LGBT, lesquels ont fait de la fierté associée à la colère un moteur de mobilisation politique. En revanche, souligne Isabelle Sommier, « cette dimension est moins assumée par la tradition viriliste liée au mouvement ouvrier ». Un tel registre a aussi longtemps été éludé, voire disqualifié par la recherche scientifique. Ce qui n’a sans doute pas aidé. « Au début, l’histoire des émotions était marginalisée. C’était un sujet associé au féminin et à l’irrationalité », rappelle l’historienne Arlette Farge.

Pour certains, ce discrédit était lié aux modèles d’analyse marxistes et structuralistes qui ont dominé jusque dans les années 1980. « Le gros reproche que les sciences sociales adressent aux émotions, c’est de dépolitiser la réflexion, ajoute l’historien Guillaume Mazeau [5]. Pour certains chercheurs, étudier le rôle de celles-ci serait le signe du désarmement idéologique de la gauche. En gros, nous aurions renoncé aux grandes explications par les idées et le social. » Pour d’autres, il tient davantage à une philosophie rationaliste héritée du XVIIIe siècle. « Une partie de la gauche est restée très attachée à une vision de la politique issue des Lumières, elle défend l’idée d’un citoyen éclairé et raisonnant. Mais cette posture tient aussi aux transformations sociologiques des militants de gauche qui sont aujourd’hui extrêmement diplômés et plus enclins à mettre à distance l’expérience sensible », suggère le sociologue Joël Gombin, spécialiste du vote Front national.

Retrouver le sens de l’émotion

Quoi qu’il en soit, un tel refoulement a offert un boulevard à la droite et à l’extrême droite, désormais en mesure de configurer la palette des passions dominantes et potentiellement dangereuses. À commencer par la peur et ses corollaires : la haine de l’autre et le repli sur soi. Ainsi, au côté du registre compassionnel de « la France qui souffre » entonné par de nombreux candidats à la présidentielle, de Nicolas Sarkozy à Alain Juppé, le contexte des attentats est venu renforcer celui d’une France terrorisée. D’un côté, on assiste à la mise en scène d’une souffrance à l’état brut, dépolitisée, qui traverse le lexique des gouvernants depuis les années 1990 : « Les inégalités s’effacent au profit de l’exclusion, la domination se transforme en malheur, l’injustice se dit dans les mots de la souffrance, la violence s’exprime en termes de traumatisme », observait l’anthropologue Didier Fassin dans La Raison humanitaire. D’un autre côté, les politiques prétendent comprendre l’angoisse des Français : au premier plan chaque fois que surgit une crise profonde, celle-ci est aussi pour partie une fiction utile qu’on ne cesse de recycler depuis la légende de la « peur de l’An mille » décrétée par l’église chrétienne au XIe siècle.

Aidé par les événements récents, le Front national excelle à traduire la peur en haine contre les réfugiés et les musulmans. C’est également le ressort communicationnel de Robert Ménard, élu avec le soutien du FN à Béziers, qui a fait imprimer des affiches au message anxiogène : « Ça y est, ils arrivent… les migrants dans notre centre-ville ! » Mais toute la subtilité rhétorique de Marine Le Pen tient à la capacité qu’elle a de faire cohabiter un tel ressentiment avec des émotions positives liées au progrès, comme l’espoir et l’enthousiasme, captées à son profit. « L’idéologie politique ne relève pas d’un discours intrinsèquement rationnel. Dès lors, on est bien obligé de constater que la capacité à produire des récits du monde qui donnent sens à l’expérience quotidienne des individus, appuyée sur des émotions, est aujourd’hui du côté des droites extrêmes, et pas tellement des gauches alternatives », résume Joël Gombin. « La colère de l’extrême droite peut aujourd’hui être dite après avoir été longtemps refoulée, ce qui lui donne une grande puissance. À gauche, on est en manque de prise de responsabilité collective », complète Arlette Farge. Signe du succès de cette stratégie, la parole raciste, qui trouve des relais dans les figures d’Éric Zemmour ou d’Alain Soral, s’est banalisée…

Reste à savoir comment reprendre la main. L’exercice est difficile, mais il n’est pas sûr qu’abandonner le terrain des émotions à ses adversaires politiques soit la bonne solution. « Un des enjeux pour la gauche, c’est de savoir quoi faire de cette peur qui est instrumentalisée par la droite et l’extrême droite, et qui gouverne même une portion du Parti socialiste », rétorque Guillaume Mazeau. Pour lui, « la possibilité d’imposer ses idées dans le champ politique dépend d’une capacité à universaliser ses émotions, à les faire partager, à donner de la chair à des principes abstraits. Les affects permettent de créer du commun ». Le jeu en vaut la chandelle.

 

Marion Rousset

Notes

[1] Enzo Traverso, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), éd. La Découverte

[2] Georges Didi-Huberman, Peuples en larmes, peuples en armes. L’œil de l’histoire 6, éd. Les éditions de Minuit

[3] Florence Johsua, Anticapitalistes. Une sociologie historique de l’engagement, éd. La Découverte

[4] Frédéric Lordon, Les Affects de la politique, éd. Seuil

[5] Guillaume Mazeau, dans Histoire des émotions, tome 1, éd. Seuil

 

Publié le 06/08/2019

Il y a 89 ans naissait Pierre Bourdieu.

(site monde-diplomatique.fr)

Selon le sociologue, militant pour un savoir engagé, le rôle des chercheurs est « de travailler à une invention collective des structures collectives d’invention qui feront naître un nouveau mouvement social, c’est-à-dire des nouveaux contenus, des nouveaux buts et des nouveaux moyens internationaux d’action. ». Un mouvement social qui résisterait à la « colonisation mentale » de l’impérialisme symbolique porté par une nouvelle vulgate planétaire qui fait apparaitre la mondialisation comme une nécessité naturelle.

La nouvelle vulgate planétaire

par Pierre Bourdieu & Loïc Wacquant 

 

Dans tous les pays avancés, patrons et hauts fonctionnaires internationaux, intellectuels médiatiques et journalistes de haute volée se sont mis de concert à parler une étrange novlangue dont le vocabulaire, apparemment surgi de nulle part, est dans toutes les bouches : « mondialisation » et « flexibilité » ; « gouvernance » et « employabilité » ; « underclass » et « exclusion » ; « nouvelle économie » et « tolérance zéro » ; « communautarisme », « multiculturalisme » et leurs cousins « postmodernes », « ethnicité », « minorité », « identité », « fragmentation », etc.

La diffusion de cette nouvelle vulgate planétaire — dont sont remarquablement absents capitalisme, classe, exploitation, domination, inégalité, autant de vocables péremptoirement révoqués sous prétexte d’obsolescence ou d’impertinence présumées — est le produit d’un impérialisme proprement symbolique. Les effets en sont d’autant plus puissants et pernicieux que cet impérialisme est porté non seulement par les partisans de la révolution néolibérale, lesquels, sous couvert de modernisation, entendent refaire le monde en faisant table rase des conquêtes sociales et économiques résultant de cent ans de luttes sociales, et désormais dépeintes comme autant d’archaïsmes et d’obstacles au nouvel ordre naissant, mais aussi par des producteurs culturels (chercheurs, écrivains, artistes) et des militants de gauche qui, pour la grande majorité d’entre eux, se pensent toujours comme progressistes.

Comme les dominations de genre ou d’ethnie, l’impérialisme culturel est une violence symbolique qui s’appuie sur une relation de communication contrainte pour extorquer la soumission et dont la particularité consiste ici en ce qu’elle universalise les particularismes liés à une expérience historique singulière en les faisant méconnaître comme tels et reconnaître comme universels (1).

Ainsi, de même que, au XIXe siècle, nombre de questions dites philosophiques, comme le thème spenglérien de la « décadence », qui étaient débattues dans toute l’Europe trouvaient leur origine dans les particularités et les conflits historiques propres à l’univers singulier des universitaires allemands (2), de même aujourd’hui nombre de topiques directement issus de confrontations intellectuelles liées aux particularités et aux particularismes de la société et des universités américaines se sont imposés, sous des dehors en apparence déshistoricisés, à l’ensemble de la planète.

Ces lieux communs, au sens aristotélicien de notions ou de thèses avec lesquelles on argumente mais sur lesquelles on n’argumente pas, doivent l’essentiel de leur force de conviction au prestige retrouvé du lieu dont ils émanent et au fait que, circulant à flux tendu de Berlin à Buenos Aires et de Londres à Lisbonne, ils sont présents partout à la fois et sont partout puissamment relayés par ces instances prétendument neutres de la pensée neutre que sont les grands organismes internationaux — Banque mondiale, Commission européenne, Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) —, les « boîtes à idées » conservatrices (Manhattan Institute à New York, Adam Smith Institute à Londres, Deutsche Bank Fundation à Francfort, et de l’exFondation Saint-Simon à Paris), les fondations de philanthropie, les écoles du pouvoir (Science-Po en France, la London School of Economics au Royaume-Uni, la Harvard Kennedy School of Government en Amérique, etc.), et les grands médias, inlassables dispensateurs de cette lingua franca passe-partout, bien faite pour donner aux éditorialistes pressés et aux spécialistes empressés de l’import-export culturel l’illusion de l’ultramodernisme.

Des militants qui se pensent encore progressistes ratifient à leur tour la novlangue américaine quand ils fondent leurs analyses sur les termes « exclusion », « minorités », « identité », « multiculturalisme ». Sans oublier « mondialisation »

Outre l’effet automatique de la circulation internationale des idées, qui tend par la logique propre à occulter les conditions et les significations d’origine (3), le jeu des définitions préalables et des déductions scolastiques substitue l’apparence de la nécessité logique à la contingence des nécessités sociologiques déniées et tend à masquer les racines historiques de tout un ensemble de questions et de notions — l’« efficacité » du marché (libre), le besoin de reconnaissance des « identités » (culturelles), ou encore la réaffirmation-célébration de la « responsabilité » (individuelle) — que l’on décrétera philosophiques, sociologiques, économiques ou politiques, selon le lieu et le moment de réception.

Ainsi planétarisés, mondialisés, au sens strictement géographique, en même temps que départicularisés, ces lieux communs que le ressassement médiatique transforme en sens commun universel parviennent à faire oublier qu’ils ne font bien souvent qu’exprimer, sous une forme tronquée et méconnaissable, y compris pour ceux qui les propagent, les réalités complexes et contestées d’une société historique particulière, tacitement constituée en modèle et en mesure de toutes choses : la société américaine de l’ère postfordiste et postkeynésienne. Cet unique super-pouvoir, cette Mecque symbolique de la Terre, est caractérisé par le démantèlement délibéré de l’Etat social et l’hypercroissance corrélative de l’Etat pénal, l’écrasement du mouvement syndical et la dictature de la conception de l’entreprise fondée sur la seule « valeur-actionnaire », et leurs conséquences sociologiques, la généralisation du salariat précaire et de l’insécurité sociale, constituée en moteur privilégié de l’activité économique.

Il en est ainsi par exemple du débat flou et mou autour du « multiculturalisme », terme importé en Europe pour désigner le pluralisme culturel dans la sphère civique alors qu’aux Etats-Unis il renvoie, dans le mouvement même par lequel il les masque, à l’exclusion continuée des Noirs et à la crise de la mythologie nationale du « rêve américain » de l’« opportunité pour tous », corrélative de la banqueroute qui affecte le système d’enseignement public au moment où la compétition pour le capital culturel s’intensifie et où les inégalités de classe s’accroissent de manière vertigineuse.

L’adjectif « multiculturel » voile cette crise en la cantonnant artificiellement dans le seul microcosme universitaire et en l’exprimant dans un registre ostensiblement « ethnique », alors que son véritable enjeu n’est pas la reconnaissance des cultures marginalisées par les canons académiques, mais l’accès aux instruments de (re)production des classes moyenne et supérieure, comme l’Université, dans un contexte de désengagement actif et massif de l’Etat.

Le « multiculturalisme » américain n’est ni un concept, ni une théorie, ni un mouvement social ou politique — tout en prétendant être tout cela à la fois. C’est un discours écran dont le statut intellectuel résulte d’un gigantesque effet d’allodoxia national et international (4) qui trompe ceux qui en sont comme ceux qui n’en sont pas. C’est ensuite un discours américain, bien qu’il se pense et se donne comme universel, en cela qu’il exprime les contradictions spécifiques de la situation d’universitaires qui, coupés de tout accès à la sphère publique et soumis à une forte différenciation dans leur milieu professionnel, n’ont d’autre terrain où investir leur libido politique que celui des querelles de campus déguisées en épopées conceptuelles.

C’est dire que le « multiculturalisme » amène partout où il s’exporte ces trois vices de la pensée nationale américaine que sont a) le « groupisme », qui réifie les divisions sociales canonisées par la bureaucratie étatique en principes de connaissance et de revendication politique ; b) le populisme, qui remplace l’analyse des structures et des mécanismes de domination par la célébration de la culture des dominés et de leur « point de vue » élevé au rang de proto-théorie en acte ; c) le moralisme, qui fait obstacle à l’application d’un sain matérialisme rationnel dans l’analyse du monde social et économique et condamne ici à un débat sans fin ni effets sur la nécessaire « reconnaissance des identités », alors que, dans la triste réalité de tous les jours, le problème ne se situe nullement à ce niveau (5) : pendant que les philosophes se gargarisent doctement de « reconnaissance culturelle », des dizaines de milliers d’enfants issus des classes et ethnies dominées sont refoulés hors des écoles primaires par manque de place (ils étaient 25 000 cette année dans la seule ville de Los Angeles), et un jeune sur dix provenant de ménages gagnant moins de 15 000 dollars annuels accède aux campus universitaires, contre 94 % des enfants des familles disposant de plus de 100 000 dollars.

On pourrait faire la même démonstration à propos de la notion fortement polysémique de « mondialisation », qui a pour effet, sinon pour fonction, d’habiller d’œcuménisme culturel ou de fatalisme économiste les effets de l’impérialisme américain et de faire apparaître un rapport de force transnational comme une nécessité naturelle. Au terme d’un retournement symbolique fondé sur la naturalisation des schèmes de la pensée néolibérale dont la domination s’est imposée depuis vingt ans grâce au travail des think tanks conservateurs et de leurs alliés dans les champs politique et journalistique (6), le remodelage des rapports sociaux et des pratiques culturelles conformément au patron nord-américain, qui s’est opéré dans les sociétés avancées à travers la paupérisation de l’Etat, la marchandisation des biens publics et la généralisation de l’insécurité salariale, est accepté avec résignation comme l’aboutissement obligé des évolutions nationales, quand il n’est pas célébré avec un enthousiasme moutonnier. L’analyse empirique de l’évolution des économies avancées sur la longue durée suggère pourtant que la « mondialisation » n’est pas une nouvelle phase du capitalisme mais une « rhétorique » qu’invoquent les gouvernements pour justifier leur soumission volontaire aux marchés financiers. Loin d’être, comme on ne cesse de le répéter, la conséquence fatale de la croissance des échanges extérieurs, la désindustrialisation, la croissance des inégalités et la contraction des politiques sociales résultent de décisions de politique intérieure qui reflètent le basculement des rapports de classe en faveur des propriétaires du capital (7).

En imposant au reste du monde des catégories de perception homologues de ses structures sociales, les Etats-Unis refaçonnent le monde à leur image : la colonisation mentale qui s’opère à travers la diffusion de ces vrais-faux concepts ne peut conduire qu’à une sorte de « Washington consensus » généralisé et même spontané, comme on peut l’observer aujourd’hui en matière d’économie, de philanthropie ou d’enseignement de la gestion (lire « Irrésistibles « business schools » »). En effet, ce discours double qui, fondé dans la croyance, mime la science, surimposant au fantasme social du dominant l’apparence de la raison (notamment économique et politologique), est doté du pouvoir de faire advenir les réalités qu’il prétend décrire, selon le principe de la prophétie autoréalisante : présent dans les esprits des décideurs politiques ou économiques et de leurs publics, il sert d’instrument de construction des politiques publiques et privées, en même temps que d’instrument d’évaluation de ces politiques. Comme toutes les mythologies de l’âge de la science, la nouvelle vulgate planétaire s’appuie sur une série d’oppositions et d’équivalences, qui se soutiennent et se répondent, pour dépeindre les transformations contemporaines des sociétés avancées : désengagement économique de l’Etat et renforcement de ses composantes policières et pénales, dérégulation des flux financiers et désencadrement du marché de l’emploi, réduction des protections sociales et célébration moralisatrice de la « responsabilité individuelle » :

MARCHÉ

ÉTAT

liberté

contrainte

ouvert

fermé

flexible

rigide

dynamique, mouvant

immobile, figé

futur, nouveauté

passé, dépassé

croissance

immobilisme, archaïsme

individu, individualisme

groupe, collectivisme

diversité, authenticité

uniformité, artificialité

démocratique

autocratique (« totalitaire »)

L’impérialisme de la raison néolibérale trouve son accomplissement intellectuel dans deux nouvelles figures exemplaires du producteur culturel. D’abord l’expert, qui prépare, dans l’ombre des coulisses ministérielles ou patronales ou dans le secret des think tanks, des documents à forte teneur technique, couchés autant que possible en langage économique et mathématique. Ensuite, le conseiller en communication du prince, transfuge du monde universitaire passé au service des dominants, dont la mission est de mettre en forme académique les projets politiques de la nouvelle noblesse d’Etat et d’entreprise et dont le modèle planétaire est sans conteste possible le sociologue britannique Anthony Giddens, professeur à l’université de Cambridge récemment placé à la tête de la London School of Economics et père de la « théorie de la structuration », synthèse scolastique de diverses traditions sociologiques et philosophiques.

Et l’on peut voir l’incarnation par excellence de la ruse de la raison impérialiste dans le fait que c’est la Grande-Bretagne, placée, pour des raisons historiques, culturelles et linguistiques, en position intermédiaire, neutre (au sens étymologique), entre les Etats-Unis et l’Europe continentale, qui a fourni au monde ce cheval de Troie à deux têtes, l’une politique et l’autre intellectuelle, en la personne duale de Tony Blair et d’Anthony Giddens, « théoricien » autoproclamé de la « troisième voie », qui, selon ses propres paroles, qu’il faut citer à la lettre, « adopte une attitude positive à l’égard de la mondialisation » ; « essaie (sic) de réagir aux formes nouvelles d’inégalités » mais en avertissant d’emblée que « les pauvres d’aujourd’hui ne sont pas semblables aux pauvres de jadis (de même que les riches ne sont plus pareils à ce qu’ils étaient autrefois) » ; « accepte l’idée que les systèmes de protection sociale existants, et la structure d’ensemble de l’Etat, sont la source de problèmes, et pas seulement la solution pour les résoudre » ; « souligne le fait que les politiques économiques et sociales sont liées » pour mieux affirmer que « les dépenses sociales doivent être évaluées en termes de leurs conséquences pour l’économie dans son ensemble » ; enfin se « préoccupe des mécanismes d’exclusion » qu’il découvre « au bas de la société, mais aussi en haut (sic)  », convaincu que « redéfinir l’inégalité par rapport à l’exclusion à ces deux niveaux » est « conforme à une conception dynamique de l’inégalité (8) ». Les maîtres de l’économie peuvent dormir tranquilles : ils ont trouvé leur Pangloss.

Pierre Bourdieu

Sociologue, professeur au Collège de France.

Loïc Wacquant

Professeur à l’université de Californie, Berkeley, et à la New School for Social Research, New York.

Publié le 05/07/2019

Un « Big Bang » pour quoi faire ? Retour sur le meeting au Cirque Romanès

(site revolutionpermanente.fr)

Dimanche, le « Big Bang » avait lieu au Cirque Romanès. Depuis le revers de LFI aux européennes, Clémentine Autain et Elsa Faucillon multiplient les appels à « fédérer la gauche ». Si des représentants de la gauche politique et syndicale ont bien répondu présents, l’initiative est cependant restée limitée des mots mêmes de participants. Les objectifs du « bigbang », quant à eux, étaient clairement assumés : être prêt pour les élections municipales.

Au programme de cette journée, trois heures de discussions qui ont réuni plus de 400 personnes sous le chapiteau du Cirque Romanès, mêlant militants associatifs et politiques, intellectuels, représentants d’organisations politiques et syndicales, avec la présence particulièrement remarquée du secrétaire confédéral de la CGT, Philippe Martinez.

Parmi les politiques présents, Pauline Graulle de Mediapart recense : « Les communistes unitaires – le député Stéphane Peu ou l’ex-eurodéputée Marie-Pierre Vieu – et, plus étonnant, un communiste dit « identitaire » – Igor Zamichiei. Mais aussi quelques représentants d’Europe Écologie-Les Verts – l’élu de Paris Jérôme Gleizes ou la sénatrice, égérie des gilets jaunes, Esther Benbassa –, des camarades de Benoît Hamon – l’ex-ministre de François Hollande Dominique Bertinotti, et Guillaume Balas. Sans oublier Olivier Besancenot, du NPA, qui depuis un an hurle dans le désert pour appeler au réveil de la gauche face à Macron et Le Pen. »

D’où vient le « Big Bang », quels sont ses objectifs ?

Début juin, dans le sillage du résultat des élections européennes, Clémentine Autain (député LFI du 93) et Elsa Faucillon (député PCF du 92), lançaient ensemble un appel à un « Big Bang de la gauche écologique et sociale » visant à réunir les forces qui se reconnaissent derrière un projet de « gauche » pour proposer une « perspective émancipatrice qui puisse fédérer les colères et les aspirations autour d’un projet politique de profonde transformation de la société » dans un contexte où la gauche apparaît « en miettes ».

Un « Big Bang » qui sonne comme un appel à l’union de la gauche, mais pas « à la papa » comme s’en défend Elsa Faucillon. Pour les politiques et militants réunis, il s’agit de proposer une alternative pour infléchir la stratégie « populiste de gauche » portée par la France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon en tête, mais aussi d’interpeler Yannick Jadot, le leader d’EELV, qui serait bien tenté de partir seul en échappée.
En somme, l’objectif premier du « big bang » est de peser pour « fédérer la gauche » en vue notamment des prochaines élections comme l’affirme Clémentine Autain : « l’objectif du big bang n’est pas de construire des listes aux municipales mais on tentera de faire en sorte qu’il y ait moins d’éparpillement, que la gauche mène des listes communes ».

Un « big bang » électoral sans un big-bang des luttes ?

Si l’objectif semble centralement électoral, sous le chapiteau, se succèdent micro les interventions faisant référence au mouvement des Gilets jaunes, et de nombreux représentants des « mouvements sociaux » ont été conviés. Tout au long de la journée interviendront ainsi un représentant du Comité Gonesse, Aurélie Trouvé de Attac, Youcef Brakni du Comité Adama, un militant de Pas Sans Nous ou encore Christophe Prudhomme, médecin urgentiste venu parler du mouvement qui secoue les SAU de France ou Léna Lazard de Youth For Climate. De même, différents syndicalistes prennent la parole, comme Zora Abdallah de la CGT Carrefour ou une ancienne déléguée du personnel de GM&S.

Cependant, force est de constater que si Elsa Faucillon affirme que le « Big bang » doit « lutter contre l’éparpillement » et jouer un rôle de « catalyseur » la question de comment regrouper l’avant-garde qui lutte actuellement, ainsi que la discussion d’un plan de bataille commun visant à faire converger les différents secteurs en lutte à la base, n’a en aucun cas été le sujet de la discussion, se bornant au strict aspect électoral, avec l’enjeu des regroupements possibles pour 2020.

Un certain décalage à l’heure où la radicalité des Gilets jaunes contre l’Etat et ses institutions alimente, sans qu’ils convergent pour le moment, la lutte des hospitaliers en grève ce 2 juillet, et des enseignants en lutte contre Blanquer. En ce sens, l’absence quasiment totale du mouvement des Gilets jaunes dans l’événement est marquante.

Pour seule représentation, la mobilisation qui dure depuis bientôt 8 mois a eu le droit à la projection d’une vieille interview de Geneviève Legay, tournée juste avant que celle-ci soit jetée au sol par un policier à Nice. De même, si beaucoup font référence au mouvement, c’est avant tout pour déplorer que celui-ci n’ait pas été capitalisé par la gauche lors des élections européennes. Pour la « gauche » qui s’exprime ici, la séquence lutte de classe semble déjà refermée, et les perspectives qui se dessinent sont centrées autour des seules perspectives électorales.

Une impression que confirme Clémentine Autain lors de sa prise de parole. Invitant à réinvestir les valeurs de la République ainsi que la notion de « gauche », qu’il s’agit « de remplir, pas de brandir », elle explique que les élections municipales constitueront l’occasion d’expérimentations de listes communes. « Il ne s’agit pas de faire une liste de plus, mais des listes en moins » résume-t-elle, sans « caporalisation ». Le sujet de la discussion a le mérite d’être clair : la question est bien de peser dans le rapport de force pour une « union de la gauche » relookée en vue des présidentielles comme l’affirme Clémentine Autain : « nous poursuivrons le travail, pour avoir en 2022 la meilleure proposition contre le dangereux duel entre pouvoir en place et extrême droite ».

« Discuter des luttes » sans discuter de la stratégie de Martinez ? Une gageure !

Un tropisme électoral qui explique que, si le débat entre « stratégie populiste » et « union de la gauche » est évoquée de nombreuses fois au cours de la journée, notamment lors de la discussion opposant un journaliste de Regards et un représentant du média Le Vent Se Lève, le bilan du mouvement des Gilets jaunes ne fera en revanche l’objet d’aucune table-ronde ni de véritable discussion. Les leçons stratégiques de 7 mois de luttes semblent ici d’un intérêt moindre que la réflexion sur la ligne à adopter pour les prochaines élections.

L’échec de la gauche radicale aux européennes n’aurait-il aucun lien avec la faiblesse de son intervention dans la lutte de classe ? Le silence de la plupart des représentants de la gauche qui intervienne semblent le dire, à l’exception de Olivier Besancenot qui résume : « Quand on loupe ce type de rendez-vous dans la lutte de classe, on loupe les rendez-vous politiques derrière. » et appelle la « gauche radicale » à assumer d’avoir manqué le « grand rendez-vous » des Gilets jaunes.

Philippe Martinez ferme quant à lui immédiatement toute possibilité de discussion sur la stratégie de la CGT au cours du mouvement des Gilets jaunes. « Nous n’avons pas besoin de conseillers spéciaux pour savoir comment organiser la lutte » explique ainsi le secrétaire général de la CGT, applaudi par une partie de la salle, avant d’évoquer l’importance de « se parler pour faire des choses ensemble. » Une interdiction de critique qui ne sera bravée par aucun intervenant, y compris Olivier Besancenot qui revenait pourtant récemment, lors d’un meeting du NPA, sur la stratégie délétère des journées « saute moutons » avant de rebrousser chemin et de minorer dans la foulée la responsabilité des directions syndicales dans le mouvement des Gilets jaunes.

L’impasse d’un "Big Bang" sur un terrain purement institutionnel

Par-delà les débats de « ligne » stratégique à porter, c’est donc bien sur le terrain des urnes, le terrain purement institutionnel que l’« unité de la gauche » proposée dans le « Big Bang » semble se dessiner.

Pourtant, alors que les Gilets jaunes ont impacté profondément la situation politique, ce sont les brèches ouvertes par le mouvement qu’il conviendrait de chercher à approfondir, de même que les tendances à la radicalité, que l’on observe aujourd’hui à l’état embryonnaire chez les enseignants ou les hospitaliers.

Dans un contexte international éruptif, ce n’est pas à partir d’une énième « union de la gauche » que la « gauche radicale » pourra se « recomposer », mais plutôt en travaillant centralement à partir du terrain de la lutte des classes, en s’appuyant sur la radicalité montrée par les Gilets jaunes pour la lier avec le mouvement ouvrier organisé et les luttes actuelles comme le mouvement des hospitaliers et des enseignants.

Publié le 18/06/2019

Européennes : de la montée de l’extrême-droite à une autre perspective
de : Eve76
 

(site bellaciao.org)

Il faut replacer les résultats aux européennes dans leur contexte et leur spécificité de scrutin de listes. Concernant ceux de la France insoumise, il était illusoire d’espérer que la montée de la logique de rupture, portée par Jean-Luc Mélenchon aux présidentielles, allait se poursuivre au Européennes.

Il faut cependant repérer les tendances lourdes à travers les résultats volatiles. Les résultats de la liste Jadot, avec 13,48 % est certes supérieur à celui d’EELV en 2014 (8,14 %) mais inférieur à celui de 2009 (16,28 %) ; ce score fut ramené en 2012 aux 2,31 % d’Eva Joly.

Concernant la France insoumise, le score de 2019 est quasi équivalent aux résultats du Front de gauche aux européennes de 2009 et 2014, et ce sans les voix qui se sont portées sur la liste du parti communiste (2 %). On peut penser qu’une liste commune des anciens partenaires du Front de Gauche aurait permis au moins une faible progression.

On peut tout incriminer pour expliquer cette stagnation. Peut-être aurait-il mieux valu choisir une tête de liste à laquelle les classes populaires aurait pu mieux s’identifier, plutôt qu’une porte-parole d’ONG ; il n’est bien sûr pas question de remettre en cause le dynamisme et l’investissement dans la campagne de Manon Aubry, qui aurait eu toute sa place dans le « peloton de tête » des candidats, mais n’avait pas le profil sociologique idéal pour incarner la liste.

Mais ce surplace la France insoumise reste inquiétant face à la tendance lourde de la montée de l’extrême droite. Après l’apparition du Front National aux européennes de 1984 (10,95 %) un deuxième décollage a eu lieu entre 2012 et 2014 : 17, 90 % aux présidentielles ; 24,86% aux Européennes de 2014. Le score de 2019 (23,34 %) confirme l’installation du phénomène.

Le grand désarroi

Cette montée traduit le désarroi devant l’évolution du monde. Ballottés de la droite à la gauche « classique », qui n’ont en rien amélioré leur sort, nombres de citoyens se sont tournés, paradoxalement, vers ceux que la diabolisation désignent comme les champions de l’anti système, du refus du monde tel qu’il est. Les campagnes pour révéler le vrai visage du Rassemblement National et démonter ses mensonges n’ont pas eu les résultats escomptés.

De plus, la montée de l’extrême-droite ne se mesure pas uniquement par les scores du RN. Le pire est probablement la reprise des thèmes de discours et des pratiques politiques par les partis « classiques », pensons à Manuel Valls, aux dérives de LR, à la dissolution de l’Etat de droit et à la perte de tout repère moral par LERM et son promoteur.

Par ailleurs, le divorce total entre les promesses électorales et la réalité des politiques menées a fait perdre le sens des mots, a brouillé la compréhension du monde et rend ardue la possibilité de forger sa propre opinion.

La montée de l’extrême-droite et le reflux du camp qui prône la rupture et l’alternative ne concerne pas que la France. Le groupe GUE-GNL a perdu plus de 10 élus et dans plusieurs pays la liste a été purement et simplement balayée.

Tout ceci incite à prendre de la distance avec les explications superficielles qui prétendent rendre compte de la différence de score entre 2017 et 2019. Des problèmes de démocratie interne ont pu jouer un certain rôle mais la racine du problème n’est pas là.

Pour être en mesure d’apporter des réponses à ce désarroi, il faut comprendre à quel point 40 ans d’évolution du capitalisme ont transformé le monde. La libre circulation des capitaux et l’ouverture des frontières ont mis en concurrence des travailleurs du monde entier. En France, ce qui reste de notre industrie est à la portion congrue. L’économie de services ne peut compenser les pertes subies. Elle donne lieu à des emplois valorisés et bien payés à une classe aisée qui choisit d’habiter là où elle veut, parmi ses pairs, et trouve le monde de Macron à sa convenance. La classe moyenne traditionnelle–enseignants, travailleurs sociaux soignants…–est sérieusement malmenée et voit son horizon s’obscurcir. Les autres se répartissent entre des emplois de services où ils sont interchangeables, la précarité et le chômage.

L’emploi industriel qui subsiste ne donne guère lieu à des emplois pérennes et encore moins à des collectifs soudés de travailleurs. Les entreprises sous-traitantes, qui pressurent les travailleurs pour en tirer leur bénéfice, sont fragile face à leurs donneurs d’ordre qui eux empochent l’essentiel de la plus-value.

Le capitalisme a organisé le monde pour se mettre à l’abri des luttes sociales. Partout dans le monde, les classes populaires se sont défendues dans des cadres nationaux alors que le capital s’accapare et organise le monde à son profit. Nos schémas de pensée n’ont pas intégré cet état de fait et nous en payons le prix.

Plutôt qu’un big-bang, des pistes de réflexion et de travail

Après des décennies de retard sur le capital, avons-nous réellement les moyens de réaliser un « big bang » ?

Encore faudrait-il faire porter notre volonté de renouvellement au niveau où elle mérite de l’être. Ce qui manque le plus cruellement, c’est la pertinence d’un projet.

L’Avenir en commun est une avancée mais elle n’est pas suffisante. Ce programme a une cohérence, propose des éléments de rupture significatifs avec le fonctionnement dominant, avance des pistes de pour reconfigurer le monde. Le problème est que ce qui pourrait être une base de départ très intéressante est présenté comme un document abouti et achevé, sur lequel il n’y a plus à revenir. Il suffirait de le populariser et de faire élire les candidats FI qui vont le mettre en œuvre. Les processus participatifs (ateliers législatifs…) semblent très contrôlés. En tout cas on ne peut pas dire que ces thèmes fassent l’objet d’une large appropriation. C’est dommage, car des thèmes comme la planification écologique, le protectionnisme solidaire (qu’on ferait mieux d’appeler la régulation solidaire des échanges) sont des notions clés pour construire un avenir différent, et qui mériteraient d’être davantage élaborés.

Une des façons de changer nos méthodes politiques, c’est assurément de s’arrimer au concret. Les grandes discussions autour de la notion de « populisme », par exemple, risquent de ne pas apporter grand-chose tant chacun met ce qu’il veut dans cette notion floue. Revenir au concret, c’est dire comment on modifie la réalité, ce que l’on défait et ce que l’on refait, pour commencer à reprendre le pouvoir sur nos vies. Cela semble évident, et pourtant… Comme l’écrit Jean-Claude Mamet : « La question est : est-ce que cela suffit d’être solidaires ? Le vrai engagement politique commun serait de prolonger la solidarité élémentaire par des propositions politiques : sur les services publics européens, sur les priorités écologiques, sur la démocratie. Mais là, il n’y a plus personne ! (…) L’offre politique doit être enracinée dans l’action, sinon elle court le risque du projet en surplomb auquel il faut se rallier, sans être appelé à coconstruire. L’émancipation implique la participation à la fabrique du politique. »[1]

Cette fabrique du politique par des enjeux concrets se fait à plusieurs niveaux. Les prochaines municipales mettent en avant des enjeux liés à la vie quotidienne. Excellente occasion d’aller à la rencontre des abstentionnistes, de ceux qui pensent que « les politiques, ce sont tous les mêmes », et de leur suggérer, justement, de se mêler directement de leurs affaires.

D’autres enjeux concernent les territoires : comment y construire une autre économie, répondant aux besoins humains et écologiquement soutenables ? Ceci implique de réfléchir en termes d’activités, mais aussi de planification, de socialisation du crédit (dont il faudrait réfléchir aux modalités pratiques).

Un niveau supérieur met en jeu la solidarité internationale. La mise en place des accords de libre-échange, avec les clauses des tribunaux d’arbitrage, piègent totalement la démocratie, en transformant les Etats en aménageurs de terrain de jeux pour multinationales et en interdisant de facto la prise en compte des intérêts des populations. Ces attaques frontales devraient donner lieu à des luttes communes et à l’établissement de liens transnationaux durables, d’une manière beaucoup plus large qu’aujourd’hui. La remise en cause de l’emprise capitaliste devrait être associée à la projection d’une autre conception du monde. Dire qu’un « autre monde est possible » n’est qu’un slogan creux si cette proposition n’est pas ensuite déclinée concrètement.

Il faut nous saisir de ces questions. La réappropriation du monde pour le bien de l’humanité entière impose de penser l’interdépendance des territoires (la reterritorialisation n’est pas l’autarcie). Comment sortir de la division internationale du travail, et de la division internationale des processus productifs imposées par le capitalisme en fonction de ses intérêts ?

Ce n’est pas parce que l’on est au creux de la vague qu’il faut manquer d’ambition, de vision de l’avenir, bien au contraire. Plus que jamais, l’imagination d’un monde différent doit être au pouvoir.

 

Publié le 17/06/2019

Emmanuel Macron est-il un danger pour la République ?

Loïc Le Clerc (site rgards.fr)

Alors qu’Emmanuel Macron fête se deux ans au palais de l’Elysée, nous proposons de faire une sorte de bilan. Après la liberté de la presse, quel mal le Président a-t-il déjà fait à... la justice ?

Article 64 de la Constitution : « Le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire »

Dans l’épisode 1 de cette série sur « Emmanuel Macron est-il un danger pour la République ? », nous vous parlions du rapport malsain qu’entretient le chef de l’Etat aux médias. Depuis, le hasard faisant bien les choses, la Macronie nous a d’elle-même trouvé une transition. Alors que plusieurs journalistes se voyaient convoqués par la DGSI – que cela concerne la vente d’armes à l’Arabie saoudite ou l’affaire Benalla –, Emmanuel Macron lui-même arguait à ce propos que « la protection des sources, c’est très bien, mais il y a la protection de l’Etat et une réserve qui doit prévaloir ». De son côté, la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, justifiait cette entrave au secret des sources comme ceci : « Les journalistes sont des justiciables comme les autres ». Or, c’est faux. Et ce n’est certainement pas au pouvoir exécutif d’en décider. Tout un symbole.

Fouler du pied une liberté fondamentale, la liberté de la presse, au nom de la défense de l’Etat, la ficelle semble bien grosse. Ce qui nous amène à la question suivante : Emmanuel Macron est-il un danger pour la justice ?

Le principal coup a été porté le 23 mars dernier, avec l’adoption de la réforme de la justice. C’est plus qu’une profession qui s’est élevé contre ce texte de loi, c’est tous les acteurs du monde de la justice, qu’ils soient magistrats, greffiers, avocats ou qu’ils viennent de la « société civile ». Fidèle à sa méthode, l’exécutif n’aura discuté avec personne. C’est qu’on ne négocie pas avec Emmanuel Macron. La loi, c’est lui.

La justice version start-up nation

En France, le budget consacré à la justice est de 7 milliards d’euros annuel, pour environ 30.000 fonctionnaires de justice, 70.000 avocats et 8500 magistrats en exercice – soit autant de magistrats qu’au XIXème siècle. Sauf que depuis 200 ans, la population française a grandement augmenté, ainsi que le nombre de litiges. Mais au-delà du manque de magistrats, ces derniers souffrent de la diminution perpétuelle du nombre de fonctionnaires de justice, greffiers en tête. Une juge exerçant en Seine-Saint-Denis, sous couvert d’anonymat, nous raconte qu’elle change de greffier toutes les semaines, quand elle en a un à ses côtés… En fait, tout est sous-dimensionné : le personnel, les bureaux, le matériel informatique, etc. Comme un signe du temps, le nombre d’arrêts-maladie est en hausse au sein des acteurs de la justice. Moins d’argent, moins de gens, moins de temps. Un juge peut-il décemment rendre la justice avec la même clairvoyance quand il rend sa décision au bout de la nuit, après une journée à voir défiler les affaires ?

Emmanuel Macron fait-il pire que ses prédécesseurs ? « Il est dans la continuité, nous explique Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature. C’est une extension sans fin de l’idéologie sécuritaire. Sa spécificité est dans la manière de présenter les choses de façon simple, moderne et pragmatique, sous-couvert d’une soi-disante absence d’idéologie. La ministre de la Justice nous a même dit qu’elle voulait faire une loi "débarrassée des oripeaux de l’idéologie". » C’est que le Président veut aller plus loin, intensifier le travail de démantèlement de la justice. A l’instar de tout service public, il a entrepris une vaste opération de privatisation de la justice, avec pour justification… l’état laborieux du service public.

Pour Katia Dubreuil, ce « sous-dimensionnement structurel du budget de la justice » n’est pas neutre : « On barre l’accès au juridiction, afin que le juge soit moins saisi et qu’il y ait moins d’affaires. Mais comme il faut quand même traiter ces contentieux, on passe par le privé. » En effet, auparavant, certains contentieux se réglaient au tribunal d’instance, parfois sans avocat, de toute façon sans frais. Désormais, des « plateformes » pourront servir de lieux de médiation des conflits. En matière familiale ou concernant le droit du travail, c’est de plus en plus à la mode. En soi, la médiation n’est pas un problème. Sauf quand il passe du statut de service public à celui de marché. Car ces plateformes seront gérées par des entreprises privées. Aux dires de Laurence Roques, présidente du Syndicat des avocats de France, « c’est très simple : la neutralité du juge en tant que service public, même apparente, n’existera plus ».

Illusion de modernisme

Sachez-le, Emmanuel Macron veut valoriser la justice de proximité. Il veut faire rentrer la justice dans les foyers. Quelle audace ! Sauf que, on commence à en avoir l’habitude, ses actes sont antinomiques de ses paroles. Comment compte-t-il s’y prendre ? Par la suppression des tribunaux d’instance (concentrés en un tribunal par département) et par le numérique. Plus loin et en même temps plus près ?

Par la dématérialisation, non seulement le service rendu n’est pas le même, mais cela aggrave nécessairement les inégalités sociales. D’après le Défenseur des droits, 25 à 30% des Français sont en situation de fracture numérique. Quant à ceux qui maîtrisent les outils numériques, ils se retrouverons seuls face au vocabulaire juridique avec toutes les difficultés que cela comprend. « Cette rationalisation des procédures remet en cause l’accès au juge et la garantie du procès équitable », souligne Dominique Noguères, vice-présidente de la LDH. Pour couronner le tout, « rien n’est prêt pour l’ouverture de la saisine en ligne de la justice. Les moyens informatiques, les logiciels, etc., la justice est à l’âge préhistorique », lance Katia Dubreuil.

Par la centralisation, la justice perd un peu plus sa fonction de service public. Les tribunaux d’instance étaient des lieux où chacun pouvait venir déposer son dossier, expliquer son histoire avec ses mots, obtenir l’aide d’un greffier pour remplir les formulaires et rencontrer un juge, le tout sans frais de justice. Laurence Roques ne cache pas son agacement :

« Sous prétexte de recentrer le juge sur son cœur de métier – les beaux dossiers –, on met la justice du quotidien à la marge. Et le justiciable, il ira voir ailleurs ! Leur grande idée, que ce soit avec le numérique ou la territorialité des tribunaux, c’est de fermer des lieux de justice sans le dire, et surtout de diminuer le nombre de fonctionnaires. »

Pour résumer, non seulement la justice de proximité s’éloigne – avec l’illusion inverse via le numérique – mais elle devient aussi payante. Les questions qui se posent sont les suivantes : les justiciables pourront-ils toujours avoir accès à un juge ? La justice devient-elle un luxe ? La justice se rend-elle toujours « au nom du peuple français » lorsqu’elle est privatisée ? « Le risque c’est que la justice ne joue plus son rôle d’institution qui aide à la paix sociale », déplore Katia Dubreuil. De son côté, Laurence Roques craint surtout que l’« on crée des zones de non-droit. Comme pour la santé, il y a ceux qui auront les moyens d’être bien soignés et les autres. »

Un jour, l’indépendance du parquet…

Emmanuel Macron, ça n’est pas que des mots et des actes, c’est aussi un style. On ne développera pas ici l’éternel problème de la non-indépendance du parquet – dont le rattachement à la Chancellerie autorise tacitement la suspicion du parquet « aux ordres ». Katia Dubrueil constate « une utilisation assez maximaliste des textes qui permettent ce lien avec le parquet ». L’exemple le plus flagrant a été la nomination du procureur de Paris. Edouard Philippe a ostensiblement mis en scène ses entretiens avec les candidats, souhaitant que le futur procureur soit « en ligne et à l’aise » avec l’exécutif.

Ça se passe comme ça, en Macronie. « La façon dont le pouvoir conçoit ses relations avec la justice est très problématique », juge Katia Dubreuil. Elle est d’autant plus inquiète qu’« avec l’extrême droite aux portes du pouvoir, et Emmanuel Macron qui se présente comme le seul rempart, il y a une difficulté à expliquer que c’est bien le pouvoir en place met en place des mesures dont l’idéologie est extrêmement régressive ».

Certains en viennent à regretter le temps où Sarkozy s’en prenait à eux. Il était dans la provocation, mais cela avait le mérite de provoquer une réaction. « Avec Macron, c’est beaucoup plus insidieux », nous glisse une magistrate, déplorant « l’entreprise de déstabilisation de tout ce qui se rattache aux idéaux de la République. Ça n’est pas un dégât collatéral, c’est un projet de société bien pensé. » Un projet de société qui n’aura pour seule conséquence qu’une justice injuste.

 

Loïc Le Clerc

Prison : vous avez dit laxisme ?

52.000 détenus en 2002. 72.000 aujourd’hui, pour 61.000 places de prison. Le ratio augmente beaucoup plus vite que la population française. Et d’aucuns qualifient cela de « laxisme »… En parallèle, on constate une baisse du nombre de saisine des juges d’instruction. Ces deux données mises côte-à-côte indiquent une seule chose : la France incarcère plus pour des faits moins graves que par le passé. En effet, en matière criminelle, la saisine du juge d’instruction est obligatoire. CQFD.

La question de la détention provisoire est centrale. En avril dernier, on dénombrait 20.000 prévenus derrière les barreaux des maisons d’arrêt. Ici, le taux de surpopulation carcérale est de 140%. En comparaison, dans les centrales (peines supérieurs à 10 ans), il n’y a pas de surpopulation. Pour Marie Crétenot, responsable du plaidoyer à l’Observatoire international des prisons, « rien qu’avec des aménagements de peine – pour les 19.000 personnes emprisonnées pour une peine de moins d’un an –, on règle le problème de la surpopulation carcérale ».

La difficulté avec Emmanuel Macron et ses semblables, c’est qu’ils sont « très forts en communication, explique Marie Crétenot. Au moment de la réforme de la justice, ils ont sorti de nulle part le chiffre de 8000 détenus en moins grâce à cette loi – ce qui est faux. Et en même temps, ils annoncent la création de 15.000 places de prison. » Sophie Chardon, vice-présidente du Genepi, est lasse : « Plus on construit de places de prison, moins on aménage les peines, plus on enferme. C’est juste logique. Dire le contraire est un mensonge. »

La force du « et en même temps ». Et ses ravages sur les vies humaines. La prison en France, on pourrait la résumer en trois points : 1/ la dégradation des conditions de travail des fonctionnaires de justice, qui se traduit par une dégradation des droits des justiciables. 2/ la surpopulation carcérale, la France est le troisième pire pays d’Europe, après la Macédoine et la Roumanie. 3/ en 2018, il y a plus de 130 morts en prison. En 2019, on est déjà à 25.

 

L.L.C.

 

Publié le 11/06/2019

Qu’est-ce que le pop-fascisme ? - Marcello Tarì

Sur La contre-révolution de Trump

lundimatin#195, (site lundi.am)

 

Dans le pays où j’écris, le livre de Mikkel Bolt Rasmussen La contre-révolution de Trump, tout juste traduit et publié par les Éditions Divergences, apparaît comme une précieuse image-diagnostic de notre présent (ndlr : voir à ce propos l’entretien avec M.B.Rasmussen que nous publiions il y a deux semaines sur lundimatin). L’Italie, en fait, présente aujourd’hui en Europe un intérêt particulier pour qui observe l’extrême-droite de gouvernement. Le ministre de l’Intérieur Salvini, qui apparaît, si ce n’est comme le véritable chef du gouvernement italien, du moins comme le poids qui fait pencher la balance, est la parfaite expression du modèle trumpien que Rasmussen dissèque dans son texte : la façon de se présenter, les mots d’ordre, la police comme moyen principal du gouvernement des populations, le mépris des règles formelles, l’utilisation sans scrupules des réseaux sociaux, l’interventionnisme sur tout et n’importe quoi, le racisme comme unique arme de propagande ou presque, la polémique anti-élites, sont des éléments qui unifient effectivement au niveau global l’action politique de l’extrême-droite de gouvernement.

Les raids anti-migrants des petits groupes néofascistes italiens ne sont désormais pas grand chose de plus que du folklore comparés à l’action gouvernementale, qui s’est donné pour but d’en réaliser personnellement les contenus à l’intérieur d’un cadre parfaitement capitaliste et souverainement démocratique. Toute la vieille rhétorique du vieux néofascisme – les héros, les valeurs éternelles, la communauté organique, la mystique antimoderne, etc. – attendrirait presque, devant ce fascisme ultra-capitaliste, par son aspect totalement outdated. Et cela vaut aussi pour la rhétorique antifasciste, évidemment.

Des États-Unis à la France, du Brésil à la Pologne et de l’Italie à l’Angleterre, il s’est formé ces dernières années une internationale férocement contre-révolutionnaire qui dispose d’un agenda, d’une vision et d’un langage communs, c’est-à-dire d’une stratégie globale. Toutes les choses qui font défaut à la gauche moribonde mais qui, il faut le dire, ont aussi souvent du mal à être perçues comme quelque chose de nécessaire par les mouvements antisystèmes : de là, une des raisons pour lesquelles le capitalisme fasciste semble partout rencontrer un vent favorable.

L’aspect le plus intéressant du livre de Rasmussen ne consiste cependant pas dans la démonstration de cette évidence qu’est l’installation d’un certain « fascisme tardif » mais, d’une part, dans l’analyse de cette affirmation gouvernementale de l’extrême-droite comme élément essentiel d’un processus de contre-révolution mondiale, c’est-à-dire comme réaction au cycle de lutte de 2010-2011 – d’Occupy aux Printemps Arabes et des Indignados aux luttes des afroaméricains – et, d’autre part, dans le fait de ne pas séparer la question du fascisme de celle de la démocratie.

La question, en particulier, à laquelle je crois que ce livre contribue à donner des réponses est la suivante : comment est-il arrivé que la puissance des mouvements et des insurrections qui ont parcouru le globe au début des années 2010 paraît avoir été d’abord débordé puis en partie à vrai dire soumise à la vague noire qui partout nous submerge ?

Le fait que l’auteur, en plus d’être un militant communiste, soit un historien de l’art n’est pas étranger à sa capacité d’interpréter la nouvelle esthétisation de la politique comme part essentielle de l’affirmation du fascisme social que le monde met en place. Reportons-nous en particulier au chapitre Politique de l’image, où il arrive à cette conclusion : « L’image n’est plus seulement un medium, elle est devenue la matière même de la politique contemporaine » (p. 53). C’est une erreur typique de la gauche, en revanche, de regarder la grossièreté apparente de l’opération médiatico-esthétique de l’extrême-droite pop – si Trump utilise les modèles de divertissement télévisés, Salvini utilise lui ceux de la conversation au bar ou des ultras du football – avec les yeux du moraliste, en croyant être plus intelligents, plus raffinés, plus civilisés et en fin de compte plus « beaux » que tous les Trump, Salvini, Orban ou Bolsonaro, au lieu de penser la politisation radicale de l’esthétique comme l’arme indispensable dans la configuration de l’actuelle conflictualité historique.

Dans une lettre que Karl Korsch a écrit à Brecht, il disait qu’au fond, le Blitzkrieg nazi n’était pas autre chose que de l’énergie de gauche concentrée puis libérée autrement : cette énergie qui dans les années 1920 paraissait encore se diffuser et pousser vers une Europe des Conseils, dix années plus tard avait été retournée et se retrouvait ainsi à être utilisée par ses adversaires, qui lanceront la classe ouvrière mondiale dans une « bataille de matériaux » gigantesque et fratricide qui ne pouvait avoir d’autre terme que l’anéantissement matériel et spirituel de la classe ouvrière en tant que telle, d’où la défaite de chaque perspective révolutionnaire au XXe siècle. Au moment de la débâcle, Benjamin a dû consigner, à son grand désespoir, que les fascistes semblaient comprendre mieux que la gauche révolutionnaire les lois qui régissent les émotions et les sentiments populaires, affects qui aujourd’hui encore sont traités par toutes les nuances de la gauche avec suffisance, quand ce n’est pas avec mépris, et on leur préfère toujours les arguments « rationnels », de « bon sens », « progressistes », « civiques », c’est-à-dire tout ce qui non seulement ne convainc désormais personne parmi les classes populaires, mais qui, au contraire, génère l’effet inverse, celui de se faire détester encore plus.

C’est ainsi que se produit Trump qui « pourtant récupère partiellement l’analyse d’Occupy concernant la crise financière et le sauvetage des banques » (p. 43), qu’en Italie la haine populaire envers la « caste » est capturée et jetée dans la guerre contre les migrants, les roms et les « tiques » ([zecche] c’est ainsi que sont surnommés en Italie les activistes des centres sociaux), tout cela avec comme arrière-plan le mépris évident que tous éprouvent à l’encontre des institutions de l’Union Européenne destinées à être, faute de mieux, transfigurées par le « souverainisme ». Au Brésil la corruption de la gauche, sa foi dans l’économie, sa prétention à savoir gouverner le capitalisme mieux que les autres, sa défiance chronique envers les mouvements autonomes et, ça va sans dire, sa vocation antirévolutionnaire, ont livré le pays à un bourreau du calibre de Bolsonaro. On pourrait décliner des exemples du genre pour beaucoup d’autres pays. Les mouvements, de leur côté, ont manqué le kairos pour transformer leur puissance propre en force révolutionnaire et une bonne partie de cette force se retourne maintenant contre eux. Nous pouvons donc en tirer une sorte de loi politique qui nous concerne aussi personnellement : dans les périodes de grand changement, chaque erreur d’interprétation, chaque erreur de sous-évaluation, chaque manque de courage, chaque hésitation dans le déroulement d’un événement potentiellement révolutionnaire, se paie d’un accroissement de la puissance de l’ennemi, du fascisme. Le corollaire de cette loi est qu’il faut en finir avec tous les affects gauchistes qui nous habitent.

Un autre élément important que Rasmussen porte à notre attention est de montrer comment Trump, face à et contre la jeunesse métropolitaine d’Occupy et les afroaméricains de Black Lives Matter, a su mobiliser les ouvriers et les employés blancs qui vivent en dehors ou aux marges de la métropoles et qui ont subi les coups les plus durs de la part de la crise économique débutée en 2008. De cette façon « Trump porte ainsi une contestation de la contestation, dont l’objectif est de repousser violemment la possibilité de changer le système de fond en comble » (p. 41). C’est aussi de cette façon que dans beaucoup de pays la rage justifiée contre la métropole a été soumise et utilisée par ceux-là même qui contrôlent les métropoles depuis toujours. Nous ne pouvons plus permettre que cela se produise encore et c’est pourquoi un autre corollaire est qu’il faut en finir avec cette illusion que cultive la gauche sur la réappropriation de la métropole ou sur sa gestion alternative : la métropole est irréformable, inhabitable et prise dans un devenir-fasciste désormais évident pour qui veut bien voir la réalité. Quand l’on pense à la France des Gilets Jaunes et à leur vocation contre-métropolitaine, c’est en fait un vrai chef-d’oeuvre que d’avoir réussi à éviter une manœuvre similaire à celles de Trump ou de Salvini, même si l’on ne peut pas encore dire le dernier mot : encore une fois, même en ce qui concerne les Gilets Jaunes, la règle du politique veut que si l’on ne porte pas l’attaque en profondeur, c’est le fascisme qui aura toutes les chances d’utiliser la force accumulée par le mouvement. Si Rasmussen raconte comment l’effet Trump a réussi à se produire avant que la critique du racisme structurel de la part de Black Lives Matter ne se conjugue à la contestation du mode de production capitaliste en général, en France il faudrait alors miser sur la combinaison entre contestation sociale, esprit anti-métropolitain et critique écologique, avant que les pouvoirs puissent couper les communications entre ces différentes tendances qui, effectivement, peuvent autant devenir un complexe révolutionnaire ample et doté d’une grande force de frappe qu’être détourné séparément en autant de puissances contre-révolutionnaires.

On ne peut donc se permettre aucun optimisme, et au contraire, comme le disait sagement Benjamin, « organiser le pessimisme » est dans ces moments la seule devise politique raisonnable qui soit. Une nouvelle avant-garde qui conjugue l’ivresse extatique de la révolte et la discipline révolutionnaire doit naître et nous permettre de « sortir ». Le seul art qui compte est celui de la sortie nous disait en effet Marc’O il y a quelques jours, dans un parfait style surréaliste (sur la nécessité d’une nouvelle avant-garde on peut se reporter à un autre récent texte de M. B. Rasmussen, Après le grand refus, sorti non sans raison en même temps que le livre sur Trump). Et je crois que cette fois ce sera une avant-garde qui tourne le dos à l’avenir et dirige son regard vers le bas.

Ce qui est aussi particulièrement important dans le livre de Rasmussen c’est la discussion sur la catégorie de fascisme et son actualité. Balayant tous les faux débats qui vont des déclarations selon lesquelles « le fascisme est revenu » à celles qui affirment qu’il « n’y a aucun Hitler ou Mussolini, aucune chemise brune ou noire qui justifie un tel diagnostic », l’auteur traite le fascisme comme n’importe quel courant idéologique, et par conséquent, au même titre que le socialisme, l’anarchisme ou le libéralisme ont une histoire qui les a modifiés à travers le temps, en plus de présenter des spécificités locales et des façons différentes d’être réprésenté, le fascisme n’est pas non plus réductible à un modèle unique, même pas d’ailleurs pendant l’entre-deux-guerres. C’est pourquoi à la svastika et aux faisceaux de licteur se sont substitués aujourd’hui la casquette de baseball de Trump et les sweats de Salvini, et à la différence des portraits du Chef jadis exhibés dans les bâtiments publics et les défilés, leurs mots et leurs visages sont présents sur les écrans 24h/24. La seule constante historique fasciste paraît être inscrite dans l’appel à une communauté imaginaire, originaire-naturelle, qui s’identifie à la nation et donc au Chef qui la représente, soit en substance un ethno-nationalisme autoritaire qui exprime la volonté, hier comme aujourd’hui, de s’opposer par tous les moyens à l’émergence d’un mouvement révolutionnaire qui en finirait avec le capitalisme.

Au-delà de tout cela et de la profondeur d’analyse sur l’Amérique trumpienne, Rasmussen nous livre une réflexion cruciale sur la question de la démocratie : « Le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie : il émerge, croit et triomphe en son sein même, lorsqu’une crise exige de restaurer l’ordre et d’empêcher la formation d’une alternative révolutionnaire. Le fascisme n’est pas une anomalie, mais une possibilité inhérente à tous les régimes démocratiques » (p.134). Voilà pourquoi toutes les tentatives d’y opposer un front démocratique antifasciste, des libéraux aux anarchistes, sont vouées à la défaite. D’autre part Giorgio Agamben avait déjà noté il y a quelques années que les lois d’exception promulguées par la démocratie qui nous est contemporaine sont encore plus liberticides que celles du fascisme historique, et ce sont les mêmes Trump et Salvini qui n’hésitent pas à se définir comme de fervents défenseurs du système démocratique (grâce auquel, entre autres, ils ont été élus, comme déjà Hitler au temps de la république de Weimar). Et s’il est vrai, comme l’écrivait Mario Tronti, que c’est la démocratie qui a vaincu et anéanti la classe ouvrière, on ne peut comprendre comment il est encore possible aujourd’hui de croire qu’une quelconque démocratie puisse sauver la terre de la catastrophe en cours. C’est pour cela que Rasmussen conclut que la seule alternative au fascisme est celle qui vise une destitution de la démocratie indissoluble de celle du capitalisme.

« Sortir, sortir et encore sortir ! » est notre seul mot d’ordre.

Publié le 10/06/2019

Cette gauche a-t-elle fait son temps ?

Benjamin Konig (site humanite.fr)

 

Les classes populaires, que la gauche est censée défendre, se tournent plutôt vers l’abstention ou le vote RN. Et le mot même de gauche n’attire plus les électeurs. Est-ce la fin de la gauche ? Ou peut-elle se transformer pour renaître ?

Il y a de cela sept ans à peine : à la Bastille et sur de nombreuses places françaises, on fêtait la victoire de « la gauche » à l’occasion de l’élection de François Hollande. Que s’est-il passé pour que la situation soit aujourd’hui si désastreuse ? Un quinquennat de reniements et de trahisons, certes… Mais, avec les dernières européennes, le constat s’est encore assombri : des classes populaires qui s’abstiennent massivement, une jeunesse en grande partie démobilisée, une incapacité à faire le lien entre crise sociale et débouché politique, un clivage trompeur libéraux-nationalistes.

Les questions posées par les résultats des européennes en France conduisent à s’interroger sur le devenir même de la gauche. Si les causes de cette débâcle sont nombreuses et parfois conjoncturelles, l’avenir semble bien sombre. D’autant que ces résultats surviennent après six mois d’une contestation sociale et démocratique majeure : le mouvement des gilets jaunes. Mais cette contestation, en termes électoraux, s’exprime très majoritairement par l’abstention et par le vote RN.

En cumulé, le score des listes se réclamant de la gauche est historiquement bas, totalisant 31 %. Et encore : la campagne d’EELV a été marquée par le ni droite ni gauche imprimé par sa tête de liste, Yannick Jadot. Les eurodéputés EELV pourraient d’ailleurs siéger avec le groupe des libéraux à Strasbourg, et sera sans doute partie prenante de la coalition majoritaire bruxelloise. Loin, très loin de la gauche… « Il nous faut construire une alternative crédible pour conquérir le pouvoir et l’exercer, avançait Yannick Jadot au lendemain des élections. L’écologie est en train de devenir le centre de gravité du paysage politique européen, en tout cas des pays fondateurs. »

Certes, les Verts français ont souvent navigué entre la gauche et le centre libéral, mais la problématique demeure : est-ce la fin de la gauche telle qu’on la connaît ? « La gauche en France n’est pas morte, a réagi la tête de liste PS-PP, Raphaël Glucksmann. Demain, il faudra reprendre notre bâton de pèlerin et chercher enfin à rassembler la gauche. » Ian Brossat, le chef de file du PCF, qui n’a rassemblé que 2,49 % des suffrages malgré une belle campagne, estime que « la gauche est affaiblie et tout est à reconstruire ». Mais sur quelles bases, et avec qui ? « J’ai l’intime conviction que l’avenir passe par l’humilité, le travail collectif, le respect mutuel, le refus de la tentation hégémonique. » Nul n’en a de toute façon la légitimité : ni un PS encore en recul par rapport aux résultats de 2017, ni une France insoumise en très nette perte de vitesse, avec un score décevant de 6,3 % (le même score que le Front de gauche en 2014, qui rassemblait PCF et PG), et dont la proposition de fédération populaire formulée par Jean-Luc Mélenchon à la veille des européennes semble mort-née. Quant à Génération.s, avec 3,3 %, il n’enverra pas non plus de députés à Strasbourg et semble échouer à incarner une gauche alternative entre PS et insoumis. C’est dans ce contexte de fragmentation que les députés PCF et insoumise, Elsa Faucillon et Clémentine Autain, lancent xxxxxxx.

Dans un entretien au magazine « Regards », Olivier Besancenot revient sur les enjeux primordiaux pour la gauche. Et d’abord sur le sens même : « Le mot gauche a un sens parce que historiquement, ça en a un. C’est une notion discréditée du fait des politiques de gauche qui ont été menées et qui étaient en fait des politiques de droite. » Lui, insiste d’ailleurs sur la notion d’unité : « La proposition unitaire a du sens et peu importe qui la mène : tous ceux qui disent qu’il faut apprendre à se reparler et à rediscuter ont raison. Mais il faut le faire sur la base d’une pratique, d’où cette proposition d’une coordination permanente. » La pratique, le terrain, le concret : c’est là qu’il faut repartir.

L’enjeu de la rupture

Actions et mobilisations pour l’urgence climatique, la défense des services publics – grèves et revendications dans les écoles ou les hôpitaux –, ou bien encore sur la mobilisation dans les ports contre les ventes d’armes : autant de secteurs qui font la preuve que les valeurs de gauche sont toujours là. Pourtant, ce qui fait le cœur de la gauche ne semble pas trouver de voie dans les urnes, comme le résume la députée PCF Elsa Faucillon dans un texte posté sur Internet : « Alors que le mouvement social et culturel offre une version riche de la vie démocratique, les urnes en livrent une version réduite et appauvrie. Cette déconnexion est précisément le problème. » Clémentine Autain plaide, elle, pour que la gauche politique « s’ouvre sur la société, les citoyens, les syndicats, les intellectuels, les associations ». Benoît Hamon, dans la même veine, souhaite « des initiatives des mouvements politiques, sociaux et citoyens qui veulent réinventer le projet de la gauche ». Quant à Olivier Faure, premier secrétaire du PS, il appelle dans un entretien au « Monde » à la « constitution d’une structure qui porte l’ensemble de la gauche et de l’écologie » et fait le constat d’une « gauche fragmentée qui apparaît comme faible alors que, rassemblée, elle aurait été la première force politique en France ».

Rien n’est moins sûr : outre que les attelages de partis agglomérés sont loin d’attirer les électeurs, la question de la ligne et des idées politique demeure. À cet égard, il est frappant de constater que le retour du PSOE en Espagne, comme du PS portugais, se fonde sur un tournant à gauche de leur ligne politique, après des années de reniement social-libéral. Comme le résume Ian Brossat, « soyons clairs : cette reconquête des cœurs et des esprits ne sera possible sans la rupture avec le libéralisme. » Ce que l’essayiste et ex-militant d’Attac Aurélien Bernier, auteur avec le collectif Chapitre 2 de « la Gauche à l’épreuve de l’Union européenne » (Éditions du Croquant, 2019), résume ainsi : « C’est dans le programme et les propositions que les choses se jugent. » Pour lui, ce qui peut contribuer à ce que la gauche retrouve de la vigueur, c’est précisément « ce principe fondateur : la défense des classes populaires contre les privilégiés. Il faut le défendre et l’affirmer. Il faut une ligne de démarcation claire, notamment avec la social-démocratie, qui ne défend plus ce principe ». Selon lui, « le débat de fond, de programme, doit primer sur le débat stratégique : le rapport à l’Union européenne, l’affrontement avec les grandes puissances financières, la question de la nationalisation sont plus importants que de savoir s’il faut être populiste ou bien brandir l’étendard de la gauche ».

Quel clivage ?

Le débat entre stratégie populiste et clivage traditionnel droite-gauche est également un des enjeux, d’autant que LaREM est désormais clairement marquée à droite, comme le démontre son électorat lors des européennes (lire p. 15). La France insoumise est tiraillée entre ces deux stratégies, d’autant que ses alliés en Europe connaissent une même érosion, à l’image de Podemos (11 % des voix en Espagne).

« Rester dans le vase clos des gens qui se disent de gauche, c’est petit bras », a estimé Raquel Garrido, alors que, à l’inverse, la députée insoumise Clémentine Autain estime que « le ressort de la stratégie populiste, le choix entre “eux” et “nous”, tout cela a fait long feu ». Dans « Libération », elle exhorte au contraire à « s’ouvrir, parce que ça se passe dehors. La gauche, c’est les gens qui aident les migrants, c’est le personnel hospitalier qui lutte, c’est la jeunesse des quartiers… Il y a une déconnexion entre les politiques et la réalité sur le terrain ».

Dans un entretien au « Monde », Christophe Aguiton, auteur de « la Gauche du XXI e siècle » (La Découverte, 2017), revient notamment sur ce débat : « La gauche n’a pas disparu dans ce pays (…) et les divisions de la gauche préexistaient bien avant les élections européennes », mais il estime toutefois que « se réclamer de gauche après le quinquennat Hollande est compliqué ». Au-delà de cette simple question du clivage droite-gauche ou de la stratégie populiste, Christophe Aguiton insiste sur un point : « Un besoin tangible de refondation d’une pensée doctrinale. Celle-ci est en train d’émerger sur les questions écologiques, les biens communs, et sur tout ce qui permet à la société de s’exprimer sans passer par des structures étatiques. »

Il est indéniable que le clivage trompeur « libéraux-nationalistes », installé à la fois par LaREM et le RN, ait progressivement gagné une partie des esprits. À cet égard, ces élections ont conforté le RN dans un vote de protestation, le fameux « référendum anti-Macron ». Pour la gauche, cette fausse opposition est mortifère, mais la reconstruction ne peut s’épargner un débat de fond, sans quoi les municipales, dans neuf mois, pourraient bien n’être qu’une nouvelle étape du recul des valeurs mêmes de la gauche. Et bien que la question des alliances soit posée, elle ne peut l’être qu’en termes électoraux : « Il y a un besoin de refondation doctrinale pour toute la gauche, ajoute Christophe Aguiton. Ce qui implique de retravailler ensemble. Si on repart dans cet état d’émiettement, le désastre est garanti. »

Comme le résume Ian Brossat, « cette gauche que nous devons, que nous allons reconstruire doit placer au cœur de son projet la justice sociale et l’urgence écologique ». Dans une période de forte contestation sociale et démocratique et de répression violente de la part du pouvoir, la tâche est immense : se réinventer ou disparaître.

Benjamin König

Publié le 08/06/2019

Garrido - Jadot : le populisme contre la gauche

Par Etienne Sandoz, Pablo Pillaud-Vivien  (site regards.fr)

 

Certains gagnent, d’autres perdent mais en ce moment, ils ont la même obsession : les écolos et les insoumis s’en prennent à la gauche pour viser l’hégémonie. Une stratégie à risque.

Les élections européennes passées, le débat stratégique à gauche redémarre sur les chapeaux de roues. C’est dire que ce scrutin n’a rien résolu de la crise à gauche. Dans l’espace social-démocrate, Place publique a perdu son pari de rassembler autre chose que les restes du Parti socialiste. Quant au PCF, he is NOT back. L’exploit de La France insoumise en 2017 semble loin. Une plus ample réaction de Jean-Luc Mélenchon est attendue, mais, à en entendre les députés La France insoumise Danièle Obono ou Eric Coquerel, rien à signaler, circulez, y’a rien à voir. Se remettre à travailler est la seule option envisagée après l’échec, avoué douloureusement.

Yannick Jadot, lui, est heureux de sa place sur le podium derrière l’infernal duo Marine Le Pen/Emmanuel Macron, et il se sent pousser des ailes, mais surtout des ambitions. Le choc des résultats s’estompe et sortent les premières réactions. Aux premiers rangs : Raquel Garrido, l’insoumise devenue chroniqueuse télé, mais bien décidée à revenir dans l’arène, et ledit Yannick Jadot, tous deux dans les starting-blocks. En politique, mieux vaut jouer un coup d’avance quand l’horizon est trouble. Ces deux-là que tout semble opposer sur le fond, font pourtant un plaidoyer commun pour le « ni droite ni gauche ». L’une s’en sert pour tenter rassembler au-delà des frontières idéologiques, l’autre pour s’installer au centre mais les deux le font, de facto, contre la gauche.

L’hybris populiste

Raquel Garrido n’en démord pas. Après le succès de son passage dans la Midinale de Regards, elle enfonce à nouveau le clou dans Marianne. Le souverainisme et le dégagisme sont l’unique avenir de La France insoumise. Cette dernière se doit d’imposer sa « summa divisio » chère, si on la suit, à Ernesto Laclau. Abandonner la gauche pour un projet souverainiste qui mobiliserait largement en dehors des appartenances partisanes et des cohérences idéologiques qui ont fait la gauche et la droite des années durant.

Pour s’en convaincre, elle enchaîne alors les contre-vérités et les vœux pieux. Lorsqu’elle annonce par exemple que « La France insoumise, contrairement aux partis de gauche traditionnels, a refusé le cadre de la Ve République », on ne peut que lui rappeler que la VIème République était revendiquée par le PS (et notamment par Arnaud Montebourg) dès 2002. On la retrouvait aussi dans le programme de la communiste Marie-George Buffet, sans compter celui de Jean-Luc Mélenchon en 2012 avec le Front de Gauche, et même celui de Benoît Hamon en 2017. Plus loin, elle revient ensuite sur son obsession pour « les abstentionnistes, les votes blancs et nuls, les dégoûtés de la politique, les nostalgiques d’une droite classique chassée des seconds tours des scrutins » qui semblent, pour Raquel Garrido, représenter la solution à tous les problèmes.

Selon l’Insee pourtant, il est important de rappeler que l’abstention totale n’est que de 14%, si l’on s’en tient à l’année 2017. En effet, 86% des Français et des Françaises ont voté à au moins un des quatre tours de cette année-là (soit à l’un des deux tours de l’élection présidentielle et ou des élections législatives). Bref, ils ne représentent ainsi qu’un faible vivier électoral. Mais qu’importe, ça fait toujours populaire de parler de ceux qui ne votent plus ! Et que dire du potentiel chez les électeurs de droite ? Ils représentaient, en 2017, de 2 à 4% chez les électeurs de Jean-Luc Mélenchon, c’est-à-dire presque rien mais quand on ne veut pas voir... On nous rétorquera que la campagne n’était sans doute pas assez souverainiste !

Un bouc-émissaire : la gauche

Ce que Raquel Garrido ne veut en vérité pas voir, c’est que la candidature de Jean-Luc Mélenchon a été portée par la déception du hollandisme et parce qu’il était le choix plébiscité par la gauche. Et d’ailleurs, si l’on pose la question « qui est Jean-Luc Mélenchon ? » en dehors des petits cénacles qui suivent de près la politique, qui peut honnêtement répondre autre chose que « un homme politique de gauche » ?

L’électorat de Jean-Luc Mélenchon était d’ailleurs, en 2017, majoritairement composé de personnes se positionnant à gauche : 72% des personnes se déclarant « très à gauche » l’ont choisi en 2017, ainsi que 53% de ceux et celles se présentant comme étant « à gauche » ou encore 30% de ceux et celles s’estimant « plutôt de gauche » Chez les électeurs « sans sympathie partisane », la pénétration électorale de Jean-Luc Mélenchon est de 16,4% soit en dessous de sa moyenne dans l’électorat (19,6%). De même chez les « ni de droite ni de gauche », 16 et 19%, pas franchement saillant ! La droite et la gauche, un peu trop vieux monde ?

L’électorat de Jean-Luc Mélenchon est pourtant un de ce qui estime le moins que « le clivage gauche/droite n’est plus pertinent et doit être dépassé », avec 57% de réponses positives contre 66% dans la moyenne de l’électorat, 83% chez les électeurs de Macron, et 70% chez ceux de Marine Le Pen. Quant aux motivations du vote, aucune doute sur leur appartenance partisane, dans l’ordre : hausse des salaires et du pouvoir d’achat, lutte contre la précarité, santé, environnement et défense des services publics. Mais Raquel Garrido de dire en substance dans la Midinale de Regards que « La France insoumise pêche parce qu’elle a trop à dire déjà sur le social, l’environnement, le droit des animaux »...

Le mythe de la composition de l’électorat de La France insoumise

Finalement, Raquel Garrido fait deux erreurs majeures. Elle estime d’abord assez rapidement que, suite à l’érosion du socle de gauche de Macron, Jadot en fut le réceptacle naturel déclarant que « ces votes ne seraient pas venus à La France insoumise ». Que dire alors des 21% d’électeurs de Macron qui ont hésité à voter Jean-Luc Mélenchon en 2017 ? Alors que Macron rodait sur les terres de la droite, au contraire, ces votes auraient pu se porter sur La France insoumise, si elle avait choisi d’endosser sa place à gauche. Déçus de la continuité des politiques néolibérales, ces électeurs et électrices ne pouvaient-ils pas être convaincus ? Trop CSP+ sans doute... Faut-il alors rappeler que ces mêmes CSP+ composaient 49,9% du vote Mélenchon en 2017 ? C’est comme si Raquel Garrido était à la recherche d’un électorat qui n’existait que dans ses rêves.

Encore plus loin dans la politique fiction, elle pense également que la social-démocratie est morte, enterrée avec le vieux monde, alors que sa proposition souverainiste est sans doute le plus grand risque pour la faire renaître. L’extrême dispersion de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon de 2017, notamment en faveur d’EELV (17%), montre en effet que, loin d’être acquis, ces électeurs de gauche peuvent repartir, ne pas adhérer au discours uniquement dégagiste entamé par Jean-Luc Mélenchon, décidé, du moins, pendant la séquence gilets jaunes, à se couper de la gauche. On ne fidélise pas ses électeurs en tournant le dos à leurs repères politiques et idéologiques. L’hybris populiste mal aidé par les presque 20% de 2017 s’engage donc dans un pari dangereux pour la suite du combat.

L’hybris que l’on n’avait pas venu venir

Quant à EELV, depuis le 26 mai la formation écologiste fait dans le triomphalisme : avec 12,6% aux élections européennes et quelque 3 millions de voix, Yannick Jadot se voit déjà à la tête de l’Etat : « Nous voulons conquérir et exercer le pouvoir ». Aux élections européennes de 2009, les écologistes avaient réalisé 16,28% des voix et près des 3 millions de voix, ce qui n’empêcha pas Eva Joly d’en faire 2 millions de moins à la présidentielle en 2012 avec ses 2,31%.

Yannick Jadot veut y croire. Son moment, c’est sans doute maintenant alors que son thème de prédilection domine la scène politique. Les écologistes ont souvent, par tradition et par culture, renâclé à l’idée de s’identifier à gauche. L’écologie devait tracer son chemin pour s’imposer et devenir centrale, sans se soucier du dualisme qui composait la scène politique. Marginalisée, vue comme un sujet secondaire, l’écologie ne le sera probablement jamais plus. Reste que la bataille sur son contenu est ouvert. Même les plus retardataires semblent s’y mettre, que ce soit du côté du Rassemblement national ou à droite. Quelle stratégie donc pour les écologistes ?

Dans son interview au Monde du 5 juin 2019, Yannick Jadot se rêve en leader « d’une nouvelle espérance ». Mais, surprise ! Jadot fait du mauvais Mélenchon. Son but : « sauver le climat et pas les vieux appareils » car « les jeunes ne nous ont pas donné mandat pour nous asseoir autour d’une table avec Olivier Faure, Benoît Hamon et Fabien Roussel ». Encore quelques secondes et il aurait pu parler de « tambouilles ». On verra bien aux municipales où les écologistes ont souvent survécu au moyen d’accords multiples, sans parler d’un passage au gouvernement sous Hollande ! Une chose est sûre, « je ne participerai pas à un rafistolage du paysage politique du XXe siècle », annonce celui à qui certains ont décerné la première place à gauche. Quelle responsabilité ! Mais voilà qu’après La France insoumise, les écolos ont chopé le virus de l’hégémonie !

La technique de la terre brûlée pour mieux rassembler

Et celui qui appelle à rassembler EELV, les animalistes et la liste Urgence écologie ne lésine pas sur ses mots : le rassemblement se fera autour de son projet, « que chacun fasse son aggiornamento ». L’hybris verte mâtiné de populisme se lance à toute vapeur dans les mêmes écueils que la galaxie insoumise. Pour Yannick Jadot, Génération.s et La France insoumise « ne sont pas des partis écologistes ». Les militants de Générations et les insoumis sont cependant les bienvenus pour rejoindre le mouvement. Ce message sectaire n’est cependant « ni de l’arrogance ni du mépris ». C’est mal parti pour véritablement rassembler à terme les électeurs – de gauche comme d’ailleurs...

Yannick Jadot veut sans doute d’abord récupérer l’hémorragie du flanc gauche de Macron. Dont acte. Mais jouer du « ni droite ni gauche » macronien a aussi un coût. Il ne faut pas oublier que les jeunes (les 18-35 ans), dont il est si fier d’avoir suscité l’attention, avaient placé en tête de leur vote de 2017 un certain Jean-Luc Mélenchon. Le degré de radicalité observé chez les manifestants pour le climat pourrait d’ailleurs rentrer en conflit avec son ambiguïté réelle sur la question de la rupture avec le libéralisme – ou avec l’économie de marché. Le député européen se dit pour le libre-échange à condition de ne pas abuser du dumping social et fiscal. Un peu ne fait pas de mal ? S’il n’a pas d’opposition avec l’économie de marché, il risque par contre d’avoir du mal à convaincre ceux et celles pour qui l’écologie politique rime avec une rupture profonde avec le système économique actuel. Existe-t-il donc un espace politique entre Macron et Mélenchon, pour un populisme vert ? Pour le moment, s’il peut échapper à un positionnement gauche/droite, il n’échappera pas à la nécessité de trancher sur son rapport au capitalisme.

En attendant, EELV doit son succès autant à la gauche qu’à l’hémorragie macroniste. Il rencontre en effet le succès chez 17% des anciens électeurs de Jean-Luc Mélenchon de 2017 qui ont voté aux européennes, chez 26% de ceux de Benoît Hamon, et 20 % des électeurs de Macron. Il existe d’autant plus un potentiel à gauche, que les premiers décrochages du bloc macroniste se sont fait chez les sympathisants de gauche. Difficile de savoir, si Yannick Jadot trouvera l’équilibre sur un temps plus long que la campagne européenne. D’autant que la temporalité du vote de son électorat n’a rien de rassurant pour lui, 16% de ses électeurs se sont décidés à voter pour sa liste seulement dans la dernière semaine et 15% le jour du vote !

La gauche est morte, vive le populisme ?

On l’aura compris, le concept à abattre, pour une partie de la France insoumise comme pour une partie d’EELV, c’est la gauche. L’énigme de 2017 reste entière et l’on ne saura jamais vraiment si c’est parce que Jean-Luc Mélenchon ne s’est pas revendiqué de gauche qu’il a réussi à attirer ses électeurs. Mais force est de constater que tirer à boulets rouges sur elle n’a pas marché pour La France Insoumise et risque de coûter cher à Jadot à l’avenir.

Le populisme revendiqué par Raquel Garrido ne rend d’ailleurs pas hommage à Ernesto Laclau ni à Chantal Mouffe. Il est finalement confondu avec l’imaginaire jacobin au travers de la volonté d’engager une révolution citoyenne comme moyen de la souveraineté du peuple. Les théoriciens du populisme mettaient en garde contre ce concept de révolution dans l’imaginaire de gauche qui « implique un caractère fondationnel de l’acte révolutionnaire, l’institution d’un point de concentration du pouvoir depuis lequel la société pourrait être "rationnellement" réorganisée. C’est là une perspective qui est incompatible avec la pluralité et l’ouverture qu’une démocratie radicale requiert. »

Ainsi, peut-être doit-on préférer la pluralité des réalités populaires à l’unilatéralisme souverainiste pour construire une alternative à la société marchande totale que propose le gouvernement. Et, si le souci des deux penseurs du populisme a toujours été de fédérer, à tort ou à raison, le peuple dont l’identité politique est nécessairement plurielle, jamais n’a-t-on vu, sous leurs plumes, d’invitation à considérer comme des ennemis politiques de potentiels alliés dans la conquête du pouvoir et l’avènement d’un projet émancipateur de gauche. Si Raquel Garrido et Yannick Jadot jouent contre la gauche finiront-ils par comprendre qu’ils jouent aussi contre leur camp ?

 

Pablo Pillaud-Vivien et Etienne Sandoz

 

Publié le 07/06/2019

« Il y a eu une mésinterprétation par La France insoumise du vote de 2017 »

par Loïc Le Clerc (site regards.fr)

19,58%... 11,03%... 6,31%. En deux ans, La France insoumise a vu ses résultats électoraux chuter. Pourquoi ? Comment ? Où sont passés les sept millions d’électeurs de « JLM 2017 » ? Quel rapport entre la ligne politique et l’électorat ? Éléments de réponse avec Rémi Lefebvre et Mathieu Gallard.

Dimanche 26 mai, après des semaines de sondages annonçant La France insoumise (LFI) proche voire au-delà des 10%, le résultat des urnes est sans appel : 6,31%. Tout juste 25.000 voix devant le Parti socialiste emmené par Raphaël Glucksmann. C’est ce qu’on appelle une douche froide. Pour la plupart des insoumis, cette déconvenue électorale s’explique par la ligne. Mais c’est là que le bât blesse. De quelle ligne parle-t-on ? Dans la Midinale de Regards, le 28 mai dernier, Raquel Garrido arguait : « La ligne Autain a été mise en œuvre lors de cette élection européenne. Et elle a pris 6%. »

La ligne, la ligne… Quelle est-elle la ligne ? A-t-elle changé entre 2017 et 2019 ? Que s’est-il passé pour que LFI flirte tout juste avec le score du Front de gauche des européennes de 2014 (6,33%), là où chacun espérait voir plutôt celui de la présidentielle de 2017 (19,58%) ou, au pire, celui du premier tour des législatives (11,03%) ? Et, finalement, quel est le lien (et l’écart) entre la ligne affichée et le comportement de l’électorat ?

Mathieu Gallard est directeur d’études à l’institut Ipsos. Rémi Lefebvre est professeur de Sciences politiques à l’Université de Lille et membre de la GRS.

Regards. La gauche, aux élections européennes de 2019, peine à atteindre les 20% des suffrages – 32% si l’on compte EELV. Comment qualifieriez-vous l’état de la gauche ?

Mathieu Gallard. Si on prend toute la gauche – et je pense qu’il faut compter EELV, car leurs électeurs se disent de gauche – on est à environ un tiers de l’électorat. C’est plus que lors de la séquence présidentielle/législatives de 2017 où on était à 25%. Et ça n’est pas fondamentalement beaucoup plus bas que pour les élections intermédiaires sous Hollande, où on tournait autour de 36-38%. En 2019, on a donc une gauche qui a récupéré une partie de ses électeurs captée par Macron en 2017. Mais tout ceci reste catastrophique d’un point de vue historique. Avant 2012, si la gauche tombait sous les 40% on considérait que c’était très mauvais.

Rémi Lefebvre. On ne peut pas raisonner en agrégats de bouts d’électorat. 32%, là, on additionne les carottes et les navets. Le problème, c’est qu’on devient ventriloque après une élection : on fait parler les électorats et il y a dans les interprétations avancées beaucoup de spéculations qui sont en général conforment aux intérêts, aux projections de celui qui interprète. Les électorats sont de plus en plus volatiles et fragiles. On peut même se demander si la notion d’électorat existe encore. Les logiques de vote utile ou stratège minent la cohésion des votes collectifs qui sont de plus en plus hétérogènes. Quant aux européennes : il n’y a que 50% de participation et on universalise ces élections comme si elles avaient la même signification qu’une présidentielle. Leur portée politique est à nuancer. Les représentations de la gauche ne peuvent être construites sur un scrutin de second ordre comme celui là.

« L’électorat de JLM 2017 est parti dans toutes les directions à gauche aux européennes »

A la présidentielle de 2017, Jean-Luc Mélenchon avait obtenu 19,58% des suffrages. Deux ans plus tard, LFI est à 6,31%. Que s’est-il passé ?

MG. Ce n’est pas un score très étonnant si on regarde ce que faisait LFI (ou avant le Front de gauche) lors des élections intermédiaires. Sous le mandat de Hollande, que ce soit pour les européennes, régionales, départementales, etc., ils naviguaient entre 6 et 8%. Alors qu’à la présidentielle de 2012, Jean-Luc Mélenchon avait fait 11,1%. Quand l’élection est très personnalisée, comme la présidentielle, et que LFI est portée par Jean-Luc Mélenchon, qui est une figure charismatique et populaire à gauche, il fédère l’électorat de gauche et ça porte LFI. Sinon, il y a une plus forte dispersion de cet électorat. L’enjeu pour LFI à chaque élection intermédiaire, c’est de fidéliser son électorat. Mais ça ne fonctionne pas vraiment. De plus, parmi les électeurs de Jean-Luc Mélenchon de 2017, il n’y a que 45% de votants aux européennes. Ce sont ceux qui se sont le plus abstenus.

RL. On voit bien qu’une bonne partie des électeurs de Jean-Luc Mélenchon se sont abstenus ou sont partis chez les Verts. Il y a à la fois une défection et une migration électorale. La question est de savoir pourquoi ? Parce que son électorat a pensé que la proposition de l’offre LFI n’était pas satisfaisante ou trop confuse ? Est-ce qu’il a jugé qu’il n’était pas opportun de se déplacer parce que, au fond, il n’y avait pas d’enjeux majeurs, que le scrutin n’était pas essentiel ?

Entre 2017 et 2019, quelle a été la « fluidité » de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon au sein du « bloc de gauche » ?

MG. Disons que c’est particulier à gauche parce qu’il y a beaucoup de listes. On a bien vu que son électorat de 2017 est parti dans toutes les directions à gauche, se dispersant sur cinq listes. Il n’y a qu’un gros tiers qui est resté, les autres sont partis notamment chez les écologistes et les communistes, mais aussi au PS et à Génération.s. Mais on constate la même chose pour l’électorat de Benoît Hamon. Beaucoup d’électeurs de gauche se considèrent d’abord « de gauche » avant de se dire « socialiste », « écologiste », « communiste » ou « insoumis ». Ils font leur choix parmi la gauche en fonction des personnalités des candidats, des enjeux de la campagne, etc. Les électeurs de gauche n’ont pas vraiment de préférence très forte entre les différents partis de gauche. C’est la même chose à droite, mais il y a moins de listes sur lesquelles s’éparpiller.

« La stratégie populiste ne fonctionne pas vraiment pour LFI. »

A en croire certains cadres de LFI, cette quatrième place en 2017 était due à leur stratégie « populiste », et le mauvais résultat des européennes à l’abandon de cette stratégie. L’électorat est-il si sensible aux stratégies politiques ?

MG. En 2017, Jean-Luc Mélenchon a fait une OPA sur la gauche, enfin, sur une partie de l’électorat de gauche. C’était un électorat de classes moyennes inférieurs, de fonctionnaires, de salariés, etc. Un électorat classique de gauche. Il faisait 19% chez les cadres, 22% chez les employés, 23% chez les professions intermédiaires et 24% chez les ouvriers. Mais les catégories populaires, les ouvriers, n’y étaient pas sur-représentés. Le parti qui bénéficie de cet ancrage populaire, c’était et ça reste le RN. Marine Le Pen faisait 32% chez les employés et 37% chez les ouvriers. Aux européennes, ça n’a pas vraiment changé. LFI a reculé dans son électorat de 2017, sans gagner au sein des catégories populaires. Ils ont fait 11% chez les employés et 7% chez les ouvriers. Là encore, le RN fait 27% chez les employés et 40% chez les ouvriers. La stratégie populiste ne fonctionne pas vraiment pour LFI.

RL. Est-ce que les gens votent sur une ligne ? Il y a un tropisme, un ethnocentrisme de classes politisées, un peu intellos, à projeter leurs catégories de pensées sur celles de l’électeur. Les débats de lignes politiques et de positionnements échappent à une très large partie des électeurs, ça ne les intéresse pas ou ils ne les maîtrisent pas. Ce qu’on peut dire c’est qu’il y a eu une mésinterprétation par LFI du vote de 2017. Jean-Luc Mélenchon a considéré qu’il était propriétaire des électeurs de la présidentielle – comme Yannick Jadot est en train de le faire avec ses 13% aux européennes. Il surestime la cohérence de ce vote et sous-estime le fait qu’il s’agit dans une large mesure d’un électorat de gauche assez classique. Or, comme l’a très bien analysé Bruno Cautrès dans Le Vote disruptif, le vote Jean-Luc Mélenchon de 2017, c’est trois choses : 1/ le vote des communistes et de la gauche radicale. 2/ les déçus du hollandisme. 25% des électeurs de Hollande 2012 ont voté Mélenchon 2017 (et 40% des électeurs écolos). 3/ une toute petite partie d’électorat populaire qui va au-delà de ces groupes. LFI a rallié en 2017 les électorats des partis de gauche, pas les partis de gauche, qui se sont autodétruits. Tout ça dans un contexte particulier où il était la seule alternative après l’implosion du PS, la désignation de Benoît Hamon à la primaire, la déshérence du PCF et le choix des écolos de s’aligner derrière Hamon. Que ce soit en 2017 ou aujourd’hui, l’électorat de LFI est classique sociologiquement et ne répond qu’imparfaitement aux catégories du populisme de gauche – qui sont aussi assez confuses parce que ledit « peuple » est traversée par des contradictions et des conflits.

Finalement, n’y a-t-il pas un grand écart entre la stratégie affichée par LFI et son électorat ?

RL. Il y a une forme d’illisibilité de la ligne de La France insoumise avec l’opposition artificielle entre « populisme de gauche » et « union de la gauche ». Mais cette illisibilité est aussi fonctionnelle. Elle permet de cumuler les électorats et une certaine agilité tactique. Dans les faits, Jean-Luc Mélenchon n’a jamais tranché entre les deux stratégies. Il joue de l’une et de l’autre depuis 2017. Il est pris entre deux contradictions : d’un côté, il ne peut pas s’aliéner l’électorat de gauche traditionnelle qui est son socle, celui qui était censé fonder son leadership et lui permettre de rallier et d’entraîner ; d’un autre côté, il ne peut pas s’en satisfaire parce que c’est son plafond de verre et que cette gauche-là est minoritaire et divisée. Mais ce débat stratégique, c’est l’aporie de la gauche. Une gauche qui est bien dans une impasse, sociologique notamment. La vraie question est comment reconquérir les milieux populaires. Et quelles médiations la gauche construit pour les enrôler, les politiser, les mobiliser.

MG. Je pense que l’électorat de LFI vote pour LFI pour exactement les mêmes raisons qu’il votait pour le Front de gauche. Je ne sais pas s’il y a un grand écart, mais cette stratégie n’est pas perçue, elle n’a aucun impact.

 

Propos recueillis par Loïc Le Clerc

 

Publié le 06/06/2019

BIG BANG

Il est minuit moins deux.

L'urgence nous oblige.

Où sont passés la colère sociale et l’esprit critique qui s’aiguisent depuis des mois dans notre pays ? Ils demeurent dans les têtes, dans les cœurs et dans la rue. Mais la situation politique est catastrophique. Au lendemain des élections européennes, le bon résultat de l’écologie politique ne peut masquer le fait que la gauche est en miettes, désertée par une très grande partie des classes populaires. La gauche et l’écologie politique sont loin de pouvoir constituer une alternative alors même que le pouvoir en place et la droite fascisante dominent la scène politique dans un face à face menaçant où chacun se nourrit du rejet de l’autre et le renforce. Le pire peut désormais arriver. Nous n’acceptons pas ce scénario. Nous devons, nous pouvons proposer un nouvel horizon.

La raison essentielle de ce désastre est l’absence d’une perspective émancipatrice qui puisse fédérer les colères et les aspirations autour d’un projet politique de profonde transformation de la société. Un big bang est nécessaire pour construire une espérance capable de rassembler et de mobiliser.

Il y a du pain sur la planche : réinventer nos modèles et nos imaginaires, rompre avec le productivisme et le consumérisme qui nous mènent au chaos climatique, à la disparition des espèces et à une dramatique déshumanisation, substituer le partage des richesses, des pouvoirs et des savoirs aux lois de la finance et de la compétitivité. L’enjeu, c’est aussi d’articuler les différents combats émancipateurs pour dégager une cohérence nouvelle qui s’attache aux exigences sociales comme écologiques, à la liberté des femmes comme à la fin de toutes les formes de racisme, aux conditions et au sens du travail comme au droit à la ville, à la maîtrise de la révolution numérique comme à l’égalité dans l’accès à l’éducation et à la culture, à la promotion des services publics comme au développement de la gratuité. Nous n’y parviendrons qu’en assumant des ruptures franches avec les normes et les logiques capitalistes. Ce qui suppose de nous affranchir des logiques néolibérales et autoritaires qu'organisent les traités européens et de donner à nos combats une dimension internationaliste.

Et pour cela, ce big-bang doit aussi toucher aux formes de l’engagement. La politique est en crise globale. La défiance est massive à l’égard des représentants et des partis politiques, et plus généralement à l’égard de toutes les formes délégataires de représentation. Il est impératif d’inventer la façon de permettre, à toutes celles et ceux désireux de s’engager, de vivre ensemble et d’agir avec des courants politiques constitués qui doivent intégrer dans leurs orientations les expériences alternatives en cours. Et cela suppose de repenser les lieux et les modalités du militantisme autant que  les rouages de la délibération collective. L’exigence démocratique se trouve dans toutes les luttes de notre époque, sociales, écologistes, féministes, antiracistes…, des nuits debout aux gilets jaunes. Elle implique de penser les médiations, de favoriser des liens respectueux, loin de toute logique de mise au pas, avec les espaces politiques, sociaux, culturels qui visent l’émancipation humaine. Puisque nous prônons une nouvelle République, la façon dont nous allons nous fédérer dira notre crédibilité à porter cette exigence pour la société toute entière.

Le pire serait de continuer comme avant, de croire que quelques micro-accords de sommet et de circonstances pourraient suffire à régénérer le camp de l’émancipation, que l’appel à une improbable « union de la gauche » à l’ancienne serait le sésame. Nous sommes animés par un sentiment d’urgence et par la nécessité de briser les murs qui se dressent au fur et à mesure que la situation produit des crispations et des raidissements. Il est temps de se parler et de s’écouter, de se respecter pour pouvoir avancer en combinant le combat pour les exigences sociales et écologiques. Nous pensons bien sûr aux forces politiques – insoumis, communistes, anticapitalistes, socialistes et écologistes décidés à rompre avec le néolibéralisme. Mais ce dialogue entre mouvements politiques constitués ne suffira pas à soulever les montagnes pour redonner confiance et espoir. C’est plus largement que les portes et les fenêtres doivent s’ouvrir aux citoyens, à la vitalité associative, au monde syndical, aux espaces culturels et intellectuels critiques, aux désobéissants du climat, à celles et ceux qui luttent au quotidien contre les oppressions et les violences policières.

Il y a urgence. Nous savons la disponibilité d’un grand nombre de citoyen.ne.s et de militant.e.s à unir leurs énergies pour ouvrir une perspective de progrès. Ces forces existent dans la société mais elles n’arrivent pas à se traduire dans l’espace politique. C’est ce décalage qu’il faut affronter et combler. Sans raccourci. Un travail patient autant qu’urgent de dialogue, d’ouverture, d’expérimentations est devant nous si nous voulons rassembler pour émettre une proposition politique propulsive. Il faut de la visée, du sens, de l’enthousiasme pour qu’une dynamique s’enclenche, pour qu’elle se fixe l’objectif d’être majoritaire. C’est d’une vision plus encore que d’une juxtaposition de colères et de propositions dont notre pays a aujourd’hui besoin. Loin du ressentiment et de la haine pour moteur, nous devons faire vivre un horizon commun de progrès pour l’humanité. La réussite de cette entreprise tient en grande partie à la capacité à assumer un pluralisme authentique tout en dégageant de nouvelles cohérences partagées. Toute logique de ralliement, de mise au pas derrière un seul des courants d’idées qui composent ce large espace à fédérer, se traduira par un échec à court ou moyen terme.

C’est pourquoi nous appelons au débat partout pour la construction d’un cadre de rassemblement politique et citoyen, avec l’objectif de participer activement à la réussite de cette invention à gauche que nous appelons de nos vœux. Nous savons la difficulté de l’entreprise. Mais elle est indispensable. Et beaucoup de voix s’élèvent pour en affirmer l’exigence.  Faisons converger nos efforts. Engageons-la ensemble le 30 juin prochain au Cirque Romanès.

 

Pour rejoindre le « Big Bang » site  https://www.pourunbigbang.fr/

Publié le 05/06/2019

L’alarme par Roger MARTELLI

 

 (site lefildescommuns.fr)

Difficile de ne pas voir dans les résultats des européennes un rude signal d’alarme. En avril 2017, Marine Le Pen était en tête dans 9 000 communes ; en mai 2019, le RN est en tête dans plus de 25 000 communes métropolitaines. Le total des voix d’extrême droite approche les 29 %, en progrès depuis avril 2017. Face à cela, le total de la gauche reste dans ses basses eaux, à peine mieux qu’en 2017 et toujours sous la barre du tiers des suffrages exprimés. Quand on accepte que le clivage de la droite et de la gauche perde de son sens, c’est la droite qui a le vent en poupe, et dans sa variante la plus extrême.

Les repères anciens se diluant, que reste-t-il ? Pour ceux qui veulent éviter le pire, à gauche et à droite, on accepte le clivage des « ouverts » et des « fermés » et on vote REM. Pour ceux qui, à gauche, cherchent une utilité, même partielle, on est tenté par les Verts, portés par leur vague européenne. Pour ceux qui, surtout dans les catégories populaires, veulent exprimer leur colère et leur ressentiment, on vote RN.

Cette logique n’atténue en rien, bien au contraire, l’éclatement du champ politique manifesté par le premier tour de la présidentielle. Mais si les européennes ont radicalisé la droite, au détriment des Républicains, elle n’en a pas fait autant de la gauche. Le premier tour d’avril 2017 avait sanctionné l’échec du social-libéralisme de gouvernement. Le bon score de Jean-Luc Mélenchon avait dit qu’à gauche le ton était passé du côté d’une gauche bien à gauche, bien ancrée dans les valeurs d’égalité, de citoyenneté et de solidarité.

De ce point de vue, les européennes sont désastreuses. Le PCF voulait montrer qu’il existait : il a confirmé un peu plus son déclin et sa marginalisation électorale. La FI s’est campée sur son hégémonie de 2017, a confirmé qu’elle ne voulait plus rassembler la gauche mais le peuple et a proposé de faire des européennes un référendum anti-Macron. Elle pensait pouvoir poursuivre son élan vers une majorité et réduire l’impact du RN dans les catégories populaires. La dynamique majoritaire est enrayée et les 6,3 % de la FI sont bien loin des 19,6 % d’avril et même des 11 % de juin 2017. Quant au RN, il a confirmé que si le parti de l’abstention reste le premier parti des catégories populaires, il est lui-même devenu le premier parti des employés et des ouvriers qui votent. Quand la colère tourne au simple ressentiment du « nous » contre « eux », quand elle ne s’adosse pas à l’espérance, le pire peut advenir.

En règle générale, l’histoire a le plus souvent vu la conjonction de la dynamique des luttes sociales et du vote à gauche ; en 2019, après plus de cinq mois de mobilisation des Gilets jaunes, c’est l’extrême droite qui prospère. Le référendum anti-Macron s’est retourné contre la FI. Mélenchon et ses amis ont perdu sur leur gauche, sans rien gagner, ni sur les électeurs d’extrême droite, ni sur ceux qui se disent loin de toute sympathie partisane. Les cartes ont été à ce point brouillées que des sondages laissent entendre qu’un bon nombre des électeurs FI pourraient être tentés par un vote Le Pen contre Macron, dans l’hypothèse d’un second tour présidentiel Macron-Le Pen.

Il n’est plus temps de tergiverser. On ne rassemblera pas le peuple en tournant le dos à la gauche ; mais, en sens inverse, on ne le rassemblera pas en invoquant des modalités dépassées du rassemblement à gauche. Ni le « populisme » ni l’union de la gauche d’hier ne peuvent être notre horizon.

Pour que la gauche puisse se rassembler, encore faut-il qu’elle se refonde, qu’elle retrouve langue avec ses valeurs, mais qu’elle les fasse vivre dans les enjeux, les mots et le formes de regroupement qui sont ceux de notre temps. Le maître mot doit rester celui de l’émancipation, individuelle et collective. Mais l’égalité ne peut plus être pensée comme hier, le public ne peut plus se confondre avec l’État administré, la démocratie ne peut en rester à la représentation, la politique ne peut plus s’imaginer dans le seul cadre national et partisan.

Et, surtout, au-delà de la gauche, le mouvement populaire doit se recomposer, après la longue phase du mouvement ouvrier. La déconnexion de la colère sociale et du vote à gauche met le doigt sur une carence, manifeste depuis plus de vingt ans : alors que l’émancipation ne peut être qu’un processus global, le social, le politique, le culturel et le symbolique restent cruellement déconnectés. Les réarticuler de façon souple, sans hégémonie de quelque structure que ce soit : l’enjeu est tout aussi grand que celui de la recomposition de la gauche politique. En fait, les deux sont inséparables.

Roger Martelli

Publié le 04/06/2019

En un tweet, Adrien Quatennens clôt-il le débat ?

 

Par Catherine Tricot (site regards.fr)

Le député insoumis refuse que La France insoumise soit « un énième parti de gauche » et voit bien plus grand : être « l’outil du peuple et de sa révolution citoyenne ».

Quatre jours après les très mauvais résultats de la France insoumise aux élections européennes, Adrien Quatennens, le député du Nord, tweet : « Que nul ne s’y trompe : la France insoumise n’a pas vocation à être un énième parti de gauche. Elle est née pour être l’outil du peuple et de sa révolution citoyenne. C’est avec cela que nous devons renouer. C’est à cela que nous allons travailler. »

Adrien Quatennens

@AQuatennens

 

Que nul ne s’y trompe : la @FranceInsoumise n’a pas vocation à être un énième parti de gauche. Elle est née pour être l’outil du peuple et de sa révolution citoyenne. C’est avec cela que nous devons renouer. C’est à cela que nous allons travailler. pic.twitter.com/JX9xxN0xS7

 

1 957

23:13 - 30 mai 2019

Informations sur les Publicités Twitter et confidentialité

On relèvera l’étonnante et très sèche formule « que nul ne s’y trompe »... On aurait pu penser que l’heure était venue à la réflexion collective pour comprendre et réfléchir sur une telle déroute. Faut-il vraiment persévérer dans le « clivage » et « l’avant-garde autoproclamée » ?

Mais tenons-nous en au fond du propos d’Adrien Quatennens. La FI n’aurait donc pas « vocation à être un énième parti de gauche ». Comment dire l’amertume que l’on ressent en lisant une telle affirmation bravache ? La FI n’était pas un énième parti de gauche : elle était le pôle d’agrégation de la gauche qui n’avait pas renoncé à changer le monde. Sur cette base, elle avait réuni à la présidentielle de 2017 près de 20% des électeurs, tous venus de la gauche, issus des catégories populaires et des couches moyennes. C’était sa force. Deux ans plus tard, seul un électeur sur cinq de Jean-Luc Mélenchon a revoté FI. En deux ans, la FI est devenue une force parmi d’autres. Si affaiblie avec ses 6% qu’elle n’a plus la puissance d’agrégation dans un paysage éclaté par la bombe Macron, ravagé par l’emprise de l’extrême droite, hébété par trente ans de déréliction des grands partis de gauche.

La petite musique de ce tweet est par ailleurs conforme aux propos d’autres dirigeants insoumis : la campagne de la FI n’aurait pas été assez lisible. Elle aurait été brouillée par la personnalité de la tête de liste, d’une gauche assumée et par trop consensuelle. Rien ne permet d’étayer cette explication. Manon Aubry est une jeune femme qui a mené une campagne dynamique sans jamais s’écarter du discours FI, allant même jusqu’à saluer, au micro d’Europe 1, le caractère très démocratique de l’organisation : « Jean-Luc Mélenchon ne décide rien. La FI est gouvernée par sa base. »

Inconnue il y a six mois, elle n’a pas modifié l’image du mouvement. On se souvient bien moins de ses discours que des saillies de Jean-Luc Mélenchon contre les médias, des invectives contre Philippe Martinez ou Benoît Hamon, de la vindicte sans répits contre l’appel de soutien des migrants ou encore des désastreuses images des perquisitions.

Et ils sont où les gilets jaunes ?

Mais de ces cinq derniers mois, on retient surtout l’appui sans relâche de la FI au mouvement des gilets jaunes. Il fut un temps où le PCF soutenait de toutes ses forces les luttes ouvrières, en particulier contre la désindustrialisation. On peut partager l’un et l’autre de ces engagements et noter que dans les deux cas, la fonction politique n’a pas été remplie.

Les gilets jaunes n’ont pas besoin de la FI pour s’auto-organiser. Les ouvriers de Renault, les sidérurgistes, les mineurs avaient des syndicats. Dans les deux cas, ils n’ont pas eu l’outil nécessaire pour gagner, une victoire qui ne pouvait être que politique. L’outil attendu est un outil politique qui propose une perspective globale et crédible, qui rassemble la société sur cette alternative. La rupture opérée par la FI avec les couches moyennes, intellectuelles et culturelles, a lourdement pesé dans l’absence de débouché progressiste au mouvement des gilets jaunes.

De surcroît, le défaut d’analyses sur la composition du peuple moderne a affaibli les interventions de la FI : les gilets jaunes ont été l’émergence d’une partie du peuple et non de tout le peuple. Faute d’avoir su proposer une perspective pour la France confrontée à la crise des gilets jaunes, la FI a perdu ses soutiens populaires et manqué son utilité. C’est comme pour le pudding, être « l’outil du peuple et de sa révolution citoyenne » se prouve. Cela n’a pas été le cas, malgré l’intensité du moment.

 

Catherine Tricot

Publié le 28/05/2019

Après les européennes, la crise s’épaissit

par Roger Martelli  (site regards.ft)

Les élections sont passées, avec leurs certitudes et leurs surprises. L’extrême droite et LREM en tête, les autres loin derrière. Surtout la gauche.

Une gauche toujours dans ses basses eaux, un Rassemblement national guilleret, un pouvoir qui colmate les brèches non sans mal. Les Verts ont pris la main et les acteurs de l’ex-Front de gauche sont dans les choux.

L’extrême droite, vent en poupe

Pendant de longs mois, La République en marche (LREM) faisait la course en tête dans les sondages. Depuis quelques semaines, porté par la vague « populiste » européenne, le Rassemblement national (RN) avait pris l’ascendant sur le parti du Président. À l’arrivée, il confirme qu’il est devenu la première force du pays. Si l’on y ajoute les autres listes de la même famille, l’extrême droite française frôle désormais les 30%.

Le RN a surfé sur le discrédit de l’équipe au pouvoir, attisé la fragilité que les gilets jaunes ont spectaculairement aggravée, joué sur le ressentiment des classes populaires. Le vote du 26 mai a confirmé ce que l’on sait depuis quelques années et que les sondages annonçaient. Parmi ceux qui votent, un quart des employés, 40% des ouvriers, un tiers de ceux dont la formation est inférieure au bac, près d’un tiers des revenus les plus bas auraient choisi de voter pour la liste patronnée par Marine Le Pen.

Force est de constater que le RN a contribué à la mobilisation civique plus large des catégories populaires. Sans doute la propension à l’abstention continue-t-elle de toucher davantage les classes dites subalternes et notamment les employés. Mais, cette fois, les écarts de participation électorale entre les cadres et les ouvriers a été réduit, comme si une part de ces groupes avait trouvé, dans le vote en faveur du RN, le moyen d’exprimer sa colère et son ressentiment, quand la gauche d’autrefois les mobilisait autour de l’espérance.

Le vote en faveur de l’extrême droite est en passe de devenir un vote stable, comme l’était le vote communiste dans les trois premières décennies de l’après 1945. Il s’agit d’un vote fortement nationalisé, au-dessus de 30% dans 18 départements (presque 40% dans l’Aisne), au-dessous de 20% dans 19 départements et au-dessous de 10% uniquement à Paris et dans les Hauts-de-Seine. En même temps, il s’agit d’un vote régionalisé, dont les points forts se situent dans le quart Nord et Est et sur le pourtour méditerranéen, tandis que les zones relativement les plus réfractaires sont sur les terres du grand Ouest.

Le vote RN est celui qui mobilise le plus largement l’électorat antérieur – en l’occurrence celui d’avril 2017 – et ceux qui se déclarent proches de lui. C’est l’ensemble de ces traits qui expliquent que, au bout du compte, c’est bien l’extrême droite qui a profité conjoncturellement d’une mobilisation des gilets jaunes qu’elle ne contrôlait pourtant pas. Selon Ipsos, la moitié de ceux qui se « sentent très proches » des gilets jaunes et plus de 40% de ceux qui se disent « plutôt proches » se sont portés sur un vote en faveur de l’extrême droite.

Sans doute, ce vote n’est-il pas nécessairement un vote d’adhésion aux propos et a fortiori aux valeurs du RN. Mais il ne faut pas sous-estimer l’aspect structurant d’un vote, surtout quand il se rattache à un courant ou à une formation capable de donner à la colère l’aliment d’un discours structuré, d’un véritable récit chargé de sens. Au fond, quand les catégories populaires ont commencé, à la fin des années 70, à se détourner du vote communiste, on pouvait penser qu’ils pouvaient revenir à leur vote ancien. De fait, cette possibilité est toujours réelle, mais mieux vaut ne pas sous-estimer ce que cela impose de lucidité et de renouvellement, si l’on veut éviter de laisser durablement la place de tribun à des forces qui tournent le dos à l’émancipation.

Une fois de plus, l’écologie

Après 2017, la donne s’annonçait favorable à une gauche de gauche requinquée. Le socialisme issu du congrès d’Épinay de 1971 était agonisant et le plateau de la balance revenu vers une gauche bien à gauche. Or le scrutin d’hier a été l’occasion d’au moins deux surprises : le total de la France insoumise et du PCF n’est plus l’axe de la gauche ; il est surpassé par le total du PS-PP et de Génération.s ; les écologistes ont retrouvé, dans la toute dernière ligne droite, jusque dans l’isoloir, la dynamique qui porta la candidature Cohn-Bendit en 2009.

Nous avions fait l’hypothèse que le choix fait par Yannick Jadot de se détourner du clivage droite-gauche le pénaliserait. Ce n’a pas été le cas. Le total des mouvances plus ou moins écologistes dépasse largement les 15%. Quant aux Verts eux-mêmes, ils ont été portés à la fois par l’ampleur de la crise climatique, la vivacité des mobilisations, notamment de jeunes autour de enjeux écologistes, la force des critiques anti-consuméristes, la visibilité européenne de l’écologie politique… et l’absence d’entraînement produit par les autres listes de gauche.

A priori, le fait que l’écologie est devenue un passage obligé de la politique aurait pu desservir en le banalisant l’engagement propre d’un parti écologiste « spécialisé ». Manifestement, en l’absence de crédibilité suffisante d’un monde politique discrédité, la spécificité « verte » a été préférée. Conjoncturellement ou non ? Cela reste à voir.

Quant au PS, il est désormais au milieu du gué. Il reste au-dessous de son score plus que médiocre de juin 2017. Mais il le dépasse si l’on additionne les voix de PS-PP et de Génération.s. Et, face à la menace d’une disparition du socialisme français de l’enceinte parlementaire européenne, le maintien a minima apparaît comme une demi-victoire.

La déception du PCF

Le PC comptait beaucoup sur cette élection. Le récent congrès avait mis au centre de sa réflexion l’idée que le PCF avait trop souffert de son absence aux consultation électorales les plus décisives. En décidant d’aller jusqu’au bout de la présentation d’une liste autonome, dirigeants et militants entendaient montrer que la visibilité électorale du parti et son potentiel militant pouvaient inverser la courbe du déclin.

Ils savaient certes que la tâche serait difficile, mais l’enjeu européen a fini par faire partie du fond culturel des communistes, qui pouvaient arguer d’un regain européen de la gauche dite « radicale », bien regroupée dans le cadre de la Gauche unie européenne. Il s’est avéré par ailleurs que le choix de la tête de liste, l’adjoint à la maire de Paris, Ian Brossat, a plutôt « boosté » la campagne communiste, au point de laisser espérer un miraculeux franchissement de la barre des 5% et, à tout le moins, du seuil de remboursement des frais de campagne.

Or l’immense déception a été au rendez-vous. Le PC, qui se réclamait de 3,4% en juin 2017, parvient tout juste à 2,5% des suffrages exprimés, devancé d’un cheveu par la liste de Jean-Christophe Lagarde et talonné par… le Parti animaliste. Il ne dépasse les 5% qu’en Seine-Saint-Denis (5,6%)et n’est au-dessus de 3% que dans 24 départements. Il est en recul sur le pourtant médiocre résultat de juin 2017 dans 45 départements métropolitains, et notamment dans ses zones de force d’autrefois. Il perd plus du quart de son potentiel de 2017 dans 18 départements, dont la Seine-Maritime, le Puy-de-Dôme, le Cher, la Haute-Vienne, l’Allier, le Nord et le Val-de-Marne.

Le PC a fait un pari risqué et sa tête de liste l’a bravement assumé. À l’arrivée, contrairement à l’image dynamique enregistrée par les médias, le PCF est encore un peu plus fragilisé, contraint en outre à assumer la totalité de ses frais de campagne. Les militants font l’amère expérience, une fois de plus, que la volonté ne suffit pas à asseoir une force dans un espace politique national. Encore faut-il que le choix en sa faveur soit perçu comme utile. Difficile d’y parvenir, surtout pour une force anciennement installée – bientôt cent ans d’existence –, une fois qu’elle est parvenue aux lisières incertaines de la marginalisation électorale, autrefois réservée aux « gauchistes » copieusement vilipendés.

L’échec de la France insoumise

On pouvait penser que les élections européennes allaient rejouer la grande scène de la présidentielle. Elles ont joué de fait celle du second tour. Mais n’ont n’a pas confirmé la distribution des rôles au premier. Le parti de Jean-Luc Mélenchon et le regroupement officiels des partisans de Fillon ont mordu la poussière. Le « dégagisme » a ainsi ses coquetteries inattendues…

On savait – en tout cas à Regards – que le score de Mélenchon, en avril 2017, n’était pas celui de la nouvelle organisation qu’il avait mise en place à cet effet, mais que c’était tout simplement un vote de gauche, le mieux à même, pour le « peuple de gauche », d’énoncer clairement le désir de mettre un terme à quelques décennies de dérive libérale. Les législatives de juin, tout naturellement, avaient déjà remis les pendules à l’heure. Elles avaient simplement permis de régler dans les urnes la polémique qui avait peu à peu séparé les deux partenaires principaux du Front de gauche : jeu, set et match en faveur de la FI et de ses 11%. Le résultat de juin 2017 était donc le point de référence majeur pour jauger du nouveau résultat à venir.

L’entourage de Mélenchon affirmait à cors et à cris qu’il était possible d’atteindre cet objectif et même d’aller au-delà, pour parvenir au moins à la troisième place tant espérée, avant les majorités à venir. Le score « à deux chiffres » était l’eldorado, que quelques sondages ont entretenu, de-ci de-là. La FI en est loin au soir du 26 mai. Avec ses 6,31%, la FI approche certes à elle seule le résultat du Front de gauche aux précédentes européennes (6,6%) et accroche de justesse une cinquième place. Mais elle recule partout sur juin 2017, sauf dans le Cantal et récupère à peine un peu plus de la moitié de son résultat de l’époque sur le plan national. Elle perd plus de 5% dans 43 départements, où son influence de 2017 était au-dessus de la moyenne nationale.

Comment s’explique ce résultat ? Le profil de son électorat suggère que la FI n’a pas véritablement de point fort. Elle attire un peu plus que la moyenne les 18-24 ans (9%) et les 35-49 ans (10%), les professions intermédiaires (10%) et les employés (11%), les revenus les plus faibles (12% des moins de 1200 euros). Mais, de façon globale, les plus jeunes sont attirés par les Verts, les employés, les ouvriers et les chômeurs par le RN. La FI recueille les suffrages de 20% de ceux qui se sentent « très proches » des gilets jaunes, mais bien loin derrière l’extrême droite.

La ventilation des électeurs antérieurs et des « proches » est le déterminant le plus structurant. Alors que 57% des électeurs Macron d’avril 2017 ont choisi LREM et que 78% des électeurs Le Pen ont porté leur voix au RN, les électeurs Mélenchon n’ont été que 36% à voter en faveur de la liste de Manon Aubry. Plus significatif encore est le vote des « proches » : 78% de ceux des Verts, 88% de ceux de LREM et surtout 91% de ceux du RN ont voté pour le parti qui les attire le plus. Ce n’a été le cas que pour 67% des proches de la FI, ce qui a été corroboré par toutes les enquêtes depuis le début de l’année.

Au total, depuis deux ans la FI a perdu sur sa gauche sans mordre significativement sur de nouveaux électeurs, à gauche comme à droite.

Une stratégie décalée

Dès le soir du premier tour de la présidentielle, Jean-Luc Mélenchon s’est installé dans la conviction que le « dégagisme » poussait à abandonner l’ancrage dans le vieux clivage de la droite et de la gauche, pour se fixer l’objectif de rassembler le « peuple » et non la « gauche ». Il assortissait ce choix de l’affirmation selon laquelle, dans un moment « destituant », l’essentiel est d’attiser la colère contre la « caste », en l’occurrence incarnée par la personnalité de Macron.

La stratégie « populiste » avait donc un double objectif : attirer la plupart de ceux qui rejettent Macron pour prolonger en majorité effective le score de la présidentielle ; détourner du vote d’extrême droite les catégories populaires en colère. Les gilets jaunes ont amplifié ce choix, qu’un homme comme François Ruffin a porté à son apogée, en cultivant ouvertement la « haine » à l’égard du « représentant » des patrons et des riches. Quand s’approche la perspective de l’élection européenne, le noyau dirigeant de la FI décide d’en faire un terrain d’application de la logique retenue : l’élection doit devenir un « référendum anti-Macron ».

Le 12 novembre dernier, nous émettions des doutes sur cette stratégie. Le résultat du scrutin européen ne fait que les aiguiser. Loin de l’élargissement majoritaire, la volonté de clivage avec la « gôche » – horrible terme venu tout droit de l’extrême droite des années trente –, la dénonciation de la « soupe aux logos » et le jeu du « bruit et de la fureur » ont éloigné une part de la gauche, sans gagner d’autres forces pour compenser cet éloignement. À la limite, l’obsession du clivage – manifeste sur l’affaire de l’appel pour l’accueil des migrants en novembre 2018 – a plutôt redonné de l’espace à une gauche jugée moins virulente, en particulier aux écologistes et au tandem PS-PP. Elle a même redoré le blason du PC violemment critiqué, même si le résultat électoral n’a pas été probant de ce côté-là.

Au soir du 26 mai, trois constats cruels peuvent être faits : loin d’une amplification de la dynamique du printemps 2017, la FI enregistre un recul sévère, qui fait du parti pris majoritaire un vœu pieux ; le tropisme qui attire une partie des couches populaires vers l’extrême droite continue d’agir ; le référendum anti-Macron a profité au rassemblement national et piégé la FI. Du vote européen, il serait donc préférable de tirer la conclusion qu’il y a désormais trois impasses qui menacent la gauche et avivent la désaffection à son égard : les sirènes du libéralisme, l’invocation d’une union de la gauche à l’ancienne et le parti pris populiste. Le profil des votes à l’échelle européenne rend plus urgent encore de tirer les leçons stratégiques des butoirs rencontrés.

À la différence des consultations précédentes, c’est la totalité de la gauche européenne qui est au pied du mur. Malgré de beaux résultats dans l’Europe du Sud, la social-démocratie a reculé autant que la droite classique. Les écologistes, qui refusent de faire du clivage politique binaire un repère pertinent, ont certes bénéficié de cette carence, mais infiniment moins que l’extrême droite et les libéraux conservateurs.

Mais, cette fois, la gauche dite « radicale » n’a tiré aucun bénéfice des déboires de la social-démocratie. Le groupe de la GUE recule de façon sensible, perdant 14 sièges sur 52 et reculant de près de 2%. À l’exception du Bloco portugais qui progresse sensiblement – alors qu’il participe à une gestion gouvernementale sociale-démocrate –, presque toutes les composantes de la GUE stagne ou recule. La FI à elle seule atteint à peine le niveau du front de gauche en 2014, Podemos perd plus de 7%, Die Linke s’essouffle, les communistes reculent en Tchéquie et la gauche reste atomisée et inaudible en Italie.

Reconstruire à gauche

La gauche est toujours dans ses basses eaux (moins d’un tiers des suffrages exprimés) et elle est dispersée. Pendant plus de trois décennies, entre la Libération et la fin des années 1970, le PC en a été la force la plus influente et la plus dynamique. Après 1978, c’est le PS de François Mitterrand qui prend la relève et le PC s’engage dans son long déclin, tandis que le PS s’enlise dans un « social-libéralisme » de plus en plus affirmé. En avril 2017, le résultat présidentiel de Jean-Luc Mélenchon bouscule enfin la donne : il rassemble un peu plus de 70% du total des voix de gauche. Les législatives de juin rectifient le mouvement, mais n’inversent pas la tendance : la FI à elle seule concentre près de 40% des voix de gauche et le total PCF-FI approche les 50%.

Le 26 avril 2019, la FI ne représente plus que moins de 20% du total de la gauche et l’ensemble communistes-Insoumis dépasse tout juste le quart. La frange de la gauche la plus à gauche, celle qui fut en longue durée la plus critique à l’égard des gestions socialistes, n’est plus en position d’hégémonie. En scrutin européen, comme en 2009, la main est passée une fois de plus du côté des écologistes.

La fin présumée du clivage de la droite et de la gauche a, comme prévu, fait pencher la balance du côté de la droite. Le résultat est paradoxal. Dans l’ensemble, les poussées des mouvements populaires ont plutôt porté la gauche en avant. En novembre-décembre 1995, l’impulsion du « mouvement social », alors même que la droite chiraquienne triomphe, amorce la dynamique qui verra la victoire législative de la « gauche plurielle » en 1997. Cette année, l’un des mouvements populaires les plus originaux des dernières se traduit par une victoire totale de l’extrême droite française.

La crise politique est devant nous. Le pouvoir en place est ébranlé, mais pas terrassé, comptant sur les divisions de ses adversaires plus que sur les vertus de sa force de conviction. L’extrême droite donne tranquillement le ton, impose ses thèmes comme autant de demandes populaires que nul ne peut ignorer.

La gauche est éclatée, à l’image d’un peuple lui-même divisé, éparpillé territorialement en un archipel que seul le « récit » d’exclusion de l’extrême droite est capable de réunir politiquement. Dans les années 1980, le socialisme pensa qu’il pouvait durablement gouverner en composant avec le néolibéralisme dominant. Il ne faudrait pas que la gauche, et a fortiori sa part la plus à gauche s’imagine qu’elle pourra en faire autant avec l’air du temps imposé par l’extrême droite. La fixation identitaire et l’obsession sécuritaire sont des pièges que nulle ruse ne peut permettre d’éviter, fût-ce au nom du peuple et de sa « souveraineté ».

Face au grand récit qui tourne le dos à l’émancipation, il convient donc de retisser un récit, dans l’esprit de ce qui fit la force de la gauche historique et qui porta le mouvement ouvrier : la passion de l’égalité, de la citoyenneté et de la solidarité. Reconstruire une gauche bien à gauche suppose de renoncer aux demi-mots, aux compromis boiteux et aux consensus étouffants. Mais la gauche politique et sociale est aussi menacée par la guerre des courants, les clivages que l’on cultive à l’excès et que l’on voudrait trop souvent transformer en frontières entre « les » gauches, les libertaires et les républicains, les centralisateurs et les fédéralistes, les mondialistes et les souverainistes, les individualistes et les collectivistes, les « sociaux » et les « sociétaux ». Autant de tensions qui reflètent les contradictions du réel, qu’il est déraisonnable de vouloir effacer, mais qu’il convient de maîtriser collectivement, pour n pas faire de la spécificité de chacun une différence et la source d’inépuisables déchirements.

Inventer les formes de la mise en commun, repenser toutes les facettes de l’espace public, ne plus confondre la liberté et la concurrence marchande, le public et l’administratif sont des enjeux majeurs. Inventer la forme moderne de l’association d’individus libres, autonomes et solidaires est une autre tâche, tout aussi rude. La vie contemporaine nous en assigne une autre. Le mouvement ouvrier européen avait trouvé,dans différents pays et différents moments, des manières d’articuler les champs séparés du social, du politique et du culturels. De vastes galaxies ouvrières s’y attelèrent, sous forme travailliste, sociale-démocrate ou communiste. Mais ces galaxies se sont défaites, parce qu’elles étaient trop rigides et parce le temps de l’histoire ouvrière s’est révolutionné, en bien ou en mal.

Le résultat est que l’on est passé de la subordination à la séparation, de l’obédience à la méfiance. Or là s’est trouvée la grande faiblesse des dernières décennies, dont l’actualité récente vient de montrer les dangers : économique, social, politique et culturel ne marchent plus du même pas. Du coup, la régulation globale des sociétés reste aux forces dominantes, de l’argent ou de la puissance. Et l’aliénation des individus suit son petit bonhomme de chemin. Réarticuler sans subordonner quiconque à qui que ce soit : rude et nécessaire objectif.

Le scrutin d’hier nous laisse au moins une certitude : ou nous bougeons ensemble ou nous mourrons…

Roger Martelli

Publié le 21/05/2019

Politique et pratique

par Lia Cigarini et Luisa Muraro de la Librairie des femmes de Milan (1992)

paru dans lundimatin#192, (site lundi.am)

 

À l’occasion de la réédition de Ne crois pas avoir de droits par les éditions La Tempête, nous publions ici un article traduit de l’italien (l’orginal est disponible ici) et écrit par Lia Cigarini et Luisa Muraro qui furent parmi les fondatrices de la Librairie des femmes de Milan en 1975. Cet article, écrit en 1992 et paru dans la revue « Critique Marxiste », fait un écho singulier au temps présent au travers d’une critique de la pratique politique de l’organisation, en particulier dans la tradition de la gauche, ou encore de la tentative de redéfinir la place de la politique dans la vie. Surtout, quelques années seulement après l’effondrement du Bloc de l’Est, ces femmes préfèrent le mot de « communisme » pour parler de leur pratique plutôt que celui de « féminisme » : par là, elles entendent entre autre le fait de « partir de soi » pour faire de la politique à partir d’une réalité vécue et de relations réelles.

La pratique de l’organisation

Nous sommes à chaque fois surprises de constater la difficulté que nous avons à nous faire comprendre au sujet de la pratique politique – pas seulement de son importance mais même de sa simple notion – y compris par des femmes et des hommes communistes. Cela nous surprend parce que la tradition marxiste a toujours mis l’accent sur la pratique. Il suffit de penser à Gramsci qui parlait de philosophie de la pratique pour indiquer la pensée propre aux communistes. Il est vrai qu’entre la culture de gauche et celle du mouvement des femmes la communication est entravée par une distance notoire de langages et de positions. Distance qui, à notre avis, est justement due à la différence des pratiques. Essayons donc de mesurer cette distance à la lumière des différentes pratiques politiques. Il nous semble que la pratique dominante dans la gauche soit encore l’organisation. En témoigne le fait que la gauche abonde d’organisations. Le parti est organisé, les mouvements sont organisés, la condition humaine elle-même (femmes, jeunes) est organisée, pour ne rien dire des ouvriers, des paysans, etc.

Aujourd’hui, on sait bien que cette pratique politique connaît une crise grave, qui fait corps, non sans raison, avec la crise de la gauche. Les organisations sont déconnectées de la réalité ; elles n’exercent aucune attraction sur les plus jeunes, sinon sur tous. En effet il semble bien qu’il y ait un refus généralisé de cette pratique sociale (bien qu’on ne puisse pas dire qu’il s’agisse d’un phénomène irréversible - mais ce n’est pas le sujet). Le mouvement des femmes, en ce qui le concerne, n’a pas d’organisation ni de coordination centralisée. Au contraire, il s’oppose positivement à toute forme d’organisation, y compris celle de la simple coordination. Et ceci depuis les origines. Il y a de temps en temps des tentatives d’innovation à ce sujet, mais elles ont toujours failli et n’ont même jamais pris sérieusement. Les pratiques des femmes : nous avons, au lieu de l’organisation, un certain nombre de pratiques dont beaucoup reconnaissent la validité, transmises d’une situation à l’autre et reprises également par des femmes plus jeunes ou par des femmes qui ne se considèrent pas féministes. C’est en ce sens seulement que l’on peut reconnaître un tissu unitaire.

La politique des femmes équivaut à un ensemble de pratiques, un ensemble dont la partie la plus stable et reconnaissable ne l’empêche pas de pouvoir varier et de varier souvent. Parmi les pratiques les plus importantes et les plus caractéristiques, la première consiste à partir de soi. Cela signifie qu’on emploie des mots, qu’on fait de la politique, non pour représenter ou changer les choses, mais pour établir, manifester, ou changer un rapport entre soi et l’autre-que-soi. Mais aussi entre soi et soi, dans la mesure où l’altérité traverse également l’être humain dans sa singularité. En d’autres termes, la pratique qui consiste à partir de soi conçoit toute parole et toute action comme une médiation, et exige de mettre bien au clair ce qui s’y joue de la part du sujet. Pour le démasquer ? Oui, éventuellement, mais aussi et surtout pour libérer ses énergies, souvent freinées par des représentations fallacieuses et des projets forcés. C’est de cette manière, à notre avis, qu’il est possible d’être disponible aux changements de la réalité.

Un large débat est né dans le mouvement à propos d’un projet de camp de la paix en Palestine à l’initiative d’un groupe de femmes. Cela a suscité discussions et critiques parce que dans cette initiative la manière dont elles sont parties de soi a manqué de clarté et n’a pas été mise au clair ; une femme formée à cette pratique, dans cette initiative-là – dont les bonnes intentions ne sont mises en question par personne – ne peut pas ne pas voir le risque d’un volontarisme et d’un activisme non étrangers à l’impérialisme occidental. Autre exemple, en positif. On nous a reproché de faire de la politique sans avoir déjà une analyse de la condition féminine. Un tel raisonnement présuppose (ou, peut-être, suit mécaniquement) un schéma qui n’est pas le nôtre.

En ce qui nous concerne, nous ne partons pas d’un cadre général, mais de contradictions vécues à la première personne (comme le blocage de la parole en lieux mixtes, l’attraction-répulsion pour le pouvoir, l’indifférence de la société face à des sentiments ressentis personnellement comme très importants etc.), que nous mettons au centre du travail politique. Aussi arrive-t-il que des éléments que la représentation dominante du monde reléguait aux marges, retrouvent un rôle central, qui correspond au fait qu’ils se trouvaient déjà au centre de la vie telle qu’elle est vécue. Beaucoup d’entre nous s’y sont reconnues, et cela a donné lieu à ce que l’on appelle le mouvement des femmes ; les idées et les textes issus de ce mouvement connaissent par ailleurs une circulation et une réception étendues . C’est à notre avis grâce à cette pratique qui consiste à partir de soi qu’aujourd’hui les femmes peuvent être vues et désignées comme « sujet fort » (Gaiotti de Biase, Unità du 10 juillet 1992), terme que, soit dit en passant, nous rejetons. Un tel résultat n’aurait jamais été atteint si dès le début nous n’avions pas mis au centre du discours politique – à la place de ce qui était, dans le discours de la gauche, la condition féminine – l’expérience vécue à la première personne. Nous observons en outre que ce procédé permettant de passer du cas concret à la théorie – procédé qui remplace celui plus ancien de l’abstraction - a été pratiqué par Freud avant nous : ses écrits en témoignent clairement.

Politique et non politique

Une autre pratique dans laquelle nous nous reconnaissons toutes concerne le passage du politique au non politique, qui n’est pas pour nous sans solution de continuité. C’est pourquoi, nous nous retrouvons aussi bien dans des lieux qui sont politiques que dans d’autres qui ne le sont pas, comme les librairies, les cercles d’amies, ou les maisons, et nous mêlons les occupations politiques à d’autres qui ne portent pas ce nom, comme les vacances, le temps libre, les amours, les amitiés. Nous ne disons pas que tout est politique, mais plutôt que tout est susceptible de le devenir. Ou, plus simplement, que nous n’avons pas les critères (ni intérêt à en trouver) pour séparer la politique de la culture, de l’amour, du travail. Une politique aussi séparée nous déplairait et nous ne saurions la mettre en place. À cette exigence de ne pas séparer la politique de la vie répond aussi l’usage de la parole, marqué également dans une certaine mesure par la pratique psychanalytique.

Dans nos discussions la prise de parole n’est pas codifiée ; nous supportons des temps morts, des silences, même prolongés, et des incidents en tout genre ; nous évitons autant que possible les discours déjà écrits, les interventions préparées. Les discussions sont par ailleurs traditionnellement autofinancées. Parmi d’autres initiatives elles donnent vie à un nomadisme politique, favorisé par la pratique de l’hospitalité, qui crée un réseau de rapports à travers lesquels circulent récits, cassettes, photographies, photocopies et textes imprimés. On dira que tout ceci est typique d’un mouvement relativement jeune et donc capable de vivre avec peu de moyens. Mais il y a là aussi un choix de pratique politique et un pari en faveur d’une politique dont les formes ne doivent pas supplanter les formes de la vie. Nous avons ainsi pour habitude de réfléchir sur les choses que nous faisons contextuellement, pendant que nous les faisons, ce qui offre, à celles qui agissent, la possibilité de corriger petit à petit leur manière de faire. D’autre part rien n’empêche (et les faits nous le confirment chaque jour davantage) que ces pratiques de notre invention se traduisent en pratiques communes à la vie sociale ou rejoignent des comportements féminins anciens, auxquels une signification de liberté féminine est alors restituée ou conférée : à ce point, on ne peut plus parler, au sens étroit, de mouvement.

La question du pouvoir

Dans son éditorial au second numéro de « Critica marxista », Aldo Tortorella reprend une phrase de l’archevêque de Milan, Martini, selon lequel « les dégâts sont à l’intérieur des hommes », et commente : oui, mais, de cette manière on s’apprête à conclure que la politique n’entre pas en compte. C’est pourquoi, ajoute-t-il, « nous avons tenté (et j’ai tenté moi aussi) de fournir une traduction institutionnelle et politique à la question morale ». On dirait presque, à ces mots, que la politique est essentiellement extériorité.

Nous admettons aussi que l’on refuse de conduire la politique dans le domaine de l’intériorité par une peur légitime de retomber ou de tomber dans une forme d’intégrisme. Mais il y a une question plus simple à soulever, à savoir d’où vient cette opposition entre intériorité et extériorité qui ne correspond pas à l’expérience effective. Certainement pas à l’expérience féminine si nous nous basons sur les pratiques qui caractérisent la politique des femmes. Avec l’opposition entre intériorité et extériorité, Tortorella et Martini se répartissent peut-être de manière équilibrée compétences et sphères de compétences. Mais cela semble correspondre à une nécessité de l’ordre de l’histoire (et de la société) plus qu’à l’expérience humaine commune et confirmée par l’expérience politique des femmes. Il est donc possible que la nécessité de maintenir cette opposition, et de conserver la politique dans l’extériorité, ne provienne pas tant de la peur de l’intégrisme que de la question du pouvoir ; un pouvoir partagé en deux est, indubitablement, un garde-fou contre l’intégrisme.

La question de la pratique politique rejoint ainsi la question du pouvoir, centrale pour la politique (comme pour la vie des êtres humains et pour la vie en général).

La pratique de la disparité

Aujourd’hui, dans le mouvement des femmes, beaucoup consacrent du temps à réfléchir sur ce thème, auquel nous sommes arrivées à travers la pratique de la disparité et le débat qu’elle a suscité. On a commencé à parler de pratique de la disparité dans les années quatre-vingt, pas avant. Nous y avons été amenées (et nous faisons ici référence à la Librairie des femmes de Milan en particulier) par le fait que nous n’avons pas d’organisation ni de rôles, ni de fonctions, ni d’autres dispositifs pour systématiser les disparités réelles. Ce qui nous exposait sans défense aux émotions fortes suscitées par la disparité. La pratique de la disparité est née comme réponse à ce problème. Sa formulation, d’une part, et son acceptation, de l’autre, sont entravées par l’égalitarisme qui caractérise la culture de gauche. Pour simplifier, nous disons qu’il s’agit de ne pas étouffer et de ne pas se défendre du sentiment d’une disparité par rapport à une semblable lorsque ce sentiment se fait sentir à l’intérieur de soi. Mais plutôt de le prendre comme signe du réveil d’un désir, en faisant du rapport de disparité le levier de la réalisation du désir lui-même. Comme on peut le voir, il ne s’agit pas, comme certains ont cru, de confirmer les disparités d’une société injuste.

Cependant, le sentiment de la disparité, que cette pratique invite à ne pas étouffer, peut aussi être suscité par ce type de disparité-là. Nous nous trouvons donc à nouveau face à une pratique qui dépasse la séparation entre réalité intérieure et réalité extérieure, puisqu’elle les rend traduisibles l’une dans l’autre. De la pratique de la disparité, que l’on appelle aussi « la porte étroite », celles qui l’acceptent disent qu’il s’agit d’un passage essentiel. Elle est en effet vitale pour une politique de la liberté féminine, dans la mesure où elle produit de l’autorité féminine au lieu de produire du pouvoir. Ce point est aujourd’hui au centre d’une réflexion dont nous ne pouvons anticiper l’issue. Nous sommes nombreuses à nous être orientées vers une politique centrée sur l’autorité et décentrée du pouvoir ; cette orientation nous semble par ailleurs donner l’interprétation la plus précise du mouvement des femmes : interprétation qui bien sûr n’est pas sociologique mais politique, et qui est un pari sur le sens de la réalité qui change.

L’intérêt que nous portons à cette approche se résume dans la considération suivante : le pouvoir est homologuant et détruit la différence féminine comme toute différence qualitative. Ce n’est pas une découverte originale que nous avons faite. Comme d’autres l’ont déjà observé à propos du mouvement ouvrier, la conquête du pouvoir ou l’objectif constant de cette conquête a conduit à perdre de vue la motivation originaire qui était de créer une société plus libre et plus juste.

Autorité et pouvoir

Nous apportons un élément en plus qui est la possibilité, expérimentée pratiquement, de créer dans les rapports sociaux une autorité sans pouvoir. En allant jusqu’à la destruction de toute forme de pouvoir ? Notre formule, aujourd’hui, est la suivante : « le maximum d’autorité avec le minimum de pouvoir ». Nous faisons une proposition volontariste : la plupart des femmes, en effet, sont opprimées intérieurement par le pouvoir, par sa logique et par ses symboles. En témoigne le fait, à notre avis trop peu pris en compte par la gauche, que les stratégies pour accéder aux postes de pouvoir, tentées sous des diverses formes (égalité des opportunités, actions positives, politiques des quotas, représentation féminine), fournissent des résultats qui étonnent par leur médiocrité. On le constate également dans des pays d’émancipation avancée, comme les États-Unis, où, par exemple, vingt ans d’ « actions positives » pour faire entrer plus de femmes au parlement ont abouti à l’augmentation d’un seul pourcent, de 16 à 17% (selon l’Herald Tribune du 15 juillet 1991).

La faiblesse de ces résultats contraste avec la visibilité et l’autorité que les femmes acquièrent peu à peu dans la vie sociale. Si cela vaut pour une grande partie des femmes, nous ne savons pas si c’est aussi le cas pour les hommes, en dehors d’une petite minorité chez laquelle il est facile de reconnaître notre propre dégoût pour une politique réduite à une lutte pour le pouvoir. Il manque, en effet, du côté masculin, un travail de prise de conscience. Nous ne pouvons donc pas savoir combien la possession du pouvoir compte pour un homme et pour la sexualité masculine. En conséquence, nous ne savons pas si la gauche, dans son ensemble, peut agir politiquement sans être marquée par le sceau du pouvoir, sceau qui équivaut, faut-il préciser, à un ordre symbolique. C’est-à-dire, à un langage.

Le refus de ce langage nous a fait nous sentir, par le passé, étrangères à la politique. Mais plus maintenant : aujourd’hui, si nous faisons de la politique, c’est en affrontant l’emprise du pouvoir sur l’existence humaine. Afin que nous pussions faire de la politique avec des hommes, il est indispensable qu’il y ait une prise de conscience masculine sur le pouvoir. La spontanéité masculine se laisse en effet infiltrer par le langage du pouvoir, ce qui interdit toute possibilité d’entente.

Contre le capitalisme

Nous ne manquons pas, par ailleurs, de désir d’échanger, et le cas échéant, d’arriver à une entente avec des hommes engagés dans la critique et la lutte contre le capitalisme. Il y a chez nous deux, comme chez les autres, une aversion pour le capitalisme qui nous pousse à rechercher des alliances avec des personnes ou des groupes qui le combattent, tout en étant bien conscientes que notre anticapitalisme a probablement des raisons qui ne coïncident pas avec celles de la gauche traditionnelle. Mais ce n’est pas en soi un obstacle si l’échange se produit.

Les raisons de notre opposition à la synthèse capitaliste sont de deux types. Il y a les raisons spontanées de la condition humaine féminine : celle-ci, comme ce fut souligné par Claudio Napoleoni dans Cercate Ancora [Cherchez encore], se soustrait sous certains aspects à la compréhension capitaliste. Il y a les raisons de notre pratique politique, qui fait de la relation d’échange à deux basée sur la confiance – relation marginale dans une société capitaliste – la médiatrice de la liberté féminine. Dans cette recherche d’un échange, qui est déjà une tentative d’échange, nous mettons au premier plan la question de la pratique parce qu’il nous semble qu’elle peut donner la juste mesure des difficultés comme des opportunités que nous avons devant nous.

Nous attribuons au manque d’une pratique politique adaptée, plus qu’à la confusion mentale, la divergence visible au sein de la gauche, entre ceux, nombreux, qui cherchent anxieusement à s’assimiler (pas toujours par simple conformisme) et d’autres qui sont enclins à des comportements apocalyptiques et se désintéressent presque de ce que la réalité présente d’irrésolu ou de suspendu. Ce problème n’est pas des moindres pour nous et il n’est pas négligeable : la partie n’est pas perdue, comme pensent les uns, ni déjà jouée, comme pensent les autres. Il est clair que les règles du jeu (autrement dit : du sens de la réalité qui change) ont énormément changé. Mais nous soutenons que si l’on a une pratique le désarroi n’est jamais total.

Lorsque l’on a une pratique, on est en mesure de faire face à la réalité présente selon les modalités imposée par cette réalité (et ce sont sans aucun doute aujourd’hui des modalités difficiles pour un anticapitaliste) sans devoir renoncer à soi-même, à son expérience particulière, à ses propres désirs. Il est vrai que cela vaut si le soi-même, l’expérience particulière et les désirs propres ne requièrent pas la possession du pouvoir ; la question précédente revient alors avec la nécessité d’une prise de conscience sur la question du pouvoir, y compris au niveau personnel.

Le mouvement communiste a été démenti dans sa politique prométhéenne. Mais la réalité qui l’a démenti a en même temps témoigné de son indépendance vis-à-vis de nos projets, et non de son hostilité. C’est une grande différence que seule la volonté de domination échoue à saisir.

Communisme

L’invention et l’attention portée à la pratique, dans le mouvement des femmes, ont une telle importance, et cette importance y est à ce point ancrée – au moins dans le cas italien que le mouvement international des femmes a fini par remarquer – qu’elle impose presque d’abandonner le terme de « féminisme » pour nommer plutôt la pratique, fondamentale, de la relation entre femmes (pratique où se retrouvent les différents points que nous venons d’exposer). Nous le disons en ayant en tête le terme de « communisme ». Beaucoup de femmes donnent volontiers ce nom à leur anticapitalisme tout en craignant sa charge idéologique dont le poids risque de faire le vide sous lui : un vide d’existence et d’effectivité authentiques. Lors de la réunion avec la rédaction de « Critique marxiste », le 3 juillet dernier à Rome, alors que nous partagions le sentiment de difficulté que beaucoup exprimaient à propos du temps présent, nous avons aussi perçu à plusieurs reprises une tendance au catastrophisme, symptôme d’une difficulté bien plus grave, celle de vivre le présent dans ce qu’il a de vivant. Difficulté due, nous semble-t-il, à l’envie de se maintenir dans un cadre désormais démenti et au poids excessif accordé à ces démentis.

La pratique qui consiste à partir de soi, dans un tel contexte, signifie qu’on peut parler de communisme s’il commence à exister au sein des relations qui se nouent là où on parle de communisme. Et il est possible qu’il y ait finalement plus d’exactitude et de signification à mettre en mots la pratique plutôt qu’à parler de communisme. Là où il y a pratique, les noms viennent d’eux-mêmes, changent et, parfois, se représentent sous un autre jour.

 

Lia Cigarini, Luisa Muraro

Publié le 13/05/2019

Emmanuel Macron est-il un danger pour la République ?

| Par Loïc Le Clerc (site regards.fr)

Alors qu’Emmanuel Macron fête se deux ans au palais de l’Elysée, nous proposons de faire une sorte de bilan. Pour commencer : quel mal le Président a-t-il déjà fait à... la liberté de la presse ?

Samuel Jebb : « Une gazette est une sentinelle avancée qui veille sans cesse sur le peuple. »

« Nous avons une presse qui ne cherche plus la vérité. » Cette phrase aux allures des « you are fake news » d’un Donald Trump, c’est Emmanuel Macron qui la prononce, quelques jours après le début de l’affaire Benalla à l’été 2018. N’est-ce pas lui aussi qui qualifiait le service public audiovisuel de « honte de la République » – alors même que c’est sa camarade de promo de l’ENA Sybile Veil qui a pris la tête de Radio France et que Bertrand Delais, auteur de deux documentaires admiratifs sur Emmanuel Macron, est devenu président de LCP – ?

Il n’en a peut-être pas l’air, mais Emmanuel Macron déteste les médias. A l’instar des autres contre-pouvoirs, celui des journalistes l’ennuie au plus haut point. Lui se voit comme la pointe avancée de la communication, prise dans une espèce de bataille effrénée contre le journalisme. De là à se montrer pire que ses prédécesseurs ? Pour Vincent Lanier, premier secrétaire général du SNJ, Emmanuel Macron « est dans la continuité. Mais comme ça va toujours un peu plus loin, c’est forcément pire qu’avant. » Pis, le secrétaire général du SNJ-CGT, Emmanuel Vire, a le sentiment d’être revenu « à l’époque Sarko », précisant que « concernant la liberté de la presse, on a toujours été inquiets avec Macron. Il a toujours eu un rapport très compliqué aux journalistes. »

Ainsi, alors que chaque journal y va de sa révélation concernant Alexandre Benalla, un nouveau cap est atteint avec Mediapart : quelques jours après un de leurs articles sur le sujet, le 4 février 2019, une tentative de perquisition a lieu dans leurs locaux. Deux procureurs et trois policiers qui frappent à la porte d’un journal, c’est donc ça la France d’Emmanuel Macron ? Le motif est risible : « atteinte à l’intimité de la vie privée », sachant que tout ceci vient directement du parquet, sans qu’Alexandre Benalla n’ait même été consulté… La protection des sources, le cadre légal ? A priori, au moment de la demande de perquisition, on n’en a eu cure. D’ailleurs, quand ce même Mediapart révèle le passé d’extrême droite de Nathalie Loiseau, tête de liste LREM aux élections européennes et ancienne ministre du gouvernement Philippe, celle-ci qualifie le travail de ce journal qu’elle « déteste » d’« inquisition ». On gage qu’elle pèse ses mots.

Mais revenons au commencement.

18 mai 2017, premier conseil des ministres du quinquennat. L’Elysée fait part aux rédactions de sa volonté de choisir les journalistes qui suivront les déplacements d’Emmanuel Macron. Le but affiché est clair : plutôt que de voyager avec un journaliste politique, le chef de l’Etat souhaite être accompagné du rubricard spécialiste du thème du déplacement (diplomatie, éducation, etc.). Le tollé est immédiat. Le Président ne saurait-il souffrir qu’on l’interroge que sur les sujets qu’il a lui-même choisis ?

Les accrochages s’enchaînent comme si de rien n’était. En juin 2017, le gouvernement porte plainte contre Libération après leurs révélations sur la future réforme du code du travail. Scène similaire en décembre 2017, quand la ministre de la Culture de l’époque, Françoise Nyssen, annonce sa volonté de porter plainte contre X après la publication du Monde de « pistes de travail » pour réformer l’audiovisuel public. Si ces deux plaintes ont été retirées, celle du ministre des Comptes publics Gérald Darmanin contre Mediapart est belle et bien déposée en août 2017.

Autre ambiance, en février 2018, quand l’Elysée décide de déménager la salle de presse hors des murs du « Palais ». Donald Trump rêvait de le faire à la Maison Blanche, en vain. Comme le rappelle Paris Match : « En campagne, déjà, il avait présenté les journalistes à la lumière d’un procédé de déshumanisation, brocardant "le Moloch médiatique" (6 février 2017 à Bobino, à Paris) ou "la bête médiatique" qui "va toujours chercher les mêmes gens" (5 mai 2017, Mediapart). » « Emmanuel Macron, en arrivant, a voulu se montrer moderne, renverser la table, etc., mais il l’a fait de façon autoritaire, sous couvert de modernisme », commente Vincent Lanier. Déjà s’esquissait en fait le rapport que le Président allait entretenir avec les journalistes.

Mettre les médias au pas

Prenons la fameuse loi anti-fake news. Pour rappel, cette loi a pour ambition de lutter contre la diffusion de fausses informations en période électorale. Une bien belle idée sauf que la loi du 29 juillet 1881, loi fondatrice de la liberté de la presse, est tout autant belle et complète que l’est la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Les fake news, la liberté et la protection des journalistes, tout y est ! Pas exactement, selon Christophe Deloire, secrétaire général de RSF, qui ajoute :

« Il y a un changement de paradigme dans l’espace public. Même s’il y avait déjà des libelles à Versailles, aujourd’hui la capacité de manipulation est sans commune mesure. Or, la loi de 1881 permet de condamner a posteriori – le cas échéant deux ans plus tard – quelqu’un qui avait propagé une fausse information. Aujourd’hui, cette loi n’a pas la portée suffisante pour protéger une démocratie que l’on tente de déstabiliser. »

Plus récemment, début 2019, alors qu’Emmanuel Macron invite une poignée d’éditorialistes à l’Elysée, il leur annonce sa volonté de « financer des structures qui assurent la neutralité » des médias publics et privés et que pour « la vérification de l’information, il y ait une forme de subvention publique assumée ». En langage courant, cela donne : l’Etat doit contrôler ce qu’écrivent et disent les journalistes, en jouant avec le bâton et la carotte du financement public. S’agit-il du conseil de déontologie que le ministre de la Culture souhaite instaurer ? Nul ne sait. Ce qui est sûr, c’est que « sa vision de la liberté de la presse est vieille France, affirme Vincent Lanier. Il est dans le contrôle. »

Là encore, c’est toute une profession qui crie au scandale, à la censure, à la Pravda. Sur le site du Point, on pouvait notamment lire ceci : « Emmanuel Macron se dit "inquiet du statut de l’information et de la vérité" dans notre démocratie. […] Comment recrédibiliser les médias et faire la part du vrai et du faux ?, s’interroge-t-il. » Au mot « liberté », Emmanuel Macron préfère « vérité », au concept de « pluralisme » il oppose et choisit celui de « neutralité ». George Orwell en aurait fait un roman. L’erreur du Président, c’est qu’à vouloir provoquer un corps professionnel qu’il exècre, il finit par se mettre à dos légions de journalistes, dont ceux totalement en accord avec sa politique, ceux-là même qui ont contribué à sa surexposition médiatique lors de la campagne présidentielle de 2017. Emmanuel Vire constate amèrement qu’« il tape sur les journalistes alors que les médias mainstream ont fait Macron, et que les détenteurs de ces médias sont ses grands amis ».

Criminaliser les journalistes

Au printemps 2018, c’est une autre loi, relative au secret des affaires, qui est venue se planter dans le dos de la liberté de la presse. « Une loi bâillon qui donne des gages aux multinationales et aux lobbies pour permettre de contourner la protection des sources des journalistes », déplore Vincent Lanier. Se faisant, Emmanuel Macron plaçait les informations que les entreprises souhaitaient conserver secrètes en dehors du giron de l’intérêt général. L’inversion des normes, si cher à Emmanuel Macron, se produit : la transparence devient exception, l’opacité la règle. Et donc, enquêter sur les petites affaires d’une entreprise, que l’on soit journaliste ou lanceur d’alertes, devient encore plus compliqué que ça ne l’était déjà. Christophe Deloire nous explique que « dans la loi sur le secret des affaires, il y a une exception pour le journalisme. Mais on a vu que des documents ont été refusés au journal Le Monde au motif de cette loi… »

Emmanuel Macron a été coupé dans son élan liberticide par l’intrusion politique des gilets jaunes. Rassurez-vous (ou pas), si l’élan n’est plus là, le liberticide se porte bien. Dans la loi dite anti-casseurs, « il y a une ambiguïté sur la protection du visage, souligne Christophe Deloire. Il faudra absolument que les décrets d’application précisent que le journalisme est un motif légitime pour se couvrir le visage. » Au-delà de cette loi, les journalistes n’ont pas été en reste lors de ces semaines de manifestations. Le plus symbolique demeure l’arrestation de Gaspard Glanz, en avril 2019. Après 48h de garde à vue, il se voit convoqué au tribunal et interdit de séjour dans la capitale. Une atteinte majeure à la liberté de la presse ? Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, n’aura comme défense que la remise en question de son statut de journaliste.

Qu’a donc commis Gaspard Glanz pour mériter tout ça ? Avoir répondu à un tir de grenade par un doigt d’honneur… Comment ? On tire sur des journalistes ? Eh bien oui. En France, en 2018, en 2019, les forces de l’ordre tirent, frappent, blessent des journalistes lors des manifestations, sachant pertinemment qu’ils sont journalistes. Vincent Lanier se désole :

« Quand on est sur 90 cas de violences policières contre des journalistes, on se pose des questions sur les consignes qui sont données. Les reporters se sentent harcelés, visés, pris pour cible par les forces de l’ordre. On dit aux journalistes de bien s’identifier, de mettre "presse" sur un casque par exemple, mais malheureusement, ça ne les protège pas, au contraire, ça en fait des cibles. »

En décembre 2018, 24 photographes et journalistes avaient fait part de leur intention de porter plainte pour violences policières. Le SNJ décompte, mi-avril 2019, plus de 80 cas de violences commises à l’encontre de journalistes. C’est plus de 10% des victimes totales, précise David Dufresne auprès de nos confrères de L’Humanité. Des chiffres confirmés par Reporters sans frontières.

Dans une tribune publiée le 1er mai 2019, plus de 300 journalistes dénoncent les violences policières, affirmant que « la liberté de la presse est une et indivisible ». Rappelant que la France est à la 32ème position du classement mondial de la liberté de la presse par RSF, ils écrivent :

« La police et la justice ne nous laissent que deux options :
 venir et subir une répression physique et ou judiciaire ;
 ne plus venir et ainsi renoncer à la liberté d’information. »

Partant du cas de Gaspard Glanz – « un cap répressif a été franchi » – ces 300 journalistes s’émeuvent aussi de « la récente convocation de trois journalistes de Disclose et Radio France par la DGSI après leurs révélations sur l’implication de l’armement français dans la guerre au Yémen [qui] renforce [leurs] inquiétudes ».

Pour Christophe Deloire, il faut tout de même rendre à Emmanuel Macron son action à l’international au sujet de la liberté de la presse : « Sur un certain nombre de dossiers, Emmanuel Macron est intervenu auprès de chefs d’Etat étrangers, à notre demande. Il en fait plus que ses prédécesseurs, il faut le reconnaître. » Néanmoins, c’est au niveau national que les choses se compliquent : « Si on compare la France à la Chine ou à la Turquie, c’est un pays merveilleux pour la liberté de la presse. Pas nécessairement comparé à d’autres démocraties. La France est un pays où il y a plus de conflits d’intérêts qu’ailleurs, où la loi sur le secret des sources est insatisfaisante, où il y a une haine montante traduite en actes dans les manifestations et des violences policières. »

Vendredi 3 mai, Emmanuel Macron a promis à RSF d’agir sur les violences policières contre les journalistes. Mais « comme Emmanuel Macron est dans la négation des violences policières, comment pourrait-il reconnaître qu’il y a des consignes contre les journalistes ? », interroge Vincent Lanier. L’impossible « en même temps ».

Loïc Le Clerc

http://www.regards.fr/politique/article/emmanuel-macron-est-il-un-danger-pour-la-republique

Publié le 26/04/2019

Lutte de classes en France

Au mouvement des « gilets jaunes » le chef de l’État français a répondu en lançant un « grand débat national ». Ce genre d’exercice postule que les conflits sociaux s’expliquent par des problèmes de communication entre le pouvoir et ses opposants, plutôt que par des antagonismes fondamentaux. Une hypothèse hasardeuse…

par Serge Halimi & Pierre Rimbert  (site monde-diplomatique.fr)

La peur. Pas celle de perdre un scrutin, d’échouer à « réformer » ou de voir fondre ses actifs en Bourse. Plutôt celle de l’insurrection, de la révolte, de la destitution. Depuis un demi-siècle, les élites françaises n’avaient plus éprouvé pareil sentiment. Samedi 1er décembre 2018, il a soudain glacé certaines consciences. « L’urgent, c’est que les gens rentrent chez eux », s’affole la journaliste-vedette de BFM TV Ruth Elkrief. Sur les écrans de sa chaîne défilent les images de « gilets jaunes » bien déterminés à arracher une vie meilleure.

Quelques jours plus tard, la journaliste d’un quotidien proche du patronat, L’Opinion, révèle sur un plateau de télévision à quel point la bourrasque a soufflé fort : « Tous les grands groupes vont distribuer des primes, parce qu’ils ont vraiment eu peur à un moment d’avoir leurs têtes sur des piques. Ah oui, les grandes entreprises, quand il y avait le samedi terrible, là, avec toutes les dégradations, ils avaient appelé le patron du Medef [Mouvement des entreprises de France], Geoffroy Roux de Bézieux, en lui disant : “Tu lâches tout ! Tu lâches tout, parce que sinon…” Ils se sentaient menacés, physiquement. »

Assis à côté de la journaliste, le directeur d’un institut de sondage évoque à son tour « des grands patrons effectivement très inquiets », une atmosphère « qui ressemble à ce que j’ai lu sur 1936 ou 1968. Il y a un moment où on se dit : “Il faut savoir lâcher des grosses sommes, plutôt que de perdre l’essentiel” (1)  ». Lors du Front populaire, le dirigeant de la Confédération générale du travail (CGT) Benoît Frachon rappelait en effet qu’au cours des négociations de Matignon, consécutives à une flambée de grèves imprévues avec occupation d’usines, les patrons avaient même « cédé sur tous les points ».

Ce genre de décomposition de la classe possédante est rare, mais il a pour corollaire une leçon qui a traversé l’histoire : ceux qui ont eu peur ne pardonnent ni à ceux qui leur ont fait peur ni à ceux qui ont été témoins de leur peur (2). Le mouvement des « gilets jaunes » — durable, insaisissable, sans leader, parlant une langue inconnue des institutions, tenace malgré la répression, populaire malgré la médiatisation malveillante des déprédations — a donc provoqué une réaction riche de précédents. Dans les instants de cristallisation sociale, de lutte de classes sans fard, chacun doit choisir son camp. Le centre disparaît, le marais s’assèche. Et alors, même les plus libéraux, les plus cultivés, les plus distingués oublient les simagrées du vivre-ensemble.

Saisis d’effroi, ils perdent leur sang-froid, tel Alexis de Tocqueville quand il évoque dans ses Souvenirs les journées de juin 1848. Les ouvriers parisiens réduits à la misère furent alors massacrés par la troupe que la bourgeoisie au pouvoir, persuadée que « le canon seul peut régler les questions [du] siècle (3)  », avait dépêchée contre eux.

Décrivant le dirigeant socialiste Auguste Blanqui, Tocqueville en oublie alors ses bonnes manières : « L’air malade, méchant, immonde, une pâleur sale, l’aspect d’un corps moisi (…). Il semblait avoir vécu dans un égout et en sortir. Il me faisait l’effet d’un serpent auquel on pince la queue. »

Une même métamorphose de la civilité en fureur s’opère au moment de la Commune de Paris. Et elle saisit cette fois de nombreux intellectuels et artistes, progressistes parfois — mais de préférence par temps calme. Le poète Leconte de Lisle s’emporte contre « cette ligue de tous les déclassés, de tous les incapables, de tous les envieux, de tous les assassins, de tous les voleurs ». Pour Gustave Flaubert, « le premier remède serait d’en finir avec le suffrage universel, la honte de l’esprit humain ». Rasséréné par le châtiment (vingt mille morts et près de quarante mille arrestations), Émile Zola en tirera les leçons pour le peuple de Paris : « Le bain de sang qu’il vient de prendre était peut-être d’une horrible nécessité pour calmer certaines de ses fièvres (4). »

Autant dire que le 7 janvier dernier, M. Luc Ferry, agrégé de philosophie et de science politique, mais aussi ancien ministre de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, pouvait avoir en tête les outrances de personnages au moins aussi galonnés que lui lorsque la répression des « gilets jaunes » (lire « Des violences policières aux violences judiciaires »), trop indolente à ses yeux, lui arracha — sur Radio Classique… — cette injonction aux gardiens de la paix : « Qu’ils se servent de leurs armes une bonne fois » contre « ces espèces de nervis, ces espèces de salopards d’extrême droite ou d’extrême gauche ou des quartiers qui viennent taper du policier ». Puis M. Ferry songea à son déjeuner.

D’ordinaire, le champ du pouvoir se déploie en composantes distinctes et parfois concurrentes : hauts fonctionnaires français ou européens, intellectuels, patrons, journalistes, droite conservatrice, gauche modérée. C’est dans ce cadre aimable que s’opère une alternance calibrée, avec ses rituels démocratiques (élections puis hibernation). Le 26 novembre 1900 à Lille, le dirigeant socialiste français Jules Guesde disséquait déjà ce petit manège auquel la « classe capitaliste » devait sa longévité au pouvoir : « On s’est divisé en bourgeoisie progressiste et en bourgeoisie républicaine, en bourgeoisie cléricale et en bourgeoisie libre-penseuse, de façon à ce qu’une fraction vaincue pût toujours être remplacée au pouvoir par une autre fraction de la même classe également ennemie. C’est le navire à cloisons étanches qui peut faire eau d’un côté et qui n’en demeure pas moins insubmersible. » Il arrive cependant que la mer s’agite et que la stabilité du vaisseau soit menacée. Dans un tel cas, les querelles doivent s’effacer devant l’urgence d’un front commun.

Face aux « gilets jaunes », la bourgeoisie a effectué un mouvement de ce type. Ses porte-parole habituels, qui, par temps calme, veillent à entretenir l’apparence d’un pluralisme d’opinions, ont associé d’une même voix les contestataires à une meute de possédés racistes, antisémites, homophobes, factieux, complotistes. Mais surtout ignares. « “Gilets jaunes” : la bêtise va-t-elle gagner ? », interroge Sébastien Le Fol dans Le Point (10 janvier). « Les vrais “gilets jaunes”, confirme l’éditorialiste Bruno Jeudy, se battent sans réfléchir, sans penser » (BFM TV, 8 décembre). « Les bas instincts s’imposent au mépris de la civilité la plus élémentaire », s’alarme à son tour le roturier Vincent Trémolet de Villers (Le Figaro, 4 décembre).

Car ce « mouvement de beaufs poujadistes et factieux » (Jean Quatremer), conduit par une « minorité haineuse » (Denis Olivennes), est volontiers assimilé à un « déferlement de rage et de haine » (éditorial du Monde) où des « hordes de minus, de pillards » « rongés par leurs ressentiments comme par des puces » (Franz-Olivier Giesbert) donnent libre cours à leurs « pulsions malsaines » (Hervé Gattegno). « Combien de morts ces nouveaux beaufs auront-ils sur la conscience ? », s’alarme Jacques Julliard.

Inquiet lui aussi des « détestations nues et aveugles à leur propre volonté », Bernard-Henri Lévy condescend cependant à signer dans… Le Parisien une pétition, agrémentée des noms de Cyril Hanouna, Jérôme Clément et Thierry Lhermitte, pour inviter les « gilets jaunes » à « transformer la colère en débat ». Sans succès… Mais, Dieu soit loué, soupire Pascal Bruckner, « la police, avec sang-froid, a sauvé la République » contre les « barbares » et la « racaille cagoulée » (5).

D’Europe Écologie - Les Verts (EELV) aux débris du Parti socialiste, de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) aux deux animateurs de la matinale de France Inter (un « partenariat de l’intelligence », au dire de la directrice de la station), tout un univers social s’est retrouvé pour pilonner les personnalités politiques bienveillantes envers le mouvement. Leur tort ? Attenter à la démocratie en ne se montrant pas solidaires de la minorité apeurée. Comment contrer de tels gêneurs ? User d’une vieille ficelle : rechercher tout ce qui pourrait associer un porte-parole des « gilets jaunes » à un point de vue que l’extrême droite aurait un jour défendu ou repris. Mais, à ce compte-là, devrait-on aussi encourager les violences contre des journalistes au motif que Mme Marine Le Pen, dans ses vœux à la presse, voit en elles « la négation même de la démocratie et du respect de l’autre sans lequel il n’est pas d’échange constructif, pas de vie démocratique, pas de vie sociale » (17 janvier) ?

Jamais le sursaut du bloc bourgeois qui forme le socle électoral de M. Emmanuel Macron (6) ne s’est dévoilé aussi crûment que le jour où Le Monde a publié le portrait, empathique, d’une famille de « gilets jaunes », « Arnaud et Jessica, la vie à l’euro près » (16 décembre). Un millier de commentaires enragés ont aussitôt déferlé sur le site du journal. « Couple pas très futé… La vraie misère ne serait-elle pas, dans certains cas, plus culturelle que financière ? », estimait un lecteur. « Le problème pathologique des pauvres : leur capacité à vivre au-dessus de leurs moyens », renchérissait un second. « N’imaginez pas en faire des chercheurs, des ingénieurs ou des créateurs. Ces quatre enfants seront comme leurs parents : une charge pour la société », tranchait un troisième. « Mais qu’attendent-ils du président de la République ?, s’insurgeait un autre. Qu’il se rende chaque jour à Sens pour veiller à ce que Jessica prenne bien sa pilule ?! » La journaliste auteure du portrait chancela devant ce « déluge d’attaques » aux « accents paternalistes » (7). « Paternalistes » ? Il ne s’agissait pas, pourtant, d’une dispute de famille : les lecteurs d’un quotidien réputé pour sa modération sonnaient plutôt le tocsin d’une guerre de classes.

Clarification sociologique

Le mouvement des « gilets jaunes » marque en effet le fiasco d’un projet né à la fin des années 1980 et porté depuis par les évangélistes du social-libéralisme : celui d’une « République du centre » qui en aurait fini avec les convulsions idéologiques en expulsant les classes populaires du débat public comme des institutions politiques (8). Encore majoritaires, mais trop remuantes, elles devaient céder la place — toute la place — à la bourgeoisie cultivée.

Le « tournant de la rigueur » en France (1983), la contre-révolution libérale impulsée en Nouvelle-Zélande par le Parti travailliste (1984) puis, à la fin des années 1990, la « troisième voie » de MM. Anthony Blair, William Clinton et Gerhard Schröder, ont paru réaliser ce dessein. À mesure que la social-démocratie se lovait dans l’appareil d’État, prenait ses aises dans les médias et squattait les conseils d’administration des grandes entreprises, elle reléguait aux marges du jeu politique son socle populaire d’autrefois. Aux États-Unis, on s’étonne à peine que, devant une assemblée de pourvoyeurs de fonds électoraux, Mme Hillary Clinton range dans le « panier des gens pitoyables » les soutiens populaires de son adversaire.

Mais la situation française est à peine meilleure. Dans un livre de stratégie politique, M. Dominique Strauss-Kahn, un socialiste qui a formé nombre de proches du président français actuel, expliquait il y a déjà dix-sept ans que la gauche devait dorénavant reposer sur « les membres du groupe intermédiaire, constitué en immense partie de salariés, avisés, informés et éduqués, qui forment l’armature de notre société. Ils en assurent la stabilité, en raison (…) de leur attachement à l’“économie de marché” ». Quant aux autres — moins « avisés » —, leur sort était scellé : « Du groupe le plus défavorisé, on ne peut malheureusement pas toujours attendre une participation sereine à une démocratie parlementaire. Non pas qu’il se désintéresse de l’histoire, mais ses irruptions s’y manifestent parfois dans la violence » (9).

On ne se préoccuperait donc plus de ces populations qu’une fois tous les cinq ans, en général pour leur reprocher les scores de l’extrême droite. Après quoi, elles retourneraient au néant et à l’invisibilité — la sécurité routière n’exigeant pas encore de tous les automobilistes la possession d’un gilet jaune.

La stratégie a fonctionné. Les classes populaires se trouvent exclues de la représentation politique. Déjà faible, la part des députés ouvriers ou employés a été divisée par trois depuis cinquante ans. Exclues également du cœur des métropoles : avec 4 % de nouveaux propriétaires ouvriers ou employés chaque année, le Paris de 2019 ressemble au Versailles de 1789. Exclues, enfin, des écrans de télévision : 60 % des personnes qui apparaissent dans les émissions d’information appartiennent aux 9 % d’actifs les plus diplômés (10). Et, aux yeux du chef de l’État, ces classes populaires n’existent pas, l’Europe n’étant pour lui qu’un « vieux continent de petits-bourgeois se sentant à l’abri dans le confort matériel (11)  ». Seulement voilà : ce monde social oblitéré, décrété rétif à l’effort scolaire, à la formation, et donc responsable de son sort, a resurgi sous l’Arc de triomphe et sur les Champs-Élysées (voir « Une carte qui dérange »). Confondu et consterné, le conseiller d’État et constitutionnaliste Jean-Éric Schoettl n’eut plus qu’à diagnostiquer sur le site Internet du Figaro (11 janvier 2019) une « rechute dans une forme primitive de lutte des classes ».

Brouillage idéologique

Si le projet d’escamoter du champ politique la majorité de la population tourne à la bérézina, un autre chapitre du programme des classes dirigeantes, celui qui visait à brouiller les repères entre droite et gauche, connaît en revanche une fortune inespérée. L’idée initiale, devenue dominante après la chute du mur de Berlin, en 1989, consistait à repousser aux marges discréditées des extrêmes toute position mettant en cause le « cercle de la raison » libérale — une expression de l’essayiste Alain Minc. La légitimité politique ne reposerait plus alors sur une manière de voir le monde, capitaliste ou socialiste, nationaliste ou internationaliste, conservatrice ou émancipatrice, autoritaire ou démocratique, mais sur la dichotomie entre raisonnables et radicaux, ouverts et fermés, progressistes et populistes. Le refus de distinguer droite et gauche, que les professionnels de la représentation reprochent aux « gilets jaunes », reproduit en somme au sein des classes populaires la politique de brouillage poursuivie depuis des décennies par le bloc bourgeois.

Cet hiver, les revendications de justice fiscale, d’amélioration du niveau de vie et de refus de l’autoritarisme du pouvoir occupent bien le devant de la scène, mais la lutte contre l’exploitation salariale et la mise en accusation de la propriété privée des moyens de production en sont largement absentes. Or ni le rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune, ni le retour aux 90 kilomètres à l’heure sur les routes secondaires, ni le contrôle plus strict des notes de frais des élus, ni même le référendum d’initiative citoyenne (lire « Qui a peur de l’initiative citoyenne ? ») ne remettent en cause la subordination des salariés dans l’entreprise, la répartition fondamentale des revenus ou le caractère factice de la souveraineté populaire au sein de l’Union européenne et dans la mondialisation.

Bien évidemment, les mouvements apprennent en marchant ; ils se fixent de nouveaux objectifs à mesure qu’ils perçoivent des obstacles imprévus et des occasions inespérées : au moment des états généraux, en 1789, les républicains n’étaient en France qu’une poignée. Marquer sa solidarité avec les « gilets jaunes », c’est donc agir pour que l’approfondissement de leur action continue à se faire dans le sens de la justice et de l’émancipation. En sachant toutefois que d’autres œuvrent à une évolution inverse et escomptent que la colère sociale profitera à l’extrême droite dès les élections européennes de mai prochain.

Un tel aboutissement serait favorisé par l’isolement politique des « gilets jaunes », que le pouvoir et les médias s’emploient à rendre infréquentables en exagérant la portée de propos ou d’actes répréhensibles mais isolés. L’éventuelle réussite de cette entreprise de disqualification validerait la stratégie suivie depuis 2017 par M. Macron, qui consiste à résumer la vie politique à un affrontement entre libéraux et populistes (12). Une fois ce clivage imposé, le président de la République pourrait amalgamer dans un même opprobre ses opposants de droite et de gauche, puis associer toute contestation intérieure à l’action d’une « Internationale populiste » où, en compagnie du Hongrois Viktor Orbán et de l’Italien Matteo Salvini, se côtoieraient selon lui des conservateurs polonais et des socialistes britanniques, des Insoumis français et des nationalistes allemands.

Le président français devra néanmoins résoudre un paradoxe. Appuyé sur une base sociale étroite, il ne pourra mettre en œuvre ses « réformes » de l’assurance-chômage, des retraites et de la fonction publique qu’au prix d’un autoritarisme politique renforcé, répression policière et « grand débat sur l’immigration » à l’appui. Après avoir sermonné les gouvernements « illibéraux » de la planète, M. Macron finirait ainsi par en plagier les recettes…

Serge Halimi & Pierre Rimbert

(1) « L’info du vrai », Canal Plus, 13 décembre 2018.

(2Cf. Louis Bodin et Jean Touchard, Front populaire, 1936, Armand Colin, Paris, 1961.

(3) Auguste Romieu, Le Spectre rouge de 1852, Ledoyen, Paris, 1851, cité dans Christophe Ippolito, « La fabrique du discours politique sur 1848 dans L’Éducation sentimentale », Op. Cit., no 17, Pau, 2017.

(4) Paul Lidsky, Les Écrivains contre la Commune, La Découverte, Paris, 1999 (1re éd. :1970).

(5) Respectivement : Twitter, 29 décembre 2018 ; Marianne, Paris, 9 janvier 2019 et 4 décembre 2018 ; Le Point, Paris, 13 décembre 2018 et 10 janvier 2019 ; Le Journal du dimanche, Paris, 9 décembre 2018 ; Le Figaro, Paris, 7 janvier 2019 ; Le Point, 13 décembre 2018 ; Le Parisien, 7 décembre 2018 ; Le Figaro, 10 décembre 2018.

(6) Lire Bruno Amable, « Majorité sociale, minorité politique », Le Monde diplomatique, mars 2017, et, du même auteur, avec Stefano Palombarini, L’Illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Raisons d’agir, Paris, 2017.

(7) Faustine Vincent, « Pourquoi le quotidien d’un couple de “gilets jaunes” dérange une partie de nos lecteurs », Le Monde, 20 décembre 2018.

(8) Lire Laurent Bonelli, « Les architectes du social-libéralisme », Le Monde diplomatique, septembre 1998.

(9) Dominique Strauss-Kahn, La Flamme et la Cendre, Grasset, Paris, 2002. Lire Serge Halimi, « Flamme bourgeoise, cendre prolétarienne », Le Monde diplomatique, m5728502.

(10) « Baromètre de la diversité de la société française. Vague 2017 » (PDF), Conseil supérieur de l’audiovisuel, Paris, décembre 2017.

(11) « Emmanuel Macron - Alexandre Duval-Stalla - Michel Crépu, l’histoire redevient tragique (une rencontre) », La Nouvelle Revue française, no 630, Paris, mai 2018.

(12) Lire « Libéraux contre populistes, un clivage trompeur », Le Monde diplomatique, septembre 2018.

https://www.monde-diplomatique.fr/2019/02/HALIMI/59568

Publié le 09/04/2019

Les sens de la révolte

Par Clémentine Autain (site regards.fr)

Inédit voire inespéré, le soulèvement de la fin d’année offre la possibilité de changer les rapports de forces politiques. À condition de basculer du côté d’un projet de transformation sociale et écologique. Par Clémentine Autain.

Nourrie par trente ans de politiques néolibérales qui ont appauvri et désespéré, la colère s’est étalée au grand jour. Les « gilets jaunes » auront a minima remporté une première victoire : dans les médias et sur les réseaux sociaux, s’est imposée l’expression brute de la dureté du quotidien pour des millions de Français. Ce qui n’était que chiffres et courbes a pris un visage profondément humain. Face à la froideur des discours technocratiques et à l’arrogance des classes dominantes, se sont exprimés les témoignages poignants, les paroles simples et sincères qui traduisent le réel des inégalités sociales et territoriales, le dégoût face au mépris de classe décomplexé des puissants, la colère face à une démocratie en lambeaux.

Les « premiers de cordée », ceux qui gouvernent ont bien été obligés d’entendre la voix de celles et ceux qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts, qui travaillent, mais se situent sous le seuil de pauvreté ou ne peuvent pas partir en vacances, qui sont écrasés par la vie chère, subissent les services publics manquants et un développement urbain qui isole. Ce monde qui trime ne veut pas payer la facture. Et il a bien raison.

Dynamique populaire

Le mouvement des gilets jaunes aurait pu se borner à un rejet des taxes et nourrir le mépris de l’urgence environnementale. Il aurait pu n’être qu’une expression réactionnaire, encouragée par Minute et Marine Le Pen. Ce ne fut pas le cas. La dynamique a rapidement pris une ampleur populaire inédite et des couleurs bien plus diverses. Très vite, il fut question de justice sociale et fiscale, de démocratie véritable et d’écologie populaire. De nombreuses pancartes exhortaient de rendre l’ISF d’abord, de mettre en place le référendum d’initiative citoyenne, de taxer le kérosène. La hausse du smic et des retraites s’est imposée parmi les revendications premières. Et Macron fut la cible privilégiée d’une révolte tous azimuts.

Après plusieurs semaines de ronds-points bloqués, il est difficile d’interpréter l’événement avec les normes anciennes, de classer dans des cadres traditionnels la mobilisation. Les gilets jaunes sont apparus dans une période, notre époque, profondément troublée dans ses repères historiques sociaux, politiques, idéologiques. Ce temps où les syndicats n’ont plus la main, les partis politiques ont du plomb dans l’aile et les médias sont décriés. Ce trouble est en quelque sorte mis en lumière et accéléré par le mouvement des gilets jaunes qui, comme souvent dans l’histoire quand une partie du peuple fait irruption, ne rentre pas dans les cases connues et anciennes.

Issue incertaine

L’excellente nouvelle de la révolte en cours, c’est la remise en cause de l’existant. Pas à bas bruit, mais avec fracas. Pas seulement du pouvoir de Macron, mais de celui des puissants qui écrasent depuis trop longtemps et sans sourciller la tête de ceux qui rament, qui trinquent, qui souffrent. C’est un mouvement qui exige le respect et la dignité face à un si petit monde qui impose sa loi, se reproduit sur lui-même, tout acquis au pouvoir de l’argent.

Oui, il y a de la lutte des classes et de l’exigence démocratique dans le processus en cours. Oui, il est possible de greffer une ambition environnementale sur la colère des gilets jaunes, et surtout de faire valoir l’articulation – et non l’opposition – entre le social et l’écologie. Mais l’issue politique reste profondément incertaine. Le danger d’une traduction conservatrice et autoritaire aux cris de révolte de notre époque n’est pas écarté, surtout si l’on observe le mouvement international qui a porté au pouvoir les Trump, Bolsonaro et autres Salvini. C’est pourquoi je ne suis pas seulement animée d’une grande joie face aux événements qui, bien sûr, galvanisent et offrent des potentialités nouvelles pour agréger du côté de l’émancipation humaine. Je ressens aussi une extrême gravité dans la séquence que nous traversons.

Vision du monde

S’il faut en être, y être, choisir résolument le camp des gilets jaunes contre le pouvoir en place, il ne va pas de soi de se retrouver dans des mobilisations soutenues également par les revues, forces politiques et personnalités d’extrême droite. Cette spécificité historique, liée au rapport de forces qui préexistait au mouvement, ne peut être balayée d’un revers de la main. Les classes dominantes cherchent par tous les moyens à discréditer ce mouvement. Les violences de certains gilets jaunes comme les « quenelles » et autres formes de racisme ou de sexisme seront donc abondamment relayés par les opposants au mouvement pour mieux dénigrer la mobilisation populaire. Pour autant, nous ne pouvons opérer en miroir un déni des actes et des paroles qui existent bel et bien dans ce mouvement, dans ce brun qui menace.

C’est pourquoi j’ai la conviction qu’il ne faut pas se tromper de route. C’est en affirmant la cohérence d’un projet de transformation sociale et écologique, avec ses partis pris, ses propositions, ses symboles, ses mots repérables comme opposés, distincts de l’univers réactionnaire et fascisant, que nous pourrons valoriser notre vision du monde dans un combat opposant deux choix de société après l’ère Macron, après les décennies d’échecs d’une même politique. Dans le mouvement lui-même, rien ne sert de gommer la conflictualité entre deux voies diamétralement opposées sur le terrain politique et idéologique. C’est de cette confrontation que naîtra la possibilité de gagner, d’améliorer la vie, de rompre avec les recettes libérales, austères, autoritaires et injustes. Il le faut.

Publié le 30/03/2019

Le moment d’une coalescence politique est venu pour les Gilets-Jaunes

Par Jean-Yves Jézéquel

(site mondialisation.ca,)

L’expérience qui a été faite jusqu’à présent, par les Gilets-jaunes, est une expérience extraordinaire, parce qu’elle est, par dessus-tout, une expérience de la conscience. Des citoyens se sont réveillés. Les Gilets-jaunes se sont mobilisés au commencement, à partir d’une motivation prioritairement éthique : la révolte face à l’incompréhension, face à l’abus, face au mépris et à l’arrogance d’une classe politique se montrant odieuse et franchement insupportable.

Des Français sont venus crier leur colère et faire entendre qu’ils réclamaient une justice élémentaire et une visibilité. C’était le symbole involontaire, disons instinctif, des gilets-jaunes fluo qui disaient en soi la volonté humaine d’être vu. Il était question d’une vision des choses. Les Gilets-jaunes se mobilisaient en fait pour faire connaître leur regard sur cette situation insupportable dans laquelle ils étaient enfermés depuis de nombreuses années. Ils voulaient que les politiques regardent à leur tour là où il fallait regarder et qu’ils cessent de les mener en bateau comme ils l’avaient fait depuis 40 ans, tantôt à droite, tantôt à gauche et toujours en leur faisant porter le poids du désastre que cette trahison des « élites » au pouvoir provoquait sur la vie réelle des gens les plus modestes…

Voilà aussi pourquoi les yeux des meneurs ou des représentants des Gilets-jaunes étaient visés réellement mais aussi symboliquement par les LBD. Le Pouvoir comprenait qu’il s’agissait d’un regard qu’il fallait porter sur une injustice devenue insupportable. Il voulait donc symboliquement empêcher ce regard en crevant réellement les yeux!

En obligeant les « élites » à regarder là où elles ne voulaient surtout pas regarder, les Gilets-jaunes sont devenus sans le savoir vraiment, une force politique et ils se sont donc mis à faire de la politique sans même y penser. Il se trouve que cette politique est une authentique politique de « gauche », même si dans la réalité les Gilets-jaunes viennent de toutes les sensibilités du pays et qu’ils se positionnent donc comme apolitiques. Nous dirons donc qu’ils sont « transpolitiques ».

Aujourd’hui, le Pouvoir croit et tente de faire croire, via les médias collabos, qu’il a enfin trouvé la recette pour garroter ce mouvement de révolte. Les commentaires entendus et venant des journalistes, pratiquant le psittacisme du « politiquement correct », comme des Pontes de Partis, désormais devenus inaudibles dans le paysage politique français, sont déconcertants de naïveté et de simplisme! Ne parlons pas des menaces de mort adressées aux journalistes de RT France, ni des attaques débiles de la macronie contre ce média accusé d’être au service de la propagande du Kremlin, parce qu’il est l’un des rares en France à répercuter de manière conséquente les informations du terrain qualifiées de « fake news »! Remarquons au passage que Le Média fait entendre le même son et TV Liberté également, mais ceux-là, curieusement, ne sont pas accusés de propagande et leurs journalistes ne sont pas menacés de mort. Pourquoi donc RT France a ce privilège d’être interdit d’accès à la salle de presse de l’Élysée et pourquoi ses journalistes sont-ils les seuls à être menacés de mort? Pourquoi le Pouvoir psychotique actuel veut-il crever les yeux de ce regard émancipé sur le réel de la société française? Qui sont les ordures qui se cachent derrière ce comportement de salauds? Les médias collabos avec France Télévision ne sont pas, bien entendu, des instruments de la propagande des imposteurs actuellement au pouvoir, alors que la Télévision publique est, elle aussi, financée par l’argent des contribuables et donc contrôlée par le « Ministère de la Vérité » qui est en place, comme chacun peut le constater par lui-même s’il est honnête…

Nous avions tous remarqué que, dans un deuxième temps, celui de la maturation du mouvement, les premières revendications éthiques s’étaient transformées peu à peu en un ciblage beaucoup plus politique, notamment lorsque l’idée du « RIC en toutes matières », à introduire dans une nouvelle Constitution, s’était faite entendre en priorité dans toutes les mobilisations dès la fin du mois de décembre 2018.

Le glissement de la motivation éthique vers la motivation politique était un processus logique et nécessaire pour donner du sens à cette mobilisation, dans la durée. Il fallait que se produise cette coalescence des revendications vers leur aboutissement politique, pour que cette révolte puisse trouver son sens, sa finalité, un objectif qui se traduise par une incarnation ayant un sens concret dans la réalité des gens et dans la durée.

Du coup, comprendre que la souveraineté politique était essentielle, allait donner le ton à toute la suite du mouvement. Et c’est là que l’évolution des Gilets-jaune va être déterminante. S’ils comprenaient la réelle importance qu’il y avait dans le fait de retrouver une légitimité citoyenne par l’exercice redevenu possible d’une souveraineté, d’une capacité de participation et de décision, d’une reprise en mains de leur vie politique, prise en otage depuis trop longtemps par les partis de tout bord, alors le moment était venu de mettre en application pour eux-mêmes, cette nouvelle conscience citoyenne. Il fallait dès maintenant qu’ils s’y mettent sérieusement. Ce n’est pas Macron qui, même en dégageant, pourrait faire quelque chose dans le sens de cette conscience, car il serait tout simplement remplacé par un autre individu qui mènerait le peuple Français dans la même direction d’impasse, étant donné le discours borné des « élites » politiques en Occident et le système pervers mis en place pour les promotionner. 

Il est clair que l’expérience d’une coalescence de cette nouvelle conscience transpolitique, doit se faire sans l’avis des partis, sans l’avis des « élites » au pouvoir, sans l’avis des Traités, sans l’avis des règles établies en faveur des prédateurs de la société ultra libérale, sans l’avis des personnalités politiques, sans l’avis des élus actuels, sans l’avis des Institutions de l’État, sans l’avis des syndicats… Bref, sans l’avis de personne!

Cette nouvelle expérience doit se faire dans le cadre plus large du mouvement citoyen qui est né à partir et à travers la mobilisation des Gilets-jaunes, mais qui transcende les Gilets-jaunes. 

Les Gilets-jaunes et tous ceux qui partagent leur revendication politique essentielle, doivent maintenant se retrouver entre eux sur le terrain de l’échange, de la parole, du verbe qui va mettre des mots sur les choses vécues en commun. Ils doivent tous ensemble trouver le moyen de faire naître une Charte commune, devenant la base de la libération des schémas précédents, ou une « Déclaration de la nouvelle citoyenneté », en accouchant  d’une sorte de préambule à toute la vie politique imaginée par l’élan nouveau d’un peuple qui a pris conscience de sa volonté démocratique devenue réelle. Il est nécessaire qu’ils se retrouvent dans les Communes, dans les Départements ou dans les Régions ou même au-delà de tous ces niveaux, dans une plate-forme commune sur le Net.

En quelque sorte, il leur revient le droit de redevenir des « Citoyens Constituants » et de se mettre à écrire d’eux-mêmes, une nouvelle Constitution, sans attendre l’autorisation ou le bon vouloir des maîtres desquels ils n’ont plus rien à attendre. C’est à eux d’organiser cette nouvelle mobilisation de masse pour se mettre à ce travail. Cette organisation des ateliers constituants pourrait être faite à grande échelle, comme cela s’était réalisé il n’y a pas longtemps, au Venezuela, inspiré par l’exemple français d’août 1789. 

Le Roi avait demandé au Tiers-État de bien vouloir se disperser et de cesser les manifestations. C’était par la volonté du peuple qu’il s’était joint aux Etats Généraux convoqués à Versailles à cause d’une situation désastreuse des finances de la France, et donc, s’il devait être dispersé, ce serait par « la force des baïonnettes », disait Mirabeau. C’est à la suite de cette interdiction que le Tiers-État prenait l’initiative de se réunir, sans l’avis de la Noblesse, sans l’avis de l’Église, sans l’avis du Roi, et ses membres, représentant le peuple des « sujets » subissant le Pouvoir, juraient de ne plus se séparer tant qu’ils n’auraient pas donné une Constitution à la France.

Les Gilets-jaunes en sont à cette nouvelle étape: on les a empêchés de manifester par la force coercitive conjuguée du pouvoir judiciaire, de l’armée et de la police. Le moment est donc venu pour tous les Gilets-jaunes dans leur large signification, plus de 70% des Français, de travailler à une nouvelle Constitution pour la France et de ne plus relâcher le travail tant que cette nouvelle Constitution ne sera pas née de ce travail constituant!

Citoyens Français, aspirant à la liberté politique et à l’autonomie d’une vie réellement démocratique et décente, respectueuse de l’humain, réunissez-vous, organisez-vous localement et nationalement, pour mettre en commun vos idées, vos aspirations légitimes et vos exigences à la fois éthiques et politiques. Travaillez déjà dès maintenant à l’élaboration d’une nouvelle Constitution sans rien attendre des « élites ». 

Nous avons fait ensemble ce constat: la liberté d’expression est devenue rigoureusement interdite en France et cette équipe de dictateurs au pouvoir est un ramassis de délinquants qui ne détiennent aucune légitimité. 

Citoyens, libres et responsables, transformez vos mobilisations musclées des samedis, sur les Avenues du luxe et de l’arrogance des puissants, en mobilisations pour le travail constituant. Désormais, il est temps de mettre à profit ce qui est prêt pour la coalescence politique du mouvement et de ses revendications. 

Une charte pouvant servir de base à ce travail constituant est entrain d’être écrite en ce moment, selon une déclaration récente du porte-parole des Gilets-jaunes de Rouen, l’avocat devenu célèbre: François BOULO. Chacun sera invité à donner son avis sur les principes d’un travail constituant défini par la charte. Il y a un certain nombre de personnes qui ont accompagné les Gilets-jaunes depuis ces 4 mois passés et qui ont déjà une bonne expérience des ateliers constituants. Nous renvoyons nos lecteurs aux articles précédents, publiés dès 2018, dans lesquels des indications pratiques étaient données pour faciliter cette initiative. D’autres éléments concrets sont également diffusés sur les réseaux sociaux pour l’information de tout un chacun, concernant les lieux de la parole citoyenne en marche. Ces volontaires « accompagnants » et compagnons de la libération, pourront aider les citoyens dans ce travail et réunir les participations.

Certes, le « grand débat » national véritable, celui de la majorité des citoyens représentée par les Gilets-jaunes, est déjà en marche depuis un certain temps. Il est encore au travail, en dehors du « show présidentiel » qui a soi-disant été le « grand débat » national désormais clos, ce débat qui avait été organisé à partir d’un acte autoritariste de la macronie, alors qu’il faisait taire l’institution normalement habilitée à diriger ce genre de consultation nationale, comme on l’avait dit en son temps…

Les Français doivent continuer ce débat, en dehors de ce que le Pouvoir décrète et sans son avis. Les citoyens de ce pays sont libres de se réunir dans des lieux de leur choix ou sur Internet et de mettre en commun leur travail constituant. Certes, Macron sera à nouveau furieux et pourra écumer de rage dans une surenchère d’arrogance et de mépris contre ceux « qui ne sont rien », mais d’office, il n’aura plus la parole et il devra se plier à la volonté démocratique de la majorité des Français qui ne veulent plus entendre parler ni de son faux mandat, ni de politique politicienne.

Lorsque les Français auront achevé leur travail constituant, ils organiseront eux-mêmes un Referendum d’Initiative Citoyenne sans l’avis de personne et ils mettront en place une nouvelle forme de « gouvernance commune ». 

Sur le plan économique et pour tous les secteurs de l’économie, ils inventeront avec les acteurs concernés, les « communaux collaboratifs » qui sont déjà annoncés par la nouvelle forme de l’économie transformée par la révolution industrielle de l’Internet des objets dépassant les frontières de la France. La dimension nouvelle de cette révolution incarnée par l’avènement des « communaux collaboratifs » contribuera à la réalisation de facto d’une Europe des Nations.

Le sujet central de la nouvelle ou troisième révolution, (1 : révolution agraire, 2 : révolution industrielle, 3 : révolution de l’information) est celui de la communication, celui de « l’Internet des objets » et des « Communaux Collaboratifs ». Voilà comment la métamorphose de la société est entrain de se faire sous nos yeux avec les quelques contractions naturelles de l’accouchement. 

« La subversion du capitalisme », appartient à la logique intrinsèque de cette nouvelle révolution des infrastructures et elle est inévitable. Il est important de comprendre que la mutation se réalise à grande vitesse en laissant le monde politique ancien, désuet, dépassé, macronien et autres, « sur le bord de la route », à cause du fait que ces personnes agissent toutes sous l’emprise des lobbies de la haute finance internationale et qu’elles sont prisonnières des anciens schémas de société en prétendant incarner la nouveauté. C’est cela qui explique l’incompréhension de certaines structures concernant le sens de ce qui est entrain de se passer sous nos yeux et à cause des résistances du Capitalisme sauvage qui veut ménager son pouvoir en profitant de l’aubaine… Mais nous savons déjà que cette guerre est perdue pour lui et pour ses représentants en retard d’une bataille qui était essentielle: il faudra bien qu’il se soumette et se dilue  dans un processus d’hybridation où il perdra complétement le contrôle en laissant désormais la place au principe collaboratif. Au-delà des Gilets-jaunes, c’est cela qui est fondamentalement en cause dans ce qui se passe en ce moment en France et que les inconscients auraient grand tort de sous-estimer!

Il est déterminant que chacun comprenne, dans ce nouveau paradigme, la nécessité de bouleverser ses conceptions liées à l’argent, à la marchandise, à la richesse, à la propriété et adopter la nouvelle dynamique des « Communaux Collaboratifs ». Chacun doit opérer en soi un changement dans sa mentalité, dans ses choix, dans ses comportements…

Le développement accéléré des « communaux collaboratifs, associé à la construction d’une infrastructure intelligente, sera susceptible de conduire à l’éclipse du capitalisme, plus précisément à un type de société hybride où le nouveau paradigme deviendra dominant », écrit un économiste, Bertrand Chédotal. C’est là l’avenir de ce qui se met en place grâce à tous ceux qui vivent dans le réel et non pas dans l’isolement béatifique des profiteurs d’en haut qui ne se posent aucune autre question que celle de savoir comment ils pourront continuer à profiter grâce à l’exploitation et au pillage de ceux qui travaillent…

Si la mise en place d’une nouvelle forme de gouvernance rencontre le déchaînement de la dictature et ses menaces de mort, alors les Français créeront un « Gouvernement provisoire de transition », un nouveau « Gouvernement de la France Libre », dont le siège sera en un lieu protégé, à l’abri des dictateurs…

Puis, le temps viendra où il faudra régler les comptes. Les médias collabos seront bien entendu en première ligne et un Nouveau Conseil National de la Résistance, redonnera les indications nécessaires pour le retour des médias entre les mains du peuple ayant donné aux « communaux collaboratifs » toute leur ampleur afin qu’ils se remettent à leur seule place légitime: au service des humains réunis dans une véritable volonté démocratique…

Jean-Yves Jézéquel

La source originale de cet article est Mondialisation.ca

Copyright © Jean-Yves Jézéquel, Mondialisation.ca, 2019


Publiéle 26/03/2019

Et le grand débat échappa à Macron

Benjamin Konig (site humanité.fr)

 

Fin du grand débat version officielle ! Dans sa tour d’ivoire, Emmanuel Macron va maintenant réfléchir, seul, à la suite. Mais les millions de doléances et contributions dessinent une France bien éloignée de la sienne.

Que ce soit du côté des gilets jaunes ou de celui du gouvernement, la date du 16 mars était très attendue : lendemain de la fin du grand débat officiel, elle marque le début du processus de restitution des doléances. Pour les manifestants, il s’agissait de marquer le coup, avec une mobilisation en fort regain. Tout l’opposé de la stratégie de Macron, qui consistait à désamorcer la crise sociale et politique et à délégitimer les manifestations, tout en restant sourd aux revendications de fond : un véritable changement de politique. Plus encore, ce 16 mars a vu une convergence entre gilets jaunes et manifestants de la Marche du siècle pour le climat (qui a réuni plus de 350 000 personnes en France), unis pour dénoncer une politique mortifère sur le plan social comme sur le plan environnemental. Quant aux saccages sur les Champs-Élysées, repris en boucle dans les médias dominants, ils illustrent l’échec de la stratégie sécuritaire du gouvernement, alors que les violences policières et le choix de la force ont contribué à faire monter la colère.

Difficile, dans ce contexte, de savoir quelle suite peuvent donner le gouvernement et Emmanuel Macron à ce grand débat. Et d’abord, s’agit-il d’un véritable exercice démocratique ou d’une grande opération de communication gouvernementale ? À vrai dire, personne ne peut le dire, y compris le collège des « garants » de la neutralité : « La manière dont s’est prolongée la communication gouvernementale et présidentielle tout au long des débats a pu contribuer, après avoir mobilisé, à entraver la mobilisation en introduisant un doute chez les citoyens sur la neutralité des débats », critique le politologue Pascal Perrineau, l’un des cinq garants. Autres limites relevées par ces garants, « un calendrier serré », « une organisation extrêmement contrainte », « des questions compliquées, ambiguës, parfois orientées ». C’est là que le bât blesse, en effet : depuis son lancement mi-janvier, c’est tout le processus qui est biaisé. Guère étonnant quand on entend les responsables macronistes écarter d’un revers de manche tout « changement de cap ». Pourtant, il est indéniable que le grand débat, dans le cadre officiel ou non, est l’occasion d’une prise de parole citoyenne massive. « L’exercice a pris », s’est félicité Édouard Philippe, le 5 mars. Avec près de 10 000 réunions, 1,5 million de contributions, 16 000 cahiers de doléances remplis dans les mairies, il est indéniable que les Français (ou, à tout le moins, une partie d’entre eux) se sont emparés de l’exercice pour prendre la parole. Mais quelle en sera la restitution ?

La question se pose d’autant plus que Macron poursuit en solitaire « son » grand débat : après 60 intellectuels (triés sur le volet, bien entendu) reçus à l’Élysée le 18 mars, il doit consulter les « corps intermédiaires » – syndicats, ONG, associations –, sans oublier les 18 conférences régionales avec des citoyens tirés au sort, les week-ends des 16-17 et 23-24 mars. Après un débat à l’Assemblée le 3 avril, puis au Sénat dans la foulée, les premières mesures seront annoncées par le chef de l’État à partir de la mi-avril. D’ores et déjà, il considère que les mesures annoncées le 10 décembre ont répondu à la crise économique et sociale. Et, de toutes les « réformes structurelles » prévues par le gouvernement, pas une n’a été ajournée : système de santé, retraites et chômage en tête. Confirmation par la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, qui parle d’un nouveau recul de l’âge de la retraite car elle a « vu ces propositions remonter du grand débat ». Ou par Stanislas Guerini, délégué général de LaREM, qui évoque un autre jour férié supprimé pour financer la dépendance.

Mais ce qui va ressortir de toutes ces revendications et doléances dépend aussi de la façon dont elles seront restituées. Deux entreprises sont chargées d’assurer cette restitution : OpinionWay pour la partie numérique, et le cabinet Roland Berger pour le reste. Aucune piste n’a, pour l’heure, été validée officiellement. Le référendum sur les institutions est toujours sur la table, preuve que Macron n’a pas renoncé à sa réforme institutionnelle – réduction du nombre de parlementaires, prise en compte du vote blanc, introduction d’une petite dose de proportionnelle.

Si la justice fiscale et sociale, ainsi que l’exigence démocratique symbolisée par le référendum d’initiative citoyenne (RIC) sont les thèmes les plus cités dans les contributions, le premier ministre a déjà envoyé une fin de non-recevoir : « Le RIC, ça me hérisse. » Même chose du côté de la justice fiscale : « Les Français veulent moins d’impôts et de taxes, ça, je l’ai bien entendu », s’est écrié Édouard Philippe, avant de faire passer comme une mesure de justice fiscale… la suppression de l’ISF.

Boîte de Pandore

Côté écologie, les contributions permettent de mettre au jour la sensibilité des Français sur le sujet : c’est le second thème arrivé en tête des contributions, et le mot qui revient le plus souvent est « urgence ».

La convergence, le 16 mars, entre la mobilisation pour le climat et les gilets jaunes est le signe que, dans les consciences, le lien entre crise sociale et crise écologique est, chaque jour, plus établi. À l’heure qu’il est, la seule mesure issue du grand débat retenue par l’exécutif consiste en une refonte de la loi Notre, votée en 2015, et qui avait bouleversé l’équilibre territorial du pays en forçant les communes à se regrouper au sein d’intercommunalités géantes. « L’intercommunalité ne doit pas imposer ses vues aux communes et les déposséder de leurs compétences » : les associations d’élus locaux (AMF, ADF, ARF) ont fortement interpellé le président sur ce thème, et ils devraient être entendus, reste à savoir selon quelles modalités. Pour le reste, l’objectif paraît surtout d’endormir l’opinion pour sauver les « réformes ».

Mais il se pourrait bien que le « grand débat » soit une boîte de Pandore ouverte par Macron lui-même : qu’il soit officiel ou non, ce débat est une occasion pour le peuple de se saisir à nouveau de son avenir, de reprendre la parole et l’initiative. Pour l’exécutif, tout l’enjeu est de poursuivre l’exercice en donnant le sentiment d’une réelle prise en compte démocratique, comme le résume Gabriel Attal : « Il faut proposer un autre cadre de débat et de participation permanent pour la suite des opérations. » Une chose est sûre : le printemps sera social et écologique. Il ne fait que commencer.

Publié le 20/03/2019

65 intellectuels invités à débattre à l’Elysée

La réponse de Frédéric Lordon à Emmanuel Macron

paru dans lundimatin#183, (site lundi.am)

 

Pour clore en beauté le grand débat national, 65 « intellectuels » ont été convié à l’Élysée ce lundi 18 mars, auprès du président en personne. Une rencontre qui sera retransmise en direct sur France Culture. Parmi les invités, nous pourrons écouter l’historien Marcel Gauchet, le sociologue Michel Wieviorka ou encore le psychiatre Boris Cyrulnik mais pas l’économiste et philosophe Frédéric Lordon. Alors que ce dernier était dûment invité par M. Macron, il a préféré décliner. Rompu aux usages de la bonne société, M. Lordon n’a cependant pas manqué de s’en excuser publiquement à l’occasion d’une assemblée extraordinaire qui se tenait à la Bourse du travail jeudi 14 [1]. Nous publions ici sa réponse au président ainsi que la vidéo de son intervention.

Cher Monsieur Macron,

Vous comprendrez que si c’est pour venir faire tapisserie le petit doigt en l’air au milieu des pitres façon BHL, Enthoven, ou des intellectuels de cour comme Patrick Boucheron, je préférerais avoir piscine ou même dîner avec François Hollande. Au moins votre invitation ajoute-t-elle un élément supplémentaire pour documenter votre conception du débat. Savez-vous qu’à part les éditorialistes qui vous servent de laquais et répètent en boucle que la-démocratie-c’est-le-débat, votre grand débat à vous, personne n’y croit ? Vous-même n’y croyez pas davantage. Dans une confidence récente à des journalistes, qui aurait gagné à recevoir plus de publicité, vous avez dit ceci : « Je ressoude, et dès que c’est consolidé je réattaque ». C’est très frais. Vous ressoudez et vous réattaquez. C’est parfait, nous savons à quoi nous en tenir, nous aussi viendrons avec le chalumeau.

En réalité, sur la manière dont vous utilisez le langage pour « débattre » comme vous dites, nous sommes assez au clair depuis longtemps. C’est une manière particulière, dont on se souviendra, parce qu’elle aura fait entrer dans la réalité ce qu’un roman d’Orwell bien connu avait anticipé il y a 70 ans très exactement – au moins, après la grande réussite de votre itinérance mémorielle, on ne pourra pas dire que vous n’avez pas le sens des dates anniversaires. C’est une manière particulière d’user du langage en effet parce qu’elle n’est plus de l’ordre du simple mensonge.

Bien sûr, dans vos institutions, on continue de mentir, grossièrement, éhontément. Vos procureurs mentent, votre police ment, vos experts médicaux de service mentent – ce que vous avez tenté de faire à la mémoire d’Adama Traoré par experts interposés, par exemple, c’est immonde. Mais, serais-je presque tenté de dire, c’est du mensonge tristement ordinaire.

Vous et vos sbires ministériels venus de la start-up nation, c’est autre chose : vous détruisez le langage. Quand Mme Buzyn dit qu’elle supprime des lits pour améliorer la qualité des soins ; quand Mme Pénicaud dit que le démantèlement du code du travail étend les garanties des salariés ; quand Mme Vidal explique l’augmentation des droits d’inscription pour les étudiants étrangers par un souci d’équité financière ; quand vous-même présentez la loi sur la fake news comme un progrès de la liberté de la presse, la loi anti-casseur comme une protection du droit de manifester, ou quand vous nous expliquez que la suppression de l’ISF s’inscrit dans une politique de justice sociale, vous voyez bien qu’on est dans autre chose – autre chose que le simple mensonge. On est dans la destruction du langage et du sens même des mots.

Si des gens vous disent « Je ne peux faire qu’un repas tous les deux jours » et que vous leur répondez « Je suis content que vous ayez bien mangé », d’abord la discussion va vite devenir difficile, ensuite, forcément, parmi les affamés, il y en a qui vont se mettre en colère. De tous les arguments qui justifient amplement la rage qui s’est emparée du pays, il y a donc celui-ci qui, je crois, pèse également, à côté des 30 ans de violences sociales et des 3 mois de violences policières à vous faire payer : il y a que, face à des gens comme vous, qui détruisent à ce point le sens des mots – donc, pensez-y, la possibilité même de discuter –, la seule solution restante, j’en suis bien désolé, c’est de vous chasser.

Il y a peu encore, vous avez déclaré : « Répression, violences policières, ces mots sont inacceptables dans un Etat de droit ». Mais M. Macron, vous êtes irréparable. Comment dire : dans un Etat de droit, ce ne sont pas ces mots, ce sont ces choses qui sont inacceptables. À une morte, 22 éborgnés et 5 mains arrachées, vous vous repoudrez la perruque et vous nous dites : « Je n’aime pas le terme répression, parce qu’il ne correspond pas à la réalité ». La question – mais quasi-psychiatrique – qui s’en suit, c’est de savoir dans quelle réalité au juste vous demeurez.

Des éléments de réponse nous sont donnés par un article publié il y a de ça quelques jours par le Gorafi sous le titre : « Le comité de médecine du ministère de l’intérieur confirme que le LBD est bon pour la santé ». On peut y lire ceci : « Christophe Castaner s’est réjoui des résultats des tests du comité de médecins et a aussitôt signé une ordonnance qualifiant de rébellion et outrage à agent toute personne qui mettrait en cause la fiabilité de cette étude ». M. Macron, voyez-vous la minceur de l’écart qui vous tient encore séparé du Gorafi ? Vous êtes la gorafisation du monde en personne. Sauf que, normalement, le Gorafi, c’est pour rire. En réalité, personne ne veut vivre dans un monde gorafisé. Si donc le macronisme est un gorafisme mais pour de vrai, vous comprendrez qu’il va nous falloir ajuster nos moyens en conséquence. Et s’il est impossible de vous ramener à la raison, il faudra bien vous ramener à la maison.

Tous les glapissements éditorialistes du pays sur votre légitimité électorale ne pourront rien contre cette exigence élémentaire, et somme toute logique. En vérité, légitime, vous ne l’avez jamais été. Votre score électoral réel, c’est 10%. 10% c’est votre score de premier tour corrigé du taux d’abstention et surtout du vote utile puisque nous savons que près de la moitié de vos électeurs de premier tour ont voté non par adhésion à vos idées mais parce qu’on les avait suffisamment apeurés pour qu’ils choisissent l’option « ceinture et bretelles ».

Mais quand bien même on vous accorderait cette fable de la légitimité électorale, il n’en reste plus rien au moment où vous avez fait du peuple un ennemi de l’État, peut-être même un ennemi personnel, en tout cas au moment où vous lui faites la guerre – avec des armes de guerre, et des blessures de guerre. Mesurez-vous à quel point vous êtes en train de vous couvrir de honte internationale ? Le Guardian, le New-York Times, et jusqu’au Financial Times, le Conseil de l’Europe, Amnesty International, l’ONU, tous sont effarés de votre violence. Même Erdogan et Salvini ont pu s’offrir ce plaisir de gourmets de vous faire la leçon en matière de démocratie et de modération, c’est dire jusqu’où vous êtes tombé.

Mais de l’international, il n’arrive pas que des motifs de honte pour vous : également des motifs d’espoir pour nous. Les Algériens sont en train de nous montrer comment on se débarrasse d’un pouvoir illégitime. C’est un très beau spectacle, aussi admirable que celui des Gilets Jaunes. Une pancarte, dont je ne sais si elle est algérienne ou française et ça n’a aucune importance, écrit ceci : « Macron soutient Boutef ; les Algériens soutiennent les Gilets Jaunes ; solidarité internationale ». Et c’est exactement ça : solidarité internationale ; Boutef bientôt dégagé, Macron à dégager bientôt.

Dans le film de Perret et Ruffin, un monsieur qui a normalement plus l’âge des mots croisés que celui de l’émeute – mais on a l’âge de sa vitalité bien davantage que celui de son état civil –, un monsieur à casquette, donc, suggère qu’on monte des plaques de fer de 2 mètres par 3 sur des tracteurs ou des bulls, et que ce soit nous qui poussions les flics plutôt que l’inverse. C’est une idée. Un autre dit qu’il s’est mis à lire la Constitution à 46 ans alors qu’il n’avait jamais tenu un livre de sa vie. M. Macron je vous vois d’ici vous précipiter pour nous dire que voilà c’est ça qu’il faut faire, lisez la Constitution et oubliez bien vite ces sottes histoires de plaques de fer. Savez-vous qu’en réalité ce sont deux activités très complémentaires. Pour être tout à fait juste, il faudrait même dire que l’une ne va pas sans l’autre : pas de Constitution avant d’avoir passé le bull.

C’est ce que les Gilets Jaunes ont très bien compris, et c’est pourquoi ils sont en position de faire l’histoire. D’une certaine manière M. Macron, vous ne cessez de les y inviter. En embastillant un jeune homme qui joue du tambour, en laissant votre police écraser à coups de botte les lunettes d’un interpellé, ou violenter des Gilets Jaunes en fauteuil roulant – en fauteuil roulant ! –, vous fabriquez des images pour l’histoire, et vous appelez vous-même le grand vent de l’histoire.

Vous et vos semblables, qui vous en croyez la pointe avancée, il se pourrait que vous finissiez balayés par elle. C’est ainsi en effet que finissent les démolisseurs en général. Or c’est ce que vous êtes : des démolisseurs. Vous détruisez le travail, vous détruisez les territoires, vous détruisez les vies, et vous détruisez la planète. Si vous, vous n’avez plus aucune légitimité, le peuple, lui, a entièrement celle de résister à sa propre démolition – craignez même que dans l’élan de sa fureur il ne lui vienne le désir de démolir ses démolisseurs.

Comme en arriver là n’est souhaitable pour personne, il reste une solution simple, logique, et qui préserve l’intégrité de tous : M. Macron, il faut partir. M. Macron, rendez les clés.

[1] La discussion ce jour-là avait une toute autre teneur. Intitulée Fin du grand débat, début du grand débarras, elle réunissait entre autres Jérome Rodrigues, Hervé Kempf, Priscillia Ludosky et Youssef Brakni. On retrouvera les interventions des uns et des autres ici.

[2] Entre cette intervention et sa transcription, le casting du « Grand Débat avec les Intellectuels » a été révélé. Patrick Boucheron n’en est pas, semble-t-il. Mais son macronisme déclaré et son mépris, tout aussi déclaré, des Gilets Jaunes, ne sont pas de nature à commander une correction sur le fond. Idem d’ailleurs pour les deux autres clowns.

Publié le 05/03/2019

Les gilets jaunes et la nécessité de reprendre le temps

Serge Quadruppani

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#181 (site lundi.am)

Du point de vue qui nous intéresse, à savoir la critique anticapitaliste, le mouvement des gilets jaunes est un événement au sens fort : son surgissement a pris tout le monde, quidam ou spécialiste de la pensée, par surprise. On peut toujours en expliquer les causes factuelles- une histoire de taxe sur les carburants, lui dresser de manière plus ou moins convaincante une généalogie historique, enquêter et argumenter sur sa composition sociale, mais ce sera un travail d’interprétation a posteriori, et nul ne peut prétendre l’avoir prévu. Cet événement a un sens fort, donc, mais quel lequel ? Pour répondre, on s’efforcera d’abord de le replacer dans une temporalité plus longue, celle des luttes sociales dans le capitalisme français (et donc mondial) depuis 1968. [1]

Les gilets jaunes et la nécessité de reprendre le temps
Le macronisme est une tentative d’achèvement à marche forcée de la mise aux normes ultra-libérales de la société française, dont la thatchérisation a sans cesse été ralentie en France par le fantôme de Mai 68. Ce mouvement d’insubordination de la société a eu, quoi que racontent les pleureuses qui n’y voient qu’une ouverture de nouveaux marchés de la consommation, quelques effets bénéfiques avec les accords de Grenelle et le départ, un an plus tard de De Gaulle. Même si les bénéfices concrets des accords ont été perdus par la suite, et si le général a été remplacé par des politiciens aussi néfastes, on a conservé la conscience, aussi bien du côté du peuple, que du côté des gouvernants qu’en descendant dans la rue, on pouvait ébranler l’État et contrer ses desseins.

Contre la loi Devaquet en 86, contre le CIP en 1994, contre la réforme des régimes spéciaux de retraite en 1995, contre l’accord CFDT-patronat sur la suppression des Assedic en 1997-98, contre le CPE en 2006 : de nombreux mouvements avaient entraîné une reculade des gouvernements successifs. Mais en 2008, le mouvement contre la réforme des retraites, en dépit de manifs massives et de blocages réunissant étudiants, précaires et ouvriers, s’est soldé par la défaite. Le « mai 68, c’est fini » de Sarkozy était censé acter l’évaporation du fantôme. Le renouveau de combativité manifesté dans la lutte contre la loi travail n’a pas empêché une défaite orchestrée avec les centrales syndicales. Seule la lutte de la Zad de Notre-Dame des Landes s’est soldée par une victoire (amère, certes, mais une victoire) : s’il n’y a pas d’aéroport aujourd’hui, il n’a échappé à personne que c’était grâce, d’une part à l’alliance d’opposants hétérogènes, et d’autre part à une confrontation directe et courageuse avec les forces de l’ordre. Si éloignés qu’ils soient des préoccupations immédiates des gilets jaunes, les différents épisodes de ce combat ont offert une leçon qui n’a pas été perdue.

Si, aujourd’hui, 40 ans après l’irruption du modèle reagano-thatchérien, la contre-révolution néo-libérale n’est pas tout à fait achevée, malgré l’adhésion fanatique de toute l’éditocratie et des médias dominants, on le doit à ce « retard français », à cette « gréviculture » qui fait que Macron intervient à un moment où la donne, mondialement, a changé : après la crise de 2008 et ses séquelles, et dans une époque de chaos géostratégique, il ne peut s’appuyer, à la différence de Thatcher ni, sur des promesses d’actionnariat populaire, ni espérer, autour de l’enlisement des opérations sub-sahariennes, un élan patriotique comme celui de la guerre des Malouines. Même la lutte antiterroriste ou contre l’antisémitisme ne fonctionnent comme vecteurs d’union sacrée que de manière éphémère et seulement pour un segment précis de population.

Saisir le sens de l’événement gilets jaunes implique de se dessaisir de grilles d’analyse qui s’avéraient déjà depuis quelques décennies bien incommodes pour saisir la réalité et qui sont ici tout à fait inopérantes.

Pour moi, qui suis issu de cette famille, aller voir ce que racontaient sur ce mouvement les groupes et individus de l’ultragauche issue de la critique marxienne du léninisme, fut une expérience à la fois intéressante et déprimante : à quelques exceptions près (Temps Critiques, notamment), l’impression d’être en visite dans un Ehpad de la pensée dérangé dans ses habitudes. Tel qui a passé sa vie à recenser jusqu’à la moindre grève patagone pour prouver que dans le monde il n’y a qu’une classe en lutte, ne trouve à dire, après trois mois d’un mouvement étendu à toute la France, qui a durablement marqué la vie économique et sociale et qui a pour la première fois depuis la Commune porté le feu dans les beaux quartiers du pouvoir, qu’il ne s’est pas passé grand-chose. Tel autre a très tôt tranché : ça ce n’est pas le prolétariat, donc, il ne peut l’emporter contre le Capital – et de s’inventer une composition sociale du mouvement : ce serait « la classe de l’encadrement ». Tel autre groupe a décidé que ce mouvement ne pourrait être qu’une tentative de constituer un peuple en dialogue exclusif avec l’Etat, donc étranger à la seule voie pour l’émancipation universelle, l’autonomie ouvrière. Le fond de l’affaire étant la dérangeante composition sociale du mouvement, beaucoup trop composite.

Il faudra vous y faire, les copaines, nous sommes entrés dans l’ère des soulèvements impurs. Au lieu de regretter que ne s’affirme pas « la classe en tant que classe », vous auriez peut-être beaucoup à gagner à vous demander comment il se fait qu’il y ait tant d’ouvriers, et de plus en plus, sur les ronds-points et dans les manifs, et pourquoi ils ont choisi de se battre là plutôt que sur leur lieu de travail. Et continuer en vous demandant ce qu’est devenue cette notion de « lieu du travail » - et si par hasard, le trajet pour se rendre à l’usine n’en faisait pas partie. Pourquoi les ouvriers qui voient les établissements fermer du jour au lendemain suivant les fluctuations d’un capital en circulation accélérée ont-ils tendance à délaisser ce que vous appelez encore les « lieux de production », pour aller se battre ailleurs ? Peut-être parce que la « production » s’étend désormais à toute la société et qu’il est bien hasardeux de lui attribuer un « lieu » exclusif ?

Comprendre toutes les potentialités de ce bouillonnement impur nécessite aussi de prendre la juste mesure de la présence d’éléments nationalistes, racistes, antisémites au sein du mouvement. Sans les ignorer, ni les surestimer, il faut être conscients du danger réel qu’ils représentent pour l’avenir, celui d’un repli d’une partie de ses troupes sur des formes régressives, populistes-électoralistes. Car si les phénomènes répugnants, xénophobes et antisémites, sont restés isolés, très largement marginalisés par d’innombrables déclarations collectives antiracistes, si les groupes fascistes organisés n’ont jamais, aux dires mêmes de la DGSI, pris une position dominante, il est vrai que l’âme du mouvement, cette volonté de constitution d’un peuple qui dresserait l’immense majorité contre les mauvais gouvernants, est ambigüe. Qu’on ait beaucoup chanté la Marseillaise au début et qu’on la chante encore, suivant les occasions et les lieux (mais le mouvement a su aussi créer ses propres chants), peut se comprendre aisément. Comme disait un gilet jaune : « Quand on est face au flic, notre seule force c’est d’être ensemble et pour se sentir ensemble, on a besoin de chanter, et le seul chant que tout le monde connaît, c’est celui-là ». La référence à la Révolution française est bien la référence universelle. Mais quelle république ? La Marseillaise peut être le chant de la République Universelle à la Anarchasis Cloots que Temps Critiques appelle de ses vœux dans une affiche : la république de tous ceux qui veulent en être membres, quelle que soit leur nationalité. Elle peut aussi être ce qu’elle a beaucoup été dans l’histoire : le chant des bourreaux versant un sang impur. Le piège du RIC peut se refermer sur la question : « qui est citoyen ? ». Comme dit TL : « il faut aussi rappeler qu’il paraît difficile d’être sur un barrage ou un rond-point avec un « étranger » qui se bat contre l’injustice fiscale à côté de vous et de lui dire que le RIC ce n’est pas pour lui ! »

Ce genre d’involution ne peut être combattu que par l’approfondissement et la radicalisation des tendances les plus positives. C’est ici que s’avère féconde la confrontation à la dernière séquence de luttes (luttes de territoires contre les Grands Projets, lutte contre la loi travail avec ses cortèges de tête). Les gilets jaunes se distinguent de ces luttes en ce que, contrairement à elles, ils ne mettent en cause ni les modes de production de la richesse, ni la nature même des richesses, mais se battent presque exclusivement sur le terrain de leur répartition. Gilets jaunes, zadistes et réfractaires à la loi « Travaille ! » ont cependant en commun un point essentiel : le refus de l’exploitation. Comme le montre la lutte contre les Grands Projets et ses échanges (de slogans, de participants, d’imaginaire) avec les cortèges de tête, l’exploitation de l’homme par l’homme, l’exploitation de la femme par l’homme et l’exploitation de la nature procèdent de la même démarche. Elle consiste à dominer l’autre pour s’approprier ce qu’il-elle produit en ne lui laissant que de quoi survivre dans les normes fixées par le dominant. Ces normes ont été fabriquées par des siècles de batailles et d’arrachements : séparation nature-culture, sophistication de la domination masculine, imposition du temps de travail comme mesure de la valeur.

La socialité née sur les ronds-points, qui échappe au temps de l’économie et aux rôles sociaux (notamment genrés), est déjà en elle-même une piste pour combattre ces normes et elle favorise aussi les échanges d’expérience qui permettent de dépasser l’opposition entre la question de la fin du monde et celle des fins de mois. Pour que nous ayons le temps d’avancer sur ces pistes là, il faut tenir bon sur les points forts du mouvement : sa magnifique solidarité face à la répression, et le refus obstiné de la représentation (malgré les porte-paroles médiatiquement fabriqués). Plutôt que de céder à la tentation du Grand Blabla national, du dialogue obligatoire avec les autorités comme s’il allait de soi qu’on leur déléguait la tâche de décider de tout à la fin, c’est à nous de continuer à avancer à notre rythme. Continuer à prendre le temps. C’est le propre de l’événement de nous obliger à repenser aussi bien nos outils de pensée que nos priorités d’action et, d’une façon très générale, au niveau des groupes comme de l’ensemble de la société, notre manière d’employer le tem>

Publié le 04/03/2019

Gilets jaunes : Le RIC ou la «parabole des aveugles».

Par Jean-Claude Paye

 

(site mondialisation.ca)

La question de la représentation est devenue centrale dans le discours des gilets jaunes, alors qu’au départ, seules des revendications salariales, la défense du pouvoir d’achat, (« pouvoir remplir le frigo »)  étaient émises par les manifestants. Le Référendum d’Initiative Citoyenne s’est progressivement imposé à travers les médias. Ainsi, le pouvoir est parvenu à occulter les priorités des manifestants, en faisant de la représentation la condition pour pouvoir entendre leurs voix.

S’opère ainsi une opération de déplacement, de la lutte salariale à une demande de réforme de légitimation du pouvoir. Le déplacement, en ce qui concerne la nature des revendications, permet un renversement de celles-ci en leur contraire. Elle permute une lutte sur le salaire, une lutte politique qui s’attaque directement aux nouveaux mécanismes d’exploitation, en une revendication de réforme de l’État qui, en ouvrant la possibilité à un renforcement du pouvoir, vide le caractère de contestation  sociale du mouvement.

Résultat de cette double opération, de déplacement et de renversement, le RIC occupe la place du fétiche, d’un objet partiel se substituant au tout. C’est un vide que peut remplir le pouvoir, selon les nécessités du moment et l’évolution du rapport de forces. Le RIC devient une opération de fusion avec les institutions, qui empêche toute séparation d’avec celles-ci et s’oppose à tout procès de luttes de classes.

Le  rapport entre les gilets jaunes et le pouvoir est l’envers d’Oedipe et le Sphinx, relaté par la mythologie grecque. Ici, c’est le mouvement social qui se précipite dans le vide, car, en acceptant de se placer sur le terrain du pouvoir, il ne peut répondre à l’ injonction : qui es-tu ? qu’en se déniant lui-même, en affirmant « nous sommes le peuple », alors que leur unité était basée sur une lutte contre la sur-exploitation, sur la réponse à la seule question recevable par le mouvement : « que voulons-nous ? » : « des sous ! ».

Le RIC, une revendication « embarquée »

La revendication d’un Référendum d’Initiative Populaire était restée marginale jusqu’à la mi-décembre 2018. Ensuite, elle a été présentée comme l’axe central de la lutte des gilets jaunes. Dans les faits, le RIC a été d’avantage mis en avant par les médias que par les manifestants eux-mêmes qui, le plus souvent, se limitent à revendiquer cette réforme, sans lui donner de contenu, comme si le mot lui-même était synonyme de démocratie. En conséquence, pour le patronat et le gouvernement, le RIC présente l’avantage de reléguer au second plan les revendications initiales, totalement inacceptables, portant sur la revalorisation des salaires minimaux et sur la baisse du prix des carburants, in fine sur la valeur de la force de travail.

Parallèlement, les médias ont fait connaître au grand public Etienne Chouard, porteur emblématique du « référendum d’initiative citoyenne ». Cette initiative a déjà été immédiatement reçue favorablement par le gouvernement. Le premier ministre, Edouard Philippe, a tout de suite exprimé le 17 décembre 2018, dans un entretien aux Echos, : « Je ne vois pas comment on peut être contre son principe ». Ensuite, fût installée une division des rôles entre le premier ministre et le président, l’un et l’autre alternant le rejet et l’ouverture.

Finalement, le président Macron, après avoir renouvelé sa défiance vis à vis du « RIC », un dispositif de démocratie directe qui « peut nourrir la démagogie » et risque de « tuer la démocratie représentative,[1] » a ensuite laissé entendre qu’il pourrait se convertir à l’idée d’un référendum, son premier ministre émettant alors d’avantage de réserves [2] .

L’adoption du référendum d’initiative citoyenne commence à faire son chemin dans les arcanes du pouvoir. Terra Nova, think tank de « centre-gauche », a rendu public une « étude » estimant que le référendum d’initiative citoyenne est une « procédure légitime ». Tout le problème serait de circonscrire les « risques » liés à cette réforme en ajoutant « un temps de réflexion collective.» Une assemblée citoyenne composée d’une centaine de personnes « tirées au sort » serait chargée d’évaluer l’impact du scrutin, entre la période de recueil des signatures et le vote.[3]

Une manœuvre de diversion.

Une discussion centrée sur la proposition du RIC a l’avantage de faire diversion. Elle est beaucoup moins onéreuse qu’une réponse positive aux exigences monétaires et salariales. La possibilité d’organiser des référendums citoyens existe déjà en Suisse et en Italie, sans que l’organisation du pouvoir en ait été bouleversée, sans que des classes populaires aient pu effectivement peser sur la politique gouvernementale.

En ce qui concerne la France, il faut aussi rappeler la saga du référendum sur le Traité de la Constitution européenne en 2005, qui malgré le rejet de plus de 54 % des votants s’est terminée plus tard par la signature du Traité de Lisbonne, texte qui intégrait l’essentiel du caractère supranational de l’acte précédemment rejeté par les Français.

Le dispositif des référendums populaires, qu’ils soient à « l’initiative » des pouvoirs constitués ou du « peuple », se sont, le plus souvent, avérés incapables de peser sur la politique gouvernementale. Cependant, dans le contexte politique actuel, de neutralisation du pouvoir législatif par l’exécutif, le RIC pourrait avoir une influence sur les institutions, mais dans le sens inverse de celui attendu par ses promoteurs, celui d’un renforcement du pouvoir présidentiel au dépend du Parlement.

Un renforcement de l’exécutif.

Le 5 février, lors du vote en première lecture de la loi à l’Assemblée nationale « sur la prévention des violences lors des manifestations et sanction de leur auteurs », 50 députés de la majorité se sont abstenus, afin de marquer leur désaccord avec la proposition de loi [4]. Pourtant, le parti gouvernemental a été entièrement construit par le président. Les candidats de la République en Marche à l’élection législative n’ont pas été élus par les bases locales du mouvement, mais désignés, d’en haut, par une commission dont les membres ont été choisis par Emmanuel Macron [5] .

Un Parlement, même avec une majorité caporalisée, peut toujours poser un problème au pouvoir exécutif. C’est pourquoi ce dernier a constamment introduit des réformes destinées à neutraliser le travail parlementaire. Ainsi, les procédures accélérées réduisent déjà considérablement toute capacité de contestation, en imposant qu’un projet de loi ne puisse faire l’objet que d’une seule lecture par chambre du Parlement.

Le référendum d’initiative citoyenne, une réforme qui pourrait établir une « relation » directe entre le Président et le « peuple », pourrait favoriser une présidentialisation accrue du régime politique, une concentration des pouvoirs encore plus radicale dans les mains de l’exécutif. Ce que deviendra concrètement le RIC, dépendra de ses modalités d’applications et surtout, à chaque fois, du rapport de forces entre ses promoteurs et le pouvoir constitué.

Il n’est pas possible de maintenir en permanence un haut niveau de mobilisation pour faire passer des réformes, même si le vote est d’abord un succès pour ses initiateurs. Comme le montre l’adoption du Traité de Lisbonne, la pression doit être constante, afin que la volonté populaire soit finalement respectée. Cela suppose un ensemble de conditions particulièrement favorables, liés à des conditions historiques limitées.

« L’État du peuple tout entier ».

Les gilets jaunes représentent une partie importante de la population, mais ils ont des intérêts propres qui ne sont pas ceux de l’ensemble de la société. Ainsi, l’évocation de la notion de peuple occulte la spécificité d’un mouvement social, portant des revendications particulières, opposées aux intérêts patronaux.

La manière dont le mouvement se définit pose problème. Si les exigences exprimées portent bien sur la question du salaire et du pouvoir d’achat, les actions sont nommées comme celles d’un mouvement citoyen. Alors que la question salariale est au centre des revendications, le patronat se met complètement hors jeu. L’État peut alors se poser comme le seul interlocuteur des manifestants.

La notion de peuple recouvrerait un agrégat qui comprend quasiment l’ensemble de population, un rassemblement dont l’unité est présupposée, du fait qu’il ne comprendrait pas les 1 %, ou les 0,1 % ou même les 0,01 % de « l’oligarchie » financière. Ainsi, ce n’est pas un concept reposant sur la différence, mais au contraire une catégorie englobante, dont on déduit l’identité par  une opposition pré-supposée aux ultra-riches.

Si les classes sociales n’existent que dans leur rapports de luttes, la notion de peuple, quant à elle, neutralise toute opposition de classe. C’est une notion psychotique, supprimant la différence et rejetant toute séparation d’avec les pouvoirs constitués. Ainsi, c’est une idée  qui a souvent servi de référence idéologique diversifiée, à une partie de la social-démocratie, à des régimes autoritaires ou à Joseph Staline qui a même parlé « d’État du peuple tout entier. »

En France, les promoteurs de la notion de peuple font référence à la révolution de 1789 où le prolétariat urbain a renversé l’aristocratie avec les armes distribuées par les bourgeois et à qui ils les ont remis, une fois le travail accompli [6]. Déjà, dans historiographie de la révolution française, la référence au peuple est un paravent dissimulant les acteurs réels, tels les prolétariats urbain et agraire. Elle a le même effet actuellement, au niveau du mouvement des gilets jaunes, de déni de la composition de classe des manifestants.

Ainsi, disparaît plus de deux siècles d’histoire sociale et politique, celle des luttes prolétaires, au nom d’une référence a-historique de peuple, véhiculée non pas par l’histoire réelle, mais officielle de la révolution française de 1789.

Le RIC, une réforme compatible avec « l’anti-système » macronien.

La mutation de l’organisation du pouvoir, basée sur le RIC, pourrait suivre les traces des réformes antérieures, celles de « l’anti-système » macronien, d’une restructuration par le haut du système de la représentation politique. Son adoption pourrait aboutir à un mode de gouvernance qui abandonne d’avantage le système des partis et qui, dans les faits, rejette le politique, c’est dire la reconnaissance des oppositions de points de vue et d’intérêts, au profit d’une relation fusionnelle du président et de son peuple.[7] Ainsi, le RIC peut conduire à un nouveau stade d’une mutation, déjà bien avancée, de l’exercice du pouvoir d’État, à savoir la fin de toute médiation d’avec la société civile.

L’élection du président Macron est en elle-même exemplaire de ce processus. Emmanuel Macron fût élu par une petite minorité de Français, 16,5 % des électeurs inscrits, permettant à son parti d’obtenir 60 % des sièges à l’Assemblée nationale [8]. Non seulement l’élection, mais déjà sa candidature à la présidence, pose question. Elle fut déjà envisagée au niveau d’une réunion du groupe de Bilderberg un an avant son élection. Son premier ministre y fût aussi présenté quelques mois avant sa désignation. Cette influence internationale explique pourquoi le président Macron est largement indifférent aux revendications des français : il ne leur doit pas son élection.

Ce 5 février 2019, une proposition de loi « anticasseur, » «  visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs [9] », a été adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale. Grâce au soutien du Parti des Républicains, il s’agit d’une première contre-offensive du pouvoir, couplée à une tentative de déstabilisation développée sur le mode de la lutte contre l’antisémitisme.[10]

Pendant longtemps, les gilets jaunes se sont trouvés face à un vide de pouvoir. Il ne s’agissait pas seulement d’une tactique destinée à pratiquer une politique de terre brûlée, face à un mouvement social difficilement contrôlable, mais aussi un élément caractéristique de la forme actuelle de l’exercice du pouvoir national. Celui-ci vient de réagir, dans le seul champ qui lui reste disponible, celui de la provocation idéologique et l’organisation de la répression.

Un État policier.

La répression, subie par les gilets jaunes, est d’un niveau inconnu en France depuis des dizaines d’années. On dénombre quelques 1 800 condamnations accompagnées de centaines de peines de prison ferme, ainsi que 1 400 personnes en attente de jugement. Il s’agit pourtant d’un mouvement social non violent qui n’a aucune capacité, ni volonté, de menacer l’exercice même du pouvoir. La violence policière est avant tout « proactive », elle a pour but de créer la peur et de dissoudre préventivement tout processus de recomposition sociale. Au 15 janvier, on comptait au moins 1700 blessés, 93 blessés graves dont 13 personnes éborgnées [11] parmi les manifestants.

Ainsi, tout au long de leurs manifestations, les gilets jaunes ont été confrontés à la seule structure effective de l’État national : la police. Les États membres de l’UE, même de grands pays comme la France, sont aujourd’hui des instances dépourvues de la plupart des prérogatives régaliennes, qu’elles soient politiques ou économiques. La plupart de celles-ci ont été transférés à des instances instances européennes et internationales. Les politiques économiques et sociales, telles la réforme du code du travail, sont de simples applications de directives de l’UE.
La police devient l’appareil central de l’État national [12] . La prérogative du maintien de l’ordre reste bien de son ressort, contrairement à la guerre, à la monnaie ou à la politique économique. Si à ce niveau, l’État national garde bien une autonomie, elle est relative car étroitement encadré par la structure impériale étasunienne. Depuis une trentaine d’années, les polices européennes ont été structurées directement par le FBI [13] . Non seulement, la police fédérale américaine a organisé les équipes mixtes d’intervention, mais grâce à ses initiatives, elle est parvenue aussi à influencer fortement les législations européennes, tant nationales que communautaires et cela dans les domaines de l’interception des communications, du contrôle du Net, de la création de nouvelles incriminations spécifiant le terrorisme, ainsi que sur les réformes des appareils policiers et judiciaires.

La centralité de l’appareil policier au niveau national a d’abord été explicite dans des pays ayant abandonné depuis longtemps toute souveraineté nationale, telle la Belgique. Elle est maintenant organique à des pays comme la France. Il s’agit là du résultat d’une politique d’abandon de toute indépendance nationale et d’une intégration accrue dans l’Empire étasunien.

« La parabole des aveugles ».

Si la police est devenue, en France, le corps central de l’État national, c’est d’abord comme appareil soumis aux structures impériales. Cette articulation explique les difficultés rencontrées par les luttes prolétaires. La gestion de force de travail est internationale et les luttes restent nationales. L’adversaire est globalement insaisissable. Face aux gilets jaunes, il n’y a que la police comme représentante d’un Etat qui a perdu ses prérogatives régaliennes. Les manifestants doivent faire face à un vide de pouvoir. Ils sont confrontés à un Etat qui règne, mais ne gouverne pas.

La violence de la police vis à vis des manifestants, ainsi que l’utilisation massive de la procédure de comparution immédiate, sont révélatrices de la forme actuelle de l’État, d’un Etat national qui n’a plus d’autres prérogatives que les fonctions de police et de justice, cette dernière étant réduite à un simple auxiliaire de l’appareil répressif. La procédure de « comparution immédiate » est explicite de cette mutation. C’est donc le droit pénal qui est maintenant au centre des relations entre le pouvoir et la population.

Actuellement, le droit pénal a acquis un caractère constituant. Abandonner, comme le demande Etienne Chouard, les revendications salariales et ne pas faire de la défense des libertés fondamentales un axe central de lutte , afin de concentrer tous ses efforts sur le RIC, conduit à l’anéantissement du mouvement. Cela amène à traiter comme objectif principal, sinon unique, la capacité de transformer un texte constitutionnel qui n’a plus qu’une place résiduelle dans l’ordre politique et juridique actuel.  Cette tactique se place hors de toute réalité effective. Elle conduit à un suicide politique, comme le suggère notre référence à la peinture de Jerôme Bosh, « La parabole des aveugles ».

Le RIC  comme substitut à la lutte sur le salaire.

La dissolution de ses revendications propres dans une demande abstraite de démocratisation de l’État ne peut qu’affaiblir le mouvement. Cette exigence peut facilement se transformer en son contraire, en un renforcement du pouvoir exécutif. Le déni de la composition de classe du mouvement, leur refus de se nommer comme prolétariat fait qu’ils sont désignés comme peuple, comme base imaginaire d’une organisation étatique qui les combat.

En effet, la manière dont certains manifestants se définissent pose problème. Si leurs revendications portent  bien sur la question du salaire, elle ne se nomment pas comme telles. Elles se présentent pas comme des actions prolétaires, destinées à défendre la valeur de la force de travail, mais comme un mouvement « citoyen », se réclamant d’un État qui est en première ligne dans la baisse du salaire direct et indirect.

En conclusion, il apparaît que la revendication du RIC repose sur un double déni de la réalité politique. Elle suppose que l’État national exerce encore un pouvoir conséquent et que la Constitution en est encore un vecteur essentiel.

Un déni du caractère politique de la lutte salariale.

C’est aussi un déni du caractère directement politique de la lutte salariale, qui dans le contexte actuel, affronte globalement une accumulation du capital basée, non plus principalement, comme dans « les trente glorieuses », sur l’augmentation de la production de plus-value relative, mais bien sur une nouvelle croissance de la plus-value absolue [14].

En occident, donc en France, dans une structure de très faible croissance, l’augmentation de la productivité du travail n’est plus le vecteur principal de l’augmentation de l’exploitation, de la hausse du taux de plus-value, mais bien la baisse des salaires directs et indirects, ainsi que l’augmentation de la durée et de la flexibilité du travail.

La lutte sur le salaire devient directement politique, car toute valorisation de la force de travail remet directement en cause un système d’exploitation basé essentiellement sur la baisse de la valeur absolue de la force de travail. La fonction de l’État comme capitaliste collectif, telles que nous le montre la loi El Khomri et les ordonnances Macron, est aujourd’hui centrale dans le démantèlement des garanties permettant aux travailleurs de défendre leurs salaires et leurs conditions de travail. Toute lutte pour le salaire devient une lutte directement politique.

Jean-Claude Paye

Notes

[1]Louis Nadau, « Face au RIC , Macron brandit le Brexit », Marianne.net, le 16/1/2019,https://www.marianne.net/politique/face-au-ric-macron-brandit-le-brexit

[2]« Comment Emmanuel Macron prépare un référendum en secret », Le Journal du Dimanche,  le 2 février 2019, https://www.lejdd.fr/Politique/exclusif-comment-emmanuel-macron-prepare-un-referendum-en-secret-3850556

[3]Carole Piquet, « Qu’est-ce que le «RIC délibératif» proposé par Terra Nova ? »,  Le Parisien.fr, le 19 février 2019, http://www.leparisien.fr/politique/qu-est-ce-que-le-ric-deliberatif-propose-par-terra-nova-19-02-2019-8015343.php

[4]« L’Assemblée vote la proposition de loi « anti-casseurs » par 387 voix contre 92 », Europe1.fr, le 5 février 2019, https://www.europe1.fr/politique/lassemblee-vote-la-proposition-de-loi-anticasseurs-par-387-voix-contre-92-3852311

[5]Lire : Jean-Claude Paye, « Que rien ne change pour que tout change », Alter Info, le 8 juin 2017, http://www.alterinfo.net/Que-rien-ne-change-pour-que-tout-change-_a131165.html

[6]Henri Guillemins, « La révolution française (1789-1794)», https://www.youtube.com/watch?v=mh7DWUr_nyA

[7]Jean-Claude Paye, « Macron. La fin du système des partis », Alter Info, le 20 avril 2017, http://www.alterinfo.net/Macron-La-fin-du-systeme-des-partis_a130104.html

[8]Résultats des élections législatives 2017, Ministère de l’Intérieur, https://www.interieur.gouv.fr/Elections/Les-resultats/Legislatives/elecresult__legislatives-2017/(path)/legislatives-2017/FE.html

[9]« Les députés ont voté pour limiter la liberté de manifester », Reporterre.net, le 5 février 2019, https://reporterre.net/Les-deputes-ont-vote-pour-limiter-la-liberte-de-manifester

[10]Bernard-Henri Lévy: « L’antisémitisme, c’est le coeur du mouvement des gilets jaunes », AFP, le 18 février 2019, https://www.lalibre.be/actu/international/bernard-henri-levy-l-antisemitisme-c-est-le-coeur-du-mouvement-des-gilets-jaunes-5c6a69ffd8ad5878f0c92226

[11]« Au moins 93 blessés graves depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, 13 personnes éborgnées », RT France, le 15 janvier 2019, https://francais.rt.com/france/57917-au-moins-93-blesses-graves-debut-mouvement-gilets-jaunes-13-personnes-eborgnees

[12] Jean-claude Paye, «  « L’État policier, forme moderne de l’Etat ? L’exemple de la Belgique », Les Temps modernes,, no 605, août-septembre-octobre 1999 et « Vers un Etat policier en Belgique ? », Le Monde diplomatique, novembre 1999, ainsi que Vers un Etat policier en Belgique, 159 p, EPO 1999.

[13]Jean-claude Paye, « Europe-Etats-Unis : un rapport impérial », Le Monde, le 23 février 2004, https://www.lemonde.fr/international/article/2004/02/23/europe-etats-unis-un-rapport-imperial-par-jean-claude-paye_354079_3210.html

[14]L’augmentation de la valeur du capital par la production de plus-value absolue est la forme dominante au 19ieme siècle, avant que les travailleurs aient pu s’organiser massivement. Elle s’effectue par la prolongation de la journée de travail et la réduction des salaires réels. L’augmentation de la plus-value relative s’effectue, quant à elle, par l’accroissement de l’intensité et de la productivité du travail, en s’assurant que l’augmentation des salaires soit inférieure à celle de la productivité.

La source originale de cet article est Mondialisation.ca

Copyright © Jean-Claude Paye, Mondialisation.ca, 2019

Publié le 26/02/2019

Eclairage de Shlomo Sand sur les amalgames

(site lamarseillaise-encommun.org)

Nous prenons le parti de revenir sur la lettre ouverte au Président de la République française rédigée par l’historien juif israélien, Shlomo Sand, en juillet 2017. Ce document faisait suite au discours d’Emmanuel Macron tenu en présence de Benjamin Netanyahou, pour la commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv. Il concerne son amalgame entre “anti-sionisme” et “antisémitisme”. Ce rappel historique demeure d’actualité à l’heure où un groupe de parlementaires présidé par le député LREM  Sylvain Maillard lance une initiative législative visant à faire de l’antisionisme un délit au même titre que l’antisémitisme.

Lettre ouverte à M. le Président de la République française

Par Shlomo Sand, historien israélien (Traduit de l’hébreu par Michel Bilis). Publié dans le club de Médiapart, le 21 juillet 2017.

En commençant à lire votre discours sur la commémoration de la rafle du Vel’d’hiv, j’ai éprouvé de la reconnaissance envers vous. En effet, au regard d’une longue tradition de dirigeants politiques, de droite, comme de gauche, qui, au passé et au présent, se sont défaussés quant à la participation et à la responsabilité de la France dans la déportation des personnes d’origine juive vers les camps de la mort, vous avez pris une position claire et dénuée d’ambiguïté : oui la France est responsable de la déportation, oui il y a bien eu un antisémitisme, en France, avant et après la seconde guerre mondiale.
Oui, il faut continuer à combattre toutes les formes de racisme. J’ai vu ces positions comme étant en continuité avec votre courageuse déclaration faite en Algérie, selon laquelle le colonialisme constitue un crime contre l’humanité.

Pour être tout à fait franc, j’ai été plutôt agacé par le fait que vous ayez invité Benjamin Netanyahou, qui est incontestablement à ranger dans la catégorie des oppresseurs, et ne saurait donc s’afficher en représentant des victimes d’hier. Certes, je connais depuis longtemps l’impossibilité de séparer la mémoire de la politique. Peut-être déployez-vous une stratégie sophistiquée, encore non révélée, visant à contribuer à la réalisation d’un compromis équitable, au Proche-Orient ?

J’ai cessé de vous comprendre lorsqu’au cours de votre discours, vous avez déclaré que :

«L’antisionisme… est la forme réinventée de l’antisémitisme». Cette déclaration avait-elle pour but de complaire à votre invité, ou bien est-ce purement et simplement une marque d’inculture politique ? L’ancien étudiant en philosophie, l’assistant de Paul Ricœur a-t-il si peu lu de livres d’histoire, au point d’ignorer que nombre de juifs, ou de descendants de filiation juive se sont toujours opposés au sionisme sans, pour autant, être antisémites ? Je fais ici référence à presque tous les anciens grands rabbins, mais aussi, aux prises de position d’une partie du judaïsme orthodoxe contemporain. J’ai également en mémoire des personnalités telles Marek Edelman, l’un des dirigeants rescapé de l’insurrection du ghetto de Varsovie, ou encore les communistes d’origine juive, résistants du groupe Manouchian, qui ont péri. Je pense aussi à mon ami et professeur : Pierre Vidal-Naquet, et à d’autres grands historiens ou sociologues comme Eric Hobsbawm et Maxime Rodinson dont les écrits et le souvenir me sont chers, ou encore à Edgar Morin. Enfin, je me demande si, sincèrement, vous attendez des Palestiniens qu’ils ne soient pas antisionistes !

Je suppose, toutefois, que vous n’appréciez pas particulièrement les gens de gauche, ni, peut-être, les Palestiniens ; aussi, sachant que vous avez travaillé à la banque Rothschild, je livre ici une citation de Nathan Rothschild, président de l’union des synagogues en Grande-Bretagne, et premier juif à avoir été nommé Lord au Royaume Uni, dont il devint également la gouverneur de la banque. Dans une lettre adressée, en 1903, à Théodore Herzl, le talentueux banquier écrit : «Je vous le dis en toute franchise : je tremble à l’idée de la fondation d’une colonie juive au plein sens du terme. Une telle colonie deviendrait un ghetto, avec tous les préjugés d’un ghetto. Un petit, tout petit, Etat juif, dévot et non libéral, qui rejettera le Chrétien et l’étranger.» Rothschild s’est, peut-être, trompé dans sa prophétie, mais une chose est sûre, cependant : il n’était pas antisémite !

Il y a eu, et il y a, bien sûr, des antisionistes qui sont aussi des antisémites, mais je suis également certain que l’on trouve des antisémites parmi les thuriféraires du sionisme. Je puis aussi vous assurer que nombre de sionistes sont des racistes dont la structure mentale ne diffère pas de celle de parfaits judéophobes : ils recherchent sans relâche un ADN juif (ce, jusqu’à l’université où j’enseigne).

Pour clarifier ce qu’est un point de vue antisioniste, il importe, cependant, de commencer par convenir de la définition, ou, à tout le moins, d’une série de caractéristiques du concept : « sionisme » ; ce à quoi, je vais m’employer le plus brièvement possible.

Tout d’abord, le sionisme n’est pas le judaïsme, contre lequel il constitue même une révolte radicale. Tout au long des siècles, les juifs pieux ont nourri une profonde ferveur envers leur terre sainte, plus particulièrement pour Jérusalem, mais ils s’en sont tenus au précepte talmudique qui leur intimait de ne pas y émigrer collectivement, avant la venue du Messie. En effet, la terre n’appartient pas aux juifs mais à Dieu. Dieu a donné et Dieu a repris, et lorsqu’il le voudra, il enverra le Messie pour restituer. Quand le sionisme est apparu, il a enlevé de son siège le « Tout Puissant », pour lui substituer le sujet humain actif.

Chacun de nous peut se prononcer sur le point de savoir si le projet de créer un Etat juif exclusif sur un morceau de territoire ultra-majoritairement peuplé d’Arabes, est une idée morale. En 1917, la Palestine comptait 700.000 musulmans et chrétiens arabes et environ 60.000 juifs dont la moitié étaient opposés au sionisme. Jusqu’alors, les masses du peuple yiddish, voulant fuir les pogroms de l’empire Russe, avaient préféré émigrer vers le continent américain, que deux millions atteignirent effectivement, échappant ainsi aux persécutions nazies (et à celles du régime de Vichy).

En 1948, il y avait en Palestine : 650 000 juifs et 1,3 million de musulmans et chrétiens arabes dont 700.000 devinrent des réfugiés : c’est sur ces bases démographiques qu’est né l’Etat d’Israël. Malgré cela, et dans le contexte de l’extermination des juifs d’Europe, nombre d’antisionistes sont parvenus à la conclusion que si l’on ne veut pas créer de nouvelles tragédies, il convient de considérer l’État d’Israël comme un fait accompli irréversible. Un enfant né d’un viol a bien le droit de vivre, mais que se passe-t-il si cet enfant marche sur les traces de son père ?

Et vint l’année 1967 : depuis lors Israël règne sur 5,5 millions de Palestiniens, privés de droits civiques, politiques et sociaux. Ils sont assujettis par Israël à un contrôle militaire : pour une partie d’entre eux, dans une sorte de « réserve d’Indiens » en Cisjordanie, tandis que d’autres sont enfermés dans un « réserve de barbelés » à Gaza (70% de ceux-ci sont des réfugiés ou des descendants de réfugiés). Israël, qui ne cesse de proclamer son désir de paix, considère les territoires conquis en 1967 comme faisant intégralement partie de « la terre d’Israël », et s’y comporte selon son bon vouloir : jusqu’à présent, 600 000 colons israéliens juifs y ont été installés….et cela n’est pas terminé !

Est-cela le sionisme d’aujourd’hui ? Non ! Répondront mes amis de la gauche sioniste qui ne cesse de se rétrécir, et ils diront qu’il faut mettre fin à la dynamique de la colonisation sioniste, qu’un petit État palestinien étroit doit être constitué à côté de l’État d’Israël, que l’objectif du sionisme était de fonder un État où les juifs exerceront la souveraineté sur eux-mêmes, et non pas de conquérir dans sa totalité « l’antique patrie ». Et le plus dangereux dans tout cela, à leurs yeux : l’annexion des territoires occupé constitue une menace pour Israël en tant qu’État juif.

Voici précisément le moment de vous expliquer pourquoi je vous écris, et pourquoi, je me définis comme non-sioniste, ou antisioniste, sans pour autant devenir antijuif. Votre parti politique inscrit, dans son intitulé : « La République », c’est pourquoi je présume que vous êtes un fervent républicain. Et dussé-je vous étonner : c’est aussi mon cas. Donc, étant démocrate et républicain, je ne puis, comme le font sans exception tous les sionistes, de droite comme de gauche, soutenir un État juif. Le Ministère de l’Intérieur israélien recense 75% de ses citoyens comme juifs, 21% comme musulmans et chrétiens arabes et 4% comme « autres » (sic). Or, selon l’esprit de ses lois, Israël n’appartient pas à l’ensemble des Israéliens, mais aux juifs du monde entier qui n’ont pas l’intention de venir y vivre. Ainsi, par exemple, Israël appartient beaucoup plus à Bernard Henry-Lévy et à Alain Finkielkraut qu’à mes étudiants palestino-israéliens qui s’expriment en hébreu, parfois mieux que moi-même ! Israël espère aussi qu’un jour viendra où tous les gens du CRIF, et leurs « supporters » y émigreront ! Je connais même des français antisémites que cette perspective enchante ! En revanche, on a pu entendre deux ministres israéliens, proches de Benjamin Nétanyahou, émettre l’idée selon laquelle il faut encourager le « transfert » des Israéliens arabes, sans que personne n’ait émis la demande qu’ils démissionnent de leurs fonctions.

Voilà pourquoi, Monsieur le Président, je ne peux pas être sioniste. Je suis un citoyen désireux que l’État dans lequel il vit soit une République israélienne, et non pas un Etat communautaire juif. Descendant de juifs qui ont tant souffert de discriminations, je ne veux pas vivre dans un État, qui, par son autodéfinition, fait de moi un citoyen doté de privilèges. A votre avis, Monsieur le Président : cela fait-il de moi un antisémite ?

Shlomo Sand, historien israélien
(Traduit de l’hébreu par Michel Bilis)

Source Mediapart 21/07/2017

Publié le 14/02/2019

UNE POLITIQUE EXPERIENTIELLE (II) – Les gilets jaunes en tant que « peuple » pensant

Entretien avec le sociologue Michalis Lianos

paru dans lundimatin#178, (site lundi.aù)

Depuis le mois de novembre 2018, le sociologue Michalis Lianos est allé à la rencontre de centaines de gilets jaunes afin de recueillir leurs paroles et de tenter d’analyser ce mouvement aussi surprenant que protéiforme. Fin décembre, nous avions publié les premiers résultats de ses recherches sous la forme d’une interview : Une politique expérientielle – Les gilets jaunes en tant que « peuple ». Cette semaine, nous publions ce second entretien. Une mise à jour autant qu’un approfondissement, un travail d’analyse aussi fin que tranchant.

Il y a huit semaines, vous avez restitué vos premières observations sur les gilets jaunes à partir de votre enquête sociologique. Votre recherche continue. Où en êtes-vous aujourd’hui ?

 

J’ai voulu dès le départ éviter une recherche « d’actualité ». Mon objectif scientifique – si l’on peut se permettre cette prétention – est de suivre la dynamique socio-politique de l’expression et de la répression organisée autour du mouvement des Gilets Jaunes. Je ne cherche pas à comprendre seulement une lutte ponctuelle mais comment une lutte naît et meurt dans le cadre des sociétés postindustrielles contemporaines. Tous mes travaux confluent sur un thème qui reste constant : les contraintes de la socialité humaine. Qu’il s’agisse du conflit ou du don, de la confiance ou du soupçon, de la liberté ou du contrôle, de l’amour ou de la violence, la forme que prend le lien social détermine ce qui est possible pour une collectivité.

En l’occurrence, le mouvement des Gilets Jaunes se transforme à partir de deux fondements spécifiques : une conscience profonde de la situation et la solidarité en tant que réponse à cette situation.

“Conscience profonde” ?

 

Oui. Il ne s’agit pas seulement de réflexivité, c’est-à-dire de la capacité de réfléchir sur la condition dont on fait partie et de notre rôle dans cette condition. Ce que je constate est l’émergence d’une représentation très dense qui commence à s’organiser en tant que philosophie sociale et politique.

Le point de départ est une immense frustration concernant la réponse de pouvoirs établis et des institutions qui les expriment. Vous vous souvenez peut-être que les premières manifestations étaient des événements de famille, des bandes d’amis, des voisins, des collègues. On est venu avec ses enfants en poussette en pensant que l’on ferait comprendre aux “élites” le besoin d’agir de façon urgente. Il s’agissait de montrer que l’on faisait partie de l’âme de ce pays, du “peuple” qui allait communiquer avec ses dirigeants. Certes, il y avait la colère d’en être arrivé à la situation qui obligeait à cette manifestation mais il y avait aussi l’enthousiasme de se voir protagoniste sur la scène civique et la certitude que l’on allait se faire comprendre.

Or, que découvre-t-on de samedi à samedi ? Que “le pays” n’est pas comme on le pensait. Ce n’est pas seulement le pays des tensions des ronds-points et des supermarchés bloqués. A un autre niveau, c’est le pays de quelqu’un d’autre - on ne sait qui précisément - quelqu’un qui n’hésite pas à aligner devant vous des murs anti-émeutes, des blindés, des armes, des lacrymogènes. A vous qui avez dépensé une partie non négligeable de votre revenu mensuel pour venir sur les Champs Elysées et communier avec la nation des citoyen.ne.s, telle que vous la ressentiez à travers ce que l’on vous a appris à l’école et que l’on vous la présente dans les discours solennels. Et là, sur les Champs Elysées, le chemin le plus symbolique du pays, on vous traite comme un ennemi de cette chose précise que vous êtes venu réclamer et qui nourrit votre enthousiasme, votre frustration et votre espoir : la République.

La déception est immense. Vous comprenez assez rapidement qu’il ne s’agit pas d’une mécompréhension. Je l’ai entendu plusieurs fois - aussi bien par des gens de gauche que de droite - à partir de la mi-décembre : “Je ne mettrai plus les pieds à Paris pour me faire gazer comme un criminel. C’est une honte !”, “Je viens ici pour le bien de mon pays, pour les jeunes ; et tout ce que je trouve, c’est la matraque”.

Cela explique le changement dans la composition des manifestants avec le temps. Pas d’enfants, bien moins de femmes, retrait des non urbains dans leur espace d’origine. L’effet de percolation de ces expériences à travers les réseaux en ligne et les contacts directs sur les ronds-points fut rapide et profond. Une autre perception de la société française commence donc à émerger progressivement chez les Gilets Jaunes.

Quelles sont les caractéristiques de cette nouvelle perception ? Comment change-t-elle leur propre positionnement dans le paysage politique ?

 

En premier, la confiance qu’ils et elles avaient dans leur lien avec la communauté civique nationale est brisée. Mais leur analyse n’est pas que tout le monde est contre eux. Ils voient que la majorité de la population - donc d’autres classes que la leur - les soutiennent. Par conséquent, ils ressentent que ce lien est brisé parce qu’il est ‘trahi’ par les “élites”. Ce terme désignera à partir de cette étape tous ceux qui ont le pouvoir d’agir comme intermédiaires entre les différentes parties de la société française parce qu’ils sont des acteurs puissants ou institutionnels, souvent les deux. La perception est alors que le jeu est faussé depuis la distribution des cartes elle-même. Hormis quelques inévitables éléments de conspiration ça et là, cela conduit à la réalisation que l’impasse dans lequel ils se trouvent n’est pas due à une coïncidence conjoncturelle mais à une tendance ‘lourde’. Ils expriment cela en affirmant qu’ “ils veulent faire de nous des rien-du-tout, ils ne veulent plus qu’il existe de classe moyenne ; pour qu’on soit pauvre et qu’on obéisse à tout”. Quand on leur demande qui sont “ils”, la réponse est complexe : “la finance qui tient le gouvernement dans chaque pays ; si on remplace Macron par un autre, ça ne changera rien. Le nouveau sera obligé de faire comme l’ancien”.

N’oublions pas que pour une grande partie d’entre eux, qu’ils aient voté pour Emmanuel Macron ou non, LREM représentait un espoir de changement par le seul fait de se réclamer d’une politique non ‘professionnelle’. Or, ils commencent à penser que si cela ne peut faire aucune différence, le pouvoir est ailleurs. Cette dimension obscure ils l’appellent “système”, “mondialisation”, “finance”, “Europe”, “l’argent”... selon leurs affinités et cultures politiques. Mais ils parlent clairement - et de façon très précise et habile - de l’architecture du système sociopolitique qui limite de fait les changements substantiels. Ils en concluent donc que cette dimension qui canalise et cadre les évolutions possibles dépasse en force la volonté du “peuple”, car elle aboutit toujours à des compromis qui la perpétuent.

C’est à ce point que le lien se fait avec un pouvoir spécifique auquel ils n’attachaient pas une grande importance avant : qui pose les questions ? Et ensuite : qui les rend pertinentes, voire importantes ? Vous voyez ici la mise en question fondamentale du processus politique dans son ensemble et, dans un deuxième temps, la mise en question du rôle de la sphère médiatique dans ce processus. Dans leurs discussions, ils découvrent alors que toute sorte de question peut être posée et doit être examinée. Je vous donne mon exemple le plus extrême ayant eu lieu au sein d’un groupe des gilets jaunes inconnus entre eux aux abords de l’Etoile : un homme paraissant absolument sain d’esprit, très éloquent et avenant, explique qu’il est naturel qu’une espèce change son environnement et que c’est seulement dans ce cadre que nous devons considérer l’écologie politique. De toute façon, dit-il, nous avons déjà engagé notre avenir sur des milliers d’années. Si la terre ne peut plus nous accueillir dans le futur, il faudra se préparer à habiter d’autres planètes. L’embarras est total dans le groupe. Un illuminé ? Un provocateur ? Quelqu’un lui pose alors spontanément la question : “Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? - Je travaille dans le traitement des déchets nucléaires”. Vu son discours, l’homme est en plus de formation supérieure, probablement ingénieur. L’assistance se fait donc à l’idée qu’ici existe une question absolument “hallucinante” mais qui pourrait finalement sous certains aspects constituer une question politique légitime.

L’interaction au sein du mouvement cultive le sentiment que le cadre d’interrogation du politique n’est ni si certain ni si justifié qu’on le croyait. Cela ne signifie pas que les gilets jaunes ne sont pas en majorité des pragmatistes convaincu.e.s focalisé.e.s sur la vie ordinaire. Il signifie au contraire qu’ils sont obligés par le processus qu’ils ont lancé eux-mêmes de se rendre à l’évidence que ce pragmatisme n’aboutira à rien s’il est déjà encadré par les questions posées par les pouvoirs en place, par les interrogations intelligentes de “ceux qui savent comment faire”. On réalise en somme que quand on sait faire quelque chose, il est impossible de revenir à la position où on ne sait pas le faire afin de l’interroger totalement.

C’est dans ce processus d’approfondissement que se cultive le goût pour la démocratie directe - sous la forme du RIC et de la réforme constitutionnelle - et la méfiance face au “grand débat” organisé par le gouvernement. Ce que les couches sociales supérieures ne comprennent pas à propos de cette méfiance est sa complexité. Il ne s’agit pas d’un rejet des positions précises du gouvernement et des acteurs politiques établis, plus généralement. Il s’agit du rejet d’un processus que l’on connaît convaincant, car il l’est objectivement une fois les jalons de l’interrogation posés. Les gilets jaunes ne doutent pas une seconde de l’intelligence des dirigeants, ils doutent que cette intelligence soit exploitée autant qu’il le faut au bénéfice du “peuple”. Leur revendication ne relève donc plus du raisonnement technique de résolution des problèmes, elle relève du principe politique de l’identification des problèmes.

Comme toute interrogation politique profonde, celle-ci met l’interrogeant face à un horizon pratique à 360 degrés. Que faire avec ce que l’on a compris ? N’en déplaise aux amateurs de la violence, aussi bien fascistes qu’insurrectionnels, les gilets jaunes ne sont majoritairement pas là pour pratiquer la subversion et encore moins la guerre sociale. Ils sont partisans d’un ordre permanent, prévisible et relativement juste. Mais ils ont compris qu’il n’y a pas grand-chose à attendre de l’ordre établi non plus. Nous arrivons donc au deuxième fondement de leur action : la solidarité. Puisqu’il heurte les analyses que nous avons l’habitude de faire, nous ne relevons pas assez la rareté d’un phénomène politique majeur dont nous sommes témoins. Les gilets jaunes arrivent à être solidaires dans le désaccord. Ce n’est pas sans intuition émotionnelle que certains voient le mouvement comme “leur famille”. A travers une architecture neuronale dont le modèle est bien sûr l’Internet, ils sentent que la fin de leur diversité sonnera le glas de leur légitimité, car ils se transformeront en un ‘courant’ politique comme les autres, avec ses propres mécanismes et ses propres vérités ; convaincantes mais fermées, donc sujettes aux mêmes pressions qu’ils considèrent malsaines. Entrer dans les couloirs et dans les débats du pouvoir ne peut se faire sans limiter son horizon. Or, maintenant ils sont conscients que leur apport à la France et à l’Europe est précisément cette possibilité alternative d’ouverture.

S’il est donc extrêmement difficile de trouver une issue qui évite un “retour à la normale”, il n’est pas impossible de gagner du temps en s’appuyant les uns sur les autres pour maintenir l’ouverture. L’ “Assemblée des assemblées” à Commercy exprime précisément cette affirmation de solidarité. Par sa transmission transparente - gérée sans médias externes - et par sa réserve face aux possibilités de la représentativité politique, elle maintient l’équilibre entre une large plateforme de revendications politiques et une pratique qui respecte les principes que le mouvement prône désormais. On se doit de demander combien d’espaces politiques - militants ou intellectuels - peuvent s’enorgueillir d’un tel équilibre.

Si tout cela prouve une maturité, on dirait que cela ne résout pas la question de l’action. Les institutions les pressent vers une normalisation partisane d’un côté tout en limitant leur capacité de manifester de l’autre. Combien de temps peuvent-ils tenir leur position fine avant que leurs sources d’énergie se tarissent ?

 

Cela dépendra de plusieurs facteurs parmi lesquels les aléas joueront un rôle déterminant. Par exemple, il est indéniable que les blessures graves causées par les armes de la police ravivent leur persévérance. Ils se le disent constamment pour s’encourager : “on ne lâche rien”. Evidemment, le gouvernement fait très attention pour éviter des morts, ce qui renflammerait le mouvement.

Il faudrait lire aussi dans la stratégie du gouvernement un mouvement d’encerclement de l’ ‘opinion publique’. Cela ne s’adresse pas au cœur du mouvement des gilets jaunes mais surtout à la périphérie et aux couches qui les soutiennent passivement. Le fameux “grand débat” est encore une démonstration d’intelligence à l’égard de ceux qui ne sont pas en train de questionner le cadre politique. Cette opération, si elle est suivie par un RIC de valeur symbolique, est susceptible de faire perdre aux gilets jaunes le statut des contestataires légitimes et de les requalifier en tant que ‘râleurs’ déraisonnés. Dans le même sens, l’engouement récent de l’état pour ‘les banlieues’ vise à éviter que leurs populations se rapprochent des gilets jaunes sur le plan militant ou émotionnel afin d’éviter que les couches inférieures traversent la plus grande barrière qui les sépare aujourd’hui, la barrière ethno raciale. Car si cette barrière est franchie et ‘les banlieues’ entrent dans une posture affirmée de revendication de citoyenneté, l’architecture politique et électorale dans les sociétés multiraciales s’effondrera immédiatement en Europe de l’Ouest. Là se trouve un des plus grands enjeux concernant l’impact possible des gilets jaunes. Il s’agit d’un enjeu profondément enfoui dont les partis politiques ont une conscience aiguë, car pour eux il s’agit d’une question de survie.

Un autre aspect est le rapport aux syndicats. La grève du 5 février a montré que si les convergences sont possibles et souhaitables, les ambitions politiques ne sont pas les mêmes. Les syndicats ne lient pas leur action à la condition sociopolitique générale et c’est pour cette raison qu’ils sont largement abandonnés. C’est étrange à énoncer de cette façon mais une vision du monde - implicite ou explicite mais avant tout réflexive - semble aujourd’hui nécessaire pour rendre un syndicat crédible. Les luttes contre les mesures spécifiques et le corporatisme co-gestionnaire ne produisent aucune loyauté, car justement la mise en question du cadre d’interrogation de la réalité manque. En apportant cela, les gilets jaunes menacent le modus operandi syndical fondé sur des lignes d’action spécifiques et datées. Les syndicats ne peuvent plus dire en somme qu’ils ne sont pas là pour questionner la légitimité d’un gouvernement, proposer une politique économique alternative, etc. Les gilets jaunes sont là pour tout, du prix du carburant à la démocratie directe. La dissonance est évidente. Comme pour la question ethno-raciale, on pourrait imaginer que les gilets jaunes puissent bouleverser le modèle syndical aussi.

Pensez-vous que de telles évolutions sont possibles ? Par exemple une convergence entre les gilets jaunes, la banlieue et les syndicats ?

 

Possible, théoriquement oui. Probable, non. Pour une série des raisons. En premier, seuls les gilets jaunes combinent la conscience politique collective avec l’absence d’une structure pyramidale. Cela signifie que tout acteur qui s’intéresse à eux doit en quelque sorte démonter sa hiérarchie interne, ce qui ne serait pas au goût de n’importe quel syndicat ou parti politique. Inversement, il faudrait faire confiance à une vision collective incluant ceux que vous avez appris à voir comme “Autres”, par exemple les premières ou deuxièmes générations des français par les français plus anciens.

Des structures de pouvoir et des identités collectives qui s’auto-déchoient pour laisser leur place à une vision politique partagée, ce n’est pas fréquent dans l’histoire humaine. Il est clair en même temps qu’un sentiment d’inadéquation systémique couvre l’Europe et cela devrait retenir notre plus grande attention. Si le souci d’un pouvoir est de se perpétuer en se légitimant, les conséquences de ses actions dépassent bien cette intention. En l’occurrence, l’Europe entière observe ce qui se passe avec les gilets jaunes en France. Un assèchement du mouvement sera bien sûr interprété par les partis politiques et les médias comme une victoire du gouvernement. Mais il ne sera pas interprété ainsi par les populations sous pression qui voient que la volonté de changement se heurte à un filtrage si puissant qui convertit tout le monde à l’absence d’alternative. Même quand vous accédez avec un mandat alternatif au pouvoir, vous n’avez qu’à vous adapter à une interdépendance qui vous dépasse. Le cas de Syriza en Grèce illustre parfaitement cette condition. Par conséquent, si les voies électorales et de protestation traditionnelle sont impossibles, que reste-t-il ?

Les gilets jaunes n’aiment pas parler actuellement de l’éventualité de “lâcher” mais que feront-ils si l’état parvient à user leur énergie ? Vers quelle direction iront-ils et elles ? Quelles sont les forces établies les plus ‘anti-systémiques’ déjà dans le jeu électoral et parlementaire ? Vous comprenez que nous pourrions avoir ici une belle prophétie qui s’auto-vérifie par un discours de respect du citoyen et de la nation, et par la promesse du lavage de l’affront que vous avez subi en vous sentant ignoré.e pendant des semaines et des semaines de protestation pacifique et solidaire. Je n’exclus donc pas la probabilité de ce scénario par lequel vous pouvez devenir réellement ce dont on vous accuse, ne serait-ce que pour faire tomber ceux qui vous ont humilié.e.s. Cela, non seulement s’est vu réaliser dans l’histoire européenne récente mais les signes d’une frustration à travers l’Europe sont forts. Chercher une victoire nette contre les gilets jaunes n’est pas du tout une chose positive, ni pour la société française ni pour l’Europe.

Vous insistez beaucoup sur le gouvernement et les médias que vous semblez comprendre comme un espace plutôt homogène dans l’univers des gilets jaunes. Dans quelle mesure cela est vrai et pour quelle raison cette homogénéisation existe ?

 

Dans l’univers symbolique des Gilets Jaunes existent bien sûr des distinctions et des nuances considérables. Cela n’empêche pas la convergence vers une vision assez unifiée des grandes influences qui s’exercent sur la société. Je parle de politique expérientielle. Considérons la situation suivante : vous êtes seul.e à ne pas vous en sortir en dépit de vos efforts. Vous avez honte de ne pas pouvoir faire ce que vous pensez être le minimum pour vos enfants et parfois aussi pour vos parents retraités. Vous vivez cela comme un échec personnel, une inadéquation individuelle. Votre image de ce qui veut dire ‘être normal.e” se construit à partir de ce qui ‘passe à la télé’, les représentations de fiction, les débats, les discours des hommes et des femmes d’influence paraissant aux infos. Puis, pour une raison qui est liée au prix du carburant, vous commencez à parler à d’autres qui sont touché.e.s par un sujet si important pour vous, si banal pour les gens ‘normaux’ que vous ne supposez pas en difficulté. Vous échangez sur Internet, vous les rencontrez, et vous découvrez alors que cela fait longtemps - très longtemps - que vous n’êtes pas seul.e. dans votre situation. Tout le pays est traversé par vos difficultés, vos incertitudes, vos angoisses. Alors, vous vous posez ensemble la question : comment cela se fait que vous ignoriez cette situation, que vos innombrables heures d’exposition au contenu de la sphère politique et médiatique ne vous ont pas révélé cette situation qui s’avère très répandue sur le plan de l’expérience ? “On a commencé à parler entre nous, à ne plus avoir honte” déclarent mes répondants. Parfois, on a l’impression d’être devant un MeToo social par lequel les Gilets Jaunes ont lié les pièces expérientielles individuelles en image sociopolitique générale.

Il en résulte naturellement que la contemplation collective de cette image provoque un violent rejet du récit politico-médiatique auquel ils adhéraient auparavant. Ici, il faut comprendre un autre point fin. Les couches qui se considèrent intellectuelles et adéquates se sentiraient aussi coupables de ne pas avoir pu comprendre la vérité, de ne pas avoir cherché d’autres sources d’information plus critiques etc. Mais pour les gilets jaunes ce qui prévaut est la confiance. On doit le répéter, ils ne sont pas demandeurs - du moins jusqu’à présent - d’un effondrement de l’ordre social mais ils veulent être respecté.e.s par les dirigeants. Alors, quand ces derniers ne vous révèlent pas ce que vous considérez comme le problème le plus grave du pays et de surcroît vous vous situez au cœur de ce problème, c’est que l’on cherche à abuser de vous. Il ne peut y avoir d’autres explications plus indulgentes.

La dernière étape de la rupture est la confirmation de ces conclusions dans la représentation du mouvement par les pouvoirs politiques et par plusieurs médias. Les Gilets Jaunes ont été pour la première fois conscients des luttes autour de la communication politique qui se livrent tous les jours. Ils ont été choqués par leur propre représentation dans les médias et par le fait qu’aussi bien le gouvernement que les médias qu’ils avaient l’habitude de regarder ou écouter refusaient de donner d’eux une image du “peuple” qui proteste légitimement et pacifiquement au bénéfice de tous. Cette réalisation douloureuse amplifie leur méfiance et leur hostilité en joignant les dimensions politiques et médiatiques dans un seul ensemble symbolique peu fiable, pour le dire de façon élégante.

Justement, on dirait que certaines dimensions de ce phénomène ont changé, notamment les représentations de la violence auprès de tous les acteurs impliqués avec le passage du temps. En dépit de l’abondance des discussions autour des Gilets Jaunes, nous n’avons pas une idée claire de leur posture concernant la violence en général et l’émeute en particulier. Avez-vous pu comprendre des éléments de leur posture ?

 

Encore une fois, on devra partir de deux points saillants. Leur refus initial de la violence, et la déception de s’être trouvé.e face à celle-ci. Dans le mouvement, il existe évidemment des groupes et des individus avec des postures différentes mais ils ont partagé très vite un constat : “On s’occupe de nous seulement quand il y a violence. Je le regrette mais je dois reconnaître que les black bloc nous servent au moins pour être entendus”. Ce rapport de bénéficiaire involontaire de la violence portée par les autres les a constamment interrogé.e.s au plus haut point, car il a déterminé très vite leur rapport avec la maturation politique du mouvement. A savoir, comment avoir un impact quand on cherche à vous contourner ? Si les barrages des ronds-points ont montré leur efficacité locale, le rapport avec la police, le gouvernement et les médias a déterminé leur impact national. A partir de décembre, l’enjeu était crucial et ils ont compris que les graffiti sur l’Arc de Triomphe - souvent décriés par eux-mêmes - faisaient plus la une que leurs revendications. Cela a donné rapidement voie à deux réactions ; la première, établissant une ‘vérité objective’ selon laquelle la violence n’était pas la dimension importante, communiquée à l’intérieur du mouvement sur les réseaux en ligne. La seconde, une tolérance de ceux qui étaient violents dans les manifestations. Ces deux réactions ont ensuite conflué pour construire et stabiliser leur compréhension du rôle que le gouvernement accordait à la police, à savoir de réprimer les manifestations de façon illégitime et de provoquer de la violence afin de décrédibiliser le mouvement. Naturellement, ils se sont donc tournés vers ce que la police faisait, les “nassages” systématiques et l’usage des armes à létalité réduite. La structure réticulaire de leurs communications a fait ensuite le nécessaire pour révéler l’ensemble documenté des blessés graves et injustifiés parmi les Gilets Jaunes. Et là, ils ont élevé ces expériences en conscience collective de victimes innocentes. Encore une fois donc, leur compréhension de la violence a changé, car ils ont pensé que subir cette violence sans céder à la peur, était un acte de résistance politique en soi. Il ne fallait donc pas riposter pour affirmer leur position. Être là suffisait.

Comme vous le comprenez, les gilets jaunes ne sont pas des émeutiers dans l’âme, ils ne veulent pas provoquer de situations d’émeute, car ils ont la conviction confiante qu’eux-mêmes sont l’âme de ce pays. Le fait que l’on ne les écoute pas ne représente pas pour eux la conséquence d’une lutte ; cela démontre directement une usurpation. Ils voient la révolution comme un fleuve qui grossit tranquillement et inonde bien au-delà de ses berges impuissantes. Cela ne signifie pas que l’insurrection violente - qui est avant tout une situation produite sur le terrain - est impossible. Il signifie que ce n’est pas un objectif, voire que l’objectif serait de parvenir aux changements souhaités en évitant toute violence.

Dans certains cas, on pourrait parler de centristes radicaux si l’on aime les paradoxes. Par exemple, comment classer une fonctionnaire d’environ quarante-cinq ans qui a participé à la “Manif pour tous” et ayant éprouvé la violence policière dans ce cadre, rejoint le Gilets Jaunes en considérant que la violence contre eux est “injustifiée et impardonnable” ? Elle se déclare “pas du tout radicale” tout en restant sur la place de la République tandis que la police cherche à l’évacuer par des charges et des émissions de lacrymogènes. Elle fait connaissance dans ces circonstances avec deux autres femmes qui sont venus d’ailleurs pour manifester à Paris et lui parlent des conséquences déchirantes du chômage pour des jeunes gens dans leurs familles. Elle écoute, elle comprend, elle compatit. Quand on lui pose des questions à propos de la violence ensuite, elle dit qu’ “elle ne sait plus” tout en étant consciente qu’il s’agirait aussi d’atteindre des objectifs politiques avec lesquels elle est partiellement en désaccord. La question se pose donc de plus en termes de clôture des voies de communication vers les élites et l’inadéquation du processus électoral actuel en tant que participation politique. Il est à noter ici que l’avènement de LREM en tant que nouvel acteur a favorisé cette représentation de clôture, car des appareils partisans n’étaient pas en place à tous les niveaux afin de “verrouiller” les réactions et de récupérer ou canaliser les revendications lors de leur émergence. Ainsi, des liens directs entre des individus ont pu se nouer et la représentation a pu émerger qu’en face il y avait directement le gouvernement et le Président.

En somme, la posture des Gilets Jaunes envers la violence continue à évoluer en restant toujours prudente sous une perspective de ‘délégation passive’ aux éléments les plus radicaux ou de tolérance de ces derniers. C’est significatif que les idées, les motivations et les objectifs de ces groupes radicaux ne sont pas discutés parmi les Gilets Jaunes sur le terrain. Au plus, vous entendrez certains dire que la raison pour lesquelles la police n’arrête pas les black bloc et les laisse déambuler facilement parmi les manifestants, est parce que “ça sert à Castaner”. Il existe un consensus général sur le fait que le gouvernement recherche des épisodes violents afin de délégitimer le mouvement. Ce consensus ne se fonde pas sur une vision complotiste générale mais sur des observations très précises lors des manifestations.

Finalement, les blessures graves causées par les armes de la police ont consolidé la représentation collective de la violence au point où cela a influencé les médias qui se sont penchés un peu plus sur le sujet et ont commencé à les représenter comme victimes. Les éborgnements et les mutilations ont finalement surgi à travers l’extraordinaire persévérance du mouvement. Les Gilets Jaunes ont progressivement compris aussi que l’on n’a pas besoin d’un complot pour expliquer le fonctionnement du pouvoir. Ils commencent à le comprendre comme un exercice d’influence et de filtrage. Comme ils le disent, “ce ne sont pas les journalistes sur le terrain, ce sont les patrons plus haut qui laissent ou laissent pas passer”. Encore une fois, leur expérience les conduit vers une conscience profonde, une critique calme et systémique qui renforce leur conviction qu’il n’est pas suffisant de changer les dirigeants, il faut un nouveau rapport du peuple au pouvoir. C’est ce qu’ils entendent par la VIe République.

Quelles sont les évolutions que vous voyez pour le mouvement des Gilets Jaunes ?

 

Bien sûr, non seulement l’histoire ne se prédit pas mais le plus souvent elle ne s’annonce pas non plus. Une issue heureuse serait évidemment que nous ayons de changements considérables du système électoral et exécutif vers une participation qui permet la priorisation et la décision par des grands nombres.

Mon appréciation à cet instant est que cette issue est improbable, car elle se heurte non seulement à la volonté du gouvernement mais aussi à celle de tous les acteurs politiques établis. Vous aurez par exemple remarqué que le Président consulte tous les autres partis politiques - chose inouïe - afin de fonder l’impression d’un dialogue large faisant paraître les Gilets Jaunes comme des mécontents obtus qui ne savent pas que ce qu’ils proposent est déjà là : la démocratie, le débat avec la société, l’écoute, la solidarité etc. En somme, hormis le “pouvoir d’achat”, ces gens n’ont aucune revendication raisonnable. C’est une façon structurée pour faire revenir les Gilets Jaunes à leur condition habituelle, à savoir se taire individuellement et voter pour quiconque semble plus susceptible de leur offrir une marge de consommation un peu plus élevée. Ils n’ont pas à se mêler des “grandes questions”. Cette fonction est trop importante pour leur laisser une place. En somme, il s’agit de la question politique primaire de qui se trouve sous la tutelle de qui, car les Gilets Jaunes affirment de plus en plus depuis un moment que ce sont les “élites” qui doivent être sous la tutelle du “peuple” et non pas l’inverse.

L’enjeu porté donc par les Gilets Jaunes avec force est pleinement la réorganisation politique des sociétés postindustrielles. Le fait qu’ils ne l’expriment pas de cette façon ne le rend pas moins important. On pourrait en vérité dire le contraire : puisque cet enjeu émerge en tant qu’expérience et non pas en tant que discours, il existe vraiment comme réalité plutôt que comme projection intellectuelle.

L’objectif inavoué de la classe politique établie est naturellement de contenir cette interrogation avant qu’elle ne paraisse légitime auprès de société élargie. C’est pour cette raison par exemple qu’à partir d’avant-hier (samedi 9 février) un nouvel assaut discursif est lancé sous le terme d’“antiparlementarisme”. Du moment où l’accusation d’extrême droite et d’extrême gauche n’a pas pu éroder le soutien pour le mouvement, voici un nouveau concept pour enfermer tous les Gilets Jaunes dans une catégorie ‘sale’.

La lutte symbolique est forte. Il y en a aussi parmi les médias et le monde politique certains qui ironisent sur leurs slogans mal orthographiés sans comprendre l’importance capitale de cet acte : oser publier sa vision même si on est conscient que l’on fait des erreurs. Se réclamer du droit d’exister en tant qu’être médiocre, simple, normal en dehors de toute “excellence”.

Tout cela augmente la probabilité que le mouvement soit contenu par une alliance spontanée et implicite de toutes les forces qui craignent un changement sociopolitique important. Si les choses avancent ainsi, le résultat paraîtra parfaitement recevable pour les vainqueurs mais ce sera probablement une catastrophe pour la France et pour l’Europe. La seule voie qui restera alors ouverte sera la voie électorale où ceux qui surenchérissent en crainte ou en identité récolteront les bénéfices de l’impasse. Ce sera un résultat malheureux pour tous, sauf pour les partis politiques qui échapperont à la révélation de leur inutilité croissante devant l’affirmation d’une citoyenneté prétendant à l’accès direct au pouvoir.

Michalis Lianos est professeur à l’université de Rouen et directeur de la revue « European Societies » de l’Association Européenne de Sociologie. Il est notamment l’auteur de l’excellent Le nouveau contrôle social - Toile institutionnelle, normativité et lien social

Publié le 09/02/2019

« Macron, c’est la violence de classe totalement assumée »

Dominique Sicot (site humanité.fr)

 

Outre sa politique, le mépris de classe affiché du président a contribué à déclencher la colère. Passé l’irruption, les gilets jaunes s’organisent pour durer. Une assemblée des assemblées s’est tenue à Commercy. Et, comme la CGT, certaines figures du moment appellent à la grève le 5 février.

Parmi les premiers intellectuels à aller à la rencontre des gilets jaunes, les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon leur proposent, à travers leur nouveau livre, des armes de combat idéologique contre le président des ultra-riches. Entretien avec Monique Pinçon-Charlot.

L’idée de ce livre vous est-elle réellement venue « entre deux tartines un matin d’automne 2017 », comme vous l’évoquez dans le préambule ?

En fait, nous nous intéressons au parcours d’Emmanuel Macron depuis dix ans. Après avoir travaillé pour Sarkozy, sur la commission pour la libéralisation de la croissance, il est entré en septembre 2008 à la banque Rothschild, dont il deviendra associé-gérant deux ans plus tard. Nous nous sommes dit voilà un jeune homme qui a l’air d’en vouloir !

Nous n’avons donc pas cru une seconde à cette histoire de candidat hors système. C’est au contraire un enfant du sérail, un enfant de l’oligarchie, qui a construit ses réseaux avec une grande rapidité et même instrumentalisé son couple. Alors quand il a dit : « Je ne suis pas le président des riches », nous y avons vu un défi et nous l’avons relevé. Ce livre devait sortir pour la Fête de l’Humanité 2019. Mais à la fin de l’allocution d’Emmanuel Macron, le 10 décembre 2018, nous avons demandé à notre éditeur s’il était possible d’accélérer la sortie. Tout le monde a dit oui, et tout a suivi ! L’objectif est de donner des armes aux gilets jaunes – qu’ils souhaitent ou non participer au grand débat –, dont beaucoup n’ont pas la formation politique et syndicale des militants habituels.

Après « le Président des riches », en 2010, voici « le Président des ultra-riches ». Quelle est la différence ?

Les cadeaux faits par Emmanuel Macron aux plus riches sont infiniment supérieurs au bouclier fiscal de Nicolas Sarkozy. C’est un système qui est mis au point. Prenons la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) au profit de l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) : sortir les valeurs mobilières de la base d’imposition des riches, c’est pour les plus riches d’entre eux exclure 90 % de leur fortune. Autrement dit, le stock de patrimoine mobilier échappe à l’impôt. De plus, l’impôt sur le flux des capitaux mobiliers a été diminué d’une façon indécente. Avec la flat tax, les revenus du capital ne sont imposés – de manière non pas progressive mais forfaitaire – qu’à 12,8 %. On nous raconte que c’est à 30 %, mais c’est un mensonge ! Quand il s’agit des plus riches, on inclut en effet dans le taux d’imposition la CSG et les autres prélèvements sociaux. Mais pas quand il s’agit des salariés. Les revenus du capital sont donc moins imposés que ceux du travail.

Non content d’avoir supprimé l’ISF, Macron a créé la flat tax. Elle permet au mieux loti des actionnaires de payer moins en impôt sur le revenu, sur chaque euro de dividendes perçus (12,8 %), que le plus mal payé des contribuables sur chaque euro de salaire reçu (14 %).

Non content d’avoir supprimé l’ISF, Macron a créé la flat tax. Elle permet au mieux loti des actionnaires de payer moins en impôt sur le revenu, sur chaque euro de dividendes perçus (12,8 %), que le plus mal payé des contribuables sur chaque euro de salaire reçu (14 %).

Non content d’avoir supprimé l’ISF, Macron a créé la flat tax. Elle permet au mieux loti des actionnaires de payer moins en impôt sur le revenu, sur chaque euro de dividendes perçus (12,8 %), que le plus mal payé des contribuables sur chaque euro de salaire reçu (14 %).

Ce qui caractérise ce quinquennat, c’est aussi le mépris de classe, comme le souligne le sous-titre de votre livre. N’est-ce pas ce qui nourrit la colère des gilets jaunes plus encore que la politique menée ?

La politique économique menée, avec tous ces cadeaux faits sans aucun contrôle, ne fait pas baisser le chômage. Mais c’est difficile pour beaucoup d’avoir accès aux chiffres, de bien les comprendre, alors que de nombreux médias manipulent l’opinion. Ce qui va couler Macron, c’est la violence linguistique. La violence de classe à l’égard des travailleurs. Tous ces mots dont nous avons fait un florilège pour ouvrir le livre. Les premiers gilets jaunes que nous avons rencontrés nous ont dit : « On peut accepter d’avoir faim, de ne pas pouvoir offrir de Noël à nos enfants, on peut accepter de survivre, mais être humiliés à ce point, ça, ce n’est plus possible ! » Aujourd’hui le couple Macron suscite de la haine. Brigitte Macron elle-même, « sexygénaire » à la silhouette fine et au visage semblant échapper au temps, passe mal auprès des femmes gilets jaunes dont les corps portent les marques de leur vie difficile.

Ce mépris n’est pas dissimulé...

C’est même totalement assumé. Dès le soir du premier tour, alors que son score est faible (moins de 18 % des votes des inscrits), il va fêter ce qui n’est pas encore advenu à la Rotonde, une brasserie chic de la rive gauche. Il est déjà dans cette violence de classe qui est faite pour tétaniser, pour rendre impuissant. Il savait que ce traumatisme allait étouffer le peuple et l’a expérimenté dès son arrivée au pouvoir avec les ordonnances poursuivant, après la loi El Khomri, le détricotage du Code du travail. Il s’est dit : c’est gagné, on continue ! La taxe sur le carburant a été pourtant l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Mais, en réalité, c’est le bouquet final d’un feu d’artifice qui était là.

Dans les ors de Versailles, le 19 janvier, le peuple et les ouvriers ? Tout ce qui fait tourner l’économie réelle ? Non, les sociétés du Cac 40 et ses 2 500 filiales dans les paradis fiscaux.

Dans les ors de Versailles, le 19 janvier, le peuple et les ouvriers ? Tout ce qui fait tourner l’économie réelle ? Non, les sociétés du Cac 40 et ses 2 500 filiales dans les paradis fiscaux.

Ce président des ultra-riches a aussi des airs de monarque, lui qui affirmait, dès 2015, que « l’absent » dans la politique française, c’est « la figure du roi ».

La Ve République instaure une monarchie républicaine. L’élection au suffrage universel du président de la République, depuis 1962, puis l’inversion du calendrier électoral, depuis 2000, ont aggravé cette tendance. Emmanuel Macron a poussé un peu plus loin ce processus et l’a mis en scène. Dès l’annonce de sa candidature, il est allé se recueillir à la basilique de Saint-Denis, nécropole des rois de France. Il s’agissait de s’inscrire symboliquement dans la lignée d’une ancienne dynastie. C’est pourquoi nous avons consacré un chapitre aux « deux corps du roi » : la théâtralisation du pouvoir sacralise la fonction et transcende le corps du roi en une immortalité symbolique.

Vous avez été parmi les premiers intellectuels à aller à la rencontre des gilets jaunes. Quel est votre constat ?

Le 17 novembre, jour de l’acte I, nous faisions une conférence à Manosque où était jouée l’adaptation théâtrale de « la Violence des riches ». Sur le trajet, depuis la gare d’Aix-en-Provence, nous avons été surpris de voir que deux voitures sur trois arboraient le gilet jaune sur le pare-brise. Une idée géniale en termes de visibilité. Le soir, à la conférence, il y avait des militants communistes, des syndicalistes qui avaient participé aux manifestations, impressionnés par ce mouvement populaire, réfutant l’étiquette d’extrême droite dont certains voulaient l’affubler. La semaine suivante nous étions à Paris. En tant que « spécialistes des beaux quartiers », nous avons décidé d’aller voir comment des gens de milieu populaire venus de tous les coins de France allaient investir les Champs-Élysées. Nous avions toujours été un peu déçus que la CGT ou le Parti communiste ne manifestent pas dans les beaux quartiers. C’est vraiment important que les grands bourgeois nous voient, qu’ils nous entendent. Et les gilets jaunes le font spontanément. Comme nous l’avons raconté dans les articles publiés dans « l’Humanité », nous avons été surpris par le niveau de conscience de classe, par la lucidité de ces manifestants. Bien sûr, ceux qui venaient nous parler étaient ceux qui nous reconnaissaient, il y avait un biais. Mais cela s’est confirmé avec les slogans, les graffitis, les tags visant le pouvoir, les beaux quartiers, Macron…

Aujourd’hui, les conflits sont souvent analysés en opposant les élites et le peuple. Qu’en pensez-vous ?

C’est une manipulation idéologique de parler d’élites contre le peuple. Nous sommes marxistes et bourdieusiens. La théorie de l’exploitation par Marx et la sociologie de la domination chez Bourdieu donnent un tout théorique très cohérent pour analyser les sociétés d’aujourd’hui. Nous parlons de capitalisme, de capitalistes, de créanciers, d’actionnaires, de capital, de travail. C’est pourquoi nous nous sommes immiscés dans le mouvement des gilets jaunes pour essayer, si on peut apporter quelque chose, que ce soit dans cette direction. Mais, honnêtement, ils n’avaient pas besoin de nous !

Cela dit, leurs attaques et leurs revendications ciblent le pouvoir politique. Mais pas le capital ?

Si, ils s’attaquent systématiquement aux banques et à tout ce qui symbolise la grande richesse.

À la finance, mais pas à l’exploitation capitaliste, semble-t-il ? Ils ne revendiquent pas de hausses de salaire dans les entreprises.

Le fait qu’ils soient passés au-dessus des corps intermédiaires – les syndicats, les partis politiques installés – fait qu’effectivement ils sautent une étape. Ils vont directement contre le pouvoir politique. Mais ce pouvoir, en réalité, c’est la finance, le capitalisme qui vient donner le coup d’épée final dans un État protecteur, un État providence, un État où existait la défense de l’intérêt général. Avec le pantouflage, le revolving door dans tous les sens, l’État est pillé. Certes, les gilets jaunes ne revendiquent pas au niveau des entreprises, mais c’est peut-être bien, d’une certaine façon. Ils vont directement au cœur, à une classe sociale, des prédateurs qui ont pris le pouvoir, et qu’il faut éliminer. Ensuite, tout s’écroulera comme un château de cartes.

Mais cela génère des incompréhensions pour certains militants syndicaux ou politiques...

Certains disent effectivement : on ne les a pas vus au moment de la loi travail, des luttes pour la SNCF… on ne va pas aller les soutenir. Je pense qu’ils ont tort. Les gilets jaunes n’étaient pas là, c’est hautement probable. Mais d’une certaine manière on s’en moque. Parce qu’ils ont trouvé des moyens d’action originaux. Ils continuent à travailler, ne font pas grève, et donc ne mettent en péril ni leur emploi ni le peu de salaire qu’ils ont. Ils occupent des ronds-points, qui sont des lieux de transit que l’on traverse pour aller de sa maison au travail, des aires de péage d’autoroute, domaine des actionnaires de Vinci. Ils vont aux Champs-Élysées, lieu de pouvoir mais aussi de déambulation, où se réalise une certaine mixité sociale. Dès le 17 novembre, ils ont cherché à atteindre l’Élysée. Ils sont bien sur les bons lieux. Et cette stratégie leur a permis de s’installer dans la durée.

Les beaux quartiers, le jour d’après

 

Le dimanche 9 décembre 2018, lendemain de manifestations des gilets jaunes, nos deux sociologues sont de retour dans les beaux quartiers. À 11 heures, c’est la messe à l’église Saint-Augustin, dans le 8e arrondissement de Paris. Extrait du livre.

 

« L’église immense est quasiment pleine de fidèles dont les apparences et les manières ne laissent aucun doute quant à leur appartenance sociale. Ils sont venus en famille avec des ribambelles d’enfants pour s’entendre confirmer qu’ils sont bien sur le chemin de la vérité, de la justice, du droit, de la paix et de la béatitude – c’est du moins ce que leur a dit le curé. Le sermon est consacré, à partir de l’Évangile selon saint Luc, au thème de la marche. Il faut faire la distinction entre les bons chemins, les voies du rassemblement, celles qui guident vers l’étoile qui brille au firmament du grand large, et les mauvais, ceux de l’errance où le mouvement est sans fin ni but. Nous croyons saisir l’allusion. (…) Après le baptême des santons, apportés par les petits enfants, le prêtre se laisse aller à quelques trivialités en rappelant, non sans quelque gêne, que ceux qui auront la générosité de donner de l’argent pour le denier du culte bénéficieront de déductions fiscales à hauteur de 66 %. L’église a même trouvé “une astuce” pour que ses chers paroissiens puissent payer par carte bancaire et obtenir sur place leur reçu fiscal.

 

Les chants de fin de messe emplissent le bel édifice dont le décorum, mêlant style néobyzantin et néo-Renaissance, magnifie l’entre-soi de la bonne société dont l’interconnaissance nous est confirmée sur le parvis de l’église à la sortie de la cérémonie. Tout le monde reste et bavarde, des groupes se forment pour discuter des événements de la veille. Les uns racontent qu’ils ont définitivement fermé fenêtres et volets après qu’un pavé a échoué sur le canapé du salon, les autres expliquent à leurs enfants que le Monoprix a été pillé par des gens qui ne sont en réalité que des voleurs. L’évocation des blindés rassemble un petit groupe de préadolescents qui échangent dans l’enthousiasme, tout émoustillés d’avoir vécu des scènes de violence dans le confort et l’aisance de leur vie quotidienne, toujours sous haute protection du pouvoir. Une société affable, malgré les événements, et toujours ravie d’être ainsi elle-même. »

entretien réalisé par Dominique sicot

Publié le 06/02/2019

Les « gilets jaunes » et le malaise démocratique

par Alain Garrigou, (site mondediplo.net

Le mouvement des « gilets jaunes » a surpris. Des commentateurs l’ont humblement avoué, ils ne l’avaient pas vu venir. Puis ils avaient parié sur l’avortement rapide d’un mouvement sans organisation. Plus éloquents que les mots furent les visages graves et inquiets des dirigeants, pris de cours par la révolte qu’ils avaient suscitée avec une mesure fiscale intempestive.

Pour eux, il ne s’agit pas seulement de commentaires — qu’on pourra toujours refaire quand l’amnésie aura effacé les erreurs — mais bien de leur capacité à gouverner. Après coup et souvent par vanité, les mémorialistes, tout à leur affaire de dénouer les causes, ne laissent souvent rien paraître. Alexis de Tocqueville avait entendu des hommes politiques aussi éminents que Guizot, Thiers ou Molé dire de la révolution de 1848 « qu’il ne fallait attribuer cet événement qu’à une surprise et ne le considérer que comme un pur accident, un coup heureux et rien de plus (1) ». Dans ce cas, le jugement servait à consoler ou à excuser. À l’inverse, Tocqueville avait fait quelques jours avant, le 29 janvier 1848, un discours prémonitoire, au point qu’on lui reprocha d’avoir cherché à faire peur. Se demandant s’il avait été aussi alarmé qu’il l’avait dit à la tribune, il se livra à un exercice rare d’humilité : « Non je ne m’attendais pas à une révolution telle que nous l’allions voir ; et qui eut pu s’y attendre ? (2 ». Les prophètes rétrospectifs n’ont pas toujours cette modestie.

En bonne logique, on ne devrait plus être surpris à force de l’être, ou être surpris de toute autre chose : comment en effet expliquer que les situations dramatiques et intenables durent aussi longtemps sans bruit ni réaction ? Réponse : parce que se révolter est difficile, coûteux et dangereux. Cela pourrait être un résumé d’une histoire millénaire d’événements prévisibles et imprévus. Pourquoi à ce moment, sur ce sujet ? Les crises politiques arrivent généralement par surprise. L’irruption du mouvement des gilets jaunes n’y a pas échappé.

Dans ce cas, on peut dire que la surprise s’est conjuguée au pluriel : portant à la fois sur la population protestataire, les méthodes, la violence et enfin sur les causes. Il y eut d’abord la surprise d’un mouvement venu d’ailleurs, en tout cas d’où on ne l’attendait pas, une mobilisation qu’on appelait autrefois « spontanée » pour dire qu’elle venait des populations elles-mêmes et non de quelque parti ou organisation dite représentative. Et encore une population a priori peu politisée, comprenant une forte proportion de femmes, vivant dans des régions périphériques, périurbaines et rurales. En somme celles et ceux qu’on n’avait pas l’habitude de voir dans les mouvements sociaux, en tout cas au premier rang et selon une identité propre.

Comme un redoublement de cette originalité sociale première, les méthodes ont été inédites, tranchant avec le répertoire classique de l’action collective. Les réseaux sociaux ont joué un rôle important en donnant à des citoyens dispersés les moyens de coordonner leurs actions, d’organiser l’occupation des ronds-points, de gérer les rassemblements mouvants lors des samedis de manifestation, au point de désorienter dans un premier temps les forces de l’ordre tout en fixant l’attention médiatique. Sans parler du détournement de l’usage d’un instrument de la panoplie légale de l’automobiliste, transformé en étendard de la révolte au point de lui donner son nom. Ce nouveau répertoire d’action collective va probablement se reproduire à mesure que les corps intermédiaires perdront du crédit et que l’économie numérique ouvrira de nouvelles possibilités, en France comme ailleurs.

Il y eut aussi la surprise d’une violence inhabituelle, physique et verbale. On n’était plus habitué à des scènes de sédition rappelant les révolutions du XIXe siècle. Oubliés, les gestes comme les défis lancés aux forces de l’ordre. Oubliés, les attroupements itinérants et les manœuvres de harcèlement qui étaient le savoir-faire insurrectionnel du peuple parisien. Les voici qu’ils resurgissent, signe d’une exaspération désinhibée offrant un cadre favorable à certains individus ou groupes plus ou moins préparés à la guérilla urbaine.

Enfin, les interprètes se sont rapidement accordés sur les causes. Sans doute personne n’avait imaginé, à commencer par le gouvernement, qu’une augmentation de la fiscalité sur les carburants allait provoquer la révolte d’une population appauvrie issue des catégories populaires ou moyennes. Puis sont venues les demandes plus larges sur le pouvoir d’achat, en attendant que, fort de son écho et de ses succès, le mouvement avance d’autres revendications comme le référendum d’initiative citoyenne.

Rappelons que la révolte antifiscale fut la protestation la plus ordinaire dans la France d’Ancien Régime. Si la pression fiscale était alors bien moins forte qu’aujourd’hui, elle était aussi plus pesante du fait de la faiblesse de l’économie monétaire. Plus proche de nous, le mouvement initié par Pierre Poujade dans les années 1950 est celui qui s’apparente le plus au mouvement des « gilets jaunes », non seulement parce qu’il s’attaquait à la pression fiscale mais aussi parce qu’il touchait surtout les régions pauvres, des catégories sociales différentes sans doute — les petits commerçants plutôt que les salariés —, mais se servait d’une rhétorique similaire au « dégagisme » actuel. Le mot d’ordre de la campagne législative pour les élections du 2 janvier 1956 était parfaitement explicite : « sortez les sortants ». S’il faut envisager un prolongement partisan aux « gilets jaunes », l’histoire du poujadisme risque bien de devenir un leitmotiv des commentaires médiatiques.

La démocratie sans délégation

Le régime représentatif semble avoir été toujours en crise. En France, sa critique a souvent été plus vive qu’ailleurs. Avec le mouvement des « gilets jaunes », elle a pris une acuité spéciale, jusqu’au refus de toute représentation politique ; ce qu’illustrent un tag comme « Ni Macron ni personne », la revendication du référendum d’initiative citoyenne (RIC) et encore le refus de se doter de porte-paroles. Cette protestation se nourrit de la critique des élites ou de la représentation politique, formulée depuis longtemps mais confinée à des sphères intellectuelles ; plus encore : elle se nourrit de l’existence bien visible d’élites homogènes culturellement, si ce n’est socialement. Leur méconnaissance de « la France d’en bas », selon l’expression d’un ancien premier ministre, est chez eux quasi congénitale. Au sentiment de supériorité des élites répond le sentiment d’autonomie de populations qui s’estiment désormais à égalité de compétence politique avec les dirigeants. Le credo démocratique de l’égalité, l’élévation du niveau d’instruction, l’accès à l’information facilité par Internet, et les propres discrédits accumulés par les dirigeants, sinon par les corps intermédiaires, ont affranchi les gouvernés de toute rapport consenti de délégation. Une coupure encore approfondie par les relations nouvelles d’intermédiation, technologiques, entre les gens.

Lire aussi Jean-Michel Dumay, « La France abandonne ses villes moyennes », Le Monde diplomatique, mai 2018. Pour connaître la simple et concrète réalité, il suffit de parcourir la France : commerces de centres-villes fermés, façades aveuglées, panneaux « à vendre » sur des maisons rurales et citadines dont on voit mal ce qui pourrait les sauver. Quant aux écoles primaires et aux postes, il en reste souvent des bâtiments désaffectés. À l’inverse, les centres commerciaux installés en périphérie drainent les consommateurs sur des parkings couverts d’automobiles, où les caddies illustrent moins un consumérisme débridé qu’une atomisation de la sociabilité. Aux heures de pointe, les routes qui séparent lieux d’habitation et lieux de travail sont embouteillées. On peut imaginer une autre convivialité que la télévision du soir, le jardinage du dimanche, la possession de deux voitures par couple, l’éloignement du lieu de travail, de l’école, de la Poste et des commerces. Chacun n’a qu’à se débrouiller avec la précarité au travail, la décentralisation et la concurrence. Quant aux gens dont on dit justement mais avec décence qu’ils sont « à la rue », les voit-on encore ? Bien trop nombreux et souvent très jeunes. Dérangeant forcément. On a pourtant des mots pour en parler : paupérisation, désertification des campagnes, déclin des centres urbains. Mais ce ne sont que des mots.

Des études, des essais grand public comme des publications sociologiques et économiques, pointent depuis longtemps les maux de la société française. Plusieurs courants de pensée ont sonné l’alerte. Dès 1992, La misère du monde, sous la direction de Pierre Bourdieu, attirait l’attention non seulement sur la « misère de situation » mais sur la « misère de position », et donnait la parole aux victimes en transformant le plus possible l’enquêteur en scribe. Les naufragés, de Patrick Declerck (2001), Les classes moyennes à la dérive, de Louis Chauvel (2004), La France périphérique de Christophe Guilly (2014), pour n’en citer que quelques-unes ayant obtenu le plus large écho. Est-ce l’abondance de livres qui finirait par nuire ? Mais elle s’étire sur plusieurs décennies. Leurs leçons ont peut-être été oubliées. Ou peut-être ont-ils été pas lus, mal lus — comme Woody Allen le disait pour Guerre et paix de Tolstoï, lu selon la méthode de lecture rapide : « Ça se passe en Russie ». Il faut dire que les livres qui ne sont pas franchement désespérants ne sont pas non plus très distrayants. Quant aux dirigeants ? Peut-être les approchent-ils sous forme de fiches de lecture.

Pas lu, pas vu, en tout cas pas compris. Cette mal-appropriation intellectuelle des faits entache toute l’éducation, particulièrement celle des élites. Celle en tout cas de ceux qui, après avoir excellé dans leurs études secondaires, s’engagent dans des classes préparatoires, font Sciences Po ou entrent directement dans une grande école puis à l’ENA ? Croit-on que ces années de forçage soient propres à doter d’une culture approfondie ? Qu’elles permettent de rester en phase avec la vie de la plupart des gens ?

Les débuts de carrière des élites ne favorisent guère le contact avec la vie banale. On ne se soucie guère plus du souci de l’apprentissage de terrain dont l’expression « aller au charbon » — désignant le début du travail d’ingénieur devant descendre à la mine — garde la trace. En tout cas pour ceux qui entrent dans les administrations centrales, les grands corps ou les services auxiliaires de l’État, jusqu’aux entreprises publiques où le recrutement se fait forcément sur les titres scolaires. Le détour par le privé, ou « pantouflage », ne saurait être considéré comme un passage initiatique par le bas. Lorsque les hauts-fonctionnaires reviennent au service de l’État, c’est pour y importer plutôt les principes de la gestion entrepreneuriale et les mœurs des sièges sociaux que l’expérience du monde du travail. Ajoutons que ces vies ne laissent guère de temps à la lecture et encore moins à la réflexion. Les exceptions impressionnantes de ministres écrivains sont rares.

On peut certes toujours faire confiance à l’intelligence de jeunes gens doués, mais que peut-on à la force des choses ? Sans doute profitent-ils du concours de plus jeunes gens doués pour leur résumer les dossiers, et peuvent-ils éventuellement briller avec les connaissances acquises par procuration. Elles n’en restent pas moins une connaissance de dossier. Comment cet habitus pourrait-il être amendé, sinon corrigé, par la forte endogamie des élites, se rencontrant quotidiennement, se fréquentant régulièrement et partageant les mêmes valeurs de carrière ? Si l’ENA fut une fausse bonne idée, on voit mal comment on reviendrait sur cette voie de la formation de la haute administration, tant il affecterait trop d’intérêts. Il est probablement possible de faire des aménagement en prévoyant des parcours plus diversifiées de carrières avant de s’installer dans les palais républicains, en supprimant les possibilités de « rétropantouflage », ou en interdisant les reconversions politiques, sauf à quitter définitivement la fonction publique comme sous la IIIe République, mais on a presque le sentiment de proférer là une grossièreté. Ou un crime de lèse-majesté si l’on considère que le président actuel, avec de telles règles, n’aurait pas pu l’être.

Comme il est trop facile et intellectuellement régressif de s’en prendre à une personne, fût-il un chef d’État, il est aussi partiel de s’en prendre à une noblesse d’État qui a le tort d’être homogène et visible. Cela ne résume aucunement le système politique français. Le régime représentatif ne donne plus aux gouvernants une juste vue des choses et des gens ? C’est que la case parlementaire du processus législatif ressemble surtout à un mauvais moment à passer pour le gouvernement qui toujours, in fine, décide. Les députés relaient-ils encore l’état d’esprit de leur circonscription ? Seraient-ils défaillants, il resterait encore les maires. D’autant plus lorsqu’ils gèrent de petites communes, les maires connaissent bien leur population. N’ont-ils pas alerté le pouvoir central sur la paupérisation qui dure depuis plus de trente ans ? Bien sûr, ils l’ont fait. Chaque année, leur association organise le congrès des maires de France où traditionnellement le président de la république vient faire un discours. En 2018, Emmanuel Macron l’a ignoré quelques jours avant la révolte des « gilets jaunes ». Avant d’en rencontrer quelques-uns triés sur le volet pour lancer son « grand débat » censé y mettre un terme.

Quels sont les relais entre les maires et le gouvernement ? En principe l’administration préfectorale. Dans l’État français, les préfets et les policiers (des souvent décriés Renseignements généraux) faisaient régulièrement leurs rapports sur cette « France périphérique ». Aujourd’hui, les principes du management public conduisent à se passer de plus en plus des corps dits intermédiaires, donc de la négociation, pour appliquer les normes de la bonne gestion comptable. Au nom de la rationalité, des contraintes financières et de la dépendance internationale, la prise en compte du public y est réduite au minimum. C’est l’ère du technocratisme éclairé comme il y eut un temps du despotisme éclairé.

Finalement il faudrait peut-être parler d’addiction tant les pouvoirs politiques sont devenus dépendants de sources d’information purement instrumentales. Jamais sans doute n’ont-ils été autant obsédés par les médias, la télévision surtout, épiant les réactions à l’aide d’une armée de chargés en communication attachés à les influencer. Quant aux sentiments des gouvernés, ne sont-ils pas censés être mieux connus que jamais grâce aux sondages que des officines privées et autres conseillers dissèquent quotidiennement ?! Question osée : les sondages n’avaient-ils pas prévu la révolte des « gilets jaunes » ? S’ils n’ont rien annoncé, n’est-ce pas qu’ils ne servent à rien ? Puisque l’on ne voit plus certaines réalités du monde, spécialement la souffrance, derrière les outils d’objectivation (sondages et statistiques) qui sont ceux de la science et du pouvoir, ne devrait-on pas s’en passer ?

La mobilisation des gilets jaunes est une piqûre de rappel concernant la coupure entre gouvernants et gouvernés. S’agissant de l’avenir, on n’est pas certain qu’elle ait plus d’effet que les précédentes ou qu’au contraire, elle laisse une trace durable.

Alain Garrigou

Publié le 03/02/2019

Le complotiste de l’Élysée

par Frédéric Lordon, (site mondediplo.net)

On peut tenir pour l’un des symptômes les plus caractéristiques des crises organiques l’emballement des événements, et la survenue à haute fréquence de faits ou de déclarations parfaitement renversants. En moins de 24 heures, nous aurons eu les enregistrements Benalla, aussitôt enchaînés avec une rafale de propos à demi-« off » signés Macron, et la mesure du dérèglement général est donnée à ceci que, dans la compétition des deux, c’est Benalla qui fait figure de gnome. En fait, on n’arrive plus à suivre.

Il le faut pourtant, car tout est magnifique. Macron en « off », c’est chatoyant. C’est qu’il est l’époque en personne, son plus haut point de réalisation : managérial, ignorant de tout ce qui n’est pas sa classe, le racisme social jusque dans la moelle des os, le mépris en toute innocence, et surtout l’absence complète de limite, de censure, de reprise de soi. C’est une compulsion venue de trop loin : dans l’instant même où il annonce sa propre réforme et jure de faire désormais « très attention » à ses « petites phrases », il se scandalise que le premier « Jojo avec un gilet jaune » ait « le même statut qu’un ministre ou un député » — « les petites phrases, j’arrête quand je veux », d’ailleurs « je commence demain ». Et c’est cet individu dont les « analystes » des grands médias se demandent « dans quelle mesure il tiendra compte des résultats du grand débat »… Mais peu importe, c’est tellement beau qu’on en reste émerveillé. Même une fiction à petit budget n’oserait pas se donner un personnage aussi énorme, aussi « cogné » — mais c’est sans doute le propre de cette époque que la fiction, même débridée, peine à se tenir au niveau de la réalité.

Avec « Jojo » déjà, il y avait de quoi faire — un hashtag #JeSuisJojo par exemple ? Mais on n’avait encore rien vu. C’est quand il entre dans « l’analyse » que le « patron » de Benalla se surpasse. La restitution par Le Point de ces merveilleux « off », assurément des documents pour l’Histoire, livre sur l’entendement, il faudrait plutôt dire sur la psyché présidentielle des aperçus proprement vertigineux — et, à chaque jour qui passe, nous savons un peu mieux à qui nous avons à faire.

C’est tellement ahurissant qu’on est presque obligé de se demander s’il n’y a pas quelque part de malignité chez les scribes du Point. En revanche il n’y a pas beaucoup de place pour le doute quant à la fidélité de la transcription. « Le président de la République considère l’embrasement du mouvement des « gilets jaunes » comme une manipulation des extrêmes, avec le concours d’une puissance étrangère » (c’est Le Point qui parle). Dès la première ligne on mesure le diamètre du cigare de moquette. Tout le reste n’est qu’une énorme taf, avec cendriers qui débordent et ronds de fumée comme ça. « Dans l’affaire Benalla comme “gilets jaunes”, la fachosphère, la gauchosphère, la russosphère représentent 90 % des mouvements sur Internet (…) Ce mouvement est fabriqué par des groupes qui manipulent, et deux jours après, ça devient un sujet dans la presse quotidienne » (Macron). « Selon lui (ici c’est Le Point qui parle), il est évident que les “gilets jaunes” radicalisés ont été “conseillés” par l’étranger ».

En général, le spectacle d’une déchéance n’est pas beau à voir, à plus forte raison quand elle est si précoce. Mais disons les choses : ici, c’est franchement drôle. Un peu inquiétant, sans doute (en fait beaucoup), mais drôle. En fait c’est surtout drôle d’imaginer les mâchoires décrochées des chasseurs de complotistes. Parce que Macron en roue libre dans la russosphère, les « gilets jaunes » pilotés depuis le Kremlin, pour n’importe qui, c’est à mourir de rire, mais pour eux, c’est Ganelon, Trafalgar et Blücher réunis. Normalement, on était d’accord : le complotisme, c’était pour les « autres », les « affreux », ceux précisément qui ne croient pas en la raison libérale. Mais comment fait-on si c’est le héros, celui pour qui on a raconté tout ça, qui décompense et se met à courir en chemise de nuit dans les rues ?

Ici, on rêverait de voir leurs têtes à tous : Jean-Michel Aphatie, Patrick Cohen, Nicolas Demorand, Léa Salamé, Ali Baddou, Sonia Devillers (la chasse au complotisme n’a pas de soldats plus typiques que les demi-habiles de France Inter), mais aussi les inénarrables Décodeurs, les animateurs de France Culture qui n’ont pas cessé d’organiser, gravement concernés, des émissions et des débats publics sur les fake news, de la parlote au kilomètre, de la conférence à rallonge, des régiments d’intellectuels vigilants, à Blois, au Mans, aux Bernardins, à l’Opéra Bastille, bref partout où l’on « pense », et puis aussi les chefferies éditoriales qui s’étaient trouvé cette opportune croisade de substitution pour faire oublier leurs propres abyssales défaillances. Mais le point de tragédie est atteint quand on pense aux malheureux de Conspiracy Watch, à ce pauvre Rudy Reichstadt qui vient de se manger l’équivalent psychique d’un tir de Flashball, qui vit son moment LBD à lui — et comme les autres : en pleine tête.

Voilà donc toute cette armée de la Vertu, totalement décomposée, pétrifiée même, à la limite de la fatal error face à au dilemme qui vient : Macron qui passe le 38e parallèle, en parler ou n’en pas parler ? En parler, c’est ou bien se couvrir de ridicule ou bien devoir renoncer à ses buts de guerre cachés — le complotisme, c’était les gueux, l’anticomplotisme le passeport tamponné pour le Cercle, doublé d’une pétoire idéologique anti-contestation. N’en pas parler donc ? Mais patatras : boulevard pour RT France qui s’est spécialisée dans tout ce dont les médias français ne parlent pas, et qui ne se refusera pas pareil caviar : retourner le complotisme contre ses accusateurs de complotisme, un mets de choix.

C’est qu’en effet RT se porte bien en exacte proportion de ce que les médias officiels font défaut. S’être redémarrés à la manivelle pour essayer de refaire leur retard sur les violences policières, n’ôtera pas que, pendant presque deux mois, ils ont été aveugles et sourds à l’un des événements les plus importants de l’histoire française depuis un demi-siècle : un soulèvement sans précédent, la montée du régime vers un niveau de répression inouï, l’effondrement de toute démocratie dans l’obligation pour les manifestants de mettre très gravement leur intégrité physique en jeu au moment d’exercer leur droit politique le plus fondamental. Il restera dans l’Histoire que ces médias ont d’abord recouvert l’Histoire.

C’est pourquoi il est fatal que la honte du journalisme français se mesure à ce paradoxe tout à fait inattendu que RT est devenu à peu près le seul média audiovisuel honorable ! Personne n’est assez malvoyant pour ne pas saisir que l’entrain de RT ne doit pas qu’aux enthousiasmes déontologiques de la « bonne information » — mais enfin la presse du capital a elle aussi les ressorts troubles de ses propres entrains, ou plutôt de ses propres absences d’entrain. Il reste que RT donne à voir pendant que les autres oblitèrent, et que ça fait quand même une sacrée différence quand il s’agit d’information.

Lire aussi Maxime Audinet, « La voix de Moscou trouble le concert de l’information internationale », Le Monde diplomatique, avril 2017. Alors le Russe a un mauvais fond, c’est certain, mais il n’a pas oublié d’être malin. En réalité, dans l’état de ruine où se trouve le champ médiatique français, sa stratégie était gagnante à coup sûr : 1) repérer dans le système du débat public français le défaut de la cuirasse : les médias mainstream totalement alignés sur l’européisme libéral et pâmés devant sa variante macronienne ; 2) fournir tout ce qu’il était devenu presque impossible d’avoir dans ces médias : de l’information immédiate, gênante, du débat rouvert ; 3) faire passer en contrebande, et bien enrobé dans le reste, tous les contenus de la géopolitique poutinienne, jusqu’aux plus limites, parce que de ce point de vue, en effet, ça y va, et sans se gêner (cependant, personne ne s’est beaucoup offusqué que depuis des décennies Le Monde soit le porte-voix du Quai d’Orsay, ni que France 24 ait l’indépendance d’une roue dentée). Heureusement, Macron, qui n’est pas la moitié d’un futé non plus, voit tout dans le jeu des Russkofs : ils organisent les « gilets jaunes » et font faire du média-training au Gitan, c’est assez clair. Et pendant ce temps « nous, on est des pitres » (Macron au Point). Pour le coup, c’est pas faux.

Qui s’étonnera, en tout cas, que la stratégie RT rentre comme dans du beurre ? L’événement produit implacablement ses effets de crible : les médias officiels se sont d’abord déconsidérés, à proportion de ce que le mouvement des « gilets jaunes » est historique ; logiquement les autres se sont engouffrés dans l’énorme vacuum, RT portés par ses intérêts particuliers, Le Média parce qu’il a immédiatement saisi l’importance de ce qui allait se jouer. Qui s’en plaindra, à part les pouvoirs assiégés et leurs officines anticomplotistes ?

Il y a quelque temps, on avait essayé de défendre qu’il n’y a parfois pas tournure d’esprit plus complotiste que celle des anticomplotistes (1). C’est que l’anticomplotisme est devenu par excellence la grammaire disqualificatrice des pouvoirs installés, à qui ne reste d’autre argument que de saturer le paysage avec des errements, au reste fort minoritaires, pour ne plus avoir à engager la discussion sur les contenus. Or, les hommes de pouvoir vivent dans l’élément du complot — ils se souviennent très bien des moyens qui les ont fait parvenir, et s’inquiètent sans cesse, à raison, de ceux qui pourraient les faire tomber : des complots en effet — entre ici, Carlos Ghosn. De là que toute leur vision du monde en soit teintée, et qu’en vérité ils soient incapables de penser autrement, et puis, par imprégnation (et insuffisance), tous ceux qui vivent dans leur proximité et importent leurs formes de pensée — éditorialistes, journalistes politiques. Macron sait très bien de quel concours organisé il est le produit : financement des plus fortunés, portage par tous les lobbies de la richesse, soutien de la presse du capital. Racisme social aidant, la spontanéité des Jojos ne saurait à ses yeux constituer la moindre menace sérieuse, au reste, ont-ils quelque raison réelle de se plaindre ? Les Jojos ont donc forcément été manipulés — par une puissance supérieure, c’est-à-dire équivalente à la sienne.

Les Jojos ont donc forcément été manipulés — par une puissance supérieure, c’est-à-dire équivalente à la sienne.

Dans ce jeu de miroir et de projections renversées, c’est avec l’effet de retour de la russophobie en roue libre que le complotisme de l’anticomplotisme se fait le plus spectaculaire. Il faut dire que tout ce que le pays compte d’élites auto-proclamées (par définition anticomplotistes) s’en est monté le bourrichon jusqu’à se créer une obsession maléfique au pouvoir explicatif universel : « c’est les Russes » — soit à peu près la définition canonique du complotisme. En tout cas, on savait déjà que Macron ne comprend rigoureusement rien à la société qu’il prétend diriger, mais il est bien certain qu’avec ce pâté dans la tête, ses vues ne sont pas près de s’éclaircir. Sur aucun sujet d’ailleurs : « Si on veut rebâtir les choses dans notre société », poursuit-il, décidément bien allumé, « on doit accepter qu’il y ait une hiérarchie des paroles (…) Celui qui est maire, celui qui est député, celui qui est ministre a une légitimité. Le citoyen lambda n’a pas la même » — passe ton chemin, Jojo. On ne niera pas qu’en pleine crise démocratique, au moment où la population hurle pour avoir droit de nouveau à la parole et où, accessoirement on essaye de faire tenir debout la pantomime du « grand débat », nous avons là un mot ajusté au millimètre, et comme une pièce d’orfèvrerie.

Arrivé à ce point d’étonnement, toutes les certitudes vacillent, toutes les hypothèses demandent à être rebattues. Normalement on postule qu’un homme de pouvoir désire s’y maintenir. On ne manque pas d’arguments raisonnables pour l’appliquer à Macron, à commencer par son usage délirant des forces de police. « En même temps », comme dirait l’autre, on le voit faire méthodiquement, et continûment, tout ce qui est requis pour s’attirer la plus grande détestation possible, et finir expulsé. C’est tout de même très étrange, et presque incompréhensible.

Prenons les choses autrement. Hegel écrit quelque part que l’Histoire se trouve toujours les individus particuliers capables d’accomplir sa nécessité. C’est peut-être sous cet angle qu’il faut envisager le cas Macron. Comme une bénédiction imprévue. Peut-être fallait-il l’extrémité d’un grand malade, produit ultime d’une séquence de l’histoire pour en finir avec cette séquence de l’histoire. Si vraiment il faut en passer par là, ainsi soit-il.

Frédéric Lordon

Publié le 19/12/2018

Gilets jaunes. L’exigence démocratique fleurit sur les ronds-points

Pierre Duquesne (site humanite.fr)

Les barrages filtrants sont des mini-agoras où la parole se libère et où on se politise à la vitesse grand V. Ce bouillonnement démocratique à même l’asphalte permet de faire émerger des idées neuves pour refonder la République.

Commercy n’est plus uniquement connue pour ses madeleines. C’est de cette petite ville de la Meuse qu’est parti le désormais célèbre « Appel de Commercy ». Lancé le 30 novembre, depuis une cabane construite sur place dans la commune, il s’est diffusé comme une traînée de poudre sur les réseaux. « Vive la démocratie directe ! » peut-on lire dans ce texte destiné au départ à contrecarrer la désignation de porte-parole régionaux des gilets jaunes. « Ne mettons pas le doigt dans l’engrenage de la représentation ! » alertent ces citoyens déterminés à se battre pour la défense du pouvoir d’achat mais aussi « sur les retraites, les chômeurs, le statut des fonctionnaires et tout le reste » ! Des porte-parole, expliquent-ils « finiraient forcément par parler à notre place ». « Comme avec les directions syndicales, (le pouvoir) cherche des intermédiaires, des gens avec qui il pourrait négocier. Sur qui il pourra mettre la pression pour apaiser l’éruption. (…) Mais c’est compter sans la force et l’intelligence de notre mouvement. » Et d’appeler l’ensemble des gilets jaunes à monter des comités populaires partout où ils le peuvent. « Le pouvoir au peuple, par le peuple, pour le peuple ! » clament les huit gilets de Commercy, le poing levé.

Depuis, leur appel a été vu des milliers de fois sur le Net. « On a reçu des centaines de messages, de Belgique, d’Allemagne, du Chiapas et de partout en France pour savoir comment nous fonctionnons », raconte Claude, fonctionnaire à fond dans la lutte. Ce n’est pas si compliqué. Toutes les décisions sont soumises au vote d’une assemblée générale, organisée chaque jour à 17 h 30. « Avec une animation tournante pour que les gens puissent exercer leur citoyenneté, leur capacité de dialogue, poursuit-il. On est tous novices, on apprend tous ensemble. » Chaque soir, depuis trois semaines, il y a toujours entre 25 et 30 présents. Ils étaient plus de 150, la semaine dernière, pour une AG extraordinaire sur l’enjeu démocratique. « Il est plus facile de demander le retrait d’une taxe ou l’augmentation des salaires que de dire qu’on étouffe de ce système. Mais lorsqu’on parvient à mettre des mots sur ce sentiment, on s’aperçoit que cela rencontre une préoccupation profonde », rapporte Claude.

« Représentons-nous nous-mêmes ! » et « inventons un nouveau modèle démocratique », voilà qui pourrait être le point de ralliement de l’ensemble des gilets jaunes. Sur l’île de La Réunion, certains d’entre eux ont délaissé Facebook pour lancer leur propre plateforme numérique de délibération collective. Ils sont près de 5 000 à débattre, à s’organiser et à élaborer des revendications de façon horizontale, en créole et en français, via un site conçu par une start-up de la Civic Tech. Des mini-référendums sont réalisés chaque jour à Gaillon, dans l’Eure (lire ci-contre), auprès des voitures passant le barrage filtrant. « Faut-il dissoudre l’Assemblée, oui ou non ? » était la question soumise, mercredi, aux conducteurs. Une consultation express, à emporter.

L’ancienne préfecture transformée en « Maison du peuple »

À Saint-Nazaire, l’ancienne préfecture, occupée, a été transformée en « Maison du peuple » pour permettre aux personnes mobilisées de se coordonner et d’imaginer la suite. De pouvoir enfin s’exprimer. « Il y a tout un système qui nous empêche de nous plaindre. Tu peux plus faire la grève… parce que si tu paies pas ton crédit, tu perds ta maison. Ça devrait être gratuit, pourtant, de se plaindre », explique l’un des gilets jaunes nazairiens, dont les propos sont rapportés sur le site lundi.am.

Un acronyme revient fréquemment dans les multiples échanges de cette « démocratie des ronds-points » : le « RIC ». Le référendum d’initiative citoyenne devient la revendication numéro 1 des gilets jaunes. C’est en tout cas la volonté de pionniers du mouvement comme Priscilla Ludovsky et Éric Drouet, qui ont organisé hier une conférence de presse devant la salle du Jeu de paume à Versailles. À l’endroit même où les révolutionnaires de 1789 se sont juré d’écrire une nouvelle Constitution, ils ont proposé, outre une baisse des taxes sur les produits de première nécessité et la baisse des salaires des ministres, de soumettre aux Français ces outils permettant de modifier la Constitution, de proposer une loi, voire de destituer un membre du gouvernement à condition de réunir un certain nombre de signatures. Ils proposent aussi la création d’une « assemblée citoyenne », avec des électeurs tirés au sort, qui « proposerait des sujets à soumettre à référendum et/ou qui défendrait les intérêts des citoyens face au gouvernement ». Une conférence sur le référendum d’initiative citoyenne, diffusée par le youtubeur Demos Kratos, a enregistré près de 800 000 vues sur Facebook en moins d’une semaine.

Manifestement, ils n’ont pas été convaincus par l’intervention, lundi, d’Emmanuel Macron. Ni même par sa volonté de lancer un « débat sans précédent » sur la question de « la représentation ». Le chef de l’État s’est dit prêt, pourtant, à étudier « la possibilité de voir les courants d’opinion mieux entendus dans leur diversité, une loi électorale plus juste, la prise en compte du vote blanc et même que soient admis à participer au débat des citoyens n’appartenant pas à des partis ». La révision constitutionnelle va être repoussée pour tenir compte de cette consultation nationale, a annoncé mercredi le porte-parole du gouvernement. Mais ces propositions sont apparues bien trop floues, comparées aux annonces sur le pouvoir d’achat.

Il est urgent d’entamer un processus constituant

« Il veut nous faire passer pour de simples consommateurs », estime un des gilets jaunes rencontré par l’Humanité, lundi, sur un barrage filtrant de Rungis. « Pas représentés », « pas concernés », « pas écoutés »… En quelques mots, Jimmy, employé chez Carrefour, révèle la grande distance prise avec la démocratie représentative. Le « tous pourris » n’est jamais très loin dès qu’on évoque les corps intermédiaires ou les élus. « Certains peut-être sont honnêtes, mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. En général, je ne sais pas s’ils sont aussi sincères que ça ! » s’exclame Jimmy. À Commercy, la CGT, qui était venue proposer son aide, a été gentiment éconduite par peur de la récupération, rapporte Claude… qui est lui-même syndiqué à la CGT. Mais il se dit rasséréné par ce mouvement où on parle à « des gens de toute sorte » sans exclusive, qu’ils votent FN ou plutôt à gauche, mais « toujours dans une relation extrêmement respectueuse. Les idées s’échangent, elles progressent, ce qu’on ne sentait pas avant », juge ce militant. S’il présente des avantages, cet effacement des appartenances peut aussi renforcer encore la confusion politique. Et elle est parfois amplifiée par certains personnages sulfureux. Étienne Chouard, par exemple, était l’un des invités phares de la conférence à succès sur le référendum d’initiative citoyenne. S’il défend un processus constituant depuis le référendum de 2005, ce professeur d’économie en lycée prône aussi le dépassement des clivages, au point de s’afficher aux côtés de figures d’extrême droite. Il n’a pas caché ses sympathies pour François Asselineau lors de la dernière présidentielle.

À l’avant-garde des expérimentations démocratiques, le maire de Kingersheim, Jo Spiegel, qui a récemment rejoint Place publique, a, lui, été agréablement surpris par la dynamique des gilets jaunes. « On aurait pu craindre au départ qu’il s’agisse d’un individualisme de masse, avec chacun son gilet jaune et ses revendications, mais ils ont commencé à faire de la politique dignement, dépassant les intérêts catégoriels et corporatistes à mesure qu’ils ont discuté sur les ronds-points. La mobilisation contre une taxe s’est peu à peu transformée en manifestation contre l’injustice fiscale, par exemple. » Et vu la crise de la démocratie représentative élective, complètement déligitimée, il est urgent d’entamer une transition sociale, écologique et démocratique, via un processus constituant. « Une espèce d’assemblée générale nationale, sur plusieurs mois, avec des citoyens tirés au sort pour imaginer un renouveau démocratique. C’est ça ou le risque, c’est de voir un scénario à l’italienne se produire en France. »

Publié le 16/12/2018

Au gouvernement, l’improvisation pour politique


 

Depuis qu’ils ont découvert les mesures d’Emmanuel Macron censées répondre aux « gilets jaunes », le gouvernement et la majorité parlementaire peinent à en défendre les contours et le financement. À l’Assemblée nationale comme au plus haut niveau de l’État, chacun navigue à vue.

Qui Emmanuel Macron a-t-il prévenu avant de lancer ses annonces en faveur du pouvoir d’achat lundi 10 décembre, à 20 heures ? Et plus important : comment ces mesures ont-elles été préparées et chiffrées ? La question se pose, au regard du flottement général qui a saisi le gouvernement et la majorité parlementaire lorsqu’il s’est agi de défendre les choix du président de la République, dès lundi soir et toute la journée de mardi, y compris devant le Parlement.

« Le président a gardé très, très longtemps pour lui la teneur des annonces », glisse un ministre à Mediapart. Au point que juste avant son allocution, les membres du gouvernement ont été contraints d’accepter les invitations sur les plateaux télé sans savoir exactement ce qu’ils auraient à défendre. Ni comment ils pourraient le faire.

Hausse de la rémunération pour les salariés autour du Smic, annulation de la hausse de la CSG pour les retraités les plus modestes, défiscalisation des heures supplémentaires… Ces mesures coûteront cher, autour de 6 milliards d’euros pour l’année 2019, auxquels il faut ajouter les 4 milliards qu’aurait dû rapporter la hausse de la taxe sur les carburants, annulée dans le premier des reculs de l’exécutif. Comment ces manques à gagner seront-ils financés ? Il est fort probable que nul ne le savait lorsque Emmanuel Macron a fait ses annonces.

« Les modalités sont encore en cours de travail », confiait pudiquement un haut responsable de Bercy, à la mi-journée, mardi. « Pour le moment, on n’a pas les détails du financement des mesures », indiquait au même moment un ministre. À l’Assemblée nationale, lors des questions au gouvernement, le premier ministre Édouard Philippe a renvoyé le détail des réponses dans les prochains jours, lorsque la motion de censure déposée par les groupes de gauche au Palais-Bourbon.

Quant au calendrier, il n’est guère plus clair. Si le gouvernement fait le maximum pour que la hausse de la rémunération pour les salariés autour du Smic démarre en janvier, ses effets ne seront pas perceptibles avant février au mieux, la prime d’activité de janvier étant versée par la caisse d’allocations familiales (CAF) le 5 février. Les autres mesures ont peu de chance d’être effectives dès la rentrée de janvier. Contrairement à ce que les observateurs avaient pu déduire de l’allocution de lundi soir, la défiscalisation des heures supplémentaires sera par exemple mise en application « courant 2019 », selon un responsable de Bercy.

Une chose est sûre : l’objectif de contenir le déficit budgétaire à 2,8 % du PIB en 2019 ne sera pas tenu (lire ici le parti pris de Romaric Godin sur les choix budgétaires gouvernementaux). À rebours de toute la politique menée par le gouvernement jusqu’ici. « Lundi soir, la doctrine budgétaire a été mise de côté. On ne lâche pas complètement les 3 %, mais ça ne doit pas être la doctrine du pays », confie un ministre. « On vit mieux avec 0,2 ou 0,3 point de déficit en plus qu’avec un pays bloqué », lâche un second.

Mais au-delà de ce constat, aucun membre du gouvernement ne se risque à expliquer dans le détail quels sont les plans de l’exécutif. Et le plus grand flou règne, y compris au sujet de la mesure phare d’Emmanuel Macron, la première annoncée lors de son allocution : l’augmentation de revenu pour les salariés payés autour du Smic. « Le salaire d’un travailleur au Smic augmentera de 100 euros par mois dès 2019, sans qu’il en coûte un euro de plus à l’employeur », a simplement déclaré le président de la République.

Sur le site de l’Élysée, cette mesure figurait toujours mardi soir. Elle était même promue au rang d’« engagement de campagne » : « Le salaire d’un salarié au Smic augmentera au total de 100 euros par mois […], et cela dès 2019. » Problème : pour sa partie principale, la mesure ne concerne en fait pas le salaire des Français, et elle ne sera pas versée à tous les travailleurs pauvres. Dans les faits, le Smic n’augmentera pas plus qu’il était prévu il y a plusieurs semaines : il ne bénéficiera que de la hausse légale et automatique déjà inscrite dans la loi, soit une vingtaine d’euros net (+ 1,8 %).

Pour atteindre les 100 euros de hausse, il faudra compter sur la revalorisation de la prime d’activité, qui verra toutes les hausses initialement programmées jusqu’en 2021 accordées d’un coup, début 2019. Mais la prime d’activité n’est pas un salaire. Autrement dit, le salarié qui la touche ne pourra pas la compter pour calculer le montant de sa pension de retraite ou le montant de ses droits au chômage. Et cette prestation sociale ne sera revalorisée que de 0,3 % en 2019 et 2020, alors que l’inflation devrait atteindre au moins 1,3 % pour ces deux années. Contrairement au montant du Smic, la prime d’activité augmentera donc moins vite que les prix.

Lancée en janvier 2016, la prime d’activité était la mesure phare du plan pauvreté de François Hollande. En décembre 2017, elle était versée à 2,6 millions de foyers (avec un taux de recours de 70 %). Ce complément de revenu ciblant les travailleurs pauvres et modestes (ceux-là même qui constituent une bonne partie des « gilets jaunes ») fonctionne plutôt bien : il a réduit de 0,4 point le taux de pauvreté en France, selon l’estimation officielle réalisée par le gouvernement en mars 2017.

Certes efficace, ce revenu de complément ne concerne pour autant pas tous les salariés : la prime est versée aux Français gagnant l’équivalent d’un demi-Smic jusqu’à 1,2 fois le Smic (le montant versé augmente proportionnellement jusqu’au niveau du Smic, puis redescend rapidement). Les salariés à mi-temps touchant le salaire minimum ne devraient donc rien gagner. Et surtout, la prime est calculée en fonction des revenus du foyer fiscal dans son ensemble : si la conjointe ou le conjoint d’un smicard touche un gros salaire, elle n’est pas versée.

Une autre confusion est entretenue par le gouvernement, qui tente de faire croire que les 100 euros supplémentaires s’ajouteraient aux 20 euros de hausse automatique du Smic. Pourtant, lundi soir, l’Élysée expliquait le contraire : peu après l’intervention du chef de l’État, l’un de ses conseillers confirmait en effet à France Info que la hausse de la prime d’activité, d’environ 80 euros, serait bien « couplée aux 20 euros d’augmentation automatique » pour atteindre les fameux 100 euros.

Changement de discours officiel quelques heures plus tard. Sur BFMTV et RMC, le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, assure que les salariés toucheront « en cumulé, un peu plus de 120 euros en plus sur la fiche de paie ». Même affirmation de la part de la ministre du travail Muriel Pénicaud, qui indique au même moment sur France Inter qu’un célibataire qui gagne « 1 307 euros, y compris la prime d’activité », touchera à partir de janvier « 1430 euros », soit 123 euros de plus. Calcul réitéré lors des questions au gouvernement, à l’Assemblée, mardi après-midi.

Le gain pour un smicard se montera-t-il alors à 80, 100 ou 120 euros ? Après vérification, et malgré les annonces des membres de son gouvernement, la hausse annoncée par Emmanuel Macron est bien de 100 euros environ, dont 20 euros de revalorisation automatique du Smic. Les 20 euros supplémentaires promis par Benjamin Griveaux et Muriel Pénicaud apparaissent en fait déjà sur les fiches de paye : ils proviennent de la baisse de cotisations sociales effective depuis octobre 2018. Et si on se penche sur les détails, il apparaît même que 10 euros compris dans leurs calculs sont déjà versés au titre d'une hausse de la prime d'activité accordée en août dernier.

« On est dans une totale confusion »

Au Palais-Bourbon, Édouard Philippe a ajouté une bonne dose de confusion en assurant que l’ensemble des salariés payés au Smic pourraient à terme bénéficier d’une augmentation de 100 euros… même s’ils ne perçoivent pas la prime d’activité. Le premier ministre n’a pas précisé comment il entendait procéder, mais Matignon a indiqué à l’AFP quelques instants plus tard qu’il était envisagé de modifier « d’autres paramètres de la prime » ou de procéder à de nouveaux « allègements de charges ». Étonnant : car sur un Smic, les seules cotisations salariales qui restent sont celles qui financent le régime de retraite ou correspondent à la CSG, impôt que le gouvernement n’a vraisemblablement pas l’intention de baisser.

Au moment même où Édouard Philippe faisait cette annonce, son ministre de l’action et des comptes publics, Gérald Darmanin, s’exprimait devant le Sénat, sans dire un mot de cette idée de dernière minute et ne s’en tenant qu’à la ligne élyséenne, qui parle uniquement d’« accélération du versement de la prime d’activité, à partir de janvier ».

Édouard Philippe et le ministre en charge des relations avec le Parlement, Marc Fesneau. © Reuters

De quoi faire sortir de ses gonds le sénateur communiste Pascal Savoldelli. « Il faut pas qu’on s’étonne qu’on ait une crise politique dans notre pays, s’est-il agacé. On est dans une totale confusion, il y a un manque de respect vis-à-vis de nos concitoyens, et vis-à-vis des parlementaires. On a un ministre qui nous dit : “Ce n’est pas l’augmentation du Smic, c’est une prestation sociale.” Et on a un premier ministre à l’Assemblée nationale […] qui dit aux députés que tous les gens au Smic vont toucher 100 euros par mois. […] C’est honteux ! »

Il est vrai que la séance au Sénat avait de quoi mettre les parlementaires sous tension. L’après-midi aurait dû être consacrée à boucler la première lecture du projet de loi de finances (PLF) pour 2019, en passant au vote solennel, sans plus toucher au texte élaboré au Palais du Luxembourg. Mais le gouvernement, très pressé d’inscrire ses nouvelles mesures dans le projet de loi, a fait voter in extremis la hausse de la prime d’activité (de 600 millions d’euros) et son entrée en vigueur précoce dès janvier, en remettant les sénateurs au travail sur l’article 82, quelques minutes avant le vote solennel.

Cette « seconde délibération » s’est déroulée dans le plus grand désordre, les élus ayant le plus grand mal à comprendre ce qui leur était demandé exactement. « Il faudrait vraiment que nous ayons des précisions sur tout ce que cela veut dire. Nous avons le souci de voter les dispositions qu’on nous soumet, néanmoins nous aimerions avoir quelques précisions », s’est ainsi ému le pourtant très conciliant parlementaire centriste Hervé Marseille.

Voilà plusieurs semaines déjà que l’exécutif navigue à vue pour tenter d’éteindre la crise. Et ce, sous les yeux d’un Parlement qui ne peut que constater, impuissant, les errements du pouvoir. La semaine passée, déjà, les députés avaient écouté Édouard Philippe défendre le « moratoire-suspension-annulation-suppression » de la hausse des taxes sur les carburants, avant que l’Élysée ne comprenne dans la soirée du mercredi 5 décembre que le message n’avait pas été énoncé de façon assez claire pour satisfaire la toute première revendication des « gilets jaunes ». L’entourage d’Emmanuel Macron s’était alors livré à une explication de texte, en faisant résonner la cacophonie au plus haut niveau de l’État.

Cette cacophonie a contaminé l’Assemblée, où quelques députés La République en marche (LREM) tentaient tout de même, mardi matin, de faire le service après-vente des mesures annoncées la veille par le président de la République. C’était notamment le cas de Pieyre-Alexandre Anglade, élu des Français de l’étranger, qui se réjouissait desdites mesures, tout en se disant satisfait de retrouver « l’ADN du mouvement », grâce à la grande consultation décidée par l’exécutif.

Nombre de ses collègues de la majorité avaient déjà utilisé les éléments de langage sur les réseaux sociaux peu après l’allocution du chef de l’État. Le lendemain, le député de Paris, Hugues Renson, vantait encore, en salle des Quatre-Colonnes, le « nouvel élan » que ces « mesures indispensables » permettaient, à l’entendre, de prendre. Parmi les rares députés LREM à s’exprimer auprès de la presse, beaucoup ne cachaient pas un certain soulagement.

Les autres ont préféré se murer dans le silence. « Je passe mon tour aujourd’hui », nous a répondu un député de la commission des affaires sociales, pourtant habitué aux confidences. « Désolée mais non, je ne parlerai pas aujourd’hui », a indiqué une membre de la commission des finances. « Je suis désolée mais je dois étudier les éléments en profondeur avant de vous répondre », a également écrit une autre. Une députée LREM confiait d’ailleurs à Mediapart se désespérer que ses collègues demandent encore et toujours l’aval du gouvernement pour pouvoir agir. « La réunion de groupe était étonnante à ce titre », soufflait-elle.

Les élus de la majorité ont, comme tout un chacun, découvert les mesures d’Emmanuel Macron devant leur poste de télévision. Ces mesures doivent, comme le leur a répété Édouard Philippe, être mises en œuvre dès le mois de janvier 2019. Un exercice d’autant plus difficile pour les députés qu’il leur a d’abord fallu décrypter la manière dont il était envisagé d’augmenter le Smic mensuel de 100 euros. « Je ne veux plus rien qui ne soit pas clair, tonne Jacques Savatier, membre LREM de la commission des finances. Emmanuel Macron, je vais lui demander des précisions, on ne peut plus faire les choses ainsi, de travers. »

Comme la quasi-totalité des parlementaires de la majorité, cet élu de la Vienne se rendra mardi soir à l’Élysée. Le député Mustapha Laabid, quant à lui, confie qu’il pourrait sécher le rendez-vous, en raison du format proposé. En effet, chacun aura du mal à exprimer ce qu’il a sur le cœur ou ce qu’il porte comme proposition, les députés à la tête des commissions et les « whip » (référents) devant prendre la parole en priorité. L’horizontalité et la consultation demeurent un exercice difficile au sein de LREM.

Pour les députés, la séquence qui s’ouvre est complètement inédite, tant l’improvisation semble être de mise au plus haut niveau de l’État. Martine Wonner, députée du Bas-Rhin et vice-présidente de la commission des affaires sociales, est d’ailleurs bien incapable de donner ne serait-ce qu’un calendrier sur le travail législatif qui se met en place en urgence. Pour tenir la promesse d’exonérer de la hausse de la CSG les retraités touchant moins de 2 000 euros, le Parlement doit en effet voter un projet de loi de financement de la sécurité sociale rectificatif – un PLFSS R dans le jargon du Palais-Bourbon – avant la fin de l’année.

« On doit tenir les délais, nous sommes obligés », assume Martine Wonner, avant d’évoquer la période du 26 au 28 décembre pour que les deux chambres puissent débattre et voter le texte. Elle avoue cependant n’avoir encore eu aucun contact avec les ministres chargés de la question pour en discuter. « S’il faut siéger le 31 décembre, alors on siégera le 31 décembre », assure pour sa part la députée LREM de la Marne, Aina Kuric.

Du côté de la commission des finances, le même flou règne. Jacques Savatier s’enthousiasme des mesures, mais s’étonne du retard à l’allumage. « Ça fait un an et demi que je le dis. Alors, aujourd’hui, on fait quoi ? » interroge-t-il. Les membres de sa commission se sont réunis mardi matin pour réfléchir aux premières pistes sur le financement de l’accélération de la hausse de la prime d’activité. Ils doivent dîner tous ensemble le 12 décembre lors d’une soirée de travail. « À ce moment-là, on en saura plus sur les arbitrages de Bercy », glisse l’un d’entre eux.

Laurianne Rossi, questeuse de l’Assemblée, sait qu’il faut presser le pas dans un contexte de complète désorganisation, à moins de deux semaines des vacances parlementaires officielles. « Il faut aller vite. Certains collègues ne veulent pas entendre que ces mesures doivent être prêtes pour janvier ! » affirme-t-elle. Le projet de loi de finances (PLF) n’étant pas définitivement voté, il pourra être encore discuté selon le calendrier prévu. Le texte doit revenir en commission le vendredi 14 décembre. Les députés ont donc deux jours pour travailler sur le nouveau budget…

Dès aujourd’hui, ils ont commencé à plancher pour trouver les 10 milliards que devrait coûter l’accélération politique voulue par l’exécutif, mais sans trop creuser le déficit. Chacun à son idée sur la question : taxer le chiffre d’affaires des géants de l’Internet (les Gafa) en France (ce que refuse de faire l’Europe) ; revenir sur la niche dite Copé (exonération de l’impôt sur les sociétés en cas de revente des sociétés détenues depuis plus de deux ans), dont personne n’arrive à évaluer le coût ; mettre en place une taxe sur les transactions financières ; jouer sur les droits de succession… La machine à propositions est lancée, un grand fourre-tout budgétaire, dans l’attente des pistes de Bercy.

Le député Mathieu Orphelin se veut pourtant rassurant : « Nous sommes dans l’urgence, pas dans l’improvisation, assure-t-il. Il y a de multiples pistes à fouiller. » Certes, mais sans dialogue enclenché avec l’exécutif en ce début de semaine, cet exercice à l’aveugle s’annonce ardu d’ici à la fin de l’année. « Aujourd’hui commence vraiment notre boulot. L’an II commence », tranche Mustapha Laabid. De fait, les députés – notamment les plus « sociaux » – ont de quoi tenir tête au gouvernement, qui compte sur eux pour légiférer au plus vite.

Dan Israel, Manuel Jardinaud et Ellen Salvi (site mediapart.fr)

Publié le 11/12/2018

Pour un Tous Ensemble, un débat politique s'impose

(site ensemble-fdg.org)

Avec le mouvement des Gilets jaunes, nous voici devant un débat qu’il est fondamental de ne pas escamoter. Si aucune provocation ne vient précipiter encore la crise politique, nous devons mieux définir entre nous les enjeux et les axes d’action  dans la période Soyons réalistes : il ne sert de rien de classer « à gauche » ou « plutôt racistes » et de discuter un à un les points d’exigences des Gilets jaunes qui circulent. Ils témoignent des inquiétudes, de vraies revendications et des confusions qui appellent une large discussion politique. Gardons-nous, quand les discussions doivent encore se préciser, de figer les formulations et les « mesures immédiatement nécessaires pour débloquer ».   

1°)  Il est inscrit dans une durée.

75% de la population se prononçaient pour les luttes contre la Loi El Khomri (2016), puis contre la Loi Travail, et plus de 70% des usagers pour le soutien aux cheminots.
Maintenant 80% pour la mobilisation contre la politique d’austérité. 
Depuis trois ans, avec continuité, au moins les  2/3 des habitant.e.s de ce pays approuvent les mobilisations contre les politiques néolibérales.

2°) Il se produit malgré, ou même contre, les défauts de la gauche.
Au vu du taux d’abstentions dans les élections et les « opinions favorables » aux partis de la gauche (moins de 30% pour le moment), on peut penser que, de fait, une partie de nombreux électeurs, par ailleurs mobilisables et mobilisés, marquent leur désaveu de lignes et pratiques politiques (le gouvernement Hollande, la gauche, dont le PCF et FI, pour la séquence en cours).
Observons aussi l’écart entre la participation limitée aux mobilisations syndicales, hormis les débuts de la grève de la SNCF, et l’expression du  mécontentement  aujourd’hui : ceci devrait inciter à une discussion sérieuse.                                                                                                                                                               Pour la défense des exigences de classe, les problèmes de redistribution et de fiscalité ne peuvent sans risque être discutés à part des rapports au travail. 
Des exigences [alternatives] de classe sont à construire, mais l’effacement politique, idéologique et culturel d’une gauche de lutte et la crise stratégique du syndicalisme de transformation sociale peuvent aboutir à une négation, en fait, de ces exigences.

3°) Le mécontentement est en même temps l’enjeu d’une bataille idéologique.
Confondre les cotisations sociales (part socialisée des salaires) avec « les taxes », les « charges sociales », le « poids de la fiscalité », - comme le font tous les agents culturels liés aux sociétés de pensée de droite et libéraux-, c’est une bataille constante dans les médias. Nous ne pouvons pas y répondre en nous contentant de critiquer les erreurs d’information : à force de répétition, « rétablir la réalité » au sujet des cotisations sociales finit par devenir peu audible.
Il nous faut donc traiter de façon radicalement différente  la question du travail.
Notre mouvement, en lien avec des réflexions syndicales trop peu connues, y a assez réfléchi. Prenons la question centrale frontalement, justement parce qu’elle  tend à être escamotée.

Entre  9 450 000 et 10 450 000 de personnes dans des situations
de chômage et de statut de précarité

Ensemble ! a commencé à faire comprendre, dans quelques tracts et articles sur le site, que 10 millions de personnes de la population active sont au chômage à plein temps ou à temps partiel. : 4.250.000 hors emploi  (toutes catégories comptées) et 6.200.000 précaires. Dans la diversité des précaires on se perd dans les statuts : ils sont 13% des emplois du privé et 20%  dans le public. 80 % des embauches sont des contrats de moins d’un mois. Sur dix ans, 29 % d’allocataires n’ont jamais eu de contrats de plus de 10 mois.
Il est décisif pour une perspective de classe de faire apparaître cette réalité des « surnuméraires » ou des sous-statutaires (temps partiel imposé, faux indépendants, contrats atypiques divers...) Le « chômage » réel comporte diverses situations nommées différemment . Souvenons-nous du fait politique majeur : le chantage de la classe dirigeante (« vous acceptez ou vous descendez plus bas ! ») fait un outil central pour maintenir son ordre,  utilisé même  par la bourgeoisie pour opposer les « bons salarié.e.s qui se lèvent tôt le matin pour aller au boulot» aux « relativement inemployables » ou pire aux « fainéants-fraudeurs » qu’il faut punir.
Nous devons donc nous exprimer, en tant qu’organisation : soumettre nos propositions au débat.
Dire comment éradiquer les situations de pauvreté…
Cela passe par des choix sociaux et politiques qui dessinent un autre monde.

56 milliards de dividendes sont dans les mains des  actionnaires.  Il faut récupérer une grande partie de cette plus-value accumulée par les grands actionnaires  pour faire société en commun. C’est tellement insupportable que nous pourrions proposer de faire un front commun, sur ce sujet, avec une partie des revues se réclamant du christianisme, qui ont commenté le scandale à leurs yeux : « Dans un monde où l’année dernière 82% des richesses créées dans le monde ont bénéficié aux 1% les plus riches, est-il encore raisonnable de rémunérer un patron du CAC 40 257 fois le SMIC ? ». (Aleteia, mai 2018). Citons ceux ayant les taux les plus élevés de redistribution des bénéfices en dividendes aux actionnaires : le sidérurgiste ArcelorMittal, l'énergéticien Engie et le leader mondial de la gestion de l'eau Veolia.  Oxfam et Basic appellent le gouvernement "à reprendre la main sur cette économie déboussolée avec des mesures de régulation ambitieuses", "en préservant la capacité d'investissement et en interdisant que la part des bénéfices reversée aux actionnaires dépasse celle qui est reversée aux salariés".

Rendez tout de suite les 3 milliards de l’ISF…                                                                                                          Cette exigence paraît comme une insolence forte et irréaliste, En fait c’est très peu de choses  en comparaison des 56 milliards de dividendes, auxquels il faut ajouter la fin indispensables de cadeaux au patronat (les 40 milliards du CICE…) et des 80 milliards d’évasion ou d’optimisation fiscale.  Une véritable réforme fiscale, l’éradication des paradis fiscaux… sont des mesures qui peuvent rapidement financer d’autres choix, utiliser l’argent existant autrement. Répondre  à toutes les urgences sociales les plus brûlantes et qui s’expriment aujourd’hui, et pour le droit au salaire, au travail et à la formation c’est possible.  A condition d’en avoir la volonté politique.                                                                                                                                                                                                                                                      Il faut donc ces réponses immédiates : prendre l’argent des mains où il est arrivé abusivement (du fait des « aides » de l’Etat, des bas salaires dans les PME, des prix serrés  à tous les étages, des dispositions  pour les principaux profiteurs et leurs pouvoirs...)                                                                                                                 Re-prendre immédiatement cette part des richesses produites ne permettra pas de supprimer les mécanismes dont ils/elles profitent, c’est certain. Il faudra donc aussi débattre de quelques réformes radicales. Ces réponses devraient être profilées pour les jours qui viennent et pour les semaines où les débats vont rebondir. Citons trois domaines de réformes.                                                                                                    
Pour les droits des travailleurs.                                                                                                                                         En imposant, tout de suite, l’égalité de salaires entre les femmes et les hommes, il est possible de contraindre les employeurs, tous, à intégrer une mesure de justice qui, en même temps, assurerait la prospérité des caisses de retraites pour au moins les 20 ans qui viennent. Cela se sait. Mais qu’en fait-on ?                                      

                                                                                                                                         Il faut en finir avec le chômage et les précarisations         

                                                                                     Nous pouvons, avec les milliards récupérés sur les dividendes mettre  en place une sécurité sociale universelle. Pour imposer, aussi vite que possible, un nouveau statut du travail salarié, l’abolition du chômage… Dans l’immédiat, avec un autre usage des richesses existantes, la sécurité sociale doit être un droit universel. Nous proposons (et les dispositifs concrets existent et doivent être soumis au débat public) de réunir tous les salarié.es et les précaires autour un nouveau statut pour un salaire garanti pour toutes et tous,  un statut qui garantisse une sécurité professionnelle : une indemnisation de toutes les formes de chômage et de précarité, l’établissement d’un service public de l’emploi qui oriente et qualifie, le droit aux études, à la formation choisie ( y compris pour les salariés qui veulent changer de travail), à la qualification reconnue… Arrêt immédiat de la chasse aux chômeurs, des atteintes à leurs droits.

Comment le payer ? Finissons-en avec le discours sur les « charges » : que les groupes qui profitent du travail de toutes et tous contribuent enfin aux droits de toutes et tous. Souvent, l’essentiel du travail de production est fait par des personnes mal payées, dans de petites entreprises dont les grands groupes assurent le montage définitif et la commercialisation. Nous avons une proposition : qu’une ponction soit faite sur les grands groupes d’actionnaires pour qu’ils participent en fonction de leurs moyens à une péréquation pour les salariés des PME.  Qu’ils paient pour la Sécurité sociale pour toutes et tous .

Une société qui reconnaisse une égalité nouvelle, en rapport avec les richesses sociales et culturelles de toutes et tous.

Celles dans les services publics.

Reprenons des lignes SNCF et organisons d’autres transports collectifs, etc… Des transports adaptés et gratuits, pour toutes et tous ! Voilà qui devrait être aussi le débouché des discussions locales que Jupiter élyséen apeuré veut concéder au peuple. Sur tout cela bien des expressions des Gilets Jaunes eux-mêmes, ainsi que des positions syndicales, et des associations de défense des services publics existent et sont là pour alimenter le débat. Il faut  des dispositifs de financement pour mettre fin aux statuts précaires dans les Fonctions publiques.

Des « régies locales » ou des associations, ou des coopératives doivent donner des garanties à toutes les personnes qui travaillent dans les aides à domicile et les EPHAD... et autres tâches de services aux personnes aujourd’hui uberisées.  Tous ces secteurs sont des tâches de services et de fonctions publiques ou à mettre en commun.

Il faut des cadres locaux de coordination des travaux d’équipements en économie d’énergie, garantir salaires et conditions de travail pour les salarié.e.s de toutes ces entreprises.

Des droits dans les entreprises

Toutes ses propositions doivent s’accompagner de droits nouveaux dans les entreprises pour combattre les despotismes « cool » du management : il faut viser la démocratie, l’autogestion  dans les lieux de travail pour vraiment rendre possible  une réelle réduction du temps de travail qui  doit s’accompagner d’une réorganisation démocratique du travail contre le droit absolu d’user et d’abuser des propriétaires

Au niveau européen aussi nous pourrions reprendre, ici, le calcul sur le SMIC, les minimas sociaux, et les relations qui sont possibles avec les différences de situations.

Pour tous les droits politiques et civiques. 

Même sans vouloir tout traiter, évidemment, cette question est présente ; elle a donné lieu à des actes nettement condamnés par le mouvement des G.J.                                                                                      Sans développer ici cette dimension, la mobilisation en cours amène à rediscuter des questions des migrants, des sans-papiers, et des résidents… Évidemment, dans le marasme du mouvement ouvrier, des prises de parole plus ou moins « racistes », ou xénophobes sont entendues.                                                            Mais, comment les prenons-nous ? Si nous ne nous laissons pas déstabiliser, nous avons plusieurs points d’appui, que nous devrions mobiliser pour les faire discuter. Les positions antiracistes des organisations syndicales et les campagnes de la LDH, que nous pouvons lier au regroupement Rosa Park, et au  grand mouvement de soutien aux migrants autour de l’égalité des droits, ne sont pas rien. Nous savons aussi l’évolution   des opinions en France en faveur du droit de vote pour tous les résidents ; les documents du collectif « J’y suis/j’y vote » sont certainement pleinement d’actualité. Qu’on se rende compte que 70% des jeunes de 18 à 24 ans sont favorables à ce que tous les résidents européens ou extra-communautaires aient le droit de vote, même 65% parmi les électeurs de La république en Marche ; et malgré le poids de la droite et de l’extrême droite, 58% des français en tout. Rendons-nous compte que ces opinions s’expriment  alors que les débats publics n’en parlent pas : une vraie bataille politique pourrait donc donner de très bons résultats.

Pour changer vraiment, cela doit commencer.

Nous devons répondre à l’enjeu, après des années qui ont trop été marquées par un mépris des appareils politiques pour les réalités des « gens de la moyenne », des salarié.e.s, et de tous les subalternes plus ou moins précarisé.e.s. Faisons-le en nous appuyant sur une intuition juste répandue dans la population : cette société, la « nôtre » est bien assez riche pour que nous y vivions autrement .

Pragmatiquement, accompagner les exigences portées par la colère ne doit pas enfermer celle-ci dans des solutions qui seraient des impasses…

Notre démarche, pour être utile devrait être d’affirmer « ce qui serait juste » et d’agir pour imposer des pas en avant.

Il est nécessaire de compléter les dénonciations contre les bas salaires, les bas revenus des retraité.e.s, par les exigences fortes, une logique sociale d’ensemble : droit au salaire, droit au travail, droit à la formation, droit aux études.

En même temps, pour sortir des injustices, pas de minimas sociaux au-dessous de 1000€ (60% du salaire médian) avec un SMIC à 1800€, soit une augmentation générale pour toutes et tous de 300€.
On sait où sont les capacités d’investissements, de travail qualifié et où cela devrait amener des embauches.
Donnons les moyens à la population, localement, d’exprimer ses besoins et ses propositions !
Ce ne doit pas être « une idée pour le temps que ça se calme ». Mais un droit démocratique : que les élu.e.s et candidat.e.s aux diverses élections, comme les fonctionnaires, écoutent… Il s’agit d’inventer comment ne pas en rester dans la démocratie revendicative et inventer des formes qui permettent une intervention dans les décisions politiques. Mais aussi de rétablir les droits face à des administrations qui ont développé depuis quelques années l’arbitraire et l’autoritaire  sur les populations qu’elles sont  censées servir ; comme le dit l’Article 14 de la déclaration des droits de 1793 : « Le peuple est le souverain, les fonctionnaires publics sont ses commis ».

Avec ce mouvement, il est possible de faire un pas vers une reconstruction des objectifs politiques et des forces d’un mouvement d’émancipation, par un rassemblement à dynamique de classe.

Etienne Adam, Pierre Cours-Salies (2 décembre 2018)

1  - En Europe, le taux d’emplois élevé et le taux de chômage plus bas qu’en France s’explique souvent (Pays-Bas, Allemagne, Grande-Bretagne) par 20 à 35% des emplois avec des contrats de moins de 20h par semaine, parfois zéro heures sauf jobs aléatoires de quelques heures…
2  - Selon une étude en mai 2018,  l’ONG Oxfam et le BASIC révèlent comment les grandes entreprises alimentent les inégalités : sur 100€ de bénéfices, elles versent en moyenne 67€ aux actionnaires et seulement 5€ aux salariés.
3- Dans l’automobile, 75% du travail est fait par des sous-traitants. Dans l’agro-alimentaire ce sont les agriculteurs qui triment et les marques qui gagnent. Dans les Grandes surfaces, ce sont les grands groupes qui placent leur argent et les artisans et tous les  producteurs qui sont payés au lance-pierre.
 4  - Il faut lire l’excellent article de Gérard Noiriel, dans Le Monde du 28 novembre.

 

Publié le 10/12/2018

Fin de monde ?

Frederic LORDON (site legrandsoir.info)

La chute d’un ordre de domination se reconnaît à la stupéfaction qui se lit sur les visages de ses desservants. Samedi, le spectacle n’était pas seulement dans la rue. Il était, et il dure toujours depuis, sur les faces ahuries de BFM, de CNews, de France 2, et d’à peu près tous les médias audiovisuels, frappées d’incompréhension radicale. Que la stupidité ait à voir avec la stupéfaction, c’est l’étymologie même qui le dit. Les voilà rendues au point d’indistinction, et leur spectacle commun se donne comme cette sorte particulière d’« information » : en continu.

Comme l’esprit se rend préférentiellement aux idées qui font sa satisfaction et là où il trouve du confort, les trompettistes du «  nouveau monde  » et du «  macronisme révolutionnaire  », sans faire l’économie d’une contradiction, retournent invariablement à l’écurie de leurs vieilles catégories, les catégories du vieux monde puisque c’est celui-là qui a fait leur situation, leurs émoluments et leur magistère (lire «  Macron, le spasme du système  »). Et les voilà qui divaguent entre l’ultradroite et l’extrême gauche, ou l’ultragauche et l’extrême droite, cherchent avec angoisse des «  représentants  » ou des «  porte-parole  » présentables, voudraient une liste circonstanciée de «  revendications  » qu’on puisse «  négocier  », n’en trouvent pas davantage, ni de «  table  » autour de laquelle se mettre. Alors, en désespoir de cause, on cherche frénétiquement avec le gouvernement au fond du magasin des accessoires : consultations des chefs de parti, débat à l’Assemblée, réunion avec les syndicats — l’espoir d’une «  sortie de crise  » accrochée à un moratoire sur la taxe gasoil  ? un Grenelle de quelque chose peut-être  ? C’est-à-dire pantomime avec tout ce qui est en train de tomber en ruine. Voilà où en sont les «  élites  » : incapables de seulement voir qu’il n’est plus temps, que c’est tout un monde qui est en train de partir en morceaux, le leur, qu’on ne tiendra pas pareille dislocation avec du report de taxe ou des taux minorés, bien content si les institutions politiques elles-mêmes ne sont pas prises dans l’effondrement général. Car il ne s’agit pas d’un «  mouvement social  » : il s’agit d’un soulèvement.

Car il ne s’agit pas d’un « mouvement social » : il s’agit d’un soulèvement.

Quand une domination approche de son point de renversement, ce sont toutes les institutions du régime, et notamment celles du gardiennage symbolique, qui se raidissent dans une incompréhension profonde de l’événement — l’ordre n’était-il pas le meilleur possible ? —, doublée d’un regain de hargne, mais aussi d’un commencement de panique quand la haine dont elles font l’objet éclate au grand jour et se découvre d’un coup à leurs yeux. Ceci d’autant plus que, comme il a été noté, la singularité de ce mouvement tient à ce qu’il porte désormais l’incendie là où il n’avait jamais été, et là où il doit être : chez les riches. Et sans doute bientôt, chez leurs collaborateurs.

 

On lit que la directrice de BFM est restée interloquée d’entendre scander « BFM enculés » sur les Champs, et que le président de la société des journalistes a découvert, dans le même état, que « cela ne vient pas de militants mais de gens du quotidien ». Les pouvoirs de ce genre, ceux de la tyrannie des possédants et de leurs laquais, finissent toujours ainsi, dans la sidération et l’hébétude : « ils nous détestent donc tant que ça ». La réponse est oui, et pour les meilleures raisons du monde. Elle est aussi qu’après toutes ces décennies, le moment est venu de passer à la caisse et, disons-le leur dès maintenant, l’addition s’annonce salée. Car il y a trop d’arriérés et depuis trop longtemps.

Depuis les grèves de 1995, la conscience de ce que les médias censément contre-pouvoirs sont des auxiliaires des pouvoirs, n’a cessé d’aller croissant. Du reste, ils ont œuvré sans discontinuer à donner plus de corps à cette accusation à mesure que le néolibéralisme s’approfondissait, mettait les populations sous des tensions de plus en plus insupportables, qui ne pouvaient être reprises que par un matraquage intensif des esprits, avant qu’on en vienne à celui des corps.

C’est à ce moment que, devenant ouvertement les supplétifs du ministère de l’intérieur en plus d’être ceux de la fortune, ils se sont mis à rendre des comptages de manifestants plus avantageux encore que ceux de la préfecture, puis à entreprendre de dissoudre tous les mouvements de contestation dans «  la violence  » — et par-là à indiquer clairement à qui et à quoi ils avaient partie liée.

C’est peut-être en ce lieu, la «  violence  », que la hargne des laquais trouve à se dégonder à proportion de ce qu’ils sentent la situation leur échapper. Au reste, «  condamner  » ayant toujours été le meilleur moyen de ne pas comprendre, à plus forte raison poussé par des intérêts si puissants à la cécité volontaire, «  la violence des casseurs  » a été érigée en dernière redoute de l’ordre néolibéral, en antidote définitif à toute contestation possible — sans par ailleurs voir le moins du monde le problème à célébrer le 14 juillet 1789 ou commémorer Mai 68 : folle inconséquence de l’Histoire embaumée, mise à distance, dévitalisée, et privée de tout enseignement concret pour le présent.

C’est peut-être en ce lieu, la « violence », que la hargne des laquais trouve à se dégonder à proportion de ce qu’ils sentent la situation leur échapper.

En tout cas, dans le paysage général de la violence, les médias, surtout audiovisuels, ont toujours pris ce qui les arrangeait en ayant bien soin de laisser le reste invisible, donc la violence incompréhensible, par conséquent à l’état de scandale sans cause : le mal à l’état pur. Mais pourquoi, et surtout au bout de quoi, les Conti envahissent-ils la sous-préfecture de Compiègne, les Goodyear séquestrent-ils leur direction, les Air France se font-ils une chemise de DRH, et certains gilets jaunes sont-ils au bord de prendre les armes  ? Qu’est-ce qu’il faut avoir fait à des gens ordinaires, qui ont la même préférence que tout le monde pour la tranquillité, pour qu’ils en viennent à ces extrémités, sinon, précisément, les avoir poussés à toute extrémité  ?

Les « gilets jaunes » offrent à profusion cette figure oxymorique, incompréhensible pour les pouvoirs, des « braves gens enragés »

Croyant que ce dont ils ne parlent pas n’existe pas, les médias ne les avaient pas vu venir ces enragés-là. Mais voilà, ils sont là, produits d’une longue et silencieuse accumulation de colère, qui vient de rompre sa digue. Ceux-là on ne les fera pas rentrer facilement à la maison. Et ceci d’autant moins qu’avec la naïveté des «  braves gens  », ils ont expérimenté, à l’occasion de leur première manifestation pour beaucoup d’entre eux, ce que c’est que la violence policière. En sont restés d’abord sidérés. Puis maintenant, s’étant repris, dégoupillés pour de bon. Alors on ne compte plus ceux qui, à l’origine «  braves gens  » certifiés, sont pris dans un devenir-casseur — comme certains autres, débitant des palettes sur un rond-point pour construire une cabane, sont pris dans un étonnant devenir-zadiste.

Gageons d’ailleurs que des révisions de grande ampleur doivent être en train de s’opérer dans leurs esprits. Car tous ces gens qui depuis 2016 et la loi El Khomri, jusqu’à 2018 avec Notre-Dame-des-Landes et les ordonnances SNCF, avaient été abreuvés de BFM et de France Info, invités à pleurer les vitres de Necker, se retrouvent aujourd’hui dans la position structurale des casseurs, en vivent la condition de violence policière et médiatique, et savent un peu mieux à quoi s’en tenir quant à ce que ces deux institutions diront désormais des «  ultras violents radicalisés  ». En tout cas c’est très embêtant pour les chaînes d’information en continu cette affaire : car si le devenir-casseur prend cette extension, que pourra donc encore vouloir dire «  casseur  »  ?

L’autre condition est de maintenir les agissements réels de la police hors-champ. Sur ce front-là, on se battra jusqu’au bout dans les chefferies audiovisuelles. Le mensonge par occultation est général, acharné, épais comme de la propagande de dictature. La population basculerait instantanément dans l’indignation si elle avait l’occasion de voir le dixième de ce que les grands médias audiovisuels lui cachent systématiquement, ainsi ces vidéos d’une vieille dame en sang gazée ou d’un retraité matraqué. Quand France Info nous avait saoulés jusqu’à la nausée des vitres de Necker ou du McDo en feu, aucun flash à la mi-journée de lundi n’avait encore informé de la mort d’une octogénaire tuée par une grenade lacrymogène. Les robots de BFM n’opposent jamais aucune image aux syndicalistes policiers qui disent qu’on les «  matraque  » (sic  !) et qu’on les «  mutile  ». Mais, si les mots ont encore un sens, de quel côté du flashball ou du lanceur de grenades compte-t-on les éborgnés et les mains arrachées  ? On se demande si Nathalie Saint-Cricq ou Apathie garderaient leur déjeuner si on leur montrait au débotté les photos proprement insoutenables (il s’agit de blessures de guerre) de manifestants mutilés — vraiment — par les armes de la police. On ne sache pas qu’il se soit encore trouvé un seul grand média audiovisuel pour montrer en boucle, comme ils le font d’habitude, aux «  braves gens  » pas encore devenus casseurs cette vidéo d’un jeune homme roué de coups par huit policiers, qui achèverait de les informer sur le degré de confiance qu’il convient d’avoir en la «  police républicaine  » quand on met tout ça — ces dizaines de vidéos, ces centaines de témoignages — bout à bout.

Mais il y a une économie générale de la violence et on sait ce qu’elle donne quand elle est lancée : elle est réciprocitaire, divergente et peut emmener très loin. Nul ne sait jusqu’où dans la situation actuelle, et peut-être à des extrémités dramatiques. Mais qui l’aura déclenchée sinon Macron qui, après avoir déclaré la guerre sociale à son peuple, lui déclare la guerre policière, peut-être bientôt la guerre militaire, en compagnie des médias de gouvernement qui lui déclarent la guerre symbolique  ? Le partage des responsabilités est d’autant plus clair que les offensés auront encaissé très longtemps sans mot dire : l’agression économique, le mépris élitaire, le mensonge médiatique, la brutalité policière. Or le mauvais génie de la réciprocité violente est une mémoire, et une mémoire longue. Sur un fil Twitter une baqueuse découvre sidérée — elle aussi, comme les primo-manifestants matraqués pour rien, mais en sens inverse, car, en définitive tout est affaire de sidération dans cette histoire, de sidérations opposées, qui passent les unes dans les autres, qui se nourrissent les unes les autres — la baqueuse, donc, découvre de quelle haine ses collègues et elle sont l’objet. Et l’on peine à le croire. Décidément toutes les institutions de la violence néolibérale tombent ensemble des nues. Les collégiens cernés et gazés au poivre par des flics accompagnés de chiens n’oublieront pas de sitôt ce moment de leur vie où s’est formé décisivement leur rapport à la police et, dans deux ans, cinq ans, cette police oublieuse qui les croisera de nouveau s’émouvra de la détestation brute qu’elle lira sur leurs visages — et n’y comprendra rien.

Et voilà que le corps préfectoral se met à avoir des sueurs froides à son tour. C’est qu’ils ont de quoi se sentir un peu seulets dans leurs hôtels. Depuis que la préfecture du Puy-en-Velay a brûlé, on sait de quoi «  les autres  » sont capables — oui, maintenant, de tout. Alors il est urgent de négocier un virage sur l’aile sans attendre, pour faire savoir par «  quotidien de référence  » interposé que l’Élysée macronien a quitté terre, que, eux, préfets, ont conscience des malheurs du peuple, qu’ils pourraient même se reconvertir en lanceurs d’alerte si on les écoutait. On tâchera quand même de se souvenir que ce sont ces préfets qui depuis Nuit debout font éborgner, grenader, et tirer-tendu.

Mais l’on y verra surtout le retour de ce qu’on pourrait appeler «  la situation La Boétie  », celle que le pouvoir s’efforce de nous faire oublier constamment, et d’ailleurs que nous oublions constamment, tant elle semble un incompréhensible mystère : ils sont très peu et règnent sur nous qui sommes nombreux. Il arrive cependant que le voile se déchire et que fasse retour la cruelle réalité arithmétique du pouvoir. Et c’est bien cet aveu touchant de candeur qu’a consenti samedi soir le sous-ministre de l’intérieur, en reconnaissant qu’il ne pouvait guère engager davantage de troupe à Paris quand toute la carte de France clignote et demande de la garnison. Un manager de la startup nation trouverait sans doute à dire que le dispositif est «  stressé  ». Le «  stress du dispositif  », c’est le retour de La Boétie. Nous sommes les plus nombreux. Nous sommes même beaucoup plus nombreux qu’eux. C’est d’autant plus vrai que le plein est loin d’avoir été fait et qu’il y a encore une belle marge de progression. Tout ça se vérifiera bientôt : lycéens, étudiants, ambulanciers, agriculteurs, tant d’autres.

Le déni de la violence sociale est cette forme suprême de violence à laquelle Bourdieu donnait le nom de violence symbolique, bien faite pour que ses victimes soient réduites à merci : car violentées socialement, et méthodiquement dépouillées de tout moyen d’y résister «  dans les formes  » puisque tous les médiateurs institutionnels les ont abandonnées, elles n’ont plus le choix que de la soumission intégrale ou de la révolte, mais alors physique, et déclarée d’emblée odieuse, illégitime et anti-démocratique — normalement le piège parfait. Vient cependant un moment où la terreur symbolique ne prend plus, où les verdicts de légitimité ou d’illégitimité volent à leur tour, et où la souffrance se transforme chimiquement en rage, à proportion de ce qu’elle a été niée. Alors tout est candidat à y passer, et il ne faudra pas s’en étonner : permanences de députés, banques, hôtels particuliers, préfectures, logiquement plus rien n’est respecté quand tout a failli.

Il est vrai qu’à ceux qui ont lié leur position et leurs avantages au cadre du moment, et qui n’ont cessé de répéter qu’il n’y en avait ni de meilleur ni simplement d’autre possible, l’irruption du hors-cadre radical ne laisse aucune autre solution de lecture que «  l’aberrant  », le «  monstrueux  », ou mieux encore, quand elle est «  avérée  », la «  violence  ». Encore fallait-il qu’elle demeure marginale pour pouvoir être maintenue dans son statut de monstruosité, et puis aussi qu’on occulte systématiquement la responsabilité de celle des forces de police. Mais ce sont ces deux conditions qui sont en train d’être détruites en ce moment.

La première parce que les «  gilets jaunes  » offrent à profusion cette figure oxymorique, incompréhensible pour les pouvoirs, des «  braves gens enragés  ». «  Enragé  » normalement c’est «  enragé  », c’est-à-dire ultra-radical-minoritaire. Ça ne peut pas être «  braves gens  », qui veut dire majorité silencieuse — ou bien contradiction dans les termes. Or, si. Assez simplement même : on est enragé quand on est poussé à bout. Il se trouve qu’au bout de 30 ans de néolibéralisme parachevés par 18 mois macroniens de guerre sociale à outrance, des groupes sociaux entiers ont été poussés à bout. Alors enragés.

Ils sont très peu et règnent sur nous qui sommes nombreux. Il arrive cependant que le voile se déchire et que fasse retour la cruelle réalité arithmétique du pouvoir.

Mais alors quoi  ? L’armée  ? L’adolescent désaxé qui est à l’Élysée en est très capable : n’utilise-t-il pas contre sa population des grenades qui sont des armes de guerre, et n’a-t-il pas fait placer des snipers avec fusils à lunettes au sommet de quelques bâtiments parisiens, image des plus impressionnantes, étonnamment offerte par Le Monde qui est peut-être en train de se demander lui aussi s’il n’est pas temps de lâcher son encombrant protégé dans un virage  ?

En tout cas, terrible moment de vérité pour l’éditorialisme «  faites ce que vous voulez  ». On avait adoré le dégagisme à Tunis ou place Tahrir. Mais expliqué que ce qui est là-bas un merveilleux sursaut de la liberté est ici du populisme crasseux qui rappelle les heures sombres. Jusqu’ici ça tenait. Et voilà que «  mais votez Macron  » pourrait bien tourner Moubarak, mon dieu dans quelle mouscaille ne nous sommes-nous pas mis  ? Et forcément, plus on pagaye pour en sortir, plus on en met partout. Tout revient, tout éclabousse. Or nous en sommes là : quand un pouvoir verse une prime exceptionnelle à des forces de l’ordre qui se rendent chaque jour plus odieuses, c’est qu’il redoute par-dessus tout d’être lâché par elles et que, toute légitimité effondrée, il ne tient plus que par son appareil de force, dans la main duquel en réalité il se remet entièrement. Faites ce que vous voulez, mais votez Moubarak.

Ce pouvoir est honni car il s’est méthodiquement rendu haïssable. Il paye une facture sans doute venue de très loin, mais dont il est le parachèvement le plus forcené, par conséquent l’endosseur le plus logique. Il n’a plus pour se cramponner que le choix de la répression sanglante, peut-être même de la dérive militaire. Il ne mérite plus que de tomber.

Frédéric Lordon

Publié le 08/12/2018

Le crépuscule du macronisme

Par Laurent Mauduit (site mediapart.fr)

Le mélange de libéralisme en économie et d’autoritarisme en politique qui avait assuré la victoire du macronisme le conduit aujourd’hui vers un échec. Car quel que soit le dénouement de la crise, Emmanuel Macron ne pourra pas achever son quinquennat comme il l’a commencé, dans une boulimie de réformes conduites au pas de charge et en piétinant la démocratie sociale.

 Sans doute Emmanuel Macron aurait-il été bien avisé de réfléchir à l’adage populaire selon lequel on est souvent puni par où l’on a péché. Car s’il faut résumer l’histoire de sa formidable et récente ascension sur l’arène politique, puis la tout aussi brutale crise de régime qu’il traverse aujourd’hui et qui marquera, quoi qu’il arrive, irrémédiablement son quinquennat, on est enclin à faire un constat voisin : les ressorts de sa victoire totalement inattendue à la dernière élection présidentielle sont aussi ceux qui permettent de comprendre, à peine dix-huit mois plus tard, l’échec retentissant qui est maintenant le sien – échec retentissant que symbolise le moratoire sur la hausse des taxes sur les carburants, ou des tarifs de l'électricité et du gaz, dont ne voulait surtout pas entendre parler Emmanuel Macron jusqu'à ces derniers jours et qu'il est obligé de concéder aujourd'hui. À croire que même en politique, il y a des lois quasi physiques auxquelles nul ne peut échapper.

Que l’on se souvienne en effet de l’image dont Emmanuel Macron a profité auprès des milieux d’affaires et qui lui a permis de devenir leur champion. Ces milieux d’argent se sont progressivement convaincus qu’il serait libéral en économie, comme l’avaient été avant lui aussi bien Nicolas Sarkozy que François Hollande ; mais qu’à la différence de ces deux prédécesseurs, et plus encore de Jacques Chirac, il n’avancerait pas à pas comptés. Non, si Emmanuel Macron est parvenu assez tôt à devenir le candidat de l’oligarchie, comme nous l’écrivions dès juillet 2016, presque un an avant l’échéance présidentielle, c’est parce que ces milieux d’affaires, comme la haute fonction publique de Bercy qui lui est acquise, ont très vite compris qu’Emmanuel Macron avancerait à marche forcée ; qu’il conduirait un maximum de réformes ultrasensibles dans un minimum de temps. Qu’il n’aurait pas les prudences qu’avaient eues en certaines circonstances ses prédécesseurs.

C'est ce que fut l’étrange alchimie de la victoire du macronisme : la promesse de politiques ultralibérales conduites dans le cadre d’un régime autoritaire, ne perdant pas le moindre temps à respecter une démocratie sociale réputée en crise.

Sans doute cette alchimie a-t-elle surpris les soutiens les plus candides d’Emmanuel Macron. Car certains ont pu penser que le libéral Emmanuel Macron, jeune et dynamique patron d’une « start-up nation », le serait évidemment en économie, mais tout autant en politique. Ils ont pu penser qu’il aurait la volonté de bousculer ou au moins de dépoussiérer les institutions de la Ve République pour sortir des relations politiques verticales et inventer des relations plus horizontales – en un mot, plus collectives. Ils ont pu espérer qu’il sortirait de l’exercice solitaire du pouvoir pour mettre plus de collectif dans la vie publique. Ils ont pu croire qu’il allait bousculer les syndicats, tout en les respectant et en cherchant à refonder la démocratie sociale. Ils ont pu imaginer qu’il aurait de la considération pour les contre-pouvoirs, à commencer par le Parlement, et pour les autorités indépendantes.

Bref, certains des partisans d’Emmanuel Macron ont pu croire, de bonne foi, qu’il pourrait rompre avec le présidentialisme et, dans une conception libérale au sens anglo-saxon, refonder l’exercice du pouvoir en France, de sorte qu’il soit plus conforme à ce qu’est une véritable démocratie. D’autant qu’Emmanuel Macron a été élu président de la République par défaut. Au premier tour du scrutin, le 23 avril 2017, il arrive en tête avec 24,01 % des suffrages exprimés mais, avec une forte abstention, il ne recueille en réalité que 18,19 % des inscrits. Au second tour, il profite non pas d’un vote d’adhésion, mais d’un vote de rejet de sa rivale d’extrême droite, Marine Le Pen.

En 2002, dans des circonstances équivalentes, Jacques Chirac avait trouvé la formule qui convenait – même s’il n’en avait rien fait : « Ce vote m’oblige ! », avait-il déclaré au pays. D’Emmanuel Macron, ses partisans ont pu espérer des mots courageux similaires. Et de la parole aux actes, ils auraient pu croire qu’il chercherait d’abord à redonner vie à une démocratie à bout de souffle et à rassembler un pays divisé.

Pourtant, sitôt élu, le chef de l’État fait l’exact contraire : même s’il n’a obtenu le soutien que d’une minorité de Français, il ne songe pas un instant à rassembler le pays ni à parler à ceux des citoyens qui avaient voté pour lui uniquement pour écarter le danger d’extrême droite. Usant des pouvoirs exorbitants – sans équivalent dans aucune grande démocratie au monde – que lui offrent les institutions, il se transmute sur-le-champ en une sorte d’Emmanuel le Petit autoritaire. Son comportement ne doit rien au hasard : il ne fait que mettre en pratique la conception des pouvoirs de l’oligarchie française, qui n’a jamais été libérale au sens politique du terme mais qui s’est, au contraire, toujours accommodée des institutions néomonarchiques de la Ve République, voulant réformer la France tambour battant, ce qui serait difficile dans un régime démocratique, c’est-à-dire soucieux de l’avis des citoyens ou des délibérations des élus de la nation.

Un moment, pendant la campagne présidentielle, le candidat de La République en marche avait certes suggéré qu’il tiendrait les deux bouts de la corde. C’est son fameux « en même temps ». Mais très vite, le « en même temps » est oublié et la politique conduite est 100 % néolibérale, pas le moins du monde sociale-libérale et encore moins sociale.

En somme, le macronisme apparaît très tôt comme une variété hybride du bonapartisme : c’est l’autoritarisme d’un régime quasi monarchique, mais sans la moindre coloration sociale. Comment pourrait-il en être autrement ? Par définition, le social-libéralisme repose sur un troc : les salariés acceptent davantage de flexibilité en contrepartie de nouvelles sécurités. Il exige donc un pacte social, conclu par des partenaires sociaux à qui sont reconnus des pouvoirs de négociation. Or avec Emmanuel Macron, rien de tel : des concertations sont imaginables à l'extrême rigueur – et encore… le moins souvent possible –, mais surtout pas des négociations. Dès lors, le quinquennat d’Emmanuel Macron promet une folle farandole de mesures antisociales – démantèlement par ordonnances de pans entiers du code du travail et du droit du licenciement, refus de tout coup de pouce en faveur du salaire minimum, gel confirmé des rémunérations publiques, renforcement du contrôle des chômeurs, réforme de la retraite avec l’introduction d’un système par points, suppression des effectifs publics, hausse de la CSG pour les retraités, y compris les plus modestes…

Ce régime est le plus régressif que l’on ait connu depuis les débuts de la Ve République, et le plus désinhibé : il conduit sa politique de déconstruction du modèle social français de la manière la plus violente. Presque avec ostentation. Cette caractéristique renvoie à un trait qui est sans doute celui d’Emmanuel Macron, mais qui plus largement a contaminé la haute fonction publique du ministère des finances : l’adoration, quasi fétichiste, pour les chiffres – les 3 % de déficit public, les 60 % d’endettement public… – qui ne sont, après tout, que des conventions ; et la détestation de la question sociale, sinon le mépris de classe… De ce trait un tantinet méprisant, on trouve d’innombrables indices. D’abord, les sorties d’Emmanuel Macron – tantôt des gaffes, tantôt du mépris assumé – qui donnent à comprendre ce qu’il pense des plus modestes : de ces ouvrières de chez Gad qui sont « pour beaucoup des illettrées » ; de ces ouvriers de Lunel, dans l’Hérault, qui n’ont pas compris que « la meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler » ; de ces « gens qui ne sont rien », que l’on croise dans les gares, à côté des « gens qui réussissent » ; de ces « fainéants » auxquels il ne veut rien céder, pas plus qu’aux « cyniques » ou aux « extrêmes » ; ou encore de ceux qui préfèrent « aller foutre le bordel » plutôt que « d’aller regarder s’ils ne peuvent pas avoir des postes ». Autant de formules qui, d'un bout à l'autre du pays, à tous les ronds-points occupés par des « gilets jaunes », n'ont évidemment pas été oubliées…

Le dédain ou l’arrogance d’Emmanuel Macron

Il faut bien connaître l’état d’esprit de la haute fonction publique de Bercy pour comprendre les raisons profondes du comportement quasi monarchique, autoritaire d’Emmanuel Macron. Car au fil des années, un sentiment d’exaspération n’a cessé de croître au sein de cette caste, dont Emmanuel Macron est devenu le champion. Parce que si la droite comme la gauche socialiste ont conduit depuis vingt ans des politiques de plus en plus franchement libérales, elles l’ont fait à leur rythme, pas toujours accéléré ; parce qu’aux yeux de cette oligarchie il faudrait presser la cadence, accélérer les réformes dites structurelles.

Dire que la caste se défie de la démocratie, ou s’en écarte, serait assurément excessif. Mais pour de nombreux hauts fonctionnaires, c’est à coup sûr une perte de temps, malheureusement. Une perte de temps, parce que les politiques font des promesses inconsidérées à chaque échéance électorale ; parce que les partenaires sociaux veulent être consultés et retardent d’autant la mise en œuvre de ces réformes. L’exaspération est d’autant plus forte qu’un dédain oligarchique s’est répandu : sans l’exprimer de manière aussi brutale, beaucoup des membres de la caste ont la conviction qu’eux savent ce qui est bon pour le peuple, même si le peuple, lui, ne le sait pas.

Dans cette nouvelle génération de hauts fonctionnaires qui constitue désormais la garde rapprochée d'Emmanuel Macron, il y a une forme de dédain pour le petit peuple qui ne comprend pas que le train de vie de la France est trop élevé, que la dépense publique et surtout la dépense sociale doivent impérativement être contenues…

Quiconque a approché ces hauts fonctionnaires de Bercy sait de quoi je parle. Dans le cas de la réforme des retraites, le discours dominant est en boucle : pourquoi les politiques avancent-ils si lentement ? Alors que depuis le début des années 1990, et notamment depuis le célèbre « Livre blanc » de Michel Rocard, le diagnostic est posé, pourquoi les gouvernements n’ont-ils procédé que par touches successives, un premier pas étant fait par Édouard Balladur, un autre par Alain Juppé, un autre par Jean-Pierre Raffarin ? Pourquoi faudrait-il conduire une nouvelle négociation alors que l'on sait très précisément ce qu'il faut faire ?

Bercy, à l’instar des marchés financiers, privilégie le court terme. Par-dessus tout, il déteste le débat public. Puisqu’il n’y a qu’une seule politique possible, il n’y a pas de place pour la contradiction ou pour l’interpellation. Et encore moins pour la négociation. Sans même parler de paritarisme. C’est peu dire qu’il existe dans ces sphères élevées une forme d’exaspération radicale et de mépris à l’égard des politiques.

En cela, le quinquennat qui commence au printemps 2017 a donc des allures de revanche. D’un seul coup, le clan des hauts fonctionnaires qui appuient Emmanuel Macron voit avec ivresse l’un des siens accéder à la fonction suprême et en capacité d’appliquer ce qu’il préconise depuis des années. Emmanuel Macron est devenu populaire dans ces milieux oligarchiques. Il a exprimé leur conviction qu’il fallait désormais conduire une politique de rupture. Poursuivre la politique néolibérale des gouvernements antérieurs, mais au pas de course. Sans se demander si le pays va suivre, sinon se rebeller. Rattraper le temps perdu, en somme. Poursuivre en même temps toutes les réformes libérales trop longtemps différées.

C’est pour cette raison qu’Emmanuel Macron et la caste dont il est le porte-étendard ne sont pas partisans du libéralisme politique. Pour ces cercles dirigeants, les institutions du « coup d’État permanent » sont les plus adaptées pour conduire les réformes : réforme du code du travail en même temps que réforme de la formation professionnelle, remise en cause des obligations de service public de la SNCF et nouvelle réforme des retraites.

Car c’est ce qu’il y a de plus spectaculaire dans l’action conduite par Emmanuel Macron : il n’y a pas de temps pour de véritables concertations – ou alors juste un simulacre, comme pour les ordonnances –, pas de temps pour que le Parlement délibère souverainement. Avec au bout du compte ce paradoxe, qui est la marque du quinquennat Macron : à la boulimie libérale répond l’anorexie démocratique (lire ici). De ce point de vue, le recours à la procédure très antidémocratique des ordonnances (lire notre parti pris écrit à l’époque) pour démanteler une bonne partie du droit du travail aura constitué un point culminant dans la marche échevelée entreprise par ce nouveau pouvoir.

Encore faut-il dire que l’expression d’anorexie démocratique ne donne qu’une faible idée de l’autoritarisme d’Emmanuel Macron, qui le conduit au recours constant à la violence policière depuis le début de son quinquennat. Un jour, ce sont les migrants qui sont les victimes de cette violence, le lendemain les étudiants, le surlendemain les zadistes. Et maintenant, ce sont les gilets jaunes qui en font les frais.

Comment a réagi le pays ? Avec le recul, on comprend mieux désormais ce qui s’est passé dans les profondeurs de l’opinion. Pendant tout un temps, sans doute pendant presque un an, il y a eu comme un effet de sidération. Assommé par l’irruption de ce nouveau pouvoir, tétanisé par la cascade de réformes qui a ensuite commencé, le pays n’a trop rien dit. Pendant le mouvement social contre la loi sur le travail, la division syndicale – et notamment la spectaculaire division orchestrée par la direction de Force ouvrière – a aussi contribué à ce que la colère sociale ne débouche pas. Puis il y a eu cet étrange et interminable conflit à la SNCF, où une partie de la population était de cœur avec les cheminots, mais a bien compris que la grève perlée risquait de ne pas déboucher sur grand-chose.

Finalement, il y a eu comme un phénomène d’accumulations. Réforme après réforme, la colère sociale a pris forme, s'est sédimentée. Après la colère des cheminots, il y a eu celle, beaucoup plus diffuse mais terriblement forte, des retraités auxquels le gouvernement veut ponctionner l’équivalent d’un quart à un demi-mois de pension sous la forme du relèvement de la CSG et de la brutale désindexation des retraites. Et puis, parmi d’innombrables autres mesures, il y a eu la poursuite de la hausse de la taxe sur les produits pétroliers. Et allez savoir pourquoi, c’est cela qui a constitué l’étincelle – « c’est le contingent qui réalise le nécessaire », aurait-on dit dans la phraséologie marxiste qui avait cours en d’autres temps.

Et c’est pour cela que ce conflit des gilets jaunes est sans doute comme un point de bascule irrémédiable dans cette brève histoire du macronisme. Car d’un seul coup, toute la politique antisociale de ce gouvernement est vouée aux gémonies, alors que le pays semblait amorphe ou chloroformé ; c’est le dédain ou l’arrogance d’Emmanuel Macron qui sont pointés dans toutes les manifestations, accompagnant désormais le chef de l’État, où qu’il aille, sous la forme de huées. « Macron démission ! » : même les lycéens commencent à entonner le slogan… c’est dire si l’impopularité du chef de l’État est désormais enracinée dans tout le pays.

La boulimie de réformes mariée à l’anorexie démocratique a donc fini par se retourner contre son promoteur : ce qui était le moteur du succès d’Emmanuel Macron est en passe de sceller l’échec de son quinquennat, alors qu'il est bien loin d'être achevé. Car quelle que soit l’issue de cette crise, en imaginant même que le chef de l’État puisse éviter une dissolution et que la crise politique ne se transforme pas en crise de régime, en supposant même qu’il parvienne à reprendre la main, peut-il espérer que le gouvernement reparte plus tard du même pied ? Imagine-t-on que le pouvoir va être en mesure de casser le paritarisme du régime d’assurance-chômage et de mettre à la diète les futurs chômeurs ? Et puis après, qu’il promouvra sa réforme de la retraite, qui va conduire à remettre en cause les droits des futurs retraités, sous la forme d'une remise en cause de l'âge du départ à la retraite ou d'une baisse des pensions ? Et puis après encore, qu’il livrera Aéroports de Paris ou la Française des jeux à quelques-uns de ses amis dans les milieux d’argent ? Et après, qu'il mettra en application toutes les mesures envisagées qui devraient venir ponctionner dans les prochains mois le pouvoir d'achat d'une grande majorité de Français (lire ici) ?

On peine à imaginer que la folle farandole des réformes reprenne et surtout que la vie politique française retrouve dans un proche avenir un cours plus apaisé. Sans le moindre doute, le moratoire de six mois sur la hausse des taxes sur les carburants ainsi que sur les hausses des tarifs de l'électricité et du gaz va être interprété par le pays pour ce qu’il est : la preuve de l’extrême faiblesse d’un régime, avec à sa tête un président qui a perdu son autorité, sinon même sa légitimité. Par surcroît, dans le cas des taxes sur le carburant, il ne s’agit que d’un moratoire de six mois et pas d’une annulation, ce qui a bien peu de chances d’apaiser la colère sociale.

Comme il n'y a rien en faveur du Smic, rien en faveur des retraités, rien non plus en faveur d'un nouvel impôt sur la fortune ; comme, en fin des compte, les concessions sont très minimes et aléatoires, le mouvement social semble devoir durer. Ce qui risque de conduire, tôt ou tard, Emmanuel Macron à devoir faire de nouvelles concessions. Après les réformes à marche forcée, voici venu le temps piteux des reculades à répétition.

Sous le masque étroit d'un président qui, dans son orgueil démesuré, se croyait jupitérien, devra-t-on bientôt chercher à déceler les traits d'un président impuissant, devant « se contenter d’inaugurer les chrysanthèmes », selon la formule célèbre du général de Gaulle ? Il est trop tôt pour savoir comment l'Histoire se vengera. C’est en tout cas l’un des tours de force du chef de l’État : Emmanuel Macron a sans doute irrémédiablement enterré le macronisme !

Publié le 07/12/2018

Les casseurs de la France ne sont pas ceux que l’on croit !
 

de : Claude JANVIER (site bellaciao.org)
 

En effet, les véritables casseurs de notre pays sont en cols blancs (on pourrait les appeler les White blocs). À l’autre extrémité, se trouvent les Blacks blocs, que Castaner décrivit de suite issus de la mouvance ultra-droite. Bien pratique pour détourner l’attention. Au milieu de tout ça, la population, ceux qui bossent et qui endossent le Gilet Jaune. Seul moyen d’action ? Les manifestations.

Au moment où j’écris ces lignes, Edouard Philippe vient de proposer quelques mesures. Le pipeautage habituel politicien qui ne mène à rien et ne résout rien. Je cite : "Suspension pour 6 mois des hausses de carburants, gel pendant l’hiver des hausses de l’énergie, et suspension aussi de la modalité pollution du contrôle technique automobile."

Autrement dit, dans 6 mois, tout repartira de plus belle, et de nouveau, ce sera le même cinéma en technicolor. Tout repartira à la hausse. Ne nous laissons pas berner par ces suspensions de pacotille. Ne vous y trompez pas.

La voyoucratie en cols blancs est intouchable. Les casseurs ce sont eux. Une véritable chienlit de "bobos sur gavés". Ce sont eux qui cassent le pays depuis 40 ans. Ce sont eux qui cassent la création de nouveaux hôpitaux, eux qui cassent vos retraites, eux qui cassent votre pouvoir d’achat, eux qui cassent vos économies, eux qui dilapident l’argent public, etc. Voir l’excellent article paru dans les moutons enragés : les casseurs de la France. *1

Pendant que l’Etat casse tout ce qu’il peut pour rendre exsangue une bonne partie de la population, Macron distribue 300 milliards de cadeaux aux entreprises du CAC 40.* 2 Mais ce n’est pas nouveau : "En 2007, bien que les grands patrons regroupés au sein du Mouvement des Entreprises de France - Medef - ne cessent de rabâcher « qu’en France la fiscalité et les charges sociales sont les plus élevées au monde » et que « l’état actuel de la fiscalité empêche d’augmenter les salaires » ils se gardent bien de parler des augmentations de salaire qu’ils s’attribuent et qui représentent, avec le chômage, la plus lourde… charge pour leurs entreprises ! Les abus sont tels que certains vont jusqu’à refuser d’appliquer la loi ou la détourner dans la présentation des bilans aux actionnaires et sociétaires. Et pour cause : la rémunération annuelle moyenne de ces mêmes grands patrons français comprenant le salaire de base, les bonus et les stock-options se monte à 6,17 millions d’euros ! Elle ne cesse d’augmenter - de plus de 40 % en 2007 ! - et en font de loin les dirigeants les mieux payés des pays de l’Union Européenne de 2006, les cinquante patrons les mieux payés de France ont touché en moyenne 3,8 millions d’euros soit 316 années de SMIC ! Une flambée qui accompagne les résultats à la hausse des bénéfices des entreprises du CAC 40 - 100 milliards d’euros - et des cours de la Bourse de 17 %." Extrait du livre : Pourquoi la crise ? (Ed. Amalthée) de Jean Loup Izambert

La voyoucratie en col blanc englobe non seulement les politiciens, mais aussi la quasi-totalité des médias, les syndicats (CGT et compagnie), les hauts fonctionnaires d’état, une bonne partie de la justice, les députés, les sénateurs et j’en oublie.

BFMTV et CNEWS notamment ont poussés des cris d’orfraie sur les gilets jaunes, mais ils ne font pas de l’info. Juste de l’intox. Ruth Elkrief est une "digne" représentante de l’intox. Si vous voulez vous désintoxiquer, allez regarder TV Libertés par exemple, et lisez Agoravox, les Moutons enragés et tous ceux qui valent la peine d’être étudiés. Les grands médias sont vendus aux grands patrons, comme M. Drahi... et en plus touchent des subventions de l’Etat.

Les syndicats sont de mèche et roulent pour nos gouvernements corrompus. La CGT par exemple possède 46 millions d’actions en bourse. Non, vous ne rêvez pas ! Un petit café pour vous remettre de vos émotions ? Surprenant de détenir pour un syndicat anti-capitaliste 46 millions d’actions... *3 et *4

Revenons aux casseurs d’en bas. Les Blacks blocs. En général fichés S pour la plupart. Curieusement, les CRS et les policiers en civil ont arrêtés des citoyens Gilets Jaunes dont la majorité n’est pas issue des Blacks blocs. Légitimes arrestations ou pas, une question se pose :
 Ordre du gouvernement de ne pas arrêter les vrais casseurs ou faute professionnelle ? À vous de choisir.

Comparution immédiate des Gilets Jaunes arrêtés, condamnations et fichages des citoyens. Mais la justice a tendance à partir à vau-l’eau. Complice des White blocs ? Ma foi...

Du procès litigieux récent à Saint Lô où un "présumé" violeur est innocenté, en passant par deux mois de prison ferme pour vol de pâtes à Cahors, la question est légitime. Les véritables casseurs, la voyoucratie en col blanc reste toujours quasiment intouchable. * 5, 6, 7, 8,9

Le slogan "dissolution de l’Assemblée nationale" que l’on voit circuler sur les réseaux sociaux doit être d’actualité. Nous avons une assemblée de guignols qui ne connaissent rien à la vie de tous les jours. Marre d’entendre des députés qui estiment qu’à plus de 5 000 € de salaire par mois, ils ne peuvent manger que des pâtes, *10,11, marre d’entendre en son temps Julien Dray qui déclarait qu’à moins de 9 000 € de salaire par mois un député était corruptible, *12, marre d’entendre hier la députée LREM déclarer qu’elle ne connaît pas le montant du SMIC.*13. On croit rêver. Des jean-foutres et des incapables.

Pauvres chéris. S’ils ne peuvent pas s’en sortir avec à minima 5 000 € par mois, comment fait-on avec 1153 € par mois net ?

Cette assemblée doit être remplacée par la création d’une assemblée citoyenne. L’AN et le Sénat doivent disparaître. Ils sont pratiquement tous indignes de leurs fonctions ( un certain nombre de ces personnes ont des affaires de détournement de fonds publics, etc..). Comme le chef de l’état et le reste de l’exécutif. Ils nous trahissent tous. La création de la VI éme république c’est maintenant.

Claude Janvier

Publién le 05/12/2018

Gilets jaunes : que la colère se mue en espérance

Clémentine Autain  (site regards.fr)

Jusqu’où portera la vague de colère incarnée par le mouvement des gilets jaunes ? Saurons-nous faire grandir les conditions d’une issue émancipatrice ?

La première victoire est déjà remportée. Oui, le mouvement des gilets jaunes a déjà réussi à marquer le paysage social, à imprimer le débat public, à faire émerger de nouveaux visages qui posent des mots sur la dureté d’un quotidien si méconnu des sphères de pouvoir. Les colères se répondent en écho.

Ici, on entend cette femme qui crie son désespoir parce qu’elle travaille à s’user la santé mais vit dans la pauvreté. Voilà dix ans qu’elle n’est pas partie en vacances. Là, c’est un homme qui raconte face caméra que pour lui, ce ne sont pas les fins de mois qui sont difficiles car la galère commence dès le premier jour du mois. Ailleurs encore, une personne s’en prend violemment au Président Macron qui décidément n’entend rien, ne comprend rien : « Il nous prend vraiment pour des gogos ! » quand une autre conclut calmement mais fermement : « C’est d’une révolution dont on a besoin. Il faudrait un nouveau 4 août pour l’abolition des privilèges ». Le ras-le-bol général, voilà ce qu’on entend. Enfin.

Parti d’un coup de semonce contre la hausse de la taxe sur le carburant, le mouvement a entraîné bien au-delà de ce que l’on pouvait imaginer. L’axe de départ s’est comme désaxé. Le caractère hétéroclite des revendications, des mots d’ordre, des familles politiques qui apportent leur soutien laisse les portes encore très ouvertes sur l’issue de cette colère XXL.

Rien n’est joué mais la tonalité n’est plus celle que l’on pouvait redouter au départ, quand les courants d’extrême droite s’étaient rués le mouvement en espérant voir se développer leurs obsessions identitaires et grandir leur terreau du ressentiment. Loin d’une focalisation sur le "trop de taxe, trop d’impôt", c’est le sentiment d’injustice sociale et territoriale qui semble dominer. C’est le rejet des politiques d’austérité et la défense des services publics qui donne le ton davantage que le repli sur soi. Ce sont les inégalités qui sont clairement pointées du doigt. Quant à la question environnementale qui aurait pu se trouvée marginalisée, elle n’est pas désertée. Les courants écologistes s’engagent progressivement dans la danse.

Le brun rêve de prendre la main. Mais le jaune a pris un sérieux coup de rouge.

Le bouillonnement est là et des jonctions commencent à s’établir. Là encore, rien n’est joué mais les dockers, au Havre, se joignent aux gilets jaunes pendant que les lycéens enclenchent leur soutien. Des secteurs entiers du mouvement social s’impliquent désormais franchement. Des personnalités proposent de venir physiquement apporter leur notoriété pour protéger les gilets jaunes aux Champs-Elysées d’éventuelles violences. L’ordre des choses est bouleversé.

D’ores et déjà, des lignes ont bougé dans les têtes. Partout, sauf visiblement au sommet de l’État où l’on reste empêtré dans de tristes logiques comptables et où l’incompréhension voire l’aversion du monde populaire domine. La crise politique est en marche. Au point que la délégation des gilets jaunes ne s’est finalement pas rendue à Matignon. Signe du temps, les groupes politiques insoumis et communistes proposent de soumettre au Parlement une motion de censure. In fine, c’est sur le terrain politique que le plus gros va se cristalliser. Il n’échappe à personne qu’un mouvement soutenu par 80% de la population, par des sensibilités politiques et des personnalités que tout oppose par ailleurs, ne dit pas le sens, la cohérence du projet de changement souhaité. La liste des revendications du comité auto-organisé par les initiateurs des gilets jaunes posent de sérieux jalons mais la confrontation politique reste évidemment devant nous.

Jusqu’où portera la vague de colère incarnée par le mouvement des gilets jaunes ? Saurons-nous faire grandir les conditions d’une issue émancipatrice ? Il le faut. Le brun rêve de prendre la main. Mais le jaune a pris un sérieux coup de rouge. Il faut maintenant que la colère se mue en espérance.

 

Clémentine Autain

 

Publié le04/12/2018

Sur le mouvement des gilets jaunes

Temps critiques

paru dans lundimatin#168,

Nous reproduisons ici une analyse historique de l’émergence et de la composition du mouvement des gilets jaunes parue le 29 novembre dans la revue Temps Critiques. Si nous n’en partageons pas toutes les prémices et conclusions, elle nous est apparue extrêmement intéressante et éclairante.

Un autre fil historique que celui des luttes de classes 

On pourrait raisonnablement y voir des analogies avec plusieurs événements historiques comme le soulèvement des Fédérés pendant la Révolution française. Même si bien évidemment il n’y a jamais de véritable répétition dans l’histoire, force est de constater que des éléments communs caractérisent les grandes révoltes populaires dont la lutte antifiscale représente sûrement le point le plus basique [1]. Ainsi en fut-il du soulèvement insurrectionnel des Fédérés de l’été 1793 dans les Provinces du sud-est et de l’ouest de la France, qui s’opposait au coup d’État des Jacobins, lesquels cherchaient à imposer leur pouvoir despotique sur l’État-nation bourgeois dans l’ensemble du territoire. Il n’est pas irraisonné de faire une analogie entre les Fédérés et les Gilets jaunes puisque les uns comme les autres ne contestent pas les fondements républicains de l’État, mais demandent une reconnaissance de leur citoyenneté provinciale et la fin de leur condition de sous-citoyens. De la même façon, certaines doléances des manifestants rappellent les fameux « Cahiers de doléance » des années 1788-89, ainsi que les oppositions actuelles aux taxes rappellent les actions menées contre les fermiers généraux à l’époque. Cette analogie peut prendre consistance lorsqu’on sait que la puissance du capital globalisé et totalisé a conduit à un affaiblissement de la forme État-nation démo-républicain. Or c’est cette forme [2] qui contenait le principe d’égalité de condition célébré par Tocqueville dans son livre sur la démocratie en Amérique. Elle s’est progressivement accomplie dans les formes républicaines ou/et parlementaires à travers les politiques réformistes plus ou moins social-démocrates et la victoire contre l’alternative fasciste des années 1930-1940. Sortie plus forte de 1945, elle s’est développée dans les différentes formes d’État-providence de la période des Trente glorieuses jusqu’à même triompher du dernier sursaut des luttes prolétariennes des années 1960-70.

La perte de légitimité de l’État-nation

À partir de la fin des années 1970, les restructurations industrielles et le processus de globalisation/ mondialisation s’enclenchent alors, dans ce qui n’est pas pour nous une contre-révolution (il n’y a pas vraiment eu révolution), mais une révolution du capital. Elle s’initie puis prospère sur les limites du dernier cycle de lutte de classes et épuise la dynamique historique de l’égalité portée par l’idéologie universaliste de la première bourgeoisie soutenue par la classe ouvrière au sein de l’État-nation. Désormais l’équité remplace l’égalité, la lutte contre les discriminations remplace la lutte contre les inégalités

Des formes précapitalistes de rapports sociaux subordonnés réémergent alors : les relations sociales (« le piston »), l’hérédité sociale, reprennent de l’importance à l’intérieur même du processus démocratique comme le montre la situation dans l’éducation où de plus en plus d’élèves entrent dans le cycle supérieur sans que le pourcentage d’enfants d’ouvriers s’élèvent pour autant ; comme le montre aussi une augmentation des taxes qui, dans le système redistributif français où 50 % de la population ne paie pas d’impôt sur le revenu, est la façon la plus directe de faire contribuer les pauvres, comme sous l’Ancien régime finalement. Toutes ces mesures sont à la racine de la révolte fiscale actuelle. C’est d’autant plus injuste que contrairement à ce qui se dit souvent sur la part respective de chacun à la pollution, ce ne sont pas les moins aisés qui pollueraient le plus (on accuse l’automobile et le diesel), mais les plus riches. Tout cela est posé en termes individuels comme si cela était du ressort de chacun et non pas du rapport social capitaliste dans son ensemble.

D’après des statistiques [3] récentes, un cadre supérieur sera beaucoup plus pollueur et aura une empreinte carbone supérieure (à cause surtout de ses loisirs supérieurs et des dépenses en essence bien supérieures, en valeur absolue, à un ouvrier ou une aide-soignante, mais sa dépense en essence représentera une part proportionnelle bien moins importante de son budget en valeur relative. Statistiquement en France, les 10 % les plus riches émettent quatre fois plus d’empreinte carbone que les 50 % les plus pauvres donc chaque foyer des 10 % des plus riches émettent vingt fois plus que les plus pauvres alors que le mode de vie des plus riches (avions, grosses voitures, 4x4) est non seulement préservé, mais en voie de démocratisation avec crédit et voyages low cost [4]. Ces données s’inscrivent en faux contre l’image donnée des Gilets jaunes comme de gros beaufs pollueurs. Certes, ils accordent sûrement moins d’attention idéologique à l’écologie que les cadres ou professions intellectuelles, mais leurs pratiques sont moins contradictoires que les leurs.

L’augmentation de la CSG avait déjà eu cet effet de taxation de tous (pauvres comme retraités), mais comme toutes les taxes, elle est proportionnelle et non pas progressive avec donc elle n’a aucun caractère redistributif, bien au contraire puisque certaines taxes touchent des produits qui représentent une plus grande part du budget des familles en difficulté que des familles riches (c’est par exemple le cas de la TVA). Il ne faut donc pas s’étonner de voir des petits retraités dont beaucoup vivent mal le paiement de la CSG, être très actifs sur les barrages, d’autant qu’ils ont le temps disponible pour eux. C’est donc la fonction sociale de l’impôt qui est remise en question du fait du sentiment de déclin des services publics de proximité au profit de leur contractualisation (prestations-clients, numérisation) particulièrement évidente en ce qui concerne la SNCF, ce qui produit une réaction individuelle face à l’impôt faisant la balance entre ce qui est payé et ce qui est reçu. Toute solidarité, même abstraite, s’efface devant des réflexes individualistes qui se porteront facilement vers et sur des boucs émissaires.

Si toute augmentation des prix sur des produits de consommation courante a tendance à plus toucher les ménages à petit budget, les individus réagissent en général moins à ces mouvements de prix qui leur apparaissent comme quasi naturels, au moins dans les pays capitalistes développés. Néanmoins, de plus en plus de prix leur apparaissent comme des prix artificiels soit parce qu’ils sont administrés par l’État et subis comme des prix politiques entraînant une augmentation des dépenses contraintes, soit comme des prix de monopole imposés par les firmes multinationales et la grande distribution. Mais, hormis dans les DOM-TOM et encore aujourd’hui à la Réunion, ces prix sont rarement attaqués de front dans des émeutes populaires qui existent pourtant dans les pays pauvres (Tunisie, Égypte). Il n’y a pas d’émeutes de la faim dans des pays comme la France et la lutte contre les prix s’avère indirecte dans le cadre d’une lutte contre les augmentations de taxes qui apparaissent souvent incompréhensibles, du moins en France, vu le principe de non-affectation. Il n’en faut donc pas plus pour que les Gilets jaunes et leurs soutiens refusent une taxation soi-disant « verte » qui en fait renfloue la caisse globale de l’État qui ensuite seulement procède aux arbitrages budgétaires [
5]. Question sociale et question environnementale restent donc séparées, même si elles sont reconnues comme légitimes, car beaucoup de présents sur les barrages ou dans les manifestations refusent l’image de « beauf » qui leur a été collée et qu’ils ressentent comme un mépris de caste si ce n’est de classe. Il n’empêche que la phrase énoncée dans les rassemblements : « Les élites parlent de la fin du monde quand nous parlons de fin du mois » est peut être la plus forte entendue parce qu’elle consacre cette tension.

La révolte contre l’impôt ou les taxes ne peut donc être assimilée au refus pur et simple exprimé par de nombreuses couches supérieures, professions libérales et autres petits patrons croulant sous les charges sociales.

D’où aussi des contestations contre les nouveaux « privilèges », et contre la paupérisation de la vie quotidienne. Un autre argument joue en faveur de cette thèse d’un soulèvement du peuple fédéré : la carte des révoltes et des soulèvements des Fédérés de l’été 1793 [6] correspond assez bien à la carte des régions où les blocages et les actions des Gilets jaunes sont les plus forts. Mais, là encore, la spécificité de l’État français et de son centralisme qui perdure malgré la crise générale de la forme État-nation, empêche cette révolte de suivre la tentation italienne ou espagnole de l’autonomie (Padanie) ou de l’indépendance (Catalogne) ou encore de la sécession européenne comme avec le Brexit [7]. Il n’empêche que le redéploiement de l’État-nation en État-réseau ne se fait pas d’un coup de baguette magique. La contradiction entre le verticalisme centraliste de ce qui perdure d’État-nation dans la gestion des rapports sociaux se heurte à la forme décentralisée que prend l’aménagement des territoires. Une forme qui privilégie le développement des métropoles au détriment des villes petites et moyennes qui se trouvent dans le dilemme insoluble d’avoir à prendre plus de choses en charge avec moins de moyens. D’où le mouvement de démissions des maires qui se produit aujourd’hui et un sentiment de solde pour tout compte qui fait resurgir un « Peuple » qui n’a pas attendu Marine Le Pen où Mélenchon et leur notion de « peuple central » pour être affirmé. Une notion qu’on retrouvait déjà chez Arlette Laguiller dont on se moquait de la formule plus populaire que prolétarienne : « travailleuses, travailleurs, on vous exploite, on vous spolie [8] » et qui semble assez proche de la perception actuelle de beaucoup de manifestants qui ont à la fois l’impression d’être exploités (chômage, CDD, allongement des temps de transport) et spoliés par des taxes qui portent en soi l’injustice dans la mesure où elles touchent proportionnellement davantage les pauvres que les riches. C’est parce qu’ils sont arrivés à une grande connaissance intuitive de cette situation d’exploitation (qui ne passe pas par la case « conscience de classe ») que la radicalisation du mécontentement n’épouse pas les formes d’organisation traditionnelles (par exemple syndicales) et diffère dans sa composition sociale. Mais pourquoi s’en étonner quand les restructurations du capital ont liquidé les anciennes forteresses ouvrières et qu’on est bien loin de l’époque où dominait la figure de l’ouvrier-masse de Renault ou de Fiat. L’ouvrier de petite entreprise, du bâtiment, des services, l’employé du Mac Do trouvent à cette occasion un lieu d’expression de la révolte qui a du mal a existé sur des lieux de travail fracturés où les collectifs de travail peinent à s’agréger. L’ancrage local des points de fixation renforce cette possibilité de rassemblement, hors des cadres structurés et institutionnalisés. Cette connaissance intuitive s’appuie sur le fait que la croissance des revenus en valeur absolue qui apparaît dans les statistiques et qui est répercutée par les médias entre en contradiction avec une baisse du pouvoir d’achat à cause de l’augmentation des dépenses contraintes (charges fixes). Mais cette connaissance intuitive n’est pas sans matérialité objective. En effet, si ce sont les habitants des régions rurales et périurbaines qui ont tendance à manifester c’est aussi en rapport avec un budget dédié à la « cohésion territoriale » qui vient d’être amputé de 1,4 Mds d’euros.

Il y a conjonction entre trois éléments, un « ça suffit » qui ne vise pas seulement Macron, comme avec le « Dix ans ça suffit » contre de Gaulle, en Mai-68, mais l’ensemble du corps politique ; une exigence d’égalité, de justice et de fraternité, même si on ne sait pas bien jusqu’où s’étend cette dernière, devant des rapports sociaux dont la dureté ne semble plus compensée par les acquis sociaux des années 1960-1970 et l’air de grande liberté (“libération”) qui l’accompagnait ; enfin des conditions matérielles de vie souvent difficiles eu égard aux standards en cours dans une société capitaliste avancée.

La soudaineté de l’événement

Ce mouvement échappe aussi aux divers corporatismes qui ont pu être à la base d’autres mouvements plus anciens souvent désignés comme « inclassables » comme l’était celui de Poujade (rattaché aux commerçants et artisans avec l’UDCA [9]). La preuve en est qu’alors que les syndicats de taxis et des transports routiers (FNTR) restent à l’écart ou même condamnent le mouvement (la FNTR demande au gouvernement de dégager les routes !) puisque ce sont des organisations qui ont négocié et obtenu quelques avantages, de nombreux routiers et des chauffeurs Uber sont aperçus sur les blocages. Les routiers jouant d’ailleurs souvent au « bloqué-bloqueur » et conseillant parfois les novices du blocage à déterminer les bons objectifs comme les dépôts d’essence (cf. Feyzin dans le Rhône, Fos-sur-Mer ou Brest). De la même façon, certains s’aperçoivent que les blocages des grands axes ont des répercussions sur l’approvisionnement en pièces pour les grandes entreprises qui sous-traitent au maximum. Ainsi, l’usine Peugeot de Montbéliard s’est retrouvée momentanément à l’arrêt.

On assiste bien là à un surgissement événementiel qui se situe en dehors des habituelles convergences ou appels à convergence des luttes sociales traditionnelles, parce qu’il pose, dans l’immédiateté de son expression directe sa capacité à faire rassemblement [10] en mêlant à la fois le caractère « bon enfant » et une grande détermination. Il faut dire que beaucoup de manifestants en sont à leur première manifestation. Ils s’étonnent, naïvement de l’écart entre les engagements formels à participer qui pleuvent sur les réseaux sociaux et le nombre relativement restreint des présents sur les barrages et aux manifestations. Le fait de les interroger sur leur absence ou indifférence aux manifestations de ces dernières années les interloquent, mais ne les agacent pas tant ils ont l’impression d’un dévoilement soudain, d’être à l’origine de quelque chose de nouveau. Certains ressentent bien la contradiction entre d’un côté le fait de rester calme et en même temps la nécessité de rester décidés et déterminés dans une ambiance qui ne peut tourner qu’à la confrontation (deux morts, 500 blessés, dont une vingtaine de graves, y compris chez un commandant de police [11]) si ce n’est à l’affrontement violent (le 24 novembre à Paris). Il s’en suit un changement de position progressif vis-à-vis des forces de l’ordre qui passe parfois de la compréhension mutuelle à l’invective renforcée par le fait que le mouvement ne cherche pas d’abord et avant tout à négocier et ne déclare pas ses points de blocage, qu’il développe des moyens de communication par réseau et des moyens d’action qui sont plus ceux des associations que des groupes politiques ou syndicats (les « flashmob [12] », par exemple). De la même façon qu’une ligne de partage de classe ne parcourt pas le mouvement (nous y reviendrons), les tenants de la ligne amis/ennemis, comme ceux de la ligne droite/gauche en seront pour leur frais. Certains s’essaient à des variantes comme « la France d’en bas contre la France d’en haut » ou, plus original, comme D. Cormand, secrétaire national d’Europe-écologie-les-Verts qui retient la séparation entre ceux qui craignent la fin du monde et ceux qui craignent la fin du mois [13] ou une délocalisation et le chômage comme les salariés de Renault-Maubeuge qui ont eu le gilet jaune facile avant l’action du samedi 17 car l’exemple ne vient évidemment pas d’en haut, bien au contraire. La communication gouvernementale, particulièrement maladroite parce que peu au fait des stratégies politiques s’avère particulièrement contre-productive. Les phrases macroniennes sur le fait de n’avoir qu’à traverser la rue pour trouver du travail ont fait plus pour réintégrer les chômeurs dans la communauté virtuelle du travail que tout populisme de gauche. De même la phrase de certains élus de la majorité sur les Gilets jaunes « de la clope et du diesel » a exprimé au grand jour que la cigarette n’était pas, pour l’État et le pouvoir une question de santé publique, mais de santé morale dans le monde aseptisé dont ils rêvent [14].

La tarte à la crème de l’interprétation en termes de classes moyennes

On ne sait pas encore si c’est « l’insurrection qui vient », mais comme dit Patrick Cingolani dans Libération du 21 novembre 2018, on a déjà « un peuple qui vient ». Il est toujours difficile de savoir ce qu’est « le peuple », mais concept mis à part, faut-il encore que ce « peuple » ne soit pas celui constitué autour de l’identité nationale, fut-elle de gauche qui clôturerait le choix entre populisme de droite et populisme de gauche, mais un « peuple » qui se constituerait dans le mouvement en dépassant la coexistence de différentes luttes et dans une sorte de coextension.

Car d’une manière générale et encore une fois tout le discours de classes est mis à mal. L’insistance sur la notion de classes moyennes, de la part des journalistes surtout, en est la démonstration. Dans les années 60 et 70, cette notion pouvait encore avoir quelque pertinence, du point de vue des pouvoirs en place pour saisir les modifications alors en cours (la « grande société » de Kennedy-Humphrey, la démocratie de classes moyennes de Giscard) quand croissance et progrès social semblaient marcher de pair, mais aujourd’hui ce terme cherche juste à éviter de parler simplement en termes de riches et de pauvres en assimilant aux classes moyennes tous ceux qui ne sont pas assez aisés pour être riches et assez pauvres pour être assistés (un classement que le Rassemblement national et la France insoumise reprennent à leur compte) et bien évidemment en termes de prolétariat, notion devenue complètement obsolète dans les pays ou une partie non négligeable des individus qui « tirent le diable par la queue » en fin de mois sont propriétaires de leur appartement (hors grandes métropoles) et possèdent une ou deux automobiles.

Le conseiller du Prince (en géographie) Christophe Guilluy a essayé de croiser cette analyse en termes de classes (ce qu’il appelle les « classes populaires »), avec les nouvelles territorialisations et ce qu’il appelle « la France périphérique ». Mais pour lui tous les salariés non-cadres et les artisans, commerçants, petits entrepreneurs forment cette classe moyenne inférieure (une autre appellation pour « classes populaires ») qui serait majoritaire en nombre. Ce grand niveau de généralisation le conduit à ne pas distinguer les Gilets jaunes des Bonnets rouges de 2013 et à ne pas tenir compte de la grande différence de composition sociale entre les deux mouvements. En fait, chez lui le territorial surdétermine l’analyse en termes de couches sociales ce qui l’amène à exclure de sa notion de classes populaires les habitants des cités de banlieues et les immigrés récents qui peuplent certains quartiers des grandes métropoles, en les racialisant par opposition aux « petits blancs » de la périphérie [15]. C’est qu’effectivement les formes de révolte qui peuvent exister dans ces ne prennent pas la même forme (révolte de 2005). Mais pourquoi faire comme si la segmentation territoriale était définitive alors que la mobilité géographique est de plus en plus forte et que beaucoup d’anciens travailleurs immigrés quittent ces cités pour aller habiter dans le pavillonnaire des périphéries ? D’ailleurs la diversité des personnes présentes dans les actions des Gilets jaunes, plus sur les barrages que dans les manifestations d’ailleurs, infirme les simplismes de Guilluy. Bien sûr les médias se feront un malin plaisir d’exhiber quelques actes antimusulmans ou homophobes, auxquels on pourra facilement, sur les barrages ou dans les rassemblements, opposer d’autres faits et déclarations [16]. De telles dénonciations, reposant sur un nombre de faits très réduit, ont d’ailleurs cessé, preuve qu’ils étaient montés en épingle dans le but de discréditer le mouvement et surtout de mettre l’accent sur ce qui serait son orientation fondamentalement réactionnaire et droitière.

S’il y a bien des réactions à une paupérisation relative, ce n’est pas non plus une manifestation des « sans parts [17] » comme le prétend un disciple de Rancière dans Libération du 24 novembre 2018. Les personnes les plus pauvres où les plus en détresse sont dans les villes et éventuellement dans les cités, mais ce ne sont pas elles qui manifestent, car elles vivent en partie de l’assistance de l’État et il leur est difficile de s’y opposer. Sauf à La Réunion où Gilets jaunes et jeunes des cités semblent coexister pendant la journée sur les barrages avant que les débordements que l’on sait interviennent pendant les nuits entre jeunes de Saint-Denis et forces de l’ordre. Il est vrai que la question de la vie chère dans les DOM-TOM a déjà entraîné de nombreux conflits et affrontements depuis une vingtaine d’années et aujourd’hui, à La Réunion le couvre-feu qui a duré une semaine montre que la lutte est intense et profonde. Mais ce n’est pas un cas totalement isolé. À Douai, le 17 novembre, la proximité d’un barrage avec une cité a entraîné des heurts avec la police, soit un exemple de coexistence de différentes formes de lutte sans coextension.

Une même coexistence entre plusieurs forces, semble se manifester dans les rassemblements autour des raffineries de pétrole, comme à Feyzin, près de Lyon où les ouvriers du couloir de la chimie des syndicalistes et des militants politiques ont participé à une assemblée générale avec les Gilets jaunes avant de se rendre sur d’autres lieux d’action.

Ce qui se transforme dans la société capitalisée, c’est la perception que les individus ont du capital et de l’État. Le premier n’apparaît plus comme fournisseur d’emploi, de lien social et de progrès (technique et social associés), mais comme un ensemble de monopoles au niveau ou même au service d’un hypercapitalisme du sommet : les compagnies pétrolières, les entreprises du CAC40, les grandes banques too big pour qu’on ne les renfloue pas en temps de crise, les hypermarchés de la grande distribution, les GAFAM créent certes encore des emplois, mais dans des lieux restreints à forte densité capitalistique comme on vient de le voir avec l’installation de nouveaux sièges de Google à Washington et New York qui laissent des zones entières en déshérence.

« Dans quel régime vivons-nous ? »

Dans quel régime vivons-nous est une interrogation qui semble faire le tour des barrages et manifestations. Beaucoup ressentent un système complètement corseté parce qu’ils n’ont pas de relations intermédiaires avec l’État qui leur ferait penser qu’il y a du donnant-donnant ou du « grain à moudre » comme disent les syndicats ouvriers, à condition de respecter un certain nombre de formes (déclaration préalable de manifestation par groupe ou personnes autorités, déclaration de lieu de départ et trajet) qui font partie des règles du jeu social entre partenaires sociaux bien élevés. Le refus des « Gilets jaunes » d’être « parqués » au Champ-de-Mars est en revanche significatif de ce rapport direct à l’État qui leur fait choisir les Champs-Élysées alors qu’ils savent qu’ils vont y rencontrer les forces de l’ordre. Le mouvement a beau ne pas être « organisé », quelle est belle l’image retransmise par les télévisions de ce champ de Mars absolument vide à l’heure où il devait être plein !

Les médias, toujours dans une forme spontanée ou calculée d’infantilisation par rapport aux « gens du peuple », invoquent une colère à la base du mouvement (type « grosse colère », ça leur passera), pourtant le mouvement a une tout autre ampleur que celui des motards de la Fédération française des motards en colère ou du mouvement né en janvier 2018, de manière informelle et lui aussi à partir des réseaux sociaux, les deux initiatives s’opposant à la limitation de la vitesse à 80 km/h sur les routes. Des médias qui légitiment le mouvement… tant qu’il reste dans la légalité et l’intervention pacifique, tout en montrant ce qui est pour eux la manifestation d’une autre France. S’ils ont jugé la grève des cheminots illégitime, celle des Gilets jaunes serait, elle, légitime. On ne peut mieux transcrire la perte de centralité du travail dans la société du capital qui rend inessentielle la force de travail pour la valorisation. Mais lorsque l’action de Gilets jaunes se poursuit et que ladite simple « colère » se manifeste dans des formes jugées illégalistes, les médias sonnent l’alarme et multiplient la désinformation.

Comme diraient les marxistes orthodoxes, le mouvement des Gilets jaunes est de l’ordre de la circulation, il n’est donc pas fondamental, alors que nous le voyons depuis plusieurs années, le blocage des flux est un élément essentiel des luttes dans la mesure où la société du capital est basée sur la flexibilité/fluidité et le minimum d’immobilisations et de stocks. Nous ne dirons pas que le mouvement est conscient de cela, mais le fait que des Gilets jaunes aient été réticents à se rendre à Paris, qu’ils aient maintenu les barrages et rassemblements en province indiquent qu’ils sentent bien la nécessité de rester un mouvement diffus et à cent têtes en quelque sorte (et donc sans leader la Poujade ou Nicoud), un mouvement qui ne laisse pas prise au spectaculaire, mais impose sa présence en quadrillant tout le territoire, ce que ne peuvent pas faire les forces de l’ordre par exemple. Bien sûr, ils ne refusent pas la présence des médias sur les rassemblements, mais ils la contrôlent mieux (c’est du donnant-donnant) que dans des opérations telle la « montée » sur Paris. En fait, peut être pour la première fois, les médias sont supplantés par les réseaux sociaux et sont obligés de donner une chambre d’écho encore plus forte pour représenter le mouvement puisqu’ils veulent tout représenter et parce qu’ils veulent le faire entrer dans un cadre connu et institutionnel (comment le réintégrer dans l’espace démocratique).

Si Gérard Noiriel, dans sa tribune du journal (op. cit.) met bien l’accent sur la façon dont cette question sociale se repose aujourd’hui, c’est-à-dire finalement en dehors de l’hypothèse strictement classiste qui a dominé au XXe siècle, via les différentes formes de partis communistes, une des faiblesses de son analyse est d’affirmer que la presse ne pense que spectacle et que donc elle est pour le mouvement si elle peut en tirer des images spectaculaires. Les images et paroles des médias au soir des violences du 24 novembre montrent au contraire une réaction virulente contre des « casseurs » que les images n’ont pas réussi à transformer en Black Bloc [18]. Il était d’ailleurs piquant de voir des journalistes retranscrire en direct ce qu’ils représentent comme le spectacle de désolation laissé derrière eux par les « casseurs », alors qu’en arrière-fond des Gilets jaunes qui n’étaient sûrement ni des identitaires ni des membres de « l’ultra gauche », hurlaient contre les « flics collabos ».

Quand le pouvoir, en la personne de Macron, invoque une « souffrance » qui s’exprime, renvoyant les Gilets jaunes à ce qui serait leur condition de sacrifiés de la conjugaison aujourd’hui structurelle de la mondialisation et de la start-up nation, cela ne suggère-t-il pas qu’il s’agit d’un mouvement qui dépasse l’indignation démocratique telle qu’elle s’était développée autour du Manifeste des Indignés, et qui s’apparente à une révolte ? Cette dimension de soulèvement collectif bouscule les règles du débat et des luttes habituelles maintenues dans le cadre démocratique et politique traditionnel, dont celle de la SNCF nous a fourni un dernier exemple affligeant. Mais elle n’est pas dégagée d’une tendance au ressentiment (cette haine de classe sans conscience de classe) contre les élites et les « gros », les « voleurs », les « profiteurs » qui donne dans la facilité et fait que la dimension « antisystème » souvent relevée est finalement assez superficielle, le « système » étant réduit à quelque tête d’affiche (le « banquier Macron », le mafieux Castaner, le clientéliste Gaudin à Marseille, etc.), mais non pas remis en cause dans ses fondements. Le rapport à l’État qui transparait ici est d’ailleurs très ambigu puisqu’à la différence du mouvement antifiscal des Tea Party aux États-Unis, les Gilets jaunes ne sont pas, dans l’ensemble, pour une politique plus libérale ni pour un État minimum. Pour la plupart d’entre eux il est probable qu’ils n’étaient pas descendus dans la rue en 2015 pour la défense du service public puisqu’ils aujourd’hui ont l’impression de ne plus en avoir que les vestiges (fermetures d’écoles primaires, de petits hôpitaux, de gares ferroviaires et de postes [19]). C’est un mouvement non exempt de contradictions puisqu’il réclame la baisse générale des taxes tout en ayant encore des demandes par rapport à l’État conçu encore comme État social. Or la baisse des impôts et taxes est contradictoire à une action sociale de l’État. Cela peut accroitre la crise de légitimité de l’État qui fait que les personnes défavorisées ne se reconnaissent plus dans son action et peuvent en cela rejoindre des fractions, elles aussi populaires, qui ne veulent plus de cette action sociale de l’État, en direction des chômeurs, des migrants et dénoncent le trop grand nombre de fonctionnaires, les « assistés », etc. Il est vrai que ce mouvement n’est pas guidé par la Théorie révolutionnaire historique ni par ses fractions communistes ou anarchistes contemporaines, qu’il est « interclassiste » (quelle horreur [20] !) et ouvert à tous les vents. Il s’inscrit en tout cas dans un ensemble de mouvements diffus qui, depuis l’occupation des places dans de nombreux pays, des luttes comme celles du No-TAV ou de NDDL ou encore certaines actions au cours de la lutte contre la loi-travail, fédèrent des initiatives qui ne dépendent pas de partis ou syndicats et qui se développent d’une façon horizontale à partir des réseaux sociaux. Leurs caractéristiques sont toutefois suffisamment différentes pour qu’on n’y cherche pas des convergences possibles au sein d’un supposé bloc anticapitaliste et a fortiori « communiste ». Pour le moment, ces luttes coexistent sans connaître de coextension.

Temps critiques, le 29 novembre 2018

[1]  – Certains parlent de jacquerie ou de « jacquerie numérique », mais le phénomène n’est pas réductible au monde rural du fait même de la transformation générale des territoires et la place prédominante du rurbain (H. Lefebvre) dans l’espace, hors métropole. À la limite, le terme de fronde serait plus approprié. Une fronde populaire qui fait mouvement contre ce qui lui apparaît comme une nouvelle caste, dont Macron se veut le roi Soleil. Dans un premier temps, la Fronde a été un mouvement très populaire avec ces « mazarinades » avant de connaître un deuxième temps correspondant à la Fronde des Princes.

[2]  – Comme le fait remarquer Gérard Noiriel dans Les gilets jaunes et les « leçons de l’histoire  » [http://www.fondation-copernic.org/index.php/2018/11/22/les-gilets-jaunes-et-les-lecons-de-lhistoire/] ces cahiers de doléances, première forme d’écrit populaire, ont changé la donne par rapport aux jacqueries ou autres révoltes populaires précédentes, parce qu’ils ont permis une extension de la lutte à l’ensemble du territoire. C’est ce qu’ont réalisé aujourd’hui les réseaux sociaux pour les Gilets jaunes.

[3]  – Cf. Observatoire du bilan carbone des ménages et aussi Planetoscope « Concernant le type de foyers, il apparaît que les foyers disposant des niveaux de revenus les plus élevés affichent des bilans globalement plus mauvais que la moyenne. La quantité de CO2 induite par la consommation des ménages est, en effet, croissante avec le niveau de vie et plus spécifiquement avec la capacité à consommer des loisirs. À l’inverse, les catégories socioprofessionnelles et les tranches de revenus plus modestes se distinguent par des niveaux d’émissions moindres. Les foyers des professions intermédiaires, des employés et des ouvriers présentent des bilans carbone relativement proches ».

[4]  – Toujours pour tordre le cou aux idées reçues, ce sont les personnes les moins aisées (moins de 9600 euros de revenu par an) qui utilisent le moins l’automobile pour se rendre à leur travail (38 %) et le décile inférieur de revenu ne roule en moyenne que 8000 kilomètres par an contre 22000 pour le décile supérieur. Par ailleurs, la part carburant des ménages dans le budget total reste stable depuis 1970 (4 %), mais est plus forte évidemment en valeur relative dans le budget des personnes du décile inférieur (8 %).

[5]  – Si ce principe de non-affectation est bien républicain à l’origine et fait pour ne pas favoriser le corporatisme et les luttes d’influence, il ne peut rester légitime que dans le cadre incontesté de l’État-nation. À partir du moment où cette forme entre en crise, c’est tout l’édifice et les principes sur lesquels il repose qui menacent de s’effondrer.

[6]  – Soulèvement insurrectionnel qui est parti des provinces du sud-est et de l’ouest de la France, qui s’opposait au despotisme du pouvoir central des Jacobins lesquels mettaient en place à allure forcée l’État-nation bourgeois sur l’ensemble du territoire. Les Fédérés comme les Girondins dont ils étaient parfois proches étaient républicains et patriotes, mais ils ne faisaient pas table rase de certains modes de vie ruraux et agricoles issus de la féodalité. 

[7]  – Le mouvement des « Bonnets rouges » de 2013 contre l’écotaxe sur les poids lourds a gardé un aspect régional dans une région bretonne particulièrement touchée par la crise et c’est pour cela qu’il est resté isolé. Il avait aussi une coloration plus corporatiste et moins sociale, à base de petits patrons.

Si les Gilets jaunes ont une correspondance en Italie, c’est plutôt avec le mouvement des forconi (les fourches) qui barrèrent les routes quelques années avant l’organisation des Cinque Stelle.

[8]  – Le groupe Lutte ouvrière a d’ailleurs pris fait et cause pour le mouvement, ce qui n’est pas le cas de certains « radicaux » pour qui « le peuple ça n’existe pas » parce que « c’est une chimère qui masque les fractures » (suit une énumération de particularismes) et pour qui « cette colère est non-émancipatrice » contrairement à celle qui règne dans le quartier de La Plaine à Marseille ! (cf. l’article de Défense Collective sur le site DNDF intitulé : « C’est moche, c’est jaune et ça peut vous pourrir la vie »).

[9]  – Le mouvement de révolte fiscale commence en 1953, dans les campagnes et petites villes. C’est un mouvement de commerçants contre les contrôleurs fiscaux qui s’appuie aussi sur le tissu de voisinage, mais il se veut général (« L’armée des braves gens en marche ») avant de devenir clairement nationaliste (« contre les trusts apatrides et le gang des charognards ») puis antiparlementaire après l’invalidation des députés de l’UDCA en 1955. À noter que le PCF les soutiendra jusqu’à cette date parce qu’ils sont des représentants de la France rurale laissée de côté par la marche forcée vers la modernité. Plus proche de nous, dès le début des années 1970, le CID-UNATI de Gérard Nicoud reprendra le flambeau contre les contrôles fiscaux et pour l’intégration des artisans-commerçants dans le régime de Sécurité Sociale. Là encore, bien que plus apolitique à ses débuts, le mouvement sera soutenu par la Gauche prolétarienne, au moins jusqu’au procès de Nicoud à Grenoble en mai 1970 car elle y voyait un moyen de réaliser l’unité populaire et la violence des affrontements entre commerçants et forces de l’ordre s’insérait dans leur stratégie de confrontation directe avec l’État.

[10]  – « On a toujours une raison pour se rassembler » dit un Gilet jaune dans L’Obs du 22 novembre 2018.

[11]  – Sur certains barrages le filtrage se fait en ne laissant passer que les automobilistes ou camionneurs qui revêtent le gilet jaune. Berger, de la CFDT y voit une atteinte fondamentale à la liberté. On peut supposer qu’il s’opposerait aussi aux piquets de grève devant les usines qui empêchent les non-grévistes (les « jaunes » là aussi) de prendre leur poste de travail. Sur cette base on donne peu de chance à la proposition de ce même Berger à ce que la CFDT joue son rôle de médiateur entre l’État et le mouvement.

[12]  – Moyens largement employés par d’autres « Gilets jaunes », en 2009-2010 avec École en danger qui rassemblait parents et professeurs des écoles contre la réforme de l’école primaire et le fichage des élèves. Là aussi les protagonistes avaient défini de nouvelles formes de luttes (« les enseignants désobéisseurs plus que revendicants, des déclarations plus ou moins aléatoires de manifestations, six porte-paroles nationaux et des délégués par département).

[13]  – Or, si on en croit beaucoup de personnes interrogées, le souci écologiste n’est pas éloigné des préoccupations des Gilets jaunes, mais ils s’estiment floués sur la fiscalité verte puisqu’ils lui reprochent son manque d’affectation précise et le fait qu’elle serve surtout à réduire le déficit public pour respecter les accords de Maastricht.

[14]  – Si beaucoup de manifestants en sont à leur première manifestation, beaucoup d’hommes politiques macroniens sont des novices en stratégie politique et gestion des conflits sociaux.

[15]  – On en arrive au paradoxe d’un auteur anti post-moderne et plutôt classé aujourd’hui dans les « néo-réacs » par les groupes politiques de gauche et une Université qui lui dénie le titre de géographe (il n’a pas de certification universitaire officielle), s’exprimant finalement dans les termes mêmes du langage post-moderne et particulariste qu’il reprend à son compte par simplification idéologique à finalité politique (chasser sur les terres du Rassemblement national pour opposer un populisme de gauche au populisme de droite). Ce sur quoi il met le doigt avec raison, par exemple la déconnexion entre la perception de « l’immigré » aujourd’hui et celle du travailleur immigré de la période des Trente glorieuses (thème que nous abordons ailleurs dans « Immigration et salaires, un retour inattendu » [http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article378]) perd tout son intérêt politique et flirte avec l’idéologie de l’identité nationale.

[16]  – À Lyon, au rassemblement de la place Bellecour, à 11 h 30 le 24 novembre, un porte-parole organisateur local des Gilets jaunes définit clairement le mouvement comme n’étant ni raciste, ni xénophobe, mais le mouvement de tous ceux qui veulent porter un gilet jaune. C’est affirmer sans grandiloquence et sans rappel historique exagéré la ligne politique des clubs révolutionnaires de 1789-1793 faisant citoyens tous ceux qui œuvraient pour la République et contre le pouvoir royal et ses alliés étrangers, quelque soit leur nationalité d’origine et leur couleur de peau.

[17]  – La notion de « sans parts » (sans papiers, sans domicile fixe) n’est pas sans intérêt, mais elle contribue à fractionner les dominations, sans qu’une perspective d’ensemble puisse se dégager.

[18]  – Sur la grosse centaine de manifestants déférés à la justice pratiquement aucun n’avait eu à faire à la police précédemment. Cette référence systématique aux « casseurs » montre bien que pour l’État les Gilets jaunes ne sont pas reconnus comme des interlocuteurs : ils ne sont pas des paysans encadrés par la FNSEA qui ont « le droit » d’attaquer les préfectures et de casser sans être accusés d’être des « casseurs ».

[19]  – Cf. Les déclarations du maire de Guéret pour sa région. Pour lui, les Gilets jaunes sont des « invisibles », des « interstitiels ». Il n’est toutefois pas exclu que ce mouvement très contradictoire puisse déboucher en négatif sur un Tea Party à la française sous une forme propre à la France : trop de taxes, trop d’impôts, trop de dépenses publiques, trop pour les migrants (leitmotiv du Rassemblement national au démarrage du mouvement), les immigrés, trop de cotisations sur le travail donc contraire à l’emploi et au pouvoir d’achat, trop de fonctionnaires…

[20]  – Cf. Le commentaire assez venimeux, d’origine communisateur de la page « Agitations », sur le site Des nouvelles du front (DNDF), titré : « Des gilets jaunes à ceux qui voient rouge » qui lui reproche son interclassisme tout en affirmant la « dissolution de toute identité ouvrière reconnaissable et communément partagée ». C’est fort de café quand même de reconnaître qu’un mouvement est interclassiste quand on reconnaît qu’on ne peut plus « reconnaître » une classe ! Une partie de l’analyse (faite après le 17) est d’ailleurs invalidée par le 24 (attitude de la police et des médias prétendument favorables au mouvement ce qui prouve bien que…).

Deux enquêtes permettent de se faire une idée de la composition sociale des Gilets jaunes actifs aux barrages des ronds-points. Le géographe Aurélien Delpirou a relevé (url :
https://laviedesidees.fr/La-couleurdes-gilets-jaunes.html), lui, « infirmiers, travailleurs sociaux, professeurs des écoles, personnels administratifs de catégorie B des collectivités locales, techniciens de l’industrie, employés des services commerciaux ou comptables des entreprises, etc. ». Benoît Coquard, qui était sur un barrage en zone rurale le 17 novembre, a interrogé 80 personnes sur leur profession : « à 9 exceptions près (professions intermédiaires du privé, artisans, agriculteurs), celles et ceux que j’ai rencontrés appartiennent sans surprise aux classes populaires. Typiquement, il s’agissait de femmes employées et d’hommes ouvriers » (source : Alternatives économiques, 27 novembre 2018, article de Xavier Molénat : « A quoi carburent les Gilets jaunes »).

Publiéle 03/12/2018

Paroles de Gilets jaunes

marie josée sirach (site l’humanité.fr)

Avenue des Champs Elysées, nous y étions. Petits échanges au hasard des rencontres. Autant le dire. Accueil chaleureux et respectueux pour l’équipe de l’Humanité. Tous se disent « écœurés par BFM » qui « veut uniquement des images de violence » ou se débrouille « pour faire parler les plus bêtes ». Nous avons rencontré et parlé avec plusieurs des manifestants. Il y a de la colère. De l’amertume. On y décèle la peur de l’avenir. De la méfiance à l’égard des politiques, des syndicats. Retrouvez leurs paroles sur le web et le facebook de l’Humanité. Reportage. 

Les Champs Elysées, 10h du matin samedi 1er décembre. La plus belle avenue du monde est sous très haute surveillance. Les magasins barricadés. Toutes les stations de métro – Etoile, Georges V, Champs-Elysées Clémenceau, Concorde, Argentine, Kléber… sont fermées « sur ordre de la préfecture » répète en boucle les hauts parleurs du métro. Barrages filtrants dans toutes les rues perpendiculaires qui mènent aux Champs. Beaucoup de Gilets jaunes se sont retrouvés sur les avenues qui aboutissent en étoile à l’Arc de Triomphe. Les avenues Foch, Kleber, Mac Mahon ou Marceau sont jaunes de gilets portés par des manifestants venus le plus souvent d’Île-de-France, parfois d’un peu plus loin. 

En couple, entre ami-e-s. Des petits groupes se forment. Ça discute sec. Des petites agoras spontanées qui se font et se défont. Damien, 29 ans, et Alison, 24 ans, viennent de Moselle. Ils ont un enfant de 5 ans. Ancien gardien de prison, « je gagnais 1500 euros, c’est pas mal, mais plus suffisant. Alors je suis devenu travailleur frontalier au Luxembourg ». Alison est auto-entrepreneuse dans le toilettage. Ils s’estiment pas trop mal dans l’échelle sociale mais voient bien qu’autour d’eux, leurs parents futurs retraités, leurs copains, « ça devient de plus en plus dur de joindre les deux bouts ». « L’essence augmente, mais aussi les péages, les timbres, les patates… Même acheter une fenêtre pour mieux isoler ta maison ça devient impossible ». Ils sont là « pour notre gosse, son avenir. Quel sera son avenir ? Les mômes sont à peine nés qu’ils sont déjà endettés ». Damien conclue : « les politiques sont déconnectés de la réalité. Ils ne savent même pas à combien est le Smic ».

Muriel, secrétaire, Rémi, pompier et Jean-Paul cheminot se connaissent depuis 5 minutes. Ils viennent de l’Essonne et de la Seine-et-Marne. Muriel a dû prendre un deuxième travail (vente à domicile) pour s’en sortir. Tous trois parlent de « ras le bol général. Dans nos campagnes, tout ferme : la poste, le centre des impôts. Tout se déshumanise, tout passe dans les mains du privé ». Pourquoi ne se sentent-ils pas représentés par « les corps intermédiaires » ? « Les syndicats ne nous écoutent pas. Les gouvernants non plus. Les politiques parlent un jargon pour qu’on ne comprenne pas. Mais on comprend très bien. Que je vote ou pas, ça change quoi ? Pourquoi n’y a-t-il pas la proportionnelle ? Pourquoi ne pas organiser davantage de référendum ? »    

Sylvie et Philippe, deux jeunes retraités. Elle de l’enseignement. Lui de la fonction publique hospitalière. Philippe a pris sa retraite en mars 2017 et un nouveau travail en mars 2018. « Macron nous a trompés. Je m’en mords les doigts d’avoir voté pour lui. Il a réussi à faire voler en éclat tous les repères. C’est un président ultra-libéral qui roule uniquement pour les capitalistes » dit Philippe. Sylvie elle a voté « Marine », sans état d’âme. « Macron, je ne le sentais pas ». La surprise se lit sur le visage de Philippe. « Depuis 2002, dit-il, on nous demande de choisir entre la peste et le choléra. Et la gauche, à part les premiers mois du septennat de Mitterrand, elle nous trahit… » 

Plus haut, arrêtés par un déploiement de CRS, Yves, Antoine et François sont en grande discussion. « Il faudrait repenser un nouveau contrat social. Je bosse 39 heures, raconte Yves. J’estime que je fais mon boulot. Il faudrait qu’on ait de quoi vivre dignement  sans avoir peur des fins des mois difficiles. Je ne cherche pas à être riche. Je n’ai pas des goûts de luxe. Je veux juste de quoi vivre décemment, me faire plaisir de temps en temps en m’offrant un petit resto et pouvoir partir un peu en vacances. Jusqu’ici,  on vivait mieux que nos parents et que nos grands-parents. Mais là, on recule au niveau social. Les gens sont de plus en plus dans la misère. Il y a de plus en plus de pauvres, de plus en plus de riches. Mais des gars comme Carlos Ghons, qu’est-ce qu’ils foutent de tout leur argent ? ça vire à l’horreur. Faire de l’argent à tout prix, au détriment de la planète… Il faut redistribuer l’argent, taxer le capital». Gérard, à la retraite, le reprend : « On va pas sortir du capitalisme… » « J’ai pas dit ça. Mais il y a eu un capitalisme créateur. Dorénavant, c’est un capitalisme de prédateurs ». Antoine, étudiant, est venu de Lyon. « Je vis avec ma copine. Notre loyer s’élève à 700 euros. L’an dernier, on nous a baissé les APL. 30 euros, c’est une semaine de course au Lidel, un abonnement de transport! ». « Les gens en ont marre de Macron, de son arrogance. Il demande des efforts à tout le monde… sauf à ses proches. On a supprimé l’ISF. Pourquoi ? Pour qui ? »

Publié le 02/12/2018

Et si l’on parlait de la veste jaune du président ?

 

Pierre Sernat (site l’humanité.fr)

Gauche et droite renvoyées dos à dos, refus des cadres sociaux et politiques, « dégagisme »... Pierre Serna inscrit le mouvement des gilets jaunes dans l’histoire et montre comment il est aussi une « créature » du macronisme.

 

Pour toutes celles et tous ceux qui ont une culture de gauche, le jaune n’est pas leur couleur préférée. Je me souviens des lectures passionnantes des œuvres de Madeleine Rebérioux ou de Michelle Perrot sur les mouvements ouvriers, sur les colères paysannes au XIXe siècle, lorsque la lutte des classes devint plus âpre. Je découvris dans leurs ouvrages comment la prise de conscience collective avait structuré ces centaines de milliers d’ouvriers, qui avaient inventé leurs syndicats. Ce qui les fédérait s’appelait la politique, c’est-à-dire l’espoir que, par-delà les difficultés économiques du moment, par-delà les structures sociales et leur lourdeur, la conscience de la collectivité souveraine se disait dans le dialogue, se construisait dans la culture partagée des combats organisés, se fondait sur les valeurs inscrites sur des affiches, puis mises sur le papier. Ce qui devait en résulter était une refondation de la cité, un projet qui reliait les démocrates de l’Athènes du Ve siècle avant notre ère aux ouvriers des cités industrieuses de la fin du XIXe siècle. Hélas, dans ces combats existaient ceux qui n’y croyaient pas, ceux qui refusaient cette perspective d’un monde meilleur pour tous, et se vendaient au plus offrant quitte à devenir les casseurs de grève. C’étaient les jaunes...

Ce n’est évidemment pas une raison pour ne pas observer ce mouvement des gilets jaunes et d’en proposer un regard en tant qu’historien des révoltes et des révolutions. Les secousses antifiscalistes, les émotions, les tumultes contre les taxes injustes, les insurrections contre les impôts abusifs, ont construit l’histoire populaire de la France. Depuis le XVIe siècle, avec l’édification de l’État, et ses deux sombres piliers, l’armée pour imposer l’ordre et démontrer à tous qui a le monopole de la force, et l’impôt pour financer justement l’armée et donc la guerre, les populations les plus modestes se sont vues toujours davantage taxées. Il n’est pas inutile de remonter à François Ier, le premier roi de l’époque moderne, construisant un appareil d’État fondé sur de lourds impôts.

gabelle et privilèges

À cette époque-là, l’essence de l’économie est le sel qui permet de conserver les aliments, de les conditionner pour les transporter. L’impôt sur cette matière première indispensable s’appelle la gabelle et va peser sur ceux qui sont les plus durs au mal, exploités, loin des villes, ne comprenant pas pourquoi ils devraient payer cet impôt, alors que les privilégiés de toutes sortes ne le payent pas. La réaction ne se fit pas attendre et la grande révolte de la gabelle explose dans les campagnes, en Aquitaine, entre 1544 et 1547. Un sommet de violence en 1548 embrase les villes de Blaye, Poitiers, Cognac, Saintes, Libourne, occupées par des milliers de manifestants. Durant l’été, la foule, toujours plus déterminée, envahit Bordeaux. Des scènes de violence ont lieu. Puis sont rédigés des projets de réforme envoyés sous forme d’adresse au souverain. Montmorency, le connétable de France envoyé en Guyenne, châtie le mouvement au moyen d’une répression spectaculaire et cruelle. Pourtant, un an plus tard, en septembre 1549, pour restaurer un ordre précaire, le roi est obligé de supprimer l’impôt détesté dans les régions qui se sont soulevées. Les pitauds, le nom des révoltés d’alors, ont gagné. Colère victorieuse, répression homicide resteront longtemps dans la mémoire orale de toutes les autres insurrections antifiscales des deux siècles suivants, des nu-pieds aux croquants, des bonnets rouges aux masques noirs du Vivarais, la France connaît trois siècles de révoltes antifiscales, jusqu’à ce que les injustices trop criantes en temps de crise après 1780 finissent par provoquer la chute de la monarchie spoliatrice et rapace installée dans les ors de Versailles. Comme le dit l’historien Jean Nicolas, auteur du magnifique ouvrage « la Rébellion française », étudiant plus de 8 500 colères entre 1660 et 1789, la France a toujours vécu dans « l’intranquillité ».

En fait, un État ne peut se construire, comme le rappelle la Déclaration de 1789, sans les contributions des citoyens. À la condition qu’elles soient consenties, justes, servent le bien public, soient efficaces pour la prospérité générale, et se voient utilisées pour l’éducation, la santé, la protection de tous par une police de proximité. Ne rêvons pas, cela implique également que l’État, dont les besoins sont toujours plus grands et les équilibres sociaux toujours fragilisés, soit obligé de respecter un espace public de contestations libres. Cela s’appelle la démocratie avec ses luttes, dont on comprend qu’elles sont d’autant plus puissantes qu’elles sont exprimées, puis traduites en réformes à proposer. Ces combats constituent l’étincelle qui permet d’inventer le futur et de proposer une autre société.

un « extrême centre »

Est-ce le but des gilets jaunes, dans leur colère antifiscale dont on vient de voir qu’elle se raccroche à la lente horloge des exaspérations populaires ? Oui, dans un premier temps. L’outrance de la politique fiscale qui consiste à pénaliser les plus défavorisés, en taxant leur outil de travail, en défiscalisant les plus riches, renforçant la caste des privilégiés, faisant passer pour passéiste le combat des plus modestes, parce qu’ils n’auraient pas compris que le futur écologique implique leur sacrifice, ne peut que mener à la révolte et en retour à la répression. Sidérée par la violence déséquilibrée des ripostes des forces de l’ordre, une citoyenne eut cette remarque très subtile : « Ils nous dictent déjà toute notre vie et ils voudraient nous dicter même comment on doit se mécontenter ? » Découvrant la force de frappe du pouvoir et disant à sa façon, très juste, la bascule brutale qui est opérée depuis la loi EL Khomri en 2016, et les nouveaux modes opératoires de la police. Ainsi, le gouvernant a la double responsabilité de la politique fiscale et des conséquences qu’elle provoque.

Dans un second temps, un autre constat peut être dressé. En dépolitisant toute forme de compréhension de la société par la politique, en délégitimant en permanence les partis, en niant les clivages droite-gauche, en rejetant les idées politiques sous la forme méprisante de vieilleries idéologiques, le président Macron a inventé les gilets jaunes, qui ne sont qu’un reflet biaisé de sa politique. Les gilets jaunes sont le miroir déformant d’un extrême centre qui, en refusant le débat politique et législatif, en imposant le pouvoir exécutif comme la fin ultime de la conduite des affaires d’État, en créant l’illusion qu’une vie réussie est une vie de millionnaire, a inventé une colère sans politique, l’ire des intérêts particuliers, réellement bafoués et qui se retournent contre lui. En poursuivant et renforçant une politique d’arrangement et de complicité avec le Medef, politique menée depuis une trentaine d’années, le pouvoir a détourné la colère de tous ceux qui souffrent des nouvelles conditions de travail dans l’entreprise, vers lui-même, puisqu’il est devenu le bouclier des grandes compagnies internationales, obéissant aux injonctions d’un capitalisme global. En proposant comme modèle de société une vie d’égoïsme obligé, pour soutenir la concurrence, pour accroître son pouvoir d’achat, pour ne pas perdre son temps avec la politique et ses idées irréalisables et utopiques, le macronisme a inventé cette colère désordonnée, parce que sans but politique, pour le moment. Mais l’horloge du temps des luttes tourne… Le pouvoir ne laisse qu’une seule alternative : résister. C’est-à-dire inventer encore et toujours la politique.

Pierre Serna, Historien spécialiste de la Révolution française et de « l’extrême centre »

gilets jaunes

Publié le 29/11/2018

Les gilets jaunes et les « leçons de l’histoire »


(site : lemonde.fr)

Dans une tribune publiée par le journal Le Monde (20/11/2018), le sociologue Pierre Merle écrit que « le mouvement des « gilets jaunes » rappelle les jacqueries de l’Ancien Régime et des périodes révolutionnaires ». Et il s’interroge: « Les leçons de l’histoire peuvent-elles encore être comprises ? »

Je suis convaincu, moi aussi, qu’une mise en perspective historique de ce mouvement social peut nous aider à le comprendre. C’est la raison pour laquelle le terme de « jacquerie » (utilisé par d’autres commentateurs et notamment par Eric Zemmour, l’historien du Figaro récemment adoubé par France Culture dans l’émission d’Alain Finkielkraut qui illustre parfaitement le titre de son livre sur « la défaite de la pensée ») ne me paraît pas pertinent. Dans mon Histoire populaire de la France, j’ai montré que tous les mouvements sociaux depuis le Moyen Age avaient fait l’objet d’une lutte intense entre les dominants et les dominés à propos de la définition et de la représentation du peuple en lutte. Le mot « jacquerie » a servi à désigner les soulèvements de ces paysans que les élites surnommaient les « jacques », terme méprisant que l’on retrouve dans l’expression « faire le Jacques » (se comporter comme un paysan lourd et stupide).

Le premier grand mouvement social qualifié de « jacquerie » a eu lieu au milieu du XIVe siècle, lorsque les paysans d’Ile de France se sont révoltés conte leurs seigneurs. La source principale qui a alimenté pendant des siècles le regard péjoratif porté sur les soulèvements paysans de cette époque, c’est le récit de Jean Froissart, l’historien des puissants de son temps, rédigé au cours des années 1360 et publié dans ses fameuses Chroniques. Voici comment Froissart présente la lutte de ces paysans : « Lors se assemblèrent et s’en allèrent, sans autre conseil et sans nulles armures, fors que de bâtons ferrés et de couteaux, en la maison d’un chevalier qui près de là demeurait. Si brisèrent la maison et tuèrent le chevalier, la dame et les enfants, petits et grands, et mirent le feu à la maison […]. Ces méchants gens assemblés sans chef et sans armures volaient et brûlaient tout, et tuaient sans pitié et sans merci, ainsi comme chiens enragés. Et avaient fait un roi entre eux qui était, si comme on disait adonc, de Clermont en Beauvoisis, et l’élurent le pire des mauvais ; et ce roi on l’appelait Jacques Bonhomme ».

Ce mépris de classe présentant le chef des Jacques comme « le pire des mauvais » est invalidé par les archives qui montrent que les paysans en lutte se donnèrent pour principal porte-parole Guillaume Carle « bien sachant et bien parlant ». A la même époque, la grande lutte des artisans de Flandre fut emmenée par un tisserand, Pierre de Coninck décrit ainsi dans les Annales de Gand : « Petit de corps et de povre lignage, il avoit tant de paroles et il savoit si bien parler que c’estoit une fine merveille. Et pour cela, les tisserands, les foulons et les tondeurs le croyoient et aimoient tant qu’il ne sût chose dire ou commander qu’ils ne fissent ».

On a là une constante dans l’histoire des mouvements populaires. Pour échapper à la stigmatisation de leur lutte, les révoltés choisissent toujours des leaders « respectables » et capables de dire tout haut ce que le peuple pense tout bas. D’autres exemples, plus tardifs, confirment l’importance du langage dans l’interprétation des luttes populaires. Par exemple, le soulèvement qui agita tout le Périgord au début du XVIIe siècle fut désigné par les élites comme le soulèvement des « croquants » ; terme que récusèrent les paysans et les artisans en se présentant eux mêmes comme les gens du « commun », Ce fut l’un des points de départ des usages populaires du terme « commune » qui fut repris en 1870-71, à Paris, par les « Communards ».

Les commentateurs qui ont utilisé le mot « jacquerie » pour parler du mouvement des « gilets jaunes » ont voulu mettre l’accent sur un fait incontestable : le caractère spontané et inorganisé de ce conflit social. Même si ce mot est inapproprié, il est vrai qu’il existe malgré tout des points communs entre toutes les grandes révoltes populaires qui se sont succédé au cours du temps. En me fiant aux multiples reportages diffusés par les médias sur les gilets jaunes, j’ai noté plusieurs éléments qui illustrent cette permanence.

Le principal concerne l’objet initial des revendications : le refus des nouvelles taxes sur le carburant. Les luttes antifiscales ont joué un rôle extrêmement important dans l’histoire populaire de la France. Je pense même que le peuple français s’est construit grâce à l’impôt et contre lui. Le fait que le mouvement des gilets jaunes ait été motivé par le refus de nouvelles taxes sur le carburant n’a donc rien de surprenant. Ce type de luttes antifiscales a toujours atteint son paroxysme quand le peuple a eu le sentiment qu’il devait payer sans rien obtenir en échange. Sous l’Ancien Régime, le refus de la dîme fut fréquemment lié au discrédit touchant les curés qui ne remplissaient plus leur mission religieuse, et c’est souvent lorsque les seigneurs n’assuraient plus la protection des paysans que ceux-ci refusèrent de payer de nouvelles charges. Ce n’est donc pas un hasard si le mouvement des gilets jaunes a été particulièrement suivi dans les régions où le retrait des services publics est le plus manifeste. Le sentiment, largement partagé, que l’impôt sert à enrichir la petite caste des ultra-riches, alimente un profond sentiment d’injustice dans les classes populaires.

Ces facteurs économiques constituent donc bien l’une des causes essentielles du mouvement. Néanmoins, il faut éviter de réduire les aspirations du peuple à des revendications uniquement matérielles. L’une des inégalités les plus massives qui pénalisent les classes populaires concerne leur rapport au langage public. Les élites passent leur temps à interpréter dans leur propre langue ce que disent les dominés, en faisant comme s’il s’agissait toujours d’une formulation directe et transparente de leur expérience vécue. Mais la réalité est plus complexe. J’ai montré dans mon livre, en m’appuyant sur des analyses de Pierre Bourdieu, que la Réforme protestante avait fourni aux classes populaires un nouveau langage religieux pour nommer des souffrances qui étaient multiformes. Les paysans et les artisans du XVIe siècle disaient : « J’ai mal à la foi au lieu de dire j’ai mal partout ». Aujourd’hui, les gilets jaunes crient « j’ai mal à la taxe au lieu de dire j’ai mal partout ». Il ne s’agit pas, évidemment, de nier le fait que les questions économiques sont absolument essentielles car elles jouent un rôle déterminant dans la vie quotidienne des classes dominées. Néanmoins, il suffit d’écouter les témoignages des gilets jaunes pour constater la fréquence des propos exprimant un malaise général. Dans l’un des reportages diffusés par BFM-TV, le 17 novembre, le journaliste voulait absolument faire dire à la personne interrogée qu’elle se battait contre les taxes, mais cette militante répétait sans cesse : « on en a ras le cul » , « ras le cul », « ras le bol généralisé ».

« Avoir mal partout » signifie aussi souffrir dans sa dignité. C’est pourquoi la dénonciation du mépris des puissants revient presque toujours dans les grandes luttes populaires et celle des gilets jaunes n’a fait que confirmer la règle. On a entendu un grand nombre de propos exprimant un sentiment d’humiliation, lequel nourrit le fort ressentiment populaire à l’égard d’Emmanuel Macron. « Pour lui, on n’est que de la merde ». Le président de la République voit ainsi revenir en boomerang l’ethnocentrisme de classe que j’ai analysé dans mon livre.

Néanmoins, ces similitudes entre des luttes sociales de différentes époques masquent de profondes différences. Je vais m’y arrêter un moment car elles permettent de comprendre ce qui fait la spécificité du mouvement des gilets jaunes. La première différence avec les « jacqueries » médiévales tient au fait que la grande majorité des individus qui ont participé aux blocages de samedi dernier ne font pas partie des milieux les plus défavorisés de la société. Ils sont issus des milieux modestes et de la petite classe moyenne qui possèdent au moins une voiture. Alors que « la grande jacquerie » de 1358 fut un sursaut désespéré des gueux sur le point de mourir de faim, dans un contexte marqué par la guerre de Cent Ans et la peste noire.

La deuxième différence, et c’est à mes yeux la plus importante, concerne la coordination de l’action. Comment des individus parviennent-ils à se lier entre eux pour participer à une lutte collective ? Voilà une question triviale, sans doute trop banale pour que les commentateurs la prennent au sérieux. Et pourtant elle est fondamentale. A ma connaissance, personne n’a insisté sur ce qui fait réellement la nouveauté des gilets jaunes : à savoir la dimension d’emblée nationale d’un mouvement spontané. Il s’agit en effet d’une protestation qui s’est développée simultanément sur tout le territoire français (y compris les DOM-TOM), mais avec des effectifs localement très faibles. Au total, la journée d’action a réuni moins de 300 000 personnes, ce qui est un score modeste comparé aux grandes manifestations populaires. Mais ce total est la somme des milliers d’actions groupusculaires réparties sur tout le territoire.

Cette caractéristique du mouvement est étroitement liée aux moyens utilisés pour coordonner l’action des acteurs de la lutte. Ce ne sont pas les organisations politiques et syndicales qui l’ont assurée par leurs moyens propres, mais les « réseaux sociaux ». Les nouvelles technologies permettent ainsi de renouer avec des formes anciennes « d’action directe », mais sur une échelle beaucoup plus vaste, car elles relient des individus qui ne se connaissent pas. Facebook, twitter et les smartphones diffusent des messages immédiats (SMS) en remplaçant ainsi la correspondance écrite, notamment les tracts et la presse militante qui étaient jusqu’ici les principaux moyens dont disposaient les organisations pour coordonner l’action collective ; l’instantanéité des échanges restituant en partie la spontanéité des interactions en face à face d’autrefois.

Toutefois les réseau sociaux, à eux seuls, n’auraient jamais pu donner une telle ampleur au mouvement des gilets jaunes. Les journalistes mettent constamment en avant ces « réseaux sociaux » pour masquer le rôle qu’ils jouent eux-mêmes dans la construction de l’action publique. Plus précisément, c’est la complémentarité entre les réseaux sociaux et les chaînes d’information continue qui ont donné à ce mouvement sa dimension d’emblée nationale. Sa popularisation résulte en grande partie de l’intense « propagande » orchestrée par les grands médias dans les jours précédents. Parti de la base, diffusé d’abord au sein de petits réseaux via facebook, l’événement a été immédiatement pris en charge par les grands médias qui ont annoncé son importance avant même qu’il ne se produise. La journée d’action du 17 novembre a été suivie par les chaînes d’information continue dès son commencement, minute par minute, « en direct » (terme qui est devenu désormais un équivalent de communication à distance d’événements en train de se produire). Les journalistes qui incarnent aujourd’hui au plus haut point le populisme (au sens vrai du terme) comme Eric Brunet qui sévit à la fois sur BFM-TV et sur RMC, n’ont pas hésité à endosser publiquement un gilet jaune, se transformant ainsi en porte-parole auto-désigné du peuple en lutte. Voilà pourquoi la chaîne a présenté ce conflit social comme un « mouvement inédit de la majorité silencieuse ».

Une étude qui comparerait la façon dont les médias ont traité la lutte des cheminots au printemps dernier et celle des gilets jaunes serait très instructive. Aucune des journées d’action des cheminots n’a été suivie de façon continue et les téléspectateurs ont été abreuvés de témoignages d’usagers en colère contre les grévistes, alors qu’on a très peu entendu les automobilistes en colère contre les bloqueurs.

Je suis convaincu que le traitement médiatique du mouvement des gilets jaunes illustre l’une des facettes de la nouvelle forme de démocratie dans laquelle nous sommes entrés et que Bernard Manin appelle la « démocratie du public » (cf son livre Principe du gouvernement représentatif, 1995). De même que les électeurs se prononcent en fonction de l’offre politique du moment – et de moins en moins par fidélité à un parti politique – de même les mouvements sociaux éclatent aujourd’hui en fonction d’une conjoncture et d’une actualité précises. Avec le recul du temps, on s’apercevra peut-être que l’ère des partis et des syndicats a correspondu à une période limitée de notre histoire, l’époque où les liens à distance étaient matérialisés par la communication écrite. Avant la Révolution française, un nombre incroyable de révoltes populaires ont éclaté dans le royaume de France, mais elles étaient toujours localisées, car le mode de liaison qui permettait de coordonner l’action des individus en lutte reposait sur des liens directs : la parole, l’interconnaissance, etc. L’Etat royal parvenait toujours à réprimer ces soulèvements parce qu’il contrôlait les moyens d’action à distance. La communication écrite, monopolisée par les « agents du roi », permettait de déplacer les troupes d’un endroit à l’autre pour massacrer les émeutiers.

Dans cette perspective, la Révolution française peut être vue comme un moment tout à fait particulier, car l’ancienne tradition des révoltes locales a pu alors se combiner avec la nouvelle pratique de contestation véhiculée et coordonnée par l’écriture (cf les cahiers de doléances).

L’intégration des classes populaires au sein de l’Etat républicain et la naissance du mouvement ouvrier industriel ont raréfié les révoltes locales et violentes, bien qu’elles n’aient jamais complètement disparu (cf le soulèvement du « Midi rouge » en 1907). La politisation des résistances populaires a permis un encadrement, une discipline, une éducation des militants, mais la contrepartie a été la délégation de pouvoir au profit des leaders des partis et des syndicats. Les mouvements sociaux qui se sont succédé entre les années 1880 et les années 1980 ont abandonné l’espoir d’une prise du pouvoir par la force, mais ils sont souvent parvenus à faire céder les dominants grâce à des grèves avec occupations d’usine, et grâce à de grandes manifestations culminant lors des « marches sur Paris » (« de la Bastille à la Nation »).

L’une des questions que personne n’a encore posée à propos des gilets jaunes est celle-ci : pourquoi des chaînes privées dont le capital appartient à une poignée de milliardaires sont-elles amenées aujourd’hui à encourager ce genre de mouvement populaire ? La comparaison avec les siècles précédents aboutit à une conclusion évidente. Nous vivons dans un monde beaucoup plus pacifique qu’autrefois. Même si la journée des gilets jaunes a fait des victimes, celles-ci n’ont pas été fusillées par les forces de l’ordre. C’est le résultat des accidents causés par les conflits qui ont opposé le peuple bloqueur et le peuple bloqué.

Cette pacification des relations de pouvoir permet aux médias dominants d’utiliser sans risque le registre de la violence pour mobiliser les émotions de leur public car la raison principale de leur soutien au mouvement n’est pas politique mais économique : générer de l’audience en montrant un spectacle. Dès le début de la matinée, BFM-TV a signalé des « incidents », puis a martelé en boucle le drame de cette femme écrasée par une automobiliste refusant d’être bloqué. Avantage subsidiaire pour ces chaînes auxquelles on reproche souvent leur obsession pour les faits divers, les crimes, les affaires de mœurs : en soutenant le mouvement des gilets jaunes, elles ont voulu montrer qu’elles ne négligeaient nullement les questions « sociales ».

Au-delà de ces enjeux économiques, la classe dominante a évidemment intérêt à privilégier un mouvement présenté comme hostile aux syndicats et aux partis. Ce rejet existe en effet chez les gilets jaunes. Même si ce n’est sans doute pas voulu, le choix de la couleur jaune pour symboliser le mouvement (à la place du rouge) et de la Marseillaise (à la place de l’Internationale) rappelle malheureusement la tradition des « jaunes », terme qui a désigné pendant longtemps les syndicats à la solde du patronat. Toutefois, on peut aussi inscrire ce refus de la « récupération » politique dans le prolongement des combats que les classes populaires ont menés, depuis la Révolution française, pour défendre une conception de la citoyenneté fondée sur l’action directe. Les gilets jaunes qui bloquent les routes en refusant toute forme de récupération des partis politiques assument aussi confusément la tradition des Sans-culottes en 1792-93, des citoyens-combattants de février 1848, des Communards de 1870-71 et des anarcho-syndicalistes de la Belle Epoque.

C’est toujours la mise en œuvre de cette citoyenneté populaire qui a permis l’irruption dans l’espace public de porte-parole qui était socialement destinés à rester dans l’ombre. Le mouvement des gilets jaunes a fait émerger un grand nombre de porte-parole de ce type. Ce qui frappe, c’est la diversité de leur profil et notamment le grand nombre de femmes, alors qu’auparavant la fonction de porte-parole était le plus souvent réservée aux hommes. La facilité avec laquelle ces leaders populaires s’expriment aujourd’hui devant les caméras est une conséquence d’une double démocratisation : l’élévation du niveau scolaire et la pénétration des techniques de communication audio-visuelle dans toutes les couches de la société. Cette compétence est complètement niée par les élites aujourd’hui ; ce qui renforce le sentiment de « mépris » au sein du peuple. Alors que les ouvriers représentent encore 20% de la population active, aucun d’entre eux n’est présent aujourd’hui à la Chambre des députés. Il faut avoir en tête cette discrimination massive pour comprendre l’ampleur du rejet populaire de la politique politicienne.

Mais ce genre d’analyse n’effleure même pas « les professionnels de la parole publique » que sont les journalistes des chaînes d’information continue. En diffusant en boucle les propos des manifestants affirmant leur refus d’être « récupérés » par les syndicats et les partis, ils poursuivent leur propre combat pour écarter les corps intermédiaires et pour s’installer eux-mêmes comme les porte-parole légitimes des mouvements populaires. En ce sens, ils cautionnent la politique libérale d’Emmanuel Macron qui vise elle aussi à discréditer les structures collectives que se sont données les classes populaires au cours du temps.

Etant donné le rôle crucial que jouent désormais les grands médias dans la popularisation d’un conflit social, ceux qui les dirigent savent bien qu’ils pourront siffler la fin de la récréation dès qu’ils le jugeront nécessaire, c’est-à-dire dès que l’audimat exigera qu’ils changent de cheval pour rester à la pointe de « l’actualité ». Un tel mouvement est en effet voué à l’échec car ceux qui l’animent sont privés de toute tradition de lutte autonome, de toute expérience militante. S’il monte en puissance, il se heurtera de plus en plus à l’opposition du peuple qui ne veut pas être bloqué et ces conflits seront présentés en boucle sur tous les écrans, ce qui permettra au gouvernement de réprimer les abus avec le soutien de « l’opinion ». L’absence d’un encadrement politique capable de définir une stratégie collective et de nommer le mécontentement populaire dans le langage de la lutte des classes est un autre signe de faiblesse car cela laisse la porte ouverte à toutes les dérives. N’en déplaise aux historiens (ou aux sociologues) qui idéalisent la « culture populaire », le peuple est toujours traversé par des tendances contradictoires et des jeux internes de domination. Au cours de cette journée des gilets jaunes, on a entendu des propos xénophobes, racistes, sexistes et homophobes. Certes, ils étaient très minoritaires, mais il suffit que les médias s’en emparent (comme ils l’ont fait dès le lendemain) pour que tout le mouvement soit discrédité.

L’histoire montre pourtant qu’une lutte populaire n’est jamais complètement vaine, même quand elles est réprimée. Le mouvement des gilets jaunes place les syndicats et les partis de gauche face à leurs responsabilités. Comment s’adapter à la réalité nouvelle que constitue la « démocratie du public » pour faire en sorte que ce type de conflit social – dont on peut prévoir qu’il se reproduira fréquemment – soit intégré dans un combat plus vaste contre les inégalités et l’exploitation ? Telle est l’une des grandes questions à laquelle il faudra qu’ils répondent

Publié le 28/11/2018

Les “gilets jaunes” sont aussi le produit d’une succession d’échecs du mouvement social.

(site :ensemble-fdg.org)

La colère sociale a trouvé avec le mouvement des « gilets jaunes » une expression inédite. Le caractère néopoujadiste et antifiscaliste qui semblait dominer il y a encore quelques semaines et les tentatives d’instrumentalisation de l’extrême droite et de la droite extrême ont été relativisés par la dynamique propre du mouvement, qui s’est considérablement élargi, et la conscience que les taxes sur l’essence étaient « la goutte d’eau qui fait déborder le vase ».

Quelques dérapages homophobes ou racistes, certes marginaux mais néanmoins détestables, et des incidents quelquefois graves n’en ternissent pas le sens. Ce mouvement d’auto-organisation populaire fera date et c’est une bonne nouvelle.

Le mouvement des « gilets jaunes » est d’abord le symptôme d’une crise généralisée, celle de la représentation politique et sociale des classes populaires. Le mouvement ouvrier organisé a longtemps été la force qui cristallisait les mécontentements sociaux et leur donnait un sens, un imaginaire d’émancipation. La puissance du néolibéralisme a progressivement affaibli son influence dans la société en ne lui laissant qu’une fonction d’accompagnement des régressions sociales.

Situation mouvante

Plus récemment, le développement des réseaux sociaux a appuyé cette transformation profonde en permettant une coordination informelle sans passer par les organisations. L’arrogance du gouvernement Macron a fait le reste avec le cynisme des dominants qui n’en finit pas de valoriser « les premiers de cordée », contre « ceux qui fument des clopes et roulent au diesel ».

Les « gilets jaunes » sont aussi le produit d’une succession d’échecs du mouvement social. Ces échecs se sont accentués depuis la bataille de 2010 sur les retraites jusqu’à celle sur les lois Travail ou la SNCF, et ont des raisons stratégiques toutes liées à l’incapacité de se refonder sur les plans politique, organisationnel, idéologique, après la guerre froide, la mondialisation financière et le refus de tout compromis social par les classes dirigeantes. Nous sommes tous comptables, militants et responsables de la gauche politique, syndicale et associative, de ces échecs.

Dans cette situation mouvante, la réponse de la gauche d’émancipation doit être la politisation populaire. C’est sur ce terreau qu’il nous faut travailler à la refondation d’une force ancrée sur des valeurs qui continuent à être les nôtres : égalité, justice fiscale, sociale et environnementale, libertés démocratiques, lutte contre les discriminations. Le mouvement des « gilets Jaunes » se caractérise par une défiance généralisée vis-à-vis du système politique, en particulier vis-à-vis des partis et des syndicats.

Ancrer une gauche émancipatrice dans les classes populaires

On ne combattra pas cette défiance, ni l’instrumentalisation par l’extrême droite, ni le risque d’antifiscalisme, en pratiquant la politique de la chaise vide ou en culpabilisant les manifestants. Il s’agit bien au contraire de se donner les moyens de peser en son sein et de gagner la bataille culturelle et politique de l’intérieur de ce mouvement contre l’extrême droite et les forces patronales qui veulent l’assujettir.

Deux questions sont posées par ce mouvement : celui de la misère sociale grandissante notamment dans les quartiers populaires des métropoles et les déserts ruraux ou ultrapériphériques ; celui de la montée d’une crise écologique et climatique qui menace les conditions d’existence même d’une grande partie de l’humanité et en premier lieu des plus pauvres.

Il faut répondre à ces deux questions par la conjonction entre un projet, des pratiques sociales et une perspective politique liant indissolublement la question sociale et la question écologique, la redistribution des richesses et la lutte contre le réchauffement climatique. L’ancrage d’une gauche émancipatrice dans les classes populaires est la condition première pour favoriser une coalition majoritaire pour la justice sociale et environnementale.

Les signataires de cette tribune parue dans Le Monde sont Annick Coupé, Patrick Farbiaz, Pierre Khalfa, Aurélie Trouvé, membres d’Attac et de la Fondation Copernic.

Publié le 27/11/2018

PCF : les paris d’un Congrès

Par Roger Martelli (site : regards.fr)

Annoncé comme exceptionnel, le 38e Congrès du PCF aura mérité ce qualificatif. Parce que, pour la première fois, le numéro un sortant a été désavoué. Et parce que le PC joue incontestablement sa survie.

Sans surprise, Pierre Laurent a laissé la place au député Fabien Roussel, qui dirigea jusqu’en 2017 la fédération communiste du Nord, l’une des plus importantes par ses effectifs. Voilà bien longtemps que le turn-over à la tête du parti n’a pas résulté d’une concurrence politique ouverte. Depuis les années 1930 [1], l’habitude avait été prise de laisser au secrétaire général sortant le soin de proposer son successeur. En 1969, seule la maladie du numéro un de l’époque, Waldeck Rochet, avait suspendu cette pratique, laissant au bureau politique la charge de choisir collectivement son remplaçant, en l’occurrence Georges Marchais.

Le parti n’est plus ce qu’il était

Fabien Roussel devient le "numéro un" d’un parti incontestablement affaibli, dont le déclin électoral quasi continu depuis 1978 s’est accompagné d’une sérieuse perte de substance militante. À la fin des années 1970, les données non publiques de la direction fixaient à 570 000 le nombre des cartes placées auprès des militants.

Officiellement, le PC actuel se réclame d’un chiffre de 120 000 cartes, ce qui laisserait supposer une quasi-stabilité des effectifs depuis dix ans. Or, les documents internes — et notamment les résultats des consultations militantes — indiquent que le nombre de cotisants est passé d’un peu moins de 80 000 en 2008 à 49 000 aujourd’hui, soit une perte de 4 cotisants sur 10 en dix ans. La densité militante est moindre qu’autrefois. Elle reste toutefois assez conséquente pour susciter l’envie, dans un paysage partisan depuis toujours modeste en effectifs et aujourd’hui particulièrement sinistré.

Le tableau est encore assombri par une autre dimension, généralement ignorée. Le communisme politique en France ne s’est pas réduit à un parti. Comme ce fut le cas pour les puissantes social-démocraties d’Europe du Nord, le PCF s’est trouvé au centre d’une galaxie inédite qui raccordait à l’action partisane des syndicats, des associations, des structures de presse et d’édition et un communisme municipal à la fois dense et original. Or cette galaxie s’est défaite peu à peu au fil des années, à partir des années 1970. La CGT a pris ses distances [2], le réseau associatif animé par des communistes s’est affaibli et l’espace municipal du PC ne cesse de se rétracter. Les municipalités à direction communiste regroupent un peu moins de 2,5 millions d’habitants, contre plus de 8,5 millions à l’apogée de l’influence municipale, en 1977.

Une majorité se dessine dans l’organisation pour dire que l’effacement électoral continu du PCF est dû d’abord à son absence répétée lors de l’élection décisive de la Ve République, la présidentielle. Dans les faits, cette conviction est discutable : le choix de soutenir François Mitterrand en 1965 n’a pas empêché le PC de réaliser en 1967 son meilleur score législatif de toute la Ve République  ; en sens inverse, la présence du PC aux scrutins présidentiels de 1981, 2002 ou 2007 n’a en rien interrompu le déclin.

Quoi qu’il en soit, ce qui compte est la conviction, dans une large part du corps militant, que l’effacement du parti résulte d’une visibilité insuffisante. Dès lors, les choix du Congrès, désormais portés par la nouvelle équipe dirigeante, reposent sur un pari : en réaffirmant l’identité propre du Parti communiste, en installant une présence plus autonome et plus visible, les communistes retrouveront le chemin des catégories populaires et relanceront la dynamique vertueuse interrompue à la charnière des années 1970-1980.

Il est vrai que le PCF a pour lui une solide tradition populaire, affaiblie mais non effacée. Il a des militants, dont une part importante appartient aux catégories les plus modestes [3]. Il lui reste des bases territoriales, amoindries mais qui continuent de susciter l’envie, celle des adversaires déclarés comme celle des alliés potentiels. Dans une phase de décomposition, d’instabilité et de crise politique aiguë, toute ambition politique repose sur des paris. Celui du PCF actuel est-il réaliste  ? Sa faisabilité se mesurera à sa capacité à répondre à quelques défis.

La visibilité ou l’utilité  ?

En politique, la visibilité n’est pas tout. D’une façon ou d’une autre, une force politique n’est reconnue que si une frange suffisante de population trouve de l’intérêt à cette reconnaissance. Le PC s’est longtemps servi des ouvriers pour se légitimer (il se définissait comme "le parti de la classe ouvrière") et, en retour, les ouvriers se sont servis de lui pour assurer leur représentation dans le monde des institutions publiques. Pendant plusieurs décennies, le PCF a été ainsi fonctionnellement utile : parce qu’il "représentait" le monde ouvrier jusqu’alors délaissé, parce qu’il nourrissait la vieille utopie de la "Sociale", en usant du mythe soviétique (le mythe, bien sûr, pas la réalité…) et parce qu’il donnait sens au raccord historique entre le mouvement ouvrier et gauche politique, en proposant des formules de rassemblement adaptées à l’époque : Front populaire, Résistance, union de la gauche. Fonction sociale, fonction prospective et fonction proprement politique… Cette conjonction était la clé de son utilité et donc de son pouvoir d’attraction.

Or ces fonctions se sont érodées avec le temps, dans une réalité sociale et politique bouleversée, sans que le PCF ait tiré les conséquences de ces bouleversements. Le peuple n’a plus de groupe central, l’unité relative que lui procurait la concentration industrielle et urbaine s’est effacée, l’État a abandonné ses fonctions redistributrices et protectrices, les échecs concrets des expériences révolutionnaires ont affaibli l’idée émancipatrice elle-même, l’espérance a laissé la place à l’amertume et au ressentiment. Face à la nécessité impérative d’une reconstruction collective, de portée historique, le PC laisse entendre que sa continuation et sa relance sont en elles-mêmes des réponses aux défis. Alors qu’il s’agit de redéfinir les fonctions permettant politiquement aux couches populaires de se constituer en mouvement et de s’affirmer comme sujet politique majeur, le PC se contente de dire : je suis là. Ce n’est pas faire injure aux militants communistes que de rester perplexe. Quand l’urgence est à reconstruire, de la cave au grenier, la fidélité nécessaire aux idées et aux valeurs ne peut se réduire à la continuation ou à la réaffirmation. Elle nécessite une initiative d’une tout autre ampleur.

Pendant quelques décennies, aucune force à la gauche du PS n’a profité des déboires de l’organisation communiste, si ce n’est la mouvance issue du trotskisme, un court moment, à la charnière des XXe et XXIe siècles. Or rien ne dit aujourd’hui que l’espace politique béant libéré par l’effondrement du socialisme français le sera durablement. De plus, en 2017, la France insoumise s’est installée dans des terres autrefois favorables à une implantation communiste qui, dans la "banlieue rouge", n’était jamais loin des rivages de l’hégémonie. "Continuer" dans ces conditions : pari à haut risque…

De plus, il n’y a pas que le problème de l’utilité partisane en général  : un second défi concerne l’univers communiste lui-même. Fabien Roussel, comme Pierre Laurent avant lui, affirme vouloir rassembler les communistes. Si l’on entend par cette formule les membres du PCF stricto sensu, l’objectif ne va déjà pas de soi. Le parti n’a plus en effet l’homogénéité qui fut la sienne jadis. L’organisation a connu elle aussi le choc qui résulte de la montée des exigences d’autonomie individuelle. Mais, du coup, c’est la conception même du collectif qui doit se repenser, si l’on ne veut pas rester englué dans les déboires des "communautarismes", anciens ou nouveaux. Le problème est que la culture du collectif continue de considérer avec défiance une diversité toujours suspectée de mettre en cause "l’unité" du parti. Le "commun", quoi qu’en dise le discours officiel, a toujours du mal à se dégager des images d’une unité trop souvent confondue avec l’affirmation de l’unique.

Les règles statutaires de l’organisation continuent de faire de la stigmatisation des "tendances" un principe actif, canalisant étroitement le dépôt de textes alternatifs et préférant réserver aux majorités constituées le soin de doser la présence des "dissidents" dans les directions élues. On peut donc douter de la capacité rassembleuse d’une culture qui persiste à nourrir le long processus de désaffection interne. Et que dire, si l’on élargit le problème à l’ensemble de ceux qui peuvent se dire communistes en dehors du parti  ? Régulièrement, les directions en appellent au retour de ces brebis égarées, dont on a dit parfois qu’elles constituaient "le plus grand parti de France". L’appel au grand retour sera-t-il entendu cette fois  ? Rien n’est moins sûr.

Un parti dans l’air du temps  ?

On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, dit la sagesse populaire. Il en est des anciens adhérents comme des électeurs : ils ne pourraient se sentir attirés que si renaissait le pouvoir d’attraction d’une structure partisane. Or le désir de relance s’exprime dans un moment de crise profonde de l’engagement dans des partis. La "forme-parti" traditionnelle pâtit en effet d’un double dysfonctionnement : on a du mal à déléguer à des partis le soin d’élaborer des orientations politiques globales et on répugne à s’engager, de façon durable, dans des structures historiquement marquées par la centralité de l’État que les partis avaient vocation à conquérir. La verticalité hiérarchique des partis attire moins, aujourd’hui, que la spontanéité des mouvements éphémères ou que l’incarnation charismatique des leaders.

Ce n’est pas que le temps soit venu du "mouvementisme" ou des ébauches partielles de démocratie plus directe (sur le modèle du mouvement des places ou sur celui des "primaires"). Pour l’instant, aucune forme d’organisation politique pérenne ne s’est imposée nulle part. Les tentatives de renouvellement laissent partout perplexes, soit parce qu’elles reposent sur des modèles d’orientation ambivalents (le contrôle de l’expression militante par des "réseaux" prétendument spontanés), soit parce qu’elles s’appuient sur des théorisations incertaines (le "mouvement gazeux" doté d’une "clé de voûte" cher à Jean-Luc Mélenchon). Mais, quand tout est bousculé, le parti pris de l’innovation radicale vaut mieux que la prudence des permanences revendiquées.

À ce jour, le choix communiste de "continuer le PCF" privilégie le maintien du modèle fondateur, comme si dominait, dans l’univers communiste, la conviction que le balancier, un jour où l’autre, repartira du bon côté. Dans les deux dernières décennies, les tentatives internes de changements homéopathiques, censés plus "participants", n’ont pas manqué. Elles n’ont pas débouché sur des résultats tangibles et sur une relance de l’agrégation militante. Aujourd’hui, une fois de plus, la promesse de renouveau est réaffirmée, sans que l’on perçoive bien quels en sont les contours et les ressorts, dans une forme partisane maintenue pour l’essentiel.

Terminons par une interrogation plus stratégique. Depuis 1936, la culture communiste repose sur le couple de l’affirmation identitaire et de l’union de la gauche. Incontestablement, le schéma a eu sa cohérence. D’une part, "l’’identité" communiste assurait le double ancrage du parti dans le monde ouvrier et dans la tradition révolutionnaire. D’autre part, l’union de la gauche permettait de donner une traduction politique à l’alliance de classes nécessaire (classes populaires et couches moyennes, puis monde ouvrier et salariat) et de viser à des majorités, en faisant converger les courants plus "révolutionnaires" et les sensibilités plus "réformistes" dans un projet transformateur partagé.

Or cette cohérence se heurte à l’éclatement sociologique du bloc transformateur (diversification du monde ouvrier et éclatement su salariat) et à la fin du duopole communistes-socialistes. À l’arrivée, l’union de la gauche traditionnelle n’a plus la force propulsive qui a été la sienne. Le problème est que son obsolescence ne s’est pas accompagnée de l’affirmation d’une alternative claire et partagée. Le "pôle de radicalité" a été récusé par le PC dans les années 1990-2000 ; la convergence des "révolutionnaires" chère au NPA a fait long feu ; le "courant antilibéral" n’a pas résisté à l’échec de la séquence 2005-2007 et le cartel réalisé par le Front de gauche n’a fonctionné que sur une courte période. Aujourd’hui, la France insoumise propose son rassemblement du "peuple" comme alternative à l’union de la gauche, mais ses contours et sa possibilité laissent perplexe dans une phase d’incertitude nourrie par la montée des extrêmes droites européennes.

Le PCF a-t-il dans ses cartons une démarche alternative souple et cohérente, en dehors de sa propre influence ? Abandonnera-t-il le pragmatisme d’une oscillation entre l’affirmation identitaire et des combinaisons électorales ? La lecture des ébauches de consensus majoritaire fait douter de cet abandon. Or l’indécision stratégique ou les pratiques du coup par coup n’ont débouché sur aucune relance jusqu’à ce jour. Comment pourrait-il en être autrement demain ?

Les limites d’un pari

L’indécision ne serait pas si grave, si nous ne trouvions pas dans une phase politique redoutable. Même si la France n’est pas l’Italie, on peut craindre une possible évolution à l’italienne : une gauche exsangue dans toutes ses composantes et, sur cette base, un espace laissé libre aux idéologies du ressentiment et à la percée des extrêmes droites. Dans ce contexte, il est à redouter que ni la tentation d’un "populisme de gauche", ni l’affirmation identitaire du PC ne soient en mesure de conjurer cette hypothèse noire.

Dans la culture communiste, il n’y a pas de communisme possible sans "parti communiste". Or ce "parti" n’a pas toujours eu la forme du parti politique moderne, qui ne s’est imposée que dans le dernier tiers du XIXe siècle. La politique, d’ailleurs, n’a pas toujours eu besoin du parti politique tel que nous avons pris tardivement l’habitude de le voir fonctionner. Pourquoi la forme d’une époque serait-elle la manière indépassable de structurer l’action politique collective ? Ce n’est pas trahir l’idée communiste que de faire un autre pari, qui consiste à dire que le communisme n’a plus besoin, pour vivre, d’un "parti communiste", au sens que le XXe siècle a donné à cette notion. Il peut y avoir des "communistes", sans que leur action suppose un parti communiste distinct. C’est d’autant moins vrai que l’on peut s’interroger sur la pertinence aujourd’hui des structures partisanes reposant sur un modèle de militantisme "total", où la continuité du dévouement prime sur tout, où la frontière de l’intérieur et de l’extérieur prend la valeur d’un absolu.

Ce qui manque à l’idéal émancipateur, ce n’est ni un "parti" ni même un de ces "mouvements" dont on ne sait pas très bien s’ils relèvent du patchwork ou de la cohérence centralisée. En fait, la politique moderne de l’émancipation manque d’une articulation nouvelle entre des champs que l’histoire a distingués, économique, social, politique, culturel. Penser surmonter, de façon volontariste, une séparation qui pénalise l’action sociale et enlise la dynamique démocratique manque sans nul doute de réalisme. En revanche, travailler à de l’articulation, combiner l’autonomie des domaines et des organisations et la recherche de convergences souples entre organisations politiques, syndicats, associations, monde intellectuel : tels sont les passages obligés de toute refondation démocratique.

Plutôt que le choix "continuateur", il eut été préférable que s’affirme l’engagement des communistes dans la construction de cette force politique pluraliste, cohérente sans être un bloc, faisant de sa diversité une force sans céder à l’exaltation de la différence. Nous sommes dans un moment où les extrêmes droites menacent notre continent et pourrissent notre univers démocratique, jusque dans le détail. Pour l’instant, les dispositifs organisationnels à gauche n’ont pas l’attractivité nécessaire pour contredire les facilités du bouc émissaire et la trouble fascination pour l’autorité fondée sur l’exclusion.

Seule une construction collective, partagée, ouverte à toutes les sensibilités de l’émancipation sera capable de proposer un univers mental radicalement contraire à celui de ces extrêmes droites. Tout ce qui donne l’impression que la continuité prime sur l’esprit de rupture, ou tout ce qui nourrit l’impression que la rupture se fonde sur le ressentiment plus que sur l’espérance, tout cela laisse le champ libre au désastre démocratique.

Construire une alternative démocratique, donner force politique à l’esprit de rupture en faisant l’impasse sur ceux qui portent aujourd’hui encore la riche tradition du communisme serait une folie. Tourner le dos aux militants communistes est une faute. Mais en ne choisissant pas la voie d’une refondation démocratique partagée, en privilégiant le choix de la continuation, un siècle après la naissance de leur parti, les militants du PCF n’ont pas alimenté la possibilité de relancer collectivement une gauche bien à gauche. Juxtaposer les forces ne suffit plus… Ils n’ont pas donné un élan immédiat à la seule démarche qui pourrait donner un coup d’arrêt radical aux dérives continentales préoccupantes.

Il faut bien sûr prendre acte de ce choix. Il restera que la vie politique et ses urgences pousseront chacun à bouger, pour promouvoir le meilleur et non pour se désoler du pire.

 

Roger Martelli

Notes

[1] Maurice Thorez est secrétaire général de fait en juillet 1930, mais le titre, bien qu’employé en interne, ne devient officiel qu’en janvier 1936.

[2] En 2007, 7 % seulement des sympathisants de la CGT auraient voté en faveur de Marie-George Buffet, contre 42 % pour Ségolène Royal (sondage CSA du 22 avril 2007)

[3] Il est vrai que l’encadrement du parti, lui, est beaucoup moins populaire qu’il ne l’a été.

Publié le 21/11/2018

« Depuis samedi, nous nous sentons un peu moins seuls et un peu plus heureux »

Que pensent les gilets jaunes ?

paru dans lundimatin#166,

Bonjour,
J’ai 57 ans et je suis employé dans une PME en Seine-Maritime. Je ne suis pas un de vos lecteurs mais il s’avère que mes enfants vous lisent régulièrement et qu’après de longues heures de discussion (et d’engueulades) ce dimanche, ils m’ont convaincu de rédiger et de vous envoyer ces quelques réflexions sur le mouvement des gilets jaunes auquel je suis heureux et fier d’appartenir.

Pour commencer, je tiens à dire que ce qui suit n’est que mon avis et mon regard sur le mouvement. Il est influencé par ce que j’ai vu et ce dont j’ai discuté tant avec des amis qu’avec mes enfants donc. Contrairement à tous les médias qui tentent de nous ausculter depuis deux jours, je ne prétends pas dire la vérité sur ce mouvement qui est composé de nombreuses personnes très différentes avec des idées différentes, des objectifs différents et probablement des rêves très différents. Ce que nous avons en commun, c’est notre ras-le-bol et notre action. C’est à la fois beaucoup et très peu mais il s’avère que désormais, on existe.
 
Avant même que nous agissions, la plupart des médias et de nombreux politiciens nous on décrit comme des gros balourds anti-écologiques qui voulaient préserver le droit à polluer tranquille. Sur quelle planète pensent-ils que nous vivons ? Contrairement à eux, nous avons les pieds sur terre. Non, nous ne réclamons pas le droit à polluer chaque jour un peu plus une planète déjà bien mal en point. Ce que nous refusons c’est ce chantage dégueulasse qui consiste à faire peser sur nos épaules la responsabilité du carnage écologique et son coût. Si la planète est dans cet état, si on n’est même pas certains que nos petits enfants y survivront, c’est pas parce que nous utilisons notre voiture pour aller au boulot mais parce que des entreprises, des dirigeants et des hommes politiques ont jugé pendant des années qu’il fallait mieux faire tourner l’économie à toute blinde plutôt que de se préoccuper des animaux qui disparaissent, de notre santé, de notre avenir. C’est d’ailleurs ce qu’ils continuent de faire en nous faisant les poches pour financer une pseudo transition écologique pas du tout à la hauteur des enjeux. Ces gens se sont décrédibilisés dans à peu près tous les domaines mais quand il est question de l’écologie et de la survie de l’humanité, là, il faudrait leur faire confiance ? À d’autres.
 
Certains disent que nous bloquons tout pour pouvoir mieux redémarrer le lendemain. C’est pas vrai. En tous cas, ce n’est pas mon cas. Ce que nous bloquons, c’est notre vie quotidienne. Les départementales, les nationales, les zones commerciales. Nous bloquons le train-train de notre propre vie. A Paris, les gilets jaunes ont voulu bloquer Disneyland aujourd’hui, la police les en a empêché et ils ont donc décidé de seulement rendre le parking gratuit. Quand tu vas à Disneyland et que tu apprends en arrivant que tu vas devoir payer 20€ [
1] juste pour pouvoir te garer, tu penses quoi ? Les gilets jaunes ils ont pensé que c’était du racket et l’ont rendu gratuit pour tout le monde. Que tu sois pour ou contre Disneyland, t’es pour que le parking de Disneyland soit gratuit.
 
Sur les blocages, il y avait des syndicalistes plutôt sympas mais qui passaient leur temps à dire à qui voulait les entendre qu’il fallait s’en prendre aux patrons, s’organiser sur nos lieux de travail, etc. Ils ont certainement raison mais le problème c’est que nous ne travaillons pas tous dans de grandes usines ou de grosses entreprises dans lesquelles le rapport de force nous permet de faire pression pour que nos salaires augmentent. Beaucoup d’entre nous sont simples employés, auto-entrepeneurs, chômeurs, etc. Le patron que nous avons par contre tous en commun, c’est Macron, c’est donc lui qu’on veut faire plier.

Après, oui c’est vrai que bloquer le pays ce n’est pas forcément révolutionnaire et pour tout dire, je ne suis pas bien certain de savoir ce que ça pourrait vouloir dire aujourd’hui de faire la révolution. D’un côté, il y a tellement de choses qui nous étouffent, nous asservissent, nous abêtissent et nous rendent globalement malheureux mais de l’autre il y a un mode de vie qui nous tient et auquel on tient. La famille, les barbecues avec les amis, les collègues de travail, ça peut paraître futile mais désolé, non, on ne passe pas nos soirées à regarder Arte et nos week-ends à aller au musée.
D’ailleurs, je suis pas un spécialiste de l’Histoire mais je crois pas qu’en 1789 ou en 1968, les manifestants savaient précisément ce qu’ils voulaient et la direction qu’ils voulaient prendre avant que les évènements commencent. Je suis peut-être trop optimiste mais je pense qu’il faut que nous nous fassions confiance.

Après, je comprends que ce flou, cet inconnu, fasse peur à certains. Beaucoup de gens dans mon entourage n’ont pas voulu rejoindre les gilets jaunes car ils disaient que c’était un truc de facho manipulé par le Front National. Sauf que ce n’est pas le cas, ils sont nombreux les politiciens qui voudraient récupérer le mouvement, le FN en première ligne (et Mélenchon pas loin derrière) mais pour l’instant aucun n’y arrive. Entendons-nous bien, je ne dis pas qu’ils n’y arriveront pas mais si cela arrive ce sera le cancer qui tuera le mouvement. Et oui, j’ai vu à la télévision qu’il y avait eu des actes et des insultes intolérables contre des homosexuels et des personnes d’origine étrangère, ça me révulse comme tout le monde mais c’est dégueulasse d’en faire ses choux gras pour amalgamer tout le monde et sous-entendre que lorsqu’on est « populaire » on est forcément bêtes et méchants. J’ajoute qu’aux deux blocages auxquels j’ai participé, le rond-point d’accès à toute une zone industrielle et toutes les entrées de la plus grande zone commerciale de la région, il n’y a pas eu d’incidents si ce n’est quelques prises de bec parfois un peu violentes verbalement avec quelques automobilistes qui en avaient marre d’attendre et faisaient franchement la gueule. Oui il y a bien des racistes et des abrutis sur les blocages mais c’est à nous qu’il revient de mettre les points sur le i avec eux, pas aux éditorialistes bien au chaud sous les projecteurs de leurs plateaux télés. Leur petit avis sur tout, on s’en fout.

On a aussi dit que la police était de notre côté. Ce n’est pas vrai. La preuve c’est que lorsque des gilets jaunes ont voulu se rendre à l’Elysée, ils en ont été empêchés par des fonctionnaires de police. Ce qui ne veut pas dire que les policiers qui les ont aspergé avec des gaz lacrymogènes sont des fidèles de Macron et pour le moment on peut dire qu’ils ont été plutôt courtois, mais quand le gouvernement leur dira de taper, quand nous serons 100 000, et pas 1 000, que feront-ils ?

Pour finir je voudrais revenir et rendre hommage à la dame qui est morte samedi matin en Savoie. C’est vraiment tragique, pour elle, sa famille mais aussi pour l’automobiliste qui a simplement paniqué selon ce que disent les médias. Evidemment que cela n’aurait jamais dû arriver et que ça en dit long sur notre niveau d’improvisation. Il faut donc tout faire pour que nous soyons toujours mieux organisés et que le pire soit évité (en Moselle par exemple, ils avaient bloqué toute la largeur de l’autoroute avec des pneus, qu’en plus ils ont enflammé. Ca a eu le mérite de dissuader quiconque voudrait forcer un barrage en voiture et l’autoroute n’a pas pu réouvrir le soir même). Par contre, utiliser cet accident pour essayer de discréditer le mouvement et dissuader les gens de nous rejoindre, c’est le comble du cynisme. Il y a plus de 300 morts par mois sur les routes en France, si je voulais être aussi cynique que nos dirigeants, je leur demanderais combien de morts ont été épargnés par notre journée de blocage et de combien baisseraient les particules fines si nous bloquions tout un mois.

Les gouvernants et les journalistes peuvent bien se moquer de nous en nous voyant bloquer les ronds points en dansant la queue leuleu mais depuis samedi nous nous sentons un peu moins seuls et un peu plus heureux.

[1] NDLR : Après vérification, la place de parking à Disneyland Paris s’élève à 30 euros et non 20.

Publié le 19/11/2018

Ce sont les milliardaires, pas les électeurs, qui décident des élections (Truth Dig)

Sonali Kolhatkar (site legrandsoir.info)

Les récentes élections de mi-mandat ont donné l’occasion aux riches élites de l’Amérique d’investir un peu de leur richesse insensée dans leurs causes et candidats préférés. Nous sommes pris dans un cercle vicieux, où les milliardaires accumulent des richesses grâce aux politiciens qu’ils ont achetés, ce qui leur donne encore plus de moyens pour faire pencher la politique américaine de leur côté.

Une partie du problème est que le contrôle des milliardaires sur notre démocratie est en grande partie invisible. Comme l’a montré une étude récente du Guardian, les milliardaires qui sont sous le feu des projecteurs, comme Warren Buffett ou Bill Gates, sont l’exception non la règle. En fait, ’la plupart des plus grands milliardaires américains ont fait des dons substantiels –des centaines de milliers de dollars par an, sans compter les contributions ‘au noir’ - aux candidats et responsables républicains conservateurs qui soutiennent la réduction très impopulaire des prestations sociales, selon les auteurs du rapport. ’Pourtant, au cours des dix années couvertes par notre étude, 97 % de ces milliardaires n’ont jamais exprimé officiellement la moindre opinion sur la sécurité sociale.’

Les élections de mi-mandat en Californie ont offert plusieurs exemples de la manière insidieuse dont la classe milliardaire détourne la démocratie à son profit, notamment avec le rejet de la Proposition 10, un projet de loi qui aurait étendu la compétence des gouvernements locaux en matière de contrôle des loyers. Il y a plusieurs années, les gérants de fonds spéculatifs de Wall Street ont commencé à acheter à bas prix ou à saisir des propriétés locatives et des maisons à Los Angeles. Selon le journaliste David Dayen, ’les fonds spéculatifs, les sociétés de capital-investissement et les grandes banques ont réuni d’énormes capitaux pour acheter des lots de maisons bradées’ … ’C’est la prochaine ruée vers l’or de Wall Street, avec tous les signes annonciateurs d’une nouvelle bulle spéculative’.

Il n’est donc pas surprenant que ces mêmes sociétés aient dépensé des millions de dollars pour combattre la Proposition 10 et protéger leurs investissements et leurs profits. Hélas, les Californiens ont mordu à l’hameçon de leur propagande, et 61,7 % des électeurs ont massivement dit ’non’ au contrôle des loyers. (Bizarrement, la Pharmaceutical Research and Manufacturers Association a elle aussi financé la campagne contre le contrôle des loyers.)

Toujours en Californie, des milliardaires ont financé la campagne de Marshall Tuck, pour le poste de directeur scolaire régional. Tuck venait du privé et il voulait privatiser les écoles. La course entre Tuck et son rival soutenu par les syndicats, Tony Thurmond, a battu tous les records de dépenses électorales : des millions de dollars ont été levés par les candidats sans compter les dizaines de millions qui ont afflué de partout. Et c’est encore plus choquant quand on pense à l’influence que la campagne du mi-mandat exerçait nécessairement sur cette élection. Parmi les personnes aux poches pleines qui ont soutenu Tuck, il y avait des membres de la famille Walton, le PDG de Netflix et Eli Broad, un riche philanthrope connu pour sa position en faveur des écoles à gestion privée financées par l’état*.

Si on savait que les milliardaires dépensent des sommes folles pour faire élire un candidat pro-privatisation, cela ne ferait-il pas réfléchir les enseignants et les parents des élèves des écoles publiques ?

À San Francisco, les électeurs ont voté pour une initiative fiscale appelée Proposition C, un impôt progressif sur les grandes sociétés visant à financer des initiatives pour les sans-abri. La Proposition a été adoptée, sans doute parce qu’il y avait des milliardaires des deux côtés. La ville doit remercier Marc Benioff, le PDG de Salesforce, d’avoir daigné faire ce qu’il fallait en encourageant cette initiative, contrairement à Jack Dorsey, le PDG de Twitter, entre autres.

On ne peut plus compter les fois où les milliardaires ont obtenu ce qu’ils voulaient dans ce pays, simplement parce qu’ils pouvaient investir autant d’argent qu’il le fallait dans leurs causes favorites. Les électeurs doivent savoir comment les classes riches influencent les élections. Ce n’est pas difficile : regardez qui a investi des millions de dollars dans un dossier ou un candidat et demandez-vous si l’objectif de ce donateur est vraiment noble. Il se peut que de temps en temps, les intérêts des Américains moyens soient les mêmes que ceux des milliardaires. Mais c’est l’exception et certainement pas la règle.

Les gens riches nagent dans la richesse parce que le reste d’entre nous se débat dans la pauvreté. Leur richesse est en proportion de notre misère - ils ont tout, et nous rien. Ils adorent avoir beaucoup plus que nous, et ils sont prêts à dépenser quelques pièces de leur tas d’or pour rester au pouvoir.

Cependant, dépenser d’énormes sommes d’argent dans une élection ne porte pas toujours ses fruits. Par exemple, Sheldon Adelson, un milliardaire très actif au plan politique, n’a pas réussi à faire avorter une initiative d’énergie renouvelable au Nevada. Mais ces magnats (des hommes pour la plupart) sont si riches que leur façon de calculer n’a rien à voir avec la nôtre. Ils peuvent se permettre de le dilapider. Ils peuvent perdre 100 millions de dollars dans un combat politique et en sortir encore plus riches et plus privilégiés que la plupart d’entre nous ne peuvent même l’imaginer.

Les milliardaires ne sont pas tous Républicains. Si c’était le cas, les Etasuniens moyens pourraient s’unir sous l’aile du Parti démocrate pour battre en brèche le programme milliardaire du GOP**. Hélas la cupidité entrepreneuriale est à l’œuvre dans les deux partis. Par exemple, J.B. Pritzker est arrivé au poste de gouverneur de l’Illinois avec l’étiquette démocrate. Il avait tellement d’argent qu’il n’a pas eu besoin de lever des fonds pour sa candidature et il a dépensé la somme incroyable de 171,5 millions de dollars pour sa campagne. S’il avait perdu, il aurait pu en dépenser autant dans une deuxième, troisième ou quatrième campagne jusqu’à ce qu’il gagne. Son adversaire, le républicain sortant Bruce Rauner, possède également une fortune fantastique ; entre les deux candidats, les électeurs de l’Illinois ont été matraqués par 230 millions de dollars de dépenses électorales. Imaginez tout ce dont nous manquons et que cet argent aurait pu financer.

Les riches Etasuniens profitent déjà à qui mieux mieux des avantages fiscaux que leurs mercenaires républicains du Congrès ont votés l’année dernière. Selon le New York Times, la loi n’a peut-être pas beaucoup profité aux ’simplement riches’ mais elle a été une aubaine pour les ’ultra riches’, car, comme le fait remarquer l’auteur Andrew Ross Sorkin, ’si vous êtes milliardaire, que vous possédez votre propre entreprise et que vous pouvez prendre votre jet privé pour ’faire des navettes’ dans un pays à faible fiscalité, ces lois fiscales sont idéales. Mille moyens d’échapper aux taux d’imposition les plus élevés s’offrent à vous.’ Les déductions fiscales appelées ’pass-through’*** ont été élaborées spécifiquement pour les immensément riches.

Il semble que la cupidité des ultra-riches n’a pas de limites et qu’ils n’en ont jamais assez. Nous les électeurs, nous devons, non seulement savoir comment fonctionnent les élections, mais nous devons aussi éprouver une aversion, un mépris, et un dégoût salvateurs pour la classe des milliardaires. Pour ce qui est de la politique, ils sont bel et bien les ’ennemis du peuple’, pour reprendre une expression du président Trump.

Sonali Kolhatkar

Traduction : Dominique Muselet

Publié le 16/11/2018

La stratégie de Mélenchon se discute

Par Roger Martelli (site regards.fr)

En quelques semaines, la France Insoumise a accumulé des positions qui dessinent une nouvelle stratégie. Comment la comprendre  ? Analyses et discussion de ce nouveau moment Mélenchon.

La France Insoumise est-elle en train de changer de stratégie ? Quelle est cette nouvelle étape du mouvement de Jean-Luc Mélenchon  ? Quelle est sa cohérence  ? En quelques semaines, on a assisté aux réactions mémorables face aux perquisitions disproportionnées, aux attaques de Jean-Luc Mélenchon contre le « parti médiatique », à la distance à l’égard du Manifeste pour l’accueil des migrants, au soutien chaque jour plus affirmé des blocages du 17 novembre contre les taxes sur l’essence… Autant de prises de position, dans le noyau dirigeant de la France insoumise, qui semblent dessiner une nouvelle cohérence que l’on peut interroger.

Une nouvelle stratégie  ?

En politique, plus que dans tout autre domaine, le fond et la forme sont inséparables. Du côté de la France Insoumise, la séquence politique de ces derniers mois peut être lue comme indiquant une inflexion stratégique vers un populisme de gauche plus affirmé. Le mouvement de Jean-Luc Mélenchon est trop influent et le moment politique trop préoccupant, pour que cette hypothèse ne soit pas discutée.

Depuis des années, Jean-Luc Mélenchon a la conviction que la période historique est inédite et qu’elle appelle de l’invention politique. La démocratie, qui était sortie revivifiée du combat contre les fascismes, est désormais dans une crise d’une profondeur inouïe. Le peuple, ce souverain théorique de nos institutions, est marginalisé, démobilisé, désorienté. Il n’est plus, comme autrefois, partagé entre l’enthousiasme et la colère, mais entre la sidération et le ressentiment, oscillant entre la mise en retrait (l’abstention civique) et la tentation du sortez-les tous  ! Nous sommes au bout d’un long cycle démocratique, dont la crise globale interdit toute continuation à l’identique des modèles jusqu’alors usités.

Face à cette évolution, les gouvernants tiennent le même discours, depuis plus de trois décennies : il faut faire barrage face aux extrêmes et sauver la démocratie, en rassemblant les modérés des deux rives, à droite comme à gauche, autour des seules options raisonnables, l’économie de marché et la démocratie des compétences. Or, même rassemblées, les élites au pouvoir sont balayées dans les urnes, par les Orban, Salvini et autres Bolsonaro. Inutile donc de compter sur ces modérés pour éviter le naufrage démocratique.

L’hypothèse de Mélenchon est qu’il n’est plus temps de canaliser les colères pour les guider vers les repères classiques de la gauche et du mouvement ouvrier. L’ouragan de la crise a balayé tout sur son passage, ne laissant dans son sillage que le constat violent du fossé qui sépare irrémédiablement le peuple et les élites. Les rationalités politiques classiques n’agissant plus, il n’y a pas d’autre choix que de se couler dans le flux des émotions populaires, en épousant le mouvement des colères.

D’abord rendre visible que l’on est du parti du peuple ; alors la possibilité sera ouverte de disputer sa primauté à l’extrême droite, en montrant qu’elle n’est pas en état de satisfaire aux attentes, d’apaiser les douleurs et de surmonter les frustrations populaires. De cette intuition découlent une suggestion et un pari. La suggestion est que, d’une manière dévoyée, l’extrême droite est du côté du peuple, contre les élites de l’Union européenne. Le pari est que, en acceptant ce constat, on peut toucher les cœurs et les cerveaux de ceux qui se tournent vers cette extrême droite et leur montrer qu’ils font fausse route.

Les catégories populaires ne sont devenues peuple que lorsqu’elles ont combiné ce qu’elles refusaient et ce à quoi elles aspiraient, lorsqu’elles ont marié leurs colères et leur espérance.

Nous-le peuple et eux-les élites : telle serait la figure renouvelée du vieil antagonisme de classes qui opposa jadis le noble et les paysans, puis les ouvriers et le patron. Le but, désormais, ne serait plus de rassembler les dominés, mais d’instituer un peuple dans les cadres de la nation. Qu’est-ce que le peuple, selon Mélenchon  ? Tout ce qui n’est pas l’élite. S’il prend conscience de lui-même, c’est donc par la détestation de tout ce que l’on désigne comme des élites, renvoyées du côté du eux  : la caste, la supranationalité, Bruxelles, Berlin, la mondialisation, le parti médiatique, les bons sentiments voire la "gôche", ce terme qui vient tout droit de l’extrême droite des années trente.

Les soubassements théoriques du "populisme de gauche" revendiqué sont connus : la paternité intellectuelle en revient à Ernesto Laclau, et l’usage contemporain à Chantal Mouffe. On soulignera ici sa faible consistance historique et, plus encore, son extrême danger politique.

Les pièges du "populisme de gauche"

La dialectique du eux et du nous est certes un moment indispensable pour que des individus aient conscience de ce qu’ils forment un tout. Du temps de la féodalité, ceux du village s’opposaient instinctivement à ceux du château. Puis le nous des ouvriers se constitua en groupe distinct, contre la galaxie des maîtres d’usines. Mais la prise de conscience élémentaire de faire groupe n’a jamais suffi à faire classe et, plus encore, à faire peuple.

Pour que les ouvriers dispersés se définissent en classe, il a fallu qu’ils deviennent un mouvement de lutte agissante, contestant leur place subalterne et aspirant à la reconnaissance et à la dignité. Et pour passer de la classe qui lutte au peuple qui aspire à diriger, il a fallu que grandisse la conscience que la domination de quelques-uns n’avait rien de fatal et que seul le pouvoir réel du plus grand nombre était légitime pour réguler le grand tout social. Les catégories populaires ne sont devenues peuple que lorsqu’elles ont combiné ce qu’elles refusaient et ce à quoi elles aspiraient, lorsqu’elles ont marié leurs colères et leur espérance.

C’est par ce mariage que la France monarchique a basculé en quelques semaines de la jacquerie paysanne et de l’émotion urbaine à la révolution populaire. De la même manière, c’est en reliant la lutte ouvrière et la Sociale que les ouvriers se sont institués en acteurs politiques, devenant peu à peu la figure centrale d’un peuple en mouvement. À la différence de ce qu’affirme Jean-Claude Michéa, c’est en réalisant la jonction du mouvement ouvrier et de la gauche politique que s’est opérée l’alchimie qui a bouleversé la vie politique française et l’histoire ouvrière, à la charnière des XIXe et XXe siècles.

Imaginer que la détestation du eux est à même d’instituer le peuple en acteur politique majeur est une faute.

Aujourd’hui, il n’y a plus de groupe central en expansion, mais les catégories populaires, qui forment la masse des exploités et des dominés, sont toujours largement majoritaires. Elles sont toutefois éclatées, dispersées par les reculs de l’État-providence, la précarisation, l’instabilité financière, l’effet délétère des reculs, des compromissions, des abandons. Pire, l’espérance a été désagrégée par les échecs du XXe siècle. L’espoir déçu, les responsabilités du mal-être se faisant évanescentes, tout se passe comme si ne restait que le ressentiment, nourri par la désignation habituelle des boucs émissaires, substituts aux causes mal perçues des malheurs d’une époque.

Imaginer que la détestation du eux est à même d’instituer le peuple en acteur politique majeur est une faute. À ce jeu, on nourrit l’idée qu’il suffirait de changer les hommes, à la limite de procéder au grand remplacement, pour retrouver des dynamiques plus vertueuses. Or l’essentiel n’est pas de se dresser contre l’élite ou la caste, mais de combattre des logiques sociales aliénantes qui érigent un mur infranchissable entre exploiteurs et exploités, dominants et dominés, peuple et élites. Le peuple ne devient pas souverain par le ressentiment qui l’anime, mais par le projet émancipateur qu’il propose à la société tout entière. L’objectif stratégique n’est donc pas de soulever ceux d’en bas contre ceux d’en haut, mais de rassembler les dominés pour qu’ils s’émancipent enfin, par eux-mêmes, de toutes les tutelles qui aliènent leur liberté. Il n’y a pas de voie de contournement ou de raccourci tactique pour parvenir à cet objectif.

Le « populisme de gauche » se veut une méthode de mobilisation et non une théorie ou un projet global. Or l’histoire suggère qu’il n’est pas possible de séparer le projet et la méthode, le but et le moyen. Les grands partis ouvriers des deux siècles passés ne se voulurent pas seulement populaires ou ouvriers  ; ils ne cherchèrent pas seulement à représenter un groupe. Pour fonder le désir d’imposer la dignité ouvrière, ils mirent en avant le projet de société capable de produire durablement cette dignité. Ils ne furent donc pas populistes, comme dans la Russie du XIXe siècle, mais anarchistes, socialistes ou communistes. Dans l’ensemble, la plupart ne succombèrent pas à la tentation de rejeter, dans la même détestation, tout ce qui était en dehors du nous ouvrier.

Ce n’est pas un hasard, si la grande figure historique fut en France celle de Jaurès. Dans le même mouvement, il refusait de laisser au radicalisme mollissant le monopole de l’idée républicaine et il ne se résignait pas au fossé séparant le socialisme et le syndicalisme révolutionnaire. Quoi qu’en disent les Michéa et ceux qui les encensent, c’est cet état d’esprit de rigueur et d’ouverture qui doit primer encore, avec les mots et les sensibilités de notre temps.

Une stratégie efficace à terme ?

Est-il réaliste de disputer à l’extrême droite sa primauté, en s’installant dans l’environnement mental qui fait aujourd’hui sa force  ? Voilà quelques décennies, la social-démocratie européenne se convainquit de ce que, le capitalisme l’ayant emporté sur le soviétisme, il fallait s’emparer des fondamentaux du libéralisme dominant pour l’infléchir dans un sens plus social. Le socialisme se fit alors social-libéralisme et, par ce choix, il précipita l’idée socialiste dans la débâcle. Le pari du « populisme de gauche » revient à faire de même avec le populisme de l’autre rive. Mais c’est au risque des mêmes mésaventures.

Prenons le cas de la question migratoire. Que cela plaise ou non, l’obsession migratoire sera au cœur des débats politiques à venir, parce qu’elle s’est hélas incrustée dans le champ des représentations sociales. Pour en minorer les effets délétères, il ne suffira pas de se réclamer de la primauté du social. L’extrême droite, comme elle le montre en Italie, ne dédaignera pas en effet de se placer sur ce terrain. Elle se contentera d’ajouter ce qui semble une vérité d’évidence et qui fait sa force : la part du gâteau disponible pour les natifs sera d’autant plus grande que les convives seront moins nombreux autour de la table. Tarissons les flux migratoires et nous aurons davantage à nous partager…

 Prenons l’autre cas, celui de la dénonciation du « parti médiatique  ». On ne rejettera pas ici l’idée que l’information est dans une grande crise de redéfinition de ses fonctions, de ses moyens et de ses méthodes. On sait par ailleurs que la presse ne bénéficie que d’une liberté relative. Et nul ne peut dénier à quiconque le droit de critiquer, même très vigoureusement, tout propos public jugé erroné ou mal intentionné. Mais comment ignorer que la mise en cause globale de la presse, la dénonciation indistincte de la dictature des bien-pensants, l’affirmation du complot organisé ont toujours été des traits marquants d’une extrême droite dressée contre le politiquement correct  ?

On ne combattra pas l’extrême droite en surfant sur ce qui révèle de l’amertume et du désarroi, au moins autant que la colère. Pour la battre, il faut contester radicalement ses idées, dans tous les domaines, que ce soient les migrations, l’information, l’environnement ou la justice fiscale.

Comment passer sous silence que, chez nous en tout cas, ce n’est pas de la tutelle politique qu’elle souffre d’abord, mais de la dictature de l’argent, de l’audimat et de la facilité  ? Dès lors il est surprenant que, confondant la critique et le matraquage concerté, les responsables de la France insoumise portent les feux, jusqu’à vouloir punir, contre cette part des médias qui s’écarte du modèle, par fonction (le service public) ou par choix (la presse critique) ? S’attaquer à la presse en général contredit l’esprit d’ouverture et de rassemblement sans lequel toute rupture reste une abstraction. Et, que cette affirmation plaise ou non, une telle attaque évoquera, auprès de beaucoup, de bien trop tristes souvenirs…

Prenons enfin l’exemple du mouvement du 17 novembre. Comment ne pas comprendre la rage de ceux qui, à juste titre, ont le sentiment que les plus modestes sont encore et toujours les plus frappés dans leur pouvoir d’achat ? Mais comment aussi ne pas voir ce que l’extrême-droite a parfaitement saisi ? Ce n’est pas par hasard qu’elle choisit ce terrain, et pas celui de la lutte salariale ou des combats pour la solidarité. Elle a une vieille propension à vitupérer l’impôt, non pas parce qu’il est injuste et inégalitaire, mais parce qu’il serait à l’avantage des fainéants, des magouilleurs, des étrangers, des mauvais payeurs.

On pourrait profiter du malaise pour s’interroger sur l’usage qui est fait de l’impôt, sur l’injustice profonde des impôts indirects, sur l’impossibilité de continuer indéfiniment à brûler des carburants fossiles, sur la nécessité de combiner justice sociale et exigences environnementales. Or la pression de l’extrême droite pousse à manifester sur une seule idée : bloquons tout et continuons comme avant. Comment dès lors ignorer que, si certains attisent les colères, c’est pour que la jonction ne se fasse surtout pas entre égalité, respect de l’environnement et refonte de la fiscalité  ?

On ne combattra pas l’extrême droite en surfant sur ce qui révèle de l’amertume et du désarroi, au moins autant que la colère. Pour la battre, il faut contester radicalement ses idées, dans tous les domaines, que ce soient les migrations, l’information, l’environnement ou la justice fiscale. Ne pas mépriser ceux qui se sentent floués par les puissants est une chose. Légitimer une œuvre politique de dévoiement, une tentative pour découper en tranches les urgences sociales en est une autre.

Si l’on se veut du peuple, si l’on affiche le désir de la dignité populaire, on se doit d’arracher les catégories populaires aux idéologies du renfermement. La grande force du peuple a toujours été sa solidarité, pour tous les humbles, où qu’ils soient, d’où qu’ils viennent. Et, par bonheur, ce trait de mentalité populaire a irrigué l’esprit public de notre pays, pendant longtemps. Ce n’est qu’en le cultivant que, dans le même mouvement, on ranimera la combativité de l’espérance et que l’on tarira les sources qui alimentent l’extrême-droite.

Ne pas s’enfermer dans la realpolitik

Entre 1934 et 1936, la gauche du Front populaire n’a pas voulu d’abord convaincre ceux qui se tournaient vers le fascisme qu’ils faisaient le mauvais choix. Elle a redonné confiance à ceux qui doutaient, qui ne reconnaissaient plus la gauche officielle dans la compromission du pouvoir. Elle n’a pas détourné les égarés, mais mobilisé ceux qui pouvaient espérer. Elle n’a pas canalisé le ressentiment, mais redonné au monde du travail et de l’intelligence le sens de la lutte collective. De fait, on ne gagne pas en grignotant les forces de l’adversaire, au centre ou à l’extrême droite, mais en mobilisant l’espace politique disponible à gauche et jusqu’alors délaissé.

On ne peut pas aujourd’hui se réclamer de la grande expérience du Front populaire et ne pas comprendre pleinement ce qui fit sa force. Ce Front populaire utilisa certes la mise en cause des 200 familles, du temps où le capital se voyait et s’incarnait — le patron avec haut-de-forme et gros cigare. Pourtant, ce qui dynamisa la gauche ne fut pas d’abord la détestation de la caste dirigeante, mais l’espoir d’un monde de justice. Le Front populaire fut antifasciste dans sa détermination, mais ce qui le rassembla jusqu’à la victoire électorale, ce fut le beau slogan positif du Pain, de la Paix et de la Liberté.

Le rappeler est-il un prêchi-prêcha d’intellectuels sans contact avec la vie ?

Il est de bon ton, dans une partie de la gauche, de jouer au réalisme. Il faudrait taper du poing sur la table et parler haut et fort : tout le reste ne serait que littérature. Mais ne voit-on pas que c’est de ce réalisme-là que notre monde est en train de crever  ? C’est le monde du pouvoir arrogant de l’argent, de l’état de guerre permanent, de l’étalage de la force, de l’égoïsme du "Not In My Backyard". C’est le monde d’un Bachar el-Assad, d’un Poutine pour qui la démocratie est un luxe inutile, d’un Trump qui n’a que faire du gaspillage insensé des ressources naturelles par les possédants américains.

Et que l’on ne m’objecte pas la lettre des programmes. Ils peuvent être techniquement parfaits et, pourtant, leur environnement mental peut être contestable. La politique vaut aussi et peut-être surtout par la façon d’être et la culture que l’on promeut parmi les siens. Malgré la dureté extrême des temps passés, l’esprit du Front populaire ne fut pas celui de la citadelle assiégée. Heureusement, cet esprit ne l’emporta que pour une courte période : au début des années trente (la période communiste dite classe contre classe) et dans les années cinquante (les temps manichéens de la guerre froide). Il ne se retrouva pas non plus, en France, dans la triste formule du "qui n’est pas avec moi est contre moi". Là encore, ce sont d’autres périodes et d’autres lieux qui ont été submergés par cette culture, qui se veut combative et qui n’est qu’amertume. Or cette façon de voir, à l’Est comme à l’Ouest, au Nord comme au Sud, a conduit partout au pire de l’autoritarisme, quand ce ne fut pas au despotisme.

De la même manière, il est impensable que l’on s’abandonne à la facilité coutumière qui veut que les ennemis de mes ennemis soient mes amis. Ce n’est pas parce que l’Union européenne a tort (et plutôt deux fois qu’une  !) que le gouvernement italien a raison. On ne peut pas créditer le gouvernement italien d’être du côté du peuple : il en est l’antithèse absolue. Ce n’est pas parce qu’un grand nombre de personnes de revenus modestes sont pénalisées par la hausse des prix du carburant qu’il faut manifester avec l’extrême droite et… créer les conditions d’une extension de l’usage des transports individuels. Ce n’est pas parce que le cynisme de Poutine est l’envers de l’humiliation réservée à la Russie par le monde occidental qu’il faut mesurer les critiques, que l’on peut porter aux choix et aux méthodes adoptées par Moscou.

Prenons garde, à tout moment, à ce que, pensant accompagner les colères, on ne fasse qu’attiser le ressentiment. Si Jean-Luc Mélenchon a réussi sa percée, au printemps 2017, ce ne fut pas pour son populisme, qu’il sut mettre en sourdine jusqu’au soir du premier tour. Entre mars et avril, il parvint tout simplement à être le plus crédible, par son talent bien sûr, et par la radicalité et la cohérence de son discours de rupture, qui éloignait enfin le peuple de gauche de trois décennies de renoncement. Il ne renia pas la gauche, mais il lui redonna en même temps le souffle de ses valeurs et le parfum d’un air du temps. C’est par ce jeu de la trace et de la rupture qu’il s’est imposé.

Le fond et la forme

Nous ne sommes plus dans la France et le dans monde des siècles précédents. La combativité sociale demeure, mais le mouvement ouvrier d’hier n’est plus. Quant à la gauche, elle ne peut plus être ce qu’elle a été. Il en a toujours été ainsi d’ailleurs. À la fin du XIXe siècle, le radicalisme a revivifié un parti républicain assoupi. Au XXe siècle, le socialisme puis le communisme ont pris la suite. Aujourd’hui, des forces neuves prennent le relais de la grande épopée de l’émancipation.

L’extrême droite critique la démocratie représentative en elle-même, la gauche lui reproche ses limites de classe et son incomplétude : entre les deux, aucune passerelle n’est possible. Hors de ces convictions, je ne vois pas d’issue positive à nos combats.

Penser que les organisations dynamiques d’hier, mais épuisées aujourd’hui, sont en état d’offrir une perspective politique est sans nul doute un leurre. Mais la culture de la table rase n’a jamais produit du bon. Pour que le peuple lutte en se rassemblant, il faut du mouvement partagé, quand bien même ce n’est plus le mouvement ouvrier. Pour que la multitude qui se rassemble devienne peuple, il faut de l’organisation politique et même des systèmes pluriels d’organisations, quand bien même ce n’est plus sur le modèle ancien des partis. La gauche, à nouveau, doit se refonder radicalement. Il n’empêche qu’elle doit toujours être la gauche, c’est-à-dire moins une forme, reproductible à l’infini (l’union de la gauche), que le parti pris rassemblé de l’égalité, de la citoyenneté et de la solidarité.

Et cette gauche-là n’a rien en commun avec l’extrême droite, pas même la référence théorique au peuple. Celui-ci n’est un acteur historique que par les valeurs qui, à tout moment, ont assuré sa dignité. Il ne se constitue que par le mouvement qui l’émancipe, par l’espérance qui le porte, par l’avenir qu’il dessine, dès aujourd’hui et pour demain. Dans la continuité des fascismes, l’extrême droite critique la démocratie représentative en elle-même, la gauche lui reproche ses limites de classe et son incomplétude : entre les deux, aucune passerelle n’est possible. Hors de ces convictions, je ne vois pas d’issue positive à nos combats.

J’avance l’idée que les attitudes et prises de position récentes, du côté de la FI, laissent entrevoir une possible cohérence, dont je redoute la propension volontairement «  populiste  ». Si ma crainte est fondée, je ne cache pas mon inquiétude pour l’avenir. Je souhaite que cette impression soit démentie au plus vite par les actes et les mots. Si ce n’était pas le cas, j’estimerais que nous serions devant un tournant stratégique pour la FI, fragilisant les acquis des années précédentes.

La présidentielle de 2017 a montré qu’il était possible d’aller au-delà des forces rassemblées après 2008, dans le cadre du Front de gauche. Répéter à l’infini la formule du Front de gauche n’a donc aucun sens. Pourtant, ce n’est pas en construisant de nouveaux murs séparant les composantes hier réunies que l’on créera les conditions d’une dynamique populaire victorieuse. Si ces murs s’avéraient infranchissables, ce serait pour notre gauche la prémisse d’un désastre. La batterie récente de sondages — un sondage isolé ne vaut rien — converge d’ailleurs pour dire que le temps ne semble pas si favorable à la FI et si défavorable au parti de Marine Le Pen.

Heureusement, la gauche française nous a aussi habitués à des sursauts salvateurs. Mais pour cela, on ne peut faire l’économie du débat le plus large. À gauche, celui qui parle le plus fort n’a pas toujours raison.

 

Roger Martelli

 

Publié le 07/11/2018

Libéraux contre populistes, un clivage trompeur

Les réponses apportées à la crise de 2008 ont déstabilisé l’ordre politique et géopolitique. Longtemps perçues comme la forme ultime de gouvernement, les démocraties libérales sont sur la défensive. Face aux « élites » urbaines, les droites nationalistes mènent une contre-révolution culturelle sur le terrain de l’immigration et des valeurs traditionnelles. Mais elles poursuivent le même projet économique que leurs rivales. La médiatisation à outrance de ce clivage vise à contraindre les populations à choisir l’un de ces deux maux.

par Serge Halimi & Pierre Rimbert   (site : monde-diplomatique.fr) 

shirt, M. Stephen Bannon se plante devant un parterre d’intellectuels et de notables hongrois. « La mèche qui a embrasé la révolution Trump a été allumée le 15 septembre 2008 à 9 heures, quand la banque Lehman Brothers a été contrainte à la faillite. » L’ancien stratège de la Maison Blanche ne l’ignore pas : ici, la crise a été particulièrement violente. « Les élites se sont renflouées elles-mêmes. Elles ont entièrement socialisé le risque, enchaîne cet ancien vice-président de la banque Goldman Sachs, dont les activités politiques sont financées par des fonds spéculatifs. Est-ce que l’homme de la rue a été renfloué, lui ? » Un tel « socialisme pour les riches » aurait provoqué en plusieurs points du globe une « vraie révolte populiste. En 2010, Viktor Orbán est revenu au pouvoir en Hongrie » ; il fut « Trump avant Trump ».

Une décennie après la tempête financière, l’effondrement économique mondial et la crise de la dette publique en Europe ont disparu des terminaux Bloomberg où scintillent les courbes vitales du capitalisme. Mais leur onde de choc a amplifié deux grands dérèglements.

Celui, en premier lieu, de l’ordre international libéral de l’après-guerre froide, centré sur l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), les institutions financières occidentales, la libéralisation du commerce. Si, contrairement à ce que promettait Mao Zedong, le vent d’est ne l’emporte pas encore sur le vent d’ouest, la recomposition géopolitique a commencé : près de trente ans après la chute du mur de Berlin, le capitalisme d’État chinois étend son influence ; appuyée sur la prospérité d’une classe moyenne en ascension, l’« économie socialiste de marché » lie son avenir à la mondialisation continue des échanges, laquelle désosse l’industrie manufacturière de la plupart des pays occidentaux. Dont celle des États-Unis, que le président Donald Trump a promis dès son premier discours officiel de sauver du « carnage ».

L’ébranlement de 2008 et ses répliques ont également bousculé l’ordre politique qui voyait dans la démocratie de marché la forme achevée de l’histoire.

La morgue d’une technocratie onctueuse, délocalisée à New York ou à Bruxelles, imposant des mesures impopulaires au nom de l’expertise et de la modernité, a ouvert la voie à des gouvernants tonitruants et conservateurs. De Washington à Varsovie en passant par Budapest, M. Trump, M. Orbán et M. Jarosław Kaczyński se réclament tout autant du capitalisme que M. Barack Obama, Mme Angela Merkel, M. Justin Trudeau ou M. Emmanuel Macron ; mais un capitalisme véhiculé par une autre culture, « illibérale », nationale et autoritaire, exaltant le pays profond plutôt que les valeurs des grandes métropoles.

Cette fracture divise les classes dirigeantes. Elle est mise en scène et amplifiée par les médias qui rétrécissent l’horizon des choix politiques à ces deux frères ennemis. Or les nouveaux venus visent tout autant que les autres à enrichir les riches, mais en exploitant le sentiment qu’inspirent le libéralisme et la social-démocratie à une fraction souvent majoritaire des classes populaires : un écœurement mêlé de rage.

« Nous avons reconstruit la Chine »

La réponse à la crise de 2008 a exposé, sans laisser la possibilité de détourner les yeux, trois démentis au prêchi-prêcha sur le bon gouvernement que les dirigeants de centre droit et de centre gauche débitaient depuis la décomposition de l’Union soviétique. Ni la mondialisation, ni la démocratie, ni le libéralisme n’en sortent indemnes.

Premièrement, l’internationalisation de l’économie n’est pas bonne pour tous les pays, et pas même pour une majorité des salariés en Occident. L’élection de M. Trump a propulsé à la Maison Blanche un homme depuis longtemps convaincu que, loin d’être profitable aux États-Unis, la mondialisation avait précipité leur déclin et assuré le décollage de leurs concurrents stratégiques. Avec lui, « L’Amérique d’abord » a pris le pas sur le « gagnant-gagnant » des libre-échangistes. Ainsi, le 4 août dernier, dans l’Ohio, un État industriel habituellement disputé, mais qu’il avait remporté avec plus de huit points d’avance sur Mme Hillary Clinton, le président américain rappela le déficit commercial abyssal (et croissant) de son pays — « 817 milliards de dollars par an ! » —, avant d’en fournir l’explication : « Je n’en veux pas aux Chinois. Mais même eux n’arrivent pas à croire qu’on les a laissés à ce point agir à nos dépens ! Nous avons vraiment reconstruit la Chine ; il est temps de reconstruire notre pays ! L’Ohio a perdu 200 000 emplois manufacturiers depuis que la Chine a [en 2001] rejoint l’Organisation mondiale du commerce. L’OMC, un désastre total ! Pendant des décennies, nos politiciens ont ainsi permis aux autres pays de voler nos emplois, de dérober notre richesse et de piller notre économie. »

Au début du siècle dernier, le protectionnisme a accompagné le décollage industriel des États-Unis, comme celui de beaucoup d’autres nations ; les taxes douanières ont d’ailleurs longtemps financé la puissance publique, puisque l’impôt sur le revenu n’existait pas avant la première guerre mondiale. Citant William McKinley, président républicain de 1897 à 1901 (il fut assassiné par un anarchiste), M. Trump insiste donc : « Lui avait compris l’importance décisive des tarifs douaniers pour maintenir la puissance d’un pays. » La Maison Blanche y recourt désormais sans hésiter — et sans se soucier de l’OMC. Turquie, Russie, Iran, Union européenne, Canada, Chine : chaque semaine apporte son lot de sanctions commerciales contre des États, amis ou pas, que Washington a pris pour cibles. L’invocation de la « sécurité nationale » permet au président Trump de se dispenser de l’aval du Congrès, où les parlementaires et les lobbys qui financent leurs campagnes restent, eux, arrimés au libre-échange.

Aux États-Unis, la Chine fait davantage consensus, mais contre elle. Pas seulement pour des raisons commerciales : Pékin est également perçu comme le rival stratégique par excellence. Outre que celui-ci suscite la défiance par sa puissance économique, huit fois supérieure à celle de la Russie, et par ses tentations expansionnistes en Asie, son modèle politique autoritaire concurrence celui de Washington. D’ailleurs, même lorsqu’il soutient que sa théorie de 1989 sur le triomphe irréversible et universel du capitalisme libéral demeure valide, le politiste américain Francis Fukuyama y apporte un bémol essentiel : « La Chine est de loin le plus gros défi au récit de la “fin de l’histoire”, puisqu’elle s’est modernisée économiquement tout en restant une dictature. (…) Si, au cours des prochaines années, sa croissance se poursuit et qu’elle garde sa place de plus grande puissance économique du monde, j’admettrai que ma thèse a été définitivement réfutée (1).  » Au fond, M. Trump et ses adversaires intérieurs se retrouvent au moins sur un point : le premier estime que l’ordre international libéral coûte trop cher aux États-Unis ; les seconds, que les succès de la Chine menacent de le flanquer par terre.

De la géopolitique à la politique, il n’y a qu’un pas. La mondialisation a provoqué la destruction d’emplois et la dégringolade des salaires occidentaux — leur part est passée, aux États-Unis, de 64 % à 58 % du produit intérieur brut (PIB) rien que ces dix dernières années, soit une perte annuelle égale à 7 500 dollars (6 500 euros) par travailleur (2) !

Or c’est précisément dans les régions industrielles dévastées par la concurrence chinoise que les ouvriers américains ont le plus viré à droite ces dernières années. On peut bien sûr imputer ce basculement électoral à une noria de facteurs « culturels » (sexisme, racisme, attachement aux armes à feu, hostilité à l’avortement et au mariage homosexuel, etc.). Mais il faut alors fermer les yeux sur une explication économique au moins aussi probante : alors que le nombre de comtés où plus de 25 % des emplois dépendaient du secteur manufacturier s’est effondré de 1992 à 2016, passant de 862 à 323, l’équilibre entre votes démocrate et républicain s’y est métamorphosé. Il y a un quart de siècle, ils se répartissaient presque également entre les deux grands partis (environ 400 chacun) ; en 2016, 306 ont choisi M. Trump et 17 Mme Clinton (3). Promue par un président démocrate — M. William Clinton, justement —, l’adhésion de la Chine à l’OMC devait hâter la transformation de ce pays en une société capitaliste libérale. Elle a surtout dégoûté les ouvriers américains de la mondialisation, du libéralisme et du vote démocrate…

Peu avant la chute de Lehman Brothers, l’ancien président de la Réserve fédérale américaine Alan Greenspan expliquait, tranquille : « Grâce à la mondialisation, les politiques publiques américaines ont été largement remplacées par les forces globales des marchés. En dehors des questions de sécurité nationale, l’identité du prochain président n’importe presque plus (4). » Dix ans plus tard, nul ne reprendrait un tel diagnostic.

Dans les pays d’Europe centrale dont l’expansion repose encore sur les exportations, la mise en cause de la mondialisation ne porte pas sur les échanges commerciaux. Mais les « hommes forts » au pouvoir dénoncent l’imposition par l’Union européenne de « valeurs occidentales » jugées faibles et décadentes, car favorables à l’immigration, à l’homosexualité, à l’athéisme, au féminisme, à l’écologie, à la dissolution de la famille, etc. Ils contestent aussi le caractère démocratique du capitalisme libéral. Non sans fondement, dans ce dernier cas. Car, en matière d’égalité des droits politiques et civiques, la question de savoir si les mêmes règles s’appliquaient à tous s’est trouvée une fois de plus tranchée après 2008 : « Aucune poursuite n’a abouti contre un financier de haut niveau, relève le journaliste John Lanchester. Lors du scandale des caisses d’épargne des années 1980, mille cent personnes avaient été inculpées (5).  » Les détenus d’un pénitencier français ricanaient déjà au siècle dernier : « Qui vole un œuf va en prison ; qui vole un bœuf va au Palais-Bourbon. »

Le peuple choisit, mais le capital décide. En gouvernant à rebours de leurs promesses, les dirigeants libéraux, de droite comme de gauche, ont conforté ce soupçon à l’issue de presque chaque élection. Élu pour rompre avec les politiques conservatrices de ses prédécesseurs, M. Obama réduit les déficits publics, comprime les dépenses sociales et, au lieu d’instaurer pour tous un système public de santé, impose aux Américains l’achat d’une assurance médicale à un cartel privé. En France, M. Nicolas Sarkozy retarde de deux ans l’âge de la retraite qu’il s’était formellement engagé à ne pas modifier ; avec la même désinvolture, M. François Hollande fait voter un pacte de stabilité européen qu’il avait promis de renégocier. Au Royaume-Uni, le dirigeant libéral Nick Clegg s’allie, à la surprise générale, au Parti conservateur, puis, devenu vice-premier ministre, accepte de tripler les frais d’inscription universitaires qu’il avait juré de supprimer.

Dans les années 1970, certains partis communistes d’Europe de l’Ouest suggéraient que leur éventuelle accession au pouvoir par les urnes constituerait un « aller simple », la construction du socialisme, une fois lancée, ne pouvant dépendre des aléas électoraux. La victoire du « monde libre » sur l’hydre soviétique a accommodé ce principe avec davantage de ruse : le droit de vote n’est pas suspendu, mais il s’accompagne du devoir de confirmer les préférences des classes dirigeantes. Sous peine d’avoir à recommencer. « En 1992, rappelle le journaliste Jack Dion, les Danois ont voté contre le traité de Maastricht : ils ont été obligés de retourner aux urnes. En 2001, les Irlandais ont voté contre le traité de Nice : ils ont été obligés de retourner aux urnes. En 2005, les Français et les Néerlandais ont voté contre le traité constitutionnel européen (TCE) : celui-ci leur a été imposé sous le nom de traité de Lisbonne. En 2008, les Irlandais ont voté contre le traité de Lisbonne : ils ont été obligés de revoter. En 2015, les Grecs ont voté à 61,3 % contre le plan d’amaigrissement de Bruxelles — qui leur a été quand même infligé (6).  »

Cette année-là, justement, s’adressant à un gouvernement de gauche élu quelques mois auparavant et contraint d’administrer un traitement de choc libéral à sa population, le ministre des finances allemand Wolfgang Schäuble résume la portée qu’il accorde au cirque démocratique : « Les élections ne doivent pas permettre qu’on change de politique économique (7).  » De son côté, le commissaire européen aux affaires économiques et monétaires Pierre Moscovici expliquera plus tard : « Vingt-trois personnes en tout et pour tout, avec leurs adjoints, prennent — ou non — des décisions fondamentales pour des millions d’autres, les Grecs en l’occurrence, sur des paramètres extraordinairement techniques, décisions qui sont soustraites à tout contrôle démocratique. L’Eurogroupe ne rend compte à aucun gouvernement, à aucun Parlement, surtout pas au Parlement européen (8).  » Une assemblée dans laquelle M. Moscovici aspire néanmoins à siéger l’année prochaine.

Autoritaire et « illibéral » à sa manière, ce mépris de la souveraineté populaire alimente l’un des plus puissants arguments de campagne des dirigeants conservateurs de part et d’autre de l’Atlantique. Contrairement aux partis de centre gauche ou de centre droit, qui s’engagent, sans s’en donner les moyens, à ranimer une démocratie expirante, MM. Trump et Orbán, comme M. Kaczyński en Pologne ou M. Matteo Salvini en Italie, entérinent son agonie. Ils n’en conservent que le suffrage majoritaire, et renversent la donne : à l’autoritarisme hors sol et expert de Washington, Bruxelles ou Wall Street ils opposent un autoritarisme national et déboutonné qu’ils présentent comme une reconquête populaire.

Un interventionnisme massif

Après ceux qui concernent la mondialisation et la démocratie, le troisième démenti apporté par la crise au discours dominant des années précédentes porte sur le rôle économique de la puissance publique. Tout est possible, mais pas pour tout le monde : rarement démonstration de ce principe fut administrée avec autant de clarté que dans la décennie écoulée. Création monétaire frénétique, nationalisations, dédain des traités internationaux, action discrétionnaire des élus, etc. : pour sauver sans contrepartie les établissements bancaires dont dépendait la survie du système, la plupart des opérations décrétées impossibles et impensables furent effectuées sans coup férir de part et d’autre de l’Atlantique. Cet interventionnisme massif a révélé un État fort, capable de mobiliser sa puissance dans un domaine dont il semblait pourtant s’être lui-même évincé (9). Mais, si l’État est fort, c’est d’abord pour garantir au capital un cadre stable.

Inflexible lorsqu’il s’agissait de réduire les dépenses sociales afin de ramener le déficit public sous la barre des 3 % du PIB, M. Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne de 2003 à 2011, a admis que les engagements financiers pris fin 2008 par les chefs d’État et de gouvernement pour sauver le système bancaire représentaient mi-2009 « 27 % du PIB en Europe et aux États-Unis (10)  ». Les dizaines de millions de chômeurs, d’expropriés, de malades déversés dans des hôpitaux à court de médicaments, comme en Grèce, n’eurent jamais le privilège, eux, de constituer un « risque systémique ». « Par leurs choix politiques, les gouvernements de la zone euro ont plongé des dizaines de millions de leurs citoyens dans les profondeurs d’une dépression comparable à celle des années 1930. C’est l’un des pires désastres économiques auto-infligés jamais observés », note l’historien Adam Tooze (11).

Le discrédit de la classe dirigeante et la réhabilitation du pouvoir d’État ne pouvaient qu’ouvrir la voie à un nouveau style de gouvernement. Quand on lui demanda en 2010 si accéder au pouvoir en plein orage planétaire le préoccupait, le premier ministre hongrois sourit : « Non, j’aime le chaos. Car, en partant de lui, je peux construire un ordre nouveau. L’ordre que je veux (12).  » À l’instar de M. Trump, les dirigeants conservateurs d’Europe centrale ont su ancrer la légitimité populaire d’un État fort au service des riches. Plutôt que de garantir des droits sociaux incompatibles avec les exigences des propriétaires, la puissance publique s’affirme en fermant les frontières aux migrants et en se proclamant garante de l’« identité culturelle » de la nation. Le fil de fer barbelé marque le retour de l’État.

Pour le moment, cette stratégie qui récupère, détourne et dénature une demande populaire de protection semble fonctionner. Autant dire que les causes de la crise financière qui fit dérailler le monde demeurent intactes, alors même que la vie politique de pays comme l’Italie ou la Hongrie ou de régions comme la Bavière paraît hantée par la question des réfugiés. Biberonnée aux priorités des campus américains, une partie de la gauche occidentale, très modérée ou très radicale, préfère affronter la droite sur ce terrain (13).

Pour contrer la Grande Récession, les chefs de gouvernement ont mis à nu le simulacre démocratique, la force de l’État, la nature très politique de l’économie et l’inclination antisociale de leur stratégie générale. La branche qui les portait s’en trouve fragilisée, comme le démontre l’instabilité électorale qui rebat les cartes politiques. Depuis 2014, la plupart des scrutins occidentaux signalent une décomposition ou un affaiblissement des forces traditionnelles. Et, symétriquement, l’essor de personnalités ou de courants hier marginaux qui contestent les institutions dominantes, souvent pour des raisons opposées, à l’instar de M. Trump et de M. Bernie Sanders, pourfendeurs l’un et l’autre de Wall Street et des médias. Même scénario de l’autre côté de l’Atlantique, où les nouveaux conservateurs jugent la construction européenne trop libérale sur les plans sociétal et migratoire, tandis que les nouvelles voix de gauche, comme Podemos en Espagne, La France insoumise ou M. Jeremy Corbyn, à la tête du Parti travailliste au Royaume-Uni, critiquent ses politiques d’austérité.

Parce qu’ils n’entendent pas renverser la table, mais seulement changer les joueurs, les « hommes forts » peuvent escompter l’appui d’une fraction des classes dirigeantes. Le 26 juillet 2014, en Roumanie, M. Orbán affiche la couleur dans un discours retentissant : « Le nouvel État que nous construisons en Hongrie est un État illibéral : un État non libéral. » Mais, contrairement à ce que les grands médias ont rabâché depuis, ses objectifs ne se résument pas au refus du multiculturalisme, de la « société ouverte » et à la promotion des valeurs familiales et chrétiennes. Il annonce aussi un projet économique, celui de « construire une nation concurrentielle dans la grande compétition mondiale des décennies qui viennent ». « Nous avons estimé, dit-il, qu’une démocratie ne doit pas nécessairement être libérale et que ce n’est pas parce qu’un État cesse d’être libéral qu’il cesse d’être une démocratie. » Prenant pour exemples la Chine, la Turquie et Singapour, le premier ministre hongrois retourne en somme à l’envoyeur le « There is no alternative » de Margaret Thatcher : « Les sociétés qui ont une démocratie libérale pour assise seront probablement incapables de maintenir leur compétitivité dans les décennies à venir » (14). Un tel dessein séduit les dirigeants polonais et tchèques, mais aussi les partis d’extrême droite français et allemand.

Les fariboles du « capitalisme inclusif »

Devant le succès éclatant de leurs concurrents, les penseurs libéraux ont perdu de leur superbe et de leur clinquant. « La contre-révolution est alimentée par la polarisation de la politique intérieure, l’antagonisme remplaçant le compromis. Et elle cible la révolution libérale et les gains réalisés par les minorités », frissonne Michael Ignatieff, recteur de l’université d’Europe centrale à Budapest, une institution fondée à l’initiative du milliardaire libéral George Soros. « Il est clair que le bref moment de domination de la société ouverte est terminé (15)  ». Selon Ignatieff, les dirigeants autoritaires qui prennent pour cibles l’État de droit, l’équilibre des pouvoirs, la liberté des médias privés et les droits des minorités s’attaquent en effet aux piliers principaux des démocraties.

L’hebdomadaire britannique The Economist, qui fait office de bulletin de liaison des élites libérales mondiales, consonne avec cette vision. Lorsque, le 16 juin dernier, il s’affole d’une « détérioration alarmante de la démocratie depuis la crise financière de 2007-2008 », il n’incrimine en priorité ni les inégalités de fortune abyssales, ni la destruction des emplois industriels par le libre-échange, ni le non-respect de la volonté des électeurs par les dirigeants « démocrates ». Mais « les hommes forts [qui] sapent la démocratie ». Face à eux, espère-t-il, « les juges indépendants et les journalistes remuants forment la première ligne de défense ». Une digue aussi étriquée que fragile.

Longtemps, les classes supérieures ont tiré profit du jeu électoral grâce à trois facteurs convergents : l’abstention croissante des classes populaires, le « vote utile » dû à la répulsion qu’inspiraient les « extrêmes », la prétention des partis centraux à représenter les intérêts combinés de la bourgeoisie et des classes moyennes. Mais les démagogues réactionnaires ont remobilisé une partie des abstentionnistes ; la Grande Récession a fragilisé les classes moyennes ; et les arbitrages politiques des « modérés » et de leurs brillants conseillers ont déclenché la crise du siècle…

Le désenchantement relatif à l’utopie des nouvelles technologies ajoute encore à l’amertume des amateurs de sociétés ouvertes. Hier célébrés comme les prophètes d’une civilisation libérale-libertaire, les patrons démocrates de la Silicon Valley ont construit une machine de surveillance et de contrôle social si puissante que le gouvernement chinois l’imite pour maintenir l’ordre. L’espoir d’une agora mondiale propulsée par une connectivité universelle s’effondre, au grand dam de quelques-uns de ses communiants d’antan : « La technologie, par les manipulations qu’elle permet, par les fake news, mais plus encore parce qu’elle véhicule l’émotion plutôt que la raison, renforce encore les cyniques et les dictateurs », sanglote un éditorialiste (16).

À l’approche du trentième anniversaire de la chute du mur de Berlin, les hérauts du « monde libre » redoutent que la fête soit morose. « Le transition vers les démocraties libérales a été largement pilotée par une élite instruite, très pro-occidentale », admet Fukuyama. Hélas, les populations moins éduquées « n’ont jamais été séduites par ce libéralisme, par l’idée qu’on pouvait avoir une société multiraciale, multiethnique, où toutes les valeurs traditionnelles s’effaceraient devant le mariage gay, l’immigration, etc. » (17). Mais à qui imputer ce manque d’effet d’entraînement de la minorité éclairée ? À l’indolence de tous les jeunes bourgeois qui, s’agace Fukuyama, « se contentent de rester assis chez eux, de se féliciter de leur largeur d’esprit, de leur absence de fanatisme. (…) Et qui ne se mobilisent contre l’ennemi qu’en allant s’asseoir à la terrasse d’un café un mojito à la main (18)  ».

En effet, cela ne suffira pas… Et pas davantage le fait de quadriller les médias ou d’inonder les réseaux sociaux de commentaires indignés destinés à des « amis » tout aussi indignés, toujours par les mêmes choses. M. Obama l’a compris. Le 17 juillet dernier, il a livré une analyse détaillée, souvent lucide, des décennies écoulées. Mais il n’a pu s’empêcher de reprendre l’idée fixe de la gauche néolibérale depuis qu’elle a adopté le modèle capitaliste. En substance, comme l’avait rappelé l’ancien président du conseil italien de centre gauche Paolo Gentiloni à M. Trump le 24 janvier 2018 à Davos, « on peut corriger le cadre, mais pas en changer ».

La mondialisation, admet donc M. Obama, s’est accompagnée d’erreurs et de rapacité. Elle a affaibli le pouvoir des syndicats et « permis au capital d’échapper aux impôts et aux lois des États en déplaçant des centaines de milliards de dollars par une simple pression sur une touche d’ordinateur ». Fort bien, mais le remède ? Un « capitalisme inclusif », éclairé par la moralité humaniste des capitalistes. Seul ce cautère sur une jambe de bois pourra selon lui corriger quelques-uns des défauts du système. Dès lors qu’il n’en voit pas d’autre en magasin, et que, au fond, celui-ci lui convient bien.

L’ancien président américain ne nie pas que la crise de 2008 et les mauvaises réponses qui y furent apportées (y compris par lui, on imagine) ont favorisé l’essor d’une « politique de la peur, du ressentiment et du repli », la « popularité des hommes forts », celle d’un « modèle chinois de contrôle autoritaire jugé préférable à une démocratie perçue comme désordonnée ». Mais il assigne la responsabilité essentielle de ces dérèglements aux « populistes » qui récupèrent les insécurités et menacent le monde d’un retour à un « ordre ancien, plus dangereux et plus brutal ». Ainsi, il épargne les élites sociales et intellectuelles (ses pairs…) qui créèrent les conditions de la crise — et qui, souvent, en profitèrent.

Un tel panorama comporte pour elles bien des avantages. D’abord, répéter que la dictature nous menace permet de faire croire que la démocratie règne, même si elle réclame toujours quelques ajustements. Plus fondamentalement, l’idée de M. Obama (ou celle, identique, de M. Macron) selon laquelle « deux visions très différentes de l’avenir de l’humanité sont en concurrence pour les cœurs et les esprits des citoyens du monde entier » permet d’escamoter ce que les « deux visions » qu’ils évoquent ont en partage. Rien de moins que le mode de production et de propriété, ou, pour reprendre les termes mêmes de l’ancien président américain, « l’influence économique, politique, médiatique disproportionnée de ceux qui sont au sommet ». Sur ce plan, rien ne distingue en effet M. Macron de M. Trump, ainsi que l’a d’ailleurs démontré leur empressement commun à réduire, dès leur accession au pouvoir, l’imposition des revenus du capital.

Ramener obstinément la vie politique des décennies qui viennent à l’affrontement entre démocratie et populisme, ouverture et souverainisme n’apportera aucun soulagement à cette fraction croissante des catégories populaires désabusée d’une « démocratie » qui l’a abandonnée et d’une gauche qui s’est métamorphosée en parti de la bourgeoisie diplômée. Dix ans après l’éclatement de la crise financière, le combat victorieux contre l’« ordre brutal et dangereux » qui se dessine réclame tout autre chose. Et, d’abord, le développement d’une force politique capable de combattre simultanément les « technocrates éclairés » comme les « milliardaires enragés » (19). Refusant ainsi le rôle de force d’appoint de l’un des deux blocs qui, chacun à sa façon, mettent l’humanité en danger.

Serge Halimi & Pierre Rimbert

(1) Francis Fukuyama, « Retour sur “La Fin de l’histoire ?” », Commentaire, no 161, Paris, printemps 2018.

(2) William Galston, « Wage stagnation is everyone’s problem », The Wall Street Journal, New York, 14 août 2018. Sur les destructions d’emplois dues à la mondialisation, cf. Daron Acemoğlu et al., « Import competition and the great US employment sag of the 2000s » (PDF), Journal of Labor Economics, vol. 34, no S1, Chicago, janvier 2016.

(3) Bob Davis et Dante Chinni, « America’s factory towns, once solidly blue, are now a GOP haven », et Bob Davis et Jon Hilsenrath, « How the China shock, deep and swift, spurred the rise of Trump », The Wall Street Journal, respectivement 19 juillet 2018 et 11 août 2016.

(4) Cité par Adam Tooze, Crashed : How a Decade of Financial Crises Changed the World, Penguin Books, New York, 2018.

(5) John Lanchester, « After the fall », London Review of Books, vol. 40, no 13, 5 juillet 2018.

(6) Jack Dion, « Les marchés contre les peuples », Marianne, Paris, 1er juin 2018.

(7) Yanis Varoufakis, Adults in the Room : My Battle With Europe’s Deep Establishment, The Bodley Head, Londres, 2017.

(8) Pierre Moscovici, Dans ce clair-obscur surgissent les monstres. Choses vues au cœur du pouvoir, Plon, Paris, 2018.

(9) Lire Frédéric Lordon, « Le jour où Wall Street est devenu socialiste », Le Monde diplomatique, octobre 2008.

(10) « Jean-Claude Trichet : “Nous sommes encore dans une situation dangereuse” », Le Monde, 14 septembre 2013.

(11) Adam Tooze, Crashed, op. cit.

(12) Drew Hinshaw et Marcus Walker, « In Orban’s Hungary, a glimpse of Europe’s demise », The Wall Street Journal, 9 août 2018.

(13) Lire Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, « La nouvelle vulgate planétaire », Le Monde diplomatique, mai 2000.

(14) « Prime minister Viktor Orbán’s speech at the 25th Bálványos Summer Free University and Student Camp », 30 juillet 2014.

(15) Michael Ignatieff et Stefan Roch (sous la dir. de), Rethinking Open Society : New Adversaries and New Opportunities, CEU Press, Budapest, 2018.

(16) Éric Le Boucher, « Le salut par l’éthique, la démocratie, l’Europe », L’Opinion, Paris, 9 juillet 2018.

(17) Cité par Michael Steinberger, « George Soros bet big on liberal democracy. Now he fears he is losing », The New York Times Magazine, 17 juillet 2018.

(18) « Francis Fukuyama : “Il y a un risque de défaite de la démocratie” », Le Figaro Magazine, Paris, 6 avril 2018.

(19) Thomas Frank, « Four more years », Harper’s, avril 2018.

Publié le 23/10/2018

La haine des médias ou la démocratie ?

Par Roger Martelli (site regards.fr)

La liberté de la presse est imprescriptible et inaliénable. Si le droit à la critiquer est tout aussi fondamental, rien ne peut justifier ce qui pourrait bien apparaître comme un désir de la museler. Et, a fortiori, rien ne peut justifier que l’on attise la haine contre elle et ses acteurs.

Voilà trop longtemps que la judiciarisation de la vie publique se substitue à un débat anémié, qui a oublié que la politique a pour fonction première de débattre de la société et des conditions de la vie commune. C’est là que git le problème principal, le vrai problème démocratique, celui qui nous étouffe et qui fait les beaux jours des semeurs de haine et d’exclusion. Faire porter la responsabilité de cette carence sur les acteurs de la presse et de la justice, comme s’ils constituaient un bloc, est une faute. Et agiter le spectre des complots est un facilité, trompeuse donc dangereuse. Au temps de la guerre froide, les uns vitupéraient le "parti américain", les autres le "parti de Moscou". Qui a gagné à ces simplismes ? En tout cas, je peux assurer que ce ne fut pas le Parti communiste français.

Qu’il y ait désormais une mise en scène publique délétère de la perquisition, de l’arrestation ou de la garde à vue est une chose. Elle est du même registre que l’étalage universel de la force, policiers grimés en Robocop ou vigiles bodybuildés qui arpentent les rues et les couloirs de métro. Mais cet usage spectaculaire, qui entend fonder l’ordre sur l’intimidation, n’est pas toujours étroitement ciblé. Il touche en grande majorité les humbles et épargne les puissants. Il peut aussi toucher des puissants, ou en tout cas des moins faibles, sans qu’il soit besoin d’invoquer le spectre des machinations, d’autant plus vénéneuses qu’elles sont bien entendu masquées. La main de Macron, après celle de Washington, de Moscou, de Tripoli ou de Téhéran ? Ce n’est pas être naïf que de dire que cette orientation du débat risque de présenter, pour ceux-là mêmes qui l’utilisent, plus de déboires que de succès.

Une presse plurielle

Il est arrivé, dans la dernière période, que des mots très durs soient employés contre la presse, parfois assortis de propos légitimant la « haine » à l’égard de la « médiacratie ». Stigmatiser en bloc une galaxie qui relève de statuts, d’options et surtout de moyens sans commune mesure entre eux est une facilité que l’on pardonne difficilement à qui veut changer le monde. Et que dire alors, quand les cibles ne sont pas les titres possédés par les puissances d’argent, mais des organes indépendants (Mediapart est un des rares qui soit parvenu à cette indépendance) et des médias du service public ? Comme si la dépendance présumée à l’égard du politique comptait bien davantage que la soumission bien réelle aux ratios financiers, à l’opinion publique calibrée et à l’air du temps. Comme si, parce que toute question sociale est fondamentalement politique, tout relevait dans le détail des organismes et des hommes politiques institués.

Qu’un responsable politique ou qu’un mouvement politique proteste contre ce qu’il croit être une injustice est un droit que nul ne peut contester. Mieux vaut toutefois se méfier de la façon d’exercer ce droit. Il est évident que, dans la pratique, la justice n’est pas si égale qu’elle doit l’être en théorie. Il n’est donc pas faux, hélas, de dire qu’il y a deux poids et deux mesures. Mais protester contre le fait que, par exemple, tel ou tel à droite a été moins sévèrement traité, quand les accusations portées étaient plus graves, est un exercice à double tranchant. On ne demande pas à la gauche d’être moins pire que la droite : on lui demande d’être autrement que la droite, dans un autre rapport à l’argent et au pouvoir. La gauche doit être irréprochable, ou bien, à un moment ou à un autre, elle se renie. Celui qui s’estime dans son bon droit doit s’attacher à démontrer son irréprochabilité, pas à étaler son agressivité.

L’indépendance inaliénable de la presse

On ne peut pas critiquer les magistrats et les policiers pour manque d’indépendance et agir avec eux comme si on leur demandait de se soumettre à une autre autorité. La justice doit être indépendante de tout pouvoir, quel qu’il soit. Elle ne doit pas plus dépendre du parlement que du gouvernement. La loi relève du parlement et des citoyens ; ce ne doit pas être le cas pour la justice. Ou alors, on risque de retomber sur les errements tragiques d’une certaine "justice populaire", aux ordres de ceux qui s’érigent en représentants légitimes et uniques du peuple souverain.

Il en est de même pour la presse. Il faut la libérer de la tutelle de l’argent, en premier lieu, mais aussi de celle de tout pouvoir. Je me méfie, de ce fait, de toutes les instances de contrôle qui, sous couvert de déontologie, sont le plus souvent des instances de mise au pas ou d’assujettissement à l’ordre, plutôt que des lieux de régulation et d’arbitrage sereins. La liberté de la presse se construit par le débat libre, pas par la mise sous tutelle, quand bien même elle serait morale et non administrative. Appeler le « peuple » à se soulever contre les médias, à les châtier ou à les « pourrir » évoque des souvenirs pas très glorieux…

Pour une presse libre, pas soumise à de nouveaux maîtres

Ne nous trompons pas de période. La question n’est pas de savoir qui sera le premier au sein d’une gauche exsangue, en 2019, 2020 ou 2022. Le problème est que nous sommes dans un moment d’incertitude extrême, où les digues démocratiques s’érodent, où les fantômes sinistres ressurgissent. Dans ce moment dangereux, il ne suffit pas de dénoncer les complots et surtout pas d’attiser les haines : il faut à la fois critiquer fermement et retisser l’espérance, celle sans laquelle le mouvement ouvrier et la gauche n’auraient pas su redonner aux catégories populaires le sentiment de leur force et de leur bon droit.

Qui pourrait ne pas comprendre la colère de celle ou de celui qui se sent injustement traité ? Mais quand on a l’ambition d’aider le peuple à installer sa dignité et sa souveraineté, tout écart de comportement dessert l’oeuvre collective que l’on souhaite impulser. La combativité est une qualité, la hargne n’en est que l’envers. Le courage est une vertu, l’invective révèle la faiblesse davantage qu’elle n’exprime la force.

Des millions d’individus sont en attente de projet, de sens partagé, de nouvelle espérance, individuelle et collective, qui les stimule et donne vie aux seuls idéaux valables, ceux de l’égalité, de la citoyenneté déployée et de la solidarité. C’est une force tranquille qui leur redonnera confiance. À la différence du passé, elle ne reposera ni sur une organisation unique ni sur un seul homme, mais sur le sentiment clairement exprimé de ce dont on ne veut plus et de ce que l’on veut construire. Et, dans ce cadre, plus que jamais nous aurons besoin d’une presse libre, pas d’une presse soumise à de nouveaux maîtres.

Publié le 14/10/2018

Le capitalisme est-il l’horizon indépassable de l’humanité ?

Compte-rendu de Jacques Wajnsztejn

paru dans lundimatin#159,

 

Du 20 au 22 septembre derniers se sont tenues des journées d’échanges organisées à l’initiative de Serge Quadruppani, dans le village d’Eymoutiers sis près du plateau de Millevaches dit aussi « la montagne limousine ». Sur le texte de présentation, on pouvait lire : "Réchauffement climatique s’accélérant hors de tout contrôle, montée des fanatismes et triomphe de la rapacité d’une hyper-bourgeoisie mondiale, chaque jour s’affirme un peu plus la conscience que des catastrophes vont s’accumuler, menaçant jusqu’à la vie même sur la planète Terre. Le sentiment d’impuissance n’a peut-être jamais été aussi grand devant un système social qui semble indéboulonnable. Le capitalisme est-il l’horizon indépassable de l’humanité ?"
Les journées se sont articulées "autour de livres qui racontent l’histoire et l’avenir d’une idée aussi solide que le capitalisme : sa remise en cause à travers l’auto-organisation des exploités ; de grands moments où l apossibilité de rupture est apparue : mai 68 en France et la décennie insurrectionnelle en Italie ; les opposition présentes à travers les luttes de territoires."
Nous publions ici le compte rendu de ces rencontres (présentation des livres par leurs auteurs et bribes de discussion) écrit par l’un des intervenants, Jacques Wajnsztejn, dont nous avions publié
les bonnes feuilles de son livre sur mai 68 à Lyon. Il nous livre également quelques impressions plus personelles.

Charles Reeve, Le Socialisme sauvage - Essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours.

Le livre de Ch. Reeves (CR) qui commence le cycle de discussions nous présente les luttes historiques anticapitalistes les plus marquantes et principalement les luttes prolétariennes. Au-delà d’une simple énumération/description, CR amorce un bilan critique qui oppose d’une part, les courants socialistes antiautoritaires aux courants autoritaires, d’autre part l’ère des émancipateurs à l’ère de l’auto-émancipation.

Si la puissance du courant autoritaire a été effective à partir de différentes expériences historiques, elle ne s’est exprimée qu’à travers la toute-puissance de l’État-parti et il s’en est suivi un autre type de dictature de classe que celle de la bourgeoisie, destructrice de toutes les autres formes de pratiques et d’organisation révolutionnaires. En effet, la question des moyens en rapport avec les fins a été peu à peu dévoyée sur la base de la priorité donnée à l’efficacité politique sur les principes, au quantitatif par rapport au qualitatif, au pouvoir du parti au détriment de la puissance de classe ou à la spontanéité des masses. En filigrane, CR fait de la démocratie directe le principe de fonctionnement antiautoritaire par excellence, qu’il prenne la forme des conseils ouvriers ou celle des assemblées. C’est le chemin (moyen) qui conduit à l’auto-émancipation posé comme fin.

Si le socialisme autoritaire a aujourd’hui à peu près disparu partout, il n’a pas été vaincu par des forces révolutionnaires, mais par l’échec de son ’modèle’ face à celui représenté par les démocraties capitalistes occidentales. Force est de constater qu’il ne s’est pas produit, en retour, un renouveau des courants qui se rattachaient historiquement au socialisme antiautoritaire [1]

[1] ce sont les termes de socialisme et a fortiori de...

. De là, un sentiment d’impuissance, non plus cette fois par rapport à la puissance des formes autoritaires du socialisme, mais par rapport à la puissance du capital. Sa nouvelle dynamique semble en effet déboucher sur un no limit sans alternative (fatalité de la course à la croissance et l’emploi, fatalité de l’innovation technologique), alors même que ses mutations engendrent destructions et limites [2]

[2] des limites qui ne seraient plus seulement ou...

.

Il en ressort une impression d’horizon indépassable dans la mesure où il n’apparaît plus clairement de perspectives autres et d’alternatives. C’est comme si se produisait un « effacement de l’histoire » comme l’énonce le dernier Rancière. Un double effacement en fait, le premier produit par l’idéologie du capital (la « fin de l’histoire » de Fukuyama), le second par des fruits dérivés du structuralisme à travers des thèses post-modernes (la fin des ’grands récits’, Furet à la place de Kropotkine dans l’appréciation du rôle de la révolution française).

Pourtant, comme disait Benjamin Perret : « Seuls ceux qui ont perdu leurs illusions sont porteurs d’espoir ».

Serge Quadruppani intervient alors, au cours de la discussion, par rapport à la question du pouvoir. En effet, pour lui, la façon qu’a CR de présenter l’auto-organisation des luttes comme le point essentiel pourrait conduire vers des thèses qui reprennent peu ou prou la formule selon laquelle on peut changer le monde sans prendre le pouvoir ou sans se poser la question du pouvoir [3]

[3] cf. Holloway, ndlr...

. SQ élargit sa remarque au fait plus général de considérer la question de l’organisation comme une question tellement centrale qu’on a l’impression, à la lecture du livre de CR, que le processus révolutionnaire se réduirait à une question de forme sans poser celles du contenu et des objectifs.

CR répond en précisant ce qu’il appelle les forces et l’énergie, termes qui correspondent peut-être à ce que SQ appelle « puissance » (dans le sens de capacité d’agir) et non « pouvoir » [4]

[4] toujours le problème de la correspondance des termes et...

. Une personne dans l’assemblée intervient alors pour dire que, si le contenu ne doit pas être sacrifié à la forme, forme et contenu n’ont aucune portée pratique si tout cela n’est pas rapporté à une analyse sérieuse des transformations du capital. Tout en étant pertinente, cette affirmation ne peut trouver de débouché dans un temps de discussion forcément réduit et centré sur une autre problématique.

Par-delà ces divergences d’appréciation, la discussion se termine par ce qui semble être un point d’accord et d’espoir mesuré pour toute l’assemblée. C’est celui de remettre en cause la séparation marxiste orthodoxe entre conditions objectives et conditions subjectives et a fortiori la primauté des premières par rapport aux secondes. Il est nécessaire de sortir du déterminisme absolu. S’il y a encore de l’histoire, il n’y a pas de sens de l’histoire. Donc finalement, rien ne serait inéluctable et définitif.

Cela nous renvoie à la question générale posée en entête de cette série d’exposés-débats.

Jacques Wajnsztejn, Mai 68 à Lyon et le mai rampant italien (avec Jacques Guigou)

Le lendemain, JW intervient autour de Mai 68 pour insister sur le fait que ceux qui critiquent le déluge commémoratif sont souvent les mêmes qui énoncent un « effacement de l’histoire » qui a déjà été évoqué dans l’exposé précédent. Or le problème, au moins pour les protagonistes de Mai, est justement de ne pas se laisser déposséder d’une histoire par des sociologues et des historiens ou des grands médias modernes comme Mediapart qui ont substitué au récit des protagonistes, mélange de vérité et de subjectivité militante, les témoignages de ceux qui ont été « traversés » par l’événement et à qui on demande témoignages et « ressenti » puisque la psychologisation des rapports sociaux s’étend aujourd’hui jusqu’aux questions de température climatique.

Essayer de rappeler la vérité des faits s’imposait comme la tâche première la plus évidente. Pour ne prendre que l’exemple lyonnais, il s’avérait essentiel, en ce qui concerne la mort du commissaire Lacroix à Lyon au cours de la manifestation du 24 mai, de faire pièce non seulement à la version policière puis judiciaire qui a longtemps prévalu dans les médias, mais aussi à la version colportée jusqu’en 2008 inclus, par les historiens chargés de coordonner les travaux universitaires sur Mai-68 (Michèle Zancarini-Fournel en l’occurrence). De la même façon, il fallait rétablir la vérité sur le rôle des trimards dans la révolte et le mouvement de Mai-68 à Lyon. Mais au-delà de ce minimum de mémoire, il était aussi nécessaire de mettre l’accent sur le caractère d’événement au sens fort du mouvement de Mai-68. De relever son caractère exceptionnel, dans tous les sens du terme, qui ne se laisse pas noyer dans la vulgate de termes tels : « les événements » de 1968, « les années 68 » qui envahissent aujourd’hui journaux, émissions de radio ou télévision et les maisons d’édition.

Tout d’abord, je pense qu’il est nécessaire de définir cet événement le plus précisément possible et c’est aussi le recul du temps et le retour à … qui permet mieux de le qualifier.

Mai-68 ne fut pas une révolution, même si l’événement, dans sa force, révolutionna beaucoup de choses. Il ne fut pas non plus une insurrection ou alors cela serait seulement au sens faiblard d’insurrection des esprits. Il me semble que le meilleur terme, le plus proche de ce qu’on a vécu et avec le bilan objectif qu’on peut en faire maintenant et rétrospectivement, est celui d’une insubordination sociale, terme que j’ai d’ailleurs choisi comme sous-titre de mon livre sur Mai-68 à Lyon. Ce terme me semble marquer le caractère extrêmement massif d’un mouvement qui ébranla la plupart des institutions, y compris culturelles et sportives. Une insubordination à un double titre, par rapport à la domination la plus concrète et directe qui faisait peser sa contrainte sur les adolescents, les élèves, les soldats, les ouvriers et les employés, mais aussi par rapport à la domination plus abstraite de la loi et de l’ordre établi sur l’ensemble des individus en position subordonnée (les femmes et les travailleurs immigrés en constituant des fractions). Cette insubordination toucha tous les secteurs, mais ne fut pas générale. Elle concerna et fut surtout portée par ceux qui cumulaient plusieurs situations de domination, mais qui tenaient à l’exprimer de façon unitaire et non dans leur particularisme (les arrestations de travailleurs immigrés furent particulièrement nombreuses, d’après les rapports de la police et la presse, au cours de la nuit du 24 mai à Lyon). De larges fractions de la jeunesse (étudiante, ouvrière, mais aussi paysanne) rejoignirent ainsi, sans en avoir majoritairement conscience, le courant transhistorique de socialisme antiautoritaire dont a parlé CR. Mais ce mouvement d’insubordination fut quelque peu autolimité dans la mesure où s’il a pris conscience de sa puissance, il n’a pas véritablement su quoi en faire ce qui nous ramène à la question du pouvoir posée par SQ dans la discussion précédente. Dans cette mesure et contrairement à ce qui s’est passé en Italie dès le début des années 70, la question de porter la lutte et l’offensive au cœur de l’État n’a pas été envisagée. Le mouvement a plutôt dévoilé (ce qui est important certes, mais insuffisant) la vacuité du pouvoir en place quand tout s’arrête tout autour, c’est-à-dire quand la politique, au sens politicien du terme, est mise hors-jeu par la force d’un mouvement qui ne la conteste même pas, mais qui l’ignore délibérément. Ainsi, une grande manifestation le 7 mai passa devant l’Assemblée nationale sans y jeter un coup d’œil. [5]

[5] La situation était donc très différente de celle...

. Une fois de plus nous sommes ramenés à la question du rapport au pouvoir et à l’État.

Ensuite, je dirais que mai-68 et plus généralement les mouvements de ces années là, dans de nombreux pays, correspondaient à un point d’inflexion entre deux périodes historiques, la première qui épousait le cadre théorique et pratique du vieux mouvement ouvrier, y compris dans ses ’orgasmes’ prolétariens que CR met bien en évidence dans son livre (1848, la Commune, révolutions de 1917, 1919, 1923 et le mouvement des conseils en Allemagne, 1936-37 et la révolution espagnole) tout en exprimant déjà une perspective a-classiste d’une révolution « à titre humain » reposant sur la critique du travail, des organisations syndicales et politiques ouvrières analysées non comme des outils révolutionnaires, mais comme des médiations assurant la défense de la force de travail au sein d’un rapport de dépendance réciproque entre le capital et le travail.

La période qui court entre 1968 et 1978 est celle pendant laquelle s’exprime, dans plusieurs pays, cette double nature des mouvements, mélange d’ancien (le lien avec le fil rouge des luttes de classes - Marx disait à peu près, en analysant les luttes de classes en France, que les révolutions nouvelles se font souvent encore sous les oripeaux des révolutions précédentes) et de nouveau comme la rupture avec les valeurs communes aux deux grandes classes (idéologie du travail et du progrès, nécessité d’une hiérarchie professionnelle, sociale, générationnelle, de sexe) qui permet de poser d’autres questions, de lever des apories liées à des contradictions antérieures à l’avènement de la société bourgeoise (rôles sociaux, rapports à la nature extérieure). Ce n’est donc pas un hasard si ce sont de larges fractions de la jeunesse qui ont porté ce mouvement, mais avec ses limites, puisque loin de conduire à une unité supérieure de la classe en lutte, il a plutôt marqué le début d’une décomposition des classes que la restructuration du capital qui a suivi a achevé. Il a aussi reposé, le plus souvent en creux, la question du sujet révolutionnaire et même celle du sujet tout court.

Enfin, c’est bien le caractère d’événement de Mai-68 qui soit l’isole de ce que certains appellent « le cours quotidien des luttes de classes » qui ne perçoit dans chaque événement qu’un soubresaut conjoncturel au sein d’un continuum déterminé par les structures ou alors un mouvement de rattrapage dans des aires où le capital manquait de dynamique. Ces deux types de positions empêchent de saisir le nouveau du mouvement ou alors l’englobent dans le mouvement plus général qui le suit comme s’il n’était que le déclencheur de quelque chose de finalement beaucoup plus important. Cette dernière position sera d’ailleurs reprise par une personne de l’assemblée qui, sans dénier l’importance de Mai-68, n’en fait que le commencement d’un grand mouvement de ’libérations’. Or, nous affirmons au contraire, que c’est bien l’appréciation de Mai-68 en tant qu’événement et discontinuité qui nous fait dire que ce mouvement a été battu quelles que soient les conquêtes sociales ou la « libération des mœurs » qui y seront rattachées par la suite. C’est parce qu’il n’y a pas eu dépassement de l’événement dans un processus révolutionnaire plus avancé (tout se joue en moins de deux mois) que son englobement devient possible au sein d’un autre processus qui n’est sa suite que dans l’ordre chronologique et qu’auparavant on aurait appelé « contre-révolutionnaire », mais que j’ai préféré nommer ’révolution du capital’ afin de bien montrer, là aussi, la discontinuité, y compris au niveau des concepts utilisés. Dans cette mesure, certaines transformations peuvent bien se produire, c’est de la défaite ou de la victoire du mouvement que dépendra alors leur sens principal : d’aliénation/séparation ou au contraire ’socialiste’ (j’emploie le terme au sens générique de CR). Or, la défaite du mouvement a agi comme un déverrouillage par rapport à tous les obstacles et vieilleries de l’ancienne société bourgeoise qui l’empêchait d’atteindre la dimension de ’société capitalisée’. Contrairement à ce qui a souvent été dit, et encore ici cet après-midi par certains dans l’assistance, il n’y a pas eu « récupération ». C’est un mouvement dialectique qui a porté les transformations d’un nouveau cycle à partir des limites de l’ancien (à la critique du travail a répondu l’automation puis le chômage, aux revendications seulement quantitatives a répondu le consumérisme, à la critique de la famille a répondu son éclatement en une diversité de formes, etc.).

Si nous voulons revenir à la question de SQ censée donner unité à ce cycle de discussion et aussi nous projeter dans le futur ou au moins l’avenir proche, nous pouvons dire que cet événement et le mouvement qui lui est lié, ne fournissent aucune recette pour l’avenir. En effet, aucune forme d’auto-organisation n’aura eu le temps de s’y exprimer et surtout de s’y développer. Les comités de grève ou de quartier correspondaient à des formes immédiates qui n’ont pas connu le processus de maturation sur plusieurs années de leurs correspondants en Italie. C’est son caractère d’événement plus que ses réalisations qui lui fait conserver sa charge subversive, car il indique finalement que tout est toujours ouvert et possible. En effet, il y a toujours une part d’imprévisible qui ne peut être anticipée par une quelconque théorie prétendument porteuse d’un sens de l’histoire. La révolte et la résistance sont des ressorts qui ne se laissent pas analyser rationnellement à partir de conditions. Un dysfonctionnement conjoncturel, une grosse bavure sont autant d’opportunités. Et au-delà d’une mystique de l’événement, celui-ci conserve aussi sa force symbolique dans la mesure où sa simple évocation continue, d’un côté à faire peur aux puissances dominantes par la capacité qui a été la sienne à tenir la rue, à arrêter toute activité ; et de l’autre, à constituer une référence pour de nombreuses luttes et mouvements dans le monde entier. Sempiternellement, les médias s’en vont effectivement questionner chaque nouvelle lutte, chaque nouveau fauteur de trouble de l’ordre public sur leurs rapports à Mai-68.

Michèle Riot-Sarcey, historienne, auteure de Le procès de la liberté intervient sur le thème : « Les chemins de la liberté en questions – histoire et politique de 1848 à Notre-Dame-des-Landes »  

Le lendemain en début d’après-midi, l’intervention de Michèle Riot-Sarcey (RS) est centrée sur la révolution de 1848 en France, mais elle est précédée d’un petit préambule dans lequel elle nous fait part de sa position plus générale par rapport à Mai-68 qui, pour elle, du côté ouvrier, est bien un échec (comme le montre le film « Reprise » qui sera d’ailleurs projeté demain en complément de ces journées). Et elle aussi nous fait part de ce sentiment d’effacement de l’histoire qui semble rythmer toutes nos journées de discussion : idéologie de la fin de l’histoire, mise en veilleuse des expériences historiques en sont les manifestations les plus patentes.

Si on entre plus avant dans le processus révolutionnaire de 1848, RS insiste sur cette expérience historique qui ne se laisse pas réduire à ses composantes théoriques (Proudhon, Louis Blanc, St Simon, Fourier certes lus), mais se caractérise par des associations et « l’association des associations », une organisation non étatique de l’époque regroupant 104 associations corporatives parisiennes d’origine très diverse, du boutiquier à l’artisan et au compagnon de petites entreprises en passant par l’instituteur et le personnel de maison. C’est que dès la Restauration souffle un vent de liberté à travers le souvenir de 1789 ou de 1830 (Les Canuts et « La liberté ou la mort », Delacroix et « La liberté guidant le peuple »). De même, le journal La Fraternité, dès 1840 porte les idées de fraternité (cf. P. Leroux) et d’égalité au sein de ce petit peuple qui n’est pas encore prolétariat. Les classes ne sont pas encore théorisées et définies clairement ce qui fait que les termes restent confus. Ainsi, alors que le terme de peuple est accaparé par Lamartine comme antidote au « vilain mot de prolétaire », d’autres notions semblent s’emboîter sans peine comme collectif-commune-communisme. Mais tout ça n’est pas encore référée à ce que CR délimite comme socialisme antiautoritaire ou autoritaire et est plutôt perçu dans le cadre de ce qui sera appelé plus tard par Engels le « socialisme utopique », dont les perspectives se voient attaquées ou moquées par les pouvoirs en place et leur moyens de propagande [6]

[6] un socialisme utopique qui peut d’ailleurs parfaitement...

.

Il y a bien en 1848 une révolution sociale dont certaines des principales revendications sont l’abolition du salaire à la tâche et l’égalité des salaires. Certains de ces protagonistes cherchent à s’organiser de façon autonome au sein d’une commission ouvrière, tentative qui se substitue pendant un temps court à la Chambre des Pairs, mais la grande majorité rurale du pays est effrayée par les troubles et ce sont des Tocqueville et consorts qui organisent les élections politiques de l’après soulèvement. RS souligne que cette peur sera encore plus grande sous la Commune et elle ne touchera pas que les possédants et les paysans. Beaucoup d’intellectuels et écrivains verront en effet dans la Commune une pure aberration. Pour avoir une idée approximative des sentiments de l’époque, RS compare l’impression ressentie alors, à celle que produirait aujourd’hui le déversement impromptu et brutal des habitants des banlieues en direction des centres-villes [7]

[7] s’ils décidaient d’y faire autre chose que d’y...

.

Comme dans la période 1789-1793, RS fait bien apparaître le rôle important des femmes en 1848 (Jeanne Deroin) et leur intégration dans le processus révolutionnaire tant que celui-ci est dans sa phase ascendante, alors que la République qui va conclure ce processus innove le ’travail/famille/patrie’ qui fera flore ensuite au cours de l’histoire contemporaine et sera un facteur de relégation des femmes de la vie publique et politique.

Là encore, dans la révolution de 1848, comme plus tard dans la Commune, l’événement surprend. RS cite Deleuze qui, dans Qu’est-ce que la philosophie, écrit que l’événement est ce qui échappe à l’histoire [8]

[8] on devrait plutôt dire qui échappe à la continuité...

et qui est irréductible parce qu’il n’a pas de dépassement. Là brille « le cristal de l’événement total » (Walter Benjamin).

RS rajoute [9]

[9] dans le langage de l’École de Francfort, ndlr...

que c’est le devenir non advenu qui fait l’histoire et que cette phrase rend compte d’une caractéristique constante de l’histoire des révolutions en France.

1848-1968-2011 et les printemps arabes, constitueraient un fil historique révolutionnaire qui relie de nombreuses expériences et pays, mais l’exemple de l’effacement de ces dernières expériences de 2011 montre qu’il est nécessaire de s’attacher à « restituer l’historicité de l’histoire ».

J’’interviens en toute fin de la discussion pour m’étonner que la référence principale de RS au sein de ce fil historique soit 1848 … et non pas 1789 ou 1793. RS me répond y avoir réfléchi, y compris à l’intérieur du présent livre et nous renvoie à de prochains échanges faute de temps pour aborder ce point.

Serge Quadruppani, Le Monde des Grands Projets et ses ennemis

En fin d’après-midi, SQ nous présente son dernier ouvrage pour lequel il utilise, notamment, la notion d’Empire mise en avant par Hardt et Negri sans pour cela qu’il épouse, évidemment, les positions politiques de ces deux auteurs, fort contestables au demeurant. C’est cette puissance de l’Empire qui nécessiterait de toujours plus pousser vers un quadrillage géopolitique de l’espace social, espace de circulation des flux, mais aussi espace de contrôle du temps des individus. Les exemples paradigmatiques de ce « monde des grands projets » nous sont donnés par le mouvement déjà ancien du No-TAV dans le val de Suze en Italie et plus récemment avec le mouvement de la ZAD de Notre dame des landes (NDDL) contre l’aéroport de la région nantaise, en passant par la lutte à Sivens.

Plus opportunément, c’est aussi le mouvement contre la loi-travail (printemps 2016) qui a amené SQ à poser les luttes de territoire dans une perspective plus large. En effet, certaines banderoles brandies à cette occasion, par exemple dans les ’cortèges de tête’, faisaient clairement référence à cette dimension plus large en proclamant : « Contre la loi-travail et son monde ». C’est donc bien contre les grands projets et leur monde qu’il faut se battre, même si SQ intègre le « et son monde » à sa façon dans l’intitulé de son livre de façon à faire apparaître aussi les ennemis de ce monde.

Comment expliquer ce « monde des grands projets » ? Pour SQ, il ne s’agit pas que d’une question de profit ou de rentabilité. D’ailleurs, la plupart de ces projets ne sont pas le fruit premier d’un audit de rentabilité de la part de ceux qui les décident et les organisent, puisqu’ils sont avant tout des projets politiques, économiques et stratégiques. C’est pour cela que leur chiffrage préalable n’est qu’un effet d’annonce, dont le montant est la plupart du temps largement outrepassé. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que les adjudications ne sont pas juteuses pour les entreprises qui en bénéficient. Mais si on prend de la hauteur stratégique et que l’on se place du point de vue global de l’Empire, il s’agit bien plutôt de passion (des ingénieurs) et d’hubris de la part des dominants et dirigeants de ce monde qui sont à l’origine de ces grands projets. Ils participent aussi de l’idéologie du progrès et de l’idée très actuelle que tout ce qui est possible doit être réalisé (les désirs et les besoins humains sont supposés illimités). Aucun champ n’y échappe plus aujourd’hui, y compris ceux qui étaient censés appartenir aux ’communs’ ou au ’vivant’ et si tous les projets concernent en principe un champ spécifique, ils s’insèrent néanmoins dans un projet plus général de la domination globale. Dans le cas des exemples principaux cités dans le livre, il s’agit ici précisément, de la mise en réseau des différentes métropoles de façon à faciliter les flux de marchandises et de personnes. Il en résulte non seulement une transformant de l’espace et du temps qui se trouvent tous deux comme réduits par la centralisation et la vitesse, mais aussi une marginalisation des espaces intermédiaires.

Contre ce monde se dressent des « ennemis » qui le contestent ou même en proposent un autre à travers des expériences qui tentent de réorganiser l’espace pour leur compte au sein des ZAD ou inventent une nouvelle temporalité comme dans le mouvement des « Nuits debout ». Ces expériences renouvellent quelque peu les expériences du socialisme utopique et l’État prend d’ailleurs prétexte de cette dimension utopique pour ne pas négocier sur les projets collectifs de sortie du conflit, ne prenant en compte que des projets individuels censés être plus rationnels alors qu’ils ne font que se conformer à la norme qui légitime le choix prioritaire en direction de la propriété privée individuelle ou familiale.

Pourtant, pour beaucoup de zadistes il ne s’agissait pas simplement de s’opposer à un projet capitaliste, mais de proposer des alternatives au rapport dominant à la nature. Comme le disent certains : « nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend ».

Ces luttes montrent qu’on peut gagner, même partiellement, en jouant sur les contradictions internes d’un Empire qui reste fragmenté [10]

[10] il n’y a pas de ’plan du capital’, ndlr...

. Elles tentent aussi d’échapper à une position strictement localiste en mentionnant bien qu’il ne s’agit pas d’aboutir à un déplacement géographique des grands projets, mais à leur remise en question (cf. le slogan : « ni ici, ni ailleurs »). Se mêlent ici étroitement la résistance des anciennes communautés montagnardes du Val de Suze et les nouvelles forces d’opposition à la domination globale des territoires formant, peu ou prou, un sujet collectif fort différent du sujet révolutionnaire tel qu’il était conçu dans les mouvements classistes historiques. Ces mouvements expriment, comme le dit SQ, une « puissance venue d’en bas » capable de poser des questions concrètes et situées, mais à valeur universelle. La formule de Marx sur le ’tort universel’ fait à la société toute entière à travers le ’tort particulier’ de l’exploitation subie par la classe ouvrière peut aujourd’hui être réutilisée par tous ceux « à qui on n’a pas fait qu’un tort particulier (le lieu agressé), mais aussi un tort universel (la marchandisation-destruction du vivant) ».

Par rapport au jugement qu’on peut avoir sur le résultat d’une lutte un débat s’engage entre ceux qui, comme CR, pensent qu’on ne négocie pas avec le capital ou ses représentants avec comme sous-entendu implicite, que la négociation ouvre vers le compromis et finalement un échec parce qu’on reconnaît par-là les forces de domination [ à la ZAD de NDDL, la négociation se fait sur la base du retrait des « nomades » de l’occupation et du maintien sur place de ceux qui peuvent arguer d’un droit de propriété, ndlr, JW] et ceux qui, comme SQ, estiment que c’est une façon de penser qui ne correspond plus à la réalité du rapport social capitaliste d’aujourd’hui. En effet, celui-ci impose maintenant dans tous les actes de la vie quotidienne aussi bien qu’au travail, des compromis, si ce n’est des compromissions [11]

[11] dit autrement, l’État et le capital c’est aussi nous...

.

De ce type de lutte peut se dégager un sujet collectif qui ne préexiste pas dans un commun déjà là, mais est en cours de formation dans des pratiques concrètes, des expériences de lutte.

Remarques personnelles

Les remarques qui suivent portent sur certains points présents dans le livre de SQ qui n’ont été qu’effleurés ou même pas été abordés au cours des échanges à Eymoutiers

Le principal bémol que je mettrais à cette construction théorique par ailleurs séduisante, c’est qu’elle repose bien trop sur le partage, à mon avis artificiel entre un monde (les autres, les dominants) et ses ennemis, ce qui donne tout à coup l’impression que « ses ennemis » forment déjà un autre monde. Outre que cette perspective s’origine chez Carl Schmitt et que comme le disait RS au cours d’un échange, on ne peut pas utiliser n’importe quel théoricien comme si ses thèses pouvaient être séparées de sa propre personne et du rôle qu’il a pu jouer dans l’histoire, ni de l’usage historique qui en a été fait. Or même si RS n’a pas précisé, il faut dire que Schmitt, spécialiste des théories du Droit, a été un haut dignitaire nazi et qu’il se trouve que ces thèses sur l’État d’exception et la ligne de partage fondamentale entre ennemis/amis étaient tombées dans l’oubli avec la défaite du nazisme jusqu’à ce que certains heideggériens de gauche, puis, plus récemment, les thèses des proches de l’Insurrection qui vient, les fassent resurgir. Mais je pense que ce n’est pas là l’essentiel qui est plutôt, pour moi, de vouloir tracer une nouvelle ligne de partage de ce type après l’échec qu’a pu constituer, au cours de l’histoire moderne, l’idéologie des frontières de classe. Et, qui plus est, de la voir resurgir, certes sous une autre forme, dans une période telle que celle dans laquelle nous vivons aujourd’hui, où le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on a bien du mal justement à délimiter une « ligne » et à fortiori une démarcation du type amis/ennemis. En effet, il se trouve que ces frontières sont justement de plus en plus floues, à tel point que certains croient qu’il il n’y a plus que 1% d’ennemis ou, autre variation, que l’ennemi n’est représentée que par une petite oligarchie, analyse qui se distingue mal de celle des souverainistes/populistes de droite et de gauche et néglige complètement les orientations réticulaires du capital qui viennent troubler ses tendances oligarchiques. Pour ne prendre qu’un exemple, voir l’importance prise par les ONG et leurs réseaux là où dominaient auparavant les anciennes fondations oligarchiques. Mais il n’y a pas forcément contradiction entre ces deux moments de la dynamique du capital dans la mesure où les deux reposent sur une crise de la forme État-nation et de ses institutions. Les réseaux de Greenpeace et Médecins sans frontières peuvent donc parfaitement coexister avec les conférences oligarchiques sur le climat, mais pas avec les anciennes manifestations de la souveraineté nationale (cf. l’affaire du Rainbow warrior). Dans le même ordre d’idée, l’ancien pantouflage entre élites publiques et privées a été bousculé par une interchangeabilité des personnels de tendance réticulaire et par l’importance prise par les jeunes loups du numérique et de la fintech. Cette difficulté à établir des délimitations claires ou antagoniques ne touche pas que l’analyse du capital, mais l’ensemble du rapport social capitaliste. Ainsi, l’hubris dont parle SQ ne touche pas que les dominants, car c’est le propre de la société du capital que de miniaturiser les grands projets collectifs du pouvoir, afin de rendre possible leur intégration (« internisation » dirait JG) dans des micro-projets individualistes de la société de consommation. Le tout est possible des ingénieurs, de la technologie et des grands mécanos de la domination est alors réapproprié (ou croît l’être), dans sa mise à disposition pour la satisfaction des désirs des individus de base. L’impression de toute puissance que procurait auparavant l’automobile a été démultipliée par la profusion des nouveaux objets techniques. Comme le disait Marx, mais pour la machine de l’usine, « le mort saisit le vif », mais il n’y a plus de repli hors champ dans la société capitalisée. Le mort tend à saisir l’ensemble du vivant avec les biotechnologies.

Cette passion de l’illimité est aujourd’hui la chose la mieux partagée du monde et appartient en propre à l’humanité, à la ’nature humaine’ (au risque de créer une seconde nature). Comme on dit vulgairement, le ver est dans le fruit et il n’y a qu’un seul monde. Les « ennemis » ne peuvent donc, au mieux et sans jeu de mot, ne faire qu’y camper. À la dépendance réciproque qui liait déjà travail et capital dans le rapport de production capitaliste vient alors se rajouter une nouvelle dépendance réciproque dans le rapport aux outils technologiques qui est à la base de la nouvelle reproduction des rapports sociaux dans la société capitalisée. On en a un peu parlé dans la discussion à travers la référence critique aux projets transhumanistes parce qu’ils entrent tout à fait dans le monde des grands projets, mais on a beaucoup moins parlé du fait que certains de ceux-ci sont déjà plébiscités par nombre d’individus et par l’ensemble des medias « éclairés » (les « grands sujets de société » faisant pendant aux « grands projets »). Je ne développerais pas plus pour ne pas ouvrir de polémique sur des sujets qui n’ont pas fait directement débat au cours de ces journées.

Pour conclure, si ces mouvements peuvent invoquer l’expérience historique de la « Commune de Nantes » et de l’expérience des ouvriers paysans de l’ouest de la France en 1968 ou la lutte du Larzac ou encore des communautés du Chiapas, la situation actuelle dans les pays industrialisés dominants a tellement évolué sous les coups de la mondialisation/globalisation/capitalisation du monde que la notion de ’base arrière’ ou celle de marge d’autonomie est devenue aujourd’hui hautement problématique. Résister oui, car, comme à l’époque des Canuts, c’est toujours la base minimum pour vivre debout ; se dissocier ? C’est une autre paire de manche et faudrait-il encore que ce soit la bonne stratégie, ce dont je doute.

 

JW 

[1] ce sont les termes de socialisme et a fortiori de communisme qui sont devenus incommodants, des ’gros mots’, ndlr, JW

[2] des limites qui ne seraient plus seulement ou essentiellement internes, comme la baisse tendancielle du taux de profit, la lutte des classes, mais externes, « environnementales », avec un développement subséquent des thèses catastrophistes, ndlr, JW

[3] cf. Holloway, ndlr JW

[4] toujours le problème de la correspondance des termes et de leur lisibilité dans les discussions, amplifié aujourd’hui par la disparition plus ou moins grande des grandes références théoriques et historiques et donc le flou artistique qui règne autour des différents concepts et des anciennes doxas, ndlr JW

[5] La situation était donc très différente de celle d’aujourd’hui ou tout est posé en termes de crise de la représentation, mais, en l’absence de mouvement, sans autre perspective immédiate que celles proposées par les divers populismes, ndlr, JW

[6] un socialisme utopique qui peut d’ailleurs parfaitement revêtir des traits autoritaires si on en croît les traités de l’époque, ndlr JW

[7] s’ils décidaient d’y faire autre chose que d’y consommer ou d’y voler, ndlr JW

[8] on devrait plutôt dire qui échappe à la continuité historique, ndlr JW

[9] dans le langage de l’École de Francfort, ndlr JW

[10] il n’y a pas de ’plan du capital’, ndlr JW

[11] dit autrement, l’État et le capital c’est aussi nous qui participons de la reproduction globale du rapport social capitaliste, ndlr, JW

Publié le 03/10/2018

Lucien Sève : « Nous vivons l’entrée historique du capitalisme en phase terminale »

Par Catherine Tricot | (site regards.fr)

Le bicentenaire de la naissance de Marx, la sortie de Capital, exit ou catastrophe… de bons prétextes pour un entretien, rare, avec le philosophe Lucien Sève. Il nous ouvre son appartement à Bagneux pour revenir sur son parcours intellectuel et politique.

Regards. Comment situez-vous la présence de Marx aujourd’hui ?

Lucien Sève. En vraie hausse, par-delà l’effet de mode. Marx était tombé dans un puits d’indifférence avec la vague néolibérale qui a déferlé depuis les années soixante-dix. Pendant trente ans, le travail que nous avons poursuivi en ce domaine s’est fait dans la soute. Inaudible. Mais la grande crise financière de 2007-2008 a remis en lumière sa critique du capitalisme. Des milieux financiers même est venue l’idée que ce qu’il avait montré dans Le Capital gardait une pertinence. Et, dans la foulée, on a vu commencer à remonter l’audience du Marx penseur de bien des questions majeures. Par exemple, de l’aliénation, telle du moins qu’il la concevait dans sa jeunesse et que s’y intéresse toujours l’École de Francfort. En 2014, il est enfin mis pour la première fois au programme des épreuves écrites de l’agrégation de philosophie, reconnaissance majeure. Nombre d’objections traditionnelles s’effondrent – par exemple l’accusation de productivisme, alors que les textes montrent à l’opposé, en lui, un pionnier du souci écologique. Dans Le Capital, il montre comment le capitalisme « épuise à la fois la terre et le travailleur ». Nous sommes dans une nouvelle appropriation d’une œuvre où il y a encore beaucoup à découvrir. Et c’est un heureux fait nouveau que le retentissement de son bicentenaire dans la jeunesse états-unienne…

Regards. Et vous, quel jeune homme étiez-vous ? Comment êtes-vous devenu « marxiste » ?

Par la politique. En sept ans d’études philosophiques, on ne m’avait presque pas parlé de Marx. J’ai passé l’agrégation en 1949 sans le connaître. En khâgne, j’étais sartrien. À Normale Sup, où Althusser fut nommé en 1948 "caïman", c’est-à-dire préparateur des agrégatifs de philo, lui-même n’était encore qu’un marxiste débutant… Il nous parlait surtout de Bachelard. C’est l’énorme audience qu’avait alors le Parti communiste à la rue d’Ulm même qui m’a fait évoluer. Reçu en bon rang à l’agrégation, on me nomme au lycée français de Bruxelles. L’ambassade m’organise un cycle de conférences pour faire valoir la culture française, mais je suis en train de passer de Sartre à Marx, comme je l’explique à un public très bourgeois, au plus fort de la guerre froide... Malgré les mises en garde, je vais jusqu’au bout, je termine le cycle en disant : « Entre Sartre et Marx, notre choix est fait ». C’est comme si j’avais lancé une boule puante. Convoqué le lendemain même par l’ambassadeur, je suis brutalement révoqué, pour pur délit d’opinion. Alors j’adhère au Parti communiste. Le Marx auquel je suis venu d’abord n’est pas le philosophe, mais le communiste.

Regards. Vous n’aviez pas encore croisé les communistes ?

Si, mais j’étais repoussé autant qu’attiré par ce que je voyais du parti, le stalinisme dans sa caricature estudiantine. Mais ma révocation scandaleuse ne me laissait pas le choix. On ne sait plus ce qu’a été la répression anticommuniste des années 50. Féroce. Envoyé en punition dans une petite ville de province, j’ai frôlé la radiation de l’Éducation nationale, à laquelle je n’ai échappé qu’en résiliant mon sursis d’incorporation militaire. Mais on m’a expédié dans un régiment ex-disciplinaire en Algérie…Et c’est là que j’ai lu avec un soin extrême Le Capital (Lucien Sève va chercher ses notes de lecture d’alors, quatre-vingt pages d’écriture fine avec lignes numérotées).

Regards. C’est la révélation ?

Très au-delà de ce que j’attendais… Bien sûr, j’ai découvert l’économie politique et sa critique marxienne. Mais bien autre chose aussi : ce que Lénine appelait « la logique du Capital », la dialectique de Hegel profondément retravaillée en sens matérialiste, un vrai trésor de pensée. Dès ce moment, je deviens un enthousiaste de la dialectique, ce que je suis toujours. Et je dois dire qu’une de mes stupéfactions est de constater combien peu de marxistes et plus largement d’intellectuels y portent attention… Mais ce n’est pas tout. La seconde découverte fut plus bouleversante encore, et plus intime. Travaillé par des interrogations juvéniles sur le sens de la vie, je découvre en Marx un penseur qui entend ces questions et y offre une réponse puissamment neuve pour moi. Je découvre un Marx grand penseur de l’individualité, justement parce que grand penseur de la société – chose qui reste à mes yeux encore bien trop peu vue aujourd’hui. C’est de cette lecture-choc qu’est né Marxisme et théorie de la personnalité. Plus tard seulement, j’ai aussi découvert à quel point ce souci de l’individu marque tout le communisme marxien. Dans le Livre I du Capital, il écrit que le communisme est (c’est-à-dire doit être) « une forme de société supérieure dont le principe fondamental est le plein et libre développement de chaque individu ». Vue cruciale, qui fait corps avec la socialisation, et que le drame du communisme historique est d’avoir entièrement méconnue. Le stalinisme – par là, j’entends bien plus que ce qu’a fait Staline lui-même – a été à l’antipode, et par là a fait un tort incalculable à Marx. Il ne faut pas hésiter à dire que le communisme de Marx est en même temps et au même degré un individuellisme : il ne peut y avoir émancipation du genre humain qui ne soit en même temps celle de tous les individus. Point absolument capital pour ce qui est de nos tâches en ce XXIe siècle.

Regards. Vous disiez que, jeune homme, vous étiez sartrien… Finalement, dans votre façon d’être, il y a une continuité avec Sartre, pour qui il n’est de liberté que celle d’un sujet ?

(Rires) Oui, il y a du vrai ! Ce qui veut dire que mon communisme n’a pas trahi mes choix d’adolescent… Mais ce que Marx m’a appris, c’est que pour changer la vie, il est indispensable de transformer le monde, de sorte que le libre développement de chacun renvoie à beaucoup plus que la liberté du sujet sartrien… La grande erreur, n’est-ce pas justement d’opposer liberté individuelle et objectivité sociale ? C’est en s’appropriant ce « monde de l’homme », sans cesse sécrété par l’humanité en dehors des individus, que chacun s’hominise en acquérant les moyens de sa liberté. Ce que dit la sixième thèse de Marx sur Feuerbach : l’essence humaine – ce qui fait de nous les humains que nous sommes – n’est autre que « l’ensemble des rapports sociaux », intériorisés en des personnalités autonomes. Plus tard, j’ai découvert que cette thèse était la cheville ouvrière d’une œuvre psychologique superbe, celle du grand psychologue soviétique Lev Vygotski. Voilà qui définit un matérialisme à l’opposé du mécanisme sommaire auquel plus d’un socialiste réduisait la pensée marxienne dans les années 1870, qui faisait dire à Marx « je ne suis pas marxiste », et à quoi Jaurès n’avait pas tort de se refuser.

Regards. Aujourd’hui, on peut dire que cet impensé de l’individualité est devenu un problème politique essentiel et pratique. Le PCF n’est pas seul concerné…

On est même là au cœur de l’obsolescence de la forme-parti, avec sa foncière verticalité de pouvoir. Comment peut-on faire avancer l’émancipation sociale générale avec une organisation dont les acteurs ne peuvent avoir eux-mêmes la maîtrise ? J’ai de plus en plus vécu comme insupportable cette contradiction dans le PCF, surtout à partir du moment où je me suis mis à la combattre du dedans… Il est capital d’inventer enfin un mode d’organisation transformatrice fonctionnant entièrement à la centralité horizontale.

Regards. Si l’on s’accorde sur cette idée qu’il n’y a pas d’action politique viable qui ne fasse droit à la personne, à sa créativité, sa temporalité, sa liberté… il faut alors repenser la façon de fabriquer du collectif. Que pensez-vous du travail de Jean-Luc Mélenchon pour reconstruire du commun politique ?

N’étant plus sur le terrain, vu mon grand âge, je ne peux répondre qu’à partir de ce que je lis et vois. Je suis, comme tous, très sensible à ce qu’il a puissamment contribué à relancer, en rendant crédibilité à l’effort transformateur commun. Mais, contradictoirement, il enferme ce mouvement dans une personnalisation outrancière de la décision stratégique. Je crains fort que ce mélange détonant ne soit voué à produire de graves déceptions. Ce qu’il faudrait, au contraire, c’est jouer à fond la carte de la démocratie décisionnelle, qui exige en permanence vrai débat, vraie collectivité de réflexion. C’est difficile, mais c’est vital. L’expérience militante à laquelle participe mon fils Jean à Sarlat est très instructive en ce sens pour lui, et indirectement pour moi. Je le dis un peu brutalement : des chefs, on n’en veut plus.

Regards. Il existe une multitude de collectifs plus ou moins formalisés, plus ou moins explicitement politiques, qui prennent des initiatives dans tous les champs de la société. Mais comment leur donner force politique ?

La multitude ne sera une force qu’en se donnant une cohérence, et qu’est-ce qui peut apporter la cohérence, si l’on refuse celle qu’impose l’autoritarisme vertical ? C’est le partage d’une juste vision d’ensemble. Or trop rares encore ceux qui osent se convaincre de cette vérité d’évidence : nous vivons l’entrée historique du capitalisme en phase terminale, la tâche qui domine tout est donc l’invention concrète d’un postcapitalisme. Énorme tâche du XXIe siècle, qui ne s’accomplira pas d’un coup, comme en rêvait la révolution à l’ancienne, mais au contraire par enchaînement cohérent de grandes réformes révolutionnaires. Chaque collectif qui travaille en ce sens est dans le vrai, mais à condition impérative de mettre son objectif particulier à la hauteur de la visée transformatrice générale. C’est ce que le Parti communiste a fait de mieux en son histoire quand, dans le rapport des forces créé à la Libération, il fut le moteur d’avancées majeures comme la Sécurité sociale ou le statut de la fonction publique, que le capital s’acharne depuis trois quarts de siècle à liquider. Le moule n’est pas cassé, à preuve par exemple la loi sur l’IVG ou les acquis de luttes plus récentes.

Regards. Et aujourd’hui ?

C’est à cette stratégie qu’il faut donner puissamment corps, ce qui commence par des luttes d’idées bien plus mordantes et suivies que ce qui se fait aujourd’hui. Il faut disqualifier le capitalisme, système exploiteur désormais insupportablement destructeur de la planète et de l’humanité civilisée. On peut, on doit se proposer de passer à une libre autogestion sociale généralisée, enfin émancipée de la tyrannie archaïque de l’actionnaire. Et c’est aussi pourquoi il importe d’en finir avec la forme-parti à direction d’en haut, pour développer des réseaux de collectifs à centralisation horizontale, lieux de formation en nombre de citoyens responsables d’un communisme réinventé. Jaurès disait en 1901 : « Le communisme doit être l’idée directrice et visible de tout le mouvement ».

Regards. Cela fait deux fois que vous citez Jaurès…

Marx authentiquement compris, Gramsci et Jaurès de même, je pense que c’est un excellent bagage pour qui veut aujourd’hui changer la vie et révolutionner le monde…

Publié le 30/09/2018

Roland Gori « Parier sur la part ingouvernable de l’individu pour renverser les rois »

Maud Vergnol (site l’humanité.fr)

Dans son dernier essai, La Nudité du pouvoir, le psychanalyste Roland Gori explore « l’imposture » du moment Macron et propose une réflexion sur la nature et l’origine du pouvoir. Pour l’initiateur de l’Appel des appels en 2009, le pouvoir ne détient sa force que de notre cécité, et il est temps de crier que « l’empereur est nu ! ».

« Nous vivons un moment politique inédit, dont l’élection d’Emmanuel Macron est à la fois le symptôme et l’opérateur », affirmez-vous, mettant en garde contre la tentation de le sous-estimer dans une image réductrice du « commis de la finance ». Alors, où la complexité du macronisme se niche-t-elle ?

Roland Gori Emmanuel Macron est un personnage intéressant, beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Je suis l’un de ses plus fervents opposants, mais je pense qu’il faut reconnaître ses qualités pour mieux le combattre. Tout d’abord, il me semblait intéressant d’examiner le malentendu extraordinaire de son élection. En 2017, la plupart des peuples européens ont refusé les logiques austéritaires imposées par les différents gouvernements de démocratie libérale. Des États-Unis à l’Europe, ces gouvernements démocrates ou sociaux-libéraux ont fait la même politique de religion du marché que pouvait réaliser la droite traditionnelle. En France, ce « dégagisme » a abouti à une issue tout à fait atypique : c’est le produit d’un système dont les électeurs ne voulaient plus qui a pourtant été élu. Il s’agit d’un terrible malentendu. Emmanuel Macron, c’est Tancredi dans le Guépard de Visconti : « Il faut que tout change pour que rien ne change. » Son opportunisme dévoile celui de notre époque. Au regard de la première année de son quinquennat, le « vieux monde », qu’il a habilement dénoncé durant sa campagne, trouve chez ce jeune monarque républicain un de ses plus fervents défenseurs. Mais on ne peut pas pour autant lui reprocher de faire ce qu’il a dit. Cela révèle en France plusieurs choses. Celle qui doit le plus nous interpeller, c’est que, quelle que soit la belle campagne menée par Jean-Luc Mélenchon, elle n’a pas suffisamment rassemblé, et la gauche n’a pas pu s’imposer comme alternative crédible. En face, en guise de « réinvention » de la politique, Emmanuel Macron a fait émerger une nouvelle politique « ­a-politique ». Ce paradoxe est très intéressant. Le président de la République est un oxymore incarné.

Justement, on a beaucoup glosé sur le « et en même temps » d’Emmanuel Macron. En quoi cette formule « condense la vérité d’une signature politique », selon vos propres mots ?

Roland Gori Il en a habilement fait sa marque de fabrique politique. Du « ni droite ni gauche », qui rappelait un peu trop le fascisme, il a finalement revendiqué le « et droite et gauche », lui permettant de transcender les clivages traditionnels et de prendre le meilleur des deux camps. Il revendique cette formule comme réponse à la complexité du monde moderne. La France, enfin livrée au ravissement d’un économisme décomplexé et d’un humanisme affiché, pourrait assumer à la fois l’efficacité et la justice, le souci de l’entreprise et les exigences sociales. Bien sûr, c’est une fumisterie. Car nous le constatons sur l’emploi, l’écologie, l’éducation… il n’y a aucun « en même temps ». Car Emmanuel Macron a été sur un mirage, une illusion selon laquelle il allait faire progresser les idéaux citoyens en les rendant compatibles avec l’économie. Il a remis au goût du jour cette vieille lune saint-simonienne selon laquelle la justice sociale ne sera rien d’autre que le produit des bénéfices de l’économie. Ce qui explique qu’il se place lui-même sous l’enseigne du progrès, avec cette illusion vivace héritée du XIXe siècle selon laquelle l’efficacité des machines permettra le bonheur. « Quand on me parle du progrès, je demande toujours s’il rend plus humain, ou moins humain », disait George Orwell…

Le président de la République « invite les citoyens à s’autoexploiter, pour mieux se vendre en capital humain », écrivez-vous. Est-ce là l’essence du projet macronien et de sa « start-up nation » ?

Roland Gori Son projet consiste à considérer que l’entreprise est la matrice sur laquelle tout doit s’appuyer en matière individuelle et collective. Il existe chez Emmanuel Macron une théologie entrepreneuriale. Hors du foyer d’expériences de l’entreprise point de salut. L’individu serait réduit à une microentreprise libérale, autogérée, ouverte à la concurrence et à la compétition sur le marché des jouissances existentielles. Donc ceux qui ne fonctionnent pas comme une entreprise n’existent pas. C’était le sens de son discours sur « ceux qui ne sont rien ». Autrement dit, vous n’êtes pas humain si vous ne produisez pas. Nous sommes là au cœur du projet néolibéral, que Macron porte de manière très intelligente puisqu’il l’assoit en se servant de l’État. Il a parfaitement compris que la dérégulation doit être portée par les structures qui, habituellement, sont chargées de la régulation, c’est-à-dire l’État et les services publics. C’est dans ce but qu’il compte décomposer, démanteler toujours plus ces services et les recomposer sur le modèle de l’entreprise, comme pour la Poste, l’hôpital, ou même l’université… Même l’action sociale est frappée. Il s’agit, au nom de l’efficacité économique et de la charité, d’ouvrir l’immense espace de la pauvreté aux investisseurs et aux entrepreneurs. L’État n’a pas disparu, il a changé de fonction pour se fondre et se recomposer dans le creuset entrepreneurial. C’est la fameuse « start-up nation ». Le macronisme est en train d’imposer une vision du monde qui fait de l’entreprise « le foyer d’expérience », au sens foucaldien du terme, prônant la subordination de l’ensemble des secteurs à la logique des marchés financiers.

Alors l’élection d’Emmanuel Macron nous a déjà fait basculer dans une ère post­­- démocratique… ?

Roland Gori Nous sommes à la charnière d’une transition entre des démocraties libérales en décomposition et la possibilité d’une nouvelle forme de totalitarisme postdémocratique. La démocratie est en train d’être liquidée au profit d’une logique de gestion technico-financière des populations. On ne parle plus de peuple, mais de populations qu’on va gérer par des algorithmes prédictifs. Face à cette dépolitisation du monde, qui représente un risque majeur, nous perdons notre capacité de penser, de parler, de décider ensemble. L’espace public est liquidé. À l’aide d’un appareillage algorithmique contrôlant les réseaux sociaux, le pouvoir numérique finit par modeler et fabriquer l’opinion, en même temps qu’il leur prescrit des comportements préformatés. À partir du moment où se réduit le temps de rencontre entre citoyens qui peuvent débattre, on laisse libre court à l’externalisation des décisions politiques. Souvent par l’économie, qui décide désormais à la place du politique.

Votre livre est construit autour de l’idée de la nudité du pouvoir et raconte dès les premières pages le fameux conte d’Andersen les Habits neufs de l’empereur. Alors quels sont ces mécanismes qui conduisent à ce consentement intime par lequel les hommes et les femmes se font complices de leur aliénation ?

Roland Gori Ce conte d’Andersen met en évidence que nous sommes victimes d’impostures. Nous vivons face à l’injonction de se soumettre à une croyance pour ne pas passer pour un imbécile ou un inadapté. Un des opérateurs de la soumission des citoyens à un pouvoir qui les aliène et les exploite, c’est le conformisme. Un consensus qui nous conduit à adhérer à des illusions qui nous bernent. Le citoyen s’aveugle lui-même à l’imposture qui lui profite autant qu’il en est la victime. Dans le conte d’Andersen, c’est un enfant qui va s’écrier que le roi est nu, car il n’est pas encore pris dans une logique de conformisation sociale. C’est la part ingouvernable de l’individu. Et c’est là-dessus qu’il faut parier. Ce n’est pas seulement par la raison critique qu’on peut faire tomber les travestissements et les impostures de monarques. La révolte naît du fond infantile de l’humain, de cet insupportable sentiment d’injustice face à l’humiliation, à la dignité bafouée, aux injustices diverses.

Si nous étions capables de dire « l’empereur est nu », nous pourrions risquer de réaliser le désir démocratique.

Vous êtes aussi professeur émérite de psychopathologie clinique. Qu’apporte la psychanalyse à la compréhension du politique ?

Roland Gori Qu’est-ce qui fait qu’on externalise à un autre le soin de nous guider nous-mêmes ? Je me suis en effet toujours intéressé au pouvoir, et dans ma pratique de la psychanalyse et dans ma vie de citoyen engagé. Au-delà de la corruption des individus par le désir de servir un maître dans l’espoir d’en tirer profit, il me semble que nous avons tous tendance à chercher un autre qui puisse donner un sens et une cause aux comportements que nous pouvons avoir. D’ailleurs, même si la mode est plutôt au positivisme, que la psychanalyse est souvent malmenée, objet d’attaques plus ou moins légitimes, la demande des patients est toujours là. Concernant le pouvoir, ce sont bien nos croyances et nos attentes collectives qui le revêtent du sacre qu’il ne possède pas intrinsèquement. J’ai donc tenté d’y apporter une dimension psychologique et philosophique, à la manière de Walter Benjamin, dans l’idée que ces dimensions agitent les mécanismes les plus matériels de l’économie. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai toujours été intéressé, dans le courant marxiste, davantage par Gramsci ou Georg Lukács, que par le léninisme, qui m’a toujours paru d’un matérialisme non seulement rugueux, mais aussi politiquement dangereux, puisque je suis très critique du taylorisme dans le cadre de mon combat contre l’évaluation. Laquelle est, pour moi, une manière de mettre les travailleurs sous tutelle d’une soumission librement consentie. Pour Lénine, Taylor était un bienfaiteur de l’humanité, pour moi, c’est un criminel de l’humanisme des métiers. La ­question du pouvoir est à l’intersection des aliénations subjectives que ma pratique clinique met en évidence, mais aussi des aliénations sociales qui, finalement, poussent les individus à se soumettre à des intérêts qui ne sont pas les leurs.

Vous citez beaucoup Hannah Arendt, pour qui la crise est le moment politique par excellence, qui ouvre la possibilité d’inventer… ou de sombrer dans la catastrophe. Face à cela s’impose l’exigence d’invention. « Inventer, ce n’est pas offrir le spectacle d’une innovation, écrivez-vous. C’est créer les conditions d’un commencement imprévisible »…

Roland Gori Face à un totalitarisme du marché, au danger de l’extrême droite, il faut trouver une troisième voie. Elle ne peut pas être le mirage macronien. Elle se construira sur les lieux de travail, où pourront s’émanciper les citoyens et se reconstruire la démocratie. Il faut redonner au politique toute sa place désertée au profit des règles technico-financières. Le politique est ce qui se construit par la parole, les œuvres, les services et les actions entre les humains. Je suis convaincu que nous ne parviendrons pas à créer un véritable paradigme politique alternatif si nous ne procédons pas à une analyse sociale du travail et à une analyse psychopathologique des relations au pouvoir que celle-ci requiert. Et si nous ne quittons pas la langue de l’adversaire pour créer un nouveau langage à même de dire notre libération. 

La Nudité du pouvoir. Comprendre le moment Macron, de Roland Gori, les Liens qui libèrent. 208 pages, 17,50 euros.

 

Un manifeste des œuvriers

Avec Bernard Lubat et Charles Silvestre, Roland Gori a publié chez Actes Sud, en 2017, un Manifeste des œuvriers qui appelle à redonner du sens et de la vie à un monde du travail soumis aux diktats du rendement et de l’évaluation. Ce manifeste revendique la place de l’homme au centre des activités de production et de création, pour lutter contre la normalisation technocratique et financière. Faire œuvre, c’est restituer aux métiers leurs dimensions artisanales et artistiques, et revivifier une scène démocratique délabrée, affirme le psychanalyste.

 

Entretien réalisé par Maud Vergnol

Publié le 28/09/2018

Un succès sans culture

(site journalzibeline.fr)

 

Les AmFIs de la France Insoumise ont réuni à Marseille près de 3 500 participants attentifs aux questions sociales, écologiques, sociétales. Mais culturelles ?

Le discours de Jean-Luc Mélenchon a clôturé avec brio des Universités d’été qui ont rassemblé des militants nombreux, souvent jeunes, divers de genres et d’origines, défenseurs de causes particulières, antinucléaires, légalisateurs de cannabis, antispécistes, LGBT. Tous anticapitalistes évidemment, pour une société nouvelle refusant le pseudo impératif économique brandi comme une loi de la nature.

Mais au cœur de cette Université enthousiaste et chaleureuse, ce sont certaines absences, des oublis plus ou moins volontaires, qui marquaient aussi les discours et les gestes. Alors que l’urgence d’une révolution écologique et de la production énergétique était clamée haut et fort, que le désir d’une Europe libérée des lobbies s’affinait, que le refus des inégalités grandissantes construisait un avenir possible pour notre modèle social aujourd’hui mis à mal, on notait l’absence dans les discours d’une allusion aux syndicats, mais surtout au Parti Communiste, malgré les poings levés et l’Internationale entonnée dès que Mélenchon quitta la tribune. De même, et sans doute moins volontairement, on pouvait noter l’absence d’un discours construit sur les politiques culturelles. Aucune allusion, même, aux enjeux, aux luttes, aux difficultés auxquelles le secteur est confronté.

La culture aux spécialistes

Il y avait bien, parmi les 134 ateliers prévus, un « parcours culturel », séparé d’ailleurs de celui de « l’éducation populaire », ce qui est étonnant pour un mouvement qui veut rassembler « le peuple ». Et lorsqu’en conférence de presse on interroge Manuel Bompard, tête de liste FI pour l’élection européenne, sur l’absence de toute évocation de la culture dans les propos des 5 élus ou candidats rassemblés, il répond qu’il n’est pas spécialiste. Comme si la mesure de l’enjeu n’avait pas été prise, à la FI, quand bien même un « parcours » a été prévu, ce qui n’était pas le cas l’an dernier.

Car si pour la FI la culture ne semble pas une question populaire, elle ne relève pas non plus du champ politique. Les quelques ateliers du parcours en témoignaient : peu suivis alors que la plupart des amphis étaient débordant de monde et d’enthousiasmes, aucun ne posait la culture et les arts en termes politiques de démocratie et de droits culturels du citoyen, de défense des artistes et de financement du secteur, de liberté de création, de décentralisation, de représentativité, de diversité. Il n’était pas question non plus des enjeux strictement politiques, de la confiscation par l’Elysée des moyens et des missions du Ministère, de la marchandisation du patrimoine public et du financement public du patrimoine privé, de l’affaiblissement actuel de la Ministre et du Ministère, de la mise en difficulté par l’État du financement culturel des collectivités locales.

Plus étonnant encore, à la veille de la campagne des Européennes, rien n’était dit sur sa politique culturelle. Faut-il rappeler que celle-ci est confiée aujourd’hui à Tibor Navracsics, ancien directeur de cabinet de Viktor Orbán, irrédentiste et nationaliste, arcbouté sur les pseudos valeurs identitaires d’une Hongrie plus que réactionnaire ?

La beauté est ailleurs

Dans les ateliers étaient invités des intellectuels et artistes sympathisants, et dont la notoriété n’est plus à faire. Mais dont la représentativité est problématique : des hommes, blancs, souvent d’un âge certain, contrastant fortement avec la diversité et la jeunesse des autres AmFIs, et en difficulté face à un auditoire dispersé et peu réceptif.

Ainsi Charles Plantade, le plus jeune, parlait de la nécessité du droit d’auteur dans une attitude défensive qui augurait mal de la compréhension du problème de la rémunération des artistes par la salle. Michel Simonot, mal à l’aise, faisait lire Delta Charlie Delta, sa pièce sur les adolescents morts dans le transformateur, et qui ont été à l’origine des émeutes de 2005, à Christian Benedetti. Il mit en évidence les enjeux esthétiques de sa langue dramatique (« Je leur ai donné une langue ») et se réjouit aussi de l’accueil de cette pièce « qui les concerne » dans les établissements scolaires : l’ensemble restait anecdotique, relevant davantage d’une performance artistique que de la vision d’une politique culturelle pouvant mettre l’art en relation avec la réalité sociale.

Christian Benedetti se demandait quant à lui, lors d’un atelier qui suivait avec le même auditoire clairsemé, « Ce que peut le théâtre ». Il fut passionné, mais guère plus convaincant sur le fond. En butte à une assemblée qui connaissait mal les réalités d’un secteur en grande difficulté économique et idéologique. Il tenta de dire combien, à force de coups sur la tête, le théâtre emboitait aujourd’hui le pas à la marchandisation à l’œuvre dans les arts plastiques. Combien il luttait ou cédait à la privatisation des salles, à la disparition du service public, au repli sur un entre-soi délétère. Il fit sentir, par instants, la difficulté personnelle de conserver un élan pour donner à voir l’art, le théâtre, dans une société où chacun est « captivé, capturé, par des industries culturelles qui assènent du préformaté auquel on ne peut échapper ».

Mais s’il parvint à dire son découragement, et ses combats, aucun relais n’était présent pour effectuer l’analyse nécessaire des changements à opérer, à désirer. Pourtant Jean Luc Mélenchon, au début de son discours, affirmait l’indispensable place de la beauté dans la vie du peuple. Mais il parlait de repeindre les murs d’une école, et non d’élaborer une politique culturelle pour que la beauté puisse advenir…

AGNÈS FRESCHEL
Septembre 2018

Les AmFIs, Université d’été de la France Insoumise, ont eu lieu à Marseille, Parc Chanot, du 23 au 26 août.

Publié le 26/09/2018

Populisme de gauche, du nouveau ?

(site ensemble-fdg.org)

Le dernier livre de Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche[1],offre l’occasion de faire le point sur les fondements, les évolutions et les problèmes de ce qui se présente comme une nouvelle stratégie pour la gauche[2]. On envisagera cet ouvrage en le replaçant dans la lignée d’autres écrits, en particulier le livre fondateur d’Enersto Laclau La raison populiste[3].

Une conception tronquée de la politique

Tout au long de ses écrits, Chantal Mouffe dénonce à juste titre l’illusion d’une politique sans conflits. Elle critique les conceptions consensuelles de la démocratie en affirmant « la nature hégémonique de tout ordre social »[4]. Dans son dernier ouvrage, elle oppose « deux façons d’envisager le champ politique. L’approche associative le présente comme la sphère de la liberté et de l’action de concert. À l’inverse l’approche dissociative le conçoit comme l’espace du conflit et de l’antagonisme[5] » et logiquement elle se réclame explicitement de cette dernière conception.

Cette opposition est réductrice. La désignation d’un adversaire/ennemi[6]est certes la condition du combat politique et la construction d’une frontière entre « le eux et le nous », pour reprendre le vocabulaire de Mouffe, est nécessaire. Mais la politique ne peut s’y réduire. L’espace politique est aussi un espace où se construit du commun à travers notamment l’élaboration de projets politiques. En ce sens, on ne peut opposer comme elle le fait les approches associative et dissociative de la politique qui forment un tout indissociable. Certes se focaliser sur l’approche associative a pour conséquence,in fine, de nier l’existence des conflits. Mais l’approche dissociative dont elle se réclame oublie que la politique ne peut se réduire à un strict rapport de forces.

À trop se focaliser sur l’ennemi/adversaire, on risque d’oublier la question du projet pour lequel on se bat. L’opposition « nous/eux » ne peut être féconde que surdéterminée par un projet émancipateur porteur d’un imaginaire social de transformation, comme l’a été en son temps l’idée de communisme[7]. Dans Pour un populisme de gauche, Mouffe précise cependant la nature de ce projet, radicaliser la démocratie – nous verrons plus loin ce qu’elle entend par là et les problèmes que cela soulève -, mais cela ne l’empêche pas tout au long de cet ouvrage de se focaliser sur la frontière entre le « eux et le nous » comme constituant le critère essentiel de l’action politique.

La question de l’extrême droite

Cette centralité est lourde de conséquences dans sa manière de traiter l’extrême droite. Mouffe n’emploie d’ailleurs jamais pour ces formations politiques le terme « extrême droite », terme qu’elle critique vertement, mais celui de « populiste de droite ». Elle reprend ainsi les antiennes des classes dirigeantes et des médias dominants qui qualifient de populiste l’extrême droite et la gauche de transformation sociale et écologique avec l’objectif d’amalgamer des courants politiques opposés et ainsi de discréditer les propositions de cette gauche. Mais là n’est pas le plus grave.

Prisonnière de sa conception de la politique comme création d’une frontière entre le « eux et le nous », et constatant que c’est aussi la démarche de l’extrême droite, elle reprend l’idée que face au néolibéralisme, « populisme de droite » et « populisme de gauche » mèneraient ainsi, chacun à leur manière, un combat contre le « système ». Elle en vient ainsi à écrire « que la plupart des demandes exprimées par les partis populistes de droite sont des demandes démocratiques auxquelles devrait être apportée une réponse progressiste[8] ». Pour justifier sa position, Mouffe indique que « ces revendications émanent de groupes qui sont les principaux perdants de la mondialisation néolibérale […] Une approche populiste de gauche devrait tenter de proposer un vocabulaire différent afin d’orienter ces demandes vers des objectives égalitaires […] leur sentiment d’exclusion et leur désir de reconnaissance démocratique, exprimés auparavant dans un langage xénophobe, (peuvent) se traduire dans un autre vocabulaire et être dirigés vers un autre adversaire[9] ».

Il est vrai qu’une partie de l’électorat de l’extrême droite est constituée de victimes des politiques néolibérales. Mais Mouffe ne semble pas voir que, pour cet électorat, les questions sociales sont vues à travers un prisme xénophobe et raciste surdéterminant une vision qui mobilise des affects puissants comme le ressentiment et la peur, où les passions mobilisées renvoient surtout à la haine de l’autre.Mouffe fait pourtant un long développement sur la nécessité de prendre en compte la force des affects en politique. Elle critique, à juste titre, une vision strictement rationaliste de la politique et pointe « le rôle décisif que jouent les affects dans la constitution d’identités politiques[10] ». Mais dans le cas de la xénophobie et du racisme, cette analyse est mise de côté et tout se passe comme si elle considérait les affects liés au racisme et à la xénophobie comme une simple couche superficielle car les individus touchés sont celles et ceux qui sont écrasés par le capitalisme financiarisé. Elle tombe là dans un économisme rationaliste, alors même qu’elle affirme par ailleurs très justement que « les identités politiques ne sont pas l’expression directe de positions objectives au sein de l’ordre social[11] ».

Ces affects mortifères pourraient donc être éradiqués simplement en changeant de vocabulaire. Est-ce vraiment si simple ? Elle ne nous dit d’ailleurs rien de ce que devrait être ce nouveau vocabulaire. S’agit-il de faire des concessions à la xénophobie en reprenant à son compte certains propos sur les migrants comme certains à gauche sont tentés de le faire[12] ? Gagner des électeurs aujourd’hui acquis à l’extrême droite suppose d’abord de rester ferme dans le combat et l’argumentation contre le racisme et la xénophobie. Toute concession  sur ce terrain ne peut que les renforcer dans leurs convictions et crédibiliser encore plus les formations politiques qui en ont fait leur doctrine. Cela suppose aussi d’être capable de transformer la rancœur haineuse, à la racine du racisme et de la xénophobie, en une espérance qui permet de se projeter dans l’avenir. C’est donc dans la construction d’un nouvel imaginaire émancipateur que réside la solution. La formation d’un tel imaginaire ne se décrète évidemment pas. Elle ne peut être qu’une création inédite, le produit de luttes sociales, de victoires, même partielles, d’espoirs qui petit à petit prennent le dessus sur la résignation dessinant ainsi l’horizon d’une société à advenir.

Dans la situation actuelle, la position de Mouffe ne peut que légitimer encore plus le Front national et nous désarmer dans le combat contre lui. Dans un texte synthétique présenté comme une feuille de route pour la « gauche populiste », Christophe Ventura, animateur du site Mémoire des luttes, refuse toute consigne de vote contre l’extrême droite lorsque cette dernière est opposée à un candidat du « système » sous prétexte qu’elle « n’a en réalité que très peu de chance d’être en position de conquérir le pouvoir[13] ». Il espère donc et mise sur le fait qu’une majorité d’électeurs ne suive pas sa recommandation ! De son côté, poussant jusqu’au bout ce type d’analyse, l’économiste Jacques Sapir, qui vient de la gauche, en est arrivé à défendre une alliance avec le Front national.

Radicaliser la démocratie

Mouffe indique clairement vouloir mettre la question de la démocratie au cœur d’un projet d’émancipation. Constatant que « les valeurs démocratiques continuent de jouer un rôle décisif dans l’imaginaire politique de nos sociétés[14][…] et qu’il pousse à étendre la liberté et l’égalité à une multiplicité de champs nouveaux[15] », elle se fixe comme objectif de « radicaliser la démocratie ». On ne peut que partager cette analyse, cet objectif et son rejet du « faux dilemme entre réforme et révolution[16] » ainsi que sa volonté de distinguer le libéralisme économique du libéralisme politique (existence d’un État de droit, séparation des pouvoirs et libertés démocratiques). Néanmoins trois problèmes demeurent.

Ennemis ou adversaires ?

Pour Mouffe, « le but de la politique démocratique est de construire le “eux” de telle sorte qu’il ne soit plus perçu comme un ennemi à détruire, mais comme un adversaire […] Un adversaire est un ennemi, mais un ennemi légitime avec lequel on partage des points communs parce que l’on partage avec lui une adhésion aux principes éthico-politiques de la démocratie libérale : la liberté et l’égalité. Mais nous sommes en désaccord quant à la signification et la mise en œuvre de ces principes[17] ». Pour elle donc « la finalité de la démocratie est de transformer l’antagonisme en agonisme[18] ».

La distinction entre ennemi et adversaire semble séduisante, mais toute la question est de savoir selon quels critères distinguer l’ennemi de l’adversaire. Réponse de Mouffe : « adhésion aux principes éthico-politiques de la démocratie libérale : la liberté et l’égalité ». Petit problème, les principes de liberté et d’égalité n’existent pas en soi mais ne prennent sens que dans leur déclinaison concrète. Prenons un exemple concret. Le Medef, et plus globalement le néolibéraux, promeuvent la liberté d’entreprendre comme un principe absolu. Nous savons que tout processus d’émancipation devra y mettre un terme et donc qu’il devra s’attaquer à ce principe. Le désaccord sur la mise en œuvre de ce principe qu’évoque Mouffe se traduit ici concrètement par sa remise en cause radicale. Comment Mouffe considérait-elle cette remise en cause ? Dans quelle catégorie range-t-elle ceux qui veulent remettre en cause ce principe ? On pourrait ainsi multiplier les exemples concrets qui montrent les ambigüités, voire les contradictions du critère proposé.

La période dite des «  Trente glorieuses » en est une autre illustration. Ce ne sont pas « les points communs » partagés avec les classes dirigeantes qui ont permis les avancées sociales à l’époque, mais des rapports de forces concrets suite à la seconde guerre mondiale qui les ont forcé à accepter « le compromis fordiste ». Ce dernier a été remis en cause dès que l’occasion en a été donnée et surtout quand cette configuration ne garantissait plus au capital un taux de profit suffisant. Les classes dirigeantes ont fait alors voler en éclat sans problème les points communs et principes éthico-politiques de la démocratie libérale dont Mouffe pensent qu’ils sont à la base de la démocratie libérale.

Il y a en fait une certaine naïveté dans ses propos lorsqu’elle écrit que la « confrontations entre des projets hégémoniques opposés qui ne peuvent être réconciliés rationnellement […] est mise en scène à travers une confrontation réglée par des procédures acceptées par les adversaires[19] ». Le problème est que les conflits sociaux ne se règlent pas comme des duels entre gentlemen et il est assez peu probable, comme le montrent nombre d’expériences historiques, que les classes dirigeantes acceptent tranquillement de se plier à des règles si celles-ci ont pour conséquence de les déposséder de leur pouvoir.

Bref, et c’est un paradoxe, partant d’une conception uniquement conflictuelle de la politique, elle aboutit, au nom de la distinction entre ennemis et adversaires, à considérer qu’« il faut qu’il y ait un consensus sur les institutions de base de la démocratie et sur les valeurs “ethico-politiques” qui définissent l’association politique[20] ». Partant d’une vision hypertrophiant et essentialisant l’opposition amis/ennemis, elle en vient, pour traiter politiquement cette opposition à prôner un consensus sur les institutions[21]et les principes qui les fondent.

La démocratie représentative horizon indépassable ?

Se plaçant dans le strict cadre de la démocratie libérale et réduisant la finalité de la démocratie à transformer l’antagonisme en agonisme, elle est amenée assez logiquement à borner son horizon à la démocratie représentative. Si elle critique à juste titre la vision de la Multitude de Hardt et Négri, elle ne répond pas à l’objection majeure qu’ils opposent au populisme : « le pouvoir du peuple est sans cesse mis en avant, mais au bout du compte c’est une petite clique de politiciens qui décident[22] ». Est ainsi évacué par elle tout un pan de la sociologie critique, de Max Weber, Robert Michels ou Moisei Ostrogorski dès le début du XXesiècle, à Pierre Bourdieu plus récemment.

Elle ne semble pas voir que le « gouvernement représentatif » s’est mis historiquement en place à la fin du XVIIIesiècleavec l’objectif explicite d’exclure les classes populaires (sans même parler des femmes) de toute possibilité de se mêler des affaires du gouvernement[23]. Non seulement le corps électoral est restreint (suffrage censitaire), mais les conditions d’éligibilité restreignent encore la couche des élus possibles (cens d’éligibilité). Si aux XIXeet XXesiècles, la fin du suffrage censitaire et l’élargissement du suffrage universel arrachés de haute lutte, semblent transformer la nature du lien représentatif avec la transformation du « gouvernement représentatif » en « démocratie représentative », les mécanismes d’exclusion sont toujours à l’œuvre. Nous vivons dans une oligarchie élective libérale : oligarchie, car nous sommes gouvernés par un petit nombre ; élective, car nous sommes appelés régulièrement à choisir par notre vote ces individus ; libérale, car nous avons historiquement arraché un certain nombre de droits, que les classes dirigeantes essaient d’ailleurs en permanence de rogner.

Radicaliser la démocratie suppose de remettre en cause ce processus. L’objectif d’une politique démocratique devrait être la participation de toutes et tous à tout pouvoir existant dans la société. C’est à partir d’un tel objectif que devraient être mises en place les institutions qui facilitent sa réalisation et débattue l’existence de formes de représentation. Contrairement à ce qu’affirme Mouffe, la mise en œuvre d’une démocratie active[24] n’est pas contradictoire avec le pluralisme politique ni avec l’existence des partis politiques. On voit mal comment la « conception radicale de la citoyenneté […] la participation active à la communauté politique[25] », qu’elle appelle de ses vœux par ailleurs, pourraient être compatibles avec les mécanismes actuels de la représentation qui dépossèdent « le peuple » des décisions politiques.

Pour Mouffe, « C’est le manque de débat agonistique, et non pas le fait même de la représentation, qui prive le citoyen de sa voix[26] ». Le débat et la confrontation d’idées sont évidemment des conditions indispensables à la démocratie. Mais croire que ceux-ci suffiraient à neutraliser les effets pervers de la représentation relève d’une certaine naïveté qui fait fi du rôle de l’État.

La question de l’État

Mouffe renvoie dos à dos « l’approche réformiste (qui) envisage l’État comme une institution neutre […] et l’approche révolutionnaire (qui) le considère comme une institution oppressive qu’il faut abolir ». On pourrait discuter de cette présentation qui semble oublier que les sociaux-démocrates avant leur conversion au néolibéralisme ont historiquement défendu l’idée qu’il faudrait le réformer et que les marxistes révolutionnaires n’ont jamais parlé de l’abolir et n’envisageaient son dépérissement que dans un processus complexe. Mais l’essentiel n’est pas là. Mouffe, à juste titre, considère l’État, qui ne peut se réduire à l’appareil gouvernemental, comme un enjeu de lutte politique. La transformation de l’État social en État néolibéral autoritaire montre bien qu’il y a là un enjeu politique majeur.

Néanmoins deux questions liées entre elles ne sont pas abordées : la question des contre-pouvoirs et celle de « la participation active à la communauté politique ». On peut certes penser qu’il est possible d’engager un processus de transformation profonde de l’État de telle sorte que ce dernier puisse être perméable à la multiplicité des demandes démocratiques. Mais l’État, même transformé en profondeur, restera une instance habitée par une techno-bureaucratie, séparée de la société et qui s’élève au-dessus d’elle. De ce point de vue, la reprise par Mouffe de la thèse de Gramsci sur l’« État intégral », incluant à la fois la société politique et la société civile, est pour le moins problématique. Elle fait l’impasse sur la question décisive des contre-pouvoirs qui devront être puissants, même dans une société où la démocratie aura été radicalisée. Sa critique de la thèse sommaire du dépérissement de l’État pour laquelle la disparition de l’État correspondrait à une société sans contradictions sociales, totalement transparente à elle-même, ne doit pas nous faire jeter le bébé avec l’eau du bain. L’État ne peut résumer l’activité politique instituante et créer les conditions d’une participation pérenne des citoyen-nes à la décision politique doit passer par des institutions politiques spécifiques qui ne peuvent être réduites à l’État et à ses appareils.

Le préalable du cadre national

Pour Mouffe « la lutte hégémonique qui cherche à revitaliser la démocratie doit commencer à l’échelle de l’État-nation. […] Ce n’est que lorsque cette volonté collective aura été consolidée qu’une collaboration avec des mouvements similaires dans d’autres pays pourra être productive[27] ». Cette position pose un double problème. D’une part, elle semble ignorer qu’une grande partie des politiques menées dans un pays européen sont élaborées par les gouvernements dans un cadre européen. Refuser d’agir au niveau européen en attendant que le processus de transformation démocratique soit mené à bien dans le cadre national, c’est se condamner à subir le poids des décisions prises au niveau européen.

Mais surtout, c’est ne pas voir qu’un pays entamant un tel processus subira immédiatement des mesures de rétorsion prises par les institutions et les gouvernements européens. La construction d’un mouvement social et citoyen à l’échelle européenne est donc décisive si on ne veut pas que ce pays reste isolé. Un des problèmes qu’a rencontrés le gouvernement Syriza a été la faiblesse des mouvements de soutien à l’échelle européenne alors que la Grèce était étranglée financièrement par les décisions de l’Eurogroupe et de la BCE. La capitulation du gouvernement grec, isolé au plan européen, s’explique aussi par cet élément.

La construction d’un mouvement social et citoyen à l’échelle européenne est évidemment compliquée, comme en témoigne hélas l’échec du Forum social européen. Raison de plus de s’y atteler. Il ne s’agit pas, ce faisant, de déserter le terrain national et une rupture avec l’ordre néolibéral passera probablement par une victoire électorale de forces de la gauche de transformation sociale et écologique dans un ou plusieurs pays. Le levier national est donc tout à fait décisif. Certes, Mouffe voit bien que « la lutte contre le néolibéralisme ne peut se gagner à l’échelle nationale et qu’il est nécessaire d’établir une alliance au niveau européen[28] », mais sa stratégie étapiste – l’État-nation d’abord, l’Europe ensuite – ne peut mener qu’à l’échec tant les questions européennes et nationales sont imbriquées.

Construire le peuple ?

Rappelons très schématiquement la conception de Laclau dans La raison populiste. Laclau se veut en rupture avec ce qu’il nomme « l’essentialisme marxiste ». Pour lui, il faut « concevoir le “peuple”[29]comme une catégorie politique non comme un donné de la structure sociale »[30]. Ce point est tout à fait décisif. Il n’y a pas de fondements objectifs qui permettent de définir l’acteur historique, le sujet de la transformation sociale, celui-ci est le résultat d’un processus politique. Si on ne peut qu’approuver Laclau sur ce point, la façon dont il envisage la construction du « peuple » comme un sujet et l’idée même de « construire le peuple » pose problème. Car la question immédiate est qui le construit ? Si on remplace le mot peuple par prolétariat, on retrouve là la thématique classique du substitutisme avant-gardiste dans laquelle, in fine, le prolétariat, ici le peuple, doit être construit politiquement par une entité extérieure. La question est de savoir quelle est cette entité.

Laclau part des demandes sociales spécifiques, qu’il qualifie de « démocratiques », hétérogènes et insatisfaites existant dans la société. Peut se former ainsi une « chaine d’équivalence » qui permet de les unifier et de construire ainsi un « peuple », étant entendu que toute demande sociale non satisfaite n’a pas la possibilité de s’intégrer à la chaine d’équivalence si « elle entre en conflit avec les fins particulières des demandes qui sont déjà des maillons de la chaine[31] ».

Mais la formation d’une chaine d’équivalence, donc un « peuple », n’est possible que si une des demandes insatisfaites arrive à incarner l’ensemble des autres demandes : « une demande déterminée, qui était peut-être à l’origine une demande parmi d’autres, acquiert à un certain moment une importance inattendue et devient le nom de quelque qui l’excède[32] » Pour que « le peuple » puisse se constituer, il faut « l’identification de tous les maillons de la chaine populaire à un principe d’identité qui permette la cristallisation de toutes les demandes différentes autour d’un dénominateur commun – lequel exige, évidemment, une expression symbolique positive[33] ». Alors « une frontière d’exclusion divise la société en deux camps[34] ». C’est la division entre « eux et nous ».

Or ce « principe d’identité » aboutit à la domination d’une demande sociale particulière qui prendrait un caractère universel. Laclau retrouve donc sous le nom de « peuple » le sujet universel unique avec la centralité d’une oppression particulière, niant ainsi, de fait, la pluralité des oppressions et leur non hiérarchisation. De plus, ce que n’explique pas Laclau, c’est pourquoi et comment une demande sociale spécifique devient-elle un référentiel universel permettant, comme il l’affirme, de construire le « peuple » ? Et, question primordiale, comment faire pour que ce référentiel universel devienne progressiste et comment le « populisme de gauche » peut-il l’emporter sur celui de droite ? Autant de questions sans réponses. En fait, nous verrons plus loin que Laclau a une solution qui est pour le moins discutable.

Dans Pour un populisme de gauche, Mouffe reprend, pour l’essentiel, cette conception. Elle y apporte néanmoins quelques inflexions. Elle admet ainsi que cette démarche, « en rassemblant les demandes démocratiques pour créer un “peuple”, produirait un sujet homogène qui nie la pluralité. Cela devrait être évité pour que la spécificité des différentes luttes ne soit pas gommée[35] ». Laclau insistait sur le fait que pour qu’une chaine d’équivalence, c’est-à-dire un « peuple », se forme, il fallait qu’une des demandes insatisfaite « acqui[ère] à un certain moment une importance inattendue et devien[ne] le nom de quelque qui l’excède » sans expliquer par quel processus cela pouvait se produire. Mouffe préfère indiquer qu’« une équivalence est établie entre une multiplicité de demandes hétérogènes, mais d’une manière qui maintient la différenciation interne du groupe[36] ». Elle évite ainsi un des problèmes posés par les théorisations de Laclau.

Mais reste celui de la nécessité « d’articuler les différentes luttes en une volonté collective[37] » ou, pour parler comme Laclau, comment opérer « la cristallisation de toutes les demandes différentes autour d’un dénominateur commun – lequel exige, évidemment, une expression symbolique positive » ? La réponse de Laclau dans La raison populisteest sans ambiguïté. C’est l’existence du leader qui permet de résoudre ce problème. Le populisme se distingue d’autres processus politiques par un rapport direct entre une personnalité se voulant charismatique et le peuple ;plus exactement,le peuple s’incarne dans le leader. À la question « qui ou quoi construit le peuple ? », la réponse populiste est : c’est le chef qui construit le peuple et incarne sa volonté.

Contrairement au populisme de droite qui n’a pas ce genre de pudeur, les partisans du populisme de gauche évitent généralement de traiter cette question. Laclau est un des rares à le faire sans détour. Il n’hésite pas à indiquer explicitement que, pour lui, « l’absence de meneur » équivaut à « la dissolution du politique[38] ». L’existence d’un chef est ici la condition même de possibilité du politique, « La nécessité d’un meneur existe toujours[39] » nous dit-il. En rapport avec le politique, l’existence d’un leader est élevée ici en nécessité ontologique et rendue politiquement indispensable car « La logique équivalentielle conduit à la singularité, et la singularité à l’identification de l’unité du groupe au nom du leader[40] ». Ainsi, pour Laclau, la construction même d’une chaine d’équivalence, c’est-à-dire pour lui le « peuple », aboutit à l’incarnation dans un leader. Pire, pour lui « l’amour pour le leader est une condition centrale de consolidation du lien social[41] ». Le leader charismatique est ainsi la clef de voute de sa construction théorique. Laclau aboutit ainsi au vieux cliché réactionnaire de l’homme providentiel (historiquement, c’est le plus souvent un homme).

Mouffe, qui n’en disait mot dans L’illusion du consensus, est obligée dans son dernier ouvrage d’aborder, sans s’y étendre, cette question. Il est d’abord significatif qu’elle ne reprenne aucune des formulations de Laclau sur l’existence d’un chef comme condition du politique. De plus, alors que Laclau insistait sur « l’identification de tous les maillons de la chaine populaire à un principe d’identité » comme nécessité pour former une chaine d’équivalence, elle préfère parler de « demande démocratique spécifique devenue le symbole du combat commun[42] » et admet qu’un tel symbole pourrait éventuellement remplacer la figure d’un leader. Cependant, elle continue de placer « les liens affectifs qui unissent un peuple à un chef charismatique[43] » comme un moyen privilégié de créer une volonté collective, présentant alors le leader comme un primus inter pares (premier parmi les égaux) et essayant de distinguer un leadership fort et l’autoritarisme. Il serait facile d’ironiser sur cette dernière distinction dont Emmanuel Macron fait son quotidien… Si elle essaie donc de désamorcer les critiques qu’ont entrainées les formulations de Laclau et certaines pratiques politiques se réclamant du populisme, on voit toujours mal comment la valorisation et le mythe du leader pourraient s’accommoder d’une perspective émancipatrice. Dans cette conception, la participation populaire et la démocratie radicale que Mouffe appelle de ses vœux, prennent au mieux une forme plébiscitaire où les citoyen.nes ont plus ou moins régulièrement à approuver les décisions prises en haut. Il n’y a d’ailleurs pas d’exemple historique où des expériences politiques de ce type se soient bien terminées.

Pour conclure (probablement provisoirement)

Ce que propose Mouffe « c’est une stratégie particulière de construction de la frontière politique […] Les partis ou les mouvements qui adoptent une stratégie populiste de gauche peuvent suivre des trajectoires variées […] et ils n’ont pas nécessairement à être identifiés sous cette appellation[44] ». La question qui se pose donc immédiatement est de savoir pourquoi donc qualifier une telle stratégie de populiste ? Mouffe, qui reconnait qu’une autre appellation aurait été possible, se pose effectivement la question. Sa réponse laisse perplexe. Pour elle « quand il est question de restaurer et de radicaliser la démocratie, le “populisme”, parce qu’il fait du demos un dimension essentielle, convient particulièrement pour qualifier la logique politique adaptée à la situation[45] ». Pourquoi alors ne pas mettre simplement en avant la question de la démocratie, ce qui aurait l’avantage, même du point de vue de Mouffe, de lier le sujet politique le demos, « le peuple », avec le projet politique porté « radicaliser la démocratie » ? De plus cela éviterait l’amalgame dont sont friands les commentateurs entre des forces politiques aux projets opposés. À moins justement que cet amalgame ne soit recherché, la mise en symétrie du « populisme de droite » et du « populisme de gauche » visant à se situer contre « le système ». On a vu plus haut les problèmes majeurs que pose ce type de stratégie.

Au-delà, si les réponses données par Mouffe ne sont pas vraiment convaincantes, ou même peuvent se révéler dangereuses, les questions qu’elle aborde sont incontournables : comment se forme un sujet de l’action collective alors même que la centralité politique du prolétariat a disparu, comment construire une cohérence stratégique si aucun acteur particulier (le prolétariat, le parti…) ne peut la donner a priori, comment construire un projet d’émancipation qui prenne en compte la multiplicité croisée des oppressionsqui existent dans la société ? Autant de questions décisives pour une gauche de transformation sociale et écologique qui ne se satisfait pas de la domination du capitalisme néolibéral.

Pierre Khalfa.

Publié sur Médiapart.

[1]Chantal Mouffe,Pour un populisme de gauche, Éditions Albin Michel, 2018.

[2]Voir aussi, Le populisme de gauche, réponse à la crise démocratique ?(https://blogs.mediapart.fr/pierre-khalfa/blog/021117/le-populisme-de-gau...) dont certains éléments sont repris ici.

[3]Ernesto Laclau,La raison populiste, Éditions du Seuil, 2008. Sauf indication contraire, les citations de Laclau sont issues de cet ouvrage.

[4]Chantal Mouffe,Le paradoxe démocratique, Beaux-arts de Paris Éditions, 2016, p. 108.

[5]Pour un populisme de gauche, p.123.

[6]Nous reviendrons plus loin sur la distinction que fait Mouffe entre adversaire et ennemi et les problèmes que cela pose.

[7]La nature réelle des régimes dits communistes importe peu ici.

[8]Pour un populisme de gauche, p. 37.

[9]Ibid p. 37-38-39. Pour justifier sa position, Mouffe indique que Jean-Luc Mélenchon avait réussi à gagner un nombre de voix significatif d’électeurs du FN. Toutes les enquêtes d’opinion montrent pourtant que la forte progression de Jean-Luc Mélenchon est provenue du fait qu’il avait réussi à gagner une forte proportion (environ 25 %) d’électeurs qui avaient auparavant voté François Hollande, le nombre de ceux venant du FN étant marginal (environ 2 %). Elle exagère également le nombre d’électeurs du UKIP étant passé au Labour. Seuls 11% (et non 16 % comme elle l’indique) d’électeurs UKIP en 2015 (réferendum Brexit) ont voté Labour en 2017 à comparer aux 45% des électeurs UKIP de 2015 qui ont voté conservateur en 2017. Voir https://yougov.co.uk/news/2017/06/22/how-did-2015-voters-cast-their-ball.... Merci à Philippe Marlière pour ces dernières précisions.

[10]Ibid p. 104.

[11]Ibid p. 66.

[12]Les propos sur les migrants de Sarah Wagenkencht, députée de Die Linke, et d’un responsable en vue de la France Insoumise, Djordje Kuzmanovic, heureusement désavoués par Jean-Luc Mélenchon, en sont l’illustration. Voir sur ce sujet Roger Martelli, http://www.regards.fr/politique/article/reponse-a-djordje-kuzmanovic.

[13]Christophe Ventura, Principes pour une gauche populiste, septembre 2017 (http://www.medelu.org/Principes-pour-une-gauche).

[14]Pour un populisme de gauche,p. 64.

[15]Ibid p. 68.

[16]Ibid p. 71.

[17]Le paradoxe démocratique, p. 110.

[18]L’illusion du consensus, p. 35.

[19]Pour un populisme de gauche, p. 130.

 

[20]Ibid, p. 50.

[21]Sur ce point voir, Patrick Braibant,Chantal Mouffe ou les incertitudes de la « radicalisation de la démocratie »,Les Possibles, n° 14 – été 2017 (https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-14-ete-20...).

[22]Michael Hardt et Antonio Negri, inPour un populisme de gauche, p. 82.

[23]Sur tous ces points, voir l’ouvrage désormais classique de Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion 1995.

[24]Je ne parle volontairement pas de « démocratie directe », cette expression étant, soit rattachée à la démocratie grecque, qui, si elle représente un germe (pour reprendre ici le terme employé à ce sujet par Cornélius Castoriadis), ne peut évidemment être reproduite, soit au modèle conseilliste qui est historiquement marqué.

[25]Pour un populisme de gauche, p. 95.

[26]Ibid, p. 86.

[27]Ibid, p. 103.

[28]Ibid, p. 103.

[29]Il est à noter que dans son livre, La Raison populiste, Laclau met la plupart du temps le mot peuple entre guillemets. Nous suivrons son exemple.

[30]La raison populiste p. 260.

[31]Ibid, p.165.

[32]Ibid, p.144.

[33]Ibid, p.102. Les italiques sont de Laclau.

[34]Ibid, p. 101.

[35]Pour un populisme de gauche, p. 91.

[36]Ibid, p. 92.

[37]Ibid, p. 91.

[38]La Raison populiste, p.81.

[39]Ibid, p.  78.

[40]Ibid, p. 122.

[41]Ibid, p.  102.

[42]Pour un populisme de gauche, p. 101.

[43]Ibid, p. 102.

[44]Ibid, p. 114-115.

[45]Ibid, p. 116.

 

Publié le 24/09/2018

Les grands débats. Comment faire pièce à la politique antisociale de Macron ?

Loan Nguyen et Julia Hamlaoui (site l’humanité.fr)

Après plus d’un an de macronisme caractérisé par une série de réformes antisociales, le premier ministre, Édouard Philippe, a annoncé la couleur : cette année sera « une année de bagarres ». Aux premières loges dans l’Hémicycle, les députés Pierre Dharréville (PCF), François Ruffin (FI) et Valérie Rabault (PS) ont échangé sur les mauvais coups à venir et les moyens de riposter.

Que prépare le gouvernement en matière de politiques antisociales pour les mois à venir ?

Pierre Dharréville Une nouvelle attaque est portée contre les retraités après la hausse de la CSG : l’augmentation de 0,3 % seulement des pensions de retraite, nettement en dessous de celle du coût de la vie. C’est une des mesures que nous aurons à affronter dans les discussions budgétaires. On peut aussi s’attendre à des attaques frontales contre la Sécurité sociale solidaire et contre notre système de santé. Le plan pour la santé, je crains qu’il ne soit pas au niveau parce que la logique de compression des ressources et des dépenses qui y sont consacrées risque de se poursuivre. Nous, parlementaires communistes, avons fait un tour de France des hôpitaux qui montre une situation de crise aiguë et profonde, qui exige de changer de cap et de prendre des mesures d’urgence. Sur les retraites, le gouvernement avance masqué en disant qu’il s’agit de faire une réforme équitable. Mais il y a matière à s’inquiéter pour l’avenir de nos retraites quand on voit les attaques menées par Emmanuel Macron contre notre système de Sécurité sociale solidaire.

Valérie Rabault Je rejoins le constat de Pierre, le gouvernement avance masqué. C’est ce qui rend la prise de conscience plus difficile. Sur les retraites, 13 millions de retraités vont voir leur pension gelée au 1er janvier 2019, dont 8 millions ont subi la hausse de la CSG depuis le 1er janvier dernier, sans aucune compensation. Sur ces 8 millions – ceux qui dépassent 1 289 euros par mois –, c’est l’équivalent d’un demi-mois de retraite en moins en pouvoir d’achat sur l’année 2019. C’est du jamais-vu ! Pour ceux qui vivent à la campagne et qui n’ont pas accès aux transports en commun, le gouvernement a augmenté les taxes, pas pour aller à la transition énergétique mais pour renflouer les caisses de l’État vidées par la fin de l’ISF. Il y a aussi le carnage sur les emplois aidés, qui permettaient dans les associations et dans les petites communes de donner un coup de pouce et de ne pas laisser certaines personnes sur le bord du chemin. Sur la réforme des retraites, ce qui se dessine, c’est un régime par points. Et vous n’aurez aucune certitude de ce que vous aurez. Dans le fond, c’est faire un régime par capitalisation sans passer par les marchés financiers.

La politique d’Emmanuel Macron avance sur plusieurs fronts. La réplique est-elle possible point par point ?

François Ruffin Le programme des luttes à venir a été correctement tracé par nos amis. Pour vaincre Macron, il ne faut pas le lâcher sur son côté président des riches. La première mesure qu’il prend, c’est de donner 5 milliards d’euros supplémentaires par an aux riches avec la suppression de l’impôt sur la fortune. On a la chance que Macron soit l’incarnation d’une classe. Mais on ne gagnera pas seulement sur le rejet, parce qu’on risque d’avoir un autre visage ensuite qui incarne le même programme. Il faut avoir des combats défensifs comme sur les retraites – il faut dire que ce sont les retraites qui ont fait baisser le taux de pauvreté –, mais il faut aussi être offensif. Ça fait plus de quarante ans, depuis Pompidou, qu’on entend les mêmes discours sur les privatisations qui vont redonner confiance, faire de la croissance et créer de l’emploi. Il faut que nous, nous incarnions la nouveauté. Si on veut davantage d’espérance de vie, de bonheur, ça ne passe pas forcément par plus de croissance, qui peut être nuisible sur le plan écologique. Des chercheurs ont montré que ce qui fait le bonheur au sein des sociétés développées, c’est le niveau d’égalité.

Ce point, la question de la croissance, fait-il clivage entre vous ?

François Ruffin Je ne suis pas décroissant, je me dis a-croissant, comme d’autres sont agnostiques. Je fais sortir ce paramètre de mon champ de vision car cela a été une imposture pour interdire la redistribution. Plutôt que de se dire « comment répartir de manière plus égalitaire le gâteau ? », on nous dit « attendez, il faut d’abord le faire grossir et tout le monde sera content, il y en aura un peu plus pour les riches et un peu plus pour les pauvres ». Il ne faut pas attendre que le gâteau grossisse. À cette exigence sociale s’ajoute l’exigence écologique.

Valérie Rabault Moi, je crois à la croissance et au modèle français. Le modèle français, c’est la liberté. La liberté, c’est l’investissement, mais porté aussi par la puissance publique, qui, pour l’heure, fait complètement défaut. Renoncer à la croissance, c’est aussi renoncer à l’investissement. Cette notion de progrès qui fait qu’on vit mieux s’intègre dans la croissance économique, dans cette capacité à innover. Le deuxième pilier, c’est l’égalité, il faut effectivement une redistribution sans attendre. Le troisième volet, c’est la fraternité, la relation à l’autre, à l’Europe, aux autres pays. C’est ce modèle qui a soutenu la création de richesses en France depuis la sortie de la Seconde Guerre mondiale et qui a permis l’émergence de notre modèle social.

Pierre Dharréville En la matière, je pense qu’il ne faut pas de dogme, il s’agit de savoir quel développement nous voulons construire. Est-il utile de dépenser des ressources, de l’énergie humaine, du travail, de l’intelligence pour envoyer des touristes dans l’espace ? Est-ce que c’est le développement nécessaire demain ? Cela nous renvoie à une question fondamentale : qui décide de la manière dont nous utilisons ces richesses, le travail qui les produit et de la manière dont nous respectons la planète ? Un petit nombre exerce aujourd’hui le pouvoir grâce à l’argent, il faut s’y attaquer, reconquérir ces espaces de pouvoir, c’est cela aussi, la lutte des classes.

Vous avez des divergences, mais vous avez aussi mené des combats communs cette année. Est-ce un point d’appui important ? Comment faire pour que ces luttes dépassent les murs du Palais Bourbon ?

Pierre Dharréville Ce n’est pas au Palais Bourbon que va se faire la révolution. Ce qui me semble décisif, c’est qu’émergent dans la société des mouvements populaires profonds, puissants, enracinés, qui contestent le pouvoir d’Emmanuel Macron et de la finance. Parce que Macron mène la lutte des classes de manière extrêmement brutale. Les mouvements qui se sont développés dans l’année écoulée nous montrent les ressources, les valeurs, les aspirations fortes qui doivent s’exprimer. Cela suppose de faire émerger une alternative. Pas simplement médiatique, même si ça compte, mais aussi populaire, pour que les gens soient acteurs du changement. Tout ce que fait Emmanuel Macron vise à les décourager. C’est pour cela qu’il ne lâche rien, jamais. Cela doit au contraire nous encourager à monter le niveau parce qu’ils sont en difficulté. Le récit qui l’a conduit au pouvoir est discrédité par l’affaire Benalla, mais pas seulement. La promesse de nouveau monde n’est pas tenue, beaucoup sont en train de s’en rendre compte.

Valérie Rabault Nous tous, nous devons réaffirmer que notre vie politique s’organise autour d’un clivage gauche-droite qu’Emmanuel Macron a voulu gommer tout en distillant l’idée que ce serait lui ou le chaos. Parmi les raisons qui l’ont porté au pouvoir, il y a cette volonté de dynamiter tous les partis, mais il s’est aussi adressé à l’individualité de chacun. Il a fait disparaître la notion de cause commune du débat. Pour contrer cette idée que chacun serait face à lui-même, le meilleur moyen est sans doute de nous définir des causes communes. Sur certaines, nous nous rejoindrons, sur d’autres non. Mais la défense de l’hôpital, une transition énergétique qui permette à chacun de mieux vivre, l’école… sont de grandes causes sur lesquelles les uns et les autres nous pouvons trouver des combats communs.

François Ruffin Un an seulement après l’entrée en fonction d’Emmanuel Macron, on a réussi un mouvement ce printemps, les cheminots en particulier. L’assise serait sans doute supérieure aujourd’hui, vu la chute de popularité. Mais ce n’est pas aux politiques d’initier cela. J’espère qu’il va y avoir des luttes et que cela servira de points d’appui forts. Cependant, on ne va pas faire semblant d’être d’accord sur tout. Moi, je suis de gauche, je l’ai toujours été et je le resterai. Mais où sont les limites de la gauche ? Je n’ai aucune difficulté à mener des causes communes tous les jours, avec le camarade communiste cela va de soi pour moi, avec les socialistes, avec des personnes du Modem, de l’UDI… Mais Macron est quand même le fruit du socialisme. Le Cice, la loi travail, il n’y a pas de rupture. Quand le Parti socialiste est dans l’opposition, il est de gauche. La question, c’est où on est quand on est au pouvoir ? Il ne s’agit pas de tirer sur une ambulance, ni de dresser un mur infranchissable. Mais il y a besoin d’une clarification. Je n’ai pas envie de polémiquer davantage. Notre adversaire est à l’Élysée et il est évident qu’il nous faut grouper nos forces contre.

Pierre Dharréville Il faut de la clarté dans le débat politique et il y a eu beaucoup de confusion. Que reste-t-il du clivage droite-gauche ? Il reste la droite. La droite est au pouvoir avec Emmanuel Macron, et François Hollande a bien souvent mené une politique de droite. Ce clivage continue effectivement d’être structurant parce qu’il découle de l’histoire du mouvement ouvrier. La question, c’est de savoir ce qu’est la gauche. Ces cinq dernières années, je n’ai pas toujours été très fier de dire que j’étais de gauche parce que je ne la reconnaissais absolument pas dans la politique menée. Il faut faire preuve d’un peu de dialectique, il ne s’agit pas de dresser des frontières. Il y a une grande diversité à gauche. Il faut reconnaître ces différences et en faire une force. Mais l’avenir ne se construira ni avec des malentendus ni avec des logiques d’hégémonie.

Débat retranscrit par Loan Nguyen et Julia Hamlaoui

Publié le 20/09/2018

Fête de l’Huma: des militants confient leur désarroi sur les divisions de la gauche

 Pauline Graulle (site mediapart.fr)

Les divisions de la gauche en vue des européennes plongent bien des militants communistes dans la perplexité. Rencontre avec deux d’entre eux, à la Fête de l’Humanité.

À la Fête de l’Humanité, samedi 16 septembre, c’était le jour du grand méli-mélo des gauches : inauguration du stand du mouvement Génération.s par Benoît Hamon et Yanis Varoufakis, présence de l’Insoumis François Ruffin dans les travées du site de la Courneuve (invité à faire des selfies ou à boire des demis tous les deux mètres), et, bien sûr, discours annuel du secrétaire national du Parti communiste, Pierre Laurent, devant des représentants de l’ensemble des forces de la gauche française.

Dans le public, on pouvait apercevoir des élus communistes, mais aussi beaucoup de socialistes (la maire de Paris Anne Hidalgo, l’eurodéputé proche de La France insoumise Emmanuel Maurel ou encore Rachid Temal), des membres de Génération.s (Benoît Hamon, Pascal Cherki), quelques écologistes (la sénatrice Esther Benbassa et les porte-parole d’Europe Écologie-Les Verts, Julien Bayou et Sandra Regol), et Gérard Filoche. Seuls manquaient à l’appel des représentants de La France insoumise qui avaient boycotté le rendez-vous, après une passe d’armes sur les réseaux sociaux avec Ian Brossat, le candidat du PCF aux européennes, sur la question des migrants.

À la tribune, Pierre Laurent a longuement parlé écologie et social, a reproché aux journalistes de faire le récit de la séquence politique « par le petit bout de la lorgnette ». Plus étonnant : il n’a évoqué qu’une fois le « rassemblement », et n’a jamais cité le mot gauche.

C’est qu’à neuf mois des élections européennes, la gauche est éclatée façon puzzle. Alors qu’EELV et Génération.s ont échoué à présenter une liste commune, le PCF n’exclut pas, lui non plus, de partir seul dans la bataille. Benoît Hamon a beau promettre qu’« il y aura des surprises », le scénario d’une gauche partant divisée en cinq listes (La France insoumise, PCF, Génération.s, EELV, NPA) refait surface. Une situation qui plonge un certain nombre de communistes dans le plus grand désarroi.

Mediapart donne la parole à deux d’entre eux, rencontrés dans les allées de la Courneuve. L’un est un jeune militant, l’autre, une militante de longue date. Et s’ils ne voteront sans doute pas pour le même texte au prochain congrès du PCF, qui se tiendra en novembre à Ivry-sur-Seine, c’est un immense désarroi face aux divisions de la gauche qui les rassemble.

 

> Sabrina travaille dans le secteur des ressources humaines. Fille d’une famille issue « de la classe ouvrière mais aussi de l’immigration maghrébine », cette quinquagénaire milite depuis 1982 au PCF, aujourd’hui à Mitry-Mory, en Seine-et-Marne. Elle ne sait pas encore pour quel texte elle votera au congrès, mais, quel que soit le résultat, elle s’y pliera.

« Ce que je recherche, dans mon engagement politique, c’est la cohérence. J’ai voté pour Jean-Luc Mélenchon en 2012 et 2017. C’était le candidat le mieux placé à gauche et il portait des idées auxquelles je suis attachée. J’ai beaucoup de copains [camarades – ndlr] qui ont refusé de voter pour lui à la dernière présidentielle. Ils n’ont pas apprécié que Mélenchon soit si agressif avec les communistes, et certains, dont moi, ont un problème avec son côté “binaire”. Mais moi, ce qui m’intéresse, ce sont les idées, et si quelqu’un d’emblématique peut les incarner, tant mieux.

Voilà pourquoi, aujourd’hui, j’en veux aux responsables de gauche de ne pas réussir à se mettre d’accord pour porter un projet commun. Nous, les militants de base, nous travaillons tous les jours ensemble sur le terrain, avec des militants de tous les partis, avec des associatifs, avec des syndicalistes… J’ai plein de copains à La France insoumise, on fait des actions communes sans arrêt. Alors si nous nous pouvons le faire, pourquoi les politiques n’arrivent pas à s’unir ?

Aujourd’hui, la situation politique est très grave : l’extrême droite est forte partout. Il y a un moment où il faut se retrouver, regarder ce qui fait nos forces, nous atouts, ce qui nous rassemble. Il y a un champ des possibles immense. Nous avons un boulevard devant nous, les gens sont motivés, comme l’a montré la grande marche pour le climat la semaine dernière. Ils ont envie de faire de la politique !

Mais au lieu de cela, on a l’impression qu’au-dessus de nous, dans les partis, ce sont des luttes de pouvoir, d’ego, qui priment. Les valeurs de repli, de “la gagne”, ont gagné les esprits. Mélenchon a beaucoup clivé pendant la campagne présidentielle, et ensuite, aux législatives [où le PCF et la FI ont fait des campagnes concurrentes – ndlr]. Je crois qu’il a eu tort car cela a divisé la gauche. Toutes ces divisions et ces postures, elles nous laissent dans une forme de désespérance. Une grande lassitude a gagné tout le monde, alors que nous aurions tout pour gagner.

Moi, j’habite dans un logement social. Je vois que les gens sont capables de vivre ensemble. Ils ont parfois des discours anti-réfugiés, oui ça arrive, mais ce ne sont pas des fachos pour autant. C’est juste qu’il y a un problème de repères. Il faut prendre le temps de leur expliquer qu’ils peuvent se tromper. Je me souviens d’un slogan du MRAP [Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples] : “Un raciste, c’est quelqu’un qui se trompe de colère.” Le discours de La France insoumise sur les migrants et sur l’international, je trouve que ce n’est vraiment pas terrible. 

Il y a un travail de fond à faire pour donner aux gens des repères et leur permettre de retrouver de la confiance en la politique, mais pour cela, les politiques doivent se montrer à la hauteur. »

 

> Antoine, 26 ans, est journaliste dans un magazine spécialisé dans la finance. Il s’est engagé en 2014 au PCF, parce qu’il voulait soutenir l’expérience du Front de gauche. Pour le congrès, il hésite entre « voter Faucillon, ou ne pas voter du tout ».

« Moi, je suis clairement pour un rassemblement avec La France insoumise. Globalement, je suis très mitigé par rapport aux décisions du PCF. La direction a énormément critiqué Jean-Luc Mélenchon – je suis le premier à reconnaître qu’il peut y avoir matière à le faire –, et l’a soutenu à reculons en 2017, alors qu’il aurait pu passer le premier tour. Cela fait des années que le PCF parle du rassemblement, mais pour une fois qu’on avait une incarnation forte dans un homme qui pense à 90 % comme nous, on n’a pas su saisir cette chance.

Évidemment, les torts sont partagés : Jean-Luc Mélenchon a le défaut de vouloir s’accaparer La France insoumise. Il a dit que le PCF n’existait plus, ce qui a beaucoup choqué chez les communistes. On s’est sentis humiliés. Son problème, c’est qu’il veut être hégémonique. Mais ce n’est pas parce qu’il tient ce discours qu’on doit rentrer dans son jeu !

Je crains que nous refaisions la même erreur aux européennes : Ian Brossat, je l’aime bien, mais il ne peut pas à la fois se positionner comme le candidat du rassemblement et ne pas s’allier avec La France insoumise. C’est incohérent ! D’autant qu’il semble très proche d’Anne Hidalgo qui, pour moi, n’est plus de gauche. Au final, nous allons nous retrouver avec deux blocs concurrents : d’un côté La France insoumise, de l’autre, EELV, le PCF et le PS.

Moi, je ne suis pas d’accord avec le positionnement de Benoît Hamon sur l’Europe, car il est pour rester à tout prix dans l’Union européenne, alors que moi, je veux en construire une autre. Et s’il faut sortir, on sortira.

En revanche, j’ai un gros problème avec le discours anti-migrants de la FI. Une ligne qui d’ailleurs ne les met pas tous d’accord, d’après ce que j’ai cru comprendre. Certes, Mélenchon s’est désolidarisé de son aile la plus nationaliste, mais cela fait des mois qu’il joue avec le feu, en ne se positionnant pas clairement. Or, le retour à une forme de nationalisme, c’est impossible pour moi qui suis internationaliste. C’est ce qui pourrait me pousser à voter pour Hamon aux européennes, même si je suis en désaccord avec le reste de son programme.

Moi, je voudrais que Mélenchon assume une position ouverte sur l’immigration et qu’on puisse tous ensemble dépasser les logiques d’appareils et arrêter de se morfondre sur un sigle ou sur un mot. J’ai d’ailleurs très mal vécu l’épisode corse, quand Mélenchon a, pour des raisons tactiques, cassé l’accord local entre les communistes et les Insoumis, et a choisi de soutenir les nationalistes qui clament “la Corse aux Corses”. Le PCF n’a pas le monopole du communisme ; Mélenchon n’a pas le monopole de l’insoumission. »

Publié le 14/09/2018

 (site regards.fr) Par Catherine Tricot |

La nouvelle stratégie de Mélenchon peut-elle l’emporter ?

Après sa rencontre avec l’aile gauche du PS, Mélenchon semble être à la recherche d’une ouverture. Mais le leader de la France insoumise entend-il élargir, rassembler ou dominer la gauche ? Le socialisme-républicain est-il l’avenir de la FI ?

La "rencontre impromptue" entre Mélenchon et Macron dans les rues de Marseille voulait délivrer un message : il y a en France deux leaders, deux forces politiques et deux seulement. Mais le rôle d’opposant n°1 ne suffit pas à Jean-Luc Mélenchon. Il veut imposer durablement sa marque idéologique sur la gauche. Et il a toujours dit que son objectif était de gouverner. Pour cela il va lui falloir élargir, rassembler plus encore et conforter sa crédibilité. Comme le PCF l’a fait si souvent avant lui, il s’adresse aux socialistes. C’était l’objet de l’autre rendez-vous de Marseille avec l’aile gauche du PS. Après le départ de Benoît Hamon et le faible score d’Emmanuel Maurel en interne (18%), les anciens camarades de Jean-Luc Mélenchon se demandent s’ils peuvent encore peser et rester au PS ? Mélenchon veut les convaincre de venir chez lui. Alors il a sorti le grand jeu :

« J’ai le cœur plein d’enthousiasme si vos chemins viennent en jonction avec les nôtres. Que finisse cette longue solitude pour moi d’avoir été séparé de ma famille. »

« Mes amis, vous me manquiez », leur a-t-il susurré. À travers eux, il entendait aussi parler aux électeurs toujours proches du PS que le macronisme rebute.

Ramasser le Parti socialiste

Après avoir tempêté contre les socialistes et pris ses distances avec la notion même de gauche, Mélenchon veut saisir le moment. Le PS est en déliquescence et Hamon est à la peine : il fera feu de tout bois pour ramasser l’essentiel de l’héritage PS. Ce contre-pied a surpris dans sa nouvelle famille. La ligne droite n’est décidément pas sa tasse de thé. En 2003, il s’allie avec le "courant antilibéral", puis avec le PCF de Marie-George Buffet avec qui il fonde le Front de gauche. Est-il totalement à l’aise dans cette gauche de cocos, néo-cocos, alter ? Pas évident pour lui qui vient d’une gauche républicaine plus structurée par la référence à la loi et à l’Etat que par le mouvement social.

Dès sa rupture avec le PS il crée le Parti de gauche (PG), tente le lancement d’un Mouvement pour la 6ème République (M6R). En 2016, il se dote d’une nouvelle structure politique, la FI (une « structure gazeuse » dont il est la « clé de voûte ») et forge un discours à partir d’une idée (le populisme), autour de quelques thèmes (le peuple, la caste, la souveraineté, le refus de la mondialisation et de l’Union européenne).

Ses efforts pour faire vivre, après Chevènement, une idée du socialisme républicain porte ses fruits. Tous les courants de gauche sont impactés, à commencer par le PS. La crise profonde de l’option sociale-libérale donne un élan à son discours républicain et souverainiste. D’autant que Mélenchon l’enracine dans une histoire large du socialisme (les références à Jaurès sont légion) et le stimule par un regard aigu sur le monde actuel et ses nouveaux enjeux, en premier lieu l’écologie.

Faire perdurer la dynamique de 2017

Cette dynamique déstabilise aussi ceux qui depuis 1995 ont attaqué l’hégémonie absolue du PS. Depuis plus de 20 ans le courant porté vers la rupture, que le PCF avait politiquement dominé, retrouve de l’allant. Relancé idéologiquement après 1995, politiquement après 2002, électoralement entre 2008 et 2012, il est porté haut en 2017 par le leader de la France Insoumise qui le place au tout premier rang de la gauche. Le fait est historique.

C’est aussi cette dynamique de longue durée et cette attractivité retrouvée qui l’a détaché de l’orbite social-démocrate droitisé. Mais Mélenchon est venu avec ses bagages et n’entend pas les laisser à la consigne. Ses références sont républicaines et écosocialistes. Problème : si cette affirmation politique se fait en marginalisant les cultures alternatives, si l’attention à la souveraineté se mue en « souverainisme », si le souci des catégories populaires devient du « populisme », si le souhait de protection se transforme en « protectionnisme » (quels que soient les qualificatifs dont on l’entoure), le risque est de voir se désagréger peu à peu le bloc originel.

On peut se dire : tant pis si on perd les "bobos", les intellos et les "alter", si on gagne les catégories populaires. Mais on sait que ce pari n’a jamais été gagnant et ne le sera pas. Prenons garde : si le clivage s’approfondissait, il laisserait sur le bord du chemin une grande part de la gauche vivante, celle qui dès le début s’est dressée contre le glissement progressif du PS, qui a maintenu la critique de l’ordre existant, qui n’a cessé de parler d’alternative quand le socialisme acceptait le "TINA". Si le clivage se structurait entre ces deux pans de la gauche critique, on pourrait même se retrouver devant quelque chose qui reprendrait sous une forme différente, plus "républicaine" et "souverainiste", la social-démocratie d’hier.

2017 a ouvert une porte. Pour qu’elle ne se referme pas, la première des conditions – mais elle est impérative – est que la dynamique de rassemblement ne retombe pas. Refuser l’arrivée de composantes nouvelles contredit l’objectif majoritaire. Mais il ne peut être obtenu en altérant l’alchimie populaire et radicale qui a permis d’ouvrir les possibles.

Publié le 10/09/2018

Le nouveau mouvement « Aufstehen », issu de la gauche allemande, a-t-il vraiment des positions xénophobes ?

par Rachel Knaebel (site bastamag.net)

Une députée du parti de gauche allemand Die Linke a officiellement lancé un nouveau mouvement, « Aufstehen », qui signifie « Debout ». Elle ambitionne de reconquérir l’électorat populaire et les laissés pour compte, alors que les précédentes réformes ont fait bondir le nombre de travailleurs pauvres. Problème : pour concurrencer l’extrême-droite sur son terrain, des fondateurs d’« Aufstehen » s’opposent à une politique migratoire hospitalière, certains ayant même pris des positions considérées comme xénophobes. Ce nouveau mouvement risque-t-il de diviser et d’affaiblir la gauche allemande face à une extrême-droite en pleine ascension dans les urnes et dans les rues ?

« Les sociaux démocrates, Die Linke et les Verts avaient, jusqu’aux dernières élections, la possibilité de gouverner ensemble. Ils ne l’ont pas utilisée ». C’est par ce constat d’échec d’une possible union des gauches en Allemagne que Sarah Wagenkencht, présidente du groupe du parti de gauche Die Linke au Bundestag, l’équivalent de l’Assemblée nationale, a expliqué, le 4 septembre, pourquoi elle a créé un nouveau mouvement destiné à fédérer la gauche allemande. Son nom : Aufstehen, ce qui signifie à la fois “debout” et “se soulever”. Un terme qui rappelle les “insoumis” du mouvement lancé par Jean-Luc Mélenchon en 2016.

Autre similitude, Aufstehen s’est lancé via une plateforme en ligne sur laquelle les personnes intéressées peuvent s’inscrire en remplissant un simple formulaire. Aufstehen n’a cependant pas encore de programme. Celui-ci doit s’écrire en commun avec ses futurs membres – 100 000 personnes se seraient déjà déclarées intéressées. Le mouvement a pour l’instant juste publié un appel qui vise à mettre en place une politique sociale en direction des travailleurs et des laissés pour compte – l’Allemagne compte plus de 20% de travailleurs pauvres parmi la population salariée (lire notre article). 80 personnalités – surtout des écrivains et chercheurs, quelques politiques, syndicalistes et artistes – lui ont apporté leur soutien.

« Chez les militants de base de Die Linke, le rejet est très grand »

À la différence de La France insoumise, Aufstehen n’est pas un parti et n’envisage pas, pour l’instant, de se présenter en tant que tel à une élection. « Aufstehen est un mouvement de rassemblement au-dessus des partis », dit l’appel fondateur. Aufstehen n’est pas une émanation du parti de gauche allemand, mais bien de personnalités de Die Linke : de Wagenkencht et de son mari, Oskar Lafontaine, ancien du parti social-démocrate SPD, qui en avait claqué la porte en 2005 pour fonder Die Linke.

« Dans le groupe Die Linke au Bundestag [qui dispose de 69 sièges, sur 709, ndlr], il n’y a qu’un quart environ des députés qui soutiennent Aufstehen. Chez les militants de base de Die Linke, le rejet est très grand, constate Niema Movassat, député de Die Linke depuis 2009 au Bundestag qui fait partie des sceptiques face à cette initiative. « Pour moi, c’est juste un recueil de noms et d’adresses mails pour envoyer une newsletter. Cette initiative n’a pas du tout été discutée au sein de la direction du parti. » Les deux co-présidents de Die Linke, Katja Kipping et Bernd Riexinger ont annoncé dans les médias qu’ils ne comptaient pas rejoindre Aufstehen.

Quelques politiques, des écrivains, des sociologues… et Nina Hagen

Qui sont alors les soutiens du mouvement ? Dans la liste des 80 initiateurs, rendue publique le 4 septembre, seulement trois autres personnalités politiques de Die Linke s’y affichent, : deux députés et un membre de la direction du parti. On trouve aussi plusieurs élus et responsables politique issus du SPD, un ancien président du parti des Verts, ainsi que de nombreux écrivains, sociologues, politologues, et même la chanteuse Nina Hagen. L’une des têtes du mouvement, qui apparaît depuis des semaines dans les médias aux côtés de Sarah Wagenknecht, n’est d’ailleurs pas issue du monde politique, mais des milieux artistiques, le dramaturge Bernd Stegemann.

Quant à l’esquisse de programme, face aux bas salaires, au travail intérimaire, à la pauvreté des retraités, et sur la nécessite d’imposer davantage les plus riches et le patrimoine, l’appel d’Aufstehen demeure similaire aux positions de Die Linke. Même sur la question des relations à la Russie, avec la volonté d’en finir avec une politique hostile à l’égard du pays de Vladimir Poutine, le texte fondateur du mouvement est très proche des positons officielles prises par le parti de gauche.

C’est sur la question migratoire que Sarah Wagenkecnht est contestée et divise au sein de son propre parti. « Les frontières ouvertes pour tout le monde, c’est naïf, avait-elle déclaré dans une interview au magazine Focus en février [1]. Et si l’objectif central d’une politique de gauche est de défendre les défavorisées, une position du “no-border“ [sans frontière, ndlr] est le contraire de la gauche. (…) La migration de travail, cela signifie plus de concurrence pour les emplois, particulièrement dans le secteur des bas salaires », poursuivait-elle. « Les études le prouvent : sans l’immigration, la croissance allemande aurait conduit à une plus grande augmentation des salaires dans le secteur des bas salaires », estime-t-elle encore dans une interview avec le quotidien conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 12 août [2].

« Cela ne contribue pas à lutter contre l’extrême-droite, mais au contraire la renforce »

L’un des premiers soutiens de Aufstehen, le politologue Wolfgang Streeck, a publié des textes dans la même tonalité pendant l’été. Dans une tribune publiée le 30 août dans l’hebdomadaire Die Zeit, le chercheur évoque une « illusion du no-border ». Pour lui, Aufstehen doit « libérer la politique allemande de sa captivité babylonienne entre l’opportunisme de Merkel et l’illusion politiquement inconséquente du no-border. » « Est-ce xénophobe quand on voit les immigrants comme des concurrents pour des emplois, des places en crèche ou des logements ? Est-il xénophobe celui qui veut faire la différence entre des nouveaux arrivants désirés et ceux non-désirés ? », interroge-t-il.

« Oui, c’est xénophobe », lui ont répondu de nombreuses personnes sur les réseaux sociaux. Mais pour le politologue, le courant dit “no-border” de Die Linke fait que « le parti est resté petit et ne pourra pas participer à un gouvernement à moyen terme » [3]. Die Linke a réuni 9 % des voix aux dernières législatives de 2017, mais réalise régulièrement des scores supérieurs à 15 % dans plusieurs Länders. « Dans ses interviews, Wagnekencht ne prend pas une position de gauche cosmopolite. Les initiateurs de Aufstehen sont plus orientés sur l’État national », analyse le député de gauche Niema Movassat. Je crois qu’il y a un risque que cela provoque une pression par la droite sur Die Linke. Et que cela ne contribue pas à lutter contre l’AfD, mais au contraire la renforce. »

Reconquérir l’Allemagne de l’Est

L’un des objectifs politiques affichés est de ramener à la politique les déçus, ceux qui se seraient détournés de la gauche, voire ceux qui ont voté pour le parti d’extrême droite AfD. L’AfD a récolté plus de 12 % des voix aux élections législatives de l’année dernière, devançant Die Linke. Et réalise des scores avoisinant les 25 % dans les régions de l’ex-Allemagne de l’Est [4]. C’est aussi dans ces zones de l’Est, en Saxe en particulier, que fleurissent depuis plusieurs années des mouvements et manifestations d’extrême droite et xénophobes comme Pegida, ou dans la ville de Chemnitz ces dernières semaines (lire notre article).

« Beaucoup de gens se sentent abandonnés par la politique, et ce n’est pas seulement un sentiment. 40 % de la population du pays a moins de salaire réel aujourd’hui que 20 ans plus tôt », rappelle Sarah Wagenknecht lors de la conférence de presse du 4 septembre. C’est bien aux laissés pour compte d’Allemagne de l’Est que veut surtout s’adresser Sarah Wagenknecht. En 2016, le produit intérieur brut par habitant restait encore largement inférieur pour les résidents d’Allemagne de l’Est que celui des Allemands de l’Ouest. Les salaires y sont bien plus bas et le chômage bien plus élevé – à 6,8 % contre 4,8 % à l’Ouest [5].

Les fondateurs d’Aufstehen n’étaient pas aux côtes des manifestants anti-racistes à Chemnitz

La presse de gauche allemande compare le mouvement Aufstehen à la France insoumise et au mouvement britannique Momentum, proche du dirigeant du Labour Jeremy Corbyn – deux organisations auxquelles Sarah Wagenknecht fait référence – ainsi qu’au mouvement italien Cinq Étoiles. Celui-ci aussi est né autour d’une figure charismatique, le comédien Beppe Grillo, de revendications en faveur des plus défavorisés et contre le système d’exploitation économique capitaliste. Puis Cinq Étoiles a pris des positions contre l’immigration, est devenu la première force politique italienne lors des dernières élections législatives, et s’est finalement allié avec le parti d’extrême-droite Ligue du Nord pour gouverner (voir notre article).

« C’est notre responsabilité de porter ce mouvement aussi dans la rue et aussi à la fin en politique. On ne doit pas laisser la rue à Pegida », a lancé Sarah Wagenknecht. Avec leurs positions fermées sur la question migratoire, les responsables d’Aufstehen ne risquent-ils pas de se couper de la frange importante de la population – un Allemand sur dix – qui s’est engagée bénévolement depuis 2015 pour l’accueil de réfugiés [6] ? Ne risque-t-elle pas d’heurter celle qui a manifesté durant tout l’été, dans tout le pays, pour des routes migratoires sûres à l’appel de l’organisation Seebrücke (pont en mer) ? Et celle qui a manifesté par dizaines de milliers contre la racisme à Chemnitz depuis fin août, face à l’AfD qui défilait aux côtés de néonazis ? Ni Sarah Wagenkencht ni le dramaturge co-initiateur d’Aufstehen, Bernd Stegemann, n’étaient à Chemnitz aux côtes des manifestants anti-racistes. Pour des raisons d’emploi du temps, ont-ils défendu.

Rachel Knaebel

Publié le 03/09/2018

Le présidentialisme, ses courtisans et son crétinisme

 Par Edwy Plenel (site mediapart.fr)

Au lendemain d’une démission de Nicolas Hulot qui souligne le fossé entre sa présidence et la société, Emmanuel Macron s’est distingué par une décision et par une déclaration qui le creusent encore plus : la nomination d’un ami proche, l’écrivain Philippe Besson, au consulat de Los Angeles ; la critique de son propre peuple qualifié de « Gaulois réfractaire au changement ».

Décidément, le nouveau monde macronien se révèle un bien vieux monde : un ancien régime monarchique. S’il n’en a pas les caractéristiques héréditaires, il n’en épouse pas moins les privilèges de caste et les morgues de classe, le pouvoir égocentrique et la société de cour. Chaque nouvel épisode de la chronique présidentielle le confirme, dévoilant, au-delà des choix économiques et sociaux dont le parti pris néolibéral était prévisible, une pratique politique à mille lieues de la « révolution démocratique profonde » promise aux premières pages d’un livre de campagne électorale carrément intitulé Révolution (XO Éditions, 2016).

Aveuglés par le poids de l’histoire, nous n’avons pas compris dans l’instant qu’il fallait entendre le mot à son sens premier, venu de l’astronomie, que définit ainsi le Littré : « Retour d’un astre au point d’où il était parti. » Le point de départ d’Emmanuel Macron est un retour en arrière. Il n’entend évidemment pas faire la révolution mais empêcher qu’elle se produise. Mâtiné d’une lecture sommaire de la critique des totalitarismes, faisant de la Révolution française leur ancêtre générique, son credo est un regret : la France se porterait mieux si elle n’avait pas coupé la tête de son roi et si elle avait fait confiance à la gestion des compétents qui entendaient réformer la monarchie plutôt qu’à l’invention aussi brouillonne que dangereuse de son peuple.

Pourtant, paru peu avant Révolution, un autre livre avait vendu la mèche dont l’auteur, Jean-Pierre Jouyet, n’est autre que le mentor initial d’Emmanuel Macron, son protecteur à l’inspection des finances et son promoteur à l’Élysée, puis au gouvernement sous la présidence de François Hollande. Écrit par le secrétaire général d’une présidence élue en 2012 sous l’étiquette socialiste, Ils ont fait la Révolution sans le savoir (Albin Michel, 2016), dont le bandeau publicitaire sonnait comme un programme (« Le libertinage contre la Terreur »), est une ode sans nuances à l’Ancien Régime, ses élégants et ses libertines, ses traditions et ses richesses, ses courtisans et ses intrigants…

Son refrain est de méfiance pour la société, son bouillonnement imprévisible, ses contre-pouvoirs incontrôlables, son peuple conservateur, ses emballements destructeurs. Tout le livre dit l’angoisse d’un représentant de cette noblesse d’État aujourd’hui alliée à l’aristocratie d’argent face à la possibilité que son monde de confort et de certitude s’effondre. Pour ne prendre qu’un exemple digne d’un sottisier, on y trouve cette caricature aussi ignare qu’anachronique du travail de Mediapart, dont les enquêtes sont assimilées aux vindictes du Père Duchesne sous la Révolution : « Le culte trotskiste est prêt à tout – ou presque – pour atteindre son but : détruire l’organisation sociale de l’intérieur. »

Or la seule information que l’on trouve dans Un personnage de roman (Julliard, 2017), le livre énamouré de Philippe Besson sur la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron qu’il a accompagnée avec enthousiasme, est précisément son penchant pour l’Ancien Régime. Chroniquant l’annonce de sa candidature par le futur président de la République, le 16 novembre 2016, il écrit : « J’apprendrai qu’après son annonce, il a demandé à passer au pied de la basilique de Saint-Denis, nécropole des rois de France. Je m’interroge sur ce geste, accompli dans la solitude, loin des caméras : en s’approchant de la tombe des Capétiens, est-il venu s’inscrire dans une histoire ? Chercher une onction ? » En mars 2017, toujours à propos de l’Ancien Régime et de son évocation par Emmanuel Macron, l’écrivain souligne : « Il l’aime décidément cette référence. »

Sous l’Ancien Régime, la révérence appelle la récompense, au mépris de la compétence. Voici donc Philippe Besson, récitant louangeur du macronisme triomphant, nommé consul général de France à Los Angeles. Certes ce poste prestigieux avait déjà fait l’objet de manœuvres clientélistes quand Nicolas Sarkozy y avait nommé son protégé David Martinon après son échec à la mairie de Neuilly-sur-Seine. Mais au moins les apparences administratives étaient-elles sauves puisque le poste restait réservé à un diplomate de carrière, l’énarque Martinon ayant le Quai d’Orsay comme port d’attache. Cette fois, aucun autre critère que l’amitié du président (et de son épouse), tout comme ce fut le cas, il y a un an, pour le publiciste Bruno Roger-Petit, nommé porte-parole de la présidence, poste créé sur mesure.

La nomination de Philippe Besson a été permise par l’un de ces coups de force estivaux qu’autorise notre présidentialisme monarchique, imposant le fait du prince à l’État de droit. Au conseil des ministres du 3 août dernier, un décret a été promulgué étendant le champ discrétionnaire de nomination du gouvernement – en pratique, celui du président – à vingt-deux postes de consul général qui, jusqu’ici, étaient laissés à la gestion interne de son personnel par le ministère des affaires étrangères. Selon les départs de leurs actuels occupants, vingt et un postes prestigieux attendent donc d’autres courtisans, de Barcelone à Hong Kong, de Bombay à Saint-Pétersbourg, de São Paulo à Shanghai, etc.

Ce faisant, le macronisme s’inscrit dans le sillage du mitterrandisme qui, le premier, avait immensément étendu le pouvoir de nomination du président de la République. Là encore, c’était au cœur de l’été, avec même cette similitude que le pouvoir d’alors comme celui d’aujourd’hui était aux prises avec un fait divers en forme d’explosif politique, l’affaire Greenpeace, il est vrai autrement plus dramatique que l’affaire Benalla. Après un décret du 24 juillet 1985 fixant les emplois supérieurs dont la nomination est laissée à la décision du gouvernement, un décret du 6 août 1985 listait pas moins de cent quarante-huit emplois de directions d’établissements, d’entreprises et de sociétés publics dont les titulaires sont nommés en conseil des ministres. Le précédent décret en vigueur, datant de 1967, sous la présidence du général de Gaulle, n’en énumérait que cinquante-trois.

Une petite armée d’obligés et d’affidés

Le présidentialisme français est donc une courtisanerie instituée : une fois élu, le chef de l’État a cinq années – c’était sept jusqu’en 2002 – pour se constituer une petite armée d’obligés et d’affidés, dans tous les secteurs de la vie publique. Au premier ministre, ministres, conseillers d’État, ambassadeurs, conseillers maîtres à la Cour des comptes, préfets, représentants de l’État dans les collectivités d’outre-mer, officiers généraux, recteurs, directeurs d’administrations centrales, membres du Conseil constitutionnel, etc., s’ajoutent désormais cent soixante-dix postes laissés à l’arbitrage présidentiel. C’est évidemment une arme de manœuvre et de contrôle qui renforce la citadelle élyséenne : François Mitterrand avait agrandi ce champ de nomination en vue des élections législatives de 1986 qu’il perdra, contraint à une cohabitation avec la droite avant d’être réélu en 1988.

Aucun de ses successeurs n’a remis en cause cette extension du pouvoir présidentiel, ce coup de force permanent où la volonté d’un seul se prévaut du pouvoir de tous. Reste que nous assistons, notamment depuis Nicolas Sarkozy, à une version de plus en plus abâtardie de ce présidentialisme, comme si une génération d’aventuriers avait pris le relais d’une cohorte de professionnels. Après tout, Romain Gary, le prestigieux prédécesseur de Philippe Besson au consulat de Los Angeles, n’était pas seulement un immense écrivain mais surtout un grand résistant, figure de la France libre et Compagnon de la Libération. De même, François Mitterrand avait-il l’habileté, sinon l’élégance, de nommer à de tels postes certains de ses contempteurs les plus farouches, par exemple Gilles Martinet à l’ambassade de Rome en 1981.

Hier, la tentation de privatiser l’État, bien réelle, se heurtait à de hautes figures du service public, ancrées dans une tradition de service de l’intérêt général. Aujourd’hui, ces digues semblent bien fragiles, sinon inexistantes : les auditions parlementaires de l’affaire Benalla n’ont-elles pas dévoilé la servilité active de nombre de hauts fonctionnaires envers l’Élysée, servilité qui aurait perduré sans états d’âme si la vidéo des violences du 1er mai n’avait pas été révélée et décryptée ? Le bon plaisir règne donc en maître, sans frein ni pudeur, à l’image de cette engeance dévolue aux frasques des people qu’incarne auprès du couple Macron la communicante Michèle Marchand, embauchée pour verrouiller leur image (déjà évoquée dans cet article sur l’affaire Benalla).

Peut-être faudra-t-il un jour refaire l’histoire de la Cinquième République à l’aune d’un seul critère : comment ce système de pouvoir personnel, profondément archaïque dans un monde complexe et face à des sociétés informées, abêtit ceux qui en bénéficient. Meilleur procureur de ce « coup d’État permanent », François Mitterrand fut lui-même vaincu par ces institutions, prenant la pose du monarque de droit divin sur la fin de ces quatorze années de présidence. Tous ses successeurs ont paru plus intelligents en campagne électorale, se déclarant lucides sur les pièges du présidentialisme, avant de succomber à son mirage, cédant à l’excitation et à l’aveuglement de l’hyper-présidence ou sombrant dans l’isolement et la solitude de l’Élysée. Aucun n’a su relever le défi de cette radicalité démocratique qu’appelle la sourde crise politique française.

Emmanuel Macron est le dernier en date de ces intelligents que le présidentialisme rend bêtes. Sa sortie au Danemark sur « le Gaulois réfractaire au changement » opposé à un « peuple luthérien qui a vécu les transformations des dernières décennies » en est la toute dernière illustration. Le trait d’humour aujourd’hui invoqué n’empêche pas que c’est une double ânerie, doublée d’une mauvaise manière. Bêtise historique comme se sont empressés de le rappeler les historiens spécialistes des Gaulois. Stupidité intellectuelle, tant essentialiser un peuple, le réduire à une réalité intangible, c’est raisonner comme les racistes qui ne voient qu’une masse uniforme, homogène et invariable là où il y a des individus divers, mouvants et différents. Inélégance enfin vis-à-vis du peuple qu’Emmanuel Macron est supposé représenter et dont il parle comme s’il en était lui-même extérieur et, surtout, supérieur.

Au siècle précédent, dans le bouillonnement intellectuel qui accompagna la critique d’une social-démocratie convertie à l’ordre établi et d’un communisme stalinien discréditant par ses crimes l’émancipation, le marxisme critique prisait une formule désuète : le « crétinisme parlementaire ». Venue sous la plume de Karl Marx en 1879 dans un échange polémique, en compagnie de Friedrich Engels, avec des figures de la social-démocratie allemande, elle voulait caractériser un personnel politique enfermé dans sa bulle institutionnelle qui en devient ignorant du cours du monde et indifférent au mouvement de la société, croyant au seul pouvoir de ses discours sans faire attention aux réalités sociales. « Ils sont atteints de crétinisme parlementaire au point de se figurer au-dessus de toute critique et de condamner la critique comme un crime de lèse-majesté », écrivait ainsi Marx comme le rappelle ici Maximilien Rubel, l’un de ses lecteurs les plus libertaires. 

Le crétinisme présidentiel est la pathologie d’un pouvoir personnel démesurément puissant et solitaire. Enfermés dans leur citadelle, nos présidents prennent le risque d’échapper au sens commun, de perdre pied et raison, à force de complaisance coupable pour un système institutionnel qui, tout en les renforçant, dévitalise notre démocratie. « Tout ce qu’on fait est inédit. Ça peut se déliter à une vitesse folle, j’en ai conscience », confiait Emmanuel Macron à Philippe Besson en septembre 2016. L’alerte vaut pour maintenant, à cette différence près que tout se délite parce que l’inédit promis n’est pas au rendez-vous, supplanté par la perpétuation de la plus vieille des politiques.

Publié le 01/09/2018

Nos grands entretiens à lire à tête reposée

Jean Ziegler : « Le capitalisme tue, il faut qu’il disparaisse »

(sitela-bas.org)

Camarades esclaves, exigeons des boulets moins lourds, demandons des chaînes plus longues, réclamons une réduction des coups de fouet ! Ou bien camarades, levons-nous, prenons les armes et pendons les tyrans. Vous souriez ? Oui, mais la question est toujours : réforme ou révolution ? Pour notre ami Jean Ziegler, c’est clair : le capitalisme n’est ni amendable, ni réformable. Voici la retranscription de l’entretien enregistré en mai dernier à l’occasion de la parution de son livre, Le Capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu’elle en verra la fin) (Le Seuil, 2018), et de la sortie du film de Nicolas Wadimoff, Jean Ziegler, l’optimisme de la volonté.

 

Daniel Mermet – « Nos ennemis peuvent couper toutes les fleurs, mais jamais ils ne seront les maîtres du printemps. » C’est la dernière phrase de ton dernier livre, et c’est une phrase d’un certain Pablo Neruda. Elle est très belle, très optimiste, alors que ton bouquin ne l’est pas trop. Tu ne nous dis pas grand-chose sur la façon d’en finir avec le capitalisme. Tu espères cependant que ta petite-fille, qui s’appelle Zohra, en verra la fin. Il faut que je te dise que tu n’as rien compris, parce qu’on n’en parle plus, du capitalisme ! En ce moment, on a un mouvement assez fort en France, avec les cheminots, avec le secteur public. Mais on a un peu l’impression que tout le monde a fini par baisser les bras en se disant : il faut faire avec, il faut l’aménager. Et toi, pas du tout. Tu attaques bille en tête : il faut en finir avec ce capitalisme, et voilà pourquoi.

Jean Ziegler – Le livre s’appelle, comme tu viens de le dire, Le Capitalisme expliqué à ma petite fille, avec le sous-titre « (en espérant qu’elle en verra la fin) ». Je voudrais ajouter que, moi aussi, j’aimerais voir la fin du capitalisme avant de mourir, et je suis presque certain que je la verrai.

D’abord, les mouvements sociaux en France sont magnifiques, la grève des cheminots dont nous parlons aujourd’hui est une grève de solidarité. Ils veulent garder le statut – non pas pour eux, mais pour ceux qui viennent après. C’est une solidarité transgénérationnelle. Ce sont vraiment les héritiers de 1789. Ces cheminots en grève sont des gens magnifiques, j’espère très profondément qu’ils vont gagner.

Mais ces mouvements ne sont pas compréhensibles si l’on ne prend pas dans sa totalité le système capitaliste qui opprime le monde. Nous vivons sous un ordre absurde, meurtrier, cannibale du monde, qui s’appelle le système capitaliste. Je voudrais le définir schématiquement en quelques mots : les 500 plus grandes sociétés transcontinentales privées (je prends des données incontestables de la Banque mondiale), tous secteurs confondus, de la banque à l’industrie, aux services, etc. ont contrôlé l’année dernière 52,8 % du produit mondial brut, c’est-à-dire de toutes les richesses produites en une année sur cette planète. L’oligarchie transcontinentale qui contrôle le capital financier, qui contrôle ces sociétés transcontinentales, échappe à tout examen étatique, syndical, parlementaire, etc. Ces sociétés ont un pouvoir que jamais un roi, un empereur ou un pape n’a eu sur cette planète. Elles sont plus puissantes que les États les plus puissants du monde, et elles imposent une dictature au monde. Ces sociétés transcontinentales, c’est vrai, et je le dis clairement dans mon livre, savent faire beaucoup de choses, elles contrôlent le processus du développement scientifique, technologique du monde.

Ce mode de production capitaliste est d’une créativité, d’une inventivité incroyables – dans la chimie bâloise, par exemple, une nouvelle molécule, un nouveau médicament naît tous les trois mois, à Wall Street un nouvel instrument financier naît tous les deux mois. C’est une créativité qui a produit d’immenses richesses sur cette planète, mais ces richesses ont été accaparées, comme le montre la Banque mondiale, par de très minces oligarchies, par une incroyable monopolisation de richesses idéologique, financière, économique, politique, jusqu’à militaire du monde. Ces sociétés transcontinentales privées, ces « cosmocrates », que Chomsky appelle les « gigantesques personnes immortelles », ont un seul projet, une seule stratégie, c’est la maximalisation du profit dans le temps le plus court et pratiquement à n’importe quel prix humain.

Je prends l’exemple de la faim. Toutes les 5 secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de la faim ou de ses suites immédiates. Le World Food Report, le rapport de la Food and Agriculture Organization of the United Nations (l’organisation des Nations unies spécialisée dans l’alimentation et l’agriculture) donne les chiffres des victimes, qui ne sont contestés par personne. Toutes les 5 secondes, un enfant meurt de faim sur cette planète, alors que l’agriculture mondiale pourrait nourrir sans problème 12 milliards d’êtres humains, soit pratiquement le double de la population mondiale actuelle. Autrement dit, pour le massacre quotidien de la faim, il n’y a aujourd’hui, au début de ce millénaire (c’était différent dans les siècles passés), plus aucune fatalité. Un enfant qui meurt de faim dans ce moment où nous discutons est assassiné.

Ce terme, « il faut détruire le capitalisme », choque parfois. On dit : non, ce système, il faut l’améliorer, il faut le réformer, combattre ses excès. Non, mon livre est une arme pour sa destruction. Ce système doit être détruit parce qu’il détruit la planète et il détruit une large part de l’humanité. Ce système, avant qu’il nous détruise complètement, doit être détruit par nous. Pourquoi le mot « détruire » ? Je prends l’exemple historique du système esclavagiste qui, pendant 350 ans, a déporté 41 millions de personnes pour les réduire en esclavage, à travers l’Atlantique Sud et Nord. L’esclavagisme comme système ne pouvait pas être réformé ou amélioré, il fallait le détruire parce qu’il était destructeur d’hommes en lui-même. Le colonialisme, on ne pouvait pas l’améliorer. Le 1er novembre 1954, l’avant-garde du peuple algérien s’est levée et a dit : ce système spoliateur, meurtrier du colonialisme français en Algérie, doit finir. Sept ans et deux millions de victimes plus tard, c’est l’indépendance de l’Algérie. Les révolutionnaires du 14 juillet 1789 devaient abolir la féodalité, la monarchie de droit divin, instaurer la souveraineté populaire, la République. Ils ne pouvaient pas dire : on va discuter avec le roi pour améliorer un peu le système féodal. Non, ils ont tué le roi, c’était une nécessité historique.

Même chose pour le capitalisme : on ne peut pas l’amender, le réformer. Le capitalisme tue, détruit la nature. Je prends un exemple. L’année dernière en octobre, l’Organisation mondiale de la santé des Nations unies à Genève – Dieu sait que ce ne sont pas des révolutionnaires – a publié un rapport qui dit que 62 % de tous les cancers dans les pays industrialisés sont causés soit par l’environnement, soit par l’alimentation. Donc par le capitalisme, par l’alimentation industrielle ou la pollution, la dégradation climatologique, etc. Ce capitalisme tue, il faut qu’il disparaisse.

Évidemment, le problème est celui de l’incarnation. Nous portons en nous – et mon livre essaye de le dire – l’utopie, le désir du « tout autre », pour reprendre le terme de Marx. En nous, nous savons ce que nous ne voulons pas, et ce dont nous rêvons – d’un monde solidaire, de la distribution équitable des biens. Parce que pour la première fois dans l’histoire du monde, au début de ce siècle, il serait possible d’assurer le bonheur matériel – je ne parle pas du malheur immatériel, le chagrin d’amour, la solitude, la mort –, c’est-à-dire de donner à manger, une vie, une habitation, un accès à la médecine, à la culture à tous les 7,5 milliards d’êtres humains que nous sommes. C’est la première fois dans l’histoire du monde que ce serait possible. Comment est-ce que cela se fera, à quel moment l’utopie va-t-elle rejoindre le mouvement historique ? Je donne une anecdote : Jean-Paul Sartre a rencontré Frantz Fanon pour la première fois, la seule fois d’ailleurs, en août 1961 à Rome. Et Sartre, le lendemain de cette rencontre, écrit à Simone de Beauvoir : « nous avons été les semeurs de vent ; la tempête, c’est lui. »

C’est-à-dire que tout ce que peuvent faire les intellectuels, c’est dire le monde tel qu’il est, combattre l’obscurantisme néolibéral qui veut naturaliser les forces du marché, combattre l’aliénation, libérer dans l’Homme la conscience identitaire aujourd’hui bétonnée par la folie néolibérale. Maintenant, le mystère est de savoir à quel moment, à quelles conditions, une idée, une utopie que nous portons en nous devient force matérielle, insurrection. Et ce sont les peuples qui le font. À quel moment est-ce que ça arrive, et qu’est-ce qui va sortir de cette insurrection ? C’est le mystère. Les révolutionnaires français du 14 juillet 1789 ne savaient rien du tout de ce que la chute de la prison du roi allait produire.

Daniel Mermet – Puisque tu parles de la Révolution française, tu opposes deux figures : celle de Jean-Jacques Rousseau, qui t’est proche puisque tu es un citoyen suisse de Genève ; et puis celle de Robespierre. Pour toi, l’un des grands adversaires est la propriété privée, et tu lies la Révolution française à l’apparition de la bourgeoisie et de la propriété privée. Tu dis : c’est Robespierre qui a défendu et imposé la propriété privée, alors que Rousseau y était opposé. Ça te vaut évidemment des adversités, à commencer par ton éditeur lui-même, le patron du Seuil, qui est un bon spécialiste de Robespierre. Il y a un vrai débat, et je voudrais que tu t’expliques là-dessus, parce que ça continue. Si tu regardes ce qui se passe sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, c’est une affaire de commun et de propriété. Parle-nous de ton opposition à Robespierre.

Jean Ziegler – Le ratage, le point aveugle de la Révolution française, c’était non pas seulement le maintien mais la sanctification de la propriété privée. Robespierre fait de la propriété la problématique principale de l’injustice. Je vais juste lire l’extrait d’un texte de Rousseau que je reproduis dans mon livre :

« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne [1] ».

Dans la Révolution française, il y a eu la Conjuration des Égaux, avec le prêtre défroqué Jacques Roux, magnifique, ou Gracchus Babeuf, qui ont pris Rousseau au mot – Rousseau qui était, avec quelques autres, le grand inspirateur des révolutionnaires, et qui était le grand ancêtre intellectuel du mouvement insurrectionnel de 1789, 1793. On ne parlait pas de capitalisme à l’époque, mais le pivot du nouvel ordre bourgeois, c’était la propriété privée. Et Babeuf disait : pour éviter que cet ordre bourgeois remplace simplement l’ancienne classe féodale, abolissons la propriété privée. Babeuf a perdu, il a été guillotiné.

Roux a tenté de se suicider la veille de son exécution. La Conjuration des Égaux a été écrasée dans le sang. Parce que Robespierre (lui-même guillotiné aussi pour d’autres raisons) a défendu la propriété privée. Je cite deux extraits de discours, très courts. Le 24 avril 1793, il dit à la Convention : « l’égalité des biens est une chimère ». Un peu avant, il dit aux bourgeois, donc aux Girondins : « je ne veux point toucher à vos trésors [2] ». C’est Robespierre qui en est le responsable, au moment révolutionnaire, à ce moment crucial non seulement pour la France mais pour le monde, puisque la Révolution française a libéré des centaines de millions de personnes dans le monde. En Europe, par exemple, il n’y a pas une Constitution qui ne soit pas, dans sa déclaration des droits de l’Homme, pratiquement la copie conforme de celle de 1793, de la Ière République française.

Pourquoi Robespierre a-t-il rejeté Rousseau et sanctifié la propriété ? Il y a des historiens, comme Olivier Bétourné, pour dire : en fait, il n’était pas très convaincu, mais il était contraint. C’était avant Valmy (1792), où l’Europe se coalisait, les armées prussienne et autrichienne étaient sur la frontière française, menaçaient physiquement l’État français. Donc il y avait pour Robespierre une seule exigence – disent les historiens qui défendent Robespierre et sa défense de la propriété privée –, l’unité nationale. Unité nationale qui allait des bourgeois spéculateurs, prévaricateurs, jusqu’aux prolétaires, aux révolutionnaires véritables. Donc la propriété privée a été sanctifiée, institutionnalisée, protégée par des lois, par la Constitution, au grand malheur des peuples. Parce que imaginez une société sans propriété privée aujourd’hui. Le capitalisme oligarchique prévaricateur, qui menace la planète et qui menace l’humanité maintenant, n’aurait pas pu naître.

Daniel Mermet – Ce qui caractérise tout ce que tu dis et ce que tu écris dans ce livre, c’est vraiment « capitalisme = inégalité ». Et tu dis une chose très précieuse : « le capitalisme produit l’inégalité, mais c’est l’inégalité qui produit l’efficacité du capitalisme ». C’est-à-dire que cette inégalité nous force tous à le croire naturel. Et cette inégalité est aussi sa force. Ce n’est pas seulement un défaut qui pourrait, un jour ou l’autre, être comblé par on ne sait quelle magie. L’inégalité n’est pas seulement son effet, c’est aussi son but.

Jean Ziegler – C’est vrai, une des victoires principales de l’oligarchie, du capital financier globalisé, qui a imposé sa dictature matérielle sur cette planète et sur cette humanité, c’est l’aliénation. Elle l’a l’instaurée dans la conscience collective en général, par une idéologie qui s’appelle le néolibéralisme – que Bourdieu a appelé le nouvel (« obscurantisme », la plus efficace que le monde ait connue parce qu’elle invoque la raison [3].

Ce néolibéralisme dit : il y a une seule instance régulatrice sur cette planète, qui est le marché mondial ; la main invisible du marché qui fait l’allocation des ressources, la distribution des biens, etc., et qui fonctionne selon des lois de la nature. Ce n’est plus l’Homme qui est sujet de son histoire, ce ne sont pas les classes ni la lutte des classes qui font l’histoire. Ce sont les forces du marché qui, comme le mouvement des astres ou les champs magnétiques de l’univers, suivent les lois de la nature.

Tout ce que l’Homme peut faire, c’est s’adapter, devenir fonctionnel par rapport aux forces du marché. Comme le dit Emmanuel Kant, « l’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi ». Cette conscience, qui est consubstantielle à chacun de nous au moment de sa naissance, est bétonnée, recouverte par l’obscurantisme néolibéral aujourd’hui. Quand elle sera libérée enfin de cette chape de plomb, cette conscience, incarnée par des mouvements sociaux, deviendra force matérielle et produira nécessairement le monde nouveau. Parce que la conscience de l’identité est une conscience qui conduit immédiatement à la pratique de solidarité, de réciprocité, de complémentarité entre les Hommes.

Je peux prendre n’importe quel mécanisme, mais, pour revenir à la faim, responsable d’un massacre quotidien absurde, toutes les causes de ce massacre sont faites de main d’homme. Et peuvent être demain brisées par notre insurrection, par la mobilisation de l’opinion publique, de l’électorat, de la grève générale. Prenons l’exemple de la spéculation boursière sur les aliments de base – riz, maïs et autres céréales qui couvrent 75 % de la consommation mondiale. On peut faire interdire demain matin par l’Assemblée nationale, par l’intermédiaire d’une loi sur la Bourse, la spéculation boursière sur les aliments de base. Et des millions de personnes seraient sauvées en l’espace de quelques mois. Ça, nous pouvons l’obtenir. Et vous pouvez prendre n’importe quel mécanisme responsable du massacre quotidien par la faim – la dette extérieure, le dumping agricole de l’Union européenne sur le marché africain –, tous ces mécanismes meurtriers sont faits de main d’homme et ils peuvent tous être brisés.

Daniel Mermet – En matière de lutte contre le capitalisme, il y a des précédents, et il y a de fâcheux précédents. On ne doit pas manquer de t’en parler, dans ta vie et dans ces débats qui suivent ton livre. Il y a eu quand même un empire communiste. Ces expériences-là, que ce soit en URSS, en Chine ou dans d’autres pays, se sont avérées assez fâcheuses. L’idée de lutter contre ce capitalisme n’est pas nouvelle, mais il y a eu une dérive terrible au cours du XXème siècle. Donc ça décourage et ça démobilise évidemment. Qu’est-ce que tu dis à ça ?

Jean Ziegler – Je dis que cette objection est irrecevable ! Je m’excuse d’être un peu dogmatique… C’est vrai que, jusqu’en août 1991, un homme sur trois vivait sous un régime communiste. Mais ils étaient communistes comme moi je suis bouddhiste. Ça n’avait rien à voir avec le Manifeste, rien à voir avec l’horizon d’un monde sans contrainte, sans État ; rien à voir avec la fédération des producteurs librement associés, gouvernée par une seule exigence : que chacun produise selon ses capacités et pour chacun selon ses besoins.

Vous prenez le texte du Manifeste de 1848, vous le comparez à ce que la dictature soviétique est devenue, il y a une antinomie totale. Pourquoi cette perversion du communisme de caserne ? Il y a des milliers de raisons – la première attaque cérébrale de Lénine en 1922, en 1924 il meurt ; la guerre civile, l’encerclement, etc. – qui ont fait naître Dzerjinski et la Tchéka. La sécurité prime sur toute autre volonté de politique. Il y a des raisons multiples pour cette perversion fondamentale.

Mais l’empire soviétique a eu des conséquences heureuses : briser le fascisme hitlérien, alimenter en armes et en soutien diplomatique les mouvements de libération nationale dans le tiers-monde. Mais comme système de pensée et d’organisation, l’empire soviétique n’avait rien à voir avec le monde qui vit en nous, plus juste ; ce monde à venir où la liberté qui est dans l’Homme pourra se révéler quand le capitalisme sera abattu.

Daniel Mermet – On est bien d’accord sur l’empire soviétique qui a été une catastrophe, et certains ont eu le talent de s’en rendre compte très rapidement.

Jean Ziegler – Mais le communisme reste l’horizon de l’histoire !

Daniel Mermet – Mais on te dit : vous n’avez pas d’autres exemples ? Pour vous qui connaissez bien l’Amérique latine, est-ce que par exemple Cuba peut nous inspirer ? Dans tel endroit ou dans tel moment de l’histoire (pendant la guerre d’Espagne, etc.), est-ce que là, on a des sources d’inspiration ?

Jean Ziegler – Che Guevara a dit : « les murs les plus puissants tombent par des fissures ». Les fissures apparaissent. La révolution cubaine, qui a résisté et qui vit maintenant ; le peuple palestinien, qui ne se laisse pas briser par les massacres effroyables que l’occupant lui inflige ; le réveil des Indiens en Bolivie instaurant un régime de justice à travers un des leurs, Evo Morales, un Aymara ; ce que Chávez a fait ; ce que l’Équateur de Correa a réussi… Tout cela, ce sont des fissures dans le mur du capitalisme, de l’oppression, qui donnent de l’espoir et qui montrent que le combat est possible. Jaurès a dit : « la route est bordée de tombeaux, mais elle mène à la justice [4] ». L’humanisation et l’émancipation progressives de l’homme sont en marche.

Daniel Mermet – Merci, et bonne chance à ta petite-fille qui, peut-être, verra la fin du capitalisme… à condition qu’elle s’y mette, à condition qu’elle lutte !

Jean Ziegler – La nouvelle génération ne va pas supporter ce que nous avons supporté.

journaliste : Daniel Mermet
transcription : Josette Barrera et Jérémie Younes

Publié le 30/08/2018

L’écosocialisme, une idée qui vient de loin

Karl Marx et l’exploitation de la nature

Pour certains, la crise écologique invaliderait les analyses de Karl Marx, coupable d’avoir délaissé la question environnementale. Le productivisme débridé des régimes se réclamant de lui a paru conforter cette critique. D’autres, tel l’intellectuel américain John Bellamy Foster, suggèrent au contraire que socialisme et écologie forment, chez lui, les deux volets d’un même projet.

par John Bellamy Foster (site monde-diplomatique.fr) 

Ces dernières années, l’influence croissante des questions écologiques s’est notamment manifestée par la relecture à travers le prisme de l’écologie de nombreux penseurs, de Platon à Mohandas Karamchand Gandhi. Mais, de tous, c’est sans aucun doute Karl Marx qui a suscité la littérature la plus abondante et la plus polémique. Anthony Giddens a ainsi affirmé que Marx, bien qu’il ait témoigné d’une sensibilité écologique particulièrement développée dans ses premiers écrits, avait ensuite adopté une « attitude prométhéenne » envers la nature (1). De la même manière, Michael Redclift remarque que, pour lui, l’environnement avait pour fonction de « rendre les choses possibles, mais toute valeur découlait de la force de travail (2)  ». Enfin, selon Alec Nove, Marx croyait que « le problème de la production avait été “résolu” par le capitalisme et que la future société des producteurs associés n’aurait donc pas à prendre au sérieux le problème de l’usage des ressources rares », ce qui signifie qu’il était inutile que le socialisme ait une quelconque « conscience écologique » (3). Ces critiques se justifient-elles ?

Au cours des années 1830 à 1870, la diminution de la fertilité des sols par la perte de leurs nutriments constitua la préoccupation écologique majeure de la société capitaliste, tant en Europe qu’en Amérique du Nord. L’inquiétude suscitée par ce problème ne pouvait être comparée qu’à celle provoquée par la pollution croissante des villes, la déforestation de continents entiers et les craintes malthusiennes de la surpopulation. Dans les années 1820 et 1830, au Royaume-Uni, et peu après dans les autres économies capitalistes en expansion de l’Europe et de l’Amérique du Nord, l’inquiétude générale concernant l’épuisement des sols conduisit à une augmentation phénoménale de la demande d’engrais. Le premier bateau chargé de guano péruvien débarqua à Liverpool en 1835 ; en 1841, c’étaient 1 700 tonnes qui étaient importées et, en 1847, 220 000. Au cours de cette période, les agriculteurs retournèrent les champs de bataille napoléoniens, comme ceux de Waterloo et d’Austerlitz, dans une quête désespérée d’ossements à répandre sur leurs champs.

[S’intéressant aux États-Unis, le chimiste allemand] Justus von Liebig remarquait qu’il pouvait y avoir des centaines, voire des milliers, de kilomètres entre les centres de production de céréales et leurs marchés. Les éléments constitutifs de l’humus étaient donc envoyés très loin de leur lieu d’origine, rendant d’autant plus difficile la reproduction de la fertilité des sols.

Empester la Tamise

Loin d’être aveugle à l’écologie, Marx devait, sous l’influence des travaux de Liebig de la fin des années 1850 et du début des années 1860, développer à propos de la terre une critique systématique de l’« exploitation » capitaliste, au sens du vol de ses nutriments ou de l’incapacité à assurer sa régénération. Marx concluait ses deux principales analyses de l’agriculture capitaliste par une explication de la façon dont l’industrie et l’agriculture à grande échelle se combinaient pour appauvrir les sols et les travailleurs. L’essentiel de la critique qui en découle est résumé dans un passage situé à la fin du traitement de « La genèse de la rente foncière capitaliste », dans le troisième livre du Capital : « La grande propriété foncière réduit la population agricole à un minimum, à un chiffre qui baisse constamment en face d’une population industrielle concentrée dans les grandes villes et qui s’accroît sans cesse ; elle crée ainsi des conditions qui provoquent un hiatus irrémédiable dans l’équilibre complexe du métabolisme social composé par les lois naturelles de la vie ; il s’ensuit un gaspillage des forces du sol, gaspillage que le commerce transfère bien au-delà des frontières du pays considéré. (…) La grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement agissent dans le même sens. Si, à l’origine, elles se distinguent parce que la première ravage et ruine davantage la force de travail, donc la force naturelle de l’homme, l’autre plus directement la force naturelle de la terre, elles finissent, en se développant, par se donner la main : le système industriel à la campagne finissant aussi par débiliter les ouvriers, et l’industrie et le commerce, de leur côté, fournissant à l’agriculture les moyens d’exploiter la terre. »

La clé de toute l’approche théorique de Marx dans ce domaine est le concept de métabolisme (Stoffwechsel) socio-écologique, lequel est ancré dans sa compréhension du procès de travail. Dans sa définition générique du procès de travail (par opposition à ses manifestations historiques spécifiques), Marx a utilisé le concept de métabolisme pour décrire la relation de l’être humain à la nature à travers le travail : « Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. Il se présente face à la matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même. Il met en mouvement les forces naturelles de sa personne physique, ses bras et ses jambes, sa tête et ses mains, pour s’approprier la matière naturelle sous une forme utile à sa propre vie. Mais, en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, il modifie aussi sa propre nature. (…) Le procès de travail (…) est la condition naturelle éternelle de la vie des hommes (4).  »

Pour lui comme pour Liebig, l’incapacité à restituer au sol ses nutriments trouvait sa contrepartie dans la pollution des villes et l’irrationalité des systèmes d’égouts modernes. Dans Le Capital, il a cette remarque : « À Londres, par exemple, on n’a trouvé rien de mieux à faire de l’engrais provenant de quatre millions et demi d’hommes que de s’en servir pour empester, à frais énormes, la Tamise. » Selon lui, les « résidus résultant des échanges physiologiques naturels de l’homme » devaient, aussi bien que les déchets de la production industrielle et de la consommation, être réintroduits dans le cycle de la production, au sein d’un cycle métabolique complet (5). L’antagonisme entre la ville et la campagne, et la rupture métabolique qu’il entraînait étaient également évidents au niveau mondial : des colonies entières voyaient leurs terres, leurs ressources et leur sol volés pour soutenir l’industrialisation des pays colonisateurs. « Depuis un siècle et demi, écrivait Marx, l’Angleterre a indirectement exporté le sol irlandais, sans même accorder à ceux qui le cultivent les moyens de remplacer les composantes du sol (6).  »

Les considérations de Marx sur l’agriculture capitaliste et la nécessité de restituer au sol ses nutriments (et notamment les déchets organiques des villes) le conduisirent ainsi à une idée plus générale de durabilité écologique — idée dont il pensait qu’elle ne pouvait avoir qu’une pertinence pratique très limitée dans une société capitaliste, par définition incapable d’une telle action rationnelle et cohérente, mais idée au contraire essentielle à une société future de producteurs associés. « Le fait, pour la culture des divers produits du sol, de dépendre des fluctuations des prix du marché, qui entraînent un perpétuel changement de ces cultures, l’esprit même de la production capitaliste, axé sur le profit le plus immédiat, sont en contradiction avec l’agriculture, qui doit mener sa production en tenant compte de l’ensemble des conditions d’existence permanentes des générations humaines qui se succèdent. »

En soulignant la nécessité de préserver la terre pour « les générations suivantes », Marx saisissait l’essence de l’idée contemporaine de développement durable, dont la définition la plus célèbre a été donnée par le rapport Brundtland : « Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins (7).  » Pour lui, il est nécessaire que la terre soit « consciemment et rationnellement traitée comme la propriété perpétuelle de la collectivité, la condition inaliénable d’existence et de reproduction de la série des générations successives ». Ainsi, dans un passage fameux du Capital, il écrivait que, « du point de vue d’une organisation économique supérieure de la société, le droit de propriété de certains individus sur des parties du globe paraîtra tout aussi absurde que le droit de propriété d’un individu sur son prochain ».

On reproche aussi souvent à Marx d’avoir été aveugle au rôle de la nature dans la création de la valeur : il aurait développé une théorie selon laquelle toute valeur découlerait du travail, la nature étant considérée comme un « don » fait au capital. Mais cette critique repose sur un contresens. Marx n’a pas inventé l’idée que la terre serait un « cadeau » de la nature au capital. C’est Thomas Malthus et David Ricardo qui ont avancé cette idée, l’une des thèses centrales de leurs ouvrages économiques. Marx avait conscience des contradictions socio-écologiques inhérentes à de telles conceptions et, dans son Manuscrit économique de 1861-1863, il reproche à Malthus de tomber de façon récurrente dans l’idée « physiocratique » selon laquelle l’environnement est « un don de la nature à l’homme », sans prise en considération de la manière dont cela était lié à l’ensemble spécifique de relations sociales mis en place par le capital.

Certes, Marx s’accordait avec les économistes libéraux pour dire que, selon la loi de la valeur du capitalisme, aucune valeur n’est reconnue à la nature. Comme dans le cas de toute marchandise dans le capitalisme, la valeur du blé découle du travail nécessaire pour le produire. Mais, pour lui, cela ne faisait que refléter la conception étroite et limitée de la richesse inhérente aux relations marchandes capitalistes, dans un système construit autour de la valeur d’échange. La véritable richesse consistait en valeurs d’usage — qui caractérisent la production en général, au-delà de sa forme capitaliste. Par conséquent, la nature, qui contribuait à la production de valeurs d’usage, était autant une source de richesse que le travail. Dans sa Critique du programme de Gotha, Marx tance les socialistes qui attribuent ce qu’il appelle une « puissance de création surnaturelle » au travail en le considérant comme la seule source de richesse et en ne prenant pas en compte le rôle de la nature.

John Bellamy Foster

Rédacteur en chef de la Monthly Review, New York. Ce texte est extrait de Marx écologiste, Éditions Amsterdam, Paris, 2011.

(1) Anthony Giddens, A Contemporary Critique of Historical Materialism, University of California Press, Berkeley, 1981.

(2) Michael Redclift, Development and the Environmental Crisis : Red or Green Alternatives ?, Methuen, Londres, 1984.

(3) Alec Nove, « Socialism », dans John Eatwell, Murray Milgate et Peter Newman (sous la dir. de), The New Palgrave : A Dictionary of Economics, vol. 4, Stockton, New York, 1987.

(4) Karl Marx, Le Capital, livre I, Éditions sociales, Paris, 1978.

(5) Karl Marx, Le Capital, livre III, Éditions sociales, 1978.

(6) Karl Marx, Le Capital, livre I, op. cit.

(7) « Notre avenir à tous », rapport rédigé en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations unies sous la direction de la première ministre norvégienne Gro

Publié le 27/08/2018

Par Loïc Le Clerc | (site regards.fr)

EELV : crise ou pas crise ?

Pour lancer sa campagne des européennes, la tête de liste EELV Yannick Jadot a fermé la porte à une alliance avec Génération.s. Rien de tel pour diviser les écologistes d’entrée de jeu.

Quand on met deux écolos autour d’une table, il en sort trois tendances. Ce genre de poncifs colle à la peau des écologistes depuis un bon bout de temps. Au point que dès que l’un d’entre eux émet une nuance par rapport à un autre de ses camarades, on parle de crise.

Vrai ou pas vrai ?

Ainsi, le 19 août dernier, Yannick Jadot lance au JDD : « Notre priorité est de rassembler les écologistes autour d’une ligne claire, pas de faire de la vieille politique avec ses accords d’appareils et ses confusions. […] Il existait une possibilité de faire gagner nos idées [à la présidentielle de 2017, NDLR]. Finalement, l’échec a été assez retentissant. Il n’est pas interdit d’apprendre de ses erreurs. »

D’aucuns auront compris que la stratégie d’EELV lors de la présidentielle – se retirer pour appuyer Benoît Hamon – fut une "erreur", erreur à ne pas répéter aux européennes en s’alliant avec Génération.s.

Et dès le lendemain de la parution de cette interview, porte-parole d’EELV Julien Bayou expliquait à franceinfo : « Je pense qu’on devrait faire avec toutes celles et ceux qui se réclament écologistes », ajoutant : « J’espère qu’on pourra éventuellement en rediscuter [de la décision de Yannick Jadot, NDLR] […] je pense qu’on sera plus forts si on travaille ensemble. »

Une nuance écologiste

On pourrait croire que Yannick Jadot et Julien Bayou viennent d’émettre deux idées différentes concernant la stratégie d’EELV. Pourtant, du côté du parti écologiste, on refuse d’y voir-là un désaccord, un clivage, encore moins de parler de "crise". Que neni !, à écouter David Cormand, secrétaire national d’EELV : « Yannick Jadot et Julien Bayou disent à peu près la même chose : il faut une offre politique claire autour de l’écologie et celles et ceux qui se reconnaissent là-dedans ont vocation à pouvoir travailler ensemble. Si vous cherchez une nuance, Julien Bayou dit "oui, si…" et Yannick Jadot dit "non, sauf…". »

D’ailleurs, David Cormand nous explique ne pas voir dans l’interview de Yannick Jadot une fin de non-recevoir à l’adresse de Génération.s : « Ce que Yannick exprime, ce sont deux choses largement partagées par les militants écologistes : sur la présidentielle, il ne s’agit pas de dire qu’on aurait dû faire autrement, il s’agit de dire que le pari n’a pas fonctionné. La deuxième chose, c’est qu’on est dans un moment de glissement où une partie de la gauche traditionnelle veut reconstruire la gauche. Notre démarche est différente, cette guerre n’est pas la nôtre, nous, notre bataille, c’est de construire une nouvelle offre politique : l’écologie politique. La question tactique est secondaire. »

Est-ce à dire qu’EELV ne fera pas d’alliances ? Oui. Du moins, pas a priori. Du moins, pas pour le moment. D’après Sandra Regol, « la question n’est pas là ». La porte-parole d’EELV poursuit : « Vous savez, les alliances avec Génération.s, avec les communistes ou avec les socialistes, les électeurs s’en fichent complètement. Leur souci, c’est la santé de leurs enfants, l’emploi, etc. »

Ainsi, la stratégie avancée est celle de la (re)conquête de l’imaginaire écologiste. Incarnez l’écologie, en somme, là où les autres partis de gauche tendront vers le social, le "dégagisme".

Mais un doute subsiste, tel que le dépeint Sergio Coronado, candidat LFI aux européennes et membre d’EELV : « Ils étaient tous favorables à faire une liste avec Génération.s. Mais ils veulent tous se faire élire. Jadot défend l’idée d’une liste autonome parce qu’il la conduit. C’est une façon de faire monter les enchères. Il ne dirait pas non à une liste commune avec Génération.s tant qu’il reste tête de liste. »

Et il n’est pas le seul à s’agacer. Il y a aussi Esther Benbassa, qui martèle : « Yannick Jadot n’est pas notre secrétaire national, ce n’est pas au candidat désigné par le collectif de parler au nom du parti ». La sénatrice EELV regrette cette position de « fermeture » de la part de la tête de liste qui « hypothèque l’avenir avec des déclarations abruptes ». Elle lance : « Il faut expliquer ce "non" catégorique. Malgré les errements de Benoît Hamon, nous n’avons pas de grandes différences avec Génération.s. »

La perte du monopole de l’écologie

Comment comprendre l’attitude de Yannick Jadot ? Selon Erwan Lecœur, sociologue spécialiste de l’écologie politique, « tout le problème d’EELV, c’est de reprendre l’option écologiste à l’heure où tout le monde parle d’écologie ». En effet, de La France insoumise à Génération.s en passant par le PCF, la gauche toute entière s’est saisie, depuis un moment déjà, de la question écologique.

Mais il en faut plus pour inquiéter David Cormand. « Macron aussi s’est saisi d’écologie, nous glisse-t-il. Il s’est même saisi de Nicolas Hulot. » Pour le leader d’EELV, parler d’écologie ne suffit pas à détenir une offre politique cohérente. Et Sergio Coronado de rétorquer : « A EELV, ils n’ont pas vraiment de stratégie, ils pensent qu’il suffit de crier "écologie !" pour faire un résultat. »

Pour sa part, Esther Benbassa craint un « brouillage » du message d’EELV qui conduirait à l’isolement. « La question est simple, résume-t-elle, réunir nos forces, partager la dynamique, est-ce que cela renforce notre projet politique ? Est-ce que cela fera gagner l’écologie politique ? »

Vers une gauche à cinq listes

Pour ces élections européennes, chaque chapelle hisse son drapeau. On se retrouve ainsi, pour l’instant, avec le PS, EELV, Génération.s, le PCF et LFI. On peut s’interroger sur le risque d’un éparpillement des voix de la gauche, mais Sergio Coronado nous arrête de suite. Il ne « comprend pas pourquoi on pose cette question comme si c’était la première fois qu’il y avait des listes de gauche ».

De toute façon, personne n’a l’air chaud pour former des alliances. Sandra Regol admet bien qu’EELV « a des proximités avec Génération.s, avec LFI et le PCF », mais la porte-parole écolo se questionne : « Est-ce qu’on est mûrs pour travailler ensemble et proposer un projet de société là, tout de suite, en mai 2019 ? »

David Cormand déplore quant à lui la « pression unitaire ». Il appelle à « réfléchir à ce que pourrait être une coalition qui met en minorité Emmanuel Macron », ajoutant au passage : « Ceux qui auraient dû faire ce travail de leadership, c’est LFI. Ils ont refusé de le faire suite à la présidentielle. »

Jadot fait tapis

Erwan Lecœur parle de « syndrome d’EELV » selon lequel le parti a été profondément marqué par les européennes de 2009 – les écolos obtenaient alors 16% des voix – et garde en mémoire le rêve de rassembler à nouveau tous les écologistes. Selon le sociologue, Yannick Jadot a « raison de le faire au moment des européennes, parce que c’est une élection très favorable aux écologistes, élection à un tour, donc il n’y a pas de rassemblement qui vaille ».

Il reste neuf mois pour que chacun étudie le terrain et jauge les opportunités. A en croire David Cormand, « c’est à Génération.s de savoir ce qu’ils veulent faire. Si leur proposition, c’est de bricoler un accord d’appareils, on ne le fera pas. On perdrait en cohérence, eux comme nous. En revanche, s’il s’agit de construire cette nouvelle gauche du XXIème siècle, écologiste, tout le monde est le bienvenu. »

« Tout le monde est le bienvenu. » Comme la sensation que tout le monde dit ça à tout le monde. Ces européennes ressemblent, pour l’heure, à une fin de mercato. Les clubs se font mutuellement du pied pour démarcher les meilleurs joueurs. Tous les coups sont permis. Mais bon, EELV ne joue pas au foot.

Pour les élections européennes du printemps 2019, les sondages envisagent les résultats suivant : LREM/MoDem à 23%, RN(ex-FN) à 19%, LR à 15%.
Pour la gauche, on aurait LFI à 11%, EELV à 6%, le PS à 6%, Génération.s à 3% et le PCF à 2,5%. Si on additionne le tout, la gauche (hors-PS) atteint les 22,5%.

Publié le 26/08/2018

Alternative. Le mouvement social se réinvente à Grenoble

Pierre Duquesne (site l’humanité.fr)

L’université d’été solidaire et rebelle, organisée par 300 organisations, associations et syndicats, a lieu cette semaine. Entretien avec Annick Coupé, d’Attac.

Cette université d’été n’est pas celle d’un seul mouvement, mais de 300. L’université d’été solidaire et rebelle des mouvements sociaux, qui se tient jusqu’à dimanche à Grenoble, réunit une diversité d’organisations, mêlant des associations environnementales (Réseau action climat, les Amis de la Terre, 350.org…), syndicats (CGT, FSU, Solidaires), associations de défense des droits et d’aide aux migrants, réseaux de solidarité internationale (CCFD-Terre solidaire, AFPS, Survie, France-Amérique latine, Mouvement de la paix…), de lutte contre la pauvreté (Emmaüs, Secours catholique, Oxfam, MNCP…), médias indépendants et mouvements altermondialistes (Attac, Crid, Aitec). « C’est la première fois que des universités d’été sont coconstruites par autant de mouvements », souligne l’une des porte-parole de cet événement, Annick Coupé, par ailleurs secrétaire générale d’Attac.

Retrouver le Réseau action climat aux côtés de militants de la CGT, de la FSU et de Solidaires ou voir le collectif de lutte contre le contrôle au faciès associé à la réflexion sur l’avenir des mouvements sociaux est-il une nouveauté ?

Annick Coupé. Il y a déjà eu des expériences de travail en commun entre les associations environnementales et les syndicats, notamment pour préparer la COP21 de 2015. Cela fait plusieurs années que ces acteurs ont pris conscience que, face à la gravité de la crise climatique, il n’est pas possible de rester soit sur le terrain social, soit sur le terrain climatique. Il faut articuler ces deux problématiques, sinon on n’y arrivera pas. Les liens qui se sont créés en 2015 se prolongent aujourd’hui lors de ces universités d’été. C’est la même démarche concernant les violences policières. Ce sujet n’est pas l’apanage des quartiers populaires. Il s’agit d’un problème global dans la société, provoquant de telles discriminations qu’il ne peut laisser indifférent ceux qui sont attachés à l’égalité des droits. On doit créer des passerelles avec les organisations se battant sur ces sujets, restées trop longtemps isolées. Au-delà, ces politiques de répression s’inscrivent dans une augmentation de la violence d’État ces dernières années. Plus on s’attaque à l’État social, plus la répression et l’État pénal s’abattent sur toutes celles et tous ceux qui contestent l’ordre dominant. L’affaire Benalla, révélant comment, au plus haut niveau de l’État, certains se positionnent au-dessus des lois pour réprimer les manifestants, en est une illustration supplémentaire.

De telles convergences étaient visibles dans les forums sociaux européens ou mondiaux. Comment expliquer que votre université d’été, sorte de forum social hexagonal, soit déjà un succès, avec près de 1 500 inscrits ?

Annick Coupé. La politique menée par Macron depuis un an nous a aidés, d’une certaine façon, à fédérer autant d’acteurs. Il y a une volonté de savoir comment on va faire face à ce rouleau compresseur qui attaque sur tous les fronts en même temps : loi travail 2, attaques contre la SNCF, préparation de CAP 22 visant les services publics, restriction des droits des migrants, cadeaux aux plus riches plutôt que régulation de la finance. Macron avait annoncé qu’il voulait changer la France en deux ans. Et il le fait. Ce contexte a accéléré l’idée qu’il fallait trouver des cadres communs de réflexion, voire une réflexion commune. Nous allons fêter les 10 ans de la crise financière. Depuis, rien n’a été fait pour réguler la finance. Or, pour y parvenir, il faudra articuler cette question avec les enjeux climatiques, en exigeant par exemple l’arrêt des investissements dans les énergies fossiles. Face à Macron, on ne peut pas rester chacun dans son coin, mais au contraire travailler collectivement pour trouver des alternatives.

entretien réalisé par Pierre Duquesne

Publié le 15/08/2018

Par Pierre Jacquemain  (site refards.fr)

Sur l’immigration, la gauche n’a plus les mots

Luttant mollement contre la désignation des migrants comme boucs émissaires et la définition de l’immigration comme "problème", les partis de gauche semblent avoir renoncé à imposer un autre discours sur la question.

Lors de la manifestation du 21 février 2018 – la première unitaire depuis 2015 sur le sujet – seuls les associations et collectifs appelaient à se rassembler pour dénoncer le projet de loi "Asile et immigration". Parmi les participants, plusieurs centaines de personnes, avocats, agents de l’État du secteur de l’asile et associations d’aide aux migrants. Quelques élus, élus locaux ou députés communistes et insoumis, y ont participé mais leur présence est restée marginale. Parce que dans les faits, à part sur quelques plateaux de télés et de radios pour dénoncer mécaniquement "la politique du ministre de l’Intérieur Gérard Collomb", il n’y a pas grand monde pour promouvoir une politique d’accueil ambitieuse et volontariste.

La bataille culturelle abandonnée

Aujourd’hui, c’est la France insoumise qui donne le la, à gauche. Et lorsqu’on observe les grandes campagnes nationales retenues par ses militants pour l’année 2018, aucune parmi les trois choisies ne concerne les droits des étrangers. Et pourtant, alors que la "crise migratoire" s’intensifie en Europe et que l’année 2018 – notamment par l’agenda politique engagé par Emmanuel Macron et cette loi "Asile et immigration" – va sans doute marquer un tournant sans précédent de la politique d’accueil en France, une mobilisation politique, intellectuelle, syndicale, de l’ensemble de la gauche aurait été nécessaire.

LIRE AUSSI SUR REGARDS.FR >> Réfugiés, migrants : derrière les mots, des politiques de tri

Comme si la gauche avait abandonné la bataille culturelle. La bataille des idées. Celle des convictions. De la pédagogie, à travers de larges campagnes. Ne serait-ce que pour contrer à l’échelle nationale le discours ambiant qui, de l’actuelle majorité en passant par la droite de Laurent Wauquiez et l’extrême droite de Marine Le Pen, ne cesse de répandre des préjugés les plus nauséabonds. Ainsi, comme le relevait Héloïse Mary, présidente du BAAM (Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants) dans La Midinale du 21 février dernier : « La gauche a perdu une grande partie de son influence sur les questions migratoires par peur du Front national et de sa faiblesse idéologique […]. Elle est prise au piège de l’opinion publique. »

L’opinion publique. Sans doute a-t-elle été un élément déterminant dans l’évolution de la réflexion, à gauche. À commencer par celle de Jean-Luc Mélenchon, dont le discours a évolué au cours de ces quelques dernières années. Ou plutôt depuis la campagne électorale de 2012. Lors de son discours très remarqué à Marseille, devant près de 100 000 personnes sur la plage du Prado, le héros de la gauche avait alors tenu un discours qui faisait honneur à la tradition humaniste, celles des droits et de l’accueil, en France. Ainsi avait-on vanté son « ode à la Méditerranée et au métissage » : « Marseille est la plus française des villes de notre République. Ici, il y a 2 600 ans, une femme a fait le choix de prendre pour époux l’immigré qui descendait d’un bateau, c’était un Grec et de ce couple est née Marseille […]. Les peuples du Maghreb sont nos frères et nos sœurs. Il n’y a pas d’avenir pour la France sans les Arabes et les Berbères du Maghreb. » Or, quelques jours après avoir tenu ce discours, les sondages pointaient un recul net de deux à trois points du candidat de feu le Front de gauche.

Rien ne dit que la coïncidence du discours et de l’évolution sondagière recelait un lien de cause à effet. Mais c’est ainsi qu’elle a été – bien imprudemment – interprétée. Et si, depuis, le quatrième homme de la présidentielle de 2018 n’a pas véritablement changé de discours sur le fond – les propositions politiques sont sensiblement les mêmes entre la présidentielle de 2012 et celle de 2018 –, sur la forme, la démonstration qu’en fait désormais Jean-Luc Mélenchon, a largement évolué. En 2012, alors que dans le programme du Front de gauche « l’immigration n’est pas un problème », il convient aujourd’hui, selon celui de L’Avenir en commun, de « lutter contre les causes des migrations ».

Changement de discours

Une évolution sémantique qui n’est pas insignifiante, si l’on en croit l’historien Benoît Bréville qui, dans un article de 2017 paru dans Le Monde diplomatique, relevait cet embarras de la gauche sur l’immigration :

« Lors de la précédente élection présidentielle, sans aller jusqu’à défendre explicitement la liberté d’installation, Mélenchon s’était présenté avec une liste de mesures d’ouverture : rétablissement de la carte unique de dix ans, abrogation de toutes les lois votées par la droite depuis 2002, régularisation des sans-papiers, fermeture des centres de rétention, décriminalisation du séjour irrégulier […]. En 2017, la ligne a changé. Il ne prône plus l’accueil des étrangers. »

Benoît Bréville relève alors plusieurs des propos tenus par le candidat de la France insoumise au cours de la dernière campagne. « Émigrer est toujours une souffrance pour celui qui part, explique le 59e point de sa nouvelle plate-forme. […] La première tâche est de permettre à chacun de vivre chez soi. » Et l’historien de conclure :

« Ce changement de pied a divisé le camp progressiste, dont une frange défend l’ouverture des frontières, à laquelle M. Mélenchon s’oppose désormais. Figure du Nouveau parti anticapitaliste (NPA), M. Olivier Besancenot dénonce cette "partie de la gauche radicale [qui] aime se conforter dans les idées du souverainisme, de la frontière, de la nation", tandis que M. Julien Bayou, porte-parole d’Europe Écologie-Les Verts, qui [a soutenu] le candidat socialiste Benoît Hamon, accuse le candidat de La France insoumise de "faire la course à l’échalote avec le Front national". »

Le discours du parti communiste français a lui aussi connu bien des évolutions par le passé. Il s’était déjà montré fort peu enthousiaste sur l’accueil des étrangers. Et c’est peu dire. En 1981, Georges Marchais, secrétaire général du PCF, lançait : « Il faut stopper l’immigration officielle et clandestine. Il est inadmissible de laisser entrer de nouveaux travailleurs immigrés en France alors que notre pays compte près de deux millions de chômeurs, français et immigrés. » L’extrême droite de l’époque n’avait pas fait la percée qu’elle connaît dans les années 1980, mais la tonalité générale du propos était dès lors si dangereuse qu’elle fut fort heureusement abandonnée par la suite.

Près de trente ans plus tard, le discours du PCF a retrouvé des airs plus solidaires, assez proches de la position du NPA. Pierre Laurent, à la suite de sa visite du centre d’accueil d’urgence de La Chapelle à Paris, déclarait ainsi dans L’Humanité du 23 janvier : « Quand les migrants s’installent, ils deviennent des travailleurs et producteurs de richesses. Ce ne sont pas les migrants qui s’accaparent les richesses, mais les prédateurs de la finance, ceux des paradis fiscaux ou des multinationales, dont les profits explosent. Les mêmes profiteurs du système organisent le dumping social. C’est à cela qu’il faut mettre un terme pour permettre à tous, Français et migrants, un accès aux droits sociaux et à une vie digne. » Mais si le propos apparaît généreux, il n’en reste pas moins consensuel à gauche et peu contraignant. Loin par exemple des revendications d’un NPA qui propose à la fois de régulariser tous les sans-papiers, le droit de vote des immigrés à toutes les élections et l’application du droit du sol intégral pour la citoyenneté.

Repenser la politique migratoire

Ainsi, du PCF à la France insoumise, en passant par les écologistes et même le dernier né Génération.s de Benoît Hamon, il est difficile d’y voir clair. Les bons sentiments empreints d’empathie sont, individuellement, souvent de sortie, mais l’on peine à trouver dans les discours et programmes de gauche ceux qui s’engagent – sans détour par la situation des pays de ceux qui les fuient –, à tout mettre en œuvre, en urgence, pour accueillir les réfugiés et migrants qui se retrouvent sur notre territoire aujourd’hui, tout en anticipant les besoins de demain en matière d’accueil et d’intégration.

Par son absence de clarté – et de projet alternatif sans doute –, un véritable discours de gauche peine donc à s’imposer dans l’espace public. Parce que la gauche a cessé de mener campagne sur le terrain des idées. Pourquoi le Parti socialiste, alors qu’il s’y était engagé dans la campagne de François Hollande en 2012, n’a-t-il pas mené une grande campagne de fond, partout en France, pour (r)éveiller les consciences sur le droit de vote des étrangers ? Pourquoi aujourd’hui, personne à gauche ne prend-il à bras-le-corps ce qui ressemble fort à un impératif moral, dans le débat public, sur l’accueil des personnes étrangères – qu’elle soit ou non en situation régulière sur notre territoire ? Comment pourrait-on honnêtement justifier que la France et l’Europe n’en ont pas les moyens ?

Enfin, pourquoi le discours d’une grande partie de la gauche a-t-il glissé au point de reprendre, parfois, les termes de la droite et de l’extrême droite : l’immigration comme problème ? Procéder ainsi revient à démobiliser la gauche, à l’engluer dans le piège de la droitisation, voire de l’extrême droitisation du débat public. Sans doute n’a-t-on pas toujours pris la mesure, à gauche, que c’est par la défense d’un accueil digne des réfugiés – qu’ils soient climatiques, économiques ou fuyant les conflits – que le combat contre l’extrême droite sera le plus efficace. Pas en flirtant avec ses solutions. Expériences à l’appui dans plusieurs centaines de territoires en France, toute la gauche pourrait trouver les mots pour le dire. Dire que l’immigration est une chance. Dans bien des domaines. Y compris – osons-le – économique.

À hésiter sur le sens de ce combat, la gauche se perd, court à la faillite et peut aller jusqu’au déshonneur. Mais il n’est jamais trop tard. Le dossier de ce numéro de Regards se veut une pierre à l’édifice de reconstruction d’une pensée de la politique migratoire et du sort fait à ces quelques milliers de réfugiés qui meurent de faim et de froid dans nos villes. D’abord en rétablissant quelques vérités, sur cette "crise" qui n’en est pas une, mais aussi sur la base d’un parti pris : l’immigration comme une chance. Parce qu’en matière d’accueil des réfugiés, assumons-le : nous le pouvons, nous le devons, nous le ferons, parce que c’est inéluctable et que c’est une chance, oui.

Publié le 28/07/2018

TEXTE A L’APPUI. Nos grands entretiens à lire à tête reposée (site labas.org)

Pourquoi la gauche a gouverné si peu et déçu si vite ? Un entretien à lire avec Serge Halimi

Audace et Espérance


Daniel Mermet - Je me demande, en lisant ton livre, si je ne me suis pas complètement trompé, je suis du côté de ceux qui perdent toujours, c’est-à-dire du côté gauche.

Serge Halimi - Disons qu’ils ne gagnent pas souvent ou qu’ils ne gagnent pas longtemps.

1924-1926 : le cartel des gauches

Prenons le XXe siècle. Selon toi, la gauche a été au pouvoir dix ou douze ans au total. On vit avec l’idée qu’il y a une alternance, tantôt c’est gauche, tantôt c’est droite. Commençons par le Cartel des gauches, c’est une période assez peu connue.

Très peu connue et pourtant l’une des plus intéressantes lorsqu’il s’agit de mesurer les difficultés que la gauche affronte avec le monde de la finance, et sa disposition à ne pas faire ce qu’elle devrait faire pour se dégager un peu, obtenir des marges de manœuvre et mener une politique qu’on qualifierait de gauche.

C’est 1924-1926 ; ensuite le Front populaire (1936-1938), deux années ; ensuite la Libération (1944-1947), ça dure trois ans ; et ensuite l’époque mitterrandienne (1981-1986), tu donnes cinq ans, tu as été généreux. Au total, cela fait donc entre dix et douze ans sur un siècle.

Oui, même si, quand on reprend le détail de ces périodes, le Cartel des gauches c’est un radical qui est au pouvoir, Édouard Herriot, qui serait plus qualifié de centre gauche que de gauche aujourd’hui. Mais qui sera perçu comme de gauche parce qu’il affrontera une opposition de droite tellement vociférante, tellement hostile – qui le soupçonnera de traîtrise parce qu’il essaiera d’arranger un peu les choses avec l’Allemagne, qui le soupçonnera de s’en prendre à la religion parce qu’il essaiera d’appliquer les lois laïques –, que cette opposition-là constituera presque Édouard Herriot en personnage plus à gauche qu’il ne fut en réalité lorsqu’il a été président du Conseil. Après, il y a Blum, dont on peut dire effectivement qu’il a mené une politique de gauche. Pas nécessairement parce qu’il en avait l’intention au départ, mais parce qu’il a subi et encouragé d’une certaine manière la pression sociale née des grèves de juin 1936. Et que sans ces grèves de juin 1936 le bilan du Front populaire aurait été sans doute assez médiocre. Après, je crois que de 1944 à 1947, il n’y a pas de doute, c’est une politique de gauche qui est menée. Parce que cette période intervient après la Libération et que la droite et le patronat ont été complètement disqualifiés par la collaboration qu’on leur prête avec les autorités allemandes. On se souvient de cette anecdote où de Gaulle revient à Paris en 1944. Il est accueilli par une délégation du patronat et il leur dit, de manière très méprisante, de son mètre quatre-vingt-dix et plus : « Je n’ai vu aucun de vous, messieurs, à Londres. Ma foi, après tout, vous n’êtes pas en prison ». C’est donc une période où les politiques de gauche peuvent se déployer d’autant plus librement qu’il n’y a pas d’adversaires. À ceci près que le pays étant ruiné, il doit faire appel à l’aide américaine et que, naturellement, cette aide contraint un peu ses marges de manœuvre.

Le sous-titre de ton livre est « Les leçons du pouvoir ». Ce qui est intéressant, c’est de voir en quoi cela peut nous être utile aujourd’hui. Et on a toujours un peu le même mécanisme, c’est-à-dire qu’on a espérance et renoncement. C’est « audace et enlisement, espérance et renoncement », selon tes propres mots. On trouve à chaque fois dans les quatre périodes que tu étudies, à peu près le même mécanisme. Évidemment, ce ne sont pas les mêmes circonstances historiques. Il est sûr qu’en 1944 c’est très différent de 1981, de 1936 ou de 1924. Comment naissent ces espérances ? Est-ce le résultat d’une volonté, d’un travail politique ou militant sur la longueur ? Est-ce un leader charismatique qui apparaît ? Est-ce un coup de chance, un événement qu’on n’a pas vu venir ? Parce que là, tu n’étudies pas les mouvements. Tu n’étudies pas 68, parce que c’est un mouvement qui n’a pas de débouché politique. Comment naît l’espérance, l’élan ?

Souvent ce n’est pas quelque chose qui est travaillé très en amont, c’est le produit des échecs de la droite et de l’exaspération que provoquent les politiques menées par les conservateurs. En 1924, on ne peut pas dire que ce soit un dirigeant charismatique, Édouard Herriot est tout sauf charismatique. Ce n’est pas vraiment un homme d’État, ce n’est pas quelqu’un qui a une volonté de fer, ce n’est pas non plus un stratège. Mais il est là, le Parti radical socialiste est à l’époque la principale force de gauche, c’est un parti plutôt républicain laïc. Et l’ensemble des Français progressistes sont exaspérés parce que la droite a mené une politique économique et financière très rigoureuse, a pris des initiatives internationales très hasardeuses (comme l’occupation de la Ruhr par exemple), a mené une politique cléricale qui a mécontenté les laïcs et les républicains. Tout ça converge vers le désir d’en finir, de se débarrasser de Poincaré, qui est le président du Conseil à l’époque. Et ce désir est tellement fort que les socialistes, qui pourtant ont toutes les raisons de se méfier des radicaux, estiment qu’ils ne pourront pas empêcher une alliance de front républicain avec les radicaux pour se débarrasser de Poincaré. Et de fait, cette élection qui n’oppose pas des forces très à gauche à des forces très à droite (même si les forces à droite sont vraiment très à droite) suscite un énorme enthousiasme, parce que les gens veulent se débarrasser du Bloc national. On a connu un peu la même chose avec François Hollande. Ce n’est pas que Hollande suscitait un grand enthousiasme – on a compris après pourquoi cet enthousiasme n’existait pas –, mais c’est que les gens voulaient dégager Sarkozy.

Dans l’exemple que tu cites du Cartel des gauches il n’y avait pas de grand projet politique, même réformateur ?

Non. Le seul grand projet c’était en quelque sorte de défaire tout ce que la droite avait fait en matière de politique étrangère, c’est-à-dire arrêter l’occupation de la Ruhr ; en matière de répression syndicale - parce qu’à la suite de la Première Guerre mondiale il y avait eu des mesures de répression antisyndicale particulièrement fortes - c’était d’amnistier les syndicalistes qui avaient été condamnés ; et enfin en matière de lois laïques, c’était de rétablir une forme de laïcité qui avait été mise en cause par ce Bloc national très lié à l’église catholique et à la droite la plus conservatrice. On se souvient que c’est quand même le Bloc national qui avait en 1920 introduit la criminalisation de l’avortement dans le cadre d’une politique nataliste. Il y avait donc ce climat d’ordre moral, de politique financière très à droite, très rigoureuse, et puis une politique étrangère aventuriste qui voulait continuer à faire payer l’Allemagne, alors même que l’Allemagne ne payait pas. Cette conjonction d’échecs et d’exaspération a provoqué cette alliance un peu inattendue que fut le Cartel des gauches.

1936 : le Front populaire, panique de la bourgeoisie

Continuons avec les élans, les espérances et les raisons qui font que la gauche arrive au pouvoir. Le Front populaire c’est différent.

Le Front populaire, c’est très différent, c’est probablement l’un des cas les plus intéressants. Parce que le Front populaire c’est au départ une alliance défensive. Il ne s’agit pas de changer la vie, il ne s’agit pas de transformer la France, il ne s’agit pas de construire le socialisme. Il s’agit d’occuper le pouvoir pour empêcher que les fascistes ne l’occupent, contre le mouvement du 6 février 1934. La crainte que le fascisme triomphe en France – comme ça s’était passé en Italie dix ans plus tôt, et en Allemagne sous une autre forme – est telle que des forces républicaines (qui par ailleurs se détestent, parce qu’avant 1934 il y a des affrontements y compris physiques entre les militants socialistes et les militants communistes) décident qu’il faut occuper le pouvoir. Faute de quoi le danger est trop grand. Et pour occuper le pouvoir, pour avoir une coalition aussi large que possible, pour remporter les élections, il ne faut surtout pas effrayer l’électorat centriste. Donc il faut arriver au pouvoir avec une proposition programmatique extrêmement modeste.

Sauf que la base populaire va aller beaucoup plus loin, va occuper les usines, va exiger les congés payés, etc. Et ce Front populaire fraîchement élu va être obligé de suivre cet élan.

Exactement. Quand la gauche arrive au pouvoir, des ouvriers qui n’ont pas compris ou qui ne pensent pas qu’il faut en rester là disent : puisque la gauche est arrivée au pouvoir, ça veut dire qu’on peut y aller, qu’en tout cas elle n’enverra pas la police contre nous si on occupe les usines. Donc allons-y. Après tout, on a été réprimé par les gouvernements de droite successifs. Les syndicats sont dans un état d’atrophie à peu près totale. On peut tenter quelque chose. Les forces du Front populaire se trouvent donc face à un mouvement qu’elles ne peuvent pas arrêter. Et elles trouvent avec elles, ou face à elles en quelque sorte, le patronat qui a tellement peur de voir ses usines occupées qu’il se tourne vers des syndicalistes qu’auparavant il pourchassait, vers des forces de gauche qu’auparavant il combattait, pour leur dire : s’il vous plaît, aidez-nous à rétablir l’ordre, on est prêt à payer très cher pour que les usines cessent d’être occupées. C’est donc ce paradoxe extraordinaire d’une majorité de gauche qui est élue à l’Assemblée nationale, qui n’a pas dans son programme les conventions collectives, les congés payés, la semaine de 40 heures, mais qui va faire adopter ces mesures non seulement par les députés de gauche qui ne les avaient pas proposées au moment de leur campagne, mais aussi par la quasi-totalité des députés de droite qui veulent que le fleuve ouvrier retrouve son lit le plus vite possible et que l’ordre revienne. Cette période de panique de la bourgeoisie est telle qu’elle permet au gouvernement de gauche de se présenter comme un intermédiaire en disant : si on obtient ceci, si on obtient cela, l’usine cessera d’être occupée. C’est cela qui est très intéressant, parce que quand on analyse la dialectique entre mobilisation sociale et mobilisation politique, on dit - et cette partie-là est la plus connue : il n’y aurait jamais eu de congés payés s’il n’y avait pas eu le mouvement social. Mais il y a une autre partie qui est moins connue, en tout cas qui est moins rappelée : il n’y aurait jamais eu de mouvement social s’il n’y avait pas eu de victoire électorale. Et, en amont, il n’y aurait pas eu de victoire électorale s’il n’y avait pas eu un programme politique extrêmement modéré ! C’est là que les choses sont intéressantes, et si on ne comprend pas ces étapes il y a quelque chose effectivement qui nous échappe. Il faut un programme modéré pour qu’il y ait une victoire électorale. La victoire électorale dit au mouvement social qu’il peut y aller, qu’il ne sera pas réprimé par un gouvernement de droite puisque c’est un gouvernement dirigé par les socialistes. Et après, ce gouvernement de gauche pourra se prévaloir de ce mouvement social pour obtenir, au profit de son électorat, des choses qui ne figuraient pas dans son programme initial.

1944-1947 : la Sociale arrachée

On va revenir ensuite sur les échecs et les raisons pour lesquelles ces mouvements vont s’arrêter. Mais on continue avec la Libération, cette période où la gauche est au pouvoir, 1944-1947. Là, c’est une situation totalement différente. La France est complètement à plat, appauvrie. Tu n’oublies pas de rappeler dans ton livre qu’en fait en 1944 le bilan des Français victimes de cette guerre n’est pas aussi lourd qu’à l’issue de la Première guerre mondiale, mais le pays est complètement en ruine. Et c’est sur ce champ de ruines que la gauche prend le pouvoir ou qu’elle est au pouvoir.

C’est la première fois, dans l’histoire de France, que le Parti communiste et le Parti socialiste ensemble ont une majorité de sièges à l’Assemblée nationale. Mais la majorité idéologique va très au-delà, puisque même des forces centristes parlent comme si elles étaient socialistes voire révolutionnaires. On est donc dans un contexte où, encore une fois, les forces conservatrices, les forces modérées, les mouvements liés au patronat sont balayés, c’est presque la feuille blanche. Le problème de cette feuille blanche est, comme tu viens de l’évoquer, qu’il n’y a rien : ce sont les rationnements, les tickets, et les gens vivent encore plus mal, en tout cas dans les premiers mois suivant la Libération, que sous l’Occupation.

Il y a un vrai élan populaire, patriotique, énorme. Ils s’y sont mis pour redresser le pays, mais ils l’ont fait à gauche.

« Produire est votre devoir de communiste et votre devoir de Français », disait Maurice Thorez dans le Pas-de-Calais pour que la production de charbon s’intensifie. Mais ça se fait encore une fois dans un contexte où les pénuries sont massives et où donc l’aide américaine devient indispensable. Évidemment, cette aide limite un peu les perspectives révolutionnaires à l’époque, et c’est tout le débat qui existera. Il y a deux moments où la question de la révolution sera posée. C’est juin 1936 : est-ce que tout est possible ? Il y a la fameuse phrase de Marceau Pivert, qui est un dirigeant socialiste à l’époque : « tout est possible maintenant à toute vitesse, la chance sourit aux audacieux ». Et la réponse de Maurice Thorez : tout n’est pas possible parce que nous n’avons pas derrière nous la grande masse du pays et qu’il y a le risque de se couper de ces classes moyennes qui votent pour le Parti radical. Alors même que l’objectif du Front populaire c’était de constituer cette alliance.

Est-ce que Marceau Pivert avait raison ?

Le risque qui est signalé par Maurice Thorez est un risque bien réel. C’est que les classes moyennes, les petits commerçants, etc., excédés par ce mouvement de grève qui interrompt l’approvisionnement, basculent du côté de l’extrême droite et des ligues, et réclament le retour à l’ordre, mais un ordre musclé. Cela dit, si on attend pour lancer un mouvement révolutionnaire qu’il soit absolument garanti de réussir, on ne le lance jamais. On sait bien que la même question se posera en Mai-68 et elle s’est posée cent fois dans l’histoire. À aucun moment on a dit : allez-y, c’est garanti.

Ce qu’il ne faut pas oublier évidemment en 1944, c’est que l’oligarchie est complètement discréditée. Le patronat, les forces économiques du pays se sont vautrés dans la collaboration et sont complètement discrédités, on l’a un peu oublié avec le temps.

Absolument, je l’évoque dans le livre. Il y a même des forces conservatrices qui disent que l’heure est venue de construire la France socialiste, que toute autre hypothèse a été balayée par la guerre et par la collaboration. François Mauriac, qui n’est pas un homme de gauche, qui écrivait dans « Le Figaro », qui est un catholique, qui est plutôt gaulliste à l’époque, écrit dans « Le Cahier noir » : seule la classe ouvrière dans sa masse aura été fidèle à la France profanée. Il y a donc ce sentiment qu’une seule classe sociale a en quelque sorte tenu son rang et tenu son rang patriotique. Évidemment c’est « La Bataille du rail », ce sont ces ouvriers qui sabotent les lieux de production, qui prennent des risques. Ce sont ces résistants qui sont fusillés, qui sont très largement associés aux forces de gauche même si la Résistance ne comportait pas que des éléments de gauche. Mais à la Libération, il y a ce sentiment que la Résistance a d’abord été une Résistance de gauche, et que ceux qui ont payé le plus lourd tribut à cette Résistance étaient les communistes. C’est probablement vrai pour une large part, mais il faut dire que les Allemands ont déclenché une telle campagne de propagande en attribuant tous les actes de résistance à des « terroristes communistes » qu’ils ont en quelque sorte entretenu le sentiment que la victoire – qui n’était pas uniquement une victoire liée à une libération par des armées étrangères, mais également liée à l’action des résistants et de l’armée française – était en partie liée à l’action du Parti communiste. Dans ce contexte, il est évident qu’il est très difficile pour les forces de droite, qui sont quand même très largement associées aux thématiques de Pétain, de redresser la tête. Ce qui est presque stupéfiant, c’est qu’elles le fassent aussi vite. Parce que dès 1948, donc très vite, l’équation a changé du tout au tout à cause de l’apparition de la guerre froide.

Et en 1944, l’Union soviétique bénéficie d’un prestige considérable. Depuis Stalingrad, l’Union soviétique c’est la force libératrice, avec des collaborations tout à fait surprenantes. Je me souviens de textes de George Orwell vis-à-vis de ce qu’il appelait « la Russie » mais qui était l’Union soviétique. C’était des amis, des alliés.

Oui, au point qu’il y a toujours une chose amusante et intéressante sur le souvenir historique à avoir à l’esprit. C’est qu’on a interrogé les Français tous les dix ans en leur demandant quel était le pays qui avait le plus contribué à la victoire contre le fascisme en 1945. On les interroge en 1945. La réponse est je crois 60 ou 65 % l’Union soviétique, 20 % les États-Unis, 10 ou 12 % le Royaume-Uni. Dix ans plus tard, la proportion reste à peu près la même. On l’a refait il y a vingt ans et puis il y a dix ans, les proportions étaient complètement renversées : l’Union soviétique était passée de 60 à 20 %, les États-Unis de 20 à 60 % ; naturellement à cause de l’influence de la culture populaire qui valorise au cinéma les œuvres d’Hollywood, à cause de Spielberg, à cause des images du débarquement. Il est certain que les gens en France ont beaucoup plus à l’esprit (ça se comprend d’une certaine manière) le débarquement sur les côtes de Normandie avec les troupes anglo-américano-canadiennes, que Stalingrad. Mais au moment où ils sont libérés, ils savent bien qu’en 1943 ils veillaient près de leur radio pour écouter des programmes interdits qui leur annonçaient que Von Paulus avait capitulé en février 1943 [1]. Et ils savent bien que c’est à partir de ce moment que le grand retournement s’est produit. Ils savent aussi que plus de 60 % des troupes allemandes ont été fixées sur le front russe. Ils savent enfin que les deux divisions allemandes qui ont occupé Paris en 1940 seront détruites à Stalingrad trois ans plus tard.

1981-1983 : le Programme commun

L’autre période, 1981-1983 ou 1986, comme on veut, là c’est Mitterrand qui arrive au pouvoir. Quel est le prétexte en 1981, qu’est-ce qui fait que la gauche l’emporte à ce moment-là ?

D’abord, il faut avoir à l’esprit que François Mitterrand avait failli être élu sept ans plus tôt, qu’il a été battu d’extrême justesse (50,8 % contre 49,2 %) par Valéry Giscard d’Estaing. Là, nous sommes sept ans plus tard, entre-temps le nombre des chômeurs a été multiplié par quatre, l’inflation atteint 15 %. Le bilan économique de Valéry Giscard d’Estaing est très mauvais. Par ailleurs, il avait développé un style monarchique qui avait exaspéré les Français et très libéral. En 1976, à partir de Raymond Barre, qui est son Premier ministre, il a déjà un ton un peu arrogant – vous n’avez qu’à créer vos entreprises, vous n’avez qu’à vous remuer un peu –, un ton qui rappelle ce qu’on entend de nos jours. Donc la droite bénéficie, pendant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, du fait que la rupture du Programme commun entre le Parti communiste et le Parti socialiste lui donne l’impression que la menace s’est en quelque sorte dissipée. Et au moment où François Mitterrand se présente, en 1980, personne ne lui donne la moindre chance d’être élu. Lui, qui est dans cette optique de la rivalité avec le Parti communiste, comme on lui reproche en permanence d’avoir viré à droite, se présentera sur la base d’un programme qui est très à gauche, pour en quelque sorte se défaire du reproche qu’on lui fera. Et, contre toute attente, il va l’emporter avec exactement le même score que François Hollande quand il bat Nicolas Sarkozy, au point près. Il va l’emporter en bénéficiant de cette espèce de fatigue, d’exaspération qu’avait provoquée le septennat de Valéry Giscard d’Estaing. Et il va l’emporter sur la base d’un programme qui est de loin le plus radical que la gauche ait jamais proposé aux électeurs depuis le début du siècle. Il n’y a pas de doute, ça va beaucoup plus loin que le Front populaire, ça va plus loin que la Libération.

Plus loin que ce que propose La France insoumise aujourd’hui ?

Sans doute. Je pense d’ailleurs que les gens de La France insoumise seraient les premiers à l’admettre. Là, il s’agit carrément de rupture avec le capitalisme, de nationalisation de la quasi-totalité des banques importantes, de nationalisation de secteurs industriels considérables, d’augmentation massive des dépenses publiques, du salaire minimum… Donc ça va extrêmement loin. Encore une fois, ça va extrêmement loin parce que c’était un programme qui avait été en quelque sorte élaboré pas nécessairement pour être appliqué, mais pour être une carte électorale utile dans le cadre de cette concurrence entre les socialistes et les communistes. Toujours est-il que le 10 mai 1981, voilà, c’est le Programme.

Enlisement et Renoncement


On va voir maintenant pourquoi ça a planté. Quelles sont les raisons ? Le cliché qui vient tout de suite à l’esprit, c’est le « mur de l’argent ». À chaque fois c’est ça : le Cartel des gauches c’est le mur de l’argent, le Front populaire c’est les riches qui partent avec leurs sous. C’est la même chose, c’est la réaction des puissants, des riches, des capitalistes, qui s’organisent et qui font que ça échoue.

« Je vais vous dire qui est mon véritable adversaire… ». Ça vous rappelle quelque chose. C’est la phrase la plus connue, mais quand Hollande dit cela au Bourget, il ajoute : « Sous nos yeux, en vingt ans, la finance a pris le contrôle de l’économie, de la société et même de nos vies. Désormais, il est possible en une fraction de seconde de déplacer des sommes d’argent vertigineuses, de menacer des États… ». Il est certain que cette idée qu’il y a un mur de l’argent est une idée très ancienne qui remonte au Cartel des gauches. On a constaté la même chose au moment du Front populaire. On constatera la même chose au moment de l’élection de François Mitterrand avec la fuite des capitaux qui sera massive dans les jours qui suivent le 10 mai 1981. C’est donc cette idée qu’il y a le mur de l’argent, et qui est une réalité. Le cas le plus net qui a conduit à réfléchir à cette question sérieusement, ça a été le Cartel des gauches. Parce que là, vous avez un gouvernement qui arrive au pouvoir, qui ne contrôle pas la finance puisque la Banque de France n’est pas encore nationalisée à l’époque, et qui doit faire appel en permanence aux plus gros actionnaires de la Banque de France, qui sont ses adversaires politiques, pour financer ses fins de mois.

C’est comme demander aux banques de financer la révolution.

Voilà. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que quand Herriot arrive au pouvoir, pour financer ses fins de mois, il faut qu’un plafond de prêt fixé par la loi ne soit pas dépassé. Or ce plafond a déjà été dépassé un certain nombre de fois, mais ça n’est pas su, ça n’est pas public. La Banque ne le dit pas, le gouvernement de Poincaré bien sûr ne le dit pas. Comme Herriot arrive au pouvoir, les banquiers lui disent : le plafond a été dépassé, ce n’est pas un problème, on peut continuer à le dépasser… tant que la politique d’Herriot ne les gêne pas trop, ou qu’ils pensent qu’il serait trop tôt pour l’affronter. Et dès qu’ils sentent que les difficultés s’accumulent autour d’Herriot, dès que sa politique les gêne, dès que Herriot parle d’instaurer un impôt sur le capital, aussitôt ils font connaître le fait que le plafond a été dépassé, et que donc le gouvernement de la République a menti en prétendant qu’il s’en tenait aux limites imposées par la loi. Et plutôt que d’imposer, dès son arrivée au pouvoir, des mesures financières pour que ce piège soit déjoué – relever le plafond ou que sais-je –, il accepte en quelque sorte de rester dans ces paramètres qui vont le conduire à être étouffé. Léon Blum, qui est le chef du Parti socialiste, qui soutient à l’époque le Cartel des gauches, écrit une lettre à Edouard Herriot et il lui dit ceci :

« Nos embarras de trésorerie, legs de l’ancienne législature, nous ont mis à la discrétion des banques et de la Banque de France. Trop souvent, pour régler une échéance difficile, il a fallu faire appel à leur complaisance qu’elles sont libres de refuser ou de faire payer. Un gouvernement démocratique ne peut pas accepter une telle servitude, il ne peut pas continuer de vivre ainsi. De mois en mois, de semaine en semaine, les mesures indispensables dont le gouvernement reconnaissait la nécessité ont été ajournées. Nous savons de quels conseils, de quels avertissements le gouvernement était entouré par les spécialistes de banque et de finance. Les mêmes hommes qui nous ont détournés des actes nécessaires au nom de la confiance se sont retournés un jour vers nous en déclarant : la confiance, le pays ne peut pas l’accorder au gouvernement actuel, à la politique actuelle. »

Et la réponse d’Herriot, c’est : « Léon Blum avait raison. J’avais voulu préparer des mesures. Malheureusement, le ministre des Finances n’a pas donné suite, et les fonctionnaires du ministère ont saboté les décisions que je souhaitais prendre. »

Cet exemple-là nous conduit à penser qu’il peut arriver – et ça arrive peut-être assez souvent – que la gauche, au lieu de prendre le pouvoir et d’accomplir les espérances populaires, renforce au contraire son adversaire, le rajeunit, constitue un bain de jouvence au lieu de l’abattre, de le subvertir et de le dominer.

Oui, c’est ce qui se passera au moment du Cartel des gauches. À ceci près que l’étranglement du gouvernement d’Edouard Herriot par les régents de la Banque de France sera tellement visible que, quand la gauche reviendra au pouvoir, elle aura ce souvenir en tête et elle se dira : on ne peut pas recommencer comme ça. Et donc le Front populaire décidera de nationaliser la Banque de France. Après, il fera d’autres erreurs financières. Mais en général, on peut dire que jusqu’en 1981 il y avait un certain nombre de leçons qui avaient été retenues, et contre lesquelles on essayait de bâtir des défenses afin que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets.

Mais en 1938 il y a la fuite des capitaux.

Et puis en 1981. Mais en 1981 et à la Libération, il n’y a pas de complot de la Banque de France contre le gouvernement, parce que la Banque de France dépend vraiment du ministre des Finances et obéit à la politique du gouvernement français. Ce qui est intéressant, c’est qu’en général ce à quoi on assiste c’est que certains gouvernements de gauche se disent qu’ils peuvent s’accommoder du système maintenant qu’ils ont les commandes. Et ils n’affrontent pas leur véritable adversaire.

Il y a une chose qui a une influence et dont on n’a pas parlé, dans l’histoire de ces quatre périodes, c’est l’Europe. C’est-à-dire qu’après la Seconde Guerre mondiale, la place de l’Europe va devenir importante et va définir et influencer la politique française.

Ça va énormément contraindre les politiques de la gauche quand elle arrive au pouvoir. On le remarquera en particulier au moment de l’élection de François Mitterrand, puisque ça sera tout le débat sur le Système monétaire européen, la nécessité d’avoir une politique coordonnée avec l’Allemagne qui à l’époque est gouvernée par les conservateurs, la nécessité de maintenir une alliance avec Margaret Thatcher qui à l’époque est au pouvoir au Royaume-Uni. Et à un moment, la question se pose de savoir si les socialistes ou la gauche peuvent mener une politique de gauche dans cette espèce de suite de contraintes qui existent à partir des années 1980 et – c’est un peu le paradoxe – qui seront en quelque sorte installées et durcies par François Mitterrand lui-même. C’est-à-dire qu’on a toute une période où les socialistes apprennent de l’histoire pour essayer de se dégager des contraintes qu’ils avaient observées auparavant (la Banque de France, le mur d’argent qu’on a évoqué). Et avec les deux septennats de Mitterrand, ce sont les socialistes qui eux-mêmes créent des contraintes qui les empêcheront de faire autre chose que des politiques néolibérales.

Si la gauche (je pense à La France insoumise) veut aller au pouvoir, il faut absolument qu’elle ait une position claire par rapport à l’Europe.

Je pense qu’elle l’a. Il est certain que la possibilité d’un verrou européen est connue et comprise maintenant par toutes les formations de gauche. Il y en a qui s’en accommodent. Il y en a qui disent : on essaie de faire l’Europe sociale malgré cela. Et il y en a qui disent : on ne peut pas imaginer mettre en œuvre notre programme si on ne remet pas en cause les traités européens. Maintenant, je crois que ce qu’on sait c’est que le discours sur l’Europe sociale sans remise en cause des traités est une illusion, une imposture. Toutes les expériences précédentes permettent de savoir d’avance qu’une politique de transformation économique et sociale en France serait interdite par les traités européens. Après, si on estime que rester dans l’Europe est plus important que le reste, on renonce à l’essentiel des transformations économiques et sociales qu’on promet. Autant le dire, autant ne pas se payer de mots.

Ce qu’on verra par la suite, c’est par exemple le gouvernement de Jospin qui se présentera comme un gestionnaire, qui dira : le capitalisme, il faut lui donner du sens, il faut le gérer, en somme. Ce qui fait que ces pouvoirs de gauche deviennent des fondés de pouvoir, en l’occurrence du néolibéralisme. Ils renoncent très tôt.

Oui. Quand le livre est sorti il y a une bonne vingtaine d’années, le chapitre qui traitait de François Mitterrand était titré « La chute finale ». Parce qu’il me semblait que ça n’était pas très intéressant de voir ce qui se passerait ensuite, y compris avec Lionel Jospin. Une fois que vous déclarez, comme en 1986 Henri Emmanuelli, qui est le chef de la gauche socialiste : « Les socialistes ont longtemps rêvé d’une troisième voie entre le socialisme et le capitalisme, à l’évidence elle n’est plus possible. La solution, c’est de choisir clairement l’un des deux systèmes et d’en corriger les excès. Nous avons choisi l’économie de marché », on peut dire que c’est terminé. « Quand la gauche essayait »… elle n’essaie plus. C’est l’idée que le capitalisme est l’horizon historique des socialistes. D’ailleurs, dans la charte du Parti socialiste en 1990, ça sera l’une des phrases les plus remarquées : « Le capitalisme borne notre horizon historique. » Dès lors que le capitalisme borne notre horizon historique, les cas que j’évoque dans ce livre relèvent de l’Histoire. Il n’y a plus de possibilité de changer quelque chose.

Ça n’a pas porté chance aux socialistes puisque aujourd’hui ils ont complètement disparu.

C’est peut-être une bonne chose. En tout cas, ce qui est certain c’est que la poursuite de ces reniements socialistes a conduit assez logiquement à Emmanuel Macron. À la fois parce que nous avons (ou nous eûmes) des socialistes qui sont en très mauvais état et qui sont libéraux, donc qui ont été d’une certaine manière démocratiquement sanctionnés du fait qu’ils n’avaient pas tenu leurs promesses. Il faut tout de même souligner que cette sanction historique, on ne l’a jamais connue avant François Hollande. François Hollande est élu avec 52 % des voix, il y a la majorité des socialistes à l’Assemblée nationale, il y a la majorité des socialistes au Sénat, une majorité des villes, une majorité des régions. Et cinq ans plus tard, ils passent de près de 275 sièges à 30, ils perdent 90 % de leurs sièges. Et ils passent de 28 ou 29 % des voix au premier tour à 6 % des voix. C’est donc une sanction extraordinaire, plus forte encore que la sanction que les socialistes ont essuyée en 1993. Là, d’une certaine manière, justice est faite.

Les leçons du pouvoir


Ton livre porte donc sur les quatre moments où la gauche a été au pouvoir au XXe siècle. Il y a une chose importante à avoir à l’esprit, c’est l’influence que la gauche peut avoir à certains moments sur un gouvernement de droite. Ça a été le cas par exemple dans les années 1960, où le Parti communiste en France était puissant, arrivait à 20-25 % aux élections. Le pouvoir gaulliste qui dirigeait le pays devait tenir compte de cette puissance-là. Ce n’est pas être au pouvoir, mais c’est influencer le pouvoir, et ça c’est important.

C’est vrai que le pouvoir gaulliste devait tenir compte de cette influence-là. Mais en même temps, du temps du général de Gaulle, il y avait une volonté de ne pas être le fondé de pouvoir des grandes entreprises et des multinationales. Il y avait une vision un peu jacobine, un peu impérieuse d’une droite qui pensait que l’État c’était quelque chose, ce n’était pas le fondé de pouvoir des marchés. On se souvient que quand François Hollande a été élu, il a dit : mon seul adversaire, le monde de la finance. Et pour montrer que son adversaire était le monde de la finance, il a proposé un impôt de 75 % pour les gens qui gagnent plus de 1 million d’euros par mois. Cette histoire est assez intéressante, parce qu’il a proposé cet impôt tout en n’y croyant pas du tout lui-même, uniquement parce qu’à l’époque, dans les sondages Mélenchon monte, lui ne monte pas, il stagne, parce qu’on lui reproche finalement de ne pas vraiment vouloir la rupture avec Sarkozy. Donc il veut faire quelque chose de symboliquement fort. En l’occurrence, je connais l’histoire parce qu’elle concerne « Le Monde diplomatique », puisque l’un de ses conseillers, Aquilino Morelle, a lu un article dans « Le Monde diplomatique » qui évoque l’imposition des revenus par Roosevelt au moment du New Deal. Et, s’inspirant de cet article, Aquilino Morelle propose à Hollande, à Valls, à Moscovici cette mesure spectaculaire d’imposition des revenus de plus de 1 million d’euros par mois. Hollande la propose quelques jours plus tard. D’ailleurs il la connaît assez mal, puisqu’il bafouille en la proposant lors du journal télévisé de TF1. Et que se passe-t-il pour cette mesure ? Maintenant on le sait, puisque Pierre Moscovici, qui était son directeur de campagne à l’époque, qui a été son ministre des Finances et qui est maintenant Commissaire européen, vient de publier un livre où il raconte cette histoire. Il explique – et c’est là que j’en reviens à de Gaulle – que lorsqu’en tant que ministre des Finances il rencontre pour la première fois les grands patrons, il en rencontre un que nous connaissons bien qui s’appelle Bernard Arnault. Qui lui dit ceci – et Pierre Moscovici cite le passage : « si vous taxez à 75 % tous les revenus à plus de 1 million d’euros, eh bien je délocaliserai tous mes cadres. Parce que si je veux attirer des créateurs en France, je ne peux pas les rémunérer correctement avec vos 75 %. Tout le monde partira. Donc il faut absolument que cette mesure ne soit pas appliquée ». On imagine mal Bernard Arnault disant une chose pareille à de Gaulle. Vous avez été élu sur la base de cet engagement, parce que tout le monde considère que ça a été important dans l’élection de François Hollande, ce discours du Bourget et cet engagement à frapper le Capital. Et vous, patron, vous me dites que je ne peux pas appliquer, moi, gouvernement souverain, une mesure que réclament les Français ? Moscovici commente cet échange en disant : « renoncer à cette mesure sur instruction de Bernard Arnault ? Inimaginable ! C’était l’une des mesures, et il y en avait peu, qui avaient créé un électrochoc dans la campagne, et elle avait sans doute été nécessaire pour gagner l’élection ». Mais il ajoute : « Sur le fond, Bernard Arnault avait raison et nous le savions. Ce qui explique qu’elle ait été d’emblée présentée comme une mesure provisoire, comme si nous étions pressés d’enterrer cette ficelle électoraliste, et nous l’étions. Autant dire que nous n’avons pas été fâchés que le Conseil constitutionnel la censure ».  Là, dans cette scène, vous avez tout. Vous avez le patron qui avec arrogance dit à un ministre de la République qu’il ne doit pas appliquer une mesure à laquelle le président de la République vient de s’engager et grâce à laquelle il a été élu. Vous avez le verbalisme de la gauche socialiste destiné à tromper l’électeur et à couper l’herbe sous le pied d’un candidat vraiment de gauche qui monte dans les sondages. Vous avez l’improvisation pour donner le change, puisque Hollande ne connaît pas vraiment le détail de sa mesure. L’opposition du patronat et des grandes fortunes qui fait le chantage à l’emploi et aux délocalisations. Et enfin le barrage du Conseil constitutionnel qui, un peu comme la Cour des comptes, joue le rôle de cerbère de l’ordre social – le Conseil constitutionnel dont il faut rappeler qu’il avait déjà retardé la mise en œuvre des nationalisations en 1982. Après, la question qui se pose pour une gauche qui reviendrait au pouvoir, c’est : que faire dans un cas pareil ? Vous avez annoncé telle mesure qui figure à votre programme, vous y croyez ou vous n’y croyez pas, peu importe. Vous avez un patron qui a déjà la réputation d’avoir quitté la France au moment de l’élection de François Mitterrand, et qui l’a effectivement fait, qui vous dit : cette mesure-là, vous ne pouvez pas l’appliquer. Qu’est-ce que vous faites ?

Ça veut dire quoi ?

Je n’ai pas la réponse, mais il vaut mieux se poser la question avant.

Là, on est en France dans une période qu’on peut appeler de renoncement. On ne voit pas que la gauche arrive au pouvoir dans les jours prochains.

Ça, franchement, on ne peut pas le savoir. Les échéances électorales sont ce qu’elles sont, mais en 1935 personne ne voit la gauche au pouvoir très vite, et en 1993 on ne pense pas non plus que Jospin remportera les élections législatives quatre ans plus tard.

Donc on n’est pas à l’abri d’une bonne nouvelle.

D’abord, on est en train de danser sur un volcan qui est celui des marchés financiers. Vous avez vu que la Bourse bouge très vite. On est dans un contexte aussi où la guerre menace. Je pense que c’est un contexte international particulièrement menaçant entre l’Ukraine, entre l’Iran, entre la Corée. Il est très difficile de dire que dans deux ans on sera tranquillement là où nous en sommes, à se demander si la gauche de Macron va s’opposer à la droite de Macron. Les choses sont un peu imprévisibles. Disons que les forces sociales qui appuient un projet de gauche semblent totalement démoralisées à l’heure actuelle.

Elles semblaient aussi démoralisées il y a cinquante ans, quelques semaines avant le 22 mars 1968.

Et en 1936, où on a un syndicalisme français qui passe en quelques mois de 600 000 membres à plus de 3 millions.

Il y a toujours ce mystère de l’événement. Après on sait pourquoi, mais avant on ne sait jamais comme cela peut surgir, ce qui est à l’œuvre dans le souterrain des choses. On ne sait jamais, même si on a quand même (comme tu l’indiques dans la préface de cette édition-là) des forces, des courants, des mouvements de gauche appelons-la « radicale ». En France on a le mouvement des Insoumis avec Mélenchon, on a Corbyn en Grande-Bretagne, on a Sanders aux États-Unis, Podemos en Espagne… Il n’y a pas rien, il y a des choses qui travaillent, qui cherchent, qui se constituent, qui existent bel et bien.

Oui, et c’est d’une certaine manière la bonne nouvelle. Quand les socialistes sont balayés du pouvoir en 1993, les forces qui existent ailleurs dans les autres pays, ce sont des forces néolibérales de gauche. C’est Clinton, c’est Blair, c’est les sociaux-démocrates et autres allemands. Maintenant, ce courant-là est dévalué, pas seulement en France, il est en quelque sorte en déroute un peu partout. La logique de cette collaboration avec le système économique que nous connaissons avec l’ordre libéral a été tellement poussée qu’est apparue sur sa gauche une force qui veut transformer les choses. Ça n’a pas toujours été le cas. Sanders aux États-Unis, on ne pense pas à un précédent dans les années écoulées. Il y en a eu très peu aussi au Royaume-Uni. Après tout, Corbyn est sans doute le dirigeant travailliste le plus à gauche depuis les années 1980, et il n’est pas impossible qu’il arrive au pouvoir.

Tu es plus pessimiste là, en parlant, que tu ne l’es dans le dernier paragraphe de ton livre quand on arrive à la page 610. Tu sais très bien ce que tu veux dire, et je le lis : « Tout au long du XXe siècle, la gauche a accédé au pouvoir grâce à la puissance des passions collectives, dont celle de l’égalité. Et puis, elle a accepté de les tamiser avant de les étouffer sous une couverture de rationalité technique. Cette retraite bureaucratique, cette nouvelle conscience qui ne voit dans le monde que moyens et machines ont forgé les barreaux de sa cage de fer. » Donc nous sommes dans une cage de fer.

C’est la gauche de gouvernement dont je parle là.

Tu ne parles pas de la gauche de mouvement ?

Non. C’est la gauche de gouvernement qui a entériné un certain nombre de contraintes.

Mais elle aspire au pouvoir. Qu’est-ce qui pourrait faire qu’elle ne se laisse pas enfermer à nouveau dans cette cage de fer ?

À mon avis, l’une des conditions préalables, c’est qu’elle étudie les difficultés qu’elle a à affronter, et qu’elle mesure quels sont les moyens qui lui permettront de s’y soustraire, pour ne pas être surpris par des choses qui maintenant ne sont pas surprenantes. Ce qui est assez intéressant quand on étudie l’histoire de la gauche, c’est que jusqu’à une date récente les dirigeants socialistes et communistes avaient une très bonne connaissance de leur histoire, et pourtant ils avaient tendance à refaire les mêmes erreurs. Il y a même un passage que je cite à un moment, en 1982, quand Mauroy explique pourquoi il n’a pas fait la dévaluation au moment où François Mitterrand a été élu. Il dit : je sais que la gauche a pris des mauvaises mesures dans le passé, je décide qu’il faut tenir bon et ne pas dévaluer. On se dit : mais quelle est la leçon de l’histoire qu’il a retenue ? Puisqu’il est en train de refaire exactement la même erreur que celle de Léon Blum en 1936. Léon Blum arrive au pouvoir, il ne veut pas dévaluer, il dévaluera cinq mois plus tard quand son crédit est déjà atteint. Et puis il dévaluera une deuxième fois en juin 1937. François Mitterrand arrive au pouvoir en mai 1981, il ne veut pas dévaluer. Il sera obligé de dévaluer cinq mois plus tard quand son crédit est déjà un peu atteint, en octobre 1981. Et il dévaluera une deuxième fois en juin 1982. Alors on se dit que s’il avait vraiment voulu éviter les erreurs de son prédécesseur, il s’y serait pris sans doute autrement.

Tu t’adresses aux dirigeants, aux professionnels de la politique. Il semblerait qu’ils auraient besoin de rafraîchir leur mémoire et de connaître un peu mieux leur histoire. En tous les cas, l’histoire qu’on vient d’évoquer là, l’opinion, de façon générale, l’ignore tout à fait.

Je pense qu’il y a des épisodes qui sont connus quand même. Je crois que le Front populaire c’est connu, Mitterrand c’est connu. La Libération, ce qui est connu, c’est la Sécurité sociale. Les gens doivent quand même avoir l’idée que la Sécurité sociale n’est pas tombée du ciel, c’est le produit d’une victoire politique inouïe et on vit encore avec elle ; et que s’il n’y avait pas eu un gouvernement tripartite, avec la gauche, avec le Parti communiste qui a joué un rôle majeur dans cette affaire, il n’est pas évident qu’on aurait cette conquête que bien des pays du monde nous envient.

Une conquête qui est très menacée aujourd’hui

Oui, bien sûr. Il y a des tas de choses qui sont menacées. Ce sont des discussions qu’on a souvent. À force d’annoncer que tout est démantelé, on se dit que vraiment, on est cuit. Mais on annonce que tout est démantelé, ou qu’une nouvelle réforme va démanteler l’hôpital tous les cinq ans. Ça veut dire que la précédente n’a pas tout démantelé, qu’il reste quelque chose. Donc il faut aussi insister sur ce qui reste, en quoi c’est utile et comment on l’a obtenu.

C’est un défaut que nous avons tous de noircir le tableau dans l’espoir de susciter l’indignation, la colère et la mobilisation. Alors qu’ ainsi souvent on ne fait que déprimer le monde un peu plus, en oubliant qu’il faut au contraire noter les avancées et les progrès. Ce qui ne nous dispense absolument pas de continuer le combat.

journaliste : Daniel Mermet
transcription : Josette Barrerra et Jérémie Younes

Publié le 12/07/2018

« Et en même temps », c’est fini !

Par Pablo Pillaud-Vivien (site regards.fr)

Des sondages en berne, une “économie” qui peine à redémarrer, un discours devant le congrès à Versailles sans annonce aucune : rien ne va plus au royaume d’Emmanuel Macron qui a mis fin au « et en même temps ».

En ce moment, les astrologues nous disent que la lune est opposition avec Jupiter. C’est peut-être de là que vient le problème. Depuis maintenant plus d’un an qu’Emmanuel Macron a été élu président de la République, sa majorité à l’Assemblée nationale, comme les Français d’ailleurs, commencent à se lasser du style présidentiel et des réformes qui s’enchaînent s’en même le temps de crier gare. Les sondages sur l’exécutif déclinent de manière significative – pour s’approcher des pires scores de son prédécesseur (détenteur de records d’impopularité) – et l’on voit même certains de ses partisans commencer à faire la grimace. Il est peut-être temps de shooter la lune.

Hier, Emmanuel Macron s’est ainsi adressé aux parlementaires réunis en congrès à Versailles. Quatre-vingt onze minutes de discours. C’est plus que François Hollande et Nicolas Sarkozy réunis en 2015 et 2009 (respectivement trente-sept et quarante-quatre minutes). Mais pour dire quoi ? Plus qu’une adresse à sa majorité, aux députés et aux sénateurs de l’opposition, c’est la plèbe que le président a tenté de convaincre en proposant, une nouvelle fois, sa vision : le macronisme. Oui mais voilà, depuis la première allocution du genre, qui s’est tenue quelques semaines après son élection, il s’est passé un an. Et l’atmosphère n’est pas exactement la même...

Prêcher tout et son contraire - mais surtout son contraire

Au-delà du fond des réformes successives qui s’enchaînent sur un rythme endiablé, c’est surtout sur la qualité du discours que le bât de Macron blesse le plus. Derrière l’hypermédiatisation et l’hyperprésidentialisme, il ne reste souvent plus que des bribes de pensées, souvent paradoxales, parfois absconses, qui n’arrivent plus à émouvoir ni à convaincre personne. Ainsi a-t-il proposé lundi à son public de parlementaires policés, un exercice, classique pour lui, d’affirmations et de contre-affirmations, noyé dans un charabia de concepts mous et d’annonces calendaires. Ne voilà-t-il pas que « tout président de la République connait le doute » tout en étant « résolu », qu’« [il] sai[t] qu[‘il] ne peu[t] pas tout » mais que « pour la France et pour sa mission, le président de la République a le devoir de viser haut et [qu’il] n’[a] pas l’intention de manquer à ce devoir ». Tout et son contraire donc. Dans le même discours. OKLM comme dirait l’autre.

Il faut ajouter à cela, bien sûr, les contre-vérités habituelles, que l’on justifie par une volonté irrépressible de changement – peu importe vers où ou pour quoi, tant qu’il y a du changement, tout est bon dans le cochon. Ainsi, quand Macron affirme qu’il est « impossible de prétendre distribuer, quand on ne produit pas assez », personne n’est là pour lui répondre que c’est faux et que si, on peut redistribuer même en produisant peu. Parce que, contrairement à ce qu’il laisse entendre lorsqu’il affirme que « si l’on veut partager le gâteau, la première condition est qu’il y ait un gâteau », le « gâteau » français existe bel et bien ! Voire, il n’a jamais été aussi gros si l’on s’en réfère à la richesse des patrons du CAC40 ! La France n’a jamais créé autant de richesses donc le « gâteau » est bien plus gros qu’autrefois – notamment quand il s’est agi de créer la Sécurité sociale au lendemain de la guerre alors que l’économie était à la peine.

De même, lorsqu’il propose sa définition pour le moins lâche de la notion d’entreprise qui inclut les « travailleurs », les « dirigeants » mais aussi les « actionnaires », aucun contradicteur ne vient lui rétorquer que c’est hautement problématique de considérer dans un même tout, les producteurs de la richesse et ceux qui en captent les fruits… D’autant qu’il ajoute qu’il veut mener « une politique pour les entreprises » et non pas pour les riches ! Enfin, que dire de sa volonté, qui a l’air sincère lorsqu’il l’énonce, de réformer la France « avec tous les acteurs » mais dont on comprend très bien, dans les phrases qui suivent, que cela va se faire selon ses propres modalités… Honnêtement, c’est à n’y rien comprendre.

Macron a court de voix

Mais ce qui agace le plus, c’est lorsque le discours est utilisé comme adoucissant pour faire passer une mesure particulièrement brutale ou injuste. Et c’est sûrement cela que les Français perçoivent de la façon la plus aiguë : il ne peut continuer à mener la politique migratoire qu’il a initiée depuis un an et affirmer qu’il souhaite « rester fidèle à la Constitution » et « protéger de manière inconditionnelle les demandeurs d’asile. » Tout comme il ne peut se faire le fer de lance d’un « Etat-providence du XXIè siècle » alors même que dans son discours, on comprend très bien qu’il s’agit précisément de le détricoter car il serait aujourd’hui devenu « inadapté » et agirait comme « une barrière. »

Le problème d’Emmanuel Macron aujourd’hui, c’est que son discours ne porte plus. Il n’étonne plus, il lasse, voire il date. Le "nouveau monde" a repris les us et coutumes de l’ancien. Jusque dans le discours : « il faut libérer l’économie de ses contraintes ». On a parfaitement compris qu’il parlait excellemment bien (mépris de classe excepté), qu’il avait une connaissance du système institutionnel parfaite et que lorsqu’il s’attaque à un sujet, on a toujours envie de lui mettre 20 sur 20. Sauf que faire de la politique, diriger un pays, ce n’est pas cela – ou plutôt pas uniquement cela. Surtout dans un cadre démocratique qui nécessite que les débats puissent être productifs et que les corps intermédiaires soient en capacité de co-construire notre société. Pour ça, il faut de l’écoute et de l’empathie – précisément ce que des Français de plus en plus nombreux semblent reprocher à Macron...

Avancer masqué, prêcher le faux pour faire ce que l’on veut, dire à tout le monde de regarder à gauche alors que l’on va à droite : Emmanuel Macron décrédibilise la parole présidentielle et En Marche, celle du politique. Dans leur refus d’assumer qu’ils mènent une politique résolument de droite – voire parfois à la droite de la droite (après tout, la loi Asile et immigration n’a-t-elle pas inspirée le programme italien de la coalition d’extrême-droite en matière d’immigration ?), à sempiternellement répéter que si, la suppression de l’impôt sur la fortune, c’est une mesure qui profite à tous, ils ont fini par tellement brouiller les cartes qu’ils se brouillent eux-mêmes. Et qu’à l’enthousiasme pour la chose nouvelle semble avoir succédé la méfiance… Même Ruth Elkrief commence à se poser des questions et espère que Macron saura lui « redonner espoir », c’est dire.

Les oppositions à l’offensive

Et ça, ce n’est pas bon pour un président de la République qui a fait de sa relation à l’opinion publique un gage de sa réussite. Après la séduction et la lune de miel, les Français seraient-ils en train de se rendre compte qu’ils ont été bernés ? La succession de happenings par les groupes politiques qui a eu lieu hier, en marge du congrès, illustre sans doute cette rupture. Chacun à leur manière, ils ont fait part de leur hostilité avec la méthode Macron. Ainsi, les Insoumis ont-ils déserté Versailles pour envahir les réseaux sociaux pour une manifestation en ligne qui a cartonné. Certains membres de la famille des Républicains ne se sont pas non plus rendus à la convocation du président. De même que les députés communistes se sont réfugiés dans la salle du Jeu de Paume pour prêter serment et exiger un référendum sur la Constitution. Aussi, plus risible sans doute – tant ils semblent ne plus savoir où ils habitent – les parlementaires socialistes (de la Nouvelle Gauche) ont organisé un petit rassemblement pour dire que quand même, Emmanuel Macron pousse le bouchon un peu loin. La députée Valérie Rabault, sans blague, a même fait référence au 9 juin 1789, date à laquelle l’Assemblée nationale s’est transformée en Constituante. De là à dire qu’ils sont pour la VIème République…

Hier, Emmanuel Macron a donc mis fin au « et en même temps »... Le cap est maintenant clair. A droite toute. Mais comme le dit Alain Minc lui-même : « L’inégalité est trop forte, on risque l’insurrection ». Donc rien n’est joué. Et finalement, tout commence peut-être aujourd’hui.

 

Publié le 30/05/2018

D’une manifestation commune à un commun des mobilisations

Luttes sociales

Sylvie Ducatteau, Maël Duchemin et Stéphane Guérard

L'Humanité.fr

 

«Nous avons l’espoir d’un autre monde, d’une société meilleure, aux antipodes du business model d’Emmanuel Macron », résume Aurélie Trouvé, d’Attac. Julien Jaulin/HL

Quelque 280 000 manifestants ont pris part à la Marée populaire partout en France, samedi. Cette convergence a permis de faire le plein de militantisme et d’unités. Une première salve pour mener les nombreux combats sociaux.

Pancarte « Non à la sélection dans les universités » au-dessus d’elle, Susie s’extrait quelques instants de la marche parisienne de la Marée populaire, organisée, samedi, à l’appel de soixante organisations syndicales, associatives et politiques. Regardant passer quelques-uns des 80 000 manifestants (21 000 selon la préfecture de police de Paris et 31 000 selon le comptage Occurrence pour un collectif de médias), l’étudiante mobilisée contre Parcoursup sourit : « J’aime bien ce côté fourre-tout des revendications. Se retrouver avec des cheminots, des gens de la santé, des militants associatifs, des retraités… c’est joyeux. Souvent, c’est chacun pour sa pomme. Là, on voit qu’on n’est pas seul, qu’il y a un esprit de solidarité, l’envie de vivre, mais à notre façon. » Facteur dans les Hauts-de-Seine, Patrice Walle (SUD) confirme : « On se donne un coup de main et chacun peu ainsi tenir », explique-t-il en pleine collecte pour ses 150 collègues privés de salaire après un mois de grève.

« Cette manifestation, c’est une colère générale »

Si le premier ministre Édouard Philippe a estimé hier, dans les colonnes du Journal du dimanche, n’avoir enregistré qu’un « petit coefficient de marée » au passage des 280 000 manifestants répartis dans 190 rassemblements dans toute la France contre la politique de son gouvernement, selon leurs organisateurs, ces marcheurs d’un autre type ont été heureux de se compter. Aucun n’attendait le grand soir après cette seule journée. Mais cette convergence revendicative est de ces rendez-vous capables de poser les fondations d’un mouvement plus large de contestation du pouvoir en place.

« Le point commun de tous ces gens qui manifestent, c’est Macron ! assène Karl, cheminot lorrain venu à Paris faire le plein d’énergie militante. Il nous fait passer pour des privilégiés. Mais mon salaire d’aiguilleur, c’est 1 700 euros, primes comprises, pour travailler de jour, de nuit, le week-end. Partout, les gens nous disent qu’ils nous soutiennent. Que, s’ils pouvaient, ils feraient pareil. Mais on ne les entend pas. Les médias ne font parler que les deux ou trois qui se plaignent d’être bloqués. Moi, je peux vous dire que tout le monde en a marre de Macron. Ce qu’on vit à la SNCF, où il faut faire toujours plus avec toujours moins, on le retrouve dans les hôpitaux, dans les boîtes privées. Cette manifestation, c’est une colère générale. »

Le ras-le-bol général, c’est ce qui a aussi fait descendre dans la rue Charlotte et Loreleï, deux très jeunes infirmières en réanimation médicale : « On a l’impression d’être les grands oubliés de la télé, d’être invisibles. » Ni l’une ni l’autre ne sont syndiquées. « Nous ne pourrons jamais bloquer les hôpitaux, s’agacent-elles, mais nous cherchons des moyens d’agir. Peut-être la grève des cotations (enregistrement comptable des soins – NDLR) pour bloquer le financement des services. » À leurs côtés, en chasuble bleue, Claire, infirmière en psychiatrie, a travaillé toute la semaine pour être sûre de ne pas être réquisitionnée et de pouvoir prendre part à la Marée : « Ça ne changera pas grand-chose mais ça donne du courage », dit-elle. Très vite, elle raconte son quotidien. Des patients de plus en plus jeunes souffrant souvent de pathologies liées au travail, des burn-out notamment. « C’est un problème de santé publique, alors que le service public s’étiole et qu’il devient de plus en plus dur d’y travailler. »

Pour les manifestants de samedi, l’enjeu n’est pas d’agglomérer des combats sectoriels, mais de défendre des politiques de justice sociale. Éducateur spécialisé en hôpital pour enfants dans le Val-d’Oise, David a vu les subventions réduites, et les postes de ses collègues salariés fragilisés par la fin des contrats aidés dans les structures associatives. Mais ce qui le révolte encore plus, c’est que « toutes ces mesures d’économies frappent de plein fouet les publics vulnérables qu’on accompagne. Et ces mesures sont appliquées à coups de matraque. On nous demande de faire de la délation et de signaler les gens en situation irrégulière qui s’adressent à nous ! J’étais déjà énervé au temps de Sarkozy. Mais Macron fait encore plus fort ».

D’où les très nombreuses pancartes et les mannequins à l’effigie du « président des riches » : « Pour Macron, tout est bon dans le pognon », « Sire, on en a gros sur la patate » ou « Macron, méprisant de la République ». Les détournements de slogans LREM ont aussi fait florès, tels : « La manif, c’est assez disruptif ? », « L’esclavage, c’est moderne », « Nous en avons assez d’assister les riches ». Avec sa petite banderole « Je rêvais d’un autre monde, j’en rêve encore », Mathilde vise l’actuel locataire de l’Élysée. « La France qui est dans la merde est dans la rue, ironise cette infirmière dans un service de pédopsychiatrie. On sait qu’il va falloir un certain temps avant d’être entendu. Mais manifeste-t-on par utopie ou parce qu’on est convaincu que ça sert à quelque chose ? Là est la question. » Non loin d’elle, Sébastien, employé de la Caisse d’allocations familiales de Mâcon, venu tout spécialement à Paris pour se regonfler « en militantisme », a la réponse : « Autour de nous, on entend dire que lutter ne sert à rien. Mais moi, je crois en cette vieille maxime qui dit que si on ne se mobilise pas, on a déjà perdu. Elle s’est malheureusement toujours vérifiée. »

« On a tous besoin les uns des autres »

Reste à savoir quelles suites donner à cette journée de mise en commun des mobilisations. « La Marée populaire, c’est un signe. Un début. L’idée fédère du monde mais il faut que les responsables politiques, syndicaux appellent clairement à la convergence », juge Roger Calcani, syndicaliste CGT à Aubervilliers. Membre d’Ensemble !, Alain Montaufray a participé à la création du collectif de défense des services publics en avril dernier, annonciateur, à l’échelle locale, de l’envie de se retrouver des partis de gauche (hormis le PS), de syndicalistes, notamment CGT et SUD, et de militants associatifs. « Ça a été long à se mettre en place, mais chacun a considéré qu’il ne pouvait pas gagner tout seul, et que l’on pouvait respecter l’autonomie de chacun. » La démarche fonctionne. Samedi matin, la votation citoyenne sur la réforme de la SNCF qu’ils ont organisée à Aubervilliers a suscité de nombreux débats avec les habitants. « Les gens sont réceptifs, conscients des enjeux », commente Nasser, militant communiste. À l’image de madame Shaa, une mère de famille de quatre enfants rencontrée dans cette ville populaire de Seine-Saint-Denis : « Je cherche du travail uniquement à Aubervilliers car je n’ai pas les moyens de payer un Passe Navigo à 75 euros. Si la SNCF est privatisée, ce sera pire. Ce gouvernement va finir par nous demander de prendre des taxis pour nous déplacer. Alors, lance-t-elle, il faudrait que chaque ville organise sa manifestation ! »

Cette mobilisation générale devrait se poursuivre, au niveau local comme national, rappelaient samedi Christophe Prud’homme, Loïc Pen et Frédéric Boulanger, trois médecins et militants CGT : « À la rentrée, tout le monde doit se retrouver, médecins, soignants, élus, associations, alors que le budget de la Sécurité sociale pour 2019 sera en discussion. Et c’est pareil pour l’éducation, les minima sociaux… Il va falloir construire des rapports de forces avec les citoyens. » « La lutte s’annonce longue, confirme Pierre Khalfa (Fondation Copernic et Attac). Il n’y aura pas de victoire en rase campagne par une simple journée de mobilisation. Nous sommes dans une lutte prolongée, dans une guerre de position. » Du haut de son jeune âge, Romain, seul sur les 24 élèves de sa classe de terminale à avoir reçu une réponse positive de Parcoursup à ses demandes d’affectation, imagine cette lutte prolongée forcément unitaire : « Mon avenir, maintenant, c’est le post-bac. Mais dans dix ans, ce sera peut-être la SNCF. On a donc tous besoin les uns des autres et personne ne gagnera seul. »

Les manifestants complices des casseurs, selon collomb

« Je crois que si demain on veut garder le droit de manifester, qui est une liberté fondamentale, il faut que les personnes qui veulent exprimer leurs opinions puissent aussi s’opposer aux casseurs et ne pas, par leur passivité, être complices de ce qui se passe. » La déclaration du ministre de l’Intérieur, invité de BFMTV, samedi, au soir de la Marée populaire, a suscité une cascade de réactions. Pour Ian Brossat (PCF), Gérard Collomb fait une «  tentative minable de se dégager de toute responsabilité et de discréditer la mobilisation ». « Son travail (de ministre de l’Intérieur – NDLR) consiste justement à protéger ces citoyens dont le droit de manifester est une liberté fondamentale », a renchéri Benoît Hamon. Gérard Collomb avait été vivement critiqué pour sa gestion des affrontements lors de la manifestation du 1er Mai.

Sylvie Ducatteau, Stéphane Guérard, Maël Duchemin

 

Publié le 06/05/2018

Karl Marx et la France

Au pays de l’« ardeur révolutionnaire »

La ville de Trèves, où Karl Marx vit le jour le 5 mai 1818, s’apprête à fêter en grande pompe le bicentenaire de la naissance du penseur allemand. En France, l’événement revêt surtout une dimension éditoriale et universitaire. Une telle discrétion ne reflète guère la place occupée par ce pays, à la fois terre d’asile et champ de batailles politiques, dans la vie et l’œuvre du théoricien communiste.

par Antony Burlaud      (Site Le Monde Diplomatique)

 

En 1908, dans Les Trois Sources du marxisme, Karl Kautsky avance une thèse reprise plus tard par Lénine : Karl Marx (1818-1883) aurait accompli la « fusion de tout ce que la pensée anglaise, la pensée française et la pensée allemande avaient de grand et de fertile ». Dans ce schéma, rapidement devenu un lieu commun, la France représente, à côté de l’Allemagne des philosophes et de l’Angleterre des économistes, le pays de la « pensée politique », de la pratique radicale et de l’« ardeur révolutionnaire ». De fait, ce pays a été, pour Marx, la patrie de la grande Révolution, le foyer de l’explosion de 1848, et aussi le lieu d’une première rencontre avec un mouvement ouvrier vigoureux, organisé et doté de fortes traditions : en somme, le pays de la politique en actes.

Mais la France a été, pour le philosophe, bien d’autres choses encore : un lieu d’asile et de plaisirs, un pays de mission, un champ de batailles (théoriques et organisationnelles), un point d’ancrage familial, et aussi, en maintes occasions, un repoussoir. Surtout, elle a offert au penseur allemand plus qu’un passé révolutionnaire à méditer ou des traditions ouvrières à imiter : elle a vu apparaître sur son sol une multiplicité de formules politiques, durables (Second Empire, IIIe République) ou éphémères (IIe République, Commune), qui surprirent Marx, forcèrent sa pensée et l’obligèrent à revoir et à enrichir ses théories.

Il s’en est fallu de peu qu’il voie le jour en terre française. Trèves, sa ville natale, avait été rattachée à la République en 1797, avant de recevoir, sous le Consulat, le titre de préfecture du département de la Sarre, qu’elle conserva jusqu’en 1814. Ces dix-sept ans de présence française marquèrent profondément la région, en y apportant le « langage des droits universels (1)  » et la modernité juridique du code civil. Pour le tout jeune Marx, la France apparaît donc d’abord comme la Grande Nation, le pays des Lumières, de la Révolution, et jouit d’une certaine aura.

Au lycée, on lui fait apprendre, après le latin et le grec, le français (qu’il lira, parlera et écrira tout au long de sa vie) plutôt que l’hébreu. À Trèves, comme plus tard à l’université, à Berlin, il compte parmi ses maîtres quelques francs admirateurs de la Révolution. Cette imprégnation précoce est sans doute la source de sa fascination pour la bourgeoisie conquérante des Lumières, et de sa dilection pour des auteurs comme Denis Diderot ou Voltaire. Elle est, en tout cas, à l’origine de son intérêt pour la Révolution française et ses prodromes théoriques.

En octobre 1843, Marx s’installe à Paris pour tenter d’y faire vivre une revue, les Annales franco-allemandes. Ce premier séjour constitue pour lui une expérience politique d’une exceptionnelle densité. Car Paris, qui atteint le million d’habitants dans les années 1840, est alors le foyer politique de l’Europe, la « grande bouilloire magique, dans laquelle l’histoire du monde est en ébullition ». Après les Trois Glorieuses (2), le souvenir de la grande Révolution resurgit. Un courant néojacobin se structure, alimenté par les témoignages des révolutionnaires d’hier. Le socialisme ouvrier émerge, porté par quelques grandes figures et nourri par une intense fermentation utopique. L’animation politique est d’autant plus forte que Paris est une des capitales de l’exil politique européen, accueillant sous la monarchie de Juillet des libéraux et des radicaux venus de Pologne, de Russie et du monde germanique. Les communistes allemands y ont leurs organisations, leur presse, leurs lieux de réunion, généralement des cafés, dûment surveillés par la police. Plongé dans le chaudron parisien, Marx évolue rapidement — catalyse accélérée, à partir de fin août 1844, par la fréquentation de Friedrich Engels, avec qui il va partager, pendant son séjour, une vie à la fois studieuse et dissolue, écrivant, buvant et discutant sans fin dans les cafés du Palais-Royal ou du quai Voltaire.

Expulsé en 1845

Il lit, sans exclusive, les publications socialistes, mais aussi les romanciers français (Eugène Sue, George Sand), les économistes (Pierre Le Pesant de Boisguilbert, les physiocrates, Antoine Destutt de Tracy, Jean-Baptiste Say), qu’il discutera dans ses Manuscrits de 1844, et peut-être les historiens libéraux (François Guizot et Augustin Thierry), qu’il saluera comme les découvreurs de la lutte des classes (3). Ces lectures marquent suffisamment Marx et Engels pour qu’ils songent, en 1845, à créer une « bibliothèque des meilleurs écrivains socialistes français », où Charles Fourier, les saint-simoniens, Étienne-Gabriel Morelly et d’autres seraient traduits en allemand, et présentés par Marx.

Ce premier séjour parisien s’achève à l’hiver 1844-1845. Soumis aux pressions du pouvoir prussien, le gouvernement de Guizot expulse Marx, qui quitte Paris pour Bruxelles en février 1845. Engels, qui a échappé à la proscription, ne l’y rejoindra que plus tard, abandonnant à regret la capitale française, ses charmes et ses « très jolies grisettes ». Un sujet français va particulièrement occuper Marx dans son exil bruxellois : Pierre Joseph Proudhon. Admirateur de Qu’est-ce que la propriété ?, dont il aimait la vigueur et le goût du concret, il avait rencontré le socialiste bisontin à son domicile, rue Mazarine, en octobre 1844, et était resté en relation avec lui. Si Proudhon semble n’avoir pas accordé, sur le moment, beaucoup d’importance à cette rencontre, Marx et Engels avaient, eux, bien mesuré celle de Proudhon, « le plus conséquent » et « le plus pénétrant » des socialistes français.

Quand, en 1846, les deux amis tentent, de Bruxelles, d’établir un bureau de correspondance communiste à Paris, ils écrivent à Proudhon pour lui proposer d’y participer. Proudhon fait une réponse polie, mais circonspecte, acceptant de recevoir les circulaires, mais ne s’engageant pas à contribuer lui-même.

Cette réponse hâte la rupture. La parution, la même année, de Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère — un livre que même les admirateurs de Proudhon s’accordent à trouver nébuleux — donne à Marx l’occasion d’exprimer publiquement ses désaccords. Il rédige directement en français un pamphlet, Misère de la philosophie, dans lequel il précise, à sa manière à la fois rigoureuse et grinçante, ses critiques à Proudhon. Mais le livre n’a qu’un très faible écho. Les reproches faits à Proudhon — empirisme, faiblesse théorique, charlatanisme et boursouflure, cautèle petite-bourgeoise, incapacité à rompre vraiment avec l’ordre établi — s’attacheront longtemps, dans l’esprit de Marx, à l’ensemble du mouvement socialiste français, proudhonien ou non.

Marx et Engels saluent avec enthousiasme la révolution de février 1848, qui leur paraît annoncer le « triomphe de la démocratie dans toute l’Europe ». Ils participent tous deux aux suites de la révolution de mars en Allemagne. Dans leurs articles et leur correspondance sur la France, ils tâchent de rendre le processus révolutionnaire lisible en distinguant les forces en présence et en marquant les moments de césure. Après la défaite populaire de juin 1848, ils assistent avec lucidité à la consolidation de la République bourgeoise, puis à sa décomposition sous l’effet d’« une réaction royaliste plus impudente que sous Guizot ».

En 1850, exilé à Londres après un nouveau passage par Paris, Marx synthétise et systématise sa vision de la IIe République dans une série de trois articles, qui composeront plus tard l’ouvrage Les Luttes de classes en France. Dans ces textes majeurs, le théoricien analyse la révolution et ses suites en termes de classes, et rend compte du processus historique en cherchant à identifier, pour chaque grande séquence, quel groupe social (« ouvriers », « républicains petits-bourgeois », « bourgeoisie républicaine », « bourgeoisie royaliste ») domine le jeu. Il retrace les étapes du processus politique par lequel la République s’éloigne de son origine : la révolution populaire et l’instauration du gouvernement provisoire, solution de compromis ; la mise en place d’une république bourgeoise, « entourée d’institutions sociales » ; puis, après le bras de fer du printemps 1848, le retour à l’ordre des élections d’avril (où « paysans et petits bourgeois » vont voter « sous la conduite de la bourgeoisie ») et des « journées de juin », la liquidation du mouvement ouvrier ; enfin le triomphe apparent d’une république bourgeoise, qui se trouve vite fragilisée par l’élection de Louis Napoléon Bonaparte (un « coup d’État des paysans » mécontents), puis par le succès du « parti de l’ordre » aux élections de 1849.

Le coup d’État du 2 décembre 1851 surprend Marx. Sa réponse théorique sera Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, publié en mai 1852 à New York. À première vue, l’ouvrage reprend la trame des Luttes de classes, en la prolongeant chronologiquement, pour montrer « comment la lutte de classes en France créa (…) une situation [telle] qu’elle permit à un personnage médiocre et grotesque de faire figure de héros ». Mais on aurait tort de n’y voir qu’une redite de ce précédent ouvrage, ou un simple portrait-charge de l’usurpateur, à la manière de Victor Hugo dans son Napoléon le Petit. Si Marx reprend, pour les années 1848-1850, le récit déjà connu de la liquidation progressive des éléments les plus à gauche, il ajoute à sa réflexion deux problèmes nouveaux.

D’abord, la question de l’appareil d’État : pour lui, la France se caractérise par le fait que « le pouvoir exécutif dispose d’une armée de fonctionnaires de plus d’un demi-million de personnes et tient, par conséquent, constamment sous sa dépendance la plus absolue une quantité énorme d’intérêts et d’existences ». L’État « enserre, contrôle, réglemente, surveille et tient en tutelle la société civile ». La bourgeoisie a besoin de cette armée de fonctionnaires — à la fois réserve de sinécures et instrument de répression — au point d’en favoriser le développement, et de « donner une force irrésistible au pouvoir exécutif qui lui était hostile », au détriment d’un Parlement qui lui était acquis.

À ce premier mystère, Marx en relie un autre : l’énigme du bonapartisme, de sa nature et de sa fonction de classe. Il s’agit de comprendre comment le règne d’un personnage sans envergure, aventurier entouré d’aventuriers, va apparaître, dans une situation de blocage politique, comme « la seule forme possible de gouvernement ». Et comment, en trouvant un point d’équilibre entre des groupes sociaux irréconciliables, il va, contre la bourgeoisie même, préserver les intérêts essentiels de la bourgeoisie.

Sous le Second Empire, la France perd sa centralité dans la pensée de Marx. Mais la Commune, proclamée le 28 mars 1871, mobilise à nouveau son attention. Il perçoit les limites et les failles du mouvement — qui, malgré ce que colportent alors les journaux, n’est pas « marxiste », et encore moins contrôlé par lui —, mais souhaite son succès, et laisse éclater son enthousiasme dans une lettre d’avril : « L’insurrection de Paris est le plus glorieux exploit de notre parti. »

C’est pour défendre la Commune, et corriger les nombreuses rumeurs qui courent à son sujet, que l’Association internationale des travailleurs (Ire Internationale) confie à Marx la rédaction d’une adresse sur l’insurrection parisienne, connue sous le titre La Guerre civile en France. C’est l’un des textes les plus brillants de Marx, à la fois satire, panégyrique et analyse. Après avoir dépeint d’une plume vengeresse Adolphe Thiers, ce « nabot monstrueux », il cherche à saisir ce que fut la Commune, « ce sphinx qui met l’entendement bourgeois à si rude épreuve ». Répondant aux interrogations du 18 Brumaire sur l’appareil d’État, il la caractérise comme l’« antithèse directe de l’Empire », comme la « forme positive de la République sociale », attachée à briser les institutions du « pouvoir d’État moderne » (armée permanente, police, justice, Église) sur lesquelles reposait le régime de Bonaparte.

L’inspirateur occulte de la Commune ?

C’est avec la Commune et La Guerre civile que Marx gagne, en France, quelque notoriété. Misère de la philosophie n’avait eu qu’une diffusion confidentielle, et les grands textes sur la France n’avaient pas été traduits. Mais sa réputation de chef de l’Internationale et d’inspirateur occulte de la Commune attire l’attention sur sa personne. On parle de lui dans les journaux, on publie des portraits jusque dans la grande presse. Dans le même mouvement, la police s’intéresse à lui. Jeannine Verdès a recensé, dans son dossier à la préfecture de police de Paris, 165 notes et coupures de presse couvrant la période 1871-1883  (4). Les informations des mouchards sont souvent fantaisistes, laissant entendre qu’il aurait tenté, avant de créer l’Internationale, de manipuler la franc-maçonnerie, qu’il manigancerait l’assassinat de Thiers ou du roi d’Espagne. La rumeur le plus souvent rapportée par les espions — une accusation promise à un bel avenir — en fait un agent du pangermanisme, stipendié par Bismarck.

La IIIe République constitue, pour Marx et Engels, un objet problématique. C’est un régime bourgeois, fondé par des hommes qu’ils exècrent, et tenu, dans ses premières années, par une majorité ultraréactionnaire. Mais c’est aussi, par rapport aux monarchies européennes, un régime de libertés civiles, qui permet aux socialistes français « d’agir par le biais de la presse, de réunions publiques et d’associations ». Comme le résume Engels, « si elle est la forme accomplie de la domination de la bourgeoisie, la république moderne est en même temps la forme d’État où la lutte de classe se débarrasse de ses dernières entraves et où se prépare son terrain de lutte ». Les deux amis connaissent d’autant mieux la situation politique française que les trois filles de Marx se sont éprises de militants socialistes français : Laura et Jenny ont respectivement épousé Paul Lafargue (1868) et Charles Longuet (1872), tandis qu’Eleanor est fiancée, jusqu’en 1880, avec le communard Prosper-Olivier Lissagaray.

Marx et Engels placent d’abord quelques espoirs dans les radicaux, et tout particulièrement en Georges Clemenceau, qu’ils n’excluent pas de voir évoluer vers des positions socialistes. Plus sérieusement, ils jugent que l’on passera « difficilement d’une république à la Gambetta au socialisme sans passer par une république à la Clemenceau ». Mais, plus que les radicaux, c’est bien sûr le mouvement socialiste qui bénéficie du soutien des deux hommes. En 1880, après le congrès de Marseille, Marx rencontre Jules Guesde et lui dicte la partie théorique du programme du Parti ouvrier. Tout en regrettant que ce programme contienne « quelques incongruités auxquelles Guesde tenait absolument », il juge que « c’est un pas énorme que de ramener les ouvriers français de leur brouillard phraséologique sur le terrain de la réalité ». Quelques années plus tard, Engels peut noter avec satisfaction : « Il y a de nouveau en France un mouvement remarquable qui marche bien, et le mieux c’est qu’il est dirigé par nos gens, Guesde, Lafargue, Deville. »

De fait, c’est principalement par l’intermédiaire de ce groupe « guesdiste », grâce à une première vague de traductions, à l’élaboration de résumés pédagogiques et à une intense activité de propagande, que le marxisme va, dans la décennie qui suit la mort de Marx, pénétrer le socialisme français, et y commencer la longue carrière que l’on sait.

Antony Burlaud

Doctorant en science politique au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP) - université Paris-I. Coordinateur, avec Jean-Numa Ducange, de Marx, une passion française (La Découverte, 2018). Cet article est une version condensée du prologue de l’ouvrage.

(1) Gareth Stedman Jones, Karl Marx. Greatness and Illusion, Harvard University Press, Cambridge (Massachusetts), 2016.

(2) Épisode révolutionnaire qui s’étala sur trois jours (du 27 au 29 juillet 1830) et aboutit à l’instauration d’un nouveau régime, la monarchie de Juillet.

(3) Jean-Numa Ducange, « Marx, le marxisme et le “père de la lutte des classes”, Augustin Thierry », Actuel Marx, no 58, Paris, 2015.

(4) Jeannine Verdès, « Ba 1175 : Marx vu par la police française, 1871-1883 », Cahiers de l’ISEA, no 176, Grenoble, 1966.

 

 

 

Publié le 03/05/2018

Mediapart a interviewé Karl Marx

 Par Romaric Godin (site médiapart.fr)

À l’occasion du bicentenaire de la naissance de Karl Marx (1818-1883), Mediapart a mené un entretien fictif avec le penseur de Trèves sur l’état du capitalisme et de la France… à partir de citations réelles.

Le 5 mai 1818 naissait à Trèves, à l’époque en Prusse rhénane, Karl Marx. L’auteur du Capital, publié en 1867, a inspiré les mouvements ouvriers du monde entier puis, dans sa lecture léniniste, les États totalitaires issus de la révolution russe d’octobre 1917. La chute de ces régimes, en 1989-1991, a été l’occasion d’une tentative de dévalorisation profonde de la pensée de Karl Marx et de son évacuation du débat intellectuel.

Mais la pensée de Karl Marx, diverse et complexe, ne se limite pas à la caricature qu’on en fait souvent désormais. Elle est l’une des premières à sonder en profondeur la réalité du capitalisme, son fonctionnement, sa philosophie, ses conséquences politiques et sociales. Avant de revenir plus en détail cet été sur l’actualité de cette pensée, Mediapart propose un entretien fictif avec le plus célèbre des usagers de la bibliothèque du British Museum sur l’actualité du capitalisme dans le monde et en France. Entretien réalisé avec des citations authentiques issues des œuvres de Karl Marx.

Karl Marx, considérez-vous que les ressorts essentiels du capitalisme sont, depuis deux siècles, les mêmes ?

Karl Marx : La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises. Une marchandise paraît au premier coup d’œil quelque chose de trivial et qui se comprend soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c’est une chose très complexe.

Le capitalisme financiarisé actuel est dominé plus que jamais fondamentalement par le rendement, le désir d’argent. En êtes-vous surpris ?

L’argent, moyen et pouvoir de convertir la représentation en réalité et la réalité en simple représentation, transforme tout, aussi bien les forces essentielles réelles et naturelles de l’homme en représentations purement abstraites et par suite en imperfections, en chimères douloureuses, que d’autre part il transforme les imperfections et chimères réelles, les forces essentielles réellement impuissantes qui n’existent que dans l’imagination de l’individu, en forces essentielles réelles et en pouvoir. Déjà, d’après cette définition, il est donc la perversion générale des individualités, qui les change en leurs contraires et leur donne des qualités qui contredisent leurs qualités propres. Il apparaît alors aussi comme cette puissance de perversion contre l’individu et contre les liens sociaux qui prétendent être des essences pour soi. Il transforme la fidélité en infidélité, l’amour en haine, la haine en amour, la vertu en vice, le vice en vertu, le valet en maître, le maître en valet, le crétinisme en intelligence, l’intelligence en crétinisme.

Comme l’argent, qui est le concept existant et manifeste de la valeur, confond et échange toutes choses, il est la confusion et la permutation universelle de toutes choses, donc le monde à l’envers, la confusion et la permutation de toutes les qualités naturelles et humaines. Qui peut acheter le courage est courageux, même s’il est lâche. Comme l’argent ne s’échange pas contre une qualité déterminée, contre une chose déterminée, contre des forces essentielles de l’homme, mais contre tout le monde objectif de l’homme et de la nature, il échan­ge donc – du point de vue de son possesseur – toute qualité contre toute autre – et aussi sa qualité et son objet contraires ; il est la fraternisation des impossibilités. Il oblige à s’embras­ser ce qui se contredit.

Depuis l’effondrement des régimes du bloc de l’Est, le marxisme est cependant jugé très négativement par le monde intellectuel. Qu’en pensez-vous ?

Tout ce que je sais, c’est que moi, je ne suis pas marxiste.

Pour nous, le communisme n’est pas un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Les conditions de ce mouvement résultent des données préalables telles qu’elles existent actuellement.

Un des grands débats du moment concerne le libre-échange. Beaucoup d’économistes estiment que la mondialisation a eu des effets largement positifs et les principaux dirigeants européens s’opposent au président des États-Unis Donald Trump sur ce point. Emmanuel Macron, le président français, l’a lui-même récemment rappelé à son homologue étasunien, malgré sa visite cordiale outre-Atlantique. Partagez-vous ce constat ?

Ne vous en laissez pas imposer par le mot abstrait de liberté. Liberté de qui ? Ce n’est pas la liberté d’un simple individu, en présence d’un autre individu. C’est la liberté qu’a le capital d’écraser le travailleur.

Comment cela ?

Toute cette argumentation revient à ceci : le libre-échange augmente les forces productives. Si l’industrie va croissant, si la richesse, si le pouvoir productif, si, en un mot, le capital productif augmentent, la demande du travail, le prix du travail, et, par conséquent, le salaire augmentent également. La meilleure condition pour l’ouvrier, c’est l’accroissement du capital. Et il faut en convenir. Si le capital reste stationnaire, l’industrie ne restera pas seulement stationnaire, mais elle déclinera, et, en ce cas, l’ouvrier en sera la première victime. Il périra avant le capitaliste. Et dans le cas où le capital va croissant, dans cet état de choses que nous avons dit le meilleur pour l’ouvrier, quel sera son sort ? Il périra également. L’accroissement du capital productif implique l’accumulation et la concentration des capitaux. La centralisation des capitaux amène une plus grande division du travail et une plus grande application des machines. La plus grande division du travail détruit la spécialité du travail, détruit la spécialité du travailleur et, en mettant à la place de cette spécialité un travail que tout le monde peut faire, elle augmente la concurrence entre les ouvriers.

Seriez-vous alors favorable au protectionnisme qui revient en vogue ?

Ne croyez pas qu’en faisant la critique de la liberté commerciale nous ayons l’intention de défendre le système protectionniste. On se dit ennemi du régime constitutionnel, on ne se dit pas pour cela ami de l’Ancien Régime. D’ailleurs, le système protectionniste n’est qu’un moyen d’établir chez un peuple la grande industrie, c’est-à-dire de le faire dépendre du marché de l’univers, et du moment qu’on dépend du marché de l’univers, on dépend déjà plus ou moins du libre-échange. Outre cela, le système protecteur contribue à développer la libre concurrence dans l’intérieur d'un pays.

Mais alors, quel regard portez-vous sur la mondialisation actuelle des échanges ?

De même que la classe des bourgeois d’un pays fraternise et s’unit contre les prolétaires d’un même pays, malgré la concurrence et la rivalité existant entre les membres individuels de la bourgeoisie, de même, les bourgeois de tous les pays fraternisent et s’unissent contre les prolétaires de tous les pays, malgré leurs luttes mutuelles et leur concurrence sur le marché mondial.

En France, pays que vous connaissez bien et sur lequel vous avez abondamment écrit, le président de la République Emmanuel Macron entend mener une politique de libéralisation de l’économie au nom du « bon sens ». Plus de concurrence, c’est cela la raison ?

Dire qu’il y a des industries qui ne sont pas encore à la hauteur de la concurrence, que d’autres encore sont au-dessous du niveau de la production bourgeoise, c’est un radotage qui ne prouve nullement l’éternité de la concurrence.

Il s’agit bien plutôt de représenter la production comme enclose dans des lois naturelles, éternelles, indépendantes de l’histoire, et à cette occasion de glisser en sous-main cette idée que les rapports bourgeois sont des lois naturelles immuables de la société conçue in abstracto. Tel est le but auquel tend plus ou moins consciemment tout ce procédé.

Avec le projet de loi PACTE, le gouvernement français entend favoriser la participation des salariés aux profits de l’entreprise pour apaiser les tensions sociales. Ceci entre dans l’idée, déjà défendue dans la réforme du marché du travail, que le dialogue social est de meilleure qualité au niveau des entreprises et qu’il faut dépolitiser, en quelque sorte, ce dialogue. Quelles réflexions cette vision vous inspire-t-elle ?

La condition d’affranchissement de la classe laborieuse, c’est l’abolition de toute classe, de même que la condition d’affranchissement du tiers état, de l’ordre bourgeois, fut l’abolition de tous les états et de tous les ordres. La classe laborieuse substituera, dans le cours de son développement, à l’ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément le résumé officiel de l’antagonisme dans la société civile.

En attendant, l’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie est une lutte de classe à classe, lutte qui, portée à sa plus haute expression, est une révolution totale. D’ailleurs, faut-il s’étonner qu’une société, fondée sur l’opposition des classes, aboutisse à la contradiction brutale, à un choc de corps à corps comme dernier dénouement ? Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique. Il n’y a jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps. Ce n’est que dans un ordre de choses où il n’y aura plus de classes et d’antagonisme de classes, que les évolutions sociales cesseront d’être des révolutions politiques.

Le gouvernement veut pourtant que le « travail paie » et « remettre la France au travail ». Ne sont-ce pas là de beaux principes ?

Le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Son tra­vail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre. De même que, dans la religion, l’activité propre de l’imagination humaine, du cerveau humain et du cœur humain, agit sur l’individu indépendamment de lui, c’est-à-dire comme une activité étrangère divine ou diabolique, de même l’acti­vité de l’ouvrier n’est pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même.

Au 1er janvier dernier, la France a supprimé l’impôt sur la fortune et réduit l’imposition sur les revenus du capital. L’exécutif prétend soutenir ainsi la production. Êtes-vous de la même opinion ?

Les uns et les autres oublient que le gaspillage et l’épargne, le luxe et le dénuement, la richesse et la pauvreté s’équivalent. La volonté du capitaliste consiste certainement à prendre le plus possible. Ce que nous avons à faire, ce n’est pas disserter sur sa volonté, mais étudier sa puissance, les limites de cette puissance et le caractère de ces limites.

Ainsi, à mesure que le capital productif s’accroît, la concurrence entre les ouvriers s’accroît dans une proportion beaucoup plus forte. La rétribution du travail diminue pour tous, et le fardeau du travail augmente pour quelques-uns.

Avec la masse des objets augmen­te l’empire des êtres étrangers auquel l’homme est soumis et tout produit nouveau renforce encore la tromperie réciproque et le pillage mutuel. L’homme devient d’autant plus pauvre en tant qu’homme, il a d’autant plus besoin d’argent pour se rendre maître de l’être hostile, et la puissance de son argent tombe exactement en raison inverse du volume de la production, c’est-à-dire que son indigence augmente à mesure que croît la puissance de l’argent. Le besoin d’argent est donc le vrai besoin produit par l’économie politique et l’unique besoin qu’elle produit. La quantité de l’argent devient de plus en plus l’unique et puissante propriété de celui-ci. De même qu’il réduit tout être à son abstraction, il se réduit lui-même dans son propre mouvement à un être quantitatif. L’absence de mesure et la démesure deviennent sa véritable mesure.

Vous ne croyez donc pas à un quelconque « ruissellement » ou à un effet bénéfique des « réformes » ?

La tendance générale de la production capitaliste n’est pas d’élever le salaire normal moyen, mais de l’abaisser.

On comprend alors le mouvement actuel vers le creusement des inégalités… Les politiques d’opposition devraient-ils se pencher davantage sur ce sujet ?

Se représenter la société socialiste comme l’Empire de l’égalité est une conception française trop étroite et qui s’appuie sur la vieille devise Liberté, Égalité, Fraternité, conception qui, en ses temps et lieu, a eu sa raison d’être parce qu’elle répondait à une phase d’évolution, mais qui, comme toutes les conceptions trop étroites des écoles socialistes qui nous ont précédés, devrait à présent être dépassée, puisqu’elle ne crée que de la confusion dans les esprits et qu’elle a été remplacée par des conceptions plus précises et répondant mieux aux réalités. Au lieu de la vague formule redondante « éliminer toute inégalité sociale et politique », il faudrait dire : avec la suppression des différences de classes s’évanouit d’elle-même toute inégalité sociale et politique résultant de ces différences.

Quel regard portez-vous sur la social-démocratie, actuellement en crise profonde un peu partout ?

Le caractère propre de la social-démocratie se résumait en ce qu’elle réclamait des institutions républicaines démocratiques comme moyen non pas de supprimer les deux extrêmes, le capital et le salariat, mais d’atténuer leur antagonisme et de le transformer en harmonie. Quelle que soit la diversité des mesures qu’on puisse proposer pour atteindre ce but, quel que soit le caractère plus ou moins révolutionnaire des conceptions dont il puisse être revêtu, le contenu reste le même. C’est la transformation de la société par voie démocratique, mais c’est une transformation dans le cadre petit-bourgeois. Il ne faudrait pas partager cette conception bornée que la petite bourgeoisie a pour principe de vouloir faire triompher un intérêt égoïste de classe. Elle croit au contraire que les conditions particulières de sa libération sont les conditions générales en dehors desquelles la société moderne ne peut être sauvée et la lutte de classes évitée.

La tombe de Karl Marx au cimetière de Highgate, à Londres. © DR

Faut-il dès lors organiser une « convergence des luttes » ou attendre une « coagulation » des mécontentements ?

L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Tous les efforts menant à ce but ont échoué faute de solidarité entre les travailleurs des différentes professions dans le même pays et d’une union fraternelle entre les travailleurs des divers pays.

Les syndicats agissent utilement en tant que centres de résistance aux empiétements du capital. Ils manquent en partie leur but dès qu’ils font un emploi peu judicieux de leur puissance. Ils manquent entièrement leur but dès qu’ils se bornent à une guerre d’escarmouches contre les effets du régime existant, au lieu de travailler à sa transformation et de se servir de leur force organisée comme d’un levier pour l’émancipation définitive de la classe laborieuse, c’est-à-dire pour l’abolition définitive du salariat.

Lire aussi

Le président Emmanuel Macron a estimé, dans un entretien récent, être « l’émanation du goût du peuple français pour le romanesque » et « l’instrument de quelque chose qui le dépasse ». Le voyez-vous ainsi également ?

Dans la vie courante, n’importe quel shopkeeper sait fort bien faire la distinction entre ce que chacun prétend être et ce qu’il est réellement, mais notre histoire n’en est pas encore arrivée à cette connaissance vulgaire. Pour chaque époque, elle croit sur parole ce que l’époque en question dit d’elle-même et les illusions qu’elle se fait sur soi.

C’est-à-dire ?

Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l’expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d’idées, donc l’expression des rapports qui font d’une classe la classe dominante. Autrement dit, ce sont les idées de sa domination.

Les individus qui constituent la classe dominante possèdent, entre autres choses, également une conscience, et en conséquence ils pensent. Pour autant qu’ils dominent en tant que classe et déterminent une époque historique dans toute son ampleur, il va de soi que ces individus dominent dans tous les sens et qu’ils ont une position dominante, entre autres, comme êtres pensants aussi, comme producteurs d’idées, qu’ils règlent la production et la distribution des pensées de leur époque. Leurs idées sont donc les idées dominantes de leur époque.

Quand, au sommet de l’État, on joue du violon, comment ne pas s’attendre que ceux qui sont en bas se mettent à danser ?

Vous n’avez donc pas été convaincu par la première année du président français ?

Il voudrait se poser en bienfaiteur patriarcal de toutes les classes, mais il ne peut pas donner à l’une sans enlever à l’autre. Il voudrait voler toute la France pour en faire cadeau à la France. Poussé par les exigences contradictoires de sa situation, obligé comme un prestidigitateur de marcher de surprise en surprise pour garder fixés sur lui les yeux du public, il met toute l’économie bourgeoise sens dessus dessous, crée l’anarchie au nom même de l’ordre.

Votre regard sur la France contemporaine est donc sévère ?

Si jamais période historique fut peinte en grisaille, c’est bien celle-ci : l’imbécillité astucieuse d’un seul individu annihile le génie officiel de la France et la volonté de la nation, chaque fois qu’elle se manifeste dans le suffrage universel, cherche son expression adéquate chez les ennemis invétérés des intérêts des masses, jusqu’à ce qu’elle la rencontre finalement dans la volonté obstinée d’un flibustier.

 

Publié le 14/04/2018

Tisser les luttes

par Frédéric Lordon, (mondediplo.net)

Donc le 5 mai. Mais quoi le 5 mai ? Et pourquoi si loin ?

La fragmentation des dates, des cortèges et des revendications sectorielles est un fléau. Si ces luttes n’aperçoivent pas qu’elles se fondent toutes dans une cause commune, et que leur réel objectif c’est cette cause commune, elles seront toutes défaites. Or c’est l’évidence : si la chose est plus abstraite qu’une grille ou un statut, c’est quand même bien d’une unique matrice que vient le poison qui dévaste tous les secteurs du travail. Appelons-la néolibéralisme pour faire simple. Nous savons en quoi il consiste : en la soumission de toute activité humaine à la rationalité managériale sous contrainte de concurrence généralisée. C’est-à-dire à la déshumanisation de tout. Le spectacle du forçage n’est jamais si frappant que lorsqu’il se donne dans le secteur public, converti au knout à des logiques qui lui étaient radicalement étrangères. Pierre Bourdieu n’exagérait rien quand il parlait d’enjeux civilisationnels en 1995 (1). Lorsque la manière, l’état d’esprit, la forme des relations, en quoi consiste le service du public est remplacé par la subordination aux seules logiques du nombre, c’est bien en effet d’une destruction civilisationnelle qu’il s’agit.

La matrice du désastre

On n’en trouve sans doute pas d’illustration plus grotesque ni plus misérable que la proposition par La Poste d’un service « Veiller sur ses parents », offre très finement segmentée et tarifée en fonction de prestations dûment calibrées, et dont on voit immédiatement à quoi elle conduit : ce que le postier faisait de lui-même, porteur conscient d’un rôle social, ne comptant pas son temps, devient un enfer de standardisation d’où toute présence humaine est vouée à s’absenter. Comme toujours, le déchirement passera au travers des individus, encore remplis de leur manière ancienne et qui ne renonceront pas comme ça aux exigences élémentaires du contact humain, mais désormais asservis à la grille des temps, l’objectif du nombre de vieux et du bénéfice par vieux à tenir.

Voir le dossier services publics « L’intérêt général à la casse » dans Le Monde diplomatique d’avril 2018, en kiosques. Voilà comment, en effet, on détruit un monde. Il n’est pas un hasard que l’homme qui préside à ce désastre soit Philippe Wahl, ex-membre du cabinet de Michel Rocard, le premier ministre chéri de la gauche de droite, célébré par toute la classe nuisible énamourée, médias de marché en tête, comme l’homme de la modernité, quand sa responsabilité historique réelle aura été d’ouvrir tout le secteur public à la destruction néo-managériale. Les infirmières et les médecins à bout, les soignants et soignantes des Ehpad au désespoir, l’université ravagée, les suicides à Orange, à La Poste, immanquablement à la SNCF, voilà l’héritage historique réel de Michel Rocard.

La dette aura été le levier de cette conversion forcée, elle-même précédée par une stratégie particulièrement vicieuse de paupérisation délibérée du service public (2). Starving the beast annonçaient déjà les néolibéraux américains dans les années 70. Et rien de plus simple ! Il suffit de baisser massivement les impôts pour, comptant avec l’inertie relative des dépenses, ouvrir immédiatement des déficits. Et dégager le terrain pour le tapis de bombes idéologique – l’impossibilité de vivre au-dessus de ses moyens, l’État en faillite, la dette à nos enfants. Alors commence l’ajustement du côté des dépenses. Et la paupérisation est en marche. La dégradation du service n’est plus qu’un appel clignotant à la privatisation. Quant à certaines entités para-publiques, elles n’ont plus le choix pour survivre que de s’endetter. Toute la logique du travail s’en trouve réorganisée autour de la seule contrainte financière. Comme l’a rappelé Bernard Friot à Tolbiac le 3 avril en évoquant l’hôpital, les soignants des années 1970 qui étaient au bonheur de soigner pour soigner, connaissent désormais le malheur d’avoir à soigner pour rembourser.

Voilà comment après avoir intensifié l’asservissement actionnarial dans le privé, on soumet le public lui aussi à l’empire du nombre. Voilà la matrice où les Carrefour, les Ehpad, les hospitaliers, les postiers, les cheminots bientôt, et tant d’autres, trouvent leurs malheurs. Bourdieu, parlant de la misère du monde, enregistrait les effets, ici se tient leur foyer.

Il arrive parfois qu’un ensemble impersonnel de structures se trouve son incarnation parfaite. Rarement l’histoire nous aura fait la faveur d’une personnification aussi criante de vérité : un banquier d’affaire, porté au pouvoir par toutes les forces de l’argent, presse de l’argent en tête. Il est la zombification managériale du monde en personne, incapable de comprendre une situation humaine hors des abstractions du nombre. Toute confrontation avec un individu réel, autre qu’un entrepreneur du numérique, est vouée au désastre communicationnel. Le « dialogue » entre Macron et une infirmière du CHU de Rouen, si l’on peut appeler « dialogue » le fracassement d’une parole vivante contre le mur de l’autisme comptable, pourrait rester comme le résumé parfait d’une époque, la terrible confirmation du propos de Friot : l’une dénonce le manque des moyens pour que puissent travailler convenablement « des gens qui ici se donnent un mal de chien », l’autre répond par le ratio du déficit public et de la dette par rapport au PIB – non sans invoquer, comme de juste, « nos enfants ». Une caméra saisit la mine de commisération qui se peint sur le visage de la ministre Buzyn découvrant que les infirmières n’entendent rien à la macroéconomie de la dette publique, et en trois secondes d’un plan volé tout est dit.

Un nombre contre un autre

Notre vie est livrée à ces gens-là. Les arrêter de mettre méthodiquement toute la société à sac : tel est le sens du combat d’aujourd’hui. C’est peu dire qu’il excède celui des cheminots, ou des agents de la fonction publique, ou de n’importe quelle autre catégorie, même s’il les comprend tous. C’est pourquoi les luttes fragmentées, fixées sur leurs revendications propres, occupées seulement à « se compter », défilant en itinéraires différents (comme le 22 mars à Paris), arcboutées sur la grève de semaine comme l’unique moyen (qu’elle soit l’un des moyens, qui le nierait ?), portent la certitude de l’erreur stratégique, par méconnaissance des enjeux réels, et celle de la défaite. Car, comme souvent dans l’histoire, la victoire passe par le nombre. Un nombre contre un autre en quelque sorte ! Le nombre politique contre le nombre managérial (lire « Ordonnances SNCF : l’occasion »).

Et voilà le sens du pari du 5 mai : réaliser le nombre politique. Le nombre frappe les esprits. Une manifestation nationale, de masse, n’est pas juste « une manif de plus ». C’est une démonstration de force. C’est pourquoi elle est un objectif en soi – même si elle n’est en fait qu’un objectif intermédiaire. Pour réaliser le nombre, dans la rue, il faut un week-end. Beaucoup, entendant l’initiative du 5 mai, se sont inquiétés qu’elle ne vienne que beaucoup trop loin. S’ils savaient comme nous le pensons aussi. Mais, posé l’objectif de la manifestation de masse, qui fait tout le sens de cette initiative, il suffit de prendre un agenda et de constater. 21 avril : trop tôt pour la logistique d’un tel événement. 28 avril : jour de grève des cheminots, pas de trains pour acheminer vers Paris. L’un et l’autre (21 et 28) au surplus en pleine vacances de printemps parisiennes. Première date réaliste : le 5 mai.

Mais alors pourquoi pas le 1er mai ? Parce que ce sont les confédérations qui organisent les 1er mai et qu’elles les organisent locaux. Le nombre, lui, appelle la concentration. De viser après le 1er mai expose alors à la critique d’être à la remorque du calendrier de la CGT. D’autres sont aussi catégoriques : c’est bien de remorque qu’il s’agit, mais celle de la FI. Pour désamorcer les traqueurs de récupération, le mieux sera peut-être de leur dire que l’idée même est conçue pour être récupérée. Mais récupérée par tous, ce qui signifie par personne. Toutes les organisations, politiques, syndicales, associatives, sont invitées à se l’approprier – pourvu qu’elles soient capables du discernement minimal et d’accepter de se fondre dans un ensemble plus vaste qu’elles.

En tout cas, pour la constitution du nombre, le 5 mai est la première date, et c’est vrai qu’elle est loin. Nous n’avons le choix que de faire avec cette tension. Mais nous avons aussi le devoir de ne pas simplement en prendre notre parti. Il ne se passera rien le 5 mai s’il ne se passe rien entre temps, et d’abord pour soutenir les cheminots qui sont le fer de lance particulier de cette lutte générale, et ont besoin de tout et de tous pour tenir. La proposition lancée à la bourse du travail insiste sur la date du 19 avril, dont il ne faut pas simplement faire un défilé mais, après avoir marché, une occasion de rassemblement dans ou près des gares, pour que s’y retrouvent, se parlent, s’organisent, des gens ordinairement séparés : cheminots « chez eux », étudiants, salariés de toutes sortes. Mais tous les événements intermédiaires, quelle que soit leur forme, seront bons à prendre. Tous construiront une dynamique dont le 5 mai pourrait être une culmination – et un élan pour le coup d’après.

Le nombre et le tissage

Dans les événements intermédiaires, il y a d’ailleurs des occasions à créer pour combler toutes les lacunes de la proposition telle qu’elle a été lancée le 4 avril. Beaucoup de personnes, en effet, ont fait remarquer de criantes absences : pas un mot de la ZAD, ni des chômeurs, ni des paysans, ni des quartiers, les éternels délaissés des mouvements sociaux. Elles ont raison (même si, à décharge, ce ne serait peut-être pas trop demander que de solliciter un peu d’indulgence, et plaider la précipitation). Mais le fait demeure – où l’on retrouve, entre parenthèses, la vertu des réseaux d’interaction, qui viennent palier les manques des groupes d’initiatives. Et pourraient d’ailleurs offrir une forme, susceptible de répondre aux insuffisances mêmes qu’ils ont soulevées. Car la convergence des luttes n’est pas le seul modèle offert à leur composition. Les luttes, ça se tisse également. Si la convergence, au sens étroit, fait à un moment dans la rue la masse, le nombre, dont nous avons impérativement besoin dans la confrontation globale, une foule d’autres rapports sont à envisager.

Et notamment ceux qui visent à connecter – connecter des luttes que leur distance dans l’espace physique comme dans l’espace social, rend mutuellement ignorantes les unes des autres. Une connexion, ça n’est parfois qu’un mot. Quand en 2016 les ouvriers des raffineries déclarent que « s’il y a encore des jeunes blessés dans les manifs à Paris, on bloque », c’est une connexion – bien plus en fait : une merveille politique et sociale. Qui ne voit la force symbolique que revêtiraient des cheminots décidant de faire rouler les trains sur Nantes pour acheminer tous ceux qui ne sont pas décidés à regarder l’évacuation de la ZAD sans rien faire ? Et comment ne pas penser qu’il y a cent connexions de cette sorte à établir ? – l’une d’entre elles, déjà trouvée, consistant, en ces caisses de grève, dont le succès, d’ailleurs, est un signe (3).

Mais dans son genre également, l’extension de la répression policière-judiciaire ne créé-t-elle pas un intérêt commun à se retrouver, et notamment de faire la connexion avec la jeunesse des banlieues qui l’aura expérimentée de plus longue date et à plus haute intensité que tout le monde ? De l’abattage ordinaire dans les quartiers jusqu’à Tarnac en passant par le quai de Valmy, les Goodyear et les PSA, le fil de principe est absolument continu. Il n’y a que dans les têtes qu’il n’existe pas encore assez. Tous ces gens ont des histoires de garde-à-vue, de détention, de tribunal à se raconter – comme a commencé à le montrer la journée « Farce doit rester à la justice », ils découvriront que ce sont les mêmes histoires, et qu’à force d’être à ce point les mêmes, ça créé des liens.

Y a-t-il secteur de la société française plus concerné que les banlieues par la démolition de l’État social, le retrait de tous les services publics ou leur état d’abandon ? Et cette déshérence générale n’a-t-elle pas également de quoi parler aux populations rurales laissées à leur extinction par désertification. Que faudrait-il organiser pour que s’opèrent ces rencontres improbables, que tout justifie pourtant en principe, entre des associations de quartier de La Courneuve et des maires de petites communes – mais quelle image choc ! Et combien d’autres images aussi frappantes ne sont-elles pas en attente d’être produites ? Dont la réunion produirait un fameux tableau d’ensemble. Et une singulière vision du pouvoir : un groupuscule de forcenés, retranchés derrière des ratios et des cars de CRS .

 Mais il n’y aura pas de tableau d’ensemble sans une lecture d’ensemble de la situation. On peut même dire sans le moindre paradoxe que toutes les causes particulières doivent rejoindre la cause générale, et peut-être s’y oublier en partie, pour trouver leur plus puissante expression. Que, pour le coup, si le travail des intellectuels a un sens, ce ne peut être que de contribuer (eux aussi), avec les moyens qui leur sont propres, à la dégager. Mais quels bénéfices ! Car la cause générale, pour peu qu’elle devienne bien visible, appelle d’elle-même et le tissage et le rassemblement général. Et les AG du 19 avril et la manifestation du 5 mai. Et la nappe des connexions et le nombre concentré. La première préparant le second, et annonçant tout ce qui pourra suivre de la cause commune et de sa force constituée.

Frédéric Lordon

 

Publié le 10/04/2018

Pasolini, ce communiste poétique et solitaire

Posté par Kévin Boucaud-Victoire | (site lemédiapresse.fr)

Du mercredi 4 avril – jour où il a été diffusé à l’écran – au 11 avril, Pasolini d’Abel Ferrara est disponible sur le site d’Arte en streaming. Ce film qui retrace les dernières heures du célèbre cinéaste et écrivain communiste est une occasion parfaite pour nous pencher sur son œuvre iconoclaste.

« Scandaliser est un droit. Être scandalisé est un plaisir. Et le refus d’être scandalisé est une attitude moraliste. » Le film commence avec ces mots de William Dafoe qui incarne Pier Paolo Pasolini. Trois phrases qui illustrent parfaitement sa carrière. Mis à la porte du Parti communiste italien (PCI) en 1949, ainsi que de l’éducation nationale, à cause d’une histoire de mœurs (il a eu des relations sexuelles avec un adolescent lors d’une fête de village), le Bolognais a collectionné les procès à cause de son œuvre. Le 1er novembre 1975, Pasolini est sur le point d’achever son film le plus scandaleux : Salò ou les 120 Journées de Sodome. Cette libre adaptation du marquis de Sade se veut une critique impitoyable du capitalisme et de la société de consommation, qui asservissent le sexe et le marchandisent. Le film de Ferrara nous montre des scènes de vie de Pasolini, sa relation avec sa mère ou sur un terrain de foot, sport qu’il affectionnait particulièrement. On y retrouve aussi des extraits de la dernière interview qu’il a accordée quelques heures avant sa mort au journaliste Furio Colombo, que la revue radicale Ballast a eu la bonne idée de remettre en ligne il y a quelques années. Puis, il y a cette tragédie sur la plage d’Ostie, près de Rome. Pasolini s’y rend avec un jeune prostitué. Dans le film de Ferrara, il est passé à tabac par une bande de jeunes, qui lui roulent dessus avec sa propre voiture, une Alfa Romeo Giulia GT. A la fin, on peut apercevoir sa mère pleurer la mort de son dernier fils. Pour rappel, l’aîné, Guido Pasolini, résistant et militant antifasciste, a été assassiné le 7 février 1945.

Un personnage subversif

Le film de Ferrara présente la mort de Pier Paolo Pasolini comme un simple crime crapuleux, limite homophobe. La nuit du meurtre, Giuseppe Pelosi, jeune prostitué de 17 ans avec qui le réalisateur aurait eu des relations sexuelles, est arrêté au volant de la fameuse Alfa Romeo. Il affirme avoir agit seul et pour une affaire sexuelle. Il est condamné pour homicide « avec le concours d’inconnus ». Certes, il n’existe aucune preuve, mais il semblerait pourtant que l’affaire soit plus complexe. Revenons à l’entretien qu’il accorde à Furio Colombo et dont il exige qu’elle soit titrée : « Nous sommes tous en danger. » Il sonne comme un testament. « En quoi consiste la tragédie ? La tragédie est qu’il n’y a plus d’êtres humains, mais d’étranges machines qui se cognent les unes contre les autres », explique-t-il. Selon lui, alors que le moment est décisif, les intellectuels manquent à leur devoir en n’analysant pas comme il se doit le capitalisme. « Pour être efficace, le refus doit être grand, et non petit, total, et non pas porter sur tel ou tel point, “absurde”, contraire au bon sens », affirme-t-il avec conviction pour justifier sa critique féroce de la société. Le ton de l’interview peut aussi laisser entendre que Pasolini craignait pour sa vie.

A ce moment, il travaillait alors depuis trois ans sur son dernier roman, Pétrole, demeuré inachevé et publié à titre posthume. Celui-ci contiendrait un chapitre volé, « Lumières sur l’ENI », où l’écrivain faisait des révélations chocs sur une affaire touchant le gouvernement italien, la mafia, la CIA et une grande compagnie pétrolière. Quoiqu’il en soit, Pasolini dérangeait. Le communiste n’avait jamais de mots assez durs contre le pouvoir démocrate-chrétien. Il vomissait plus que tout la droite cléricale-fasciste. Le réalisateur de L’Evangile selon saint Matthieu n’était pas tendre vis-à-vis de l’Eglise catholique, institution qu’il affectionnait mais dont il estimait qu’elle s’était écartée de son rôle d’avocat des plus pauvres, en s’arrangeant avec le capitalisme et la bourgeoisie. Il était également très critique à l’égard de ses camarades du PCI, coupables selon lui de manquer de radicalité. Enfin, il affirmait avec détermination : « Je nourris une haine viscérale, profonde, irréductible, contre la bourgeoisie. » Pour Pasolini, « le bourgeois […] est un vampire, qui n’est pas en paix tant qu’il n’a pas mordu le cou de sa victime pour le pur plaisir, naturel et familier, de la voir devenir pâle, triste, laide, sans vie, tordue, corrompue, inquiète, culpabilisée, calculatrice, agressive, terrorisante, comme lui ». Un détour par sa vie et sa pensée semble alors indispensable.

Un communiste à part

Fasciné par les classes populaires, et politisé par son défunt grand frère, Pasolini adhère en 1947 au PCI. « Ce qui m’a poussé à devenir communiste, c’est un soulèvement d’ouvriers agricoles contre les grands propriétaires du Frioul, au lendemain de la guerre. J’étais pour les braccianti. Je n’ai lu Marx et Gramsci qu’ensuite », confesse-t-il. Il décide alors de se former intellectuellement en lisant d’abord l’auteur du Capital, puis surtout l’Italien, co-fondateur du PCI, auquel il dédiera en 1957 un recueil de poèmes, Les cendres de Gramsci. Après sa mise à l’écart du Parti, il clame : « Je resterai toujours communiste. » Mais un marxiste un peu particulier, admettons-le, qui ne croit guère au progrès, fait l’éloge des traditions, détruites par la société industrielle. Enfin, bien qu’athée, le poète s’inspire de la doctrine sociale de l’Eglise catholique. Ainsi, si Pasolini prône la collectivisation des moyens de production, ce n’est pas pour socialiser les usines, mais pour les détruire. Contrairement à la vulgate marxiste qui voit d’un bon œil le développement de la société industrielle, l’écrivain veut lutter contre. Il reproche également à son ancien parti, pour lequel il votera toujours, de vouloir au fond intégrer le prolétariat au capitalisme. Tandis que le PCI revendique de meilleurs salaires pour les ouvriers, en attendant la révolution, Pasolini préfère « la pauvreté des Napolitains au bien-être de la République italienne ». Pour le réalisateur, le confort matériel est une dangereuse illusion, qui n’a fait que détruire les classes populaires.

Il en veut aussi aux intellectuels petit-bourgeois de son époque, proche de la gauche radicale, qui croient au « sens de l’Histoire », comme d’autres croient en Dieu.  « La plupart des intellectuels laïcs et démocratiques italiens se donnent de grands airs, parce qu’ils se sentent virilement “dans” l’histoire. Ils acceptent, dans un esprit réaliste, les transformations qu’elle opère sur les réalités et les hommes, car ils croient fermement que cette “acceptation réaliste” découle de l’usage de la raison. […] Je ne crois pas en cette histoire et en ce progrès. […] C’est donc tout le contraire d’un raisonnement, bien que souvent, linguistiquement, cela en ait l’air. […] Il faut avoir la force de la critique totale, du refus, de la dénonciation désespérée et inutile », pouvons-nous lire dans Lettres luthériennes, un de ses grands essais pamphlétaires publié en 2000. « J’ai la nostalgie des gens pauvres et vrais qui se battaient pour abattre ce patron, sans pour autant devenir ce patron. Puisqu’ils étaient exclus de tout, personne ne les avait colonisés », raconte-t-il dans sa dernière interview, à rebours de l’intelligentsia de gauche de son temps. Pour Pasolini, la bourgeoisie est « une maladie très contagieuse ; c’est si vrai qu’elle a contaminé presque tous ceux qui la combattent, des ouvriers du Nord aux ouvriers immigrés du Sud, en passant par les bourgeois d’opposition, et les “solitaires” (comme moi) ». Cette maladie est inoculée par la société de consommation, qu’il perçoit comme le nouveau totalitarisme.

Contre le « fascisme de consommation »

Pour le communiste le premier élément qui permet au capitalisme de se propager est la culture de masse, la télévision en premier lieu. « La télévision, loin de diffuser des notions fragmentaires et privées d’une vision cohérente de la vie et du monde, est un puissant moyen de diffusion idéologique, et justement de l’idéologie consacrée de la classe dominante », écrit-il dans Contre la Télévision. « Quand les ouvriers de Turin et de Milan commenceront à lutter aussi pour une réelle démocratisation de cet appareil fasciste qu’est la télé, on pourra réellement commencer à espérer. Mais tant que tous, bourgeois et ouvriers, s’amasseront devant leur téléviseur pour se laisser humilier de cette façon, il ne nous restera que l’impuissance du désespoir » ajoute-t-il en commentant une émission italienne populaire. Une arme qui est bien évidemment utilisée par le pouvoir politique pour abrutir et apaiser le peuple. La seconde arme du capitalisme est la mode, qui conforme les jeunes aux critères de la société de consommation. C’est ainsi que cette dernière a  « transformé les jeunes ; elle les a touchés dans ce qu’ils ont d’intime, elle leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de vivre, d’autres modèles culturels » et ce, « grâce aux nouveaux moyens de communication et d’information (surtout, justement, la télévision) ». « Le capitalisme contemporain fonctionne désormais beaucoup plus grâce à la séduction qu’à la répression », constate l’Italien dans ses Écrits corsaires, recueil pamphlétaire publié quelques temps après son décès (1976).

Cette analyse pousse Pasolini à voir dans ce qu’on commence à appeler la “société de consommation” le nouveau fascisme, bien plus efficace que le précédent. Alors que sous Mussolini, les différentes composantes de l’Italie populaire (prolétariat, sous-prolétariat, paysannerie) avaient réussi à conserver leurs particularismes culturels, le “fascisme de consommation” a homogénéisé les modes de vie comme jamais auparavant. Dans Écrits corsaires, Pasolini explique : « Le fascisme avait en réalité fait d’eux [les classes populaires] des guignols, des serviteurs, peut-être en partie convaincus, mais il ne les avait pas vraiment atteints dans le fond de leur âme, dans leur façon d’être. » Elle réussit cet exploit en promettant un confort illusoire. L’âme du peuple a ainsi non seulement été « égratignée, mais encore lacérée, violée, souillée à jamais ». La société de consommation a alors réussi à créer un homme nouveau. Dans Lettres luthériennes, il souligne que « cette révolution capitaliste, du point de vue anthropologique, c’est-à-dire quant à la fondation d’une nouvelle “culture”, exige des hommes dépourvus de liens avec le passé (qui comportait l’épargne et la moralité). Elle exige que ces hommes vivent du point de vue de la qualité de la vie, du comportement et des valeurs, dans un état, pour ainsi dire, d’impondérabilité – ce qui leur fait élire, comme le seul acte existentiel possible, la consommation et la satisfaction de ses exigences hédonistes ». L’émergence de la figure du “rebelle”, qui se croit de gauche mais est surtout un petit-bourgeois parfaitement intégré au système, est pour lui le grand responsable de cette révolution anthropologique.

Pour l’écrivain, derrière la transgression et la « “tolérance” de l’idéologie hédoniste », se cache « la pire des répressions de toute l’histoire humaine ». Ce conformisme touche tous les domaines, et en premier lieu la sexualité. Or, « la liberté sexuelle de la majorité est en réalité une convention, une obligation, un devoir social, une anxiété sociale, une caractéristique inévitable de la qualité de vie du consommateur. Bref, la fausse libération du bien-être a créé une situation tout aussi folle et peut-être davantage que celle du temps de la pauvreté […] le résultat d’une liberté sexuelle “offerte” par le pouvoir est une véritable névrose générale. » C’est cette réalité qu’il voulait dénoncer avec Salò ou les 120 Journées de Sodome. Si pour Pasolini ces transformations ont pour conséquence d’éradiquer l’humanité elle-même, il n’est pas défaitiste pour autant. Il continue par exemple de croire que « le communisme est en mesure de fournir une nouvelle vraie culture, une culture qui sera morale, l’interprétation de l’existence entière ». Mais pour cela, le communisme se devra de faire un détour vers le passé pour y retrouver certaines « valeurs anciennes » afin de refaire vivre la « fraternité perdue ». Une espérance qui l’éloignera toujours de la droite réactionnaire qui fait aujourd’hui tout pour le récupérer, au mépris de son antifascisme.

Crédits : Paola Severi Michelangeli/ Creatove commons

 

Version imprimable | Plan du site
© pcf cellule st Georges d'Orques