PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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société  DEPUIS OCTOBRE 2021

 publié le 27 juin 2022

IVG : les réacs décomplexés

par Pierre Jacquemain

L’abrogation du droit à l’IVG aux États-Unis suscite de très nombreuses réactions en France pour dénoncer le recul des droits des femmes.

  La vidéo : https://youtu.be/Xfvn6FUMvRg

L’abrogation du droit à l’IVG aux États-Unis suscite de très nombreuses réactions en France pour dénoncer le recul des droits des femmes. La Nupes et Ensemble ont d’ailleurs décidé de présenter un projet de loi pour inscrire le droit à l’IVG dans la Constitution française. Alors qu’on imaginait cette proposition faire l’objet d’un large consensus – et même si l’on peut s’étonner du revirement soudain de la majorité présidentielle qui avait refusé une proposition de loi similaire venue de la gauche lors du quinquennat précédent – en réalité, l’inscription du droit à l’avortement dans la Constitution est loin de faire l’unanimité.

D’abord, interrogeons-nous : qu’est-ce qu’une inscription dans la Constitution changerait ? En réalité pas grand-chose. Le geste est surtout symbolique. L’inscription de l’IVG dans la Constitution enverrait un signal fort au monde entier et sécuriserait un petit peu plus ce droit. Je dis un petit peu plus parce que ce que l’on inscrit dans la Constitution – soit par référendum soit par vote des 3/5ème du Congrès, c’est-à-dire la réunion de l’Assemblée nationale et du Sénat – peut aussi être désinscrit et retiré par d’autres. Par ailleurs, si notre Constitution est évidemment un texte majeur est-il pour autant contraignant ? Regardez… La Charte de l’Environnement est un texte de valeur Constitutionnelle depuis que Jacques Chirac l’a intégrée dans le bloc de constitutionnalité du droit français en 2005. Les droits et devoirs consacrés dans cette Charte sont-ils pour autant respectés ? Hélas, non.

Alors l’inscription du droit à l’IVG est-elle une fausse bonne idée ? Non. C’est une arme symbolique. Un signal fort qui va dans le bon sens. On aimerait toutefois que le gouvernement accompagne cette décision de mesures concrètes et complémentaires, comme un soutien financier plus massif au planning familial par exemple. On aimerait aussi que le signal – aussi symbolique soit-il – ne soit pas contrarié par des décisions contradictoires : à cet égard, l’élection à la présidence du Parlement européen de la maltaise Roberta Metsola, connue pour ses positions anti-avortement, fait particulièrement tâche. D’autant plus tâche qu’elle a été soutenue par le groupe européen de la majorité présidentielle. De même, l’inaction de l’Union européenne face à l’un de ses Etats membres, la Pologne, qui restreint le droit à l’IVG, apparait de ce point de vue parfaitement incohérente.

Un débat va donc avoir lieu en France et Emmanuel Macron pourrait bien trouver sa toute première majorité. Celle qu’il peine à réunir depuis le résultat des législatives. Et si ses amis manquent d’enthousiasme sur ce texte, François Bayrou a d’ores et déjà fait savoir son désaccord, c’est la gauche qui pourrait redonner le sourire au président. Marine Le Pen, un peu embarrassée s’est contentée d’un : « Pourquoi pas ». Si elle votait pour, pas sûr qu’elle soit suivie par ses députés dont plusieurs sont proches des mouvements anti-IVG, à commencer par le député Christophe Bentz qui avait comparé l’avortement à un "génocide de masse". Glaçant !

Parce que c’est sans doute l’effet pervers de cette juste décision. Le retour des réacs. La loi sur le mariage pour tous avait fait émerger le mouvement de la Manif pour tous qui avait largement gâché la fête qu’avait pourtant suscitée la grande réforme portée par Christiane Taubira et ses nouveaux droits consacrés. « C’est la plus grande victoire du siècle pour la vie », a tweeté l’ancienne ministre de la famille Christine Boutin après la décision américaine. Pas de doute, les réacs sont de sortie. Et pas les moins cintrés.

publié le 24 juin 2022

Loi sur le consentement sexuel : l'Espagne, un modèle à suivre

Kareen Janselme sur www.humanite.fr

Violences sexuelles. Résolument avant-gardiste, le projet de loi espagnol « Solo si es si » (seul un oui est un oui) place la parole de la femme au cœur du système juridique. Malgré des déclarations de façade, la France rechigne à lui emboîter le pas.

La condamnation, puis la remise en liberté provisoire de cinq hommes pour « abus sexuel » et non pour le viol collectif d’une adolescente, en 2016, avaient entraîné de nombreuses manifestations en Espagne. Marcelo DEL POZO/ Reuters

« Seul un oui est un oui. » Un cri plus qu’une phrase. Un cri devenu slogan en Espagne et bientôt loi. Contre les violences sexuelles et machistes, le texte législatif surnommé « Solo si es si » est révolutionnaire. Il veut imposer un changement de paradigme et édicter une nouvelle définition du consentement.

Après deux ans de consultations et d’auditions d’expertes, de batailles contre l’opposition, ce projet de loi organique pour « la garantie intégrale de la liberté sexuelle » a été voté en première lecture à l’Assemblée le 26 mai et se trouve actuellement en débat au Sénat.

« Consentement », un terme absent du Code pénal français

Cette « loi est désormais basée sur le consentement de la femme », se réjouissait la ministre espagnole en charge de l’égalité qui l’a portée, Irene Montero. Elle « rend clair le fait que le silence ou la passivité ne signifient pas consentement ou que le fait de ne pas manifester son opposition ne peut être une excuse pour agir contre la volonté de l’autre personne », précisait une porte-parole du gouvernement.

Depuis quinze ans que je défends ces dossiers, je constate que les juges et les policiers ne demandent jamais si l’accusé s’est enquis du consentement de sa partenaire. »

Élodie Tuaillon-Hibon, avocate

« Ce texte est révolutionnaire », estime l’avocate française Élodie Tuaillon-Hibon, qui défend les victimes de violences sexuelles. Car si le terme de « consentement » n’est pas présent dans le Code pénal français, il est pourtant souvent invoqué pour déterminer la différence entre une violence sexuelle et une relation sexuelle. « Ce qui a cours en France, c’est une présomption de consentement implicite de la victime, dénonce Me Tuaillon-Hibon. Les accusés disent tous “je l’ai vu dans ses yeux”, “comme elle m’invitait dans son appartement, j’ai pensé que…”. Depuis quinze ans que je défends ces dossiers, je constate que les juges et les policiers ne demandent jamais si l’accusé s’est enquis du consentement de sa partenaire. La France est empreinte de culture du viol. »

Le viol défini par la violence

Les préjugés sexistes imprègnent la société française depuis longtemps. Autant que notre conception du viol. Dès l’Ancien Régime, il est défini par la violence. La jurisprudence, construite tout au long du XIXe siècle, a été consacrée en 1980 par le Code pénal, qui a défini le viol comme : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte ou surprise. » La notion de « menace » ne sera ajoutée qu’en 1992. Et le crime étendu au rapport bucco-génital en 2021.

Mais depuis plus de trois siècles, « un vrai viol est celui qui est commis avec violence parce qu’il vainc la résistance de la victime », explique la juriste Catherine Le Magueresse, ancienne présidente de l’AVFT (l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail). « La victime doit toujours résister, sinon, on la considère consentante. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert estimait le viol caractérisé quand “la résistance a été persévérante jusqu’à la fin”. Les juristes du XIXe siècle comparaient les femmes aux citadelles : “Il y a des attaques bien menées et des citadelles mal défendues” », contextualise la chercheuse associée à l’Institut des sciences juridiques et philosophiques de la Sorbonne Paris-I. Et le corps des femmes est considéré comme à disposition.

Aujourd’hui encore, la victime est toujours supposée consentante, sauf si l’on prouve qu’il y a violence, contrainte, menace ou surprise. « Quand bien même nous aurions la preuve que la femme a dit non, reprend Catherine Le Magueresse, ça ne suffit pas à caractériser le viol. C’est inouï. Le non des femmes en soi n’a pas de valeur, n’est pas efficace pour constituer la culpabilité de l’agresseur. On est bien sur un droit qui n’a jamais été questionné dans sa pesanteur historique. À aucun moment, on ne s’est arrêté pour dire : nous sommes en 2022, il serait temps d’interroger les présupposés sexistes entérinés dans notre droit. »

À l’homme de prouver le consentement

La France pourrait-elle franchir le fossé qui l’éloigne de l’Espagne ? Car de l’autre côté des Pyrénées, après avoir voté une loi-cadre contre les violences conjugales en 2004, le projet de loi « Solo si es si » étend son texte à toutes les femmes victimes de violences sexuelles et les écoute : ce ne sera plus à la femme de prouver qu’elle n’a pas consenti, mais à l’homme de prouver ce consentement.

Toujours prompts à réagir, les adversaires de la loi ont tenté les arguments juridiques pour s’opposer à la révolution en marche : ce texte inverserait la charge de la preuve, ce que réfute Catherine Le Magueresse. « L’Espagne, comme le Canada, la Suède et une vingtaine de pays ayant inscrit le consentement positif ont les mêmes systèmes d’exigence de charge de la preuve reposant sur l’accusation, s’en amuse la docteure en droit. Nous ne sommes pas les seuls à avoir inventé les droits de l’homme ! C’est un principe général du droit : le parquet, le procureur, doit apporter les preuves que, pour lui, la personne qui est mise en cause est coupable. On va analyser les éléments à charge ou à décharge avant de condamner la personne. Et toute personne qui n’est pas jugée coupable est présumée innocente. On va interroger l’agresseur sur quels sont les éléments qui lui ont permis de penser que madame était d’accord. »

Des policiers et des magistrats non formés

Au-delà de cette redéfinition du consentement, la force de la loi organique espagnole repose sur sa prise en charge globale, intégrant prévention, sanction, réparation. Des services publics interdisciplinaires disponibles 24 heures sur 24 sont prévus dans chaque province, ainsi que des centres spécialisés pour mineurs et une éducation sexuelle suivie à plusieurs étapes.

Les femmes étrangères sans papiers victimes de violences sexuelles auront droit à une autorisation de séjour et de travail. Le financement est garanti par la loi, sans dépendre de la volonté fluctuante des gouvernements… Depuis la création des tribunaux spécialisés contre les violences de genre en Espagne en 2004, les formations ont aussi accompagné les juges. Elles vont continuer et s’étendre à d’autres secteurs.

« Si demain nous changeons les lois en France, mais en gardant les mêmes juges, les mêmes policiers, ça n’ira pas mieux, souligne Me Marjolaine Vignola. Non formés, les policiers ne vont pas recueillir les preuves nécessaires dès le début d’un dépôt de plainte. De même que les procureurs ne seront pas capables d’analyser et interpréter les preuves à l’aune de nos connaissances en matière de psychotrauma, de sidération. Sans formation, les juges vont être aveugles aux rapports de pouvoir intrinsèques, par exemple dans une relation de travail entre un supérieur hiérarchique et sa subordonnée… »

La France n'est pas en conformité avec ses obligations

Pour de nombreuses associations féministes, la volonté politique de notre gouvernement fait défaut pour faire advenir en France une telle loi. C’est ce que proclame l’association #NousToutes quand elle appelle à manifester contre la nomination des ministres Gérald Darmanin et Damien Abad bien qu’ils soient accusés de viol par des femmes, ou que d’autres s’insurgent contre le maintien en fonction, annoncé par la toute nouvelle ministre de la Culture, du président du CNC malgré une mise en examen pour tentative de viol et agression sexuelle sur son filleul.

En France, 220 000 femmes sont victimes de violences conjugales chaque année.

« Il y a une quinzaine d’années, on entendait parler de l’Espagne comme d’un pays où une femme mourrait sous les coups de son conjoint tous les trois jours, rappelle Marjolaine Vignola. Suite à cette prise de conscience, il y a eu une volonté politique, poussée par les associations féministes et par les femmes espagnoles, qui s’est ensuite traduite en changement et modification législative. Sans volonté politique chez nous, rien ne changera. »

Catherine Le Magueresse constate également que cette lutte contre les violences sexuelles n’est pas une priorité du gouvernement français. Mais elle est plus optimiste pour la loi. « Progressivement, la France va être entourée de pays qui auront fait ce changement. Nos pénalistes sont encore très résistants à cette modification-là, mais c’est une obligation conventionnelle du Conseil de l’Europe pour tous les pays qui ont ratifié la convention d’Istanbul. Or, la France l’a ratifiée en 2014. Et l’organe qui surveille son application a souligné en 2019 que nous n’étions pas en conformité avec nos obligations. »

Parce que le pouvoir de la loi est aussi pédagogique, que 220 000 femmes sont victimes de violences conjugales chaque année, qu’il y a eu au moins 113 féminicides en 2021, il est temps de dire oui à une vraie loi contre les violences sexuelles.

publié le 17 juin 2022

Le péril jeune met
la Macronie sous pression

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

Les candidats de la Nupes Salomé Robin, Louis Boyard et Noé Gauchard ont entre 19 et 22 ans. Et ils défient des ténors de la majorité présidentielle au second tour. Avec des styles différents, ils font entendre la voix d’une génération en demande de radicalité.

Grenoble (Isère), Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne), Vire (Calvados).– En plein porte-à-porte, mardi 14 juin, dans le quartier de l’Abbaye, à Grenoble, Salomé Robin se met en retrait pour pianoter sur son téléphone. Pendant quelques minutes, la candidate de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) rédige un long message explicatif à destination du canal Telegram de son équipe militante.

France 3 Rhône-Alpes vient de publier un article annonçant son refus de débattre avec le ministre délégué chargé des relations avec le Parlement, Olivier Véran, son adversaire dans la première circonscription de l’Isère. Avant le premier tour, celui-ci n’avait pas daigné participer au débat organisé par TéléGrenoble. Pourquoi lui faire ce plaisir maintenant ? La jeune militante à La France insoumise (LFI) dit préférer labourer le terrain pour convaincre, loin des aléas du direct.

Lors du précédent débat, le 3 juin, sa réponse confuse sur le financement du programme économique de la Nupes avait été isolée et rediffusée par Quotidien et C à vous. « C’est juste de l’humiliation », regrette Salomé Robin qui, à 19 ans, découvre les affres de l’exposition médiatique et de la « politique spectacle »

Cette fragilité n’empêche pas la plus jeune candidate de la Nupes d’être un sérieux caillou dans la chaussure de l’ancien ministre de la santé. « Moi je n’ai rien à perdre, mais lui, il joue sa carrière », constate-t-elle. Comme pour confirmer ses propos, elle reçoit un SMS du maire écologiste de Grenoble, Éric Piolle, qui vient de tenter de la joindre. Quelques mots qui font du bien : « Ça panique sec en face ! »

Le judo politique de Salomé Robin

Le 12 juin, contre toute attente, Salomé Robin a réuni 36,86 % des suffrages exprimés, contre 40,5 % pour le candidat-ministre, soit seulement 1 758 électeurs de différence. De quoi inquiéter le macroniste, largement distancié dans la partie grenobloise de la circonscription – même si la sociologie des communes périphériques de Biviers, Corenc, Saint-Ismier, plus aisées et âgées, devrait jouer en sa faveur.

Ce même jour, l’ancien ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, était sèchement éliminé. Tout un symbole pour la candidate : « C’était très jouissif, car quelque part c’est grâce à lui que je me suis politisée », ironise l’ancienne syndicaliste à l’Union nationale lycéenne (UNL) dans un sourire sardonique, comme si cette chute en annonçait d’autres dans la majorité présidentielle.

Le combat de David contre Goliath ne lui fait pas si peur que ça. Comme Jean-Luc Mélenchon, elle croit à la stratégie du judo politique, qui consiste à retourner le poids de l’adversaire contre lui. « On alerte depuis des années sur le changement climatique, mais rien n’est fait. Jai l’occasion d’avoir face à moi un ministre d’un gouvernement condamné deux fois pour inaction climatique. En tant que citoyenne, j’ai des choses à lui dire », lance celle qui se revendique de la « génération Greta Thunberg ».

Ces jeunes formés par des années de luttes émergent par eux-mêmes et s’imposent par leurs qualités de militants.

Sur Instagram, l’étudiante en sciences sociales a été à bonne école. Les « influenceurs » qu’elle suit ont pour nom Camille Étienne (@graine_de_possible), la militante écologiste qui s’est notamment fait connaître avec sa vidéo « Réveillons-nous », mais aussi Adrien Quatennens et Mathilde Panot, deux figures de LFI dans la précédente législature. Le premier avait fait une entrée fracassante à l’Assemblée nationale en 2017, en apostrophant la ministre du travail Muriel Pénicaud. Il avait 27 ans – à peu près comme Mathilde Panot (devenue présidente du groupe insoumis au Palais-Bourbon) et le député du Nord, Ugo Bernalicis.

« Écouter leurs interventions à l’Assemblée nationale m’a confortée dans mes choix, dit-elle. Ils ont en quelque sorte déprivatisé l’hémicycle en l’ouvrant sur la société. » C’est une particularité de LFI, dans sa courte existence, que d’avoir fait émerger des porte-parole jeunes, à un moment où les organisations de jeunesse des partis politiques sont exsangues. Un membre du premier cercle de Jean-Luc Mélenchon dit ainsi de lui qu’il a « un rapport générationnel à la politique ».

« Pendant la présidentielle, qui arrive après cinq ans de marches pour le climat, de mouvement #MeToo et de manifestations antiracistes, on a vu une génération ultra-conscientisée prendre sa place. Aujourd’hui, ces jeunes formés par des années de luttes émergent par eux-mêmes et s’imposent par leurs qualités de militants », nuance l’eurodéputé insoumis Younous Omarjee.

Ces élections législatives le confirment : la cohorte des trentenaires et même des vingtenaires va s’agrandir dans le prochain groupe parlementaire de l’Union populaire (UP) avec l’arrivée possible de Clémence Guetté, Antoine Léaument, Louis Boyard, Claire Lejeune, Damien Maudet, Emma Fourreau ou encore Alma Dufour – sans compter Sarah Legrain, élue dès le premier tour.

Cette représentation se veut à l’image d’un des bastions sociologiques du mouvement, soutenu massivement par les plus jeunes (30 % des 18-34 ans ont voté pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle). « L’UP capitalise beaucoup sur la jeunesse dans l’électorat, notamment les jeunes des quartiers populaires : c’est une grande force qu’on veut conserver pour les années qui viennent », confirme Alma Dufour, 31 ans, candidate en Seine-Maritime. 

Partant de ce « gap de classe et de génération » qui caractérise l’électorat mélenchoniste, le mouvement tente donc de convertir l’essai. Une tâche ardue, alors que les nouvelles générations entretiennent un rapport distant aux élections – qui n’est pas un rapport apolitique au monde, comme l’ont montré les sociologues Laurent Lardeux et Vincent Tiberj dans Générations désenchantées ? Jeunes et démocratie (La documentation française, 2021).

C’est la raison pour laquelle Jean-Luc Mélenchon multiplie les appels du pied à destination de cette classe d’âge pour qui le vote n’est plus automatique. Dans son discours du 12 juin, c’est « d’abord la jeunesse » qu’il a appelée à « déferler » au second tour des élections législatives. Le soir du premier tour de la présidentielle aussi, son injonction à « faire mieux » se voulait un défi à destination des jeunes générations.

C’est en tout cas ainsi que Salomé Robin l’a reçue : « Ce soir-là, je me suis dit que tout était foutu, jai pensé aux rapports du Giec, et puis Mélenchon a lancé : “Faites mieux”, et ça m’a redonné de l’espoir », raconte-t-elle, à l’instar de nombreux membres de la « génération Mélenchon », selon l’expression d’Adrien Quatennens.

Pour l’Insoumise grenobloise Élisa Martin, sur le point d’être élue dans une circonscription voisine de celle de Salomé Robin, l’existence de cette génération politique est logique : « Tout est lié : la radicalité relative de notre programme est liée à l’état du pays et du monde, et une partie de la jeunesse attendait cette expression de radicalité, il y a donc des jeunes dans notre mouvement. »

Louis Boyard boxe avec les mots

Louis Boyard est le pur produit de cette conjoncture. Ce 19 juin, l’ancien président de l’Union nationale lycéenne (UNL), âgé de 21 ans, pourrait faire tomber une autre figure de la Macronie : le rapporteur du budget à l’Assemblée nationale, Laurent Saint-Martin. Dans sa circonscription de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne), où il a grandi, l’étudiant en droit a obtenu 31,5 % des suffrages exprimés, contre 25,5 % pour son adversaire.

Mercredi 15 juin, dans la cité Sellier, un grand ensemble datant de l’époque où la ville était encore un bastion cheminot, le jeune homme au look de rockeur anglais (il est pourtant fan de Childish Gambino) est à pied d’œuvre pour convertir l’essai. Autour d’un barbecue qu’il organise, des dizaines de jeunes engagent la conversation avec lui, sous le regard scrutateur d’une voiture de police qui passe tout près au ralenti.

Ils parlent de leur quotidien, entre galères et violences policières. Le climat de défiance vis-à-vis de la politique est total. Louis Boyard écoute, raconte sa lutte victorieuse contre l’amiante au lycée Georges-Brassens en 2017 et enchaîne : « Je suis arrivé devant un mec important de l’équipe de Macron au premier tour. Il ne fait campagne que chez les riches. Si on a plus de députés que lui, on gouverne la France, mais j’ai besoin de vous. » Il a un avantage : ici, Mélenchon a la cote.

Mais la réplique fuse : « Qui me dit que tu ne vas pas retourner ta veste ? Peut-être que le candidat de Macron était aussi déter’ que toi il y a cinq ans. » Boyard répond du tac au tac : « À moi aussi on a menti, je ne vais pas me braquer parce que les jeunes n’ont pas confiance. Mais on a assez douillé pendant cinq ans avec Macron. Je n’ai rien à promettre, je n’ai qu’un programme. »

Les paroles du morceau Nique les clones de Nekfeu s’échappent des enceintes. Elles semblent évoquer l’assemblée de « Playmobils » si critiquée par les Insoumis pendant cinq ans. L’humeur dégagiste a l’air de faire effet sur le petit groupe. « Il ne bégaye pas quand il parle d’injustices sociales, contrairement à la vieille génération de gauche, qui a tendance à donner des gages à la droite dès qu’elle discute avec elle », juge Aboubakar, 31 ans, ancien agent à la Ville.

Louis Boyard, très à l’aise dans les médias – ce qui lui a aussi joué des tours, comme lorsqu’il a confié avoir dealé dans « Touche pas à mon poste » –, assume de parler cru. « Ma génération a un rapport concret à la politique, parce qu’elle est marquée par des faits générationnels forts : #MeToo, Adama, les marches pour le climat. Il y a un clivage générationnel qui recoupe désormais un clivage social », estime-t-il.

On touche la victoire du doigt, ça me rend euphorique.

Quelques minutes plus tard, le jeune homme au visage poupin ferraille dans une salle municipale face à Laurent Saint-Martin en personne, avec une assurance déconcertante. Le public, houleux, se scinde en deux. Louis Boyard défend le programme de la Nupes pied à pied. Il parle des « gilets jaunes », du mouvement climat, des étudiant·es qui ont besoin d’une aide alimentaire.

« Quand on est une personne de ma génération, on se pose la question de quel monde on va laisser à ses enfants », dit-il. « Je ne suis pas beaucoup plus vieux que vous, Monsieur Boyard. Je suis sorti de mes études en 2008. Votre génération a des formations, un taux de chômage bas. La jeune génération qui a connu le chômage après la crise, c’est la mienne, c’est pas la vôtre ! », assène le député sortant.

Autre sujet, autre passe d’armes. « Je suis d’une génération qui a vu des lycéens forcés de se mettre à genoux, les mains derrière la tête, par des policiers qui leur disaient : “Voilà une classe qui se tient sage.” Reconnaissez qu’à Mantes-la-Jolie, Monsieur Saint-Martin, il y a eu violence policière », lance Louis Boyard. « Non, il y a des policiers qui font des fautes. Ils sont condamnés s’ils font des fautes. Notre police protège », balaye Laurent Saint-Martin.

Le clivage idéologique, lui, n’a pas pris une ride. Pas de quoi faire trembler le jeune Insoumis : « On touche la victoire du doigt, ça me rend euphorique », confie-t-il. 

Noé Gauchard et l’insoutenable légèreté d’Élisabeth Borne

Dans la Salle du Vaudeville, à Vire (Calvados), le 16 juin, le candidat de la Nupes Noé Gauchard est loin de partager ce sentiment. Le jeune homme de 22 ans, en costume sans cravate, tient son dernier meeting de campagne en présence de l’écologiste Sandrine Rousseau et de l’eurodéputé insoumis Younous Omarjee, et il fulmine. Le lendemain, il devait débattre avec son adversaire : Élisabeth Borne, parachutée dans une circonscription « parfaitement acquise à la cause macroniste ». Mais la première ministre s’est défilée : son suppléant ira à sa place.

« Est-ce qu’elle aurait peur ? Peur qu’on lui confronte tout son bilan et qu’elle ne sache pas quoi répondre ? », harangue-t-il devant quelque 200 soutiens. Sur le papier, la candidate de la majorité présidentielle bénéficie d’une avance confortable au premier tour (32,32 %, contre 24,53 % pour Noé Gauchard). Mais l’agitation politique de son rival, qui préfère n’y voir que « 5 000 voix » de retard, la met dans une position embarrassante.

« La victoire est déjà là : c’est leur fébrilité, c’est le refus de débattre de Borne. Ils se planquent d’autant plus qu’il y a eu un petit électrochoc chez les jeunes dans l’entre-deux-tours, et qu’ils ne croient plus du tout dans ce système », estime Sandrine Rousseau, elle-même en campagne dans le XIIIarrondissement de Paris.

Le fait qu’Élisabeth Borne ait réalisé le plus faible score jamais enregistré pour un chef de gouvernement au premier tour des législatives est aussi symptomatique d’un air du temps incertain. « Les gens en ont tellement marre de la vieille politique technocratique, ils détestent tellement LREM [La République en marche], qu’ils se disent que des jeunes feront sûrement mieux », défend Noé Gauchard, en marge de son meeting.

L’ancien militant de Youth for Climate, qui vient d’être diplômé en sciences politiques, témoigne aussi d’un passage de relais entre le mouvement climat – caractérisé par sa jeunesse – et la gauche écologiste incarnée par la Nupes – ce qui n’était qu’embryonnaire pendant la présidentielle. Alma Dufour (31 ans) en Seine-Maritime, Claire Lejeune (27 ans) dans l’Essonne, Marie Pochon (32 ans) dans la Drôme, Lumir Lapray (29 ans) dans l’Ain ou encore Emma Fourreau (22 ans) dans le Calvados en sont issues. Et elles sont toutes présentes au second tour.

Quoi qu’il arrive le 19 juin, aux yeux du militant normand, l’avenir politique n’est donc plus aussi sombre : « Les animateurs de l’Union populaire puis de la Nupes ont créé quelque chose d’énorme qui va rester : des militants aux cultures politiques différentes se parlent et ancrent les luttes dans les territoires. »

Emmanuel Macron, plus jeune président de la République française, se targuait en 2017 d’achever un « vieux monde » à l’agonie. Le dépassement du clivage gauche-droite était son arme fatale. Cinq ans plus tard, les frondaisons du monde qu’il a bâti s’effeuillent déjà. Élu dans un sursaut antifasciste de l’électorat contre Marine Le Pen, il pourrait n’avoir qu’une majorité relative le 19 juin, face à une coalition inopinée qui ressuscite le clivage honni. Comme un symbole, celles et ceux qui sont aux avant-postes du sabotage de la « start-up nation » ont à peine vingt ans.

<< Nouvelle zonpublié le 14 juin 2022

La France peut-elle assurer
la sécurité des JO de 2024 ?

Pierre Chaillan sur www.humanite.fr

Après la finale de la Ligue des champions de football, le 28 mai, au Stade de France, le doute s’installe concernant les capacités de notre pays à accueillir les grandes manifestations sportives.


 

Depuis 2018, la doctrine privilégie la nasse. Sans un recrutement de personnel et un changement de logique, l’organisation des Jeux est sujette à question.

Nicolas Bonnet-Oulaldj Président du groupe PCF au Conseil de Paris

Catastrophe, échec, désastre : si vous avez suivi la finale de la Ligue des champions, vous savez que ces qualificatifs ne décrivent pas le match mais l’organisation de la sécurité autour de cet événement international. Le résultat, nous le connaissons : des débordements au Stade de France, des policiers dépassés, des touristes et des enfants gazés et brutalisés. Un véritable fiasco international pour la France et Paris. Pourtant, la France était connue pour son savoir dans l’accueil des grands événements internationaux. Pour preuve, en 2016, avec l’organisation de l’Euro de football qui avait rassemblé plus de 90 000 personnes sur le Champ-de-Mars.

Mais, depuis 2018, un changement de la doctrine qui consiste à aller vers des logiques de nasse plutôt que de dés­escalade, et une absence de respect des partenaires et de la coopération ont conduit à la situation que nous connaissons aujourd’hui. En 2024, plus de 10 millions de personnes sont attendues à l’occasion des jeux Olympiques et Paralympiques (JOP). Et la cérémonie d’ouverture aura lieu sur la Seine, en plein cœur de Paris, nécessitant un dispositif de sécurité exceptionnel.

Or, aujourd’hui, plusieurs conditions ne sont pas réunies. D’abord, en plus des forces de police nationale et de gendarmerie, plus de 30 000 agents de sécurité seraient nécessaires pour organiser la sécurisation des différents événements, selon les propos du préfet Cadot. Nous n’avons pas ces forces. Si les JOP avaient lieu demain, moins de la moitié de ces agents pourraient être pourvus par les sociétés de sécurité privée. Une difficulté s’ajoute à cette situation : une grande partie de ces agents doivent être des femmes, difficiles à recruter dans ce secteur. Face à ce problème, le gouvernement propose de lancer une formation spéciale accélérée comprenant beaucoup moins d’heures que la formation initiale. Cette proposition ne répond ni aux exigences de compétences en termes de sécurité, ni à l’exigence d’attractivité de l’emploi. C’est le rôle du service public d’assurer ces exigences et non celui de sociétés privées.

Ensuite, la doctrine du maintien de l’ordre organisée par le préfet Lallement et le ministre de l’Intérieur ne permet pas aujourd’hui d’envisager l’organisation d’un grand événement dans la sérénité. Le choix de la violence, de la répression et de l’utilisation d’outils tels que le gaz lacrymogène, les lanceurs de balles ou la bombe au poivre n’est pas en adéquation avec l’image que nous souhaitons transmettre au niveau international.

Si nous souhaitons assurer la sécurité des JOP 2024, ces deux problématiques doivent être résolues. Il existe des solutions : la première doit être celle d’un changement radical de la doctrine du maintien de l’ordre dans la capitale. La seconde est celle des parcours d’insertion en lien avec les métiers des jeux Olympiques : ils doivent être lancés dans tous les territoires concernés par les JOP, en partenariat avec les associations sportives et les collectivités.

Le rapport « La violence et le sport. Le sport contre la violence » sur   Rapport final violence.doc (vie-publique.fr)


 

Le traitement réservé aux supporters de Liverpool est un mauvais signal. Il correspond à une vision d’un contrôle rigide de masses dangereuses.

Patrick Mignon Sociologue, chercheur à l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (Insep)

Les événements qui se sont déroulés au Stade de France, le 28 mai, ont fait naître des doutes quant à la capacité de la France à organiser des grandes manifestations sportives.

Pourtant, elle a déjà accueilli plusieurs grandes compétitions internationales dans différentes disciplines. Certes, les jeux Olympiques constituent un défi plus grand que d’autres en termes de nombre de personnes susceptibles de prendre part aux multiples manifestations, sportives et culturelles, prévues ; des foules où se mêleront amateurs des différents sports, touristes et badauds.

On imagine mal les forces de l’ordre intervenant de la manière dont elles ont agi au Stade de France pour rétablir la sécurité mise en danger par quelques supporters ne comprenant pas pourquoi ils ne pouvaient pas rentrer dans le stade alors qu’ils avaient leur billet.

La manière dont ont été traités les supporters de l’équipe de Liverpool est un mauvais message envoyé aux prochains visiteurs. Elle est aussi problématique pour les objectifs et les effets positifs attribués à l’organisation d’un grand événement sportif.

La Coupe du monde de football 1998 avait soulevé de grands espoirs : un monument sportif au milieu d’un département populaire et déshérité, une issue sportive heureuse, des manifestations d’unité dans la nuit du résultat et les jours qui ont suivi la victoire des Bleus, et la célébration de la France Black-Blanc-Beur. Mais ils ont été déçus, par manque d’anticipation et par manque de volonté politique.

Les désordres et incidents constatés à la suite de la finale de la Ligue des champions UEFA, et les commentaires qui les ont accompagnés, renvoient à la continuité entre la façon dont ont été considérés les supporters anglais, avec les tirs de gaz lacrymogène ou les propos tenus à leur égard par le ministre de l’Intérieur, et celle qui a présidé au traitement des manifestations des gilets jaunes, tout comme à l’attitude déjà enregistrée, à Saint-Denis, vis-à-vis des supporters sénégalais manifestant leur joie lors de la finale de la Coupe d’Afrique des nations.

Comme si la sécurité se limitait au contrôle rigide d’une masse en soi dangereuse, des supporters venus en trop grand nombre, et comprenant des individus dotés de mauvaises intentions, faux monnayeurs et pickpockets.

Les événements du Stade de France du 28 mai ont été analysés en termes de sécurité, entendue comme maintien de l’ordre public obligeant à la mise en œuvre de la force et à l’utilisation des armes mises à la disposition des forces de l’ordre en cas de nécessité.

Sans doute parce que, dans les représentations des acteurs de la sécurité, les foules du football sont celles qui se rapprochent le plus des foules dangereuses. Celles du rugby ou des amateurs d’athlétisme attendront de la communication, de la compréhension, en un mot, un accueil.

La Passion du football, de Patrick Mignon, éditions Odile Jacob, 1998.

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publié le 14 juin 2022

Génération NUPES:
« On a une vraie chance de faire bouger les choses »

Jean-Jacques Régibier et Ludovic Finez sur www.humanite.fr

Législatives La gauche, avec ses candidats rassemblés sous la bannière Nupes, a largement devancé ses adversaires chez les moins de 35 ans. Reste à contrecarrer l’abstention massive.

Il semble loin, le temps où Emmanuel Macron et Marine Le Pen disputaient à la gauche la première place chez les jeunes. Les scores obtenus par la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) parmi les 18-24 ans (42 %) et les 25-34 ans (38 %) lors du premier tour des législatives laissent ses adversaires loin derrière. Le RN y a obtenu 18 %, tandis qu’Ensemble! (LaREM et ses alliés) a recueilli 19 % parmi les 25-34 ans et seulement 13 % chez les plus jeunes, selon une enquête Ipsos. Il faut dire que la coalition de gauche prend leur avenir au sérieux : elle a présenté un « plan d’urgence pour la jeunesse » début juin, comprenant notamment une « allocation d’autonomie » de 1 063 euros.

Climat, éducation, féminisme, lutte contre les discriminations, contre la précarité… parmi les jeunes rencontrés à Lille, Saint-Denis et Strasbourg, beaucoup ont ces préoccupations en commun avec la Nupes. Mais pour la gauche, le défi n’en est pas moins immense : autour de 70 % des moins de 35 ans n’ont pas voté dimanche dernier.

Lille L’Union dope le vote de gauche

« Je viens d’une famille qui vote à droite, voire à l’extrême droite. Je détonnais déjà et puis, je suis allée de plus en plus à ga uche. » Lucie (prénom modifié), qui habite le quartier populaire de Wazemmes, à Lille, a voté dimanche pour Adrien Quatennens (FI), tout comme son compagnon, Antoine.

Dans cette première circonscription du Nord, le candidat de la Nupes a engrangé plus de 52 % des voix, avec une abstention de 54 %. Il sera opposé au deuxième tour à la candidate d’Ensemble !, Vanessa Duhamel (21 % des voix). « Mes études supérieures (en urbanisme, à Lille – NDLR) m’ont permis de me détacher des valeurs familiales, de me confronter à d’autres avis politiques », explique Lucie. « J’étais attristée que le soufflé de la primaire populaire soit retombé. Le fait qu’il n’y ait pas eu d’alliance présidentielle à gauche nous a desservis », estime de son côté Antoine, qui se félicite de la constitution de la Nupes.

Le couple témoigne d’une même priorité : « L’urgence climatique devrait être la question prépondérante, et non l’augmentation du budget de l’armée ou de la police ! » Antoine y ajoute « la justice sociale », car « il ne peut y avoir de transition dans l’énergie, les transports et le logement sans transition sociale ». Vito et Alice, 18 ans, étudiants en sciences politiques à l’université, mentionnent, en plus, le souci de « renouveau démocratique ». « La Nupes est une union sur un programme, se félicite Antoine, car s’il s’agissait juste de conserver des sièges, ce ne serait pas intéressant. » L’accord « clarifie la position du PS vis-à-vis de Macron », note Vito, tandis que pour sa compagne, Alice, « ça redonnera une vie au Parlement, plutôt que des Playmobil (les députés de l’actuelle majorité présidentielle – NDLR) qui votent comme un troupeau ».

À Wazemmes, chez les jeunes qui ont voté Nupes, dimanche, la proposition d’allocation autonomie de 1 063 euros est souvent mise en avant. Même si certains ou certaines, comme Hema Achab, étudiante en communication de 19 ans, se demandent « si c’est réalisable ». Pour Garance Jacob, qui attend les résultats définitifs de Parcoursup, l’urgence est là. Parmi les vœux de la lycéenne de 18 ans, une « prépa » en droit à Montpellier. « Mais je sais que ça voudrait dire la galère (financière), précise la Lilloise. Mes parents m’ont dit qu’ils feraient en sorte que je puisse faire ce que je veux, mais sans me cacher que les fins de mois seraient difficiles. C’est dur de se projeter. »

Saint-Denis Les plus jeunes loin des urnes

Dans l’effervescence et la chaleur de la rue de la République, une voie piétonne et commerçante du centre de Saint-Denis, personne n’a la tête aux élections législatives. Sur un pan de mur, à côté d’une affiche de la Pride des banlieues, seules les affiches de Stéphane Peu laissent une trace du scrutin du 12 juin. Le député PCF sortant de la 2e circonscription de Seine-Saint-Denis, qui se présentait sous les couleurs de la Nupes, a obtenu, au premier tour, 62,85 %. Il n’est pourtant pas encore élu : avec 67,21 % d’abstention, il a rassemblé moins de 25 % des inscrits et devra affronter, au second tour, la candidate d’Ensemble !, Anaïs Brood (9,05 %).

« Je n’étais pas présente ce dimanche et je n’ai pas eu le temps de faire une procuration », regrette Océane, 32 ans. Beaucoup ne savaient même pas qu’il y avait des élections dimanche dernier. « J’ai oublié », sourit Asma, 20 ans. Cette étudiante en sciences de l’éducation à Nanterre a pourtant voté au premier tour de l’élection présidentielle. « J’étais déçue du résultat, je voulais que Jean-Luc Mélenchon gagne. Il avait un bon programme pour les étudiants, il voulait augmenter les salaires des professeurs et faire de l’éducation une priorité, explique-t-elle. Je pourrais peut-être voter si je connaissais les candidats, les programmes. »

Mariam, 22 ans, animatrice en centre de loisirs, a voté aussi pour Jean-Luc Mélenchon le 10 avril, « parce qu’il est à l’écoute des jeunes des quartiers, contrairement aux autres ». « On espère mais, au final, rien », glisse-t-elle. Elle ne sait pas à quoi servent les élections législatives, elle ne connaît pas les couleurs politiques et les noms des candidats en lice. « Avec l’inversion du calendrier électoral, la présidentielle est beaucoup plus visible que les législatives. Avec Macron élu, les jeunes pensent que c’est fini. Nous leur expliquons qu’on peut le battre et gagner une majorité et un gouvernement de gauche. On n’est pas condamnés à sa politique pour les cinq prochaines années », confie Stéphane Peu, qui perçoit une « remobilisation pour le second tour ». Le candidat Nupes en est certain : « À gauche, les réserves de voix sont chez les jeunes et les abstentionnistes. »

Achille et Hadrien, la trentaine, sont professeurs d’économie. Ils ont voté Stéphane Peu au premier tour. « Derrière la Nupes, il y a un programme qui a été pensé et construit avec des valeurs et une vision du monde », explique le second.

Strasbourg L’espoir de tout changer

Si elle constate que beaucoup de ses amis ne sont pas allés voter pour les législatives « plus par désintérêt que par opinion », et qu’ils se sont « plus abstenus pour les législatives que pour les présidentielles », Julie, étudiante en droit de 20 ans, explique que son petit groupe de proches est, lui, comme les deux jeunes professeurs dyonisiens, très intéressé. Elle, a voté pour la Nupes dans le quartier du Neudorf à Strasbourg, où Emmanuel Fernandes, le représentant de la coalition, est arrivé en tête du premier tour (36,8 %), offrant une bonne chance à la gauche de conquérir cette 2e circonscription du Bas-Rhin détenue par un candidat d’Ensemble !. « Le principal enseignement, c’est que, quand la gauche s’unit, elle peut gagner. On a une vraie chance de faire bouger les choses, ça fait plaisir », explique Julie. Pour elle, l’enjeu climatique est au premier plan : «  Quand on voit qu’il y a une canicule cette semaine – il va faire 30°C à Strasbourg – et que personne ne réagit, je ne suis pas en phase avec la politique actuelle. »

Son espoir est partagé par Sarah, qui travaille en indépendante dans le domaine du marketing : « On veut que les choses bougent et ce n’est pas en taisant notre voix que ça va changer, parce que, du coup, on laisse la parole à ceux qui se contentent de ce qu’ils ont. On aimerait tout reconstruire, tout changer. »

De son côté, Rebecca, 31 ans, travaille dans le domaine de la communication, mais en Indonésie. Bien qu’expatriée, elle affirme que « le vote, il faut y passer », en raison « des droits qu’on est en train de nous enlever » et de « tout ce qui se dégrade en France ». « Les candidats Nupes, ce sont les seuls qui ont su parler d’écologie ou du droit des femmes, c’est important dans mon travail et dans mon quotidien. Il faudrait qu’on arrive à déconstruire ce modèle de société, totalement capitaliste, et à en reconstruire un autre », affirme-t-elle.

Une autre Julie, également étudiante strasbourgeoise et qui a aussi voté à gauche, pointe le fait que nombre de jeunes « ne sont pas allés voter parce qu’ils ne sont plus d’accord avec la politique proposée aujourd’hui et qu’ils en ont marre d’être déçus des résultats qui suivent ». « Avoir des jeunes qui représentent des jeunes, je trouve que c’est quelque chose qui nous manque », ajoute-t-elle. Mais, « même si c’est un petit pas », pour la jeune femme, le résultat du premier tour de ces législatives – à propos desquelles « beaucoup de gens postent sur les réseaux que c’est un moment important » –, « ça donne de l’espoir après la grosse déception qu’on a eue pour la présidentielle ».

Au deuxième tour, la Nupes espère bien démultiplier ces voix. Jean-Luc Mélenchon leur a d’ailleurs réservé un mot, lundi soir, sur France 2 : « Ce n’est pas la peine de venir râler sur Parcoursup pour finalement ne pas voter pour ceux qui veulent l’abolir. Et puisque nous partageons le souci de la planète, c’est le moment d’envoyer des gens à l’Assemblée nationale qui vont s’y prendre pour de bon et pour de vrai. »

 

 

 

 

« La gauche a
l’avenir devant elle »

Emilio Meslet sur www.humanite.fr

Au premier tour, 40 % des jeunes ayant voté l’ont fait pour la Nupes. Pour le sociologue Vincent Tiberj, cette préférence pour le camp du progrès est amenée à perdurer, car liée à un phénomène générationnel.

Vincent Tiberj Sociologue et professeur à Sciences-Po Bordeaux

Si les jeunes votent peu, ce n’est pas parce qu’ils sont jeunes. Mais car ils appartiennent à une génération qui s’engage autrement que par le vote. Et si les jeunes votent d’abord à gauche, ce n’est pas parce qu’ils sont jeunes. Mais parce que cette génération porte intrinsèquement le combat social et écologique. Voilà ce qui explique, selon le sociologue Vincent Tiberj, le score de la gauche dans la jeunesse : 40 % des électeurs ayant entre 18 et 34 ans ont voté Nupes.

Au premier tour des législatives, 70 % des 18-34 ans n’ont pas voté. Comment l’expliquez-vous ?

Vincent Tiberj : Pour eux, le vote n’est plus automatique, il se construit. Et ce n’est pas lié au fait d’être jeune, mais c’est une question de génération. Comparons ce qui se passe dans la jeunesse actuelle et parmi les 60-70 ans : ces derniers appartiennent à une génération très connectée au vote dans lequel ils voient un devoir ou un intérêt. Chez les jeunes, il y a une abstention d’incompréhension ou la montée en puissance d’une culture qui dit que le vote ne suffit plus. Pendant longtemps, on a pensé qu’ils étaient des citoyens en devenir. Or, on constate que plus une génération est récente, plus elle compte de votants intermittents. Ils ne sont pas pour autant dépolitisés, mais considèrent qu’il y a d’autres moyens pour être plus efficaces et plus utiles : les mouvements sociaux, les mobilisations contre les violences policières ou pour l’environnement, le boycott, dans le milieu associatif… Cela traduit un rejet de la politique institutionnelle.

Parmi les jeunes ayant voté, la plupart ont fait le choix de la Nupes. Pourquoi la jeunesse penche-t-elle à gauche ?

Vincent Tiberj : La jeunesse n’est pas un bloc homogène : ce n’est pas parce que vous avez 18 ans en Ardèche, à Clichy-sous-Bois ou à Paris centre que vous avez la même réalité. Il y a les silencieux qui ne votent pas, sont peu diplômés et précaires. Ceux-là, trente ans plus tôt, auraient été socialisés par les groupes de travail ou les syndicats mais plus maintenant où personne ne les considère. Il y a la jeunesse qui va bien et vote Macron et celle qui est à rebours de sa génération qui vote RN. Et puis, il y a les jeunes qui votent Mélenchon, dont la force est de pouvoir s’adresser à la jeunesse écologique et à celle des quartiers. Et elles ont bien des raisons de pencher à gauche. Sur le climat, le social ou les discriminations, où sont les propositions ? La Nupes leur parle. À ceci près qu’il est probable que la jeunesse des quartiers ne se soit pas déplacée aux législatives, alors qu’elle pourrait peser fortement et éviter de se retrouver avec des représentants qui vont contre ses intérêts.

Les jeunes qui se sont abstenus voteraient-ils eux aussi davantage pour la gauche que leurs aînés ?

Vincent Tiberj : Plus la participation est faible, plus les inégalités sociales de participation sont fortes, et donc les inégalités politiques qui vont avec. Aux législatives, les seniors, les cadres et les riches pèsent. Si les jeunes avaient plus voté, ça aurait pu profiter un peu au RN, mais surtout renforcer la Nupes.

Pourquoi la gauche n’a-t-elle pas réussi à mobiliser les jeunes autant qu’espéré ?

Vincent Tiberj : Les partis d’aujourd’hui ne sont plus des partis de masse, des machines à mobiliser comme pouvait l’être le PCF dans les années 1970. Ils ont, tout au plus, quelques dizaines de milliers de militants. Ce n’est pas suffisant pour mobiliser par le bas. Pour être perçu comme crédible par ces jeunes, il faut être présent partout, tout le temps. Mais la Nupes, en faisant campagne, a, elle, fait le boulot. Il n’y a en revanche pas eu d’effervescence par le haut, avec des médias qui ont laissé peu de place aux législatives.

Si la plupart des jeunes électeurs votent à gauche et que c’est un phénomène lié à la génération plus qu’à l’âge, cela veut-il dire que la gauche a un bel avenir devant elle ?

Vincent Tiberj : La droite et le centre font leurs meilleurs scores dans les générations nées avant-guerre ou dans l’immédiat après-guerre, mais ces vieux boomers sont en train de quitter la scène. Et celles qui suivent sont beaucoup moins alignées sur la droite traditionnelle. La gauche a donc l’avenir devant elle, à condition qu’elle parvienne à mobiliser ses électeurs. Le renouvellement générationnel lui est favorable, mais il va prendre du temps. En nombre, les électeurs de gauche sont de plus en plus nombreux, mais cela ne se traduit pas forcément en termes de voix exprimées. C’est son drame. Avant que cela ne se transforme politiquement, la gauche peut cumuler les échecs. Elle a un espace, mais il est compliqué de s’appuyer sur des générations de votants intermittents.


 


 

Emmanuel Macron
face au péril jeune

Stéphane Sahuc sur www.humanite.fr

Il est des actes qui prennent figure de symboles. Ils dépassent le sens que leur auteur aurait voulu leur donner. Un président de la République qui rabroue un jeune chômeur et le somme de « traverser la rue » pour trouver du travail. Des gendarmes qui interviennent dans un lycée pour interroger une jeune fille parce qu’elle a interpellé ce même président de la République sur les violences faites aux femmes. Un ministre de ce toujours même président qui soutient des policiers ayant tué une jeune femme de 21 ans en ouvrant le feu sur un véhicule. Ces lycéens, encore, appréhendés par la police, à genoux et mains sur la tête. Autant de faits qui résument symboliquement le sort fait aux jeunes par le pouvoir et la société macronistes. Le président élu a beau être le plus jeune de la Ve République, son projet de société ne fait pas des jeunes une priorité, loin de là. Ces derniers s’en sont rendu compte, ces cinq dernières années.

Ce n’est pas pour rien que 42 % des 18-24 ans et 38 % des 25-34 ans qui se sont déplacés aux urnes, dimanche, ont décidé de voter pour la Nupes, selon un sondage Ipsos et Sopra-Steria. Dans les propositions de la gauche unie, ces jeunes retrouvent les aspirations qui sont les leurs autour des problématiques de l’emploi, du climat, du féminisme, de l’antiracisme, comme le prouve une récente enquête de l’Humanité magazine. Ce soutien clair et net des jeunes à la Nupes fait d’autant plus ressortir celui des plus âgés au parti du président. Ce dernier rassemble 38 % des votants de 70 ans et plus. Pour le chef de l’état, l’enjeu est donc d’éviter que les jeunes s’emparent du second tour. Pour lui, le taux d’abstention des 18-24 ans et des 25-34 ans, respectivement à 69 % et 71 %, est une bonne nouvelle.

Ces jeunes peuvent faire la décision, dimanche. Ce sont eux qu’il faut convaincre de mettre en adéquation leurs aspirations avec leurs bulletins de vote. Le plan d’urgence pour la jeunesse de la Nupes propose notamment une garantie d’autonomie de 1 063 euros par mois pour chaque jeune, pour en finir avec l’ultraprécarité. Alors que la Macronie veut, à l’inverse, leur maintenir la tête sous l’eau encore plus longtemps, inventant les jobs payés au RSA.

publié le 11 juin 2022

Sondage exclusif.
La Nupes a déjà
la majorité de l’opinion

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

Vilipendées par les libéraux, plébiscitées par les Français ! Les mesures de justice sociale, climatique et fiscale de la Nupes, qui réunit FI, PCF, PS et EELV aux législatives des 12 et 19 juin, remportent une nette et large adhésion, indique notre sondage Ifop. Enquête

Retraite à 60 ans, Smic à 1500 euros, allocation pour les18-25 ans, défense des services publics... des mesures de justice sociale attendues par la population. Un axe fort du programme de la gauche coalisée.

Plus la date du scrutin se rapproche, plus se multiplient les cris d’orfraie des libéraux et conservateurs sur les conséquences d’une victoire de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes). « Un désastre prévisible », pour le think tank Terra Nova. Une gauche qui « propose n’importe quoi » et veut « bloquer le pays », accuse la porte-parole du gouvernement Olivia Grégoire. Un Jean-Luc Mélenchon « prêt à mener la France dans le chaos », selon le patron du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux. En cause ? Le programme de la coalition de gauche, dont le moteur est la « justice sociale, climatique et fiscale ».

Pourtant, ses mesures phares ne soulèvent pas le même effroi parmi les Français. Loin s’en faut. De la hausse du Smic au retour de l’ISF ou de la retraite à 60 ans, notre sondage Ifop que nous publions montre au contraire une large adhésion. « Quand la proposition concerne tout le monde, le soutien est très massif – c’est le cas de l’ambition climatique ou du blocage immédiat des prix, voire de l’attente de redistribution. Quand la mesure est plus idéologique ou catégorielle – comme les renationalisations ou l’augmentation du Smic –, il l’est moins », résume le directeur général de l’Ifop, Frédéric Dabi. C’est ainsi celle qui porte sur le pouvoir d’achat – devenu « une sorte d’obsession pour beaucoup de Français », selon le politologue – qui arrive en tête de classement.

« Le sujet, c’est l’urgence »

Face à l’inflation qui grignote le budget des ménages, le gouvernement tergiverse depuis des semaines et promet une loi pour après les législatives, dont un chèque alimentaire au montant inconnu. La Nupes, elle, propose de bloquer immédiatement les prix de l’essence et d’encadrer durablement les tarifs des produits alimentaires de première nécessité.

Des propositions approuvées par 89 % des sondés de notre enquête Ifop. Une majorité de 55 % y est même « tout à fait favorable ». « C’est le reflet du fait que son inaction est reprochée au gouvernement », commente le politologue de l’Ifop. Avec 95 %, ce sont les catégories modestes (900 à 1 300 euros de revenus) qui s’y montrent le plus favorables. « Le sujet aujourd’hui, c’est l’urgence : il faut que les gens mangent », a insisté durant la campagne Jean-Luc Mélenchon. Il faut aussi qu’ils puissent se déplacer.

Davantage impactés par le niveau des factures d’essence, qui en 2018 avait déjà été le déclic du mouvement des gilets jaunes, les sondés résidant en province plébiscitent davantage le blocage des prix (91 %) qu’en Île-de-France (82 %). Quant aux autoroutes, détenues par de grands groupes qui ont cumulé 2,5 milliards d’euros de dividendes en 2020 selon le Sénat, 78 % des interrogés se disent favorables à leur renationalisation.

L’un des leviers du succès de la NUPES, c’est son offre programmatique, qui reste la plus visible.  Frédéric Dabi, IFOP

L’augmentation du Smic à 1 500 euros reçoit, pour sa part, le soutien de 76 % des Français. « Ni Macron ni Le Pen ne le proposent, c’est pourtant la seule loi efficace contre la vie chère », remarque le secrétaire national du PCF, Fabien Roussel. En la matière, l’approbation la plus forte se retrouve parmi les classes populaires (85 % des employés et ouvriers sont pour), les moins diplômés (84 % des détenteurs de CAP et BEP et 82 % de non-diplômés) et les plus pauvres (89 % parmi ceux qui gagnent moins de 900 euros par mois). Seuls les sympathisants LR sont une courte majorité de 52 % à ne pas vouloir en entendre parler. Car même les sympathisants de la Macronie sont 67 % à se dire que ce ne serait pas une mauvaise idée… Et 60 % des dirigeants d’entreprise y sont favorables. Dont acte.

L’inaction de la majorité sortante sur la question du pouvoir d’achat se retrouve au plan environnemental. « Élisabeth Borne, c’est la continuité d’un quinquennat d’inaction climatique », pour laquelle l’État a été condamné par deux fois, résume le secrétaire national d’EELV, Julien Bayou. Et ce, à rebours d’objectifs largement partagés par les Français : 81 % sont favorables à une baisse de 65 % des émissions de gaz à effet de serre en 2030, que prévoit la gauche. C’est l’électorat de Yannick Jadot à la présidentielle qui s’y montre le plus sensible, avec 94 % d’opinions favorables, contre 65 % parmi les électeurs de Valérie Pécresse (LR) où elle est au plus bas.

77 % des Français soutiennent le retour de la retraite à 60 ans. il n’y a que l’électorat macronien pour s’y opposer, à seulement 51 % !

Jeunes et retraite à 60 ans

Sur l’âge de départ à la retraite, le président, Emmanuel Macron, est loin d’être inactif : il a fait de son report à 65 ans l’une des réformes phares de sa campagne. On savait la mesure rejetée par une majorité de Français, à 69 % selon un sondage Elabe de mars. Mais, loin de se contenter du statu quo, 77 % d’entre eux soutiennent le retour à un âge légal de 60 ans, à taux plein, après 40 annuités de cotisation. « Revenir à 60 ans, à commencer par les carrières longues et les métiers pénibles, c’est la justice sociale », juge le premier secrétaire du PS, Olivier Faure. Dans le détail, seuls les électeurs du chef de l’État ne sont pas d’accord, s’y opposant à seulement… 51 %. « Cela en dit long sur les marges de manœuvre compliquées du gouvernement », note Frédéric Dabi.

le blocage des prix, que la NUPES est seule à proposer, reçoit l’adhésion de tous, même des sympathisants de Macron !

En revanche, 84 % des sympathisants de gauche (jusqu’à 95 % parmi ceux qui ont voté Fabien Roussel) sont pour. Le clivage est aussi générationnel. Les plus âgés, non concernés, sont ceux qui soutiennent le moins la disposition (65 % chez les 65 ans et plus). À l’inverse, les plus jeunes l’approuvent à 84 %. De même, « seuls » 54 % des plus aisés (plus de 2 500 euros par mois) regardent avec bienveillance la mesure, contre 90 % des catégories modestes. Cette préoccupation est aussi partagée par 88 % des électeurs de Marine Le Pen, qui a abandonné l’idée en rase campagne.

79 % pour le retour de l’ISF

N’en déplaise aux libéraux de tout poil, même sur la fiscalité, la Nupes ne tombe pas dans des abysses de désapprobation. Après cinq ans, le mythe du ruissellement, selon lequel les cadeaux aux plus riches et aux grands groupes finissent par atterrir dans la poche des plus modestes, a fait long feu. 79 % des sondés se prononcent pour le rétablissement de l’ISF. C’est parmi les catégories populaires que ce retour est le plus attendu, avec 84 % d’opinions favorables (jusqu’à 87 % parmi les ouvriers, contre 75 % pour les catégories supérieures). L’idée fait même son chemin chez les électeurs de Macron, avec 68 % de soutiens.

L’injuste répartition de la richesse produite entre capital et travail ne laisse pas non plus de marbre dans un contexte d’explosion des profits. « Au cours des dix dernières années, les versements de dividendes ont augmenté de 70 % et les investissements ont baissé de 5 % », a rappelé Jean-Luc Mélenchon au meeting parisien de la Nupes. La suppression de la flat tax que propose la coalition est ainsi approuvée par 63 % des Français.

« C’est l’un des leviers du succès de la Nupes : pour l’instant, son offre électorale et programmatique est la plus visible », assure Frédéric Dabi. Reste à transformer l’essai dans les urnes…


 


 


 

Les mesures phares
de l’union de la gauche
plébiscitées
par les Français

Aurélien Soucheyre sur www.humanite.fr

Notre sondage Ifop pour l’Humanité Magazine indique que les citoyens soutiennent largement la hausse du Smic, la retraite à 60 ans, le blocage des prix, la taxation du capital et les objectifs climatiques ambitieux proposés par la Nupes. En particulier les jeunes et les milieux modestes.

Les Français voteront-ils­ selon leurs idées lors des ­législatives ? Ils soutiennent en tout cas très largement le programme de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), selon un sondage Ifop pour l’Humanité Magazine. Porter le Smic à 1 500 euros net mensuels ? 76 % des Français sont pour (le score monte à 80 % chez les moins de 35 ans, et même 85 % chez les ouvriers), preuve que nos concitoyens veulent des salaires dignes et un autre partage des richesses produites. Restaurer le droit à la retraite à 60 ans ? 77 % des Français s’y disent favorables (dont 80 % chez les actifs, et même 84 % chez les moins de 35 ans). Comme quoi les arguments de la Macronie visant à repousser à 65 ans l’âge de départ à la retraite ne les convainquent pas. Bloquer immédiatement les prix de l’essence et encadrer durablement les prix des produits alimentaires de première nécessité ? 89 % des Français l’approuvent (dont 90 % chez les classes populaires et 95 % chez les plus modestes). Ce qui indique que les citoyens attendent bien plus que les quelques mesurettes concédées par le gouvernement.

Les Français veulent également abolir deux des réformes fiscales les plus importantes du quinquennat Macron. Ils sont ainsi, comme le propose la Nupes, 79 % à vouloir rétablir l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Une mesure qui rencontre un écho très favorable dans plusieurs milieux puisque 63 % des catégories aisées sont pour, tout comme 74 % des dirigeants d’entreprise et 87 % des ouvriers. Toujours sur les questions fiscales, nos concitoyens sont également 63 % à attendre la suppression de la flat tax qui limite l’imposition du capital. C’est le cas de 58 % des sympathisants RN, de 66 % des retraités et de 75 % des sondés de gauche, preuve que, pour les Français, le capital doit lui aussi être taxé (en l’occurrence bien au-delà du plafond de 30 % fixé par Macron).

Les citoyens ont aussi un avis sur la question de la propriété des grandes infrastructures du pays. Ils sont 78 % à vouloir renationaliser les aéroports stratégiques et les autoroutes. Une mesure de la Nupes soutenue par 68 % des électeurs de Macron, 85 % des ouvriers et même 87 % des dirigeants d’entreprise. Enfin, les ambitions de la coalition de gauche concernant la question climatique, l’une des principales préoccupations des Français, sont également plébiscitées. 81 % des sondés sont ainsi favorables à ­relever les ambitions climatiques de la France avec, pour objectif, une baisse de 65 % des émissions de gaz à effet de serre en 2030. À droite, 65% des électeurs de Valérie Pécresse soutiennent cette volonté. C’est également le cas pour 81 % des ouvriers et 82 % des 18-24 ans.

Il ressort, au final, que ces mesures phares de la Nupes rencontrent une très large adhésion dans le pays. Reste à savoir si les Français feront le lien entre cette offre politique et leur demande, notamment chez les ouvriers et les jeunes, qui soutiennent tout particulièrement les objectifs de la Nupes.

Retrouvez l’intégralité de notre sondage dans l’Humanité Magazine du 9 juin.one de texte >>

 publié le 9 juin 2022

Le paquet de la Nupes contre la vie chère

Aurélien Soucheyre sur www.humanite.fr

Blocage des prix, hausse des salaires, 100 % Sécu, encadrement des loyers, souveraineté alimentaire et énergétique... La gauche unie présente un tout cohérent.

D’un sondage à l’autre, la préoccupation principale des Français s’impose comme étant celle de leur pouvoir d’achat. L’enjeu n’est pas tant de s’offrir en permanence des biens dans une course aveugle à la consommation, mais tout simplement d’être en capacité de satisfaire ses besoins essentiels de façon digne : une nourriture abordable et de qualité pour tous, un logement décent, une liberté de transports, un accès garanti à l’éducation, la santé, la culture et les loisirs. Or, les Français ont de quoi s’inquiéter dans la situation actuelle. Les crises liées au Covid et à la guerre en Ukraine sont venues aggraver une situation préexistante. En un an, les prix ont augmenté de 5,2 % en moyenne : un record depuis 1985. Cette inflation « frappe plus durement les ménages modestes, qui subissent une baisse encore plus forte de leur pouvoir d’achat », indiquent les économistes de la Nupes dans une note rendue publique mardi. Les prix de l’énergie ont, par exemple, augmenté de 28 %. Ceux de l’alimentation de 4,2 %. Deux postes qui correspondent à 35 % des dépenses globales des plus pauvres, contre 25 % pour les plus riches.

Face à cette situation, la Macronie a décidé de mettre des petits bouts de sparadrap en improvisant au coup par coup des mesurettes : chèque alimentaire, remise de 18 centimes à la pompe, gel très tardif des hausses de l’électricité et du gaz, et évidemment aucune augmentation, ni du Smic ni des salaires. Seule la Nupes propose une véritable hausse du pouvoir d’achat, « pour que les gens aillent mieux tout de suite », avec le passage du Smic à 1 500 euros net, la hausse de l’indice des fonctionnaires de 10 points et la convocation d’une conférence sociale nationale pour organiser une augmentation générale des salaires. Les pensions de retraite passeraient elles aussi à 1 500 euros au minimum, en plus de l’instauration d’une garantie dignité de 1 063 euros par mois, pour que personne ne vive en dessous du seuil de pauvreté, et d’une allocation du même montant pour les jeunes. Mais la Nupes souhaite aussi bloquer les prix de l’énergie et des carburants. « Même le gouvernement britannique a fini par adopter une taxe de 25 % sur les superprofits des groupes de l’énergie », tout comme le gouvernement italien, précisent les économistes de la Nupes.

Contre « la logique irrationnelle et inégalitaire du marché »

Le rassemblement de la gauche entend de même bloquer les prix des produits alimentaires de première nécessité, en plus de réduire la TVA imposée dessus. « La France était autrefois le grenier de l’Europe et nous avons aujourd’hui une balance commerciale déficitaire sur les fruits, légumes et produits agricoles, c’est impensable », s’indigne Aurélie Trouvé. La présidente du parlement de la Nupes propose de soutenir une agriculture locale en fléchant des aides d’ampleur afin de retrouver une autonomie et une souveraineté sur le sujet, ce qui permettrait de contrôler les prix. La Nupes ambitionne ainsi de « lutter contre les causes mêmes de l’inflation », y compris dans les secteurs industriels et énergétiques. Ce qui passe par « refuser la libéralisation du marché de l’électricité et du gaz » en nationalisant EDF et Engie, afin de maîtriser la production et de garantir des tarifs accessibles. Concernant les carburants, la coalition de gauche propose de négocier un « prix de gros européen » pour stabiliser les prix sans les livrer à la spéculation. Et de tourner le dos dès que possible aux énergies carbonées en investissant 200 milliards d’euros dans la « bifurcation écologique », lesquels alimenteront également la formation, l’emploi, et donc les revenus.

Le programme de la Nupes vise au fond à ce que la « satisfaction des besoins ne soit pas confiée à la logique irrationnelle et inégalitaire du marché », selon la formule du sociologue Razmig Keucheyan. Cela implique d’assurer une école gratuite et de qualité pour tous, plutôt que de devoir payer chacun de son côté pour le droit à l’instruction. Idem pour l’hôpital et l’accès à la santé, avec des investissements massifs en plus de la mise en place d’un 100 % Sécu (soit le remboursement intégral des soins prescrits). Une mesure très favorable au pouvoir d’achat, quand la marchandisation des soins, elle, fera les poches des plus modestes jusqu’à les empêcher de se soigner. La Nupes propose enfin de construire 200 000 logements sociaux par an, en plus de rénovations massives et de la mise en place d’un nouvel encadrement des loyers pour casser la spéculation immobilière. Autant de mesures qui visent à préserver le pouvoir d’achat de tout un chacun, et à assurer une vie digne pour tous.

publié le 7 juin 2022

Des solutions
aux besoins des jeunes

Marie Toulgoat sur www.humanite.fr

Législatives À la veille des élections, la CGT propose une série de mesures pour répondre à leur fragilité sociale.

Les présidentielles ont fait peu de cas du sujet, la CGT espère que les législatives changeront la donne. Le syndicat vient de présenter un « plan pour la jeunesse » censé répondre aux besoins et revendications des plus jeunes. « Une rupture radicale est urgente » en la matière, a martelé Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la centrale. Si la pandémie de Covid a fait toute la lumière sur la précarité de nombreux jeunes, le problème ne date pas d’hier, rappelle le syndicat. Selon une étude de l’Insee, en 2016, plus de 20 % des élèves et étudiants vivaient en dessous du seuil de pauvreté. Près d’un étudiant sur deux devait poursuivre une activité salariée en plus de son cursus, et un tiers d’entre eux avaient déjà renoncé à des soins ou des examens médicaux pour des raisons financières. Sans compter que 12,9 % des 15-29 ans ne sont ni en emploi, ni en formation, ni en études.

Pour répondre à ces enjeux pressants, le syndicat propose une panoplie de solutions. Parmi celles-ci, la création d’un véritable statut de stagiaire. « Les jeunes avec lesquels nous avons parlé regrettent de ne percevoir qu’une gratification, bien inférieure au Smic, pendant leurs stages, qui n’ouvre pas de droits au chômage et qui ne compte pas pour la retraite », détaille Nawel Benchlikha, membre de la commission exécutive de la centrale. Les stages – tout comme l’apprentissage – sont par ailleurs régulièrement détournés de leur objectif de formation par les employeurs dans le but de bénéficier d’une main-d’œuvre peu chère, ajoute-t-elle. La CGT propose la mise en place d’une allocation d’autonomie modulable qui permettrait aux plus précaires de ne pas avoir à travailler en même temps qu’ils étudient et à de nombreux jeunes de rester au-dessus du seuil de pauvreté. Entre autres propositions, la Confédération de Montreuil espère pouvoir ouvrir aux jeunes n’ayant jamais occupé d’emploi des droits à l’assurance-chômage et garantir aux jeunes précaires un accès à un logement digne.

Saisir l’urgence

Pour l’organisation syndicale, la question est d’autant plus urgente que les gouvernements passés, loin de s’être illustrés en matière de protection de la jeunesse, ont même remué le couteau dans la plaie ; en témoigne la baisse de l’aide personnalisée au logement en 2018. Quant aux plans et mesures que les ministres d’Emmanuel Macron ont décidés lors du quinquennat, il ne s’agit que de « pansements » et de « mesurettes », regrette Céline Verzeletti. « Le plan “1 jeune 1 solution” a été extrêmement coûteux et a surtout profité aux étudiants du supérieur », explique-t-elle, faisant référence au programme à 9 milliards d’euros inauguré en 2020 et censé proposer aides à l’embauche, formations et accompagnement aux jeunes. Si le gouvernement n’a pas fait figure de bon élève, la CGT espère désormais que les candidats de la Nupes aux élections législatives sauront se saisir de l’urgence. Interpellés par des syndicalistes, certains d’entre eux ont d’ores et déjà reconnu la vitalité des enjeux soulevés par la Confédération et l’intérêt des solutions proposées.

ublié le 1° juin 2022

Législatives.
La Nupes rêve de
jeunes enfin égaux

Cyprien Caddeo sur www.humanite.fr

La gauche coalisée promet de mettre en place « dès la rentrée 2022 » une allocation d’autonomie mensuelle de 1 063 euros pour les 18-25 ans en études ou en formation.

Un contraste. D’un côté, les affiches et autres tracts « Macron président des jeunes », slogan clinquant massivement distribué par l’organisation de jeunesse des marcheurs, les « Jam » (Jeunes avec Macron), pendant la campagne présidentielle et au-delà. De l’autre, les images, que chacun a encore bien en tête, de files d’attente de jeunes précaires qui n’en finissent plus de s’étendre, devant les banques alimentaires du pays, constituées en urgence face aux conséquences de la crise sanitaire.

Un jeune sur cinq vit en France en dessous du seuil de pauvreté (réévalué par l’Insee à 1 102 euros en novembre 2021) ; 16 % d’entre eux sont au chômage. Et les moins de 25 ans n’ont toujours pas accès au RSA. « Il y a en France une partie de la jeunesse qui a le droit de voter pour le président mais qui n’a pas le droit au minimum social », résume Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités. Ce n’est peut-être pas pour rien si le « président des jeunes » a été réélu en avril essentiellement par les plus âgés, réalisant ses meilleurs scores chez les plus de 65 ans.

Face à cela, les forces de gauche coalisées dans la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) souhaitent mettre en place « dès la rentrée 2022 » une allocation d’autonomie pour les jeunes, en cas de victoire aux législatives, les 12 et 19 juin. Son montant serait fixé à 1 063 euros mensuels, au niveau du seuil de pauvreté. Elle serait ouverte à tous les jeunes de 18 à 25 ans (voire 16 ans pour les lycéens en formation professionnelle), en études ou en formation.

« À 18 ans, on est majeur légalement, mais pas ce n’est pas vrai économiquement »

L’objectif ? Garantir aux jeunes les meilleures conditions d’apprentissage . « Le constat, c’est que de plus en plus d’étudiants issus des classes populaires sont contraints d’avoir un emploi en parallèle de leurs études, explique Emma Fourreau, elle-même étudiante, coanimatrice des Jeunes insoumis et candidate de la Nupes dans le Calvados. Or on sait que faire une double journée, c’est moins de temps consacré aux révisions, aux devoirs à rendre et au repos. C’est un facteur d’échec. Il ne peut y avoir d’égalité à l’université sans revenu d’autonomie. » La nécessité de travailler pour payer ses charges s’ajoute aux déterminismes sociaux qui pèsent déjà sur les milieux les plus défavorisés, qui ne peuvent profiter du même capital social, culturel et, évidemment, économique que les enfants de cadres supérieurs. Les plus favorisés n’ont pas à se poser la question d’avoir un travail à côté, un temps précieux dans un milieu de plus en plus compétitif après les réformes des dernières années.

À ceux qui n’accèdent jamais aux études supérieures, s’ajoutent aussi ceux qui abandonnent le marathon en cours de route, faute d’argent. Autant de compétences qui s’évaporent. « Le pays a tout intérêt à avoir la jeunesse la mieux formée possible ! clame Léon Deffontaines, secrétaire général du Mouvement jeunes communistes de France (MJCF). L’objectif à terme, c’est que chaque jeune soit en emploi ou en formation. » Parallèlement, les jeunes salariés profiteront d’autres mesures, comme la hausse du Smic à 1 500 euros et la revalorisation des rémunérations pour les alternances ou les apprentissages (ces derniers seront alignés sur le Smic complet).

La mesure reprend ce que proposent de longue date les organisations de jeunesse, comme les Jeunes communistes, chez qui elle s’est appelée « revenu étudiant », ou encore les syndicats lycéens ou universitaires. Imane Ouelhadj, présidente de l’Unef, salue ainsi une mesure qui va « dans le bon sens » : « Quand on est étudiant ou en formation, on est des travailleurs en devenir, donc utiles à la société. À 18 ans, on est majeurs légalement, de plein droit, mais ce n’est pas vrai socialement, ni économiquement. C’est un âge intermédiaire et de dépendance. La proposition de la Nupes nous semble être une mesure qui montre que les jeunes sont partie intégrante de la société, en tant que salariés en d evenir. »

D’autant que la situation reste tout aussi urgente qu’il y a quelques mois : « La crise sanitaire s’est relativement résorbée en termes de cas hospitalisés, mais ses conséquences économiques, elles, ne se sont pas résorbées, ­reprend Imane Ouelhadj . Or la contribution à la vie étudiante et de campus a augmenté à 95 euros au lieu de 92. C’est 3 euros qui font la différence dans un contexte d’inflation où le prix de l’alimentaire et des loyers augmente déjà. Sur les Crous, les loyers devraient être gelés mais les charges vont augmenter. » Et ce ne sont pas les éventuelles bourses qui suffisent à compenser cela : moins de 20 % des étudiants sont boursiers et plus de la moitié d’entre eux sont à l’échelon zéro bis, c’est-à-dire 1 042 euros sur dix mois, soit 100 euros par mois seulement.

Une mesure financée en partie par la hausse d’impôts sur les gros héritages

Alors, pourquoi ne pas simplement revaloriser les bourses en réformant les échelons ? L’allocation d’autonomie pour les jeunes soulève en effet une critique sur son caractère universel. Faut-il donner 1 063 euros à des jeunes qui ont des parents aisés pour assurer leurs arrières ? N’est-ce pas finalement donner de l’argent à des riches qui n’en ont pas besoin ? « L’idée est de considérer les jeunes comme des adultes autonomes et de troquer une solidarité familiale aléatoire et inégalitaire par une solidarité nationale, où personne n’est exclu du mécanisme, répond le communiste Léon Deffontaines. Un fils ou une fille de bourgeois aura le droit aussi à cette aide, mais par ailleurs ses parents auront payé plus d’impôts et davantage participé à la solidarité nationale qu’aujourd’hui. »

En résumé : à partir du moment où tout le monde participe, à hauteur de ses moyens, à l’effort fiscal, tout le monde a accès aux mêmes droits. Or, l’allocation d’autonomie pour les jeunes serait financée en partie par la hausse des impôts sur les gros héritages et la nouvelle fiscalité sur les entreprises. Prendre au capital pour assurer l’autonomie des travailleurs de demain : du Robin des bois dans le texte.

 


 

« Mille euros,
ça pourrait vraiment
changer mon quotidien »

Pablo Patarin sur www.humanite.fr

Bourses insuffisantes, absence de revenus, inflation, de nombreux jeunes ne s’en sortent plus. La mesure de la Nupes limiterait la pauvreté d’une tranche d’âge oubliée des allocations.

À Bastille, dans le 11e arrondissement de Paris, comme partout en France, la file d’attente pour l’aide alimentaire destinée aux étudiants est impressionnante. Trois fois par semaine, l’association Co’p1-Solidarités étudiantes propose aux jeunes de venir remplir leurs paniers de courses sans frais. Masques chirurgicaux, jus de fruits, serviettes hygiéniques : tous les produits de première nécessité y sont proposés. En raison de la faiblesse des bourses, d’une absence de revenus ou de l’inflation, de nombreux jeunes, précaires, viennent y chercher de quoi se sustenter. À l’image de Magalie, étudiante au conservatoire, pour qui cette aide est parfois la seule solution : « Avec 200 euros de CAF, sans bourse, c’est très compliqué. Venir ici me permet d’éviter de réclamer sans cesse à mes parents, qui ont aussi du mal à suivre. » Sur l’année 2020-2021, un étudiant sur deux estime ne pas avoir mangé à sa faim de façon répétée, d’après une enquête de l’association.

À l’aube des élections législatives, la Nouvelle Union populaire écologique et ­sociale (Nupes) promet à la jeunesse une allocation d’un peu plus de 1 000 euros par mois, dans l’objectif de résorber la pauvreté parmi une population peu considérée sous le dernier quinquennat. En 2021, l’Observatoire national de la vie étudiante révélait que 40 % des étudiants inscrits dans l’enseignement supérieur travaillaient en parallèle de leurs études. Un « boulot » qui influence évidemment la réussite de leur parcours.

Afin d’éviter aux étudiants une telle précarité, la Nupes propose, sur les bases du programme de la France insoumise (FI), une « allocation d’autonomie » de 1 063 euros par mois qui s’appliquerait à tous les jeunes jusqu’à 25 ans. L’an passé, la FI avait déjà proposé une loi visant à étendre le RSA aux jeunes entre 18 et 25 ans, finalement refusée par la majorité.

Pour Samuel, étudiant en parfumerie et présent à l’aide alimentaire, ces 1 063 euros lui permettraient de vivre plus sereinement ses études : « Je ne viens pas d’une famille très à l’aise, et le loyer à Paris est très cher. Cette mesure m’aiderait. Et elle serait aussi utile à ma sœur qui rentre bientôt dans le supérieur. » Même son de cloche pour Magalie : « Je ne sais pas comment on peut mettre en place cette aide, mais je sais que j’y serai évidemment favorable. » D’autant que le taux de pauvreté des 18-25 ans est aujourd’hui près de trois fois plus élevé que chez les 65-74 ans. « C’est difficile de se concentrer sur ses études quand on doit constamment réfléchir à gérer son budget au centime près, estime Alma, étudiante en licence de psychologie. Mille euros, ça pourrait vraiment changer mon quotidien. »

Un droit à coupler au blocage des prix

Chef de file FI dans la 2e circonscription de Rennes et pressenti candidat aux législatives, Tao Chéret, lui-même étudiant en droit, s’est retiré dans le cadre des accords de la Nupes. Il estime que cette allocation pourrait être d’un grand secours : « Objectivement, on voit aujourd’hui que, pour les jeunes en difficulté financièrement, les bourses ne suffisent pas. Cette aide permettrait aux étudiants d’être vraiment autonomes de leur famille, de leurs patrons, pour se nourrir correctement et éviter les situations insupportables où l’on voit des centaines d’étudiants faire la queue pour l’aide alimentaire. » La mesure viendrait, ­explique-t-il, se coupler « au blocage des prix, par exemple. Le RSA, que l’on souhaite rehausser, viendrait prendre le relais ».

Si cette mesure va dans le bon sens à la quasi-unanimité, Alissa, du syndicat Solidaires étudiant-e-s, estime qu’elle reste insuffisante : « C’est encourageant, mais les étudiants et étudiantes ne peuvent pas payer un loyer et vivre décemment avec 1 063 euros, pas plus que les travailleurs et travailleuses. Cela ne suffira pas à abolir l’exploitation étudiante, les “petits boulots” avec des contrats précaires, qui sont l’une des principales sources d’échec à l’université. » Pour Solidaires, la solution viendrait plutôt d’un salaire étudiant, à hauteur du Smic, au minimum.


 

De l’audace
pour la jeunesse

  éditorial

Maud Vergnol sur www.humanite.fr

Comment oublier ces files interminables d’étudiants venus chercher de l’aide alimentaire pendant la crise du Covid ? Comment fermer les yeux devant une jeunesse la tête pleine de rêves mais les mains vides pour les réaliser ? La pandémie a dévoilé cette rupture de « la loi du progrès générationnel », selon laquelle, pour la première fois en temps de paix, une génération est confrontée à des conditions de vie plus mauvaises que la précédente. Ces vingt dernières années, une majorité de jeunes ont sombré dans la précarité permanente, abonnés au chômage, au temps partiel, à la galère quotidienne. Chez les 18-25 ans, un sur dix est aujourd’hui en situation de pauvreté, une progression de 50 % en seulement quinze ans ! 20 % des étudiants vivent en dessous du seuil de pauvreté. Un logement indépendant ? Une ­véritable quête du Graal.

La manière dont la France traite sa jeunesse n’est pas à la hauteur de ce qu’un pays aussi riche devrait lui offrir. En la matière, de la sélection organisée par le dispositif Parcoursup aux emplois au rabais, l’autoproclamé « président des jeunes » a sévèrement failli. Emmanuel Macron s’est contenté de quelques pansements quand les inégalités qui fracturent cette tranche d’âge explosent, recréant une société d’héritiers, dans laquelle l’idéologie du succès, ersatz de la méritocratie républicaine, viendrait sauver les « bons pauvres » qui prendraient la peine de traverser la rue. Pire, quand le président de la République consent à parler de la jeunesse, c’est pour servir de caution à toute une série de reculs sociaux : retraites, baisse des dépenses publiques au nom de la dette… Autant de sales coups emballés dans le joli papier cadeau de l’équité intergénérationnelle.

À l’opposé, la gauche a compris que la jeunesse n’est pas un « problème à traiter » mais bien l’une des solutions aux crises que nous affrontons. Si la Nupes remporte les élections législatives, elle fera voter au Parlement la création d’une garantie d’autonomie de 1 063 euros, l’une de ses mesures phares en faveur de la jeunesse, qui doit redevenir le temps de la découverte, de l’expérimentation, de l’émancipation.

publié le 23 mai 2022

« La plupart des magistrats appliquent un droit sexiste : celui des hommes d’accéder aux corps des femmes »

par Nolwenn Weiler sur https://basta.media/

En France, l’écrasante majorité des violences sexuelles restent impunies. Le caractère sexiste de nos lois y est pour beaucoup. Explications avec la juriste Catherine Le Magueresse, qui conseille à nos futur.es député.es de faire évoluer le droit.

Catherine Le Magueresse est juriste, doctoresse en droit.

Ancienne présidente de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), elle est chercheuse associée auprès de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (Paris 1). Elle vient de publier Les pièges du consentement. Pour une redéfinition pénale du consentement sexuel, Édition iXe. DR

Basta! : Des accusations de violences sexuelles, révélées par Mediapart, ciblent le tout nouveau ministre des Solidarités Damien Abad. Une plainte contre lui a été classée « sans suite ». Au-delà de cette affaire, en France, en 2022, l’écrasante majorité des violeurs restent impunis. Pouvez-vous revenir sur les chiffres qui décrivent cette impunité ?

Catherine Le Magueresse : La règle, en France, pour les violeurs, c’est de ne pas être puni. 1 % des viols déclarés – à ne pas confondre avec le nombre de plaintes puisque seulement 10 % des victimes portent plainte – sont sanctionnés par un procès pénal aux Assises. Soit 1500 agresseurs majeurs et mineurs par an, quand les enquêtes de victimation nous parlent de plus de 100 000 viols et tentatives de viols par an. Autrement dit : 99 % des violeurs peuvent tabler sur leur impunité.

Notre ministre de la Justice, Eric Dupont-Moretti a affirmé qu’il ne voyait pas d’où venaient ces chiffres. Ce sont pourtant les chiffres d’Infostat, le service statistique du ministère. Ils sont tout à fait officiels. Cela signifie que notre ministre ne s’est jamais intéressé à la réalité des violences alors que c’est un contentieux massif ? C’est un peu comme si le ministre de l’économie ne s’intéressait pas à la dette.

Il faut aussi rappeler le processus de sélection des plaintes : du dépôt de plainte à la condamnation, c’est comme si elles passaient dans un entonnoir. La première phase de « tri », ce sont les classements sans suite – plus de 70 % des plaintes sont classées sans suite en France. Et ce n’est pas forcément lié à une enquête sérieuse au cours de laquelle les policiers auraient entendu la victime, le mis en cause, organisé une confrontation avec l’agresseur présumé (avec l’accord de la plaignante), recherché la réitération et procédé à une enquête de voisinage.

Au contraire. Le scénario est plutôt le suivant : on entend la victime. Monsieur nie. Trop souvent l’enquête s’arrête là. Le procureur, qui décide de classer la plainte ou de poursuivre, se retrouve à prendre sa décision à partir d’un nombre d’éléments très faibles. Sans surprise, la plupart du temps, le viol n’est pas caractérisé, ce qui signifie que l’on manque d’éléments pour affirmer qu’il y a eu un viol. Ce n’est pas étonnant au vu de la piètre qualité de l’enquête. Ce manque de caractérisation est la principale raison des classements sans suite.

Comment peut-on expliquer de telles pratiques ? À quoi tient ce manque de persévérance des enquêteurs ?

La règle, en France, pour les violeurs, c’est de ne pas être puni. 1 % des viols déclarés sont sanctionnés par un procès pénal aux Assises.

C’est évidemment lié aux moyens indigents de la justice - et cette tribune des magistrat·es et personnel de la justice nous le rappelle -, mais aussi à l’absence de politique pénale volontariste sur cette question des violences sexuelles. Ces quatre dernières années, en pleine période post-#Metoo, seules deux circulaires du gouvernement ont été publiées sur le sujet, et deux sur les violences conjugales. Les procureurs ne sont donc pas incités à traiter ces plaintes en priorité et avec la diligence nécessaire. Ils ne rendent pas de compte si les enquêtes n’ont pas été sérieuses et approfondies par exemple, ou n’ont pas d’obligation de formation. Seuls celles et ceux qui s’intéressent vraiment à ces questions prennent le temps de se former. Or ce sont les juges sexistes, qui ne savent pas qu’ils le sont, voire qui le nient qu’il faudrait atteindre. Le poids des stéréotypes que les magistrats ont intégrés est énorme. Quelques magistrats osent prendre des décisions en rupture avec ces stéréotypes mais ils sont peu nombreux. La plupart appliquent de façon restrictive un droit conçu sur des bases sexistes qui préserve le droit des hommes d’accéder aux corps des femmes et des enfants. On ne peut qu’avoir le résultat que l’on a.

Revenons à cette question du droit. À rebours des affirmations qui prétendent que notre arsenal législatif est suffisant, et qu’il faudrait se contenter de l’appliquer, vous expliquez dans votre ouvrage que le droit pénal ne s’est jamais départi des préjugés sexistes qui l’ont structuré. Pouvez-vous préciser ?

Selon le Code pénal , pour être caractérisée comme un viol, une pénétration doit être commise par « violence, menace, contrainte ou surprise » (VCMS). Jusqu’au 19e siècle, seul le viol accompagné d’autres violences est répréhensible. En 1857, la Cour de cassation ajoute la surprise et la contrainte. La menace apparaît en 1992 avec le nouveau Code pénal. Pour les juges, la violence « objective » le viol, permet de ne pas dépendre de la seule parole des femmes. Car, c’est bien connu, les femmes mentent. Il y a toujours de la défiance à leur encontre.

« Dans le droit, si une femme capitule, c’est qu’elle est d’accord. Pour les autres crimes et délits, on dit exactement l’inverse, en conseillant aux victimes de ne surtout pas résister ! »

Les notions de VCMS nous viennent d’une vision stéréotypée selon laquelle une femme est censée réagir quand elle est agressée. Si elle ne veut pas être violée, elle doit résister. Les VCMS doivent être de nature à vaincre la résistance d’une femme, résistance qui est censée être énergique et prolongée. Si elle capitule, c’est qu’elle est d’accord. Notons que pour les autres crimes et délits, on dit exactement l’inverse, en conseillant aux victimes de ne surtout pas résister ! C’est le cas, par exemple, lors des sensibilisations des collégiens sur le racket par des gendarmes et policiers. Même chose en cas de cambriolage : il est conseillé de tout laisser, et de sauver sa peau.

Cette définition du viol par par « violence, menace, contrainte ou surprise » entraîne un biais pour des affaires qui arrivent devant une cour d’assises. Ces affaires sont « conformes à ce que l’on pense être une vraie victime, d’un vrai agresseur », dites-vous. Pouvez-vous préciser ?

Aujourd’hui encore la violence exercée par l’agresseur est le moyen caractérisant le crime de viol le mieux reconnu par la justice. Quand la violence laisse des traces visibles, cela correspond aux stéréotypes du « vrai viol ». Cette notion du « vrai viol » existe dans le monde judiciaire. A contrario, pour les fellations ou les viols digitaux, on parle de « petits viols ». Et ils vont généralement être jugés, quand ils le sont, par des tribunaux correctionnels, où sont normalement jugés les délits.

D’après le droit, dites-vous, la preuve du refus des victimes, cela ne suffit pas. Est-ce que cela se passe encore réellement ainsi, dans les tribunaux, de nos jours ?

Hélas, oui. L’agresseur peut dire qu’elle a dit non, mais que en même temps, elle se laissait faire. Il n’a pas eu à user de « violence, menace, contrainte ou surprise » (VCMS), il n’est donc pas coupable. Prenons cette affaire, qui a fait l’objet d’un arrêt de la Cour de cassation en janvier 2021. Un maître de conférences rencontre une jeune femme qui cherche un poste. Elle vient à Paris. Ils déjeunent ensemble. Ils continuent ensuite la discussion chez lui. En entrant, elle retire ses chaussures pour ne pas faire de bruit dans l’appartement. Aussitôt, il lui saute dessus et la tire vers la chambre. Elle proteste, menace de le frapper, dit qu’elle a un mari, manifeste clairement son refus. Mais il la pénètre malgré tout. Elle porte plainte. Le juge d’instruction prononce un non-lieu, confirmé par la chambre de l’instruction. Les juges considèrent valables les arguments de l’agresseur qui affirme qu’il pensait que les « non » de la jeune femme étaient un jeu.

La Cour de cassation a infirmé ce point de vue et demande que ce soit rejugé. Mais nous sommes quand même avec un droit qui permet de prononcer un non-lieu alors même que l’agresseur a reconnu que la femme a dit non. En l’absence d’un refus jugé « sérieux », l’agresseur est en droit de penser que l’autre est d’accord. Le droit pénal l’y autorise. Plus que les stratégies mises en place par l’agresseur, c’est le comportement de la victime qui se retrouve au cœur de la décision des juges.

« Un autre biais sexiste est trop souvent validé par la justice : le non des femmes n’en est pas vraiment un »

Des hommes ignorent délibérément les limites explicitement posées par les femmes ou les signaux d’alerte signifiant une absence de consentement tels que des pleurs ou une passivité qui devrait interroger. Et c’est validé par la justice. Quand elles disent non, parfois plusieurs fois et que cela a lieu quand même, les femmes sont sidérées. Elles ne peuvent croire que l’agresseur passe outre leur volonté et, contrairement à ce que l’on pense, elles ne sont pas nécessairement en capacité de réagir par la violence. « Je ne comprenais pas qu’il ne tienne pas compte de mon refus », disent les femmes. C’est un autre biais sexiste : le non des femmes n’en est pas vraiment un. C’est très prégnant.

Cette injonction à résister fermement est d’autant plus injuste, ajoutez-vous, que les femmes, dans leur grande majorité, ne sont pas socialisées à se défendre….

C’est exact. Les femmes n’apprennent pas à se défendre, ni physiquement, ni verbalement. Elles élaborent bien des stratégies, en étant hyper polies par exemple, ou en venant travailler en vêtements « neutres », considérés comme « non sexualisés ». Mais elles résistent rarement frontalement, car elles n’ont pas appris à le faire. Par ailleurs, leur absence de résistance est aussi liée à la peur de mourir, ou à celle d’énerver leur agresseur. Et ces peurs sont tout à fait légitimes car le risque de surcroît de violence est réel quand les agresseurs n’arrivent pas à leurs fins. Ce surcroît de violence sera certes reconnu et sanctionné par la justice. Mais faut-il donc vraiment en arriver là pour voir ses droits reconnus ?

Vous précisez aussi que les personnes les plus fragiles sont les moins protégées par ce droit, pourquoi ?

Plus les victimes sont en situation de précarité moins elles sont en mesure de résister, et plus elles sont contraintes de céder. Plus on est fragile, moins on va comprendre ce qu’il se passe ; pensons aux personnes handicapées mentales qui ont cinq fois plus de probabilités d’être victimes de violences sexuelles que les autres. Or, la jurisprudence n’est pas établie quant au fait qu’il y a nécessairement eu surprise, car les personnes ne comprennent pas ce qu’il est en train de se passer. Certaines cours considèrent même, comme les agresseurs, que les victimes ont peut-être consenti. On a par exemple le cas de ce père de famille qui viole sa voisine handicapée, du même âge que sa fille, et qui ose affirmer « je pensais que je lui rendais service ». Les enfants sont également concernés car point n’est besoin d’user de VCMS avec eux, il suffit de les agresser.

Parlons des enfants, justement. Vous avez évoqué, en début d’entretien, l’absence de politique pénale volontariste concernant la lutte contre les violences sexuelles. Il y a pourtant eu des changements important dans la loi, notamment concernant les mineurs, non ?

Le dernier quinquennat a été marqué par deux affaires très médiatisées qui ont révélé au grand public l’archaïsme de la prise en compte juridique des violences sexuelles à l’encontre des mineurs. Archaïsmes dénoncés depuis de nombreuses années par les associations féministes et les associations de défense des enfants victimes de violences et d’inceste. En septembre 2017, dans le Val-d’Oise, un homme de 28 ans devait être jugé pour « atteinte sexuelle » sur une mineure de 11 ans. En l’absence de « violence, menace, contrainte ou surprise » (VCMS), le parquet n’avait en effet pas retenu la qualification de crime de viol. Deux mois plus tard, en novembre 2017, un homme de 30 ans était acquitté alors qu’il comparaissait pour le viol d’une enfant de 11 ans (il en avait 22 à l’époque des faits). Là aussi, la contrainte morale résultant notamment du jeune âge de la victime et de la différence d’âge n’a pas été retenue.

La loi du 21 avril 2021, qui a introduit un seuil d’âge en deçà duquel un enfant ne peut jamais être considéré comme consentant, est directement liée à ces deux faits médiatisés. L’interdit légal de relations sexuelles entre un adulte et un.e mineur.e de moins de 15 ans est évidemment une avancée. Toutefois les espoirs de changement ont été déçus en raison de cet amendement défendu par Éric Dupont-Moretti, le fameux amendement « Roméo et Juliette », censé « protéger les amours adolescentes » et qui introduit une exception de taille à l’interdit légal posé : il s’appliquera seulement pour les agresseurs majeurs et à condition qu’il y ait au moins cinq ans d’écart d’âge avec la victime. Résultat : une fille de 14 ans victime d’un jeune de 18 ans ne pourra jamais se prévaloir de la nouvelle définition du viol. Dans le cadre d’actions de sensibilisation que je fais, j’ai parlé de cet exemple à des lycéens. Ils ne s’y sont pas trompés et m’ont tous dit : « C’est dégueulasse. Au collège on est un bébé ».

« L’approche libérale du consentement est un piège. Elle suppose que tout le monde a le pouvoir de dire oui ou non »

Nous savons que 45 % des condamnés pour viol sur mineur de moins de 15 ans ont moins de 16 ans au moment des faits et 28 % ont 13 ans ou moins. De même, 34 % des auteurs condamnés pour viol en réunion ont moins de 16 ans au moment des faits contre 8 % de ceux condamnés pour des viols d’autres types. Nous sommes donc déjà confrontés à des violences sexuelles commises par des adolescents sur des adolescentes. Vont-ils cesser à 18 ans ou 19 ans ? L’inceste reste par ailleurs peu reconnu. Tout cela est effrayant. C’est un défaut de protection que l’État doit aux enfants de moins de 15 ans.

On aurait pu imaginer d’autres scénarios avec, par exemple, plusieurs seuils d’âges. À 12 ans, des relations sexuelles sont possibles mais à condition de n’avoir pas plus de deux ans d’écart. À partir de 16 ans, cet écart passe à quatre ans, à condition qu’il n’y ait jamais de lien d’autorité. Cela permet aux adolescents qui le souhaitent (et qui sont quand même rares !) d’avoir une sexualité tout en protégeant les victimes.

Ajoutons que la manière de fabriquer le droit donne à réfléchir. La loi a été votée sans navette parlementaire, dans l’urgence. Les débats parlementaires ont été indignes. Heureusement quelques députés PS et LFI ont fait remonter le niveau mais sinon, c’était très pauvre. L’amendement Dupont-Moretti n’est pas motivé, ni sourcé. Les parlementaires s’en sont contentés avec ce seul : « Je ne suis pas le censeur des amours adolescentes. » Cela leur a suffi comme argument politique, moral. C’est affligeant.

« Le droit se recompose mais on n’a pas encore repensé la matrice » , regrettez-vous. « Il faut vraiment reconstruire un nouveau droit pénal. » Comment pourrait-on s’y prendre ?

Je préfère ce que l’on appelle le « consentement positif », celui qui évidemment tient compte du « non », mais qui s’assure en plus de la valeur du « oui ».

Il faudrait que le droit ne soit plus basé sur une présomption de consentement à une activité sexuelle, sachant que l’allégation de la croyance au consentement est la défense la plus utilisée par les agresseurs. Actuellement, les individus sont considérés comme consentants par défaut et ce jusqu’à preuve du contraire. La preuve étant apportée par les « violence, menace, contrainte ou surprise » (VCMS). Dit autrement : pour le moment, l’initiateur d’une activité sexuelle a un droit d’accès aux personnes. Sauf s’il y a VCMS, ce qui caractérise alors un abus. Dans un monde où nous ne serions pas supposées disponibles a priori, la question serait posée au mis en cause des mesures raisonnables qu’il a prises pour s’assurer du consentement de l’autre. Cette présomption du consentement est tellement intégrée que certains juristes parlent de consentement forcé ou extorqué, alors même que le consentement est hors sujet et totalement absent sans que cela ne choque personne !

L’approche libérale du consentement est un piège. Elle suppose que tout le monde a le pouvoir de dire oui ou non, sans prendre en considération les rapports de domination entre les personnes. Je lui préfère ce que l’on appelle le « consentement positif », celui qui évidemment tient compte du « non », mais qui s’assure en plus de la valeur du « oui ». Les pays qui parlent de consentement positif dans leur droit sont de plus en plus nombreux. La Suède a fait un travail remarquable de plusieurs années sur ce sujet et l’Espagne est en train de le faire.

Vous insistez aussi sur l’importance de la formation, et de l’analyse critique du droit, courante dans les pays anglo-saxons mais encore balbutiante en France.

La principale cause des injustices dénoncées tient à l’absence de moyens des magistrats. Ils sont débordés, n’ont pas le temps de chercher des preuves, or ces enquêtes sont chronophages. Ils n’ont pas plus le temps de se former. Ni d’interroger leurs pratiques. S’ils s’absentent une semaine, leur charge de travail devient ingérable. L’appel de détresse des personnels de justice publié dans Le Monde en témoigne. Comment peut-on imaginer dans ces conditions que cela change ? Une politique pénale volontariste passe évidemment par une augmentation conséquente des moyens de la justice.

Mais je n’invente strictement rien en affirmant cela. On ne découvre plus les violences sexuelles ; elles sont objets de recherche depuis plus de 50 ans. On sait ce qu’il faut faire pour en venir à bout. Nous avons un nombre de rapports incalculable, des feuilles de route pour toutes les professions. Faisons vivre tout ce travail. Engageons la responsabilité de l’État quand les victimes sont maltraitées par les institutions. Et changeons le droit. C’est l’arme des puissants. Il traduit le droit des dominants à organiser le monde. Il faut pouvoir le critiquer, le contester. Et le redéfinir.

publié le 21 mai 2022

Comment on nous apprend à ne pas voir
la lutte des classes

sur https://www.frustrationmagazine.fr

Grâce aux réseaux sociaux, l’orientation idéologique des sujets du bac de spécialité Sciences Economiques et Sociales de cette année n’est pas passée inaperçue. Que cela soit dans les questions de cours comme dans l’étude de documents, les élèves ont été amenés à travailler dans le cadre étroit de la pensée dominante. « A l’aide d’un exemple, vous montrerez que l’innovation peut aider à reculer les limites écologiques de la croissance », pouvait-on ainsi lire : le cadre à respecter, c’est donc la sainte croissance, celle des richesses produites sous le capitalisme. C’est dans ces bornes étroites que la question écologique doit donc être pensée par les élèves. Après avoir donc dû affirmer que capitalisme et écologie étaient parfaitement compatibles, grâce à l’innovation (le MEDEF applaudit l’élève de Terminale), il a fallu ensuite suivre la consigne suivante : « À l’aide d’un exemple, vous montrerez que l’action des pouvoirs publics en faveur de la justice sociale peut produire des effets pervers ». Pascal Praud et l’ensemble des éditocrates peuvent se réjouir : l’élève doit montrer que les aides découragent le travail, l’effort et le mérite, et qu’elles pèsent sur les finances publiques ! (car on ne voit vraiment pas ce qu’il est possible de répondre d’autre).

Ces deux énoncés ont suscité de nombreuses réactions, à juste titre. Mais l’étude de document présente elle aussi un intérêt pour comprendre la façon dont on éduque notre jeunesse à penser dans les limites de la pensée dominante : il s’agit d’un texte de Danilo Martuccelli, sociologue universitaire contemporain qui explique que si l’on mettait des gens autour d’une table et qu’on leur demandait qui ils sont, ils répondraient par une série de choses complexes, pas seulement leur métier ou leur classe sociale, et cela tend à prouver que « hier, l’individu était cerné par une position sociale (…) associée d’une manière ou d’une autre à une perspective de classe, ou tout du moins à une strate sociale ». Cette nouvelle façon de se définir impliquerait l’extension du « goût pour les logiques affinitaires [logiques basées sur des intérêts communs, des raisons amicales, professionnelles… nous explique-t-on en note] au détriment des logiques sociales entre groupes ».

Ce petit extrait est de bien piètre qualité car il ne démontre rien, il ne comporte aucune donnée prouvant son propos, il se contente d’affirmer. Plus inquiétant pour un sociologue, il oppose un passé indéfini (“hier”) au présent, comme si dans ce passé, chacun affirmait son appartenance de classe en levant le poing, sur fond d’usine et de mines de charbon… Pourtant, les élèves doivent s’en servir pour « montrer que l’approche en termes de classes sociales, pour rendre compte de la société française, peut être remise en cause ».

Montrer que la lutte des classes n’existe pas”

Cette consigne est assez comique puisque l’approche en termes de classes sociales, dans l’Education nationale comme dans la sociologie française en général, n’a pas bonne presse. Qu’on demande aux élèves d’en remettre une couche en dit long.

Le livre dont ce petit texte est tiré a été publié en 2010. Il s’appelle La société singulariste, et s’inscrit dans la parfaite lignée de tous ces bouquins de sociologie qui ont pour point commun de dire que les classes sociales c’est dépassé, qu’il n’y a plus de luttes collectives, qu’à la place nous avons des individus « singuliers », des « tribus » (comme dit Michel Maffesoli, sociologue à nœud papillon), que l’individualisme aurait pris le dessus sur la lutte des classes et que c’est ainsi. Les classes sociales c’était vrai dans Titanic et Germinal, mais maintenant c’est ter-mi-né.

Répétez après moi : “la lutte-des classes-n’existe-pas”

Le tout repose, comme dans ce petit texte, sur des démonstrations complètement douteuses ou factuellement erronées. Dans les cours de SES (Sciences Economiques et Sociales) auxquels j’ai assisté comme lycéen puis étudiant à la fac, on m’a ainsi asséné que “la classe ouvrière” avait “disparu”. Je revois encore ces manuels illustrés d’usines en grève dans les années 80, fermées les unes après les autres, entraînant leurs ouvriers dans le tourbillon de l’incontournable « mondialisation » (plutôt que victime de choix politiques néolibéraux et de dirigeants voleurs comme Bernard Tapie). C’est triste mais c’est ainsi : au revoir les ouvriers, place à la « grande classe moyenne ». Et qu’importe si les ouvriers représentent encore un quart de la population ! La sociologie de manuel scolaire a dit qu’ils avaient disparu, donc on ne parlera plus d’eux. 

Nathalie, professeure de SES en Île-de-France, que j’ai questionnée pour l’occasion, a apporté un peu de nuance : il y a bien un chapitre du programme consacré aux classes sociales, qui n’est pas si mal fait. La notion y est soumise à débat, mais ce qu’elle constate, c’est que les démonstrations qui vont à l’encontre de la lutte des classes sont un peu fragiles, manquent de consistance.

Par exemple, l’argument toujours avancé en cours pour nier les classes sociales, c’est la “moyennisation”. En gros, l’idée qu’une grande classe moyenne aurait supplanté les classes antagonistes d’antan. Pourquoi ? Parce que « la toupie de Mendras » enfin ! Grand classique des copies des étudiants de fac lorsque j’étais chargé de cours, la “toupie de Mendras” est le nom d’une métaphore utilisée par le sociologue du même nom dans un ouvrage publié en 1988 (La seconde Révolution française. 1965-1984, Gallimard). Au milieu une grande classe moyenne, au-dessus quelques riches, en dessous quelques pauvres : c’est la « moyennisation », l’idée que les conditions sociales vont s’homogénéiser et une douce égalité de mode de vie s’instaurer. Mendras professait cette idée à la fin des néolibérales années 80, un pari risqué donc… qui s’est avéré entièrement erroné puisque les inégalités de revenus et de conditions de vie se sont remises à augmenter dans les années 2000. Pourquoi continuer à enseigner Mendras ?

Nathalie confirme : “J’ai l’impression qu’il y a des gens comme ça qui sont utiles car ils permettent d’être un contrepoids à la sociologie critique [celle qui parle de classes sociales, à l’image des travaux du sociologue Pierre Bourdieu, ndlr]. Et ce alors même que c’est très faiblard. Mendras dit par exemple que la pratique généralisée du barbecue montrerait qu’il y a bien une moyennisation. Pourtant, même si on se fait toujours griller de la barbaque et que l’on regarde les mêmes émissions – ce qui n’est pas du tout démontré – ce n’est pas un argument suffisant : l’importance, dans la division en classes sociales, ce n’est pas la consommation, c’est le rapport de production !”

La classe dominante ne décrit jamais la société telle qu’elle est

La conséquence de tout cela (“la fin de la classe ouvrière”, “la moyennisation”…) ce serait donc la fin de notre sentiment d’appartenance de classe, nous dit l’extrait à partir duquel les lycéens ont dû montrer que la notion de classe sociale pouvait être remise en cause. On serait déterminé par autre chose que cela, on ne sait pas trop quoi au juste – des « intérêts communs, des raisons amicales et professionnelles » nous dit-on, comme si cela n’existait pas avant et que cela n’était pas profondément lié à notre appartenance de classe. Nous ne serions plus des membres d’une classe sociale mais bien des individus, « pluriels », « complexes » : “Par rapport aux précédents programmes de SES, il y a actuellement pas mal de choses qui servent à noyer le poisson : la multiplicité, la complexité…” soutient Nathalie. Bref, de parfaits consommateurs et travailleurs disciplinés et atomisés pour une société néolibérale que la bourgeoisie rêve de nous faire gober. 

Pour Nathalie, le programme de SES ne contient pas tant un biais idéologique en niant la notion de classe sociale, mais c’est dans la partie “économie” que les dégâts sont les plus importants : “Dans le programme de première, il y a une réification du marché, une conception de l’économie très libérale qui décrit des individus qui ne sont mus que par de la rationalité en finalité… la théorie de l’acteur rationnel qui compare les coûts/avantages de ses choix s’impose depuis longtemps dans le programme. L’économie est étudiée sans tenir compte d’aucun rapport social !” En gros, dans les chapitres d’éco : “la croissance c’est bien”, et le travail est analysé comme un marché laissant complètement de côté les rapports sociaux de production. “C’est une économie qui est complètement autonomisée de la socio. Donc en gros, les concepteurs de programme ont séparé l’éco et la socio, alors qu’à l’origine les SES liaient les deux. On se retrouve à enseigner l’économie des économistes libéraux qui ne veulent pas tenir compte de l’apport des sciences sociales.” 

Le triomphe des notions d’individualisme et de marché montre surtout que l’école et l’université choisissent le mensonge plutôt que les faits pour des raisons politiques : c’est ce qu’on appelle l’idéologie, prétendre qu’un récit est vrai et objectif, alors qu’il est lié à des intérêts. Quel est l’intérêt d’enseigner la fin de la classe ouvrière, la moyennisation et le fait que nous ne sommes plus déterminés par notre classe mais par autre chose (on ne sait pas trop quoi) ? C’est obtenir l’adhésion de chacun au récit bourgeois selon lequel il suffit de se bouger le cul, « mobiliser son réseau » (qu’importe si vous n’en avez pas, faites-le quand même) et travailler dur pour « réussir » et ainsi prendre « l’ascenseur social ».

En bref, la classe dominante ne décrit jamais la société telle qu’elle est : elle serait alors obligée de reconnaître l’existence de classes sociales aux intérêts antagonistes, et le sale rôle qu’elle joue dans tout cela, si c’était le cas. Non, elle décrit la société telle que l’on doit penser qu’elle est pour que le système fonctionne et que notre soumission soit heureuse et consentie.

J’ai fréquenté celles et ceux qui produisent et entretiennent ces grands mythes qui visent à rendre acceptable une société parfaitement injuste. Lorsque j’étais chargé de cours à l’université parisienne de la Sorbonne, j’ai intégré un laboratoire de recherche fondé par Raymond Boudon, un sociologue connu pour avoir décrété, lui aussi, que l’individualisme triomphait partout et que la lutte des classes c’était ter-mi-né. Dommage, il est décédé avant de vivre le mouvement des Gilets jaunes, le plus lutte des classes des mouvements sociaux de ces dernières années. Mais comme tout bon idéologue, il aurait été capable de nier la réalité pour faire passer sa lecture des événements et sauver ses théories fumeuses. Le laboratoire comptait quelques adeptes sincères de ce monsieur ainsi que des chercheuses et chercheurs égarés là par les circonstances fortuites que crée une institution en déclin. Tous avaient cependant un point commun : l’analyse en termes de lutte des classes était pour eux « dépassée » voire « pas du tout scientifique ». La société était devenue « trop complexe » pour qu’on puisse utiliser une grille d’analyse développée au XIXe siècle par Marx et l’ensemble du mouvement ouvrier. D’ailleurs, pour eux, la bourgeoisie, ça n’existe pas vraiment. Les travaux de Monique et Michel Pinçon-Charlot, en immersion pendant des années dans le monde des grands bourgeois ? Des travaux “engagés”, peu dignes de confiance enfin ! 

Et puis le monde du travail s’est « atomisé », chacun est isolé, dans son coin, et qu’importe si les grandes entreprises concentrent de plus en plus d’emplois depuis trente ans, et qu’en proportion de la population il y ait plus de salariés soumis à un patron qu’à l’époque de Marx : cette évidence continuait d’infuser dans toutes les conversations que j’avais. 

La sociologie au service de la bourgeoisie ?

Si au lycée, les profs de SES se sont mobilisés contre les réformes de modification des programmes (qui réduisaient notamment l’approche de l’économie autour de la seule théorie néoclassique), la sociologie universitaire dominante n’est pas du tout une idéologie de gauchiste, comme on le lit souvent sur les réseaux sociaux. Il s’agit d’une pensée conservatrice au diapason des intérêts de la bourgeoisie, avec au mieux une dose de compassion pour les « moins bien dotés socialement » (comme on dit dans le milieu). J’ai quitté ce milieu, j’ai planté ma thèse, comprenant au passage qu’il n’y a pas plus idéologues dans la société que celles et ceux qui prétendent observer les faits « avec rigueur et neutralité », « au-delà de toute idéologie ». C’est le point commun que certains chercheurs peuvent avoir avec certains journalistes. Leurs tentatives de naturalisation et de justification de la société bourgeoise sont en réalité les mêmes. Ils sont la sous-bourgeoisie, cette classe dont nous parlons régulièrement à Frustration et qui est la courroie de transmission de la bourgeoisie vers les classes laborieuses. 

Il existe heureusement des chercheuses et des chercheurs qui utilisent leur statut pour autre chose que tenter de briguer des places dans le système universitaire (dont la baisse des moyens fait qu’il faut être de plus en plus complaisant avec sa hiérarchie pour espérer obtenir un poste de titulaire… à 35 ans). Iels proposent des travaux qui articulent la notion de classe sociale avec des paramètres géographiques (par exemple Benoît Coquard dans Ceux qui restent), des facteurs de genre (comme Haude Rivoal dans La fabrique des masculinités au travail), urbains (Monique et Michel Pinçon-Charlot avec Les ghettos du gotha)… Et nous permettent de mieux comprendre la société qui nous entoure afin de la transformer.

Pour en revenir aux sujets de bac, on attend donc de nos chers élèves qu’ils restituent bien les leçons apprises au lycée : quand on veut, on peut, il n’y a pas de classes sociales dans lequel on serait coincé, oui, même toi petit prolétaire qui vis dans ton HLM, même toi jeune fille du monde rural…Tout vous est ouvert, croquez la vie à pleines dents et surtout ne venez pas vous plaindre. Ironie du sort, cet exercice de récitation de la pensée dominante se déroule pendant le baccalauréat, examen national qui symbolise l’illusion de la méritocratie à la française.Ces sujets du bac en disent bien plus long sur les objectifs de celles et ceux qui les font que sur leurs effets réels sur la jeunesse. Par exemple, l’enquête Arte-France Culture de 2021 montre  que parmi les répondants français, 77% jugent le capitalisme incompatible avec l’écologie, que la majorité veut s’épanouir au travail, qu’une minorité seulement veut créer une entreprise, qu’ils sont prêts à participer à un mouvement de révolte de grande ampleur (63%), que les trois quarts d’entre eux pensent qu’il faut multiplier les référendums…

L’idéologie dominante est toujours en échec. C’est cela qui rend ses partisans si hargneux. Puisqu’ils décrivent une réalité sociale qui est fausse, ils construisent de fausses évidences et de grandes théories qui finissent toujours par tomber face aux événements. La croissance verte, la mondialisation heureuse, le ruissellement, la méritocratie… Il suffit de regarder autour de soi pour s’apercevoir de la fausseté de ses affirmations. Seuls celles et ceux qui bénéficient de ces mensonges – les bourgeois et les sous-bourgeois (parmi lesquels se situent donc nos sociologues-idéologues et leurs équivalents télévisuels éditocrates) y croient. Forcément, quand on est né avec une cuillère en argent dans la bouche, qu’on a eu les voyages linguistiques, les prépas concours, les grandes écoles sélectives, le réseau de papa, il est plus sympa de se dire qu’on a eu tout ça à la force de notre poignet que grâce à son lieu de naissance… Mais lorsque le réel de notre société de classes fait irruption dans leurs vies, ils hallucinent. Chaque mouvement social est une surprise pour eux, puisqu’ils se racontent le reste du temps que le travail n’est pas pénible, que les salaires sont bons, que la croissance profite à tous et que les seuls problèmes de ce pays sont les arabes qui refusent de s’intégrer et les assistés qui ne veulent pas faire d’effort.

La hiérarchie de l’Education nationale, les médias et le monde intellectuel nous apprennent à ne pas voir la lutte des classes mais, inévitablement, la vie réelle nous y ramène. Qu’ils parlent, qu’ils trépignent, qu’ils mentent : nous, nous avançons.

 publié le 4 mai 2022

La vie chère, mode d’emploi

Kareen Janselme, Eugénie Barbezat et Émilien Urbach sur www.humanite.fr

Hausse des prix Face à une inflation record, les quelques mesures gouvernementales n’empêchent pas les personnes aux plus faibles revenus de se serrer la ceinture, rognant sur la moindre dépense.

« L es supermarchés sont devenus trop chers pour nous, donc on y va uniquement quand c’est nécessaire, confient Thaïs et Dylan, deux étudiants de 22 et 26 ans. On profite surtout des aides alimentaires, des distributions et des épiceries solidaires qui nous permettent de tenir. » Dans ce supermarché de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), chacun regarde à la dépense. Rachel, 40 ans et privée d’emploi, « fait attention ». Bakary, retraité de 63 ans, a observé le lot de poulets augmenter de 15 à 25 euros et n’a « jamais vu de flambée comme ça ». « Ces derniers temps, les prix augmentent toutes les semaines et ça devient intenable », confirme Marie Ondo, 50 ans. Tous les consommateurs de cette grande surface constatent avec amertume la hausse des prix qui touche toute la zone euro : + 7,5 % en mars (+ 8,8 % dans la zone OCDE, selon les chiffres parus ce mercredi). En France, l’inflation a établi un nouveau record : 4,8 % au mois d’avril sur un an. Depuis les années 1980, celle-ci n’avait jamais dépassé les 3 %…

Tous les postes de dépenses sont atteints

Guerre en Ukraine qui impacte la production de blé et accentue la crise énergétique, confinements répétés en Chine qui altèrent la chaîne de distribution mondiale, grippe aviaire qui menace la vente des volailles : ces causes additionnées touchent les produits de première nécessité et affectent plus durement les bas salaires. Par ricochet, tous les postes de dépenses sont atteints chez les plus démunis. Anne Falciola, 53 ans, accompagne les élèves en situation de handicap dans un collège de l’Ain. « J’habite en milieu rural où il n’y a aucun transport en commun. Je suis obligée de prendre ma voiture pour aller travailler au collège. L’augmentation de l’essence a été la goutte d’eau qui a fait que je ne boucle plus mon budget. » Depuis quinze ans qu’elle travaille comme AESH, son salaire net mensuel est de 923 euros. « Ma voiture aurait dû être révisée, explique-t-elle, et j’aurais dû changer les pneus. Mais je reporte ça sans cesse car je n’en ai pas les moyens. D’ailleurs, je ne prends plus mon véhicule pour aucun autre déplacement. Je vais au supermarché à pied. Heureusement, il n’est pas trop loin. Mon pouvoir d’achat s’érode d’année en année car le point d’indice des fonctionnaires est gelé depuis longtemps dans l’éducation nationale et les AESH en dépenden t aussi. »

« C’était difficile, maintenant c’est très compliqué »

Le 1er avril, pourtant, le premier ministre a annoncé la remise à la pompe de 15 centimes par litre de carburant. Mais ce coup de pouce est insuffisant aussi pour Caroline. À 48 ans, cette chanteuse travaille depuis plus de vingt ans dans la région niçoise (Alpes-Maritimes) avec le statut d’intermittent du spectacle. La pandémie a donné un coup d’arrêt à ses concerts. Petit à petit, la reprise lui a permis de « mieux joindre les deux bouts », mais désormais, elle « utilise quotidiennement les transports en commun » et réserve sa voiture « uniquement pour les déplacements professionnels et pour aller voir (s)a mère dans le Var ». Quant à ses dépenses en électricité… « J’essaie d’utiliser le moins possible le chauffage électrique installé à la maison. J’ai investi dans un chauffage à bain d’huile, plus pratique à gérer. » Dans l’Ain, Anne Falciola a, elle, été surprise par la coupure du chauffage de son habitation très tôt dans l’année, pour cause d’augmentation du prix de l’énergie : « J’occupe un logement social et le bailleur nous a mis devant le fait accompli. »

« Les chèques énergie du président, ils ont vite été bouffés », renchérit Christophe Doisy, 44 ans, qui peine à boucler ses fins de mois. Cet ancien métallurgiste de Douai (Nord), au dos cassé par le travail à l’usine et en reconversion professionnelle, perçoit aujourd’hui le RSA (revenu de solidarité active). Son loyer a augmenté de 4 euros, alors que le gouvernement Macron a rogné les aides au logement de 5 euros. Presque 10 euros à débourser en plus, ce n’est pas insignifiant quand on guette chaque mois le versement de 497 euros sur son compte en banque. « Les sorties en famille, je ne peux plus. Le cinéma est à 10 euros la séance ! Les commerçants du Douaisis ont créé un carnet de bons de réduction qui permet de payer moins, mais il faut acheter deux billets. » Même en abandonnant les loisirs, celui qui se bat au sein du comité des travailleurs privés d’emploi et précaires CGT est obligé de compter tous les jours. « C’était déjà difficile, mais maintenant c’est très compliqué. Je regarde au centime près. Depuis sept mois, j’ai constaté un bond de 25 % des steaks et des volailles. Tous les quinze jours, je m’occupe de mes deux enfants de 14 et 8 ans. À ces moments-là, je me prive de manger pour eux : je ne fais plus qu’un repas par jour, pour leur acheter des gâteaux, des yaourts, des sucreries. Les fruits o nt terriblement augmenté, c’est du jamais-vu ! » Il y a quelques mois, Christophe Doisy avait obtenu une formation rémunérée à 335 euros, puis reçu la prime d’activité. « Mon RSA a alors baissé à 130 euros. Mais à la fin de la formation, je n’ai pas trouvé de travail, et j’ai tout perdu. J’ai dû attendre trois mois pour retrouver le socle normal du RSA. Avec 300 euros pour vivre, on paie les factures et le loyer, mais on ne mange pas. »

Pour les plus démunis, les banques alimentaires deviennent l’ultime recours.

Les étudiants Thaïs et Dylan ont opté pour la débrouille en se connectant régulièrement à une application qui permet de récupérer les invendus des boulangeries et autres enseignes alimentaires à prix réduits. Le privé s’adapte. Plusieurs magasins ont ouvert des collections « vintage » pour attirer le chaland, en offrant des habits de seconde main, trois à quatre fois moins chers que les neufs. Les magasins Leclerc viennent d’annoncer bloquer les prix de 120 articles jusqu’en juillet. Côté gouvernement, le bouclier énergétique et la ristourne sur le prix du carburant allègent à peine les budgets des Français face à une alimentation en hausse en avril (+ 6,6% pour les produits frais) et des tarifs de l’énergie qui bondissent (+ 26,6 %). Sujet arrivé en toute fin de la campagne de l’élection présidentielle, la question du pouvoir d’achat et de l’appauvrissement des ménages restera au menu jusqu’à la fin de l’année, assurent les économistes.

publié le 14 avril 2022

À Frontignan, le vote RN « est un cri
et il faut l’entendre » 

Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.fr

Fief de gauche aux municipales, la sixième ville de l’Hérault a placé Marine Le Pen en tête au premier tour de la présidentielle, comme en 2017. Chômage élevé, petits salaires et pression foncière nourrissent la colère dans cette ville désindustrialisée.

Frontignan (Hérault).– Tout au bout du quai Voltaire, longeant le canal du Rhône à Sète, se dressent les immenses cuves du dépôt de carburant de Frontignan. Vingt-quatre réservoirs pour une capacité de stockage de 966 000 mètres cubes. Ce dépôt, c’est tout ce qu’il reste de la raffinerie Exxon-Mobil, fermée en 1986 après quatre-vingts ans d’activité.

Les terrains vacants ont été revendus à la ville. Elle a obtenu, de haute lutte, qu’Exxon finance la dépollution du site, après la découverte d’hydrocarbures dans les sous-sols. Derrière un mur de brique, on distingue un bâtiment encore debout et le ronronnement des engins de chantier.

Surnommée « la Mobil », la raffinerie a marqué l’histoire industrielle de Frontignan et fait vivre des familles sur plusieurs générations. « C’était la grande époque ! », se souvient un ouvrier retraité, croisé sur le quai. À l’évocation de « la Mobil », son œil s’allume. Montrant l’autre rive, il dessine du doigt le souvenir de la tour de la raffinerie « et l’énorme flamme » qui en jaillissait. « À l’époque, il y avait du boulot partout, pour tout le monde ! Et des salaires vraiment intéressants. Maintenant, on n’est plus rien », conclut-il, plus sombre.

La fermeture de la raffinerie de pétrole a été le point de départ de la brutale désindustrialisation de la ville. Entre 1986 et 1989, Frontignan a vu disparaître la cimenterie Lafarge, l’usine Chambourcy-Lactel et la raffinerie de soufre. Aujourd’hui, il reste deux sites Seveso, classés « seuil haut » : GDH, le dépôt de carburant, et Scori, une usine de traitement de déchets. Ils font travailler, tout au plus, une centaine de personnes, selon les chiffres avancés par la ville.

Bordée par la mer et les étangs, Frontignan, « capitale mondiale du muscat », compte 23 000 habitant·es. C’est la sixième ville du département, à proximité de Sète et à une vingtaine de kilomètres de Montpellier. La population double en été dans cette station balnéaire familiale, quand Palavas-les-Flots voit la sienne multipliée par quinze. Le littoral frontignanais fait sept kilomètres et la plage la plus emblématique est celle des Aresquiers, qui subit l’inexorable montée du niveau de la mer.

À Frontignan, le plus gros employeur est la municipalité, avec sept cents agents. « Quand le public est le principal pourvoyeur d’emplois, c’est un signe de désindustrialisation », souligne Julien Rodrigues, agent à l’urbanisme et secrétaire général CGT des territoriaux du bassin de Thau. C’est aussi un marqueur de bas salaires. « 86 % des agents sont de catégorie C, dont les plus petits échelons sont sous le seuil du Smic », ajoute le syndicaliste, en pointant « une énorme problématique de pouvoir d’achat ».

Les prix poussent les Frontignanais dehors

Ici, Marine Le Pen est arrivée en tête du premier tour de l’élection présidentielle avec 33,3 %, loin devant Jean-Luc Mélenchon (20,3 %) et Emmanuel Macron (19,6 %). C’est le troisième scrutin présidentiel où le Rassemblement national est numéro un au premier tour. En 2017, Marine Le Pen l’avait également emporté au second tour.

Julien Rodrigues y voit le signe d’« une défiance » et sent monter « un sentiment de dépossession » lié à la pression immobilière. « Il y a des maisons à Frontignan-plage vendues à plus d’un million d’euros ! Les prix poussent les Frontignanais dehors, il faut s’enfoncer dans les terres pour acheter. À vingt kilomètres de la mer, ce n’est plus le même marché. »

En parallèle, poursuit-il, « des banlieusards de Montpellier » s’installent et un fossé se creuse avec « les Frontignanais pure souche ». En effet, les premiers occupent « plutôt des emplois tertiaires » à Montpellier, quand les seconds sont cantonnés « aux emplois locaux, pas forcément de bonne qualité ».

Quant au chômage, il est très élevé dans la zone d’emploi : 10,8 %. Trois points de plus que la moyenne nationale et quasi identique au taux du département (10,3 %). Un terreau fertile pour l’amertume et la colère, qui gronde depuis plusieurs années. Julien Rodrigues rappelle d’ailleurs que Frontignan a été « un gros bastion des gilets jaunes ».

Ras-le-bol et sentiment d’insécurité

Just Gonzalez en faisait partie. Pompier professionnel de 50 ans, il a endossé la chasuble dès le début du mouvement. « Animé par l’injustice », il a participé au blocage du dépôt de carburant et aux barrages sur l’autoroute A9. « On était nombreux », se souvient-il. Opposé à la violence, le quinquagénaire a finalement pris ses distances « quand c’est parti en cacahuète à Paris ».

L’homme est natif « d’une grande famille – onze enfants – de Frontignan ». Son père était employé de la mairie. Sa sœur y travaille aujourd’hui. Attablé dans sa cuisine, le pompier raconte avoir été adhérent du Parti socialiste « de par [son] éducation et [ses] valeurs ». Mais il a rendu sa carte en 2001, « en voyant comment certains étaient pourris et en prenant conscience qu’on était des pions ».

Le 10 avril dernier, Just Gonzalez a voté pour Jean Lassalle. Pas par conviction politique mais pour le personnage, qui lui plaît. « Je voulais qu’il fasse 5 % pour son remboursement de frais de campagne. »

Selon l’ex-gilet jaune, le vote RN à Frontignan traduit « un ras-le-bol de la politique actuelle ». Il cite aussi « ce qu’on voit aux infos : l’insécurité qui s’invite partout, même en zone rurale » et prend sa ville en exemple. « C’est pas Chicago, bien sûr. Mais les vols, les agressions dans la rueça augmente. »

Just Gonzalez a vu Frontignan devenir « une ville-dortoir où les habitants ne se sentent plus concernés » et regrette « une perte des valeurs traditionnelles ». Après avoir quitté les gilets jaunes, il a monté une liste, apolitique, pour l’élection municipale de 2020. Il y tient : « Ce n’était pas une liste gilets jaunes. » Son ambition : « Redonner de la lumière à Frontignan, en la rendant vivante et animée » et en s’attaquant « à l’insécurité et aux marchands de sommeil ». Sa liste a recueilli 5,38 % des voix. Satisfaisant pour un candidat « parti, tout seul, de la cave ».

Si le RN est en tête depuis dix ans à la présidentielle, Frontignan place clairement la barre à gauche aux scrutins locaux et en particulier à l’élection municipale. « C’est une ville de tradition ouvrière, à gauche depuis l’après-guerre », indique le maire, Michel Arrouy. Adhérent au PS, élu en 2020 « avec une liste de rassemblement », il a pris la succession de l’emblématique Pierre Bouldoire, qui a dirigé la ville pendant vingt-cinq ans. Le nouvel édile en a d’ailleurs été l’adjoint, sur l’ensemble des mandats.

Le RN en embuscade pour l’élection municipale

Frontignanais de naissance, « issu d’une famille modeste », Michel Arrouy se revendique « loin des appareils » et proche de ses administré·es. Il n’a pas le permis de conduire et « marche tout le temps », ce qui le rend « très accessible ». Selon lui, le vote RN à Frontignan est un vote de contestation. « C’est un cri et il faut l’entendre, commente-t-il gravement. Il y a une vraie colère face à laquelle les élus locaux sont bien démunis. Les gens ont l’impression d’avoir perdu tous leurs acquis. Ils me parlent retraite et pouvoir d’achat et m’interpellent sur leur situation qui ne s’améliore pas. »

S’il souligne « une déconnexion entre élection nationale et locale », Michel Arrouy le sait : le RN est en embuscade à Frontignan. « Ils ont mis beaucoup de moyens pour essayer de prendre la ville. Robert Ménard [le maire de Béziers, à 50 kilomètres de là –ndlr] essaie d’étendre son réseau d’influence. » Michel Arrouy s’est d’ailleurs retrouvé dans un duel de second tour en 2020 face à une liste d’union des droites (la stratégie de Robert Ménard) emmenée par Gérard Prato, désormais leader de l’opposition. 

Gérard Prato a, depuis, quitté le Rassemblement national. En septembre 2021, il y dénonçait dans le quotidien Midi libre « l’amateurisme, les purges incessantes et le mépris des militants ». Cet inspecteur des finances publiques n’en demeure pas moins « patriote » et voit, dans le vote de Frontignan, bien plus qu’une protestation. « Au fond d’eux, ils sont Rassemblement national. Si la gauche l’emporte au local, c’est en promettant des logements ou du travail. C’est du clientélisme. Dans certains bureaux de vote, j’ai pris une casquette en 2020 mais le RN fait plus de 30 % en 2022, ça veut tout dire ! »

Face à la candidature de Gérard Prato, un petit collectif s’était monté pour distribuer des tracts thématiques, détaillant le programme RN. « Ça a beaucoup dérangé le Rassemblement national », se souvient Carole Rieussec, membre de la Coopérative intégrale du Bassin de Thau, une organisation « autogérée et libertaire ». Elle est aussi musicienne et forme, avec Jean-Christophe Camps, son compagnon, un duo baptisé Kristoff K Roll

L’une de leurs créations, née dans la « jungle » de Calais, propose « un parcours autour de la migration ». Cela leur a valu quelques échanges de mots, par voie de presse, avec l’élu, ex-RN. « Il y a un mépris de la culture par le Rassemblement national, commente Carole Rieussec. Pour eux, la culture c’est de la propagande. »

Au premier tour de la présidentielle, le duo d’artistes est allé voter. « La tradition libertaire considère que la machine électorale ne broie que du vide, mais cette fois, après une discussion collective, plusieurs d’entre nous ont participé au scrutin », détaille la musicienne qui a placé un bulletin Jean-Luc Mélenchon dans l’urne. « La possibilité de changer de monde et de sortir de la finance, c’était un bel espoir. »

Interrogé sur le vote RN dans la ville, le couple est perplexe. « Je ne comprends pas, soupire Jean-Christophe Camps. Ça me dépasse. Ce n’est pas très cohérent avec l’histoire de la ville. Et puis franchement, ici, il fait bon vivre. » Dans l’Hérault, Frontignan est loin d’être une exception. Le Rassemblement national est arrivé en tête dans le département avec 28,9 %. Trois points de plus qu’en 2017.

Emmanuel Macron a une image de président des riches. N’importe qui, en face, aura l’image de candidat des pauvres.

Malgré tout le mal qu’il pense aujourd’hui de Marine Le Pen, Gérard Prato lui concède « une campagne maligne ». « Elle l’a joué finement et Zemmour lui a servi de paravent. Elle a été plus sociale que d’habitude. À Frontignan, il y a beaucoup d’insécurité, de chômage et de précarité. Les gens pensent qu’elle pourra leur apporter quelque chose. »

Marine Le Pen est également perçue comme un rempart au président sortant et à sa politique. « Emmanuel Macron a une image de président des riches. N’importe qui, en face, aura l’image de candidat des pauvres », analyse Michel Arrouy.

« Sa politique a été brutale, dans tous les sens du terme », commente pour sa part Just Gonzalez, le pompier professionnel. Il ne pardonne pas au candidat sortant « la façon dont il a traité les gilets jaunes » et exècre « son arrogance, sa manière de parler aux Français ». « S’il repasse, les gilets jaunes vont repartir de plus belle. Et les retraites, aussi, ça fera descendre du monde dans la rue. » Le 24 avril, Just Gonzalez ira voter. « Ce sera tout sauf Macron, vous l’interprétez comme vous voulez. »

Imagine-t-il Marine Le Pen au pouvoir ? « Après tout, on ne l’a jamais essayée. J’ai lu son programme, je n’y vois rien de raciste. Les personnes bien intégrées auront autant de droits que moi », répond le quinquagénaire, à propos de la « priorité nationale », point central du projet de « Marine », comme beaucoup l’appellent ici. « Moi j’aurais bien voté Marine », dit par exemple Nicolas, 21 ans. « Mais son idée d’interdire le voile, c’est trop », enchaîne le jeune homme, rencontré à Frontignan-plage. Il parle toutefois « d’arrêter l’immigration de masse » et de faire partir « les gens pas intégrés ».

Voter RN, c’est totalement exclu mais voter Macron, c’est violent

Issu d’une « famille de classe moyenne », Nicolas ne veut pas révéler son vote du 10 avril dernier. « Mais ce n’était surtout pas Mélenchon ! » Étudiant en alternance, il n’aimait pas l’idée « de donner mille euros à tous les jeunes » quand lui travaille quinze jours par mois en entreprise pour gagner cette somme. Au second tour, Nicolas se déplacera mais, là encore, souhaite garder son choix secret.

Le maire de Frontignan, lui, fera barrage. « Entre l’ultralibéralisme et l’extrême droite, je choisis le moins pire. » Il pense aussi aux législatives : « Si les gauches ne s’entendent pas sur une candidature commune, je ne soutiendrai personne. »

« Cette fois, il n’y aura pas de débat au sein du collectif, annonce de son côté la musicienne, Carole Rieussec. Y aller, ou pas, c’est trop compliqué, c’est trop caricatural. Voter RN, c’est totalement exclu mais voter Macron, c’est violent. » Citant les précédents de 2002 et 2017, elle conclut, dans un long soupir : « Et puis c’est bon maintenant, la répétition est fatigante. »

publié le 1° avril 2022

« Les foyers modestes ont de plus en plus de difficulté à se loger correctement »

Camille Bauer sur www.humanite.fr

Le porte-parole de Droit au logement, Jean-Baptiste Eyraud, revient sur ceux à qui profite la crise du logement et explique pourquoi les politiques rechignent à s’emparer de ce thème.

Malgré la crise du logement, pourquoi ce thème perce-t-il aussi peu dans la campagne ?

La crise du logement dure depuis cinquante ans, mais la situation s’est surtout dégradée ces vingt dernières années. Dans un contexte de paupérisation des classes populaires, les ménages modestes, confrontés à la flambée des prix de l’immobilier et du foncier, ont de plus en plus de difficulté à se loger correctement et à payer leur loyer. Malgré cela, comme pour les questions sociales en général, celle-ci est peu abordée dans la période électorale. Cela s’explique par tous ces discours xénophobes et racistes qui ont impacté les débats. Par ailleurs, parler de la crise du logement, c’est mettre l’accent sur les inégalités sociales et de patrimoine qui en sont la cause. Ni les libéraux ni l’extrême droite ne veulent aborder ce thème. D’autant que, parmi les catégories heurtées par cette crise, beaucoup sont d’origine migrante ou issues des minorités visibles. Ce sont les mêmes qui font les boulots de première ligne, indispensables à nos sociétés.

À qui profite cette crise du logement ?

Derrière la crise du logement, se profile aussi le sujet de la rente locative et des profits qui sont tirés du logement cher. Parmi ceux qui profitent de cette hausse des prix, il y a les pouvoirs publics, via les droits de mutation, les taxes foncières, la TVA sur le neuf et l’entretien. Les recettes fiscales tirées du secteur n’ont jamais été aussi élevées. Elles sont passées de 57 milliards d’euros à 79 milliards entre 2010 et 2020. En parallèle, les dépenses publiques pour le secteur se sont réduites, passant de 43,4 milliards d’euros à 37,6 milliards sur la même période. Il en résulte une réduction des aides, notamment des APL, ce qui accroît les difficultés à payer les loyers et augmente les risques d’expulsion locative. Le logement cher rapporte aussi aux intérêts privés. Mais sur ce point, on sait juste que la masse des loyers a crû. Pour le reste, c’est le flou, Bercy ne donnant pas d’indications sur les profits tirés des transactions et de l’activité immobilière.

En amont de la présidentielle, vous avez rédigé une plateforme « Pour un logement pour tous » avec 33 organisations. Quels en sont les grands axes ?

Il s’agit d’abord de revenir à un niveau de dépenses de logement à 2,2 % du PIB, comme c’était le cas avant ce quinquennat. En remettant 15 milliards d’euros dans le secteur, on pourrait produire massivement du logement social, augmenter les APL et plafonner le taux d’effort des locataires à 20 %, ce qui leur redonnerait du pouvoir d’achat. Il faut aussi mettre fin à la marchandisation progressive du logement social. Et il est urgent de suspendre les ­expulsions, réquisitionner les logements vacants, bloquer les coupures d’énergie et abroger les lois répressives qui touchent les sans-logis. Au-delà, il faut mettre un terme au développement des sous-statuts locatifs (comme les baux Airbnb), qui précarisent les locataires tout en encourageant et ren­forçant la spéculation. Enfin, il faut renforcer la stabilité du ­logement.


 

Ces exclus du logement
que l’État n’écoute pas

Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr

PAUVRETÉ En ce 31 mars, la fin de la trêve hivernale autorise la reprise des expulsions locatives. Alors que le mal-logement s’enracine, des milliers de ménages supplémentaires risquent de se retrouver à la rue, dans l’indifférence des politiques.

Bien qu’il touche plus de 4 millions de personnes, le mal-logement n’est pas un thème de campagne. Alors que les conséquences économiques de la crise sanitaires et bientôt de la guerre en Ukraine fragilisent encore davantage les ménages les plus pauvres, les associations regrettent que le gouvernement ne prolonge pas la trêve hivernale, contrairement à ce qu’il avait fait en 2020 et 2021. La période qui s’ouvre ce jeudi pourrait donc voir jetées à la rue des milliers de familles déjà précarisées.

Saadia fait partie de celles-là. Concentrée sur la description de ses mauvaises conditions de logement, la petite femme de 67 ans, la tête recouverte d’un foulard noir et blanc, en a oublié l’essentiel. « Je n’y pensais plus, se reprend-elle, mais l’huissier est venu en février 2020 et à partir de la fin mars, le propriétaire peut me faire sortir.  » Même si elle peine à comprendre où en est la procédure d’expulsion, qui, comme pour beaucoup d’autres ménages, a continué à avancer pendant la période de Covid, elle redoute de se retrouver, avec ses deux grands enfants, à la porte du 29 m2 qu’elle habite à Charenton-le-Pont, en banlieue parisienne. Son propriétaire a déjà vendu trois appartements de l’immeuble et il ne reste plus qu’elle. « C’est stressant. Pourtant, je paie mes loyers. Je n’en ai jamais raté un, je ne suis jamais en retard, se lamente-t-elle. Si demain on me jette dehors avec mes affaires, je ne sais pas ce qu’on va devenir. »

Une retraite de 800 euros pour un loyer de 700

Cette nouvelle épée de Damoclès vient s’ajouter à une vie de labeur et d’instabilité. Depuis son divorce, en 2007, elle cumule les petits boulots pour faire vivre ses enfants. « J’ai fait tous les métiers : cuisinière, lingère, travail auprès des personnes âgées, garde d’enfants », raconte-t-elle. Un accident de travail alors qu’elle s’occupait d’une personne dépendante lui a détruit la santé. Elle souffre désormais de problèmes articulaires chroniques aux cervicales et aux lombaires. L’insalubrité des différents logements qu’elle a occupés – humides, sombres et trop petits malgré une demande de HLM antérieure à son divorce – n’a rien arrangé… « Quand je travaillais, je n’arrivais pas à me reposer, parce que tous les week-ends je nettoyais l’appartement, sinon, avec les moisissures, ça finissait par devenir vert », explique-t-elle. Sa retraite ne dépasse pas 800 euros, pour un loyer de 700. Elle s’inquiète aussi du poids de la promiscuité sur ses enfants de 29 et 26 ans. Sa fille cadette, passée par Sciences-Po, cherche un emploi, tandis que l’aîné vient d’accepter un CDI dans un hôtel pour 1 300 euros mensuels. « Je lui ai dit d’accepter pour m’aider à trouver un appartement », dit-elle en serrant son petit sac sur ses genoux.

Dans le campement installé par l’association Droit au logement (DAL) place de la Bastille, à Paris, où deux cents familles de mal-logés se relaient depuis le 5 mars pour exiger un toit, Saadia n’est pas un cas isolé. Faiza, 44 ans, n’est plus tout à fait certaine des dates et de l’imminence du danger qui la menace. Mais elle sait qu’en 2020, le propriétaire lui a annoncé qu’il allait vendre son appartement, qu’il fallait vider les lieux et qu’il avait lancé une procédure. De toute façon, le deux-pièces vétuste de 30 m2 dans le 18e arrondissement de Paris qu’elle loue pour 970 euros par mois avec son mari handicapé et ses deux enfants, elle veut le quitter. « Moi, je fais deux travails. Je ne prends aucune aide dans la poche de l’État, ni APL ni RSA. Je ne demande rien de gratuit, juste un logement, que je paierai. Je veux juste mon droit », explique la grande femme au regard décidé qui fait des ménages, malgré le master en science politique obtenu dans son pays d’origine, le Pakistan. Inscrite sur la liste des demandeurs de HLM et reconnue prioritaire Dalo depuis 2016, elle n’a reçu qu’une proposition de relogement. « Le juge avait dit qu’on devait être relogés tout de suite. Je ne comprends pas pourquoi l’État ne nous écoute pas », se désole-t-elle.

Les habitats provisoires se multiplient

Abderrahmane Tarafi, 70 ans, craint lui aussi d’être mis à la porte de l’appartement qu’une association lui avait mis provisoirement à disposition. « Ce matin j’ai reçu la lettre. Ils disent que nous devons quitter les lieux. Maintenant, ma femme, mon fils de 8 ans et moi, on va se retrouver à la rue. » Lui aussi a beau renouveler sa demande de HLM depuis 2005 et avoir été reconnu comme prioritaire pour un logement au titre du Dalo en 2008, il est bringuebalé depuis des années entre divers habitats provisoires. Alors que le nombre d’agréments HLM chute depuis 2017, la possibilité de reloger durablement ces ménages précaires et mal logés s’éloigne. À l’inverse, le nombre de places en hébergements d’urgence augmente, malgré leur coût exorbitant pour l’État et leur inadéquation aux besoins.

« Moi, je vis à l’hôtel, mais c’est pourri. Il y a des cafards, pas de frigo et quand les ampoules sautent, elles ne sont pas remplacées. Je voudrais partir mais je n’ai nulle part où aller », témoigne Kévin, un jeune homme aux lunettes épaisses, les cheveux en bataille, membre de la chorale de la Cloche, qui regroupe des sans-abri. Il est venu au happening organisé par le Collectif des associations unies le 23 mars pour tenter de faire émerger le thème du logement dans la campagne présidentielle. Yeux un peu perdus, sourire doux, il illustre le cumul de fragilités qui font le lit du mal-logement. Foyers de l’aide sociale à l’enfance, appartement thérapeutique pour un temps, foyers de jeunes travailleurs, puis finalement la rue. « Mon souhait, mon seul projet, c’est d’avoir un studio. Le reste, je m’en fous », lâche-t-il. Autre profil, mais parcours tout aussi chaotique pour Jérémie. Battu et violé par son beau-père, trimbalé entre des foyers de l’aide sociale à l’enfance (ASE) et des retours chez sa mère, il a sombré dans la drogue et l’alcoolisme. Depuis sa majorité, il survit entre la rue et la prison. Des cas qui illustrent les failles des institutions, alors que 40 % des SDF de moins de 25 ans sont des anciens de l’ASE.

Comment se reconstruire, comment s’insérer sans un toit ? Bourama a bien essayé à sa sortie de prison en 2017. Pendant deux ans, il a été intérimaire dans le bâtiment. Au départ, il dormait à droite, à gauche chez des amis, avant de se retrouver à la rue il y a six mois. « On ne peut pas travailler si on ne dort pas, surtout quand on fait un métier physique », explique-t-il. Le cercle vicieux, c’est que l’absence de domiciliation rend aussi l’accès au travail compliqué. « Et un logement, on ne peut pas en trouver quand on est au chômage, encore moins au RSA », a pu constater l’homme au bouc bien taillé et dont l’allure impeccable ne laisse rien paraître de sa situation. Ce lien entre logement et travail, tout le monde le fait. Leila, la cinquantaine, prioritaire Dalo, vit chez des connaissances depuis qu’elle est venue du Havre pour chercher un CDI à Paris, en 2011. Une situation qu’elle vit mal : « Psychologiquement, on est atteint. On développe des maladies, des insomnies. On n’est plus productif. »

Autant d’histoires qui illustrent le formidable gâchis que constitue le non-accès à ce droit fondamental qu’est le logement.

Étude l’expulsion, un traumatisme

Que se passe-t-il après une expulsion ? Une étude rendue publique le 30 mars par la Fondation Abbé-Pierre (FAP) tente de répondre à cette question. Ce moment « représente une rupture personnelle et un événement traumatique », rappelle la FAP. Trois ans après, 32 % des personnes concernées n’ont toujours pas retrouvé un vrai logement et 29 % n’ont pas pu poursuivre leur activité professionnelle en raison de ce drame. L’impact psychologique et sur la santé des personnes est fort (71 % des personnes interrogées le mentionnent), notamment chez les enfants. Dans 43 % des cas, les familles ont observé des effets sur leur scolarité.

 


 

Vingt maires unis face à
la précarité énergétique

Ludovic Finez sur www.humanite.fr

Alors que la trêve s’achève, le sous-préfet de Lens a reçu un dépôt collectif d’arrêtés contre les coupures d’énergie. Au-delà du symbole, ces communes demandent une loi garantissant l’accès au gaz et à l’électricité. Lens (Pas-de-Calais), correspondance.

En période électorale, les porte-à-porte se multiplient. À cette occasion, Bernard Baude, maire PCF de Méricourt (Pas-de-Calais), a été frappé par la multiplication des chauffages d’appoint au pétrole. De quoi maintenir une température supportable en limitant l’explosion des factures de gaz et d’électricité. Mais ces appareils sont aussi cause d’humidité et de rejets de particules nocives et sont à l’origine d’intoxications au monoxyde de carbone et d’incendies. Les familles qui demandent l’aide du Centre communal d’action sociale (CCAS) pointent souvent, entre autres problèmes, des impayés d’énergie. « Et puis, il y a tous ceux qui ne viennent pas, car ils ne veulent pas que dans la cour de récréation, leurs enfants soient moqués », remarque Bernard Baude.

Selon le médiateur de l’énergie, 20 % des Français ont souffert du froid en 2021, contre 14 % en 2020. Avec l’explosion des tarifs et la fin, ce 31 mars, de la trêve hivernale sur les coupures, l’urgence est plus criante que jamais. Méricourt (12 000 habitants) fait partie des vingt communes, dont Lens et Liévin, qui ont interdit, par arrêté, les coupures de gaz et d’électricité. À l’initiative de la ville d’Avion, qui avait adopté un tel texte en octobre, le dépôt de ces arrêtés s’est fait collectivement, à la sous-préfecture de Lens, le 31 mars. Celui voté par la mairie PS de Lens précise ainsi que 89 % des logements de la ville ont une performance énergétique de D à G, contre 82 % pour le département et environ 75 % pour tout le pays.

« En cas d’impayés, ils ne coupent plus mais résilient les contrats »

Après son arrêté, Jean-Marc Tellier, maire PCF d’Avion, avait obtenu l’organisation d’une table ronde à la sous-préfecture, en présence de la médiatrice de l’énergie. « Seuls les opérateurs historiques (Engie et EDF, NDLR) étaient présents. Eux, quand ils opèrent une coupure, préviennent les services sociaux du Département ou le CCAS. Pas les autres. Pire, ils ont trouvé une faille légale : en cas d’impayés, ils ne coupent plus mais résilient les contrats. » La réunion avait permis de poser un constat partagé, « mais on n’est pas allé plus loin pour le moment », regrette le maire d’Avion. « Si on s’est opposé au compteur Linky, c’est aussi pour ne pas avoir de coupures à distance », ajoute Christian Champiré, maire PCF de Grenay. Aux 1 600 ménages qui ont droit au chèque énergie dans sa commune, la municipalité a ajouté un chèque de 50 euros à dépenser chez les commerçants locaux.

Seuls 700 sont venus le chercher. Impossible de contacter les autres : « L’État ne veut pas transmettre la liste. » Le maire revendique une loi interdisant les coupures d’énergie, comme c’est le cas pour l’eau depuis 2013. « On nous avait déjà dit que c’était impossible. Cela représentait, pour la Communauté d’agglo de Lens-Liévin, 3 000 coupures par an, pour environ 100 000 logements. Mais Veolia (concessionnaire local de l’eau, NDLR) s’est bien rendu compte qu’ils pouvaient faire autrement. » Les vingt maires pourraient désormais se retrouver au tribunal administratif. Car la préfecture contestera probablement leurs arrêtés.

publié le 29 mars 2022

"Mon espace santé" : tout ce qu'il faut savoir sur le carnet de santé numérique

Alexandra Chaignon sur www.humanite.fr

Après l’échec du dossier médical partagé, l’État lance un nouveau service : « Mon espace santé ». Un outil censé permettre aux Français de stocker et gérer leurs données de santé et de faciliter les échanges avec les professionnels. Le dispositif soulève toutefois quelques interrogations quant au consentement des usagers et à l’accès à leurs informations confidentielles.


 

Ne l’appelez plus DMP. L’acronyme a trop changé de sens : dossier médical personnel, puis partagé et désormais… dirons-nous, perdu. Place à « Mon espace santé », un nouveau service public numérique censé permettre aux Français de gérer et stocker leurs données de santé « en toute confiance et en toute sécurité », et de faciliter les échanges avec les professionnels. Le ministère de la Santé n’hésite pas à parler d’une « nouvelle révolution » du système de santé.

La fin de l’adhésion volontaire

Lancé le 3 février, au lieu de début janvier – un léger retard à l’allumage dû à la cinquième vague de Covid –, ce nouveau service est disponible sous la forme d’un site Internet (monespacesante.fr), en attendant l’application pour smartphone, sur lequel chaque Français peut créer son espace. Ordonnances, comptes rendus d’hospitalisation, résultats d’analyses, etc. Tous les documents médicaux ont vocation à s’y retrouver, à l’initiative des soignants ou de l’assuré lui-même, qui pourra également renseigner ses vaccins, allergies et traitements en cours. Chacun disposera aussi d’une messagerie sécurisée pour échanger des informations avec les professionnels de santé et d’un agenda pour gérer ses rendez-vous médicaux.

Des services qui seront complétés par un « catalogue » d’applications référencées par les pouvoirs publics, par exemple, pour le suivi des maladies chroniques, la téléconsultation ou la prévention. Pour ses concepteurs, cet outil va « favoriser la continuité des soins pour mieux soigner en ville comme à l’hôpital, grâce au partage sécurisé des informations dans le respect des droits du patient ». « Ces différentes fonctionnalités peuvent être intéressantes. Mais c’est un outil qui va nécessiter du temps pour se l’approprier », estime le Dr Jacques Battistoni, président de MG France, principal syndicat de médecins généralistes.

Cette « révolution », le gouvernement la veut rapide : d’ici l’été, les quelque 68 millions de Français, enfants compris, se verront automatiquement dotés d’un espace santé, sauf s’ils font la démarche de refuser. Car, c’est bien là, la nouveauté de ce nouvel outil : cet espace sera créé automatiquement pour chaque assuré, mais chacun a la possibilité de s’y opposer – il suffit d’en faire part directement sur le site ou en appelant le 3422 –, durant un délai de six semaines à compter de la réception du courrier d’information. Cette logique dite d’opt-out tranche avec les précédentes moutures du DMP, basées sur l’adhésion volontaire (un total de 10 millions de dossiers créés à la mi-2021, bien loin de l’objectif de 40 millions).

Pour Dominique Pon, responsable ministériel au numérique en santé et initiateur du projet, ce service public doit permettre aux patients de devenir « acteurs de leur parcours de soins » et de se voir restituer leurs données. Sauf que cette formule cache un système où le principe du consentement libre et éclairé du patient est mis à mal. « Cette manière de nous forcer la main m’a fait bondir. Cela a de quoi éveiller les soupçons, réagit Lucie, 48 ans, ingénieur informatique. Il s’agit pour moi d’une forme de contrôle de la population. On ne sait pas qui pourra y avoir accès demain. » En outre, « il est compliqué de refuser la création de cet espace. Il faut rentrer un code, qu’il faut demander. Pour cela, il faut déjà savoir aller sur son compte Ameli. Peut-on réellement parler de consentement quand refuser est d’une telle complexité » ?

Des Informations intimes en un seul clic

« Un consentement automatique n’est pas un consentement », déplore d’ailleurs le Syndicat de la médecine générale (SMG), qui évoque un « passage en force » et une négation du droit des patients sur « le consentement libre et éclairé ». D’ici à la fin 2023, selon les estimations de la Caisse nationale d’assurance-maladie, 250 millions de documents seront téléchargés chaque année sur la plateforme. France Assos Santé y voit une « source de bénéfices ». Sauf que l’interface soulève aussi des inquiétudes quant aux données de santé des patients, ainsi qu’au secret médical. « Dans les données de santé, il y a des informations intimes, sur le mode de vie, la sexualité, les maladies contractées, l’état psychique, les IVG pratiquées… La possibilité d’un accès direct à ces données pour tous les professionnels entraîne un risque de mésusage », alerte le SMG pour qui « le droit des patients garanti par le secret médical est directement mis en péril ». Pour Lucie, le risque, « c’est aussi que les patients soient encore plus exclus par le corps médical. On nous vend la plus grande fluidité dans l’accès par tous les professionnels aux examens, résultats d’analyses, etc. Mais, en réalité, les médecins vont encore plus se parler entre eux en faisant fi du patient, à qui ils prendront encore moins la peine d’expliquer ses pathologie et traitements… C’est une forme de dépossession, on devient des objets », soulève cette cadre informatique.

« Sur le papier et dans la communication gouvernementale, cela peut sembler une bonne chose, une avancée, nuance le Syndicat national des jeunes médecins généralistes. Les soignants pourront avoir accès à des données sans demander l’accord des patients. Cela peut être d’autant plus pénalisant pour les personnes plus exposées aux discriminations trans, séropositives, ayant eu un suivi psy, handicapées, etc. Cela peut également être pénalisant pour les personnes en errance médicale, car la demande d’un deuxième avis peut être très mal prise par certains médecins, pouvant aller même jusqu’au refus de soin. » Des craintes balayées par Jacques Battistoni : « Tout le monde n’aura pas accès à tout, hormis le médecin traitant », assure-t-il.

La nécessité d’un accompagnement

Ce que confirme Dominique Pon, expliquant que « le patient peut bloquer un professionnel de santé et masquer des documents ». Sans compter qu’il « y a aussi une traçabilité de tous les accès » permettant au patient de voir quel professionnel a consulté son dossier et quand. Sachant que tous les professionnels de santé n’auront pas les mêmes niveaux d’accès aux documents.

Pour tenter de rassurer quant à la sécurité des données, le directeur général de l’assurance-maladie, Thomas Fatôme, assure que « ni l’État, ni l’assurance-maladie, ni les entreprises, ni les assureurs, ni les mutuelles n’auront accès aux données ». En outre, assure la Caisse, les données seront hébergées par des opérateurs français.

Encore faut-il que l’utilisateur maîtrise le numérique. La Fédération d’association de patients a insisté sur le besoin d’un « accompagnement de proximité des usagers », en particulier pour ceux qui risquent de « se retrouver en difficulté face aux outils numériques » : personnes âgées, en situation de précarité, isolées, en situation de handicap ou encore les exilés… « Le problème, c’est que beaucoup de gens sont éloignés du numérique, notamment ceux qui auraient le plus besoin des fonctionnalités proposées, les personnes âgées, les personnes ayant un handicap, etc. », pointe également Jacques Battistoni.

De leur côté, le ministère de la Santé et la Cnam ont annoncé une vaste campagne de sensibilisation. Sauf que, de communication concrète, il ne semble pas y en avoir eu beaucoup. « Il va falloir faire preuve de beaucoup de pédagogie. Ce n’est pas un sujet facile. Expliquer à quoi ça sert. Il va y avoir besoin de communication », projette le président de MG France. Le risque, au final, c’est que les dossiers créés ne demeurent des coquilles vides.

Comment activer ou refuser son espace santé

Depuis début février, et ce jusqu’à fin mars, chaque assuré social (65 millions, au total) va recevoir un courrier numérique ou postal dans lequel figurera un code d’activation personnel. Pour ouvrir son compte sur « Mon espace santé » ou le refuser, il lui faudra se munir de ce numéro (valable six semaines à compter de sa réception) et de sa carte Vitale. Il est également possible de refuser l’ouverture du compte en appelant le 3422, muni seulement de sa carte vitale. Passé le délai de six semaines, l’espace santé sera automatiquement activé sur le principe de l’opt-out : si le patient n’a pas dit « non », c’est qu’il consent. Il sera toujours possible de clore son espace, mais les données resteront archivées dix ans par l’assurance-maladie.

 


 


 

 

 

Pourquoi s’opposer à la création de Mon Espace Santé ?

sur www.laquadrature.net

Expérimenté depuis le mois d’août 2021 dans trois départements de Métropole, le service Mon Espace Santé (qui prend la suite du Dossier Médical Partagé) a été généralisé à l’ensemble de la population depuis février 2022. Plusieurs associations (comme XY media, Acceptess-T ou le collectif POS) ont très tôt alerté sur les dangers liés à ce nouvel outil. Nous avons passé en revue les fonctionnalités de Mon Espace Santé et force est de constater qu’elles présentent des insuffisances alarmantes en matière de respect du consentement et de gestion des données de santé. De par l’audience large à laquelle il s’adresse et de part la sensibilité des données qu’il manipule, un tel outil du service public se devrait pourtant d’être irréprochable en la matière. À défaut, nous ne pouvons que vous rediriger vers des guides vous permettant de vous opposer à ces traitements de données.

Que contient Mon Espace Santé ?

Pour commencer, faisons un petit tour plutôt descriptif de ce qui est annoncé en terme de fonctionnalités. Mon Espace Santé (aussi appelé Espace numérique de santé dans la loi et le décret qui le créent) se compose principalement de quatre éléments :

* Un Dossier Médical Partagé (DMP), ou espace de stockage et de partage d’informations médicales : il contient les traitements, les résultats d’examens, les antécédents médicaux, les compte-rendus d’hospitalisation, qui peuvent être partagés avec les professionnel·les de santé. Cet espace de stockage permet également de conserver des documents tels que la synthèse médicale produite par le ou la médecin généraliste, le carnet de vaccination ou l’historique des remboursements alimentés automatiquement par l’Assurance maladie (sources). Le Dossier Médical Partagé existait déjà depuis 2011 (sous le nom de Dossier Médical Personnel jusqu’en 2015) mais n’était ouvert que sur demande ; aujourd’hui, il est ouvert par défaut, en même temps que Mon Espace Santé, pour l’ensemble de la population.

Dans l’absolu, cet espace de partage des informations pourrait être une solution pour faciliter le droit d’accès à son dossier médical. Mais ceci impliquerait une mise en œuvre solide et de confiance qui n’est, à notre avis, pas atteinte avec Mon Espace Santé (voir plus bas la suite de notre analyse).

* Une messagerie sécurisée pour échanger avec des professionnel·les de santé. À la création de Mon Espace Santé, une adresse de messagerie MSSanté (Messagerie Sécurisée de Santé) est automatiquement attribuée à la personne usagère et rattachée à Mon Espace Santé. Cette adresse est constituée à partir du matricule INS de l’usagère et du nom de domaine de l’Opérateur de Mon Espace Santé (selon le Référentiel Socle MSSanté). Les messages échangés sont stockés pendant une durée de dix ans, sauf lorsqu’ils sont supprimés directement par l’utilisateur·ice. Ces adresses existaient déjà pour les professionnel·les de santé.

* Un agenda pour suivre ses rendez-vous médicaux et recevoir des rappels.

* Un catalogue de services numériques de santé : concrètement, la personne usagère pourra autoriser des applications tierces à accéder à son espace santé. Ces applications seront validées et autorisées par le Ministère de la santé. Développées par des acteurs publics et privés de la santé, elles incluront des éditeurs de logiciels et d’applications mobiles, des plateformes de télémédecine, des plateformes de prise de rendez-vous en ligne (qui s’intégreront probablement à l’agenda santé), des portails patients des établissements de santé (ETS) et portails de pré-admission, et même des fabricants d’objets connectés. Cette fonctionnalité nous inquiète particulièrement sur le plan de l’accès aux données personnelles, comme nous l’expliquons plus bas.

Enfin, pour accéder à ces différents services, outre un site web, une application mobile sera également disponible. Le développement technique est réalisé par les entreprises privées Atos, Octo, Accenture et Maincare. La société Worldline traite les données du Dossier Médical Partagé au travers de sa filiale Santeos. Les autres données (messagerie, agenda…) sont traitées par la société Atos.

Un recueil accessoire du consentement des personnes

À la création du compte

Pour chaque personne, la création de Mon Espace Santé se fait automatiquement selon un calendrier régionalisé prévu par l’État. Chaque personne est notifiée par courrier postal ou par courriel de la création prochaine de son espace. Elle dispose alors d’un délai de six semaines pour empêcher la création de l’espace en se connectant sur le site. L’espace est donc créé sans le recueil du consentement préalable et explicite de la personne usagère. L’opposition, elle, doit être explicite.

Dans les premières annonces d’ évaluation de la phase pilote, qui a eu lieu à partir d’octobre 2021 dans trois départements, la Sécurité sociale annonçait que « moins de 0.7% des usagers se sont opposés à [la] création [de leur espace santé]. » Mais plus loin on apprenait que seuls 4.8% des personnes ayant un espace santé l’avaient utilisé. Comment savoir donc si les presque 90% restants ont réellement souhaité en avoir un, ou même s’ils ont reçu le courrier ou mail prévenant de sa création (et des possibilités de s’y opposer) ?

Avant même de se poser la question de l’utilité ou non de Mon Espace Santé, on peut dire que les modalités de sa création sont loin d’être respectueuses des personnes auxquelles il est censé simplifier la vie. Passer outre le consentement des personnes au prétexte de « les aider » est la définition du paternalisme et, selon nous, s’oppose aux véritables pratiques de soin fondées sur l’écoute et la considération.

Certes, il est toujours possible de supprimer son compte. Mais, là encore, la personne usagère devra être attentive et suffisamment informée si elle souhaite demander la fermeture de son compte en cochant la bonne case (ses données seront supprimées 3 mois plus tard, à moins d’être supprimées individuellement au sein du profil médical, des mesures santé ou de la messagerie, auquel cas elles seront effacées immédiatement). Nous avons trop souvent dénoncé ce tour de passe-passe lorsqu’il était réalisé par les GAFAM : la possibilité théorique d’effacement ultérieur ne produit aucun effet significatif concret qui pourrait justifier l’absence de consentement préalable. Ce qui est inadmissible pour les GAFAM l’est encore davantage pour un service public traitant des données extrêmement sensibles soi-disant « pour notre bien ».

Dans le partage des données avec les professionnel·les de santé

Une fois créé, l’espace santé a pour but de partager les informations avec le personnel de santé : la personne usagère devra donc autoriser les soignant·es à accéder à tout ou partie de ses informations. Mais, là encore, le recueil du consentement est problématique, pour ne pas dire quasiment factice : une simple case à cocher par le ou la soignante servira de « preuve » que l’on a donné son accord pour qu’il ou elle y accède. Au niveau du service informatique, il n’y a donc aucune procédure pour vérifier qu’il s’agit bien de la personne patiente qui donne son accord, à qui, et quand.
On peut ainsi imaginer qu’une personne mal-intentionnée ait accès au service en tant que personnel soignant et consulte le dossier de n’importe quelle personne dans la base de données. Il lui suffirait de cocher cette case de manière arbitraire et d’accéder à des informations privées. Ce cas est certes déjà possible actuellement sans Mon Espace Santé, à partir des divers bases de données médicales existantes, mais de manière bien plus cloisonnée. Avec un système aussi centralisé que Mon Espace Santé, la possibilité que ce type de scénarios se produise est accrue. On peut aussi aisément imaginer que nombre de personnes soignantes vont considérer que le fait d’avoir pris rendez-vous équivaut à consentir à ce qu’ils ou elles accèdent au dossier du ou de la patient·e : le respect du consentement est encore malheureusement une question épineuse dans le milieu médical où les maltraitances médicales peuvent être nombreuses.

Enfin, une fois l’espace créé, seuls des « motifs légitimes » peuvent être invoqués pour refuser qu’un·e professionnel·le verse des documents en ligne. C’est ce qu’indique en l’article R. 1111-47 du code de la santé publique et rappelé dans la politique de protection des données personnelles : « Une fois votre profil Mon Espace Santé créé, vous ne pourrez pas, sauf à invoquer un motif légitime, refuser qu’un professionnel autorisé ou que les personnes exerçant sous sa responsabilité déposent dans votre dossier médical partagé les informations qui sont utiles à la prévention, la continuité et la coordination de vos soins (article R. 1111-47 du code de la santé publique) ».

Illustration : la configuration par défaut du compte à sa création

Nous avons passé en revue la configuration des paramètres à la création du compte « Mon Espace Santé », et déjà, nous pouvons noter quelques actions effectuées sans l’accord explicite de la personne usagère :

L’attestation de vaccination Covid-19 est automatiquement versée dans le dossier par l’Assurance maladie. Le document est visible par défaut à l’ensemble des professionnel·les de santé. Il est possible de le masquer, mais pas de le supprimer car il a été ajouté par un·e professionnel·le de santé. Il n’est pas possible de s’opposer au versement de ce document, alors que l’Assurance maladie n’a pas été techniquement autorisée à déposer des documents sur ce compte.

En ce qui concerne la configuration des accès aux professionnel·les en cas d’urgence, l’option est activée par défaut à la création du compte. Pour s’en rendre compte, la personne usagère doit se rendre dans la section « Confidentialité » des paramètres de configuration, puis « Accès en cas d’urgence ». Le personnel du SAMU ainsi que « tout autre professionnel de santé » sont autorisés par défaut à accéder aux documents et aux rubriques « Vaccinations », « Historique de soins », « Entourage et volontés » du profil médical. Mais quels contrôles techniques permettent de définir ce qui est une situation d’urgence et débloque l’accès des documents aux professionnel·les ? Et s’agit-il des professionnel·les qui ont d’ordinaire déjà accès à notre espace ? Les informations que nous avons pu recueillir ne nous permettent pas de répondre actuellement à cette question.

Un cloisonnement des informations insuffisant vis-à-vis du personnel soignant

Le décret s’appliquant à Mon Espace Santé prévoit une matrice d’accès différencié aux informations de la personne usagère selon le type d’activité du ou de la soignante. En pratique, le partage par défaut est très large : votre dentiste aura accès à vos résultats de prélèvements sanguins, votre kiné à votre historique de vaccination, votre sage-femme aux données de remboursement, et ainsi de suite.

Le ou la médecine traitante a, quant à elle, accès à l’ensemble des informations contenues dans l’espace santé de ses patient·es.
S’il est possible de bloquer l’accès à un·e professionnel·le de santé depuis les paramètres de l’espace, que se passe-t-il dans le cas où l’on souhaite changer de médecin·e traitant·e ? Ou que l’on souhaite choisir quelles informations partager ? En effet, certains parcours de santé nécessitent la consultation de divers spécialistes aux opinions divergentes pour obtenir un diagnostic. L’accès à certaines informations sur des opérations ne faisant pas consensus parmi le corps médical peut également générer des biais négatifs chez les professionnel·les de santé (par exemple, le recours à une IVG). Enfin, l’accès est partagé pour le service d’un hôpital : impossible dans de ce cas de savoir qui y a vraiment accès (prêt de carte d’accès au système informatique par exemple).

Cependant, il est important de noter que la personne usagère ou qu’un·e professionnel·le peuvent choisir de masquer un document pour le rendre inaccessible aux autres professionnel·les de santé, à l’exception du ou de la médecine traitante, de la personne ayant mise en ligne le document et du personnel intervenant en cas d’urgence. Si ce n’est pour ces larges exceptions, ceci représente un bon moyen de protéger la confidentialité des données au cas par cas. En revanche, il n’est pas possible de supprimer un document déjà versé par un·e professionnel·le de santé.

Il est possible pour les personnes de vérifier qui a eu accès à leurs données : des journaux d’activité enregistrent qui accède à quel document à une date et une heure donnée. La personne usagère peut recevoir des notifications chaque fois qu’un nouvel accès est détecté. Ces journaux permettent donc de détecter un potentiel mésusage de l’accès aux données. Cependant, cette fonctionnalité ne peut aider à protéger les accès qu’après coup : si on se rend compte qu’une personne soignante a eu accès à un document et que cela ne nous convient pas, on ne pourra que limiter ses accès futurs.

Le système de droit d’accès de Mon Espace Santé n’a pas été pensé pour permettre aux utilisateur·ices de gérer simplement et de manière éclairée l’accès à leurs données. On pourrait par exemple imaginer un système où par défaut seule la personne usagère et la liste de soignant·es qu’elle a désignées auraient accès aux documents la concernant, l’usagère pouvant ensuite choisir de démasquer certains documents à d’autres professionnel·les de santé (en bénéficiant par exemple de conseils de la part des soignant·es pour faire ce choix de manière éclairée). Dans ce cas, c’est la personne usagère qui aurait véritablement la main sur ses données, et non pas les professionnel·les de santé comme c’est le cas avec la conception actuelle de Mon Espace Santé.

Une mise en danger du secret médical pour certains ouvrants droits ?

Dans le cas des enfants et des adolescent·es, les ouvrants droits (c’est-à-dire les assuré·e·s) auront accès aux espace de santé des personnes qui leur sont rattachées. C’est-à-dire que, concrètement, toutes les informations de santé de leurs enfants et adolescent·es, ainsi que les rendez-vous et les courriels passant par la messagerie sécurisée leur seront accessibles.

En théorie, certaines infos peuvent ne pas être versées dans le dossier. Par exemple, dans le cas d’une IVG, le ou la soignant·e est en charge d’expliquer et de proposer à la personne mineure de ne pas ajouter les infos de l’IVG dans le dossier. La personne peut répondre qu’elle ne veut pas que ce soit versé. Aucune donnée de remboursement relatif à cet acte ne sera remontée. Cet exemple fait partie des motifs légitimes que peut invoquer une usagère pour refuser qu’un·e professionel·le verse un document sur l’espace santé.

Ceci implique que les soignant·es pensent à demander, et respectent, le souhait des personnes. Or, avec Mon Espace Santé, la quantité des données versées est multipliée et surtout normalisée : par fatigue ou par oubli à force de répétition, il est probable que le consentement pour verser une information dans Mon Espace Santé ne soit pas récolté à chaque fois. De plus, comme le recueil du consentement est oral et informel (il ne laisse donc aucune trace), la décision pourra difficilement être contestée.

Cet outil multiplie donc malheureusement les chances de mettre en danger le secret médical de ces personnes, et potentiellement la sécurité des personnes au sein de leur foyer ou de leur famille : que se passe-t-il si une enfant/ado ne souhaite pas parler d’un sujet (contraception, dépistage de MSTs, grossesse, avortement, transition) avec la personne à laquelle son compte est rattaché (que cela soit par pudeur ou par crainte de violences en représailles) ?

Le dossier Informatique et Libertés fourni par la Délégation du numérique en santé précise par ailleurs que l’opposition à la création du compte Mon Espace Santé appartient aux représentants légaux. Une personne mineure ne peut donc supprimer ou s’opposer à la création de son espace santé.
En revanche, lorsque la personne devient ayant droit autonome, les accès des représentants légaux sont clôturés par le service. La personne peut gérer son compte, le fermer ou le créer s’il n’existait pas avant si elle le souhaite. Notons qu’une personne peut demander, à partir de 16 ans, de devenir ayant droit autonome auprès de la CPAM de son domicile. On peut imaginer que le scénario de clôture des accès des anciens représentants légaux s’applique également dans ce cas.

Par ailleurs, la notion d’ayant droit existe toujours dans certains régimes tels que la Mutualité sociale agricole (MSA) ou le régime local d’Alsace-Moselle (personnes mariées, pacsées, concubines et enfants jusqu’à 24 ans sans activités). La documentation à laquelle nous avons eu accès ne permet pas de dire si les ouvrants droits auront accès aux espaces santé des ayants-droits majeurs. Nous attirons l’attention sur le fait que si tel était le cas, cela représenterait un danger pour les personnes qui vivent des violences ou des conflits dans leur vie familiale (personnes en instance de divorce par exemple).

Enfin, au delà des soignant·es et des utilisateur·ices, des personnes tierces peuvent avoir accès aux données de santé pour des fonctions de support. Les niveaux 2 et 3 de ce support pourront avoir accès aux données de santé. Ceci implique notamment des agent·es de la CPAM et le personnel de prestataires (Atos/Wordline) et de l’hébergement. L’accès aux informations doit en théorie recueillir le consentement de la personne usagère dans le cadre du support, mais là encore impossible d’assurer que ce consentement sera bien demandé et non forcé techniquement. Concrètement, des personnes qui ne sont pas professionnelles de santé peuvent accéder aux informations médicales personnelles des usagères. Mais cela est-il vraiment nécessaire pour une fonction support ? Ceci pose la question également de savoir si les documents sont stockées de manière chiffrée et lisibles uniquement par les personnes habilitées, ou pas. Difficile de répondre à cette question en l’état de nos connaissances.

Un futur écosystème d’applications aux nombreuses inconnues

La description du catalogue de services numériques de santé à venir implique la possibilité d’ajouter des applications d’entreprises privées au sein de l’espace santé. Ceci pose un grand nombre de questions concernant le partage des données d’activités et des contenus stockés dans l’espace santé. Pour l’instant, nous n’avons pas les réponses à ces questions, et nous soulignons notre inquiétude sur ce sujet : comment l’usagère pourra-t-elle déterminer à quelles données l’application accède, et si cela est légitime ? Pourra-t-on limiter les données auxquelles chaque application a accès (comme sur un smartphone) ? Lors des mises à jour des applications, les changements de permissions ou de fonctionnement seront-ils notifiés et comment ? Et enfin, quels usages de nos données feront les « startups » d’objets connectés et autres grandes entreprises et plateformes de prise de rendez-vous (monétisation, profilage) ? Au-delà de ces problèmes d’implémentation, il faut dénoncer la direction générale animée par cette évolution : le remplacement du soin par la technique industrielle.

Un futur accès plus difficile au service public de santé ?

Mon Espace Santé s’inscrit dans une tradition de numérisation et de centralisation en ligne des données : ceci fait du service une cible idéale pour les piratages de données. Le stockage est géré par une entreprise privée. Le code du service n’est ni public ni accessible, ce qui pose la question de la transparence pour un outil du service public.

Nous nous interrogeons, aujourd’hui comme dans un futur plus ou moins proche, sur l’accès à la santé des personnes ne pouvant ou ne voulant pas utiliser ce service de santé. Et si d’aventure nous nous retrouvions dans une situation où il nous est impossible d’avoir rendez-vous sans passer par cet espace ? Ou que nos remboursements sont rendus difficiles sans l’utilisation de cet espace ?

La fiabilité et la sécurité informatique de ce service doivent aussi être considérées : si la plateforme se retrouve la cible d’un défaut de fonctionnement ou d’un piratage, que deviennent alors nos données ? Souvenons-nous du piratage des services de l’AP-HP en 2021 dans le contexte du Covid-19, suite auquel la réponse apportée par les autorités de santé a été insuffisante, voire nulle. Plus récemment encore, les données d’au moins 510 000 personnes ont été volées à l’Assurance maladie via Amelipro. À vouloir faciliter l’accès à la santé en imposant un outil numérique, n’y a-t-il pas erreur sur la façon de procéder ? Autant de questions auxquelles cet outil numérique ne répond pas tout en persistant dans la même direction.

Conclusion

Mon Espace Santé est un service manipulant des données sensibles qui est déployé à l’ensemble de la population française. Or, sa conception et son déploiement ne sont clairement pas au niveau des services les plus respectueux en matière de protection de la vie privée.

Selon le Ségur du numérique en santé, son ambition est de « généraliser le partage fluide et sécurisé de données de santé entre professionnels et usagers pour mieux soigner et accompagner. »

Mais pour cela, les besoins en terme de consentement et de gestion des données des usagères devraient être au cœur d’une expérience utilisatrice respectueuse, fiable et réaliste, ce qui à notre sens n’est pas le cas avec Mon Espace Santé. Sans oublier que ce service s’inscrit dans un processus de numérisation des services publics qui, trop souvent, ne tient pas compte des difficultés d’accès et d’utilisation d’Internet par de nombreuses personnes.

Pour ces raisons, nous ne pouvons que remercier les nombreuses associations qui ont déjà alerté sur ce sujet et, comme elles, vous proposer des guides pour demander la suppression de votre espace santé.

 

publié le 28 mars 2022

Les milliards de l’évasion
à portée de vote

Florent LE DU sur www.humanite.fr

Enjeu de campagne Quasi absente du débat présidentiel jusqu’ici, la lutte contre la fraude fiscale se réinvite dans le débat public, après les révélations sur le cabinet de conseil McKinsey. Au point mort depuis cinq ans, elle pourrait permettre à l’État d’encaisser plusieurs milliards d’euros.

Près de 80 milliards d’euros par an. L’équivalent du PIB de l’Uruguay. Plus que les dépenses publiques cumulées pour le versement des allocations-chômage et de tous les minima sociaux. Ce « pognon de dingue », c’est le coût annuel estimé de la fraude fiscale en France. En cinq ans, Emmanuel Macron n’aura rien fait pour réduire l’ampleur de ce scandale perpétuel qui mine le consentement à l’impôt. Désormais, le président de la République est même soupçonné d’avoir été rémunéré par son ancien employeur, la banque Rothschild, sur un compte opaque dans un paradis fiscal, comme l’envisage le journaliste Jean-Baptiste Rivoire (voir son entretien, page 4). Son nom est aussi associé au scandale des cabinets de conseil privés dont ses gouvernements ont été friands. Parmi eux McKinsey, qui n’a payé aucun impôt sur les sociétés en France depuis au moins dix ans grâce au transfert d’une partie de ses bénéfices à son siège, situé dans le paradis fiscal du Delaware (États-Unis). Une révélation de la commission d’enquête dédiée du Sénat, qui a saisi la justice, vendredi, pour faux témoignage du responsable français du cabinet, Karim Tadjeddine.

Malgré des scandales à répétition, rares sont les candidats qui se sont saisis du sujet dans la campagne. « Je souhaite un véritable débat sur l’évasion fiscale, ce  cancer pour notre économie », appelait de ses vœux le candidat communiste à la présidentielle Fabien Roussel, début octobre 2021, alors qu’un énième scandale venait d’éclater, celui des Pandora Papers avec leurs 11 300 milliards d’euros cachés dans les paradis fiscaux. Ce débat n’a pas vraiment eu lieu jusqu’à présent, malgré des interventions médiatiques, notamment du député PCF qui, depuis son élection en 2017, en a fait l’un de ses chevaux de bataille. Pourtant, la quasi-totalité des candidats l’ont inscrit à leur programme (à l’exception de Jean Lassalle et… d’Emmanuel Macron). À gauche, les propositions sont détaillées, en particulier les plus ambitieuses au PCF et à la France insoumise, et, dans une moindre mesure à Europe Écologie-les Verts. Tandis qu’à droite et à son extrême, les intentions se résument à quelques mots. « Je lutterai contre les fraudes fiscales et sociales », se contente ainsi d’affirmer Valérie Pécresse (LR), rapprochant deux domaines incomparables, sur le plan moral comme financier. Un même parallèle qui se retrouve chez Éric Zemmour et Marine Le Pen, sans mesures concrètes contre l’évasion fiscale.

baisse des effectifs des contrôleurs fiscaux

« Ce qui peut expliquer que le sujet ne soit pas au centre du débat, ce sont aussi les déclarations d’Emmanuel Macron et de Bruno Le Maire, qui se sont félicités de quelques accords pourtant insuffisants et ont pu laisser entendre que le travail était fini, alors que tout reste à faire », déplore Quentin Parrinello, responsable de plaidoyer pour Oxfam France. Le bilan d’Emmanuel Macron en chiffres parle de lui-même : en 2021, 13,4 milliards d’euros ont été recouvrés, contre 18 milliards en 2017. La conséquence notamment d’une baisse des effectifs des contrôleurs fiscaux à la Direction générale des finances publiques. « On estime qu’on a perdu entre 3 500 et 4 000 agents depuis la fin des années 2000, sur un effectif à peine supérieur à 10 000», a calculé Vincent Drezet, économiste à Attac. Pour y pallier, les candidats de gauche proposent tous de réarmer l’administration fiscale, avec notamment l’embauche de 3 900 contrôleurs pour Jean-Luc Mélenchon (auxquels s’ajoutent 10 000 postes dans la police et la justice fiscales), et même 15 000 pour Fabien Roussel.

« La philosophie du contrôle fiscal a aussi changé, en 2018, avec la loi Essoc, raconte Vincent Drezet.  Désormais, le contrôle ne doit pas être trop intrusif, l’idée est qu’il faut que les redressements soient acceptés par le contribuable. » Une complaisance avec les fraudeurs qui, la même année, se reflétait par la possibilité, pour ceux-ci, de contracter une convention judiciaire d’intérêt public (Cjip), donc de négocier leur peine, sans reconnaissance de culpabilité. « Ce qui crée une justice à deux vitesses, inacceptable », déplore Lison Rehbinder, chargée de plaidoyer au CCFD-Terre Solidaire.

Dans cette loi anti-fraude de 2018, le ministre des Comptes publics de l’époque, Gérald Darmanin, promettait de créer un Observatoire national de la fraude fiscale, qui n’a jamais vu le jour. Fabien Roussel propose de l’installer « en y incluant des magistrats, des responsables associatifs, des lanceurs d’alerte, des journalistes, des parlementaires ». Dans ce même texte de loi, figurait en revanche l’une des rares avancées du quinquennat : l’assouplissement, pour les gros dossiers uniquement, du verrou de Bercy qui prévoyait que le ministère était le seul à décider de poursuivre ou non les fraudeurs. Les candidats de gauche à la présidentielle proposent désormais de le supprimer totalement.

En revanche, rappellent les ONG, rien n’a été fait pour agir concrètement sur les trois principaux piliers de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales. À savoir : la transparence, l’établissement d’une véritable liste des paradis fiscaux et des sanctions massives contre les fraudeurs. La France a même bloqué des négociations, à Bruxelles, pour davantage de transparence des multinationales, en calquant sa position sur celle du Medef.

un registre centralisé des actifs des plus riches

L’enjeu, autour de cette opacité, est pourtant de taille. Il s’agit d’obtenir que les multinationales payent leurs impôts là où elles réalisent leur activité et non en fonction de leur domiciliation ou du lieu où elles déclarent leurs bénéfices. Soit les montages qui ont permis à McKinsey d’échapper à l’impôt sur les sociétés. Pour atteindre cet objectif, les candidats de gauche proposent des solutions différentes. Pour Fabien Roussel, c’est grâce au prélèvement à la source des bénéfices des multinationales. L’idée est de calculer les bénéfices avant qu’ils ne puissent être transférés ailleurs. Grâce à la TVA, il est possible de calculer le chiffre d’affaires d’une entreprise en France, donc son pourcentage vis-à-vis de son chiffre d’affaires global. Ce même pourcentage serait ensuite appliqué sur les bénéfices totaux pour calculer la vraie assiette fiscale. « Prenons l’exemple d’une multinationale active dans la vente en ligne et qui réalise 50 milliards de bénéfices au niveau mondial, détaillait Fabien Roussel dès 2019. Si 15 % de ce dernier se fait en France, alors 15 % de ses bénéfices mondiaux seront imposés en France, soit 7,5 milliards d’euros. »

D’autres modes de calcul sont possibles . « Il faudrait mettre en place un reporting public, pays par pays, des activités réelles de chaque entreprise multinationale, avec le chiffre d’affaires, le nombre d’employés… » détaille Quentin Parrinello, d’Oxfam. Une proposition reprise à son compte par Jean-Luc Mélenchon. En 2013, une telle publication d’informations avait été imposée aux banques, ce qui a permis de révéler notamment que la BNP Paribas faisait 175 millions d’euros de bénéfices aux îles Caïmans sans y avoir le moindre employé. En se basant sur ce reporting, les insoumis proposent d’appliquer ensuite ce qu’ils nomment « l’impôt universel » : « Pour toutes les entreprises actives sur le sol français, on regarde leurs activités à l’échelle mondiale et on applique un taux d’imposition à 25 %. On calcule la différence entre ce qu’elles ont payé effectivement à l’échelon international, et ce qu’elles auraient payé avec ce taux à 25 %. Sur ce montant, on récupère ensuite notre part française, en fonction de la part d’activité réelle », explique l’eurodéputée insoumise Manon Aubry, estimant à 28 milliards d’euros les montants ainsi récupérés.

En ce qui concerne les particuliers, la transparence est tout aussi nécessaire, notamment pour connaître les bénéficiaires effectifs de sociétés écrans et de trusts (véhicules d’investissements opaques) créés pour brouiller les pistes et échapper à l’impôt. La guerre en Ukraine et la difficulté de saisir les biens des oligarques russes ont d’ailleurs révélé cette opacité. L’ambition des ONG et de la gauche est donc de créer un registre centralisé des actifs des plus riches, parfois appelé « cadastre financier », afin d’exiger dans un second temps l’impôt dû. Ce qui nécessite d’obtenir les informations nécessaires auprès des paradis fiscaux ou en enquêtant pour retracer les flux financiers. Le système bancaire Swift, aussi mis en lumière par la guerre en Ukraine, peut être un outil utile dans ce sens. En plus d’être un moyen de bloquer les flux financiers vers les paradis fiscaux, comme cela a été fait vers la Russie, même si d’autres intermédiaires financiers sont possibles.

réduire le montant de la fraude fiscale

Ces paradis fiscaux ne sont, officiellement pour la France, qu’au nombre de 7 – 13 à l’échelle européenne. Ces listes ne comprennent pas les plus importants d’entre eux, en particulier ceux de l’Union européenne : le Luxembourg, Malte, l’Irlande ou les Pays-Bas. Tous les candidats de gauche à la présidentielle promettent ainsi d’établir une véritable liste. Ce qui pourrait permettre de les sanctionner, notamment en cas de non-transmission d’informations. Mais aussi de repérer et condamner beaucoup plus facilement les fraudeurs. « Dans le droit français, il existe, pour les pays sur la liste des paradis fiscaux, le renversement de la charge de la preuve : on considère qu’il y a fraude jusqu’à preuve du contraire. Si on fait une vraie liste, on va faire rentrer dans ce champ énormément de flux », précise ainsi Vincent Drezet, d’Attac. À cette liste, les communistes ajoutent la création d’un « organisme mondial de la finance, sous l’égide de l’ONU », précise le sénateur Éric Bocquet (lire notre entretien sur Humanite.fr).

L’ensemble de cet attirail législatif pourrait permettre de réduire considérablement le montant de la fraude fiscale, donc d’augmenter les recettes. Jusqu’à 80 milliards ? L’ambition paraît grande, mais le PCF comme la France insoumise prennent le pari. Ils veulent pour cela condamner aussi les intermédiaires, comme les avocats fiscalistes. Fabien Roussel ajoute une nouvelle arme de dissuasion : la peine de prison ferme pour les fraudeurs. Anne Hidalgo et Yannick Jadot se sont faits plus prudents, en tablant respectivement sur 6 et 10 milliards d’euros, « un objectif réaliste à court terme, même si le but est de tout récupérer », précise l’écologiste François Thomazeau. « L’important, c’est d’avoir enfin une volonté politique pour agir concrètement, espère Lison Rehbinder, de CCFD-Terre Solidaire.  Les recettes suivront. »

 


 

Eric Bocquet :
« Tout ce que l’État perd avec l’évasion fiscale
se transforme en dette »

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Malgré les scandales à répétition depuis une dizaine d’années, les fraudeurs fiscaux jouissent d’une quasi-impunité, dénonce Eric Bocquet. Autant de milliards qui pourraient servir à la transition énergétique ou encore à l’éradication des inégalités sociales, estime le sénateur communiste qui plaide en faveur de l’instauration d’un « organisme mondial de la finance »

Grande absente de la campagne pendant de longs mois, la lutte contre l’évasion fiscale s’est invitée dans le débat présidentiel, dans le sillage de la commission d’enquête sénatorial sur les cabinets privés. L’un d’eux, Mckinsey ne payant pas ses impôts en France. Avec son frère et ancien député Alain, le sénateur du PCF Éric Bocquet en a fait un cheval de bataille. L’auteur de Sans domicile fisc et de Milliards en fuite !, que le candidat communiste à la présidentielle Fabien Roussel nommerait à la tête d’un ministère dédié, donne à voir l’ampleur du phénomène et livre ses propositions pour y mettre un terme.

Où en est le combat contre l’évasion fiscale qui s’invite régulièrement à la une de l’actualité ?

Depuis l’affaire Cahuzac et les 15 scandales qui ont suivi, les choses n’ont pas fondamentalement changé. Ils suscitent de l’émotion pendant quelques jours puis le soufflé retombe. D’ailleurs, la dernière affaire, les Pandora papers qui éclabousse notamment des politiques comme Dominique Strauss-Kahn, n’a rien modifié. Quant aux Openlux qui ont révélé en février 2021, comment quelque 55 000 sociétés offshore détenaient 6 050 milliards d’euros au Luxembourg, cela a été pareil. Avec les Gafam qui négocient leurs impositions avec les États, on tombe dans l’indécence. Amazon, par exemple, a explosé son chiffre d’affaires durant la pandémie - 44 milliards d’euros en 2020 – et, grâce à sa filiale au Luxembourg, n’a rien payé comme impôt. Force est de constater que le système d’évasion fiscale n’est pas remis en cause, il est même en plein boom. Au sein de l’Union européenne, la fraude dépasse les 1 000 milliards d’euros. Rendez-vous compte, c’est six fois son budget annuel ! Avec cet argent on pourrait régler bien des problèmes : assurer les investissements nécessaires à la transition énergétique, éradiquer les inégalités sociales et la question de l’accueil des migrants ne se poserait même plus.

L’affaire McKinsey, ce cabinet de conseil qui a bénéficié de multiples commandes l’État sans payer ses impôts en France, est-elle révélatrice ?

Absolument. C’est une tendance libérale à l’œuvre depuis 40 ans : affaiblir les capacités de l’État pour laisser place à des cabinets privés qui, en retour, ne payent même pas leurs impôts en France. Les responsables font d’ailleurs montre d’hypocrisie. Après les Pandora papers, Bruno Le Maire s’était dit choqué, indigné, mais aucune action concrète n’a été engagée, notamment concernant sur le listing des paradis fiscaux. Sans compter que les moyens de contrôles n’ont cessé d’être affaiblis, la direction générale des Finances publiques (DGFIP) a perdu 38 000 emplois en 20 ans. Et ce alors que ces affaires affaiblissent le consentement à l’impôt et donc notre République. Je suis un militant de l’impôt juste, progressiste et auquel personne n’échappe. Notre pays poursuit une personne qui vole un paquet de pâtes pour se nourrir et devrait négocier l’impôt avec des GAFAM et leurs armées d’avocats fiscalistes ?

Quel lien peut-on établir entre l’évasion fiscale et la question de la dette ?

C’est un peu la face B. Tout ce que l’État perd avec l’évasion fiscale se transforme en dette. D’ailleurs, pour les marchés financiers, la dette n’est qu’un levier pour discipliner les États, les contraindre dans leurs dépenses sociales et s’assurer une mainmise sur la marche du monde. Je vois deux pistes pour sortir de leurs griffes. D’abord que la Banque centrale européenne prête elle-même aux États. Ensuite, solliciter l’épargne des Français, 5 600 milliards d’euros, pour lancer des bons du trésor. Être financé par les marchés privés, des grandes banques, des fonds de pension n’est pas une fatalité.

Quel rôle jouent les nouvelles technologies dans ces circuits où se mêlent recettes de l’évasion et argent sale ?

C’est le paradis pour les fraudeurs ! Alors que la monnaie est un attribut de souveraineté au même titre que les institutions, les cryptos monnaies ne sont pas adossées à un État. Or laisser se développer des systèmes financiers parallèles, sans régulation, ouvre la porte à tous les trafics et contournements possibles. Déjà que dans le système bancaire régulé, les flux illicites prospèrent, alors le bitcoin… S’y retrouve l’argent des trafics d’arme, de la drogue, de la prostitution. Cela se fait en toute opacité via des transactions à la picoseconde.

La guerre en Ukraine amplifie l’instabilité économique, fragilisant d’autant plus la santé financière des États. Cette situation rend-elle impérieuse l’instauration d’un « organisme mondial de la finance », que vous proposez dans « Milliards en fuite ! » ?

Nous devons repenser nos rapports économiques et financiers à l’échelle planétaire. Avec la guerre en Ukraine, nous voyons au grand jour les interconnexions entre les États autoritaires et le monde de la finance. Il devient urgent de ne plus laisser les affaires financières aux seules mains des financiers. C’est un enjeu mondial et nous devons nous doter d’un tel organisme, sous l’égide de l’ONU, car la finance n’est qu’un outil qui doit être mis au service de l’humain. Le problème c’est qu’avec cette économie libérale et dérégulée, elle est devenue un but en soi. Même l’arrêt de l’économie durant la pandémie n’a eu d’impact sur ce fléau.

publié le 25 mars 2022

Conditionner le RSA à une activité ?
« Il faudrait que Macron vive la pauvreté pour savoir ce que c’est »

Faïza Zerouala sur wwwmediapart.fr

Six bénéficiaires du RSA réagissent à la proposition avancée par le candidat Macron de lier le versement du revenu de solidarité à un minimum d’activité. « Il faudrait qu’il vive la pauvreté pour savoir ce que c’est », s’indigne une jeune coiffeuse de formation. « Ça va se faire au détriment des travailleurs », s’inquiète surtout Romain, ex-ingénieur.

La proposition avancée par le candidat Macron de conditionner le RSA à l’exercice d’une activité de 15 à 20 heures par semaine passe mal. Un euphémisme. Interrogé par France Inter, Richard Ferrand, le président LREM de l’Assemblée nationale, a précisé mercredi qu’il ne serait « pas question d’activité obligatoire ». Très peu de détails ont filtré sur la mise en œuvre concrète de la mesure, mais Mediapart a surtout voulu sonder les concerné·es. Paroles de six bénéficiaires.

Sylvain, 58 ans, Aubervilliers. À 58 ans, Sylvain a longtemps exercé la profession de plombier. Après deux infarctus, deux AVC, il y a une dizaine d’années, il a récemment subi une opération pour déboucher ses artères, « comme pour les canalisations ». Il rit de ce clin d’œil mais beaucoup moins de la proposition d’Emmanuel Macron de conditionner le RSA à l’exercice d’une activité de 15 à 20 heures hebdomadaires. Il ne peut plus pratiquer la marche comme jadis, certains de ses orteils sont nécrosés et il en a perdu des bouts. Bref, il a le corps en vrac.

Avec ses multiples problèmes de santé dont il se sent responsable (« j’ai trop travaillé, été trop stressé et j’ai trop fumé »), Sylvain se demande bien ce qu’il pourrait faire en échange de ses 477 euros mensuels.  

Au quotidien, et c’est une évidence de le rappeler, toute dépense est millimétrée. Son loyer s’élève pour un F2 à 175 euros après les APL. Il paye 34 euros d’EDF et 5 euros pour une association citoyenne. « Être au RSA, c’est invivable. Vous regardez la moindre dépense, le cinéma et tous les loisirs, c’est fini. Et j’ai pas intérêt à avoir mon frigo ou ma machine qui lâche, impossible de faire un crédit. Je suis coincé, je ne peux rien faire. » Il tapote sa poche de pantalon et dit qu’il n’a rien dedans, pas même un euro.

Pour la nourriture, cela lui coûte 50 euros par mois pour recevoir des barquettes de nourriture via le centre communal d’action sociale de la ville. Les portions sont légères, dit Sylvain, mais il s’en contente. Parfois, il vient compléter à Épicéa. Avec son Pass Navigo gratuit, il en profite pour bouger un peu, aller prendre l’air au parc de la Courneuve.

Sylvain a bien rempli un dossier à la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) pour faire reconnaître son handicap mais il se balade dans la nature depuis trois ans. Il pense que le département est submergé et que sa demande s’est noyée au passage.

À la grande époque, quand il travaillait tout le temps, il touchait 3 000 euros net. « C’est dur de basculer. Avant, j’avais une voiture et j’aurais pu partir en vacances si j’avais voulu. Tout ça, c’est fini. »

Son emploi aidé, entre 2014 et 2019, à l’épicerie sociale et solidaire Épicéa installée à deux pas de la mairie d’Aubervilliers, lui a vraiment plu. Il faisait un peu de ménage ou de bricolage. Assis dans la cuisine jaune vif, il montre son œuvre. C’est lui qui a repeint tous les locaux. Et il pouvait utiliser la machine à laver et prendre une douche ici car il a vécu à un moment dans un squat insalubre. « Ça me sauvait … »

« Puis Macron m’a viré. Je touchais 800 euros et j’étais bien. Mais il a préféré supprimer les emplois aidés. Il a créé ses propres pauvres. Et maintenant, il veut qu’on fasse 15 à 20 heures de bénévolat. Mais dans quoi ? On va se débrouiller si c’est obligatoire mais, à mon âge et avec ma santé, c’est infaisable. »

Le militant communiste attend tout de même de voir ce qu’Emmanuel Macron va proposer concrètement. « Et il n’a pas intérêt à me dire de traverser la rue… »

Rebecca*, 31 ans, Aubervilliers. Dans la même épicerie sociale et solidaire Épicéa, une bénévole tend une barquette de viande à une bénéficiaire, les morceaux de bœuf ont un peu noirci. Mais Rebecca* s’en fiche et la récupère sans sourciller. « Il suffit de couper les bouts noirs, ce sera très bien. » Les astuces pour cuisiner sans gâcher sont son quotidien. Elle prépare une très bonne soupe à base des épluchures de légumes. La mère de famille de 31 ans a un fils de 2 ans et une fille de 12. Et avec son conjoint, ils touchent le RSA « couple » depuis fin 2021.

Pendant qu’elle allaite son petit, Rebecca raconte son parcours sinueux. Elle est coiffeuse de formation mais aussi percluse d’allergies diverses et atteinte d’un asthme sévère. Impossible pour elle d’être en contact avec les produits chimiques capillaires. Ses problèmes de dos, de bassin et de cervicales lui interdisent toute station debout prolongée. Cela ajouté à ses soucis personnels, elle n’a pu travailler. Elle touche le RSA jusqu’en 2019, puis il est suspendu car son conjoint gagne trop à l’époque.

Mais ce dernier travaille dans l’événementiel, alors la crise sanitaire lui est fatale.

Il se retrouve au chômage et arrive en fin de droit en juillet 2021. Après quelques péripéties administratives, le couple touche 713 euros de RSA et 600 euros de prestations diverses (APL, allocations familiales et prestation d’accueil du jeune enfant).

Le loyer s’élève à 1 040 euros. Chaque mois, il faut s’acquitter de 124 euros pour l’EDF ou encore 60 euros d’assurance habitation sans compter les autres charges incompressibles comme les 30 euros d’Internet ou 40 euros pour l’eau. Le couple a aussi cumulé environ 4 000 euros de dettes de loyer, qu’il rembourse à hauteur de 172 euros par mois. Il ne reste presque rien ensuite.

Tout est bon pour améliorer le quotidien. Elle coupe elle-même les cheveux de ses enfants et veille sur les groupes Facebook de la ville où des dons de vêtements sont proposés. Elle récupère des paniers solidaires donnés par le Parti communiste et elle vient faire ses courses à Épicéa. Avec une amie, elle aussi en difficulté, elles s’échangent des denrées alimentaires en fonction de ce qu’elles arrivent à se procurer. Son père, qui touche une retraite de 1 200 euros, l’aide tant bien que mal en payant son forfait téléphonique.

Ce 20 du mois, il lui reste 10 euros. Elle ne fera pas sa prise de sang pour vérifier son anémie, à quatre euros non remboursés.

Rebecca explique qu’elle attend que son dernier aille à l’école maternelle en septembre pour se remettre à chercher du travail activement. « Je ne peux pas payer une nounou. Ça coûte quoi ? 400, 800 euros ? Je ne les ai pas et quel intérêt si je gagne 1 200 euros de tout dépenser en frais de garde et de ne plus m’occuper de mes enfants ? »

La proposition du candidat Macron d’imposer une activité aux bénéficiaires du RSA l’agace. « Je n’ai pas l’impression de rien faire, je m’occupe de mes enfants, de la maison, c’est un travail en tant que tel. Je cours entre les Restos du cœur, Épicéa et tout le reste pour avoir de quoi nourrir mes enfants. »

« Macron pense comme tout le monde que mère au foyer, c’est rien. Si je dois en plus faire du bénévolat je le mets où sachant qu’il va aller à l’école que le matin ? Ça veut dire que je dois les mettre à la cantine ? »

Rebecca n’en revient pas. Elle a le sentiment que le président-candidat « veut nous descendre encore plus bas, nous, les plus pauvres. Pour lui, on est des bons à rien mais il faudrait qu’il vive la pauvreté pour savoir ce que c’est ».

Romain, 35 ans, Marseille. Allocataire depuis quatre ans, il perçoit 400 euros. Cet ancien ingénieur a arrêté de travailler dans son secteur car il a déménagé puis rencontré des difficultés à trouver « un type d’emploi qui correspond à ses critères », « avec des conditions de travail satisfaisantes, un semblant d’éthique dans le travail et qui ne me prenne pas tout mon temps pour faire de l’associatif en parallèle ».

Il souligne que son profil est atypique puisqu’il a fait des études et surtout a « pas mal d’argent de côté, ce qui est un sacré confort même si je ne l’utilise pas ». Avec 400 euros par mois, un loyer du même montant et 250 euros d’APL, il explique s’en sortir car il est habitué à dépenser très peu.  

Il regrette que la mesure annoncée par le candidat LREM soit encore floue, entre activité, bénévolat et formation, et ne sait toujours pas comment analyser les conséquences d’un tel bouleversement. « De prime abord, je l’ai vu comme une mesure démagogique dans la perspective d’un duel avec l’extrême droite, donc jamais mise en œuvre. Je me suis dit ensuite qu’il serait compliqué de former tous les bénéficiaires du RSA. Je commence maintenant à me dire que la mise en place se fera de manière violente, surtout dans un contexte où les entreprises prétendent avoir des difficultés à recruter, elles vont profiter de cette main-d’œuvre. Cela va se faire au détriment des travailleurs. »

Marion, 33 ans, Marseille. Elle a commencé à travailler à l’âge de 18 ans dans la vente et la restauration, puis à la fin 2020, elle s’est lancée dans une reconversion dans le marketing. Elle s’est formée à la communication digitale, mais peine à trouver un contrat. Elle est sur la piste d’un poste, en intérim « hélas ». Donc, en attendant de décrocher un contrat, elle touche 565 euros de RSA depuis fin 2020, après un an de chômage.

Comme tous les autres bénéficiaires, elle est agacée de l’image qui colle à la peau des bénéficiaires du RSA, et choquée « qu’on flique les personnes qui ont les minima sociaux pour vivre et qu’on entretienne l’idée que les personnes qui en bénéficient sont des flemmards. Les fraudes sociales sont infinitésimales en plus. Castex a parlé de travail d’intérêt général, comme si on avait commis un délit ! Il n’y a rien de simple, rien d’amusant, rien de jouissif là-dedans, c’est insupportable ».

Au quotidien, Marion refuse les sorties avec ses ami·es. Une fois par mois, elle s’autorise un restaurant, où elle sait qu’elle ne dépassera pas les 20 euros. Il est impensable de s’autoriser de l’alcool. Ces réflexes de survie, elle les a intégrés de longue date : « Je viens d’un milieu précaire, ma mère était au RMI. »

Marion ne se fait pas encore trop de souci. Elle pense qu’elle va finir par trouver quelque chose. Elle a commencé à rembourser les 6 000 euros de son prêt étudiant, à hauteur de 100 euros par mois. Car elle ne paye plus de loyer comme son immeuble a été déclaré en péril. « Je me sens moyennement en confiance mais je ne peux pas déménager car je n’en ai pas les moyens et personne ne me louera rien. »

Elle ne décolère pas face à cette proposition de travailler 15 à 20 heures par semaine.

« J’ai la chance d’être en ville, mais une personne excentrée devra payer l’essence pour se rendre sur son lieu de travail, de formation ou de bénévolat ? Ce sera quoi ? Un stage ? Un service civique sans limite d’âge jusqu’à 65 ans ? Vraiment, ça commence à se voir qu’on veut détruire les acquis sociaux. »

Par ailleurs, elle se demande comment conjuguer cela avec le reste. « Oui, dans l’absolu, je devrais avoir 15 et 20 heures de libre mais si on m’oblige à faire ça, ce serait compliqué pour moi de continuer à chercher du travail. Les associations n’ont pas à jouer le rôle du gouvernement. S’il y a des postes à 15 heures libres, ils devraient nous payer au Smic et pas un mi-temps à 500 euros. »

Surtout, la jeune trentenaire a déjà fait du bénévolat. Elle a aidé l’année dernière le site Covidliste qui répertoriait, au tout début de la campagne vaccinale, les doses de vaccins disponibles. « Je l’ai fait de mon plein gré car j’avais le temps, la volonté et l’espace mental pour le faire. Là, il y a un problème d’éthique autour du travail forcé. On me donne l’impression d’être un parasite, une bagnarde qui va se retrouver forçat. »

Par ailleurs, Marion ne s’explique pas pourquoi personne ne souligne que le marché du travail est presque saturé. Sans compter que l’accompagnement laisse parfois à désirer. Ainsi s’est-elle vu proposer une formation en boucherie.

La jeune femme déplore « cette culpabilisation » des personnes précaires et rappelle surtout qu’elle a déjà des obligations, notamment ses rendez-vous avec sa conseillère Pôle emploi. Elle a connu par exemple une suspension de RSA car elle n’avait pas envoyé à temps un papier sur son projet de retour à l’emploi à la Caisse d’allocations familiales.

Damien*, 40 ans, des Alpes-Maritimes. Cet ingénieur du son compte sur le RSA pour vivre depuis quatre ans : 497 euros chaque mois. Il a perdu son logement en région parisienne à cause de la crise sanitaire, et depuis est hébergé dans le Sud, où il s’acclimate mal. Ici, la politique de lutte contre la fraude est importante et les obligations nombreuses. Il a écopé d’une suspension car il a raté un atelier facultatif, assure-t-il. « On a juste droit à deux jokers. Moi, j’ai refusé de faire chauffeur-livreur car je n’ai pas conduit depuis 20 ans, et la restauration car j’ai des douleurs au dos. »

Damien vit très chichement, avec 143 euros précisément. Car il donne chaque mois 350 euros à sa mère qui pense qu’il gagne bien sa vie. « Je ne lui ai pas dit que je suis au RSA. » De stress, il s’est remis à fumer. Beaucoup. Ce qui lui coûte fort cher.

De prime abord, la proposition macroniste ne le réjouit pas. « C’est une guerre politique avec nous en plein milieu. On sert de chair à canon. »

Seulement, après réflexion, Damien n’est pas opposé à l’idée de demander aux bénéficiaires de s’acquitter d’une tâche bénévole, « même si ça fait un peu réactionnaire ». « Je pense qu’il faudrait créer un Emmaüs laïque, que les bénévoles puissent s’occuper des gens perdus dans le RSA, les démarches, etc. Encadré par des gens qui vous comprennent sans être montré du doigt, je ne serais pas contre. Il faut que les pauvres s’aident entre eux… »  

Fatiha, 61 ans, Dunkerque. Elle n’a pas attendu Emmanuel Macron pour faire du bénévolat, dit-elle. Responsable du groupe ATD Quart Monde de Dunkerque depuis 2010, elle raconte avoir cinq pages de son CV remplies par ses activités bénévoles. « Je fais ça du lundi au dimanche, ça ne changera rien pour moi. Mais si Macron fait ça, le RSA ne sera plus un droit et cela ne sera plus du bénévolat mais une obligation… »

En plus d’ATD Quart Monde, Fatiha s’occupe de distribuer de la nourriture aux migrant·es, des personnes âgées auxquelles elle rend visite deux fois par semaine grâce au CCAS de la ville. 

Cette sexagénaire a quatre enfants. Sa dernière vit avec elle et l’aide dans le quotidien. Fatiha touche 497 euros de RSA, pour 656 euros de dépenses nécessaires. « Ma fille qui touche son petit chômage de 366 euros me donne ce qui manque, soit 158,80 euros. Si je n’avais pas ma fille avec moi je vivrais dans la peur d’être expulsée. Ça fait trois ans que j’ai demandé un logement plus petit pour déménager. Elle est où ma dignité ? Qui s’en préoccupe ? Je ne veux pas que ma fille gâche sa vie à rester chez moi pour payer le loyer mais je n’ai pas le choix. »

Fatiha le répète à plusieurs reprises, elle veut rester active, mais pas qu’on l’oblige à le faire. Elle rappelle tous les obstacles qui se dressent face à elle et ses difficultés à s’insérer dans le monde du travail. Les contreparties au RSA ne règleront pas son problème, pense-t-elle. « Je préférerais travailler que dépendre du RSA. Mais je suis épileptique, je ne peux pas être avec les enfants, face à de la chaleur ou des produits ménagers car cela pourrait déclencher des crises, comme cela est arrivé par le passé. » Fatiha s’est formée au secrétariat, en vain.

Elle fait ce qu’elle peut, a suivi de mars 2020 à mars 2021 une formation expérimentale dans l’animation sociale, lancée par ATD et rémunérée pendant 9 mois (OSEE, pour oser les savoirs d’expérience), qui valide le savoir acquis sur le terrain. Elle a perdu 122 euros par mois sur son RSA et ses APL. Elle dénonce la maltraitance institutionnelle déjà subie quand on touche les minima sociaux. « La dame de Pôle emploi m’a dit de ne pas le faire. Elle m’a dit : “À votre âge, restez chez vous.” Mais à 62 ans, je ne suis pas une incapable. »

* Ces prénoms ont été modifiés à la demande des intéressé·es.  Une modification concernant le dossier MDPH de Sylvain a été effectuée le 24 mars.


 


 


 

 

Comment l’attaque contre le RSA nous mettra tous à terre

Rob Grams  sur www.frustrationmagazine.fr/

Dans cette campagne présidentielle lamentable, la compétition semble se faire sur qui fera la proposition la plus abjecte. C’est donc Valérie Pécresse qui, la première, avait lancé l’obscénité : conditionner l’allocation du RSA à du travail non salarié. 15 heures par semaine disait-elle. C’était sans compter Emmanuel Macron, notre thatchérien bas de gamme piqué au vif, qui a renchéri comme dans une scène de ventes aux enchères tirée d’un mauvais film : oui, les forcer à travailler, mais entre 15h et 20 heures par semaine.  Que vous soyez ou non allocataire du RSA, cette mesure risque de vous faire sérieusement morfler, mais nous avons encore quelques semaines pour tenter d’empêcher ça… 

L’objectif de faire travailler les gens en contrepartie du RSA, n’est pas juste celui, parfaitement ignoble, d’humilier les ultra-pauvres, les précaires, les chômeurs sans droits, les SDF, les jeunes, les gens fracassés par la vie qui ne sont plus en mesure de travailler. Il n’a pas pour simple vue de conforter les franges les plus ignares des franges bêtement droitières et bourgeoises de la population dans leur vision stéréotypée et facile d’allocataires du RSA fumant des joints devant des documentaires animaliers, grassement nourris et logés sur l’argent du contribuable. 

Il poursuit un second objectif, tout aussi grave que le premier : réduire le prix du travail à des niveaux en-dessous du seuil de subsistance. Car faire travailler en échange d’une allocation, ce n’est plus une aide sociale, c’est un nouveau type de contrat de travail, un contrat où l’on fera travailler les gens à des salaires qui ne leur permettent même pas de manger et de se loger. On a donc ici une des plus offensives les plus violentes de la bourgeoisie depuis au moins un siècle. 

La réforme du RSA : la création d’un nouveau salaire minimum à moins de 500 euros par mois

Car dans un pays qui connaît un chômage de masse (environ 7,4%, auxquels il faudrait rajouter les nombreux radiés injustement) en raison des politiques lamentables de Macron, de sa clique de bourgeois, et de ses prédécesseurs du Parti Socialiste, faire travailler de force pour des tarifs grotesques (moins de 7 euros de l’heure donc) les ultra-pauvres remplit une fonction : remplacer les emplois nécessitant peu ou pas de diplôme, normalement payés au SMIC, par des faux emplois, se rapprochant du travail forcé que l’on retrouve dans les dictatures très archaïques. 

On retrouve un peu ce genre de dynamiques avec les stages étudiants : alors que l’on fait croire qu’ils sont censés bénéficier aux étudiants, ils permettent de remplacer et de mettre en concurrence les jeunes arrivants sur le “marché du travail” par des stagiaires dociles, sous payés, à qui l’on apprend que se faire exploiter est une chance et une opportunité. Cela permet donc de faire drastiquement baisser les salaires à l’embauche de ces jeunes, ainsi que leur capacité de négociation et d’exigence, et donc, à moyen terme, de faire baisser le revenu des travailleurs en général.

Pourquoi embaucher quelqu’un au SMIC quand on peut avoir des travailleurs pour 7 euros de l’heure ?

Même chose pour les services civiques, dispositif créé en 2010 par Martin Hirsch sous Nicolas Sarkozy, censé favoriser “l’engagement de citoyenneté” des “jeunes de 16 à 25 ans” mais qui font en réalité passer pour du volontariat la situation de jeunes qui, ne trouvant pas de travail (comment en trouver si les postes ont été transformés en stages et en service civiques ?), n’ayant même pas encore l’âge pour toucher le RSA, sont donc obligés d’accepter de travailler pour 473 euros par mois. 

De la même manière : faire travailler les gens au RSA, c’est mécaniquement mettre beaucoup plus de gens au RSA. Car pourquoi embaucher quelqu’un au SMIC quand on peut avoir des travailleurs pour 7 euros de l’heure ?Comme le soulignait à raison un internaute, faire travailler 20h par semaine le 1,95 million d’allocataires du RSA revient à trouver chaque mois 160 millions d’heures de travail. Où sont-elles alors que partout on cherche du boulot ? La réponse est simple : chez ceux et celles qui travaillent déjà. 

Ainsi transformer le RSA en un salaire en-dessous des minimas sociaux ne vise pas que les personnes au RSA, il cible l’ensemble des travailleurs en participant à une baisse généralisée des salaires

Il permet également un net renforcement du rapport de force favorable à la bourgeoisie en rendant quasi-impossible la démission, déjà très compliquée en temps normal. Macron avait promis que nous pourrions toucher le chômage en cas de démission, ce n’est évidemment pas le cas (ou du moins il faut lire les astérisques pour comprendre les conditions délirantes dans lesquelles cela est possible). Le RSA est donc la seule garantie de pouvoir éventuellement subvenir à ses besoins vitaux si vous avez besoin de démissionner face à une situation insupportable. Avec cette mesure, vous saurez désormais que si vous démissionnez, vous ne quitterez votre travail que pour en trouver un autre, ou vous serez également exploités mais cette fois pour moins de 500 euros par mois. 

Le chômage est un job à plein temps

En dépit d’un fantasme droitier où le chômage et le RSA seraient un loisir de oisif, beaucoup de gens cherchent du boulot et n’en trouvent pas. Trouver un travail dans ce pays où la bourgeoisie règne en maître, impose toutes ses règles, tient du parcours du combattant et ce, à tout âge et presque à tous niveaux de diplôme.  

C’est évidemment quelque chose que les bourgeois et les macronistes (ce sont les mêmes) font semblant d’ignorer puisqu’ils n’ont jamais eu besoin de se bouger pour trouver un emploi : ça leur tombe dans les mains grâce au piston (on dit “réseau” chez eux) depuis qu’ils ont 20 ans.

Donc chercher un boulot, à considérer qu’on soit apte au travail, et ce n’est pas toujours le cas lorsque l’on est au RSA (pas seulement pour des raisons physiques, qui semblent être les seules parfois acceptées par les droitards) est un travail à plein temps. Car oui : écrire et envoyer des lettres de motivations et des CV (surtout lorsqu’on est pas à l’aise avec l’informatique), passer des tas d’entretiens humiliants, faire des tonnes de rendez-vous inutiles de flicage au Pôle Emploi et des formations abrutissantes, se déplacer en direct dans les entreprises pour quémander un emploi…tout ça prend un temps et une énergie folle, que l’on a pas si l’on travaille en plus 20 heures par semaine. 

Un projet qui traduit la nullité en économie de nos dirigeants

La vision du chômage comme un choix individuel montre bien le désintérêt complet et la parfaite nullité des bourgeois dans le domaine de l’économie (qu’ils confondent avec le “business”).  Ou à minima leur profonde mauvaise foi.  Le niveau de chômage d’un pays dépend évidemment de tendances macroéconomiques lourdes, de politiques économiques et de rapports de force entre les travailleurs et le capital. Quand après 2008 le chômage explose, sans d’ailleurs jamais retrouver depuis son niveau antérieur, ce n’est pas parce que la crise des subprimes aurait subitement déclenché chez les gens une immense vague de flemme et de fainéantise. Et lorsque les Grecs furent touchés de plein fouet avec d’un coup plus de 50% de chômage chez les jeunes ce n’est pas parce qu’ils avaient tous collectivement décidé de prendre une année sabbatique ! A quel degré de bêtise faut-il être pour penser ça ?

Ainsi transformer le RSA en un salaire en-dessous des minimas sociaux ne vise pas que les personnes au RSA, il cible l’ensemble des travailleurs en participant à une baisse généralisée des salaires. 

Le taux de chômage et le nombre d’allocataires du RSA a autant à voir avec la motivation de ces derniers que le prix de l’essence à la pompe en a avec la vôtre quand vous allez à la station-service : on ne rend pas responsable un individu victime d’une situation économique nationale ou mondiale. 

Dans cette logique, la transformation, en 2009 du RMI (le Revenu Minimum d’Insertion, créé sous le gouvernement de Michel Rocard en 1988) en RSA (Revenu de Solidarité Active) c’est-à-dire un an après le début d’une crise économique gravissime, avait déjà porté un premier coup de semonce à cette aide sociale, en renforçant le flicage des allocataires (obligations de pointage à Pôle Emploi, de s’inscrire à des formations inutiles etc.), rendant les concernés responsables de leur situation. 

Ne pas être apte à travailler, ou ne pas pouvoir gagner sa vie grâce à son travail, ce n’est pas être un fainéant  

L’idée répandue par des bourgeois sans aucun vécu, qui gagnent leur vie en faisant bosser les autres, que les allocataires du RSA seraient des “fainéants” ne résiste pas deux secondes à l’épreuve de la réalité.

Voici quelques exemples, parmi des milliers d’autres, où l’on peut être au RSA :

Vos enfants en bas âge viennent de mourir dans un accident de voiture. Les macronistes avaient voulu faire baisser le congé deuil d’un enfant de 12 à 5 jours avant de se rétracter devant le tollé. Dans le réel, endurer un deuil ne prend ni 12, ni 5 jours. Vous “décidez” alors de démissionner – vous ne toucherez pas le chômage, puisqu’on le touche pas quand on démissionne. Vous êtes donc au RSA. Est-ce qu’il est normal de vous forcer à bosser ?

Les SDF, 300 000 en France, on les force à bosser?  Les personnes qui ont eu un problème avec la drogue et qui essayent doucement d’en sortir, on les force à bosser ?

Les meufs harcelées sexuellement au taff, qui savent qu’elles n’ont aucune chance aux prud’hommes et qui décident donc de poser leur démission, on les force à bosser ?

Les agriculteurs qui bossent 80 heures par semaines mais qui gagnent pas un rond, on les fait bosser 20 heures de plus ?  Les personnes qui ont un problème de santé (environ 40% des bénéficiaires du RSA) ou un problème de dépression (environ 36% des bénéficiaires du RSA), on les force à bosser ?

Et les plus âgés en fin de droits ? Ceux qui n’ont pas encore 65 ans, le futur âge de départ à la retraite avec Macron, mais qui ne trouveront quand même plus de boulot parce que les employeurs leur riront au nez et qu’ils sont épuisés, on les force à bosser ?

J’ai moi-même été au RSA quelques mois. Je venais de finir mes études, et je n’avais plus droit à rien, si ce n’est à rembourser mon prêt étudiant. Au bout d’un mois et demi j’avais trouvé un job (ce qui est une chance). Sauf que paf, nous sommes en mars 2020 : Macron annonce le confinement généralisé. Mon employeur décale mon entrée jusqu’à nouvel ordre – 3 mois donc. Qu’est ce que j’étais censé faire selon les bourgeois ? Demander le RSA a-t-il fait de moi un fainéant ? J’aurais dû manger des racines pendant 3 mois et déménager dans un carton ? Ou bien aller à leurs travaux forcés et me mettre en danger ainsi que mes proches ?

Voilà les réalités derrière les a priori moisis de cette bourgeoisie cruelle, ignare, hors-sol, cynique à en crever. 

Pas envie de bosser ? Et alors ?

Mais allons plus loin. Quand bien même une minuscule minorité “profiterait” du RSA, refusant de se tuer à la tâche pour le capital, de faire des jobs pourris, inintéressants, nuisibles pour l’environnement et pour l’intérêt commun, et alors quoi ? 500 euros c’est peu dire que ce n’est pas la grande vie : on sait que cet argent sera entièrement dépensé et donc réinjecté dans l’économie. En quoi cela serait si grave ? Leur absence de travail – et encore faudrait-il accepter la définition capitaliste du travail qui ne valorise que ce qui a une valeur marchande, c’est-à-dire une valeur pour le capital, car donner de son temps pour des associations c’est du travail, le travail domestique c’est du travail, écrire pour Frustration c’est du travail… – ne serait pas “récompensée”, on donnerait simplement à ces derniers de quoi se nourrir ! 

En quoi cela serait plus grave que le fonctionnement du capitalisme où les riches ne gagnent de l’argent ni par leur travail, ni par leurs efforts ou leur “mérite” mais par leur propriété, c’est-à-dire en faisant bosser les autres et en volant le fruit de leur travail ? Bernard Arnault cumule plus de 150 milliards d’euros, soit 25 millions d’années de RSA, et le problème ce serait des personnes qui n’ont pas de quoi se nourrir et se loger et à qui on donne 500 euros par mois ? 

Il est plus qu’urgent que nous leur fassions changer de priorité.

publié le 17 mars2022

Procès pour travail dissimulé. La peine maximale requise contre Deliveroo

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Après cinq jours d’audience devant le tribunal correctionnel de Paris, la procureure a demandé la première condamnation pénale pour « travail dissimulé » contre la plateforme. Elle a requis l’amende maximale de 375 000 euros contre la société, ainsi que des peines d’emprisonnement avec sursis contre trois de ses anciens dirigeants. Décryptage d'un réquisitoire implacable.

À la barre, les prévenus n’ont pas vraiment la fière figure conquérante des hérauts de la start-up nation. Poursuivis pour travail dissimulé, deux anciens directeurs généraux de Deliveroo France et le directeur des opérations ont fait face à des quantités de documents, si ce n’est de preuves, de la subordination à laquelle sont soumis les milliers de livreurs travaillant pour la plateforme pour la période 2015-2017.

Les peines encourues sont lourdes. En ce dernier jour de procès, la procureure a requis le maximum contre l’entreprise : 375 000 euros d’amende, sans parler des arriérés de cotisations de 9,7 millions d’euros que réclame l’Urssaf et d’éventuels dommages et intérêts pour les parties civiles. Les deux principaux dirigeants risquent un an de prison avec sursis et cinq ans d’interdiction de diriger une entreprise avec sursis.

Leur stratégie de défense est simple : renvoyer la responsabilité soit à la maison mère de Londres, seule apte à les entendre, à prendre les décisions d’importance, soit aux maladresses de « petites mains », mais ce n’était pas de leur ressort. « Vous aviez un salaire annuel de 100 000 euros, sans parler des bonus et des stock-options. Mais, concrètement, vous faisiez quoi, chez Deliveroo ? » s’est ainsi agacée la procureure lors des interrogatoires. Ce qui lui a valu une nouvelle réponse d’une vacuité consommée sur le rôle de « general manager dans une entreprise matricielle ».

La défense de Deliveroo, comme personne morale, n’est guère plus conquérante, à part quelques bravades mettant en exergue la connivence de l’entreprise avec l’actuel président de la République et sa ministre du Travail.

Une géolocalisation constante

« On sent qu’ils s’attendent à une condamnation mais qu’ils veulent la limiter, et souligner auprès du tribunal que s’il y a eu quelques erreurs, c’est du passé, et que cela ne doit pas remettre en cause le système actuel », explique Me Mention, avocat de 111 livreurs constitués partie civile, lors d’une interruption d’audience. Deliveroo prend néanmoins l’affaire très au sérieux.

Si le PDG William Shu n’a pas daigné se déplacer, au grand déplaisir de la cour, la défense est représentée par pas moins de 14 avocats. Et une grosse demi-douzaine de salariés du siège londonien, ainsi que le responsable de la communication, assistent à chaque audience.

Les indices de la subordination sont ici légion. Ils font suite à une longue enquête de l’inspection du travail, suivie de celle de l’Office central de lutte contre le travail illégal. Pour le parquet, la méthode est simple, il s’agit de reprendre ce qui, en droit du travail, définit le lien de subordination caractéristique du salariat, à savoir qu’un employeur donne des ordres et des directives, contrôle l’exécution d’une tâche et exerce un pouvoir de sanction. « Nous avons des éléments matériels démontrant que les ­livreurs étaient obligés de porter la tenue, que Deliveroo exigeait d’eux des gestes métier comme enlever son casque et avoir le sac à dos au bras lorsqu’ils entraient dans un 6restaurant », énumère à la barre l’inspection du travail. Le contrôle s’exerçait, lui, de plusieurs façons : par les restaurateurs, qui pouvaient dénoncer à la plateforme les livreurs en cas de faute ; par les « ambassadeurs », ces livreurs privilégiés et véritables « yeux » de Deliveroo sur le terrain ; et par le service support, qui pratiquait une géolocalisation constante, contrôlait les absences, les retards… De nombreux messages ont été présentés : un livreur est réprimandé car il est jugé trop lent, un autre pour avoir dévié de l’itinéraire imposé par l’application, ou est appelé parce que cela fait trop longtemps qu’il attend au restaurant ou devant chez le client.

Il ne faut dire ni « salaire » ni « rémunération »

Quant à la sanction, l’inspection du travail a « pu établir qu’il y avait bien un système de sanctions progressif : de l’avertissement oral, puis écrit, à la déconnexion de plusieurs minutes et plusieurs jours, avec obligation de contacter le référent de zone avant reconnexion. Jusqu’à la résiliation du contrat », a témoigné la représentante de la Direccte Île-de-France.

Un livreur est réprimandé car il est jugé trop lent, un autre pour avoir dévié de l’itinéraire imposé par l’application.

Il y a aussi les abus. Les parties civiles ont versé au dossier des e-mails internes à Deliveroo intitulés « identification grévistes », qui pointent que des livreurs en grève ont été identifiés grâce à la géolocalisation, dans le but de s’en débarrasser. « Lorsque Deliveroo a unilatéralement baissé les rémunérations, on a organisé une opération escargot, ce qui a simplement consisté à respecter le Code de la route, raconte Arthur Hay, ancien livreur pour la plateforme. La semaine suivante, cinq coursiers qui avaient participé à l’action ont vu leur contrat résilié. J’ai fait plusieurs jobs, avec des vrais contrats, mais c’est la première fois que j’ai un patron avec autant de pouvoir », insiste le fondateur du syndicat CGT des coursiers bordelais. « Si les livreurs sont libres, c’est seulement de subir ou de partir », résume de son côté l’avocate de Solidaires.

D’autres pièces risquent de faire mal à Deliveroo, lorsqu’il s’agira pour les juges d’estimer l’intentionnalité du travail dissimulé. Ainsi, un document de formation interne vise à expliquer aux équipes comment s’adresser aux livreurs. « Au maximum à l’oral », y est-il indiqué, car l’écrit fait partie des « situations à risques », comme la moindre mention de l’inspection du travail, des prud’hommes ou de l’Urssaf. Il y a aussi tout un cours sur le vocabulaire à employer. Ainsi, il ne faut dire ni « salaire » ni « rémunération », mais « chiffre d’affaires ». Deliveroo ne forme pas, ni ne contrôle, et encore moins ne donne d’ordres, mais… informe.

Tout cela constitue bien, selon le réquisitoire de la procureure, un « faisceau d’indices » caractérisant la subordination de «milliers de travailleurs », renforcée par leur dépendance économique. Elle a aussi balayé l’argument selon lequel Deliveroo ne ferait que de la mise en relation entre des consommateurs, des restaurants et des livreurs. Elle « apparaît bien comme une entreprise de transport et de livraison », ce qui est d’ailleurs mentionné dans sa raison sociale. Le Syndicat national des transporteurs légers s’est donc légitimement porté partie civile, s’estimant victime de concurrence déloyale. « Voilà même pas dix ans que Deliveroo existe, ils ont perdu des centaines de millions d’euros, détruit des milliers d’emplois salariés, et sont en procès dans tous les pays où ils se sont implantés. Est-ce que vraiment c’est ça, une entreprise saine ? » a questionné l’avocat du syndicat. Le jugement est attendu dans les prochains mois.


 


 

 

 

Justice de classe

Arthur Hay Chroniqueur, coursier syndicaliste sur www.humanite.fr

Je ne suis pas un grand fan de la punition par la case prison. Mais, puisqu’elle existe, je suis plutôt pour qu’on y partage l’accès de manière équitable.

Jusqu’au 16 mars se déroule le procès d’anciens dirigeants de la plateforme Deliveroo pour « travail dissimulé ». Ils encourent trois ans de prison et une amende de 45 000 euros. Leur salaire étant sensiblement plus élevé que celui d’un livreur, je pense que leur seule crainte est justement d’atterrir en prison. Le 2 mars, j’ai témoigné à ce procès en tant que partie civile devant le tribunal judiciaire de Paris. J’y ai demandé que les responsables de l’exploitation 2.0 soient les nouveaux colocataires de Balkany.

À Chalon, une femme a été condamnée à deux mois de prison ferme, avec maintien en détention, pour un vol évalué à 10,80 euros dans un magasin Aldi. Le juge dira que c’est pour « éviter la réitération des faits ». Le mois dernier à Reims, des dirigeants d’entreprises étaient condamnés pour travail dissimulé impliquant un retard de cotisation à l’Urssaf de plus de 500 000 euros. Leur peine ? Un paiement des cotisations avec majorations et du sursis. Le vol de la Sécurité sociale semble moins grave que le vol de denrées. La justice de classe est une réalité encore bien ancrée.

J’étais donc au tribunal judiciaire de Paris, devant les organisateurs d’un modèle économique qui fait travailler 22 000 personnes en les cantonnant dans la précarité. Le modèle de la plateforme est de faire livrer des plats par des coursiers précarisés qui, eux, doivent faire la queue pour l’aide alimentaire. Pire encore, le 11 janvier, un livreur est mort à Lille. Il travaillait pour Deliveroo ; il avait 16 ans. Le nouveau porte-parole de l’entreprise se défend : « On n’autorise pas le travail des mineurs. » Depuis cinq ans, nous alertons les pouvoirs publics et les plateformes de la sous-location du compte à des mineurs. Qu’a-t-il été fait pour endiguer le problème ? Rien. Tant que cela rapporte de l’argent et que les conséquences sont nulles, rien ne sera fait. J’ai demandé que les personnes incriminées soient emmenées dans une cellule. Pas par esprit de vengeance, mais pour que les parents des victimes n’aient plus à se battre des années durant pour faire reconnaître ces tragédies en accident du travail.

Apparemment, bafouer le droit du travail n’est pas un métier à risque. Adrien Roose et Karim Slaoui sont les ex-dirigeants de la start-up de livraison Take Eat Easy ayant déposé le bilan en 2016. Leur entreprise a perdu à de multiples reprises aux prud’hommes, et une fois en Cour de cassation, face à des livreurs qui demandaient la requalification de leur contrat commercial en contrat de travail. Sont-ils en prison ou interdits de business ? Non. Au grand dégoût des livreurs de la plateforme, ils sont aujourd’hui dirigeants d’une autre start-up de vélos connectés ayant levé plus de 80 millions d’euros en janvier. Les représentants commerciaux embauchés pour vendre les vélos sont appelés des « test riders » ; ils ont le statut d’indépendants. Sans justice.

publié le 7 mars 2022

En Espagne,
les femmes peuvent trouver justice

Kareen Janselme sur www.humanite.fr

Droits Il y a dix-huit ans, le pays a adopté une loi spécifique contre les violences de genre et mis en place des tribunaux spéciaux. Résultat : les féminicides ont baissé de 24 %. Et si la France s’en inspirait enfin ?

Barcelone (Espagne), envoyée spéciale.

Trois jeunes femmes, pimpantes, légères, déambulent dans les rues de Barcelone. On les retrouve le soir draguant un groupe de copains et accepter de les suivre chez eux. Soudain, la soirée dérape : l’une attache un jeune homme excité à son lit. La deuxième sort une aiguille de tatouage et grave sur son torse : « violeur ». Elles s’enfuient, elles ont vengé leur sœur. Fond noir. Lumière dans la salle sous les encouragements d’une trentaine de féministes. Deux têtes grises mêlées à une majorité de filles et de garçons de 20 ans sont réunis ce soir-là au siège de l’association culturelle Lluïsos de Gracia, un quartier de la capitale catalane. Dans une petite pièce aveugle aux murs dénudés, le comité de grève pour le 8 mars (Comitè de vaga pel 8M) a décidé de projeter une série de courts métrages engagés pour préparer la Journée internationale des droits des femmes. En écho aux applaudissements, la réalisatrice Gala Diaz s’explique sur son scénario : « J’étais en master de réalisation cinéma quand la sentence de la Manada est tombée. Mon film de fin d’études a été ma réponse, l’expression de mon sentiment de rage. »

Tous les Espagnols se souviennent de ce procès qui provoqua d’importantes manifestations spontanées dans tout le pays dénonçant une justice patriarcale et machiste. En 2016, cinq hommes se surnommant « la meute » (la manada en espagnol), dont un gendarme de la Guardia Civil et un militaire, avaient violé une jeune femme de 18 ans lors des fêtes de Pampelune. Les agresseurs avaient filmé et diffusé la scène sur WhatsApp, puis abandonné leur victime dans un hall d’immeuble à moitié nue. Deux ans plus tard, en contradiction avec les réquisitions implacables du procureur, les juges n’avaient pas retenu le viol en réunion. Les cinq hommes furent condamnés à une peine réduite à neuf ans d’emprisonnement pour « abus sexuels ». La colère s’exprima partout en Espagne. Fière de sa loi avant-gardiste contre les violences de genre votée en 2004, la société se retrouvait groggy et se levait tout entière pour demander à la justice de rendre des comptes.

le procès de « la meute », un tournant historique

« Pour la première fois, le pouvoir judiciaire a dû s’expliquer, se souvient l’avocate pénaliste Laia Serra. On a brisé l’opacité de cette juridiction spéciale. Personne ne savait vraiment pourquoi un acte était qualifié d’abus sexuel et un autre d’agression sexuelle. Ni quelles indemnisations pouvaient être versées aux victimes, comment celles-ci étaient interrogées par les procureurs. La Manada a tout pété ! La société et le mouvement féministe ont commencé à tout questionner. Ça a été un point d’infle xion historique. »

Depuis 2004, la loi d’État contre les violences conjugales a mis en place un système de droits et d’aides sociales particulières pour les femmes victimes. Le texte a modifié le Code pénal, créé des crimes spécifiques et établi une juridiction spécialisée. 107 des 3 500 tribunaux du pays se consacrent exclusivement aux violences commises par un époux ou un ex-compagnon. Et la loi-cadre évolue sans cesse : en 2015, l’Espagne a ainsi transcrit dans son droit la convention d’Istanbul, premier traité international contraignant pour lutter contre la violence à l’égard des femmes. En 2017, un « pacte d’État » la renforce, garantissant un fonds d’un milliard d’euros sur cinq ans. Une somme que revendiquent en vain dans leur pays les associations féministes françaises. En 2019, le Tribunal suprême revient sur la décision du procès de la Manada et condamne ses auteurs à quinze ans de prison ferme. La plus haute instance judiciaire espagnole devient féministe.

« En droit espagnol, on parle d’abus quand quelqu’un profite d’une situation et d’agression sexuelle quand il y a violence ou intimidation, décode Me Serra. Jusqu’à cette résolution, l’absence de perspective de genre faisait interpréter des situations d’agression en abus. Cette faille structurelle du système juridique espagnol a été comblée avec la décision du Tribunal suprême. Maintenant que le haut de la pyramide de notre système judiciaire a opéré un changement radical pour protéger les droits des femmes, c’est au tour des audiences provinciales et des juridictions de base de guérir de leur myopie juridique. Car c’est en bas de la pyramide que se joue le combat. Seules 0,3 % des affaires atteignent le sommet et le Tribunal suprême. »

Carlos Pascual est l’un de ces juges de proximité. Au quatrième étage de la Cité de la justice à Barcelone, il instruit les dossiers, auditionne les témoins, met en place les ordonnances de protection pour éloigner les agresseurs de leur victime. Plus de 25 000 ont été délivrées en 2020, contre 3 000 en France sur la même période. En décembre de la même année, l’Hexagone s’est inspiré de l’Espagne pour mettre en place la surveillance électronique : quelques centaines de bracelets antirapprochement étaient distribués en 2021, contre cent fois plus de l’autre côté des Pyrénées. Les résultats sont là : depuis 2004, le nombre de féminicides a chuté de 24 %. « En 2005-2007, les juges ne recevaient pas de formation spécifique sur les violences de genre, explique Carlos Pascual. C’est à partir de 2009 qu’on a demandé aux juges de suivre une semaine de cours théorique en ligne, puis une semaine auprès d’associations de prise en charge des victimes et de tribunaux spéciaux. Ensuite, chaque année, les juges se retrouvent pour discuter des problèmes particuliers auxquels ils sont confrontés. Des rencontres sont aussi organisées avec le tribunal supérieur pour se mettre d’acco rd sur des positions nationales. »

Cinq juges d’instruction partagent l’étage dédié exclusivement aux violences conjugales. Les salles modernes, aux parois vert tendre, sont adaptées pour recueillir la parole des victimes, prendre leur plainte comme au commissariat, dans une ambiance plus feutrée. Le bureau des archives côtoie la salle d’accueil. Une table basse, des jouets pour faire patienter la marmaille : tout est prévu pour rassurer les plaignants. Une unité d’évaluation médico-légale permet aussi de constater les blessures. « Ces délits sont distincts d’un vol, tient à préciser Carlos Pascual, ou d’un trafic de drogue. Ils répondent à des caractéristiques distinctes : c’est une violence exercée par l’homme sur la femme. Pour corriger ce machisme présent dans la société et en analyser les causes, nous avons besoin d’un traitement spécifique. Si tu as mal à l’œil, tu vas voir un ophtalmo, pas un oto-rhino. »

Bientôt une loi pour inverser la charge de la preuve

Quand le Tribunal suprême a validé moralement et juridiquement l’inclusion de la perspective de genre, le regard des juges a changé. Formés, ils ont su reconnaître les situations d’emprise, la sidération en cas d’agression. Et aller chercher les preuves un peu plus loin. « Si tu ne sais pas ce que tu cherches, détaille Laia Serra, ni analyser la crédibilité de la déclaration de la femme, tu passes à côté. Je m’occupe d’une jeune fille qui n’a pas porté plainte sur le moment après s’être fait agresser sexuellement. Mais, après cette date, elle a commencé à publier plein d’articles sur les violences sexuelles sur les réseaux sociaux. Et rien avant. La preuve est là. Pour savoir voir l’empreinte, l’impact des violences, il fa ut une formation, une vision. »

Subordonnées à cette loi-cadre, les régions et communautés autonomes ont aussi créé des lois administratives régissant uniquement leur territoire. En décembre 2020, la féministe Laia Serra a rédigé la réforme de la loi catalane, qui a été approuvée à l’unanimité de son Parlement : « En 2018 déjà, la loi catalane considérait les femmes victimes, même si elles ne portaient pas plainte. En 2020, en accord avec la convention d’Istanbul, la loi catalane a essayé d’élargir le concept de violence dans le couple à toutes les violences faites aux femmes. Pour la première fois en Espagne, nous avons aussi pris en compte les violences numériq ues. Enfin, la loi pose la violence d’État, la violence institutionnelle, comme une des formes possibles de violence envers les femmes. Une première en Europe ! »

Par leur rédaction, ces lois régionales essaient de faire évoluer la loi-cadre de 2004. Depuis l’été 2021, le gouvernement travaille sur un tout nouveau concept qui pourrait faire basculer le Code pénal : un projet de loi baptisé « Solo sí es sí » (seul un oui est un oui). L’idée est d’inverser la charge de la preuve. Il reviendra au présumé agresseur de prouver qu’il y a eu consentement s’il veut être acquitté. Et non plus à la victime de prouver qu’elle a refusé l’acte sexuel. Une révolution en droit regardée avec envie par toutes les féministes européennes. Mais le texte est encore très combattu au sein même du pouvoir judiciaire et par les partis de droite et d’extrême droite, notamment Vox, devenu la troisième force politique du pays. Le projet de loi veut aussi étendre le cadre des violences de genre aux situations de harcèlement de rue, au travail, aux prostituées, aux femmes trans. Et ne plus se cantonner aux violences conjugales.

« les violences sont le symptôme, mais la maladie vient de la société »

« Ces lois sont très importantes pour sensibiliser », reconnaît Magda Bandera, directrice de la Marea. Créé en 2012, ce journal monté en coopérative, progressiste et féministe, enquête depuis trois ans sur les 55 féminicides survenus en 2014. Pour aller au-delà du fait divers, comprendre les causes et montrer les conséquences. « On ne parle plus désormais de crime passionnel pour un féminicide, insiste la journaliste. Mais la loi n’arrêtera pas un homme qui veut tuer sa femme. C’est quelque chose de plus global, qui implique toute la société. On pourra le stopper en l’empêchant d’approcher sa victime. Si on aide celle-ci à obtenir son indépendance économique. Et si on éduque les jeunes. En septembre  2021, le baromètre annuel du centro Reina Sofia a révélé que pour un jeune Espagnol sur cinq, la violence de genr e n’existe pas, c’est une invention idéologique. C’est terrible… » Une réalité confirmée par le magistrat Carlos Pascual, qui s’inquiète de l’augmentation actuelle de ces violences chez les 18-20 ans.

« Les violences envers les femmes sont le symptôme. Mais la maladie vient de la société, de ses préjugés et du système capitaliste, estime Me Serra. Comment peut-on aider une victime qui a fui son mari et vit dans la rue ? Aujourd’hui, le système capitaliste est poussé à l’extrême. On a une situation sociale toujours plus précarisée, une extrême droite qui banalise les violences : le contexte social ne peut que favoriser les violences envers les femmes. La meilleure formule pour lutter contre elles, c’est une politique sociale globale. Ensuite , on pourra parler de stratégie envers les violences conjugales. »

 publié le 6 mars 2022

Index Egapro :
un dispositif trompeur

Violaine de Filippis Abate sur www.humanite.fr

Avant le 1er mars, les entreprises employant au moins 50 personnes ont publier leur note obtenue en matière d’égalité, en application de l’index de l’égalité professionnelle, appelé « index Egapro ». Sous couvert de contraindre les entreprises à rendre publiques les inégalités salariales, la mauvaise construction de l’index permet la distribution de bonnes notes masquant la réalité de discriminations persistantes. Cela sert aux entreprises, alors même qu’il existe des disparités importantes, à afficher de très bons scores, et ainsi à s’en servir comme un véritable argument de communication. Ces critiques relatives aux modalités de calcul de l’index ont été faites par plusieurs syndicats (notamment par la CFDT, la CGT et FO) dès 2018, année d’adoption du dispositif. La note moyenne nationale de 2021 est d’ailleurs de 85/100, ce qui se passe de commentaire quand on connaît la réalité du terrain. La note attribuée à chaque entreprise est fixée sur un total de 100 points, à partir de 4 ou 5 critères appelés « indicateurs ».

Si le score obtenu est inférieur à 75 points, l’entreprise devra prendre des mesures correctives pour les atteindre dans un délai de trois ans. Sans rentrer dans un listing exhaustif des défauts techniques de l’index de l’égalité professionnelle, on peut néanmoins en exposer quelques exemples saillants. Ainsi, lorsqu’une entreprise calcule la différence de salaire femmes-hommes, l’écart obtenu est automatiquement diminué de 5 points. Par exemple, au lieu de retenir 11 % d’écart, on retiendra 6 % comme résultat final. Par ailleurs, les salaires à temps partiel sont ramenés en équivalents temps plein dans les calculs. Cela invisibilise totalement une grande part des disparités fondées sur le sexe, puisque la plupart des emplois à temps partiel sont occupés et subis par des femmes. Autre exemple, l’indicateur ne tient compte que du nombre de femmes qui ont été augmentées à leur retour de congé de maternité, et non du niveau de ces augmentations. En l’état, il suffirait qu’un employeur augmente toutes ses salariées de 1 euro à leur retour de congé de maternité pour qu’il puisse obtenir tous les points sur ce critère.

Rappelons également que le montant de la pénalité encourue par les entreprises est fixé au maximum à 1 % de la masse salariale. Cette sanction est insuffisante pour revêtir un quelconque caractère dissuasif. La photographie que donne actuellement l’index de l’égalité professionnelle ne permet pas de regarder les discriminations telles qu’elles sont, mais telles qu’elles sont racontées au travers d’un dispositif trompeur, qui tend à valoriser presque indistinctement toutes les entreprises, indépendamment de la réalité de leurs pratiques salariales.

publié le 2 mars 2022

Le logement, envolée
des prix… des inégalités

V. Monvoisin sur https://blogs.mediapart.fr

Dans un contexte où la dégradation du pouvoir d'achat s'accélère, la hausse des prix du logement joue un rôle fondamental. Besoin impérieux s'il en est, se loger devient le révélateur du creusement des inégalités et de la polarisation du patrimoine. Par V. Monvoisin, membre du collectif d'animation des Économistes Atterrés.


 

La question du logement n’occupe pas la place qu’elle devrait dans les débats publics et politiques. Et l’on peut regretter que cette question reste – encore à cette heure – marginale en cette période de campagne présidentielle alors qu’elle est bien présente dans plusieurs programmes de candidats de gauche. Ce besoin fondamental (Les Économistes atterrés, 2021[1]) est à la conjonction de notre vie privée, de notre rattachement à une communauté et de l’action politique et publique. En effet, si le logement faisait autrefois l’objet de politiques de grande ampleur, les politiques libérales actuelles s’accommodent mal de ce sujet qui nécessite des investissements importants et, ces dernières années, le logement a été délaissé par les pouvoirs publics.

Or la crise du logement est bien là. La crise sanitaire et ses ondes de chocs se sont traduites depuis plusieurs mois par une forte hausse sur les prix à la consommation : la hausse des prix de l’alimentaire et de l’énergie frappe de plein fouet les ménages et contribue à tendre encore un peu plus le climat social. Moins médiatisé, l’emballement des prix de l’immobilier et des loyers est réel et concourt largement à la dégradation de la situation financière des ménages[2]. Rappelons qu’en 2020, les Français consacraient le tiers de leurs dépenses au logement, soit 33,4% avec le chauffage et l’éclairage contre 23 % en 1998[3] ; ces dépenses sont de loin les dépenses les plus lourdes assumées par les ménages. Alors que de nombreux candidats à la présidentielle invoquent des mesures de soutien au pouvoir d’achat des Français, quelle est l’ampleur de la crise du logement et de la hausse des prix du logement ? Qu’en est-il des politiques publiques actuelles ?

Hausse des prix de l’immobilier et des loyers et dégradation des conditions de vie

Les tensions relatives au logement touchent les propriétaires comme les locataires et le parc immobilier privé comme le logement social.

En 2021, la hausse des prix de l’immobilier a été spectaculaire. Au troisième trimestre, elle était déjà de 7,1 % depuis le début de l’année. Et, en un an, le nombre de transactions a atteint le nombre record de 1 208 000, soit un bond de 23 %[4]. Bien sûr, la crise sanitaire et le ralentissement du marché en 2020 expliquent partiellement ces augmentations. Néanmoins, elles s’inscrivent dans une tendance antérieure à la crise et ne font que la confirmer. En réalité, le prix de l’immobilier connaît une hausse continue depuis plusieurs années. L’éclatement de la bulle en 2007-2008 (en 10 ans, les prix avaient été multipliés par 2,5, voire 3) s’était traduit par une relative stabilité pendant 7 ans. Mais, depuis 2015, les prix repartent à la hausse : + 26,1 % en 6 ans[5].

Il en est de même pour les loyers. L’indice de référence des loyers (IRL indexé sur l’inflation) qui fixe les plafonds d’augmentation annuelle des loyers est en hausse continue depuis 1998[6]. Plus exactement, la hausse avait ralenti entre 2012 et 2015, repris en 2016 avec encore un ralentissement en 2019-2020. Mais, avec la reprise de l’inflation, on peut craindre que les loyers repartent fortement à la hausse – ce qui est déjà le cas en 2021.

Pour ceux qui veulent – ou peuvent – accéder à la propriété, l’effort financier pour l’achat de biens immobiliers devient de plus en plus conséquent, ce qui contraint de plus en plus les autres dépenses des ménages. En effet, si l’on rapporte l’indice des prix des logements au revenu disponible, on obtient un ratio reflétant l’effort consenti. Pendant près de 35 ans, jusqu’en 1995, ce ratio était pratiquement stable – c’est le tunnel de Friggit – l’évolution des prix de l’immobilier était la même que celle des revenus.

Depuis, ce ratio est sorti du tunnel : il passe de 1 en 1998 à 1,72 pour la province, 2,65 pour Paris et 3,1 pour Lyon en 2021 – l’évolution des prix est devenue bien supérieure à celle des revenus. Cela a plusieurs conséquences. La durée moyenne du crédit immobilier ne cesse de s’allonger pour atteindre la moyenne record de 20 ans en 2021 (elle était de 13 ans en 2000)[7]. D’ailleurs, le Haut Conseil de Stabilité Financière (HCSF) a imposé une nouvelle réglementation depuis le 1er janvier 2022 : la durée maximale des crédits est plafonnée à 25 ans et le taux d’endettement strict de l’emprunteur ne peut plus dépasser 35 % des revenus. Les ménages les plus fragiles deviennent de moins en moins propriétaires de leur logement – selon l’Insee, le fléchissement se fait sentir dès 2008 et le nombre de nouvelles résidences principales stagne[8].

De fait, s’il est plus difficile d’accéder à la propriété, les efforts financiers concernent également les locataires et cela se mesure à l’aune des évolutions et adaptations observées relatives au « confort de vie » des ménages. En 50 ans, les conditions sanitaires se sont améliorées notamment grâce à l’élévation du niveau de vie et la mise en place de normes définissant les caractéristiques d’un logement décent : soit la surface minimale, l’absence de risque pour la sécurité et la santé du locataire, l’absence d’animaux nuisibles, une performance énergétique minimale et la mise à disposition de certains équipements[9].

Cela dit, on assiste ces dernières années à une dégradation des conditions de vie et du confort– hors questions sanitaires – que les confinements et le télétravail ont mis en lumière : par exemple, le surpeuplement (le manque d’une pièce ou plus) qui touche plus de 8,5 millions de personnes rend difficiles le travail et l’éducation à distance. De même, la colocation a évolué ; elle concerne maintenant d’abord les salariés à hauteur de 45 % et à 40 % seulement les étudiants. La précarité énergétique ne cesse d’augmenter : le taux d’effort énergétique de l’Observatoire de la précarité énergétique[10] est reparti à la hausse depuis 2016 : 20 % des Français ont déclaré avoir souffert du froid dans leur logement en 2020 et 36 % pour des raisons financières. L’augmentation des prix de l’énergie cette année va certainement contribuer à accentuer cette tendance…

Enfin, cette précarisation se lit aussi dans l’arbitrage fait par de nombreux ménages de s’éloigner de leur lieu de travail afin d’avoir accès à des logements moins coûteux – devant alors assumer le coût et les contraintes des transports – ou dans les chiffres relatifs à la mauvaise qualité des logements, au type de logement occupé (appartement, chambre), le statut d’occupation, etc. Clairement, si tout cela ne se traduit pas directement par un effort financier, on voit bien que ces évolutions qualitatives consenties visent à amortir le poids financier du logement.

Malheureusement, cette dégradation générale est à distinguer du mal logement… qui progresse lui aussi. Il concerne les personnes privées de logement personnel (sans domicile, vivant à l’hôtel ou chez un tiers…) ou vivant dans des conditions de logement très difficiles (normes sanitaires non respectées, ménages auxquels il manque au moins deux pièces…).

Selon la Fondation Abbé Pierre[11], la situation s’est dégradée et a été accentuée par la crise sanitaire : 3,5 millions de personnes étaient concernées en 2015, elles sont aujourd’hui 4,1 millions ; le nombre de sans domicile a doublé depuis 2012 ; 2,2 millions de ménages sont en demande de logements sociaux – un chiffre progressant 5 fois plus vite que le nombre de ménages. La situation est devenue tellement tendue qu’il est non seulement très difficile d’obtenir un logement social (les délais se rallongeant) mais que les plus fragiles n’ont plus accès aux logements sociaux. La précarisation des ménages candidats et la hausse des loyers de ces logements – due justement à la hausse des prix du foncier et à la baisse des aides publiques – excluent de fait les plus pauvres car leur taux d’effort atteint rapidement les fameux 30 % d’efforts financiers !

Une transformation des principaux acteurs

Quelles explications sont alors avancées pour comprendre cette hausse continue des prix ? L’évolution de la demande est souvent mise en cause. Le vieillissement de la population ralentit les transferts de propriété ; l’explosion du nombre de familles monoparentales gonfle la demande et la réoriente vers des logements plus petits ; les taux d’intérêt de l’immobilier sont particulièrement bas. Et depuis le début de la crise sanitaire, la demande pour les résidences secondaires, les maisons et les habitations dans des environnements plus apaisés (villes moyennes, campagne…) a clairement explosé. Toutefois, d’autres facteurs sont également à prendre en compte.

D’une part, la demande de logement pour des objectifs purement financiers structure le marché de l’immobilier. Certes, les Français sont réputés pour préférer « investir dans la pierre ». Néanmoins, on assiste à un mouvement de concentration de la propriété car l’immobilier s’est « financiarisé » : il est devenu un placement dont on cherche à maximiser les rendements. – l’ONU a publié un rapport en 2017 dénonçant les effets de cette tendance mondiale[12]. À la fin des années 1990, l’immobilier devient un actif financier comme les autres et entre dans les stratégies de diversification de portefeuille des investisseurs grâce à une série d’innovations financières[13].

On voit donc une intervention massive de fonds d’investissements (fonds bancaires ou fonds de grandes entreprises qui cherchent un retour sur investissement), le recours aux SIIC (société d’investissement immobilier cotée en bourse), un changement dans les comportements de placements des plus fortunés et de nouvelles techniques financières (pour le financement de l’endettement comme les crédits subprimes ou pour la cession des créances immobilières sur les marchés financiers soit la titrisation). Selon l’Insee[14], 24 % des Français les plus aisés détiennent plus de 68 % du parc immobilier et sont donc multipropriétaires et 3,5 % des Français détiennent… 50 % des logements en location possédés par un particulier !

Ce mouvement est d’autant plus amplifié que la hausse des prix encourage l’achat de biens immobiliers pouvant générer une plus-value intéressante, générant alors une hausse des prix, etc. On est alors dans un phénomène classique de bulle financière, dont l’objet ici est le logement. Dans les lieux touristiques, cette concentration est encore accentuée par le développement des plateformes de location courte, type AirBnB, qui entrent en concurrence avec les résidents et avec l’activité hôtelière. S’il est difficile d’estimer le nombre de logements uniquement destinés à un tel usage, le phénomène est d’une ampleur suffisante – la mairie de Paris donne l’estimation de 25 000 à 30 000 logements concernés – pour que les municipalités légifèrent.

Aussi, cette demande toujours plus forte de biens immobiliers à des fins spéculatives et non plus patrimoniales alimente largement la flambée des prix et des loyers – pour les logements ayant un rendement élevé. Elle est particulièrement vive dans les « lieux dit remarquables » comme les littoraux et les centres-villes historiques, maintenant une forte hausse des prix alors que l’on aurait pu s’attendre à une baisse des prix du fait de la défection des ménages pour les grandes villes.

D’autre part, l’offre de logements marque le pas : en moyenne, le parc immobilier n’augmente pas de plus de 1 % ces dernières années, ce qui reste nettement insuffisant. En 2017, plus 500 000 logements étaient en construction ; en 2020, ce chiffre est descendu à 381 600. Professionnels du bâtiment comme associations en faveur du logement en appellent à des plans massifs de construction impulsés par l’État ou les collectivités locales.

Du côté du logement social, le tableau est plus qu’en demi-teinte. Certaines communes sont déjà allées au-delà du quota demandé en 2025 par la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU), mais pour la plupart d’entre elles, il est désormais acquis que les objectifs ne seront pas atteints. Si le gouvernement avait annoncé en 2021 la construction de 125 000 logements sociaux par an, on a atteint difficilement les 95 000 l’an dernier… pour 2,2 millions de ménages qui ont fait une demande. Il faut dire que les dernières mesures ont complexifié la tâche des bailleurs sociaux : aides publiques en baisse, incitation à la privatisation et la vente de logements sociaux – la loi Élan de 2018 permet jusqu’à 40 000 cessions par an –, fragilisation de leurs ressources financières, etc… Or cela fait plusieurs années que les gouvernements successifs délaissent les politiques du logement.

Des marges de manœuvre politiques

Pourquoi se tourner vers la puissance publique ? Car la question du logement est hautement politique et les défis sont nombreux. Comme dit plus haut, elle constitue un élément fondamental du pouvoir d’achat des ménages, elle révèle les inégalités, entame la santé sociale des citoyens et elle est au cœur des problématiques écologiques puisque le logement a un impact environnemental important de par sa construction, ses dépenses d’énergie et les transports qu’il implique. La conception des bâtiments devient plus coûteuse et complexe du fait des nouvelles exigences de construction – pour davantage de durabilité – et des nouvelles réglementations thermiques ou acoustiques. En outre, l’habitat ne se conçoit plus sans la mobilité et l’aménagement du territoire. L’allongement des temps de trajet entre le domicile et le lieu de travail finit de complexifier l’équation. S’attaquer aux problèmes du logement nécessite donc a minima une impulsion publique.

Or, l’éventail des interventions publiques peut être large : aide à la construction, la réhabilitation et rénovation, aide aux paiements des loyers ou à l’accession à la propriété, etc. Néanmoins, les gouvernements successifs ont lentement abandonné les plans de support à la production de logement au profit de politiques d’accompagnement des ménages par le biais d’allocations notamment – allocations que le gouvernement actuel a d’ailleurs réduites en 2021 (7 % en moyenne, 10 % pour les étudiants, soit une économie de 4 milliards d’euros par an).

L’aide à la pierre, qui par le passé pouvait représenter 60 % des coûts d’un logement, a baissé ; par exemple, pour les logements sociaux, la subvention PALULOS pour travaux d’amélioration du confort ou de mise en conformité ne couvre plus que 10 % des coûts contre 20 % avant 1998. En revanche, on a vu se multiplier les outils fiscaux qui sont devenus les aides principales du secteur comme la TVA à 5,5 % sur les travaux et la construction ou les dispositif Robien, Borloo, Anah, ou Besson – qui encouragent l’achat de logements en vue de leur location et la concentration de la propriété. Préférant alors s’en remettre aux mécanismes de marché – l’offre et la demande devant s’ajuster – les pouvoirs publics ne proposent pas une politique de logement à la hauteur des enjeux sociaux, économiques, urbains et environnementaux.

Pourtant, plusieurs axes d’action sont possibles

En priorité bien sûr, le logement social a besoin de mesures de grande envergure. Dans un premier temps, il paraît indispensable que les villes respectent la loi SRU et que les sanctions soient enfin efficaces. Dans un second temps, la construction de logements sociaux – 150 000 par an étant une fourchette basse pour les associations – est nécessaire aussi bien pour offrir des logements à des prix abordables que pour atténuer les tensions sur le parc locatif. Il s’agit alors de réorienter la logique d’aide à la personne vers une logique plus globale de construction et réhabilitation ; le candidat Yannick Jadot prend d’ailleurs pour exemple le logement étudiant pour illustrer les besoins de construction et de rénovation. Quant aux logements très sociaux, il est même urgent de construire et d’accueillir dans la dignité les sans domiciles toujours plus nombreux.

Dans le même ordre d’idées, l’État pourrait mettre également en place un plan à l’intention du parc immobilier privé. Si c’est une nécessité en matière d’habitat – la fondation Abbé Pierre estime qu’il faudrait construire 500 000 logements par an –, c’est une nécessité économique, énergétique et écologique. Les fluctuations des prix de l’énergie fragilisent les ménages et une meilleure efficacité thermique diminue l’impact du logement sur l’environnement.

Aides directes à la pierre réelles – certains proposent jusqu’à 40 % des coûts des logements – ou dispositifs de prêts pourraient même être « compensés » grâce aux emplois créés. En outre, l’habitat de demain ne peut pas être pensé sans articulation avec les mobilités et l’aménagement – écologique – du territoire… que seule une planification de moyen et long terme permettrait de construire – planification réclamée par de nombreux acteurs politiques, associations, voire des acteurs du secteur.

En outre, plusieurs dispositifs pourraient être mis en place pour éviter la concentration foncière et les distorsions de prix dues à la financiarisation et à « l’uberisation » (le développement des locations courtes grâce aux plateformes de partage) de l’habitat. L’intervention des pouvoirs publics sur le marché par l’intermédiaire de foncières publiques permettrait de réguler les prix et de protéger certains territoires dans le cas où ces foncières seraient rattachées à une zone géographique. Repenser la fiscalité foncière et sa dégressivité – quand l’achat immobilier à une vocation locative – constituerait un levier de redistribution de ceux qui ont le plus de patrimoine vers les plus défavorisés.

Enfin, de nombreuses dispositions seraient possibles pour encadrer les loyers et soutenir les ménages. Encadrement simple, conditionné à la performance énergétique du logement ou à une part plus basse dans le budget des ménages (non plus 35 % en moyenne mais 20 % pour le candidat communiste), voire décote dans les zones tendues, les propositions en la matière ne manquent pas. Dans le même sens, les aides au logement pourraient s’appuyer sur le poids réel du logement pour les ménages et devenir des compléments quand ce dernier devient trop lourd…

La difficulté de se loger ou de faire face à cette contrainte financière ne cesse de croître. Mais elle nous amène à nous interroger sur le fonctionnement du marché immobilier et du parc locatif, sur la place de l’habitat dans nos sociétés en général. Or nous y retrouvons des excès bien connus du système économique : concentration de la propriété, distorsion des prix, creusement des inégalités, etc. Nous le voyons, la libéralisation et l’absence de régulation n’apportent pas de solution, bien au contraire. Agir pour un habitat apaisé et durable passerait par la concertation et une réelle vision de moyen

[1] Les Économistes atterrés (2021), De quoi avons-nous vraiment besoin ?, Les Liens qui libèrent, Paris.

[2] Rappelons que les loyers sont pris en compte dans l’indice des prix à la consommation qui mesure l’inflation mais pas le prix de l’immobilier.

[3] Insee (2021a), Tableau de bord de l'économie française, Édition 2021. Disponible sur : https://www.insee.fr/fr/outil-interactif/5367857/details/30_RPC/35_CEM/35C_Figure3.

[4] Notaires de France (2021), Notes de conjoncture immobilière. Disponible sur : https://www.notaires.fr/fr/immobilier-fiscalit%C3%A9/prix-et-tendances-de-limmobilier/les-notes-de-conjoncture-immobili%C3%A8re

[5] Indice des prix des logements (neufs et anciens) – Brut – Base 100 en moyenne annuelle 2015. Voir Insee (2021), « Indice des prix des logements (neufs et anciens) », Statistiques et Études. Disponible sur https://www.insee.fr/fr/statistiques/serie/010001868#Graphique.

[6] L’Insee calcule cet indice en base 100 en 1998 et correspond à la moyenne, sur les 12 derniers mois, de l’évolution de l’indice des prix à la consommation. Il était à 132,62 fin 2021. Insee (2022), Indice de référence des loyers (IRL) - Base 100 4ème trimestre 1998. Disponible sur : https://www.insee.fr/fr/statistiques/3532378?sommaire=3530678&q=IRL.

[7] Observatoire Crédit Logement CSA (2021), La durée des crédits immobiliers aux particuliers, Novembre. Disponible sur : https://www.lobservatoirecreditlogement.fr/derniere-publication#3.

[8] Insee (2021b), 37,2 millions de logements en France au 1er janvier 2021. Disponible sur : https://www.insee.fr/fr/statistiques/5761272.

[9] La loi du 13 décembre 2000 définit les conditions minimales d’un logement décent. Voir : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGITEXT000005632175/

[10] ONPE (2021), Tableau de bord de la précarité énergétique, édition 2021 (1er semestre). Disponible sur : https://onpe.org/sites/default/files/onpe_tableau_de_bord_2021_s1_vf_v07.1.pdf.

[11] Fondation Abbé Pierre (2022), L’état du mal-logement en France 2022, rapport annuel. Disponible sur : https://www.fondation-abbe-pierre.fr/actualites/27e-rapport-sur-letat-du-mal-logement-en-france-2022#telechargementreml2022

[12] ONU (2017), Rapport de la Rapporteuse spéciale sur le logement convenable en tant qu’élément du droit à un niveau de vie suffisant ainsi que sur le droit à la non-discrimination à cet égard, Nations unies, Conseil des droits de l’Homme. Disponible sur : https://undocs.org/fr/A/HRC/34/51

[13] Plus exactement, la finance intervient à de nombreux niveaux – construction, transactions, structuration des financements, etc. – grâce à un « ensemble d’innovations juridiques et financières permettant la transformation des droits de propriété foncière en titres financiers » (Drozdz, M., Guironnet A. et Halbert L. (2020), Les villes à l’ère de la financiarisation, Métropolitiques. Disponible sur https://metropolitiques.eu/Les-villes-a-l-ere-de-la-financiarisation.html).

[14] Insee (2021c), 24 % des ménages détiennent 68 % des logements possédés par des particuliers. Disponible sur : https://www.insee.fr/fr/statistiques/5432517?sommaire=5435421&q=%22logement+d%C3%A9tenu%22.

publié le 17 février 2022

Académie des sciences.
De l’avenir de la vaccination
dans le contrôle de la pandémie

Sur www.humanite.fr

Un an déjà d’une campagne vaccinale massive contre Covid-19, du moins dans les pays nantis. Pour Philippe Sansonetti, il est temps d’en faire le bilan – succès sans appel, mais aussi faiblesses – afin de clarifier ses objectifs et proposer des pistes face à une pandémie d’une complexité inédite.

Médecin et biologiste, professeur à l’Institut Pasteur, titulaire de la chaire « microbiologie et maladies infectieuses » du Collège de France (2007 à 2020), Philippe Sansonetti est membre de l’Académie des sciences. Ses travaux pionniers sur les bactéries pathogènes l’ont amené à développer des stratégies vaccinales, dont il est un éminent spécialiste.

Dans le cadre de notre partenariat avec l’Académie des sciences, des académiciennes et académiciens analysent et apportent leur éclairage sur les grands enjeux du monde contemporain au travers de questions scientifiques qui font l’actualité.

Deux ans déjà… l’Europe, la France se préparaient – ou «s’impréparaient» ? – à une « tempête parfaite ». Covid-19 est la pire pandémie depuis la grippe espagnole de 1918-1919. « Tempête parfaite », car l’association de trois paramètres a causé une pandémie responsable d’un chaos planétaire. Transmission aérienne particulièrement efficace, même par des sujets asymptomatiques ; pourcentage de morbidité important et mortalité significative affectant surtout personnes âgées et fragilisées par des comorbidités ; betacoronavirus causal (Sars-CoV-2) présentant un fort taux de mutation générant des génotypes variants pouvant modifier à tout moment le profil épidémique.

Il devint clair, dès début mars 2020, que seul un confinement strict et prolongé pouvait contenir la pandémie, avec pour objectif essentiel de sauver des vies et de préserver le système hospitalier et les personnels de santé menacés de submersion.

À la suite du déconfinement, il apparut qu’il serait difficile à notre société de s’inscrire dans un contrôle rigoureux de la pandémie basé sur la distanciation physique, le port du masque et la fameuse triade « tester, tracer, isoler », et que seule la vaccination permettrait d’émerger de cette crise. Et vaccins il y eut, dans des délais inconcevables auparavant : moins d’un an pour leur mise à disposition dans le temps d’une épidémie.

Un an déjà d’une campagne de vaccination massive contre Covid-19, du moins dans les pays nantis. Il est temps de faire un bilan de ses résultats, d’en analyser les forces, d’éventuelles faiblesses et d’en clarifier les objectifs. Deux vaccins ont principalement été utilisés dans les pays occidentaux : un vaccin adénovirus recombinant et un vaccin « acide désoxyribonucléique messager » (ARNm) dérivant de recherches sur l’immunothérapie personnalisée du cancer. Tous deux exprimant la protéine S (protéine de spicule du virus lui permettant de se fixer à son récepteur) cible principale de la réponse immunitaire. Ils sont adaptés au développement « en urgence » de vaccins contre des épidémies virales émergentes et ils suscitent la production d’anticorps IgG neutralisant l’entrée de Sars-CoV-2 dans les cellules à des titres équivalant à ceux observés dans l’infection virale naturelle.

Les limitations de l’ARN messager

Les vaccins ARNm ont progressivement pris le dessus du fait d’un taux de protection un peu supérieur et d’une meilleure tolérance. Mais ils souffrent d’une limitation : la nécessité d’une conservation à l’état congelé, handicap pour leur déploiement dans les pays à faibles ressources – en particulier en Afrique intertropicale –, où le taux de couverture vaccinale est encore inférieur à 10 %. Des solutions adaptées doivent impérativement être trouvées, ne serait-ce que par équité.

Ceci est d’autant plus urgent que le bilan de cette première année de campagne dans nos régions est un succès sans appel en matière de protection contre les formes graves de la maladie. Il suffit de constater que plus de 90 % des patients hospitalisés en unités de soins intensifs sont non vaccinés. La vaccination a donc largement protégé la population à risque, sauvé nos systèmes de santé et protégé contre des confinements prolongés – ce qui a sauvé nos économies, évité les désastres sociaux et sauvegardé autant que possible la santé mentale, en particulier des jeunes très malmenés.

Cette analyse permet néanmoins d’identifier des faiblesses concernant les vaccins ARNm. D’abord une limitation de durée de la production à des titres élevés d’anticorps IgG neutralisants. Si elle ne remet pas pour l’instant significativement en cause la protection contre les formes graves de Covid-19, même dans le contexte des variants Delta et Omicron, le risque existe d’une perte progressive d’efficacité par la survenue de nouveaux variants. Cette baisse des titres d’anticorps est à la base de la nécessité d’une injection de rappel, mais combien de rappels seront nécessaires ? Il y a là un sujet de recherche visant à améliorer la réponse mémoire et à renforcer les réponses cellulaires qui s’ajoutent à la neutralisation par les IgG en générant des lymphocytes T spécifiques qui détruisent les cellules infectées, offrant une immunité de stérilisation.

Combiner vaccins muqueux et systémiques

Leur autre point faible est leur insuffisance à contrôler efficacement la transmission, donc la circulation de Sars-CoV-2 dans la population vaccinée. Il a été révélé par l’émergence des variants Delta et Omicron hyper-transmissibles et qui montrent une certaine dérive antigénique par rapport au virus initial. Cette faiblesse est surtout due au fait qu’un vaccin intramusculaire stimule faiblement la réponse immunitaire muqueuse, dont la fonction est de protéger contre l’entrée des pathogènes à la surface de nos muqueuses, en particulier respiratoires. Ceci implique une classe particulière d’anticorps sécrétés activement par les épithéliums : les IgA sécrétoires. En position d’interception précoce du virus, elles en réduisent la réplication virale, bloquant ainsi la transmission interhumaine.

La stimulation de l’immunité muqueuse nécessite une immunisation au niveau muqueux. Une gamme de vaccins candidats à l’immunisation nasale anti-Covid est actuellement à différents stades d’études précliniques et cliniques, plusieurs issus de laboratoires français. Il est urgent de soutenir la validation des plus prometteurs. Il n’est pas certain qu’il faille en attendre une protection aussi efficace que les vaccins systémiques actuels, mais il s’agit plutôt de les envisager dans une combinaison synergique « vaccin muqueux-vaccin systémique » afin de consolider protection clinique et contrôle des symptômes résiduels observés du fait de la persistance de la circulation virale. Alternativement, le maintien d’un titre élevé d’IgG neutralisantes induites par le vaccin administré par voie intramusculaire permettrait de pallier partiellement la faiblesse de l’immunité muqueuse, car ces anticorps sériques peuvent transsuder passivement à travers la muqueuse.

Devant cette situation en constante évolution, il est important de clarifier les objectifs de cette campagne vaccinale sans précédent. Voulons-nous continuer, dans l’esprit initial, à prévenir les formes graves de la maladie ? En résumé, assurer une protection « anti-maladie » aussi large que possible à la population et préserver nos systèmes de santé et leurs personnels d’une pression rapidement insoutenable, sans parler des « dommages collatéraux » sur la prise en charge des autres pathologies. C’est la formule « vivre avec le virus ». Pourquoi pas ? Alors, avec les vaccins actuellement disponibles, cela implique d’assumer collectivement la persistance de la circulation virale, surtout si de larges « poches » de non-vaccination demeuraient dans nos régions et a fortiori au Sud, entretenant le risque d’émergence régulière de variants d’équilibre « transmissibilité-virulence » imprévisible. C’est donc assumer en pleine connaissance de cause le fait que Covid-19 acquière un profil endémique avec sans doute une rythmicité saisonnière, ou que l’émergence de variants nécessite un réajustement du vaccin. À terme, l’équivalent de la grippe saisonnière.

L’exemple éclairant de la rougeole

Il faudra aussi vacciner les enfants chez qui Sars-CoV-2 circule de plus en plus intensivement et y accroît la morbidité. Au moins ceux de 5 à 11 ans dont la couverture vaccinale, en l’absence d’encouragement, demeure désespérément faible (inférieure à 5 %) alors que l’incidence des syndromes inflammatoires multisystémiques y a été multipliée par 4 en comparaison de la vague du printemps 2020. Sans parler du chaos dans l’école primaire du fait de la situation inextricable causée par les variants.

Ajoutons que de nouveaux vaccins pourraient à court terme devenir disponibles, capables, en rappel, d’améliorer le niveau et la durabilité des titres d’anticorps neutralisants, comme les vaccins à sous-unités associant protéine S purifiée et adjuvant. La mise à disposition progressive de médicaments efficaces pourra aussi rapidement s’insérer dans le dispositif global, en particulier chez les plus fragiles et les malades immunodéprimés.

Veut-on faire mieux ? Certainement pas espérer atteindre l’éradication du virus – comme ce fut le cas avec l’élimination vaccinale de la variole – car plusieurs exigences ne sont pas remplies. Au mieux on peut espérer une « élimination de la maladie » en atteignant la fameuse immunité collective. Si l’on considère le cas de la rougeole qui, comme le Covid-19, a une forte transmissibilité aérienne, le maintien d’un taux de couverture vaccinale très élevé (95 %) est requis et assure l’élimination de la maladie chez les enfants, car le vaccin vivant atténué de la rougeole stimule de fortes réponses anticorps et cellulaires, il bloque la circulation virale, l’immunité produite dure toute la vie et ce virus est génétiquement stable comparé à Sars-CoV-2. On voit dès lors le chemin à parcourir pour l’élimination de ­Covid-19, qui apparaît à ce stade comme un horizon par définition fuyant. Association vaccin muqueux-vaccin systémique, rappels réguliers avec des vaccins éventuellement réajustés, action à l’échelle de la planète : nous n’y sommes pas…

Faisons néanmoins un rêve. Et si une large couverture vaccinale systémique et le taux d’attaque très élevé de la maladie naturelle essentiellement bénigne, actuellement observée chez les sujets vaccinés, s’associaient pour produire cette combinaison « immunité muqueuse-immunité systémique » bloquant la circulation virale… et qu’elle nous procurait cette immunité collective éliminant la maladie ? Bel exemple de collaboration science-nature… Le génie des maladies infectieuses reste impénétrable.

HOMMAGE

Jean-Paul Laumond, l’un des grands pionniers de la robotique en France (voir l’« HD » 782 du 18 novembre 2021), a disparu le 20 décembre 2021. Membre de l’Académie des sciences, il en était depuis mars 2021 le délégué à l’information scientifique et à la communication, et à ce titre cheville ouvrière du partenariat avec notre hebdomadaire. Nous tenons à lui rendre ici hommage.

EN SAVOIR PLUS

« Tempête parfaite. Chronique d’une pandémie annoncée », de P. Sansonetti, éditions du Seuil, 2020, 180 pages, 17 euros.

« Vaccins », de P. Sansonetti, éditions Odile Jacob, 2017, 224 pages, 21,90 euros.

« Le Retour des épidémies », collectif, présenté par P. Sansonetti et dirigé par A. Guilbaud, PUF laviedesidées.fr , 2015, 112 pages, 9,50 euros.

publiéle 12 février 2022

« Le chômage ? Prends ma place, passe une journée avec, couche-toi avec... »

Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.fr

La Maison des chômeurs et des citoyens solidaires à Montpellier accompagne et soutient des personnes en recherche d’emploi ou enfermées dans le travail précaire. Mediapart est allé écouter leurs récits, trop souvent confisqués par les clichés sur le chômage.

Montpellier (Hérault).– Assis·es en cercle dans la salle informatique du premier étage, Adil, Anna*, Claude et Corinne sont des habitué·es de la Maison des chômeurs et des citoyens solidaires. Le lieu, à deux pas de la gare Saint-Roch de Montpellier, est ouvert chaque jour. Il est géré par l’association Creer-Mncp.

« Ici, le chômage est prédominant, on vit avec. Mais cette maison est un lieu sécurisant », souligne Jean-Marc Talamoni, le président de la structure, venu s’assoir avec le groupe. À ses côtés, Claude, salariée de l’association, Corinne, bénévole, et Adil et Anna qui viennent ici chercher soutien et accompagnement.

Ces quatre personnes ont un point commun : une vie professionnelle jalonnée d’emplois précaires. Contrats courts, contrats aidés, temps partiels subis. Des boulots souvent peu épanouissants et entrecoupés de longues périodes de chômage.

« Je n’ai eu qu’un seul CDI dans ma vie, il a duré un an », confie d’emblée Anna*, 56 ans. À ces mots, Jean-Marc Talamoni tressaute. Les yeux rivés au sol, il hoche la tête puis soupire : « Ça me dépasse complètement... »

Anna était libraire et a quitté son emploi, à la fin des années 1980, pour suivre son conjoint. Elle l’a épousé puis élevé leurs enfants. « Six ans d’interruption de carrière », précise la quinquagénaire, en serrant contre elle une feuille parsemée d’annotations.

Après cela, elle n’a jamais retrouvé d’emploi durable et a multiplié les contrats aidés. Elle en énumère les sigles, qui changeaient au gré des politiques publiques d’emploi. « Il y a eu des CES, des CUI, des CAE… Jai aussi été documentaliste contractuelle dans l’Éducation nationale. Aujourd’hui, j’anime des ateliers d’écriture dans des maisons de retraite ou des bibliothèques. Quelques heures ci et là. C’est tout le temps des morceaux d’emploi », déplore-t-elle, parlant tout doucement et pesant chaque mot.

« Les emplois précaires, c’est peut-être pire que le chômage ! », tonne Corinne, assise juste à côté. « C’est épuisant, tu t’accroches, t’as tout le temps peur que ton contrat s’arrête. C’est encore plus flippant que le chômage ! », lance encore cette femme de 62 ans, qui s’exprime avec aplomb.

Des boulots, Corinne en a « connu plein ». Fouillant dans sa mémoire, elle cite : « Grande surface, cafétéria, hôpital, milieu associatif... J’ai été hôtesse d’accueil, caissière, j’ai fait du recensement... » Aujourd’hui, elle s’occupe, bénévolement, de la commission culture de l’association.

Toujours la galère, toujours à découvert

Sans emploi depuis cinq ans, Corinne perçoit 507 euros mensuels d’allocation de solidarité spécifique (ASS) et avoue « sans se cacher » avoir cessé de chercher du travail. « Je l’ai fait sérieusement pendant deux ans mais tout ce que je voyais, c’étaient des emplois précaires, ennuyeux ou pénibles. »

Adil renchérit : « Et c’est toujours des temps partiels ! » Âgé de 46 ans, père d’une petite fille de deux mois, il est en contrat d’insertion depuis un an et demi. « À chaque fois que j’ai trouvé du travail, c’était grâce à la Maison des chômeurs. Ils m’ont toujours aidé », glisse-t-il en balayant les lieux du regard.

Adil est employé, 25 heures par semaine, dans une société de nettoyage. Il enchaîne les prestations dès l’aube et en discontinu, le reste de la journée. Il gagne à peine 1 000 euros, en comptant la prime d’activité. « C’est toujours la galère. Toujours le découvert... Le 12 ou le 15 du mois, ça y est, ça commence. Même pour acheter un parfum, tu fais un crédit ! », rigole-t-il, en se levant. Nous sommes au milieu de l’après-midi et Adil doit repartir travailler. Il est debout depuis 5 heures du matin.

Quand tu es une femme, que tu as élevé tes enfants, dès la quarantaine, on te regarde de haut.

Restée en retrait, Claude se rapproche et prend la parole. Elle a 59 ans et est en contrat aidé, 24 heures par semaine, au sein de l’association Creer-Mncp. C’est un contrat précaire mais il lui a permis de sortir d’une situation encore plus pénible. Quatre ans de chômage, avec 500 euros d’allocation. « C’est mon fils qui m’aidait, parce qu’une fois que j’avais tout payé, je n’avais plus rien. J’avais vraiment des idées noires à l’époque », finit-elle par lâcher.

Durant ces années d’inactivité, Claude raconte n’avoir « jamais rien trouvé ». Elle a fait une formation de secrétaire médicale, en vain. « Quand on nous parle de travailler jusqu’à 67 ans, ça me fait hurler ! Quand tu es une femme, que tu as élevé tes enfants, dès la quarantaine, on te regarde de haut. Les petits managers de 25 ans, avec leur mépris plein la bouche, ils regardent ton CV et te demandentmais vous avez fait quoi toutes ces années ?” »

Corinne et Anna acquiescent. Elles parlent de « mépris social » de leur genre et leur âge. « On invisibilise les femmes », regrette Anna qui n’a pas droit au RSA car son mari, infirmier, gagne suffisamment bien sa vie, selon les critères d’attribution. Elle se sent tout aussi invisible dans sa recherche d’emploi qu’elle résume en ces termes : « Ça fait dix ans qu’on ne me répond pas. »

Le quinquennat Macron : « un désastre social »

Selon Anna, le chômage « devrait être l’affaire de toute la société » mais c’est un sujet qui, au mieux, « gêne et embarrasse » et, au pire, suscite des propos « stigmatisants ». Toutes les trois sont exaspérées, et blessées par les discours caricaturaux sur les chômeuses et chômeurs, souvent taxé·es d'être des fainéant·es ou des assisté·es.

Les responsables, à leurs yeux, sont les politiques. « La société adhère à leur discours. Les chômeurs sont devenus une cible », soutient Claude. Qu’aurait-elle envie de leur répondre ? « Prends ma place. Lève-toi avec, couche-toi avec et passe la journée avec ! », réplique-t-elle aussitôt.

Selon Claude, le quinquennat d’Emmanuel Macron aura été « un désastre sur le plan social ». Elle cite la réforme de l’assurance-chômage, la baisse des APL et la suppression des cotisations chômage . Elle a bien compris l’enjeu : c’est la fin du système assurantiel. « Je ne peux plus dire que j’ai des droits car j’ai cotisé. J’ai l’impression d’être à la merci du gouvernement. »

Imaginer le président « rempiler pour cinq ans » serait « cauchemardesque », soutiennent en chœur les trois femmes. La campagne présidentielle ne semble pas les passionner. « Immigration et insécurité, c’est tout ce qu’on entend. On ne parle pas de chômage et de précarité. Ou alors, c’est pour se faire insulter par Macron et Pécresse ! », peste Claude.

« On est devant une bataille d’égos », poursuit Corinne. À ses yeux, seuls deux candidats se dégagent, sur le fond. « Roussel et Mélenchon. Ils ont le programme social le plus élaboré. Ils sont peut-être les plus capables de fonctionner avec nous. »

La classe moyenne nous étouffe. Elle s’est accommodée des injustices.

Sans atermoiement, toutes assurent qu’elles iront voter au premier tour. Et toujours sans la moindre hésitation, toutes répondent... qu’elles s’abstiendront au second. « Je ne referai pas ce que j’ai fait la dernière fois », lance Claude, avec un air de dégoût. Pour elle, Éric Zemmour et Marine Le Pen sont des « pestiférés » mais elle refusera de se déplacer en cas de duel entre l’extrême droite et le président sortant. « Ils vont nous ressortir le pacte républicain », anticipe Corinne. « Sans moi », balaie-t-elle sèchement.

Quant à Anna, elle aimerait davantage entendre la voix « des précaires et des ouvriers » dans cette campagne. « La classe moyenne nous étouffe. Elle s’est accommodée des injustices. Maintenant, les gens plutôt à gauche sont des petits bourgeois », juge-t-elle.

Plus que tout, Anna souhaite un monde du travail différent. Un changement de logiciel, loin de cet univers « numérisé et déshumanisé ». « Ce qu’on demande, ajoute-t-elle, c’est de l’emploi adapté à nos parcours et nos vies familiales. Quand j’entends les patrons de la restauration ou du bâtiment se plaindre de ne pas pouvoir recruter, j’ai envie de leur direfaites des efforts, rendez ces emplois désirables”. »

Avant de clore la discussion, Anna retient, pour encore un instant, les personnes présentes. Elle souhaite partager une citation d’Albert Camus, qu’elle lit à voix haute. « N’est-ce pas alors le véritable effort d’une nation de faire que le plus possible de ses citoyens aient le riche sentiment de faire leur vrai métier et d’être utiles à la place où ils sont ? »

publié le 9 février 2022

L’unification du syndicalisme de lutte trotte dans la tête de certains responsables syndicaux

Stéphane Ortega sur https://rapportsdeforce.fr

L’unification de la FSU, de Solidaires et de la CGT n’est pas pour demain. Mais ces derniers mois, la question s’est invitée dans des débats et prises de position. Ici dans le congrès d’une fédération, là dans celui d’une organisation nationale interprofessionnelle. Cette semaine à Metz, c’est au tour de la FSU de la mettre à l’ordre du jour de son congrès et de lui faire franchir une étape.

 La séance, mercredi après-midi, du congrès de la FSU marquera-t-elle l’histoire du syndicalisme français ? L’avenir nous le dira. En tout cas, les interventions de Philippe Martinez pour la CGT, puis de Simon Duteil et Murielle Guibert pour Solidaires, ont été accueillies par des applaudissements nourris et des congressistes debout. Puis par une « Internationale » chantée avec émotion par toute la salle. Ils étaient les trois seuls invités présents physiquement dans ce congrès. Pour sa part, Jean-François Julliard de Greenpeace, avec qui les trois formations syndicales travaillent au sein du collectif « Plus jamais ça », adressait un message par visioconférence.

« Les salariés se posent et nous posent la question du nombre de syndicats en France. L’unité est une attente forte, mais on doit être capable d’aller plus loin, de discuter, et pas que d’en haut, des rapprochements possibles. On ne sait pas jusqu’où on pourra aller, mais on doit avancer » avait déclaré Philippe Martinez quelques minutes plus tôt. Faisant le constat d’un travail commun avec la FSU et Solidaires, dans les luttes et les collectifs, le secrétaire général de la CGT a évoqué à deux reprises la possibilité « d’aller plus loin ».

Une unification à petits pas

C’est justement de cet « aller plus loin » dont la FSU débat en séance ce jeudi à Metz. Dans son thème numéro 4 « Pour une FSU combative, unitaire et engagée au quotidien » plusieurs paragraphes traitent de cette question. « La FSU confirme […] ses mandats précédents de réunir le syndicalisme de transformation sociale en débattant pour cela avec la CGT et Solidaires des étapes allant dans le sens de la construction d’un nouvel outil syndical, sans exclusive des forces qui seraient intéressées » introduit le texte préparatoire au congrès. Puis il insiste : « il est nécessaire d’œuvrer à créer les conditions d’une reconstruction et d’une refondation du syndicalisme pour les enjeux à affronter au 21e siècle ».

Certes, la question d’une unification syndicale n’est pas nouvelle à la FSU. La fédération est la lointaine héritière de la fédération de l’éducation CGT d’après guerre qui avait préféré une autotomie transitoire, après la scission du syndicalisme français en 1947. Mais c’était il y a 75 ans et le provisoire avait finalement perduré. Depuis, la FSU a essayé dans les années 2000 d’élargir son champ de syndicalisation au-delà de son bastion que constitue l’Éducation nationale. Et ce, afin d’avoir son propre outil interprofessionnel. Mais cette expérience aux résultats limités n’est semble-t-il, plus sa perspective à la lecture de son texte de congrès.

Fin septembre déjà, Benoît Teste, son secrétaire général, adressait un message évoquant l’ouverture de la FSU à des rapprochements syndicaux. C’était à l’occasion du congrès de l’Union syndicale Solidaires qui se tenait à Saint-Jean-de-Monts en Vendée. Une ouverture qui semblait aussi de mise à Solidaires. Dans sa déclaration de fin de congrès, l’union syndicale affirmait que la situation « nous oblige à réfléchir à l’ensemble des réponses pour faire face, notamment aux liens plus étroits à développer avec les autres syndicats de lutte et de transformation sociale, sans présupposés ». Cela en esquissant la nature possible de ces liens : « se fédérer, discuter de la possibilité de la recomposition intersyndicale à la base, dans les territoires et les secteurs, ne doit pas être tabou ». Une petite révolution pour des syndicats SUD fondés, à la fin des années 80 et dans les années 90, après leur exclusion de la CFDT. Et qui en conserve une certaine méfiance vis-à-vis d’un modèle syndical organisé en confédération.

Quand est-il à la CGT ? À ce jour, il n’y a pas de prise de positions confédérales sur une unification du syndicalisme de lutte et de transformation sociale. Pour autant, cette question existe dans quelques fédérations. Depuis plusieurs années, dans celle de l’éducation, de la recherche et de la culture (FERC), mais également, de façon plus récente, au sein de l’Union des syndicats de l’État (UFSE). Réunie en congrès au mois de novembre, cette fédération écrivait dans son document d’orientation voté à 89 % des voix que « la question du rassemblement du syndicalisme de transformation sociale se pose ». L’UFSE indiquant que « cet objectif de rassemblement du syndicalisme doit se faire prioritairement avec la FSU et Solidaires, sans pour autant écarter d’emblée d’autres organisations syndicales qui partageraient nos valeurs ou qui souhaiteraient s’associer à un tel processus ».

 Réflexions sur la méthode

 Prendre des positions favorables à une unification syndicale est une chose. La réaliser en est une autre, pour des organisations aux histoires, aux cultures et aux pratiques différentes. Cependant, aujourd’hui, avec le congrès de la FSU, une étape plus concrète semble se dessiner. « Nous allons un peu plus loin, car il y a une forme d’urgence liée à la situation politique », explique Benoît Teste. Crise sociale, crise écologique, difficultés du syndicalisme, montée de l’extrême droite, les sujets d’inquiétude sont nombreux pour les syndicalistes. « Nous voulons essayer de nous donner des étapes et passer aux travaux pratiques », assure le secrétaire général de la FSU pour qui « il y a une fenêtre de tir particulièrement favorable ».

Ce jeudi en séance, les congressistes débattront clairement de la méthode. Ainsi, un certain nombre de propositions sont sur la table, ou plutôt dans le texte préparatoire aux échanges : élaborer des plateformes revendicatives partagées, des formations et publications communes, travailler sur des thèmes ensemble ou encore organiser des états généraux du syndicalisme de transformation sociale. Sont même envisagées « des formes de structurations permanentes » telles que des comités de liaisons et « une étape nouvelle d’unité syndicale pérenne dans la fonction publique se traduisant par un cadre formalisé ».

Des propositions concrètes qui résonnent avec celles imaginées, en novembre dernier, au congrès des syndicats de l’État CGT : « il faut envisager des formations communes, organiser des colloques ou journées d’étude pour échanger, débattre et faire avancer une réflexion partagée sur les problématiques des services publics et sur de nouveaux droits à conquérir ». Une sorte d’alignement des étoiles, entre plusieurs organisations syndicales œuvrant dans la fonction publique, qui pourrait déboucher sur « la constitution de nouvelles listes intersyndicales […] comme une des formes de concrétisation d’un travail syndical commun » imagine Benoît Teste de la FSU. Et être à la fois une étape importante dans un projet d’unification à long terme et le socle de la construction de celui-ci.

 Tout n’est pas si facile

 Certes, l’idée d’une unification syndicale ou d’un rapprochement fait son chemin à la tête de la FSU, de Solidaires et de la CGT, comme en attestent les déclarations de leurs représentants au congrès de la FSU cette semaine. Assurément, la participation des trois syndicats à l’écriture, avec des ONG et associations écologistes et altermondialisation, de propositions de sortie de crise dans le collectif « Plus jamais ça » a aidé à leur rapprochement, en montrant leur capacité à travailler ensemble et à créer une confiance réciproque. Et au sein du collectif, l’appartenance commune au secteur de l’éducation de Benoît Teste (FSU), Simon Duteil (Solidaires) et Marie Buisson (CGT) a probablement été un élément facilitateur. Mais une unification du syndicalisme de lutte et de transformation sociale n’est pas, et ne sera pas, un long fleuve tranquille.

 La FSU vient de passer avec succès le crash test d’une « démocratisation » de la proposition à l’occasion de son congrès. À l’avenir, cette perspective devrait y être portée collectivement. Mais à ce jour, ce n’est pas le cas à Solidaire ou à la CGT. Pour cette dernière, le débat n’a pas débordé des rares fédérations citées plus haut. En tout cas, il n’a pas eu lieu au Comité confédéral national (CCN) qui réunit plusieurs fois par an les responsables des fédérations et des unions départementales, pour fixer les orientations de la CGT entre deux congrès. Et il est à peu près certain que l’accueil d’une telle proposition sera moins consensuel qu’à la FSU.

D’abord parce qu’en dehors de la fonction publique, les syndicats CGT sont moins souvent en relation avec des militants des deux autres organisations, du fait de leur taille plus réduite ou de leurs implantations plus faibles dans le secteur privé. Ensuite, parce que son dernier congrès a mis l’accent sur des crispations internes à propos de l’identité de la CGT, aux dépens des enjeux stratégiques pour son syndicalisme de classe et de masse. Enfin, parce que le choix de la direction confédérale de s’ouvrir aux questions écologiques, avec des associations et ONG autour de « Plus jamais ça », a suscité des remous internes. Sur la forme, en déplorant le manque de débats internes. Mais aussi sur le fond, comme en attestent les prises de position l’an dernier de Laurent Brun, le secrétaire général de la puissante fédération des cheminots. Dans un courrier adressé au bureau confédéral, il dénonçait le travail « avec des organisations dont la nature ne nous apporte rien dans la lutte parce qu’elles n’ont pas de base sociale. Leur activité est essentiellement axée sur le lobbying ou sur l’action juridique. Et nous retrouvons même certaines d’entre elles contre nous dans nos batailles revendicatives ».

S’il est possible que d’autres fédérations soient vent debout contre l’hypothèse d’une unification syndicale, l’UFSE-CGT en appelle cependant à un débat qui « doit se mener dans la plus grande transparence, à tous les niveaux, de la section d’établissement jusqu’à l’échelle nationale en lien avec les structures interprofessionnelles de la confédération et la confédération elle-même ». C’est aussi ce qu’a tenté le secrétariat national de Solidaires en mettant au débat de son comité national de janvier une « discussion sur la recomposition syndicale ». Il y était question quatre mois après la prise de position de congrès de Solidaires d’entamer le travail en regardant notamment les différentes « réalités sectorielles, territoriales et interprofessionnelles ». Sans grandes avancées et même avec l’expression de réserves montrant selon Simon Duteil, l’un des deux porte-parole de l’union syndicale, que le débat n’est pas encore mûr, et n’a pas suffisamment traversé les syndicats.

Autant d’éléments qui rendent la perspective d’une unification syndicale difficile. Ou au moins très lente. À moins que les jalons posés cette semaine par le congrès de la FSU ne fassent évoluer les positions. Ou, que les difficultés rencontrées par le syndicalisme pour enregistrer des victoires face aux politiques libérales, associées à la pression d’une extrême droite conquérante modifient l’appréciation des uns et des autres.

 publié le 6 février 2022

Enjeu de campagne. 
Le logement,
la priorité oubliée du quinquennat

Camille Bauer sur www.humanite.fr

Dans son dernier rapport, rendu public ce mercredi, la Fondation Abbé-Pierre dresse un bilan critique de la politique de l’habitat menée par Emmanuel Macron. Cinq années caractérisées par le désengagement budgétaire.

C’est le plus gros poste de dépenses obligatoires, et son augmentation pèse lourdement dans le niveau de vie des Français : les 10 % les plus pauvres y consacrent même 40 % de leur budget. Le logement est pourtant le grand absent de la campagne présidentielle. Il l’était déjà en 2017. À l’époque, Emmanuel Macron, alors candidat, s’était contenté de promettre de « libérer » les contraintes pesant sur la construction et de « protéger » les personnes à la rue. Ce désintérêt a perduré tout au long du quinquennat. « Le logement n’a jamais été une priorité de l’exécutif au cours de ce mandat », souligne le 27e rapport annuel de la Fondation Abbé-Pierre (FAP), rendu public ce mercredi 2 février.

À défaut d’ambition, c’est la logique d’économies budgétaires qui s’est imposée. En cinq ans, la part des aides au logement dans le PIB est passée de 1,82 % à 1,63 %, une baisse record. À force de coupes, le secteur est aujourd’hui incapable de répondre aux besoins des 4 millions de mal-logés. Mais, en vingt ans, ses contributions aux recettes de l’État ont néanmoins doublé, pour atteindre 79 milliards d’euros. Malgré la crise sanitaire, qui a rappelé l’importance de disposer d’un logement décent ainsi que la fragilité des locataires les plus pauvres, il n’y a pas eu de changement de cap. Le logement n’a bénéficié que des miettes du plan de relance. Et en dépit de la hausse continue des prix, l’encadrement du marché, contraire à la vision libérale du président, est, lui, resté au niveau minimal.

1. Des attaques multiples contre les APL

C’est une des mesures les plus emblématiques du quinquennat. À l’été 2017, sans concertation, ni préavis, le gouvernement annonce une baisse de 5 euros des aides personnalisées au logement (APL). Cette mesure contre les plus fragiles – le plafond pour bénéficier des APL est inférieur au Smic – va contribuer à forger l’image d’Emmanuel Macron en « président des riches ». Elle est l’arbre qui cache la forêt. « Le gel, puis le quasi-gel des APL entre 2017 et 2019, a davantage diminué les APL que la baisse de 5 euros, note la FAP. Ce coup de rabot a davantage touché les ménages pauvres, puisque leurs APL sont plus élevées. »

L’encadrement du marché, contraire à la vision libérale du président, est resté au niveau minimal.

En 2021, nouvelle attaque. Cette fois, les APL sont « contemporéanisées », c’est-à-dire calculées sur les revenus des mois écoulés, au lieu de ceux perçus deux ans plus tôt. La réforme permet à l’État de faire 1,1 milliard d’euros d’économies. Et fait plus de perdants que de gagnants, générant une baisse sans précédent du nombre d’allocataires (5,7 millions en 2021, contre 6,5 millions en 2020). Au total, l’ensemble des mesures ont, selon la FAP, coûté près de 15 milliards d’euros aux plus modestes.

2. Haro sur les HLM

L’existence d’un secteur subventionné par l’État pour loger les catégories modestes et pauvres colle mal avec l’idéal macroniste de résorption des problèmes par la seule vertu du marché. Le logement social a donc fait l’objet d’une attaque en règle tout au long du quinquennat. L’aide à la pierre, qui avait déjà décru sous les précédents mandats, a été totalement supprimée en 2018, laissant aux bailleurs sociaux et à Action Logement (ex-1 % logement) la mission d’abonder seuls ce fond.

Mais le gouvernement a été au-delà du désengagement. Il a ponctionné le secteur via l’augmentation de la TVA et la création, en 2018, de la réduction de loyers de solidarité (RLS) – un dispositif reportant sur les bailleurs la diminution des APL des locataires du seul parc social –, dont le montant s’élève désormais à 1,3 milliard d’euros par an. « En cinq ans, l’État a pris aux HLM plus de 6 milliards d’euros, les privant ainsi de la capacité de produire 200 000 logements sociaux », résume Christophe Robert, délégué général de la FAP. Résultat, la production est passée de 124 000 logements avant la présidence d’Emmanuel Macron à un peu moins de 100 000 en 2021. Même la promesse gouvernementale de réaliser chaque année 40 000 Plai (prêts locatifs aidés d’intégration), la catégorie de HLM aux loyers les plus bas, n’a jamais été atteinte. Les bailleurs sociaux ont aussi été poussés à compenser la baisse des aides de l’État par la vente de logements, au risque de réduire encore un peu plus l’offre, déjà très insuffisante au regard des 2,2 millions de personnes en attente d’un HLM.

À long terme, ces réformes d’apparence technique sont une menace sur la nature même du logement social. La FAP alerte sur le risque que certains organismes, confrontés à un fort endettement et privés de l’aide de l’État, « cherchent à attirer d’avantage de capitaux privés, au risque d’une marchandisation ». Parallèlement, le gouvernement a promu le logement intermédiaire, dont les loyers ne sont accessibles qu’ « à des classes moyennes supérieures ». Seul geste en faveur des HLM et de la mixité sociale, le gouvernement a défendu la prolongation de la loi SRU, qui impose aux communes 25 % de logements sociaux.

3. Marché privé, une régulation à reculons

Le président n’a jamais caché son scepticisme face à la régulation du marché. Pour maîtriser les prix, il a préféré miser sur la hausse de l’offre. « Force est de constater que le “choc de l’offre” annoncé par le candidat Macron, qui devait libérer la construction et faire baisser les prix, n’a pas eu lieu. Sous l’effet des coupes budgétaires, le bâtiment a connu des années de baisse, accentuées avec la crise du Covid. Au final, la production s’est affaissée, la pénurie dans les zones tendues a perduré, et les prix de l’immobilier ont continué à grimper », analyse Christophe Robert. En cinq ans, les prix dans l’ancien ont augmenté de 23 %. Les loyers, eux, ont connu en dix ans une hausse de 50 %, quand les salaires restaient plafonnés.

Dans les grandes métropoles surtout, ces tarifs prohibitifs rendent le logement inaccessible pour toute une partie de la population. Face à ces hausses, le gouvernement a opté pour « une politique très timide d’encadrement des loyers », estime le délégué général de la FAP. La mesure a été autorisée par la loi Elan et devrait être prolongée dans la loi 3DS, mais à titre expérimental et pour les seules collectivités locales dont la demande a été acceptée par l’État. « L’application de la loi repose essentiellement sur les recours de locataires peu avertis et peu enclins à s’en saisir spontanément », constate le rapport. L’adoption de sanctions contre les bailleurs contrevenants, légalement possible, reste boudée par les préfectures. Ainsi, à Paris, où plus de 30 % des locations ne respectent pas les plafonds de l’encadrement, le préfet n’a infligé que dix amendes depuis 2018.

Le gouvernement Macron a fait preuve de la même timidité vis-à-vis des plateformes de locations saisonnières. Il  a autorisé les villes à encadrer la pratique, mais de manière limitée. Pis, le gouvernement, en créant le « bail mobilité », « s’est adonné à une forme de dumping réglementaire », estime la Fondation. Dans un contexte de rareté, ce contrat, d’une durée d’un à dix mois à destination des précaires, vient, comme airbnb, concurrencer les baux classiques et limiter encore le nombre de logements pérennes présents sur le marché.

4. Sans-logis : grands besoins et petits pas

S’il y a un point sur lequel Emmanuel Macron a pris des engagements, c’est celui de la lutte contre le sans-abrisme, avec notamment la mise en place du plan « logement d’abord », qui consiste à fournir un logement pérenne aux ménages à la rue ou en hébergement d’urgence. Mais, là aussi, le bilan est en demi-teinte. « À la fin de l’année 2022, à peu près 300 000 personnes seront passées de la rue au logement. Cela va dans le bon sens. Mais 300 000 personnes sont encore sans domicile », rappelle Manuel Domergue, directeur des études à la FAP. Des efforts ont cependant été faits : le nombre de places mobilisées dans le privé, via le système d’intermédiation locative, est passé de 5 000 à 40 000 ; davantage de pensions de famille ont été créées, même si seulement la moitié de l’objectif chiffré en début de quinquennat est atteinte ; quant à la part de HLM attribués à des SDF, elle est passée de 4 à 6 %.

Mais ces progrès sont court-circuités par d’autres choix politiques : baisse du nombre de HLM, refus d’allocations pour les moins de 25 ans, mais aussi expulsions locatives à répétition des habitants de lieux informels, absence de politique de prévention des expulsions, etc. Autant de points qui limitent l’impact de la stratégie du « logement d’abord », en faisant grossir les rangs des sans-domicile. Avec, pour résultat, une pression accrue sur le secteur, pourtant coûteux et parfois indigne, de l’hébergement d’urgence. Malgré la pérennisation des places (40 000 créées lors de la pandémie) par le gouvernement, ce dernier n’a toujours pas les moyens de résorber l’ensemble des demandes de mise à l’abri des personnes à la rue.

5. Une rénovation énergétique en trompe-l’œil

Là encore, les promesses étaient ambitieuses. Le président s’était engagé à rénover 500 000 logements et à éradiquer en dix ans les 5 millions de passoires thermiques. Mais, à l’heure où 12 millions de personnes sont en situation de précarité énergétique, le gouvernement a préféré une politique d’affichage. Il a choisi « des dispositifs d’aides qui gonflent les chiffres du nombre de travaux enclenchés en ciblant de simples gestes de rénovation, peu efficaces s’ils restent isolés, au détriment de la performance à long terme », déplore la FAP.

12 millions de personnes sont en situation de précarité énergétique

Autre obstacle, les aides sont attribuées sans ciblage, et l’importance du reste à charge pour les ménages (39 % pour les très modestes et 56 % pour les modestes) rend ces travaux souvent inaccessibles. L’accompagnement et l’information, indispensables pour les bénéficiaires confrontés à des aides évolutives et à un secteur de la rénovation encore mal encadré et opaque, ne sont pas non plus à la hauteur. Selon une étude menée par la FAP, début 2021, 40 % des appels au réseau Faire, service public d’accompagnement à la rénovation énergétique, sont non décrochés, et 62 % ne permettent pas d’obtenir des avis adéquats dans les délais requis.

 

 


 

Ian Brossat :
« Le droit au logement est incompatible avec le marché »

Nadège Dubessay sur www.humanite.fr

Loyers, expulsions, rénovations… Le porte-parole du candidat communiste Fabien Roussel revient sur les mesures à mettre en place pour une politique favorable à tous.

Pourquoi, selon vous, ce thème est-il absent du débat présidentiel ?

Ian  Brossat, Adjoint à la mairie de Paris chargé du logement (PCF) Sans doute parce que les situations de logement varient beaucoup. Les problématiques ne se posent pas de la même manière selon que l’on vit dans une grande métropole ou à la campagne. Néanmoins, je suis convaincu que le logement a vocation à être l’un des grands sujets de cette élection présidentielle. Il pèse très lourd dans la crise du pouvoir d’achat à laquelle les classes populaires et les petites classes moyennes sont confrontées, et qui est la première préoccupation des familles. Et, s’il est exsangue, c’est notamment parce que le logement coûte de plus en plus cher. En 1984, les ménages y consacraient 17 % de leurs revenus, sous forme de crédit ou de loyer. Aujourd’hui, c’est 25 % et même 35 % pour 5,7 millions de Français. Cette part a augmenté de 44 % depuis quinze ans. Agir pour le pouvoir d’achat des familles, c’est donc agir sur le coût du logement, à l’achat ou au niveau des loyers. Cette question concerne la grande majorité de la population.

Quels seraient les grands axes pour loger tous les Français à un prix acceptable ?

Ian  Brossat Il y a d’abord besoin de mesures immédiates. Avec Fabien Roussel, nous proposons l’interdiction des saisies, des expulsions sans relogement et des coupures d’eau et d’énergie. Ensuite, il faut revaloriser les aides au logement avec des critères élargis. Le gouvernement actuel n’a cessé de les réduire. De manière plus structurelle, il est nécessaire d’agir sur le niveau des loyers dans toutes les grandes métropoles. Aujourd’hui, l’encadrement des loyers suite à la loi Elan ne s’applique que dans quelques-unes d’entre elles. Des contrôles doivent être systématiques, de même que des sanctions lorsque le propriétaire ne respecte pas l’encadrement. Nous réclamons également la construction de 200 000 logements sociaux par an, soit plus du double de ce qui se pratique actuellement, avec une loi SRU révisée. Toutes les communes en tension sur le plan du logement doivent avoir pour objectif 30 % de logements sociaux. Les maires qui refusent de construire doivent avoir des sanctions renforcées. À l’inverse, les aides pourraient être réévaluées pour les maires bâtisseurs.

Peut-on freiner la hausse des prix ?

Ian  Brossat Oui. D’abord en cessant de considérer que le marché est la solution à tous les maux. Et en remettant la puissance publique au cœur de tout. Le libre marché est incompatible avec le droit au logement pour tous. C’est l’explosion des prix et l’exclusion des classes populaires et moyennes de toutes nos métropoles.

Comment combiner le besoin de logements pour tous et les contraintes climatiques ?

Ian  Brossat En concevant une écologie populaire, sociale. Lorsqu’on investit massivement dans la rénovation énergétique des logements, on fait coup double en améliorant les conditions de vie des habitants et en agissant concrètement pour l’environnement. Nous proposons 10 milliards d’euros pour la rénovation de 700 000 logements afin de mettre fin aux passoires thermiques

publié le 2 février 2022

Orpea. Les salariés des Ehpad alertent sur un système mortifère

Marie Toulgoat sur www.humanite.fr

Dépendance Dans le sillage des révélations de maltraitance chez Orpea, les soignants des établissements pour personnes âgées dénoncent des conditions de travail qui les forcent à la négligence, faute de moyens.

L’information, révélée il y a quelques jours, a eu l’effet d’une bombe parmi les salariés des Ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Dans son ouvrage les Fossoyeurs, le journaliste Victor Castanet décrit un système de maltraitance des résidents des établissements du groupe Orpea, à coups de repas rationnés et de soins prodigués au compte-gouttes pour respecter la stricte politique comptable de la société. Tandis que les réactions fusent de toutes parts depuis la parution de l’enquête, les soignants des Ehpad se prennent à espérer : va-t-on enfin s’intéresser à leurs conditions de travail et aux politiques budgétaires qui minent la prise en charge des résidents ? « La situation d’Orpea est celle qu’elle est, mais c’est la même chose partout. Ce qui est révélé dans ce livre est le lot quotidien des salariés depuis des années », a dénoncé Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, lors d’une journée d’études sur les Ehpad organisée mardi par le collectif fédéral Accueil des personnes âgées.

Dans les plus de 7 200 Ehpad que compte la France métropolitaine, qu’ils soient publics ou privés, associatifs ou lucratifs, les témoignages des soignants s’accumulent et confirment que l’affaire Orpea est loin d’être un cas isolé. Si les résidents sont victimes de maltraitance, c’est parce que les salariés doivent conjuguer une absence de moyens, un sous-effectif chronique et des pressions de plus en plus insupportables, assurent-ils.

« de 8 heures à 20 heures  »

« Je suis aide-soignante diplômée d’État, je dois m’occuper de douze à quinze personnes, fragiles, qui ont besoin d’attention particulière, en trois heures. C’est impossible de bien faire mon travail. Mes journées commencent à 8 heures et se terminent à 20 heures, et je suis tellement fatiguée pendant mes jours de repos que je ne peux pas non plus bien m’occuper de mes enfants », confie une soignante de l’Ehpad Korian Champ-de-Mars, dans le 15e arrondissement de Paris. Les objectifs de performance qui sont exigés, couplés à une absence de bras criante, se répercutent inévitablement sur la santé et le bien-être des personnes âgées, analyse-t-elle . « On nous parle de taux d’occupation des lits, mais il n’est jamais question de prise en charge dans de bonnes conditions. Pourtant, parmi nos résidents, nous avons des gens en dépression, d’autres avec plusieurs pathologies, et nous n’avons même pas le temps de bien les laver, de prendre le temps de discuter quelques minutes », poursuit-elle.

Dans le Val-d’Oise, après trente jours de grève, les salariés du luxueux Ehpad du château de Neuville peinent à contredire ce constat. Derrière les portes dorées de l’établissement, les salariés « ne sont pas considérés comme des humains », lâche Siham Touazi, infirmière et déléguée syndicale CGT. « L’humiliation de trop, ça a été quand la direction nous a envoyé de nouveaux plannings trois jours avant Noël, complètement désorganisés et incohérents. Ils ne prévoient qu’une seule infirmière le matin et le soir au prétexte que ce ne sont pas des moments où beaucoup de soins sont dispensés. On se retrouve donc seuls avec 94 résidents », détaille-t-elle.

Pourtant, si les témoignages de souffrance au travail – se traduisant par des sévices involontaires infligés aux patients – s’amassent, la situation ne devrait pas s’améliorer en l’absence de mesures drastiques. « Depuis trois ans, on remarque un plafonnement des capacités d’accueil des Ehpad alors que nous nous attendons au doublement du nombre de personnes âgées de plus de 80 ans d’ici à 2050 », note Sophie Rousseau, consultante chez Secafi, cabinet d’expertise auprès des élus du personnel.

« L’État a sa part de responsabilité »

Alors que les besoins de prise en charge devraient bondir dans les prochaines années, aucune norme ne régit le taux d’encadrement des établissements – c’est-à-dire le nombre d’emplois en équivalents temps plein pour 100 places occupées – contrairement à de nombreuses autres professions de santé. Conséquence directe du sous-effectif et de la surcharge de travail qui en découle : les salariés des Ehpad détiennent le record de la plus haute fréquence d’accidents du travail, devant le BTP. Pour mettre un terme à cette situation déplorable, la CGT réclame immédiatement l’embauche de 200 000 salariés, mais aussi la titularisation des vacataires et l’arrêt du recours à des salariés « faisant fonction » d’aides à domicile, exécutant les mêmes tâches sans formation et pour un salaire dérisoire.

Au-delà des embauches, le scandale Orpea et le quotidien des personnels d’Ehpad grêlé par la souffrance au travail posent inévitablement la question du contrôle de ces établissements. Pour de nombreux salariés présents à la journée d’études organisée par la CGT, ceux-ci sont trop sporadiques et trop peu scrupuleux, laissant la porte ouverte à d’innombrables actes de maltraitance. « Nos directions sont prévenues, elles ont donc le temps de remplacer les fauteuils roulants défectueux et d’appeler du renfort avant la venue de l’ARS (agence régionale de santé – NDLR)  », s’agace un soignant. Les abus sont d’autant moins faciles à déceler que, dans de nombreux établissements comme ceux d’Orpea, les capacités d’alerte des élus du personnel sont réduites à néant par les coups de boutoir antisyndicaux intentés par les directions.

Dans l’Ehpad Korian Bel Air à Clamart (Hauts-de-Seine), plus d’une dizaine de salariés ont été licenciés sans raison valable, dénonce la CGT. Parmi ceux-ci, des élus du personnel. Pour Malika Belarbi, aide-soignante et animatrice du collectif national CGT santé, « l’État a sa part de responsabilité dans la maltraitance ».

Maintenant que ces méfaits sont exposés aux yeux de tous, les salariés espèrent toutefois que les pouvoirs publics prendront le problème des Ehpad à bras-le-corps . « On fera attention à ce que la ministre chargée de l’Autonomie ne nous réponde pas qu’Orpea est un problème isolé et qu’ailleurs tout va bien », assure Philippe Martinez. Le gouvernement, lui, assure vouloir multiplier les contrôles.


 


 

Orpea,
un scandale très politique

Cyprien Boganda sur ww.humanite.fr

Après la publication du livre les Fossoyeurs, les révélations sur les pratiques de la direction du groupe se multiplient, forçant le pouvoir macroniste à réagir.

À chaque jour son scandale. Ce mercredi, le « feuilleton » Orpea s’est enrichi d’un nouvel épisode peu glorieux. Le Canard enchaîné a révélé qu’Yves Le Masne, directeur général (DG) du groupe désormais sur la sellette, avait réalisé une juteuse opération financière à l’été 2021. À l’époque, le dirigeant avait eu vent de l’enquête menée par le journaliste auteur des Fossoyeurs (Fayard), le livre qui passe au crible le mode de gestion calamiteux du géant des Ehpad. Inquiet de l’onde de choc que pourrait provoquer l’ouvrage de Victor Castanet et de ses répercussions sur le cours de Bourse, le DG actionnaire décide de se mettre à l’abri de la tempête. Le 23 juillet, écrit le Canard, il cède donc ses 5 456 actions Orpea, au prix de 107,80 euros chacune. Gain empoché : 588 157 euros. Le dirigeant a eu le nez creux, puisque la publication des Fossoyeurs, il y a quelques jours, a provoqué un effondrement du cours de l’action. Cette dernière s’échange désormais autour de 40 euros, soit 2,6 fois moins cher que lorsque le DG s’est délesté de ses titres…

Voilà qui fait tache, alors que l’affaire prend une ampleur nationale et que beaucoup de responsables politiques s’émeuvent de l’impunité dont jouit le secteur depuis des années, en dépit de toutes les enquêtes journalistiques. En découvrant l’existence des opérations boursières du directeur général, la ministre déléguée chargée de l’Autonomie des personnes âgées, Brigitte Bourguignon, a dénoncé le « cynisme pur » des dirigeants du groupe : « On est là au cœur d’un système, je pense. Si, en plus, des personnes quittent le navire au moment où il y a des accusations, en n’acceptant pas de répondre et d’assumer des responsabilités – et au passage en se servant –, là, c’est grave ! »

Dans le même temps, l’opposition monte au créneau, exhortant le pouvoir à passer de l’indignation à l’action. « Il y a de la maltraitance pour gagner de l’argent sur le dos des patients, c’est ignoble, la colère est une chose juste, légitime, mais il faut passer aux actes ! assène Fabien Roussel, candidat PCF à l’élection présidentielle. Quand il y a des actes de maltraitance dans un établissement, on protège les personnes âgées, on exproprie le propriétaire de cet établissement, on met l’établissement sous la tutelle d’un hôpital public, d’un établissement public, d’une structure à but non lucratif. » Et le candidat d’appeler à la création d’un « service public chargé de la dépendance et de la prise en charge de nos aînés ».

De son côté, le pouvoir macroniste tente d’éteindre l’incendie. Le chef de l’État lui-même a jugé « bouleversantes » les révélations du livre-enquête. Les autorités ont annoncé, mardi, une « vaste opération de contrôle » d’Orpea, avec l’ouverture d’une « double enquête » administrative confiée aux inspections générales des affaires sociales (Igas) et des finances (IGF). Enfin, le gouvernement a promis, d’ici à la fin du mois, des propositions pour éviter que de telles dérives ne se reproduisent. Les patients les attendent de pied ferme…

publié le 30 janvier 2022

Gérald Darmanin sur les féminicides : l’art d’esquiver la question

Clément Viktorovitch sur www.francetvinfo.fr

Invité mardi 25 janvier de France Inter, Gérald Darmanin, le ministre de l'Intérieur, était interrogé sur un sujet dramatique : le nombre toujours élevé des féminicides. 113 femmes sont décédées sous les coups de leur conjoint en 2021, 10 de plus déjà depuis le début du mois : tels sont les chiffres que Léa Salamé a rappelé à Gérald Darmanin, qui a offert une véritable démonstration dans l’art d’esquiver les questions. 

"Quand bien même il y aurait encore une seule femme qui mourrait des coups de son conjoint, ce n'est pas une question de 10, de 100 ou de 500. On ne va pas commencer à faire des comparaisons statistiques, c'est évidemment toujours un drame et il faut toujours s'améliorer, bien évidemment !"

Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur

sur France Inter

Cette dernière phrase, "il faut toujours s’améliorer bien évidemment", en apparence sonne comme une forme de concession, voire de mea culpa. Mais c’est en réalité plus subtil que cela. Quand Gérald Darmanin nous dit : "qu’il y en ait 500, 100 ou une seule, cela reste inacceptable", cela revient à renvoyer dos à dos toutes les politiques de lutte contre les violences faites aux femmes, quels que soient leurs résultats, tant que celui-ci reste supérieur à 0 mort. Et figurez-vous que ça, c’est un sophisme, un procédé fallacieux. On l’appelle sophisme de la solution parfaite : il consiste à prétendre que toutes les solutions qui seraient moins que parfaites seraient également inacceptables. Or, bien sûr, elles comptent, ces différences : 50 féminicides ou 500, des chiffres en hausse ou en baisse, ce n’est pas exactement la même chose.

"On ne va pas commencer à faire des comparaisons statistiques"

Plus encore qu'un moyen de justifier le statuo quo, il me semble que c’est une manière de nous intimer à ne pas évaluer la réussite ou l’échec du gouvernement en cette matière. Comme si, soudain, parler de chiffres était indécent. D’ailleurs, le ministre de l’Intérieur nous le dit explicitement : "on ne va pas commencer à faire des comparaisons statistiques". Alors, pourquoi pas. Mais cela semble tout de même cocasse, quand on écoute le reste de l’interview !

"On est à 94 000 naturalisations par an, dans le quinquennat du président de la République. La majorité de l'UMP, lorsqu'elle était en responsabilité, c'était 104 000 par an." "Ce n'est pas une légère baisse sur les atteintes au bien puisque c'est moins 15% de cambriolages, moins 22% de vols de véhicules, moins 29% de vols avec arme, moins 27% de vols violents." "On expulse deux fois plus qu'en Allemagne, trois fois plus qu'en Italie" 

Vous voyez que, étonnamment, cette question des féminicides est la seule sur laquelle le ministre de l’Intérieur se refuse à faire des comparaisons statistiques : preuve, s’il en était encore besoin, du malaise du gouvernement sur cette question.

La grande cause du quinquennat

Un seul féminicide, ça ne reste déjà pas acceptable, bien sûr. Et personne n’a dit que lutter contre de tels drames était aisé. Mais il faut aussi replacer ce débat dans son contexte. En novembre 2017, Emmanuel Macron avait décrété que l’élimination des violences faites aux femmes serait la grande cause du quinquennat. Il n’était pas le premier à fixer ce genre d’ambition. En 2002, le président Chirac avait érigé la lutte contre la violence routière en cause nationale de son mandat. Résultat : en cinq ans, le nombre de morts sur la route avait diminué très nettement, de plus de 40%.

Voilà pourquoi Gérald Darmanin est prêt à tous les sophismes pour esquiver la question : il sait qu’en l’espèce, il a tout intérêt à ce que nous ne fassions pas de comparaisons !

publié le 29 janvier 2022

Brider les libertés
pour sauver le libéralisme

Fabien Gay ur www.humanite.fr

Depuis le début de la pandémie, le président a fait le choix d’une gestion verticale de la crise sanitaire, appliquant les fondamentaux du modèle jupitérien qu’il aime tant. C’est ainsi que douze textes ont été adoptés en deux ans au Parlement. Nul ne conteste le besoin d’agir pour endiguer cette pandémie. Mais la prise de décision en conseil de défense et le choix de porter le cœur des lois uniquement sur les restrictions de liberté sont révélateurs d’un libéralisme autoritaire qui affaiblit nos libertés publiques et notre démocratie.

En transformant le passe sanitaire – sans en faire le bilan – en passe vaccinal, une nouvelle étape est franchie. C’est un choix d’exclusion et de sanction qui est assumé. Certains souhaiteraient même appliquer, comme au Québec, la suppression d’aides sociales pour les non-vaccinés ou le déremboursement des soins hospitaliers. Marginaliser encore plus celles et ceux qui sont le plus éloignés des politiques publiques, voici la démarche cynique du gouvernement.

Au fond, c’est une société de contrôle social que souhaite instaurer ce gouvernement, où les pratiques des citoyens, réduits à l’état de consommateurs, sont connues, classées, fichées. Bientôt, tout le monde pourra contrôler tout le monde. Surtout, ces bases de données énormes, demain aux mains des Gafam, constituent un trésor commercial immense pour prospecter, cibler les publics et les contenus à leur destination jusqu’à la sphère la plus intime. Sans jamais, semble-t-il, interroger la légitimité de tous ces moyens de contrôle et leur finalité.

Finalement, c’est tout notre arsenal législatif des dernières années qui mériterait d’être évalué, des lois sécuritaires aux lois sur le renseignement ou l’antiterrorisme qui, au nom de problèmes réels et sérieux, ont peu à peu restreint nos libertés et confié à des acteurs privés des prérogatives de contrôle et de pouvoir régalien. Nous nous sommes accoutumés à une perte de droits, à des restrictions basées sur un impératif sécuritaire, mettant notamment en péril notre droit à manifester et la liberté d’association. Lorsque nous cédons un peu de liberté au nom de la sécurité sanitaire, qui garantit que nous la retrouverons un jour ?

Le gouvernement n’a cure des alertes des associations, du Défenseur des droits, des organisations syndicales. Car la logique derrière tous ces dispositifs est celle du « business first » : l’économie avant tout !

L’activité économique doit se maintenir à tout prix, le « quoi qu’il en coûte » devient un « quoi qu’il advienne ». Le meilleur exemple en est l’obligation de télétravail, finalement facultative et non contraignante : liberté totale et sans contrainte pour le capital, stigmatisation et division pour le peuple. Dans le même temps, les suppressions de lits dans les hôpitaux, de postes dans les écoles et d’autres services publics, la réforme de l’assurance-chômage, en clair, les orientations libérales, ont suivi leur cours au grand plaisir des marchés financiers, dont les dividendes fleurissent et les grandes fortunes croissent.

Ce libéralisme autoritaire révèle un échec patent de la gestion de cette crise sanitaire : celui de n’avoir jamais répondu aux besoins populaires. Face aux incertitudes et peurs causées par une situation inédite, il aurait fallu faire corps en plaçant la démocratie comme une des solutions. Il n’est pas trop tard pour renforcer les moyens et les missions du service public, et valoriser la culture scientifique pour convaincre sur la vaccination et le respect des gestes barrières, afin de ne pas laisser d’espace aux obscurantistes et complotistes en tout genre.

Espérons que ces enjeux seront au cœur du débat présidentiel qui s’ouvre.

ublié le 24 janvier 2022

Passe vaccinal.
Nouvelles règles, le jeu en vaut-il la chandelle ?

Alexandra Chaignon sur www.humanite.fr

Dès aujourd’hui, de nouvelles restrictions s’imposent à ceux qui, par choix ou impossibilité, n’ont pas reçu au moins une dose de vaccin. Si ce dernier reste un outil indispensable dans la lutte contre la pandémie, cette stratégie consistant à tout miser sur la vaccination relève pour certains du « pari hasardeux ». Explications

Le texte de loi sur le passe vaccinal entre en vigueur ce lundi 24 janvier. Face au raz-de-marée des contaminations au Covid – 300 000 cas enregistrés quotidiennement en moyenne –, le chef du gouvernement espère ainsi encourager un maximum de personnes à jouer le jeu de la vaccination contre le virus. Décryptage.

Sanitaire, vaccinal, d’un passe à l’autre

Désormais, les plus de 16 ans doivent pouvoir justifier d’un statut vaccinal (être vacciné, présenter un certificat de rétablissement de moins de six mois ou présenter une contre-indication à la vaccination) pour accéder aux activités de loisirs, restaurants et bars, foires ou transports publics interrégionaux. Un test négatif ne suffira plus, sauf pour accéder aux établissements de santé.

Le texte de loi « renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire » a été validé par le Conseil constitutionnel vendredi dernier. Pour les sages, les dispositions sur le passe vaccinal « ne sauraient être regardées (…) comme instaurant une obligation de vaccination ». Les mesures « doivent être strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus » et « il y est mis fin sans délai lorsqu’elles ne sont plus nécessaires », remarquent-ils, le texte prévoyant une application possible jusqu’au 31 juillet.

Le Conseil a également entériné les possibles vérifications d’iden­tité par les cafetiers ou restaurateurs au nom de l’objectif de « protection de la santé ». « Le refus de la personne de produire » un document officiel « ne peut avoir pour autre conséquence que l’impossibilité pour elle d’accéder à ce lieu », justifie-t-il.

Libertés : des craintes réitérées

En renforçant une nouvelle fois les restrictions sanitaires, cette loi fait entrer dans le droit commun des mesures d’exception. Un changement de paradigme inquiétant en termes de libertés publiques. Ce texte acte ainsi une différence de statut entre ceux qui sont vaccinés et ceux qui ne le sont pas, alors que l’interdiction des discriminations est posée par la Constitution.

Autre crainte soulevée : une pérennisation de ces mesures d’exception. Voire un durcissement : on pourrait ainsi imaginer une « loi de sortie sanitaire », qui inscrirait la possibilité du port du masque, du passe ou du couvre-feu dans les textes…

Une stratégie efficace ?

Pour Jean Castex, il s’agit d’un « un outil de protection qui permet de booster les primo-vaccinations ». Selon lui, cela fonctionne puisque, entre le 20 décembre et le 20 janvier, plus d’un million de personnes ont reçu une première dose de vaccin. Au total, 80,1 % de la population française a reçu au moins une première injection, 78,1 % deux et 49,4 % la dose de rappel.

« Les vaccins sont très efficaces contre les formes graves quels que soient les variants. Certes, ils le sont bien moins contre la transmissibilité et l’infection surtout à distance de la vaccination. Cependant, même sans être à risque, nous pouvons développer des formes graves, d’où la nécessité de vacciner toute la population à ce stade », juge Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale de la faculté de médecine de l’université de Genève.

En outre, poursuit l’épidémiologiste, elle « contribue largement à éviter l’engorgement de nos hôpitaux et à limiter l’hécatombe que l’on connaîtrait sinon ». Et l’arrivée en février d’un nouveau vaccin, le Nuvaxovid de Novavax, développé à partir d’une technologie classique, apporte une alternative qui pourrait rassurer les récalcitrants à l’ARN messager. Malgré tout, 4,5 millions de Français de plus de 12 ans n’ont encore reçu aucune injection…

Une priorité vaccinale qui interroge

Aussi indispensable soit-elle dans la lutte contre la pandémie, la vaccination doit-elle rester le pilier central de cette stratégie, alors que les cas positifs n’ont jamais été aussi élevés ? « La vaccination actuelle ne permettra malheureusement pas d’éradiquer le coronavirus de la surface de la Terre comme on a pu le faire avec la variole », estime le Pr Flahault.

Pour lui, « tout miser sur le vaccin est un pari hasardeux ». Une transmission généralisée du virus multiplie en effet les opportunités d’adaptation du Sars-CoV-2 et, avec elles, l’apparition possible de nouveaux variants, plus transmissibles, voire plus dangereux. De ce fait, l’immunité collective semble devenue illusoire. Développée par un variant, celle-ci ne sera pas forcément efficace contre un autre.

D’autant que l’apparition de nouveaux traitements, dont la fameuse pilule de Pfizer (Paxlovid), qui réduirait de 89 % les hospitalisations et risques de décès, est en passe d’arriver sur le marché. Un nouvel « outil » qui pourrait aider à changer la donne. « Ce sont des médicaments comme ceux-là » qui « contribueront à éviter les formes graves fatales », complète le Pr Flahault.

Une politique de santé publique lacunaire

À l’issue du dernier conseil de défense sanitaire, il n’est toujours pas question du déploiement massif de capteurs de CO2 et de purificateurs d’air… Pour Antoine Flahault, il s’agit de « la plus grande négligence » des responsables politiques « vis-à-vis de la gestion de cette pandémie ». « 99 % des contaminations par coronavirus se transmettent en lieux clos, mal ventilés et recevant du public. Et nous laissons la population respirer un air intérieur vicié et dangereux, alors que l’on devrait réfléchir d’urgence à lui rendre la qualité microbiologique de l’air extérieur. On ne préviendrait d’ailleurs pas seulement le coronavirus mais les autres virus respiratoires. »

Restrictions sanitaires et agenda électoral

Le gouvernement a annoncé un calendrier de levée progressive des restrictions alors que les contaminations, en légère baisse, repartent à la hausse. Pour l’exécutif, il est visiblement important de donner des perspectives, probablement pas sans lien avec les échéances électorales. « Les annonces gouvernementales françaises récentes sont peu lisibles, réagit Antoine Flahault. Comment s’y retrouver lorsque l’exécutif décide des allégements en pleine hausse exponentielle d’une vague épidémique qui atteint des sommets jamais égalés et dont on ignore encore les répercussions. Il y avait un relatif consensus scientifique jusqu’à présent pour limiter les restrictions lorsque les nouvelles contaminations ne dépassaient pas 5 000 cas par jour. Ce n’est pas le calendrier qui doit inciter aux allégements, mais plutôt les indicateurs sanitaires. » Effectivement, le virus, lui, n’a pas d’agenda politique.


 

Éditorial. Contrôle

Stéphane Sahuc sur www.humanite.fr

Qui contrôle qui ? Et pourquoi ? Le passe vaccinal n’est pas qu’une question de santé publique. Il touche profondément aux questions des libertés, et donc du contrôle et du respect de ces libertés. Désormais, les salariés des lieux accueillant du public soumis aux règles du passe vaccinal devront vérifier si le nom affiché sur le passe correspond bien au nom et donc à la photo des papiers d’identité de celui qui l’aura présenté. Le gouvernement assure que cela permettra de lutter contre les fraudeurs.

Or, en France, le contrôle d’identité n’est pas anodin. Il ne peut être effectué que par un officier de police judiciaire ou un agent placé sous son autorité. Il s’agit donc d’un acte de police réalisé par des individus théoriquement formés et informés des droits des contrôlés. C’est bien pour cela que la question du contrôle des « contrôleurs » fait partie des garanties de liberté. En instituant un mode de contrôle généralisé et opéré par « n’importe qui », on légitime un peu plus une société du contrôle permanent déjà bien présente.

Sans sombrer dans une vision à la « Big Brother », force est de constater que la décision de contraindre, punir et diviser est davantage de nature politique que sanitaire. Pour le gouvernement, le choix délibéré et assumé de présenter sa politique comme conçue pour « emmerder » une partie des Français vise à tendre la situation. En instaurant une polémique permanente basée sur la stigmatisation d’une partie de la population, le pouvoir détourne le débat des vraies questions.

Quid des moyens pour l’hôpital ? Quid de la levée de brevets ? Pourquoi ne pas avoir distribué des masques FFP2 aux professions les plus exposées ? Pourquoi, alors que c’est une demande récurrente, ne pas voir équipé les classes de purificateurs d’air ? Porter le débat sur le fond, à la fois sur l’enjeu de la vaccination et sur les alternatives au passe vaccinal, est le meilleur moyen d’éviter que la droite, l’extrême droite et les complotistes ne confisquent le mouvement contre le passe vaccinal au nom d’une pseudo-liberté, synonyme d’égoïsme et de chacun pour soi.

 


 

Passe vaccinal. Malik Salemkour :
« Les libertés fondamentales
ne sont plus vues comme essentielles »

Cyprien Caddeo sur www.humanite.fr

État d’urgence, passe sanitaire puis vaccinal… Le président de la Ligue des droits de l’homme, Malik Salemkour, s’alarme de ce nouveau cap franchi en matière de restriction des libertés et de contrôle d’identité entre citoyens.

Malik Salemkour est Président de la Ligue des droits de l’homme


 

Franchit-on un nouveau cap dans l’atteinte aux libertés publiques, avec le passage du passe sanitaire au passe vaccinal ?

Le passe sanitaire posait déjà des problèmes, notamment sur l’égal accès aux services du quotidien : bars, restaurants, transports. La fin de la gratuité des tests a ­engendré une nouvelle discrimination pour les populations­ non vaccinées et ­précaires. Avec le passe vaccinal, on monte ­encore d’un cran : on ne pourra plus prendre le train, changer de ­région, si on n’est pas vacciné. Ce qui pose un certain nombre de problèmes pratiques, pour les étudiants, les salariés ou les ­aidants non vaccinés qui ont besoin de prendre des transports interrégionaux au quotidien. Nous pensions que le Conseil constitutionnel viendrait pointe­r cela. Il ne l’a pas fait, ce qui est pour nous une inquiétude.

Le Conseil constitutionnel a en effet avalisé la quasi-intégralité du texte. Les restaurateurs pourront bien faire des contrôles d’identité en cas de doute sur la validité du passe vaccinal. Quel problème cela soulève-t-il ?

D’abord, le jugement du Conseil constitutionnel, de par sa composition, est parfois plus politique que juridique. Ce n’est pas une instance indépendante qui dirait le droit, elle se range souvent derrière l’avis du gouver­nement. En validant cette partie du projet de loi, le Conseil constitutionnel participe à banaliser le contrôle d’identité, alors qu’il s’agit normalement d’un acte de police judiciaire, pour le constat d’une infraction. Aujourd’hui, une personne privée, qui n’est pas formée pour cela, pourra contrôler une éventuelle infraction. Cela va provoquer des tensions. Cette banalisation ne date pas du passe vaccinal, la loi de sécurité globale ouvrait déjà le contrôle aux agents de sécu­rité privée.

Que pensez-vous du discours politique de stigmatisation des non-vaccinés ?

Que le gouvernement pousse à la vaccination, c’est normal et c’est son rôle, puisqu’elle est utile pour protéger la popu­lation. Mais, comme le dit l’Organisation mondiale de la santé, c’est par la conviction et non l’obligation que l’on y parviendra. Parmi les non-vaccinés, il n’y a pas que des antivax et des complotistes, il y a aussi des gens en grande précarité, des personnes âgées isolées dans des déserts médicaux. Le discours du président, en plus d’être vulgaire et d’avoir des arrière-pensées électorales, ne crée rien de plus que de nouvelles tensions.

Est-ce que le passe vaccinal peut perdurer dans la loi ?

Au nom de la crise sanitaire, comme hier au nom de l’antiterrorisme, des libertés fondamentales ne sont plus considérées comme essentielles. L’expérience avec l’état d’urgence sécuritaire l’a démontré : ce que l’on nous présente comme des atteintes exceptionnelles aux libertés finit par rentrer dans le droit commun et se normalise. On a petit à petit habitué les Français à être plus surveillés, plus contrôlés… Et, en définitive, à avoir moins de libertés.

publié le 22 janvier 2022

Spécial « vingt ans après ». Pierre Bourdieu, le sens commun

Jérôme Skalski sur www.humanite.fr

Le 23 janvier 2002, le sociologue tirait sa révérence, à l’âge de 71 ans. L’actualité de sa pensée rejoint la figure de l’intellectuel, qu’il a incarné. Un scientifique très rigoureux, engagé dans les mouvements sociaux et politiques.

Directeur d’études à l’École pratique des hautes études depuis son retour d’Algérie en 1961, Pierre Bourdieu dirige, à 35 ans, la collection « Le Sens commun » aux Éditions de Minuit à partir de 1965 jusqu’en 1992. Héritière de l’expression latine qui fut le titre que Shaftesbury, inspirateur des jeunes Diderot et Rousseau, donna à son essai sur la liberté du mot d’esprit et de l’humour de 1709 mais aussi, traduit en anglais, de l’essai de Thomas Payne de 1776 qui mit le feu aux poudres de la guerre d’indépendance américaine, l’expression porte en elle l’esprit des Lumières tel que l’avait caractérisé Ernst Cassirer. Un projet d’émancipation à la fois pratique et théorique dépassant les frontières nationales, les frontières de langue, les frontières de classe et les frontières de sexe dans la visée des luttes et des conflits sociaux ayant pour terme, au-delà de sa dialectique historique, la dynamique plénière de la réalisation de l’humanité.

La tradition des Lumières

« La révolution libérale est une révolution conservatrice au sens où l’on parlait de révolution conservatrice en Allemagne dans les années 1930 », expliquait le professeur au Collège de France dans l’entretien qu’il eut avec l’écrivain et prix Nobel Günter Grass en 1999. « Une révolution conservatrice est quelque chose de très étrange » en cela qu’ « elle rétablit le passé et se présente comme progressiste », précisait-il, évoquant le sentiment d’une perte de vitesse de la tradition des Lumières diagnostiquée par son interlocuteur et soulignant avec lui l’urgence de son redéploiement.

Venu aux sciences sociales par l’agrégation de philosophie, Bourdieu ne cessera, au fil de son travail, d’approfondir sa critique sociologique en abordant des thèmes, en élaborant des méthodes, en produisant des concepts et en tissant des liens transdisciplinaires qui ne cessent d’être approfondis aujourd’hui. Ses ouvrages Travail et travailleurs en Algérie (1963), les Héritiers (1964), la Distinction (1979), le Sens pratique (1980), Homo academicus (1984), la Noblesse d’État (1989) ou encore la Misère du monde (1993) font date en suscitant à chaque fois étonnement, enthousiasme et polémiques. Il est engagé dans le mouvement de grèves et de manifestations de 1995 contre le plan Juppé sur les retraites et la Sécurité sociale, ainsi que dans le mouvement des sans-papiers de 1996, qui donnera lieu à l’expulsion de l’église Saint-Bernard. Ses prises de parole ultérieures, jusqu’à sa mort en 2002, seront des occasions d’interventions plus directement politiques.

Vingt ans après sa disparition, sa pensée, ainsi qu’en témoigne ce dossier spécial de l’Humanité des débats réunissant les contributions exceptionnelles de Gisèle Sapiro, Arnaud Saint-Martin, Monique Pinçon-Charlot, Bernard Pudal, Franck Poupeau, Tassadit Yacine et Laurence De Cock, ne cesse d’être vivante. À en croire les bêlements actuels en tout genre et les cris d’orfraie des chasseurs de « bourdieuseries » patentés, elle reste plus que jamais l’élément théorique essentiel d’une pensée qui se veut « sport de combat ».

« Ce n’est pas très agréable d’être un Français des Lumières dans un pays qui se jette dans une forme d’obscurantisme moderniste », soulignait Pierre Bourdieu, invité à Behlendorf chez Günter Grass appelant à réactualiser ces Lumières et à « ouvrir sa gueule ». Un encouragement pour tous ceux qui ne se satisfont pas du « meilleur des mondes possibles ».


 


 


 

Une analyse subversive. La capital culturel, l’école et la reproduction des inégalités

Par Laurence De Cock Historienne, professeure sur www.humanite.fr

Les programmes s’adressent prioritairement à ceux qui maîtrisent les codes bourgeois.

On peut sans doute lire comme le signe de son importance et de son caractère subversif le flux ininterrompu d’attaques contre la sociologie critique de l’éducation incarnée en France par Pierre Bourdieu et ses héritières et héritiers. Il est vrai que beaucoup d’hypothèses forgées par cette sociologie ont peu vieilli.

Avec Jean-Claude Passeron, en 1964, d’abord pour l’université, puis en 1970, pour l’enseignement scolaire, Bourdieu est l’un des premiers à avoir imposé dans la réflexion sur les inégalités scolaires l’idée d’une responsabilité de l’institution dans la reproduction, mais aussi dans la production de ces inégalités, ainsi que le caractère déterminant de l’appartenance sociale dans le parcours scolaire. On a souvent caricaturé l’apport de ces travaux en raillant leur fatalisme qui enfermerait les individus dans leurs déterminations sociales, les privant de toute capacité de prise en main volontaire de leur destin.

Cette critique, purement libérale, découle d’une vision très étriquée de l’œuvre de Bourdieu, qui s’est attaché, tout au long de sa carrière, à fournir au contraire des pistes de réforme du système éducatif dans le sens d’une véritable démocratisation scolaire. Revenons donc au diagnostic : un enfant de milieu populaire a très peu de possibilités de quitter ce milieu grâce au parcours scolaire. Pourquoi ? Parce que l’école est conçue selon les normes de la bourgeoisie. Les curriculums (les programmes, supports pédagogiques, examens, etc.) s’adressent prioritairement à ceux qui maîtrisent les codes bourgeois : la facilité de la langue, de l’écrit, le pouvoir de l’oralité, le bagage culturel, etc.

D’une certaine manière, l’école ne fait que poursuivre naturellement l’éducation familiale selon les canons bourgeois. Ce pourquoi un enfant issu des milieux favorisés, lorsqu’il entre à l’école, sait déjà exactement ce que l’on attend de lui, ce qui n’est pas le cas forcément des enfants des catégories populaires qui développent un autre rapport au langage et qui sont souvent étrangers aux conventions de cette culture que Bourdieu qualifie de « légitime ».

En tant que vecteurs de cette culture scolaire, les enseignants sont un rouage du dispositif de reproduction sociale. Ils appliquent une sorte de connivence inconsciente avec les élèves qui ont le plus de « facilités », comme on dit, et peuvent à ce titre soit réduire leurs exigences avec des enfants qu’ils estimeront culturellement moins dotés, soit se sentir impuissants pour les faire progresser. On retrouve la même logique pour l’orientation scolaire, souvent choisie consciemment par les familles (aisées ou à haut capital culturel) qui connaissent le fonctionnement du système scolaire, tandis que les enfants des familles qui lui sont plus étrangères auront plutôt tendance à la subir.

On voit combien ces analyses restent pertinentes pour comprendre les effets du tri social opéré par une réforme comme Parcoursup ou encore comment l’obsession scientiste de Jean-Michel Blanquer et son aversion pour les sciences sociales s’expliquent par le refus de prendre à bras-le-corps la question des inégalités scolaires, qui ne peut se faire que par une redistribution équitable des ressources et par l’abandon du tri au profit de la justice sociale et de l’émancipation.


 


 


 


 

Le bloc-notes de Jean-Emmanuel Ducoin. Héritage(s)

Jean-Emmanuel Ducoin sur www.humanite.fr

Même mort, Bourdieu continue de faire peur aux puissants !

Action «  Il n’est sans doute pas faux de considérer la sociologie comme une conquête sociale », écrivait Pierre Bourdieu dans un texte inédit que nous avions publié en 2012. Sans accorder une confiance excessive au pouvoir des discours, il avait cependant la conviction que la connaissance sociologique pouvait produire des raisons et des moyens d’agir sur la réalité sociale. De quoi l’œuvre de Bourdieu est-elle le nom ? Lors de la publication de la Misère du monde (1993), il emprunta à Spinoza cette formule qui tenait lieu sinon de définition du moins de ligne conductrice : « Ne pas déplorer, ne pas rire, ne pas détester, mais comprendre… » De quoi son héritage intellectuel est-il le signe ? Dans Méditations pascaliennes (1997), le professeur au Collège de France évoquait « la pression ou l’oppression, continues et souvent inaperçues, de l’ordre ordinaire des choses, les conditionnements imposés par les conditions matérielles d’existence » et il mettait à nu ce qu’il nommait « violence symbolique » comme pour nous rappeler que l’un de ses soucis constants fut bien sûr de participer de l’action, mais que, si urgente soit-elle, celle-ci ne saurait se passer de l’effort théorique et de l’analyse des mécanismes de « domination ». Domination : le maître-mot bourdieusien par excellence…

Engagé Le bloc-noteur réalise à peine : vingt ans, déjà, que Pierre Bourdieu a succombé à un cancer et nous ne nous lassons pas – moins que jamais – de puiser à la source du sociologue et de « l’intellectuel critique », dont il acceptait et assumait toutes les acceptions. Le meilleur penseur n’est-il pas celui qui pense d’abord contre lui-même ? Et à quoi sert l’intellectuel, sinon à déconstruire le discours dominant et permettre la production d’utopies réalistes ? Car la révolution Bourdieu restera cette manière nouvelle de voir le monde social qui accorde une fonction majeure aux structures symboliques. L’éducation, la culture, la littérature, l’art, les médias et, bien sûr, la politique appartiennent à cet univers. Il disait : « Il faut, pour être un vrai savant engagé, légitimement engagé, engager un savoir. » C’est sans doute pour en avoir tiré les conséquences et avoir participé, plus que n’importe quel autre intellectuel, aux luttes symboliques et politiques de son temps qu’il fut considéré comme l’ennemi numéro un, unanimement reconnu et ouvertement désigné, de tous les défenseurs de l’ordre néolibéral.

Radicalité Deux décennies ont filé sous nos yeux et une question s’impose : l’injonction politique et l’engagement total sont-ils victimes de notre temps ? Chacun peut en témoigner : attention à l’éventuelle tentation – pourtant impossible – de domestication de l’Idée et des concepts bourdieusiens. À la faveur d’un anniversaire tout rond, certains ne manqueront pas de le revisiter à leur plus grand profit, nous imposant un Bourdieu inoffensif, tentant même une neutralisation de son œuvre interprétée comme une soumission aux déterminismes sociaux, alors qu’elle ne fut qu’un chemin de libération dans le processus de compréhension de l’émancipation humaine. Sa radicalité intrusive en aura exaspéré plus d’un, parfois même chez ceux qui louaient son travail et s’employaient publiquement à l’honorer, à le diffuser, à le transmettre. Sa radicalité d’homme libre, portée au plus haut degré de l’intelligence, nous manque aujourd’hui. Comme nous manque son invitation à ce que « la gauche officielle » sache « entendre et exprimer » les aspirations de « la gauche de base ». Il était une sorte d’ennemi numéro un de tous les libéraux qui, depuis sa disparition, tirent à boulet rouge sur la sociologie et la mémoire bourdieusienne. Les « gestionnaires », de gauche comme de droite, ne l’aimaient pas. Vingt ans après, l’histoire a tranché : même mort, Pierre Bourdieu continue de faire peur aux puissants !

publié le 16 janvier 2022

L’Assemblée nationale réhabilite les « fusillés pour l’exemple » de la Grande Guerre

Cyprien Caddeo sur www.humanite.fr

Les députés ont adopté, jeudi soir, une proposition de loi à l’initiative de la France insoumise rendant justice aux soldats exécutés pour « désobéissance militaire » lors de 14-18.

Entre 1914 et 1918, la justice militaire française a condamné à mort 639 soldats coupables à ses yeux de désobéissance, de désertion ou d’automutilation afin de quitter le front. Ces hommes ont été envoyés au peloton d’exécution sans jugement équitable, afin de « montrer l’exemple », dans le cadre d’une guerre d’usure brutale et meurtrière. Et que les soldats aient in fine plus peur d’être exécutés par leur propre armée que d’être fauchés par les obus allemands en sortant de la tranchée.

Jeudi 13 janvier, l’Assemblée nationale a voté, à 39 voix contre 26, une proposition de loi visant à réhabiliter la mémoire de ces soldats. « Un siècle après les premières réhabilitations, la justice est enfin rendue à ces hommes qui sont morts pour la France », s’est réjoui le député France insoumise Bastien Lachaud, à l’initiative de la proposition de loi présentée lors de la niche parlementaire de la FI. Elle est co-signée par le groupe insoumis, mais aussi des députés communistes et d’autres élus comme Cédric Villani (non inscrit, proche des écologistes) ou Jean Lassalle (Libertés et territoires).

Concrètement, la loi dispose que « la Nation reconnaît que ces soldats ont été victimes d’une justice expéditive, instrument d’une politique répressive, qui ne respectait pas les droits de la défense et ne prenait pas en compte le contexte de brutalisation extrême auquel les soldats étaient soumis. » Elle prévoit la création d’un monument national aux morts rendant hommage aux 639 « fusillés pour l’exemple ».

La loi intervient après plusieurs séquences de reconnaissance mémorielle de ces soldats, par le premier ministre Lionel Jospin en 1998, par le président Nicolas Sarkozy en 2008 et son successeur François Hollande en 2013.

Le texte a été voté avec le concours des communistes, des socialistes mais aussi quelques députés LR, LaREM et Modem, même si l’essentiel des voix contre provient précisément des bancs macronistes et Modem.

publié le 2 janvier 2022

La lune

Maurice Ulrich sur www.humanite.fr

2022 comme 2021 ? Ah non, merci bien. Déjà, les choses changent. Par exemple, dimanche il n’y avait plus de drapeau sous l’Arc de triomphe. Ni européen, ni français, mais une ouverture sur le ciel à nulle autre pareille…

C’est un peu ce que nous a annoncé Emmanuel Macron lors de ses vœux. La France va bien, la France va mieux et va aller de mieux en mieux. Bon, c’est vrai, dans les hôpitaux ça ne s’arrange pas, mais Agnès Buzyn est décorée de la Légion d’honneur, sans doute pour son action au ministère de la Santé, à moins que ce ne soit pour son parcours de candidate à la mairie de Paris. C’est déjà ça…

Sinon, la presse économique l’atteste. La Bourse se porte comme jamais et le CAC 40 plus encore, le Smic va augmenter de 0,9 % et les retraites de 1,1 %. Un problème ?

publié le 1° janvier 2022

Les vœux hors-sol du candidat Macron

Ellen Salvi sur www.mediapart.fr

Emmanuel Macron a présenté les derniers vœux du quinquennat en dressant un bilan rapide et embelli de son action politique. Malgré la pandémie, il a tenté de dessiner un paysage d’« optimisme » et de « tolérance » qui tranche avec celui qu’il propose depuis cinq ans.

Un énième point sur la situation sanitaire, un bilan dressé « à la cavalcade », une citation cachée de Marc Bloch et quelques poncifs dignes des plus belles chansons de la variété française. Emmanuel Macron a présenté vendredi soir ses traditionnels vœux pour l’année 2022 – les derniers du quinquennat – en proposant un pot-pourri de ses dernières allocutions.

Dans quelques semaines, le président de la République sera officiellement candidat à sa réélection. En attendant, il profite des derniers exercices que lui offre sa fonction pour peaufiner son entrée en campagne et vanter son action politique. « 2022 sera pour la France une année décisive, d’action encore et toujours », a-t-il insisté.

Avant son allocution télévisée, le chef de l’État s’était déjà mis en scène dans une vidéo rétrospective, publiée sur les réseaux sociaux. Des blagues avec McFly et Carlito, des images léchées, une musique de blockbuster, mais rien sur le renoncement des engagements pris auprès de la convention citoyenne pour le climat, sur la stratégie de ventes d’armes à l’international ou sur la situation des migrants à Calais.

Emmanuel Macron continue de dessiner une réalité parallèle. Il appelle à rester « unis, bienveillants, solidaires » et à « respecter nos différences », parle de « l’esprit de tolérance » et d’« une certaine idée de l’Homme », se dit « résolument optimiste pour l’année qui vient » et souhaite que l’on « reste du côté de la vie ». Des formules d’autant plus creuses qu’elles dissonent avec celles qui ont ponctué 2021.

Qu’a entendu la candidate La République en marche (LREM) aux départementales de l’Hérault, écartée parce qu’elle portait le voile, derrière l’expression « respecter nos différences » ? Qu’ont pensé les universitaires taxé·es d’« islamo-gauchistes » par leur ministre Frédérique Vidal en le voyant évoquer « une certaine idée de l’Homme » ? Qu’ont pensé les milliers de jeunes précaires en l’écoutant expliquer que « la France, malgré les épreuves, est plus forte aujourd’hui qu’il y a deux ans » ?

S’il a pris soin, campagne présidentielle oblige, de brasser tous les sujets, le chef de l’État a tout de même consacré l’essentiel de son propos à la crise sanitaire, en insistant sur « l’arme du vaccin et les acquis de notre expérience collective ». « Les devoirs valent avant les droits », a-t-il indiqué à l’attention des non-vaccinés, comme il l’avait fait devant des migrants sans-papiers en mai.

Prévenant que « les semaines à venir [seraient] difficiles », Emmanuel Macron a néanmoins estimé qu’il y avait « de vraies raisons d’espérer ». « 2022 peut-être sera l’année de sortie de l’épidémie, je veux le croire avec vous ; l’année où nous pouvons voir l’issue de ce jour sans fin », a-t-il affirmé, en saluant les « mesures proportionnées » prises par son gouvernement ces derniers jours, alors même qu’elles constituent un risque immense pour les hôpitaux.

La deuxième partie de son allocution portait sur la présidence du Conseil de l’Union européenne (UE) qui démarre le 1er janvier pour un semestre. « Vous pouvez compter sur mon engagement total pour faire de ce moment […] un temps de progrès pour vous », a assuré le président de la République, en affichant de nouveau comme première priorité « la maîtrise de nos frontières ».

Le chef de l’État a conclu ses vœux pour l’année 2022 en évoquant pour la première fois les élections présidentielle et législatives, simplement pour dire qu’il « veillerai[t] tout particulièrement » à ce que ces deux scrutins puissent « se dérouler dans les meilleures conditions possible », malgré la pandémie. « J’agirai jusqu’au dernier jour du mandat pour lequel vous m’avez élu », a-t-il répété.

« Nous aurons donc cette année des choix majeurs à faire pour notre nation. Ces choix, nous les ferons avec la conviction que la France a un chemin singulier, unique, à poursuivre, a-t-il souligné, en s’inscrivant dans une forme de continuité, sans pour autant insulter l’avenir : « Pour ma part, quelle que soit ma place et les circonstances, je continuerai à vous servir. »

C’est à ce moment-là qu’il a choisi de faire sienne une formule de Marc Bloch, tirée de L’Étrange défaite : « Et de la France, notre patrie, nul ne saura déraciner mon cœur. » Un choix qui a suscité quelques réactions moqueuses de ses adversaires politiques : « Titre prémonitoire pour lui en 2022 ? », a notamment tweeté le député La France insoumise (LFI) Alexis Corbière.

Hormis ses soutiens qui ont logiquement applaudi leur champion, les vœux d’Emmanuel Macron ont déchaîné les critiques des oppositions, elles aussi en campagne. Toutes ont pointé l’« autosatisfaction » (Bruno Retailleau, Les Républicains – LR) d’un président de la République « déconnecté des réalités » (Marine Le Pen, Rassemblement nation – RN).

« Les vœux 2022 du président Macron sont ceux d’un président déjà candidat mais toujours hors-sol, d’un président enfermé dans le déni », a également écrit le secrétaire national d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) Julien Bayou. « Une chose est sûre : Macron n’est pas vacciné contre la déconnexion. Il vit dans un monde parallèle », a renchéri le candidat PCF Fabien Roussel.

 

publié le 30 décembre 2021

Décryptage. Pourquoi le télétravail n'est pas une solution miracle pour protéger les salariés de la vague Omicron

Stéphane Guérard et Loan Nguyen sur www.humanite.fr

En plus du passe vaccinal, le gouvernement veut croire que l’obligation de trois ou quatre jours de travail à distance permettra de contenir le Covid et son variant Omicron. Une mesure à la portée forcément limitée. Explications

La priorité étant d’« éviter la paralysie » du pays, singulièrement de son économie, les mesures à disposition du gouvernement n’étaient pas légion, côté travail, pour contrecarrer les déferlantes successives du Covid. Ce mardi, la ministre Élisabeth Borne s’est ingéniée à monter en épingle la mesure sanitaire phare et paradoxale annoncée la veille par Jean Castex d’une « obligation » de télétravail, mais seulement « lorsque c’est possible », de « trois jours par semaine en moyenne, voire quatre, pour les postes qui le permettent, pendant trois semaines, à compter du 3 janvier ». Mais ce nouveau recours au travail à domicile a une portée limitée pour la sauvegarde de la santé des travailleurs.

1. Seulement un salarié sur trois concerné

Pour la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail (Dares), aucun doute : « Le télétravail réduit les risques dans le cadre professionnel. » Selon les chiffres du mois de mai de ce service, les salariés à distance éprouvent moins de difficulté que ceux « en présentiel » à respecter les gestes barrières et attribuent donc moins souvent leur contamination à leur travail que leurs collègues « sur site ».

Voir aussi : L'accès au télétravail, une nouvelle fracture entre les salariés ?

Mais cet effet préventif rencontre de sérieuses limites. « Il ne concerne qu’une minorité de travailleurs. Au plus fort du premier confinement, seulement un tiers des salariés travaillaient à distance. Les métiers de service, en contact avec des usagers ou des clients, donc les plus exposés, n’y ont pas accès », relève l’économiste Thomas Coutrot. Et « si le télétravail sert à diminuer les risques de contamination dans les transports, ses bienfaits sanitaires se heurtent aux conditions de logement des salariés à distance, souligne le spécialiste du travail. Plus leurs revenus sont bas, moins leurs logements sont grands, plus les risques de contaminations intrafamiliales sont élevés. »

2. Une « obligation » peu contraignante

Du côté de ceux qui vont avoir la charge de contrôler la bonne application de ces trois jours de télétravail hebdomadaires, on reste dans l’expectative de la traduction concrète de ces annonces ministérielles. « Depuis mars 2020, le gouvernement a affirmé à plusieurs reprises que le télétravail devenait impératif, mais sans jamais faire autre chose qu’inscrire cette mesure dans son protocole national, dont le Conseil d’État a jugé qu’il n’avait qu’une valeur de recommandation », souligne Alexandra Abadie, secrétaire nationale de la CGT du ministère du Travail, qui représente notamment les inspecteurs du travail. En l’absence de décret qui pourrait réellement modifier la donne, les agents de contrôle craignent que l’exécutif en reste une fois de plus à un effet d’annonce.

L’évocation par Élisabeth Borne d’une possibilité d’amendes administratives en cas de manquement des employeurs ne satisfait pas non plus les fonctionnaires. « Ces sanctions resteraient à la main des directeurs régionaux, un peu comme c’est actuellement le cas pour les mises en demeure. Il faut savoir qu’entre janvier et novembre 2020, sur les 28 000 interventions de l’inspection du travail pour des manquements des employeurs liés au Covid, seules 110 ont donné lieu à des mises en demeure de la part des directeurs régionaux », précise Alexandra Abadie, qui estime que ces amendes sont loin d’être « l’outil miracle », d’autant que ces procédures, soumises à des échanges contradictoires entre l’administration et les employeurs, prennent un certain temps avant d’aboutir. « La solution la plus efficace, celle que nous demandons, c’est que l’agent de contrôle puisse interrompre l’activité d’une entreprise qui ne protège pas ses salariés, pour pouvoir la soustraire en urgence au risque, comme cela se fait pour les chantiers dangereux », rappelle la syndicaliste.

3. D’autres mesures de prévention oubliées

L’injonction au travail à distance a d’autant moins de portée que le gouvernement a le projet d’ « alléger le délai d’isolement des cas contacts » (entre 7 et 17 jours pour les membres d’une même famille), afin d’éviter que l’activité économique ne se trouve paralysée par un manque de travailleurs. « Ce devrait être précisé en fin de semaine. La santé du salarié devrait primer. Or, l’exécutif fait une fois de plus le choix de privilégier l’économie. C’est d’autant plus incompréhensible dans les hôpitaux, où l’on rappelle des personnels cas contacts alors que leurs collègues restent suspendus en raison d’un défaut de vaccination », déplore Baptiste Talbot, représentant de la CGT au point d’information du ministère du Travail.

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Pour Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la CGT, d’autres mesures essentielles manquent à l’appel. « Avoir du gel, des masques, notamment des FFP2 pour les salariés les plus exposés, devrait être une priorité. Mais ces mesures préventives obligent à revoir les organisations du travail, les locaux, la productivité… »

 

publié le 23 décembre 2021

Solidarité.
Quand la culture s’invite pour Noël

Eugénie Barbezat sur www.humaite.fr

Durant les fêtes, 150 comédiens de la troupe du Théâtre de la Ville se relaient pour offrir des spectacles aux plus démunis. Reportage à Paris, dans une unité de vie pour personnes âgées.

Trente minutes de temps suspendu. C’est le cadeau offert pour Noël à une dizaine de résidents du foyer des Petits Frères des pauvres de La Jonquière, à Paris, par les comédiens de la Troupe de l’imaginaire du Théâtre de la Ville. Des sièges avaient été installés dans la salle du réfectoire et les artistes ont investi l’espace. Le décor est réduit au minimum : deux petits projecteurs, une enceinte. Tout tient sur l’énergie des quatre artistes, alternant danse, chant, percussions et saynètes émaillées de poésie. Et la magie opère. Dès le début du spectacle, les regards fatigués des résidents s’allument, leurs corps se redressent. Fatima, une joue couverte d’un épais pansement à la suite d’une récente opération, est venue à reculons. Aux premières notes de musique, elle se met à esquisser des pas de danse. Une autre, au premier rang, bouche bée, le visage radieux, semble avoir retrouvé l’émerveillement de l’enfance.

ça sert à ça un poème...

« L’oiseau vole et fait son nid, l’homme vole et nie son fait ! » lance l’un des comédiens. Les rires fusent. L’émotion, parfois, gagne quand, dans le texte, il est question d’amour, d’entraide, de solidarité. La courte pièce jouée ici s’intitule À quoi sert un poème. C’est aussi la question qui sert à lancer la discussion qui suit la représentation. « Ça touche au cœur. Cela me fait penser à l’amour », répond d’une voix timide Colette, cheveux blancs coupés au carré. « Un poème, c’est mystérieux, cela ne dit pas tout », avance une autre. « Ce n’est pas quelque chose d’ordinaire », complète Marie-Danièle, qui, assise au premier rang, n’a pas raté une miette du spectacle. C’est aussi le cas de Françoise. Aujourd’hui, cette femme de 85 ans est aveugle. Mais elle reste passionnée de théâtre et d’opéra. D’ailleurs, elle y va régulièrement et se précipite à tous les spectacles parisiens qui proposent une audiodescription. Très élégante avec son tailleur, ses cheveux remontés en chignon et laqués, ses lunettes noires et sa canne blanche, l’ancienne chercheuse en biologie est l’intellectuelle du groupe. « Quelles sont les langues dans lesquelles vous avez déclamé et chanté ? » s’enquiert-elle auprès des comédiens. « Le wolof du Sénégal, le lingala du Congo, le taïwanais… Dans la Troupe de l’imaginaire, il y a 225 comédiens et 23 langues sont représentées », précise Parfait-Ludovic Goma, l’un des protagonistes du spectacle. « Vous nous avez fait voyager, et vous faites passer des messages anti-Zemmour », s’émerveille Françoise, rieuse. « C’était rafraîchissant de voir un peu de jeunesse, ça nous a fait du bien, confie Danièle, une ancienne infirmière de 72 ans. C’est d’autant plus appréciable qu’ayant des problèmes de santé, je ne sors plus beaucoup. »

Pour Bénédicte Aubry, la directrice de l’établissement, faire entrer le monde de la culture dans cette petite unité de vie est une bouffée d’air salutaire. « Cela animera les conversations lors du dîner de Noël », se réjouit celle qui a fait une longue carrière à la tête de plusieurs Ehpad, un métier qu’elle a choisi « par vocation », après avoir accompagné une personne âgée alors qu’elle était très jeune. « Aux Petits Frères des pauvres, on essaie de rendre la vie un peu plus douce à des personnes qui, comme ici, ont des ressources très faibles, et pas ou peu de liens familiaux. Parmi les huit femmes et cinq hommes logés dans les studios individuels de l’immeuble de L a Jonquière, tous ont des parcours plus ou moins difficiles. Certains ont vécu à la rue, d’autres ont des addictions ou sont désorien tés », explique la grande femme blonde qui, avec une équipe réduite mais dévouée, et quelques bénévoles – trop peu depuis le Covid –, orchestre la vie de la résidence.

Jouer à hauteur d’hommes

Mais l’échange n’est pas à sens unique. Les comédiens aussi sortent revigorés de cette expérience. « Que ce soit dans un lieu de vie pour personnes âgées comme ici, une distribution alimentaire, un hôpital ou encore un centre d’hébergement d’urgence, nous ne pouvons pas nous protéger derrière un personnage. Nous jouons à hauteur d’hommes et de femmes, les échanges sont directs », explique Fama Ly, comédienne et conceptrice de ces « petites formes ». « Transformer l’environnement familier des personnes auprès desquelles nous nous produisons est à la fois un défi pour nous, mais aussi un acquis. Car nous savons que nous allons jouer dans un endroit qu’ils connaissent bien, où ils se s entent à l’aise », ajoute Yilin Yang, actrice et coautrice de la pièce. « Quand on est dans une salle comme celle-ci, on ne peut pas, comme dans un grand théâtre, faire abstraction du public. On voit chaque visage, chaque émotion. On est avec eux, le quatrième mur n’existe plus », remarque Sophy-Clair David, comédienne et metteure en scène, qui anime aussi des ateliers. Tous sont extrêmement touchés par la confiance que leur font les spectateurs. « À l’issue des spectacles, il n’est pas rare qu’ils nous racontent des choses très intimes. Il m’est arrivé de jouer devant des personnes en toute fin de vie. Ça a bouleversé ma vision du métier, c’est une sacrée expérience dans une carrière d’artiste », témoigne Parfait-Ludovic Goma.

Pari gagné pour Emmanuel Demarcy-Mota, le directeur du Théâtre de la Ville, qui a créé, en 2020, la Troupe de l’Imaginaire exactement dans ce but : « La pandémie, les confinements, les longues périodes de fermeture des théâtres nous ont rappelé que l’on faisait ce métier pour les autres. Que, sans public, nous n’existions pas et cela nous a invités à inventer des formes nouvelles. Ces représentations ne sont pas de l’“action sociale”, elles viennent transformer notre rapport à l’institution théâtrale, interroger nos pratiques. » Et ainsi réaliser qu’en allant vers toutes les composantes de la société, l’art permet bien de faire corps.

publié le 21 décembre 2021

Technologie 5G. Pourquoi la «révolution» n’est toujours pas passée

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Malgré d’importantes campagnes publicitaires, la nouvelle génération de l’Internet mobile, la 5G, ne séduit pas. Faute d’usages, à quoi bon payer plus cher un forfait mobile ? Décryptage

Il y a un an, le débat sur la 5G faisait rage. L’inflation des quantités de données mobiles transférées – multipliées par 300 en dix ans – et la hausse de la consommation énergétique qui va avec sont-elles bien nécessaires ? Comme de demander aux consommateurs d’acheter de nouveaux smartphones compatibles ? À quoi cela peut-il servir à part regarder sur son petit écran de téléphone des vidéos en ultra haute définition ? Les ondes émises, plus concentrées, sont-elles inoffensives pour la santé ?

Fin 2020, plusieurs villes comme Bordeaux ou Lille votaient des moratoires contre cette technologie, en attendant d’en savoir plus, en vain. Et début janvier 2021, les premières antennes 5G étaient érigées par centaines, et les spots publicitaires vantant une énième « révolution » paraissaient sur les ondes.

1. les chiffres d’un véritable flop

Un an après, les chiffres d’adoption sont accablants. L’opérateur Bouygues Telecom a déploré que la 5G représentait moins de 1 % du trafic sur son réseau. Les autres, plus discrets, ne font guère mieux. Pourtant, avec 31 000 antennes installées – contre 59 000 en 4G –, l’ensemble des zones urbaines de France est désormais couvert, Free revendique même une couverture de 70 % du territoire total. Les Français n’ont pas boudé non plus les nouveaux modèles de smartphone, et 23 % de ceux en circulation sont ainsi compatibles. Chez Orange, près d’un téléphone sur deux vendu en boutique est compatible avec la 5G, selon des chiffres communiqués par l’entreprise. Sauf que les clients ne prennent pas les forfaits qui vont avec.

Les opérateurs français ont beau déplorer une spécificité française, pays où les débats sur la potentielle nocivité de la 5G sur la santé et ses conséquences écologiques auraient été plus vifs qu’ailleurs, les chiffres internationaux ne sont pas plus brillants. Selon la GSM Association, qui regroupe les intérêts de plus de 750 opérateurs et constructeurs de téléphonie mobile de 220 pays au monde, seuls 4 % des forfaits téléphoniques sur la planète sont compatibles 5G, la Chine représentant à elle seule la moitié du total. Et pourtant, selon le cabinet Strategy Analytics, la couverture réseau de la population par la 5G progresse deux fois plus vite dans le monde que celle de la 4G en son temps.

Les opérateurs français veulent y croire et n’entendent pas baisser les bras. C’est qu’ils ont payé 2,8 milliards d’euros à l’État pour l’attribution des premières fréquences et prévoient d’investir entre 1,5 et 2,2 milliards d’euros chaque année en infrastructures.

2. En sait-on plus sur l’utilité de la 5G ?

Le 2 décembre, à Bercy, s’est tenue la présentation de la stratégie nationale d’accélération 5G. On y a appris de nouveaux chiffres intéressants. L’écosystème a mobilisé 6 000 à 8 000 emplois directs et généré un chiffre d’affaires d’environ 2 milliards d’euros, répartis entre la construction de réseaux et l’achat de terminaux (des smartphones 5G). Mais le chiffre d’affaires réalisé par les usages, ce que dans le jargon de la start-up nation on appelle « les solutions applicatives », représente à peine 1 % du montant total.

La 2G avait apporté les mails et la possibilité de communiquer en toute mobilité, la 3G a permis de naviguer sur Internet, et la 4G avait ouvert la voie au streaming vidéo et audio (Netflix et YouTube, comme Deezer et Spotify) sur smartphone et aux jeux vidéo pour mobile. Mais pour la 5G, on a bien du mal à trouver. La vidéo en ultra haute définition ? On a parfois du mal à voir réellement ce que cela apporte sur un écran de télévision, alors sur celui d’un téléphone…

La 5G est arrivée avec trois promesses : un débit dix fois plus rapide, des milliers d’objets connectés, un temps de latence record. Mais, pour l’heure, seule la hausse du débit est disponible, plutôt de l’ordre de 50 %.

Pour mémoire, la 5G arrivait avec trois promesses : un débit multiplié par dix, la capacité de connecter entre eux des milliers d’objets (Internet des objets), et un temps de latence (de réaction) record. Sauf que, pour l’heure, seule l’augmentation du débit est disponible et elle n’est clairement pas aussi impressionnante que promise, plutôt de l’ordre de 50 %. Pour les deux autres promesses, il faudra attendre de nouveaux investissements lourds au niveau des cœurs de réseaux et l’ouverture de nouvelles fréquences, et ce ne sera pas avant fin 2023.

L’autre ambition de la 5G était de révolutionner l’industrie. Elle doit connecter les infrastructures portuaires, les grandes plateformes logistiques, les énormes usines automatisées de l’industrie 4.0… Mais, à l’exception de quelques projets lancés timidement par les plus grands acteurs (EDF, SNCF, RATP…) et sponsorisés par l’argent public – le gouvernement compte consacrer jusqu’à 735 millions d’euros d’aides d’ici à 2025 à la 5G –, le reste du secteur secondaire ne suit pas. Les acteurs en sont encore à imaginer des usages : de la réalité virtuelle ou augmentée mobile pour le secteur du bâtiment, par exemple. Ou en médecine, pour guider des équipes de secours à distance. Mais tout cela reste à l’état d’idées et les applications concrètes sont évoquées pour 2027.

3. Où en sommes-nous des risques éventuels pour la santé ?

Si la 5G ne fait pas vraiment envie, fait-elle encore peur ? Il y a dix ans, l’OMS estimait que les ondes électromagnétiques pourraient être cancérogènes et qu’il fallait surveiller de près le lien possible entre les téléphones portables et le risque de cancer, précisant que « la recherche n’a pas pu fournir des données étayant une relation de cause à effet ». Arbitrairement, une norme réglementaire d’exposition aux ondes a été fixée en deçà de laquelle il n’y a pas de risque à court terme – à long terme, on ne sait pas car il n’y a aucune étude concluante.

Une expérimentation menée à Rennes par l’Agence nationale des fréquences montre que les niveaux mesurés pour la 5G, 3,2 volts par mètre au maximum, restent très inférieurs à la limite réglementaire : 61 V/m. C’est plutôt rassurant, même s’il faut rappeler que la 5G va augmenter mécaniquement notre exposition globale aux ondes : c’est tout à fait logique, puisqu’on rajoute de nouvelles fréquences aux précédentes et que notre consommation d’Internet mobile augmente chaque année.

L’autre point à préciser sur lequel les études s’accordent est que le danger ne réside pas tant dans l’antenne-relais, quelle que soit sa génération, que dans le téléphone, où l’exposition aux radiofréquences peut être 100 à 1 000 fois plus forte et peut entraîner des tumeurs cérébrales. Pour limiter les risques, le premier conseil de l’Anses reste très justement de recourir à des kits mains libres et de privilégier l’acquisition de téléphones affichant les DAS (la puissance du flux d’énergie véhiculé par les ondes absorbée par l’usager) les plus faibles.

publié le 16 décembre 2021

Une autre image de l'immigration au quotidien : Le débat présidentiel à 1000 lieues de la réalité de terrain

Editorial politique par Thomas Legrand sur www.franceinter.fr/emissions/l-edito-politique/l-edito-politique-du-mercredi-15-decembre-2021

Ce matin… l’immigration vue du terrain ! Et contrairement au discours de certains politiques, il n'y a pas de mouvement de catastrophe : les bénévoles sont nombreux et l'accueil s'organise dans le calme.


Oui, régulièrement, depuis 2016, depuis le démantèlement de la Jungle de Calais et la répartition à travers le pays, sous l’autorité de Bernard Cazeneuve, dans différents centres d’hébergements, de quelques 8000 réfugiés… régulièrement, donc, j’appelle quelques préfets, élus locaux de tous bords, des responsables associatifs pour savoir comment se passe la cohabitation entre les habitants des bourgs, des villes moyennes et les migrants (en moyenne 50 par centre ou répartis en logements individuels, beaucoup de familles) accompagnés par un réseau associatif en contrat avec l’Etat et les collectivités locales. 

Eh bien cette année, comme les années précédentes, du point de vue de l’acceptation sociale, tout se passe bien. 

Très bien ! Depuis 2016 la capacité est de 110.000 places pour des migrants fraichement arrivés, disséminés à 60% en dehors de l’Ile de France. Et c’est là que ça se passe le mieux ! 

Chaque préfet ou élu local regorge d’exemples d’expériences d’intégration et de solidarité, d’écoles rouvertes et d’emplois pourvus. Parfois une très courte période d’inquiétude populaire à l’annonce de la reconversion d’anciens locaux collectifs en centre d’hébergement mais ça ne dure pas.   

Des enfants sont scolarisés, des jeunes sont en formation, passent des diplômes, des adultes trouvent du travail, une utilité sociale. Une vie s’organise sans heurts. 

Il y a, spontanément de nombreux volontaires pour l’insertion, l’alphabétisation des migrants. Hallucination d’éditorialiste bobo, bienpensant ? Non, froid (ou plutôt le chaud) constat des acteurs qui organisent ce vaste programme d’accueil. 

D’ailleurs, en quittant les écrans des chaines boloréïsés, en parcourant plutôt les pages des quotidiens régionaux, donc en s’attachant aux récits du terrain plutôt qu’aux coups de gueule de plateaux, on a, tous les jours, les détails de cette réussite.   

Mais le débat politique ne reflète pas cette réalité !  

Non, ces nouvelles ne sont pas assez spectaculaires ni génératrices de clics pour retenir l’attention du débat. C’est une réalité de bas bruit, pas traduisible en clashs tweet ou en bandeaux d’écrans. 

On opposera à ces vérités de terrains quelques radicalisés ou déséquilibrés. On y opposera aussi les images de misères de la porte de La Chapelle à Paris. 

Mais dans la capitale, en plus des classiques Secours Catholiques et Populaires, de nouvelles associations fleurissent, comme Utopia56, qui, parfois en marge des circuits officiels, se démènent pour trouver des volontaires pour accueillir une nuit, des familles de migrants sans toits. 

Et ils en trouvent ! Beaucoup ! Des milliers de bénévoles, partout en France, démentent la grande image terrifiante et terrifiée d’un pays au bord de la guerre civile, déstabilisée par une supposée submersion migratoire hostile. 

L’immigration illégale, incontrôlée n’est pas sans conséquences sociales ou sécuritaires, à la lisière nord de Paris et en proche banlieue mais les résultats humains de la politique de répartition des migrants et l’action associative, à travers la France, prouvent que le pays peut très bien prendre sa part sans s’autodétruire comme le ton dominant de la campagne le suggère.  

publié le 16 décembre 2021

Syndicalisme. « Redonner sens au travail »

sur www.humanite.fr

Dans un entretien accordé à TAF, Philippe Martinez livre sa vision d’un autre rapport au travail.

Le travail est abîmé. Non seulement il paye souvent mal, mais il est de plus en plus régulièrement générateur de souffrance plutôt que d’émancipation. Ce constat, Philippe Martinez le voit quotidiennement, et il s’en ouvre au magazine Travailler au futur (TAF). « J’entends beaucoup de parents qui souhaitent évidemment que leurs enfants trouvent du boulot, “mais surtout pas dans (leur) boîte’’ , disent-ils. Et de nombreux ingénieurs et techniciens me disent : “Avant, on me demandait si ce que je fais fonctionne, aujourd’hui on me demande combien ça rapporte.” C’est un vrai marqueur de mal-être au travail… » raconte le secrétaire général de la CGT dans ce grand entretien. Il y a, bien sûr, le manque de revenu, et le syndicat milite pour une augmentation des salaires, à commencer par le Smic, mais le constat est aussi fait de la perte de sens au travail. « Des travailleuses et des travailleurs ne comprennent plus pourquoi ils vont bosser et à quoi sert ce qu’on leur demande », assure le cégétiste, qui précise plus loin : « Il n’y a pas de statistiques officielles, mais il y a beaucoup de démissions dans les entreprises et de grandes entreprises de service public. Ça doit interroger tout le monde… »

Le management tend à priver le travailleur d’autonomie

Pour Philippe Martinez, la première des solutions est de redonner du pouvoir aux travailleurs. Cela commence par leur faire confiance : « Même dans les métiers pénibles, les gens veulent bien faire leur travail. Il n’y a rien de pire que d’empêcher les travailleurs de mettre en œuvre ce qu’ils savent faire, leur qualification, leur expérience. » À l’inverse, le management tend à priver le travailleur d’autonomie, ce qui dégrade tant la qualité du travail que le plaisir du salarié. « Les expériences de recherche-action, chez Renault, mon entreprise, montrent que, dès qu’on laisse la main à celles et ceux qui travaillent, ils savent redonner sens à ce qu’ils font, dans l’intérêt général », argumente le syndicaliste.

Mais le pouvoir au travailleur, évoqué par Philippe Martinez, n’est pas seulement sur la tâche à accomplir, il doit s’exercer aussi dans l’entreprise. « Tout le monde a le mot démocratie à la bouche, on organise des conventions citoyennes… Mais il y a un endroit dans la société où la citoyenneté s’arrête à la porte, c’est l’entreprise », déplore-t-il. « C’est un enjeu essentiel aujourd’hui. Il y a là un vrai chantier, et les syndicats ont un rôle à jouer pour favoriser l’émergence de l’avis des travailleuses et des travailleurs », assure le secrétaire général de la CGT.


 


 

Ne lâchons pas le travail !

par Thomas Coutrot sur www.politis.fr

Autant que des augmentations, ce qu’exigent les salarié·es, c’est cesser de souffrir au travail.

La grande démission ! À l’hôpital, dans les Ehpad et le secteur médico-social, dans l’hôtellerie-restauration, dans l’industrie et le bâtiment, c’est la fuite devant un travail insoutenable. Les maigres hausses de salaire consenties par le Ségur de la santé n’ont en rien enrayé l’exode, qui risque d’aboutir à l’effondrement de notre système hospitalier : outre ceux supprimés par les restrictions budgétaires, des milliers de lits supplémentaires sont fermés parce que les soignant·es démissionnent en masse.

Aux États-Unis, la presse fait ses gros titres sur le « Big Quit » : le taux de démission a explosé depuis septembre 2021. Notre patronat se lamente de « difficultés de recrutement » inédites, ce pourquoi Macron veut obliger les salarié·es à accepter n’importe quel emploi en réduisant les allocations-chômage.

Bien sûr, avec l’inflation qui redémarre et les profits qui flambent, les salaires et le pouvoir d’achat préoccupent et mobilisent. Mais ne nous y trompons pas : autant que des augmentations, ce qu’exigent les salarié·es, c’est cesser de souffrir au travail, pouvoir se reconnaître dans ce qu’ils et elles font, pouvoir faire un travail utile et de qualité. Bref, reprendre la main sur leur travail.

Dans cette campagne présidentielle, la droite célèbre une prétendue « valeur travail » visant en fait surtout à stigmatiser les sans-emploi, tandis que la gauche et les écologistes parlent surtout de RTT et de transition écologique, sans vraiment faire le lien avec le maltravail et les manières d’en sortir. La dernière réforme pour soigner le travail date… de 40 ans ! C’étaient les lois Auroux de 1982.

Il faut sortir de ce déni politique et donner au travail la place qu’il mérite dans le débat public. Comment la pandémie a-t-elle changé notre rapport au travail ? Que signifie la recherche de sens qui motive aujourd’hui nombre de bifurcations professionnelles ? De quelle manière faire reculer la « gouvernance par les nombres » au bénéfice du travail attentionné ?

Dans l’activité concrète de travail, comment la contradiction capital/nature se manifeste-t-elle aux yeux de celles et ceux qui travaillent ? Comment instituer la défense du vivant dans l’organisation du travail ? Comment faire de la RTT un instrument de la sortie du productivisme et de la reprise en main du travail par les premier·es concerné·es ?

Coopératives, communs, circuits courts… Comment s’appuyer sur les initiatives solidaires pour instituer des avancées démocratiques dans l’organisation du travail et commencer à penser une sortie de la subordination salariale ?

C’est à ces enjeux que tentera de répondre l’assemblée citoyenne pour la démocratie au travail, organisée par les ateliers Travail et démocratie, le samedi 15 janvier à la Bourse du travail de Paris (1). Avec les témoignages et les propositions de travailleuses et de travailleurs de la santé, de l’éducation, du monde industriel et agricole…

(1) Les inscriptions sont ouvertes ici https://www.billetweb.fr/ateliers-travail-et-democratie1

publié le 15 décembre 2021

"A bout de force", magistrats, avocats et greffiers réunis contre "une justice déshumanisée"

sur www.humanite.fr

Leurs pancartes alertent sur une "justice malade" ou "à bout de force" : magistrats, avocats et greffiers se sont rassemblés mercredi partout en France pour réclamer des moyens "dignes" pour la justice, lors d'une journée d'appel à la grève. L'Humanité a rejoint la mobilisation parisienne.

Trois semaines après la publication dans le Monde d'une tribune qui a fait l'effet d'une déflagration, plusieurs centaines de magistrats, greffiers et avocats se sont rassemblées à partir de midi devant le ministère de l'Economie à Paris. "Misère judiciaire, mensonges du ministère", "Et ils sont où et ils sont où les recrutements ?", proclamaient certaines pancartes.

"Il y a un incendie qui touche les fondations de l'institution et on a un Éric Dupond-Moretti qui arrive sur les plateaux télé pour faire de la com avec un seau d'eau", souligne la secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, Sarah Massoud.

"On n'a jamais vu une telle mobilisation, une unanimité dans le constat d'une justice déshumanisée", a renchéri Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature.

Les deux principaux syndicats de magistrats ont déposé des préavis de grève - "une première" pour l'USM, majoritaire - et appelé avec les représentants des greffiers et des avocats à des "renvois massifs" des audiences.

Devant le tribunal judiciaire de Nantes, environ 200 magistrats, greffiers et avocats se sont réunis. "On fait de l'abattage. On travaille de plus en plus vite, mais derrière les dossiers il y a des gens, qui ont besoin d'être jugés correctement", protestait Yvon Ollivier, procureur de la République adjoint.

Les protestataires étaient une centaine à Besançon, une quarantaine à Bastia, entre 230 et 400 à Strasbourg... "Sur l'arrondissement de Strasbourg, il y a 74 postes de personnels de greffe vacants, sur 270, c'est plus d'un quart", a assuré une greffière, Caroline Barthel.

Lætitia Puyo, greffière au tribunal judiciaire de Paris nous explique : "Aujourd'hui, on finit des audiences à 5 heures du matin avec des victimes qui sont entendues à 3 heures et c'est indigne d'une société démocratique, on a honte de cette justice".

"Situation intenable"

À Paris, une délégation de l'intersyndicale sera reçue à 19H00 par le directeur de cabinet du ministre chargé des Comptes publics alors que le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, a fait valoir à l'issue du Conseil des ministres qu'il y aurait "une augmentation de 30% du budget de la justice" entre le début et la fin du quinquennat.

À Lille, où environ 400 personnes ont manifesté à la mi-journée, une minute de silence a été observée en hommage à Charlotte, une magistrate qui avait mis fin à ces jours fin août, point de départ de la tribune publiée le 23 novembre dans Le Monde.

Intitulé "Nous ne voulons plus d'une justice qui n'écoute pas, qui raisonne uniquement en chiffres, qui chronomètre et comptabilise tout" ce texte a obtenu un succès aussi fulgurant qu'inédit: en trois semaines, il avait été signé par 7.550 professionnels, dont 5.476 magistrats (sur 9.000) et 1.583 fonctionnaires de greffe.

Le constat est partagé par la hiérarchie judiciaire: dans un communiqué commun, les présidents des quatre "conférences", qui représentent les chefs des cours d'appel (premiers présidents et procureurs généraux) et des tribunaux judiciaires (présidents et procureurs), alertent sur une "situation devenue intenable".

La contestation a même gagné la Cour de cassation: leurs magistrats ont dénoncé lundi "une justice exsangue, qui n'est plus en mesure d'exercer pleinement sa mission dans l'intérêt des justiciables".Un grand nombre de juridictions se sont associées à la mobilisation, en votant à l'issue de leurs assemblées générales obligatoires de décembre des motions réclamant des moyens supplémentaires, certaines annonçant par ailleurs l'arrêt des audiences au-delà de 21h.

Le garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti a tenté de calmer la fronde, venue percuter les Etats généraux de la justice lancés mi-octobre par le gouvernement.

"Réparé l'urgence"

Il a notamment annoncé lundi l'augmentation du nombre de places au concours de l'Ecole nationale de la magistrature pour permettre l'arrivée de 380 auditeurs de justice dans les juridictions dès 2023, ainsi que la pérennisation de quelque 1.400 postes créés dans le cadre de la justice de proximité. Mercredi, il a réaffirmé sur France Inter avoir "réparé l'urgence". "J'espère qu'il n'y a pas d'instrumentalisation (de la mobilisation) mais je ne peux l'exclure", a-t-il aussi glissé, à quelques mois de la présidentielle.

"Les magistrats ne roulent pour personne", a répliqué dans le cortège parisien, Christophe Bouvot, de l'association nationale des juges des contentieux et de la protection.

publié le 10 décembre 2021

Delafosse toujours pas guéri de sa figuerollite aiguë

sur https://lepoing.net

Un droit municipal de préemption va s’appliquer sur le cours Gambetta, renforçant la politique de “normalisation” d’un quartier systématiquement désigné pour cible par la municipalité PS de droite montpelliéraine.

Mardi 30 novembre 2021, le conseil municipal de Montpellier menaçait sérieusement de sombrer dans la somnolence lorsque Michaël Delafosse, le maire socialo-vallso-darmano-compatible a soudain tenu à mettre en scène comme « très importante » la résolution n° 27 de l’ordre du jour de cette assemblée. Maryse Faye, troisième adjointe, chargée de l’urbanisme, a alors exposé, dans un français étonnamment hasardeux, l’inscription du cours Gambetta parmi les secteurs où pourra dorénavant s’exercer un droit de préemption urbain sur les fonds de commerce et les baux commerciaux.

Autrement dit, si un fond de commerce est proposé à la vente ou cession de bail, la Ville de Montpellier devient légalement prioritaire sur tout autre acquéreur potentiel. Il a été expliqué qu’il s’agissait d’agir en tant que puissance publique, contre une tendance à la spéculation qui sévirait fortement sur le secteur. On attend avec impatience les données chiffrées qui démontrent que ce phénomène touche pile cette avenue de la ville, alors que n’importe quel habitant basique de la Métropole constate avec effroi l’emballement du marché immobilier où que ce soit. Passons.

L’autre objectif annoncé serait d’agir en faveur « d’une diversification des commerces », dans le sens « d’une montée en gamme » comme allait le préciser juste après Michaël Delafosse. Lequel a notamment indiqué qu’il fallait encourager l’installation d’artisans dans des locaux qui se libèreraient à cet endroit. Cela leur serait devenu de plus en plus difficile partout en ville, au point qu’ils s’expatrient en périphérie, cela compliquant, retardant et renchérissant d’autant leurs interventions chez les particuliers. Or, le vaste parking souterrain du cours Gambetta leur faciliterait grandement la vie sur ce plan.

L’idée n’est pas forcément idiote. De même il semble difficile d’approuver l’évolution d’un quartier qui tendrait à la ghettoïsation de commerces et services exclusivement dédiés aux usages d’une seule et unique communauté. Voilà qui semble frappé au coin du bon sens, de prime abord. Mais voilà qui ne résiste pas à la moindre analyse de ses implicites idéologiques, dès qu’on y regarde à deux fois. Le tissu commercial du secteur est-il exagérément réduit à des kébabs, des salons de coiffure pour hommes, des boucheries hallal, des salons de thé orientaux, des bazars et magasins de tissus eux-mêmes orientaux ?

Il faut y réfléchir à deux fois. D’abord quantité de Montpelliérains non arabes et non musulmans – parmi lesquels des rédacteurs et des rédactrices du Poing – fréquentent aussi bien les kébabs, les salons de coiffure pour hommes, les boucheries et bazars du secteurs, déjà pour des raisons strictement économiques, sans rien d’un quelconque exotisme bobo. C’est manifestement une obsession que le maire socialiste de droite – comme ses prédécesseurs – nourrit à l’encontre de ce quartier et sa population.  Alors que les problèmes de sécurité et de mal logement qui y sévissent sont répandus dans quantité d’autres secteurs, Plan Cabanes, Figuerolles et Gambetta présentent le grave inconvénient de frôler les quartiers vitrines de la ville, du Jeu de Paume et de l’Ecusson, juste à deux pas.

Visible, traversé par de grands axes et lignes principales des transports urbains, il est désigné comme un terrifiant Chicago, justifiant d’incessantes – et inefficaces – opérations de police destinées aux photographes et cameramen de la presse mainstream. D’ailleurs, quand il parle du cours Gambetta en conseil, le maire de la ville trouve besoin de mettre dans le même sac le marché sauvage de la Mosson, et use d’une terminologie fait-diversière, parle de « filières », forcément inquiétantes à ce propos. Construction d’un discours.

Puisqu’il s’agirait de requalifier un tissu commercial, un autre débat est alors permis. Dans les quartiers des commerçants électeurs de Delafosse, faut-il tenir pour socialement géniale, la main-mise des chaînes internationales de la malbouffe destructrice de la santé des consommateurs, issues de la domination agro-industrielle ? Les moyennes surfaces toutes rattachées aux chaînes dont les PDG sont des milliardaires évadeurs fiscaux ? Les franchises de marques vestimentaires fabriquées par des enfants esclaves au Bengladesh ? Le commerce de l’électronique, du jeu, de la téléphonie, qui pille les terres rares, nivelle et standardise la culture, provoque le commerce écocide et climaticide des tankers à containers ? Seuls les vendeurs d’oranges et les coiffeurs pour hommes de Plan Cabanes poseraient gravement problème ?

Quant à la diversification des faciès, que ne s’en inquiète-t-on dans les quartiers sécessionnistes des couches moyennes ou supérieures européennes de souche ? A Figuerolles et Plan Cabanes, c’est à l’affaiblissement et la dispersion des “classes dangereuses” qu’il s’agit de procéder. Et à la rétrocession de ce quartier, si proche de la Halle Tropisme, du Marché bio-chic des Arceaux, aux couches “créatives”, qui piaffent d’impatience de s’y installer ; d’en faire un autre Boutonnet.

La résolution n°27 fut adoptée à l’unanimité ce mardi 30 novembre, sans le moindre doigt levé, la moindre question posée. « Voilà une précieuse unanimité » n’a pas manqué de pointer Michaël Delafosse. Alenka Doulain, l’élue de Nous sommes, a aussi voté pour, alors qu’elle a si bien le don de le faire sortir de la courtoisie mielleuse qu’il accorde à tous ses autres opposants (Delafosse ne supporte pas la gauche “irréconciliable”, semble-t-il). Il fallait donc la questionner sur les raisons de son choix. Elle nous a expliqué que « l’outil de la préemption signifie un regain de maîtrise publique sur la logique privée. On ne peut donc s’y opposer en soi ». Tout en précisant : « L’important, c’est ce qu’on en fait ».

D’où l’idée toute municipaliste de consulter la population pour savoir de quels commerces celle-ci estime avoir besoin. « La diversification, mais pas n’importe laquelle, il y en a besoin. Le cours Gambetta est devenu craignos, c’est sûr, je sais de quoi je parle, j’habite à côté » relève Alenka Doulain. Reste à savoir quelle population a voix au chapitre, elle qui souffre déjà durement du renchérissement des loyers du secteur. Si jamais, la consultation conduisait à considérer qu’il y a surtout besoin d’une cave à vins, d’une supérette bio, d’une fromagerie de qualité, et d’une boutique petite-enfance- jouets et bonneterie, on ne fera que vérifier le destin tout tracé qu’on connaît déjà :  celui d’une nouvelle rue Marioge

ublié le 9 décembre 2021

Violences faites aux femmes. « S’il n’y a pas de sang, madame, on ne se déplace
pas »

Elsa Sabado sur www.humanite.fr

À Montreuil, six femmes victimes de violences conjugales ont décidé de dénoncer l’accueil déficient du commissariat de leur ville lors des dépôts de plainte. IGPN et Défenseur des droits sont saisis.

« Maman, il est là. » Lorsqu’elle l’alerte une première fois, en janvier 2021, Katia se dit que sa fille se fait des films. Mais le lendemain, l’adolescente la rappelle en lui expliquant que son père la filme sur le chemin du conservatoire et qu’il lui a crié : « Vous allez me le payer. » Katia rejoint alors sa fille et fonce au commissariat de Montreuil (Seine-Saint-Denis) pour porter plainte. « Les agents ont d’abord refusé, en disant que c’était son père – alors qu’il est déchu de ses droits parentaux – et que filmer sur la voie publique était un droit. Mais je ne suis plus celle que j’étais en 2013 : j’ai hurlé jusqu’à ce qu’ils acceptent de prendre ma plainte. » Août 2013 : c’est le mois où Katia, après six ans de violences conjugales, finit par appeler la police. Cette nuit-là, son ex-conjoint l’a tirée du lit par les cheveux et lui a mis un couteau sous la gorge. « En décrochant mon téléphone pour appeler le commissariat, je pensais que c’était la fin du cauchemar. En réalité, les problèmes ne faisaient que commencer. » Elle se souvient bien de la réponse : « S’il n’y a pas de sang, madame, c’est pas la peine qu’on se déplace. » Plus tard, alors que la justice lui accorde la jouissance du domicile conjugal et que son mari refuse de le quitter, Katia s’en remet aux mêmes policiers, qui lui expliquent que c’est elle qui serait en tort si elle s’approchait de l’appartement et du mari.

Voyant son ex rôder en bas de chez elle, elle déclenche son « téléphone grave danger » le soir de Noël. « Oh non, pas vous, pas un 24 décembre », lui répond un agent. « J’ai demandé si on ne pouvait pas mourir un 24 décembre », se souvient Katia. « Madame, vous pleurez, mais fallait réfléchir avant de l’épouser », ose le fonctionnaire qui enregistre l’une de ses nombreuses plaintes. Convoquée pour témoigner après que le procureur a ouvert une enquête pour des viols évoqués dans l’une de ses lettres au juge des enfants, Katia est auditionnée par un officier qui met en doute le fait qu’elle soit l’auteur de l’écrit en question. « Il trouvait que c’était trop bien rédigé. J’ai dû ramener d’autres textes afin qu’il puisse “compare r ”. Je lui ai dit que même pauvre et mal habillée, j’avais un bac + 4 », riposte la désormais responsable de résidence sociale.

Un coup de gueule pour libérer les témoignages

Sensible depuis cette expérience aux injustices subies par les femmes, Katia adhère à la Collective des mères isolées de Montreuil début 2020. L’association organise des après-midi au parc, des échanges de vêtements, d’articles de presse… Les « daronnes » se remontent le moral et échangent sur un fil WhatsApp. C’est le coup de gueule de l’une des mamans après un litige avec le commissariat qui va libérer les témoignages sur le mauvais accueil réservé par l’institution à nombre d’entre elles. Dont celui de Marine. « Encore une fausse plainte pour violences conjugales », entend-elle un officier souffler alors qu’elle dépose plainte dans un couloir proche de la cellule de dégrisement, après quatre heures d’attente. Le commissariat refusera d’ailleurs tous les dépôts ultérieurs pour soustraction d’enfant son conjoint est parti avec son bébé de trois mois en Bretagne sans la prévenir ni lui dire où il allait ou lorsque l’homme s’introduit à son insu dans le domicile conjugal, dont elle a la jouissance. Il lui faudra attendre deux ans avant de voir sa première plainte traitée.

Devant la multiplication des témoignages, la Collective interpelle les élus de Montreuil. « Toutes les victimes doivent être bien reçues. Le soutien politique est là », assure Loline Bertin, adjointe au maire communiste de la ville, Patrice Bessac, et déléguée à la tranquillité publique. « Nous sommes une ville historiquement engagée pour que les parcours juridiques des femmes victimes de violences soient menés à terme. Nous animons aussi un réseau local contre les violences faites aux femmes qui implique le commissariat, les associations, le parquet, les services municipaux », détaille l’élue. Pour autant, la mairie n’a pas de pouvoirs sur le commissariat, qui dépend de la police nationale.

Renforcer la formation des policiers qui accueille des victimes

Les femmes de la Collective ne se contentent pas de cette réponse. Avec l’aide de l’avocate Juliette Labrot, elles décident fin novembre de transmettre leurs six témoignages à l’IGPN, au Défenseur des droits et au procureur de la République. « Il faut que ces institutions cessent de fermer les yeux sur les défaillances du système. Le dépôt de plainte, c’est la base de la procédure pénale. Voir des femmes empêchées d’utiliser cette procédure, alors qu’elles viennent tout juste de se détacher de l’emprise de leurs conjoints, c’est très difficile à entendre pour nous, avocats », explique-t-elle.

Leur objectif ? Obtenir un renforcement de la formation des policiers sur la question particulière de l’accueil des femmes et des enfants victimes de violences. « Il faudrait proposer un accompagnement psychologique aux victimes et la possibilité de saisir un avocat gratuitement », estime Marine, qui attend plus de la « grande cause du quinquennat » proclamée par le gouvernement. Katia, elle, voudrait que les agents fassent « plus attention à leurs propos et aux traumatismes qu’ils font subir aux personnes ». Quant à Me Labrot, elle espère que cette démarche permettra de faire un audit des plaintes dans ce commissariat. C’est aussi l’espoir de Sarah Lebailly, 35 ans, la présidente de la Collective. « Je me suis heurtée deux fois à des refus de plainte là-bas. La compagne de mon ex me harcelait sur les réseaux sociaux. Mais l’agent avait estimé que le message “T’inquiète pas, on va se croiser toi et moi” ne constituait pas une menace suffisante », raconte la militante. Elle se tourne alors vers le commissariat du 20e arrondissement de Paris. « Ils m’ont écoutée, pris mes plaintes et ouvert une enquête. Si c’est possible là-bas, ça devrait l’être à Montreuil. » Contactée, la préfecture de police n’a pas répondu à nos sollicitations. Comme l’écho d’un refus de plainte.

publié le 4 décembre 2021

Accident ferroviaire de Capvern : la sous-traitance en cascade en accusation

par Bruno Vincens (de Mediacités Toulouse) repris par www.mediapart.fr

Trois ans après l’accident sur un chantier SNCF entre Toulouse et Tarbes, l’information judiciaire n’est toujours pas achevée. Le drame, qui a fait deux morts et trois blessés, s’est produit dans un contexte de sous-traitance à une myriade d’entreprises privées, au détriment des conditions de sécurité.

La rampe de Capvern est bien connue des cheminots. Sur la « rocade pyrénéenne » Toulouse–Tarbes–Bayonne, la voie ferrée présente une déclivité de 3,3 % sur une dizaine de kilomètres, entre le viaduc de Lanespède et la gare de Capvern (Hautes-Pyrénées). C’est là, sur l’une des plus fortes pentes du réseau ferré français, que s’est produit un accident meurtrier le 10 octobre 2018.

Entre Toulouse et Tarbes, la ligne a longtemps souffert d’un manque d’entretien. Elle fait l’objet depuis 2015 d’une GOP, une grande opération périodique dans le jargon de la SNCF. Il s’agit de tout renouveler : rail, traverses, ballast et aussi la caténaire qui apporte l’alimentation électrique. À l’issue de ces travaux, en 2022, la double voie qui parcourt les 150 kilomètres entre Toulouse et Tarbes, soit 300 kilomètres de rail, doit retrouver une seconde jeunesse. Le coût s’élève à 450 millions (430 millions à la charge de SNCF Réseau et 20 millions versés par la région Occitanie).

Le maître d’ouvrage, SNCF Réseau, l’une des sociétés du groupe SNCF, n’effectue pas directement les travaux, préférant les confier à des entreprises sous-traitantes. Un appel d’offres a été lancé chaque année pour répondre à chaque phase du chantier. En 2021, par exemple, il a été remporté par le groupement Enorail, composé d’Eiffage Rail et ETF (filiale d’Euravia qui appartient à Vinci). Ces géants sont les sous-traitants de premier rang et font à leur tour appel à une myriade d’entreprises. Une sous-traitance en cascade.

Deux morts et trois blessés

Le 10 octobre 2018 fatidique, le chantier, nocturne, est établi dans le secteur de Capvern. À 4 heures du matin, un engin ferroviaire, avec cinq ouvriers à bord, est positionné au sommet de la rampe de Capvern. Il s’agit d’un lorry automoteur de type Elan, doté d’une nacelle élévatrice qui permet d’intervenir sur la caténaire. Mais soudain, le lorry dévale la pente, inexorablement, et prend de la vitesse.

L’un des cinq ouvriers préfère sauter et se blesse. L’engin poursuit sa course folle pendant un kilomètre et percute de plein fouet un engin de chantier, à hauteur de la commune de Péré, avant d’arriver au bas de la pente. Le choc est d’une rare violence.

Les pompiers arrivent rapidement sur place. Ils comptent deux morts et trois blessés, dont deux graves. Mediacités a pu établir l’identité des deux personnes décédées. Laurent Chansault, 55 ans, chef d’équipe, travaillait pour l’entreprise Inéo et habitait Saint-Varent, dans les Deux-Sèvres. Youssef Gheffar, 32 ans, travaillait pour Sages Rail et habitait Agen. Le bilan aurait pu être encore plus lourd si la grue n’avait pas stoppé la course du lorry : après celle-ci, des ouvriers travaillaient sur la voie.

Pour expliquer le drame, une première hypothèse est de suite dans tous les esprits : les freins du lorry ont lâché. L’enquête est confiée aux gendarmeries de Lannemezan et Bagnères-de-Bigorre. Le procureur de la République, Pierre Aurignac, annonce d’emblée qu’il sera fait appel à un expert national pour reconstituer l’accident.

Motus sur la procédure

Et depuis ? Silence complet. D’abord très médiatisée, l’affaire tombe rapidement dans l’oubli. Les causes et les suites judiciaires ne semblent plus intéresser grand monde. La sécurité sur les chantiers ferroviaires est pourtant un véritable enjeu, à une époque où le pays doit renouveler un réseau vieillissant, longtemps négligé.

Le lorry Elan est de suite suspecté de défaillance et SNCF Réseau décide alors de retirer de ses chantiers tous les engins ferroviaires de ce type, à titre conservatoire. Les entreprises qui en utilisent sont sommées d’effectuer des contrôles. De son côté, le procureur, Pierre Aurignac, ouvre une information judiciaire pour « homicides et blessures involontaires », confiée à Claire Degert, juge d’instruction à Tarbes. Celle-ci « ne communique pas sur les dossiers en cours ». Même réponse de la part de Me Cynthia Klein-Marty. L’avocate de la famille de Laurent Chansault, qui s’est constituée partie civile, se borne à dire que « ce dossier va prendre du temps ».

En effet ! Trois ans après l’accident, seules les expertises sur les ferrailles enchevêtrées du lorry ont été effectuées. Une tâche complexe confiée à « l’expert national » annoncé par le procureur : André-Claude Lacoste, très connu dans le monde ferroviaire et qui avait enquêté sur le tristement célèbre accident de Brétigny-sur-Orge en juillet 2013.

Dans le monde judiciaire, seul le procureur Pierre Aurignac accepte de communiquer, quoique de façon assez lacunaire. Il nous répond par courriel, le 2 février 2021, que « le temps nécessairement long des expertises techniques sur les engins impliqués et sur la compréhension des causes de l’accident paraît terminé. Les investigations se poursuivent cette fois sur commission rogatoire dans les directions indiquées par les experts, dans le but de déterminer les responsabilités. Il est trop tôt à ce jour pour pouvoir espérer en dire davantage, et notamment si des mises en examen seront décidées dans ce dossier ».

Nous avons été autorisés à interroger les agents SNCF, mais pas les salariés des entreprises sous-traitantes.

Ainsi, personne n’a pour le moment été mis en examen. Des messages téléphoniques et un nouveau courriel au procureur, en novembre, pour demander des précisions supplémentaires, sont restés sans réponse.

Lorsqu’un accident comme celui de Capvern se produit, le Comité hygiène, sécurité et conditions de travail (CHSCT, remplacé depuis le 1er janvier 2019 par le comité social d’entreprise ou CSE) déclenche une enquête, en parallèle à l’information judiciaire. Sauf que les agents SNCF élus dans cette instance n’ont pu pousser leurs investigations jusqu’au bout. Pire : ils auraient été entravés dans leurs investigations. « Nous avons été tenus à l’écart pendant un mois, témoigne un cheminot-enquêteur. Puis, nous avons été autorisés à interroger les agents SNCF, mais pas les salariés des entreprises sous-traitantes. Nous n’avons pu auditionner tous ceux qui étaient présents sur le chantier ni rencontrer les personnes blessées. »

Sur ce type de chantier, une coordination entre les entreprises doit être effectuée afin de veiller à la sécurité. Ce travail de supervision, autrefois effectué par la SNCF, a lui aussi été délégué au privé. La mission a été confiée à la société Monsieur Coordination, dirigée par Mostafa Rharib.

Un enquêteur du CHSCT pointe le comportement de ce coordinateur « qui n’a pas été coopératif et n’a pas voulu nous donner les informations ». Mediacités a contacté deux fois Mostafa Rharib mais celui-ci n’a pas été très loquace : « Ma société s’occupe de l’inter-entreprise par rapport aux risques sur le chantier, mais je n’ai pas enquêté sur les causes de l’accident. Ce n’est pas mon domaine. » Avait-il constaté des problèmes de sécurité avant l’accident ? « Je ne peux rien vous dire. J’assumais la coordination des entreprises sous la responsabilité du maître d’ouvrage, SNCF Réseau », élude-t-il.

Une inspectrice du travail dans les Hautes-Pyrénées et un agent de la Carsat Midi-Pyrénées (organisme de référence en matière de prévention des risques professionnels) ont mené chacun de leur côté des investigations sur la catastrophe. Impossible d’en savoir davantage de ce côté. La première n’a pas reçu l’autorisation de sa hiérarchie pour communiquer avec Mediacités. Le second n’a pas répondu à nos messages. Seuls les syndicats de cheminots, dans la limite des informations qu’ils possèdent, parlent volontiers.

Une conjonction de facteurs

Par recoupements, on peut avancer plusieurs hypothèses sérieuses pour expliquer l’accident et décrire son contexte. S’il apparaît que le système de freinage du lorry s’est montré défaillant, on peut se demander si l’engin était correctement entretenu. Mais l’ampleur de l’accident ne se limite pas à cette seule explication. En effet, cinq salariés se trouvaient à bord du lorry conçu pour en accueillir deux ou trois maximum. Y a-t-il eu surcharge ?

Ces cinq salariés travaillaient pour trois entreprises distinctes : Inéo, Sages Rail et Colas Rail. Y a-t-il eu un problème de coordination ? En outre, quatre langues différentes étaient employées sur le chantier : le français, le roumain, l’arabe et le portugais. Certaines instructions auraient-elles été mal comprises ? D’après nos informations, des alertes radio ont été lancées sur le chantier alors que le lorry commençait à dévaler la pente, mais elles n’ont pas été bien interprétées. Les équipes positionnées en bas de la rampe de Capvern ont compris qu’il y avait un problème, sans savoir lequel. Une incompréhension due à la barrière de la langue ? Plus tard, la juge d’instruction a eu recours à des interprètes pour interroger des ouvriers présents sur le chantier et ne parlant pas français.

Les morts n’étaient pas agents de la SNCF.

Le contexte de l’accident se caractérise aussi par un recours systématique à des entreprises sous-traitantes employant des salariés sous-payés, très peu formés et sans culture ferroviaire. Beaucoup d’entre eux sont des intérimaires.

« Du jour au lendemain, un boulanger peut se retrouver sur un chantier ferroviaire », déplore Didier Bousquié, militant de la CGT Cheminots et siégeant à l’époque au conseil d’administration de SNCF Réseau. Et les conditions de sécurité s’avèrent déplorables : « On a vu des salariés d’entreprises sous-traitantes travailler sans casque ni chaussures de sécurité, poursuit le syndicaliste. Tous les jours il y aurait des raisons d’arrêter les chantiers. »

Ces ouvriers sous-traitants ne bénéficient pas de la convention collective du ferroviaire, mais de celle du BTP, beaucoup moins avantageuse et moins coûteuse pour les employeurs. « Certains travaillent plus de 70 heures par semaine », ajoute le militant CGT Cheminots. On ne s’étonnera donc pas que les malfaçons soient fréquentes, ce qui oblige SNCF Réseau à refaire le travail.

Didier Bousquié relate cette triste anecdote : à Saint-Denis, au siège national de la SNCF, un conseil d’administration de SNCF Réseau, prévu de longue date, se tient le 16 octobre 2018, six jours après la catastrophe de la rampe de Capvern. Comme c’est l’usage, une minute de silence est observée à la mémoire des deux ouvriers tués. Un membre du conseil d’administration fait toutefois remarquer que « les morts n’étaient pas agents de la SNCF ». Malaise dans l’assemblée.

Cet épisode montre que certains dirigeants de la société nationale veulent de plus en plus s’éloigner du terrain et déléguer à d’autres les contingences quotidiennes du transport ferroviaire.

À ce jour, l’information judiciaire sur le drame de Capvern est loin d’être terminée et aucune entreprise ni aucune personne n’a encore eu à répondre de la mort de deux hommes. Un procès n’aura pas lieu de sitôt. Mais, quand il viendra, ce sera aussi celui du recours effréné à la sous-traitance.

publié le 20 novembre 2021

« Sur les violences faites aux femmes, un retard considérable en France »

Kareen Janselme sur www.humanite.fr

Alors que #NousToutes organise une soixantaine de manifestations en France contre les violences sexuelles ce samedi 20 novembre, la journaliste de Mediapart Marine Turchi interroge la défiance face à nos institutions dans son livre enquête « Faute de preuves » (Seuil).

« La justice nous ignore, on ignore la justice. » Cette phrase forte était prononcée par l’actrice Adèle Haenel suite à la révélation de son affaire par Marine Turchi, relançant en France la vague #MeToo. La journaliste de Mediapart est allée recueillir les paroles d’avocats, magistrats, policiers, plaignantes pour confronter la justice à son miroir.

La justice est-elle structurellement antiféministe ?

Marine Turchi Il y a trois types de réponses qui reflètent le débat qui existe au sein même du monde judiciaire. Il y a ceux qui haussent les épaules quand j’évoque la question du miroir renvoyé à la justice sur ses dysfonctionnements et qui n’ont pas l’impression de rendre des non-lieux à la pelle. Il y a ceux qui considèrent que ces défaillances sont des loupés sur une minorité de dossiers. Et ceux qui estiment le problème systémique.

Pour les militantes féministes comme Caroline De Haas, de #NousToutes, le problème est intrinsèque aux institutions, qu’elle estime structurellement antiféministes. Un problème global se dessine dans nombre de procédures que j’ai pu éplucher dans mon travail quotidien à Mediapart. Ce sujet des violences sexuelles peut être encore appréhendé à travers des stéréotypes, même inconscients, de la part des magistrats, des policiers. Il faut regarder ces dysfonctionnements de manière globale et non isolée.

Certains magistrats et magistrates, policiers et policières le font dans ce livre. Isabelle Rome, au ministère de la Justice, explique qu’il faut arrêter de se renvoyer les responsabilités, que ce soient les policiers ou le parquet… Beaucoup insistent sur le fait que les violences sexuelles doivent être traitées de façon transversale, car c’est un problème de santé publique énorme. Il faut agir en amont, en aval, dans la prévention, l’éducation, la protection, y compris dans le suivi des personnes condamnées.

Est-ce que les phénomènes d’emprise, de contraintes morales et économiques, de sidération, d’amnésie traumatique sont bien compris par l’ensemble des policiers et magistrats ? Le ministère de l’Intérieur ne m’a pas répondu sur le nombre d’agents déjà formés. La formation du personnel policier et judiciaire est une des clés sur ces questions en particulier.

La France a-t-elle des leçons à recevoir de ses voisins ?

Marine Turchi Le retard français est monumental. La ligne d’écoute à destination des pédocriminels existe depuis une vingtaine d’années en Grande-Bretagne et en Allemagne, mais depuis un an en France. Les comparatifs européens sur les moyens alloués à la justice sont parlants. Le budget de la justice, c’est 69 euros par habitant en France, 131 euros en Allemagne. Nous avons l’un des ministères les plus pauvrement dotés en Europe, si on prend en compte les pays du même groupe économique.

Je cite les chiffres de la Cepej (Commission européenne pour l’efficacité de la justice - NDLR) : la justice française compte deux fois moins de juges et quatre fois moins de procureurs par habitant que ses voisins européens. Le groupe « mineurs victimes » à l’OCRVP (Office central pour la répression des violences aux personnes - NDLR), en pointe en matière de lutte contre la pédocriminalité en France, possède 17 enquêteurs. Leurs homologues britanniques sont 321 et les Néerlandais 150. La brigade départementale de protection de la famille de Lyon m’explique qu’en quatre ans, leur nombre de dossiers a doublé, mais à effectif constant : 21 enquêteurs depuis vingt ans. Partout, les services sont débordés, et cela contribue au problème.

Quand on a voulu mettre à l’agenda les problématiques de la lutte contre le trafic de stupéfiants ou de la lutte contre la délinquance financière, on a créé les brigades des stups en 1989, le parquet national financier en 2013. Certains magistrats le disent : si on veut vraiment faire de la lutte contre les violences faites aux femmes la grande cause du quinquennat, il faut mettre les moyens.

Les avocats défendant les agresseurs présumés critiquent la médiatisation des plaintes et dénoncent une atteinte à la présomption d’innocence : peut-on parler d’abus de langage ?

Marine Turchi Personne, y compris parmi les féministes les plus radicales, ne remet en cause le principe fondamental de la présomption d’innocence, comme le précise dans le livre Marilyn Baldeck, déléguée générale de l’AVFT (Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail - NDLR). Le problème, c’est plutôt le sens et la portée qu’on lui donne. C’est un débat au sein même du monde des avocats et des avocates. Certains, tels Marie Dosé et Hervé Temime (l’avocat de Roman Polanski, Richard Berry, Gérard Depardieu), estiment qu’on jette en pâture des noms et qu’on ne respecte plus la présomption d’innocence.

D’autres expliquent que son sens est complètement dévoyé, que la présomption d’innocence ne doit pas constituer une assignation au silence pour les plaignantes. Une avocate fait cette comparaison : quand vous vous faites voler votre sac à main et que vous criez « au voleur ! », on ne vous dit pas : « Atteinte à la présomption d’innocence ». C’est un principe très important du droit français, mais qui s’applique dans la sphère judiciaire.

Quand aucune enquête judiciaire n’est en cours, nous, journalistes, sommes soumis à d’autres principes, comme le respect du contradictoire. Dans nos enquêtes, toutes les paroles doivent être respectées et entendues, mises en présence dans l’article. Toute personne mise en cause qui s’estime diffamée peut saisir la justice. Les journalistes ne sont pas au-dessus des lois, ni les personnes qui s’expriment sur les réseaux sociaux. Gérald Darmanin avait porté plainte en dénonciation calomnieuse contre la deuxième plaignante, habitante de Tourcoing, et avait promis qu’il irait « jusqu’au bout » de cette plainte. Il l’a retirée quelques mois après. Nicolas Hulot a retiré sa plainte en diffamation contre le magazine Ebdo.

Des leviers judiciaires existent donc, mais les mis en cause s’en saisissent peu. Car ils donnent aussi un coup de projecteur aux témoignages eux-mêmes. Denis Baupin en a su quelque chose quand il a attaqué en diffamation toutes les femmes qui avaient témoigné dans Mediapart et sur France Inter : le procès a été aussi l’étalage des témoignages le concernant. Il a eu un effet boomerang.

« Quand vous dénoncez un cambriolage ou un vol, on ne se dit pas que vous avez menti. »

73 % des plaintes pour violences sexuelles sont classées. Pourquoi autant ?

Marine Turchi La plupart des magistrats que j’ai interviewés l’ont répété : « Il nous faut les preuves », et les impasses viennent souvent d’un enfermement lié au « parole contre parole ». Ce qu’on voit en épluchant de nombreuses procédures judiciaires, c’est qu’en fait tout n’a pas toujours été mis en œuvre pour sortir de ce « parole contre parole ».

En réalité, si on recherche d’autres victimes potentielles, si on mène des enquêtes d’environnement dignes de ce nom pour retrouver les témoins éventuels, les confidents, etc., on arrive à recréer ce qu’on appelle le faisceau d’indices graves et concordants, qui permet de faire émerger une vérité judiciaire. Cela se documente avec des messages téléphoniques, le préjudice qu’a pu subir la plaignante ou le plaignant, sa trajectoire personnelle et professionnelle depuis les violences qu’elle dénonce, s’il y a eu des conséquences, des symptômes de stress post-traumatique, une dépression, etc. Est-ce qu’on peut faire émerger des contradictions dans le récit du mis en cause ? Peut-on retrouver d’autres victimes ?

C’est intéressant de voir ce qui est fait pour rechercher des preuves. Il existe tout un tas d’outils que n’utilisent pas la police et la justice sur ces questions-là. Dans les affaires de trafic de stupéfiants, on sait très bien retracer l’emploi du temps du mis en cause, mettre en place des écoutes, des filatures. On ne veut pas toujours mettre ces moyens en œuvre dans les affaires de violences sexuelles. Et une présomption de mensonge pèse encore trop souvent sur les plaignantes, ce qui est beaucoup moins le cas dans d’autres affaires. Quand vous dénoncez un cambriolage ou un vol, on ne se dit pas que vous avez menti. En gros, il y a deux problèmes : va-t-on chercher toutes les preuves ? Pas toujours. Et on ne sait pas toujours lier et analyser toutes les preuves et les éléments obtenus.

La société a progressé sur les questions de violences sexuelles, le droit peut-il évoluer ?

Marine Turchi Différentes opinions s’expriment là-dessus dans le livre. Celles et ceux qui disent : arrêtons de changer la loi et appliquons déjà le droit existant. D’autres veulent faire évoluer la définition pénale du viol et de l’agression sexuelle, notamment pour qu’y figure le mot « consentement », présent dans tous les articles de presse sur le sujet.

L’avocate Élodie Tuaillon-Hibon constate qu’aujourd’hui le Code pénal présume que le rapport sexuel est consenti tout le temps, s’il n’y a pas violence, contrainte, menace ou surprise. Pour elle, il faut renverser cette présomption de consentement. Cette réflexion entraîne une levée de boucliers en France. Dans notre droit, l’accusé est présumé innocent et c’est à l’accusation de démontrer sa culpabilité.

En Espagne, les choses ont bougé. En juillet, le Conseil des ministres a approuvé un projet de loi « seul un oui est un oui » qui entérine que le silence ou la passivité ne signifie pas consentement et formalise noir sur blanc l’obligation d’un consentement explicite dans le cadre des relations sexuelles. Cette question peut donc se poser en France.

Une autre question est celle de la prescription, qui là aussi génère de gros débats, y compris au sein même des associations d’aide aux victimes. Au sein du monde judiciaire, des voix comme l’avocate Anne Bouillon, qui défend des femmes victimes de violences depuis vingt ans, pensent qu’il faut réfléchir à des alternatives à la plainte et qu’on ne peut pas se cantonner à une vision punitive et d’incarcération aujourd’hui. Si toutes les victimes portaient plainte, la justice ne pourrait pas absorber tout ce flux. Et les attentes des victimes sont aussi très différentes. On voit qu’il faut inventer des formes de justice plus adaptées.

publié le 18 octobre 2021

17 octobre 1961. Macron parle de crime, mais oublie les criminels

Aurélien SoucheyreLatifa Madani sur www.humanite.fr

Pour la première fois, un président a commémoré physiquement les massacres des Algériens, à Paris, il y a soixante ans. Mais, plutôt que de reconnaître la responsabilité de l’État, il s’est contenté d’accuser le préfet de l’époque, Maurice Papon.

Des fleurs jetées à l’eau et aucun mot. Le chef de l’État a beau regarder la Seine, il ne dit rien. Samedi 16 octobre, depuis le pont de Bezons (Hauts-de-Seine), Emmanuel Macron est devenu le premier président de la République à commémorer physiquement le 17 octobre 1961, lors d’une cérémonie. Il aura fallu attendre soixante ans… Soixante ans pour que ce « massacre d’État », comme l’affirme l’historien Emmanuel Blanchard, ait droit à pareille initiative officielle. Devant ce fleuve où tant de personnes furent noyées par la police, lors d’une nuit d’enfer où des centaines de manifestants algériens furent assassinés par les prétendues « forces de l’ordre ».

« De Gaulle laissa faire »

Soixante ans… Il faudra pourtant attendre encore pour que le sommet de l’État reconnaisse pleinement la responsabilité qui fut la sienne, cette nuit-là. Car au lourd silence durant le recueillement, Emmanuel Macron a répondu par un court communiqué. L’Élysée a certes tenu à « rendre hommage à la mémoire de toutes les victimes ». Mais son texte fait mention de « plusieurs dizaines » de tués quand il est établi qu’il y en eut bien plus de 100… Enfin, la présidence de la République assène que « les crimes commis cette nuit-là par Maurice Papon sont inexcusables pour la République ». Une façon de se dédouaner sur le seul préfet de police de l’époque. Ce coupable idéal, puisqu’il fut prouvé des années plus tard qu’il participa à la déportation des juifs pendant la Seconde guerre mondiale, n’a pourtant pas agi seul.

« Pas plus que Didier Lallement aujourd’hui, le préfet Maurice Papon n’orientait la répression sur sa seule initiative. Les responsables politiques du crime d’État sont : le premier ministre Michel Debré, le ministre de l’Intérieur Roger Frey, ainsi que le général de Gaulle, qui laissa faire », a réagi Fabrice Riceputi. L’historien, auteur d’ Ici on noya les Algériens (éditions le Passager clandestin), ajoute que « de Gaulle a décoré et chaudement félicité Maurice Papon pour avoir “tenu Paris”. Il l’a maintenu en poste jusqu’en 1967 »… Et pourtant, Emmanuel Macron a pris grand soin de condamner des « crimes inexcusables pour la République », au lieu de parler de crimes « de » la République. « On est bien en deçà de ce qu’on attendait. Papon sert de coupable expiatoire. C’est une occasion manquée pour la vérité », a regretté auprès de Mediapart Mehdi Lallaoui, cofondateur de l’association Au nom de la mémoire.

Samia Messaoudi, cofondatrice de la même structure qui œuvre inlassablement pour que la pleine lumière soit faite sur le 17 octobre 1961, est elle aussi amère. « Quand nous avons été contactés par l’Élysée pour participer à la cérémonie de samedi, nous avons accepté à condition que cette nuit sanglante, ce massacre, soit reconnu comme un crime d’État par les plus hautes autorités du pays », raconte-t-elle. Les services de l’Élysée lui ont indiqué que le « président allait faire un geste, dire un mot », avant de finalement la prévenir que le recueillement serait silencieux. « Nous avons hésité, puis nous sommes finalement venus. Samedi, quand Monsieur Macron m’a serré la main, je lui ai rappelé que nous étions là pour que soit reconnu le crime d’État et pour que soient nommés les responsables de la répression. Il ne m’a pas répondu. Dix minutes plus tard, nous avons reçu le communiqué de l’Élysée. Hélas, c’est la déception totale. »

« Terreur coloniale »

Historiens, associations, collectifs et partis politiques regrettent ainsi que Macron se soit contenté d’un petit pas en avant, sans avoir le courage de vraiment regarder l’histoire en face, comme il le prétendait. « La vérité sur ce crime d’État est aujourd’hui connue et partiellement assumée par les responsables politiques de notre pays. Pourtant, malgré quelques avancées, il manque la reconnaissance officielle, par l’État, de sa responsabilité, de celle des dirigeants et de la police de l’époque », a annoncé EELV. Le PS a également réclamé « la condamnation, par le président de la République, de cette répression sanglante et de ceux qui l’ont organisée et/ou couverte ». « Je demande que la France assume ses responsabilités et déclare solennellement que l’institution policière française, des hauts fonctionnaires français, des responsables politiques français se sont rendus coupables d’un crime d’État il y a soixante ans, et qu’ils ont ainsi déshonoré la République », a de son côté fait savoir Fabien Roussel.

Le secrétaire national du PCF réclame aussi la création « d’une commission d’enquête indépendante qui aura accès à toutes les archives officielles et à tous les témoignages sans exception, afin de faire toute la lumière sur la terreur coloniale dont ont été victimes les Algériens de France ». Il demande « qu’un lieu soit consacré à Paris aux événements d’octobre 1961, conformément au vote du Sénat en octobre 2012 », en plus de « faire de la date du 17 octobre 1961 une journée d’hommages aux victimes des crimes du colonialisme ».

Traqués par des « gardiens de la paix »

Si la gauche regarde cette répression d’État pour ce qu’elle est, la droite cherche encore et toujours à relativiser, minimiser ou travestir l’histoire. Le député LR Éric Ciotti estime ainsi qu’Emmanuel Macron s’est livré à une « propagande victimaire antifrançaise indécente ». « Criminaliser notre histoire est une faute », ajoute la parlementaire du même parti, Michèle Tabarot. La présidente de la région Île-de-France, Valérie Pécresse, aurait de son côté « aimé que le président associe la mémoire des 22 policiers morts dans des attentats FLN ». S’il faut refaire un peu d’histoire, faisons-la : quelques mois avant la fin de la guerre d’Algérie, alors que les négociations d’Évian qui vont déboucher sur l’indépendance sont déjà ouvertes, la police de Maurice Papon, donc celle de l’État, se livre à des exactions quotidiennes : rafles, tabassages, tortures contre les Algériens… Le FLN, qui avait interrompu les attentats contre les policiers, décide de les reprendre. Déterminé à poursuivre l’escalade de violence, Maurice Papon promet, lors des funérailles d’un policier, que « pour un coup porté, nous en porterons dix ».

La réponse sera celle du massacre du 17 octobre… qui vise des travailleurs immigrés, lesquels manifestaient pacifiquement contre le couvre-feu discriminatoire qui leur était imposé. Sans défense, ils sont traqués par des « gardiens de la paix » dont la mission n’est pourtant pas de se venger sur des innocents… Le rapport de Jean Geronimi, en 1999, indique que la répression policière s’abat tout en étant couverte par les autorités supérieures. Le nombre de corps de « Nord-Africains » repêchés dans la Seine augmente tout au long de l’année 1961, les 17 et 18 octobre constituant un « pic ». « Macron a fait le minimum », regrette ainsi Daabia, 80 ans, présent dans le défilé parisien de dimanche. « 17 octobre, on n’oublie pas, 17 octobre crime d’État ! » ont scandé les manifestants, ajoutant : « L’État a ordonné, Papon a exécuté ! » Parmi les 3 000 personnes rassemblées, la jeune Rym ne mâche pas ses mots : « Macron n’a même pas parlé, il se fout de nous. La cérémonie était totalement verrouillée. Il se perd dans ses calculs électoralistes. » « On ne peut pas limiter la responsabilité à Papon, il faut avoir le courage de reconnaître celle de l’État », a conclu Kamel, militant associatif, qui a marché jusqu’à Saint-Michel, où les manifestants se sont arrêtés face à la Seine.



 

publié le 14 octobre 2021

François Ruffin, coréalisateur de « Debout les femmes ! » :
« Ces travailleuses s’occupent de tout ce qu’on ne veut pas voir »

Diego Chauvet sur www.humanite.fr

Le nouveau film du député François Ruffin et de Gilles Perret sort au cinéma le 13 octobre. Ce documentaire sur les « métiers du lien » et les salariées « reléguées dans l’ombre » est un défi lancé à la gauche. Entretien avec l’insoumis.

Le député FI François Ruffin dresse une nouvelle critique sociale et politique dans son dernier documentaire, réalisé avec Gilles Perret. Debout les femmes ! interpelle également une gauche qui parle de reconquérir les classes populaires.


 

Pourquoi un film sur les « métiers du lien » ?

François Ruffin Avec Gilles Perret, nous voulions, depuis un moment déjà, faire un film à l’Assemblée nationale. Les décors y sont plutôt chouettes, on n’a pas à les payer, et on a les figurants. Le seul truc, c’est qu’il ne s’y passe rien. En tout cas, ce n’est pas là que se fait la loi. Elle est faite par l’Élysée, et l’Assemblée l’enregistre. Lorsqu’on m’a confié la mission parlementaire sur les métiers du lien, j’ai donc appelé Gilles en me disant qu’il y avait peut-être un coup à jouer, parce qu’on pourrait travailler à la fois le dehors et le dedans. Recueillir les visages, les vies et les voix de ces femmes, et les ramener à l’intérieur de l’Hémicycle, puis montrer comment c’est malaxé, digéré, et finalement rejeté par l’Assemblée nationale. Nous pouvions dès lors poser une double critique : une critique sociale, et une critique politique, démocratique. C’est pleinement une question de rapport de classe. Soit on est du côté des servants, soit du côté des servis. Les servis ne voient pas les gens qui les servent. Les fragilités se cumulent aussi : ce sont des métiers populaires, féminins, et occupés pour partie par des personnes d’origine étrangère. Elles sont reléguées dans l’ombre. C’est la clé du problème : comment les rendre visibles, et comment peuvent-elles s’organiser elles-mêmes ?

Malgré le soutien du député marcheur Bruno Bonnell, qui finit par défendre vos propositions pour majorer les salaires des femmes de ménage, elles sont toutes rejetées par ses collègues de la majorité…

François Ruffin Il faut que l’Élysée leur dise d’appuyer sur le bon bouton. Tant que l’ordre n’est pas donné d’en haut, l’humanité ne surgit pas spontanément dans le cœur de l’Assemblée nationale… C’est une explication institutionnelle, qui tient à la soumission du pouvoir législatif à l’exécutif. Ensuite, dans l’inconscient collectif, les femmes ont réalisé ces tâches gratuitement à domicile pendant des siècles : s’occuper des personnes âgées, des malades, des enfants… Maintenant on les paye un peu pour faire ça à l’extérieur, donc elles ne vont pas en plus nous embêter ! Ceux qui ont accès à la parole publique, qui tiennent les commandes, ne sont pas issus de cet univers-là. Enfin, ces femmes s’occupent de l’intime, du sale, de la vulnérabilité, c’est-à-dire de tout ce qu’on ne veut pas voir. Pour paraphraser Macron, tout le pays repose sur elles, comme sur une chaise. Et on ne veut pas voir sur quoi on est assis.

Les propos d’Emmanuel Macron en avril 2020 n’auraient pas pu inciter sa majorité à appuyer sur le bon bouton ?

François Ruffin C’est pour cette raison qu’on me voit piquer une colère, en commission. Je m’étais mis moi-même à y croire en fait. Lorsque le président de la République dit qu’il « faut se rappeler que notre pays tout entier repose sur ces femmes et ces hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal », quand il fait référence à la Déclaration des droits de l’homme, signifiant que « les distinctions sociales ne peuvent reposer que sur l’utilité commune », je me dis que l’on va réussir à arracher des trucs. Et lorsque ses députés rejettent tout ce que je propose, sans rien proposer à la place, ça me fait sortir de mes gonds.

À la fin du film, vous listez tout de même quelques petites victoires…

François Ruffin Sur certains métiers rien n’a changé. On a gratté le 13e mois pour les femmes de ménage de l’Assemblée nationale, mais c’est très circonscrit. Ce n’est pas une conquête pour toutes les femmes de ménage du pays. Pour les animateurs périscolaires, les assistantes maternelles, les accompagnants d’enfants en situation de handicap, on n’a rien gagné. Les auxiliaires de vie sociale ont eu la prime Covid. On a obtenu entre 2 et 15 % selon l’ancienneté de leurs salaires. Tout ça, je prends, du moment que ça remplit un frigo. Mais ces métiers du lien sont des emplois féminins, à temps partiel, c’est-à-dire à salaire partiel. Ce qu’il faut c’est du temps plein à salaire plein. Ça doit devenir la norme. Pour les AESH (accompagnants d’élèves en situation de handicap – NDLR), on pourrait avancer rapidement. En associant les accompagnantes elles-mêmes, les enseignants et leurs syndicats, et les parents d’élèves en situation de handicap, il est possible de structurer cette profession et de lui obtenir un vrai statut.

L’absence de réponses politiques à leurs revendications nourrit la défiance de ces salariés. Comment la gauche peut-elle y répondre ?

François Ruffin C’est un enjeu pour la gauche. Je viens du mouvement ouvrier traditionnel. Ça veut dire subir des défaites permanentes, avec des délocalisations en série. Tant qu’on n’aura pas mis en place du protectionnisme avec des taxes douanières, on sera condamné à aller de défaite en défaite sur le terrain de l’industrie. Je veux dire à la gauche que, dans les classes populaires, il faut considérer ces métiers du lien comme un deuxième réacteur. Il y a un intérêt électoral, mais aussi syndical à le faire. Ce sont des professions qui vont grimper sur le plan démographique. Elles connaîtront quelques petites conquêtes avec ici ou là un 13e mois, l’amélioration d’une convention collective… Autant peser là-dessus et y être associés. Ce n’est pas simple parce que c’est un milieu qui n’a pas l’habitude de la lutte. La CGT cherche à faire bouger les auxiliaires de vie dans pas mal d’endroits. Il faudrait que des responsables politiques portent ces luttes au premier plan. L’élection présidentielle est une occasion de le faire en portant la question sociale. Comme l’a souligné le sondage de l’Humanité qui la place au cœur des préoccupations, les gens en sont déjà convaincus. Mais si le débat présidentiel périphérise ces questions, on est cuit.

Tout le monde à gauche veut reconquérir le vote populaire, mais ça ne semble pas gagné…

François Ruffin Le divorce entre la gauche et les classes populaires ne date pas d’aujourd’hui, ni même du quinquennat de François Hollande. Il faut remonter aux années 1980, qui marquent une déchirure entre les éduqués du supérieur, qui s’en sortent correctement, et les classes populaires, dont le taux de chômage est multiplié par trois en une décennie. On accepte que des usines Burkina Faso. Assassinat de Thomas Sankara : 34 ans après, un procès pour l'histoire

ferment pour s’installer en Roumanie ou au Bangladesh parce que ce sont des ouvriers qui se retrouvent au chômage, et qu’il n’y en a pas à l’Assemblée. Si des députés étaient concernés, en quinze jours, on aurait une loi pour empêcher les délocalisations. Si on veut regagner demain, il faut qu’on retrouve le vote populaire en résolvant un double divorce : la petite bourgeoisie intellectuelle et les classes populaires, mais aussi entre les classes populaires de couleur dans les quartiers et celles, blanches, des zones rurales. Si on laisse Macron et Zemmour mener le débat de la campagne présidentielle, on laissera passer une frontière entre elles. Notre objectif doit être de les faire travailler ensemble pour le mieux-être de la société.

 

 

 

Documentaire. « Debout les femmes ! », les invisibles au premier plan

Michaël Mélinard sur www.humanite.fr

Après avoir suivi les gilets jaunes, Gilles Perret et François Ruffin mettent un coup de projecteur sur les soldates de première ligne, oubliées des politiques publiques.

Le titre résonne comme un slogan, une exhortation féministe à renverser la table. Pourtant, Debout les femmes ! débute tel un buddy movie « testostéroné ». François Ruffin l’insoumis s’apprête à affronter Bruno Bonnell, le macroniste à la tête d’une commission parlementaire sur les métiers du lien (les aides à domicile, les accompagnants des élèves en situation de handicap – AESH – et les femmes de ménage) qu’ils coprésident. Pas sûr qu’ils soient sur la même longueur d’onde. On se dit naïvement que Ruffin possède un coup d’avance. En plus d’interventions remarquées à la tribune de l’Assemblée, il s’est imposé comme une figure incontournable du débat politico-médiatique avec, comme fait d’armes cinématographique, Merci Patron ! (césar du documentaire 2017), une offensive grand-guignolesque réussie contre le milliardaire Bernard Arnault, et J’veux du soleil, road-movie documentaire coréalisé avec Gilles Perret, tourné dans l’urgence à la rencontre de gilets jaunes.

Mais Bruno Bonnell a des atouts dans sa manche. Ce proche de Gérard Collomb, pionnier de l’industrie des logiciels et de la robotique, a aussi été sur M6 le présentateur de The Apprentice. Qui décrochera le job ?, la version française d’une émission de téléréalité états-unienne animée par Donald Trump. Il a surtout la majorité parlementaire derrière lui. Deux profils apparemment incompatibles. Et pourtant le miracle se produit. Bonnell, intimement touché par cette question, se révèle un défenseur acharné de ces femmes (elles représentent 90 % des effectifs) des métiers du lien.

Mais même l’alliance des contraires ne suffit pas toujours à renverser les montagnes. Dans un pays confiné, ils vont aller à la rencontre de ces soldates de première ligne, déconsidérées, mal rémunérées, dans des secteurs où le taux d’accidents du travail dépasse parfois ceux du BTP. Si le coup de projecteur sur le travail parlementaire se révèle passionnant, les véritables héroïnes se prénomment Assia, Delphine, Hayat, Sabrina ou Sandy. Debout les femmes ! dévoile le visage de ces invisibles, éclaire le décalage entre leur importance sociale et leur rémunération. Ce beau film touchant, incarné, féministe et souvent drôle leur rend un nécessaire hommage, avec l’espoir de contribuer à l’amélioration de leur condition.


 

publiéle 1° octobre 2021

Au commissariat de Montpellier,
« on demande aux victimes de viol si elles ont joui »

Entretien par Loïc Le Clerc sur www.regards.fr

Depuis plusieurs jours, Anna Toumazoff relaie sur les réseaux sociaux des témoignages de femmes qui sont allées porter plainte pour une agression sexuelle ou un viol au commissariat de Montpellier. Les propos rapportés sont accablants. Anna Toumazoff est activiste féministe.

 

Regards. Depuis une semaine, vous recueillez la paroles des femmes qui sont allées porter plainte pour une agression sexuelle ou un viol au commissariat de Montpellier. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Anna Toumazoff. J’ai été contactée jeudi dernier par un proche d’une jeune fille qui a été violée en septembre. Elle a porté plainte le 9, a été reçue par une policière qui lui a demandé, entre autre, si elle avait joui pendant le viol. Le 21, la plainte a été classée sans suite… J’ai partagé ce témoignage sur les réseaux sociaux pour interpeller ce commissariat, à la suite de quoi j’ai reçu plein de témoignages relatifs au même commissariat, qui parlait de la même policière, et j’ai compris que ça faisait une décennie que ça durait. Depuis, et alors que le processus de médiatisation s’accélère, les témoignages s’accélèrent aussi. J’en ai déjà reçu au moins une quarantaine, et je dois avoir 100 messages non lus.

Les témoignages sont terribles : « on demande aux victimes de viol si elles ont joui » ; « on explique aux victimes de viol qu’une personne qui a bu est forcément consentante » ; « on refuse de recevoir des victimes de viol en raison de leur tenue » ; « on les recale, malgré leur visage tuméfié, en leur riant au nez » ; « on explique texto aux victimes de viol que porter plainte n’a aucune espèce d’utilité »... Comment est-ce que vous encaissez ça ?

J’aimerais ne pas y croire, mais en vérité je commence à être habituée. On sait qu’il y a un problème de sexisme dans les commissariats, tout comme on sait qu’il y a des cellules où des agents sont particulièrement bien formés. En fait, le pire dans tout ça, c’est qu’on est toujours déçu de voir que des gens se traitent entre eux avec si peu d’humanité. On parle-là d’une policière aguerrie, qui s’adresse à des jeunes femmes. Manifestement elle n’est pas formée pour accueillir ce public.

Il n’aura pas fallu 24h à la préfecture de l’Hérault pour réagir à vos tweets, via un communiqué. Et de quelle manière : « Le préfet [...] condamne avec fermeté les nouveaux propos diffamatoires tenus récemment sur les réseaux sociaux par Mme Anna Toumazoff à l’encontre des fonctionnaires de police du commissariat de Montpellier. Les fausses informations et mensonges qui ont pour seul objectif de discréditer l’action des forces de sécurité intérieure dans leur lutte quotidienne contre les violences sexuelles desservent la cause des femmes victimes. [...] le ministère de l’Intérieur se réserve la possibilité d’agir en justice » On imagine que vous attendiez une autre réaction...

Oui. C’est un peu belliqueux, et surtout politiquement stupide. Je ne sais même pas quoi dire tant rien ne va dans ce communiqué : tant dans la forme avec ce passage de la troisième personne à la première ; tant sur le fond quand il écrit à plusieurs reprises que la lutte contre les violences faites aux femmes est un objectif prioritaire des pouvoirs publics. Au bout d’un moment, il ne suffit pas de dire quelque chose pour que cela devienne une réalité. La préfecture n’a même pas essayé de me contacter pour en savoir plus... Par contre, ils s’expriment dans la presse locale pour dire que je ne connais rien à la procédure

Par votre personne, les victimes de violences sexuelles deviennent, de fait, accusées par les autorités qui prétendent les aider. Que dites-vous de ce procédé ?

C’est lamentable. On essaie de les faire taire, comme d’habitude. Je ne crois pas qu’il y ait que des bonnes choses sur les réseaux sociaux, mais ça constitue une arme difficile à contrôler pour les autorités. Là, on ne parle pas d’un sujet clivant ou polémique : c’est factuel, objectif. Moi, j’ai tellement de respect pour les victimes que je ne peux pas arrêter là. Mais vous savez, c’est toujours la même problématique avec la police en France. Il y a beaucoup de personnes qui s’opposent à la police, mais au fond c’est la faute du gouvernement et du ministère de l’Intérieur : ils ne respectent pas leurs propres effectifs en laissant des pommes pourris dans le panier. En ne réagissant pas, ils permettent qu’on jette l’opprobre sur la profession. C’est dramatique parce qu’on entend parler que des policiers qui posent problème. Maintenant, je préférerais que le préfet se rétracte et qu’on gère ça au niveau local. Mais je n’y crois pas vraiment. D’autant qu’il y a un réel effet Streisand depuis la publication de ce communiqué.

publié le 6 octobre 2021

Jean-Louis Bianco : « Une destruction de la laïcité est à l’œuvre aujourd’hui,

la laïcité doit rester une liberté »

par Hassina Mechaï sur www.bastamag.net

La laïcité…le mot semble être devenu l’alpha et l’oméga du débat politique français tout autant que le nœud gordien dans lequel il s’enroule et s’étouffe. Pour en parler, entretien avec l’ancien président de l’Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco.

Jusqu’en avril dernier, il présidait l’Observatoire de la laïcité (ODL), dont la feuille de mission prévoyait d’assister « le Gouvernement dans son action visant au respect du principe de laïcité en France ». Simple sur le parchemin ministériel, autrement plus compliqué dans une société française où les débats oscillent, tournent, stagnent et fermentent autour de la sécurité, l’immigration et l’identité. Un triptyque auquel « La Laïcité », vient apposer un vernis acceptable, qualifié de « républicain ».

Mais attention, de quelle laïcité s’agit-il là ? Celle de 1905 qui imposait la neutralité religieuse à l’État et à ses services publics ou celle qui fait dériver doucement cette obligation vers les citoyens dans l’espace public ? La laïcité d’apaisement ou la laïcité « offensive » comme a pu la qualifier Marlène Schiappa ? Une bataille idéologique s’impose, avec la régularité obstinée du métronome médiatique et politique qui en bat la mesure. Cette bataille suppose plus largement des projets opposés de société, où la question de la place et de la visibilité des minorités est ainsi posée, tout autant que la place d’un État qui n’a cessé d’élargir sa capacité d’action et d’intervention dans l’espace public, notamment à travers l’empilement de lois sécuritaires.

Jean-Louis Bianco et l’ODL ont été au cœur de cette bataille. La dissolution de l’ODL, après une lente montée de soupçons, critiques, attaques indirectes puis frontales, a semblé marqué une première victoire pour la laïcité « offensive ». Depuis, Jean-Louis Bianco a initié la création d’une Vigie de la laïcité, sens doute pensée comme une contre-force de proposition aux initiatives du gouvernement. Il répond à nos questions.

Basta ! : La non-reconduction de l’ODL ne semble pas avoir été un coup d’éclat dans un ciel serein. Avez-vous observé également cela et comment l’avez-vous vécu ?

Jean-Louis Bianco : Nous n’avons jamais été critiqués en droit et nous avons eu très rarement des attaques directes sur nos analyses. Mais oui, je l’ai vue venir à partir du moment où je me suis rendu compte d’une domination croissante de la pensée de régression laïque, d’une laïcité de surveillance et de contrôle. Toute parole qui avait du crédit sur la laïcité et qui n’allait pas dans le sens de cette régression était considérée comme non recevable, laxiste ou irresponsable. Manuel Valls avait déclaré que j’étais coupable de proximité avec les Frères musulmans. Nous avions eu un échange musclé sur ce sujet et François Hollande m’avait maintenu à la tête de l’Observatoire, malgré son opposition. 

Je savais que ce n’était qu’un sursis. Parmi les reproches, le fait que nous n’aurions pas été assez « sécuritaires ». Les Français auraient peur donc il fallait être sécuritaire. Je voyais monter ces idées, avec des relais très influents dans les médias, les instituts de sondages, les centres de recherche. Tout cela s’est accéléré après l’assassinat de Samuel Paty et l’Observatoire de la laïcité a été attaqué à travers des propos surréalistes qui nous reprochaient de ne pas avoir prévu cet assassinat ! Tout cela s’est accompagné d’un acharnement violent sur les réseaux sociaux, y compris des menaces de mort. Il reste que l’ODL a gagné sur un point : il est reconnu dans son expertise et son indépendance. Cela gênait ceux qui voulaient installer une police de la pensée. Notre site a connu par la suite quelques difficultés d’accès dues, nous a-t-on dit, à des « bugs ».

Est-ce pour combler ce vide laissé par la fin de l’ODL que vous avez créé la Vigie de la laïcité ?

Depuis la fin de l’ODL, tout est flou. On parle de référents laïcité mais qui seront-ils, qui les formera, qui les évaluera ? Rien n’est clair. On voulait la fin de l’ODL mais on n’était pas vraiment prêt à le remplacer. On parle d’« administrer la laïcité » mais la laïcité ne s’administre pas. On s’y forme, on se l’approprie, on en discute. On n’administre pas la liberté…

La Vigie de la laïcité doit servir d’outil de référence solide. D’abord par la qualité des chercheurs qui en sont membres ou associés. Nous ne cherchons pas à créer une pensée unique. Notre tribune publiée en juin par Le Monde fait référence à l’esprit de la loi 1905. Nous donnons des éclairages et analyses, comme récemment sur la loi confortant le respect des principes de la République.

Plus largement, la fin de l’ODL ne traduit-elle pas une verticalité des pouvoirs qui, sous la présidence Macron, s’accommode mal des autorités administratives indépendantes ou assimilées et leur rôle de vigie et d’alerte, notamment sur les libertés et droits ?

Ce n’est pas nouveau. La Commission consultative des droits de l’Homme s’est trouvée en opposition. Le Défenseur des droits, sous Jacques Toubon et sous la nouvelle présidence, a aussi rencontré des difficultés, comme la présidente de la Commission Informatique et Libertés. Ces autorités indépendantes sont là pour tirer la sonnette d’alarme, c’est leur vocation. Elles se font le relais de difficultés réelles.

La loi dite « séparatisme » semble consacrer une vision « offensive » de la laïcité. Vous avez qualifié cette loi d’usine à gaz. Deux points peuvent inquiéter : les dispositifs nouveaux portant sur les associations et l’extension de la neutralité religieuse aux employés d’entreprises délégataires ou signataires de service public... Après l’école, sont-ce là les nouveaux champs de bataille de la laïcité ?

Cette loi a été rédigée de façon compliquée. Nous verrons comment elle sera appliquée et à quel contentieux elle donnera lieu. Il a été dit, grâce à une communication officielle reprise sans recul par les médias, que le Conseil constitutionnel avait validé quasiment la totalité de la loi. Cela est inexact. Le Conseil, comme c’est son droit, ne s’est prononcé que sur 9 articles de la loi, sur les 120 qu’elle comporte. Sur ces 9, il en a invalidé 6. Mais il peut arriver à l’avenir qu’une question soit posée au conseil sur un autre point de la loi. 

Si on sort du diptyque Islam-laïcité, cette loi a pu aussi inquiéter d’autres cultes, telles des branches du protestantisme ou du judaïsme...

Effectivement. Le président de la Fédération protestante a marqué son inquiétude. Les protestants sont historiquement attachés à de petites associations cultuelles et se débrouillaient bien ainsi. On va leur demander désormais des obligations qui leur paraissent inutiles et excessives Cette obligation de conformité et de surveillance prévue à l’article 6 de la loi visera aussi les associations cultuelles juives, protestantes, évangéliques ou autres. Beaucoup dépendra de l’application qui sera faite de cette loi, selon qu’elle sera bienveillante ou stricte.

N’observons-nous pas, avec cette laïcité offensive, un glissement qui fait peser l’obligation de neutralité religieuse de l’État vers les individus dans l’espace public ?

Les débats entourant la loi sont effectivement tombés dans ce travers. J’ai l’impression que cela a été corrigé par certains orateurs. Mais le risque continue à exister. Une proposition d’amendement à l’Assemblée nationale posait une distinction entre toute la « sphère publique » où la neutralité religieuse devait s’appliquer et la sphère privée. Cette sphère publique recouvrait les rues, les transports publics. Un amendement adopté par le sénat interdisait dans la rue tout signe ou tenue qui manifestait ostensiblement une appartenance religieuse aux mineurs de moins de 18 ans.
 

Certains élus, et parmi ceux-là des tenants d’une laïcité dite « dure », ont évoqué l’inscription dans la Constitution des « racines judéo-chrétiennes » de la France. Comment, après plus de 30 ans de débat autour de la laïcité, est-ce possible ?

Cette proposition est révélatrice d’une idéologie qui repose sur une conception historiquement totalement fausse de ce qu’est l’identité de la France. D’autres déclarations ont été faites selon lesquelles nous serions tous descendants de Gaulois blonds, le reste de l’Histoire de France n’existant tout simplement pas. Ce qui est terrible est que ce même débat avait eu lieu au moment du Traité de Maastricht dans lequel certains voulaient déjà inscrire les racines chrétiennes de l’Europe.

Évidemment la France a des racines chrétiennes mais pas seulement. Elle a aussi des racines grecques, romaines, juives, arabo-musulmanes, franc-maçonnes à travers le siècle des Lumières. Cela n’a aucun sens de réduire la France à cette seule dimension, sinon dans un but d’exclusion de tous ceux qui peuvent incarner ces autres racines. Si cette proposition n’est pas nouvelle, elle traduit aussi une aggravation dans le sens où au lieu de nous retrouver dans ce qui nous unit, dans une certaine vision de la République, l’accent n’est mis que sur ce qui pourrait nous séparer. Cela aboutit à un clivage « nous/eux », « On n’est plus chez nous » alors que dans la République, chacun est « Nous » car nous sommes tous des citoyens.

N’est-ce pas là le souci précisément, cette façon de lier désormais la question de la laïcité à celle de l’identité, entendue de façon de plus en plus restrictive ? Au fond, que vient faire la laïcité, qui est un cadre de liberté, dans la question de l’identité ?

Dans la tête de certains, cela est effectivement devenu lié. On a pu par exemple lier dans un ministère « identité » et « immigration ». Cela voulait dire que l’immigration menaçait l’identité française. S’il me semble important de ne pas abandonner la discussion sur l’identité, il faut alors l’inscrire dans une histoire. L’identité, c’est la Déclaration des droits de l’Homme mais aussi la colonisation ; c’est la langue française et la notion de « citoyen ». Associer ainsi judaïsme et christianisme me semble audacieux quand on voit ce qu’une France chrétienne a fait subir aux Juifs.

Pour rester encore dans les derniers débats autour de la laïcité, qu’avez-vous pensé de la campagne d’affichage du ministère de l’Éducation autour de ce thème ?

La plupart des photos évoquent, par le prénom des enfants ou leur couleur de peau, l’idée qu’ils sont musulmans ou arabes. Cette disproportion n’est pas du tout à l’image de la réalité française. En découle l’interprétation que la laïcité ne vise que des enfants supposés musulmans dont il faudrait « corriger » cette particularité. La laïcité serait supposée faire d’eux et d’elles de « bons français ». Plus encore, la quasi-totalité des affiches, sauf une, n’a rien à voir avec la laïcité. La répétition du mot « même » m’a interpellé également [plusieurs affiches sont déclinées sur le même mode : « Permettre à Milhan et Aliyah de rire des mêmes histoires », ndlr]. J’y vois une volonté de normalisation qui suppose qu’il n’y a qu’une seule manière d’être Français, d’être ensemble, d’être intégré. J’ai ainsi pu entendre, il y a quelques temps, l’idée qu’il faudrait faire une éducation civique et morale spécifique aux musulmans. J’inscris cette campagne dans cet esprit-là. Elle me semble très dangereuse, car sous ses abords insipides, elle véhicule une vision d’assimilation intégrale. 

À chaque image, la devise républicaine,« Liberté, égalité, fraternité », aurait tout aussi bien fonctionné. La laïcité « offensive », comme dit Marlène Schiappa, ne finit-elle pas par écraser cette devise ?

Elle trahit, écrase et déforme la pensée originelle de la Loi de 1905. Cette loi établit un équilibre exceptionnel entre la liberté individuelle, de conscience, de pratique et d’opinion, et le bon fonctionnement collectif, c’est à dire l’ordre public et les libertés des autres. Tout ce qui s’éloigne de cela n’est pas une nouvelle laïcité ou une laïcité plus offensive. C’est une régression. C’est même une destruction de la laïcité qui est à l’œuvre aujourd’hui. Trop de personnalités politiques, leaders d’opinion ou éditorialistes, tiennent pour acquis cette conception de laïcité de contrôle et de surveillance alors que la laïcité doit rester une liberté. Cette bataille est menée par des gens sans complexe et en face se trouvent des citoyens qui peuvent douter. Les replis de peur se multiplient et cette bataille idéologique me semble presque perdue. Pourtant, sur le terrain, chez les acteurs et militants, la laïcité est parfaitement comprise. Mais ils n’apparaissent pas dans les médias.

Cette campagne ne s’inscrit-elle pas dans une tradition au fond très républicaine, telle qu’on a pu le voir sous la IIIe République par exemple, avec les « Hussards noirs » chargés, par l’école, d’édifier et d’unifier une certaine idée de la Nation ?

La tradition républicaine s’adresse à tous les enfants et pas seulement à une seule catégorie, afin que se forme une conscience citoyenne et qu’ils deviennent des citoyens avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. Au fond, cette campagne prétend exalter l’unité alors qu’elle stigmatise les différences. Nous avons fondé la Vigie de la laïcité afin de garder précisément une référence rigoureuse sur ces questions, comme l’ODL la fournissait. La conception de la laïcité qui semble prévaloir au gouvernement est une forme de catéchisme républicain. Je rappelle la phrase de Condorcet : « Nous ne voulons pas que les hommes pensent comme nous. Nous voulons qu’ils apprennent à penser par eux-mêmes. » Or, ce que j’observe est qu’il s’agit de faire en sorte que les gens pensent comme « nous », ce « nous » incluant ceux qui tiennent le haut du pavé idéologique.

Pour finir, de quoi la laïcité est-elle devenue le nom ? Emmanuel Macron a pu diagnostiquer une « crise » dans l’islam mais tout autant, la société française ne trouve-t-elle pas dans ces débats parfois byzantins autour de la laïcité un dérivatif à sa propre crise ?

Les Français sont marqués par un pessimisme, un manque de confiance envers eux, leurs dirigeants, leur pays. On se replie sur la laïcité comme un élément symbolique. Au fond, tout le monde se dit pour la laïcité, même le parti de Marine Le Pen pour qui le terme a remplacé l’idée de combat anti-immigrés. Pourtant la laïcité est un outil effectif et utile, elle est basée sur une loi limpide. Ce texte a été le fruit d’un compromis après une bataille de trois ans. Ce texte doit être couplé avec la Déclaration des droits de l’Homme qui pose que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions ». Le premier fondement de la laïcité est la liberté, même religieuse, pourvu que sa manifestation ne trouble pas l’ordre public. Elle est un outil qui permet de construire la maison commune, ce qu’oublient les tenants de cette laïcité nouvelle qui se comporte comme une forteresse. Or, la laïcité n’est pas une forteresse.

 

publié le 6 octobre 2021

Campagne « laïcité » de Blanquer :
un flop et des affiches à la poubelle

Par Prisca Borrel sur www.mediapart.fr

Un mois après le lancement de l’opération par le ministère de l’éducation nationale, nombre d’établissements scolaires n’ont toujours pas accroché les fameuses affiches. Retour sur une déconfiture.

Une campagne « faite pour unir », avait lancé Jean-Michel Blanquer, fin août, en présentant huit affiches censées « promouvoir la laïcité » à l’école. « Permettre à Sasha et Neissa d’être dans le même bain, c’est ça la laïcité », « Permettre à Milhan et Aliyah de rire des mêmes histoires, c’est ça la laïcité », etc. Un mois plus tard, alors que ces posters ont été diffusés dans toutes les écoles, les collèges et les lycées de France, nombre de chefs d’établissement ont fait le choix de ne pas les installer, a constaté Mediapart.

D’emblée, des critiques avaient surgi pour dénoncer, derrière un message a priori bon enfant, une certaine « confusion » des concepts, voire un « dévoiement raciste » – les enfants d’immigrés pouvant apparaître comme les principaux obstacles à la laïcité.

À l’arrivée, « j’ai bien reçu les affiches, mais elles sont restées dans leur enveloppe », confie le directeur d’une école primaire REP+ de Nîmes (Gard). L’homme, qui n’est pas syndiqué, a pris sa décision après en avoir discuté avec ses collègues.

« C’est beaucoup d’argent dépensé de façon inutile, parce que la laïcité, ce n’est pas ça pour nous. Prendre la petite fille d’origine maghrébine comme étant musulmane ou comme ayant un problème pour mettre un maillot de bain, c’est très cliché. Nous nous sentons en décalage avec cette campagne », poursuit l’enseignant, qui non seulement émet de sérieux doutes quant à son efficacité, mais redoute aussi un effet boomerang. « Dans nos quartiers, l’islam politique est un vrai problème, je ne le nie pas, mais cela ne concerne qu’une population minoritaire. Pour l’instant, on arrive à travailler sur tout ça par petites touches, et j’ai peur qu’en affichant ces images, au contraire, on mette le feu aux poudres. »

Dans un collège des quartiers nord de Marseille (Bouches-du-Rhône), une principale non syndiquée les juge « hors sujet ». « Et d’autant plus en REP+, où je n’ai de cesse de lutter contre ces préjugés dont sont victimes nos élèves. »

Même son de cloche dans un collège de Neuilly-sur-Marne (Seine-Saint-Denis), où plus de 400 élèves répondent à l’appel chaque matin. « Je vous avoue que je les ai mises à la poubelle, lâche le principal, engagé auprès du Snupden, syndicat de personnels de direction affilié à la FSU. J’ai rangé le petit guide républicain dans la bibliothèque, mais je ne vais pas garder les choses sans intérêt. Il y a des moments où les bras m’en tombent. »

Plus souples, d’autres ont fini par les installer, mais sans grande conviction. Regrettant une « polémique inutile », le principal d’un collège de Caen, qui avoisine les 1 400 élèves, s’avoue dubitatif quant à la portée de cette campagne. « Ces affiches ne me choquent pas, mais si on pense que c’est en affichant ce genre de choses que les élèves capteront le message, on se trompe. Si cinquante élèves les ont lues, je pense que c’est le bout du monde. Que j’affiche ou pas, cela passe totalement inaperçu. »

Cette campagne n’est pas entrée dans les établissements.

Depuis son collège de La Rochelle (Charente-Maritime), où elle officie comme principale adjointe, Audrey Chanonat juge que ces slogans nécessiteront « un très long travail de décryptage ». « Et il va justement falloir expliquer pourquoi la laïcité ne peut pas être raccourcie en un slogan », ajoute cette secrétaire nationale du Snpden-UNSA, le principal syndicat de chefs d’établissement.

Loin d’être marginales, toutes ces réactions seraient symptomatiques du malaise ambiant, selon le Snes-FSU, principal syndicat d’enseignants. « Cette campagne n’est pas entrée dans les établissements, résume Sophie Vénétitay, sa secrétaire nationale. On l’a analysée comme quelque chose qui peut être un problème plus qu’autre chose. On fera ce que l’on sait faire : former les élèves sur un temps long, et pas juste sur une campagne de com’. »

Du côté de la Vigie de la Laïcité, fondée par Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadène (anciens responsables de l’Observatoire de la laïcité), on compatit. « Je peux comprendre que les enseignants soient très gênés de mettre ces affiches. Derrière l’a priori jovial et tolérant, il y a une réassignation des élèves à leur identité », déplore encore un membre de l’équipe.

Autant de « maladresses » qui ont même fait bondir une partie du Conseil des Sages, mis en place par le ministère de l’éducation en 2018, et sur lequel Jean-Michel Blanquer semble avoir fait l’impasse pour cette campagne programmée à la va-vite. « C’est une occasion manquée », confie l’un des membres, sous couvert d’anonymat. « On nous a dit qu’elle avait été faite dans l’urgence. Mais on a été tellement vite qu’on a manqué la cible, poursuit-il. On le regrette fortement, on l’a fait savoir au ministre. »

Sur son blog, Catherine Kintzler, professeure honoraire de philosophie et membre du Conseil, fulmine : « Non seulement ces huit affiches sont selon toute probabilité issues d’un travail mené en comité restreint, non seulement elles font écran, en s’imposant de manière tapageuse, aux documents autrement réfléchis et durables (on l’espère) que je viens de citer [comme le vade-mecum de la laïcité à l’école – ndlr], mais encore elles véhiculent une vision de l’école à laquelle je ne cesse de m’opposer depuis bientôt 40 ans », argue-t-elle, tranchante.

Un désaveu massif en somme, qu’après coup le ministère entend... Il aurait même prononcé quelques excuses à demi-mot. « Le ministère nous a dit : “Désolé, ça a été fait dans l’urgence. On aurait dû...” Mais je n’en prends pas ombrage », assure le Sage Iannis Roder, plutôt séduit, pourtant, par l’angle « positif » des affiches.

Reste à connaître le coût de ce flop... Questionnés, ni le ministère de l’éducation nationale ni le service d’information du gouvernement n’ont souhaité nous répondre.



 

publiéle 1° octobre 2021

Au commissariat de Montpellier,
« on demande aux victimes de viol si elles ont joui »

Entretien par Loïc Le Clerc sur www.regards.fr

Depuis plusieurs jours, Anna Toumazoff relaie sur les réseaux sociaux des témoignages de femmes qui sont allées porter plainte pour une agression sexuelle ou un viol au commissariat de Montpellier. Les propos rapportés sont accablants. Anna Toumazoff est activiste féministe.

 

Regards. Depuis une semaine, vous recueillez la paroles des femmes qui sont allées porter plainte pour une agression sexuelle ou un viol au commissariat de Montpellier. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Anna Toumazoff. J’ai été contactée jeudi dernier par un proche d’une jeune fille qui a été violée en septembre. Elle a porté plainte le 9, a été reçue par une policière qui lui a demandé, entre autre, si elle avait joui pendant le viol. Le 21, la plainte a été classée sans suite… J’ai partagé ce témoignage sur les réseaux sociaux pour interpeller ce commissariat, à la suite de quoi j’ai reçu plein de témoignages relatifs au même commissariat, qui parlait de la même policière, et j’ai compris que ça faisait une décennie que ça durait. Depuis, et alors que le processus de médiatisation s’accélère, les témoignages s’accélèrent aussi. J’en ai déjà reçu au moins une quarantaine, et je dois avoir 100 messages non lus.

Les témoignages sont terribles : « on demande aux victimes de viol si elles ont joui » ; « on explique aux victimes de viol qu’une personne qui a bu est forcément consentante » ; « on refuse de recevoir des victimes de viol en raison de leur tenue » ; « on les recale, malgré leur visage tuméfié, en leur riant au nez » ; « on explique texto aux victimes de viol que porter plainte n’a aucune espèce d’utilité »... Comment est-ce que vous encaissez ça ?

J’aimerais ne pas y croire, mais en vérité je commence à être habituée. On sait qu’il y a un problème de sexisme dans les commissariats, tout comme on sait qu’il y a des cellules où des agents sont particulièrement bien formés. En fait, le pire dans tout ça, c’est qu’on est toujours déçu de voir que des gens se traitent entre eux avec si peu d’humanité. On parle-là d’une policière aguerrie, qui s’adresse à des jeunes femmes. Manifestement elle n’est pas formée pour accueillir ce public.

Il n’aura pas fallu 24h à la préfecture de l’Hérault pour réagir à vos tweets, via un communiqué. Et de quelle manière : « Le préfet [...] condamne avec fermeté les nouveaux propos diffamatoires tenus récemment sur les réseaux sociaux par Mme Anna Toumazoff à l’encontre des fonctionnaires de police du commissariat de Montpellier. Les fausses informations et mensonges qui ont pour seul objectif de discréditer l’action des forces de sécurité intérieure dans leur lutte quotidienne contre les violences sexuelles desservent la cause des femmes victimes. [...] le ministère de l’Intérieur se réserve la possibilité d’agir en justice » On imagine que vous attendiez une autre réaction...

Oui. C’est un peu belliqueux, et surtout politiquement stupide. Je ne sais même pas quoi dire tant rien ne va dans ce communiqué : tant dans la forme avec ce passage de la troisième personne à la première ; tant sur le fond quand il écrit à plusieurs reprises que la lutte contre les violences faites aux femmes est un objectif prioritaire des pouvoirs publics. Au bout d’un moment, il ne suffit pas de dire quelque chose pour que cela devienne une réalité. La préfecture n’a même pas essayé de me contacter pour en savoir plus... Par contre, ils s’expriment dans la presse locale pour dire que je ne connais rien à la procédure

Par votre personne, les victimes de violences sexuelles deviennent, de fait, accusées par les autorités qui prétendent les aider. Que dites-vous de ce procédé ?

C’est lamentable. On essaie de les faire taire, comme d’habitude. Je ne crois pas qu’il y ait que des bonnes choses sur les réseaux sociaux, mais ça constitue une arme difficile à contrôler pour les autorités. Là, on ne parle pas d’un sujet clivant ou polémique : c’est factuel, objectif. Moi, j’ai tellement de respect pour les victimes que je ne peux pas arrêter là. Mais vous savez, c’est toujours la même problématique avec la police en France. Il y a beaucoup de personnes qui s’opposent à la police, mais au fond c’est la faute du gouvernement et du ministère de l’Intérieur : ils ne respectent pas leurs propres effectifs en laissant des pommes pourris dans le panier. En ne réagissant pas, ils permettent qu’on jette l’opprobre sur la profession. C’est dramatique parce qu’on entend parler que des policiers qui posent problème. Maintenant, je préférerais que le préfet se rétracte et qu’on gère ça au niveau local. Mais je n’y crois pas vraiment. D’autant qu’il y a un réel effet Streisand depuis la publication de ce communiqué.

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