PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

environnement depuis oct 2021

publié le 13 mai 2022

L’Union européenne et l’environnement :
une mascarade néolibérale

Jules Desgue sur https://lvsl.fr

« Je ne suis pas pour une Europe à la carte. Quand on a autant besoin de l’Europe face au dérèglement climatique, à l’effondrement du vivant (…) je ne suis pas prêt à mettre un pied dans une logique qui signifierait la fin de l’Union européenne ». C’est ainsi que Yannick Jadot affichait son refus de toute logique de désobéissance aux règles de l’Union européenne. Cet attachement du parti écologiste aux institutions européennes est un phénomène qui dépasse largement le cas du candidat malheureux à l’élection présidentielle. Les dirigeants de la Commission européenne et de la Banque centrale européenne, de leur côté, multiplient les déclarations en faveur de l’environnement depuis la nomination d’Ursula von der Leyen et de Christine Lagarde. Ces effets d’annonce passent cependant sous silence l’incompatibilité radicale entre les règles européennes édictées depuis 1992 et les impératifs environnementaux. Une dimension de la politique européenne que refusent de prendre en compte la plupart des dirigeants écologistes du Vieux continent.

L’intérêt affiché par les institutions européennes pour la question écologique provient d’abord des nécessités liées à la création du Marché unique : comme le résume l’historien Bernard H. Moss, « il était impossible de créer un marché commun sans une certaine harmonisation des normes relatives à la santé et à la sécurité »1. À l’origine donc, le désir d’éliminer les obstacles au commerce et les distorsions de concurrence constitue la principale raison d’être de la « politique environnementale » de l’Union européenne.

S’appuyant sur l’article 100 du traité de Rome2, la Communauté européenne adopte une première directive liée à l’environnement en 1967 ; elle porte sur les normes de classification, d’emballage et d’étiquetage des substances dangereuses, mais son objectif réel était bien de favoriser le commerce.3 La Communauté européenne ne s’attaque alors qu’aux problèmes environnementaux ayant un impact substantiel sur le fonctionnement du marché, d’où leur négligence en matière de protection de la biodiversité, non concernée par l’organisation de la libre concurrence et circulation des biens. Ainsi, l’environnement se conçoit comme une question technique et au domaine d’action limité à des harmonisations de réglementations nationales pour empêcher les distorsions de concurrence.

Dans les années 1980, du fait de la popularité des partis écologistes en Allemagne, aux Pays-Bas ou encore au Danemark et de l’extension de ses compétences avec l’Acte unique en 1984, la Communauté européenne intervient dans un champ plus large, fixant par exemple des premières valeurs limites sur la pollution de l’air.4 Mais à partir des années 1990, en dépit de la création de l’Agence européenne pour l’environnement réduite à un rôle consultatif, les pressions de différents lobbys se développent, comme l’illustre le rapport Molitor de 1995.5 Ce dernier, rédigé par des experts « indépendants » et des représentants de l’industrie, se plaint d’un « excès de réglementation [qui] étouffe la croissance, réduit la compétitivité et prive l’Europe d’emplois » et « entrave l’innovation et dissuade l’investissement des entreprises européennes comme des entreprises étrangères ».

L’accord de libre-échange entre l’UE et le Vietnam témoigne à nouveau de son hypocrisie en matière environnementale. Il s’accompagne d’un mécanisme de protection des investissements, qui permet aux grandes entreprises… de poursuivre le gouvernement vietnamien s’il décide de relever ses normes sociales ou environnementales !

Le rapport invite à la déréglementation de quatre secteurs principaux, parmi eux l’environnement et la législation sociale. Ces pressions vont notamment faire échouer le projet de taxe carbone aux frontières – suggéré par Jacques Chirac – et rendre beaucoup moins efficace le marché carbone mis en place en 2005 : au lieu d’une tarification carbone sur les industries pour les inciter à verdir leurs investissements, l’absence de protection aux frontières oblige l’UE à accorder des quotas gratuits (aujourd’hui encore plus de la moitié) afin d’éviter les délocalisations en dehors du marché unique. Ces quotas gratuits, en plus de l’abondance de quotas créée par la baisse temporaire des émissions à la suite de la crise de 2008, entraînent un effondrement du prix du carbone qui oscille pendant près de 10 ans entre 5 et 10€/tCO2, ce qui ne permet pas d’entraîner une modification écologique des investissements. Depuis lors, on observe une réduction nette des dossiers de procédures législatives ordinaires impliquant la Commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire (ENVI) au sein du Parlement européen – de 30% sous la Commission Prodi (1999-2004) à 5% sous la Commission Juncker (2014-2020).6

Dans une contribution collective, les chercheurs Wyn Grant, Duncan Matthews, et Peter Newell concluent : « l’asymétrie du pouvoir entre les entreprises et les associations de défense de l’environnement ne devrait pas être une surprise dans une organisation dont l’objectif principal est de créer et de développer un marché intérieur ».7 C’est donc à l’aune de ces racines bien particulières de la « politique environnementale » de l’Union européenne que l’on doit juger l’action actuelle de celle-ci.

Le mirage de la « neutralité carbone » 

Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’Union européenne n’a pas abandonné ses néolibéraux dans sa politique environnementale. Ursula von der Leyen a bien tenté de « sortir le grand jeu » en décembre 2019 avec sa présentation du Pacte vert européen – véritable man-on-the-moon moment pour l’Europe. Ce Pacte repose sur une dissociation durable entre « la croissance économique et […] l’utilisation des ressources »8, un découplage que l’Agence européenne pour l’environnement juge elle-même « peu probable » avec les paramètres actuels.9 C’est sur ce socle que s’établit une politique environnementale européenne inconséquente et volontairement dépourvue de moyens.

L’objectif, pour l’UE, d’atteindre la « neutralité carbone » en 2050 a fait l’objet d’une importante médiatisation. Celui-ci équivaut pourtant à une forme de greenwashing, car cette notion ne peut se définir qu’à l’échelle de la planète. La « neutralité carbone », en effet, ne prend en compte que les flux polluants sortants des produits. Elle ne comptabilise aucunement les émissions de CO2 générées par la production d’un objet importé en Europe. Peu importe, donc la pollution générée en amont des importations européennes, pourvu que l’utilisation de ces produits sur le sol européenne soit propre ! Pire : les quelques normes qui pourraient être édictées pour verdir le système productif européen risquent d’accroître la tendance des entreprises européennes à la délocalisation – délocalisant du même coup la pollution, mais ne la réduisant nullement à l’échelle globale.

Comme l’illustrent les âpres négociations lors de l’été 2020 aboutissant à un plan de « relance » dérisoire10, la position inflexible des pays « frugaux » contribue à ces différents manques étudiés d’une politique environnementale finalement sans ambition. Au sein même du collège, Ursula von der Leyen est sujette à une défiance grandissante, pour son « exercice du pouvoir vertical et solitaire » selon un fonctionnaire européen11, mais aussi parce qu’elle doit faire face à la défense des intérêts nationaux par certains commissaires comme la Suédoise Ylva Johansson aux Affaires intérieures, qui s’inquiète de la stratégie de la Commission sur les forêts qui jouent un rôle important dans l’économie de son pays.12 Sur les questions environnementales, la Direction générale pour le Climat et l’Agence européenne pour l’environnement, plus progressistes, paraissent bien isolées – et impuissantes face aux directions générales de la Concurrence, du Budget, des Affaires économiques et financières, de la Fiscalité et de l’union douanière, et du Commerce qui sont sur une ligne néolibérale assumée !

S’ajoute une division entre Europe de l’Ouest et de l’Est, la partie orientale du continent ayant un mix énergétique beaucoup plus riche en charbon que l’Ouest, d’où de fortes réticences face à un Green Deal, quel qu’en soit le contenu – qui, à l’image de l’intégration européenne, accentue alors les disparités entre États plutôt que d’entraîner une convergence.13 C’est ce que résument Asya Zhelyazkova and Eva Thomann : « alors que certains États-membres ne respectent pas les règles environnementales de l’UE, d’autres mettent en œuvre des politiques plus ambitieuses que ce que l’UE exige officiellement ».14

Enfin, l’influence des lobbies réduit un peu plus l’impact de la politique environnementale européenne. Comme le remarquent Nathalie Berny et Brendan Moore, notamment spécialistes de l’organisation des groupes d’intérêts à Bruxelles, « l’arrivée de COVID-19 a fourni aux intérêts des milieux d’affaires une occasion inattendue de faire pression pour une mise en œuvre plus lente et des objectifs plus faibles ».15 En juillet dernier, des groupes industriels majeurs publiaient un rapport condamnant les propositions européennes en matière environnementale.16 Si des ONG et associations écologiques puissantes existent et offrent une résistance, elles font face à des intérêts bien plus puissants.

Il faut donc sortir de la naïveté : la seule « volonté politique » agitée par la gauche social-démocrate pour réformer l’UE ne suffira pas pour concrétiser un plan écologique ambitieux de la part de celle-ci, au vu du rapport de force en place et de l’absence de consensus sur plusieurs plans au sein de l’UE. Les gouvernements de la majorité des pays, ainsi que de puissants intérêts économiques, ne souhaitent aucunement un tel dispositif.

Il est paradoxal que la plupart des mouvements écologistes européens ne prennent pas en compte cet état des rapports de force, et se contentent de psalmodier que la solution réside dans une fédéralisation européenne accrue – comme si les institutions européennes et le cadre européen lui-même ne constituaient pas des obstacles décisifs à la mise en place d’une politique environnementale. 

Un libre-échangisme zélé

Ce n’est pas la politique commerciale, compétence exclusive de l’Union, qui va rattraper les maigres ambitions écologiques de cette dernière. En continuant à ignorer ses émissions sur son territoire calculées en net (émissions importées moins les émissions exportées), elle réaffirme son credo libre-échangiste originel. Rappelons que la mise en place d’une taxe carbone aux frontières évoquée plus haut a échoué du fait de l’opposition des libre-échangistes de la Commission. 

Là encore, l’Union européenne offre une communication enjolivée sur les Chapitres sur le commerce et le développement durable (CDD) inclus depuis 2011 dans les accords de libre-échange (ALE). Ces chapitres engagent l’UE et son partenaire commercial à respecter, entre autres, « les normes et les accords internationaux en matière de travail et d’environnement », à « pratiquer un commerce durable des ressources naturelles, […] lutter contre le commerce illégal des espèces de faune et de flore menacées et en voie d’extinction ».17 Ici encore, ces déclarations d’intention se heurtent à la réalité. Un des membres du groupe consultatif sur la mise en œuvre du CDD dans le cadre de l’accord commercial signé en 2011 entre l’UE et la Corée du Sud – premier accord à inclure un tel chapitre – le reconnaît : « le comportement de l’UE en ce qui concerne le CDD est […] hypocrite ».18 En effet, la chercheuse néerlandaise Demy van ‘t Wout, à partir des accords de libre-échange de l’UE avec la Corée du Sud, le Canada et le Japon, montre qu’en l’absence de mécanismes de sanction en cas de non-respect des différents accords internationaux sur l’environnement, le chapitre apparaît « sans importance pour la Commission », étant simplement inclus « pour lui donner une bonne image à l’échelle mondiale ».19 Bref, ce chapitre ressemble à du greenwashing plus qu’autre chose.

Plus récent encore, l’accord de libre-échange entre l’UE et le Vietnam, entré en vigueur à l’été 2020 montre de nouveau l’hypocrisie de l’UE en matière environnementale. Cet accord de libre-échange s’accompagne d’un mécanisme de protection des investissements, qui accorde des droits aux grandes entreprises sur leurs intérêts commerciaux au Viêt Nam. Les entreprises européennes, en cas d’investissement dans ce pays, pourront poursuivre le gouvernement vietnamien si, par exemple, le pays décide de relever les normes réglementaires en matière de travail ou d’environnement considérées comme néfastes pour les entreprises. C’est ici que réside une contradiction majeure de l’accord UE-Vietnam. Si le Vietnam prend des mesures pour mettre en œuvre les clauses de durabilité qu’il a convenues avec l’UE, il devient vulnérable aux contestations judiciaires des grandes entreprises.20 De tels manques ont continuellement été dénoncés par les eurodéputés, et ce dans la quasi-indifférence de la Commission européenne.

La maigreur des instruments budgétaires apparaît comme un obstacle de taille pour mener une politique écologique ambitieuse. Même la gauche la plus pro-européenne le reconnaît

Ce chapitre communicationnel ne doit pas non plus cacher les effets environnementaux du libre-échange en lui-même. Un tel credo dans la politique commerciale de l’UE implique en effet l’intensification des échanges internationaux et avec lui la croissance des émissions de gaz à effet de serre. Or les émissions liées aux échanges de biens et services représentent un quart des émissions mondiales totales de CO2.21 L’accroissement des échanges qui est l’un des objectifs clairement affichés de l’UE derrière ces accords commerciaux – où l’élimination des barrières douanières offre de nouveaux débouchés pour les industriels allemands en particulier – ne résoudra pas la crise climatique. Bref, une nouvelle absurdité de la politique environnementale de l’UE. Et les appels de certains pour inverser la tendance apparaissent bien risibles : on voit mal comment une organisation affirmant son libre-échangisme zélé depuis 195722 prendrait d’un coup une voie opposée. 

Impasse des instruments

Avec ses Etats-membres, l’UE adopte une même posture qui cache l’absence de moyens opérationnels pour mettre en place les différentes actions écologiques, et surtout la pauvreté des instruments mobilisés sur cet enjeu. La maigreur des instruments budgétaires apparaît comme un obstacle incontournable pour mener une politique écologique ambitieuse. Même la gauche la plus pro-européenne, de Yanis Varoufakis à Aurore Lalucq, le reconnaît.23 Le rejet de la dépense publique poursuit les institutions européennes, et permet de comprendre la place prise par les entreprises dans leur stratégie environnementale. Le budget européen n’a que très peu de fonds. Au total, quand la France – 17,5% du PIB de l’UE – dépense presque 32,5 milliards annuellement, ce qui est déjà considéré comme insuffisant, l’UE prévoit de dépenser 100 milliards sur 10 ans…

Cette méfiance vis-à-vis de la dépense publique reflète alors la logique d’une écologie de marché s’illustrant par la volonté « d’inciter par le prix » , et d’organiser la libre concurrence avec l’espoir affiché que celle-ci entraînera les entreprises à réduire leurs comportements polluants. Et en les mettant en centre du jeu d’une telle façon, l’Union européenne fait pourtant preuve, une nouvelle fois, d’inconséquence. Par exemple, les obligations vertes pourront être vendues à de grands groupes gaziers et pétroliers, qui pourraient utiliser le financement par ces obligations pour des projets éoliens ou solaires, tout en maintenant, voire en augmentant, leurs investissements dans les infrastructures fossiles.24 Comme le chercheur Paul Schreiber le résume, « le cadre européen pour les obligations vertes, tel qu’il est mis en place actuellement, ne se situe pas au niveau de l’entreprise, mais au niveau du pays. Et il délègue le travail de conformité à une partie privée ». Car c’est effectivement une agence de notation privée, Vigeo Eiris, qui vérifiera le respect des normes bien légères par les entreprises usant de ces obligations…

Même constat pour le Fonds de transition juste, créé pour aider les régions qui dépendent davantage que les autres des énergies fossiles – particulièrement en Europe de l’Est – à assurer leur transition énergétique durable, mais risque en fait de subventionner les grandes entreprises existantes qui exploitent les énergies fossiles.25

Enfin, sur la taxonomie verte que prépare la Commission, l’inclusion des investissements dans l’énergie nucléaire, initialement recommandée par les experts chercheurs de la Commission26, soutenue par la France, mais fortement contestée par un groupe autour de l’Allemagne pourrait vraisemblablement se payer de l’inclusion parallèle du gaz (considéré comme « vert » car émettant 2 fois moins de CO2 que le charbon …) après des mois de bataille d’influence entre français et allemands.27

On retrouve une hypocrisie similaire avec le projet de la taxe carbone aux frontières, officiellement dénommé « mécanisme carbone d’ajustement aux frontières ». Celle-ci est destinée à remplacer les quotas gratuits d’émissions carbones pour préserver la compétitivité des industries lourdes et éviter les fuites de carbone que pourrait générer une politique européenne plus ambitieuse. Mais comme l’explique Eline Blot, analyste spécialisée dans le commerce au sein du groupe de réflexion Institute for European Environmental Policy, la proposition de la Commission « semble prolonger, plutôt qu’accélérer, la suppression progressive des quotas gratuits accordés à l’industrie européenne ».28 Ces quotas, très critiqués en dehors de l’UE car considérés comme des aides d’Etat, seront progressivement supprimés entre 2026 et 2035 à raison de -10% par an quand le mécanisme entrera en vigueur en 2024 ou 2025. Autrement dit, ce mécanisme ne servira pas à grand-chose sur le plan environnemental avant 2030.

On voit donc bien que la conception portée par l’UE de l’entreprise et de la libre concurrence comme leviers d’une politique écologique permet d’alléger les contraintes pesant sur les acteurs économiques. C’est le constat des politistes Asya Zhelyazkova et Eva Thomann : « la mise en œuvre reste le talon d’Achille de la politique européenne, contribuant au maintien de résultats environnementaux divers sur le terrain dans les États membres ».29

Par exemple, le fameux scandale du Dieselgate en 2015 montre qu’une directive européenne de 2007 fixant des limites sur les émissions de gaz d’échappement des nouveaux véhicules vendus dans les États membres de l’UE a été ignorée par l’Allemagne – et donc Volkswagen. Dans un autre domaine qu’est celui de la politique de l’eau, un rapport de l’Assemblée nationale publié il y a deux ans pointait les problèmes posés par la politique agricole intensive et celle de la concurrence instaurées par l’UE, entravant une bonne gestion de l’eau et empêchant d’atteindre des objectifs fixés par l’UE elle-même dans une directive-cadre de 2000.30 La politique européenne de l’eau fut pourtant entamée dès les années 1970, avec un même échec du fait d’une part d’un manque d’instruments pour tester les résultats et d’autre part d’un excès de règles contradictoires. On notera enfin que la plupart des moyens budgétaires sur le plan environnemental seront laissés aux Etats-membres.

Un volet social soigneusement ignoré

On aurait tôt fait de passer sous silence les conséquences sociales de ces accords de libre-échange et, plus largement, du modèle ordo-libéral de l’Union européenne, qui confine la portée de ses effets d’annonce écologistes aux classes sociales qui en bénéficient. Rappelons, comme le fait Bernard H. Moss31, que les partis écologistes européens effectuent des scores importants au sein des classes moyennes et supérieures, urbaines et diplômées. Dans le triangle d’incompatibilité entre une politique sociale, une politique écologique et une défense orthodoxe du marché unique, il semblerait que les institutions européennes aient tranché depuis belle lurette… 

Symptôme de cette approche transclassiste de l’écologie, le marché carbone ETS pourrait, avec son extension au transport routier et au résidentiel, toucher autant les consommations vitales qu’élitaires. Une approche contraire à celle de la Convention Citoyenne pour le Climat qui suggérait d’interdire d’abord toutes les émissions ostentatoires comme les vols intérieurs, jets privés et yachts.

On voit là toutes les limites d’une écologie ignorante de la question sociale, et le risque d’un durcissement autoritaire dans la mise en place de sa politique. Car comment croire que les réformes de l’assurance-chômage et des retraites, que doit mettre en place le gouvernement français pour bénéficier du plan de « relance » européen, pourront faciliter l’adhésion populaire à une politique environnementale ?

Ce manque de consensus explique également un problème pointé par des chercheurs dans cette Europe à plusieurs vitesses sur le plan environnemental : un « suivi de l’application par les institutions européennes […] souvent très long ».32 Cette lenteur engendre évidemment des conséquences encore plus graves dans le domaine de l’environnement que d’autres. Par exemple, l’arrêt début septembre de la CJUE a interdit aux entreprises de l’UE de combustibles fossiles d’utiliser un mécanisme inscrit dans le Traité sur la charte de l’énergie (TCE) signé en 1994 leur permettant de réclamer des compensations aux Etats-membres qui décidaient de réduire progressivement l’emploi des énergies fossiles. Il a fallu donc attendre 27 ans pour la mise en place de cette norme élémentaire…

La taxe carbone aux frontières ne rentrera ainsi en vigueur qu’en 2026 et au prix de nombreux renoncements, eux-aussi fruits d’un compromis entre Etats.34

Face à ces multiples obstacles dans la mise en place d’une politique écologique à l’échelle européenne, la gauche pro-européenne, notamment emmenée par les Verts allemands, n’est pas avare en propositions. Elle suggère par exemple la mise en place d’un mécanisme de sanction dans les CDD des accords de libre-échange. Mais une telle proposition passe sous silence plusieurs aspects : parmi eux, l’absence de consensus au sein de l’UE à l’origine de l’absence de ce mécanisme comme le font valoir de nombreux spécialistes du sujet35 mais aussi l’indifférence continue de la Commission à de telles réformes – les « pressions » des parlementaires européens pour la mise en place de ce mécanisme n’ont cessé, en vain, depuis dix ans.

Peut-on sérieusement imaginer l’UE se faire la promotrice de la dépense publique, des monopoles publics, comme le fait la gauche social-démocrate en agitant ses tribunes pour un « Maastricht vert » ?36 Une écologie sans contrepartie sociale serait inconséquente et, là encore, l’UE pose de tels blocages pour une politique de transformation sociale37 qu’envisager un renversement relève de la chimère – alors même que le retour de l’austérité semble bien programmé.38

En rendant compte du rapport de l’UE à l’environnement, on perçoit donc mieux les contradictions fondamentales de celle-ci : conçue à l’origine comme une organisation économique visant à éliminer les barrières douanières, ses dogmes ordo-libéraux – libre-échange, concurrence libre et non faussé, libre circulation des biens et des services, austérité – rendent peu crédibles ses prétendues ambitions écologiques.

La gauche européiste répondra sûrement, qu’à un problème mondial – qu’est le changement climatique – il faut une solution mondiale et privilégier des échelons supérieurs. Il serait fou de nier qu’une politique écologique ambitieuse à l’échelle d’un État-nation comme la France – qui représente 1% des émissions mondiales – puisse, à elle seule, sauver le climat. Mais, au lieu de renoncer à cette ambition au prix de compromis dangereux à l’échelle européenne, elle pourrait au moins accélérer sa transition et montrer la voie à suivre pour les autres pays. Par une étrange ruse de la raison, peut-être la rupture avec l’Union européenne sera-t-elle la voie qui permettra d’entraîner le Vieux continent sur les chemins de la transition…

Notes :

[1] Bernard H. Moss, Monetary Union in Crisis The European Union as a Neo-Liberal Construction, 2005, p. 65.

[2] « Le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission, arrête des directives pour le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont une incidence directe sur l’établissement ou le fonctionnement du marché commun ».

[3] The Effectiveness of EU Environmental Policy, 2000, page 9

[4] https://op.europa.eu/fr/publication-detail/-/publication/7009e799-035c-4178-99d0-768e83342cc9/language-fr

[5] https://ec.europa.eu/dorie/fileDownload.do?docId=264419&cardId=264419

[6] Environmental Policy in the EU, 2021, page 343

[7] The Effectiveness of EU Environmental Policy, page 65

[8] https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:b828d165-1c22-11ea-8c1f-01aa75ed71a1.0022.02/DOC_1&format=PDF

[9] https://www.eea.europa.eu/publications/growth-without-economic-growth

[10] https://lvsl.fr/plan-de-relance-europeen-la-farce-et-les-dindons/

[11] https://www.contexte.com/article/pouvoirs/a-la-commission-methode-style-ursula-von-der-leyen-ne-prend-pas_138144.html

[12] https://www.euractiv.fr/section/plan-te/news/green-package-unleashes-criticism-against-von-der-leyen-inside-the-college

[13] https://courrierdeuropecentrale.fr/la-pologne-mauvaise-eleve-de-la-lutte-contre-le-rechauffement-climatique-en-europe-a-lest-du-nouveau-2/ – https://www.courrierinternational.com/article/ecologie-un-vent-de-lest-contre-le-green-deal-de-la-commission-europeenne

[14] Environmental Policy in the EU, page 236

[15] Environmental Policy in the EU, page 162

[16] https://euobserver.com/climate/152407

[17] https://ec.europa.eu/trade/policy/policy-making/sustainable-development/#_trade-agreements

[18] https://link.springer.com/content/pdf/10.1007%2Fs10308-021-00627-1.pdf (page 15)

[19] https://link.springer.com/content/pdf/10.1007%2Fs10308-021-00627-1.pdf (page 15)

[20] https://left.eu/issues/explainers/the-eu-vietnam-free-trade-agreement-an-explainer/ – https://doi.org/10.3390/su13063153

[21] https://publications.banque-france.fr/les-emissions-de-co2-dans-le-commerce-international

[22] « En établissant une union douanière entre eux, les États membres entendent contribuer, conformément à l’intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et à la réduction des barrières douanières » (article 110 du traité de Rome).

[23] https://www.mediapart.fr/journal/international/140721/pacte-vert-europeen-des-ambitions-mais-peu-de-contraintes?onglet=full – https://www.theguardian.com/commentisfree/2020/feb/07/eu-green-deal-greenwash-ursula-von-der-leyen-climate

[24] https://euobserver.com/climate/152844

[25] https://euobserver.com/climate/152819

[26] Même si la France, entourée de plusieurs alliés, pourrait finalement renverser la tendance : https://www.euractiv.com/section/energy-environment/news/10-eu-countries-back-nuclear-power-in-eu-green-finance-taxonomy/

[27] https://www.euractiv.com/section/energy-environment/news/germanys-spd-pushes-for-inclusion-of-gas-in-eu-green-finance-taxonomy/

[28] https://euobserver.com/climate/152460

[29] Environmental Policy in the EU, page 236

[30] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/due/l15b2495_rapport-information.pdf – https://www.vie-publique.fr/en-bref/272579-lassemblee-nationale-evalue-la-politique-europeenne-de-leau

[31] Monetary Union in Crisis The European Union as a Neo-Liberal Construction, page 65

[32] Environmental Policy in the EU, page 236

[33] https://www.mediapart.fr/journal/international/140721/pacte-vert-europeen-des-ambitions-mais-peu-de-contraintes?onglet=full

[34] https://euobserver.com/climate/152460

[35] https://link.springer.com/content/pdf/10.1007%2Fs10308-021-00627-1.pdf

[36] https://www.lejdd.fr/International/UE/tribune-il-faut-passer-a-un-maastricht-vert-3788816

[37] https://www.contretemps.eu/proletaires-europe-durand/

[38] https://euobserver.com/climate/152882

publié le 5 mai 2022

« Notre boulot, c’est de piloter la centrale » : comment
la sûreté nucléaire est assurée au quotidien

par Nolwenn Weiler sur https://basta.media/

La relance du nucléaire fait partie des projets d’Emmanuel Macron. Dans les centrales, les travailleurs témoignent d’un recours à la sous-traitance qui ne cesse d’augmenter, de collectifs de travail abîmés et d’une sûreté fragilisée.

La prolongation du parc nucléaire et la construction de nouveaux réacteurs sont inscrites au programme d’Emmanuel Macron pour son second quinquennat. Certains, dans le secteur, s’en réjouissent. Mais au sein des centrales, ce projet laisse nombre de travailleurs incrédules. Pour eux, les conditions ne sont pas réunies pour qu’une telle ambition puisse voir le jour.

« Réussir, au quotidien, à faire tourner les centrales existantes c’est déjà très compliqué », disent-ils. À l’usure des machines, qui nécessitent une maintenance sans cesse plus coûteuse, s’ajoutent la raréfaction des compétences au sein d’EDF, le statut précaire des dizaines de milliers de sous-traitants qui assurent l’entretien de ces énormes machines, et la fragilisation continue des collectifs qui mettent en péril la simple possibilité de travailler et, par ricochet, la sûreté des installations.

Un nombre incalculable de coups de fils, de mails et de réunion pour... une vis

« Récemment, dans la centrale où je travaille, il y avait une vis de diamètre 5 qui était abîmée, raconte Benoît, ingénieur mécanique en charge de la maintenance [1]. C’est une pièce importante, qui sert à fixer un capteur de vitesse sur une pompe qui doit alimenter le mécanisme de refroidissement du générateur de vapeur en cas de problème », poursuit-il. L’ensemble doit pouvoir résister au choc d’un séisme, car le générateur de vapeur est un rouage essentiel du fonctionnement d’une centrale [2].

Usée, cette vis ne tenait plus grand-chose. Il fallait donc la remplacer vite. « Le bon sens dit qu’il faut prendre le diamètre au dessus, pour qu’il n’y ait plus de jeu dans le pas de vis, détaille Benoît. Mais comme c’est un matériel important, qui engage la sûreté, on n’a pas le droit de le modifier comme ça. Même si c’est évident et qu’il n’y a pas besoin de grands calculs mathématiques pour le comprendre, ou le prouver. Résultat : un nombre incalculable de coups de fils, de mails et de réunions. Des dizaines de personnes ont été mobilisées pour ce problème de vis qui n’en était pas un. »

Ces situations aberrantes se multiplient, soupire Luc, membre d’une équipe de conduite depuis 30 ans. « Avant, si on avait un problème, on le soumettait à nos supérieurs, aux ingénieurs qui géraient le site, et ils prenaient la responsabilité d’y répondre. Aujourd’hui pour un même problème, je dois solliciter une organisation. Plus jamais des personnes. » Plus personne, au sein des hiérarchies, ne veut se risquer à prendre une décision, seule. « Pour l’histoire de la vis, personne ne voulait prendre la responsabilité de dire que, avec une vis de 6, cela pouvait tenir en cas de séisme. Tout le jeu en fait, c’est de trouver le pigeon qui va signer en bas de la feuille », ajoute Benoît.

Procédures vs travail réel ?

Dans le secteur nucléaire comme ailleurs dans l’industrie, l’organisation du travail est de plus en plus formalisée. Les procédures, mises en place au fil des années pour fiabiliser la machine, occupent désormais une place centrale et « déraisonnable » pensent les travailleurs qui se sentent « couverts de paperasse ». « Il y a beaucoup de normes qualité, de traçage, de logiques de certification, de process, précise un expert. On dit ce qu’on fait, on vérifie qu’on fait bien comme on avait dit, et qu’on dit bien comme on avait fait, etc. Tout cela sans plus du tout parler du travail. »

L’inflation des procédures « tape sur le système » des travailleurs, sur le terrain. « Les prestataires se retrouvent souvent empêchés de travailler. Il peuvent mettre plusieurs heures à disposer d’un écrou : il va leur falloir faire une demande, remplir une fiche, la faire valider, obtenir des dizaines de signatures, pour avoir un écrou. Cela n’a pourtant rien d’extraordinaire un écrou. Il y en a dans tous les magasins de bricolage », témoigne encore Benoît.

« Une centrale, c’est une usine gigantesque, un monstre technologique, précise Pascal, qui a fait partie d’une équipe de conduite pendant plus de 30 ans. Il y a des centaines de kilomètres de tuyaux et de circuits électriques, et des milliers de vannes. Des milliers. Il y a donc des aléas à gérer en permanence. On passe nos journées à y remédier. » « Et notre boulot, c’est de piloter la centrale, complète Luc, collègue conduite de Pascal. On doit se débrouiller pour gérer l’installation telle qu’elle est, avec ses problèmes, ses incidents et toutes les contraintes liées au réseau électrique et à la demande de production ; sans oublier la sûreté. Tout cela constamment, en permanence, en temps réel. »

Quelques agents de conduite et des centaines de sous-traitants

« La particularité de la conduite, c’est la connaissance parfaite de l’installation, rapporte un agent de terrain. On doit passer notre vie à essayer d’être performant, à apprendre en permanence. C’est indispensable pour assurer le pilotage. » Très mobiles sur l’installation, les agents de terrain sont les yeux et les oreilles des opérateurs. Ce sont eux qui s’assurent qu’aucun aléa ne va venir perturber le fonctionnement de la machine.

Une quinzaine de personnes s’occupent de la conduite, en permanence, pour chacun des réacteurs. Soit 200 personnes au total pour une centrale comme celle de Paluel en Normandie, qui compte quatre réacteurs. En dehors de la conduite, mille agents EDF y travaillent en permanence (auxquels il faut ajouter quelques centaines de prestataires), essentiellement à des activités de surveillance et de maintenance. En arrêt de tranche, quand l’un des réacteurs est arrêté pour changement de combustible, il y a deux fois plus de monde. Et tous ces intervenants surnuméraires et temporaires sont des sous-traitants. « L’essentiel des activités dans une centrale nucléaire, c’est la maintenance, effectuée pendant que la tranche est en marche ou quand elle est arrêtée pour des raisons de rechargement de combustible, détaille un expert. L’enjeu, c’est d’entretenir la machine pour qu’elle dure un certain temps et que quand les choses dysfonctionnent ou se dérèglent on puisse y intervenir. »

La maintenance, aujourd’hui largement sous-traitée, va du vulgaire graissage ou de la quête bureaucratique d’un écrou, au changement d’une pompe en passant par la vérification de l’état de corrosion des tuyaux. Elle inclut aussi la surveillance des vannes – de leur bon fonctionnement, de l’état des joints, des traces de corrosion –, la surveillance de l’état de contamination radioactive des divers endroits et équipements, et leur décontamination si besoin.

Selon le degré de contamination de l’équipement à assainir (pompes, robinets, sols ou parois de certain locaux, piscine abritant les barres de combustible), les décontamineurs peuvent revêtir une tenue « Mururoa », du nom de l’île du Pacifique où la France procédait à ses essais nucléaires militaires, qui donne un air de cosmonaute.

« Décontamineur, c’est un travail manuel que l’on peut comparer à plongeur dans un restaurant, décrit Philippe Billard, ancien sous-traitant, maçon de métier, et devenu décontamineur. Il y a de la saleté sur les assiettes. Pour l’enlever il n’y a pas 36 méthodes : il faut des lingettes, des produits décontaminant et de la force de bras. Parfois, pour la piscine, on est aidés par un robot qui descend au fond avant nous pour nettoyer les points les plus chauds. Mais le plus souvent, on fait tout à la main. Des centaines de m² à la main. »

Une sous-traitance qui ne cesse d’augmenter

« Quand je suis arrivé à la centrale de Paluel au début des années 1980 on devait être 20 % de sous traitants et 80 % d’agents EDF, évoque-t-il. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Ils ont d’abord sous-traité tout ce qui était le plus exposé à la radioactivité, par exemple les jumpers [chargés de se faufiler rapidement dans le générateur de vapeur des centrales au moment des arrêts de tranche pour en assurer l’entretien tout en évitant d’être exposés trop longtemps à la radioactivité]. Puis le reste à suivi : les mécanos, les robinétiers, les soudeurs, les chaudronniers, les électriciens... Les agents EDF qui étaient nos collègues, et qui travaillaient avec nous, sont devenus ceux qui nous surveillent. Parfois, sans rien connaître à ce que l’on fait. »

« Autrefois, à EDF, la formation était très bien faite, intervient Daniel, agent EDF proche de la retraite. Quand on arrivait opérateur, après plusieurs années de terrain, on connaissait vraiment bien les circuits. » Avec ses collègues de la conduite, il évoque les écoles de métiers d’EDF, par lesquelles beaucoup d’anciens agents sont passés et qui sont aujourd’hui fermées.

Créées après guerre, ces écoles proposaient une formation pratique et théorique en deux ans. « C’était un outil formidable, juge Laurent, qui a travaillé pendant 30 ans au service des essais, à Paluel, en Normandie. On allait très loin en thermodynamique ou en mécanique des fluides, avec des enseignants qui arrivaient du terrain. On avait des ateliers de montage et démontage du matériel. Le but était vraiment que l’on comprenne comment cela fonctionne. »

Ouvertes dans les années 1940, les écoles des métiers ont formé « pas moins de 33 000 jeunes hommes », rappelle Mireille Délivré-Landrot dans un mémoire consacré au sujet [3]. « Quand je suis arrivé en centrale, j’avais 19 ans et j’étais tout de suite opérationnel. Je savais me débrouiller partout », se souvient Luc, qui est sorti de l’école en mars 1985.
Outre cette formation technique pointue et participative, les écoles des métiers formaient les futurs agents EDF au travail d’équipe, à l’importance de la solidarité et de la responsabilité. Ceux qui y sont passés évoquent un fort attachement à leur entreprise et à l’importance d’un service public de l’électricité. C’était
« un socle commun essentiel de la culture d’entreprise », constate Mireille Délivré-Landrot dans son mémoire sur les écoles des métiers. Aujourd’hui recrutés sur diplômes avant d’être formés en interne pendant au moins un an, les plus jeunes n’ont pas cette connaissance intime avec la technique, encore moins avec le travail d’équipe. « On les voit très peu sur le terrain, ils sont en classe tout le temps et nous sommes obligés de constater que leur formation n’est pas très efficace, regrette Luc. Quand ils arrivent en centrale, il faut tout recommencer. »

L’omniprésence de la sous-traitance, et de nouvelles organisations du travail, ont distendu les liens des agents avec le terrain, et amoindri les compétences. « Dans les années 1980, il y avait des équipes mixtes, EDF et sous-traitants, détaille Annie Thébaud-Mony, sociologue, qui a mené une longue enquête de terrain auprès des sous-traitants du nucléaire. Les premiers agents EDF qui se sont mis à surveiller le travail des sous-traitants se reposaient sur leur expérience. Puis, on a vu arriver des chargés de surveillance qui n’avaient plus l’expérience du travail réel sur les installations, mais une simple connaissance par ordinateur. Et cette déconnexion avec la machine ne fait que s’accentuer au fur et à mesure que les anciens partent à la retraite. »

« Nos gestionnaires ont décidé de transférer de plus en plus d’activités sans s’apercevoir que des jeunes qui intégraient l’entreprise, et étaient chargés de contrôle, ne connaissaient même pas le boulot, s’offusque Francis, qui a passé 30 ans aux essais à Paluel. C’est arrivé à un point où il sont parfois formés par les intervenants de la boîte prestataire et donc considérés comme des incapables. »

« Ça ne me gêne pas d’être surveillé quand je travaille, parce qu’effectivement, dans le nucléaire, il y a des enjeux de sûreté. Mais je préfère que ce soit par quelqu’un qui a déjà fait mon travail et qui va m’interpeller si je fais une erreur, une bêtise », mentionne Gilles Raynaud, ancien sous-traitant et président de l’association Ma zone contrôlée, qui défend les droits des travailleurs sous-traitants.

Des collectifs abîmés, une sûreté fragilisée

Ces nouvelles organisations pèsent sur la qualité du travail mais aussi sur la solidité du collectif pourtant indispensable en terme de sûreté. « Le fossé s’est creusé entre ceux qui font le travail et ceux qui surveillent, contrôlent et potentiellement punissent », remarque Nicolas Spire, sociologue du travail ayant fait plusieurs enquêtes en centrales nucléaires. Les sous-traitants sont en effet sommés de réaliser leurs tâches dans un temps imparti, et ils ont des pénalités s’ils dépassent les délais, sans qu’EDF ne cherche jamais à savoir pourquoi ils ont pu prendre du retard.

« Ce risque de punition met les sous-traitants dans une tout autre logique, reprend Nicolas Spire. Si je fais une boulette, et que le surveillant n’est pas là, comme je n’ai pas envie de me faire taper sur les doigts, je ne vais pas lui dire. Je vais le dissimuler. Cela fragilise la logique collective, de collaboration, et de culture de sûreté. » « Avant, on ne faisait pas n’importe quoi, se remémore Gilles Raynaud. Si on ne savait pas faire, on demandait. Aujourd’hui, on s’assure que personne ne regarde, et on se casse. »

« Un agent EDF peut avoir 30 chantiers à surveiller en même temps, défend Daniel. Il ne peut pas être derrière tout le monde. Par contre, les papiers vont être bien remplis, pour ça il n’y a pas de problème », ironise-t-il, en faisant référence à l’inflation de procédures et de documents à remplir qui incombent aux travailleurs du secteur.

Des travailleurs en souffrance

« On voit se développer deux logiques d’action, analyse Nicolas Spire. D’un côté, celle de l’agent EDF qui éprouve des difficultés à surveiller des activités qu’il ne maîtrise pas forcément et qui va donc se retrancher derrière des procédures. Et de l’autre, celle des personnes sur le terrain qui estiment que les agents EDF ne comprennent plus rien à ce qui se passe et qui bricolent pour rentrer tant bien que mal dans le cadre des papiers censés surveiller leur travail. » 

Cette scission entre le terrain et l’encadrement a également opéré au sein des équipes EDF, marginalisant les plus anciens, les mettant parfois en difficulté, voire en grande souffrance. « La privatisation partielle, opérée en 2004, nous a fait beaucoup de mal, souligne Francis. Des cadres techniciens ont été remplacés par des cadres gestionnaires dont certains ne connaissaient même pas le boulot ! Que veux-tu aller défendre auprès d’un gars qui ne connaît même pas ton boulot ? Comment peut-on espérer qu’il comprenne nos demandes et l’exigence du savoir faire ? »

Ancien secrétaire du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), Francis évoque une expertise commandée suite au suicide de l’un de ses collègues. Le rapport avait mis en évidence un important malaise au travail des agents EDF, notamment à cause de ce mépris pour leur savoir faire. « Je me suis aperçu qu’EDF était devenu une machine à tuer l’envie », souffle-t-il. De nombreuses alertes ont été émises dans ce sens par diverses expertises réalisées au sein du groupe depuis plusieurs années.

Écouter le terrain, tenir compte de ses alertes

« Le pouvoir s’est déplacé des techniciens aux services centraux qui sont davantage dans des logiques de rentabilité financière, analyse Anne Salmon, philosophe et sociologue, qui a mené une longue enquête de terrain auprès des agents des industries électriques et gazières. Cela s’est fait au détriment de l’ensemble des salariés qui le vivent douloureusement. Les changements organisationnels ont aussi déstabilisé et fragilisé l’appareil syndical, qui était fort auparavant au sein de l’entreprise EDF. »

À l’école des métiers d’EDF, il y avait des cours de législation du travail, raconte Laurent : « On décortiquait le Code du travail pour connaître nos droits. C’était un élément fondateur d’une culture d’entreprise. Beaucoup de militants syndicaux sont sortis de ces écoles. » Pour les plus anciens des agents EDF, la casse de cette culture syndicale et de l’attachement au service public font partie des raisons qui ont amené à la fermeture des écoles des métiers. Le choix de la sous-traitance, qui amoindrit les besoins de compétences en interne, est une autre raison de la fermeture. Mireille Délivré-Landrot évoque de son côté la structuration grandissante de l’enseignement technique sur le plan national avec la création des lycées professionnels puis du bac professionnel, qui auraient pris le pas sur les écoles des métiers.

Anne Salmon tient à rappeler le rôle « essentiel » du management dans le changement de fonctionnement au sein d’EDF. Introduisant des « valeurs », fixant des objectifs individuels et divisant les équipes,« le management est souvent présenté comme ayant un but d’efficacité, de performance, et de cohérence, souligne-t-elle. Mais on oublie qu’il a une fonction politique d’accaparement du pouvoir. » La philosophe, qui précise qu’il y a « évidemment » des garde-fous dans le secteur nucléaire, estime que cet accaparement du pouvoir peut-être problématique. Selon elle, « il est indispensable de continuer à écouter ceux qui sont au plus près de l’outil de production, pour pouvoir prendre en compte les alertes qu’ils émettent ».

Si la confiance dans la fiabilité de « la bécane » reste entière, les travailleurs mettent en garde nos politiques sur la fragilisation des compétences et des collectifs, et sur le travail « empêché ». « Avec quels salariés, dans quelles conditions de travail et avec quelle logique industrielle Emmanuel Macron prévoit-il de prolonger les centrales et lancer son nouveau programme nucléaire ? On ne sait pas », remarquent-ils.

Notes

[1] Certains prénoms ont été modifiés à la demande de nos interlocuteurs.

[2] Il récupère la chaleur du « circuit d’eau primaire », l’eau qui est réchauffée par le combustible nucléaire, pour la transmettre au « circuit secondaire », où l’eau transformée en vapeur est destinée à faire tourner les turbines qui produisent l’électricité.

[3] Pour consulter le mémoire de Mireille Délivré-Landrot, voir ici.

 publié le 5 avril 2022

Climat : « Croire que c’est l’individu qui doit porter la responsabilité morale de l’effort est une illusion » - Rapport du Giec

par Barnabé Binctin sur https://basta.media/

Peu abordé dans les débats qui agitent la campagne présidentielle, le changement climatique sera pourtant au centre de nos vies dans les prochaines années. Entretien avec la géographe Magali Reghezza-Zitt.

Magali Reghezza-Zitt est géographe, spécialiste des questions de prévention et d’adaptation aux risques. Codirectrice du Centre de formation sur l’environnement et la société de l’ENS, elle est depuis 2019 l’une des treize membres du Haut Conseil pour le climat.

Le timing aurait pu être idéal : c’est ce lundi 4 avril, à six jours du premier tour de l’élection présidentielle, que le Giec publie l’ultime volet de son dernier rapport, nous rappelant ainsi l’ampleur des défis posés par le changement climatique. Seulement voilà, c’est peu dire que le sujet n’est pas à l’agenda de cette campagne, comme l’ont plusieurs fois souligné les ONG écologistes (la coalition de l’Affaire du Siècle estime ainsi à 5 % le temps de débat consacré aux enjeux climatiques, ndlr). En février dernier, 1400 scientifiques interpellaient dans une tribune les responsables politiques, les appelant à « s’emparer de ces sujets décisifs pour notre avenir ». Entretien avec l’une des signataires, par ailleurs membre du Haut Conseil pour le Climat : la géographe Magali Reghezza-Zitt.

Basta! : Le dernier volet du 6e rapport du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) est sorti hier, lundi 4 avril. Que faut-il attendre de ce travail ?

Magali Reghezza-Zitt : La première vertu de ce rapport, c’est de poser clairement des certitudes sur la réalité de la crise climatique actuelle. Celle, par exemple, de l’origine humaine du changement : dans le premier volet du rapport, le Giec conclut que le climat varie aujourd’hui dans des amplitudes qui ne sont pas imputables à des causes naturelles. Les effets du changement climatique sont généralisés et se produisent à un rythme qui n’a jamais été atteint dans l’histoire de l’humanité. On le constate à des indicateurs tels que la remontée du niveau marin, ou la température du sol qui connaît des augmentations très rapides sur les quatre dernière décennies – on sait que depuis au moins 100 000 ans, la Terre n’avait jamais été aussi chaude. Le climat a déjà changé – +1,1°C depuis le début de l’ère industrielle – et cela va produire des conséquences importantes, qui étaient l’objet du travail du groupe 2 (qui produit le deuxième volet, ndlr).

En l’occurrence, au-dessus de 1,5°C de réchauffement, la science peut désormais démontrer qu’une partie des écosystèmes, comme les coraux, seront poussés aux limites de leur capacité d’adaptation. L’alerte vaut aussi pour les sociétés humaines, dont les capacités d’adaptation vont être de plus en plus compromises. La biosphère et le climat interagissent, or l’humanité a besoin de la biodiversité pour vivre, que ce soit pour l’agriculture, la capacité à rafraîchir, à polliniser, pour les stocks de poisson, etc. Il y a des effets d’amplification qui font que le climat, en se réchauffant, crée des impacts majeurs sur la destruction des écosystèmes, et génère ainsi des risques directs pour les populations – on sait par exemple que sans une adaptation rapide et structurelle, des filières productives entières ne se relèveront pas, avec des risques de pénurie.

On ne fera aucune transition si on ne protège pas la biodiversité, mais on ne réussira pas plus si on ne lutte pas contre les inégalités.

Au-delà de 2°C, on craint l’impact sur les organismes humains. L’ampleur serait telle qu’on peut atteindre des seuils mortels. S’ajoutent des coûts massifs, potentiellement insoutenables, lors des épisodes extrêmes comme les sécheresses, les canicules, les inondations, ou à cause de processus plus lents, tels que la fonte du pergélisol ou la remontée du niveau marin. Sans une action immédiate, les trajectoires d’exposition conduisent d’ici à 2100, à ce que 50 à 75 % de la population mondiale soit exposée à des risques létaux. Et dès à présent, on estime qu’entre 3 et 3,5 milliards de personne – soit la moitié de l’humanité – vit dans des situations de vulnérabilité très importante face au risque climatique.

Ne le savait-on pas déjà, au fond ?

Ces éléments sont importants car l’argument de l’inaction, qui consiste à dire « on ne peut pas décider parce que c’est incertain », ne peut plus tenir. On sait à présent parfaitement ce qu’il va se passer en fonction de ce qu’on décide, ou pas, de faire. Le rapport insiste aussi sur une dimension nouvelle, celle des inégalités. Il y a des points de bascule qui sont sociaux : parce que certains groupes humains sont exclus, marginalisés et privés d’accès à des ressources vitales et à des services essentiels – l’éducation, la technologie, la liberté d’expression – leur capacité d’adaptation s’en trouve d’autant plus fragilisée.

C’est un message très fort : si on veut réduire le changement climatique et s’y adapter, il faut inclure toutes les dimensions sociales. On ne fera aucune transition si on ne protège pas la biodiversité, mais on ne réussira pas plus si on ne lutte pas contre les inégalités. Inversement, le Giec démontre à partir des travaux scientifiques que le développement humain, le progrès et le bien-être ne peuvent pas être atteints dans un contexte de changement climatique. Et l’autre grande vertu de ce rapport, c’est de démontrer qu’on a les moyens d’agir face à tout ça. Loin d’avoir une posture catastrophiste, et a fortiori anti-humaniste, le Giec nous dit qu’on peut s’en sortir, sous conditions.

Lesquelles ?

La littérature scientifique nous dit qu’on est capable, encore aujourd’hui, de stopper le changement climatique, à condition de limiter de manière drastique nos émissions de gaz à effet de serre. Il faut pour cela atteindre le zéro émission nette d’ici 2050. Si on y parvient, et on a les moyens pour cela, on arriverait à bloquer le réchauffement en-dessous des 2°C – et ça, c’est quelque chose dont on n’était pas encore tout à fait sûr ! Or on connaît les leviers d’action, et c’est tout l’objet de ce 3e volet, qui se concentre sur « l’atténuation » et toutes les pistes pour réduire les émissions de carbone, mais aussi de méthane. Il faut insister là-dessus : nous pouvons éviter la catastrophe. On peut agir pour limiter le réchauffement puis inverser la tendance, et on peut agir pour faire face aux impacts inéluctables du réchauffement en cours. Au fond, le Giec délivre un message optimiste et positif.

On a quand même un peu de mal à le percevoir comme tel…

Je prends souvent la comparaison avec le tabac : mettez-vous à la place des personnes qui ont se sont mises à fumer pendant les années 1950-1960, sans savoir que c’était dangereux. Comme pour le climat, il y a eu des coalitions d’intérêt qui ont caché la vérité et retardé l’action. Un jour, votre médecin vous dit : « Tu as fumé pendant x années, tu as donc de très fortes chances d’avoir un cancer des poumons à la fin de ta vie ». Effectivement, au début, ça crée de la panique et ça peut conduire à se dire qu’on n’a plus rien à perdre, qu’on n’a aucun intérêt à changer.

Mais le rôle du médecin, c’est aussi de préciser ensuite : « Si tu t’arrêtes tout de suite, non seulement ton risque va diminuer fortement, mais ta qualité de vie va globalement s’améliorer et ce, dès maintenant. Et pour t’aider à arrêter, on va t’accompagner, parce qu’on sait qu’il faut que tu changes individuellement, que ça va être très difficile, mais que tu ne pourras pas y arriver tout seul. On sait aussi que tu vas être soumis en permanence à de la tentation, donc on va aussi agir sur les publicités, le prix du paquet, les espaces non-fumeurs et le tabagisme passif, les cigarettiers, etc ».

Comme pour la cigarette, on peut décider de continuer à fumer. Mais on ne peut plus dire qu’on ne savait pas.

La volonté individuelle et les changements de comportement ne suffisent pas, même s’ils sont indispensables, la technique non plus. On a développé des alternatives – avec la cigarette électronique, ou le patch – qui servent à atténuer la transition, mais qui ne la remplacent pas. C’est pareil pour le climat. Et on ne sait toujours pas guérir les maladies liées au tabagisme, a fortiori les empêcher, idem pour le climat. C’est tout un système qu’il faut changer. On doit jouer sur tous les leviers sociaux, technologiques, comportementaux et aussi économiques.

Les scientifiques du Giec ont le même rôle que le médecin : le Giec ne produit pas de travail de recherches mais propose au patient (en l’occurrence les gouvernements) une expertise qui s’appuie sur un ensemble de résultats de recherche, pour expliquer ce qu’il se passe et évaluer la pertinence des solutions existantes. Pour rappel, le Giec, ce sont des centaines de scientifiques qui font une revue de littérature, c’est-à-dire qu’ils analysent des milliers d’articles scientifiques validés par les pairs. Le Giec pose donc un diagnostic, qui est nécessaire car sinon, on n’agit pas. Et il fait émerger les choix thérapeutiques, curatifs, palliatifs ou préventifs, possibles face à ça, en fonction de ce que la littérature scientifique dit. Le Giec n’impose pas : comme pour la cigarette, on peut décider de continuer à fumer. Mais on ne peut plus dire qu’on ne savait pas, nier les conséquences ou affirmer que les solutions n’existent pas.

Sauf que pour le coup, les responsables politiques n’ont pas l’air de vouloir véritablement nous accompagner dans le changement face au réchauffement climatique.

Je ne peux pas parler au nom des responsables politiques, mais il est clair que le niveau de sensibilisation des élus de la République est aujourd’hui bien plus faible que dans le reste de la société. Il y a peut-être une dimension un peu générationnelle, mais pas seulement. Je ne sais pas si c’est tant la responsabilité des politiques, car il y a des effets de structures très puissants, derrière. La campagne présidentielle a toujours tendance à faire porter sur un individu le poids de tout ce qu’il se passe dans un pays, ce qui est bien évidemment très caricatural. Ces enjeux-là se jouent aussi bien chez les décideurs publics que privés, au plus haut sommet de l’État comme dans les administrations, et plus largement, à tous les niveaux de la société – en tout état de cause, il y a de nombreuses parties prenantes.

Au début de l’année, vous avez été l’une des principales signataires d’une tribune qui constatait « avec inquiétude l’absence de débat démocratique dans la campagne présidentielle » sur les enjeux climatiques. Vous y pointiez notamment du doigt le rôle des médias.

Les médias font partie de cet effet de structure global. Regardez le temps médiatique qu’on consacre à ces sujets… Aujourd’hui, les journalistes considèrent normal d’interroger les candidats sur la réforme des retraites ou de l’Éducation nationale, mais continuent de rechigner à parler du climat. Mais les journalistes qui devraient le plus parler de changement climatique, ce sont les journalistes politiques ! Parce que c’est d’abord un problème politique, au sens d’un choix de société. On a besoin de journalistes beaucoup plus pugnaces sur ces questions, qui intègreraient la dimension transversale du climat comme ils peuvent le faire avec les sujets géopolitiques ou financiers.

La question de la transition devrait être accolée à chaque ministère, cela touche à toutes les composantes du bien-être individuel et collectif.

Prenez les chiffrages économiques des programmes, c’est une question qui revient en permanence : il faudrait faire la même chose sur le climat ! Telle proposition permet-elle de former les x milliers d’emploi dont on va avoir besoin pour la transition, et à quel coût ? Comment la réforme des retraites va-t-elle intégrer tous les impacts sanitaires et démographiques du changement climatique ? Comment va-t-on dès lors financer l’assurance-maladie ? Ce sont ces questions-là que l’on doit aujourd’hui poser aux candidats, plutôt que de parler sans cesse d’immigration ou d’entrecôte…

« La technicité et la complexité des sujets, l’affirmation de leur caractère anxiogène […] sont souvent avancées pour justifier ce silence » écriviez-vous dans cette même tribune : vous ne croyez pas à ces arguments ?

Parce que parler de la dette publique, ce n’est pas anxiogène, peut-être ? Et l’état de l’hôpital français, la fin de vie dans les Ehpad, le chômage ? Et puis le terrorisme ? Le problème du climat, c’est la manière dont on le présente. Il faut arrêter de le considérer comme un sujet « écolo ». Ce que démontre le Giec, c’est que les conséquences du changement climatique sont justement économiques, sociales, et politiques. Aujourd’hui, lorsqu’on parle d’écologie et de changement climatique, c’est un problème au même titre que le vieillissement de la population en Europe, les inégalités homme-femme, ou la fluctuation du cours du blé à Chicago. Ce sont des sujets systémiques et totalement transversaux. Comme la crise du covid : elle a été traitée aussi bien au ministère de la Santé qu’à Bercy, la plupart des ministères ont été mobilisés, parce que cela sollicitait évidemment plusieurs leviers, et là, étrangement, cela semblait évident pour tout le monde… De même, la question de la transition devrait donc être accolée à chaque ministère, puisque cela touche à toutes les composantes du bien-être individuel et collectif, de ce qui fait société et constitue notre pacte social.

Il y a une bataille sémantique à mener, pour reformuler le problème du changement climatique ?

Absolument. Moi, typiquement, je ne parle jamais de questions « écologiques » : je parle soit d’environnement, pour désigner les problèmes relatifs à la biosphère par exemple, soit de la dimension climatique des politiques publiques ou privées. Le souci avec l’écologie, c’est d’une part cet invariant de la représentation de l’écologie et de l’écologiste, qui reste très caricaturale. En France, on a encore beaucoup l’image de l’écolo comme du gars du Larzac, qui élève ses chèvres et mange des légumes, avec désormais une version supplémentaire plus contemporaine, autour du « bobo » déconnecté du réel sur sa bicyclette. Cela a conduit à dépolitiser ces questions-là pour en faire un sujet très consensuel. Oui, on est généralement tous d’accord pour sauver la planète… Mais une fois qu’on a dit ça, on n’a rien dit !

Il y a une grande différence entre la conscience du risque ou la volonté d’agir, et les trajectoires pour y arriver. Et à ce sujet, il reste selon moi deux illusions très fortes : la première, c’est cette idée que la technique va nous sauver. On est dans un pays où la culture de l’ingénieur reste très forte et structure la formation des « élites », et cela se ressent dans nos stratégies de prospective, qui mettent beaucoup l’accent sur l’innovation technologique. On a tendance à oublier que la technique n’est qu’un adjuvant.

La cigarette électronique ou le patch, ça aide à arrêter de fumer, mais ça ne remplace ni la décision individuelle ni les structures autour qui vont réellement permettre d’arrêter… En matière de climat, le Giec dit que la solution technique isolée a souvent pour mauvais effet de retarder les transformations structurelles, voire de conduire à de la « mal-adaptation », c’est-à-dire une solution qui paraît positive au départ mais qui en réalité, après coup, s’avère encore pire, ou inapproprié. Exemple classique : les méga bassines. On propose d’en mettre pour retenir l’eau, et elles sont effectivement indispensables à certains endroits quand l’agriculture n’a pas le temps de se transformer suffisamment vite pour faire face aux conséquences du changement climatique.

Cela n’a aucun sens de demander à l’infirmière en zone rurale, qui fait des dizaines de kilomètres chaque jour pour s’occuper de personnes âgées, de faire de la sobriété.

Mais on se rend compte que cette bassine pose aussi d’immenses problèmes sur le cycle de l’eau, sur la biodiversité, en termes d’émissions, etc… ça ne peut être qu’une solution transitoire pour atténuer le coût de la transition, pas l’alpha et l’omega de nos politiques agricoles. C’est d’ailleurs ce que dit la Stratégie nationale bas-carbone, dans son ensemble : il y a une partie de nos efforts qui doit reposer sur la technique, pour gagner en efficacité et protéger, mais cette partie-là ne peut pas l’emporter sur ce qu’on appelle la sobriété – qui est lui aussi un terme très largement caricaturé, aujourd’hui... Les innovations technologiques sont une condition sine qua non de l’adaptation et de l’atténuation, mais elles ne peuvent pas se substituer aux transformations plus profondes. C’est comme les bambous traçants dans un jardin : le problème, ce sont ses racines qui repoussent tout le temps, il ne suffit pas de les couper, il faut les arracher ! Et pour ça, il faut creuser profondément, ça prend du temps...

Et la deuxième illusion ?

C’est croire que tout doit reposer sur le changement de comportement des individus. Au-delà de la politique du « petit geste », croire que c’est l’individu qui doit porter la responsabilité morale de l’échec, ou de l’effort. On ne peut pas demander à tout le monde le même effort : ça n’a aucun sens de demander à l’infirmière en zone rurale, qui fait des dizaines de kilomètres chaque jour pour s’occuper de personnes âgées, de faire de la sobriété pendant qu’à côté de ça, des urbains continuent de prendre leurs gros SUV en ville là où il y a des possibilités de transports en commun, de vélos, de marche…

La crise ukrainienne nous rappellent au moins une chose : plus on tarde, plus il faut gérer les héritages et plus l’impréparation se paie au prix fort.

C’est d’ailleurs pour ça que la crise ukrainienne me met très mal à l’aise, avec cette injonction individuelle à couper le chauffage. Bien sûr, on comprend l’idée de solidarité avec le peuple ukrainien. Mais dire qu’on doit couper le chauffage l’hiver, c’est occulter toute la réalité de la précarité énergétique, et le fait que déjà aujourd’hui, le renchérissement des matières fossiles pèse sur les plus pauvres. Or on ne s’est jamais attaqué aux causes structurelles de cette vulnérabilité, parce qu’on n’a pas assez travaillé sur le mal-logement, les logements insalubres, la précarité énergétique – d’hiver comme dorénavant d’été, également – en intégrant le climat qui change. Il ne fallait pas être grand-clerc pour se rendre compte qu’en achetant des hydrocarbures à la Russie, on dépendait de la volonté d’un régime politique qui n’est pas un parangon de démocratie…

Mais là encore, il y a toujours une espère de caricature du débat en France : on nous explique d’un coup que si on ne coupe pas le chauffage, on deviendrait, nous individus, complices de Poutine et de ses atrocités. Alors qu’on sait très bien que le premier rapport du Giec sur la crise climatique et la nécessité de sortir des fossiles, c’était… il y a 32 ans. La crise ukrainienne, comme la crise Covid, nous rappellent au moins une chose. Plus on tarde, plus il faut gérer les héritages et plus l’impréparation se paie au prix fort, d’abord par les plus fragiles, mais à la fin, par tous et toutes.


 


 

3e volet du rapport du Giec : capturer le carbone, une vraie-fausse bonne idée

Marie-Noëlle Bertrand sur www.humanite.fr

Climat. Le Giec rend public, ce lundi, le troisième volet de son sixième rapport, qui met à plat des solutions. Et alerte : toutes ne se valent pas. Explications

Pour faire face à l'enrichissement permanent de l’atmosphère en CO2, une des pistes est de boiser de vastes espaces avec des essences forestières à croissance rapide, à exploiter cette biomasse en la brûlant pour produire de l’énergie et, enfin, à capter le CO2 émis au moment de la combustion. Patrick Pleul/DPA-Zentralbild/DPA/AFP

Tous les chemins pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C sont-ils bons à prendre ? C’est une question à laquelle le Giec répondra ce lundi 4 avril. Le groupe international d’experts sur l’évaluation du changement climatique doit rendre public le troisième et dernier volet de son sixième rapport d’évaluation.

  • Le premier, remis en août 2021, portait sur les perspectives de réchauffement en fonction des niveaux d’émissions de gaz à effet de serre à venir, et leurs effets physiques sur le Système terrestre.

  • Le deuxième, publié en octobre, évaluait l’impact de ces différents scénarios sur les écosystèmes et les sociétés humaines.

  • Ce troisième volet doit s’attacher à déterminer les trajectoires industrielles et économiques à suivre de façon à limiter la hausse des températures, soit les solutions qui sont à notre disposition.

Là encore, plusieurs scénarios vont être mis sur la table avec, à chaque fois, une évaluation de leur impact sur l’emploi et, plus largement, de leur soutenabilité sociale.

Produire des « émissions négatives »

Les technologies et dispositifs de capture et de stockage du carbone comptent au nombre des leviers envisagés à moyen terme. Non sans soulever quelques questions, pour ne pas dire des réserves.

Ces technologies ne doivent être envisagées que pour pallier ce que l’on sera obligé d’émettre en ultime ressort. Nadia Maizi, chercheuse à Mine Paris-PSL, co-auteure du rapport du Giec

« À coup sûr, ils ne sont pas une solution à eux seuls », prévient Nadia Maizi, chercheuse à Mine Paris-PSL et figurant à la liste des auteurs principaux de ce troisième volet. « Ces technologies ne doivent être envisagées que pour pallier ce que l’on sera obligé d’émettre en ultime ressort. » Car les précédents travaux du Giec sont clairs à ce propos : rien ne remplacera la nécessaire baisse de nos émissions.

Reste que leur concentration est telle aujourd’hui que transformer nos économies ne suffira pas. Pour limiter le réchauffement à 1,5 °C ou 2 °C, seuils critiques au-delà desquels l’adaptation deviendra trop coûteuse pour les sociétés humaines, voire impossible dans plusieurs grandes régions du globe, il va falloir produire des « émissions négatives », autrement dit ravaler du carbone déjà présent dans l’air. Et c’est là que les choses se corsent.

Une capacité d’absorption saturée

« Les océans et la végétation sont d’ores et déjà des puits de carbone naturels », rappelle Nadia Maizi. Mais face à un enrichissement permanent de l’atmosphère en CO2, leur capacité d’absorption sature. Des dispositifs complémentaires sont étudiés depuis quelques années.

Ceux dits biologiques focalisent de nombreuses attentions. Il faut dire qu’il y a de quoi y voir une plutôt bonne idée. La reconstitution de forêts disparues, voire la création d’espaces boisés à très grande échelle comptent parmi cet éventail.

Ce que l’on nomme les Beccs en anglais – pour Bioenergy Carbon Capture and Storage – également. Ces projets consistent à boiser de vastes espaces avec des essences forestières à croissance rapide, à exploiter cette biomasse en la brûlant pour produire de l’énergie et, enfin, à capter le CO2 émis au moment de la combustion.

Dangereuses monocultures

Le Giec étudie leur usage dans certains de ses rapports passés, entre autres celui produit en 2018 sur les conséquences d’un réchauffement de 1,5 °C. Or, tout en notant l’immaturité de ces dispositifs, il en pointe également les dangers. « Faire reposer la décarbonation de l’économie sur ces changements d’usage des terres à grande échelle est incompatible avec l’atteinte d’une grande partie des objectifs de développement durable (ODD) tels qu’adoptés à New York en 2015 », souligne ainsi l’Iddri (Institut du développement durable et des relations internationales) dans une note d’analyse datée de 2019.

Faire ces choix mettrait en concurrence ces espaces forestiers avec ceux nécessaires à une agriculture nourricière.

En d’autres termes, faire ces choix mettrait en concurrence ces espaces forestiers avec ceux nécessaires à une agriculture nourricière. Le risque de famine s’en trouverait accru. Celui d’éroder la biodiversité également. Car, paradoxalement, « la demande en bois nécessaire au fonctionnement des Beccs risque d’augmenter et, avec elle, la déforestation », soulignait Peter Holding, agriculteur australien, représentant de l’organisation Farmers for Climate Action, lors d’un colloque tenu en ligne la semaine dernière à l’initiative de l’European Climate Foundation.

« Les communautés autochtones pourraient elles aussi souffrir de ces procédés », pointaient d’autres intervenants. Toutes ces monocultures dédiées nécessitent, enfin, énormément d’eau, relève pour sa part Nadia Maizi. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Au Giec de peaufiner la réponse, mais tous ceux qui ont étudié la chose de près le disent : l’usage de ces puits biologiques devra être extrêmement limité, au risque, sinon, d’être contre-productif.

QU’EST-CE QUE LE GIEC ?
Créé par l’ONU, en 1988, le Giec (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat ) est un organisme intergouvernemental chargé « d’évaluer les travaux scientifiques consacrés au changement climatique ».
Il regroupe des centaines de chercheurs du monde entier et produit tous les cinq à sept ans un rapport d’évaluation qui synthétise l’ensemble des connaissances sur le sujet. 
Le Giec est organisé en trois groupes travaillant sur des thèmes ainsi répartis :
  •  la physique du système climatique.
  • les impacts du réchauffement climatique sur l’environnement et les sociétés, et les mesures d’adaptation à mettre en place.
  • les moyens de réduire les émissions de gaz à effet de serre. 

 

 

 

Après le nouveau rapport du GIEC, amplifions nos mobilisations pour la justice climatique

sur https://france.attac.org

Si les papiers précédents du GIEC avaient traité de l’aggravation des dérèglements climatiques, le dernier volet du sixième rapport publié aujourd’hui, axé sur les stratégies d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre, confirme l’accumulation du retard pris par les États pour éviter une catastrophe climatique et humaine. Les projections d’émissions pour 2030 sont supérieures aux engagements des États, engagements qui sont par ailleurs insuffisants pour limiter le réchauffement au-dessous de 1,5°C à la fin du siècle. Résultat, on se dirige tout droit vers une augmentation située entre 3,3 et 5,4°C.

Le premier constat du GIEC est celui d’une poursuite de la hausse des émissions. Même si le rythme de celle-ci s’est ralenti entre 2010 et 2018 par rapport à la décennie précédente, les émissions globales ont augmenté de 11 % par rapport à 2010, et leur volume n’a jamais été aussi important. Si le CO2 reste le principal vecteur du changement climatique, les émissions de gaz fluorés ont bien augmenté (430 % entre 1980 et 2018) et jouent désormais un rôle majeur dans les dérèglements climatiques. L’augmentation des gaz à effets de serre est notamment due à la croissance de certaines productions et consommations ayant un fort degré d’émissions : +28,5 % pour l’aviation,+ 17 % pour l’achat de SUV, +12 % pour la consommation de viande… entre 2010 et 2020.

Le GIEC insiste également sur le fait que les investissements sont à un cinquième de ce qu’il faudrait pour éviter une augmentation de la température globale de 1,5°C ou 2°C à la fin du siècle. Il demande donc aux gouvernements d’accélérer la mise en place de politiques publiques, législatives, d’augmenter fortement les investissements et de réguler les lois du marché, en vue d’atteindre un pic d’émissions de CO2 avant 2025 et d’envisager une décroissance globale des émissions après cette date. Dans le cas contraire, le coût global, économique et humain, sera plus élevé, et les investissements nécessaires devront être d’autant plus importants.

Le GIEC met aussi en cause la pensée économique néolibérale, constatant que les investissements du secteur privé sont très loin des besoins identifiés pour arriver aux objectifs climatiques. C’est la première fois que le groupement de chercheurs plaident pour une rupture avec la logique de croissance inhérente au capitalisme et fait écho à ses scénarios et hypothèses qui n’oublient pas les exigences d’égalité sociale dans les politiques à mettre en œuvre. En effet, il dénonce les inégalités qui s’accroissent dans la responsabilité de la situation présente, pointant le fait qu’à l’échelle mondiale, les 10 % les plus riches sont à l’origine de 36 à 45 % des émissions, quand 10 % des plus pauvres sont responsables de 3 à 5 %.

On peut donc y lire une revendication de justice climatique, dont les stratégies doivent passer par une redistribution des richesses et une juste répartition des efforts de réduction des émissions, afin de permettre aux populations les plus impactées, et non responsables des dérèglements climatiques, de pouvoir s’adapter et faire face aux changements à venir. En particulier, la question des financements, que ce soit à l’échelle internationale pour soutenir les pays du Sud global, ou en France pour financer les mesures nécessaires à une bifurcation juste, nécessitent une réforme fiscale qui fasse la chasse à l’évasion fiscale et s’en prenne aux profits des grandes entreprises.

Enfin, les auteurs du rapport du GIEC précisent que c’est bien d’un changement structurel, profond, des modes de financements et d’institutions dont nous avons besoin, et que les appels aux modifications des comportements individuels sont largement insuffisants.

Tout en étant appuyé sur de solides travaux scientifiques, ce nouveau rapport du GIEC est, de fait, un acte d’accusation contre l’inaction climatique, dont le quinquennat d’Emmanuel Macron qui s’achève constitue une lamentable démonstration. Alors que la campagne pour l’élection présidentielle a très peu évoqué les dérèglements climatiques, c’est bien un choix crucial auquel nous faisons face : continuer comme avant en attendant les catastrophes à venir, ou changer le système pour ne pas changer le climat. Dès maintenant, amplifions les mobilisations pour la justice climatique.

 publié le 12 mars 2022

Mickaël Correia : « Le changement climatique n’est pas la conséquence funeste de nos individualités »

Jules Brion sur https://lvsl.fr

Beaucoup estiment aujourd’hui que la crise climatique est imputable à des actions individuelles et que notre salut repose sur une politique de responsabilisation des citoyens. Mickaël Correia, journaliste pour Médiapart, nous invite plutôt à considérer la responsabilité profonde et systémique de certaines entreprises. Dans son dernier ouvrage, Criminels climatiques : Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète (La découverte, 2022), l’auteur enquête sur les pratiques peu vertueuses des trois groupes les plus polluants au monde : Saudi Aramco, Gazprom et China Energy. La crise climatique serait-elle finalement plus un problème d’offre que de demande ? Entretien.


 

LVSL : En référence au mouvement de Pierre Rabhi, vous écrivez dans votre introduction que « all collibris are bastards ». La pensée du paysan ardéchois nous conduit-elle dans une impasse ?

Mickaël Correia : Quand il est mort, la première formule de condoléances qui m’est venue à l’esprit a été : « Pierre Rabhi est mort, j’espère que son écologie sans ennemis aussi ». Tout n’est pas à jeter dans sa pensée. Il a eu le mérite d’être une des rares personnes racisées à s’être penché sur la question écologique en France. Il a été conscient du passé colonial français. Il a également eu un discours anticapitaliste, par le prisme de la « sobriété heureuse ». Ses ouvrages ont été une porte d’entrée et de politisation intéressante pour beaucoup de gens comme moi. Le problème de Rabhi, c’est qu’il n’a jamais mis à nu les rapports de domination. C’est quelqu’un qui a eu un discours très vite centré sur les « écogestes » et les « petits pas ». Il a utilisé cette fameuse parabole du colibri alors qu’elle a été détournée.

Comme bien d’autres – cela va de Jacques Attali à Nicolas Hulot-, Pierre Rabhi incarnait une approche environnementale libérale. On pose la question climatique sous un angle de discipline individuelle. Je la mets en perspective avec ce discours qu’on trouve ailleurs sur la racisme ou le sexisme. Beaucoup disent que ce ne sont que des questions de relations individuelles, qui ne sont pas systémiques. Pourtant, elles sont intimement liées à des constructions sociales et historiques très profondément enracinées dans la société. Ce que j’essaie de montrer à travers mon ouvrage, c’est que le changement climatique n’est pas la conséquence funeste de nos individualités. Encore une fois, c’est une question d’Histoire. La civilisation industrielle a dès le début reposé sur l’exploitation des énergies fossiles. Je pense que cette politique des petits pas, si elle a pu servir de porte d’entrée de politisation pour certains, nous détourne aujourd’hui des véritables moteurs de l’embrasement du climat. Ces moteurs, ce sont notamment les trois multinationales que j’étudie dans l’ouvrage. Les études sont de plus en plus nombreuses – je cite notamment celle de Carbone 14 qui date de 2019t -, qui montrent que même si l’ensemble des Français se mettaient à pratiquer réellement des écogestes, disons « héroïques », les émissions du pays ne diminueraient que de 25% .  Cela illustre bien l’impasse de cette écologie du colibri.

LVSL : Vous avez mené une enquête sur le long terme : pendant deux ans, vous avez étudié minutieusement trois entreprises ultrapolluantes : Gazprom, China Energy et Aramco. Pourquoi vous êtes-vous concentré sur ces dernières ?

M.C : Ces entreprises sont assez inconnues du grand public. En 2017, un recueil de données a été édité par le Climate Acountability Institute et le Carbon Disclosure Project.  Depuis il est réactualisé chaque année. Ce jeu de données montre notamment que cent producteurs d’énergies fossiles ont émis à eux-seuls 71% des émissions de gaz à effet de serre cumulées depuis 1988, la date de création du GIEC (un tel calcul est obtenu en calculant les émissions crées par l’utilisation d’un produit vendu par une entreprise, dites émissions SCOP 3, ndlr). Les vingt-cinq entreprises les plus émettrices représentent 51% des émissions cumulées !

« Il y a vraiment des liens très forts entre ces grandes entreprises et leurs États respectifs »

Le recueil a depuis été réactualisé pour prendre en compte les données à partir de 1965, date du premier rapport commandé par la Maison blanche à Washington sur la question climatique. On estime que c’est la date à partir de laquelle les grandes industries ont pris conscience que leurs activités étaient néfastes pour le climat. Quand j’ai regardé cette liste pour la première fois, je m’attendais à voir des boites connues du grand public : Shell, Total ou Exxon …  Pourtant, les trois premières étaient Saudi Aramco,China Energy et Gazprom. Les émissions de ces trois entreprises cumulées en feraient, en terme d’équivalence, la troisième nation la plus polluante au monde, juste après la Chine et les Etats-Unis. C’est à ce moment que j’ai compris qu’il y avait un réel sujet d’enquête à mener  : comprendre leurs stratégies et leurs liens avec les États – ce sont des entreprises publiques. Bref, il me fallait déterminer comment elles continuent de nous rendre « accros » aux énergies fossiles. Il y a vraiment un ressort d’addiction.

LVSL : Comme vous venez de le souligner, il est frappant de constater que les trois entreprises que vous avez étudiées sont possédées en majeure partie par leurs États respectifs. De ce fait, l’influence de ces multinationales pèse-t-elle plus lourdement sur la scène internationale ?

M.C : On le voit bien avec Saudi Aramco dans le capital de laquelle l’État Saoudien est majoritaire. Elle possède plus de 10% des réserves mondiales de pétrole ! C’est un outil géopolitique immense. Quand le pays va négocier aux COP, il a ces enjeux en tête. C’était d’ailleurs un des plus gros bloqueurs des négociations climatiques à Glasgow. L’Aramco engendre plus de 50% du PIB du pays. J’avais interrogé une historienne américaine spécialiste de la multinationale – Ellen R Wald – qui m’avait confié que le pétrole est perçu comme un don de Dieu par les Saoudiens.

Autre exemple, Gazprom est contrôlé depuis 2005 par le clan Poutine. C’est une de ses armes politiques majeures. On le voit avec le conflit ukrainien, où la Russie peut menacer de couper l’approvisionnement en gaz. Il faut rappeler que 41 % du gaz consommé en Europe est fourni par Gazprom. Comme je le montre dans l’ouvrage, Gazprom essaie depuis plusieurs dizaines d’années d’ouvrir des exploitations au-delà du cercle polaire, sur la péninsule de Yamal en Russie ou encore sur le site de Stokhman. Une telle zone devrait pourtant être sacralisée la richesse de sa biodiversité est énorme. Hélas, elle recèle des quantités gigantesques de pétrole, jusqu’à 2 % des réserves mondiales. Lorsque Gazprom y a ouvert une plateforme pétrolière, Greenpeace a tenté d’alerter l’opinion mondiale en s’approchant de ces exploitations. Poutine a immédiatement contacté le FSB, les services secrets russes, pour arraisonner le bateau et enfermer une dizaine de militants pendant plusieurs jours. Il y a vraiment des liens très forts entre ces grandes entreprises et leurs États respectifs.

« Le capitalisme fossile fonctionne grâce aux États »

Pour autant, Gazprom n’est pas seul dans cette aventure puisqu’il a été aidé par le groupe norvégien Statoil et par la firme française Total (qui s’est retiré du projet en 2015 mais n’exclut pas de réinvestir dans des projets similaires, ndlr). La France soutient d’ailleurs énormément les activités du groupe. Certains articles ont montré que Total investit beaucoup dans des projets d’extraction de gaz en Arctique en partenariat avec des groupes russes, notamment dans le cadre du projet Arctic LNG2. Cela a créé de grosses tensions entre Américains et Français puisque ces derniers refusaient que des sanctions soient émises contre ces projets. Il ne faut pas oublier que le capitalisme fossile fonctionne également grâce aux États.

LVSL : Ces trois entreprises ne sont pas françaises. Paradoxalement, votre enquête débute à Paris. Quels sont les liens qui existent entre ces multinationales et l’Hexagone ?

M.C : Pour chacune des trois parties du livre, j’ai voulu commencer mon enquête en France. Je ne voulais pas qu’on puisse dire : les trois entreprises qui polluent le plus au monde ne sont pas françaises, par conséquent nous n’avons aucune responsabilité. Car ces dernières sont pleinement enracinées en France. L’enquête commence donc avec Gazprom qui a signé dès 1975 un accord de livraison avec Gaz de France (Gazprom est né de la privatisation du ministère soviétique du Gaz en 1989 avec lequel l’accord avait été signé, ndlr). Le contrat a été renouvelé en 2006, lorsque Gazprom a ouvert sa filiale française, et court jusqu’en 2030.  Gazprom fournit jusqu’à un quart du gaz d’Engie (ex Gaz de France, ndlr) et fournit directement plus de 15 000 entreprises. Parmi ces dernières, on retrouve de grands noms comme le géant foncier Foncia, l’université de Strasbourg, la métropole de Nantes. Même le ministère de la Défense ou le Conseil de l’Europe à Strasbourg achètent une partie de leur gaz au géant russe.

« Le plus grand criminel climatique de l’Histoire travaille, avec la complicité de l’État français, à perpétuer le modèle de la voiture individuelle »

Pour Saudi Aramco, l’histoire est encore plus intrigante. À dix kilomètres de Paris, l’entreprise collabore avec le très discret laboratoire de l’Institut Français du Pétrole et des Energies Nouvelles (IFPEN). C’est une des premières institutions créée par de Gaulle en juin 1944, avant même la libération de Paris. C’est donc une organisation très ancienne et très importante ! Elle travaille à optimiser les moteurs à essence, à les rendre plus performants. L’idée est bien de perpétuer le modèle du moteur à essence. Pour résumer, Saudi Aramco, le plus grand criminel climatique de l’Histoire travaille, avec la complicité de l’État français, à perpétuer le règne de la voiture individuelle. Le tout à dix kilomètres de Paris, une des capitales européennes où tu meurs le plus de la pollution automobile !

Au-delà de ce laboratoire, l’IFPEN sert également à former l’élite scientifique du carbone, qui est ensuite envoyée en Arabie Saoudite. Ils ont même créé un master spécial pour Saudi Aramco. Le savoir faire industriel français est au service d’Aramco et du royaume saoudien.

Concernant China Energy, l’État chinois est venu signer en 2019 divers contrats avec l’Élysée. Un des plus énormes a été passé avec Électricité De France (EDF) pour permettre au groupe français de construire un parc éolien à Dongtai, près de Shanghai. Il se trouve que depuis 1997, EDF détient 20% des parts d’un consortium de trois gigantesques centrales à charbon. Ces centrales ont une puissance six fois supérieur au futur parc éolien de Dongtai – 3600 mégawatts contre 500 mégawatts. Ces centrales sont classées « sous-critiques », c’est-à-dire qu’elles ont un rendement médiocre et sont donc hyper-polluantes. Depuis la prise de participation d’EDF en 1997, ces centrales ont craché une fois et demie plus de CO² que ce que rejette la France en un an.

LVSL : Il aurait été tentant d’imputer la responsabilité univoque de ces pollutions environnementales à la Chine, l’Arabie Saoudite ou la Russie. Pourtant, vous montrez que ces multinationales pourraient difficilement prospérer comme elles le font aujourd’hui sans les investissements massifs des acteurs financiers internationaux.

M.C : On estime que depuis le début de la signature des accords de Paris les principaux industriels bancaires ont injecté 2 000 milliards dans l’industrie fossile. Le plus gros financeur est JP Morgan Chase qui investit 65 milliards d’euros par an dans des projets polluants. Les six plus grosses banques françaises ne sont pas en reste et investissent énormément dans le secteur fossile. Entre 2016 et 2020, elles ont augmenté chaque année de 19% leurs investissements dans les énergies fossiles – pour un total de 295 milliards de dollars sur la période.

Pour Médiapart, j’ai enquêté sur Amundi, le plus grand actionnaire de Total. C’est un énorme fonds d’investissement qui pèse plus de 2 000 milliards d’euros dont 12 milliards d’euros de participations dans le groupe français. Ce même groupe français vient d’ailleurs d’engranger des bénéfices records. 

« L’industrie pétrolière a encore de beaux jours devant elle. »
Patrick Pouyanné, PDG de Total

C’est un signe révélateur si on veut mesurer où en est la lutte climatique en France ou dans le monde. En pleine urgence climatique et sociale, l’entreprise française qui fait le plus de bénéfices – bénéfices historiquement élevés par ailleurs – est un pétrolier !

LVSL : Une phrase dans votre ouvrage est particulièrement intrigante : Amin Nasser, PDG de l’ARAMCO déclare que le pétrole est une énergie qui va « jouer un rôle clé dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre ». Comment le secteur du pétrole prépare-t-il son avenir ?

M.C : C’est vrai que le cynisme de ces entreprises a de quoi étonner. Beaucoup d’informations présentes dans mon enquête ne sont pas issues de sources secrètes. Il suffit de fouiller dans la presse et de trouver les bilans financiers des groupes. Ils se gargarisent ouvertement de cette expansion pétrolière.

Le gros angle mort de le lutte climatique actuelle – ce n’est pas moi qui le dis mais l’Agence internationale de l’Energie – c’est le secteur pétrochimique. C’est la nouvelle voie de valorisation du pétrole. Il est issu à 99% de composés fossiles. En 2019, la production et l’incinération de plastique a ajouté plus de 850 millions de tonnes de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, presque autant que les émissions allemandes. D’ici vingt ans, on utilisera plus le pétrole pour produire du plastique que dans les voitures ! Une déclaration de Patrick Pouyanné, PDG de Total, résume assez bien la question : grâce au plastique,  « l’industrie pétrolière a encore de beaux jours devant elle. »

Amin Nasser a investi énormément dans l’industrie plastique. C’est un message très puissant pour les investisseurs ; il les encourage à investir encore plus dans le pétrole. Cette industrie s’avère d’autant plus rentable qu’il y a actuellement une énorme révolution technologique mise en œuvre par Aramco. Fort de son réseau de 1 300 chercheurs dans le monde, l’entreprise développe actuellement le crude oil-to chemicals (COTC) qui permet de convertir directement jusqu’à 70% d’un baril de brut en dérivés pétrochimiques, alors que les raffineries conventionnelles atteignent difficilement le ratio de 20%. Ça double la rentabilité du pétrole ! C’est assez mortifère.

Bien entendu, cette stratégie s’ancre vite dans le réel. Quand Aramco annonce qu’il va produire beaucoup de plastique, cela implique de construire d’immenses usines de raffineries et de production. En avril 2018, un protocole a été signé entre Aramco et New Dehli pour construire en 2025 un monstrueux site pétrochimique pour plus de 44 milliards de dollars. Tout cela se fera au prix de nombreux accidents du travail et d’une destruction extrême des environnements locaux. Il faut donc bien comprendre que tous ces choix politiques et économiques ne sont pas dématérialisés. Ils sont bien réels.

LVSL : Pour respecter ses engagements climatiques, la Chine a annoncé vouloir limiter le développement de centrales à charbon tout en favorisant le déploiement d’énergies renouvelables. Pourtant, vous montrez que China Energy prépare en toute discrétion un « torrent de charbon » à venir, contre la volonté du gouvernement central.

M.C :  C’est quelque chose qui m’a beaucoup étonné en écrivant l’ouvrage. On pense souvent la Chine comme un État ultra-centralisé qui, après avoir décidé d’une action, serait capable capable de la mettre directement en place. Xi Jinping a donné de nombreux signaux de sa volonté de rendre plus écologique son pays. Il a parlé plusieurs fois dans ses discours d’une « civilisation écologique ». Il y a deux ans, il a annoncé que son pays allait atteindre la neutralité carbone d’ici 2060. En septembre dernier, il également annoncé que la Chine ne construirait plus de centrales charbon à l’étranger – sans donner de dates précises.

En opposition frontale avec ces discours, China Energy développe en catimini une bombe climatique. Des activistes ont découvert, en analysant des données satellites, que de nombreuses nouvelles centrales étaient en train d’être construites. Ces infrastructures totalisent 259 GW de capacité électrique – l’équivalent de toutes les centrales thermiques des Etats-Unis. On parle souvent de « centrales zombies ». Je montre ainsi dans mon livre que, malgré les décrets mis en place, China Energy a déployé un lobbying intense, notamment au niveau des provinces chinoises. Ce lobbying s’est opéré à travers le Conseil chinois de l’électricité, organisation créée en 1988 qui réunit les seize plus grandes majors énergétiques du pays. Le lobbying au sein de l’État central est tellement puissant qu’il n’y a toujours pas de ministère de l’Energie là-bas. Ce constat rend dérisoires mal d’a priori que l’on pourrait avoir sur la Chine. C’est ce qui me fait dire que, l’annonce de Xi Jinping concernant les centrales à l’étranger ne va avoir que peu d’effets.  

LVSL : Ces trois entreprises sont susceptibles de catalyser un large mécontentement face à leurs attitudes prédatrices. Quelles sont les stratégies déployées par ces dernières pour légitimer leurs pratiques ?

Il y a toute une nouvelle politique de greenwashing mise en place par ces groupes au service du soft power. Gazprom est un véritable champion sur la question, notamment dans le domaine du football. Le géant russe a compris qu’être présent dans le monde sportif était une très bonne façon de redorer son blason, notamment en Europe de l’Est où la Russie a eu mauvaise image. Gazprom a acheté de nombreuses équipes comme le FC Zenith de Saint Petersbourg, sponsorise FC Schalke 04, une grande équipe ouvrière mythique d’Allemagne et la coupe du monde 2018. En mai dernier, ses dirigeants ont signé un nouveau contrat avec l’UEFA Champions League.

« Le greenwashing est aujourd’hui le nouveau déni climatique. »
Laurence Tubiana, une des architectes des accords de Paris sur le climat .

On peut également parler de la nouvelle passion d’Aramco et de China Energy : planter des arbres. Aramco a planté plus de cinq millions de sujets en Arabie Saoudite et se décrit comme un guerrier en première ligne de la question climatique … Pourtant, si on fait les calculs, ces arbres ne vont même pas absorber 1% des émissions du groupe. Total fait la même chose. Depuis quelques mois, le groupe a annoncé des plantations concernant quarante millions d’hectares  sur les plateaux Batéké en République du Congo.

LVSL : Bien qu’ils l’aient fait pendant de nombreuses années, les producteurs de gaz ou de pétrole ne peuvent plus directement nier la crise climatique à laquelle nous faisons face. Ils plaident désormais pour la mise en place de technologies de Carbon capture and storage (CCS). Que pensez-vous de ce discours ? Disposons-nous d’une porte de sortie rapide, facile et économe de la crise environnementale ?

M.C : L’idée est de mettre un dispositif autour des cheminées capable de capter et de stocker le CO² en profondeur. Il n’y a qu’une vingtaine de dispositifs à l’œuvre autour du monde. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime qu’il faudrait augmenter de 4 000% ce type de dispositifs pour viser la neutralité carbone d’ici 2050. C’est le dernier gadget utilisé par les multinationales pour dire qu’elles agissent pour le climat.  

Je suis allé à la COP de Glasgow ; les journalistes et les activistes ont vu un nouveau mot émerger. Dans toutes les discussions, les diplomates parlaient d’unabated carbon. Ce terme désigne tous les projets polluants qui n’ont pas ces fameux dispositifs de stockage de carbone. Par exemple il y a eu un accord de principe signé notamment par la France pour arrêter les financements fossiles à l’étranger excepté ceux dotés d’une technologie de stockage carbone. Exxon développe de tels projets au Mozambique. Alors qu’encore une fois, quand on fait les calculs, ces projets ne stockent qu’un partie infinitésimale des émissions engendrées par l’homme. La meilleure façon de stocker du carbone c’est de le laisser dans les sous-sols. Ce n’est pas avec des arbres ou encore moins avec de fausses solutions techniques. Ces dispositifs permettent encore une fois de retarder l’action climatique.  

Même Laurence Tubiana, qui est l’une des architectes des accords de Paris sur le climat, a critiqué le greenwashing présent dans certains plans de neutralité carbone. Ces technologies permettent de dire que nous avons encore trente ans devant nous, tous les grands scénarios de prospective reposent là-dessus. On le voit dans les courbes de prospective à chaque fois : on a une courbe progressive jusque 2030 et là d’un seul coup ça descends. C’est complètement absurde ! L’échéance ce n’est pas 2050 mais bien 2030 !

Criminels climatiques: Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète. Mickaël Correia ; La découverte, 2022.

https://www.editionsladecouverte.fr/criminels_climatiques-9782348046773

publié le 28 février 2022

Climat. Faire vite et juste :
les points clés du rapport du Giec

Marie-Noëlle Bertrand sur www.humanite.fr

Le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat vient de rendre ses conclusions sur les capacités d’adaptation de nos sociétés au réchauffement à venir. Elles existent, mais la fenêtre de tir diminue à mesure que la température augmente. 

Le rapport du Giec établit « sans équivoque » la responsabilité de l'activité humaine dans le réchauffement de la planète. © AFP

Quels sont les impacts du réchauffement climatique et comment y faire face ? Le Giec a rendu public ce 28 février le deuxième volet de son rapport d’évaluation. Le premier, publié fin août, avait établi que le réchauffement anthropique - causé par les activité humaines - s’accélère. Dès 2030, la température globale mesurée à la surface du globe devrait avoir augmenté de +1,5°C par rapport à l’ère pré-industrielle. Cette première partie avait également posé sur la table quatre scénarios de hausse des températures d’ici la fin du siècle, dépendant de notre capacité à réduire ou non nos émissions de gaz à effet de serre. Enfin, elle avait dressé l’étendue des impacts de chacun d ces scénarios sur les écosystèmes.

Ce deuxième chapitre précise les menaces auxquelles seront confrontées nos sociétés. Il établit aussi un inventaire des solutions à mettre en oeuvre pour nous y préparer. Tout n’est déjà plus envisageable, alerte-t-il : certains effets sont admis comme irréversibles et dépassent nos capacité d’adaptation. La suite dépendra des actions entreprises. Il faut vers vite et juste, précisent les spécialiste, qui relèvent que la justice sociale sera un pililer de notre capacité de résistance aux changements.

Ce week-end, la commuatuté internationale a adopté le «résumé aux décideurs» de ce deuxième volet. Il est le fruit d’un consensus entre ce que disent les scientifiques et ce qu’acceptent d’en retenir les gouvernements internationaux. En voici les principaux messages.

1 - Les pertes et dommages déjà réels

« Le changement climatique induit par l’homme, notamment l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des évènements extrêmes, a eu des effet néfastes généralisés et des pertes et dommages connexes pour la nature et les personnes, au delà de la variabilité naturelle du climat »

Le constat peut paraître banal, mais cette phrase, écrite avec toute la retenue du langage diplomatique, compte parmi celles les plus débattues. A travers elle, le Giec, mais surtout les gouvernements internationaux, reconnaissent trois choses. D’abord, la responsabilité humaine du réchauffement, certes déjà établie dans les précédents rapport, mais dont la reconnaissance reste critique. Ensuite, le fait que le réchauffement provoque des évènements climatiques plus importants qu’à la normale. Enfin, et peut-être surtout, que ces derniers ont d’ores et déjà causé des dégâts humains en environnementaux. Cette question des « pertes et dommages »  est un des débats clés des négociations climatiques qui se déroulent chaque année lors des COP. Les pays en développement, singulièrement, plaident pour une aide internationale spécifique visant à couvrir les aléas qu’ils ont déjà subit ou s’apprêtent à subir à l’avenir.

2 - La capacité d’adaptation déjà dépassée dans certains cas

« L’augmentation des extrêmes météorologiques et climatiques a entrainé des effets irréversible, des systèmes naturels et humains étant poussés au delà de leur capacité d’adaptation. » Voilà qui confirme ce qui avait déjà été mis en lumière dans la première partie de ce 6e rapport d’évaluation du Giec, publiée fin août : certains effets du réchauffement sont d’ores et déjà irréversibles. C’est le cas de la fonte des glaciers ou de la hausse du niveau des mers, qui auront des impacts sur les systèmes sociaux économiques des littoraux ou encore la ressource en eau potable de certaines région.

Le GIEC souligne aussi l’urgence face à laquelle nous nous trouvons : « Les impacts et les risques liés au changement climatique deviennent de plus en plus complexes et difficiles à gérer. De multiples dangers climatiques se produiront simultanément, et de multiples risques climatiques et non climatiques interagiront. »

Le niveau de ces impacts, toutefois, n’est pas encore écrit. Selon que les températures du globes augmenteront de 1,5°C ou de 3°C, ils ne seront pas les mêmes. Évidemment, plus le système terre se réchauffera, plus ils seront important. « Les perspectives de développement résilient au changement climatique sont de plus en plus limitées si les émissions actuelles de gaz àà effet de serre ne diminuent pas rapidement , en particulier si le réchauffement climatique de 1,5°C est dépassé à court terme. »

3 - La justice sociale est un pilier de l’adaptation

Le développement résilient au changement climatique, c’est à dire notre capacité à résister aux évènements extrême et à anticiper les changements graduels, est encore possible à condition que « les gouvernements, la société civile et le secteur privé » opèrent des « choix de développement inclusifs qui donnent la priorité à la réduction des risques et à l’équité et la justice sociale. » En d’autres termes, les gouvernement, poussés par le constat dressé par le Giec, reconnaissent qu’il ne suffira pas d’adapter nos routes, nos habitations ou encore nos industries au changement climatique. Les décision devront prendre en compte les droits sociaux. L’emploi, l’accès à la santé ou encore à l’éducation seront facteurs de résilience pour les populations.

4 - Pas de résilience sans sauvegarde de la biodiversité

C’est là encore l’un des points clés de ce 2e volet du rapport du Giec : réchauffement climatique, écosystèmes et sociétés humaines interagissent. Cette interaction peut être négative - plus l’humanité émet de gaz à effet de serres, plus la terre se réchauffe, plus les écosystèmes se dégradent, plus la concentration des gaz à effet de serre augmentent dans l’atmosphère et plus l’humanité perd en ressources. Elle peut, à l’opposé, s’avérer vertueuse. « La sauvegarde de la biodiversité et des écosystèmes est fondamentale pour un développement résilient au changement climatique (…) compte tenu de leur rôle dans l’adaptation et l’atténuation (des émissions de gaz à effet de serre) », relève ainsi le résumé aux décideurs adopté ce week-end.

QU’EST-CE QUE LE GIEC ?

Créé par l’ONU, en 1988, le Giec (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat ) est un organisme intergouvernemental chargé « d’évaluer les travaux scientifiques consacrés au changement climatique ». Il regroupe des centaines de chercheurs du monde entier et produit tous les cinq à sept ans un rapport d’évaluation qui synthétise l’ensemble des connaissances sur le sujet. 

Le Giec est organisé en trois groupes travaillant sur des thèmes ainsi répartis :

  •  la physique du système climatique.

  • les impacts du réchauffement climatique sur l’environnement et les sociétés, et les mesures d’adaptation à mettre en place.

  • les moyens de réduire les émissions de gaz à effet de serre. 

Le 28 février, le GIEC présenté le second volet de son sixième rapport réalisé à partir de l’analyse de 34 000 études..

 


 


 

Climat : « Les scientifiques du Giec demeurent dans une posture de “neutralité objective” qui confine à l’attentisme »

Mickaël Correia sur www.mediapart.fr

Spécialiste des migrations environnementales à l’université de Liège, François Gemenne a participé au deuxième volet du rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l'évolution du climat. Il revient sur les enjeux sociaux soulevés par ces nouveaux travaux, comme celui des réfugiés climatiques, mais aussi sur les limites de cet exercice.

Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) a dévoilé lundi 28 février le deuxième volet de son sixième rapport d’évaluation sur le climat. Il a été coordonné par 270 scientifiques et approuvé par les 195 États membres de l’ONU.

Cette publication examine les effets du changement climatique sur les écosystèmes comme sur les sociétés humaines. Elle souligne les risques que la poursuite des émissions de gaz à effet de serre fait peser sur l’humanité et s’attarde sur les manières de s’adapter aux bouleversements du climat.

Directeur de l’Observatoire Hugo dédié aux migrations environnementales à l’université de Liège en Belgique, François Gemenne s’est penché en tant qu’auteur principal du Giec sur les articulations entre dérèglements climatiques et migrations internationales. Entretien autour des enjeux et des points clés de ce nouveau rapport mais aussi sur les lacunes du Giec, en tant qu’institution onusienne, à l’heure de l’urgence climatique.

En quoi ce deuxième volet du sixième rapport du Giec est-il tout aussi important que le premier, publié en août dernier ?

François Gemenne : Ce rapport porte sur les conséquences du changement climatique et la façon de s’y adapter. C’est une question qui a été délaissée par les décideuses et décideurs ces dernières années car ils ont préféré se centrer sur les politiques dites d’« atténuation », c’est-à-dire de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Et ce, il ne faut pas se le cacher, parce que les pays du Nord industrialisés n’ont pas porté leur attention sur les pays du Sud qui souffrent déjà depuis plusieurs années des impacts du bouleversement du climat – ouragans, inondations, sécheresses, etc.

Or nous nous rendons compte qu’il y a encore énormément à faire quant à l’adaptation de nos sociétés humaines aux effets déjà existants et à venir des dérèglements climatiques. L’été dernier, l’Europe comme l’Amérique du Nord ont été tout particulièrement touchées par des mégafeux et par des pluies diluviennes, alors que les nations industrialisées pensaient être épargnées par les impacts du réchauffement de la planète.

Ce rapport du Giec peut servir à appuyer sur le fait que les politiques publiques d’adaptation doivent dorénavant devenir prioritaires, sachant que certaines limites de l’adaptation à la crise climatique ont déjà été franchies, à l’instar de la disparition irréversible des récifs coralliens où de certains États insulaires océaniques qui sont en train d’être engloutis sous les eaux – et qui par là même occasionnent des dégâts psychologiques chez les habitant·es de ces îles et la perte de leur culture. 

Par ailleurs, les travaux scientifiques démontrent de plus en plus clairement comment les questions de justice sociale, de migration, de développement et de conflits sont étroitement imbriquées dans le changement climatique. Et que les sciences sociales doivent être massivement mobilisées sur ces sujets. Ce sont des problématiques éminemment politiques, que les climatologues ne peuvent pas prédire avec leurs modèles mathématiques, et les décideurs et décideuses ne veulent pas forcément qu’elles soient abordées dans les études du Giec, d’où l’intérêt de cette nouvelle étude. 

Vous êtes auteur principal pour ce rapport, tout particulièrement sur le volet migration, et à la fois, vous êtes basé à Liège, dont le centre-ville et la région ont été l’été dernier victimes de pluies torrentielles conduisant à la disparition de dizaines de personnes

J’ai passé ma carrière à documenter les impacts du changement climatique dans les pays du Sud et effectivement ma ville natale, qui héberge mon laboratoire universitaire, est en quelque sorte devenue un cas d’étude.

Une des dimensions saillantes de ce nouveau rapport du Giec, c’est que dans les pays du Sud comme du Nord, et on l’a vu en Belgique cet été, ce sont les populations les plus vulnérables, les plus pauvres, qui sont en première ligne du réchauffement climatique.

Les travaux du Giec éclairent ici la manière dont les inégalités sociales et dérèglements climatiques sont articulés, mais aussi comment les sociétés les plus inégalitaires sont plus vulnérables aux risques climatiques.

Que vient apporter ce nouveau volet du Giec sur la question des réfugié·es climatiques et plus généralement des personnes exilées ?

Déjà, contrairement à nombre d’idées reçues, les plus précaires sont avant tout dans l’incapacité de migrer, faute de conditions matérielles nécessaires pour pouvoir se déplacer. Le changement climatique va accroître les flux migratoires mais aussi, a contrario, l’immobilité des individus pauvres.

Il n’est toujours pas possible de rédiger dans un rapport du Giec un chapitre à part entière sur les migrations.

Ensuite, les migrations peuvent aussi être perçues comme une stratégie d’adaptation et non pas comme un revers négatif des dérèglements du climat. Migrer est en effet une solution pour diversifier ses revenus et diminuer la pression sur les milieux naturels et urbains impactés par les changements climatiques.

J’insiste néanmoins sur un regret : il n’est toujours pas possible de rédiger dans un rapport du Giec un chapitre à part entière sur les migrations. Le sujet est dispersé à travers les différentes parties de l’étude car les gouvernements, qui, je le rappelle, valident ce rapport dans le cadre de l’ONU, ne veulent pas trop que l’on s’appesantisse sur ce sujet qu’ils jugent politiquement trop sensible.

À l’heure où la Méditerranée comme la Manche se transforment en cimetières pour les exilé·es, des travaux montrent qu’un réchauffement global des températures pourrait augmenter de 28 % les demandes d’asile dans l’Union européenne…

Je n’aime pas trop ce genre de chiffres, qui sont à double tranchant et peuvent amener les États du Nord à vouloir fermer leurs frontières plutôt qu’à diminuer drastiquement leurs émissions de gaz à effet de serre, et ce encore plus dans un contexte de montée des nationalismes en Europe.

Il faut insister avant tout sur le fait que les gouvernements qui ont le plus de moyens financiers et de leviers d’action pour contrer les dérèglements du climat ne le font pas.

La grande question c’est dans quelle mesure l’Union européenne va enfin organiser les flux migratoires, en lien et en dialogue avec les pays du Sud, et ne plus rester dans cette posture impossible de résistance qui crée des drames humains et alimente l’actuelle poussée de l’extrême droite européenne.

Le sujet des pertes et dommages irréversibles causés par les événements climatiques extrêmes et liés au réchauffement – comme les ouragans, les mégafeux ou les inondations – a été particulièrement tendu durant la validation de ce rapport du Giec. Pourquoi ?

Ce qu’on dénomme les « pertes et dommages » est le sujet politique brûlant du moment. Les catastrophes climatiques touchant de plein fouet les pays du Sud peu émetteurs, ces derniers réclament la mise en place de mécanismes de compensations financières aux grandes nations historiquement responsables des émissions de gaz à effet de serre [la France est par exemple le douzième pays émetteur historique entre 1850 et 2021 – ndlr].

Les coûts de l’adaptation ne doivent pas être supportés par les personnes qui souffrent le plus et qui contribuent le moins aux dérèglements climatiques.

Comme on l’a vu durant la COP26 de Glasgow, les pays émetteurs du Nord ne veulent pas payer pour les dommages qu’ils ont causés – encore moins dans un contexte de crise énergétique –, et ont peur que cela ouvre la porte à des actions en justice. Toutefois, ce sujet dit « des pertes et dommages » sera bel et bien une des questions principales sur la table de la COP27 cet automne en Égypte.

À quoi sert une énième publication du Giec à l’heure où tout dirigeant politique est désormais conscient de l’urgence d’agir ? En décembre dernier, la fiction sur Netflix Don’t Look Up. Déni cosmique a encore illustré comment la connaissance scientifique ne suffit pas à elle seule à faire basculer les décideurs et décideuses...

Le Giec doit évoluer. Sa mission première depuis sa création en 1988, celle d’évaluer les travaux scientifiques autour du changement climatique, a été de loin accomplie, et il existe maintenant un consensus scientifique international solide autour des origines humaines des dérèglements du climat.

Aujourd’hui, au vu de l’urgence climatique, que les scientifiques du Giec demeurent dans une posture de « neutralité objective » confine à l’attentisme. Peut-on crier au feu tout en rechignant à aider les pompiers ?

Il existe un faible niveau d’engagement politique des chercheurs et chercheuses, et nous ne pouvons plus nous cantonner à produire des éléments de langage scientifique. Le Giec ne peut plus également rédiger un septième ou un huitième rapport qui n’aurait que pour objectif de réduire les incertitudes quant à l’ampleur actuelle et future du réchauffement climatique.

Le Giec serait plus percutant en produisant des rapports plus courts et à intervalles plus réguliers, sur des sujets précis qui alimenteraient concrètement les politiques publiques. Sans tomber dans le militantisme à outrance, il est temps que les scientifiques s’engagent désormais dans le débat public.

publié le 23 février 2022

Inégalités climatiques : l’empreinte carbone vertigineuse des milliardaires

sur www.greenpeace.fr

Le patrimoine financier des 63 milliardaires français émet autant de gaz à effet de serre que celui de 50 % de la population française : c’est ce que révèlent Oxfam France et Greenpeace France dans une étude inédite. L’ampleur de ces inégalités climatiques pose la question du partage de l’effort dans la transition écologique à accomplir, surtout après un quinquennat marqué par le mouvement des Gilets jaunes. Pour les deux associations, si le gouvernement choisissait de faire peser la fiscalité carbone sur les plus pollueurs en créant un Impôt sur la fortune (ISF) climatique, il gagnerait en crédibilité et la transition écologique en acceptabilité sociale.

Le patrimoine financier des milliardaires : une empreinte carbone colossale

Avec au moins 152 millions de tonnes équivalent CO2 en une année, le patrimoine financier (1) de 63 milliardaires français émet autant que le Danemark, la Finlande et la Suède réunis (2).

En regardant dans le détail, seulement trois milliardaires français émettent, au travers de leur patrimoine financier, un peu plus d’un cinquième   des Français. À elle seule, la famille Mulliez (Auchan) émet autant que 11 % des ménages français, soit plus que tous les habitants d’une région comme la Nouvelle-Aquitaine.

Pourquoi s’intéresser au patrimoine financier des milliardaires ?

Jusqu’à présent, plusieurs études ont calculé les émissions associées au style de vie et de consommation des milliardaires. Or, lorsque l’on s’intéresse à l’empreinte carbone de leurs actifs financiers, on s’aperçoit que leur consommation (jets privés, yachts etc.) n’est que l’arbre qui cache la forêt (3). La réalité est qu’au-delà de leur mode de vie, c’est leur patrimoine financier, via leur participation dans des entreprises polluantes, qui est le poste le plus important de leur empreinte carbone totale. Dès lors, les disparités climatiques explosent, pour atteindre des niveaux vertigineux.

Selon Alexandre Poidatz, chargé de plaidoyer Finance et Climat chez Oxfam France :Pour garantir une transition écologique socialement juste, le changement de logiciel est simple : le poids de la transition écologique doit être transféré des consommateurs les plus précaires, qui polluent le moins, aux producteurs les plus riches, qui polluent le plus et ont les moyens de transformer ces outils de production”. 

La place qu’occupent les milliardaires dans les entreprises qu’ils financent leur offre un pouvoir prépondérant dans la prise de décisions et une capacité à opérer un virage écologique, qui fera émerger des solutions bas-carbones pour toute la population, y compris pour que les plus précaires puissent mieux consommer, sans que ce soit le fruit d’une contrainte.

Pour Clément Sénéchal, chargé de campagne climat à Greenpeace France :Les ultra-riches posent aujourd’hui une continuité de problèmes à la communauté : ils pilotent des entreprises généralement climaticides, bâtissant ainsi leur fortune sur des investissements qui sont nocifs au climat. Ils en tirent un mode de vie généralement nuisible à la planète et  bloquent indirectement toute transition par l’intermédiaire des lobbies industriels. Les 15 millions de tonnes de CO2 que l’État est sommé d’éliminer d’ici à la fin de l’année, suite au jugement rendu dans l’Affaire du Siècle, se trouvent  d’abord dans les poches des milliardaires.”

Dans le top trois des empreintes carbones des milliardaires (4) se retrouvent des secteurs particulièrement polluants qui doivent accélérer de toute urgence leur transition vers une économie bas-carbone :

  • Gérard Mulliez, Auchan (grande distribution) 

  • Rodolphe Saadé, CMA CGM (opérateur de transport maritime),

  • Emmanuel Besnier, Lactalis (agro-alimentaire)

L’ISF climatique : du partage de l’effort à la justice sociale

L’ampleur de ces inégalités pose la question du partage de l’effort dans la transition écologique à accomplir, surtout dans un pays où la fiscalité carbone pèse proportionnellement beaucoup plus sur les ménages les plus modestes que sur les ménages les plus aisés (5).

Afin de renverser la pression fiscale en engageant un partage de l’effort plus juste, Greenpeace France et Oxfam France préconisent ainsi l’instauration :

  • D’un ISF climatique, qui rapporterait au moins 6,8 milliards d’euros en 2022, grâce uniquement à son volet climat (6).

  • Une taxe supplémentaire sur les dividendes pour les entreprises qui ne respectent pas l’Accord de Paris, qui rapportera au minimum 17 milliards d’euros aux finances publiques (7). 


 

Notes

  1. L’empreinte carbone des milliardaires français est calculée, non pas via les émissions issues de leur mode de vie, mais via les actifs financiers qu’ils possèdent dans leur “principale entreprise”. Autrement dit, nous avons attribué à chaque milliardaire une partie de l’empreinte carbone de l’entreprise dans laquelle il détient le plus de parts, dite “entreprise principale”. 

  2. Émissions territoriales en 2019 (source : OCDE). 

  3. Jusqu’à présent, plusieurs études ont calculé les émissions associées au style de vie et de consommation des milliardaires : un milliardaire émet en moyenne 8 190 tonnes de CO2, notamment en lien avec l’utilisation de son yacht et ses déplacements en voiture, avion ou hélicoptère (source : The Conversation, 2021). En comparaison, l’empreinte carbone moyenne de consommation (hors patrimoine financier) par Français·e se situait aux alentours de 8 tCO2 eq.

  4. Par ailleurs, l’empreinte carbone du patrimoine financier d’un Français moyen s’élève à 10,7 tCO2 eq (source : Greenpeace, 2020). Dans cette étude, on relève que l’empreinte carbone moyenne du patrimoine financier des 63 milliardaires étudiés s’élève à 2,4 millions tCO2 eq.

  5. La liste complète du classement des 63 milliardaires est disponible sur le site de oxfamfranceici

  6. En France, l’empreinte carbone moyenne d’un individu appartenant au 1 % les plus riches est 13 fois plus importante que celle des 50 % les plus pauvres, en raison du mode de vie (source : Oxfam 2020). Pourtant, la fiscalité carbone pèse ainsi 4 fois plus lourd en proportion de leurs revenus sur les 20 % de ménages les plus modestes, par comparaison avec les 20 % de ménages les plus aisés (source : gouvernement 2021).

  7. Il s’agit d’une estimation théorique, qui donne un ordre de grandeur, mais qui serait susceptible de varier si, par exemple, on comptabilisait l’ensemble des millionnaires et milliardaires assujettis à l’ISF ainsi que l’intégralité de leur patrimoine financier et des émissions de gaz à effet de serre associées, ou si on lui apportait des réglages différents (assiette, barème, etc).

  8. Dans une étude publiée en 2021, Oxfam France montrait par exemple que 32 entreprises du CAC 40 avaient une trajectoire de réchauffement supérieure à 2 °C. Sur la base d’une évaluation en 2021 : les dividendes versés par ces 32 entreprises s’élevaient à 33,9 milliards d’euros (source : lettre Vernimmen N°194, janvier 2022).

Les réponses des entreprises sont disponibles sur demande.

publié le 13 février 2022

Climat. Cinq mots pour tout comprendre du débat énergétique

Marie-Noëlle Bertrand sur www.humanite.fr

De la relance du nucléaire à l’essor des éoliennes, l’énergie est revenue au cœur de la présidentielle. Retour sur les notions politico-techniques qui émaillent les disputes.

Élément phare de développement et pilier de la lutte contre les bouleversements climatiques, l’énergie est revenue au centre du débat. Le climat impose que l’on s’affranchisse des combustibles fossiles : le pétrole, le gaz et le charbon. L’électricité est appelée à les remplacer. Entre relance du nucléaire et développement des éoliennes ou du solaire, la question oppose les candidats, y compris ceux de gauche. Retour sur ces mots-clés qui qualifient l’énergie dont nous avons besoin.

1. Pilotable

Une source énergétique est dite pilotable dès lors que l’on peut commander sa production en fonction des besoins. C’est le cas des centrales à charbon et à gaz, dont il est possible de programmer le rendement, mais trop émettrices de CO2 pour être durables. La pilotabilité devient plus subtile à cerner en ce qui concerne le nucléaire et les énérgies renouvelables. Le parc nucléaire est réputé être pilotable, dans la mesure où il ne dépend d’aucun facteur aléatoire : la France sait moduler sa production, et il est possible de la programmer durant l’année – entre autres, en prévoyant de faire les opérations de maintenance lorsque la demande en électricité est limitée. « Cela a permis, par exemple, de réduire ponctuellement la production nucléaire de 13 gigawatts au printemps dernier, soit l’équivalent de la production de 26 centrales à gaz et à charbon », illustre Thomas Veyrenc, directeur exécutif en charge de la stratégie de la prospective et de l’évaluation de RTE (Réseau de transport électricité).

Cette pilotabilité a toutefois des limites. Des réparations peuvent s’imposer au moment le moins opportun : c’est ce qui se produit cet hiver, avec la fermeture de 10 réacteurs. L’autre limite est plus structurelle : même si les centrales nucléaires françaises peuvent moduler leur charge en fonction des besoins, elles ne sont pas faites pour produire de manière ponctuelles, impossible de les couper du jour au lendemain. À l’inverse, énergies éolienne et solaire peuvent aisément être pilotées à la baisse. Mais pas à la hausse, ce qui est leur point faible.

2. Intermittente ou variable

L’intermittence et la variabilité sont des mots jumeaux utilisés pour désigner le caractère non continu de la production électrique éolienne et solaire, dépendante de la météo. Toutefois, on n’en use pas avec les mêmes sous-entendus. L’intermittence, derrière laquelle se lit l’idée d’un manque de fiabilité, est souvent employée en critique des renouvelables. À l’inverse, l’industrie éolienne et solaire préfère les qualifier d’énergies variables. « Les deux termes renvoient à la problématique de la pilotabilité », note Thomas Veyrenc. Pas de vent, pas d’énergie éolienne. Or, « il est difficile de prévoir la vitesse du vent avec une grande précision, une semaine à l’avance  ». La visibilité à moyen terme est à peine meilleure pour le soleil. De là à dire que rien ne peut être anticipé, il y a un pas. « On sait prévoir avec un bon niveau de confiance leur production de la veille pour le lendemain », insiste le directeur exécutif de RTE.

3. Stockable

« La question du stockage renvoie à des réalités différentes, et à autant de solutions », prévient Thomas Veyrenc. Des formes de stockage bas carbone fonctionnent déjà avec efficacité dans le cas d’une énergie renouvelable : l’hydraulique de montagne. De fait, ces grands barrages électriques peuvent stocker l’eau et la libérer pour faire tourner leurs turbines au moment opportun. Ils ont ainsi l’avantage d’être pilotables à la hausse et à la baisse… mais l’inconvénient de ne pas être multipliables à loisir : le potentiel maximal français est atteint les concernant.

Pour le reste, il va être nécessaire de développer des systèmes de batteries. C’est possible, et leur coût s’inscrit même à la baisse. Mais leur capacité est encore limitée. On peut ainsi charger une batterie de voiture la nuit pour l’utiliser en journée, voire le week-end pour la semaine. Plus difficile, en revanche, de stocker une grosse quantité d’énergie au printemps pour la restituer en hiver. Pour l’heure, éolien et solaire ont besoin des centrales à gaz pour pallier ce défaut. Or, le gaz fossile émet du CO2.

4. Décarbonée

Énergies renouvelables et nucléaire ont pour point commun d’être décarbonées, c’est-à-dire que leur fonctionnement n’émet pas de CO2 contrairement au gaz, au pétrole et au charbon. « Leur avantage climatique reste vrai sur l’ensemble de leur cycle de vie, rappelle Thomas Veyrenc, nous avons travaillé deux ans sur ce sujet, il n’y a plus aucun doute. »

La part de renouvelable et de nucléaire nécessaire pour atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 varient selon les scénarios. Ceux qui, comme l’association Negawatt, visent 100% de renouvelables misent sur plusieurs variables pour y arriver : la complémentarité des sources, l’efficacité énergétique, voire la sobriété, les moyens de stockage et le développement de centrales fonctionnant au gaz décarboné à la place du gaz fossile. RTE, pour sa part, a développé des scénarios avec ou sans nucléaire, et penche, après analyse, pour un mix incluant atome et renouvelables.

5. Durable

Même bas carbone, aucune production énergétique n’est sans impact sur l’environnement. Le nucléaire part avec le très lourd handicap de ses déchets, dont la question du traitement demeure irrésolue. Ses besoins en uranium soulèvent celle de sa dépendance à des pays tiers, mais aussi des conditions environnementales et sociales d’extraction de cette matière première indispensable à son fonctionnement. Mais solaire et éolien sont confrontés à la même problématique. Le cobalt, nécessaire pour la fabrication des batteries, est importé en grande partie de la République démocratique du Congo, dans des conditions éthiques très discutables. Enfin, pour les renouvelables autant que pour le nucléaire, la demande en cuivre promet d’exploser.

« Aujourd’hui, 60 % de l’énergie que nous consommons en France a pour source une énergie fossile, souligne Thomas Veyrenc. S’en passer est indispensable pour contenir le réchauffement, mais recourir davantage à l’électricité décarbonée va soulever des questions d’approvisionnement de nouveaux matériaux. » Des conditions de leur production et de la régulation des échanges internationaux dépendra leur durabilité.

Trois lieux, trois points de tension

L’EPR de Flamanville Il n’entrera en fonction qu’en 2023. Le réacteur pressurisé européen accumule les retards et les dysfonctionnements.

L’éolien offshore en baie de Saint-Brieuc Il doit alimenter la consommation annuelle de 835 000 habitants dans une région qui a toujours refusé le nucléaire. Alors que les travaux ont commencé en 2021 pour ériger 62 éoliennes dans la baie finistérienne, les pêcheurs ne désarment pas et craignent pour leurs ressources : la coquille Saint-Jacques emblème de la baie.

Le site de Bure Ce site dans la Meuse a été choisi voilà vingt ans pour enfouir les déchets les plus radioactifs ou à vie longue du parc nucléaire français. Le projet Cigéo a enfin reçu un avis favorable de la commission d’enquête publique le 20 décembre dernier. Les premiers colis doivent être enfouis à partir de 2035.


 


 

Fusion. « Soleil artificiel », la promesse d’une énergie sans fin ?

Anna Musso sur www.humanite.fr

Fin décembre, des chercheurs chinois ont réussi à maintenir pendant 17 minutes et 36 secondes un plasma chauffé à 70 millions de degrés Celsius. Un record qui relance les promesses industrielles et environnementales de la fusion nucléaire.

C’est un nouveau défi, promesse d’énergie propre et inépuisable, que viennent de relever les physiciens chinois. Le 30 décembre, leur réacteur à fusion nucléaire, baptisé Experimental Advanced Superconducting Tokamak (East), a réussi à maintenir un plasma chauffé à une température cinq fois plus élevée que celle au cœur de notre étoile… Et ce pendant 17 minutes et 36 secondes, record absolu de durée pour ce type d’expérience. L’exploit de ce « Soleil artificiel », qui reproduit les réactions de fusion nucléaire, a été salué par la communauté internationale, dont les principales puissances travaillent sur des projets similaires.

« Le fonctionnement stable du plasma a été maintenu pendant 1 056 secondes à une température proche de 70 millions de degrés Celsius, posant une base scientifique et expérimentale solide vers l’exploitation d’un réacteur à fusion », s’est félicité le responsable de l’expérience, Gong Xianzu, chercheur à l’Institut de physique des plasmas de l’Académie des sciences de Chine. Le précédent record de durée remontait à 2003, lorsque le tokamak français, baptisé West, situé à Cadarache, dans le sud de la France, avait confiné un plasma pendant 6 minutes et 30 secondes.

Six réacteurs à fusion nucléaire expérimentaux

« C’est un joli résultat qui montre la forte implication de la Chine dans les recherches sur la fusion par confinement magnétique. Même si la puissance injectée, et donc à extraire, est encore faible par rapport à celle attendue dans d’autres projets, comme celui d’Iter, développé en France, mais c’est très encourageant pour la suite », analyse Jérôme Bucalossi, directeur de l’Institut de recherche sur la fusion par confinement magnétique du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).

La recherche en fusion nucléaire a fait d’immenses progrès ces dernières années. En 2016, le tokamak chinois avait maintenu un plasma pendant 102 secondes à 50 millions de degrés Celsius. Deux ans plus tard, il avait atteint les 100 millions de degrés et, en mai dernier, les 160 millions de degrés, température tenue pendant 20 secondes. La Chine dispose de six réacteurs à fusion nucléaire expérimentaux. Depuis 2000, elle a investi quelque 800 milliards d’euros dans cette technologie… Et espère en tirer profit pour réduire ses émissions de carbone et atteindre la neutralité à l’horizon 2060.

Perspective ambitieuse, tant la production d’énergie par fusion nucléaire, véritable Graal environnemental et industriel, reste incertaine. C’est à la fin des années 1960 que les scientifiques soviétiques ont développé les premiers tokamaks. Cet acronyme, issu du russe, désigne cette machine capable de reproduire la fusion nucléaire qui se déroule au cœur des étoiles, puis de récupérer en continu la gigantesque puissance issue de cette réaction physique afin de faire fonctionner le réacteur et fournir de l’électricité.

Aucune émission de gaz à effet de serre

Un procédé qui, sur le papier, présente beaucoup d’avantages. Jusqu’ici, l’énergie nucléaire issue des centrales est produite par fission. En clair, on place dans un réacteur de la matière fissile, notamment de l’uranium 235, afin de diviser de gros atomes et créer de l’énergie, ce qui nécessite des quantités importantes de matières radioactives et donc des déchets. La fusion, elle, consiste à faire se percuter à grande vitesse des noyaux d’atomes légers pour qu’ils se combinent et forment un noyau plus lourd.

Cette réaction libère plus d’énergie que la fission (et près de 4 millions de fois plus que celle produite des combustibles fossiles !) et n’émet pas le moindre gaz à effet de serre. De même, elle ne génère pas de déchets radioactifs à vie longue, n’utilisant que quelques grammes de combustible, par ailleurs assez abondant pour fournir de l’énergie pendant des milliers d’années. Le deutérium, par exemple, peut être obtenu par simple électrolyse à partir de l’eau de mer. Enfin, la fusion est plus sûre : elle ne présente pas de risque d’emballement, et donc d’explosion. À la moindre perturbation, le processus physique s’estompe de lui-même. Bref, le rêve d’une énergie propre et quasi inépuisable.

Le projet de réacteur thermonucléaire Iter

Problème : la fusion nucléaire exige des conditions extrêmement difficiles à réaliser artificiellement. Notamment d’obtenir, via un confinement magnétique, un plasma à très haute température. Ce plasma, appelé aussi gaz ionisé, correspond à un état de la matière comparable à une « soupe », ni solide, ni liquide, ni gazeux, où les atomes ont perdu un ou plusieurs électrons, devenant ainsi des ions, et où l’électricité peut circuler. Pour obtenir une fusion nucléaire, il faut que ce plasma soit chauffé à environ 150 millions de degrés Celsius. Et pour espérer en exploiter l’énergie produite, il faut le maintenir dans cette fournaise suffisamment longtemps, une heure voire davantage… Un défi scientifique, technique et industriel colossal.

De nombreux programmes à travers le monde tendent vers cet objectif : au Royaume-Uni, en Suisse, aux États-Unis, en Allemagne… Mais le projet le plus développé reste Iter, auquel collaborent 35 pays réunis autour de 7 membres fondateurs (l’Union européenne, la Russie, le Japon, l’Inde, la Corée du Sud, les États-Unis et la Chine). Après une phase de conception qui a débuté en 1988, la construction de ce réacteur thermonucléaire expérimental international a démarré en 2007, et la phase d’assemblage se poursuit actuellement. Iter est la première instal­lation à réunir toutes les conditions pour obtenir et étudier un plasma en combustion dominé par les réactions de fusion. Son ambition, une fois opérationnelle, est de produire environ 500 mégawatts de puissance de fusion (équivalent d’une centrale nucléaire actuelle) pendant au moins 400 secondes.

Auréolée de son exploit, la Chine devrait apporter son expertise pour optimiser le confinement du plasma et partager ses découvertes avec les autres membres du projet Iter. « C’est une très belle démonstration de physique et de technologie que de pouvoir contrôler un plasma aussi chaud sur une telle durée, salue Yannick Marandet, directeur de la Fédération de recherche sur la fusion par confinement magnétique. C’est aussi un beau défi pour le tokamak français de Cadarache, qui sera en mesure de s’attaquer à ce record dans les mois à venir ! » Et de poursuivre cette course à la mythique énergie inépuisable.


 


 

Un nouveau record de fusion nucléaire pousse un réacteur jusqu'à ses limites

sur www.huffingtonpost.fr

Le tokamak britannique du Joint European Torus est allé tout au bout de ses forces dans une expérience prometteuse.

FUSION NUCLÉAIRE - 59 mégajoules durant 5 secondes. C’est sans doute assez peu pour vous, mais pour les chercheurs du Joint European Torus (JET),  dans la région d’Oxford en Angleterre, cela veut dire beaucoupIl s’agit même d’un record de fusion nucléaire qui vient doubler les chiffres du précédent, et qui présage de bonnes choses pour la suite, comme vous pouvez le découvrir dans la vidéo en tête de cet article. 

Le JET est un tokamak, c’est-à-dire une construction en forme de donut formant un puissant champ magnétique, et dans laquelle les atomes viennent se fracasser à des vitesses très élevées afin d’atteindre des températures dix fois plus élevées que celle que l’on trouve au cœur du soleil, entre 150 et 200 millions de degrés Celsius. À de telles températures, les atomes forment un plasma et se mettent à fusionner entre eux, dégageant une énergie phénoménale. 

Dans ce domaine, les records s’enchaînent. En janvier 2022, une équipe chinoise a créé un soleil artificiel pendant plus de 17 minutes, mais à une température bien moins élevée, et surtout, en n’utilisant pas les mêmes éléments chimiques. Le JET a, lui, fait fusionner du deutérium et du tritium, deux isotopes de l’hydrogène qui peuvent être produits de façon abondante, et excellents candidats pour de futurs réacteurs industriels. 

Des étincelles à la belle flambée

Mais pour cela, il faut être capable de réunir deux paramètres: la chaleur et la stabilité. “Vous êtes exactement dans la position ou vous essayez d’allumer un feu avec du bois mouillé”, explique Yannick Marandet, chercheur au CNRS, directeur de la Fédération de recherche sur la fusion par confinement magnétique ITER. “Il faut chauffer les brindilles, et si on arrête de chauffer, le feu ne prend pas. Si on chauffe suffisamment longtemps, le feu se maintiendra tout seul.”

Car l’objectif, c’est bien d’atteindre un état où l’énergie produite permet presque à elle seule au plasma de rester suffisamment chaud pour continuer à fusionner, comme à l’intérieur d’une étoile. “Pour le moment, il faut maintenir le feu nous-mêmes”, tempère Yannick Marandet. Mais c’est là que le record de JET, le plus grand tokamak fonctionnel existant, établit un nouveau palier. 

L’équipe a pu contrôler un plasma dans lequel on a des réactions de fusion qui contribuent au chauffage du plasma pendant 5 secondes, sans que le plasma ne soit déstabilisé”, se réjouit le chercheur. ”Ça permet de démontrer que dans ces conditions-là, le plasma se comporte comme prévu”, c’est-à-dire qu’il reste dans un état contrôlé. 

Bien sûr, pour que le processus s’auto-alimente, il faudra aller au-delà, bien au-delà des cinq secondes. Mais ce n’est pas JET, vaillant mais au bord de la retraite, qui s’en chargera. “Au-delà des 5 secondes, les bobines de cuivre du tokamak fondent”, explique Yannick Marandet. L’expérience acquise devra maintenant être transférée dans le “petit” frère, celui que tant de chercheurs attendent: ITER.

Le tokamak en construction à Saint Paul-lez-Durance (Bouches-du-Rhône), fruit de la collaboration de 35 pays, aura la charge de reproduire l’expérimentation de JET, mais avec une ampleur toute autre. Il s’agira désormais de maintenir le plasma dans un état stable pendant non pas quelques secondes, mais jusqu’à une heure, en produisant 50 fois plus de puissance. Cette fois, l’espoir est que les brindilles auront pris feu, et que la flambée brillera de mille feux.

publié le 10 février 2022

Ocean Summit : « Construire une aire marine protégée n’est pas qu’un simple coup de stylo ou une annonce »

par Guy Pichard sur https://basta.media

Ancien responsable scientifique de l’Agence des aires marines protégées, Pierre Watremez est aujourd’hui retraité mais actif concernant la protection des océans. Communication du gouvernement, aires marines protégées, exploitation minière des grands fonds... ce spécialiste nous répond.

Basta! : Que pensez-vous de l’objectif de l’ONU de faire d’au moins 30 % des zones terrestres et marines des zones protégées d’ici 2030 ?

Pierre Watremez : Les connaissances disponibles montrent des écosystèmes dégradés en danger, des ressources biologiques qui s’épuisent. Il paraît indispensable de promouvoir une protection forte sur de grandes étendues marines.

Mais ce chiffre rond de 30 % se traduit en France par une seule politique du chiffre dont l’État français se gargarise et ce au détriment de l’efficacité de son réseau d’aires marines protégées (AMP). Les questions de fond, que signifient le développement durable, la protection et l’avenir de l’océan, ne sont jamais traitées concrètement. Vouloir protéger 30 % des océans de la planète nécessite une vision globale et un vrai projet en termes de biodiversité.

Pour la France par exemple, le chiffre de 30 % est très facile à atteindre en désignant des territoires dans le Pacifique et dans l’Antarctique où personne ne vit ou exploite les ressources. Lors du « One Ocean Summit » à Brest, Emmanuel Macron va rester dans cette politique d’affichage et de grandes envolées lyriques autour du bien commun. Faire l’annonce de nouvelles aires marines protégées de papier et « en même temps » ne pas reconnaître l’expertise de ceux qui travaillent à leur mise en œuvre et leur gestion, ne pas affecter de moyens financiers et humains à long terme, ça relève du numéro de claquettes.

Qu’implique une aire marine protégée ?

Construire une aire marine protégée n’est pas qu’un simple coup de stylo ou une annonce. Cela mobilise de la connaissance scientifique, de la concertation avec les usagers et les populations littorales afin de disposer d’une vision et d’un projet partagés, de définir les objectifs et les moyens d’action, d’assurer le suivi du milieu marin concerné pour vérifier son efficacité, etc. Par exemple, les seules zones Natura 2000 en mer, qui sont une protection plus légère, ont mis une dizaine d’années avant de commencer à être réellement opérationnelles. À peine un peu plus de la moitié d’entre elles disposent de documents de gestion.

« Lors du One Ocean Summit à Brest, Emmanuel Macron va être dans le slogan et dans les grandes envolées lyriques. »

Pour les aires marines à protection forte, cela nécessitera sans doute encore plus de temps ; elles demanderont des moyens humains, technologiques et financiers importants car un certain nombre d’entre elles seront vastes et très éloignées des terres. Les décisions sont le fait de politiques dont les actions sont marquées par des échéances électorales incessantes, fluctuantes au gré des gouvernements et donc peu compatibles avec les enjeux et les échéances environnementales. Le réchauffement climatique, désormais tangible, est encore plus rapide que prévu et ses conséquences peuvent être irrémédiables.

Il faut bien comprendre qu’une aire marine protégée dépend aussi du milieu marin qui l’entoure et des changements qui l’affectent. Le réchauffement climatique par exemple ne concerne pas qu’une zone mais l’ensemble de l’océan. Par exemple, supposons qu’on veuille interdire la pêche au chalut dans les eaux bretonnes car c’est destructeur pour les fonds marins. Cela n’aura finalement pas beaucoup de sens car au rythme actuel du réchauffement climatique, dans 20-30 ans ans les espèces ciblées auront disparu, migrant vers le nord pour échapper au réchauffement des eaux !

Quelles sont les spécificités des aires marines protégées françaises dans le Pacifique ?

Elles sont immenses mais non contrôlées ! Plus d’un million de km² pour le parc naturel marin de la mer de Corail, en Nouvelle-Calédonie, une des plus grandes AMP du monde. Décréter ces zones ne coûte et ne coûtera pas cher parce qu’il n’y a personne pour les contrôler et les gérer. Parlons du projet de grande aire marine protégée autour des Marquises par exemple, en Polynésie française. Il y a plus de dix ans, la communauté de communes locale (Codim) a souhaité une zone de protection forte pour notamment interdire la pêche industrielle au thon rouge. L’Agence des aires marines protégées avait alors réalisé de grandes campagnes (recensement des mammifères et oiseaux marins, campagne océanographique pluridisciplinaire). La biodiversité marine de l’archipel, exceptionnelle, apparaît comme un spot mondial.

« La circulaire Castex envisage de faire du grand parc naturel marin de la mer de Corail un lieu d'études test pour l'exploitation des minéraux sous-marins »

Cependant en 2014, un industriel a proposé de faire venir de grands thoniers pour pêcher le thon rouge. Des dizaines de navires étaient prévus, ainsi que toute la logistique pour traiter la marchandise, avec le soutien des maires des Marquises. La population ainsi que les pêcheurs artisanaux se sont révoltés et finalement, les maires ont changé d’avis et sont allés présenter un projet d’aire marine protégée au congrès de l’Union internationale pour la conservation de la nature à Marseille en 2021. De son côté, le gouvernement polynésien préconise lui les grandes aires marines gérées, un statut flou non reconnu par le Code de l’environnement français. Cet exemple illustre aussi bien l’importance du choix des mots, surtout quand il s’agit de telles surfaces !

Que pensez-vous des projets du président Macron au sujet de « l’exploration des grands fonds ? »

Quand Emmanuel Macron a annoncé vouloir « explorer le potentiel minier des grands fonds », il y a eu une levée de boucliers des ONG telles que Greenpeace, car là aussi on joue sur les mots. L’exploration minière n’a rien à voir avec celle des fonds marins. Cette « exploration » consistera à faire des prélèvement et forages nombreux afin d’évaluer le potentiel des gisements de minerais, déterminer s’il sont exploitables et définir leur mode d’exploitation. Ceci aura forcément un impact sur la nature, sur la biodiversité des fonds marins et de la colonne d’eau.. En creusant, des particules en suspension chargés de métaux lourds sont libérées et on ignore l’importance de leur dispersion ainsi que leur impact sur la biodiversité. Étrangement, la thématique des grands fonds ne paraît pas faire partie des questions retenues par la France pour l’organisation du rendez-vous international One Ocean summit, à Brest.

Pourquoi les fonds marins et leurs ressources sont-ils devenus un tel enjeu ?

L’exploitation minière des grands fonds est intéressante car sous des formes diverses (nodules, encroûtements, gisements hydrothermaux), on y trouve des minerais très importants avec des concentration très supérieures à celles que l’on connaît sur les continents : nickel, cuivre, cobalt, terres rares. Ces métaux sont stratégiques, indispensables pour les développements de l’électronique, des batteries ou la téléphonie. L’océan apparaît comme le nouvel Eldorado. C’est ce que l’on appelle des terres rares. Actuellement, c’est la Chine qui écrase ce marché, comme pour le lithium. L’exploitation minière sous-marine représente pour la France de très grands nouveaux marchés.

Une activité de la sorte serait-elle possible dans une aire marine protégée ?

En Nouvelle-Calédonie par exemple, plusieurs campagnes effectuées sur des dizaines d’années ont mis en évidence l’intérêt écologique de la mer de Corail ou encore des îlots Chesterfield, avec notamment des populations remarquables d’oiseaux. Les connaissances disponibles ont servi de base à l’établissement du grand parc naturel marin de la mer de Corail. Ces travaux scientifiques ont également montré la richesse des fonds marins, avec de vastes ressources pétrolières et minérales notamment..

La circulaire Castex envisage cependant de faire dans ce grand parc naturel un lieu d’études test pour l’exploitation des minéraux sous-marins. Pour l’instant, ce parc naturel ne protège pas cette zone de cette menace. Même si la Polynésie française, comme la Nouvelle-Calédonie, bénéficie d’une certaine autonomie sur les eaux territoriales, l’État français a le dernier mot. Quid des populations et des usagers de la mer ? Sur les ressources minérales des grands fonds, « l’information indispensable » des populations et des décideurs n’est que la cinquième et dernière des priorités du plan d’action des trois ans à venir exposé dans la circulaire !

Pourquoi y a-t-il un tel décalage entre les faits et les discours du gouvernement ?

Les espaces maritimes français, dont un tiers est censé être « protégé », demeurent en péril faute de moyens

Pour commencer, la France ne se pense pas comme un un État marin, alors qu’elle représente la seconde nation maritime en superficie. Il suffit de compter le nombre de ministère de la mer dédiés dans la Ve république. Certes le gouvernement Macron intègre pour la première fois depuis une quarantaine d’année un ministère de la Mer de plein exercice, cependant celui-ci apparaît finalement ne concerner presque exclusivement que la pêche. L’environnement et la protection des milieux marins sont gérés par le seul ministère de la Transition écologique.


 

Les mobilisations prévues en marge du One Ocean Summit

Avant le One Ocean Summit, Brest accueille un colloque alternatif du 4 au 6 février : les Soulèvements de la Mer proposeront des rencontres, des projections et des discussions autour de différentes thématiques, comme la pêche industrielle ou encore l’exploitation des fonds marins. Pêcheurs, agriculteurs et militants associatifs pourront y échanger leurs points de vue. Plusieurs manifestations sont prévues à Brest lors du weekend suivant. Parmi eux, Rise Up for Oceans appelle à se rassembler devant les Capucins le 9 février, Greenpeace et Pleine Mer ont annoncé un événement « Don’t Look Down » le 11 février, pour alerter sur cette « véritable opération de Blue Washing » que sera selon eux le One Ocean Summit.

publié le 9 février 2022

« Que l’on soit
pour ou contre le nucléaire, il faudra vivre 30 à 40 ans avec nos réacteurs »

sur www.regards.fr

Le débat sur le nucléaire s’invite dans la campagne électorale. Il fracture la gauche. Quelles sont les bonnes questions à se poser ? Comment se faire un avis et sortir du débat tronqué du « pour ou contre le nucléaire » ? Olivier Frachon, ingénieur EDF à la retraite, ancien syndicaliste, est l’invité de #LaMidinale.


 

UNE MIDINALE À VOIR… https://youtu.be/tDluFMY_Q9M

 

 

ET À LIRE...


 

Sur le rachat par EDF des activités nucléaires de Général Electrics

« Pour construire une centrale, il faut une turbine. »

« Pour construire un EPR, il faut un groupe/turbo alternateur derrière. Donc si on ne le fabrique plus, c’est compliqué de construire des centrales de cette puissance [type EPR]. »

« Je me demande pourquoi demander à EDF de les racheter [ces activités nucléaires de Général Electrics] alors que dans les années qui viennent EDF va avoir besoin d’investir pour renouveler tout le parc de production d’électricité en France. On voit là qu’il y a des choix qui sont tronqués. »


 

Sur le débat autour du nucléaire

« Derrière la question du nucléaire, la principale question à se poser c’est dans quel monde on veut vivre ? »

« L’électricité représente 25% de la consommation énergétique de notre pays. »

« Si on veut décarboner, c’est-à-dire se passer du pétrole et du gaz, ça veut dire qu’il va falloir transférer une partie des usages sur l’électricité. Il va falloir produire cette électricité. Et avant de décider comment on produit cette électricité, il faut d’abord savoir dans quel monde on veut vivre. »

« Aujourd’hui, l’énergie pour l’humanité, c’est comme si chacun d’entre nous vivait avec 200 humains à son service. C’est une moyenne dans le monde parce qu’en Europe, c’est plutôt entre 600 et 1000 personnes en fonction d’où il se situe. Il y a des pays dans le monde où les gens n’en ont pas. »

« Il faut se poser la question, quand on utilise des ressources pour produire des éoliennes ou du solaire, est-ce que ça ne se fait pas au détriment d’autres populations qui en auraient besoin. »


 

Sur les besoins énergétiques du monde et la perspective zéro carbone

« Si on veut décarboner l’énergie, l’électricité va prendre une place de plus en plus grande. Il faudra aussi décarboner la façon de produire notre électricité. »

« La majeur partie de l’électricité produite dans le monde est faite à partir de charbon, de pétrole ou de gaz. »

« Il faut construire des systèmes complexes que sont les systèmes électriques. Ça passe par un vrai système industriel et ça demande du temps. »

« On a mis près d’un siècle à construire notre système électrique qui est constitué à la fois des moyens de production, mais de transport, de distribution et de régulation de tout ce système. »

« Sortir du nucléaire, c’est encore accepter de vivre avec le nucléaire entre 25 à 40 ans. »

« On ne peut pas sortir du nucléaire comme ça. »


 

Sur les salariés du nucléaire face à la transition et à la reconversion des métiers

« Dans l’histoire, on a fermé beaucoup de centrales, à charbon ou au full, et on développé les centrales nucléaires. C’est une corporation de métiers où on a toujours su changer de métier et évoluer. D’ailleurs, on avait un statut, avec un salaire à vie à la qualification, qui le permettait et le garantissait. »

« Le débat sur le nucléaire ignore la réalité de ce que peut vivre un électricien et un gazier : c’est pas la question de l’emploi et des salaires qui pose problème. »

« Souvent, on a l’impression que l’énergie nucléaire est une énergie satanique. Si c’est satanique, personne ne va avoir envie d’aller là-dedans pour y travailler. Or on va avoir besoin de gens qui viennent pour leur vie professionnelle, notamment dans la recherche et le développement - ne serait-ce que pour maintenir les centrales existantes. »

« On a besoin de gens qui viennent s’investir dans le nucléaire - c’est un besoin fondamental pour vivre, se soigner, se chauffer, se déplacer, se rencontrer. »


 

Sur les coûts de l’électricité et la maîtrise publique de l’énergie

« Le marché et la concurrence ne marchent pas. »

« Le monde de la finance veut continuer de gagner de l’argent avec l’énergie. »

« Il faut faire de l’électricité un bien commun. Il fait aussi réfléchir à comment le faire. Ça passe sans doute par une propriété publique, une nationalisation mais il faut aussi donner plus de place à la démocratie dans l’entreprise et à l’extérieur, les citoyens et les usagers. »


 

Sur la planification énergétique

« Je partage l’idée qu’il faut une planification : on est sur des choix de long terme et qui forcément ne peuvent dépendre du marché. »

« Pour l’énergie - mais c’est la même chose pour les chemins de fer -, on est sur des systèmes qui nécessitent des coordinations à l’échelle nationale voire internationale. Quand il y a des problèmes sur le réseau allemand il y a quelques années, on a risqué le black-out en France. »

« On peut accepter d’avoir une éolienne chez soi parce que l’on a une vision globale d’à quoi cela sert. »


 

Sur la place du nucléaire en rapport avec la question de la sûreté

« Il y a des impensés : avec ou sans nucléaire, l’usage de la voiture dans le futur, fut-elle électrique, ne pourra pas être celui que l’on a eu avec la voiture à pétrole. Après, soit on en discute de manière collective pour pouvoir l’accepter collectivement, soit on le subit parce qu’à un moment donné, il n’y aura plus de pétrole et ça donnera lieu à des crises. »

« Le nucléaire, c’est une technologie, mais c’est aussi des êtres humains qui y travaillent qui sont facteurs de la sûreté nucléaire. »

« La sûreté nucléaire n’est pas mécanique mais elle confère au travail. »

« Je pense, toute chose étant égale par ailleurs, qu’aujourd’hui, le fait d’être en déficit de production à la marge dans les usines, introduit une pression supplémentaire sur les exploitants par rapport à la sûreté. »

Sur les désaccords à gauche sur le nucléaire

« Je suis dans une organisation qui rassemble des gens qui se sont construits contre le nucléaire. »

« La question ne porte pas tant sur un choix technologique que sur le monde dans lequel on veut vivre. »

« Le nucléaire est important par rapport aux besoins en énergie mais si ce n’est pas dans un service public, dans une entreprise nationalisée avec un droit aux salariés et une place pour les citoyens, je pense que les conditions ne sont pas les bonnes. »

« Peut-être que l’on peut avoir des divergences sur l’opportunité de développer de nouveaux moyens ou pas mais il va falloir encore vivre 30 à 40 ans avec des réacteurs. »

 

 

À Belfort, Emmanuel Macron revient sur les lieux du crime

Stéphane Guérard sur www.humanite.fr

Industrie Le président en précampagne devrait évoquer, ce jeudi, le passage sous pavillon français de l’activité nucléaire de General Electric, dont il avait accepté la vente en 2015 au conglomérat américain.

Oyez, oyez. Habitants de Belfort. Sachez-le : le président de la République a choisi votre belle ville pour dévoiler, ce jeudi, l’avenir énergétique de la France pour les trente, voire cinquante prochaines années. Et, comme il n’est pas avare de symbole, après avoir tenté de sauver la paix en Europe, de Moscou à Kiev, puis les océans à Brest, mercredi, Emmanuel Macron fait du Territoire, cette haute région d’industrie qui a vu la plus que centenaire Société alsacienne de constructions mécaniques se transformer en Als-Thom, puis Alstom tout court, le socle géographique de sa reconquête nucléaire. Tout est arrangé. Les éléments de langage, souveraineté énergétique, localisation des activités et relance d’une filière d’exception, devraient figurer en bonne place du discours. Une commande de nouvelles centrales EPR, voire de petits réacteurs SMR, déjà évoquée l’an dernier, donnera corps à la promesse. Et la reprise par EDF des unités de production de la turbine Arabelle, merveille de la filière française, devrait être formalisée par le résident de l’Élysée, du moins s’il est reconduit dans sa location présidentielle pour les cinq prochaines années.

Emmanuel Macron se rend aussi à Belfort pour se défaire d’une tache liée à son passé. Celle du rachat par le conglomérat étatsunien General Electric (GE) des activités énergie d’Alstom, conclu en 2015, alors qu’il était aux manettes à Bercy, mais dans les cartons depuis 2012, alors qu’il occupait le poste de secrétaire général adjoint à l’Élysée. En dépit du passage imminent de GE Steam Power (nucléaire) dans le giron d’EDF sur demande de l’exécutif, la tache demeure indélébile tant l’affaire s’est soldée par une débâcle industrielle, un gâchis économique et un scandale social.

« Il serait bien de ne pas oublier le passé », exhorte Fabrice Coudour, de la FNME-CGT. « Macron va se faire passer pour le sauveur de la filière, celui qui va la développer pour répondre aux enjeux d’avenir. Mais c’est lui qui a découpé et vendu une partie d’Alstom à General Electric. » Pour effacer l’ardoise, « l’État contraint aujourd’hui EDF à récupérer la misère », poursuit le syndicaliste, déplorant que l’énergéticien public devienne « le financeur de la campagne énergie d’Emmanuel Macron ».

La souveraineté du nucléaire en jeu

Mais, à Belfort plus qu’ailleurs, personne n’a oublié le passé. Le 2 novembre 2015, l’affaire est pourtant bouclée en fanfare. Au terme de plusieurs années de tractations obscures dignes d’un roman d’espionnage, Alstom parachève la vente à General Electric de sa branche énergie : Alstom Grid (réseau électrique haute tension) devient GE Grid Solutions et Alstom Power, scindé en deux, devient GE Renewable Energy (énergies renouvelables) et GE Steam Power (nucléaire). Et, promis, le conglomérat créera mille emplois en France. Sept ans plus tard, pas de grandes embauches, mais des plans sociaux ou de ruptures conventionnelles collectives et aucun véritable investissement à la clé. Pire : en novembre dernier, Larry Culp, patron de GE, annonce la dislocation du conglomérat en trois entités : aviation (restant à 100 % GE), santé (GE n’en garde que 19,9 %) et énergie et digital. Pour cette dernière, mandat est donné à son grand chef de mettre de l’ordre dans ses composantes Gaz Power, Power Portfolio (Power Conversion, Steam Power) et Fieldcore, avec les entités de la division renouvelables (Wind, Grid, Hydro, etc..). Avec une idée de rentabilité en tête : le marché de l’énergie en Europe étant saturé, seul l’éolien, notamment offshore, dont le développement est subventionné par les États, et les activités de services et de maintenance des centrales à moderniser, surtout gaz, sont vus comme de futurs centres de profits.

Ce qui fait dire au comité européen GE Power que, « du fait d’une rentabilité jugée trop faible par GE (les autres activités) sont aujourd’hui délaissées par le groupe qui préfère une logique de prédation financière qui s’avère destructrice. Pour accroître ces revenus immédiats, GE rémunère à moindre coût, détruit des compétences, investit moins que les autres en Europe, augmente l’accidentologie au travail et conduit à du désengagement et à la démotivation de ses forces vives ».

Si le gouvernement réagit aujourd’hui sur ce dossier alors qu’il n’a pas levé le moindre petit sourcil sur les précédents plans d’attrition de l’activité en France, c’est que Steam Power, dont le plus gros site de production est à Belfort, fabrique les turbines Arabelle équipant les centrales et les EPR. La souveraineté et l’avenir de la filière nucléaire sont en jeu, clamait-on dès novembre à Bercy. À Belfort, cette belle histoire, que va reprendre à son compte ce jeudi Emmanuel Macron, est prise entre espoir et circonspection. Espoir pour les emplois et l’avenir de l’activité. Circonspection quant au donnant-donnant avec General Electric et d’éventuelles nouvelles coupes dans d’autres branches.

« GE Steam, c’est un ensemble de compétences, une filière transverse pour produire de la vapeur et créer de la chaleur et de l’électricité. De quel périmètre parle-t-on quand on évoque cette reprise ? Y a-t-il les fonctions support, maintenance ? Combien de salariés vont sortir de GE, combien vont y rester ? » se demande Laurent Santoire. Le représentant du personnel CGT de Steam Power ajoute une deuxième inconnue : « Ce rachat se double-t-il d’un vrai plan d’embauches et de formations en vue de rapatrier la chaîne de valeur en Europe, plus particulièrement en France ? Pour nous, c’est un marqueur : penser la relance de la filière implique des moyens sur le long terme, donc de rompre avec la logique libérale qui place la recherche de rentabilité au centre de tout. »

Muriel Ternant, qui a combattu tous les affaiblissements de l’appareil productif de GE à Belfort aux côtés des salariés, désigne un second marqueur. Pour la secrétaire départementale du PCF, voir GE Steam entrer dans le giron d’EDF « est une bonne chose. Ça va dans le sens d’une réintégration de la filière sous maîtrise publique. Reste à savoir si le gouvernement va donner les moyens à EDF. Mais il l’a déjà bien affaibli en l’obligeant à vendre une partie supplémentaire de son électricité nucléaire à prix bradé à ses concurrents, afin de payer une partie de la facture du blocage des tarifs réglementés de l’électricité ».

Fidèle à lui-même, Emmanuel Macron surgit à Belfort avec des promesses d’annonces. Mercredi soir, aucun élément tangible entre GE et EDF n’avait été discuté.

 publié le 20 janvier 2022

« Hugo », lanceur d’alerte du nucléaire : « J’accuse EDF de dissimulations »

Youmni Kezzouf et Jade Lindgaard sur www.mediapart.fr

« Avec ce type d’attitude, nos centrales ne sont pas sûres » : le témoignage choc d’un membre de la direction de la centrale nucléaire du Tricastin, inquiet que la culture de la sûreté nucléaire passe en arrière-plan des impératifs financiers au sein du groupe EDF.

Il est membre de la direction d’une importante centrale nucléaire française, croit dans les vertus de l’atome pour produire l’électricité (« une véritable passion ») mais rompt aujourd’hui le silence sur les opérations d’exploitation des réacteurs d’EDF.

« Hugo », nom d’emprunt de ce lanceur d’alerte, a déposé plainte contre son employeur en octobre 2021 pour non-respect des règles de sûreté à la centrale du Tricastin (Drôme), mise en danger d’autrui, infraction au Code du travail et harcèlement. Les faits dénoncés sont graves et longuement détaillés dans la plainte, à laquelle Mediapart a eu accès (lire ici). Il vient d’être auditionné par le groupe écologiste du Sénat, en lien avec la loi sur les lanceurs d’alerte. 

Dans son premier long entretien vidéo avec un média, Hugo accuse EDF de dissimulation concernant des incidents qui se sont produits à la centrale du Tricastin en 2018. Il dit avoir subi harcèlement et placardisation pour avoir dénoncé ces infractions à l’obligation de transparence. Sollicité par Mediapart, le groupe répond que « s’agissant des propos rapportés par un salarié, EDF ne fait pas de commentaires ». 

Au-delà des problèmes de matériel et des difficultés techniques de la vieille centrale du Tricastin, dont le premier réacteur a commencé à fonctionner en 1980, Hugo s’inquiète de l’affaiblissement de la culture de la sûreté au sein du groupe EDF. Elle est passée au second plan, selon lui, derrière les impératifs de performance économique et financière. Il affirme qu’« avec ce type d’attitude, nos centrales ne sont pas sûres ».

De son côté, le président de l’Autorité de sûreté nucléaire, Bernard Doroszczuk, dans un entretien au Monde, mercredi 19 janvier, alerte sur l’absence de marges en matière de sécurité d’approvisionnement électrique. Il décrit « une tension sur le système électrique qui pourrait mettre des décisions de sûreté en concurrence avec des décisions de sécurité électrique ». Et il ajoute que « l’ASN a maintes fois exprimé le besoin de maintenir des marges dans le dimensionnement du système électrique et des installations, pour pouvoir faire face à des aléas. Or, aujourd’hui, il n’y a pas de marge ! ».

Pour le patron du gendarme du nucléaire, « il ne faudrait pas que, faute d’une anticipation suffisante, la poursuite de fonctionnement des réacteurs résulte d’une décision subie au regard des besoins électriques, ou hasardeuse en matière de sûreté. La prolongation d’exploitation ne doit pas être la variable d’ajustement d’une politique énergétique qui aurait été mal calibrée ».

Interrogé par Mediapart au sujet des accusations portées par Hugo, EDF répond que « la sûreté des centrales nucléaires est la priorité d’EDF. La transparence et le respect de la réglementation sont scrupuleusement appliqués et respectés sur tous les sites. Chaque événement détecté sur le terrain, présentant un risque ou enjeu de sûreté, de risque pour l’environnement, est déclaré à l’Autorité de sûreté nucléaire ». Au sujet de la centrale du Tricastin, le groupe précise que « le nombre d’événements significatifs déclarés par la centrale du Tricastin est stable depuis plusieurs années ».

Hugo souhaite aussi alerter sur le manque de fermeté de l’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN), qu’il a vue reprendre dans sa communication des dissimulations d’EDF. Sollicitée par Mediapart, l'Autorité répond que ses  inspecteurs « ont eu accès à la chronologie détaillée de l’événement » et de « ses conséquences immédiates (notamment le niveau d'eau dans le local concerné et le cheminement de l’eau dans les différents niveaux du bâtiment concerné qui ont été visités) ». Et qu'« il convient de noter qu’aucun des interlocuteurs des inspecteurs n’a évoqué le manque de moyens pour faire face à la situation (les locaux, visités par les inspecteurs, étaient nettoyés et ne présentaient pas d’anomalie particulière) ». Plus généralement, l'ASN considère qu' « à la lumière des contrôles qu’elle réalise, l’ASN n’a donc pas considéré que : "la culture sûreté est très affaiblie à EDF ou est passée au second plan"».

Hugo appelle, enfin, les responsables politiques à se préoccuper de la sûreté des centrales nucléaires françaises, et à « taper du poing sur la table » face à EDF.

L’Élysée et le gouvernement français rêvent aujourd’hui à voix haute de construire de nouveaux réacteurs nucléaires, EPR et SMR. Même si ce programme voit le jour, les nouvelles unités ne seront pas opérationnelles avant de nombreuses années. D’ici là, les vieilles centrales comme celle du Tricastin resteront en activité pour produire de l’électricité. À quels coûts et avec quels risques pour la sûreté des installations et la sécurité du public ? C’est tout le sens de l’interpellation d’Hugo, qui attend aujourd’hui de retrouver son poste, après une longue période d’arrêt maladie.

Son employeur affirme à Mediapart que « plusieurs postes lui ont été proposés, en cohérence avec son échelon et son ancienneté, il les a refusés ». Une version contestée par Hugo, selon qui ces propositions étaient des « placards à balais ». EDF ajoute qu’« une nouvelle proposition lui sera faite prochainement ».

publié le 13 janvier 2022

Pour en finir avec une écologie sans ennemis

sur https://cqfd-journal.org/

Face au dérèglement climatique et à l’effondrement de la biodiversité, il conviendrait que chacun fasse sa part. C’est oublier que nous n’avons pas tous la même responsabilité dans la crise écologique : États et grandes entreprises climaticides sont infiniment plus coupables que le Gilet jaune lambda. Au vrai, c’est tout un système qui pose problème…


 

On nous l’a dit et répété : la survie de la planète dépend de chacun d’entre nous. À l’image du colibri de la fable de feu Pierre Rabhi – cet oisillon qui, tel un minuscule Canadair, tente de résorber le grand incendie de la forêt à coups d’anecdotiques gouttes d’eau –, il conviendrait que chacun fasse sa part. Sauf que non, ça ne marchera pas comme ça : pour filer la métaphore, disons que le colibri peut bien participer à son échelle, si l’éléphant avec sa trompe de pompier ne l’aide pas à lutter contre les flammes, le combat est perdu d’avance. Surtout quand, dans le même temps, des hyènes avides de profit continuent d’alimenter le brasier. En janvier 2022, nous en sommes là.

Imaginons un instant un illusoire monde idéal. Chaque Français est devenu strictement végétarien ; pour tout petit trajet, il a troqué sa voiture contre un vélo ; pour le moindre déplacement un peu plus long, il fait du covoiturage ; plus jamais, au grand jamais il ne prend l’avion ; il achète trois fois moins de vêtements neufs ; l’ensemble de sa nourriture, conditionnée en vrac, provient de circuits courts ; il ne quitte plus sa gourde et bannit forever les bouteilles en plastique ; il baisse de 20 % sa conso de chauffage ; il achète d’occasion l’intégralité de son électroménager et autres produits high-tech ; il éclaire tout son logement avec des Led.

En termes d’empreinte carbone, quelle efficacité ? En 2019, dans une étude intitulée « Faire sa part ? », le cabinet de conseil Carbone 4 a fait le calcul. Conclusion : « L’impact des gestes individuels est loin d’être négligeable. » Ainsi, le passage au régime végétarien aurait des répercussions particulièrement positives1. Mais au global, la portée de cette « écologie des petits gestes » reste très limitée : « Même avec un comportement individuel proprement héroïque, c’est-à-dire l’activation quotidienne et sans concession de tous ces leviers, un Français ne peut espérer réduire son empreinte [carbone personnelle] de plus de 2,8  tonnes par an, soit environ 25 % ». Une baisse absolument insuffisante pour maintenir l’augmentation de la température du globe sous la barre des 2°C.

La bataille pour le climat ne se gagnera pas à l’échelle des individus, qui restent piégés, comme l’écrit Carbone 4, dans un « environnement social et technique dont nous avons hérité, bâti sur la promesse d’une énergie fossile bon marché et illimitée ». Parmi ceux qui, il y a un peu plus de trois ans, ont enfilé le gilet jaune, beaucoup n’avaient pas choisi en conscience de prendre leur voiture tous les jours pour aller bosser depuis leurs périphéries ; c’est le prix des loyers du centre-ville conjugué à l’insuffisance des transports publics – au vrai, l’organisation socio-économique en général – qui les avaient poussés vers cette dépendance quotidienne au pétrole.

Face à la crise écologique, c’est tout un système qu’il faut renverser. Collectivement.

Et pour commencer, on peut nommer quelques-uns des principaux responsables du désastre. C’est ce que fait le journaliste (et ami) Mickaël Correia, qui publie le 13 janvier à La Découverte un livre-enquête intitulé Criminels climatiques. Partant d’une étude montrant que depuis 1988, 71 % des émissions de gaz à effet de serre sont imputables à cent entreprises, il s’est intéressé aux trois plus polluantes d’entre elles. Ce sont trois multinationales des énergies fossiles, basées respectivement en Arabie saoudite, en Russie et en Chine : Saudi Aramco (production de pétrole), Gazprom (gaz) et China Energy (charbon). « Depuis 2015, nous dit l’auteur [lire notre entretien pp. II & III], on sait que pour limiter le chaos lié au dérèglement climatique, il faudrait laisser dans le sous-sol 80 % des réserves de charbon, la moitié de celles de gaz et un tiers de celles de pétrole. Alors qu’on devrait déjà être dans une dynamique de freinage assez radical des énergies fossiles, ces sociétés ont des projets d’extension de plus 20 % d’ici 2030. »

Et elles font preuve d’un cynisme sans bornes : le secteur charbonnier chinois va jusqu’à vendre des centrales thermiques surdimensionnées au Bangladesh, pays d’ores et déjà touché par la montée des eaux liée au réchauffement climatique [lire un extrait de Criminels climatiques p. IV]. Même avidité sans scrupule chez Perenco, discrète multinationale française spécialisée dans l’exploitation des vieux puits de pétrole, qu’elle essore jusqu’à la dernière goutte au prix de conséquences écologiques et humaines parfois gravissimes [p. V], notamment en Afrique. Et tout ce beau monde s’en va gentiment faire du greenwashing aux grandes conférences mondiales sur le climat : en novembre à la Cop26 de Glasgow, le lobby des énergies fossiles était la plus importante délégation. Et un espace appelé Resilience Hub (le « hub de la résilience ») était sponsorisé, entre autres, par la banque JP Morgan, qui compte parmi les championnes mondiales des investissements climaticides.

Autant d’exemples qui permettent de persister à penser que contrairement à ce que certains suggèrent, la crise écologique est moins imputable à la « nature humaine » qu’à « un problème de culture et d’organisation sociale » [p. VII]. Organisation sociale si problématique que certains chercheurs ont dépassé la notion d’Anthropocène (âge géologique où les grands équilibres terrestres sont bouleversés par l’être humain) pour introduire le concept de Capitalocène (le système capitaliste est la principale cause de ces grands chamboulements) [p. VI].

Enfin, il est tout sauf anodin de noter que les extrêmes droites ont à l’égard de la question climatique une approche mêlant déni et instrumentalisation [p. VIII]. Quant au bilan carbone des armées, il est comme de juste désastreux [p. IX]. L’occasion de rappeler que les énergies fossiles, ça sert (aussi) à faire la guerre. Pour nous, c’est clair : c’est à leurs promoteurs qu’il faut la faire.

Note

1 « Parmi les actions individuelles à plus fort impact, le passage d’un régime carné à un régime végétarien, voire végétalien, est significatif. Il permet de limiter les émissions issues de l’élevage (émissions de méthane par les ruminants) et de la déforestation (déstockage du carbone sous l’effet du changement d’affectation des sols). Il représente à lui seul 10 % de baisse de l’empreinte, soit 40 % du total de la baisse maximale induite par les changements de comportements étudiés. »

publié le 12 janvier 2022

« L’exposition à l’environnement est
une cause majeure
de maladies humaines »

Jade Lindgaard sur www.mediapart.fr

Des milliers de produits chimiques se trouvent dans l’environnement sans que l’on ne sache souvent les mesurer ni évaluer leurs impacts. C’est pourquoi des chercheurs ont créé la notion d’« exposome », focalisée sur l’exposition des organismes à ces substances. Entretien avec l’un de ses spécialistes en Europe, Paolo Vineis. 

Inquiétude pour la qualité de l’air fin décembre après un incendie de déchets industriels à Saint-Chamas, au bord de l’étang de Berre (Bouches-du-Rhône) ; contamination de l’environnement jusqu’à 30 km de l’épicentre du sinistre après l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen, en 2019 ; rejets routiniers de substances radioactives dans les fleuves par les centrales nucléaires ; épisodes récurrents de pollution de l’air dans les grandes villes françaises, liés au trafic routier. 

La présence de produits chimiques dans l’air et dans l’eau est un marqueur de nos civilisations industrielles contemporaines. Pourtant, leurs impacts sur les organismes vivants et sur la santé des humains restent peu connus. Pour pallier ce manque de savoir, des chercheurs ont forgé il y a dix ans la notion d’exposome. Un colloque lui a récemment été consacré à Paris. 

À cette occasionMediapart a interviewé Paolo Vineis, à la tête de la chaire d’épidémiologie environnementale à l’Imperial College de Londres, où il dirige des recherches sur l’exposome et la santé, dans le cadre du projet EXPOsOMICS

Vous êtes un spécialiste d’épidémiologie environnementale, et à la tête d’un projet de recherche européen sur l’« exposome ». Que signifie cette notion et qu’apporte-t-elle à la compréhension des impacts des pollutions sur les organismes vivants ?

Paolo Vineis : Cette notion a été forgée il y a une quinzaine d’années par Christopher Wild, directeur de l’Institut international de recherche sur le cancer (CIRC). Elle désigne deux phénomènes. D’abord, que l’exposition à l’environnement est une cause majeure des maladies humaines. Après beaucoup de recherches sur le génome (l’ensemble des chromosomes et des gènes d’un individu), on sait que seules 5 à 10 % des maladies que nous développons sont d’origine génétique. Tout le reste est dû à l’environnement auquel on est exposé. 

En dépit de cette réalité, les recherches pour mieux comprendre les effets des expositions à l’environnement sont moins développées que celles pour la recherche sur le génome. Christopher Wild a donc appelé à conduire plus de recherches sur ce qui pourrait s’appeler « l’exposome », en référence au génome. Cette expression a rencontré pas mal de succès en Europe et aux États-Unis – la Commission européenne a été la première à faire des investissements en ce sens. Des bourses de recherche ont été créées et j’ai été l’un des premiers à en bénéficier pour un projet intitulé « Exposomics ».

L’idée avec cette notion d’exposome est donc de mieux évaluer les impacts de notre  environnement sur nos corps et sur les maladies qui peuvent en découler. Pour cela, nous captons la présence de substances chimiques dans l’air ou dans l’eau, et nous les analysons avec de la spectrométrie de masse, une méthode qui utilise la chimie. 

Mon collègue Leon Barron, de l’Imperial College à Londres, utilise une approche très intéressante en mesurant les substances chimiques présentes dans l’eau (via la spectrométrie de masse). Cela permet d’identifier les antibiotiques, pesticides, effluents chimiques d’usines… Cela donne une sorte de photographie de tout ce qui se trouve dans une rivière, et de ce qui se retrouve dans l’eau potable. C’est parti d’une enquête qui avait mesuré la présence de traces de drogues illicites – on se souvient que des traces de cocaïne avaient été trouvées dans les toilettes du Parlement britannique. Tout cela constitue ce qu’on appelle « l’exposome externe ». 

Un autre  aspect de l’exposome est d’enquêter sur ce qui se passe dans le corps : c’est « l’exposome interne ». On peut utiliser les mêmes méthodes, par exemple la spectrométrie de masse dans le sang ou l’urine, ce qu’on appelle en anglais « metabolomics », ou par la recherche des protéines (« proteomics »). En gros, il s’agit de chercher des changements dans les molécules qui se trouvent dans le corps afin de voir quels sont les effets de l’exposition à l’environnement. Ensuite, on essaie de voir quels liens peuvent être tracés entre ces changements internes et des maladies déclarées : asthme, maladie cardiovasculaires, cancer, etc.

Biologie, chimie, médecine : plusieurs disciplines scientifiques sont mobilisées dans ces recherches. Lors d’un récent colloque à Paris, vous avez défendu l’idée d’« exposome social ». Pourquoi ?

Cela vient de l’observation que les personnes de catégories socio-économiques défavorisées ont plus de risques de développer une maladie que les personnes privilégiées, et présentent un taux de mortalité supérieur. Le différentiel d’espérance de vie peut atteindre 9 ou 10 ans entre les extrêmes socio-économiques. 

Une partie de l’explication se trouve dans les comportements individuels. Les catégories sociales plus défavorisées fument plus. Mais ce n’est pas la seule explication. Michael Marmot, un chercheur en santé publique, pense que c’est lié au stress psycho-social, causé par les salaires trop faibles, la précarité de l’emploi, les conditions de vie. Cela est encore peu exploré scientifiquement. On ne sait pas pourquoi le statut socio-économique et les conditions de vie difficiles augmentent le risque de maladie et de mortalité. 

J’ai donc sollicité des chercheurs en sciences sociales pour travailler ensemble et combler le vide séparant sciences sociales et sciences du vivant. Il existe une sorte de préjugé entre ces domaines : les chercheurs en sciences sociales ont tendance à ne pas s’intéresser à la biologie, pensant que les biologistes et les chercheurs en médecine sont réductionnistes et ramènent la réalité à des histoires de molécules. De leur côté, les chercheurs en médecine ont aussi des préjugés vis-à-vis des sciences sociales, pensant que cela flotte en l’air et que ce n’est pas concret. 

Nous nous sommes appuyés sur le travail d’une chercheuse états-unienne, Nancy Krieger, professeure d’épidémiologie sociale, qui a forgé la notion d’« incorporation » (« embodiment »). Nous cherchons à comprendre comment le stress psycho-social, les problèmes de l’existence, les positions socio-économiques entraînent des changements biologiques.

Nous avons travaillé surtout sur l’épigénétique, qui est l’étude des changements dans l’activité des gènes qui n’impliquent pas de modification de l’ADN, et ce qu’on a appelé « l’horloge génétique ». C’est la mesure de « l’accélération de l’âge », une façon d’enquêter sur les étapes intermédiaires entre le stress psycho-social et les problèmes de santé, qui se manifestent par un phénomène d’accélération de l’âge biologique.

Ces méthodes et ces recherches permettent-elles de progresser dans la compréhension des impacts de la pollution atmosphérique sur la santé ?

Nous entendons souvent que plus de 4 milllions de personnes meurent chaque année à cause de la pollution de l’air, selon les chiffres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Mais il faut faire attention car il y a une énorme différence entre pays pauvres et pays riches. La pollution de l’air a beaucoup diminué dans les pays riches depuis 50 ans. Elle continue de se réduire, grâce aux progrès dans la technologie des moteurs à combustion, l’augmentation du nombre de contrôles, le renforcement des réglementations, la création de zones limitant la circulation automobile dans les villes. Cela ne signifie pas que cela suffit. La pollution de l’air contribue aussi aux dérèglements du climat. 

Mais la situation est beaucoup plus dramatique dans les pays à faible revenu, où se concentre la majorité des morts de la pollution. Cela dit, nous avons travaillé sur la pollution atmosphérique avec des biomarqueurs et établi des preuves solides de ces impacts. Nous avons surtout mis en évidence des effets inflammatoires causés par la pollution de l’air, et des conséquences sur l’asthme, les maladies cardio-vasculaires et le cancer du poumon. 

Les réglementations environnementales établissent des seuils d’innocuité pour les substances toxiques autorisées : en deçà d’un certain seuil, ces produits chimiques ne seraient pas dangereux. Est-ce justifié scientifiquement ?

C’est probablement la question la plus difficile sur les pollutions environnementales. Les seuils d’exposition sont en général basés sur des expériences réalisées sur des animaux. On les expose à des substances chimiques, on analyse ce qu’il se passe et à partir de cela, des niveaux de sécurité sont décidés. C’est une manière empirique d’établir des valeurs de seuil d’exposition. 

Mais il y a aussi les observations épidémiologiques. Si vous regardez ce qui se passe avec des faibles niveaux d’exposition pour les produits cancérigènes, dans la plupart des cas, la relation est linéaire. Cela veut dire qu’il n’y a pas de seuil d’exposition en deçà duquel la substance n’a aucun effet. Le problème, c’est qu’il faut un très grand nombre de personnes pour faire apparaître statistiquement l’existence de faibles impacts. Car si votre groupe de personnes est restreint, et les niveaux d’exposition bas, vous ne verrez que très peu de cas de cancer. Et vous ne pourrez pas en déduire une relation correcte et crédible entre la dose d’exposition et l’effet sur le corps. 

Si vous prenez l’exemple du tabagisme, y compris du tabagisme indirect : la relation entre la dose et l’effet est linéaire. Être exposé à un faible niveau de tabac, même très faible, augmente le risque de cancer. Les raisons sont diverses : vous pouvez avoir une vulnérabilité génétique ou être exposé à d’autres substances par ailleurs. Par exemple, si vous êtes fumeur et que vous avez une inflammation chronique des poumons, si vous êtes exposé à autre chose, par exemple à de l’amiante, votre risque de cancer augmente.

Cela explique pourquoi être exposé à une faible ou même très faible dose de produits cancérigènes peut tout de même augmenter le risque d’une personne de développer un cancer. Nous sommes encore tout au début des recherches à ce sujet. Nous espérons obtenir des résultats sur le sujet des expositions à des substances multiples. 

L’air des pays riches est de moins en moins pollué par les gaz des voitures, du charbon et des usines mais n’y a-t-il pas de plus en plus de substances chimiques dans l’environnement ?

Oui. Les chercheurs se sont concentrés sur un petit nombre de substances chimiques dans le passé. Aux États-Unis, ils parlent de « legacy chemicals », les produits chimiques dont on hérite, car ils sont réglementés depuis de nombreuses années par l’Agence de protection de l’environnement, l’EPA. Ce sont les PCBs, l’amiante, ou plus récemment les PFAS. Mais la capacité de les mesurer dans l’environnement, et encore plus de les mesurer dans le corps, était limitée. 

C’est probablement l’un des principaux objectifs de la recherche sur l’exposome. Nous savons qu’il y a des milliers de produits chimiques dans l’environnement. D’où viennent-ils ? Cela pose notamment la question des mouvements transnationaux des produits chimiques. Ils passent les frontières dans l’air. Par exemple, les centrales à charbon en Pologne polluent l’air du reste de l’Europe. Il y a des raisons de soupçonner que des produits chimiques présents dans l’air européen proviennent de Chine et voyagent dans l’air ou même via des biens importés.

Comment détecter ces substances ? Cela fait partie des sujets sur lesquels la connaissance pourrait s’améliorer, grâce à l’usage de capteurs en extérieur et de mesures à l’intérieur du corps. En résumé, sur la plupart de ces substances, on sait très peu de choses.

publié le 5 janvier 2022

Écologie. À Sète, le parking de la discorde embrase les Bancs publics

Caroline Constant sur www.humanite.fr

Le maire (divers droite) François Commeinhes veut, sans concertation, construire un nouveau parking en centre-ville, qualifié de crime écologique par un collectif d’habitants.

Sète (Hérault), envoyée spéciale.

«Là où Attila passe, les tilleuls s’escagassent. » Depuis plusieurs semaines, chaque jour, des petites mains collent sur les 63 arbres de la place Aristide-Briand, à Sète (Hérault), ces petites affiches écrites à la main. Attila, c’est le maire divers droite de la ville, François Commeinhes. Son projet : construire un parking souterrain de 300 places sous cette esplanade, au cœur de la ville. Un parking de plus, alors que le centre-ville en compte déjà deux, dont l’un à moins de 500 mètres. Un collectif, les Bancs publics, en référence à Georges Brassens, originaire et amoureux de Sète, s’est constitué. Il compte déjà 900 membres et a réuni près de 7 000 signatures contre le crime écologique représenté par ce projet.

Car la place Aristide-Briand est le poumon social de la ville. Les enfants s’égayent sur l’aire de jeux, leurs parents papotent sur les bancs alentour. Les terrasses de café et de restaurant s’y étalent, rarement désertes. Un kiosque à musique accueille régulièrement des artistes. Tous les jeudis, se tient une brocante, une partie des commerçants du marché s’y installent, le mercredi. Comme dans toute ville du Sud, les tilleuls argentés, qui ont remplacé il y a quelques années les platanes malades, apportent une ombre bienvenue au moment des pics de chaleur, en été. Le projet du maire met à mal toute cette structure.

Entre la lagune et une source d’eau potable

Car, François Commeinhes n’en démord pas : il a été élu avec ce projet dans sa besace et il ira jusqu’au bout, a-t-il réaffirmé lors d’une réunion publique en novembre 2021 : selon lui, le parking « n’a pas vocation à faire rentrer plus de véhicules, mais à libérer l’espace occupé par les voitures ». Pourtant, le centre-ville, aux étroites rues qui s’entrecroisent, est déjà saturé par une circulation très dense qui va être accrue par ce projet. Les arbres ? Selon François Piettre, l’un des animateurs des Bancs publics, « 23 % d’entre eux seulement vont être replantés. Le reste ira dans des pots. Or, cette espèce d’arbre ne peut pas se développer en pot ». D’autant que les pelleteuses vont devoir creuser sur sept mètres. Liberio Cenci, un autre membre du collectif, s’insurge. Cet architecte en retraite explique que, construit entre la lagune et une source d’eau potable, sur de la roche friable, ce parking est quasiment un crime écologique : les arbres actuels « retiennent l’eau qui s’écoule du mont Saint-Clair, juste au-dessus. Et ce rôle d’éponge, de fait, ne pourra plus exister ». Un comble dans une ville du Sud, au regard des ravages causés ailleurs par les inondations. Un autre parking, récemment construit, a d’ailleurs son deuxième niveau inondé, et c’est un problème récurrent à Sète, explique François Liberti, ancien maire communiste de la ville. Ce projet de nouveau parking est d’autant plus fou que, hors saison, des centaines de places sont libres en centre-ville. Sur les périodes où les touristes affluent, il suffirait de créer, à la lisière de la ville, des espaces, qui existent, pour garer les voitures. Et de développer les navettes gratuites, fluviales ou par bus, abonde le collectif.

Une action en justice a été lancée

Le maire souhaitait que, début janvier, les arbres soient arrachés et la place clôturée. Mais une action en justice a été lancée par une quinzaine de riverains et le collectif. Un référé a été déposé le 24 décembre au tribunal administratif de Montpellier par leur avocate, Gaëlle d’Albenas. « Le maire n’a déposé aucun permis de construire et aucun arrêté pour les travaux. Or, on est dans un site remarquable, avec des arbres et un site architectural protégés, il ne peut pas faire n’importe quoi », explique-t-elle. L’édile est aussi passé par-dessus « tout le processus de concertation avec les habitants ». Le référé suspend les travaux, en théorie, pour encore une dizaine de jours, ajoute-t-elle. Elle espère que la procédure judiciaire « va le faire réfléchir ». François Commeinhes a déjà été condamné à dix mois de prison avec sursis et 8 000 euros d’amende dans une affaire d’attribution de concessions de plage, le 3 décembre 2021.

Une pétition est en ligne : https://www.mesopinions.com.

publié le 27 décembre 2021

Nucléaire. La centrale du Tricastin connaît de nouveaux déboires

Emilio Meslet sur www.humanite.fr

Des eaux usées contaminées au tritium ont fuité mi-décembre dans une cuve théoriquement étanche. L’Autorité de sûreté nucléaire assure que le risque est nul, la pollution étant circonscrite à l’intérieur du site.

Un deuxième incident en deux ans dans la centrale nucléaire du Tricastin. Après une première fuite en novembre 2019 pour laquelle EDF a été critiqué pour n’avoir communiqué qu’en janvier 2020, le site, à cheval entre la Drôme et le Vaucluse, a été le lieu d’une nouvelle fuite de tritium, un isotope radioactif de l’hydrogène. Le 15 décembre, l’exploitant EDF a signalé un « événement significatif pour l’environnement » à l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) après « la détection d’un marquage en tritium de l’eau souterraine contenue dans l’enceinte géotechnique située sous la centrale ». Trois jours plus tôt, une quantité anormalement élevée de matière radioactive – 28 900 becquerels par litre (Bq/l) – avait été relevée, grâce aux prélèvements quotidiens, alors qu’une mesure de 1 000 Bq/l oblige déjà à alerter l’ASN. Aujourd’hui, les valeurs observées se placent sous les 11 000 Bq/l. Cela signifie que le tritium restera présent, dans des proportions anormales, pendant « quelques mois » encore , dans cette cuve de 12 mètres de profondeur présentée comme imperméable, dont les murs mesurent 60 centimètres d’épaisseur.

Une étanchéité mise en doute

Une thèse de l’étanchéité à laquelle Bruno Chareyron, directeur du laboratoire de la Commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité (Criirad), ne croit pas. Selon ses propos rapportés par Mediapart, l’atome d’hydrogène est très petit et « particulièrement mobile », et pourrait donc traverser les murs de 60 centimètres de béton. Ainsi, il considère que l’enceinte géotechnique « ne peut être considérée comme étanche au tritium ».

EDF dément. Dans un communiqué paru le 20 décembre, l’énergéticien explique que « les eaux souterraines (étant) séparées de la nappe phréatique, (elles) ne peuvent en aucun cas se mélanger ». Au final, « cet événement est sans conséquence sanitaire », assure encore EDF, ces eaux ne servant « ni pour la production d’eau potable, ni pour les besoins agricoles ou d’élevage ».

« Aucune contamination de la nappe phréatique à l’extérieur n’a été mise en évidence », indique pour sa part l’ASN. Cette dernière classe cette fuite au niveau 0 de l’échelle internationale des événements nucléaires, c’est-à-dire comme un « écart » n’ayant « aucune importance du point de vue de la sûreté ».

Comment cela a-t-il pu malgré tout se produire ? Du 25 novembre au 8 décembre, selon l’ASN et la direction de la centrale nucléaire, qui a identifié la source de l’incident, 900 litres d’effluents ont débordé d’un réservoir « rempli au-delà de sa cote d’usage » avant de s’écouler vers des caniveaux de récupération d’eaux pluviales. Ces eaux usées ont ensuite contaminé la nappe après infiltration dans le sol. L’ASN, lors d’une inspection le 21 décembre, a repéré « des défaillances des capteurs d’alarme de niveaux hauts des cuves d’entreposage », qu’il faut donc remettre en état. En attendant, elle demande de réduire les volumes dans les cuves d’effluents.

Si, d’après les autorités, il n’y a pas de risque sanitaire lié à la fuite de la centrale du Tricastin, cela ne clôt pas la question pour les opposants politiques au nucléaire. Depuis qu’Emmanuel Macron a déclaré vouloir relancer la construction de centrales, il y a quelques mois, le débat s’est cristallisé. Europe Écologie-les Verts et la France insoumise voient dans cet incident le symbole des « dangers » de ce mode de production d’électricité. Située sur une faille sismique, cette centrale du sud de la France est souvent la cible des antinucléaires. En 2019, elle était même à 23 kilomètres de l’épicentre d’un séisme de 5,4 sur l’échelle de Richter qui ne l’avait pas endommagée. À la suite de la plainte d’un ancien haut cadre de la centrale contre EDF pour une possible « politique de dissimulation » d’incidents de sûreté, les députés insoumis ainsi que l’élu polynésien Moetai Brotherson, membre du groupe communiste à l’Assemblée, ont signé une résolution exigeant la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire. Une demande restée, pour le moment, lettre morte. Mais une chose est sûre : maintenant qu’elle a atteint ses 40 ans, âge théorique de mise à l’arrêt, la centrale du Tricastin va continuer à alimenter les débats.

publié le 19 décembre 2021

Débat public sur les éoliennes flottantes en Méditerranée
 sur  https://altermidi.org


Le point de vue de France Nature Environnement : "Nous souhaitons que le poids donné à l'environnement dans ce cahier des charges ne soit pas sous le seul contrôle de l'Etat et des industriels."
Les fédérations méditerranéennes de FNE1 sont favorables à l’éolien flottant en mer, sous réserve de développer une filière la moins impactante et la moins polluante possible, et que les projets envisagés prennent en compte toutes les activités déjà présentes, dans un objectif de compatibilité entre activités et préservation de la biodiversité. Nous publions une contribution explicitant leur point de vue alors que le débat public vient de s’achever.

 

 Le contexte du débat
Le débat public concernait deux parcs, chacun de 42 éoliennes, dont la puissance (750 MW par parc) serait en mesure d’alimenter annuellement près de trois millions d’habitants, selon les pouvoirs publics. Pour rappel, l’État français vise 40 % d’énergie renouvelable en 2030 avec un objectif d’installation de 1 000 MW d’éolien offshore en plus par an.
Les sites à déterminer en Méditerranée ne peuvent être localisés qu’ entre Fos-sur-Mer et Perpignan, bande latérale traversée par les vents. La consultation publique doit permettre de débattre de nombreux sujets ; le périmètre d’implantation certes, mais au-delà, leur pertinence, leur dimensionnement, les conflits d’usage, les perspectives économiques…
En Méditerranée, trois parcs pilotes de trois éoliennes doivent voir le jour d’ici 2022-23, au large de Gruissan, Leucate et Fos. Les organisateurs du débat doivent publier une synthèse d’ici la fin de l’année. L’État devra y répondre d’ici mars 2022… peu avant l’élection présidentielle.
 
Contribution de France Nature Environnement
Le débat public sur les éoliennes flottantes en Méditerranée vient de s’achever. Il s’agissait de projets commerciaux à venir, pas des 3 projets pilotes en cours dont on attend impatiemment la mise à l’eau. L’État souhaitait obtenir des indications pour positionner 2 projets, d’abord de 250 MW, avec possibilité d’extension ultérieure de 500 MW supplémentaires chacun. Un projet de 750 MW représente une surface d’environ 150 km² (2 fois la taille de l’étang de Thau). Ces parcs devront être positionnés à l’intérieur de macro-zones qui ont été définies et représentent 3 500 km² (entre les 12 milles nautiques et le début des canyons).
 
Un bon débat
Malgré la covid, pas mal de réunions publiques ont pu avoir lieu à côté de nombreux débats en ligne. Reconnaissons d’abord que le dossier était plutôt bien fait, très complet et cependant assez lisible car il était découpé en près de 50 fascicules, ce qui permettait de choisir les sujets à approfondir. De plus, ce dossier comprenait — et c’était la première fois — un début de cartographie pour visualiser la sensibilité de plusieurs espèces de poissons, d’oiseaux ou de mammifères, selon les zones.
Deuxièmement, la question de l’opportunité — faut-il mettre des éoliennes en Méditerranée ? — qui est un préalable à la question “où les mettre ?” a été très largement traitée par la CPDP (Commission particulière du débat public), ce qui est assez rare dans un débat public et doit être souligné. Troisièmement, ces projets commerciaux avaient été précédés par des projets pilotes afin de mieux cerner les enjeux possibles en Méditerranée.
 
Mais trop tôt
Hélas, les éoliennes pilotes ne sont pas encore réalisées et donc le retour d’expérience attendu pour positionner au mieux d’éventuelles éoliennes commerciales n’est pas là. Elles sont prévues, au mieux, fin 2022 et il faudrait compter au moins deux ans d’expérimentation pour en tirer les leçons. Ce débat a donc 3 ans d’avance. Nous avions alerté sur cette incohérence dès 2018, sans être écoutés. Le problème devient d’autant plus évident que de nombreuses recherches environnementales ont été lancées il y a moins d’un an et certaines, comme Migralion sur les oiseaux, doivent durer 3 ans. Une position fortement portée par FNE dans tous les débats a fait une quasi unanimité des participants : il faut retarder la décision du choix des sites de 3 ans car pour mettre en œuvre le “E” de la séquence « éviter, réduire, compenser », le choix des zones est essentiel. Et à ce jour, la connaissance scientifique est totalement insuffisante pour décider en tenant compte de l’environnement.
 
Le débat et après… le cahier des charges de l’appel d’offres
Le calendrier qui suit est aussi accéléré : deux mois pour avoir le compte-rendu du débat, puis trois mois pour que l’État décide du choix des zones, ensuite commenceront les appels à candidature. Si nous ne savons pas à ce jour ce que l’État retiendra de tout ce débat et des propositions, nous avons appris des choses intéressantes sur la suite. Le cahier des charges est élaboré entre l’État et les industriels qui souhaitent candidater à l’appel d’offre. FNE LR considère qu’une fois élaboré, ce cahier des charges doit être soumis aux citoyens ou au moins à une instance représentant l’ensemble des acteurs. La commission spécialisée éolienne du comité de façade maritime du littoral pourrait jouer ce rôle à condition qu’elle puisse amender ce cahier des charges pour tenir compte de l’environnement. En effet, force est de constater que pour définir les « macro-zones » susceptibles d’accueillir des éoliennes dans l’ensemble de la Méditerranée, seule a été prise en compte l’importance du vent ; toutes ces macro-zones sont en Natura 20002, donc dans des zones très sensibles pour la biodiversité. Forts de cette expérience, nous souhaitons que le poids donné à l’environnement dans ce cahier des charges ne soit pas sous le seul contrôle de l’État et des industriels. FNE LR va donc rester très attentive à la suite.


 Maryse Arditi
membre du bureau de FNE Languedoc-Roussillon


Notes:
    1. France Nature Environnement est la fédération française des associations de protection de la nature et de l’environnement. Elle porte la parole d’un mouvement de 5 837 associations, regroupées au sein de 46 organisations adhérentes, présentes sur tout le territoire français, en métropole et outre-mer.
    2. Le réseau Natura 2000 rassemble des sites naturels ou semi-naturels de l’Union européenne ayant une grande valeur patrimoniale, par la faune et la flore exceptionnelles qu’ils contiennent.

publié le 18 décembre 2021

Transition énergétique. Noir, c’est noir, pour le bilan carbone de l’électricité allemande

Bruno Odent sur www.humanite.fr

L’usage du charbon et du lignite ont progressé outre-Rhin, pour représenter près du tiers de la fabrication du courant électrique. L’abandon du nucléaire décarboné et l’explosion des prix du gaz naturel conjuguent leurs effets dévastateurs.

Les chiffres émanent du très officiel Institut fédéral de la statistique (Destatis), qui établit chaque trimestre un bilan de la production électrique allemande réparti entre les différentes sources d’énergie. Au troisième trimestre 2021, l’Allemagne tire ainsi près d’un tiers de son courant électrique (31,9 %) de ses centrales thermiques au charbon et au lignite, toujours de loin les plus importants fournisseurs du réseau. Au total, Destatis relève une augmentation de près de 3 % de l’usage des combustibles fossiles sur le trimestre précédent. Et charbon et lignite se taillent la part du lion dans cette progression (+ 22,5 %), puisque l’explosion des prix du gaz naturel a plombé le recours à ce combustible concurrent sur le marché libéralisé de l’électricité (- 38,5 %). Ainsi, le gaz naturel, moins polluant, ne représente-t-il plus que 8,7 % de la production globale de courant, contre 14,4 % au troisième trimestre 2020.

Ces chiffres montrent combien l’équation de la transition énergétique se révèle compliquée pour le nouveau gouvernement tripartite (SPD/Verts/libéraux) d’Olaf Scholz. L’ambition affichée d’une sortie du charbon d’ici à 2030 « dans l’idéal », comme le précise le contrat de gouvernement, n’est pas sur de bons rails. D’autant qu’elle est contredite par les principes auxquels Berlin va continuer de se ranger : une sortie définitive de l’atome et une soumission sans discussion à la loi du marché.

Éviter le black-out

Le nucléaire non émetteur de CO2 représentait encore quelque 14 % de l’électricité produite au 3e trimestre. Un chiffre qui ne devrait cesser de décliner d’ici à la fin de l’année prochaine, pour tendre vers zéro quand les derniers réacteurs atomiques seront retirés du réseau. Problème, pour ne pas risquer un black-out, il va falloir compenser au moins partiellement la perte de cette énergie par d’autres sources pilotables (gaz, fioul ou charbon).

L’éolien et le solaire, dont la nouvelle coalition veut accélérer encore une mise en place déjà très dense, dépendent du temps qu’il fait et sont par conséquent intermittents. La possibilité d’un stockage de ces énergies pendant les périodes fastes, ensoleillées et venteuses, est loin d’être à l’ordre du jour. Pour l’heure, les batteries géantes qu’il faudrait constituer pour capter ces surplus d’électricité renouvelables affichent un bilan carbone plus terrible encore que le sont les centrales au lignite, le plus polluant des combustibles fossiles.

Quant à la régulation de la production électrique par le marché, on constate à quels développements anti-écologiques elle conduit. Destatis enregistre ainsi l’effondrement du recours au gaz naturel au 3e trimestre. Charbon et lignite, meilleur marché, l’ont supplanté en bonne partie. Et tant pis pour ce dernier… s’il émet beaucoup de CO2 comme les autres hydorcarbures, il en rejette 40 % de moins dans l’atmosphère.

La mise en service du gazoduc Nord Stream 2 faisait partie du calcul de Berlin pour réduire ses émissions, à défaut de les enrayer. Ce qui illustre l’importance géostratégique du pipeline pour les autorités allemandes. Mais cette orientation est contredite par les positions radicalement atlantistes, fortement représentées au sein du nouveau gouvernement par la nouvelle ministre verte des Affaires étrangères, Annalena Baerbock. Celle-ci a plaidé durant toute la campagne de l’élection du Bundestag pour un abandon de Nord Stream 2. Une fois en fonction, elle a invoqué, le 10 décembre, une réglementation européenne, ou le jeu trouble de Vladimir Poutine aux confins de l’Ukraine pour justifier : « Une mise en service n’est pas possible en l’état. »

Seulement un blocage définitif de Nord Stream 2 devrait propulser le prix du gaz vers de nouveaux sommets. Ce qui ne peut que donner un avantage concurrentiel pérenne au lignite et au charbon. La double fixation de l’Allemagne sur le marché et le dogme antinucléaire, en dépit de l’atout que représente cette énergie décarbonée dans la lutte contre le réchauffement climatique, paraît conforter durablement le pays comme l’une des plus grosses souffleries de gaz à effet de serre du continent

publié le 12 décembre 2021

Pollution. À Fos-sur-Mer, les métallos veulent changer d’air

Marie-Noëlle Bertrand sur www.humanite.fr

Il s’agit de l’un des sites les plus toxiques de France. Créé à l’initiative de la CGT, un collectif de surveillance de la pollution appelle à contraindre les industriels à réduire leurs émissions et avance des solutions pour une aciérie verte. Reportage.

C’est là le paradoxe : nul besoin de s’imaginer à quoi pouvait bien ressembler, avant, la nature autour de l’étang de Berre. Elle y est toujours. La garrigue dévale des collines jusqu’au pied d’infrastructures entuyautées. Entre deux méga-cuves marquées du sceau de grands pétroliers, les roseaux se balancent, infimes et nonchalants, sous l’œil de leurs géants voisins. Des flamants roses lézardent dans les anciennes salines méditerranéennes traversées par la route, tandis qu’à l’horizon des cheminées d’usines émergent d’une eau plane et bleue qui vibre sous l’éclat laiteux d’un soleil automnal.

Fos-sur-Mer est la plus grosse concentration d’usines Seveso II en France.

       Alain Audier Salarié du groupe métallurgique ArcelorMittal

Plus de cent ans après l’installation des premières fabriques, la zone industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer, dans les Bouches-du-Rhône, l’une des plus importantes d’Europe, a de beaux restes de vie sauvage. Si le développement économique a incrusté sa marque dans le paysage, ce dernier ne s’est pas laissé faire. Aujourd’hui encore, l’un et l’autre cohabitent. Non sans conflit.

« Fos-sur-Mer est la plus grosse concentration d’usines Seveso II en France », rappelle Alain Audier, salarié du groupe métallurgique ArcelorMittal. On en compte 15, sur 17 sites au total. Raffinerie de pétrole, production d’acier, fabrication de matières plastiques… « le champ des pollutions, ou de risque de pollution, est large », poursuit-il. Réunis autour de la table, au premier étage de la maison des syndicats de Fos-sur-Mer, les membres du CSAIGFIE – un acronyme râpeux, qui, une fois déplié, révèle une vocation claire : comité de surveillance de l’activité industrielle du golfe de Fos et son impact environnemental – opinent du chef.

Explosion des maladies

« Avec celle de Dunkerque, nous sommes la zone industrielle la plus émettrice de CO2 (1) de France », reprend Alain Audier, qui préside le collectif. Si le climat est inquiété, la santé n’est pas en reste. En 2017, une étude avançait que le nombre de cancers dans la zone est deux fois plus élevé que la moyenne nationale. Les maladies chroniques, telles que le diabète, y sont aussi plus nombreuses. Aucune recherche épidémiologique n’a encore été bouclée pour dire si les usines sont les seules coupables, mais tous les regards se tournent vers elles. La raison d’être du CSAIGFIE est de rendre « ces informations plus transparentes et mieux partagées », conclut le métallo. Elle est aussi de « contraindre l’industriel, l’État et ses institutions à mettre l’argent là où il faut pour prévenir les risques ».

Éclos au débouché du premier confinement, le CSAIGFIE a fait sa gestation dans les entrailles d’acier d’Arcelor, fruit de préoccupations syndico-environnementales. L’année 2019 venait d’entendre sonner le glas des CHSCT, laissant les métallos de plus en plus démunis face aux enjeux sanitaires. Les mois précédents, plusieurs incidents survenus sur le site d’ArcelorMittal avaient manqué de peu de tourner au vinaigre. L’un a marqué les esprits.

Des salariés surexposés

Le 12 août 2018, vers 1 h 15, la perte d’alimentation électrique d’un transformateur entraîne la mise en chandelle de gaz de cokerie. Soixante-six tonnes de méthane (2), 6 tonnes de benzène et 31 tonnes de monoxyde de carbone sont bazardées dans l’atmosphère (3). Le bassin, ce jour-là, est sauvé par les vents : une centaine de personnes en sont quittes pour quelques heures de confinement.

Las, l’incident n’est ni le premier ni le dernier du genre (plusieurs du même type sont survenus cet été). « Ils sont récurrents depuis 2005 et de plus en plus nombreux depuis 2012 », souligne Jean-Philippe Murru, responsable de l’union locale CGT de Fos-sur-Mer, qui dénonce un manque d’investissements des industriels.

En 2019 toujours, l’inspection du travail des Bouches-du-Rhône rend un rapport qui dit peu ou prou la même chose. Révélé par le site local d’investigation Mars­actu, il note que des contrôles effectués à l’automne précédent ont montré que les salariés de l’aciérie sont exposés à des concentrations de benzo(a)pyrène de 3,5 à 32 fois supérieures aux limites légales. La substance est classifiée cancérogène, mutagène et toxique, et pourtant les portes des fours fuient, les cabines de conduite ne sont pas hermétiques, les détecteurs de fumées font défaut… Bref, rien ne colle.

Une bataille sur tous les fronts

Cette même année, la CGT organise une réunion publique. Dans un document d’une trentaine de pages, elle pose ses exigences et ses propositions. Une autre industrie est possible, développe-t-elle en substance. Les villes de Fos-sur-Mer, de Martigues, de Miramas et de Port-de-Bouc joignent le mouvement, de même que l’association des riverains de Fos et celle des victimes de l’amiante (l’Adevimap). France Nature Environnement (FNE) et le MNLE (Mouvement national de lutte pour l’environnement) ferment la marche. Le CSAIGFIE est né… mais devra attendre quelques mois que le coronavirus baisse d’un ton pour faire ses premiers pas.

Arcelor est loin d’être la seule entreprise dans sa ligne de mire. L’ensemble de la zone est questionné. « Dès son développement à la fin des années 1960, les industriels savaient que la pollution de l’air poserait problème. C’est même la raison pour laquelle ils ont choisi l’étang de Berre : parce qu’il y a du vent », relève Christiane de Felice, présidente de l’Adevimap.

Il n’est pas question pour nous de demander la fermeture des entreprises, prévient-il. Nous exigeons en revanche qu’elles arrêtent de polluer.

        Akrem M’Hamdi Adjoint PCF délégué au développement durable de la commune

Les courants sauvent l’air, mais tout le monde n’échappe pas aux rejets. « Port-de-Bouc est entourée d’usines : quel que soit le sens du vent, nous sommes dessous », relève Akrem M’Hamdi, adjoint PCF délégué au développement durable de la commune. « Il n’est pas question pour nous de demander la fermeture des entreprises, prévient-il. Nous exigeons en revanche qu’elles arrêtent de polluer. »

L'attente d'un cadastre sanitaire

Obtenir une cartographie précise des pathologies professionnelles figure aussi à la liste des demandes, quand le nombre de victimes de la pollution industrielle reste flou. « On dénombre 2 300 cas, encore ne s’agit-il là que de ceux qui se sont manifestés », note l’élu. « La plupart des médecins ne posent pas la question de l’exposition professionnelle », abonde Christiane de Felice.

L’attente d’un cadastre sanitaire a été relayée à l’Assemblée nationale : en 2020, le député PCF marseillais Pierre Dharréville a déposé une proposition de loi dans ce sens et demandé une commission d’enquête parlementaire sur la pollution touchant le golfe de Fos.

Plus que tout encore, le CSAIGFIE demande moins de clémence de la part de l’État à l’égard des industriels. « Les choses commencent à bouger », reprend Alain Audier. En 2018, ArcelorMittal a écopé, pour la première fois, d’une amende de 15 000 euros pour non-respect des limites de rejets de benzène dans l’atmosphère. « C’est encore trop peu. » L’État doit cesser d’être aussi conciliant, assènent les salariés. Si besoin, relèvent-ils, « qu’il mette la main à la poche, et devienne actionnaire de la boîte ».

(1) Gaz à effet de serre, principal responsable du réchauffement climatique. (2) Gaz à effet de serre, deuxième responsable du réchauffement climatique. (3) Source : Aria, database gouvernementale du retour d’expérience sur les accidents industriels

publié le 16 novembre 2021

Climat.
COP26, un mirage et trois atterrements

Marie-Noëlle Bertrand sur www.humanite.fr

 

Les négociations se sont conclues sur une tonalité amère à Glasgow. En dépit de quelques avancées, l’ambition climatique demeure insuffisante. L’espoir de limiter le réchauffement à un maximum de 1,5 °C semble définitivement envolé.

« J e suis sincèrement désolé. » La voix tremblante, Alok Sharma n’a pu contenir ses pleurs au moment de clore la COP26, qu’il présidait depuis deux semaines à Glasgow, en Écosse. Larmes de crocodiles ou réelle émotion ? Sûrement un peu des deux, au vu des reculades accomplies dans les dernières minutes du sommet international qui devait sauver le climat. Sous la pression de plusieurs pays, dont les États-Unis, la Chine et l’Inde, le texte initialement prévu a fini par être largement édulcoré. Le sommet s’est conclu samedi avec près de vingt-quatre heures de retard. Un classique, concernant les négociations diplomatiques sur le climat, qui met en relief les tensions entre les 195 États participants. Ces dernières heures ont électrisé les débats entre pays industrialisés et pays pauvres. Elles ont aussi vu se tarir l’espoir de contenir le réchauffement autour de + 1,5 °C. Si l’objectif reste sur la table, les stratégies à court terme pour s’y tenir sont inexistantes. En dépit de la reconnaissance de la nécessité de réduire la production d’énergies fossiles, les engagements pris pendant la COP26 conduisent toujours à un réchauffement de + 2,4 °C. Décryptage.

1. Fossiles : la timide fin d’un tabou

En vingt-sept ans de négociations, jamais les énergies fossiles, responsables de 70 % des émissions de gaz à effet de serre et de 90 % des émissions de CO2, n’avaient été prises pour cible par les négociations sur le climat (lire notre édition  du 12 novembre). Le pacte signé à Glasgow en finit avec ce déni et reconnaît noir sur blanc la nécessité d’envisager leur décroissance. Une avancée historique. Mais timide.

Discuté en fin de semaine dernière, un premier projet de texte appelait les pays à « accélérer la sortie du charbon et des subventions aux énergies fossiles ». Le texte finalement adopté n’appelle plus qu’à « intensifier les efforts vers la réduction du charbon sans système de capture de CO2 et à la sortie des subventions inefficaces aux énergies fossiles ». Exit l’idée d’éliminer le charbon, la formule laisse la porte ouverte à la poursuite de son exploitation, moyennant l’usage de technologies incertaines. Le gaz et le pétrole ne sont pour l’heure pas inquiétés. Enfin, alors que l’Agence internationale de l’énergie (AIE) plaide pour cesser immédiatement tout nouvel investissement dans les fossiles, le texte ne se risque à fixer aucun calendrier.

La Chine, les États-Unis, l’Inde et l’Arabie saoudite ont fait pression pour qu’il en soit ainsi. Reste que, pour la première fois dans l’histoire, ces grands producteurs et consommateurs de fossiles ne se sont pas non plus opposés à ce qu’une mention explicite de leur réduction figure dans une décision multilatérale. « Cela n’en fait pas encore un levier pour faire changer les choses », relève Sébastien Treyer, directeur général de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), mais une indication encourageante, analyse-t-il : « La sortie du charbon devient un horizon de modernité économique pour les gouvernements. »

2. L’ambition climatique décapitée

On s’en souvient : les engagements de réduction de gaz à effet de serre (GES) pris en 2015 dans le cadre de l’accord de Paris ne permettaient pas de limiter le réchauffement en deçà de + 2,7 °C. La COP26 devait sonner l’heure, pour les États, de soumettre des propositions plus ambitieuses. Certains l’ont fait. L’Inde et le Nigeria ont ainsi rejoint le rang des pays s’engageant à atteindre la neutralité carbone autour de 2060.

Aux premiers jours du rendez-vous de Glasgow, des annonces déclamées en grande pompe ont elles aussi laissé miroiter une accélération des efforts – celle, par exemple, visant l’arrêt de la déforestation en 2030. La constitution d’une coalition de 190 pays visant la sortie du charbon, ou celle ralliant une vingtaine d’États autour de la visée de sortir du gaz et du pétrole ont elles aussi nourri les espoirs. Un temps, l’Agence internationale de l’énergie a même laissé entendre que le réchauffement pourrait ainsi être limité autour de + 1,8 °C. Le bilan est nettement plus sombre.

Beaucoup de pays n’ont pas joué le jeu du rehaussement de leurs ambitions, certains, même, les ont revus à la baisse. Pour les autres, la stratégie de court terme fait défaut, et l’engagement d’être neutre en carbone dans trente, quarante, voire cinquante ans fait figure de promesse en l’air. « Sans calendrier de mise en œuvre concrète, ni moyens contraignants de les faire respecter, ces engagements restent incantatoires », relève Greenpeace. Point positif : le pacte de Glasgow demande aux pays de préciser leurs objectifs à l’horizon 2030, et ce dès l’an prochain, alors que l’agenda des négociations prévoyait initialement d’attendre 2025. Un coup de cravache presque désuet, quand, pour l’heure, l’ensemble des engagements ne permet pas de limiter le réchauffement en deçà de + 2,4 °C.

3. La solidarité repoussée à plus tard

C’était l’autre enjeu de ces négociations : faire en sorte que les pays riches tiennent la promesse faite aux pays pauvres de les soutenir face au réchauffement. En 2009, tous s’étaient engagés à leur verser 100 milliards de dollars par an, à compter de 2020 et jusqu’en 2025, soit 500 milliards au total. En 2021, le contrat n’est pas rempli, d’autant que l’argent déjà mis sur la table – 80 milliards environ – est essentiellement constitué de crédits, et non de dons. Les pays dits du Sud attendaient que ceux dits du Nord réajustent le tir : ces derniers ont préféré repousser la cible. Elle ne sera atteinte qu’à compter de 2022, promettent-ils, tout en jurant qu’en 2025 les 500 millions de dollars seront bien réunis.

Outre de laisser des populations démunies face au réchauffement, cette mise en attente risque, là encore, d’avoir un impact négatif sur la lutte contre le réchauffement. Beaucoup de pays en développement conditionnent leurs efforts au soutien qui leur sera apporté. C’est le cas de l’Inde, dont l’engagement de développer massivement les énergies décarbonées au cours de la prochaine décennie pourrait être remis en cause.

Encore n’est-ce pas la seule entaille faite à la solidarité. Alors que de nombreux pays pauvres subissent les effets d’un dérèglement climatique auquel ils n’ont que peu contribué, la demande d’une réparation conséquente des pertes déjà enregistrées est un axe essentiel de leurs revendications. À Glasgow, les pays vulnérables plaidaient pour la création d’un fonds spécifique. Seules l’Écosse et la Wallonie s’y sont engagées. « L’issue (de cette discussion) est dérisoire, déplore Armelle Le Comte, d’Oxfam France. Elle montre que les pays riches ont tourné le dos à la souffrance de millions de personnes. »

4. Le sacre des marchés carbone

Les uns le verront comme une victoire, les autres comme un pas de plus vers la désintégration de l’accord de Paris : la COP26 a permis de finaliser les règles d’encadrement des marchés carbone à l’échelle internationale. Ces mécanismes qui permettent à des États ou des entreprises d’obtenir et d’échanger des crédits carbone, autrement dit des droits d’émettre du CO2, deviennent du même coup les seuls outils de régulation des émissions. Le texte adopté permet certes de combler certaines failles, comme celle qui aurait permis à une tonne de CO2 d’être créditée à la fois au bénéfice de l’acheteur et à celui du vendeur. Reste que le risque de surabondance de ces crédits n’est pas écarté. Ils ne vaudraient dès lors plus grand-chose. « Là où l’accord de Paris laissait ouverte la possibilité de mécanismes de coopération internationale non fondés sur les marchés, les États l’ont finalement doté de marchés carbone dangereux et injustes », tempête, en conclusion, l’économiste Maxime Combes.


 

Version imprimable | Plan du site
© pcf cellule st Georges d'Orques