PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

décembre 2023

   publié le 28 décembre 2023

Urgence humanitaire à Gaza : « Ils sont soignés par terre dans des mares de sang »

Zeina Kovacs sur www.mediapart.fr

Après l’annonce du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou de l’intensification des combats à Gaza, le personnel humanitaire alerte sur la catastrophe dans l’enclave. La coordinatrice des opérations MSF à Gaza et la porte-parole de l’UNRWA témoignent.

LundiLundi 25 décembre, le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) publiait sur son compte X une vidéo glaçante. On y voit un médecin de l’organisation se filmer dans l’hôpital Al-Aqsa, situé au centre de la bande de Gaza. Au milieu de la foule de réfugié·es s’agitant dans les couloirs, un enfant, Ahmed, 9 ans, est allongé sur le sol, entouré de personnel médical. Ils lui administrent un sédatif « pour atténuer ses souffrances pendant sa mort », commente celui qui se filme, gilet pare-balles et casque sur la tête. 

Ahmed a été victime de l’impressionnante frappe israélienne à proximité du camp de réfugiés d’Al-Maghazi, où se trouvaient de nombreux civils. Le premier bilan du ministère de la santé palestinien décomptait 70 morts. Deux jours plus tard, l’ONG Médecins sans frontières (MSF), présente dans l’hôpital Al-Aqsa, annonce avoir reçu 209 blessé·es et 131 personnes déjà décédées, « principalement des femmes et des enfants », ajoute Guillemette Thomas, coordinatrice des opérations MSF à Gaza, jointe par Mediapart.

Le jour de la frappe, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, en visite à Gaza, annonçait « intensifier » les frappes. À l’heure actuelle, d’intenses combats au sol ont lieu dans le nord, ainsi qu’au centre de l’enclave, où les lignes de front se rapprochent dangereusement des hôpitaux, comme à Khan Younès, où les combats ont lieu à 600 mètres de l’entrée du centre de santé. Dans le sud, de nombreuses frappes ont eu lieu ces derniers jours, en vue de « préparer le terrain » pour une prochaine opération terrestre, selon l’armée israélienne.

Accès aux soins quasi impossible

« Les blessés qui arrivent aux urgences sont soignés par terre dans des mares de sang. » Guillemette Thomas tient à préciser qu’actuellement, il y a 10 soignants pour 500 patients dans les 9 hôpitaux encore ouverts de Gaza. « Lors d’afflux de blessés graves, comme après le bombardement d’Al-Maghazi, il est impossible de prendre en charge tout le monde », continue-t-elle.

Une grande partie des soignants de MSF sont partis se réfugier à Rafah, avec le million d’autres déplacés palestiniens. « Ceux qui restent ne dorment plus depuis deux mois et demi et doivent s’absenter régulièrement pour chercher de la nourriture et de l’eau pour leur famille, ça peut prendre une journée entière », explique encore la soignante.

Démembrements, brûlures étendues, mutilations, éclats d’obus dans tout le corps et plus récemment, blessures par balle : les patient·es qui arrivent dans les hôpitaux nécessiteraient cinq ou six médecins pour une opération « dans des conditions matérielles et stériles favorables », continue la coordinatrice. Impossible donc, de soigner tous les blessés quand ils arrivent par dizaines après un bombardement. En somme, un blessé grave à Gaza aujourd’hui n’a « quasi plus aucune chance de survivre », admet-elle.

Les équipes de MSF sont présentes dans sept structures de soin dans le centre et le sud de l’enclave. Toutes font état d’une situation chaotique dans les hôpitaux, où se massent des milliers de réfugié·es qui rendent difficile l’identification des blessé·es parmi la foule et où la promiscuité et le manque d’eau potable entraînent beaucoup d’infections.

Guillemette Thomas tient à préciser que les bilans du ministère de la santé palestinien (qui décomptent près de 21 000 personnes tuées depuis le 7 octobre) ne prennent pas en compte toutes les personnes qui peuplaient les hôpitaux avant le 7 octobre : « Aujourd’hui, on a des personnes qui meurent anonymement de maladies normalement curables comme le diabète parce qu’ils ne peuvent pas se rendre dans les hôpitaux, affirme-t-elle. Ceux-là passent sous les radars et nous n’avons aucune statistique. »

Dans le nord de la bande de Gaza, plus aucun centre de santé n’est fonctionnel. Le terrain, lieu des combats terrestres les plus acharnés, a été déserté par toutes les ONG et aucune aide humanitaire ne peut y pénétrer.

Les secours entravés

Début novembre, Khan Younès, une ville du sud de l’enclave qui comptait beaucoup de déplacé·es en provenance du nord, est devenu l’épicentre des bombardements. Pour Tamara Alrifai, directrice des relations extérieures de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), « larmée israélienne a tout fait pour masser les personnes dans le sud en bombardant des zones considérées comme sûres comme Khan Younès et plus récemment Deir el-Balah ».

Le 26 décembre, le New York Times publiait une enquête vidéo démontrant que près de 200 bombes lourdes ont été lancées par Israël dans des zones déclarées « sûres » pour les civils, dont la majorité dans la commune de Khan Younès.

En plus des bombardements, les ONG font face à une difficulté majeure, utilisée par l’armée israélienne : le « black-out », autrement dit, les coupures généralisées de réseau, très fréquentes. Hier matin sur X, le Croissant-Rouge palestinien annonçait avoir perdu tout contact avec ses équipes médicales sur le terrain, dont le siège à Khan Younès avait par ailleurs été touché par des tirs d’artillerie, endommageant leur autre système de communication.

Même conséquence chez MSF, pour qui les coupures de réseau empêchent d’aller chercher les blessé·es, qui ne peuvent plus appeler d’ambulance. « Une arme de guerre comme une autre », dénonce Tamara Alrifai, qui insiste sur le fait que ces black-out rendent « très difficile » la réponse humanitaire, y compris dans les distributions de produits de première nécessité.

Une aide humanitaire prochaine ?

Vendredi dernier, et après une semaine de négociations, le Conseil de sécurité des Nations unies votait une résolution appelant à l’acheminement « à grande échelle » de camions d’aide humanitaire dans la bande de Gaza qui, à l’heure actuelle, sont coincés devant les points de passage égyptiens.

L’UNRWA indique à Mediapart vouloir recevoir « au moins 500 camions par jour », soit le niveau d’avant-guerre, par ailleurs déjà sous blocus. « C’est le nombre minimum qui pourrait nous permettre d’aider tous les déplacés », continue Tamara Alrifai.

En déplacement à Rafah la semaine dernière, la diplomate a constaté les conséquences du million de déplacés qui se massent près du poste-frontière égyptien. « Aujourd’hui, mes collègues de l’UNRWA ne peuvent plus distinguer les personnes qui sont dans nos abris, comme au début de la guerre, de celles qui ne le sont pas. » 

Aujourd’hui, 400 000 Gazaoui·es sont réfugié·es dans les rues autour des abris de Rafah et le personnel humanitaire ne parvient plus à faire parvenir les produits à l’intérieur.

Guillemette Thomas, elle, estime que cette opération est un coup d’épée dans l’eau : « Même si l’aide arrive en quantité suffisante, tant qu’il n’y a pas de cessez-le-feu, il sera impossible de l’acheminer à ceux qui en ont besoin. » Un appel que l’UNRWA et une dizaine d’ONG comme Human Rights Watch ou Amnesty International ont réitéré le 18 décembre lors d’une conférence de presse à Paris. Pour elles, l’arrêt des combats est indispensable pour que l’aide humanitaire accède à l’entièreté de la bande de Gaza, notamment dans le nord. 

 

   publié le 28 décembre 2023

Maki, travailleur sans papiers et militant :
« C’est collectivement et par la lutte qu’on peut s’en sortir »

Par Névil Gagnepain sur https://www.bondyblog.fr/

Le 18 octobre, un mouvement de grève des travailleurs sans-papiers sur les chantiers des JO s’est enclenché et a très vite connu une première victoire qui en appelle d’autres. Une action coup de poing, qui aura été possible grâce à des mois de travail militant. Parmi celles et ceux qui l’ont rendu possible, Maki, travailleur sans-papier du BTP d’origine malienne, engagé corps et âme dans la lutte. Portrait.

Un dimanche après-midi d’octobre, dans une salle de l’Est parisien. Maki*, casquette plate vissée sur la tête, regard grave, harangue ses camarades. « Ceux qui sont prêts à y aller doivent aller jusqu’au bout. Personne ne se trahit, personne ne baisse les bras ! » Dans la petite salle basse de plafond du 20ᵉ arrondissement, se tient la dernière réunion avant le mouvement de grève et d’occupation du chantier de l’Arena Porte de la Chapelle par des travailleurs sans papiers.

Quelques minutes après la fin de la réunion, le même Maki prend le temps de jouer les interprètes, pour traduire en Soninké, notre échange avec des travailleurs du chantier de l’Arena qui s’apprêtent à se mettre en grève. « Pendant les réunions, c’est indispensable de prendre le temps de traduire pour que tous les camarades comprennent bien ce qu’il se joue ici. Ceux qui s’engagent dans la lutte doivent bien être conscients des enjeux et des risques », explique-t-il.

Tantôt militant, orateur, traducteur, ce type de réunion, Maki en a l’habitude. Il milite depuis plus de cinq ans avec le mouvement des Gilets Noirs. Depuis sa création en fait. « En 2018, on voyait les Gilets Jaunes partout dans les rues de Paris. On se disait que c’était super, mais on ne se sentait pas représentés dans ce mouvement », se remémore-t-il. Alors, avec des camarades des foyers de travailleurs migrants, ils lancent leur propre collectif. « On voulait aussi faire entendre nos voix. Sans violence, mais de façon déterminée. » 

Les Jeux Olympiques comme levier d’action

Depuis, le mouvement prend de l’épaisseur, les actions se multiplient avec plus ou moins de réussite. Au fil du temps, la lutte se cristallise autour de la question du travail. Depuis l’année dernière, forts d’une alliance avec le syndicat CNT-Solidarité Ouvrière, les Gilets Noirs mènent un travail de fourmi pour préparer une action coup de poing, frapper là où ça fait mal. Sur les chantiers des Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP). Des ouvrages emblématiques par leur envergure et leur importance stratégique en tant que vitrine de la France en 2024.

Sans les travailleurs sans papiers, il n’y aurait pas de JO, assure Maki. C’est nous qui construisons ces infrastructures

Mais ils sont aussi emblématiques de l’exploitation des travailleurs sans papiers dans le BTP. À huit mois de l’événement planétaire, les entreprises en charge de ces chantiers ont besoin de travailleurs pour livrer leurs œuvres dans les temps. « Sans les travailleurs sans papiers, il n’y aurait pas de JO, assure Maki. C’est nous qui construisons ces infrastructures. » D’où le slogan du mouvement de grève enclenché le 17 octobre dernier, avec, dans le viseur, la régularisation des travailleurs sans papiers qui exercent sur ces chantiers : « Pas de papiers, pas de JO. »

Pour les sans-papiers en France, des souffrances et des galères

Maki, lui, ne travaille pas sur les chantiers des JOP. Mais les mécanismes d’exploitation à l’œuvre dans le BTP, il les connait par cœur. À la terrasse d’un café près de la Chapelle, quelques semaines plus tard, un jour de tempête, il fait défiler des photos sur son téléphone. Des échafaudages agrippés à des immeubles haussmanniens, des travailleurs qui s’activent. Il est employé dans une boîte sous-traitante qui ravale les façades d’immeubles de la capitale. Il décrit un quotidien éreintant, des litanies de tâches répétitives à sabler, peindre, gratter, pour des salaires de misère, sans aucune protection sociale. Et pour cause, Maki est en situation irrégulière et travaille avec des faux papiers.

Quand nous lui demandons comment il résumerait ce que c’est d’être un travailleur sans-papiers dans ce pays, il réfléchit quelques secondes en remuant la cuillère de sa tasse de café. « Des souffrances, des galères  ». Après un silence, il égraine : « Pour bien se loger, il faut des papiers, pour se nourrir, pour travailler, il faut des papiers. Même pour marcher dans la rue tranquillement, il faut des papiers ! » Il évoque les contrôles d’identités au faciès, monnaie-courante dans les rues parisiennes, qui peuvent terminer par un aller direct en Centre de rétention administrative et la délivrance d’une Obligation de quitter le territoire français.

Pourtant, on est indispensables à ce pays, je gagne ma vie à la sueur de mon front et j’ai toujours préféré travailler dur pour gagner 20 euros à la fin de la journée que de voler

Il explique être usé physiquement et moralement, ne jamais se sentir tranquille. S’ajoute à ces tracas quotidiens, un débat politico-médiatique polarisé sur les questions migratoires. Et l’impression pour les personnes exilées d’être accusés de tous les maux du pays. « Tous les jours, j’entends dire qu’on est des voleurs, que l’on doit rentrer chez nous, soupire-t-il. Pourtant, on est indispensables à ce pays, je gagne ma vie à la sueur de mon front et j’ai toujours préféré travailler dur pour gagner 20 euros à la fin de la journée que de voler. Et ils ne savent pas ce qu’on a traversé pour arriver là. »

Une route d’exil chaotique, pour une situation qui l’est tout autant en France

Pour en arriver là, Maki a laissé derrière lui les terres de son enfance à 31 ans. À Bamako, capitale du Mali, l’emploi manque cruellement. Il travaille dans les champs, mais son activité est rythmée par les saisons. Il se retrouve désœuvré une bonne partie de l’année, ce qui ne lui permet plus de subvenir aux besoins de son foyer. Alors, il part pour « trouver une vie meilleure », et laisse derrière lui sa femme et ses filles, espérant pouvoir les retrouver vite, dans de meilleures conditions.

Choisir la France comme destination était une évidence. « En tant que pays colonisé, on ne connait pas d’autre pays. Mon père a combattu en France pendant la seconde guerre mondiale. Mes tontons et tantes sont tous là, mes frères et mes sœurs aussi. » Il prend la route direction l’Europe. Mais son parcours d’exil est chaotique. Il lui faudra presque 10 ans pour atteindre son objectif et poser le pied dans l’hexagone.

Parce que c’est collectivement et par la lutte qu’on peut s’en sortir. Seuls, on n’est rien, ensemble, on peut faire bouger les choses !

Une fois sur place, c’est la désillusion. « Je savais que la vie pour les immigrés n’était pas facile dans ce pays, mais à ce point… » Il enchaîne les petits boulots au black ou sous alias, et tombe parfois sur des patrons qui refusent de lui payer son dû à la fin de la journée. Un quotidien de galères. À tel point que qu’il n’envisage même plus de faire venir sa famille. « Avec le système politique français et la façon dont il évolue, je ne peux pas les ramener. Moi-même, au bout de 10 ans, je n’ai pas une bonne condition, toujours pas de carte de séjour. Pourtant, je travaille 7 jours sur 7. »

Pas du genre à se laisser abattre, Maki choisit plutôt de lutter pour ses droits. En 2018, lui qui ne s’était jamais intéressé à la politique au Mali, voit dans le militantisme, le seul moyen de se battre pour une vie meilleure. « Parce que c’est collectivement et par la lutte qu’on peut s’en sortir. Seuls, on n’est rien, ensemble, on peut faire bouger les choses ! » Ne travaillant pas sur les chantiers des JOP, il sait que le mouvement de grève en cours ne lui permettra pas directement d’améliorer sa condition personnelle, d’obtenir des papiers. « Mais on est des frères, des sœurs, des cousins. Si j’ai les moyens pour aider, j’aide. Un jour, ce sera peut-être dans l’autre sens. » 

Un travail de longue haleine pour une première victoire

Alors, il s’engage corps et âme dans la lutte. Pendant plusieurs mois, avec ses camarades, il multiplie les tractages, parfois tôt le matin, devant les chantiers olympiques. Il prend le temps de discuter avec les travailleurs qui vont et viennent, leur parle de leur situation, leur dit qu’ils ne sont pas seuls et qu’ils peuvent rejoindre le mouvement. Il participe aussi à la tenue de permanences régulières dans les locaux de la CNT-SO pour recevoir certains des travailleurs rencontrés pendant les tractages.

C’est ce travail militant de longue haleine, fatigant, mais nécessaire, qui aura permis une première victoire le 17 octobre. Une action qui aura demandé des mois de préparation, des années même si l’on remonte à la création des Gilets Noirs et leur militantisme au quotidien dans les foyers de travailleurs migrants qui a planté les graines de la révolte. Et Maki le promet, ce n’est que le début.

  publié le 27 décembre 2023

Macron
et ses retours en arrière européens

Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr

Secret des sources, droit des travailleurs des plateformes, inclusion du viol parmi les « crimes européens », réautorisation du glyphosate…  Le gouvernement est intervenu ces derniers mois à Bruxelles pour affaiblir ou bloquer des textes importants. À contre-courant des positions étiquetées « progressistes » du président sur la scène bruxelloise.

À quelques encablures des élections européennes de juin prochain, l’effet d’accumulation en surprendra beaucoup. Il contraste avec l’image de « pro-européen » qu’Emmanuel Macron s’est patiemment construite au fil des sommets et que les troupes de Renaissance s’apprêtent à remettre en scène durant la campagne, pour cliver face au Rassemblement national (RN), renvoyé à son étiquette de parti « anti-européen ».

À Bruxelles, la France est aux avant-postes pour freiner l’ambition, voire bloquer des textes décisifs du mandat en cours, au moment où ils entrent dans la toute dernière ligne droite du processus législatif. Des travailleurs ubérisés au « devoir de vigilance » imposé aux grandes entreprises, Paris défend des positions parfois en totale contradiction avec ses engagements étiquetés progressistes de la campagne de 2019.

À la gauche de l’hémicycle européen, Manon Aubry, probable cheffe de file de la liste LFI pour les européennes de 2024, ironise : « Mister Macron le réactionnaire profite de l’opacité des négociations européennes pour torpiller quotidiennement les textes que défend docteur Emmanuel le prétendu progressiste. » L’eurodéputée poursuit : « Le “en même temps” de Renaissance les conduit, comme à l’Assemblée nationale, à s’allier à l’extrême droite en coulisses contre les droits sociaux, l’écologique et les libertés publiques. »

Passage en revue de cinq textes où la France négocie, en toute discrétion, contre l’intérêt général de l’UE.

« Devoir de vigilance » : Paris protège ses banques

L’accord est intervenu le 14 décembre : les plus grandes entreprises du continent vont devoir respecter un « devoir de vigilance », c’est-à-dire surveiller leur éventuel « impact négatif sur les droits humains et l’environnement » et le cas échéant, tout faire pour y mettre fin - faute de quoi elles seront sanctionnées. C’est une petite révolution en matière judiciaire, si l’on en croit les partisans du texte.

Mais comme Mediapart l’a documenté au fil des négociations menées à huis clos ces derniers mois, Paris a œuvré pour réduire le périmètre des entreprises concernées par le texte. L’exécutif français a finalement obtenu que le secteur financier, cher à l’économie hexagonale, ne soit concerné qu’à la marge. L’accord prévoit ainsi une « exclusion temporaire » des banques, assurances et autres fonds d’investissement et renvoie, au grand dam des ONG, à une lointaine et incertaine « clause de revoyure ».

La France contre le « secret des sources »

À l’origine, l’acte européen sur la liberté des médias, en chantier depuis 2022, devait renforcer la pluralité des médias et la protection des journalistes sur le continent, dans un contexte de dégradation de la liberté de la presse en Pologne et en Hongrie. L’Allemagne a très tôt tiqué sur le texte, estimant qu’il revenait plutôt aux États qu’à l’UE d’intervenir dans ce genre de dossiers.

Mais comme Mediapart l’a documenté dès juin 2023, Paris a aussi fait pression pour infléchir l’article 4 du texte, qui prône l’interdiction de toute mesure coercitive visant à pousser un·e journaliste à révéler ses sources. Des ministères français ont plaidé pour introduire une exemption, lorsque les situations où la « sécurité nationale » serait engagée. En clair, Paris a défendu la violation du secret des sources des journalistes à des fins de renseignement, en prétextant le cas des journalistes espions. Jusqu’à justifier l’utilisation de logiciels d’espionnage.

Un accord est finalement tombé le 15 décembre, entre représentant·es du Conseil, de la Commission et du Parlement, qui écarte l’exemption de « sécurité nationale » poussée par la France : une issue qui a été saluée par de nombreux collectifs de journalistes, en attendant le vote final du texte au Parlement européen, sans doute au printemps.

Paris bloque le texte qui renforce les droits des travailleurs des plateformes

Après deux ans d’intenses négociations lancées en décembre 2021, un accord avait fini par voir le jour, le 13 décembre : l’UE allait enfin se doter d’une directive qui allait permettre de requalifier une partie des millions de travailleurs indépendants de plateformes, dont Uber et Deliveroo, en salarié·es - et de leur faire bénéficier des droits et protections liés à ce statut. Les discussions ont longtemps achoppé sur la liste de critères à partir desquels il existe une « présomption de salariat », selon l’expression mise en avant par la Commission.

Mais neuf jours après cet accord technique intervenu en «  trilogue », le Conseil, l’institution qui porte la voix des capitales à Bruxelles, bloquait de nouveau le texte. La présidence tournante du Conseil, confiée à l’Espagne jusqu’au 31 décembre, a pris acte d’un manque de soutien en interne. D’après les traités, il fallait rassembler au moins quinze États représentant 65 % de la population de l’UE pour valider l’accord au 13 décembre. Mais la France et d’autres - dont l’Italie de Giorgia Meloni, la Hongrie de Viktor Orbán et la Suède d’Ulf Kristersson (un conservateur qui gouverne en minorité avec le soutien de l’extrême droite) - se sont opposés au texte.

Ce qui rouvre le feuilleton des négociations en 2024. Le ministre du travail Olivier Dussopt avait annoncé le blocage français quelques jours plus tôt : « Quand vous allez vers une directive qui permettrait des requalifications massives, y compris de travailleurs indépendants qui tiennent à leur statut d’indépendant, nous ne pouvons pas la soutenir. » Les révélations dites « Uber Files » avaient déjà documenté les liens étroits entre Emmanuel Macron et Uber, du temps en particulier où il était ministre de l’industrie du gouvernement de Manuel Valls.

Contre l’inclusion du viol parmi les « crimes européens »

Le texte proposé par la Commission sur la lutte « contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique » vise à uniformiser les règles à l’échelle des Vingt-Sept, pour mieux criminaliser des infractions telles que les mutilations génitales, la cyberviolence ou le viol. Depuis l’été 2023, des négociations se déroulent, à huis clos, entre le Parlement européen, la Commission et le Conseil, qui représente les États, mais n’ont toujours pas abouti.

Au cœur des divergences, le refus, pour des raisons différentes, d’un groupe de capitales, dont Paris, Varsovie et Prague, d’inclure la définition du viol dans le champ de la directive. Deux arguments sont avancés. D’abord, l’UE n’aurait pas compétence en la matière, selon les traités. Ensuite, une définition européenne du viol, à partir de la notion de consentement, risquerait par ricochet, en la transposant dans les droits nationaux, de bousculer tout l’édifice juridique français sur le sujet.

Fait inédit depuis le début du mandat, la délégation des élu·es Renaissance au Parlement européen, manifestement très mal à l’aise avec la position française, a pris la plume, via une récente tribune dans Le Monde, pour critiquer les « argumentaires juridiques byzantins » développés par Paris et exhorter l’exécutif à changer de position : « Nous, eurodéputés de la majorité présidentielle, appelons le gouvernement à permettre de finaliser les négociations avec une définition européenne du viol en phase avec les aspirations de notre temps. »

 La France ne bloque pas la réautorisation du glyphosate

En s’abstenant en octobre puis en novembre à Bruxelles sur la question du maintien sur le marché du glyphosate, la France a redonné la main à la Commission européenne, faute de majorité qualifiée entre les capitales sur ce sujet controversé. En bout de course, l’exécutif européen a réautorisé pour dix ans l’herbicide le plus vendu au monde. Lors de la précédente procédure d’homologation du glyphosate, en 2017, pour une durée de seulement cinq ans, la France avait pourtant voté « contre ».

Interrogés par Mediapart en novembre sur cette évolution française, contradictoire avec les promesses de l’exécutif français en matière d’écologie et de santé publique, des eurodéputés macronistes comme Stéphane Séjourné et Pascal Canfin défendaient coûte que coûte l’abstention française. Il s’agirait, d’après eux, de ne pas braquer les partenaires européens, et en particulier l’exécutif allemand, qui s’est lui aussi abstenu.

Des cinq textes évoqués plus haut, les quatre premiers ont été négociés, en fin de course, lors de ce qu’on appelle des « trilogues », ces réunions informelles et à huis clos, à distance des regards des journalistes et des citoyen·nes. La question reste entière de savoir si Paris continuerait à défendre de telles positions, en soutien du secteur bancaire ou en relais des positions d’Uber, s’alliant parfois avec l’Italie de Meloni ou la Hongrie d’Orbán, si ces réunions se tenaient en toute transparence, à la vue de toutes et tous.

 

  publié le 27 décembre 2023

Gaza : prévenir le génocide,
une responsabilité
qui pèse sur tous les Etats

Tribune sur www.mediapart.fr

Dans cette tribune, Rafaëlle Maison, professeur de droit international, rappelle que la notion juridique de génocide ne se limite pas à la poursuite pénale de ses auteurs ou complices. Elle s’accompagne d’obligations de prévenir le génocide qui pèsent sur tous les Etats Parties à la Convention de 1948, lesquels peuvent agir en ce sens dans le cadre de l’ONU ou même hors de ce cadre.

Si certains intellectuels semblent encore s’interroger, les manifestants de différents pays retiennent le mot de génocide pour caractériser les attaques et le siège de Gaza mené par le gouvernement d’Israël. Aux Etats-Unis, principal soutien d’Israël, ils interpellent le Président Biden par le nom significatif qu’ils lui ont choisi, « Genocide Joe ». Un grand nombre d’experts du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU ont aussi, le 16 novembre 2023, alerté sur le risque de génocide à Gaza. Introduite en droit international par la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide, qui rassemble 153 Etats Parties, dont Israël, la notion de génocide doit être précisée et le régime qui s’y attache brièvement présenté.

Clarifier la notion de génocide de la Convention de 1948

Un premier point doit être souligné : pour reconnaître un génocide, il n’est pas nécessaire de constater la destruction totale du groupe ciblé. La destruction du groupe ciblé – totale ou partielle – est ainsi exigée dans la Convention comme intention, non comme matérialité. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda l’a rappelé dans la première affaire qu’il a jugée : « contrairement à l’idée couramment répandue, le crime de génocide n’est pas subordonné à l’anéantissement de fait d’un groupe tout entier » (affaire Akayesu, jugement du 2 septembre 1998, § 497). Ce qui est essentiel dans la notion de génocide, c’est l’intention de détruire, certainement pas la réalité de la destruction du groupe, son extermination physique définitive.

Les actes

Qu’est-ce qui permet d’affirmer qu’un génocide risque d’être commis ou est en cours à Gaza, au regard du texte de 1948 ? Dans la phase actuelle, cela n’apparaît pas très compliqué. Nous avons, d’abord, les actes qu’exige la Convention : « meurtres de membres du groupe » (article II a)) par le moyen de bombardements massifs, intensifs, inédits, en zone urbaine surpeuplée, dont on sait qu’ils ont tué une majorité de femmes et d’enfants. Ces bombardements qui touchent aussi, significativement, les hôpitaux et les écoles, les camps de réfugiés, ont également porté une « atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe » (article II b)). Enfin, il paraît clair que, par le siège total de Gaza (pas d’eau, pas l’électricité, pas de carburant), par l’impossibilité de s’en échapper, par la destruction du système hospitalier, interdisant de délivrer des soins aux malades et blessés, nous sommes en présence de la « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction totale ou partielle » (article II c)).

Le groupe

Nous avons, ensuite, un groupe ciblé : il s’agit du peuple palestinien, un groupe national. Il faut ici noter que nous sommes dans un cas particulier puisque le groupe ciblé – et ce n’est pas toujours le cas – est aussi identifié, en droit international comme un peuple jouissant du droit à disposer de lui-même. Ce droit à l’autodétermination, qui imprègne l’ensemble de la situation juridique, doit d’ailleurs être soutenu par tous les Etats. C’est une obligation qu’on dit erga omnes en droit international, ainsi que l’a rappelé la Cour internationale de justice dans son avis de 2004 sur l’édification d’un mur en territoire palestinien (§ 118 de cet avis) tandis que la violation grave de ce droit est un exemple probable de crime d’Etat.

L’intention de le détruire

Enfin, le génocide, on l’a dit, se caractérise par le fait que les actes commis le sont dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe (article II). Nous avons ici un corpus inédit de déclarations génocidaires de la part de l’exécutif et des militaires israéliens, qui va de l’offensive justifiée contre des « animaux humains », à l’évocation de l’emploi de l’arme nucléaire ou biologique, en passant par la référence biblique à la destruction d’Amalek. C’est un cas tout à fait spécifique où l’on rencontre des appels gouvernementaux explicites et publics à la destruction d’un groupe. Nous ne sommes pas ici en présence d’incitations à commettre le génocide (déjà punissables selon l’article III de la Convention), mais de l’exposé d’une politique, qui est suivie d’ordres donnés à ses exécutants.

Objections

Il sera dit : « ce n’est pas un génocide mais un emploi excessif de la force face à un groupe terroriste barbare ». Il sera dit : « il y a une opération militaire à Gaza, peut-être déséquilibrée, mais il y a des combattants, donc il n’y a pas génocide car le génocide doit être commis contre des innocents désarmés ». Ces objections ne sont pas sérieuses au regard des éléments rappelés plus haut et attestables. Car si les journalistes internationaux ne se trouvent pas dans la bande de Gaza, des journalistes gazaouis risquent leur vie pour témoigner de la situation. L’ONU fait rapport tandis que ses personnels sont tués en nombre inédit. Mais aussi l’UNICEF, l’OMS, les ONG, notamment médicales, dont les personnels sont durement affectés.

En droit d’ailleurs, l’un des derniers actes de génocide judiciairement attesté, quoiqu’on en pense, est le massacre de Srebrenica (1995). A Srebrenica, à la fin d’un siège où l’on combattait aussi, ce sont des hommes en âge de combattre qui ont fait l’objet d’exécutions en masse. Ces exécutions ont été considérées comme un acte de génocide par le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie et ont donné lieu à des condamnations dans plusieurs affaires. La Cour internationale de justice n’a pas pu renier cette caractérisation dans l’affaire opposant la Bosnie-Herzégovine à la Serbie et Monténégro (arrêt de 2007).

Les historiens israéliens critiques, qui font désormais l’objet de censure en France, ont, bien avant 2023, employé le terme de « génocide progressif » (incremental genocide). En 2010, Ilan Pappé affirmait par exemple, dans un article intitulé « The Killing Fields of Gaza, 2004-2009 » 1, « la ghettoisation des palestiniens à Gaza n’a pas porté ses fruits. En 2006, les tactiques punitives se sont muées en une stratégie génocidaire » (notre traduction).

Le régime du génocide, par-delà la sanction pénale individuelle

L’article premier de la Convention de 1948 affirme : « Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime de droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir ». Par-delà la sanction pénale de ses auteurs, ou la responsabilité de l’Etat pour commission et complicité, reconnues dans l’arrêt précité de la Cour internationale de justice (2007), des obligations de prévention pèsent sur tous les Etats Parties à la Convention.

L’obligation de prévenir et de ne pas aider à la commission du génocide

Tous ces Etats sont tenus de prévenir le génocide, et, a fortiori, de cesser tout comportement d’assistance. Sont ici principalement concernés les alliés d’Israël, particulièrement les Etats-Unis, qui continuent de fournir des armes et qui ont encore, très récemment, refusé un projet de résolution du Conseil de sécurité demandant un arrêt des hostilités, et même une suspension de celles-ci.

L’article VIII de la Convention sur le génocide affirme clairement que les Nations Unies peuvent prendre des mesures pour la prévention d’un génocide. Si nous étions en configuration classique, hors veto, il y aurait déjà un cessez-le-feu. Le Conseil de sécurité pourrait aussi adopter des sanctions pour le faire respecter, telles qu’un embargo sur les livraisons d’armes et des sanctions économiques contre Israël. Mais face au blocage du Conseil de sécurité par les Etats-Unis, l’Assemblée générale est susceptible de prendre le relais. Alors, certes, l’Assemblée générale ne peut pas nécessairement, dans le droit de la Charte des Nations Unies, recommander ce type de sanctions (embargo sur les armes, sanctions économiques), encore moins en décider. Elle peut caractériser des situations, recommander un cessez-le-feu, inviter à ne pas livrer des armes dans sa fonction de conciliation. Mais l’entrée en jeu de la Convention génocide, et du droit des peuples, comme autre norme impérative, pourrait justifier une évolution de sa pratique.

Cette évolution pourrait aussi se fonder sur la thématique de la responsabilité de protéger, admise par la même Assemblée en 2005 en cas de génocide (Résolution 60/1, §§ 138 et 139). Israël, comme Puissance en contrôle des territoires où se trouve la population palestinienne a l’obligation de la protéger. Si Israël ne le fait pas, cela incombe « à la communauté internationale, dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies ». Si le Conseil de sécurité est bloqué, l’Assemblée générale devrait prendre le relais, s’agissant de mesures n’impliquant pas l’emploi de la force.

Contre-mesures et saisine de la Cour internationale de Justice

Mais, pour respecter leur obligation de prévenir un génocide, les Etats pourraient aussi, individuellement, adopter des mesures de rétorsion (interruption des relations diplomatiques – certains l’ont fait), ou des « contre-mesures » (mesures économiques défavorables, telles que la suspension d’un accord commercial), afin d’obliger Israël à modifier son comportement ; ceci n’est certes pas décrit dans la Convention de 1948 mais relève du droit commun de la responsabilité internationale. Ainsi, cette possibilité n’est pas exclue par les règles de responsabilité codifiées par la Commission du droit international des Nations Unies (articles 33, 40, 41, 42, 48 du projet d’articles recommandé à l’attention des gouvernements par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2001, Résolution 56/83). Bien entendu, ces contre-mesures unilatérales ne peuvent impliquer l’emploi de la force ou mettre en péril les droits fondamentaux (article 50 du projet d’articles).

Tous les Etats Parties à la Convention sur le génocide sont, enfin, des Etats lésés par sa commission et, selon l’article IX, chacun d’entre eux (dès lors qu’il n’a pas émis de réserves sur sa compétence, et c’est le cas de la France), peut saisir la Cour internationale de justice pour qu’elle connaisse du comportement d’Israël à Gaza. La Cour pourrait, au moins, adopter rapidement des mesures conservatoires exigeant la cessation des bombardements et du siège de Gaza. Il conviendrait donc de rappeler à tous les Etats parties à la Convention de 1948 leur obligation de prévention et de les inviter à exercer leur droit de saisir l’organe judiciaire principal des Nations Unies.
 

Noam Chomsky & Ilan Pappé, Gaza in crisis, Reflections on Israel’s War against the Palestinians, Hamish Hamilton, 2010

  publié le 24 décembre 2023

Riposte de la gauche :
les jeunes de la Nupes
appellent leurs aînés à « se ressaisir »

Mathieu Dejean et Fabien Escalona sur www.mediapart.fr

En pleine crise politique de la majorité et alors que l’extrême droite revendique une « victoire idéologique », les responsables des organisations de jeunesse des partis de gauche appellent leur camp à faire « front commun » et débattent des conditions de renaissance de l’union.

Elles et ils se connaissent bien, et certain·es ont même travaillé ensemble pour montrer à leurs aîné·es le chemin de l’unité. À la tête des branches jeunesse des quatre partis de gauche représentés à l’Assemblée nationale, Annah Bikouloulou (Jeunes écologistes), Assan Lakehoul (Jeunes communistes), Aurélien Le Coq (Jeunes insoumis·es) et Emma Rafowicz (Jeunes socialistes) ont accepté d’échanger dans les locaux de Mediapart. 

Réagissant à l’adoption cette semaine de la loi immigration et aux menaces qui pèsent singulièrement sur la jeunesse (dérèglement climatique, progression de l’extrême droite…), ils font entendre des petites musiques en phase avec leurs organisations mères, tout en montrant ici et là une plus grande franchise ou davantage d’impatience à bâtir l’union. 


 

Mediapart : Comment doit réagir la gauche face au vote, à l’Assemblée nationale, d’une loi immigration dans laquelle le pouvoir a accepté d’introduire la préférence nationale ? 

Aurélien Le Coq : Face à la contamination du macronisme par les idées de l’extrême droite, l’urgence est absolue. Nous n’avons plus de temps à perdre. La Nupes doit se réunir en urgence pour analyser la situation et reprendre le chemin de l’alternative. Le débat pour une liste commune aux européennes doit être rouvert. Notre responsabilité est de stopper net la progression du fascisme, et de battre l’extrême droite dès les élections européennes.

Emma Rafowicz : Le vote de la loi immigration est une douleur pour nous toutes et tous. Après avoir appelé, sans aucune hésitation, à voter pour Emmanuel Macron au second tour de la présidentielle en 2022, pour faire barrage à Marine Le Pen, nous sommes trahis. La gauche doit se ressaisir.

Nous devons nous structurer pour garantir une candidature commune de la gauche pour l’élection présidentielle de 2027. Nous devons nous démultiplier sur le terrain au travers de grandes actions militantes, gagner la bataille culturelle que nous semblons perdre peu à peu. La droite s’étant désormais compromise, seul notre camp est en capacité de gagner et de sauver la République sociale, humaniste et universelle.

Annah Bikouloulou : L’événement de mardi entérine une extrême-droitisation de la majorité qui avait déjà commencé sous les « gilets jaunes ». Il faut mettre nos querelles de côté et faire front commun. Ce mouvement doit concerner les partis de gauche et leurs organisations de jeunesse, mais aussi les associations antiracistes, les syndicats et les collectifs de migrant·es… 

La riposte antiraciste qui doit se mettre en place ne doit cependant pas devenir le prétexte à des politiques d’appareil. Cela ne serait pas à la hauteur du moment. On n’a plus le droit de parler de « mort de la Nupes » seulement parce qu’il n’y a pas de liste commune. Il faut montrer que dans notre pluralité, nous avons toujours un horizon commun – celui de 2027, mais aussi celui, plus imminent, de combattre les idées d’extrême droite. Côté jeunes, nous avons d’ores et déjà réfléchi à de futures actions communes, qui s’imposent plus rapidement que prévu.  

Assan Lakehoul : Les Jeunes communistes sont attachés à sécuriser le parcours des personnes migrantes en les accueillant dignement sur notre territoire, en investissant massivement dans la santé, l’hébergement d’urgence et le logement. 

Le vote de la loi immigration nous confirme l’urgence d’inciter des milliers de jeunes éloignés de la politique à s’engager. Nous restons mobilisés pour faire grandir le rapport de force qui permettra de construire une société basée sur la solidarité, le partage des richesses et des savoirs, l’émancipation de toutes et tous. C’est ce que nous appelons le communisme.

Face à l’urgence climatique et sociale, dans la foulée de la création de la Nupes en 2022, vous avez travaillé à un programme commun pour inciter vos partis à rester unis aux élections européennes de 2024. À quoi va-t-il servir, puisque chacun partira finalement sous ses couleurs ? 

Emma Rafowicz : C’est un programme de qualité, et tous nos partis, à l’exception des camarades communistes, se sont engagés à le reprendre dans des axes de campagne. L’objectif était avant tout de trouver des axes de convergence, ce qu’on a fait. On savait que nos partis se distinguent sur des sujets qu’ils pensent essentiels, comme la conception de l’Europe et le fédéralisme, qui sont des sujets quasiment philosophiques. Malgré tout, les convergences l’emportent. 

À la suite de l’écriture de ce programme, on a malheureusement fait le constat d’une division qui n’est pas due au scrutin européen, mais à une panne générale de l’union de la gauche. Nos efforts et notre espace de discussion n’étaient malheureusement pas transposables chez nos aînés. Cela nous appelle à réfléchir à ce que veut dire l’union de la gauche de manière plus pérenne, au-delà d’une élection. 

Marie Toussaint, la tête de liste des Écologistes, a fini par avouer que le but de sa candidature autonome était de rééquilibrer le rapport de forces à gauche après les européennes. Est-ce que c’est un objectif à la hauteur du moment ? 

Annah Bikouloulou : Il y a eu un vote des adhérents écologistes, qui se sont nettement exprimés en faveur de l’autonomie, on respecte ce vote. Mais le travail qu’on a fait a abouti à quelque chose de pertinent. On a marqué une première étape. Simplement, la Nupes ne se décrète pas, elle se travaille au quotidien, sans négliger le facteur humain.

L’erreur qu’on a faite, c’est de penser que le cadre unitaire allait fonctionner seulement parce qu’il existait. Or il y a eu des dysfonctionnements. À la sortie de nos rendez-vous avec les dirigeants de partis, on a demandé la mise en place d’une Agora de la Nupes. Elle a manqué : sur la situation à Gaza, on s’est par exemple tiré dans les pattes alors qu’on voulait tous un cessez-le-feu. Nous devons réfléchir dès maintenant à ce qui va se passer au lendemain des élections européennes. 

Certains responsables sont des enfants gâtés de la Nupes : ils se sont fait élire avec l’étiquette, mais ont abandonné la dynamique unitaire une fois élus. Aurélien Le Coq, Jeunes insoumis·es

Aurélien Le Coq : Je partage la fierté d’avoir montré qu’il était possible de se mettre d’accord. On était convaincus que ce résultat était possible. Ce qui est dramatique, c’est qu’on se retrouve maintenant dans une situation où on doit dénoncer exactement les mêmes choses que ce qu’on dénonçait au début du processus : l’irresponsabilité d’un certain nombre de responsables politiques qui refusent d’ouvrir le débat. 

Ces responsables sont des enfants gâtés de la Nupes : ils se sont fait élire avec l’étiquette, mais ont abandonné la dynamique unitaire une fois élus. Une partie de nos dirigeants politiques – Marine Tondelier d’emblée, puis Olivier Faure – n’a pas entendu l’appel des jeunes et n’a pas accepté de bouger alors même qu’une voie alternative était possible. Cette élection est la dernière élection nationale avant 2027. Nous lançons donc un appel à tous ceux qui se reconnaissent dans le programme de rupture de la Nupes : ils sont les bienvenus dans la campagne de l’union populaire ! 

Est-ce que vous admettez que l’attitude des chefs de LFI n’a pas suscité la confiance nécessaire chez ses partenaires potentiels ? 

Aurélien Le Coq : Seul le programme compte, car on veut changer la vie des gens. Vouloir rééquilibrer le rapport de forces interne à la gauche au moment des européennes n’est pas à la hauteur. On ne veut pas savoir qui aura dix, huit ou six eurodéputés, mais si on peut gagner sur un programme de rupture. 

Emma Rafowicz : Je n’ai pas renoncé à l’union de la gauche, mais on est dans une séquence très dure, notamment parce que Jean-Luc Mélenchon et son entourage sont dans une posture qui est en train de tuer la Nupes. À plusieurs reprises, ils n’ont pas écouté leurs partenaires et ont mis l’union en danger : la prise de position des Insoumis sur l’affaire Quatennens, la sanction prise contre Raquel Garrido qui est de la même durée que celle contre Adrien Quatennens, le changement de position des députés insoumis sur l’article 7 de la réforme des retraites après un tweet de Jean-Luc Mélenchon, etc.

Pendant nos travaux lors du Forum européen des jeunes de la Nupes, je le disais déjà : à chaque tweet de Jean-Luc Mélenchon qui insulte les partenaires, il met en danger la dynamique unitaire. Refuser de qualifier le Hamas de terroriste après le 7 octobre s’inscrit dans la même logique. Tout cela participe à la grande difficulté dans laquelle nous nous trouvons. Il faudrait que les Jeunes insoumis soient le poil à gratter de LFI, comme les Jeunes socialistes ont su être pour le PS pendant longtemps. Emancipez-vous de ce chef qui tire une balle dans le pied de l’union de la gauche.

Vous n’êtes donc pas assez poil à gratter envers LFI, Aurélien Le Coq ?

Aurélien Le Coq : Nous n’avons pas besoin, car nous sommes en adéquation avec le message de LFI et avec Jean-Luc Mélenchon, parce qu’on sait que c’est ce qui fonctionne – autrement, il n’aurait pas obtenu 22 % des voix à la présidentielle. 

Le début de ta réponse, Emma, consiste à expliquer que si la Nupes est en difficulté, ce serait notamment à cause de l’expression de Jean-Luc Mélenchon à partir du 7 octobre. Or, cette expression est la même que celle d’Olivier Faure ces derniers jours. Jean-Luc Mélenchon a été le premier à prévenir d’une escalade meurtrière à Gaza, et aujourd’hui on en est à plus de 20 000 morts. De plus, le PS a pris ses distances sur la liste commune aux européennes le 2 octobre, pas le 7. Le fait que la Nupes soit en difficulté vient bien du refus de l’union aux sénatoriales, comme aux européennes, qui n’est pas de notre fait. 

Assan Lakehoul, pourquoi les Jeunes communistes n’ont pas participé à ce travail commun ? Quelle est votre position sur la question de l’union de la gauche ? 

Assan Lakehoul : Aux Jeunes communistes, les moments d’élections ne sont pas ceux qu’on préfère. Nous pensons qu’il y a des jeunesses et qu’il faut s’adresser à elles dans toute leur diversité, pas seulement à la jeunesse déjà politisée. Une énorme majorité de jeunes ne vont pas s’engager en politique sur la base d’un accord entre formations. 

S’adresser aux jeunes en leur parlant d’accords d’appareils, c’est refaire ce qu’ont fait nos aînés et qui n’a pas marché. Assan Lakehoul, Jeunes écologistes

Il y a toute une partie de la jeunesse à qui la gauche ne parle pas : les jeunes en bac pro, en CFA, ceux qui sont en dehors des grandes villes, dans les villages. Heureusement que cette jeunesse n’a pas entendu l’échange qu’on vient d’avoir. D’ailleurs, elle n’y comprendrait rien. Pour s’adresser à elle, il faut partir de ce qu’on vit, de ses aspirations. La réforme du bac pro va la toucher. S’adresser aux jeunes en leur parlant d’accords d’appareils, c’est refaire ce qu’ont fait nos aînés et qui n’a pas marché. 

Il y a tout de même un enjeu autour de 2027 : pour mener les réformes que vous souhaitez, il faut gagner. Souhaitez-vous une candidature unique à gauche ? 

Assan Lakehoul : Le cœur du problème n’est pas la division de la gauche mais sa faiblesse. Quand la gauche est arrivée au pouvoir en 1981, elle était divisée. Je pense qu’on est face à un risque de marginalisation de la gauche s’il n’y a pas un électrochoc collectif. Avant de réfléchir aux alliances électorales, il faut réfléchir à ce dont on parle. Ce qui fait de nous des irresponsables, ce ne sont pas les divisions, c’est d’occulter les raisons de cette faiblesse. 

Emma Rafowicz : Ce n’est pas contradictoire. Face à une extrême droite qui n’a jamais été aussi forte, avoir le sens des responsabilités, c’est avoir le souci de l’union de la gauche. Cela n’empêche pas d’avoir une réflexion sur sa faiblesse. Je pense personnellement qu’il y a une barrière de la langue, et qu’on n’est pas suffisamment engagés sur certains combats. Mais la conclusion ne peut pas être de mener chacun son combat dans son coin. 

Je lance un appel à toutes les organisations de jeunesse ici : faisons des forums de jeunes de la Nupes sur d’autres sujets que les européennes, y compris des sujets clivants, avec des militants jeunes, des syndicalistes, des associations, pour savoir à quoi ressemble une gauche qui gouverne. On ne peut pas partir du principe qu’il est impossible de mettre autour d’une même table Sandrine Rousseau et Fabien Roussel. 

Aurélien Le Coq : Le programme de la Nupes n’est pas juste un logo sur un accord d’appareils. C’est la retraite à 60 ans, c’est l’augmentation des salaires, c’est le blocage des prix, c’est le rétablissement de l’ISF, c’est plus d’argent dans l’éducation. On a remporté le premier tour des élections législatives et fait plus de 25 %, c'est un premier pas !

De même, l’union aux européennes ne consistait pas juste à proclamer l’union, elle visait à porter plus fort encore qu’on veut une harmonisation sociale européenne, aller vers un Smic européen, la fin de la directive des travailleurs détachés, remettre en cause l’ubérisation... Évidemment le débat est animé, mais on sait qu’on n’a plus le temps. C’est pourquoi on a dit à nos aînés qu’on allait parler du fond, et pas des personnes – même si nous avions quelques idées pour cette liste commune. 

Une partie de la jeunesse se politise aujourd’hui sur la cause palestinienne. Les autorités européennes sont critiquées pour leurs positions faibles concernant les massacres en cours à Gaza. Selon vous, faut-il aller plus loin que les protestations, en édictant des sanctions contre l’État d’Israël ? 

Annah Bikouloulou : Les Écologistes demandent évidemment un cessez-le-feu, un cessez-le-siège, la libération des otages et la fin de la politique de colonisation. Nous voulons aussi que des observateurs internationaux et des journalistes puissent aller sur place car on manque d’informations. La France peine à se faire entendre et quand elle y parvient, sa voix est décevante. En France, la gauche n’a pas été complètement au rendez-vous. Il y a eu malgré tout des actions collectives, mais on n’a pas encore trouvé le moyen pour les massifier. 

En ce qui concerne les sanctions, à partir du moment où des crimes de guerre ont été commis, que l’on fait face à des actes potentiellement génocidaires, la France et l’Union européenne doivent urgemment adopter des sanctions internationales envers Israël. Sans aller directement sur le terrain des sanctions financières, un panel de sanctions politiques peuvent être mises en place par la France et l’UE. Mais déjà nous demandons un embargo sur la livraison de matériel militaire.

Emma Rafowicz : Je suis choquée et désespérée par la situation. Malheureusement c’était prévisible. Dès le 7 octobre, on a demandé à ce que la réponse d’Israël soit proportionnée, et le respect du droit international. Or, que ce soit à Gaza ou en Cisjordanie, ce n’est ni proportionné ni respectueux du droit international. La question des sanctions se pose donc, même si je ne saurais pas vous dire lesquelles précisément. 

La diplomatie échoue face à la prégnance de l’extrême droite côté israélien comme côté palestinien avec le Hamas. L’Europe doit être plus présente et interventionniste. Le PS devrait utiliser davantage le Parti socialiste européen et l’Internationale socialiste pour porter l’exigence de paix. Mais rien n’est simple dans cette histoire. Et la gauche n’a malheureusement jamais été aussi faible en Israël. 

Assan Lakehoul : La question de la paix en Israël et en Palestine est une campagne qu’on mène depuis vingt-huit ans chez les Jeunes communistes. Sur les sanctions, on est un peu gênés car on ne veut pas qu’elles pénalisent les peuples, y compris dans les puissances impérialistes, car les peuples détiennent toujours la solution. C’était déjà le problème avec la Russie. Il ne faudrait pas que les sanctions renforcent finalement les dirigeants concernés. 

Depuis longtemps nous sommes engagés dans le boycott des produits fabriqués dans les colonies israéliennes, et pour la libération des prisonniers politiques palestiniens. C’est aussi une des clés pour que la solution d’un État palestinien aux côtés de l’État israélien dans les limites de 1967 soit crédible. On demande enfin à ce que la France reconnaisse l’État palestinien. 

Aurélien Le Coq : Il faut hausser le ton fortement pour un cessez-le-feu dans les plus brefs délais. Il y a des moyens de sanctionner l’État d’Israël de manière efficace, par exemple en gelant les avoirs financiers à l’étranger, ceux des plus riches et des proches soutiens du gouvernement israélien. Il faut en faire un sujet aux européennes. Les Insoumis qui seront élus au Parlement européen demanderont à ce qu’un texte soit voté en faveur de sanctions. 

Il y a un processus de nettoyage ethnique en cours. L’ONU parle de risque génocidaire. Toute la classe politique pourra-t-elle se regarder dans la glace dans quelques années ? Macron a attendu 50 jours avant d’appeler au cessez-le-feu. La polémique sur les propos de Jean-Luc Mélenchon visait à empêcher qu’une autre voix soit audible, là où le gouvernement résumait tout au droit inconditionnel d’Israël à se défendre. 

Nous nous parlons alors que la 28e COP sur le climat s’est achevée sur un accord mitigé, après une année record pour les émissions de CO2. Pour vous, quelle est la priorité stratégique dans la lutte contre le dérèglement climatique ? La bataille électorale, les mobilisations extra-institutionnelles, les négociations internationales ? 

Annah Bikouloulou : Cette lutte doit guider toute notre action politique. Les COP sont des moments importants qui obligent à mettre le sujet climatique à l’agenda, mais on avait dès le départ la sensation qu’on se moquait de nous : non seulement elle avait lieu à Dubaï, mais en plus il y avait plus de 2 450 lobbyistes du pétrole, du charbon et du gaz ! Et quand le président de la COP dit qu’il n’est pas prouvé scientifiquement qu’il faut éliminer les énergies fossiles, on se dit qu’il y a encore du chemin à faire.

Emma Rafowicz : On a l’impression que le problème du climat n’est pas considéré à la hauteur de ce qu’il est, c’est-à-dire un moment de bascule à l’échelle de l’humanité. On a manqué une nouvelle fois une étape importante. Au PS, on parle de plus en plus de socialisme écologique, car l’écologie est imbriquée à l’ensemble de notre vision politique. On ne doit négliger aucun niveau d’action : soutenir les associations qui se mobilisent comme les Soulèvements de la Terre (SLT), mais aussi lutter dans tous les hémicycles. 

Aurélien Le Coq : La place des lobbyistes fait que la COP ressemble plus à un processus d’escroquerie en bande organisée qu’à une démarche politique volontariste. Et comme il n’y a jamais de dispositif contraignant, ça n’avance pas. Pour notre génération, c’est un drame absolu, car on n’a pas le temps d’attendre. La radicalisation des modes d’action notamment dans la jeunesse s’explique d’ailleurs par ce sentiment de lenteur des institutions. C’est pourquoi il y a un enjeu à prendre le pouvoir en France le plus rapidement possible, pour appliquer la planification écologique et revoir notre système économique en profondeur.

S’il est vrai qu’il faut repenser le rapport au travail, il faut aussi repenser le rapport au temps libre. Annah Bikouloulou.

Assan Lakehoul : À l’heure de la multiplication des conflits armés, on peut se féliciter que des pays se mettent d’accord sur une déclaration commune sans faire parler les armes. Mais on ne peut que regretter qu’ils se retrouvent sur le plus petit dénominateur commun, en parlant de « transition » plutôt que de sortie des énergies fossiles. 

Mais comment mobiliser une majorité de gens en faveur d’un autre projet que le système capitaliste ? C’est la question qui doit nous animer. Je suis convaincu qu’une majorité de jeunes ne se reconnaît pas dans le capitalisme. Ils n’ont pas envie d’être en concurrence avec les voisins pour une formation, avec les potes pour un boulot, et d’aller bosser juste pour faire de la thune pour soi ou pour son entreprise. 

Mettre du sens dans le travail c’est important, et dans le sens qu’on met au travail, les enjeux écologiques comptent. La jeunesse est une solution pour travailler dans tous les secteurs concernés par la transition écologique. Sur la radicalité, j’émets une réserve : pour entraîner dans la danse la majorité de la population, il faut le mouvement le plus massif possible, et pas forcément le plus radical dans le mode d’action. 

Annah Bikouloulou : J’ajoute que, s’il est vrai qu’il faut repenser le rapport au travail, il faut aussi repenser le rapport au temps libre. Si on veut entrer dans une logique de décroissance, il faut valoriser ce qui contribue à la société en dehors de l’emploi stricto sensu. Cela s’inscrit dans l’écologie populaire que nous défendons. 

Il y a eu une série de victoires récentes de l’extrême droite en Europe et ailleurs, avec son cortège de violences. Ne trouvez-vous pas que vos formations aînées négligent ce combat ? 

Emma Rafowicz : On doit mener la bataille culturelle de manière beaucoup plus forte, car l’extrême droite déroule son discours sans contradiction. Il faut par exemple limiter l’influence de CNews : la question de son droit d’émettre se pose, car elle ne respecte pas son contrat auprès de l’Arcom en matière de diversité d’opinions.

Il faut aussi faire le constat que l’extrême droite est soutenue par une partie grandissante de la droite. Face aux manifestations de l’ultradroite, qui n’est que le bras armé des partis d’extrême droite, après la mort de Thomas à Crépol (Drôme), il y a eu un laisser-faire coupable de la droite et même de Gérald Darmanin. 

Annah Bikouloulou : De notre côté, nous sommes vigilants vis-à-vis de l’écofascisme. Tout un tas de discours mettent en avant un retour à la nature tendancieux. Sous prétexte d’écologie, ils vont parler de surpopulation à contrôler – on sait ce que ça veut dire. En tant qu’organisation de gauche, on doit être intransigeant sur nos valeurs et nos discours. Enfin, il y a un gros travail à faire sur l’abstention, en particulier chez les jeunes : il y a des gens à aller chercher. 

Assan Lakehoul : Il faut aussi se demander pourquoi l’extrême droite est forte. Au-delà de son discours populiste et de sa puissance médiatique, son essor est dû à la crise du capitalisme. Le fascisme a toujours tenté de faire croire qu’il était une alternative à celui-ci alors que c’est “le libéralisme plus le racisme”. Et puis, j’y reviens, sa croissance est aussi un effet de la faiblesse de la gauche – soit parce que la gauche a trahi comme sous le quinquennat de François Hollande, soit parce qu’elle est tombée dans le nombrilisme et l’entre-soi. 

C’est pourquoi les JC cherchent à être l’organisation la plus large possible, qui arrive à parler à tout le monde, dans les petites villes et les villages. C’est là qu’on fait reculer l’extrême droite : en Corrèze, dans le Tarn, le Gers, les Vosges, la Sarthe… Dans ces endroits où les jeunes sont éloignés de la politique et votent plutôt Bardella que nous quatre réunis. Quand on se renforce là, on fait reculer concrètement l’extrême droite.

Aurélien Le Coq : Il faut combattre l’extrême droite partout, sur les plateaux de télévision comme à l’Assemblée nationale, comme dans la rue, comme là où elle s’enracine. À LFI on avait lancé une initiative de groupes de militants – les « développeurs » – qui doivent aller dans des endroits spécifiques, notamment ruraux, où le militantisme n’existe plus et où l’extrême droite progresse électoralement. 

Le message qu’on doit envoyer à tout le monde, à commencer par la gauche au sens large, c’est : “n’ayons pas peur, relevons la tête”. Oui, on veut accueillir dignement les gens, ne pas les laisser crever dans la rue de faim ou de maladie parce qu’ils n’ont pas les bons papiers dans la poche. 

D’autre part, on ne doit pas se vivre comme une citadelle assiégée. Notre objectif reste la victoire. L’extrême droite est utilisée par les plus riches de ce pays pour diviser les classes populaires. Nous devons faire l’exact inverse : l’union populaire. Fédérer le peuple, c’est faire prendre conscience à chacune et chacun que les responsables de leurs problèmes quotidiens, ce sont ceux qui se mettent tout l’argent dans leurs poches sans en redistribuer aucune partie. C’est une stratégie d’éducation populaire. 

Boîte noire

L’entretien a eu lieu dans les locaux de Mediapart lundi 18 décembre. Il a été relu par les intéressé·s. Les réponses à la première question sur l’adoption de la loi immigration ont été envoyées par écrit, le jeudi 21 décembre.

  publié le 24 décembre 2023

Gaza :
sans appel au cessez-le-feu, la résolution de l’ONU est la cible de nombreuses critiques

Amélie Poinssot sur www.mediapart.fr

Unanimement critiqué dans les territoires palestiniens, le texte voté vendredi par le Conseil de sécurité de l’ONU, sur lequel les États-Unies et la Russie se sont abstenus, n’appelle pas à l’arrêt de l’offensive israélienne à Gaza. Les organisations humanitaires dénoncent une hypocrisie.

CeCe qu’il s’est passé vendredi 22 décembre à Washington ? Amal Khreishe est claire, cela ne fera pas avancer d’un pouce l’espoir de voir s’arrêter les hostilités à Gaza. « Le Conseil de sécurité de l’ONU a donné à Israël et à ses soutiens le droit de continuer son opération d’agression », dit-elle à Mediapart depuis Ramallah (Cisjordanie), en réaction à la résolution votée la veille. Le texte exige l’acheminement « à grande échelle » de l’aide humanitaire dans le territoire assiégé, sans mentionner un éventuel cessez-le-feu.

Directrice de l’ONG palestinienne PWWSD, organisation féministe active dans les territoires palestiniens qui fournit – entre autres – de l’aide à 3 000 familles gazaouies dans le sud et dans le nord de l’enclave, Amal dénonce l’hypocrisie de l’instance internationale. Elle a pourtant à sa disposition l’article 99 de la Charte des Nations unies, selon lequel « le secrétaire général peut attirer l’attention du Conseil de sécurité sur toute affaire qui, à son avis, pourrait mettre en danger le maintien de la paix et de la sécurité internationales ».

C’est le cas ici, dit-elle : le conflit à Gaza ne déstabilise pas seulement le Proche-Orient, mais le monde entier. « L’instance a des outils pour intervenir, elle peut mobiliser une force armée, cela s’est déjà produit dans le passé et dans d’autres pays, poursuit l’activiste palestinienne. Pourquoi ne le fait-elle pas ici ? Les autorités israéliennes sont en train de commettre un génocide et les structures de l’ONU restent silencieuses là-dessus. Les organisations humanitaires palestiniennes sont extrêmement déçues. »

Le gouvernement israélien a indiqué de son côté qu’il continuerait d’inspecter toute l’aide humanitaire entrant à Gaza, tandis que l’Autorité palestinienne a salué « un pas dans la bonne direction ». Le Hamas, quant à lui, a dénoncé « un pas insuffisant ».

L’attitude des États-unis, qui se sont abstenus, tout comme la Russie, interroge côté palestinien. Pour Amal Khreishe, cette position rend les États-Unis complices des crimes commis à Gaza : « Protéger les civils, faire respecter leurs droits fondamentaux comme l’accès à l’eau, à la nourriture, à l’électricité et aux soins médicaux, figure dans la Convention de Genève, il ne devrait pas y avoir d’abstention sur ce sujet. Utiliser la faim dans la guerre est contraire au droit international. »

Ces derniers jours, d’après Médecins sans frontières (MSF), environ 160 camions d’aide humanitaire entraient chaque jour dans Gaza, et d’après le Croissant-Rouge palestinien, seulement 70 étaient entrés dans l’enclave ce vendredi. Des chiffres à comparer avec ceux d’avant le 7 octobre : l’enclave, sous blocus israélien depuis 2007, était ravitaillée par 500 camions quotidiens.

Ce n’est cependant pas le nombre de camions autorisés à pénétrer dans l’enclave qui va changer la donne, précise Claire Magone, directrice générale de MSF France. La responsable souligne qu’aucun trajet n’est sécurisé à l’intérieur de l’enclave, qu’il faut faire « des gymkhana entre les bombes », que des gens se retrouvent parfois coincés sans accès à une alimentation pendant plusieurs jours… Et que des hôpitaux se retrouvent par moments sans approvisionnement aucun, alors que les équipes médicales pratiquent en permanence des soins vitaux et que de nombreuses évacuations de personnes blessées sont nécessaires.

La directrice générale de MSF France attend d’avoir l’assurance que l’aide humanitaire ne sera pas bombardée. Ce qui nécessite, autrement dit, l’arrêt durable des bombardements visant la population civile. « Sans cessez-le-feu, l’objectif de la résolution, qui exige “un acheminement immédiat, sûr et sans entrave d’une aide humanitaire à grande échelle” a un caractère incantatoire et ne peut pas être atteint. »

Ouvrir d’autres entrées

Même son de cloche du côté d’Action contre la faim, qui alerte depuis plusieurs semaines et s’est alarmée une nouvelle fois jeudi, en s’appuyant sur le rapport sur la sécurité alimentaire publié par l’ONU, du risque de famine dans l’enclave assiégée. « Il n’y a qu’une solution, c’est le cessez-le-feu, insiste Jean-Raphaël Poitou, responsable du plaidoyer Moyen-Orient de l’association. Début décembre, les quelques jours de pause humanitaire n’ont rien changé. Le répit avait permis de laisser passer un peu plus de matériel, mais les besoins sont tels qu’une aide humanitaire transitant par Rafah, à la frontière égyptienne, ne peut pas suffire. »

D’après lui, il faut ouvrir d’autres entrées, à Kerem Shalom, au sud – le point d’accès est officiellement ouvert par les autorités israéliennes, mais rien de significatif n’y passerait actuellement –, et à Erez, au nord – là où l’attaque terroriste avait été lancée par le Hamas le 7 octobre. Il faut également rouvrir l’acheminement en eau potable, coupé par Israël sur deux des trois points d’accès pour Gaza. La situation d’insécurité alimentaire est telle que des camions ont été pillés.

Les marchés sont vides, le peu qui reste dans les magasins est rationné, il n’y a plus de farine et plus d’eau propre pour faire le pain. Jean-Raphaël Poitou, Action contre la faim

« C’est embêtant pour la sécurité des équipes humanitaires, mais c’est aussi un indicateur que la population gazaouie est en mode survie, et c’est très inquiétant, poursuit Jean-Raphaël Poitou. Les gens n’ont plus aucune rentrée d’argent depuis plus de deux mois, ce qui les rend complètement dépendants de l’aide extérieure. Les marchés sont vides, le peu qui reste dans les magasins est rationné pour donner la priorité aux enfants et aux personnes âgées, il n’y a plus de farine et plus d’eau propre pour faire le pain. Et faute d’aliments pour leurs animaux, les éleveurs abattent leurs bêtes, donc le peu de produits laitiers locaux qui se faisait à Gaza est sur le point de disparaître. »

Il a fallu plusieurs jours pour aboutir à la résolution onusienne. Pour Claire Magone, « il est perturbant que tant d’efforts diplomatiques aient été nécessaires pour statuer sur une évidence, après plus de deux mois de conflit. Reste un éléphant au milieu de la pièce : les États-Unis, qui bloquent le processus politique. On croirait à une stratégie de diversion. »

Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences-Po Paris et fin connaisseur de la région, voit même, dans le texte onusien, une résolution « contre-productive ». « Le Conseil de sécurité a pour fonction de favoriser et de garantir la cessation des hostilités et le maintien de la paix. Or il n’y a dans ce texte aucune mesure contraignante de nature à faire arrêter les opérations des belligérants. C’est de la pommade humanitaire, et l’on n’a pas besoin d’une résolution du Conseil de sécurité pour cela. »

Selon les derniers chiffres du Hamas – jugés crédibles par les ONG internationales sur place –, plus de 20 000 personnes sont mortes, et plus de 50 000 ont été blessées depuis le début de l’offensive israélienne. D’après l’ONU, les bombardements ont en outre entraîné le déplacement de 1,9 million de personnes, soit... 85 % de la population gazaouie.

« Quand, face à cette guerre qui dure depuis plus de deux mois, l’instance internationale n’interdit pas de poursuivre les bombardements, elle donne une sorte de feu vert déguisé à Israël pour continuer ses opérations, regrette Bertrand Badie. C’est un très mauvais signal, l’État israélien va se sentir conforté avec cette résolution. »

   publié le 23 décembre 2023

Uber : « Emmanuel Macron veut saboter l’accord européen sur les travailleurs des plateformes », analyse Leïla Chaibi

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Emmanuel Macron joue, vendredi 22 décembre, son dernier atout pour essayer de saborder la directive européenne sur la protection des travailleurs de plateformes. L'eurodéputée Leïla Chaibi, négociatrice pour la Gauche, n’aurait jamais cru que le président pousse à ce point son soutien à Uber.

Après de longues et houleuses négociations, dans la nuit du 12 au 13 décembre, le Parlement, les 27 États membres et la Commission européenne étaient parvenus à un accord : une directive européenne sur la protection des travailleurs des plateformes qui aurait pu être plus ambitieuse, mais qui allait pouvoir améliorer la vie de plus de 5 millions d’uberisés en Europe.

Sauf que jusqu’au bout, Emmanuel Macron manœuvre pour rassembler une minorité de blocage. L’eurodéputée FI Leïla Chaibi, qui a négocié cette directive pour le groupe de la Gauche, un tel blocage est non seulement très rare, mais montre que « le président français est bien le lobbyiste d’Uber ».

Comment expliquez-vous les efforts de la France pour saborder cette directive ?

Leïla Chaibi : La semaine dernière, nous avons trouvé un accord de trilogue. Entre le Parlement et les États membres, sous l’arbitrage de la Commission européenne. Certes, le texte qui en est sorti aurait pu être bien plus ambitieux, mais au moins, il améliorait la situation des travailleurs. Pourtant sous l’impulsion de la France, Olivier Dussopt tente de rassembler une minorité de blocage auprès des ministres du Travail, pour le faire capoter. Normalement quand un accord est conclu en trilogue, son enregistrement n’est qu’une formalité. Je crois bien qu’un tel blocage n’est arrivé qu’une fois auparavant dans l’histoire de l’UE.

Très honnêtement, je ne croyais pas que Macron allait encore oser s’y opposer. Le texte a obtenu le soutien de la présidente de droite (PPE) du Parlement, du président de la commission emploi… Même le groupe Renew (Renaissance), où siègent les euro-députés macronistes et Modem, avait voté pour au Parlement. Et pourtant, seul contre tous, Macron veut saboter l’accord, une des rares avancées sociales qui nous vient de l’Union européenne.

Concrètement, quel est son but ?

Leïla Chaibi : Il veut en faire une directive pro Uber, qui protège les plateformes des risques de requalification. En l’état, l’accord stipule que pour faire valoir la présomption de salariat, le travailleur des plateformes doit remplir deux critères de subordinations sur cinq. Au Parlement, nous souhaitions qu’il n’y ait pas de critères, que la présomption soit entière et irréfragable. Les plateformes veulent que trois critères soient remplis.

Pire : Emmanuel Macron veut introduire une exception. À Bruxelles, tout le monde appelle ça la « dérogation française ». Elle dit qu’à partir du moment où des critères ont été discutés lors de négociations collectives, ils ne peuvent plus être retenus comme arguments en vue d’une requalification. Le fait de ne pouvoir négocier ses prix est un critère, donc l’une des premières décisions de l’ARPE (l’autorité qui instaure un pseudo-dialogue social entre patronat des plateformes, quelques associations et des syndicats de livreurs, NDLR) a été de passer des accords sur les tarifs. Pour empêcher les juges d’utiliser ce critère de subordination. Je me suis battue jusqu’au petit matin pour que cette exception ne figure pas dans l’accord.

Si le président français obtient sa minorité de blocage, on retournera dans un cycle de négociations en trilogue. Le passage à trois critères ou la dérogation, seraient, pour nous, des lignes rouges : plutôt que de protéger les travailleurs, la directive les fragiliserait, elle serait contre-productive.

Rétrospectivement, comment voyez-vous ces deux années à vous battre pour cette directive ?

Leïla Chaibi : Comme le Parlement n’a pas le pouvoir de proposer une directive, nous avons déjà dû demander à la Commission un rapport d’initiative. Il a ensuite fallu la convaincre qu’elle repose sur la présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes. Ce qui a été voté en décembre 2021. Puis le Parlement a amélioré la proposition. Le Conseil a voulu la saborder, jusqu’à ce qu’on arrive, le 12 décembre dernier, à ce compromis. Mais à chaque étape, il a fallu se battre contre les lobbies. C’est vraiment l’irruption des mobilisations des travailleurs à Bruxelles qui nous a permis d’arracher cette directive. À la Commission, ils n’ont pas l’habitude de voir des travailleurs, et cela a été déterminant.

La France a joué ce rôle pro-plateforme dès le début. Lors de mes premières rencontres avec les lobbyistes d’Uber et Deliveroo, ils me disaient déjà qu’ils rêvaient que toute l’Europe soit comme Macron. Il est le principal relais des plateformes auprès des gouvernements européens. C’est un enjeu idéologique pour lui. Un cheval de Troie pour casser le salariat, rendre légal de ne pas respecter le droit du travail, ni la protection sociale.

   publié le 23 décembre 2023

Il n’y a pas de fatalité

Ruffin François (député de la Somme) sur https://blogs.mediapart.fr

La pente glisse vers le Rassemblement National ? En effet. Mais il n’y a pas de fatalité. L’histoire reste ce que les hommes et les femmes en font : nous pouvons gagner. Nous le devons.

Depuis deux ans, c’est une vérité qu’il nous faut affronter : Marine Le Pen s’installe tranquillement dans la République. Tous les sondages le disent : son parti gagne des points, elle-même paraît moins « inquiétante ». Dans l’hémicycle, ses députés le répètent à l’envi : « Quand nous gouvernerons en 2027… » et insidieuse, la petite musique finit par rentrer. A la télévision, du matin au soir, une chaîne lui déroule le tapis rouge, clive le pays sur les origines, la confession, construit des plus ou moins Français. Quant au président, élu pour « faire barrage », il lui sert au contraire de marchepied : par les vice-présidences que, à l’Assemblée, il donne au Rassemblement national, désormais respectable, dans l’institution. Par le ressentiment, surtout, la rancœur qu’il enfonce dans les cœurs, humiliant le pays avec la retraite à 64 ans, sans action contre l’inflation, méprisant constamment mouvements populaires et corps intermédiaires. Jusqu’à, enfin, la « victoire » offerte cette semaine au RN : le droit du sol remis en cause, partiellement, la préférence nationale inscrite dans un bout de loi, sous les ovations, les applaudissements des lepénistes. 

Au-delà des principes, ce sont des vies dures qui vont encore être durcies. Surtout, c’est un raisonnement qui est emprunté, validé : en soignant moins les étrangers, est-ce ainsi que l’hôpital sera guéri ? En grattant sur eux des mois d’APL, voilà comme le pouvoir d’achat des Français va augmenter ? En mettant une caution sur les étudiants, la France va-t-elle rayonner ? 

C’est une ambiance qui est posée : « Vous n’êtes pas les bienvenus. Vous êtes de trop. Faites-vous petits. » Et par ricochet, les Français immigrés ou enfants de, en sont heurtés dans leur humanité.

Voilà la pente.

Et du coup, les esprits glissent.

Les esprits ne glissent pas que dans la France d’en bas, « Marine, on ne l’a pas essayé ». Les esprits glissent aussi dans la France diplômée, des ministères, des installés : on se fait à l’idée. On ponctue par des « de toute façon », des « c’est comme ça », des « c’est son tour ». On s’abandonne, par mollesse, par lâcheté.

Non, il n’y a pas de fatalité.

Dans Histoire d’un Allemand, Sebastian Haffner, jeune étudiant à Berlin dans les années trente, décrit la montée du national-socialisme : « À l’instant du défi, quand des peuples se lèvent spontanément comme un seul homme, les Allemands, comme un seul homme, se sont effondrés. Ils ont molli, cédé, capitulé. » Si les nazis ont triomphé, nous dit-il, c’est moins par leur volonté que par la passivité des autres : « Ils ont sombré par millions dans la dépression. » C’est cette dépression, en nous, dans le pays, ce laisser-aller, qui est notre pire adversaire. La résignation, l’abattement qu’il nous faut vaincre.

Il n’y a pas de fatalité.

L’histoire demeure ce que les hommes et les femmes en font. La crise de 1929 a certes abouti sur le nazisme en Allemagne, mais aux Etats-Unis elle a mené au New Deal, au Front populaire en France. Chez nous, la seule fois où l’extrême droite est arrivée au pouvoir, c’est par la défaite, par l’humiliation de 1940, par la collaboration. Jamais par les urnes. Et ce ne fut pas pour écrire une page de gloire dans nos mémoires.

Il n’y a pas de fatalité, non.

Mais il s’agit d’ouvrir une issue au pays. Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il, politiquement, dans la durée ? Le fait marquant, c’est l’effritement du « bloc central-libéral ». Longtemps, il était assez puissant pour avoir le luxe de se diviser entre centre-droit et centre-gauche, offrir une alternance avec des nuances, mais sans alternative. Le référendum de 2005 en a sonné le glas : 55% des Français, mais 80% des ouvriers, 71% des employés, votaient « non » à la « concurrence libre et non faussée », « non » à la « libre circulation des capitaux et des marchandises ». Le bloc au pouvoir a néanmoins poursuivi, poursuit toujours le même projet, de mondialisation, de libre-échange : en « démocratie », mais sans le « démos », voire contre le « démos ». Il lui a fallu, dès lors, pour se maintenir, unir centre-gauche et centre-droit, et ce fut autour de la figure d’Emmanuel Macron. Mais la désagrégation se poursuit, s’accélère même, du « Nuit debout » des centres-villes aux « Gilets jaunes » des périphéries, jusqu’aux puissantes manifestations de ce printemps sur les retraites. Des bouts entiers décrochent du bloc central.

Mais par quoi sont-ils accrochés ? Vers quoi sont-ils attirés ? Par rien. Pour beaucoup, ils demeurent en suspension, dans l’abstention.

Par quoi seront-ils aimantés ?

C’est la course en cours, c’est la bataille entre deux pôles : entre le bloc « national-autoritaire » et le bloc « social-écologiste ». Et disons-le : pour l’instant, nous perdons. Nous perdons largement.

Pourquoi ?

Déjà, parce que nous ne sommes pas un « bloc ». Il ne s’agit pas, seulement, des quatre listes aux élections européennes, mais bien pire : toutes les invectives entre les chefs, tous les étalages de rancœur sur Twitter, toutes les querelles avec les bruits de vaisselle… Franchement : est-ce à la hauteur du danger ? La force va à la force, et nous ne donnons pas le sentiment d’en être une. Ce lamentable spectacle doit cesser.

Ensuite, brandir les Le Pen comme un épouvantail, comme un repoussoir, crier au cauchemar, ne suffira pas : nous ne gagnerons pas avec ça. C’est un travail respecté, par les horaires et les salaires, par les statuts et les revenus, qu’il faut aux classes populaires, c’est l’hôpital pilier de l’Etat social, c’est l’école pilier de la République, c’est l’Egalité pas qu’au fronton des mairies, c’est la souveraineté retrouvée, c’est un impôt où « les gros paient gros et les petits paient petit ». Ce sont des ruptures économiques, démocratiques, écologiques, qu’il faut acter, sans reculer : avec la concurrence, la croissance, la mondialisation, avec le pouvoir concentré à l’Elysée. Sinon, la "gauche" replongera dans ses déboires, ses trahisons, ses faux-semblants du passé.

Enfin, c’est une psychologie, un état d’esprit qu’il faut modifier : en avant, du panache, de l’audace ! Nous ne sommes pas une citadelle assiégée, condamnée à « résister » dans un pays raciste, moisi. Nous sommes la majorité, nous sommes le peuple qui désire autre chose, autre chose que la concurrence des égoïsmes, qui demande justice et égalité : nous voulons gagner. Il nous faut passer de l’esprit de défaite à une force de conquête.

Il n’y a pas de fatalité.

Pourquoi je suis entrée en politique ? Je vous raconte un déclic : à l’automne 2015, je prends le TER entre Paris et Amiens. C’est la campagne des régionales, Marine Le Pen a rassemblé près de 50% dès le premier tour. Dans le train, deux militants s’interpellent d’un bout à l’autre du wagon : « Où tu vas coller où ce soir ? Ça y est, dimanche c’est bon, elle va l’emporter ! » Et nous, les gens ordinaires, ou de gauche, juste les pas-fachos, on regardait nos pompes, silencieux. Il fallait relever la tête, retrouver de la fierté. Nous avons lancé « le réveil des betteraves » pour ça, en fanfare, dans la joie, avec la foi qu’on pouvait retrouver et retourner des gens, renverser la vapeur. Et on l’a fait, par deux fois, aux législatives en 2017 et 2022, retourner les scores du RN entre présidentielles et législatives, ramenez à nous, à la gauche, bien rouge et bien verte, les résignés, les désabusés, les révoltés, dans un bassin ouvrier, désindustrialisé.

Comme l’écrivait l’historien Henri Lefebvre : « Rien de grand dans notre histoire ne s’est fait sans joie, rien de grand ne s’est fait sans désir. On fait la révolution, d’abord parce que c’est une fête ».

A ces conditions, nous pouvons l’emporter. Et nous sommes nombreux, hommes et femmes de gauche, militants, élus, députés, maires, nous sommes nombreux à vouloir ce chemin. Nous le serons encore plus à le porter demain.

Sur ce, bonnes fêtes, pleines de joie : profitez bien !

  publié le 22 décembre 2023

Chantiers JO de Paris :
dix ouvriers attaquent en justice les géants du BTP

Morgane Sabouret sur https://www.blast-info.fr/

Alors que les débats sur la Loi Immigration portée par Gérald Darmanin, adoptée à l'Assemblée nationale, n’en finissent pas de déchirer la classe politique, les travailleurs étrangers se mobilisent pour faire respecter leurs droits. Dix ouvriers ayant travaillé sur les chantiers des JO 2024 assignent en Justice Vinci, Eiffage, Spie Batignolles et GCC, ainsi que huit sociétés sous-traitantes pour travail dissimulé et non-respect du droit du travail.

Il est 17 heures et le jour décline déjà ce lundi 18 décembre 2023 lorsqu’une foule commence à se former sur la Place de la République à Paris. Comme chaque année, la Marche des Solidarités et de nombreux collectifs de sans-papiers, syndicats et organisations de gauche appellent à une mobilisation nationale à l’occasion de la Journée internationale des migrants, date commémorant l'adoption de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille par l’OIT (Organisation Internationale du Travail), en 1990.

Il faut dire que le sujet est d’actualité : alors que des dizaines de rassemblements et manifestations pour la défense des droits des étrangers sont prévus un peu partout en France, à l’Assemblée Nationale s’ouvre une commission mixte paritaire (CMP), où quatorze élus sont chargés de décider du sort définitif du projet de loi immigration porté par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin. Le texte, qui cristallise débats et tensions politiques depuis plusieurs mois, sera finalement adopté par l’Assemblée Nationale.

Maintenant, on ne peut plus lâcher. Notre combat se passe ici.” déclarent Mohamed B. et Lassana V., un peu à l’écart du cortège qui s’élance dans un froid glacial. “Depuis des semaines nous nous mobilisons dans des grèves, des manifestations, des occupations. Maintenant, il faut que le gouvernement nous entende.” Ces travailleurs du BTP, respectivement originaires du Mali et de la Côte d’Ivoire, sont en effet au cœur d’un conflit qui les oppose depuis plusieurs mois aux géants français du bâtiment.

Embauchés sur des chantiers des Jeux Olympiques 2024 - notamment sur la construction du village olympique de Saint-Ouen - alors qu’ils sont en situation irrégulière sur le sol français (leur situation a été régularisée depuis, ndlr), ils y exercent alors sans contrat de travail ni fiche de paie, et sans accès à la médecine du travail ni à une complémentaire santé. Ils dénoncent également des salaires bien en dessous des normes conventionnelles et des heures supplémentaires non payées, ainsi qu’une absence d’équipement réglementaire. Fatigués de se faire exploiter sans aucune protection juridique, ils se sont lancés dans une fastidieuse procédure : ils ont assigné aux prud’hommes leurs patrons, pour exiger la régularisation de leur situation et la reconnaissance de leur travail.

Une procédure qui traîne

Richard Bloch, ancien cheminot et défenseur syndical de la CGT, les épaule dans l’opération. Ce syndicaliste expérimenté, rôdé à la défense des travailleurs, nous refait le fil : fin 2022, ces travailleurs s’étaient rapprochés du syndicat. La première chose, raconte le militant, c’est d’obtenir les régularisations - pour ne pas se retrouver “avec la police devant le conseil de prud'hommes pour appliquer une OQTF”, comme il l’a déjà vu dans d’autres affaires.

Ensuite, il faut “monter les dossiers prud'homaux”, c'est-à-dire rassembler tout ce qui peut attester d’une relation de travail : virements bancaires, cartes d'accès aux chantiers, photos en situation de travail… En droit français, explique-t-il, si on peut démontrer la réalité d'une prestation, le versement d’un salaire et une relation de subordination, on peut exiger la reconnaissance de fait d’un CDI à temps plein. C’est la loi. Et c’est ce que les ouvriers demandent aux conseil des prud’hommes de Bobigny d’acter. Face à eux, les géants du secteur : Vinci, Eiffage, Spie Batignolles et GCC ; ainsi que huit sociétés sous-traitantes.

Le 6 décembre dernier, une audience était fixée au conseil des prud'hommes de Bobigny pour un bureau de conciliation, chargé en théorie de “concilier les parties”, ou à défaut, de trancher le litige. Problème : au moment de juger le dossier, les entreprises sous-traitantes sont introuvables. Aucun mandataire ne s’est présenté, ou les sociétés ont tout bonnement été liquidées. Les holdings, elles, se défaussent de leurs responsabilités.

C’est un problème typique de sous-traitance en cascade” analyse Jean-Albert Guidou, secrétaire de la section locale CGT de Bobigny et spécialiste de la question. Les entreprises qui emploient directement les travailleurs ont pour dirigeant des prête-noms, décrit-il. Des entreprises de paille qui ne représentent rien et qu’il est facile de liquider en cas de contrôle. “Nous, avec les relevés bancaires, on trouve le nom de l’entreprise, puis on remonte jusqu’au numéro de SIRET” reprend le syndicaliste. “Mais on n’a pas les pouvoirs de police qui nous permettent d’aller au bout de l’enquête et d’établir objectivement les responsabilités des donneurs d’ordre”.

Le parquet de Bobigny, saisi à la fin de l’année 2022, a bien ouvert une enquête pour "emploi d’étrangers sans titre" et "exécution en bande organisée d’un travail dissimulé". Mais à ce jour, aucun travailleur n’a été entendu par les enquêteurs.

D’après les syndicats, les cas de travail dissimulé comme ceux-ci portés devant la Justice représentent “une toute petite partie de l’iceberg”. La plupart des travailleurs concernés ne prennent tout simplement pas le risque de perdre leur emploi. Droits des travailleurs bafoués, millions d’euros de cotisations sociales non versés…

Les enjeux sont considérables, surtout pour des groupes attentifs à leur image de marque. Mais l’opacité, le cloisonnement des systèmes de sous-traitance rend difficile les procédures. “Les services de l’Etat ont les moyens de remonter les filières” observe Richard Bloch, “il y a des éléments tangibles comme les numéros de téléphone des contremaîtres ou les cartes d’identification professionnelles”. Une nouvelle audience est prévue en mars 2024.

 

   publié le 22 décembre 2023

Guerre à Gaza :
l’armée israélienne soupçonnée de
crime de guerre par l’ONU

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Les bombardements se multiplient dans la bande de Gaza mais, au sol, les soldats d’Israël commettraient des meurtres de sang-froid contre des civils palestiniens. Dans le territoire assiégé, les maladies infectieuses se répandent et la famine guette.

Les accusations de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et même de risque de génocide s’appliquent de plus en plus aux exactions commises par Israël dans la bande Gaza où le Hamas annonce un bilan de 20 000 morts. C’est maintenant le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme qui réclame à Israël l’ouverture d’une enquête sur « la possible commission d’un crime de guerre » par ses forces armées à Gaza.

L’agence de l’ONU dit avoir reçu des « informations inquiétantes » concernant la mort de « 11 hommes palestiniens non armés » dans la ville de Gaza. Ils sont décédés mardi soir lors d’une intervention de l’armée israélienne dans un immeuble résidentiel de la ville où s’abritaient plusieurs familles. Les soldats israéliens « auraient séparé les hommes des femmes et des enfants, puis auraient tiré et tué au moins 11 hommes (…) sous les yeux des membres de leurs familles », selon des témoignages diffusés par l’Observatoire EuroMed des droits de l’Homme.

Les autorités israéliennes refusent une enquête indépendante

L’agence onusienne a confirmé le décès des 11 Palestiniens, précisant que « les circonstances des meurtres sont en cours de vérification ». Mais, pour les autorités israéliennes, nul besoin d’une « enquête indépendante, approfondie et efficace sur ces allégations », comme le réclament les Nations unies. La représentation d’Israël auprès de l’ONU à Genève a estimé dans un communiqué que ces accusations étaient « sans fondement et dépourvues de vérité ».

Elle en veut pour preuve une enquête… de l’armée israélienne selon laquelle rien ne permet de soutenir les allégations onusiennes qui s’apparenteraient dès lors à « rien de moins qu’une diffamation de sang », une accusation antisémite vieille de plusieurs siècles. Pourtant, le week-end dernier, la mort d’une mère et sa fille, tuées par un soldat israélien sur le parvis de la seule église catholique de Gaza, et celle de trois otages israéliens tués de sang-froid alors qu’ils agitaient un drapeau blanc, ont été bien documentées.

Mais comment qualifier ce qui est en cours dans la bande de Gaza ?

Les bombardements se poursuivent. Ce vendredi, en milieu de journée, on dénombrait 30 morts supplémentaires dans la ville et le camp de réfugiés de Jabaliya. Mais la mort guette les habitants de Gaza d’autres manières. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a estimé jeudi soir que « la combinaison mortelle de famine et de maladies pourrait provoquer davantage de morts encore à Gaza. La faim se répand dans Gaza, et cela va y provoquer davantage de maladies, en particulier parmi les enfants, les femmes enceintes et celles qui allaitent, ainsi que chez les personnes âgées », précise l’OMS dans un communiqué. « Les chiffres de maladies infectieuses explosent », ajoute le texte. « Plus de 100 000 cas de diarrhées ont été comptabilisés depuis la mi-octobre, dont plus de la moitié concerne des enfants de moins de cinq ans, soit 25 fois plus qu’avant le début du conflit ».

Environ la moitié de la population à Gaza devrait se trouver dans la phase « d’urgence » qui comprend une malnutrition aiguë très élevée et une surmortalité d’ici le 7 février, selon un rapport, publié jeudi, par le système de surveillance de la faim de l’ONU. Et « au moins une famille sur quatre », soit plus d’un demi-million de personnes, sera confrontée à la « phase 5 », c’est-à-dire à des conditions catastrophiques. Avec « de telles privations et destructions, chaque jour qui passe ne fera qu’apporter plus de faim, de maladie et de désespoir à la population de Gaza », a prévenu le chef des opérations humanitaires de l’ONU, Martin Griffiths, qui ajoute : « La guerre doit cesser. »

  publié le 21 décembre 2023

Après la réforme des retraites,
une répression syndicale sans précédent

Cécile Hautefeuille sur www.humanite.fr

Cinq militants CGT sont jugés jeudi à Bourges pour « entrave à la circulation » et « dégradation de la chaussée » au cours d’une manifestation en mars. Convocations et procédures judiciaires de syndicalistes se multiplient depuis le mouvement social, à un niveau inédit.

Une petite plaque de goudron noircie par un feu de palettes, au beau milieu d’un rond-point de Saint-Florent-sur-Cher. Voilà la « dégradation volontaire » de la chaussée reprochée à cinq militants CGT qui comparaissent jeudi 21 décembre devant le tribunal correctionnel de Bourges (Cher).

Ils sont également poursuivis pour avoir entravé, le même jour, la circulation sur une route nationale au cours d’une action contre la réforme des retraites, le 23 mars. Interrogés par France Bleu, qui a publié un cliché du bitume endommagé, les militants n’imaginaient pas finir au tribunal à l’issue de leurs auditions par les gendarmes.

Lui non plus ne pensait pas finir à la barre. Julien Gicquel, le secrétaire général de la CGT-Info’Com, va comparaître en janvier prochain, avec un autre syndicaliste, pour avoir conduit un camion recouvert d’affiches revendicatives aux abords de l’Élysée. C’était le 21 avril, quelques jours après la promulgation de la loi réformant les retraites.

Leur arrestation avait été filmée par le journaliste de Brut Rémy Buisine. Le véhicule arborait une affiche « Notre retraite on n’y touche pas » et une photo d’Emmanuel Macron, le majeur levé. « On nous reproche cette représentation du président qui fait un doigt d’honneur mais aussi d’avoir organisé une manifestation interdite », soupire Julien Gicquel, dénonçant « un procès politique ».

Selon Arié Alimi, son avocat, l’objectif de ces poursuites est double : « Les occuper à autre chose que le syndicalisme et les mettre sur la défensive. » Il évoque une « stratégie généralisée » consistant à « banaliser les poursuites contre les syndicats ».

La CGT ne dit pas autre chose. Dans une lettre adressée début décembre à la première ministre, Sophie Binet, la numéro un du syndicat, alerte sur un « contexte de répression antisyndicale inédit depuis l’après-guerre » et demande que cesse ce « harcèlement judiciaire ». Le syndicat comptabilise à ce jour « plus de mille militants poursuivis devant les tribunaux » et « au moins dix-sept secrétaires généraux d’organisations CGT convoqués du fait de leur qualité ».

En trois mois, deux membres du bureau confédéral ont également été convoqué·es devant la gendarmerie « avec la menace de poursuites judiciaires ». Du jamais-vu depuis des décennies, selon l’historien Stéphane Sirot, interrogé par France Inter : « Il faut remonter à plus de cinquante ans en arrière et à la guerre froide pour voir en France un responsable syndical national auditionné par les forces de l’ordre dans le cadre de son mandat. »

Énergéticiens et gaziers en première ligne

Ces deux responsables sont Myriam Lebkiri, par ailleurs cosecrétaire générale de l’union départementale du Val-d’Oise, et Sébastien Menesplier, le secrétaire général de la puissante fédération de l’énergie.

La première a été convoquée avec un autre syndicaliste le 8 décembre à Pontoise, pour « avoir collé un slogan sur la permanence d’un député », indique la CGT, dénonçant des moyens « disproportionnés » utilisés pour l’enquête : « visionnage des caméras de surveillance et bornage téléphonique ». Le second, comme nous l’avions raconté, a été entendu en septembre à la suite d’une coupure de courant en mars à Annonay (Ardèche), fief du ministre du travail, Olivier Dussopt.

La fédération de l’énergie est d’ailleurs en première ligne : pas moins de quatre-cents procédures judiciaires visent actuellement des énergéticiens et gaziers, selon la CGT. « C’est énorme, je pense que c’est une première », commente Céline Verzeletti, membre du bureau confédéral.

Dix-huit mois de prison avec sursis ont d’ailleurs été requis contre deux responsables syndicaux de la CGT énergie de Gironde, jugés en novembre pour « dégradation de bien d’autrui » et « mise en danger d’autrui » après des coupures de courant en mars à Bordeaux. Un hôpital avait été touché, au péril des patients selon la direction de l’établissement. Les deux syndicalistes, qui nient avoir participé, seront fixés sur leur sort le 9 janvier, date du délibéré.

Convocations, poursuites judiciaires, sanctions ou menaces disciplinaires dans les entreprises : la CGT recense scrupuleusement toutes les actions visant ses troupes. « Nous avons mis en place une adresse mail pour être informés de tous les cas de figure, indique Céline Verzeletti. Nous contactons tous les camarades inquiétés pour savoir ce qu’il s’est passé, où ça en est. Et pour les soutenir. »

Les parquets poursuivent davantage

La syndicaliste sera ainsi à Bourges, jeudi 21 décembre, pour un rassemblement en marge du procès des cinq militants. « Entraver la circulation et brûler des palettes sont quand même des moyens d’expression qu’on utilise très souvent, commente-t-elle à leur propos. Ce n’est ni du jamais-vu, ni du jamais-fait ! Cela peut éventuellement conduire à un rappel à la loi. Là, on voit bien que les procureurs font davantage le choix de poursuivre. »

Dans sa lettre à Élisabeth Borne, la secrétaire générale de la CGT propose d’ailleurs au gouvernement « de demander aux parquets de se concentrer sur la lutte contre les groupuscules d’extrême droite […] le trafic de drogue, les violences sexistes et sexuelles, et la délinquance en col blanc », plutôt que de « cibler des syndicalistes assimilés de façon scandaleuse à des voyous ou à des terroristes ».

En octobre dernier, le secrétaire départemental de la CGT du Nord avait ainsi été tiré du lit à 6 heures du matin, menotté puis emmené au commissariat par des policiers « dont certains cagoulés », après la diffusion d’un tract de soutien à la Palestine dont un passage évoquait « les horreurs de l’occupation illégale [qui] reçoivent les réponses qu’elles ont provoquées », en référence à l’attaque du Hamas du 7 octobre.

Le syndicaliste vient de recevoir sa convocation au tribunal : il sera jugé, en mars 2024, pour « apologie du terrorisme ». L’avocat Arié Alimi, qui le représente, veut bien admettre des propos « regrettables », mais « de l’apologie du terrorisme, certainement pas ». Si la garde à vue de son client s’était déroulée de « manière courtoise », les conditions de son interpellation, chez lui à l’aube, avaient choqué la CGT du Nord. « On est des militants, on a le cuir dur, mais on trouve ça gravissime », commentait à l’époque dans Mediapart un membre du bureau départemental.

Des amendes « farfelues »

Julien Gicquel, de la CGT Info’Com, fustige lui aussi les méthodes et son procès à venir « pour une affiche brocardant le président de la République » collée à l’arrière d’un camion. Une semaine avant son arrestation, il avait déjà circulé dans les rues de Paris, en marge d’un déplacement d’Emmanuel Macron à Notre-Dame-de-Paris, à bord de camions de la CGT. « Quatre véhicules au total, arrêtés douze fois en deux heures et demie !, s’étrangle-t-il encore. C’était pour des contrôles d’identité et pour nous demander de retirer nos affiches − ce que nous refusions de faire », ajoute le syndicaliste selon qui « la liberté d’expression n’est pas négociable ».

La CGT est loin d’être la seule à défendre le droit à l’expression syndicale et à la liberté d’expression. C’était précisément l’argument du défenseur de cinq syndicalistes CFDT, jugés en juin dernier à Amiens pour avoir bombé des #Stop64 sur la chaussée au cours de la sixième journée de mobilisation contre la réforme des retraites. Une vingtaine de pochoirs au sol les ont conduits au tribunal, qui les a finalement relaxés.

« Le but est de faire perdre du temps aux syndicalistes », commente Simon Duteil, codélégué général d’Union syndicale Solidaires. Si nombre d’entre elles et eux ont en effet « le cuir solide », se retrouver empêtré dans des procédures judiciaires « n’est jamais agréable », souligne-t-il encore. « Ça génère forcément un petit stress. »

Le manque de respect de la liberté syndicale décomplexe complètement le patronat. Céline Verzeletti, membre du bureau confédéral CGT

Simon Duteil constate aussi dans ses rangs « un paquet de convocations » mais sans doute à un moindre niveau que les chiffres de la CGT. « En revanche, poursuit-il, on atteint des sommets sur les amendes complètement farfelues réclamées à partir du mois d’avril 2023 et pendant les casserolades. Là, ils s’en sont donné à cœur joie : manifestations non autorisées, sonos portatives ou simples voitures mal garées… C’est de la répression à bas bruit parce que, clairement, on gêne. »

Simon Duteil s’inquiète d’un « tournant illibéral » et s’interroge : « On en est où de l’État de droit ? Du droit de manifester ? » Selon lui, « l’ambiance générale du rapport au syndicalisme » n’augure rien de bon et envoie un très mauvais signal dans les entreprises. La cégétiste Céline Verzeletti abonde : « Le manque de respect de la liberté syndicale décomplexe complètement le patronat ! Si réprimer les syndicalistes semble largement toléré par le gouvernement, ça se multiplie forcément aussi dans les entreprises. »

Chez Force ouvrière, on en fait d’ailleurs le constat : « Depuis six ou sept mois, nous observons de plus en plus de licenciements de salariés protégés, validés par l’inspection du travail », indique Patricia Drevon, secrétaire confédérale FO chargée des questions juridiques. « On sent que les employeurs hésitent moins parce que le gouvernement s’en fout un peu. Ça les décomplexe. » D’après elle, c’est surtout dans le secteur de l’industrie que ces licenciements sont remontés. Et si les syndicalistes licencié·es ont toujours des recours possibles, cela les engage « dans des procédures très longues, inconfortables et qui précarisent ».

Ces licenciements de salarié·es protégé·es s’accentuent-ils partout ? Céline Verzeletti, de la CGT, déplore l’absence de transparence sur le sujet. « Depuis 2017, le ministère du travail ne communique plus aucun chiffre sur les salariés protégés licenciés. Ces statistiques permettent de voir vraiment ce qu’il se passe dans les boîtes, mais on ne les a plus. » Une manœuvre, pense la syndicaliste, pour « invisibiliser » la discrimination et la répression au sein des entreprises.

 

   publié le 21 décembre 2023

Le collectif à gauche
se reconstruit
sur le dégoût
de la loi immigration

Nejma Brahim et Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

Au lendemain du vote de la loi immigration qui avalise la politique du RN, l’inquiétude et la colère dominent à gauche et au-delà. Pour beaucoup de personnalités politiques, mais aussi de membres de la société civile, l’union doit être la priorité pour préparer la « riposte ».

LeLe réveil est, pour beaucoup, difficile en ce mercredi 20 décembre. L’une des pires lois sur l’immigration – le texte le plus répressif depuis quarante ans selon une cinquantaine d’organisations – a été adoptée par les député·es mardi 19 décembre, avec les voix du Rassemblement national (RN), saluant des « victoires idéologiques » jamais égalées.

Interrogée sur France Inter, la première ministre, Élisabeth Borne, a dit ne pas vouloir rentrer « dans le détail », faisant mine d’ignorer les ignominies contenues dans la loi, de la préférence nationale au durcissement du regroupement familial, en passant par la fin du droit du sol ou la déchéance de nationalité.

« Rien ne s’est passé comme prévu sur ce texte », commente Benoît Hamon, directeur de l’organisation Singa. L’ancien candidat socialiste à l’élection présidentielle en 2017 pointe un « fiasco politique » ayant mené à une « crise politique majeure ». Et dénonce un « point de bascule historique » qui donne lieu à un mouvement d’indignation collective inédit : « On découvre un arc d’acteurs opposés à ce texte bien plus ample et plus inattendu que ce qu’on pouvait imaginer. »

Les bailleurs sociaux disent que c’est une catastrophe sur la question du logement, les médecins alertent sur la santé publique, le Medef rappelle l’importance des travailleurs étrangers, les présidents d’université celle des étudiants internationaux, les associations sont toutes unanimes pour dire qu’il s’agit d’une atteinte aux droits fondamentaux des personnes concernées. « Mais ils s’en foutent », résume Benoît Hamon à propos d’Emmanuel Macron et de son gouvernement.

Son organisation a tenu à faire entendre la voix des étrangers, en leur proposant de se rendre à l’Assemblée nationale. Mais ces derniers ont pris de plein fouet toute la violence des débats, découvrant le « degré de décomplexion des parlementaires » sur la question de l’immigration, tout comme le « discours délibérément ignorant et xénophobe de la réalité ».

Les forces de gauche unies contre la loi

Mardi soir, vers 23 heures, peu avant le vote du texte à l’Assemblée nationale, la députée de La France insoumise (LFI) Aurélie Trouvé anticipait déjà, elle aussi, un moment de bascule. Salle des Quatre-Colonnes, l’ancienne présidente d’Attac prenait la mesure de la réponse à apporter : « C’est un moment qui demande un sursaut unitaire, politique et social autour d’un arc de rupture. Il est temps qu’on fasse front commun dans les rues et dans les urnes. L’heure est trop grave pour les jeux d’appareil. » 

Un peu plus tôt, Manuel Bompard, coordinateur national de LFI, a fait parvenir un courrier aux ex-partenaires de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), déclarée morte à la suite de différends politiques et de méthodes. Il y propose une « réunion d’urgence » au Parti socialiste (PS), aux Écologistes, au Parti communiste français (PCF) et à Génération·s : « Face à la coalition des droites, l’avenir dépend de notre capacité à offrir une alternative au pays. » Alors que ces dernières heures, la majorité présidentielle se fracture, la Nupes semble ré-exister au Palais-Bourbon.

Ce qui fait la force de l’extrême droite, c’est la faiblesse de la gauche : c’est ce qu’il faut s’atteler à reconstruire. Christine Poupin, porte-parole du NPA

Pendant la commission mixte paritaire comme sur les bancs de l’hémicycle, la gauche unie a fait front. Un député socialiste qui avait défendu le moratoire du PS sur la Nupes aspire désormais à y mettre un terme. Du PS jusqu’au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), qui appelle dans un communiqué à ce que « toutes les forces progressistes de [leur] camp social se rencontrent pour construire une vaste riposte massive et populaire », l’urgence est partagée.

« C’est l’épreuve de force et l’heure de vérité. Nous avons vécu un coup de semonce. Ce qui fait la force de l’extrême droite, c’est la faiblesse de la gauche : c’est ce qu’il faut s’atteler à reconstruire », résume la porte-parole du NPA, Christine Poupin. 

Un appel commun très large réunissant associations, syndicats et partis de gauche, publié le 20 décembre au soir avant l’interview d’Emmanuel Macron dans « C à vous », lui enjoignait de renoncer à sa loi. « Avec cette loi, on a franchi un palier extrêmement haut en termes de mise en œuvre d’idées qu’on a combattues depuis des années. On espère que chacun à gauche saura faire des pas par rapport aux problématiques qui ont eu pour conséquence notre désunion », déclare la députée Sophie Taillé-Polian, membre de Génération·s. 

Sa collègue écologiste Cyrielle Chatelain, qui préside le groupe écologiste, se dit « terrifiée » par le glissement à l’extrême droite de l’échiquier politique. Pour elle aussi, face à « une convergence d’idées entre une droite libérale et une droite réactionnaire et xénophobe, il faut restructurer un courant solidaire, fraternel, ferme sur ses valeurs et qui amène un changement dans les pratiques politiques ».

Cette demande de révolution dans les pratiques vise en particulier LFI, accusée d’avoir accentué les divisions par l’interventionnisme de Jean-Luc Mélenchon. Pour elle, l’Assemblée nationale est l’endroit d’où peut repartir la dynamique unitaire : « On se comprend, parfois même on déteint un peu les uns sur les autres, il y a une culture politique commune. »

« Le fait d’avoir suspendu notre participation à l’intergroupe de la Nupes ne veut pas dire qu’on n’a plus de relations avec les autres. Évidemment, sur la question centrale de la question migratoire, sur le rapport à l’extrême droite, il est nécessaire que toute la gauche réagisse d’un même mouvement », abonde le premier secrétaire du PS, Olivier Faure, qui annonce que le PS s’associera « à toutes les initiatives prises par les syndicats »

Une liste commune est une conséquence, pas un préalable. Olivier Faure, secrétaire général du Parti socialiste

Sonnée par les événements, la porte-parole du PCF Barbara Gomes abonde, car pour elle l’union des partis ne suffira pas à hisser la gauche au niveau d’une alternative crédible : « Ce n’est pas en nous tenant par les bras qu’on réussira à faire barrage tout seuls. Emmanuel Macron a normalisé les pires propositions de l’extrême droite, et a donc normalisé le RN dans un rôle de pouvoir qu’il n’a jamais eu jusqu’à présent », alerte-t-elle, craignant une vague de « votes de colère ». Unir ses forces, donc, mais en s’ouvrant et en sortant des querelles internes. 

Ce besoin d’unité anime aussi le sociologue Razmig Keucheyan, proche de LFI. Pour lui, la gravité de la situation est « l’occasion d’effacer plus d’un an de passif entre les composantes de la Nupes » : « La Nupes a une responsabilité encore plus grande qu’avant de se hisser à la hauteur de ce qu’on a vécu, c’est-à-dire l’hégémonie grandissante de l’extrême droite sur la coalition des droites », affirme-t-il, en voyant « des possibilités d’élargissement nouvelles ».

Sur l’épineuse question secondaire des élections européennes de juin 2024, pour lesquelles la gauche part divisée, il aspire comme d’autres à un revirement en faveur d’une liste commune : « Le quant-à-soi est encore plus nul et non avenu compte tenu de ce qui s’est passé », mais rien n’indique que les partis iront jusque-là. « Une liste commune est une conséquence, pas un préalable », maintient Olivier Faure.

Un spectre très large prêt à « se battre »

La gauche promet dans l’immédiat de tout faire au niveau législatif pour revenir au maximum sur des éléments du texte, et trente-deux départements de gauche ont annoncé refuser d’appliquer la loi. Mais elle dit surtout son intention de participer à toute proposition de démonstration de force de la part du mouvement social à la rentrée. « Les partis politiques ne doivent pas se reconstruire en chambre », résume Sophie Taillé-Polian. 

C’est aussi une demande des acteurs de la société civile, qui promet de se mobiliser et de « ne rien lâcher » jusqu’au retrait de la loi. C’est un « naufrage », une « honte », assène Delphine Rouilleault, directrice générale de l’association France terre d’asile (FTDA), qui n’a pas caché son indignation tout au long de l’examen du texte, d’abord au Sénat, puis en commission des lois et en commission mixte paritaire. « C’est une catastrophe politique et sociale : on entre dans une nouvelle ère où nos parlementaires acceptent de valider une part conséquente du programme du RN », souligne-t-elle, disant s’inquiéter pour la nature du débat politique dans les mois et années à venir.

Quant aux conséquences sociales, la responsable de FTDA se demande si le gouvernement a seulement pensé aux conséquences de telles dispositions, qu’il s’agisse des prestations sociales conditionnées à la durée de présence en France, ou de l’accès à l’hébergement et à la santé des demandeurs et demandeuses d’asile, notamment lorsqu’ils et elles sont débouté·es de leur demande. Il serait indécent, estime-t-elle, de dire que la loi s’inscrit dans l’intérêt et au bénéfice des personnes étrangères, « comme a pu le dire Olivier Véran aujourd’hui ». Et il serait indécent de s’abriter derrière le Conseil constitutionnel pour nettoyer un texte de ses mesures les plus insensées.

Pour Violaine Carrère, du Groupe d’information et de soutien aux immigré·es (Gisti), cette loi ne marque pas seulement un recul, mais une victoire des idées du RN : « C’est une loi d’extrême droite, c’est une grande catastrophe pour toutes les catégories d’étrangers », alerte celle dont le collectif n’a cessé d’informer sur les différentes étapes du projet de loi sur son site internet depuis un an et demi.

À aucun moment, souligne-t-elle, les vraies problématiques rencontrées par les personnes étrangères en France n’ont été abordées, comme l’accès aux préfectures ou les effets de la dématérialisation, qui fabrique des sans-papiers en France. La loi équivaut à une « super-précarisation » des principaux concernés, dont le ton va surtout permettre aux préfets et préfètes d’ajouter des obstacles dans le parcours des personnes étrangères et de faire valoir le soupçon à tout moment. « On est face à un texte qui fait peur. »

Il faut qu’on se batte, qu’on s’unisse, qu’on montre qu’il n’y a pas seulement les convaincus de la première heure. Cybèle David, du syndicat Solidaires

Interrogée par BFMTV mardi soir, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, a exprimé une « grande colère », évoquant le « naufrage politique d’Emmanuel Macron, élu pour faire barrage à l’extrême droite et qui aujourd’hui met en œuvre son idéologie ». Elle s’est dite également solidaire de millions de personnes qui vivent en France et se sentent stigmatisées par ces « débats nauséabonds ». « Même si c’était prévisible, le vote de cette loi laisse un goût amer », complète auprès de Mediapart Céline Verzeletti, dirigeante de la CGT, pour qui cette loi est « dangereuse parce qu’elle fracture notre société ».

Si personne ne pouvait imaginer un tel scénario, associations, organisations syndicales et collectifs de sans-papiers « prennent acte » et poursuivent la lutte : « Il faut qu’on se batte, qu’on s’unisse, qu’on montre qu’il n’y a pas seulement les convaincus de la première heure », martèle Cybèle David, du syndicat Solidaires, qui a accompagné dès sa création le collectif Uni·es contre l’immigration jetable (Ucij), qui regroupait de nombreux travailleurs et travailleuses sans papiers. Il y a eu une nuit de bascule ; il y a désormais les rassemblements organisés à chaud un peu partout en France. « Reste à voir comment constituer une riposte plus large, qui s’inscrit dans le temps. »

Une réunion doit avoir lieu ce mercredi soir à la Bourse du travail en présence de nombreuses organisations associatives, de la CGT et de la CFDT. Celle-ci devrait permettre d’« organiser la suite ». Beaucoup de voix s’élèvent depuis hier, poursuit Cybèle David. Celles de la Défenseure des droits ou de la Commission nationale consultative des droits de l’homme sont des « marqueurs » permettant d’entrevoir la gravité de la loi en termes de droits humains, d’égalité, de constitutionnalité.

La mobilisation va se poursuivre, prévient Benoît Hamon, qui souhaite maintenir la pression sur le chef de l’État et le gouvernement pour que la loi ne soit pas promulguée. « Cette loi est régressive, elle marque une fermeture de notre pays et nous prive de richesses humaines. Nous allons agir pour la dénoncer et empêcher son application », promet Céline Verzeletti, annonçant des rassemblements et manifestations, mais aussi d’autres actions à définir collectivement.

D’autres membres de la société civile, plus inattendus, ont eux aussi tenu à s’exprimer pour dénoncer la loi immigration, à l’instar du patron du Medef, qui a affirmé que l’économie aura « massivement » besoin des travailleurs et travailleuses étrangères dans les prochaines décennies ; ou encore les grandes écoles de commerce, comme l’Essec, l’ESCP ou HEC Paris, qui ont dénoncé dans une tribune des mesures aux « effets pervers ».

De leur côté, les présidents d’université ont aussi fait savoir leur émotion autour des restrictions apportées au titre de séjour « étudiant », dénonçant des mesures « indignes » qui pourraient mettre à mal la stratégie d’attractivité de l’enseignement supérieur (50 % des doctorant·es sont étrangers en France). « L’unité ne se fera pas qu’entre mouvements politiques, il faut compter sur les forces du mouvement social », conclut Éléonore Schmitt, de l’Union étudiante, pour qui la riposte est d’une « importance historique ».


 


 

Loi immigration :
les syndicats condamnent, la CGT appelle
à la « désobéissance civile »

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT a appelé « à la désobéissance civile et à la multiplication d’actions de résistance », contre une loi qui « remet en cause en profondeur tous nos principes républicains ».

Vers un début de rapport de force contre la loi immigration ? Ce jeudi, deux jours après l’adoption du projet de loi durcie par une commission mixte paritaire du parlement, la CFDT, la CGT, FO, la FSU, Solidaires et l’Unsa ont « condamné » le vote de la loi immigration. « La priorité doit être l’égalité des droits en particulier des droits sociaux, la régularisation de l’ensemble des travailleuses et travailleurs sans-papiers et la solidarité avec les migrants », écrivent les syndicats, dans une déclaration commune. Ces centrales demandent au président de la république, « solennellement » de « ne pas promulguer », le texte de loi.

La veille au soir, mercredi 20 décembre, plus de 70 organisations syndicales et associations s’étaient retrouvées à la bourse du travail de Paris. Dans un communiqué ce jeudi, la CGT appelle à la mobilisation et à la désobéissance civile « contre la loi de la honte ». Citant notamment les principes de préférence national sur l’accès aux allocations familiales et logements, « le contenu de ce texte reprend ainsi les principales propositions du Rassemblement National et remet en cause nos principes républicains », note le document.

« Le Titanic avait commencé à couler avec la réforme des retraites »

Jeudi matin, sur RMC, Sophie Binet avait appelé à la « multiplication d’actions de résistance » contre un texte qui « déroule le tapis rouge à l’extrême droite. » « Le Titanic avait commencé à couler avec la réforme des retraites, là on touche le fond avec cette loi qui incarne le monde de l’argent et de l’idéologie rance et xénophobe d’extrême droite », poursuivait la secrétaire générale de la CGT.

En outre, la centrale de Montreuil, qui mobilise plus de 500 travailleurs sans papiers depuis la mi-octobre, réclame leur régularisation.

« Grâce à cette grève, ils ont contraint leurs employeurs à leur donner toutes les preuves de leur travail mais ne sont toujours pas régularisés », tance le communiqué de la CGT. « Contrairement à ce que le gouvernement prétend, cette loi ne facilite en rien les régularisations par le travail », conclut le texte.

 

   publiéé l0 20 décembre 2023

Immigration :
une loi xénophobe,
une France éteinte

Carine Fouteau sur www.mediapart.fr

La loi contre l’immigration est une infamie pour les étrangers qui vivent en France. Et pour toute la société. Au-delà de la question morale, elle est le visage pitoyable d’un pouvoir recroquevillé sur lui-même prêt à renier ses principes fondamentaux pour complaire à l’extrême droite. Au détriment de l’intérêt général.

Depuis 1945, plus d’une centaine de lois sur l’immigration, majoritairement restrictives, ont été adoptées. Celle qui vient d’être votée au Parlement est l’une des pires : via Les Républicains (LR), le pouvoir macroniste a cédé au Rassemblement national (RN) en entérinant de facto la logique de la préférence nationale, marquant un point de rupture avec nos principes constitutionnels d’égalité des droits.

Conditionnement des prestations sociales à cinq ans de présence régulière en France, nouvelles atteintes au droit du sol, limitation du regroupement familial, durcissement de l’accès aux titres de séjour y compris pour les étudiant·es et les personnes malades, exclusion de l’hébergement d’urgence des sans-papiers, renforcement des freins à l’intégration, rétablissement du délit de séjour irrégulier, course à l’enfermement et aux expulsions…

Les mesures adoptées dans la nuit du mardi 19 au mercredi 20 décembre 2023 sont un mixte des desiderata réunis de la droite et de l’extrême droite depuis plus de vingt ans. Les élus du RN et de LR les ont votées comme un seul homme, chacun revendiquant la « victoire idéologique » à l’issue du scrutin final.

Cette loi, pourtant, comme les précédentes, sera inefficace, voire contre-productive, au regard des critères édictés par ses défenseurs.

Elle ne réduira pas les « flux migratoires » : ceux-ci dépendent moins des lois nationales que de l’état du monde et de son dérèglement, notamment géopolitique et climatique. Elle n’empêchera pas les naufrages en Méditerranée : au contraire, en limitant les voies légales d’arrivée sur le territoire, elle multipliera les risques de catastrophe en mer.

Elle ne réduira pas le nombre de personnes sans papiers sur notre territoire : au contraire, elle l’augmentera en l’absence de possibilités de régularisation. Elle ne permettra pas non plus de leur faire quitter la France : leur « expulsion » effective repose moins sur le zèle de la police française que sur le bon vouloir des pays d’origine des étrangers concernés, qui délivrent les laissez-passer consulaires.

Elle ne réduira pas la délinquance : celle-ci se nourrit de la misère, de l’atomisation et de l’absence d’avenir quand elle ne se nourrit pas des politiques migratoires elles-mêmes qui maltraitent les étrangers, accroissent la précarité et offrent le désespoir comme seul horizon. Elle ne réduira pas le chômage et n’augmentera pas les salaires : ce sont les inégalités et le refus des employeurs d’améliorer les conditions de travail qui alimentent le dumping social.

Elle n’augmentera pas le volume des prestations sociales : au contraire, les travaux de sciences sociales montrent tous que les étrangers, en contribuant à la solidarité nationale par leur travail, rapportent plus qu’ils ne coûtent à la solidarité nationale.

Politiquement irresponsable

Contrairement à ce que feignent de croire les macronistes qui l’ont votée, elle n’éteindra pas le feu identitaire qui consume notre pays depuis les années 1980 : elle ne fera que l’attiser, en entretenant les haines et le rejet de l’autre. Et pour celles et ceux, encore dans la majorité, qui ne l’ont toujours pas compris : elle ne coupera pas l’herbe sous le pied du RN, elle ne fera que l’asseoir dans sa posture de parti présidentiel aux idées acceptables et donc susceptible d’être porté au pouvoir.

Cette loi politiquement irresponsable, qui aura donc des effets inverses à ceux escomptés par celles et ceux qui l’ont votée, laissera des traces indélébiles, non seulement sur les étrangers vivant en France, mais aussi sur notre cohésion nationale. Notre pays en sortira affaibli dans ses valeurs et dans sa capacité à affronter l’avenir.

Son inhumanité et sa xénophobie sont une injure aux valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité inscrits sur le frontispice de nos mairies. En limitant les possibilités d’intégration, d’accès aux droits et à la nationalité, cette loi maltraite les étrangers, qu’ils soient ou non munis de papiers, en rendant sciemment infernales leurs conditions de vie.

Les mesures adoptées « sont des ruptures sur le plan des principes avec les fondements de la Sécurité sociale », note sur le réseau social X l’économiste Michaël Zemmour, qui ajoute que le texte appauvrira délibérément de nombreuses familles et leurs enfants.

Le caractère ignominieux de la loi tient en effet précisément au fait qu’il précarisera les plus vulnérables. En différant dans le temps l’accès aux aides personnalisées au logement (APL), elle jettera à la rue de nombreuses familles démunies. Avant même la remise en cause de l’aide médicale d’État, dont Élisabeth Borne a promis de s’occuper dès 2024, le droit au séjour des étrangers malades sera réservé aux personnes dont le traitement requis n’existe pas du tout dans le pays d’origine, sans vérification des possibilités d’accès effectif au traitement.

Cette disposition conduira à une diminution des admissions au séjour pour soins, au détriment de la santé des personnes concernées et alors même que ce motif d’admission au séjour représente une part infime des titres délivrés (environ 1,5 %). La réforme de l’aide médicale d’État aura, elle, un effet déplorable en termes de santé publique : les personnes moins bien soignées font peser un risque sur la société dans son ensemble, sans compter que des prises en charge tardives sont plus coûteuses pour la collectivité.

Haine xénophobe

Portée au nom de l’« ordre public », la loi multiplie les possibilités de refus ou retrait du droit au séjour, y compris pour des personnes n’ayant fait l’objet d’aucune condamnation pénale, en accroissant le pouvoir d’arbitraire de l’administration, alors même que le raccourcissement des délais de recours complique l’accès au juge. Plutôt que de l’ordre et de la transparence, c’est du désordre et de la confusion qu’engendrera cette loi.

Associant « étranger » et « danger », elle instille la haine xénophobe, fragilisant notre tissu social dans son ensemble. Ne nous leurrons pas, la manière dont un État traite « ses » étrangers est un laboratoire pour la société tout entière : la dégradation des droits des étrangers prépare la dégradation des droits de tous et toutes.

Alors que souffle, en Europe, le vent mauvais de la remise en cause du droit international et de l’État de droit, cette loi porte atteinte à nombre de nos principes républicains, en matière d’inconditionnalité d’accès aux soins ou au logement, de respect de la dignité et d’égalité des droits.

« Les principes d’égalité, de solidarité et d’humanité, qui fondent notre République, semblent ne plus être aujourd’hui une boussole légitime de l’action gouvernementale », écrivent une cinquantaine d’associations, de collectifs et de syndicats, qui dénoncent un texte « aussi inhumain que dangereux pour notre État de droit ».

Visant particulièrement le conditionnement de certaines prestations sociales à une durée extensive de présence sur le territoire, la Défenseure des droits rappelle que « le droit des étrangers régulièrement établis sur le territoire à ne pas subir de discriminations à raison de leur nationalité a été consacré par le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’Homme ».

Le cynisme de l’exécutif est sans limites. La première ministre, Élisabeth Borne, tout comme le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, le savent : ils ont fait voter une loi dont ils reconnaissent eux-mêmes que certaines des mesures sont « contraires à la Constitution ».

Manque d’attractivité

« Après le gouvernement et ses préfets qui édictent sciemment des actes illégaux, voici le législateur qui vote sciemment des textes inconstitutionnels », note, consterné Nicolas Hervieu, juriste en droit public et droit européen des droits de l’homme, sur X. « Pour jeter les juges dans le brasier politique et consumer ainsi les ultimes barrières de l’État de droit », se désole-t-il.

Le visage de notre pays qu’offre cette loi est celui d’un pays raciste, xénophobe, replié sur lui-même, un pays rétréci et incapable de se projeter dans l’avenir. Peu enclins à prendre publiquement la parole, les présidentes et présidents d’université évoquent, à propos de ce texte, une « insulte aux Lumières ».

Rappelant leur « attachement à la tradition d’ouverture de la France en matière d’accueil des étudiantes et étudiants internationaux », ils dénoncent la caution financière que devront apporter les étudiants étrangers ainsi que la majoration des frais d’inscription. Ces dispositions ne feront que « renforcer la marchandisation de l’enseignement supérieur français et accentuer la précarité financière de nos étudiantes et étudiants internationaux », déplorent-ils.

Comme le sociologue François Héran le rappelle inlassablement, le risque auquel fait face la France n’est pas celui de l’« invasion », mais celui du manque d’attractivité. « Sur l’immigration, abandonnons les vieilles rengaines et prenons la mesure du monde tel qu’il est », implore-t-il dans une récente tribune au Monde.

Chiffres à l’appui, le titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France montre que notre protection sociale n’a suscité aucun « appel d’air » en dix ans, « pour la simple raison que d’autres pays d’Europe ont été plus attractifs que nous, notamment dans l’aire germanophone ou le nord-ouest du continent ». Sans reprendre les arguments utilitaristes patronaux, notre pays, pour faire face au vieillissement démographique, a besoin des étrangers pour faire tourner son économie.

Lumières

Mais cet horizon ne suffira pas à nous défaire du substrat xénophobe et raciste de notre pays. Dans l’ouvrage collectif et pluridisciplinaire Colonisations. Notre histoire, qui vient de paraître au Seuil, la philosophe Nadia Yala Kisukidi rappelle à quel point la question qui structure la vie politique française n’est pas celle de l’universalisme mais celle du racisme.

En raison de son héritage colonial, la France est de fait multiculturelle et cosmopolite. Pourtant, les pressions, encore à l’œuvre aujourd’hui au travers du vote de cette loi, montrent la persistance du racisme et des discriminations au sein d’une République qui se définit en principe comme étant aveugle à la « race ».

Évoquant l’extrême droite, dont on observe aujourd’hui à quel point ses idées ont déteint sur l’ensemble du paysage politique français, elle note que « son discours anti-immigrés est travaillé par un fantasme de l’invasion où s’opère un renversement du rapport colonisateur-colonisé : l’ancien colonisé, quand il arrive sur les terres de la métropole, deviendrait l’envahisseur, c’est-à-dire le nouveau colon ». « Cette sémantique identitaire gagne d’autres formations politiques françaises au début du XXIe siècle », observe-t-elle.

Il est plus que temps, pour offrir des perspectives d’avenir, non seulement de décoloniser profondément notre pensée politique, mais aussi de nous réapproprier des valeurs qui un jour firent notre gloire, celles de l’égalité, de la solidarité et de la fraternité, autrement dit de replacer l’hospitalité et l’acceptation des autres au cœur de nos valeurs cardinales. Sans quoi nos « lumières » s’éteindront durablement et définitivement. 


 


 

Compromis « humiliant »,
« droitisation du paysage politique français » :
la loi immigration vue
par la presse étrangère

Axel Nodinot sur www.humanite.fr

La presse internationale est déconcertée par la main tendue d’Emmanuel Macron aux idées d’extrême droite, au détriment de son propre camp.

L’adoption de la loi immigration en France a fait réagir bien au-delà de l’Hexagone. Ce texte « durci sous la pression de l’extrême droite », rappelle le New York Times, « pourrait mener à une crise politique pour Emmanuel Macron ». Le chef d’État français « a durci les règles, déformant l’esprit initial qui était censé être un mélange d’hospitalité et de répression », affirme en Italie la Repubblica.

Outre-Rhin, le Frankfurter Allgemeine Zeitung s’étonne des « concessions » faites par Macron à la droite, soulignant qu’il « s’agit de l’une des lois sur l’immigration les plus strictes de l’Union européenne ». Les mesures qu’elle contient « sont considérées par la gauche comme une rupture avec les principes universalistes sacrés de la France car elles introduisent une discrimination sur la base de la nationalité », selon Politico.

Aux Pays-Bas, De Telegraaf reprend ainsi les mots de députés de gauche français, qui « considèrent la loi comme inhumaine et raciste ». Echorouk, en Algérie, cite le président du groupe GDR, le communiste André Chassaigne, qui « a dénoncé un texte de la honte ».

Le récit macroniste ne convainc pas non plus à l’étranger

Les fractures au sein du camp présidentiel ont également été relevées par les médias étrangers. « Au centre, ce fut le déchirement », écrit sans concession la Libre Belgique, ce mercredi, se demandant « comment le chef de l’État va-t-il encore pouvoir dire aux Français qu’il s’efforce de faire barrage à l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir ? »

Même son de cloche au Temps, qui titre sur « la droitisation du paysage politique français ». The Washington Post voit même plus large, et note que « le sentiment anti-migrants a propulsé l’extrême droite vers de nouvelles victoires dans des bastions du social-libéralisme » en Europe.

Dans la majorité de la presse internationale, c’est la figure de Marine Le Pen qui est mise en avant. Le Times britannique juge que le compromis du chef d’État français est « humiliant », citant la « victoire idéologique » du Rassemblement national après le vote. De l’autre côté des Pyrénées, El Mundo résume ainsi l’incohérence : « Le Pen a voté pour la loi de son éternel rival, tandis que des députés macronistes ont voté contre. »

« Le marasme touche aussi le gouvernement », remarque la RTBF, qui s’attarde sur la démission d’Aurélien Rousseau, ministre de la Santé, ainsi que sur l’opposition de parlementaires du camp présidentiel. Enfin, The Guardian dément les affirmations d’Élisabeth Borne et de Gérald Darmanin selon lesquelles la loi serait passée « sans les votes du RN ».

  publié le 20 décembre 2023

Gaza :  le carnage continue,
la communauté internationale
dans l’impasse

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Les bombardements israéliens se poursuivent, tuant toujours plus de civils. Pendant ce temps, à l’ONU, on se déchire pour savoir s’il faut parler de « pause », de « suspension des combats » ou de « cessez-le-feu ».

La logique de Benyamin Netanyahou est implacable. Le premier ministre israélien est si sûr de lui, tellement plein de morgue et surtout si certain que les pays occidentaux continueront à le soutenir coûte que coûte qu’il en vient maintenant à leur donner des leçons.

Pourquoi se gênerait-il ? « Les autres pays doivent comprendre qu’on ne peut, d’un côté, soutenir l’élimination du Hamas, de l’autre, appeler à la fin de la guerre, ce qui empêcherait d’éliminer le Hamas », a-t-il expliqué. « Donc, Israël va poursuivre sa juste guerre pour éliminer le Hamas. » Ce faisant, de Paris à Rome, de Berlin à Londres et de Budapest et Athènes, il prend les chancelleries européennes à leur propre jeu avec un redoutable syllogisme.

60 % des infrastructures de Gaza détruites ou endommagées

Mardi, les bombardements ont redoublé sur les habitants de la bande de Gaza. Vingt Palestiniens ont été tués à Rafah, dans le sud. Parmi eux figuraient quatre enfants et un journaliste, ce qui porte le nombre de nos consœurs et confrères tués à 95.

« Les Palestiniens sont contraints de se réfugier dans des zones de plus en plus petites (…), tandis que les opérations militaires continuent de s’approcher de plus en plus » des zones où les civils ont trouvé refuge, a alerté le haut-commissaire aux droits de l’homme, Volker Türk. « Il n’y a plus d’endroit où aller à Gaza », les Gazaouis sont « piégés dans un enfer vivant ». Dans le nord, une autre frappe a fait 13 morts et 75 blessés dans le camp de réfugiés de Jabalia, a indiqué le ministère de la Santé.

L’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA) a déclaré que plus de 60 % des infrastructures de Gaza ont été détruites ou endommagées, avec plus de 90 % des 2,3 millions de personnes déracinées. « C’est un niveau stupéfiant et sans précédent de destruction et de déplacement forcé, qui se déroule sous nos yeux », a dénoncé l’agence, alors que les chars israéliens qui avancent vers la ville de Khan Younès rencontrent une sérieuse résistance de la part des combattants palestiniens, toutes organisations confondues. Les pertes israéliennes – officiellement 132 soldats sont tombés – pourraient d’ailleurs être beaucoup plus importantes.

Les États-Unis pris dans l’engrenage en mer Rouge

Les responsables de l’ONU ont exprimé leur colère sur la situation dans les hôpitaux, qui manquent de fournitures et de sécurité. « Je suis furieux que des enfants qui se remettent d’amputations dans les hôpitaux soient ensuite tués dans ces hôpitaux », a fait savoir James Elder, porte-parole de l’Unicef, l’agence des Nations unies pour l’enfance, à l’hôpital de Nasser, le plus grand hôpital opérationnel de l’enclave, qui a été bombardé deux fois au cours des dernières quarante-huit heures.

Benyamin Netanyahou ne pouvait rêver meilleure situation. Le grand allié américain fait semblant de traîner les pieds et met en avant un désaccord sur l’avenir de la bande de Gaza, mais a su mettre son veto, la semaine dernière, à une résolution de l’ONU, continue à fournir des armes à Israël et laisse Tel-Aviv poursuivre le massacre jusqu’à la fin du mois avant de passer à des méthodes plus soft.

Les États-Unis souhaitent que la guerre « cesse dès que possible », a assuré un porte-parole de la Maison-Blanche, John Kirby. Le conseiller à la sécurité nationale américain Jake Sullivan a discuté, au cours de sa visite jeudi dernier en Israël, d’un basculement « dans le futur proche » de l’offensive israélienne sur le territoire de Gaza vers des « opérations de faible intensité ».

Ce faisant, contraint de défendre coûte que coûte Tel-Aviv, Washington se trouve de plus en plus impliqué dans la guerre. Le conflit commence à s’étendre au-delà de Gaza, y compris en mer Rouge où les forces houthies du Yémen ont attaqué des navires avec des missiles et des drones. Cela a entraîné la création d’une opération navale multinationale sous la houlette des États-Unis, et à laquelle la France participe, pour protéger le commerce dans la région.

Mais les Houthis ont dit qu’ils continueraient de toute façon, peut-être avec une opération maritime toutes les douze heures. « Notre position ne changera pas sur la question palestinienne, qu’une alliance navale soit établie ou non », a déclaré à l’agence Reuters le responsable houthi Mohammed Abdulsalam, affirmant que seuls les navires israéliens ou ceux qui se rendent en Israël seront ciblés. « Notre position de soutien à la Palestine et à la bande de Gaza restera jusqu’à la fin du siège, l’entrée de nourriture et de médicaments, et notre soutien au peuple palestinien opprimé resteront continus. »

« Pause », « trêve » ou « cessez-le-feu humanitaire »

La bataille se joue également à l’ONU. Après le veto des Américains, qui, seuls et contre tous, ont fait échouer une possible intervention internationale pour un arrêt des combats à défaut de véritable cessez-le-feu, les diplomates du Conseil de sécurité étudiaient, ces derniers jours, un nouveau projet de résolution porté par les Émirats arabes unis (EAU).

Le vote, prévu lundi, avait été reporté officiellement à mardi matin, pour permettre de poursuivre les négociations et éviter une nouvelle impasse. Alors que la première version réclamait « une cessation urgente et durable des hostilités » pour permettre l’aide humanitaire, le nouveau projet est moins direct, appelant à une « suspension urgente des hostilités pour permettre un accès humanitaire sûr et sans entrave, et à des mesures urgentes vers une cessation durable des hostilités ».

Alors que les Palestiniens meurent à Gaza, voir le Conseil de sécurité de l’ONU établir un nouveau thesaurus pour qualifier une éventuelle interruption de la guerre – « pause », « trêve » ou « cessez-le-feu humanitaire » – ne relève plus du surréalisme mais de l’horreur.

Car, en réalité, contrairement à la guerre en Ukraine, où l’arsenal juridique et politique a été dégainé contre la Russie, personne n’évoque la moindre sanction contre Israël, aucun arrêt des ventes d’armes, aucune saisine de la Cour pénale internationale ou de la Cour internationale de justice, et aucune sanction contre les citoyens américains ou français partis combattre comme soldats de l’armée israélienne.


 


 

Israël-Palestine : puissance et impuissance américaine

Denis Sieffert  sur www.politis.fr

Pour retenir le bras meurtrier d’Israël à Gaza et en Cisjordanie, l’administration Biden ne fait pas rien, mais elle fait trop peu. Tout le monde sait ce qu’il faudrait : frapper Israël au portefeuille. Et, plus radical encore, stopper l’aide militaire.

Tout le monde en convient : seuls les États-Unis pourraient retenir le bras criminel d’Israël à Gaza et en Cisjordanie. On ne dira pas ici qu’ils ne font rien, ni que Biden ait la moindre estime pour Netanyahou. À l’exception de Trump, dont le premier ministre israélien attend le retour avec impatience, les présidents américains n’ont jamais beaucoup apprécié ce personnage ami des assassins de Rabin, et ennemi résolu de toute solution au conflit israélo-palestinien. Au-delà de l’antipathie personnelle que suscite Netanyahou, Biden, comme avant lui Obama, lui reproche de le ramener sur un champ de bataille que l’Amérique avait décidé d’oublier. Et il lui reproche, plus encore, de s’immiscer grossièrement dans la politique intérieure américaine où il sait avoir des relais influents. On se souvient de son intervention provocatrice devant le Congrès en 2015 pour torpiller l’accord sur le nucléaire iranien.

Netanyahou a été « trumpiste » avant Trump. Il n’est donc pas difficile d’imaginer que Biden enrage de devoir défendre contre la terre entière cet Israël-là. Dans un moment d’extrême fragilité internationale, les États-Unis n’avaient pas besoin de souligner leur isolement devant l’Assemblée générale des Nations unies. Ils n’avaient pas besoin non plus, à l’heure où la Russie use de son véto au Conseil de sécurité sur le dossier ukrainien, de rétablir la calamiteuse symétrie des impérialismes. Alors quoi ? L’administration Biden ne fait pas rien, mais elle fait très peu. Les réprobations publiques sur le massacre des civils à Gaza, les critiques sur l’extension des colonies, et même la « revitalisation » de l’Autorité palestinienne et la réaffirmation de la solution à deux États : il n’y a rien là qui puisse retenir le bras de Netanyahou.

Le massacre de Gaza peut à la rigueur troubler la conscience des dirigeants américains, mais ne constitue pas une menace pour les États-Unis.

Le verbe américain ne peut rien contre les fondements d’une politique coloniale qui est la raison d’être de la droite et de l’extrême droite israélienne. Et ce n’est pas l’interdiction de visas pour les plus fanatiques des colons qui y changeront quelque chose. Tout le monde sait ce qu’il faudrait : frapper Israël au portefeuille. Et, plus radical encore, stopper l’aide militaire. Car les bombes qui tuent et mutilent les enfants de Gaza sont américaines. Depuis le 7 octobre, les États-Unis ont fourni 15 000 bombes et 57 000 obus de mortier à l’armée israélienne. Un seul des prédécesseurs de Biden, le Républicain George H. W. Bush (père), avait osé menacer Israël de sanctions. En 1989, son secrétaire d’État James Baker avait demandé, devant l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac), le puissant lobby juif américain, qu’Israël abandonne « ses politiques expansionnistes ».

Bush avait conditionné l’aide demandée par le premier ministre de l’époque, Yitzhak Shamir, à l’arrêt de la colonisation. Israël avait plié. Momentanément. Bush avait même obtenu qu’Israël accepte de participer à la conférence de Madrid, prélude aux accords d’Oslo. Mais ce coup d’audace lui avait coûté sa réélection pour un second mandat. L’entrelacs des relations est tel que l’on a pu parler s’agissant d’Israël du 51e État des États-Unis. Mais les choses ont un peu changé. La communauté juive s’est distanciée d’Israël version Netanyahou, comme l’a démontré Sylvain Cypel dans son enquête Les juifs contre Israël (1). Ce sont maintenant les chrétiens évangélistes qui ne pardonnent pas la moindre entaille au soutien à Israël. La Bible plutôt que le dollar.

L’engagement juif était affectif, celui-ci est mystique et soutient explicitement les colons et à la frange la plus extrémiste du pays. Et c’est précisément le fonds de commerce de Donald Trump. Autant dire que Biden marche sur des œufs à onze mois de la présidentielle. Il en est à demander à Netanyahou de fixer une date limite aux bombardements sur Gaza (« dans quelques semaines », supplient ses émissaires), tout en s’opposant au cessez-le-feu. La vérité, c’est que le massacre de Gaza peut à la rigueur troubler la conscience des dirigeants américains, et semer le désordre sur les campus, mais il ne constitue pas une menace pour les États-Unis. « Les Palestiniens, combien de divisions ? », aurait demandé Staline.

Seul un risque d’embrasement, au sud Liban, avec le Hezbollah, ou dans le détroit Bab Al-Mandeb, où les attaques des Houthis ralentissent considérablement le trafic commercial, et – last but not least – pénalisent les ports israéliens, inquiète Washington. Et, là, l’Amérique fait ce qu’il faut. Un porte-avions est déjà positionné au large du sud Liban, et des bâtiments occidentaux, US-Navy en tête, cinglent vers la Mer Rouge. À part ça, Biden gagne du temps en promettant de remettre en haut de son agenda la fameuse solution à deux États. Qui vivra verra. Pas les Gazaouis en tout cas, dont beaucoup auront été tués. On peut surtout craindre qu’Elias Sanbar ait raison quand il soupçonne les États-Unis de nous tromper avec une promesse dont ils ne voudront pas se donner les moyens.

1 - L’État d’Israël contre les juifs (La Découverte 2018).

  publié le 19 décembre 2023

Caroline Brémaud,
l'urgentiste qui appuie
là où ça fait mal

Cécile Rousseau sur www.humanite.fr

Démise de ses fonctions de cheffe de service le 1er décembre, l’urgentiste à Laval Caroline Brémaud continue de se battre au grand jour pour sauver l’hôpital public.

Des pluies de soutien ruissellent sur sa blouse blanche. Depuis que Caroline Brémaud, ex-cheffe des urgences du centre hospitalier de Laval (Mayenne), a été démise de ses fonctions, des témoignages de sympathie des usagers, du monde médical, politique, mais aussi artistique ont afflué. Touchée, la médecin montre sur son portable sa caricature réalisée par l’auteur de BD Allan Barte. Elle est représentée en lanceuse d’alerte prête à appuyer sur un gros bouton rouge avant qu’un coup de pied ne la boute dehors… Si, au nom du devoir de réserve, de nombreux praticiens hospitaliers gardent le silence sur la crise qui ronge le système de soins, la médecin cite le serment d’Hippocrate pour expliquer ses prises de position publiques : « Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux. »

Officiellement, son éviction au 1er décembre, fait suite à un rapport de 2021 proposant un même chef pour les urgences et le Smur : « La personne qui a été choisie travaille au Smur et pas aux urgences. Or, l’audit préconisait que le responsable soit présent dans les deux services », explique-t-elle. Avant de reprendre : « Je le savais, on m’avait prévenue que je serais sanctionnée si je continuais à parler. Je suis prête à payer le prix. »

Si certains confrères likent avec parcimonie ses posts sur les réseaux sociaux par peur des représailles, elle estime que, « paradoxalement, (m)’exprimer dans les médias l’a aussi protégée ». En 2021, quand elle était montée au front, avec les personnels, contre la fermeture des urgences la nuit, l’Humanité lui avait consacré sa une. « Mon oncle communiste l’avait affichée dans son Ehpad, c’était sa fierté », se réjouit-elle.

Des ambulances de nuit passées de huit… à trois

En Mayenne, troisième plus important désert médical français, la médecin de 42 ans estime qu’elle devenait également un « élément gênant » pour les réorganisations territoriales : « En janvier 2024, seules les urgences de Laval auraient dû rester ouvertes de nuit et celles de Mayenne et de Château-Gontier devaient fermer », faute de médecins, avance-t-elle.

Sans concertation des praticiens, le projet a suscité un tollé. « Il y a un manque total de transparence. L’agence régionale de santé a finalement retourné sa veste… Ce n’est pas la première fois qu’elle nous savonne la planche. Elle a réduit le nombre d’ambulances de nuit à trois contre huit dans le département parce qu’elles ne seraient pas suffisamment utilisées. Maintenant, les pompiers nous facturent les interventions effectuées à leur place », s’indigne-t-elle.

Urgentiste depuis seulement quatre ans, cheffe de service l’année suivante, Caroline Brémaud n’a cessé de dénoncer la dégradation de l’offre de soins à l’échelle locale et nationale. « Dès qu’on se plaint, le gouvernement nous répond: “Vous avez eu le Ségur de la santé”, soupire-t-elle. Mais cela a fait du mal aux praticiens hospitaliers. Nous avons perdu en termes d’échelons et de rémunération. Ce n’est pas comme ça qu’on va rendre l’hôpital public attractif ! Idem pour la loi Rist, qui a réduit l’intérim médical parce qu’il coûte cher. À la place, des praticiens “motif 2” sont recrutés. Ils sont payés mieux que moi ! Ça ne fonctionne pas. »

« Ces économies tuent l’hôpital à petit feu »

Alors que l’exécutif a limité la hausse de l’Ondam (objectif national des dépenses d’assurance-maladie) à 3,2 % pour 2024, contre un besoin estimé à 4,9 % par les acteurs du secteur, la médecin réplique : « Ces économies tuent l’hôpital à petit feu. On est obligé de prévenir la population qu’elle est en danger. Dans le Code de la santé publique, il est prévu que chacun puisse avoir un Smur ou des urgences à trente minutes de chez lui, ce n’est pas respecté… »

Dans cette gestion permanente de la pénurie, la docteur ne manque pourtant pas d’idées. « En attendant qu’il y ait plus de moyens, on peut prendre des décisions. En cas d’anévrisme, si le Smur est sorti, il faudrait, par exemple, qu’un médecin de garde à l’hôpital puisse intervenir. » Déterminée à provoquer une prise de conscience collective, la lanceuse d’alerte ne serait pas non plus contre « des gilets blancs de la santé », à l’image des gilets jaunes, « pour mettre la pression sur l’exécutif ».

« Des entrepreneurs m’accusent de nuire à l’attractivité de la Mayenne »

Son cheval de bataille agace certains : « Des entrepreneurs m’accusent de nuire à l’attractivité de la Mayenne, explique-t-elle. Pourquoi ne demandent-ils pas plutôt au gouvernement d’améliorer l’accès aux soins ? Certaines personnes se pensent protégées parce qu’elles vont consulter des spécialistes à Paris mais si elles font un AVC, que les urgences sont débordées, elles pourraient être amenées en 1 h 30 au CHU d’Angers (Maine-et-Loire)… La santé concerne tout le monde, sans appartenance sociale », pointe-t-elle, alors que les urgences de Laval ont été fermées 20 nuits par mois cet été et le sont encore 7 ou 8 nuits en ce moment, par manque de blouses blanches.

Cette ex-manageuse proche de ses équipes n’envisage pas la médecine autrement qu’avec un visage humain. « Il m’est déjà arrivé de faire un câlin à une patiente mère de famille, c’est comme ça. J’aime les gens », assume-t-elle.

Malgré la tempête, pas question de quitter cet hôpital qu’elle considère comme sa deuxième maison. « Mes quatre enfants sont nés là-bas. En 2011, mon fils qui a été secoué à six mois a été sauvé par mes collègues. J’y ai vécu les pires comme les meilleurs moments de ma vie et de ma carrière. »

Cette mère célibataire qui enchaîne parfois des sorties scolaires après des gardes de vingt-quatre heures a forgé sa détermination au fil de son parcours. « Mes parents m’avaient coupé les vivres en troisième année d’étude, raconte-t-elle. Je devais me lever à 5 heures du matin pour faire du baby-sitting et du ménage. J’étais rincée. Ce n’est donc pas cette sanction qui va me faire flancher. Si on me trouve irritante, c’est que je suis au bon endroit. Ma liberté d’expression, la solidarité et le devoir de soins sont des valeurs sur lesquelles je ne peux pas négocier », assène celle qui a pour habitude de ne jamais rien calculer.

  publié le 19 décembre 2023

Israël : La famine utilisée
comme arme de guerre à Gaza

par Human Rights Watch sur https://www.hrw.org/fr/

Des éléments de preuve indiquent que les civils ont été délibérément privés d'accès à la nourriture et à l'eau

  • Le gouvernement israélien utilise la famine imposée à des civils comme méthode de guerre dans la bande de Gaza, ce qui constitue un crime de guerre.

  • Les responsables israéliens ont fait des déclarations publiques exprimant leur objectif de priver les civils de Gaza de nourriture, d'eau et de carburant ; ces déclarations sont reflétées dans les opérations militaires des forces israéliennes.

  • Le gouvernement israélien devrait cesser d’attaquer des biens nécessaires à la survie de la population civile, lever le blocus de la bande de Gaza et rétablir l'accès à l’électricité et à l'eau.

(Jérusalem) – Le gouvernement israélien utilise la famine imposée à des civils comme méthode de guerre dans la bande de Gaza occupée, ce qui constitue un crime de guerre, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Les forces israéliennes bloquent délibérément l’approvisionnement en eau, nourriture et carburant ; en même temps, elles entravent intentionnellement l’aide humanitaire, rasent apparemment des terrains agricoles et privent la population civile des biens indispensables à sa survie.

Depuis que des combattants dirigés par le Hamas ont attaqué Israël le 7 octobre 2023, de hauts responsables israéliens, dont le ministre de la Défense Yoav Gallant, le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben-Gvir et le ministre de l'Énergie Israel Katz, ont fait des déclarations publiques exprimant leur objectif de priver les civils de Gaza de nourriture, d’eau et de carburant ; ces déclarations reflètent une politique mise en œuvre par les forces israéliennes. D’autres responsables israéliens ont déclaré publiquement que l’aide humanitaire à Gaza serait conditionnée soit à la libération des otages illégalement détenus par le Hamas, soit à la destruction du Hamas.

« Depuis plus de deux mois, Israël prive la population de Gaza de nourriture et d'eau, une politique encouragée ou approuvée par de hauts responsables israéliens et qui reflète une intention d'affamer les civils en tant que méthode de guerre », a déclaré Omar Shakir, directeur pour Israël et la Palestine à Human Rights Watch. « Les dirigeants mondiaux devraient dénoncer cet odieux crime de guerre, qui a des effets dévastateurs sur la population de Gaza. »

Entre le 24 novembre et le 4 décembre, Human Rights Watch a mené des entretiens avec onze Palestiniens déplacés à Gaza. Ils ont décrit les profondes difficultés qu'ils rencontrent pour se procurer des produits de première nécessité. « Nous n’avions ni nourriture, ni électricité, ni Internet, rien du tout », a déclaré un homme ayant fui le nord de la bande de Gaza. « Nous ne savons pas comment nous avons survécu. »

Dans le sud de Gaza, les personnes interrogées ont décrit la pénurie d'eau potable, le manque de nourriture menant à des magasins vides et à de longues files d'attente, ainsi que des prix exorbitants. « Vous êtes constamment à la recherche des choses requises pour survivre », a déclaré un père de deux enfants. Le Programme alimentaire mondial des Nations Unies (PAM) a signalé le 6 décembre que 9 ménages sur 10 dans le nord de Gaza, et 2 ménages sur 3 dans le sud du territoire, avaient passé au moins une journée et une nuit complètes sans nourriture.

Le gouvernement israélien devrait immédiatement cesser d'utiliser la famine des civils comme méthode de guerre, a déclaré Human Rights Watch. Il devrait respecter l'interdiction des attaques contre des biens nécessaires à la survie de la population civile, et lever le blocus de la bande de Gaza. Le gouvernement devrait rétablir l’accès à l’eau et à l’électricité, et autoriser l’entrée à Gaza de la nourriture, de l’aide médicale et du carburant dont les habitants ont urgemment besoin, y compris via le point de passage à Kerem Shalom.

Les gouvernements concernés devraient appeler Israël à mettre fin à ces abus. Les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Allemagne et d’autres pays devraient également suspendre leur assistance militaire et leurs ventes d’armes à Israël, tant que les forces de ce pays continueront de commettre impunément, à l’encontre des civils, des abus graves et généralisés constituant des crimes de guerre.

Texte complet en anglais : en ligne ici.

 

  publié le 18 décembre 2023

Loi immigration : mobilisations à l’occasion de la Journée internationale des migrants

Théo Bourrieau sur www.humanite.fr

En cette Journée internationale des migrants, et alors que la commission mixte paritaire doit se réunir ce lundi 18 décembre en fin d’après-midi pour aboutir à un accord sur le projet de loi immigration entre la Macronie et LR, de nombreuses organisations appellent à la mobilisation contre un projet de loi inhumain.

Contre la loi Darmanin, 15 collectifs de sans-papiers, la Marche des solidarités et plus de 280 organisations lancent un appel à la mobilisation, ce lundi 18 décembre, à l’occasion de la Journée internationale des migrants. Il s’agit de s’opposer à ce projet de loi qui « légitime une société fondée sur le développement des inégalités, la déshumanisation, le contrôle et la surveillance policière, la limitation des libertés et l’exploitation sans frein de toutes et tous les travailleurs », résument-elles dans leur tract.

« Une dérive contraire à tous les principes de l’accueil »

La FAS (Fédération des acteurs de la solidarité) appelle quant à elle à la grève, notamment pour défendre l’hébergement des sans-abri. « L’évolution des discussions du projet de loi sur l’immigration suscite la plus vive inquiétude parmi les associations engagées contre la pauvreté », estime la fédération, fustigeant une « dérive contraire à tous les principes de l’accueil organisé et de l’intégration républicaine des personnes étrangères dans notre pays ». La FAS demande donc l’abandon pur et simple du projet de loi, et la mise en place de « mesures utiles relevant des moyens d’accueil et d’accompagnement des étrangers ».

À Paris, la journée d’action se traduira par un rassemblement, à 17 heures, place de l’Opéra. Des manifestations sont aussi prévues dans de très nombreuses villes de France. À Nice, rendez-vous à 16 heures place Garibaldi, à Clermont-Ferrand, 17 h 30 devant la préfecture, à Grenoble, 17 h 30 Place Félix Poulat, à Rennes, 17 h 30 Place de la République, à Marseille, 18 heures porte d’Aix, à Besançon, 17 heures place Pasteur, à Nantes, 18 heures au Miroir d’eau, à Nîmes, 18 heures à la Maison Carrée, à Toulouse, 18 heures à Jean Jaurès, à Lyon, à 18 h 30 place Bellecour, ou encore à Brest, 18 heures place de la Liberté. La liste complète des actions et des rassemblements est consultable ici.


 


 

À Calais, « crise de l’humanité » et associations à bout de souffle

Pauline Migevant  et  Maxime Sirvins  sur www.politis.fr•

Gérald Darmanin est aujourd’hui à Calais pour rendre visite aux forces de l’ordre. Alors que l’État investit surtout dans la répression, les associations font face à un manque de moyens et à la saturation des hébergements d’urgence. Reportage.

« On en est à fabriquer des chaussettes avec des couvertures de survie. » Axel G., l’un des trois coordinateurs de l’association Utopia 56 à Calais, se tient devant de grandes étagères en bois où sont stockés des vêtements, des couvertures de survie, des tentes. D’après les associations, près de 2 000 personnes vivent à Calais et 4 000 le long du littoral, dans des campements de fortune, un nombre jamais atteint depuis « la jungle » démantelée en 2016. Quelle que soit la météo, les expulsions des campements sont incessantes : 1 754 en 2022 à Calais et Grande-Synthe d’après Human Rights Observer, une association d’observation des droits humains.

J’ai honte quand je dois refuser une tente. Une bénévole

Cette année, en moyenne, 186 personnes ont été expulsées de lieux de vie informels chaque jour sur le littoral nord. Alors, les stocks s’épuisent. « On ne peut pas donner de tentes aux hommes seuls. Ni de couvertures. Quand il pleut, ils ont une bâche pour deux », déplore Axel G. À la « warehouse », l’entrepôt de l’Auberge des migrants qui héberge plusieurs associations actives à la frontière, le manque de moyens se ressent partout. Le « woodyard » par exemple, qui coupe du bois pour en distribuer 1,5 tonne par jour sur les lieux de vie, fonctionnera cette année 5 mois au lieu de 6. Pour les membres des associations, en majorité bénévoles, constater la situation humanitaire sans pouvoir y répondre suffisamment est parfois difficile à vivre. « J’ai honte quand je dois refuser une tente », confie une bénévole d’Utopia 56, à Calais depuis un mois.

À 19 heures, en ce soir de novembre quelques jours après la tempête Ciaran, ils sont deux, Melvin et Émeline, à chercher des solutions de mise à l’abri (MAB) pour des familles et les personnes qui viennent d’arriver à Calais. Dans l’entrepôt, la musique qui rythme les activités du woodyard est encore allumée. Il y a le bruit métallique de la tasse qu’utilise Émeline pour remplir des bentos. La nuit, l’équipe de Refugee Women’s centre (RWC), qui s’occupe des femmes et familles à la frontière, passe le relais à Utopia 56.

Ils échangent sur une famille pour laquelle « il n’y a aucune solution ». Les hébergements solidaires sont complets, le 115, ils en ont déjà bénéficié la semaine dernière. La chambre d’urgence de La Margelle (un lieu d’hébergement pour les hommes seuls) est pleine aussi. « Il n’y a plus que l’option tente », déplore la bénévole de RWC. Au téléphone, Julie H., coordinatrice d’Utopia 56 leur indique un hangar où ils pourraient être en sécurité, mais seulement cette nuit. S’ils restent plus longtemps, la police risque de les déloger.

Les bentos sont emballés dans une couverture de survie pour rester au chaud, les 20 litres de thé, des tentes et des couvertures sont chargés dans le vieux van qui quitte l’entrepôt pour atteindre la gare. Une famille afghane, avec deux adolescents et deux enfants, les y attend pour aller à l’hôtel. Dans le petit hall, la déco évoque l’Angleterre, comme cette cabine téléphonique londonienne pailletée accrochée au mur. Melvin paie 130 euros pour la nuit, que lui remboursera RWC. Émeline explique au père, anglophone, comment se rendre le lendemain au CAES, le centre d’accueil et d’examen des situations, où ils pourront être hébergés le temps que leur situation administrative soit étudiée.

Avant de remonter dans le van, Melvin et Émeline appellent le 115 pour deux hommes seuls, primo-arrivants. Il y a des places pour eux, inespérées. Le dispositif permettant d’accéder à un hébergement d’urgence est souvent saturé. D’après les chiffres recueillis par Utopia 56, entre janvier et octobre 2023, près d’un appel sur deux au Samu social a donné lieu à un refus, concernant 1 084 personnes au total, dont 84 familles, 20 femmes et 665 hommes seuls. Le rendez-vous est donné trois quarts d’heure plus tard.

Ici, c’est 85 % répression, 15 % aide humanitaire. Axel

Entre-temps, il faut aller chercher les deux hommes, trop loin du lieu de rendez-vous pour s’y rendre par eux-mêmes. L’un d’eux est près du car-ferry. Sur la rocade, le long de l’entrée du port, de hauts lampadaires éclairent les clôtures surmontées de barbelés. « Ici, c’est 85 % répression, 15 % aide humanitaire », avait dit la veille Axel G. Il se référait à un rapport parlementaire estimant qu’en 2020 la France avait dépensé 120 millions d’euros « liés à la présence de personnes migrantes à Calais et sur le littoral ». Soit « quatre fois le coût annuel des 3 136 places ouvertes sur toute la France dans les CAES ».

« L’hiver n’a même pas commencé »

L’équipe se rend devant l’église où arrive bientôt le Samu social. La famille du Koweït, elle, sera en centre-ville dans une vingtaine de minutes, le temps pour Melvin et Émeline de boire un thé chaud. Melvin, bénévole à Utopia 56 depuis plusieurs années, a connu l’époque des Palominos, un camping où vivaient les membres des associations. Depuis, Utopia 56 loue deux maisons pour les bénévoles. Mais faute de moyens, l’association devra peut-être renoncer à l’une d’elles, ce qui limiterait ses activités. Émeline, salariée, s’occupe du mécénat au niveau national, mais vient régulièrement sur le terrain. « Ça permet de se rappeler pourquoi on récolte des fonds ».

Est-ce que la police va venir ?

Dans Calais, ce mardi soir, il n’y a pas grand monde dans les rues. Place d’Armes, Yvonne et Charles de Gaulle, sculptés en bronze, se tiennent la main au pied de la tour de guet. La famille koweïtienne est à côté, avec quelques sacs. Ils sont sept, dont un petit garçon qui a récemment perdu des dents de lait. Il fait moins de 10 degrés. La famille monte dans le van avec ses affaires pour s’installer un peu plus loin, sous une sorte de hangar. « Est-ce que la police va venir ? » demande l’un d’eux. « On ne peut pas être sûrs », répond Melvin.

Alors que l’équipe s’apprête à remonter dans le van, le petit garçon accourt vers eux. Il demande une couverture supplémentaire. Melvin et Émeline se regardent. Quelques secondes passent. « Désolé », dit Melvin. Lucide sur les semaines à venir, alors que le département est touché par des crues et que ce n’est que début novembre, il explique : « On ne peut pas donner toutes les couvertures maintenant. » Le vent est froid et il pleut, mais ce sera pire dans les semaines à venir. « L’hiver n’a même pas commencé », ajoute-t-il. Melvin et Émeline repartent à la Warehouse chercher des vêtements propres qu’ils déposent pour un homme ayant la gale à la Margelle. Pas de nouveaux messages sur le téléphone, mais la nuit n’est pas terminée.

« Un sommet dans l’ignominie des conditions de survie »

Le van fait le tour de Calais pour un « security check » pendant lequel ils mangent un kebab refroidi, acheté dans le dernier endroit encore ouvert. Les tentes des Koweïtiens sont toujours là. Le van longe la plage et ses petites cabines inhabitées. Plus loin, un hôtel, où est logée une partie des CRS. Lorsqu’elle croise des voitures de CRS, l’équipe note les plaques, les heures et l’emplacement pour pouvoir recouper avec les témoignages des personnes exilées en cas de violences. Le van passe aussi devant une station-service aux allures de base militaire, entourée de murs en béton de trois mètres de haut d’où seul dépasse le sigle de Total.

Sur un parking, l’équipe aperçoit des silhouettes sur l’un des poids lourds dont ils notent l’immatriculation, « si jamais on reçoit un appel parce que les gens sont en danger à l’intérieur », explique Melvin. À bientôt trois heures du matin, l’équipe de mise à l’abri va au Perchoir, l’une des maisons de bénévoles. « La MAB va se percher », disent-ils. Dans la chambre d’astreinte, le téléphone reste allumé, s’il y a des urgences.

Cette nuit, ils ont vu 17 personnes, dont deux familles, cinq enfants. Le lendemain soir, le 8 novembre, une quarantaine de personnes, dont une quinzaine de familles et des femmes enceintes, sont sans hébergement. Sous une tente pour les protéger de la pluie qui ne cesse de tomber, les enfants sont assis sur de petites chaises. Ils chantent avec les bénévoles du Project play, une association dédiée aux enfants à la frontière. « The old mac donald had a farm hi a hi a ho. » Rassemblées devant la préfecture, les associations demandent en urgence à l’État un dispositif de mise à l’abri. En vain.

Dans une lettre ouverte adressée à la sous-préfète quelques jours plus tard, pour demander, entre autre l’arrêt des expulsions et l’ouverture de lieux d’hébergement, les associations décrivaient la période actuelle comme « un sommet dans l’ignominie des conditions de survie des personnes exilées ». En marge de la venue de Gérald Darmanin qui rend visite à la maire de Calais, aux policiers et aux gendarmes vendredi 15 décembre, les associations alertent, une fois de plus. Dans leur communiqué de presse, elles écrivent, « depuis Calais, nous constatons une véritable crise de l’humanité »

publié le 18 décembre 2023

Montpellier : nouvelle démonstration de solidarité avec le peuple palestinien

sur https://lepoing.net/

Environ 500 personnes ont à nouveau défilé dans les rues de Montpellier ce samedi 16 décembre, en solidarité avec le peuple palestinien et pour un cessez-le feu et une levée du blocus à Gaza. Rendez-vous est déjà pris la semaine prochaine pour une nouvelle manifestation

Au micro ,en début d’après-midi sur la place de la Comédie, alors que quelques centaines de personnes ont répondues présentes pour une nouvelle manifestation en solidarité avec le peuple palestinien et pour un cessez-le feu et une levée du blocus à Gaza, une membre de l’Union des Juifs Français pour la Paix (UJFP) se désole des conséquences de l’attaque en cours de l’armée israélienne sur la bande de Gaza sur les populations civiles. « Suite aux nombreux bombardements, pas moins de 2 millions de personnes se pressent sur un territoire du sud de Gaza qui représente moins de la moitié de la superficie de la métropole de Montpellier (c’est-à-dire environ 200m2) avec 2,3 millions de personnes qui s’y entassent actuellement, soit 4 fois plus que les 500 000 habitants de la métropole de Montpellier. », s’exclame-t-elle.

Un des organisateurs du rassemblement du 11 décembre devant la mairie de Montpellier, lequel, appelé notamment par BDS, la Gauche éco-socialiste et l’UJFP, venait en soutien à une proposition de motion au Conseil Municipal en faveur d’un cessez-le-feu par l’opposition de gauche, est venu dénoncer le refus du maire PS Delafosse de se positionner contre l’attaque israélienne sur des populations civiles. Quoi de plus étonnant, quand on sait que la ville de Montpellier est depuis les années 70 une fidèle compagne de la politique coloniale israélienne…

Suite à quoi la manifestation se met en route, entre diverses pancartes représentant des images des horreurs rencontrées à Gaza, et banderoles dénonçant l’apartheid. Sur le boulevard du Jeu de Paume, un gigantesque drapeau palestinien est déployé, puis porté par quelques dizaines de manifestant.e.s.

Au niveau de la préfecture le cortège tourne par la rue du Faubourg du Courreau, où des slogans appelant au boycott de l’enseigne Carrefour sont scandés. La manifestation prendra fin à Plan Cabanes.

Une nouvelle manifestation est déjà prévue pour la semaine prochaine, à la veille de Noël, laquelle aura intégralement lieu à La Paillade. Avec un départ à l’arrêt de tram Saint-Paul, depuis lequel elle rejoindra le Grand Mail pour un moment convivial autour d’un goûter et de boissons chaudes.


 


 

 

 

Lettre ouverte au Maire et au Conseil Municipal : Cessez-le feu en Palestine, l’incompréhensible refus du Conseil municipal de Montpellier

sur https://lepoing.net

Le Poing publie cette lettre ouverte, émanant de plusieurs organisations et associations qui luttent pour le cessez-le-feu à Gaza et le respect des droits du peuple Palestinien.

 

Monsieur Le Maire,

Mesdames les Conseillères municipales et Maires adjointes,

Messieurs les Conseillers municipaux et Maires adjoints,

Un cessez-le-feu immédiat et permanent est impératif en Palestine pour sauver des vies civiles et mettre fin aux crimes de guerre qui ont lieu depuis le 7 octobre, ceci alors que les rapporteurs de l’ONU font part d’un risque de génocide et que plusieurs ONG reconnues considèrent que ce génocide est actuellement en cours. Nous demandions à la ville de Montpellier d’adopter un vœu en la matière pour que le Président de la République, Emmanuel Macron, exige ce cessez-le-feu, et que la ville de Montpellier se positionne concrètement pour agir, à son niveau, pour obtenir ce cessez-le-feu. Ce fut un refus lors du Conseil Municipal du 11 décembre.

Le Président, les Ministres, les Généraux militaires et les porte-parole d’Israël ont évoqué leurs intentions de transformer Gaza “en île déserte”, tout en déshumanisant les Palestiniens en affirmant “combattre des animaux” ou encore en affirmant mettre la priorité” sur les dégâts et non sur la précision de leurs frappes “. Des journalistes, le personnel médical, les ambulances, les écoles, les lieux de culte, les hôpitaux, les universités, les abris et des milliers d’enfants ont été pris pour cibles par l’armée israélienne. Plus de 60 % des habitations de Gaza sont détruites, les infrastructures d’eau, d’électricité, de télécommunications et d’énergie ont été gravement endommagées, rendant les conditions de vie quasi impossible pour les Palestiniens. A Gaza, le blocus, la famine programmée, les déplacements de masse forcés et répétés, le meurtre et la mutilation de milliers de civils sont aujourd’hui une réalité. Ce nettoyage ethnique, qualifié de génocide par l’importante Fédération Internationale des Droits Humains (FIDH), est en cours mais il peut être arrêté.

Nous demandons donc à la ville de Montpellier de s’exprimer par un vœu pour : Un cessez-le-feu immédiat et permanent en Palestine L’arrêt du blocus de Gaza.

Signataires :

AFPS 34

Gauche Ecosocialiste

Ensemble 34

Libre Pensée

MRAP de Montpellier

NPA

UJFP

Rencontres Marx


 


 

Manifestation propalestinienne à Paris : « Je veux pouvoir dire à mon fils que je n’ai pas été complice d’un génocide »

Pascale Pascariello sur www.mediapart.fr

Plusieurs milliers de personnes se sont retrouvées, dimanche 17 décembre, place de la République à Paris pour demander un cessez-le feu immédiat à Gaza et en Cisjordanie. Malgré des signes d’essoufflement, les manifestants restent mobilisés pour dénoncer le « génocide » des Palestiniens.  

Vêtues de leur robe d’avocates, elles sont venues, certaines pour la première fois, manifester pour « dénoncer le génocide du peuple palestinien », lancent-elles en chœur. Ce collectif informel est né à la suite d’un rassemblement devant le tribunal de Paris le 13 décembre. Sarah, 34 ans, participe pour la première fois à la manifestation de soutien aux Palestinien·nes.

« Je me dois d’être solidaire avec nos confrères. Plus de 63 avocats gazaouis sont morts depuis le début des bombardements », avance-t-elle, rappelant qu’il existe une convention entre le barreau de Paris et celui de Gaza. Mais « rien n’est fait et le silence de notre barreau est assourdissant ».

À ses côtés, sa consœur Dominique Cochin, qui est de toutes les manifestations, rappelle que « le terme de génocide ne doit plus faire débat. L’intentionnalité du gouvernement israélien ne fait plus l’ombre d’un doute », rappelant qu’après les rapporteurs des Nations unis ayant alerté, en novembre, sur les risques d’un génocide, la Fédération internationale des droits de l’homme « a qualifié de génocide ce que l’État d’Israël fait à Gaza, reprenant la définition de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 ».

« Israël criminel, Macron complice », « Enfants de Gaza, enfants de Palestine, c’est l’humanité qu’on assassine » , « Pas un sou, pas une arme pour l’État d’Israël, rupture de tous les liens avec les assassins », scandent les manifestant·es parmi lesquel·les des blouses blanches venues apporter leur soutien aux soignantes et soignants palestiniens.

Ismahene, 34 ans, manifeste depuis l’âge de 15 ans pour le peuple palestinien. Cette psychologue en région parisienne est issue d’une « famille anticoloniale et franco-algérienne ». Elle a suivi les pas de sa mère « infirmière. Soigner, c’est aussi une histoire de famille ». « [Depuis] trois manifestations, j’ai mis ma blouse parce que je veux être considérée pour la profession que j’exerce et pour soutenir mes collègues palestiniens qui meurent en essayant de sauver des vies. »

« Être [cependant] renvoyée à mes origines ou être présentée comme l’Arabe, la musulmane, c’est tout ce que je ne supporte plus. » Ismahene a « assez donné dans les partis politiques avec lesquels [elle] manifestai[t] dans [s]on adolescence » : « J’étais la bonne Arabe. Et cela je ne le veux plus. Aujourd’hui, je suis une psychologue qui vient dénoncer un génocide. »

Observant ces avocates et soignantes défiler, Riyad, 23 ans, et son ami Jad, 20 ans, tous deux étudiants en sciences sociales à l’université de Paris I-Sorbonne, regrettent « le manque de mobilisation » au sein de leur université. Arrivé en France il y a cinq ans, Jad a encore toute sa famille au Liban. « Elle n’est pas menacée pour le moment, n’étant pas au sud. » Jad ne cache pas une certaine lassitude, « face à la répétition sans fin d’une histoire dont on ne voit pas l’issue ». En 2006, il a lui-même « vécu les bombardements israéliens sur le Liban ».

« C’est triste à dire mais on est presque habitués. Près de 200 civils sont morts dans le Sud Liban depuis le début des bombardements israéliens après le 7 octobre et je viens pour eux et pour tous les Palestiniens. Mais il y a moins de monde au fur et à mesure des manifestations et rien ne semble arrêter Nétanyahou », déplore-t-il.

Pour autant, hors de question « de rester devant [s]a play [console de jeux – ndlr] ou dans [s]on canapé », lance son ami Riyad qui veut être du bon côté de l’histoire. « Dans quelques années, je veux pouvoir dire à mon fils que je n’ai pas été complice d’un génocide en restant silencieux. »

D’origine algérienne, ce n’est pas la première fois qu’il vient apporter son soutien au peuple palestinien. Il l’avait déjà fait en 2021, « comme aujourd’hui par anticolonialisme et par solidarité au peuple arabo-musulman ».

Jad tient alors à préciser qu’il n’est pas musulman et qu’il regrette que, depuis le 7 octobre, « tout soit fait pour stigmatiser les musulmans et tous ceux qui soutiennent la Palestine ». C’est « un jeu dangereux qui attise l’extrême droite », déplore-t-il, et « en France, le climat est inquiétant avec le retour des ratonnades. Il faut rappeler que défendre les Palestiniens, c’est surtout une cause humanitaire. On ne peut pas accepter que des enfants, des femmes et des hommes meurent sous les bombes ».

Les deux amis sont alors interrompus par les huées des manifestant·es, passant à proximité d’un McDonald’s. Il est 14 h 30 et la manifestation qui a quitté la place de la République se dirige vers la place de Clichy. Près de 4 400 personnes selon la préfecture, 20 000 selon les organisateurs, défilent derrière les drapeaux de la Palestine qui se mélangent à ceux des syndicats ou des partis politiques, dont La France insoumise et Europe Écologie-Les Verts. 

Près de la sono d’Urgence Palestine, qui fait partie du Collectif national pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens, organisateur des manifestations, nous retrouvons Shadi* dont le père, un pédiatre franco-palestinien, était bloqué à Gaza jusqu’à son évacuation le 5 novembre. « Toute la famille de mon père est encore dans le sud de Gaza. Ils vivent sous une tente dans une cour d’école. Mon père a perdu son cousin et depuis qu’il est rentré, il ne dort pas. »  

Shadi a fait « toutes les manifestations » : « Mais nous commençons depuis quelques semaines d’autres actions parce que nous avons bien conscience que les manifestations ne sont pas l’alpha et l’oméga. Nous organisons désormais des actions coup de poing comme les appels au boycott devant des enseignes Carrefour », explique-t-il. 

Il « tente de garder encore espoir ». La ministre des affaires étrangères, « Catherine Colonna, est en visite en Israël, il faut qu’elle entende la pression de la rue ». Shadi se réjouit d’ailleurs que le parcours de la manifestation aille « jusqu’à Barbès », se rappelant qu’en 2014, les manifestations « semblaient encore avoir de l’écho ».

L'essentiel de l'actualité ce week-end au Proche-Orient

  • La France a condamné le bombardement d’un bâtiment d’habitation qui a causé la mort de civils et notamment d’un agent français travaillant pour la France depuis 2002. « Nous exigeons que toute la lumière soit faite par les autorités israéliennes sur les circonstances de ce bombardement, dans les plus brefs délais », déclare le Quai d’Orsay.

  • En visite au Liban et en Israël, la ministre des affaires étrangères, Catherine Colonna, a appelé à « une trêve immédiate et durable » et s’est dite « préoccupée au plus haut point » par la situation à Gaza et a fustigé les violences commises par des colons en Cisjordanie occupée.

  • Le gouvernement israélien a de nouveau rejeté tout cessez-le-feu, alors même que les familles des otages réclament la fin des combats pour la libération des leurs. Samedi 16 décembre, plusieurs milliers de personnes se sont rassemblées devant le ministère de la défense à Tel-Aviv pour protester contre la mort de trois otages tués « par erreur ». Alors qu’ils agitaient des drapeaux blancs et demandaient de l’aide en hébreu, l’armée israélienne a fait feu. 

  • La mort d’une mère et sa fille dans la ville de Gaza a fait sortir de son silence le patriarche latin de Jérusalem. Dans un communiqué, il accuse l’armée d’avoir « assassiné deux chrétiennes ». Nahida et sa fille Samar ont été tuées alors qu’elles tentaient de se mettre à l’abri dans un couvent, écrit le patriarche. Il affirme « qu’elles ont été abattues de sang-froid à l’intérieur des locaux de la paroisse, où il n’y a pas de belligérants ». Le pape François a déploré la mort « des civils sans défense ».

  • Alors que la bande de Gaza reste sous le feu des bombardements et que le bilan s’élève à plus de 18 800 morts (selon les chiffres transmis par le Hamas), les constats de carnage s’accumulent. L’Organisation mondiale de la santé, dont une équipe a visité l’hôpital Al-Shifa à Gaza samedi 16 décembre, décrit le service des urgences comme un « bain de sang ». L’OMS rapporte que « des centaines de patients blessés [sont] à l’intérieur et de nouveaux patients arriv[e]nt chaque minute ».

Pas très loin, Sara* n’a pas oublié 2014. Cette Palestinienne de 36 ans, arrivée en France en 2009 pour faire un master de droit, se rappelle « avoir été gazée par la police et avoir ensuite été harcelée par les services de renseignement » pour connaître « tout de [s]on entourage et des étudiants qui, comme [elle], militaient pour les Palestiniens ».

À l’époque, « les services qui [l]’interrogeaient faisaient du chantage pour [s]a naturalisation » : « Pendant plus de cinq ans, je l’ai demandée », relate-t-elle. Finalement, Sara avait cédé à la pression en « s’éloignant des collectifs de soutien à la Palestine ». Les bombardements à la suite du 7 octobre l’ont convaincue de se réengager. « Je milite auprès des collectifs de soutien avec un certain soulagement de pouvoir enfin défendre mon peuple et mes proches qui sont en Cisjordanie, à Ramallah. »

Elle s’apprête à les rejoindre pour quelques semaines. « Je suis si heureuse de retrouver mes parents, mes frères et sœurs. Je ne vis plus depuis le début des bombardements sur Gaza. » Sa mère a grandi dans un camp de réfugié·es à Bethléem et « être déplacés, c’est toute [leur] histoire », s’attriste-t-elle. Elle est « écœurée de voir comment les Palestiniens sont traités en France » et n’a « plus peur » de ce qu’il peut lui arriver en militant. « Je savais que la France était raciste mais pas à ce point-là. Aujourd’hui, je mets toutes mes forces et mes compétences, en particulier dans le domaine juridique, pour aider les collectifs de soutien aux Palestiniens. »  

En 2014, Nabila, 47 ans, n’a pas participé aux mobilisations. Elle manifeste pour la première fois pour la Palestine. « J’ai tenu à venir avec mon fils qui a 11 ans pour qu’il prenne conscience du monde dans lequel on vit. Je ne veux pas qu’il ferme les yeux. » Tous deux ont acheté des drapeaux et elle a entouré son cou d’un keffieh. Lasse de « [s]’engager chez [elle], sur [s]on canapé », ironise-t-elle, ou « de répondre au boycott » : « J’ai voulu dénoncer haut et fort le génocide des Palestiniens. Nous ne devrions même pas être dans la rue pour que des enfants et des femmes aient le droit de vivre », clame-t-elle.

Cette cadre dans les ressources humaines a tenté de convaincre son mari qui a « longtemps milité pour des associations de soutien à la Palestine. Il allait régulièrement à Gaza avant [leur] mariage. Mais, aujourd’hui, il a peur que cela ne lui soit reproché dans son travail. Il est fonctionnaire et travaille pour le ministère de la justice. C’est affligeant qu’en France, on ait peur de manifester et de défendre nos opinions, surtout lorsqu’elles sont pour le droit de vivre d’un peuple ».

Cette fille d’ouvrier algérien ne veut pas que sa présence soit « réduite à [s]es origines. Tout citoyen, quel que soit ses origines, devrait être là, dans la rue, pour soutenir les vies qu’on assassine sous nos yeux. Se taire est se rendre complice ». Enfant, elle a grandi avec un père qui militait « en tant que syndicaliste et membre du Parti communiste ». À ses mots, son fils lui demande la signification du « Parti communiste ». « C’était un parti politique », lance-t-elle avant de rajouter qu’il « n’en reste pas grand-chose ».

La politique, « c’est hélas tout ce qui peut nous inquiéter lorsqu’on voit la montée de l’extrême droite et du racisme ». « Mais c’est peut-être aussi pour cela qu’on est là, pour défendre des idées humanistes et contre l’injustice. Vous me trouvez peut-être trop idéaliste ? », conclut-elle dans un éclat de rire en prenant son fils sous son bras.     

   publié le 17 déc 2023

« Acte II » de
la chasse aux chômeurs :
ce que prépare le ministre du Travail Olivier Dussopt

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

Tout en appelant à accélérer la mise en œuvre des mesures déjà adoptées, le ministre du Travail Olivier Dussopt veut engager un « acte II de la réforme du marché de l’emploi ». Au menu : toujours plus de flicage des chômeurs et même une restriction des possibilités de recours en cas de licenciement.

Quand il s’agit de s’en prendre aux droits des chômeurs, le gouvernement déborde décidément d’imagination. Après les ballons d’essai lancés par Bruno le Maire fin novembre, c’est au tour du ministre du Travail Olivier Dussopt de jouer sa partition. Il faut « lancer (un) acte II de la réforme du marché de l’emploi qui associera plus de formation, plus de flexibilité, plus de mobilité, plus d’anticipation et quand on peut simplifier c’est mieux », assure, dans les Échos, ce vendredi 15 décembre, le ministre qui veut en outre « accélérer la mise en œuvre des réformes engagées », comme celle de France Travail.

Pour contester un licenciement, « 12 mois c’est trop long » selon Dussopt

Tout en jugeant qu’il est « trop tôt pour évoquer des mesures précises, qui nécessitent d’ailleurs d’être concertées », Olivier Dussopt considère qu’il y a « un sujet simplification, avec notamment la question du délai de contestation en justice en cas de licenciement ». Son objectif ? Le réduire, bien sûr. « Cela peut freiner les embauches », affirme-t-il précisant « souhaite (r) un délai suffisant, mais 12 mois c’est trop long ».

La pression sur les chômeurs est aussi au menu avec un flicage encore accrue, en particulier sur ceux qui auront bénéficié d’une formation. « Il y en 500 000 (contrôle de ce type) aujourd’hui par an. On peut les concentrer et les renforcer sur les demandeurs d’emploi qui sortent d’une formation qualifiante et n’auraient pas accepté d’emploi correspondant à l’issue », estime le ministre qui « souhaite qu’on double au moins le nombre de contrôles de recherche d’emploi ».

Son collègue de Bercy, sous couvert – lui aussi – de lutter contre le chômage qui remonte (sans que l’exécutif ne pense à y voir un lien avec sa politique), avait déjà fait part de ses propres propositions. À savoir : réduire la période d’indemnisation des seniors (une question qui, comme « le compte épargne-temps universel et les parcours professionnels et reconversions », figure au menu de la négociation sociale qui « devra s’achever au début du printemps »), ou encore restreindre les possibilités de recours aux ruptures conventionnelles. Deux pistes sur lesquelles Olivier Dussopt revient ce vendredi.

Alors que le gouvernement a suspendu sa validation de l’accord sur l’assurance chômage à la prochaine négociation, le ministre du Travail précise aux Échos : « Nous attendons au moins que le déclenchement de la majoration de la durée maximale d’indemnisation soit décalé de deux ans, à 57 ans. De même, l’âge de maintien des droits à indemnisation jusqu’à une retraite à taux plein doit passer de 62 à 64 ans. »

Quant aux ruptures conventionnelles : « Elle est parfois utilisée pour les salariés de 58 ou 59 ans comme une forme de préretraite qui ne dit pas son nom. Nous devons trouver un moyen d’empêcher cet effet d’aubaine qui pénalise l’emploi des seniors », estime-t-il.

S’en prendre aux chômeurs, une passion macroniste

La philosophie, chez Bruno le Maire comme Olivier Dussopt, est toujours la même : les chômeurs – toujours suspectés d’être des fainéants – profiteurs du système social – sont seuls responsables du chômage, il faut donc les remettre au travail en réduisant leur droit. Peu importent les plans de licenciements, le retour des faillites, la course aux profits qui précarisent et pressurisent les salariés, le patronat est dédouané.

Hors de question d’ailleurs, pour Bercy comme pour la Rue de Grenelle, de conditionner les aides publiques aux entreprises (190 milliards par an, selon les travaux d’Anne-Laure Delatte) à leur politique d’emploi. En l’occurrence, le ministre du Travail propose même de leur faciliter la tâche pour se servir des salariés comme variables d’ajustement à la maximisation des profits en réduisant les garde-fous aux licenciements abusifs.

Et Olivier Dussopt entrouvre même la porte à la possibilité que le gouvernement aille plus loin sur la voie du « travailler plus » : « La réforme (des retraites) que nous avons menée préserve notre système de retraite par répartition, mais elle n’éteint pas tous les débats et les réflexions qui restent devant nous. »

publié le 17 décembre 2023

« Pourquoi vous n’êtes pas ensemble ? »
Le syndicalisme « de lutte » a des envies de rapprochement

Dan Israel et Manuel Magrez sur www.mediapart.fr

Une récente initiative locale remet en lumière l’idée d’une alliance de la CGT, de la FSU et de Solidaires. Une idée en débat depuis des années, mais face à la montée rapide de l’extrême droite, la CGT et la FSU annoncent à Mediapart le début d'un « travail en commun ».

Après le café matinal de ce matin de novembre, les dizaines de syndicalistes qui entrent dans la salle municipale de Tomblaine (Meurthe-et-Moselle), près de Nancy, défilent devant trois bannières syndicales fièrement déployées : la blanche de la FSU, la rouge de la CGT et la violette de Solidaires. Car la formation de deux jours aux enjeux de la santé au travail, à laquelle participent des élu·es du personnel de la région, est une formation « unitaire », organisée conjointement par les trois syndicats.

« C’est la deuxième année que l’on organise une rencontre sous ce format-là », explique, fier, Alain Chartier, de Solidaires. « Ce rapprochement, ça a été un travail de longue haleine, on y croit vraiment », souffle Stanislas Bourrel, cosecrétaire départemental de la FSU de Meurthe-et-Moselle, autocollant de son organisation apposé sur le pull.

Dès l’introduction de l’événement, il donne le ton : « Soyons toujours plus unis », lance-t-il aux participants. Et lors des tables rondes, ayant pour but cet après-midi-là d’identifier points forts et points faibles de l’action syndicale, le sujet de l’unité revient immanquablement dans les débats.

« Quand je parle de syndicat à des collègues, je dois prendre dix bonnes minutes pour leur expliquer quelle est la différence entre nous, relate Nicolas Gomez, militant Solidaires à l’Office national des forêts (ONF). Et ils me disent souvent : “Mais vous portez les mêmes revendications, pourquoi vous n’êtes pas ensemble ?” » Même s’il estime que de vraies différences, « utiles », existent entre les centrales, par exemple sur le fonctionnement interne, notoirement plus autogestionnaire chez Solidaires, le militant s’interroge sur l’éparpillement du camp syndical. La France, avec huit organisations distinctes, est la championne d’Europe du genre.

« Le patronat a très bien compris : le Medef parle d’une voix, tandis que les syndicats parlent de plusieurs voix », regrette l’invitée des journées de formation lorraines, la sociologue Danièle Linhart, fine connaisseuse du monde du travail. À ses yeux, ce « morcellement » du camp syndical est un obstacle, et un rapprochement entre les organisations serait le « premier pas dans la transformation du rapport de force ».

La chercheuse est loin d’être la seule à faire ce constat. Cela fait une petite  quinzaine d’années que le débat est régulièrement lancé dans plusieurs syndicats, par diverses voix, de la base au sommet. Et le souvenir de l’intersyndicale montée et maintenue coûte que coûte pour lutter contre la réforme des retraites est resté vivace, renforçant l’impression diffuse qu’ensemble, on peut être plus fort. « C’était un moment un peu béni », glisse Danièle Linhart.

Aller plus loin

Mais dans ce débat serpent de mer, il reste difficile de poser les termes exacts de l’équation. Initiatives communes, travail collectif, rapprochement, voire fusion ? Jusqu’où pourrait aller la discussion ? Quel degré d’union serait-il pertinent de rechercher ?

Pour Théo Roumier, militant de Sud Éducation auteur d’un article enthousiaste sur le sujet dans la revue en ligne Contretemps en juin 2022, « toute la question est de savoir si le syndicalisme est dans la bonne configuration pour mener les luttes nécessaires aujourd’hui ». Il utilise une jolie formule pour décrire la complexité du débat : « La question de l’unification mérite d’être posée. Mais c’est comme une porte blindée à multiples serrures : il faut actionner plusieurs clés en même temps. »

Le syndicaliste rappelle que des initiatives communes existent depuis longtemps : le collectif Visa contre l’extrême droite, l’intersyndicale femmes… « Ce sont des lieux qui permettent de construire un langage et des références communes, qui montrent qu’on peut travailler ensemble dans la durée », salue-t-il.

Les discussions se resserrent autour du trio CGT-FSU-Solidaires, qui se revendiquent d’un syndicalisme « de lutte » ou « de transformation sociale ».

Est-il possible d’aller plus loin ? Il l’espère. Et il n’hésite pas à envisager à voix haute une organisation commune qui regrouperait la CGT (600 000 adhérent·es), la FSU (150 00 membres, dont 90 % dans l’éducation, où elle est le syndicat dominant) et Sud-Solidaires (110 000 personnes). « Trois structures séparées, ce n’est pas la même chose qu’une organisation massive, approchant le million d’adhérent·es. Une telle structure remettrait le syndicalisme de lutte au premier plan, et permettrait d’attirer davantage de salarié·es, de créer un effet d’entraînement et un rapport de force différent. »

De fait, les discussions se resserrent autour du trio CGT-FSU-Solidaires, qui se revendiquent d’un syndicalisme « de lutte » ou « de transformation sociale ». Et ils ne sont qu’une poignée, celles et ceux qui, comme le chercheur Jean-Marie Pernot (lire notre entretien), envisagent – de façon volontairement provocatrice – une alliance des deux sœurs ennemies du syndicalisme français, la CGT et la CFDT.

« On n’est pas en faveur de l’unité juste pour l’unité, souligne Yann Venier, secrétaire général de l’Union locale CGT de Nancy, co-organisateur de la formation unitaire du mois de novembre. Nos trois organisations ont des revendications et modes d’action en commun. »

« Solidaires, la FSU et la CGT sont les seuls syndicats qui fonctionnent encore sur leurs deux jambes, embraye Jean-Étienne Bégin, militant Solidaires à l’ONF. La première jambe, c’est la défense des travailleurs, et la deuxième, celle du changement de société. Beaucoup de syndicats ne fonctionnent que sur une jambe, rendent service individuellement aux travailleurs, mais sans porter autre chose. »

Table ronde à la fête de L'Humanité

En 2022, plusieurs signaux semblaient être passés au vert et pouvaient laisser croire que le débat allait réellement prendre de l’ampleur au sein des trois syndicats. Le congrès de la FSU à Metz en février, d’abord. Les interventions offensives de Philippe Martinez, alors dirigeant de la CGT, puis de Simon Duteil et de Murielle Guilbert, coresponsables de Solidaires, avaient été accueillies par des applaudissements nourris et par une « Internationale » chantée par toute la salle debout.

« La FSU confirme […] ses mandats précédents de réunir le syndicalisme de transformation sociale en débattant pour cela avec la CGT et Solidaires des étapes allant dans le sens de la construction d’un nouvel outil syndical », indiquaient dans la foulée les documents de sortie du congrès.

Durant l’automne suivant, un Philippe Martinez en fin de mandat confiait à plusieurs médias, dont Mediapart, qu’il était « favorable à une fusion ». « C’est Bernard Thibaut qui disait : “Peut-être y aura-t-il un jour plus de syndicats que de syndiqués…”, avait-il lâché. Avec la FSU et Solidaires, on a les mêmes revendications, on va partout ensemble, on fait les mêmes actions. Il faut réfléchir à aller plus loin. »

Le sujet a même fait l’objet d’une table ronde rassemblant les dirigeant·es des trois syndicats à la Fête de L’Humanité, le 10 septembre 2022. « Nos divisions empêchent de toucher une grande part de salariés, particulièrement cette population en précarité, aux marges du salariat », y avait déclaré Benoît Teste (FSU), appuyé par Simon Duteil (Solidaires), qui estimait que « le moment historique que nous vivons nous impose une recomposition ».

Il y a beaucoup de réticences, pour ne pas dire d’hostilité, dans certains secteurs. Murielle Guilbert, codirigeante de Solidaires

Mais jusqu’ici, ces déclarations fortes sont restées au stade des belles paroles. À Solidaires pour commencer, l’unification ou même un simple rapprochement ne font pas l’unanimité. Le document issu du dernier congrès, en septembre 2021, affirme certes que « l’unité d’action syndicale est recherchée par Solidaires, que ce soit au niveau local ou national », mais se refuse à « en faire une fin en soi ». La direction n’a pas réussi à imposer une formulation plus ardente.

Et elle a échoué à nouveau en octobre 2022, lors d’un comité national, qui rassemble tous les responsables locaux et de fédérations. La proposition du secrétariat national de monter un groupe de travail sur l’union n’a pas abouti. Et rien ne dit que l’issue sera différente lors du prochain congrès du syndicat, qui se tiendra en avril 2024.

« Cela a été à chaque fois compliqué d’en discuter, reconnaît Murielle Guilbert, sa codirigeante. Nous n’avons pas réussi à enclencher des discussions pour savoir ce qu’on mettait concrètement derrière la recomposition. Il y a beaucoup de réticences, pour ne pas dire d’hostilité, dans certains secteurs. » Et la bataille des retraites a encore fait reculer le thème dans la liste des priorités, puisque nombre de militant·es de Solidaires estiment que sans nouvelle organisation, l’intersyndicale a largement fonctionné.

Philippe Martinez n’a pas mis l’idée en débat 

Quant au débat au sein de la CGT, et contrairement à ce qu’ont pu laisser penser les déclarations de Philippe Martinez, il n’a tout simplement jamais eu lieu officiellement. Aucun débat formel n’a été organisé ces dernières années, à quelque niveau de l’organisation que ce soit. Le dirigeant moustachu a avancé ses pions seul, comme le lui ont régulièrement reproché ses troupes, y compris les plus loyales, durant les derniers mois de son mandat.

Lors du congrès confédéral mouvementé de mars 2023, qui a vu arriver par surprise Sophie Binet à la tête de la CGT, le thème de l’unité syndicale en a fait les frais : toute mention d’un travail de rapprochement à mener avec la FSU et Solidaires a été supprimée par les congressistes dans le document d’orientation donnant la route à suivre pour les trois années suivantes. C’est le même mouvement qui les a vu écarter l’alliance avec les ONG environnementales du collectif « Plus jamais ça » (devenu l’Alliance écologique et sociale).

« Il y a une blague qui dit que si vous mettez deux gauchistes à discuter dans une pièce, au bout d’une heure ils ont créé trois partis », plaisante un professeur de Sud Éducation présent à la formation près de Nancy, pas franchement malheureux à l’idée de conserver son identité propre.

L’accélération du désastre ne nous laissera peut-être pas le choix. Posons-nous la question lucidement. Théo Roumier, Sud Éducation

Murielle Guilbert voit aussi les réticences chez Solidaires comme la conséquence d’une concurrence vivace qui existe dans certains secteurs professionnels. « À La Poste, il y a toujours eu une guerre entre la CGT et Sud PTT. Ils n’arrivent même pas à faire vivre une intersyndicale », rappelle-t-elle. La situation à la SNCF n’a longtemps été guère plus fraternelle.

« Sortir de cette concurrence, c’est un enjeu absolu, il ne faut pas oublier qu’on est dans une période de crise du syndicalisme, considère pour sa part une militante francilienne active de la CGT, qui conserve l’anonymat en raison du caractère sensible du sujet dans son organisation. À titre personnel, je pense qu’il faut aller vers une forme d’union du syndicalisme de lutte, mais au moment des élections professionnelles, on en arrive à voir un syndicat proche idéologiquement comme un opposant. Il faut dépasser cela. »

D’autant que la montée continue de l’extrême droite pourrait faire office de ciment entre les militant·es, qui partagent toutes et tous une culture de lutte contre le RN et ses affidé·es. « Les syndicats, ce sont les premiers ennemis de l’extrême droite », martèle la cégétiste d’Île-de-France. « L’accélération du désastre ne nous laissera peut-être pas le choix. Posons-nous la question lucidement », enjoint Théo Roumier, de Sud Éducation.

La CGT et la FSU se parlent 

Du côté de la direction de la CGT, ce double constat d’un émiettement syndical dommageable pour le salariat français et du péril RN est partagé. Et il pourrait bien faire évoluer le débat. « La dispersion sans fin du syndicalisme ne profite qu’au patronat et au gouvernement, et notre préoccupation s’accentue avec le danger grandissant de l’extrême droite, arrivée aux portes de l’Élysée en 2022 », déclare Thomas Vacheron, membre du bureau confédéral de la CGT, qui entoure la secrétaire générale, Sophie Binet.

Comme dans une récente tribune dans L’Humanité, le responsable syndical rappelle la référence à 1936, date clé dans l’histoire du syndicat, qui a vu la réunification entre la CGT et la CGTU (née d’une scission en 1921) et a jeté les bases des statuts actuels du syndicat. Ceux-ci promeuvent notamment « un syndicalisme unifié » et la construction « d’une seule organisation de salariés ».

Des points d’échange, de réflexion et de travail en commun sont en cours entre la CGT et la FSU. Thomas Vacheron, membre du bureau confédéral CGT

Pour autant, une position partagée à tous les échelons du syndicat veut que les divergences avec Solidaires soient trop profondes pour être dépassées rapidement. En revanche, les affinités sont assumées avec la FSU, née en 1993 d’une scission de la Fédération de l’Éducation nationale (FEN), l’organisation historique du syndicalisme enseignant, elle-même issue à l’origine de la CGT.

« La CGT a une histoire en partie commune avec la FSU. Nous nous considérons comme des organisations sœurs, nous partageons la volonté de nous inscrire dans une démarche de syndicalisme majoritaire et nous avons beaucoup travaillé ensemble dans l’intersyndicale contre la réforme des retraites au premier semestre, détaille Thomas Vacheron. Tous ces éléments expliquent que « des points d’échange, de réflexion et de travail en commun sont en cours entre la CGT et la FSU », indique-t-il.

Mais la prudence reste de mise, et la recherche de consensus est une volonté constamment affichée. Pas question d’imposer des choix par le haut, ni d’avancer sans « que, cette fois-ci, tous les débats nécessaires et légitimes aient lieu dans la CGT ».

Le secrétaire général de la FSU, Benoît Teste, ne cache pas sa satisfaction face à cette dynamique, lui dont le syndicat cherche depuis des années à favoriser un tel processus. « Nous accueillons positivement la position de la CGT, dit-il à Mediapart. Nous ne nous interdisons rien, tout en restant dans la perspective de proposer un processus de rapprochement à tout le champ du syndicalisme de transformation sociale, sans exclusive. Et sans décider en amont de la forme que cela pourrait prendre. Il faut laisser le temps de mûrir les choses. »

Même si les incertitudes restent nombreuses et que l’éventuelle concrétisation d’un rapprochement reste encore lointaine, Benoît Teste salue une bonne nouvelle. « Le syndicalisme n’est pas assez fort aujourd’hui, et ire

Manuel Magrez s’est rendu à Nancy le 7 novembre pour assister à la première journée de formation «notre syndicalisme de transformation sociale n’a pas vraiment le vent en poupe, glisse-t-il. Il faut avoir cette ambition de le refonder. »

Y compris en cas de scénario catastrophe à l’élection présidentielle de 2027 : « Si on se retrouve avec une gauche défaite et l’extrême droite au pouvoir, il faudra être capables d’agir vite pour faire face, ensemble. »

Boîte noire

Manuel Magrez s’est rendu à Nancy le 7 novembre pour assister à la première journée de formation « unitiaire ».

publié le 16 déc 2023

La France insoumise cherche
un nouveau souffle
dans un contexte dégradé

Mathieu Dejean et Fabien Escalona sur www.mediapart.fr

Le mouvement de gauche, qui se réunit en assemblée représentative samedi, doit ajuster sa stratégie dans un moment de turbulences. L’explosion de la Nupes, la diabolisation du parti par les droites et des désaccords internes mettent le noyau dur insoumis à rude épreuve. 

C’est l’heure d’un bilan d’étape pour La France insoumise (LFI). Après une période tumultueuse marquée par l’explosion de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), les polémiques sur la qualification de l’attaque du Hamas du 7 octobre et les frictions sur la démocratie interne, le mouvement de gauche se réunit en assemblée représentative samedi 16 décembre à Paris. 

Deux textes ont été soumis aux militant·es de base pour cette réunion : l’un portant sur le bilan des espaces du mouvement ces six derniers mois, et l’autre sur son orientation politique pour le futur. Rapport aux autres partis de gauche, évaluation du danger de l’extrême droite, style d’intervention dans le débat public… Plusieurs sujets nourrissent des visions différentes, dont la confrontation formelle est rendue compliquée par le fameux état « gazeux » de la structure insoumise.  

Pour la première fois, les personnes tirées au sort dans chaque département pour assister à la réunion ont l’occasion de faire remonter des propositions d’enrichissement des textes. Certains Insoumis se félicitent de cette ouverture à davantage de participation. La députée Clémentine Autain, connue pour sa critique de l’absence de « cadres de discussion et de délibération ad hoc au sein de LFI », reconnaît une « petite avancée », dans un texte publié en vue de l’assemblée représentative.

Elle n’en continue pas moins de regretter que « les militants [aient] intériorisé » la défaite sur le front de la démocratie interne. Hendrik Davi estime aussi que sans procédure de vote, « le compte n’y est pas » : « Tant qu’il n’y a pas d’adhésion et de corps électoral, le problème reste entier. » 

L’enjeu de la démocratie interne

Le député Paul Vannier, animateur de l’espace « Batailles électorales » à LFI, assume pour sa part le refus de reproduire les formes et les structures d’un parti classique : « Quand nous disons que nous sommes un mouvement, ce n’est pas un slogan. On ne souhaite pas d’affrontements de courants. » Le même assure que « le texte a été discuté dans l’ensemble de LFI ».

Pas de quoi convaincre les Insoumis ayant récemment publicisé leur défection de LFI. Du côté de quatre élu·es du 8e arrondissement de Lyon qui ont fait ce choix, on souligne qu’« un représentant tiré au sort n’est évidemment pas en mesure de porter la parole des Insoumis à l’échelle d’un département, surtout lorsque la discussion est limitée au seul texte de la direction »

« C’est un processus très descendant, et le tirage au sort est fait sur un coin de table à Paris, pour que les choses se passent toujours bien », glisse Julien Poix, conseiller régional dans les Hauts-de-France, lui aussi parti de LFI. Une élue locale LFI, qui requiert l’anonymat absolu « en ces temps de purges », est encore plus cash : « Je me désintéresse de manière assez radicale de l’assemblée représentative. C’est un événement pour amuser la galerie, qui témoigne d’un certain cynisme quand on sait que les orientations sont prises dans d’autres lieux, ni officiels ni assumés. »

La question de l’unité de la gauche

Les revendications démocratiques ne relèvent pas que de questions de principe ou de fidélité à l’esprit « VIRépublique ». Des divergences internes traversent le mouvement depuis des mois sur l’attitude à adopter dans un contexte de diabolisation de LFI et de tripolarisation de la vie politique. Or, elles sont largement évacuées dans le texte stratégique, qui se concentre sur la prochaine échéance électorale – les élections européennes de juin 2024 – avec la présidentielle de 2027 en ligne de mire. 

L’une de ces divergences porte sur l’unité de la gauche. « Nous nous en tiendrons à un choix positif : comment continuer à travailler à l’union populaire d’une autre manière [que la Nupes – ndlr] ? », affirme le texte, jugeant que la « stratégie d’union populaire » a été contrecarrée par « l’impasse […] de la Nupes », en raison des « blocages des appareils de la gauche d’avant »

N’avons-nous, en tant que “fer de lance” de [la Nupes], aucune responsabilité dans cet éclatement ? Clémentine Autain, députée LFI

Cette analyse ne fait pas l’unanimité. Certes, tous les Insoumis s’accordent sur le constat que les autres partis de la Nupes ont cherché à s’émanciper de l’alliance ou n’ont pas souhaité l’approfondir, par souci de défendre leur propre identité et de modifier le rapport de force interne en leur faveur. 

Pour autant, plusieurs cadres estiment que cette lecture est simpliste. « Le texte part du principe qu’on n’a rien à se reprocher dans l’explosion de la Nupes », regrette Danielle Simonnet, qui appelle à un débat plus ouvert sur la question. « N’avons-nous, en tant que “fer de lance” de cette coalition, aucune responsabilité dans cet éclatement ? Au lieu de se renvoyer la faute à coups de polémiques, nous ferions mieux d’œuvrer concrètement pour qu’elle ne se fracasse pas définitivement », écrit Clémentine Autain.  

« La réponse proposée à l’explosion de la Nupes est de revenir à l’Union populaire, observe Hendrik Davi. Nous, nous souhaitons que le rassemblement de la gauche sur une ligne de rupture reste un horizon. Comment trancher entre ces deux lignes ? Il est vrai que les partenaires ont quitté le champ de bataille, mais après les européennes, il faudra bien rediscuter. »

Du côté de la direction, on réfute que le choix soit aussi binaire. « Nous continuons à dire que la Nupes est le plus court chemin pour accéder au pouvoir, explique Paul Vannier. Mais nous avons été confrontés aux choix sectaires des écologistes, aux déclarations répétées de Fabien Roussel [le secrétaire national du PCF – ndlr] qui annonce quitter la Nupes tous les quinze jours dans les médias, et enfin au moratoire du PS. » 

La relance d’un parlement de l’Union populaire ? 

« L’union peut se faire sans celles et ceux qui la divisent. C’est notre devoir de l’entreprendre », est-il défendu dans le texte d’orientation. Une tribune récente publiée dans Politis va dans ce sens : onze député·es de trois groupes parlementaires de gauche appellent à « présenter des candidatures communes dès le premier tour à toutes les élections nationales et locales ».

Les signataires évoquent la relance du parlement de l’Union populaire, qui n’a plus fonctionné après la campagne des législatives. Un écho au texte d’orientation de la direction de LFI, qui propose justement de rassembler les personnalités unitaires dans « un nouvel espace, inspiré du parlement de l’Union populaire, pour faire vivre [leur] démarche de rassemblement »

À L’économiste Stefano Palombarini, compagnon de route de LFI et critique des autres formations ayant délaissé l’union, regrette néanmoins que « l’horizon de la Nupes disparaisse ». Quant à une éventuelle relance de « feu » le parlement de l’Union populaire, il trouve la proposition encore « floue » : « Quelle sera la composition de ce parlement ? Sera-t-il responsable de l’évolution du programme ? Peut-on imaginer un processus démocratique pour désigner la personne candidate à l’élection présidentielle ? »

Animatrice de l’espace « Initiatives du mouvement », la députée insoumise Aurélie Trouvé tempère : « Cet espace n’aura pas vocation à décider à la place de LFI et des autres composantes qui y participeront. Mais ce serait déjà inédit qu’il existe un lieu de débat, qui produise de la réflexion, nourrisse un programme unitaire et initie des actions de terrain. Ces derniers temps, on aurait pu l’imaginer sur des sujets comme l’immigration ou le conflit israélo-palestinien. » 

Se disant échaudée par les refus opposés à une relance du parlement par le PCF et les Écologistes, Aurélie Trouvé compte ouvrir les portes à « des figures issues des mouvements sociaux, des mondes artistique et intellectuel, ainsi qu’à des composantes ou des figures politiques », pourvu que celles-ci se retrouvent dans le programme de la Nupes.

La question du « tout-conflictuel »  

Si les différentes sensibilités insoumises affirment donc vouloir l’union, mais avec des nuances, certaines estiment plus fondamentalement qu’un aggiornamento est nécessaire dans la façon d’intervenir dans l’espace public. La députée insoumise Raquel Garrido a ainsi plusieurs fois répété que le nouveau statut de LFI commande une autre attitude que lorsqu’il lui fallait détrôner le PS comme première force de la gauche.  

« Est-on d’accord sur la stratégie qui consiste à cliver pour cliver, ou cherche-t-on à fédérer, y compris en assumant un programme de rupture, mais avec une culture unitaire ? Faut-il forcément un ton et des méthodes brutales pour réveiller les consciences ? Pourquoi ce débat n’est pas posé, alors qu’il nous traverse ? », interpelle aussi Danielle Simonnet. De fait, le sujet est ignoré par le texte de la direction de LFI.

Il faut dire qu’il met en cause Jean-Luc Mélenchon, dont la parole d’ancien candidat à la présidentielle pèse lourd, alors qu’il est officiellement à l’écart du fonctionnement quotidien du mouvement et du groupe parlementaire. Si l’hostilité d’une majorité du spectre politico-médiatique est reconnue, certaines figures pensent que cela exige d’autant plus de maîtrise de soi, sans rien lâcher sur le fond d’un programme de rupture avec l’ordre établi. 

Ces tweets intempestifs, ça ressemble à du sabotage. Une élue locale LFI

Clémentine Autain alerte ainsi sur le fait que « ce n’est pas seulement avec les “gens du système” que [les Insoumis ont] clivé » : « Ce sont nos amis, notre propre électorat, nos partenaires que nous avons braqués. Plusieurs enquêtes d’opinion donnent à voir que, depuis un an, nous perdons en attractivité, que la dynamique de LFI est plutôt descendante. On peut ne pas les regarder, continuer tout droit, dire que les sondages ne nous intéressent que quand ils sont bons. »

La députée de Seine-Saint-Denis cite en exemple le tweet de Jean-Luc Mélenchon suggérant que participer à la manifestation du 12 novembre contre l’antisémitisme revenait à soutenir la politique criminelle de Nétanyahou. Autre exemple brandi par une élue locale LFI : la polémique opposant le leader insoumis et la journaliste Ruth Elkrief. « Manuel Bompard s’était bien défendu au cours d’une interview très problématique. Et tout a été annihilé par un énième tweet débile de Mélenchon. On se crée nous-mêmes nos difficultés. Ces tweets intempestifs, ça ressemble à du sabotage », déclare cette élue locale.

Le spectre de l’extrême droite 

Derrière cet agacement pointe une divergence quant à la magnitude du danger représenté par l’extrême droite. En amont de l’assemblée représentative, estime Danielle Simonnet, « le texte ne prend pas la mesure de la menace. On est pourtant frappé par la progression de l’extrême droite en France et au niveau international »

Les Insoumis les plus critiques pensent que si un socle très solide a été construit par la machine électorale insoumise autour de Jean-Luc Mélenchon, les chances d’emporter de réelles victoires n’ont pas progressé, y compris contre une candidate telle que Marine Le Pen. Aux élections législatives de 2022, en tout cas, les candidats de la Nupes avaient été aussi nombreux à accéder au second tour que les candidats du camp macroniste, mais avaient perdu la majorité de leurs duels, contrairement à ces derniers. 

« Pour l’emporter au second [tour], nous devons éviter de constituer un plafond de béton qui nous laisserait seuls avec un petit tiers de l’électorat et le reste vent debout contre nous », prévient Clémentine Autain. « On pense que l’on est en situation de conquérir et d’exercer le pouvoir. Nous ne sommes pas dans une logique de résistance face à une montée inéluctable de l’extrême droite », rétorque Paul Vannier. 

La piste d’une mobilisation des abstentionnistes, en particulier parmi la jeunesse et les milieux populaires éloignés de la politique mais partageant de forts besoins sociaux, est régulièrement invoquée par la direction du mouvement, peu convaincue par l’importance de policer son expression publique. 

Une soirée autour du livre de Julia Cagé et Thomas Piketty a été l’occasion de confirmer cette approche volontariste. Manuel Bompard y avait avancé l’idée qu’une majorité absolue pour la gauche à l’Assemblée aurait été possible en mobilisant 400 000 électeurs et électrices supplémentaires sur 138 circonscriptions. « Encore faut-il ne pas les dégoûter en adoptant les discours que le centre-gauche prétend nécessaires pour “capter les miettes tombant du bloc du centre et de la droite” », commentait Jean-Luc Mélenchon dans une note de blog. 

De telles capacités de mobilisation ciblées nécessitent cependant, au-delà d’une campagne réussie, des implantations sur le terrain qui font encore trop souvent défaut à la gauche. Une autre question laissée de côté par le texte soumis samedi à l’assemblée représentative, qui ne devrait pas tarder à resurgir. Si des avancées sont notées par certains Insoumis, d’autres décrivent en effet un mouvement dévitalisé sur le plan local. Toute appréciation globale étant difficile à porter sur un parti voulu si peu « classique ».

 

  publié le 16 déceùbre 2023

Elias Sanbar, intellectuel palestinien : « Il n’y aura pas de paix
s’il n’y a pas d’égalité »

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Écrivain, ancien diplomate, commissaire de l’exposition « Ce que la Palestine apporte au monde », à l’Institut du monde arabe jusqu'à fin décembre, Elias Sanbar voit dans le conflit entre Israël et le Hamas un chemin vers le désastre. Avec l’espoir qu’il ne sera pas sans retour. Interview.


 

L’exposition « Ce que la Palestine apporte au monde » prend une résonance particulière à la lumière de l’actualité, à rebours d’un climat politique propice aux amalgames concernant les Palestiniens. En avez-vous conscience ?

Elias Sanbar : Cette dimension était là, à l’origine même de cette exposition, car le conflit n’a pas commencé par cette guerre à Gaza. Il y avait, dès le départ, cette volonté de rendre visible le visage de ces Palestiniens qui, malgré des conditions de vie d’une difficulté inouïe, ont apporté une contribution esthétique au monde.

Ce conflit recouvre tout dans la perception des gens et c’est normal : c’est un conflit interminable, très lourd. Mais, au-delà, il y a le visage de ce peuple, qu’il est essentiel de continuer à montrer, et encore plus aujourd’hui, en révélant combien, malgré l’oppression, il est épris de connaissances et de culture.

Il y a, chez les Palestiniens, une véritable obsession de la culture, alliée à une créativité permanente et à une énergie vitale, dont cette exposition est le reflet. Cet espace apparaît aujourd’hui d’autant plus essentiel face au déni d’humanité terrifiant revendiqué par Israël, qui se vante de bombarder des « animaux » à Gaza. Dans cette voie qui est en train de nous mener à un désastre, il sera plus que jamais nécessaire de montrer, encore et toujours, le visage des Palestiniens.

Que vous inspire le climat actuel en France, marqué notamment par la volonté du gouvernement d”entraver toute manifestation de solidarité envers les Palestiniens ?

Elias Sanbar : Cela m’inquiète beaucoup. C’est un climat comparable à celui qui prévalait en France en 1967, au moment de la guerre des Six-Jours (guerre déclenchée en 1967 par Israël contre l’Égypte, ouvrant la voie au régime d’occupation de la Cisjordanie, NDLR). Il y avait alors une atmosphère de folie anti-Arabes. Nous vivons exactement la même ambiance, comme si rien n’avait changé. À un détail près, et non des moindres : en 1967, il y avait un homme au pouvoir, qui s’appelait de Gaulle, qui n’a pas craint de s’imposer à contre-courant de l’opinion.

En France, la guerre d’Algérie n’a toujours pas été réglée, et beaucoup pensent que c’est le moment de répondre, de marquer un point. C’est cela le nœud et c’est un nœud spécifiquement français. Le président actuel est dans cette mouvance anti-Arabes et anti-Palestiniens.

Il n’a pas eu un mot de compassion pour les milliers d’enfants palestiniens tués par les bombardements d’Israël. Il n’a pas eu un seul mot pour eux, c’est honteux.

Après l’attaque meurtrière du Hamas contre des civils israéliens et les représailles aveugles d’Israël sur la population de Gaza, le débat s’est cristallisé autour de l’absence supposée d’empathie de chaque camp pour la douleur de l’autre. Pensez-vous que cette question est légitime ?

Elias Sanbar : Aujourd’hui, il y a, d’une part, l’attaque commise par le Hamas contre des civils israéliens, qui est un crime de guerre, c’est ainsi que le définit le droit. Il y a, d’autre part, des bombardements massifs de populations civiles, à Gaza. C’est aussi un crime de guerre.

Mais, si on commence à entrer dans le jeu des parallélismes, à comparer des chiffres, on ne s’en sort pas. À ce moment-là, tout le monde est coupable et finalement personne. Ce débat traduit un « mécanisme dos à dos » qui a déjà été utilisé pour miner le chemin vers la paix, au cours des négociations passées.

Les ennemis de la paix ont passé leur temps à dire que celle-ci était impossible, à cause des extrémistes des deux bords, qu’ils renvoient dos à dos. Nous ne sommes pas dos à dos, nous sommes face à face. Ce débat masque le noyau fondamental de ce conflit, qui est l’absence d’égalité. Il n’y aura pas de paix s’il n’y a pas d’égalité de droits.

Le Hamas, élu dans la bande de Gaza en 2006, est-il aujourd’hui encore représentatif de la population gazaouie ?

Elias Sanbar : Le Hamas véhicule une idéologie, avec une vision de l’islam qui n’est pas celle de la majorité des Palestiniens. Mais c’est une force politique dominante, qui a été élue. Je ne sais pas ce qui adviendrait s’il y avait de nouvelles élections aujourd’hui.

En revanche, ce qui s’est passé, avec cette attaque, constitue un tournant. Il intervient après une année de crimes commis par les colons en Cisjordanie : 220 Palestiniens, en majorité des adolescents, ont été abattus entre janvier et septembre 2023, sans compter les descentes quotidiennes de colons dans les villages.

Le Hamas, percevant à quel point la situation se détériorait et ayant techniquement préparé cette attaque depuis longtemps, a jugé que le moment politique était propice pour passer à l’attaque. Il s’impose désormais aux yeux de la société palestinienne comme le vrai porteur du drapeau de la résistance. Et c’est là un acquis politique immense pour lui. Il y a là une mutation politique extrêmement grave car c’est aussi la société laïque palestinienne qui vient d’être frappée.

Cette popularité du Hamas n’est-elle pas aussi liée à l’affaiblissement de l’Autorité palestinienne, qui semble particulièrement inaudible lors de ce conflit ?

Elias Sanbar : Bien entendu. L’Autorité palestinienne a négocié pendant trente ans et elle l’a payé très cher, en en revenant à chaque fois bredouille. Les Américains, qui envoient des porte-avions, devraient se poser la question de leur responsabilité dans ce désastre, alors qu’ils n’ont cessé de conforter l’irrédentisme d’Israël.

L’Autorité palestinienne était seule à vouloir négocier et à croire en la possibilité de vivre en bon voisinage au sein de deux États. La seule réponse d’Israël a été de multiplier les colonies, dont le nombre a explosé.

Trente ans après les accords d’Oslo, cette solution à deux États vous paraît-elle encore envisageable ?

Elias Sanbar : Elle est enterrée parce que la réalité du terrain ne le permet plus. Deux États, ce n’est pas seulement une idée, c’est un territoire, ce sont des lieux et une configuration géographique. Les dirigeants européens auront beau clamer, la main sur le cœur, dans une hypocrisie absolue, qu’ils espèrent voir naître un jour un État palestinien, ce projet a été détruit.

Quelle issue voyez-vous à l’engrenage actuel ? Reste-t-il une lueur d’espoir ?

Elias Sanbar : Je ne sais pas. Aujourd’hui, je pense que la phase qui arrive va être désastreuse. Je ne vois pas au-delà. Il faudra voir, si ce désastre survient, la forme qu’il prendra et, à ce moment-là, commencer à réfléchir sur l’après. Aujourd’hui, on ne peut pas aller plus loin que ça, sauf à spéculer.


 


 

De quel colonialisme
Israël est-il le nom ?

Joseph Confavreux et Carine Fouteau sur www.mediaprt.fr

Israël est un État colonial. Refuser de le voir serait une illusion historique. Mais il se distingue des expériences coloniales européennes. Refuser de le voir serait une impasse politique.

La volonté du gouvernement Nétanyahou d’expulser et de détruire une part toujours croissante de la population de Gaza et de réduire le territoire et la souveraineté de l’enclave, combinée à l’accélération, en Cisjordanie occupée, des prises de terres par les colons depuis le 7 octobre, oblige à reposer une question vertigineuse.

Au regard de l’histoire, l’installation de colons sur une terre peuplée peut-elle aboutir à autre chose que l’extermination du peuple autochtone, éventuellement avec quelques « réserves » persistantes comme en Australie ou aux États-Unis, ou à l’expulsion manu militari des colons, comme ce fut le cas en Algérie ?

Appliquée à la guerre actuelle, l’alternative se résume ainsi : soit Gaza est rayée de la carte et la possibilité d’un État palestinien réduite à néant, soit Israël se retire de l’ensemble des territoires occupés et prend le risque de se trouver plongé dans une guerre civile.

Le caractère insoutenable du massacre en cours à Gaza, outre l’impuissance désespérante de la communauté internationale, découle en grande partie de l’absence de perspectives politiques : on ne voit pas ce qui peut y mettre un terme, tant on mesure à quel point les choix à opérer pour sortir de la tenaille sont existentiels.

Cette tenaille s’est resserrée au fur et à mesure de la construction de l’État d’Israël et de la consolidation de sa logique coloniale. Aujourd’hui, la présence dans les territoires occupés de 700 000 colons israéliens, dont 500 000 en Cisjordanie, parmi lesquels plusieurs dizaines de milliers d’ultranationalistes et/ou religieux prêts à la guerre civile pour défendre leurs colonies, hypothèque durablement les deux seules solutions offrant un semblant de débouché : celle où deux États cohabiteraient chacun de leur côté ; et celle, résumée par le slogan « Two States, One Homeland », qui autoriserait à la fois les colons israéliens à demeurer sur le territoire de l’État palestinien et les réfugiés palestiniens à revenir s’établir en Israël.

Une logique expansionniste ancienne

Depuis le 7 octobre, les territoires palestiniens font l’objet d’une pression accrue du pouvoir israélien : pendant que Tsahal anéantit Gaza, plus de 250 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie et la construction d’une nouvelle colonie vient d’être approuvée à Jérusalem-Est. Depuis plusieurs mois, les velléités d’annexion ne se cachent plus : elles transpirent de plusieurs décisions gouvernementales, parmi lesquelles la récente nomination du ministre des finances, Bezalel Smotrich, partisan acharné du « Grand Israël », à la tête de l’organe de planification des colonies, une instance qui relevait jusque-là du ministère de la défense.

Cette dynamique coloniale s’est vertigineusement renforcée depuis l’accession au pouvoir de la droite nationaliste et de l’extrême droite, avec notamment l’adoption en 2018 d’une loi fondamentale définissant Israël comme le « foyer national du peuple juif », légitimant au sommet de la structure étatique la discrimination des minorités arabe et druze. Et rompant avec la déclaration d’indépendance de 1948, selon laquelle Israël se devait d’assurer « une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ». 

Mais cette logique expansionniste est plus ancienne encore. La communauté internationale dénonce en effet son illégalité depuis la guerre des Six Jours de 1967, au cours de laquelle Israël, en réaction au blocus de ses navires en mer Rouge, a attaqué l’Égypte, la Cisjordanie et la Syrie, étendant sa domination sur la péninsule du Sinaï, la Cisjordanie, le plateau du Golan, la bande de Gaza et Jérusalem-Est. Après une première résolution votée par l’ONU pour s’y opposer en 1967, plus d’une dizaine d’autres se sont succédé. En vain.  

Dans ses modalités, la politique menée depuis lors par Israël se distingue des expériences coloniales européennes en ce qu’elle se déplie sans empire et sans métropole. Mais elle s’en rapproche par la logique de peuplement, comme cela a été le cas pour la colonisation française en Algérie, visant, pour un État souverain, à s’approprier des terres qui ne lui appartiennent pas et à les exploiter en s’appuyant sur une population extérieure à la population autochtone. En 1968, on comptait moins d’une dizaine d’implantations illégales en Cisjordanie ; elles sont au nombre de 145 aujourd’hui, toutes contraires au droit international, comme l’étaient celles de Gaza démantelées en 2005.

Les arguments du récit israélien

Si le consensus international et intellectuel l’emporte pour dénoncer la politique coloniale d’Israël depuis 1967, il s’avère nettement plus conflictuel pour analyser la période antérieure, des prémices de l’État d’Israël jusqu’à la guerre des Six Jours, en passant par sa création en 1948. C’est là que se cristallise une ancienne querelle historiographique et politique qui se prolonge jusqu’à nos jours pour interpréter l’impasse actuelle.

Pour la résumer trop brièvement, une critique postcoloniale assimile le projet sioniste à la mentalité coloniale et aux pratiques des pays européens catalysées à la fin du XIXe et au début du XXsiècle. Ce faisant, elle fait d’Israël un État colonial dans son essence même et délégitime son existence.

Contre ce récit assimilant sionisme et colonialisme, le récit israélien insista longtemps sur trois distinctions importantes : les émigrants juifs n’étaient pas originaires d’une métropole principale et leur installation en Palestine ne servait pas les desseins d’une force armée ; l’intérêt économique des terres arides de Palestine était réduit et leur exploitation ne reposait que marginalement sur la main-d’œuvre locale ; les immigrants juifs ne fuyaient pas une misère économique mais une persécution en diaspora, avec le but de doter les juifs d’un foyer souverain pour les protéger sur une terre auquel l’attachement était millénaire et non fortuit.

Ce récit, contesté précocement par les Palestiniens, les États arabes et même un petit parti politique israélien, le Matzpen (« La Boussole » en hébreu), a été taillé en pièces par ceux qu’on a nommés les « nouveaux historiens » dans les années 1990, qui ont remis en cause la thèse dominante de l’historiographie sioniste faisant de la guerre de 1948 une guerre d’indépendance, voire de libération, pour insister sur l’expulsion massive de la population autochtone.

Dans la décennie suivante, sous les effets de l’échec des accords d’Oslo de 1993 et des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, le caractère central de la dépossession territoriale dans le conflit israélo-palestinien est passé au second plan, le narratif de l’antagonisme religieux millénaire ou d’un choc des civilisations prenant le dessus. 

Pourtant, « sans réfléchir à l’enjeu territorial, il est impossible de comprendre les racines du conflit et les raisons de la résistance arabe au sionisme », rappelle la chercheuse Yaël Dagan, dans un article ancien mais toujours pertinent sur les « mots du sionisme » où elle montre notamment comment, au début du XXsiècle, l’hébreu substitue aux termes kolonia ou kolonist des mots comme hityashvut ou hitnahalut, aux racines bibliques et aux connotations moins agressives.

L’historien et sociologue Jérôme Bourdon estime quant à lui que faire d’Israël un État colonial depuis soixante-quinze ans constitue une interprétation historiquement trompeuse et politiquement problématique. « S’il y a des aspects coloniaux dans le sionisme, ce mouvement est d’abord un mouvement national, qui réclame un État indépendant comme beaucoup d’autres peuples », expliquait-il récemment dans l’émission « Le temps du débat » sur France Culture.

Pour Gaza, on parle souvent de prison à ciel ouvert, mais la comparaison avec les camps de regroupement en Algérie me paraît plus pertinente. Raphaëlle Branche, historienne

L’historienne Raphaëlle Branche inscrit elle aussi l’expérience sioniste de la fin du XIXsiècle « dans le contexte de la montée des aspirations nationales partout en Europe plutôt que dans un moment colonial ». « La logique est celle du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de peuples qui, à un moment donné, ont réclamé d’être reconnus comme une entité politique internationale sous la forme d’un État », indique-t-elle.

Quand les premières colonies juives s’installent au Proche-Orient, précise-t-elle tout en soulignant la polysémie du terme « colonie », les juifs non seulement n’ont pas d’État mais ils s’installent sur des terres contrôlées par l’Empire ottoman.

Comparaisons algériennes

Cependant, pour la chercheuse Sylvie Thénault, spécialiste de la colonisation et de la décolonisation de l’Algérie, la comparaison entre l’Algérie et la Palestine demeure utile pour penser ce qui se déroule aujourd’hui en Cisjordanie, à savoir un « territoire où la colonisation se manifeste par l’installation d’éléments allogènes avec le soutien d’autorités étatiques et militaires ».

La référence aide aussi à comprendre le verrouillage de Gaza, que Raphaëlle Branche rapproche des camps de regroupement pendant la guerre d’Algérie, « où la guerre est menée d’abord et avant tout envers une population civile ».

« On parle souvent de prison à ciel ouvert, mais en réalité, la comparaison avec les camps de regroupement me paraît plus pertinente, dit-elle. La logique n’est pas celle de l’emprisonnement mais du contrôle de la population civile, dont on limite la capacité de circulation, qu’on prive de l’accès à ses moyens de subsistance, etc. Tout cela pour gagner la guerre, en obtenant que la population civile cesse de soutenir les opposants au système colonial. »

Sylvie Thénault souligne toutefois que, « sans vouloir aucunement minimiser les crimes de l’armée française en Algérie, qui a pu avoir recours au napalm, la situation n’est pas comparable, ne serait-ce que parce que les avions militaires français ne pilonnaient pas ces camps de regroupement qui ont pu regrouper jusqu’à deux millions de personnes à la fin de la guerre. La logique d’extermination n’était pas la même que celle qui se manifeste aujourd’hui à Gaza au nom de la chasse au Hamas. »

Pour tenter d’échapper au conflit des interprétations, l’historien Vincent Lemire propose de distinguer des « seuils » dans la nature coloniale de l’État hébreu. « Est-ce que la première implantation juive en Palestine historique au XIXsiècle est comparable à la pire colonie d’extrême droite en Cisjordanie aujourd’hui ? Les différences sont évidentes, mais est-ce que ce sont des différences de nature ou de degré ? »

Pour lui, « un premier cran important a été franchi en 1948 avec l’expulsion de 750 000 Palestiniens, parce que c’est différent de revendiquer un droit à l’installation et de mener une politique d’expulsion. Un autre cran est franchi avec l’ingénierie coloniale, à la fois hyper technologique et messianique, qui se développe à partir des années 1990 et crée un espace carcéral à l’intérieur de ce qui reste de la Palestine. »

L’historien donne à voir le piège d’une posture décoloniale univoque. « Si on considère que les populations juives de Palestine sont “aussi exogènes” que l’étaient les Français en Algérie, alors on peut difficilement imaginer d’autres scénarios que l’élimination quasi totale des autochtones, comme en Australie ou aux États-Unis, ou l’expulsion de l’ensemble des colons comme en Algérie. Mais force est de constater l’existence quasi continue de communautés juives sur le territoire de la Palestine. À partir d’une réalité qui n’est donc pas la même qu’en Algérie se greffe le projet sioniste originel qui est de créer un refuge pour les juifs victimes de l’antisémitisme dans le monde occidental. »

Analyser la question palestinienne comme une question coloniale est pertinent historiquement, mais cette lecture coloniale ne nous offre aucune solution politique. Sylvie Thénault, historienne

Attentif aux singularités de chaque situation coloniale, Omar Jabary Salamanca, chercheur à l’université libre de Bruxelles, nuance un des arguments principaux entendus pour juger que le cas palestinien serait à ce point spécifique qu’il serait impossible à penser dans une logique similaire avec d’autres histoires coloniales.

« En général, les colonies de peuplement sont des projections depuis une métropole. Mais ce qu’on voit aujourd’hui, c’est qu’en réalité Israël est une projection de plusieurs métropoles, comme le montrent aujourd’hui l’investissement militaire ou diplomatique de pays très investis dans le soutien à Israël mais aussi le nombre de soldats israéliens ayant la double nationalité américaine, française ou britannique. »

Au-delà des lectures et relectures possibles de l’histoire, le nœud serait, pour le dire comme l’historienne Sylvie Thénault, qu’analyser « la question palestinienne comme une question coloniale est pertinent historiquement, mais que cette lecture coloniale ne nous offre aucune solution politique ».

« Ce qui est très différent dans le cas de la Palestine et de l’Algérie, c’est que celle-ci pouvait défendre le détachement du territoire colonisé et l’érection d’un État souverain sur le territoire de l’ex-colonie, analyse-t-elle. Se situer dans la même logique, c’est défendre la fin de l’État d’Israël, ce qui n’est pas réaliste, au-delà de l’effarement politique et moral qu’on peut légitimement avoir vis-à-vis de ce que fait aujourd’hui Israël à Gaza. »

Quand nous avons quitté l’Algérie, il y a un million de Français qui sont partis. Dominique de Villepin, ancien premier ministre

Pour celles et ceux qui ne croient plus à une solution à un État et continuent de prôner une solution à deux États, la question lancinante serait de savoir s’il serait possible d’expulser 500 000 colons de Cisjordanie pour laisser la place à un État palestinien viable, alors qu’il a fallu plus de 12 000 soldats pour expulser quelques milliers de colons à Gaza en 2005.

Risques existentiels

Aujourd’hui, la possibilité d’une solution à deux États est rendue caduque à la fois par la logique coloniale à l’œuvre en Israël mais aussi par l’intransigeance du Hamas, dont beaucoup de membres, tel Ghazi Hamad, porte-parole et membre du bureau politique, estiment qu’« Israël est un pays qui n’a pas sa place sur [leur] terre ». Alors même qu’en 2017 le Hamas avait modifié sa charte, établie en 1988 un an après sa création, en reconnaissant l’existence d’Israël et en acceptant un État palestinien dans les frontières de 1967.

Pour envisager l’avenir et ne pas se résoudre à une vision du conflit israélo-palestinien comme insoluble, juge Vincent Lemire, « il faut préciser ce qu’on désigne par colonie » : « Un kibboutz ou un moshav [autre type de communauté agricole, moins collectiviste à l’origine qu’un kibboutz – ndlr] à l’intérieur des frontières créées de fait par la guerre de 1948, ce n’est pas la même chose qu’une projection contemporaine ultrareligieuse et suprématiste sur les collines de Naplouse ».

Pour ouvrir des perspectives, l’historien rappelle le projet « Two States, One Homeland », qui imagine deux États côte à côte avec une frontière ouverte entre les deux, autorisant les colons israéliens à rester sur le territoire de l’État palestinien et les réfugiés palestiniens à revenir vivre en Israël. Cela permettrait, estime-t-il, de prendre en compte « ce que l’on pourrait appeler une “autochtonie coloniale”, parce qu’Israël existe depuis soixante-quinze ans et parce que des communautés juives sont présentes en Palestine depuis des siècles. Et plutôt que de vouloir en finir avec cette réalité, il me semble qu’elle autorise des solutions créatives, parce que ni les Palestiniens ni les Israéliens ne peuvent espérer jeter l’autre peuple à la mer ».

Les doubles racines, à la fois arabes et juives de la Palestine, proscrivent en effet la disparition de l’un ou l’autre peuple de ce territoire. Elles interdisent aux Israéliens qui voudraient profiter de la stratégie du choc à l’œuvre à Gaza de songer à une élimination des Palestiniens. Elles empêchent aussi une partie du camp décolonial de rêver pour la Palestine d’une décolonisation à l’algérienne.

En Afrique du Sud, la transition s’est faite sans qu’il y ait, comme en Algérie, de départ des colons, même si la question de la possession de la terre n’a pas été réglée. Omar Jabary Salamanca, chercheur

Pour penser le moment présent, Omar Jabary Salamanca tourne son regard vers le cas sud-africain plutôt qu’algérien puisqu’en Afrique du Sud « la transition s’est faite sans qu’il y ait, comme en Algérie, de départ des colons, même si la question de la possession de la terre n’a pas été réglée puisque les colons sont demeurés les grands propriétaires ». Au-delà des différences de contexte, « s’il y a un point commun aux processus de décolonisation, c’est qu’ils passent par la lutte armée parce que les colons ne cèdent jamais volontairement leur pouvoir, y compris en Afrique du Sud comme on a tendance à l’oublier. »

Nul hasard sans doute si l’Afrique du Sud a accueilli le 5 décembre à Prétoria de hauts responsables du Hamas invités aux commémorations officielles des dix ans de la mort de Nelson Mandela. Son petit-fils, Mandla Mandela, y a rappelé que pour le héros de la lutte contre l’apartheid la création d’un État palestinien était « la grande question morale de notre époque ». Et c’est l’Afrique du Sud qui, la première, a saisi la Cour pénale internationale sur les crimes de guerre israéliens à Gaza. Cette identification à la cause palestinienne montre bien qu’en tant que grille de lecture politique, la question coloniale est au cœur du conflit israélo-palestinien.


 


 

Cisjordanie : « L’occupation
est une guerre permanente
qui dure depuis
soixante-quinze ans »

Luis Reygada sur www.humanite.fr

Haut lieu de résistance culturelle au sein du camp de réfugiés de Jénine, le Théâtre de la Liberté a été attaqué mercredi par l’armée israélienne. Son directeur artistique, Ahmed Tobasi, a été arrêté puis libéré ce jeudi. Interview.

Un temps engagé dans la lutte armée, Ahmed Tobasi a embrassé le chemin de la culture pour porter au théâtre la voix du peuple palestinien. Lors de sa tournée dans l’Hexagone, avec la pièce And Here I am, qu’il joue seul sur scène, l’Humanité l’a rencontré. Le comédien décrit la situation de la Cisjordanie occupée.


 

Pouvez-vous nous parler de la situation à Jénine ?

Le camp est attaqué continuellement, les militaires israéliens s’en prennent à toute la communauté. Ils détruisent les systèmes électriques, de distribution d’eau, nos rues avec des bulldozers. Deux enfants membres du théâtre ont été tués cette année. Il y a des checkpoints partout. On ne peut pas circuler entre les villes. Les gens sont fatigués. La vie sous occupation est une humiliation constante, une punition collective qui a pour but d’empêcher les gens d’imaginer qu’une vie meilleure est possible.

S’ils veulent combattre le Hamas, pourquoi s’en prendre aux millions de civils de Gaza et de Cisjordanie ? Israël ne se fait aucun souci des droits de l’Homme, ni du droit international, et les grandes puissances occidentales le laissent faire. Ce sont vos gouvernements qui fournissent les armes… Ces derniers mois, le monde semble soudainement se rappeler que nous vivons sous l’occupation. Mais cela dure depuis soixante-quinze ans ! Sachez toutefois que les Palestiniens restent toujours aussi déterminés à mettre fin à la colonisation.

Les grandes puissances occidentales ont une part de responsabilité dans ce qui se passe aujourd’hui…

Je pense que l’occupation est le résultat du mode de pensée criminel qui caractérise une partie de l’Occident et des États-Unis. Nous sommes des victimes, mais des victimes de votre colonisation, de votre collaboration, de vos guerres. Les Occidentaux se targuent d’avoir des valeurs, de défendre la démocratie, la liberté… Au final, après soixante-quinze ans, où en sommes-nous ? Une chose paraît claire pour les Palestiniens et pour bien d’autres nations : l’Occident n’apporte au monde que des guerres criminelles, et pas grand-chose de bon pour les peuples.

Depuis le 7 octobre, des artistes palestiniens ont été censurés dans plusieurs pays européens. Vos représentations prévues en Suède ont été annulées…

C’est un symbole très fort lorsqu’une autorité décide de réduire au silence une œuvre culturelle ou un artiste. C’est un signal désastreux. Si nous en arrivons là, c’est la preuve que nous traversons une période très sombre en tant que société.  Vue dans son contexte, c’est une situation folle, très problématique, mais surtout qui doit nous questionner : vers où cela nous mène ? Il ne faut pas prendre ces annulations à la légère. 

En Occident, nous avons toujours l’habitude de voir les Palestiniens en tant que victimes. Que pensez-vous de cette vision et de cette représentation ?

C’est toute la force du théâtre. Israël tue des milliers de personnes et transforme des villes en champs de ruines. Mais, regardez-moi, je suis ici, je suis vivant, et à travers ma pièce, grâce au théâtre, c’est aussi un autre visage de la Palestine et des Palestiniens que vous pouvez observer, et comprendre : nous sommes avant tout des êtres humains. 

Je réhumanise une population alors que l’occupation nous déshumanise. Or, nous sommes des gens normaux. Nous pleurons, nous rions ; nous sommes des artistes, nous pouvons être médecins, professeurs, scientifiques, tout ce que nous voulons quand on nous laisse avoir une vie normale. J’utilise le théâtre pour montrer la réalité, qui est évidemment complexe. En racontant mon histoire personnelle, je parle de tous les jeunes de Palestine qui n’ont parfois pas beaucoup de choix. 

Le Théâtre de la Liberté est un lieu de résistance culturelle. Comment convaincre les jeunes d’y participer et ne pas avoir recours aux armes ?

Avec tout ce qui se passe, ce sera plus difficile. Mais je considère que tout Palestinien est un combattant. En ce moment, c’est la guerre, mais l’occupation existe depuis des décennies. Survivre dans un camp de réfugiés et voir soudainement les militaires attaquer, des tirs, des explosions, des maisons détruites, des personnes tuées… cela arrive quasiment tous les jours, toutes les nuits.

Ces quinze dernières années, nous avons travaillé avec des enfants pour leur dire que nous devons essayer d’utiliser d’autres outils pour résister : l’art, le journalisme, la culture… Mais avec quels sentiments croyez-vous que vont grandir tous ces enfants traumatisés, qui ont vu leurs proches mourir devant leurs yeux ? Israël fabrique de plus en plus de colère. Quel avenir si l’on ne fait qu’alimenter l’esprit de vengeance ?

Quel message souhaitez-vous transmettre au peuple français ?

Je veux lui dire que les Palestiniens restent déterminés à mettre fin à la colonisation et permettre aux gens de vivre une vie normale. Mais notre cause n’est pas la seule : c’est pour l’humanité tout entière qu’il faut se mobiliser. Nous devons nous battre pour tous ceux qui sont oppressés, pour tous les enfants.

Aujourd’hui c’est la Palestine, mais hier, c’était l’Ukraine, et demain ce sera ailleurs. Chaque enfant dans ce monde devrait avoir le droit de grandir normalement, et l’opportunité d’être maître de son propre destin. C’est cela, la vraie liberté.

  publié le 15 décembre 2023

Après le vote de l’Assemblée, amplifions la mobilisation pour le retrait de la loi Darmanin

par UCIJ - Collectif Uni·es Contre l’Immigration Jetable sur https://france.attac.org

Le collectif Uni·es contre l’Immigration Jetable (UCIJ) se félicite de l’adoption de la motion de rejet du projet de loi « Asile et Immigration » du gouvernement. Mais nous n’avons pas encore gagné, les surenchères xénophobes continuent pour faire imposer l’esprit du texte. L’UCIJ appelle à rejoindre les actions organisées autour du 18 décembre à l’occasion de la journée internationale des migrant·es.

Le collectif Uni·es contre l’Immigration Jetable (UCIJ) se félicite de l’adoption de la motion de rejet du projet de loi « Asile et Immigration » du gouvernement. Mais nous n’avons pas encore gagné, les surenchères xénophobes continuent pour faire imposer l’esprit du texte. L’UCIJ appelle à rejoindre les actions organisées autour du 18 décembre à l’occasion de la journée internationale des migrant·es.

L’Assemblée Nationale a voté la motion de rejet préalable du projet de loi « Asile et Immigration » du gouvernement. Le collectif Uni·es contre l’Immigration Jetable (UCIJ) se félicite du rejet de ce projet répressif et discriminatoire, courtisant toujours plus l’idéologie d’extrême droite pour laquelle l’étranger est un délinquant en puissance.

Le cœur du projet du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin était de faire de cette la loi « la plus ferme avec les moyens les plus durs de ces trente dernières années ». Il s’agissait de renforcer considérablement les dispositifs destinés à précariser, réprimer et expulser les étranger·es, comme de s’attaquer au droit d’asile et au droit du sol. Sans qu’aucune solution de régularisation ne soit apportée à la situation des centaines de milliers de personnes sans-papiers, qui vivent, travaillent et payent des impôts en France.

Pour autant, ne nous y trompons pas. Le rejet de ce texte pousse Les Républicains et le Rassemblement National à de nouvelles surenchères afin d’adopter les mesures votées au Sénat, encore plus xénophobes que celles du projet Darmanin. Si ce dernier a perdu, nous n’avons pas encore gagné, et nous devons amplifier nos mobilisations.

L’UCIJ, dont est membre Attac, a mobilisé sans relâche depuis des mois contre cette loi, nous continuerons à le faire et nous appelons à rejoindre les actions organisées autour du 18 décembre à l’occasion de la journée internationale des migrant·es.

  • À Paris, la manifestation partira de l’Opéra à 17h.

  • Pour tous les autres rendez-vous : https://antiracisme-solidarite.org/agenda/

Aujourd’hui, le gouvernement doit renoncer à cette loi.

Fort·es de ce premier recul, plus que jamais, nous disons que d’autres politiques sont possibles basées sur l’accueil, le respect et l’égalité des droits et nous poursuivrons le combat en ce sens.

Contacts de l’UCIJ :
  • Aboubacar Dembélé

  • Marie-Christine Vergiat

  • Cybèle David


 


 

Pierre, ancien boulanger, 20 jours de grève de la faim en soutien des exilés

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr

Toute personne qui passe deux ans là-dedans, soit elle s’en va, soit elle saute sur les CRS, soit elle fait comme moi », soupire Pierre Lascoux, la voix lente et déterminée au commencement de son vingtième jour de grève de la faim. Âgé de 62 ans, l’homme est un citoyen très actif dans l’aide aux exilés le long du littoral nord de la France. « Là-dedans », ce sont ces campements du Calaisis où il intervient, en particulier celui de Loon-Plage, où survivent près de 2000 personnes désireuses de rejoindre le Royaume-Uni.

« J’y ai vu des scènes insupportables », résume pudiquement le bénévole, engagé au sein de l’association Salam (qui assure entre autres des distributions alimentaires) depuis l’été 2021. Après 27 ans à travailler comme boulanger au sein d’un fournil dans le Tarn, l’homme est marqué par les images qui lui viennent du camp de Mória, en Grèce. Sa boulangerie ferme en mars 2021 : quelques mois plus tard, le voilà rendu dans le Calaisis pour s’investir dans le soutien aux exilés.

Chaque matin, dès 7 heures, l’homme se rend à Loon-Plage avec le camion de son ancienne boulangerie. En cas de démantèlement du camp par les forces de l’ordre – comme cela se produit régulièrement -, « j’ouvrais mon camion pour que les gens puissent y mettre leurs tentes et leurs affaires », afin qu’elles ne soient pas confisquées ou détruites. « Lorsqu’il pleuvait beaucoup, je ne prenais pas les affaires : je mettais à l’abri les femmes et les enfants », précise-t-il. Mi-octobre, son camion a été saisi par un huissier de justice et un officier de police, en présence du sous-préfet. Pierre Lascoux a porté plainte pour vol de véhicule.

Le 22 novembre, il entame une grève de la faim, avec une revendication principale : l’accès à l’eau pour les exilés. « C’est un droit fondamental. Les gens ne sont pas venus d’Afghanistan pour boire un verre d’eau », lance-t-il en réponse à l’argument de l’appel d’air brandi par les autorités. Celles-ci « ne veulent pas ni que ces exilés soient là ; ni qu’ils partent [les forces de l’ordre tentent d’empêcher les départs dans le cadre de l’accord franco-britannique, ndlr]. Elles voudraient que ces gens disparaissent. Ce qui n’arrivera pas », insiste le gréviste de la faim. « C’est une vaste comédie. C’est de la souffrance humaine pour rien ».

Déjà en 2021, deux citoyens solidaires et un prêtre avaient tenu une grève de la faim pendant 38 jours avec un message similaire. « Les autorités vont jouer la montre contre moi, quand elles verront que ça dure et que ça fait du bruit », jauge Pierre Lascoux, qui avait suivi de près cette mobilisation. « Si ça ne donne rien comme la dernière fois, et bien tant pis. Ce qui m’intéresse, c’est que l’on mette au moins en lumière ce qu’il se passe ici ». Le bénévole organise ce soir une conférence de presse à la maison Sésame, un lieu d’hébergement solidaire situé à Herzeele, qu’il souhaite ériger en exemple d’accueil pour le Calaisis.

publié le 15 décembre 2023

Grève chez ArcelorMittal : un mouvement qui dure malgré des réquisitions inédites

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/

Depuis le 4 décembre, de nombreux salariés de la production sont entrés en grève chez ArcelorMittal France. Malgré des réquisitions de grévistes inédites dès le deuxième jour du conflit, des débrayages quotidiens ont lieu et le site de Dunkerque ne produit plus. Les négociations annuelles obligatoires ont beau être closes, la CGT compte bien obtenir des augmentations de salaire conséquentes.

« Plus une tonne d’acier ne sort du site de Dunkerque. » En cette soirée du 14 décembre, les salariés de la production d’Arcelor Mittal France (AMF) à Dunkerque ont décidé de continuer un mouvement de grève qui dure déjà depuis 10 jours. C’est une nouvelle phase du conflit puisque les négociations annuelles obligatoires (NAO) sont terminées. La direction du groupe a trouvé un accord avec la CFDT et la CFE-CGC, qui représentent à elles deux 60% des voix exprimées aux élections professionnelles, quand la CGT (1er syndicat du groupe) en compte 40%. Ce sera 3,7% d’augmentations générales avec un talon (somme minimale) de 100€ brut.

« Mais nous comptons bien obtenir davantage par le rapport de force », estime Philippe Verbeke, responsable syndical pour la CGT ArcelorMittal Dunkerque et coordinateur national CGT de la filière de la sidérurgie. Depuis le 4 décembre, le syndicat revendique une hausse de salaire mensuelle de 300€ brut. « C’est à la fois nécessaire au regard du niveau de l’inflation mais aussi des bénéfices du groupe. Je rappelle qu’ArcelorMittal verse 800 millions d’euros de dividendes à ses actionnaires », indique le syndicaliste.

Et même si les autres syndicats ont signé, il ne compte pas baisser les armes. « Le site de Dunkerque est le principal producteur d’acier brut en France et le haut fourneau de Fos-sur-Mer est actuellement à l’arrêt, donc la production est fortement impactée », continue le syndicaliste. Et puisque les dix jours de grève précédents ne sont pas parvenus à faire plier la direction, la CGT AMF dunkerquoise joue la carte de l’élargissement et relance, ce 15 décembre, un appel à la grève à destination de tous les sites du groupe AMF, mais aussi de ses filiales.

Une grève de haut niveau chez ArcelorMittal

Depuis le lundi 4 décembre, de nombreux ouvriers et techniciens multiplient les débrayages sur différents sites et attendent des augmentations salariales significatives. « Les salariés de la production, qui répondent le plus aux appels de la CGT, ont débrayé à Dunkerque, Mardyck [ndlr : banlieue de Dunkerque] à Florange (Moselle), à Montataire (Oise), à Basse-Indre (Loire), à Mouzon (Ardennes) à Desvres (Nord) ou encore au siège, à Saint-Denis », liste Philippe Verbeke.

« Il y a environ 7000 salariés dans le groupe, sans compter les intérimaires. Entre 3000 et 4000 sont des ouvriers de production, ce sont eux qui répondent le plus souvent aux appels de la CGT. Ce n’est pas facile de dire combien ont réellement débrayé. Mais à Dunkerque, où on fabrique des bobines revêtues de zinc, on doit avoir 50% de grévistes en production et nos deux hauts fourneaux principaux ne produisent plus », continue le syndicaliste.

La grève s’est aussi étendue dans plusieurs filiales du groupe comme Industeel ou ArcelorMittal Construction France. « C’est quelque chose que nous avons travaillé en amont. Même si nos NAO sont différentes, la manière dont vont se dérouler leurs négociations dépend fortement de celle dont se sont déroulé les nôtres. Alors autant lutter en même temps », explique le syndicaliste.

Des réquisitions inédites

Ce niveau de grève, la CGT AMF l’explique en partie par le niveau de répression inédit qui a frappé les grévistes. « Une réquisition après seulement un jour de grève, je n’avais jamais vu ça », commente Philippe Verbeke. Dans la nuit du 4 au 5 décembre, les forces de l’ordre se sont rendues au domicile de cinq grévistes afin de leur notifier leur obligation de reprendre le travail le lendemain.

Une pratique que l’on a l’habitude de voir à l’œuvre lors de conflits longs, comme les grèves de raffineur ou d’éboueurs. Elle permet de contourner le droit de grève s’il en va l’intérêt général des usagers. Cette fois, la préfecture prétexte des raisons de sécurité, ce que conteste la CGT. « Ces salariés n’étaient pas particulièrement nécessaires. D’ailleurs, ils ont pu rentrer en grève les jours suivants. On suppose que c’est avant tout un coup de pression d’un membre un peu zélé de la direction qui a voulu gonfler les muscles », estime Philippe Verbeke.

Du côté de la communication de l’usine de Dunkerque, on explique à France 3 :

« Pour des raisons de sécurité, des effectifs minimums doivent être présents sur le site sans pour autant remettre en cause le droit de grève. Les salariés qui ont fait l’objet de réquisitions faisaient partie de ces effectifs et ont quitté leur poste. Ils savaient que leur présence était obligatoire. »

Toujours est-il que la préfecture n’a pas réitéré ses réquisitions. « Ces manœuvres d’intimidation ne marchent pas. Au contraire, elles décuplent la colère des salariés », constate Philippe Verbeke.


 


 

Grève à France 24, pourquoi les salariés ont-ils voté une motion de défiance 

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

À l’appel de la CGT, les salariés de la chaîne internationale France 24 se sont mis en grève et ont voté une motion de défiance contre leur direction. En cause : le manque de moyens et une réforme des plannings « menée au pas de charge » afin d’être mise en œuvre en février 2024, au détriment des conditions de travail des salariés.

Modification des plannings, calendrier intenable, pressions, annulation de vacations… À l’appel de la CGT, des salariés de France 24, en grève depuis le mercredi 13 décembre, ont décidé de voter une motion de défiance à l’encontre de leur direction, représentée par Vanessa Burggraf. Cette motion aurait recueilli, de source syndicale, 56 % des voix, avec la participation de 330 salariés, tandis que 3,7 % des salariés se seraient joints à ce débrayage, selon le chiffre communiqué à l’AFP par la direction de la chaîne internationale. Le mouvement social aurait eu, selon la direction, interrogée par l’AFP, « quelques impacts sur les chaînes françaises, anglaise et arabe ».

La réforme des plannings concentre les griefs de la CGT dénonçant une réforme « menée au pas de charge » afin d’être mise en œuvre d’ici février 2024, sans remédier au manque d’effectifs, au détriment des conditions de travail des salariés. La direction reste pour le moment sourde aux demandes des salariés représentés par le syndicat, arguant que les moyens réclamés « représenteraient un coût de près de 2 millions d’euros qui mettrait en péril l’équilibre financier » de la chaîne, selon un document de la direction consulté par l’AFP. Cette dernière poursuivrait également des échanges avec les autres syndicats de la chaîne (CFDT, CFTC, FO et SNJ), qui ont de leur côté déposé un préavis de grève pour le 16 janvier. Un précédent préavis de grève avait déjà été déposé, le 5 octobre, réunissant tous les syndicats (CFDT, CGT, SNJ, CFTC, FO) contre cette réforme des plannings.

Il n’est question que d’optimisation et de réduction”

« La direction nous avait annoncé que la réforme allait améliorer le bien-être des salariés, alors qu’il n’est question que d’optimisation et de réduction », avait alors résumé un élu du personnel auprès du Monde.

France 24, qui regroupe quatre chaînes mondiales d’information continue en quatre langues (français, anglais, arabe, et espagnol), avait par ailleurs connu en 2021 un mouvement social d’une ampleur inédite, qui s’est traduit par une grève de six jours menée par une intersyndicale et une motion de défiance contre la direction. Les syndicats pointaient déjà la pénibilité des conditions de travail ainsi que le recours disproportionné aux journalistes pigistes.

publié le 14 déc 2023

Fret SNCF :
le fiasco du retour
à la concurrence

Martine Orange sur www.mediapart.fr

Tout ce que les connaisseurs du secteur redoutaient est en passe d’advenir. L’abandon, imposé par le gouvernement, des 23 flux exploités jusqu’alors par Fret SNCF se traduit par la liquidation de la filiale fret et la déstabilisation du secteur. Un seul concurrent en tire profit : DB Cargo, filiale de la Deutsche Bahn.

AprèsAprès des annonces en grande pompe en mai 2022, un épais silence s’est abattu sur le dossier de Fret SNCF. Comme si le sort de la filiale du groupe public ne relevait plus désormais que de la routine. Comme si l’avenir du transport ferroviaire de marchandises en France n’était qu’une formalité. Comme si tout se passait dans le meilleur des mondes, un monde où la concurrence, parée de toutes les vertus, pourrait se substituer, en un simple claquement de doigts, à un acteur historique qui a marqué le secteur depuis plus de 150 ans. Le tout en parfaite conformité avec les objectifs climatiques.

La réalité vient rappeler que les choses sont un peu plus compliquées, comme l’a mis en lumière la commission d’enquête parlementaire sur la libéralisation du fret ferroviaire. Elle doit rendre son rapport sur le sujet mercredi 13 décembre.

Sans l’avouer, le ministère des transports et la SNCF ont été contraints de revoir le calendrier. Lors de la présentation de son plan pour éviter une condamnation de Bruxelles pour aides publiques illicites, Clément Beaune avait indiqué que les 23 flux, des trains longs complets assurant une desserte d’un point à un autre pour un client, exploités par Fret SNCF devaient tous être rétrocédés à la concurrence au 31 octobre 2023. Le délai a été repoussé à la fin décembre. Mais avec des aménagements : la filiale de transport ferroviaire pourra continuer à exploiter ses trains jusqu’en juin 2024. Et les possibilités de sous-traitance par Fret SNCF ont été allongées pour la suite : de 18 mois au départ, elles ont été portées à 36 mois.

Tout ce que redoutaient les personnels de Fret SNCF, mais aussi les connaisseurs du secteur, semble en passe de se réaliser : la liquidation de l’acteur historique se traduit par une déstabilisation profonde du secteur et une incapacité de ses concurrents à reprendre sa place. Avec le risque de voir les marchandises acheminées par camion plutôt que par train, contrairement aux engagements du ministre.

Le transport routier aux aguets

Comme attendu, seul DB Cargo, la filiale de fret de la Deutsche Bahn, est en capacité de se substituer partiellement à Fret SNCF. Sur les 23 flux remis à la concurrence, la société en reprend sept, essentiellement de l’Allemagne vers l’Espagne. Les plus rentables au demeurant. Deux vont être repris par Lineas, ancienne société de fret ferroviaire de la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB). Pour les autres, l’avenir est des plus flous.

« Aucun flux ne repart à la route [sic] », insiste un chargé de communication de Fret SNCF, reprenant une des promesses faites par Clément Beaune de défendre à tout prix le fret ferroviaire. Pourtant, dans un document confidentiel – dont Mediapart a eu connaissance – présenté lors du comité social et économique (CSE) de la SNCF le 30 novembre, la situation est moins claire que ne l’affirme la société.

Cinq flux exploités jusqu’alors par Fret SNCF doivent être arrêtés fin décembre. Mais aucune information n’est donnée sur le repreneur potentiel pour la suite. De même, les noms des repreneurs potentiels pour les neuf autres contrats devant s’achever fin juin 2024 ne sont toujours pas connus, alors que les clients semblent hésiter sur ce qu’il convient de faire à l’avenir.

ArcelorMittal, plus gros client de Fret SNCF depuis des décennies, avait demandé de pouvoir continuer d’acheminer ses cargaisons d’acier avec lui jusqu’en 2027. Cette demande lui a été refusée au nom des engagements pris par le gouvernement français auprès de la direction européenne de la concurrence. Comme les autres, le groupe sidérurgique doit arrêter sa collaboration en juin. Sans se soucier de savoir comment seront transportés les coils (bobines d’acier plat) ou les tôles entre Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône) et Dunkerque (Nord) ou vers les gros clients comme les constructeurs automobiles.

Une concurrence au seul profit de DB Cargo

Était-ce vraiment le résultat qu’espérait le ministère des transports quand il a présenté ses remèdes à Bruxelles pour éviter d’être sanctionné ? Il est impossible de répondre. Le ministère n’a répondu à aucune des questions qui lui ont été adressées.

Peut-on vraiment considérer que la liquidation de Fret SNCF marque une réelle avancée en faveur de la concurrence, alors que le seul bénéficiaire évident est DB Cargo, filiale de la Deutsche Bahn qui fait par ailleurs l’objet d’une enquête par la même direction de la concurrence depuis 2020 ? Cela ne devrait-il pas amener à revoir certains critères d’évaluation pour un secteur à la fois essentiel pour la décarbonation de l’économie et qui ne peut survivre sans aides d’État ?

Se défendant de « toute discrimination » à l’égard des entreprises publiques, la Commission européenne répond qu’elle entretient « des contacts constructifs avec les autorités françaises afin de trouver une solution pour Fret SNCF, conformément aux règles de l’UE en matière d’aides d’État ». « Les règles de l’UE en matière d’aides d’État, rappelle-t-elle, visent à garantir la présence d’acteurs viables sur le marché, tout en préservant la continuité du service et, en fin de compte, à promouvoir les transports à faible empreinte carbone tels que le rail. »

L’abandon de 14 premiers flux : 18,8 millions d’euros de perte

La viabilité de Fret SNCF ou des entités appelées à lui succéder, à ce stade, est tout sauf assurée. Les remèdes proposés par le gouvernement ne font en tout cas que l’affaiblir.

Selon les comptes présentés lors du CSE du 30 novembre, l’abandon des 14 contrats à la fin décembre 2023 va se traduire par une baisse de 72,2 millions d’euros du chiffre d’affaires et une perte de 18,8 millions d’euros. Qui sera naturellement imputée à la société.

Mais ce n’est que le premier étage de la fusée. Dans la foulée de l’abandon de ces flux, la filiale ferroviaire doit, selon le plan gouvernemental, céder des équipements, du matériel de traction, des locomotives et même une gare de triage. Le tout gratuitement. L’essentiel reviendra, selon toute probabilité, à DB Cargo. Des efforts comparables seront-ils demandés à la Deutsche Bahn en Allemagne pour soutenir la concurrence ? La commission se retranche derrière le secret de l’enquête en cours pour ne pas répondre.

Par la suite, la disparition de Fret SNCF sera accompagnée par la création de deux entités, l’une pour l’exploitation du fret ferroviaire, l’autre pour l’entretien des matériels et des équipements. Toutes les deux sont jugées « non viables » par Pierre Ferracci, président d’Alpha Group, pourtant peu suspect d’être un adversaire du gouvernement : c’est un proche de longue date d’Emmanuel Macron.

Des sacrifices sans garantie

En dépit de cette mise en pièces de l’opérateur ferroviaire historique, le gouvernement français n’a aucune assurance sur la suite de l’enquête de la direction européenne de la concurrence, sur le fait d’échapper ou non à une demande de remboursement de 5,4 milliards d’euros d’aides estimées. Tout s’est négocié dans la plus grande confidentialité entre Clément Beaune et Margrethe Vestager, commissaire européenne chargée de la concurrence.

« Il n’y a rien d’écrit. Dans deux ans, ni l’un ni l’autre ne seront plus là, selon toute probabilité. Et personne ne se souviendra plus des engagements pris de part et d’autre. Mais Fret SNCF, lui, aura bien été liquidé », relevait au printemps un des connaisseurs du secteur. Interrogée, la Commission européenne répond : « Il est impossible de prévoir le calendrier de l’enquête en cours, car il dépend du contenu et du volume des réponses [fournies par la France – ndlr] ainsi que de la complexité des questions soulevées dans l’enquête formelle ou dans l’élaboration/mise en œuvre du scénario de discontinuité économique. »

En attendant, la SNCF se dit satisfaite au moins sur un point : l’abandon des trafics imposés par le gouvernement lui permet d’améliorer son bilan carbone ! Elle va économiser 5,3 milliers de tonnes de CO2, rien qu’avec la cession des 14 flux fin décembre. On touche là aux limites de la gestion analytique. Comment se satisfaire d’une telle économie si elle se fait au détriment de l’intérêt général ?


 


 

Transport ferroviaire :
la CGT présente
ses alternatives
à la liquidation
de Fret SNCF

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Face au plan de discontinuité de l’opérateur public du ministre Clément Beaune, la CGT mise sur un « prêt miroir » pour reprendre la dette et sur une réunification des activités de trains de marchandises et voyageurs.

« Un scandale d’État ! » selon Thierry Nier, secrétaire général de la CGT cheminots. Alors que le plan de discontinuité de Fret SNCF va être effectif dès le 31 décembre, avec les premières rétrocessions des 23 flux livrés à la concurrence, la CGT a présenté, ce mercredi, ses pistes alternatives pour maintenir à flot l’opérateur public de transports de marchandises sur rail.

Le tempo de cette présentation ne laisse rien au hasard : ce mercredi, les députés de la commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire examinaient le rapport d’enquête rédigé par Hubert Wulfranc (PCF). L’enjeu est de taille. Comme le rappelle Thierry Nier, « l’État entend, dans le cadre de la loi climat, doubler la part modale du fret ferroviaire d’ici à 2030. Mais la liquidation de Fret SNCF (le) prive de fait d’un outil public pour tenir ses engagements ».

Le plan de discontinuité, présenté le 23 mai par le ministre des Transports Clément Beaune, fait suite à l’ouverture par la Commission européenne d’une enquête pour entrave à la concurrence. Bruxelles soupçonne Fret SNCF d’avoir perçu des aides publiques indues d’un montant de 5,3 milliards d’euros, entre 2007 et 2019.

Dans son plan de développement du fret ferroviaire, la CGT cheminots propose « de solder le contentieux économique en mettant en place un prêt miroir” entre la SNCF et l’État, à travers la Caisse de la dette publique, qui permettrait un remboursement annuel » du préjudice supposé. « Ce mécanisme a déjà été utilisé par le passé pour apurer la dette de SNCF Réseau entre 2020 et 2022, il peut parfaitement être mobilisé pour la dette de Fret SNCF », mesure Thierry Nier.

« Réunifier les transports de marchandises et de voyageurs »

Au-delà de ce prêt miroir, la CGT entend revoir la structuration même de la SNCF en rassemblant les activités de voyageurs et de fret. « Il s’agit de réunifier, dans une seule et même entreprise, les activités de transport de marchandises et de voyageurs, et ainsi répondre de manière globale aux besoins de transport, tant au niveau national que dans les territoires », insiste le secrétaire général de la CGT cheminots. Thierry Nier ajoute que « l’objectif premier est une mutualisation de la production pour réduire ses coûts, grâce à des économies d’échelle ».

Le dirigeant présente cette étape comme « un premier pas franchi » en direction d’une entreprise publique unifiée de la SNCF. D’ailleurs, alors que le plan de discontinuité prévoit la suppression de près de 10 % des effectifs de Fret SNCF (principalement des conducteurs), Clément Beaune a prévenu que les salariés qui ne seraient pas transférés chez les concurrents pourraient être mutés dans les autres activités du groupe SNCF, notamment l’activité voyageurs. « D’où l’intérêt de combiner les deux activités, comme auparavant », poursuit le cégétiste.

Enfin, la CGT cheminots veut « installer Fret SNCF comme un outil public au service des besoins de la nation ». Le document réclame « des investissements de l’État dans le réseau capillaire Fret, les gares de triage, les embranchements », ainsi que l’instauration « d’une offre multimodale alliant les modes de transport fluvial et maritime. »

Selon Thierry Nier, « le transport par le rail des déchets nucléaires, des matières premières des entreprises, et des fruits et légumes est prioritaire pour la nation, personne ne peut le contester ». Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, résume les enjeux : « L’État sait faire des lois de programmation pour les dépenses militaires, comment se fait-il que pour le rail, une telle planification soit si compliquée ? »

 

publié le 14 décembre 2023

Bertrand Badie :
« Ce conflit s’inscrit dans la droite ligne de la décolonisation »

Luis Reygada sur www.humanite.fr

Pris dans l’étau des bombardements, difficile pour les Gazaouis de ne pas penser qu’ils s’apprêtent à vivre une seconde Nakba. Pour Bertrand Badie, spécialiste des questions internationales, le dogme de la puissance omnipotente est non seulement désastreux, mais également contre-productif.


 

Israël indique vouloir éradiquer le Hamas. Mais l’objectif est-il simplement militaire, alors que certaines voix à l’ONU parlent de risque de nettoyage ethnique à Gaza 1 ?

Bertrand Badie : C’est la grande interrogation. Il est incontestable que l’opération menée par Israël est une opération répressive, qui vise également à démanteler une organisation adverse, à quoi s’ajoute une dimension punitive, consistant à venger les 1 200 victimes de l’attaque du 7 octobre. Mais beaucoup d’éléments font craindre que s’amorce, explicitement ou non, un travail de « nettoyage ethnique », comme il a été dit.

Quand on force une population à quitter son logement pour descendre vers le sud, où les bombardements continuent néanmoins et qu’il n’y a plus d’autre débouché imaginable que de franchir à terme la frontière, on ne peut qu’être troublé. Cette impression se confirme, hélas, quand ces réfugiés se voient interdire de retourner chez eux, sans aucune autre forme de salut possible que de se confiner dans une petite zone d’à peine plus de 8 km², où seraient censées s’entasser plus de 2 millions de personnes !

Quand on voit qu’en Cisjordanie se poursuit un travail méthodique consistant à chasser les Bédouins palestiniens pour y installer de nouvelles implantations, on comprend que ce travail d’épuration dépasse le simple cadre de Gaza, et peut même concerner l’ensemble des territoires palestiniens occupés, jusqu’à Jérusalem-Est. Il est donc difficile pour les Palestiniens de ne pas penser qu’ils s’apprêtent à vivre une seconde Nakba.

Le terme de « guerre » est-il approprié pour qualifier ce conflit qui oppose une puissance à un adversaire non étatique ?

Bertrand Badie : Il est vrai que nous sommes plus proches ici des nouvelles formes de conflictualité intra-étatiques dans lesquelles les sociétés sont fortement impliquées. De ce point de vue, le conflit israélo-palestinien s’inscrit dans la droite ligne de la décolonisation et des transformations qu’elle a entraînées dans l’agencement des conflits.

D’une part, parce qu’il dérive d’une volonté – plus que septuagénaire – d’émancipation d’un peuple cherchant à s’arracher de la domination et de l’humiliation ; d’autre part, parce que les méthodes employées par certaines des organisations qui mènent cette lutte sont exposées à l’accusation de terrorisme, fondée et récurrente dans un tel contexte asymétrique.

La communauté internationale n’a jamais su traiter ce type de conflictualité dans lequel les États ont tendance à n’utiliser que la force militaire, alors que celle-ci n’est plus opératoire. Les guerres de décolonisation ont toutes montré l’impuissance de la puissance, tout comme les guerres d’intervention qui ont suivi. On l’a bien vu à travers les horreurs du 7 octobre, où chacun s’est réveillé douloureusement en Israël en découvrant qu’un État, même fortement armé, n’est pas invincible. On peut faire un parallèle avec le 11 septembre 2001. La puissance atteint ses limites dès qu’elle doit faire face à des formes extrêmes d’énergie sociale qui confinent à une rage, aussi inacceptable soit-elle sur le plan éthique.

Nous parlons d’un conflit que l’on semble redécouvrir aujourd’hui, alors qu’il était toujours d’actualité…

Bertrand Badie : Il s’en dégage un peu partout une sorte de mauvaise conscience. Depuis l’agonie des accords d’Oslo, beaucoup pensaient que le dossier palestinien pouvait rester sous la table, voire sous le tapis, avec la certitude qu’il n’appartenait plus à l’agenda international. C’est vrai, d’abord, d’Israël, qui a considéré que le rapport de puissance lui permettait de pérenniser un statu quo qui n’en était pas vraiment un, puisque ses gouvernements successifs ont pu en profiter pour grignoter les territoires occupés et aboutir à une annexion de fait.

Mais c’est le cas aussi de la quasi-totalité des gouvernements arabes qui semblaient se satisfaire de ce faux statu quo et qui ne voulaient pas revenir à un affrontement coûteux avec Israël. De leur côté, les États du Nord se réjouissaient de voir que ce conflit embarrassant venait à s’éteindre. En outre, le non-respect des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité n’a jamais donné lieu à des sanctions à l’encontre d’Israël, ce qui n’a pu que conforter une telle posture.

Pourtant, la résistance sociale du peuple palestinien n’a jamais cessé et, malgré l’abandon de cette cause par les gouvernements, nombre de sociétés à travers le globe n’ont jamais renoncé à leur solidarité. L’identification à la cause palestinienne est restée très forte : elle a pris le relais des politiques d’État comme nouveau paramètre du jeu international.

C’est le fait de n’avoir jamais été vraiment freiné qui contribue aujourd’hui à ce qu’Israël se sente libre d’agir sans retenue ?

Bertrand Badie : Israël fait un triple pari. Le premier est de penser que le rapport de puissance permettra d’une manière ou d’une autre de mettre un terme à ce conflit. Or, on a déjà vu que la puissance ne réglait rien. Le second pari est celui d’un soutien inébranlable des États-Unis, d’une part au Conseil de sécurité, d’autre part sur le terrain, en contribuant de manière décisive à l’effort de guerre.

Là aussi, le pari est dangereux parce qu’on voit bien que les opinions évoluent au sein de la société américaine et que les dirigeants eux-mêmes sont conscients des nouvelles limites de leur puissance. Enfin, le troisième pari est de croire que l’opinion publique israélienne acceptera toujours cette politique qui ne mène à rien. Certes, nous voyons qu’il y a pour le moment un consensus très fort à ce niveau, sous l’émotion légitime des horreurs du 7 octobre. Mais il n’est pas sûr que ce consensus puisse résister à l’épreuve du temps, surtout si cette guerre vient à se compliquer, voire à s’étendre dans un embrasement régional.

« C’est ce que j’appelle l’escalade de l’inimaginable, et c’est ce qu’il faut éviter à tout prix. »

Ce triple pari me semble donc hasardeux, et surtout terriblement belligène car miser sur la force conduit inévitablement à semer les germes de nouvelles horreurs, peut-être encore pires que celles qu’on a pu connaître le 7 octobre. C’est ce que j’appelle l’escalade de l’inimaginable, et c’est ce qu’il faut éviter à tout prix.

Les événements du 7 octobre sont-ils peut-être déjà la conséquence de cette escalade de l’inimaginable ?

Bertrand Badie : Oui, parce que, derrière le 7 octobre, il y avait une rage dont on ne sait pas si elle était contrôlée, commandée ou spontanée, mais qui était réelle. Et la rage est le résultat mécanique et cruel de l’accumulation de ressentiments, de désespoirs et d’humiliations. Or, dans la banalité quotidienne des relations internationales, la rage devient l’équivalent de ce que sont les armes de destruction massive dans le jeu stratégique classique.

Tout le monde est d’accord pour considérer qu’il n’y a qu’une solution politique qui puisse permettre de dépasser cette situation, mais on voit mal quel est le chemin à suivre…

Bertrand Badie : Nous en sommes loin. Tant qu’Israël est convaincu que seule la puissance peut régler les problèmes, on ne pourra pas même ébaucher une méthode d’accès à la paix. Un vrai cap sera franchi le jour où ses dirigeants abandonneront ce dogme de la puissance omnipotente qui est non seulement désastreux, mais aussi contre-productif. Encore faudra-t-il alors réparer les dégâts de la disparition de fait de toute représentation palestinienne crédible !

Les États-Unis restent-ils la seule puissance capable de faire infléchir Israël ?

Bertrand Badie : Oui, car l’aide américaine est la seule qui soit absolument indispensable à l’État israélien. Si un jour les dirigeants des États-Unis venaient à l’interrompre, le gouvernement israélien, quel qu’il soit, devra changer d’attitude. De ce fait, l’administration américaine tient un rôle de responsabilité qui n’est partagé par aucun autre État au monde. Néanmoins, les choses sont un peu plus compliquées qu’hier. Les États-Unis sont en effet de plus en plus isolés sur ce dossier, que ce soit dans le monde arabe ou à l’ONU, leur capacité diplomatique est moindre, et leur opinion publique évolue…

  1. Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, a averti, le 14 octobre, que les Palestiniens couraient « un grave danger de nettoyage ethnique massif ». ↩︎

Bertrand Badie vient de publier Pour une approche subjective des relations internationales (Odile Jacob).


 


 

Guerre à Gaza :
l’Assemblée générale de l’ONU
réclame un cessez-le-feu

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

L’assemblée générale de l’ONU a adopté par 153 voix pour, 10 contre (dont Israël et les États-Unis), et 23 abstentions, mardi 12 décembre, une résolution appelant à « un cessez-le-feu humanitaire immédiat » à Gaza où plus de 18 000 Palestiniens ont déjà été tués par les bombardements israéliens.

Après l’échec du Conseil de sécurité à adopter un texte en ce sens du fait du veto des États-Unis, l’Assemblée générale de l’ONU a pris la main, dans la nuit de mardi à mercredi, pour voter, à une écrasante majorité, une résolution réclamant « un cessez-le-feu humanitaire immédiat » à Gaza. Cette résolution, si elle est non contraignante, a été adoptée par 153 voix pour, 10 contre (dont Israël et les États-Unis), et 23 abstentions sur 193 États membres.

Soit bien plus de voix que la résolution de fin octobre (120 voix pour, 14 contre et 45 abstentions) et même davantage que les multiples résolutions ayant condamné l’invasion russe de l’Ukraine (majorité de 143 voix au maximum). L’ambassadeur palestinien à l’ONU a salué un « jour historique ». « C’est notre devoir collectif de poursuivre sur ce chemin jusqu’à ce que nous puissions voir la fin de cette agression contre notre peuple, la fin de cette guerre contre notre peuple », a déclaré à la presse Riyad Mansour.

Israël de plus en plus isolé

Dans la foulée du déclenchement de l’article 99 par le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres qui s’est heurté au veto américain vendredi dernier, cette réunion spéciale de l’Assemblée générale avait été réclamée par les pays arabes. « Qu’attendons-nous pour arrêter ces morts et cette machine de guerre destructrice ? », a lancé mardi à la tribune l’ambassadeur égyptien Osama Mahmoud Abdelkhalek Mahmoud en présentant la résolution, déplorant les « efforts d’une minorité de pays qui s’opposent à l’opinion publique internationale en faveur d’un cessez-le-feu ».

Dans le détail, l’Assemblée de l’ONU, qui s’inquiète de la « situation humanitaire catastrophique dans la bande de Gaza » sous le feu des bombardements israéliens qui ont déjà tué près de 18 500 morts (dont une majorité d’enfants et de femmes), « exige un cessez-le-feu humanitaire immédiat », réclame la protection des civils, l’accès humanitaire et la libération « immédiate et inconditionnelle » de tous les otages.

Pour justifier leur refus de voter en faveur d’une perspective de paix, les États-Unis ont argué de l’absence d’une condamnation explicite du Hamas. « Pourquoi est-ce si difficile de dire sans équivoque que tuer des bébés et abattre des parents devant leurs enfants est horrible ? », a lancé l’ambassadrice américaine Linda Thomas-Greenfield tandis que son homologue israélien renchérissait, dénonçant une résolution « hypocrite » et estimant que « le temps est venu de rejeter la faute sur ceux qui le méritent, les monstres du Hamas ».

Joe Biden demande à Netanyahou de « changer » son gouvernement

Si le gouvernement israélien peut toujours compter sur son principal allié, celui-ci durcit un peu le ton. Tout en réaffirmant son soutien, le président américain Joe Biden a déploré des « bombardements aveugles » qui isolent Israël sur la scène internationale. Il a également affirmé mardi que contrairement à Washington, le gouvernement israélien « ne (voulait) pas d’une solution à deux États » avec les Palestiniens, et a demandé au premier ministre Benyamin Netanyahou de « changer » son gouvernement. « (Itamar) Ben-Gvir et compagnie et les nouveaux venus… ne veulent rien qui s’approche de près ou de loin d’une solution à deux États. Ils veulent non seulement se venger de ce que le Hamas a fait, mais aussi de tous les Palestiniens. Ils ne veulent pas d’une solution à deux États », a-t-il regretté.

Benyamin Netanyahou n’en maintient pas moins ses objectifs : « Après le grand sacrifice de nos civils et de nos soldats, je ne permettrai pas l’entrée à Gaza de ceux qui éduquent au terrorisme, soutiennent le terrorisme et le financent… Gaza ne sera ni le Hamastan ni le Fatahstan », a-t-il affirmé, laissant craindre le pire quant à la volonté d’Israël d’occuper la bande de Gaza.


 


 

Palestine : c’est la jeunesse qu’on assassine

Denis Sieffert  sur www.politis.fr

L’extrême droite israélienne au pouvoir attaque dans sa chair la jeunesse palestinienne, dans le but qu’elle ne puisse plus faire société. Mais la jeunesse encore valide résiste, ou rêve de résister.

C’est un petit garçon de dix ans. Il claudique dans les ruines de Khan Younès, la grande ville du sud de Gaza. À la place de sa jambe droite, une prothèse. Presque un privilège au milieu de tous ces gamins amputés des membres inférieurs. « J’aurais voulu être footballeur », dit-il. Puis, après un silence : « Ça restera le jeu que je préfère. » Ces images bouleversantes ont été entraperçues à la fin d’un journal de France 2. Mais les Israéliens, enfermés malgré eux dans un récit unilatéral, ne les verront pas. Pas plus d’ailleurs que nos téléspectateurs des chaînes d’information en continu. Eux voient et revoient ces deux autres enfants, du même âge, Israéliens, enlevés le 7 octobre par le Hamas, et libérés au troisième jour de la trêve. Leur sort nous a bouleversés aussi. Ceux-là ont leurs membres intacts, mais une plaie à l’âme qui ne se refermera sans doute jamais.

La jeunesse palestinienne, elle est là, parmi les survivants, souvent infirmes à vie.

Le malheur des uns ne devrait pas faire oublier le malheur des autres. Ces gamins se ressemblent, sauf dans l’imaginaire des militaires israéliens. Le petit Gazaoui fait partie des innombrables victimes civiles des bombardements israéliens. Ce sont pour la plupart des jeunes, et souvent des enfants. Quelque 40 % des Gazaouis ont moins de 14 ans. Et l’âge médian là-bas est de 18 ans. Depuis que le massacre a commencé, le gouvernement du Hamas tient une comptabilité macabre. On parle ces jours-ci de 17 000 morts et de 50 000 blessés. L’économiste Claude Serfati a rapporté ce bilan à la population française. Cela ferait chez nous 400 000 morts et 1,3 million de blessés.

Notre imagination bute sur ces chiffres apocalyptiques. La jeunesse palestinienne, elle est là, parmi les survivants, souvent infirmes à vie. C’est une donnée fondamentale pour qui veut réfléchir à l’avenir. L’extrême droite israélienne au pouvoir ne limite pas seulement le champ des possibles palestiniens à des territoires en Cisjordanie de plus en plus exigus, et à une enclave de Gaza qu’elle tente de vider, elle attaque dans sa chair la jeunesse dans le but inavouable qu’elle ne puisse plus faire société. Et la guerre israélienne n’oublie pas de cibler les lieux de culture. « À Gaza, les jeunes prennent les arts », titrait Politis en février dernier. Que reste-t-il aujourd’hui des stades et des espaces culturels, lieux de résistance à l’emprise du Hamas, que nous montrions à l’époque ?

C’est une population d’assistés (mais par qui ?) que prépare la violence israélienne. Les bombardements sont aveugles, mais la stratégie ne l’est pas. Et cela vient de loin. On repense au bilan des manifestations du printemps 2018. La « grande marche du retour » qui commémorait les 70 ans de la Nakba, l’exode massif des Palestiniens en 1948. Des associations avaient organisé chaque vendredi des marches qui venaient au contact de la « barrière de sécurité ». Des gamins envoyaient des cocktails Molotov, mais la violence palestinienne s’arrêtait là. Et le Hamas n’avait fait que récupérer tardivement le mouvement. Cela n’avait pas empêché l’armée, postée de l’autre côté, de tirer comme à la parade. Fin novembre, on dénombrait 235 morts, et 18 000 blessés.

L’idée de résistance ne se laisse pas éradiquer. Mais elle a changé de nature.

Mais ce que l’on a retenu de cet épisode, et que les ONG avaient documenté, c’est que les blessés souffraient de blessures très handicapantes qui n’étaient pas dues au hasard. Les snipers en uniforme avaient reçu ordre de briser les os des genoux. On avait fabriqué des infirmes par milliers. Cela fait partie de ce que le grand intellectuel palestinien Edward W. Said, appelait « la dépossession de Palestine ». Lui qui disait être entré dans l’action politique en entendant Golda Meir affirmer en 1967 : « Ces gens-là n’ont pas existé. » La dépossession, sous la plume de Said, est à entendre dans sa profondeur à la fois territoriale, culturelle et sociétale.

En dépit de ce tableau funeste, la jeunesse encore valide résiste, ou rêve de résister. Les gamins qui voient détruire leurs maisons, mourir leurs frères ou leurs pères rejoignent dès qu’ils en ont l’âge les groupes armés à Jénine ou ailleurs. Avec, trop souvent, l’idéal morbide du martyr. Mourir comme le grand frère, en combattant. L’idée de résistance ne se laisse pas éradiquer. Mais elle a changé de nature. On est loin de la première Intifada de 1987, quand les jeunes étaient totalement investis dans un projet collectif pour un État. Le projet est aujourd’hui individuel : mourir en chahid ou partir. En attendant peut-être que se dessine une troisième voie, que la jeunesse palestinienne pourrait partager avec la nôtre, et qui porterait un nom : espoir.


 


 

En Cisjordanie :
« Si vous voulez rester vivants,
vous laissez tout ici et vous partez »

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

De l’est de Ramallah jusqu’à Jéricho, les communautés bédouines sont chassées de leurs terres par des colons. Les paysans palestiniens ne peuvent effectuer leurs récoltes. Dans la zone C, le nettoyage ethnique est en cours. Un plan politique précis qui vise à judaïser la Cisjordanie.

D’une main, il retient le pan de son kaboud, manteau typique doublé en laine de mouton ; de l’autre, il montre ce à quoi s’est réduite la vie de sa communauté. Des constructions modulaires dressées au milieu d’un champ et quelques chèvres qui errent autour. Habes Kaabneh est le chef bédouin d’une communauté regroupant trois familles élargies (220 personnes).

Il contient mal sa colère lorsqu’on lui demande pourquoi lui et son entourage se retrouvent là, près du village de Taybeh, à quelques kilomètres de Ramallah et non pas plus à l’est, vers la vallée du Jourdain. « Depuis cinq ans, les colons ne cessent de nous harceler, nous empêchant de nous déplacer comme nous le faisons habituellement. »

Le mode de vie des Bédouins consiste en des déplacements réguliers selon les saisons. Une sorte de transhumance avec le bétail qui leur fait délaisser leurs campements pendant plusieurs mois, dans la vallée du Jourdain ou plus haut sur les collines.

Le bétail utilisé pour expulser les bergers

Jusque-là, tout se passait relativement bien. Mais cette vaste zone comprise entre Ramallah et Jericho (elle couvre environ 150 000 dounams, soit 150 km2 sur les 5 860 km2 de la Cisjordanie occupée) est l’objet de convoitises de la part du gouvernement israélien. Cet espace se trouve en zone C (qui recouvre 60 % du territoire palestinien), comme en avaient décidé les accords d’Oslo signés en 1993. C’est-à-dire que l’administration et la sécurité relèvent exclusivement de l’occupant israélien. Ces dernières années, dix avant-postes de colons (qui sont illégaux, même en vertu de la loi israélienne, bien que l’actuel gouvernement d’extrême droite travaille dur pour les légaliser) y ont été établis, à proximité des hameaux des Bédouins.

« Tout a commencé par le bétail, raconte Habes Kaabneh. Les Israéliens nous ont d’abord interdit de faire paître nos chèvres et nos moutons près de leurs colonies. » Pour cela, les colons ont attaqué les bergers et tué des bêtes. Mais il existe des méthodes encore plus vicieuses : « Parfois, le colon arrive avec son bétail jusqu’à chez nous, puis le mélange au nôtre. Ensuite, il appelle la police en nous accusant d’avoir volé les animaux, et celle-ci donne l’ensemble du cheptel au colon. »

Le véritable propriétaire peut aussi être emprisonné et se retrouve à payer une amende équivalente à 500 euros, ce qui est non seulement injuste mais exorbitant pour ces nomades. « Mais les colons, eux, sont libres ! » enrage Habes Kaabneh. Ce n’est pas tout. Les colons déversent également des produits toxiques là où les animaux broutent, ce qui les tue, ou alors ils empoisonnent une bête morte que les chiens de berger vont dévorer, périssant à leur tour.

« Si vous ne partez pas cette nuit, on vous tue »

En septembre, tout le bétail de la communauté a été volé, non que les Bédouins se soient défendus : ils ont alors été frappés par les colons et les soldats, et certains arrêtés. Quelques jours après l’attaque du Hamas, le 7 octobre, les familles ont reçu des tracts explicites : « Si vous ne partez pas cette nuit, on vous tue. »

Que faire d’autre que de quitter les lieux face à de telles menaces qui, elles le savent, sont réelles ? « Le lendemain, nous sommes revenus pour prendre nos affaires, se souvient Habes Kaabneh. Nous avons été encerclés par 50 colons armés qui nous ont dit : » Si vous voulez rester vivants, vous laissez tout ici et vous partez. « » Trois porte-parole des Bédouins qui ont voulu parlementer se sont retrouvés tabassés une journée durant. Ils ont ensuite passé une semaine à l’hôpital. « Alors qu’ils nous expulsaient, ces Israéliens nous criaient : « Ici, ce n’est pas votre terre ! Allez en Jordanie, chez le roi Abdallah ! » »

Quand il nous reçoit sous la tente qu’il vient de dresser au milieu de plusieurs immeubles, près de Taybeh, Hassan Mlehat dévoile les mêmes horribles histoires. Lui et sa famille viennent de Wadi Siq. Depuis des années, ils sont en butte aux attaques des colons. « Mais, dès le début de la guerre, la pression a augmenté, jour et nuit, explique-t-il sous l’œil de ses enfants et de son père, Moussa. Ils venaient vêtus d’uniformes militaires, armés, et nous agressaient physiquement. Ils nous empêchaient d’emprunter la route nous permettant d’aller chercher de l’eau ou de nous rendre à l’hôpital. »

Impossible de bouger, ni même de récupérer les troupeaux volés. « Ils sont très organisés, note Hassan Mlehat. Ils ont construit leurs colonies près de nos tentes et nous surveillaient en permanence pour intervenir si nous tentions quelque chose. » Le 11 octobre, le même scénario se déroule. Les colons arrivent, les armes à la main, leur crient de déguerpir : « Si vous restez, vous mourrez ! » Puis ils frappent des hommes et détruisent tout. « Ils ont même cassé les panneaux solaires qui nous avaient été fournis par l’Union européenne. »

« Nous voyons les colons exploiter la situation afin de précipiter et accélérer leurs efforts pour judaïser la zone C. » Dror Sadot, de l’ONG B’Tselem

Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (Ocha), 14 attaques de colons ont été enregistrées dans la région en 2019, 13 en 2020 et 14 en 2021. Ce nombre est passé à 40 en 2022 et à 29 de janvier à août 2023. Il n’y a pratiquement plus de Palestiniens dans une vaste zone qui s’étend de Ramallah à la périphérie de Jéricho.

La plupart des communautés qui vivaient dans la région ont fui ces derniers mois, non seulement à cause de la violence des colons, mais aussi parce que les terres ont été saisies par l’armée israélienne, sous prétexte d’implantation de zones d’exercices militaires, et par les institutions de l’État. Selon les données de l’ONG Kerem Navot (une organisation qui surveille et étudie la politique foncière israélienne en Cisjordanie), depuis l’année dernière, les colons ont pris le contrôle d’environ 238 000 dounams (283 km2) de Cisjordanie sous prétexte d’agriculture et de pâturages.

Ces populations n’ont pas seulement à faire face à des « colons extrémistes », comme le disent des responsables européens, dont Emmanuel Macron. Il s’agit d’une politique délibérée, réfléchie, et mise en application pour procéder à un nettoyage ethnique. Elle a été décidée au lendemain de la guerre des Six Jours de 1967 et du lancement de la colonisation dans les territoires occupés.

« Israël a défini environ 60 % de la zone C comme interdite à la construction palestinienne en associant diverses définitions juridiques à de grandes zones (et parfois se chevauchant) : les « terres d’État « représentent environ 35 % de la zone C, les terrains d’entraînement militaire (zones de tir) comprennent environ 30 % de la zone C, les réserves naturelles et les parcs nationaux couvrent un autre 14 %, et les juridictions de peuplement comprennent un autre 16 % de la zone C », souligne B’Tselem dans un rapport publié au mois de septembre. La porte-parole de cette ONG, Dror Sadot, ne craint pas d’affirmer : « Nous voyons les colons exploiter la situation et accélérer leurs efforts pour judaïser la zone C. »

Des récoltes qui deviennent impossibles

Dans le village de Sinjil (un nom provenant de Saint-Gilles, à l’époque des croisés) qui s’étend au nord jusqu’à Naplouse et à l’est jusqu’à Jéricho, Midal Rabie, keffieh rouge et blanc sur la tête, moustache jaunie par la cigarette, est fier de ses plantations. Elles regorgent de figues, d’amandes, de raisin, de pistaches, de pois chiches et d’autres fruits et légumes dont de vastes oliveraies.

Le village se trouve encerclé par sept colonies. « Je ne peux pas aller voir mes oliviers, les colons me menacent et c’est encore plus compliqué maintenant. La plupart des routes ont été fermées par l’armée ! » s’emporte l’agriculteur en crachant par terre. « J’ai acheté des semences mais je ne peux pas les planter. Si ça continue, dans cinq ans, les Israéliens diront que mes champs sont à l’abandon et les saisiront », professe-t-il en faisant allusion à la loi israélienne sur la propriété des absents. Cette année, Midal n’a pas pu récolter la moitié de ses olives. « Pendant la nuit, les colons volent nos fruits, protégés par les soldats. »

Ce qu’attestent plusieurs vidéos réalisées par l’association israélienne de défense des droits de l’homme Yesh Din. De son côté, petit bonnet vissé sur le crâne, Hussam Shabana, qui partage son temps entre la Palestine et les États-Unis où il possède une société commerciale, estime avoir perdu 1 800 litres d’huile d’olive car il n’a pu effectuer sa récolte.

De Sinjil, il montre ses terres qui courent jusqu’aux pieds d’une colonie, pour son malheur. Les soldats l’empêchent de s’y rendre. « Je continuerai à acheter des terrains, prévient-il en riant. Après tout, l’argent dont je dispose, je l’ai gagné avec ma compagnie de taxis à Brooklyn. Tous mes clients étaient juifs. »

Un mode de vie ancestral est en train de disparaître

Le plan d’annexion est en route et le mur dit de séparation (d’apartheid, le nomment les Palestiniens) pourrait le couper définitivement de ses terres, mais surtout, séparer la Cisjordanie de la vallée du Jourdain, but ultime du gouvernement Netanyahou, qui accélère le processus enclenché par ses prédécesseurs.

Le 6 novembre, Bezalel Smotrich, ministre des Finances d’extrême droite, a demandé la formation de « zones de sécurité stériles » qui empêcheraient les Palestiniens d’accéder à des terres à proximité des colonies et des routes réservées aux colons, même si cette terre contient leurs oliveraies. Le même, qui se définit en privé comme un « fasciste homophobe », insistait en 2017, dans son « plan décisif », de la nécessité pour Israël de prendre des mesures pour réaliser « (son) ambition nationale pour un État juif du fleuve (Jourdain) à la mer (Méditerranée) ».

Au total, 266 Palestiniens ont été tués et plus de 3 665 autres blessés par les forces israéliennes et les colons en Cisjordanie depuis le 7 octobre, selon le ministère palestinien de la Santé. Celui-ci ajoute que les attaques des colons contre les Palestiniens et leurs propriétés sont en hausse, avec au moins 308 incidents enregistrés au cours des deux derniers mois. Au moins 143 familles, soit au moins 1 000 personnes, dont 388 enfants, ont ainsi été déplacées.

« Ce qui se met en place n’est rien d’autre que “l’accord du siècle, approuvé en 2020 par Donald Trump et qui prévoit l’annexion de la Cisjordanie. » Jamal Jouma, membre de la campagne Stop the wall

Habes Kaabneh, Hassan Mlehat et leur famille en font partie. Pour l’instant, ils bénéficient de la solidarité des villageois de Taybeh, Ramun, Deir Jarir et Deir Dibwan, qui leur fournissent de quoi nourrir leur bétail, même si la cohabitation entre sédentaires agriculteurs et nomades bergers n’est pas toujours facile. Ici et là, des petits murets ont été érigés pour empêcher les animaux d’approcher les cultures. L’Autorité palestinienne envoie quelques sacs de provisions. « C’est très peu, fait remarquer Hassan. Il existe pourtant un fonds dédié de l’Union européenne pour les Bédouins. Les représentants de l’Autorité viennent avec seulement un sac par famille. Car c’est de se faire prendre en photo qui les intéresse. »

Combien de temps va durer cette cohabitation ? « Nous voulons retourner chez nous ! » clame Habes Kaabneh, combatif. « Je songe à vendre mon bétail », révèle Hassan Mlehat, la mort dans l’âme. Avec ce nettoyage ethnique, un mode de vie ancestral est en train de disparaître. « C’est un désastre, dénonce Jamal Jouma, de la campagne Stop the wall. Les Israéliens évacuent les Palestiniens comme en 1948, en Cisjordanie et à Gaza. Ce qui se met en place n’est rien d’autre que “l’accord du siècle, approuvé en 2020 par Donald Trump et qui prévoit l’annexion de la Cisjordanie. La communauté internationale doit agir. »

Midal Rabie a les yeux humides quand il parle de ses légumes en train de sécher sur pied parce qu’il ne peut les récolter et de ses fruits qui finissent pourris ou dans les paniers des colons. La colère le dispute à la tristesse. Il reste maintenant avec ses petits-enfants « pour leur apprendre l’amour de la terre ». Et Hussam Shabana l’affirme : « Je n’abandonnerai pas ma terre. » Pour preuve, malgré les menaces, il vient régulièrement s’asseoir sous son amandier géant, où il a même dressé une table pour accueillir ses amis. La résistance palestinienne au quotidien.

  publié le 13 décembre 2023

Espionnage des journalistes :
la France fait bloc
aux côtés de six États européens

sur https://disclose.ngo/fr

La France, l’Italie, la Finlande, la Grèce, Chypre, Malte et la Suède veulent torpiller la première loi européenne visant à protéger la liberté et l’indépendance des médias dans l’UE en militant activement pour autoriser la surveillance des journalistes, au nom de « la sécurité nationale », révèlent des documents obtenus par Disclose, en partenariat avec Investigate Europe et Follow the Money.

Le bras de fer touche à sa fin. Depuis plus d’un an, un projet de loi sur la liberté des médias en Europe, l’European Media Freedom Act, fait l’objet de vives discussions à Bruxelles et Strasbourg. Dans ce texte censé garantir l’indépendance, la liberté et le pluralisme des médias, une disposition est au cœur des tensions entre les États membres et le Parlement européen : son article 4, qui concerne la protection des sources journalistiques, considérées comme l’une « des conditions fondamentales de la liberté de la presse » par la Cour européenne des droits humains. Sans cette protection, « le rôle vital de la presse comme gardien de la sphère publique risque d’être mis à mal ».

Disclose, en partenariat avec le collectif de journalistes Investigate Europe et le média Follow the Money, est parvenu à pénétrer le huis clos des négociations. Notre enquête dévoile les dessous de 15 mois de tractations qui pourraient aboutir à un texte définitif, ce 15 décembre 2023, après un troisième tour de discussions entre le Conseil de l’UE, le Parlement et la Commission européenne. Document à l’appui, elle démontre les visées liberticides du gouvernement français contre la presse, activement soutenues par le gouvernement d’extrême droite italien et les autorités finlandaises, chypriotes, grecques, maltaises et suédoises.

Surveillance généralisée

Pour comprendre la manœuvre en cours, il faut remonter au 16 septembre 2022. À l’époque, la Commission européenne présente un projet de loi sur la liberté des médias. Dans son article 4, le texte initial interdit l’utilisation de logiciels espions contre des journalistes et des médias, sauf dans le cadre « d’enquêtes sur [dix] formes graves de criminalité » (terrorisme, viol, meurtre — cf. encadré en fin d’article). Ces technologies, qui permettent d’intercepter les e-mails et messages sécurisés, pourront aussi être utilisées au « cas par cas, pour des raisons de sécurité nationale ».

Inconcevable pour la France qui, dans un document interne au Conseil de l’UE, écrit le 21 octobre 2022 qu’elle « refuse que les enjeux en matière de sécurité nationale ne soient traités dans le cadre d’une dérogation ». Le gouvernement d’Elisabeth Borne, alors représenté par sa conseillère culture exige d’ajouter « une clause d’exclusion explicite » à l’interdiction de surveiller les journalistes. En clair, la France veut pouvoir entraver le travail de la presse, quand elle l’estime nécessaire au nom de la sécurité nationale. Une exigence pour laquelle elle a fini par obtenir gain de cause auprès de la majorité des autres États.

Le 21 juin 2023, 25 États membres sur 27, adoptent en Conseil de l’Union européenne une nouvelle version de la loi, qui a scandalisé 80 organisations et associations de médias européens. Si le texte interdit de forcer les journalistes à révéler leurs sources, de les perquisitionner ou d’espionner leurs appareils électroniques, il augmente les marges de manœuvre des services de renseignements : les logiciels espions pourront en effet être déployés dans le cadre d’enquêtes liées à une liste de 22 délits, punis de trois à cinq ans de prison. Pêle-mêle, on y trouve le sabotage, la contrefaçon, la corruption ou encore l’atteinte à la propriété privée. Des journalistes travaillant sur ces sujets et entretenant une relation avec des sources visées par ce type d’enquêtes pourraient donc faire l’objet d’une surveillance policière.

« Tout motif de sécurité nationale pourrait suffire pour poursuivre ou surveiller un journaliste » Christophe Bigot, avocat en droit de la presse

Par ailleurs, la dernière dernière phrase du texte introduit une dérogation très large : « Cet article s’applique sous réserve qu’il ne porte pas atteinte à la responsabilité des États membres en matière de protection de la sécurité nationale ». Autrement dit, la surveillance deviendrait légale si un État membre estimait sa sécurité nationale menacée. « Tout motif de sécurité nationale pourrait suffire pour poursuivre ou surveiller un journaliste, décrypte Christophe Bigot, avocat spécialiste du droit de la presse en France. Cela pourrait être le cas, par exemple, à la suite d’un article sur un restaurant ne respectant pas le confinement et s’appuyant sur des sources anonymes ».

Logiciels espions sur les smartphones

Selon nos informations, ce sont les ministères français de l’intérieur et des armées qui ont réclamé la dérogation. Ce dernier, après nous avoir assuré qu’il ne participait pas aux négociations, a précisé son propos : la position française viserait « à préserver le cadre légal du renseignement français [qui] est à la fois protecteur et équilibré, et prévoit un régime général de protection renforcée de certaines professions dites « protégées«  »« , dont font partie les journalistes ». D’après le ministère des armées, les opérations de surveillance des journalistes s’exercent d’ores et déjà sous le contrôle « sous le contrôle d’une autorité administrative indépendante ». À savoir la commission nationale de contrôle des techniques de renseignements, composée de parlementaires et de magistrats. De son côté, le ministère de la culture français — officiellement en charge des négociations — jure que « cette marge d’appréciation laissée aux États membres ne signifie en aucun cas qu’ils peuvent s’affranchir du respect des droits fondamentaux et de la Convention européenne des droits de l’Homme ».

Ces dernières années, les autorités grecques, espagnoles, bulgares et hongroises ont déjà invoqué leur sécurité nationale pour justifier l’utilisation des logiciels espions Pegasus et Predator contre des journalistes d’investigation. 

Face aux risques de dérives, le Parlement européen a rappelé à l’ordre les États. Le 3 octobre dernier, deux tiers des eurodéputés ont adopté une proposition de loi prévoyant un encadrement beaucoup plus strict de la surveillance des journalistes. Ainsi, dans cette version alternative de l’article 4 de lEuropean Media Freedom Act, les communications des journalistes ne peuvent être écoutées ou leurs téléphones infectés par des logiciels espions que si une liste de conditions précises est réunie. L’intrusion ne doit pas avoir pour résultat d’accéder aux sources journalistiques ; elle doit être justifiée au « au cas par cas » dans le cadre d’enquêtes pour des crimes sérieux comme le terrorisme, le viol ou encore le trafic d’armes et ne pas être liées aux activités professionnelles du média ; enfin  une « autorité judiciaire indépendante » doit donner son autorisation et effectuer a posteriori « un contrôle régulier ».

« Ligne rouge »

C’était sans compter sur le gouvernement français et ses six alliés européens qui continuent de ferrailler sec, comme le révèle un compte-rendu d’une réunion du conseil de l’UE du 22 novembre 2023, obtenu par Disclose et ses partenaires. Dans ce document rédigé par des hauts fonctionnaires allemands, on apprend que l’Italie considère le maintien du paragraphe sur la sécurité nationale (dans l’article 4) comme « une ligne rouge ». C’est-à-dire qu’elle s’oppose fermement à sa suppression. La France, la Finlande et Chypre se disent « peu flexibles » sur la question. Quant à la Suède, Malte et la Grèce, leurs représentants affirment être sur la même ligne, « à quelques nuances près ».

Même si ces sept États ne représentent que 34 % de la population européenne, cette minorité peut bloquer tout compromis en s’alliant avec la Hongrie de Viktor Orban, qui rejette l’entièreté du texte, trop libéral à son goût. Pour que la loi soit adoptée, les États favorables doivent en effet représenter 65 % de la population. La majorité des autres gouvernements ont donc adopté la ligne dure franco-italienne pour sauver le texte. Seul le Portugal a osé critiquer cette défense acharnée de l’exception au nom de la sécurité nationale. Contactée, la représentation portugaise à Bruxelles se dit « inquiète du futur impact que cette disposition pourrait avoir, non seulement sur la liberté d’exercer la profession de journaliste mais aussi sur la société civile européenne ».

Poudre aux yeux

Familiers avec l’art du compromis, le gouvernement français et ses alliés se disent désormais favorables à l’ajout de « garde-fous requis par le Parlement européen pour protéger les sources des journalistes », peut-on lire dans le compte-rendu du 22 novembre 2023. À savoir, l’obligation d’obtenir « l’accord d’une autorité judiciaire » avant de porter atteinte à la protection des sources, et la création d’un mécanisme a posteriori « de contrôle régulier des technologies de surveillance ». De la poudre aux yeux, selon l’avocat Christophe Bigot. L’intervention d’un juge en amont ne serait qu’un « changement sur le papier, puisqu’il faudrait avoir l’accord du juge des libertés et de la détention, mais c’est déjà le cas dans le cadre d’une enquête préliminaire où il y a des perquisitions de journalistes ou d’une rédaction ».Une formalité la plupart du temps accordée, comme ce fut le cas pour la perquisition par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et la garde à vue de la journaliste de Disclose, Ariane Lavrilleux, le 19 septembre dernier.

Jusqu’à présent, une institution avait limité les dérives sécuritaires des États : la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Elle a rappelé, à plusieurs reprises, que les États ne pouvaient pas brandir le concept de sécurité nationale à tort et à travers pour enfreindre les lois européennes. En octobre 2020, les juges ont, par exemple, interdit aux autorités françaises de forcer les fournisseurs d’accès à Internet à conserver toutes les données des internautes hors du cadre d’une enquête. Motif : la directive protégeant la vie privée et les communications électroniques l’interdit. Depuis cette défaite juridique qui a posé un cadre strict, la France et ses alliés veulent éviter d’autres décisions similaires et garder les mains libres en matière de surveillance des journalistes. 

Le Parlement va-t-il accepter le marchandage proposé par le Conseil de l’Union européenne, sous pression de sept de ses États membres ? Va-t-il céder pour préserver une loi qui, par ailleurs, comporte des avancées sur l’indépendance des télévisions publiques et des rédactions en général ?

À droite comme à gauche, des parlementaires chargés des négociations estiment le retrait de la mention sur la sécurité nationale comme un pré-requis. C’est le cas de Geoffroy Didier, eurodéputé (Parti populaire européen, droite) et co-rapporteur du texte. Ce dernier demande « solennellement à Emmanuel Macron et au gouvernement français de renoncer à leur projet qui consisterait à pouvoir espionner légalement les journalistes ». D’ici au 15 décembre, il ne reste que trois jours aux parlementaires pour convaincre la présidence espagnole de l’UE et les gouvernements. Trois jours pour qu’une loi sur la liberté de la presse ne devienne pas son tombeau.


Dix dates clés des négociations sur le Media Freedom Act

  • 16 septembre 2022 : Présentation du European Media Freedom Act
    La Commission européenne présente un projet de loi sur la liberté des médias. Son article 4 interdit l’utilisation de logiciels espions contre les journalistes, sauf « au cas par cas, pour des raisons de sécurité nationale » ainsi que dans « le cadre d’enquêtes visant les [médias], leurs employés ou membres de leur famille sur dix formes graves de criminalité » (c’est-à-dire terrorisme, traite des êtres humains, exploitation sexuelle des enfants, trafic illicite d’armes, homicide volontaire, trafic d’organes, prise d’otage, vol organisé, viol et crimes relavant de la Cour pénale internationale).

  • 21 octobre 2022 : La France veut surveiller les journalistes
    Dans un document interne au Conseil de l’UE, composé des 27 États membres, les autorités françaises « sollicitent l’ajout d’une clause d’exclusion explicite et refusent que les enjeux en matière de sécurité nationale ne soient traités dans le cadre d’une dérogation ». La France exige également de pouvoir détenir, surveiller ou perquisitionner les médias en cas d’« impérieuse nécessité d’intérêt public ».

  • 10 mars 2023 : La présidence de l’UE tempère les ardeurs françaises
    Le secrétariat général du Conseil de l’UE, alors présidé par la Suède, propose d’interdire le recours aux logiciels espions sauf si cela est justifié « au cas par cas, pour des raisons de sécurité nationale » et uniquement en cas d’enquête pour dix types de « crimes graves », tels que le terrorisme, le viol ou le trafic d’armes.

  • 17 et 25 avril 2023 : La France insiste et fait pression
    Le gouvernement français envoie deux lettres de cadrage aux eurodéputé·es français·es pour défendre sa position liberticide (ici et là). Il explique vouloir « supprimer la définition de « criminalité grave » (restreinte à dix types de crimes) car elle relèverait« de l’autonomie procédurale des États membres ». La France veut avoir les mains libres pour espionner les journalistes.

  • 21 juin 2023 : La France obtient gain de cause au Conseil de l’UE 
    La quasi totalité des États membres du Conseil de l’UE (25 sur 27) adoptent une proposition de loi autorisant le déploiement de logiciel espion contre les médias et leurs équipes en cas d’« impératif prépondérant d’intérêt public, en accord avec la Charte des droits fondamentaux ». Le texte élargit même la possibilité de recourir à des technologies de surveillance dans le cadre d’enquêtes sur 32 types de délits, punis de trois à cinq ans de prison, comme le sabotage, la contrefaçon ou encore l’aide à l’entrée sur une propriété privée. Et pour couronner le tout, la France a réussi à faire inscrire une clause d’exclusion qui laisse toute latitude aux États membres « en matière de protection de la sécurité nationale ».

  • 3 octobre 2023 : Le Parlement européen pose des limites au projet liberticide de la France et ses alliés
    Dans la proposition de loi des eurodéputé·es, l’espionnage des journalistes pourrait être autorisé mais sous contrôle d’un juge, pour « enquêter ou empêcher un crime sérieux, sans lien avec l’activité professionnelle du média ou de ses employés » et sans que cela ne permette « d’accéder aux sources journalistiques »

  • 22 novembre 2023 : Le Conseil de l’UE prêt à une micro-concession
    Lors de la réunion des représentants des États membres, appelée « Coreper », la présidence de l’UE les invite à ajouter l’obligation d’une autorisation judiciaire préalable à toute action de surveillance ou arrestation visant des journalistes et un « un contrôle régulier » de l’usage des technologies de surveillance.

  • 19 octobre 2023 : Coup d’envoi des négociations, en « trilogue », entre la Commission européenne, le Parlement et la présidence espagnole du Conseil de l’UE, qui représente les 27 États membres, pour trouver un compromis sur l’European Media Freedom Act.

  • 29 novembre 2023 : Deuxième trilogue entre le Conseil de l’UE, le Parlement et la Commission européenne. La négociation sur l’article 4, le plus controversé, est repoussée au troisième trilogue.

  • 15 décembre 2023 : Troisième (et dernier) trilogue. La France, aux côtés de six autres États membres, prévoit de défendre activement la possibilité d’espionner les journalistes qui vivent et travaillent au sein de l’Union européenne.


Enquête : Ariane Lavrilleux (Disclose), Harald Schumann, Pascal Hansens (Investigate Europe), Alexander Fanta (Follow the Money)

Édition : Mathias Destal

Illustration de couverture : Konstantina Maltepioti / Reporters United


 


 

Israël, RN : quand les journalistes sont sanctionnés pour avoir posé des questions

Loïc Le Clerc sur www.regards.fr

Après, il ne faut pas s’étonner si la France n’est que 24ème au classement RSF de la liberté de la presse.

C’est un entretien politique, comme il en existe des dizaines tous les jours dans les médias. Le 8 décembre dernier, le président du RN est en déplacement en Guadeloupe et est interviewé par la radio RCI. La journaliste, Barbara Olivier-Zandronis, pose ses questions… en vain. On pourrait parler de « questions qui fâchent », tant nous ne sommes pas habitués à voir des dirigeants politiques de premier plan mis ainsi face à leurs idées.

Face aux questions de la journaliste, Jordan Bardella, se sentant « agressé », ne répondra pas. Pis, il la prend à parti personnellement : il interroge la journaliste si elle-même accueille des migrants chez elle, si elle a sa carte dans un parti, se permet une réflexion sur les écoles de journalisme. En somme, l’interviewé, comme les auditeurs, exprime son étonnement face à une dure réalité : un journaliste, ça pose des questions, et si celles-ci dérangent, ça n’est pas de son fait. C’est même là tout le cœur de la profession.

Que Jordan Bardella n’aime pas cet exercice, ça en dit long sur son rapport à la liberté de la presse. Mais le pire est à venir. Après l’entretien, la direction de RCI a publié un communiqué indiquant que Barbara Olivier-Zandronis a été sanctionnée : elle ne présentera plus le journal de 13 heures de la radio. Les charges retenues contre elle ? Elle aurait donné son opinion, elle aurait agit à l’encontre de « l’objectivité journalistique », elle aurait manqué aux « exigences journalistiques ». Le directeur délégué de la radio ira jusqu’à présenter ses excuses à Jordan Bardella, insistant sur l’incompétence de la journaliste…

Nous y voilà donc. Aujourd’hui, la soi-disante neutralité journalistique n’est rien de plus que de la complaisance. Il faut tendre le micro et laisser les politiques dérouler leurs analyses politiques, sans les mettre jamais en contradiction, surtout pas avec des faits. Auprès de nos confrères d’Arrêt sur images, Barbara Olivier-Zandronis s’est dite « inquiète pour la liberté de la presse ». Il faut dire qu’il y a de quoi, ou comme le résume Laurent Mauduit : « Barbara Olivier-Zandronis a fait honnêtement son métier et est sanctionnée pour cela. Alors que tant d’autres médias, obséquieux ou complaisants, déroulent le tapis rouge pour l’extrême droite ».

Comme un air de « cancel culture »

L’histoire de Barbara Olivier-Zandronis n’est pas sans rappeler celle, tout aussi récente, du présentateur de TV5Monde Mohamed Kaci. Le 15 novembre, le journaliste interviewe le porte-parole francophone de l’armée israélienne Olivier Rafowicz. Il y est question d’« urgence humanitaire » à Gaza. L’évocation même de cette situation vexe visiblement le militaire israélien. Comme le fera Jordan Bardella, face à sa gène de répondre aux questions, l’interlocuteur retourne les questions au journaliste, puis préfère évoquer les méthodes du Hamas pour justifier celles de l’armée israélienne. Quand tombe ce commentaire de Mohamed Kaci : « Donc vous vous comportez comme le Hamas, c’est ce que vous me dites ce soir ? » Olivier Rafowicz ne répondra pas, qualifiant cette remarque d’« attaque à l’État d’Israël ». L’entretien s’arrêtera-là.

Cinq jours plus tard, la direction de TV5Monde publie un communiqué pour désavouer son présentateur, lequel n’aurait pas respecté les règles journalistiques. Il sera par la suite convoqué aux ressources humaines en présence de la directrice de l’information Françoise Joly. Une affaire qui a profondément secoué la rédaction, choquée de voir leur collègue jeté à la vindicte par la direction – une tension qui traverse de nombreuses rédactions françaises depuis le 7 octobre.

Et pendant qu’Israël est en train d’établir un record de journalistes tués, le gouvernement lance une « chasse aux sorcières » à l’université contre toute parole jugée propalestinienne – lisez donc cette enquête de Mediapart. De son côté, Valérie Pécresse persiste dans son rôle de dispensatrice de bons points. Après avoir (grand)-remplacé Angela Davis par Rosa Parks pour le nom de baptême d’un lycée, voilà la présidente de la région Île-de-France qui retire le prix Simone-Veil à la journaliste Zineb El Rhazoui. En cause : ses dénonciations des crimes de guerre d’Israël à Gaza.

Comme l’écrivait ici-même Clémentine Autain il y a quelques jours à peine : « Souvent j’ai pensé que le fonctionnement médiatico-politique touchait le fond. En réalité, c’est un puits sans fond : le niveau s’abaisse sans discontinuer, et nous coulons avec. […] Une spirale infernale est en train d’avaler tout cru l’intelligence collective et la démocratie. La hiérarchie de l’information est profondément atteinte. Et nous vivons dans une société qui dévore les attentions, les idées, les désirs. »

publié le 13 décembre 2023

Crise du logement : la difficile mobilisation contre les gestionnaires d’actifs

Sur https://lvsl.fr/

La spéculation foncière n’a rien de neuf. Mais ces dernières décennies, de nouveaux acteurs richissimes se sont engouffrés sur le marché immobilier : les gestionnaires d’actifs. Ces mastodontes financiers investissent à tour de bras dans les grandes métropoles, souvent via des sociétés sous-traitantes, pour réaliser de belles plus-values sur les logements, bureaux, entrepôts, ou commerces qu’ils achètent. Face à l’explosion des coûts du logement, les contestations se font néanmoins de plus en plus fortes. Pourtant, le mouvement social français autour de cet enjeu reste encore peu développé par rapport à nos voisins. Extrait de L’empire urbain de la finance. Pouvoir et inégalités dans le capitalisme de gestion d’actifs, ouvrage d’Antoine Guironnet et Ludovic Halbert aux Editions d’Amsterdam.

« Fonds de pension, cassez-vous ! » Ce graffiti, aperçu à Marseille en 2016, sur la palissade d’un chantier de la rue de la République, rappelle l’opposition locale que peut susciter l’action des grands investisseurs. Comme l’a montré l’urbaniste Susan Fainstein, l’existence – ou l’absence – de contre-pouvoirs est aussi importante pour comprendre la plus ou moins forte hégémonie de la finance et de l’immobilier. À New York et à Londres, ces secteurs ont acquis, à partir des années 1980, un pouvoir d’autant plus fort sur les politiques urbaines qu’il n’était pas contrebalancé par d’autres acteurs et par des mobilisations populaires. Aujourd’hui, la contestation de l’empire urbain des gérants d’actifs immobiliers fait face à des vents contraires. D’un côté, ce pouvoir alimente une fermeture du jeu démocratique, notamment illustrée par le Mipim. De l’autre, les luttes urbaines sont ravivées par la critique de la métropolisation et des grands projets « inutiles et imposés ». 

C’est dans ce contexte qu’il s’agit d’interroger l’émergence de contestations contre la financiarisation des villes et sa déclinaison sous forme de gestion d’actifs immobiliers. À côté de concepts plus établis dans la critique militante comme celui de gentrification, le terme « financiarisation » est en effet devenu la cible de différentes formes de mobilisation. La variété de ces formes de résistances dessine un continuum : il y a, à un pôle, les contestations « par le bas », menées par la société civile sur le terrain des luttes urbaines, mais qui, en France, paraissent limitées en nombre et en intensité ; au pôle opposé, se trouvent des acteurs qui empruntent des voies plus officielles ou institutionnelles. On constate aussi des reconfigurations spatiales, avec l’émergence de nouveaux acteurs, scènes et échelles de mobilisation transnationales, à l’image de la campagne #StopBlackstone contre le mastodonte du secteur. Ainsi, à mesure qu’il se déploie dans les villes et les quartiers, le secteur de la gestion d’actifs agrège contre lui des acteurs susceptibles de contester son pouvoir en nouant des alliances par-delà leur environnement immédiat.

D’une certaine manière, les effets politiques de la financiarisation ne concernent pas seulement les pratiques des acteurs qui la confortent, mais aussi, selon une logique dialectique, les formes de contestation qui s’y opposent. Si la question de leur multiplication et de leur succès reste entière en France, elles dessinent un nouveau paysage, celui des mobilisations contre Blackstone et son monde

Des luttes populaires en demi-teinte 

Promoteurs et élus déplorent régulièrement la multiplication des recours juridiques et des oppositions locales aux projets immobiliers. En France, les mobilisations contre les opérations financées par des gérants d’actifs ou contre la financiarisation dont ils sont porteurs demeurent néanmoins sporadiques – voire exceptionnelles – et largement incidentes. Pour dénoncer le mal-logement, certains collectifs ont occupé des bâtiments détenus par divers grands propriétaires. 

C’est le cas de l’association Droit au logement (DAL), dont les premières occupations, fortement médiatisées dans les années 1990, ont contribué à mettre la crise du logement à l’ordre du jour gouvernemental. Cette pression a contribué à l’annonce d’un plan d’urgence en faveur de l’hébergement d’urgence et de l’insertion, notamment fondé sur la réquisition d’immeubles laissés vacants par les investisseurs institutionnels. 

Ces pratiques restent d’actualité : en 2018, le DAL a par exemple occupé des bureaux vides appartenant à Amundi dans le 13e arrondissement de Paris, appelant le gouvernement à « appliquer la loi de réquisition sur les biens appartenant à de grands propriétaires privés, pour loger en urgence les personnes sans logis, vivant des situations de grande précarité dans la rue ». D’autres lui ont emboîté le pas, comme Jeudi Noir, collectif de jeunes militants proche des milieux écologistes et qui ciblait principalement le patrimoine de propriétaires privés, notamment celui des compagnies d’assurance et des fonds de pension, pour obtenir des victoires sur le terrain judiciaire et médiatiser la crise du logement. Ce type d’action vise donc les gérants d’actifs parmi d’autres propriétaires privés entretenant délibérément la vacance.

Et la ville, elle est à qui ? 

D’autres mobilisations ont ciblé prioritairement et explicitement les gérants d’actifs, au nom de la lutte contre la spéculation immobilière et, à mesure que le vocable s’est diffusé au sein des réseaux militants, contre la « financiarisation ». La plus massive a concerné la réhabilitation d’une artère du centre-ville de Marseille construite sous le Second Empire, durant le premier âge d’or de la propriété urbaine actionnariale. Entamée en 2004, dans le cadre du vaste projet d’urbanisme « Euroméditerranée », le réaménagement de la rue de la République a progressivement été perçu comme une menace par les classes populaires, dont une partie s’est mobilisée contre les deux sociétés de gestion d’actifs qui y détenaient des logements et des commerces. La concentration de la propriété et la similarité avec les opérations de vente à la découpe qui défrayaient alors la chronique nationale ont fourni des conditions favorables à l’émergence de cette mobilisation locale inédite. 

Avec l’appui de l’association Un Centre-ville pour tous (CVPT), les collectifs de locataires et associations d’habitants ont lutté contre les tentatives d’éviction menées à coups de non-renouvellement des baux et d’intimidation des locataires. Ils ont « partiellement » gagné leur bataille juridique en obtenant une obligation de relogement par les propriétaires. Ils exigeaient aussi que les gérants d’actifs s’engagent à vendre des immeubles à des organismes HLM pour qu’une partie de ces locataires y soient relogés. En définitive, le relogement des « locataires “récalcitrants” » a permis d’acheter la paix sociale et, plus généralement, « servi d’alibi » au reste des opérations. Mais l’association CVPT revient à la charge en 2016. Après la publication d’une enquête sur les stratégies et les montages fiscaux des gérants d’actifs en question, ainsi que sur la vacance des commerces de rez-de-chaussée et des logements qu’ils possèdent encore, elle demande des comptes aux pouvoirs publics. Son bilan est sans appel : la réhabilitation « a été une opération de spéculation financière, soumise à la dictature du taux de profit, au mépris des habitants, entreprises, acteurs culturels et commerçants initiaux. Sombre bilan pour la municipalité qui avait tout misé sur la capacité de la finance privée à rénover la rue, et pour les habitants qui vivent un désert social. » 

À la même époque, un collectif rassemblant des habitants, des militants d’Attac et de Jeudi noir et des élus communistes et écologistes se mobilise dans le 3e arrondissement de Paris, où Blackstone souhaite réhabiliter un îlot pour y réaliser 24 000 mètres carrés de bureaux. « Contre la transformation de quartiers du 3e en placements financiers », les tracts du « groupe des 24 000 » rappellent que la « vie de quartier vaut plus que leurs profits ». Concrètement, le collectif réclame une évolution du projet : des logements sociaux, une crèche, des locaux pour l’économie sociale et solidaire et l’accueil des associations. Entre manifestations et déambulations, pétition, happening au siège de Blackstone, échanges avec l’adjoint de la mairie de Paris chargé du logement, il multiplie les modes d’action. Sa mobilisation est relayée sur le terrain institutionnel par des élus communistes et écologistes.

Cependant, l’exécutif parisien est déterminé à poursuivre le projet. Jean-Louis Missika, alors adjoint chargé de l’urbanisme, déclare qu’il « présente d’autres attraits, répond à d’autres besoins » que le logement social, comme le développement économique : « Il permet de maintenir et ramener au cœur de Paris des entreprises que l’on avait vu partir [en banlieue] ces dernières années. » Une ligne de défense qui montre que l’argument de la concurrence entre territoires peut servir à contrer les demandes de la population mobilisée. En l’absence de débouchés au niveau municipal, la mobilisation s’essouffle. En 2018, Blackstone revend l’opération achevée à la branche immobilière de la compagnie d’assurance Generali, pour un montant trois fois plus élevé que son prix d’achat.

Des difficultés conjoncturelles ou structurelles ? 

Au-delà de ces deux épisodes, rares sont, en France, les contestations populaires qui ont visé les gérants d’actifs. Ailleurs, les mobilisations citoyennes combinant action directe et bataille juridique se sont multipliées, par exemple à New York, contre des fonds prédateurs, ou au Canada, contre des foncières cotées en Bourse. À Berlin, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté pour l’expropriation des fonds d’investissement devenus propriétaires des logements sociaux. À Barcelone, des exilés et militants ont occupé la rue et mené une campagne de dénonciation pour exiger, avec succès, leur maintien à un loyer modéré dans un hôtel détenu par Blackstone. De même, plusieurs centaines de locataires madrilènes ont combattu les hausses de loyer exigées par cette société, y compris devant les tribunaux, et certains ont obtenu gain de cause. Ces deux derniers exemples viennent s’ajouter aux nombreuses mobilisations menées par la Plateforme des affectés par les hypothèques (PAH), qui a déployé une variété de tactiques pour lutter contre l’endettement et les expulsions causées par l’éclatement de la bulle immobilière en Espagne en 2009 : groupes de parole et ateliers de recherche, présence lors des expulsions pour les freiner et occupations d’agences bancaires pour forcer les créditeurs à abandonner les poursuites, campagnes auprès des pouvoirs publics à diverses échelles, notamment européenne. Par-delà les traditions militantes propres à chaque pays ou ville, comment expliquer ce décalage français ? 

La faible politisation des marchés où se concentre l’activité d’investissement constitue une première piste. Parce que les bureaux, commerces et entrepôts privilégiés par les gérants d’actifs en France suscitent traditionnellement moins de mobilisations que le logement, leur choix de se tenir à l’écart du secteur résidentiel a pu contribuer à les préserver de la critique. Cet évitement est d’ailleurs délibéré pour certains gérants d’actifs, car, en plus d’être moins rentable, le logement est perçu comme politiquement sensible. La mauvaise presse associée aux ventes à la découpe est encore vive dans les mémoires. Dans le prospectus du fonds résidentiel Bepimmo, Blackstone joue cartes sur table, encouragé en cela, il est vrai, par les obligations réglementaires de communication : des « critiques », « manifestations » et campagnes médiatiques « pourraient amener [le fonds] à renoncer aux opportunités d’investissement et à être soumis à de nouvelles lois, litiges et changements dans la surveillance réglementaire ».

La comparaison internationale confirme cette inégale politisation. Si les luttes contre la financiarisation semblent plus vives ailleurs, elles portent exclusivement sur le logement. Pourtant, notre enquête a démontré que la concentration des gérants d’actifs dans l’immobilier non résidentiel s’accompagnait d’effets allant bien au-delà des murs des bureaux ou des commerces, que ce soit en matière de développement territorial, d’urbanisme, de transition écologique et d’artificialisation des sols, d’inégalités patrimoniales et même de risque financier systémique. 

Maintenant qu’ils s’intéressent au logement et à l’environnement, la donne va-t-elle changer ? Difficile de se livrer au jeu des prédictions, mais certaines caractéristiques de la financiarisation laissent penser qu’au-delà des types d’objets concernés, des défis structurels se dressent face aux mobilisations. La géographe Desiree Fields souligne les difficultés liées à la « distance » : une distance spatiale, au sens où l’infrastructure de la gestion d’actifs permet à des investisseurs d’opérer à l’échelle globale via toute une chaîne d’intermédiaires ; mais aussi relationnelle, car la multiplication des intervenants et instruments rend potentiellement plus difficile l’identification des donneurs d’ordre, l’imputation des responsabilités et, in fine, la défense de revendications. On est loin du mouvement ouvrier de l’époque industrielle, qui luttait au sein de l’usine contre un patronat local. Le capitalisme urbain financiarisé met en jeu d’autres subjectivités – ménages endettés, locataires menacés d’expulsions – et opère à une échelle qui, de plus en plus, est mondiale. Comment s’opposer à un gérant d’actifs dont l’identité n’est pas forcément connue, parce qu’il a recours à de multiples prestataires de gestion, et qui intervient pour le compte d’une multitude d’investisseurs, dont des fonds de pension colossaux en charge des retraites du secteur public ?

L’empire urbain de la finance. Pouvoir et inégalités dans le capitalisme de gestion d’actifs, Antoine Guironnet et Ludovic Halbert, Editions d’Amsterdam, 2023.

  publié le 12 décembre 2023

Darmanin a perdu.
On n’a pas gagné

Marche des Solidarités sur https://blogs.mediapart.fr

D’où que l’on vienne, où que l’on soit né·e, Notre pays s’appelle Solidarité

Attention à l’effet boomerang. La seule chose qu’on a gagné c’est un peu de temps. Toutes et tous dans la rue lundi 18 décembre !

Darmanin a perdu. On n’a pas gagné.

Un an et demi après le début du processus qui devait conduire rapidement à son adoption, le projet de loi de Darmanin est à nouveau repoussé.

Darmanin a perdu

Darmanin s’est pris les pieds dans le tapis de ses manœuvres politiciennes pour trouver une majorité à l’Assemblée chez les courants les plus racistes de la droite et chez les fascistes. A la course à l’échalote c’est toujours ceux qui sentent le plus mauvais qui gagnent.

Cela rend d’autant plus hypocrite (on pourrait presqu’en rire si les enjeux n’étaient aussi dramatiques) les dénonciations par Darmanin des « politicailleries » entre LR, le RN et la Nupes.

Aussi immonde est son indignation devant le « refus des députés et députées de débattre de l’immigration ». Il ne s’agit pas d’un débat sur l’immigration. Il s’agit d’un débat contre les immigrés et les immigrées, d’un débat dont les postulats de départs sont racistes et inégalitaires. Nous n’en voulons pas.

Et que dire sur, tout à coup, le constat fait par Darmanin que l’Assemblée nationale « ne représente pas les Français » ? Qu’il s’agirait là d’un déni de démocratie. Il y a quelques mois, Gérald Darmanin et Emmanuel Macron n’avaient pas ce type de préventions pour faire passer en force l’attaque sur les retraites malgré l’opposition d’une énorme majorité de la population.

Alors oui Darmanin a perdu. Et avec lui, le gouvernement et Macron. Et c’est à la fois la conséquence et le symptôme d’une crise bien plus profonde du pouvoir, du système de représentation et, au-delà, de toute la société.

Mais nous n’avons pas gagné.

Ne bluffons pas. Nous n’avons pas gagné. Le rejet du projet à l’Assemblée ne s’est pas fait sur la base d’un fort mouvement de la société pour contester les bases mêmes du projet de loi, construisant en même temps l’antidote au racisme et au fascisme et les bases, dans chaque quartier et chaque lieu de travail, pour une autre logique. 

Le rejet est le fruit d’un alliance - de fait - entre la gauche, les courants les plus racistes de la droite et les fascistes. Légitimant un peu plus ceux-ci.

Effet boomerang

Alors nous n’en avons pas fini avec ce projet de loi scélérat. Darmanin l’a répété, et Macron avec lui, les mesures contenues dans ce projet, les plus racistes, les plus sécuritaires, doivent être mises en œuvre. La droite et les fascistes ne lâcheront pas le morceau.

Et attention à l’effet boomerang. Jusqu’ici, en l’absence d’un mouvement suffisamment puissant et visible d’opposition, chaque report du projet de loi s’est traduit par son retour sous une forme encore pire.

Notre seul gain est un peu de temps

Cela fait déjà plus d’un an que nous nous battons pour construire ce mouvement. Cela n’a pas été en vain. Les grèves de sans-papiers ont démontré l’arnaque du versant soi-disant « de gauche » du projet de loi en montrant qu’il n’y avait pas besoin de nouvelle loi pour régulariser les travailleurs et travailleuses sans-papiers. Les collectifs de sans-papiers se sont renforcés, des convergences se sont tissées, les arguments se sont diffusés.

Il n’en reste pas moins que ce potentiel ainsi démontré n’a pas encore permis de faire émerger un mouvement massif et puissant capable de renverser la vapeur devant la saturation des arguments racistes et sécuritaires développés par le pouvoir et les médias, pain béni pour les racistes et les fascistes.

Un nouvel enjeu autour du 18 décembre

C’est ce qui nous avait conduit, à la Marche des Solidarités, avec les collectifs de sans-papiers, à choisir, stratégiquement, de cristalliser la mobilisation, nationale et de rue, autour du 18 décembre à l’occasion de la Journée internationale des migrant·e·s pour se donner toutes les chances de construire une riposte la plus massive possible.

Pari en partie gagnant puisque la dynamique a pris et qu’il y aura le 18 décembre (et parfois le 16) des manifestations dans de nombreuses villes sur tout le territoire. Fait historique, sur cette question, contre le racisme, pour la régularisation des sans-papiers, des syndicats ont déposé des préavis de grève pour le 18 décembre.

A Paris la manifestation sera conduite par un cortège massif des collectifs de sans-papiers, des collectifs de soutien, des organisations et associations de l’immigration et antiracistes. Suivront des pôles féministes, les Soulèvements de la terre, les syndicats.

Mais ce qui aurait pu ressembler en partie à un baroud d’honneur, la construction d’une résistance pour la situation plus difficile créée par la loi Darmanin, change de nature.

Le projet de loi est reporté. Le 18 décembre redevient un point de départ. Mais nous n’avons pas de temps à perdre.

Le 18 décembre doit donner espoir, afficher en plein jour les possibilités de gagner. Car les faiblesses et instabilités du pouvoir peuvent jouer dans tous les sens.

Pour cela il faut mettre les bouchées doubles. Faire grossir la mobilisation pour les manifestations du 18 décembre, augmenter le nombre de lieux de travail où des préavis de grève sont déposés. Que les manifestations du 18 décembre commencent à inverser la donne. Que les antiracistes et les antifascistes reprennent confiance, que le climat politique ne soit plus dominé par la droite raciste et les fascistes. Que le pouvoir comprenne que son plus grand ennemi, c’est nous ! Pour qu’il y ait des lendemains au 18 décembre.

Nous n’avons rien à perdre :
une autre société à construire !

Autour de la journée internationale des migrant·e·s lundi 18 décembre 2023, ce sont déjà 40 manifestations, rassemblements et actions (https://antiracisme-solidarite.org/agenda/ ) qui sont prévues partout sur le territoire.

Il faut renforcer toutes les mobilisations d’ores-et-déjà annoncées et en organiser d’autres ! Car ce n’est pas seulement la loi Darmanin qu’on veut rejeter, c’est tout Darmanin et son monde, c’est leur société raciste, sécuritaire et anti-sociale qu’on veut balayer avec tous les Ciotti, Bardella et Le Pen. C’est maintenant que ça se joue !

D’un rassemblement à Romans-sur-Isère à un autre au col d’Espeguy à la frontière entre la France et l’Espagne. D’une marche aux flambeaux à un blocage de lycée ou une grève (https://blogs.mediapart.fr/marche-des-solidarites/blog/061223/appel-aux-syndicalistes-et-aux-syndicats-pour-la-greve-lundi-18-decembre) ; de Marseille à Brest, en passant par Paris, Lyon , Rennes, Nantes ou Le Havre, partout où c’est possible, par notre nombre et notre détermination, faisons vivre la Solidarité et battons-nous pour l’égalité des droits de toutes et tous !

Aux côtés des immigré·e·s, avec ou sans-papiers, aux côtés de celles et ceux qui subissent le racisme !

Pour dire que les fascistes ne seront jamais nos alliés dans la bataille !

Parce que ce sont les politiques racistes et anti-migratoires qui nous mettent en danger. Pas l’immigration.

Toutes et tous dans la rue lundi 18 décembre !

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À Montpellier

Marche aux flambeaux contre la loi Darmanin

samedi 16 décembre de 17h30 à 20h00

Place de la Comédie, Montpellier

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Fabien Roussel : « L’exécutif doit retirer ce projet de loi immigration »

Diego Chauvet sur www.humanite.fr

Le secrétaire national Fabien Roussel fustige le climat politique autour du texte sur l’immigration. Il appelle à se mobiliser sur les questions de salaire et de pouvoir d’achat. Face à l’extrême droite, il défend une nouvelle union des forces de gauche.

COP28, factures d’électricité qui explosent, pouvoir d’achat en berne, pauvreté qui augmente, gauche divisée, guerres qui se multiplient sur la planète, loi immigration… Fabien Roussel a répondu aux questions de l’Humanité.

Que pensez-vous du projet de loi sur l’immigration après son rejet par l’Assemblée nationale, et du climat politique qui règne autour ?

Fabien Roussel : Le vote de la motion de rejet est un signal clair au gouvernement. Il n’a pas de majorité pour voter une telle loi, et il doit la retirer définitivement. Ce texte, tel qu’il est rédigé aujourd’hui, fait de l’étranger le nouveau paria, le pestiféré du XXIe siècle, en lui faisant porter tous les maux de la société. On l’associe à la délinquance et au terrorisme. C’est extrêmement grave.

Ce texte de loi ne réglera rien des problèmes qui sont posés. Il durcit les conditions d’accueil des migrants et du droit d’asile. Il va créer encore plus de difficultés, mettre davantage de gens en situation d’être sans papiers, et au final nourrir les mafias et les filières clandestines

Plutôt que de durcir les conditions d’accueil, que devrait faire la France ?

Fabien Roussel : Ceux qui vivent et travaillent dans notre pays payent des cotisations, perçoivent des salaires, mais n’ont toujours pas droit à un titre de séjour. Ils sont sans droit. C’est une anomalie totale dans la République. Nous demandons qu’on leur garantisse un titre de séjour et que les travailleurs sans papiers soient régularisés. Il faut aussi s’attaquer aux causes des migrations. Ceux qui quittent leur pays ne le font jamais par plaisir, c’est à chaque fois un déchirement. Il faut essayer de régler les conflits qui n’ont jamais été aussi nombreux, et remédier aux grandes inégalités entre les pays du Nord et du Sud, où persiste un rapport toujours très colonialiste. Les intérêts liés aux matières premières régissent les rapports de coopération, sans juste retour des richesses produites au bénéfice des populations. Cette pauvreté grandissante, ces guerres à répétition, auxquelles s’ajoutent les catastrophes climatiques, sont autant de causes d’émigration.

Justement, quel regard portez-vous sur la COP28 qui s’achève aujourd’hui ?

Fabien Roussel : Les lobbies des énergies fossiles sont puissants. Les intérêts financiers et les logiques capitalistes continuent de menacer notre planète ; 1 % des plus riches de ce monde produisent autant de gaz à effet de serre que 66 % des plus pauvres, soit 16 % des émissions mondiales. Et ce sont pourtant eux qui dictent les décisions.

L’objectif d’atteindre la neutralité carbone en 2050 n’est pas négociable. Notre parti a présenté un plan en ce sens. C’est possible. Nous devons réduire de 40 % notre consommation d’énergie et augmenter la production d’électricité nucléaire et d’énergies renouvelables pour ne plus utiliser de pétrole et de charbon.

Modifier notre système économique, nos modes de transport, notre filière agricole, rénover tous nos logements dans les quinze ans est à notre portée. C’est faisable en créant de la justice sociale, en garantissant à chacun d’avoir droit à une nourriture saine, un logement décent, un travail, un salaire et le droit à la mobilité. C’est créateur d’emploi. Nous voulons des jours heureux sur une planète saine et habitable.

Le progrès social n’ira pas sans la lutte contre le réchauffement climatique. Et nous n’amènerons pas les gens à faire cette révolution écologique s’ils n’y trouvent pas leur intérêt. La folie du capitalisme consiste, par exemple, à rendre les modes de transport les plus doux et les moins carbonés toujours aussi chers. Le gouvernement a annoncé un « gel » des prix : ils vont donc rester élevés. C’est inadmissible.

Il faut subventionner les TGV pour faire baisser les prix de 30 %. Et c’est avec la gratuité des TER et des transports publics que l’on fera préférer le train à la voiture. Nous devons aussi réindustrialiser le pays, parce que 50 % des émissions de gaz à effet de serre de la France sont « importées », et décider d’un investissement massif dans la production d’électricité décarbonée, dans le nucléaire et les énergies renouvelables. La BCE doit enfin prêter à des taux zéro pour tous les investissements finançant la transition écologique et nos services publics.

Vous avez obtenu que les locataires en HLM puissent payer leurs factures d’énergie avec le chèque énergie. Faut-il bloquer les prix ? Sortir du marché européen de l’énergie ?

Fabien Roussel : Le gouvernement doit prendre conscience que la pauvreté s’étend dans notre pays, qui compte 9,5 millions de Français dans cette situation, dont 2 millions de travailleurs pauvres. Plus de 14 % des Français vivent en dessous du seuil de pauvreté. Plus de 3 000 enfants sont dans la rue. Je rencontre des gens qui vivent dans leur garage. Des retraités avec des pensions de 825 euros qui restent dans le noir parce que leurs factures ont explosé. D’autres qui n’allument pas le chauffage.

La question des salaires est centrale, et celle de l’énergie est indissociable. Nous avons en France les capacités productives pour permettre à chacun d’avoir accès à de l’électricité la moins chère d’Europe. En reprenant la maîtrise de notre production et de la tarification, nous pouvons diviser par deux les factures des ménages, des entreprises, des communes, des services publics.

Il faut le faire maintenant. C’est le meilleur atout compétitif de la France pour réindustrialiser le pays. Nous avons un outil incroyable avec nos centrales nucléaires, et ce gouvernement est incapable de l’exploiter.

Quelles suites prévoyez-vous aux mobilisations que vous avez déjà menées sur le pouvoir d’achat ?

Fabien Roussel : Nous continuons à faire signer des pétitions pour la gratuité des transports publics, la baisse des factures d’énergie, la hausse des salaires et des retraites. Nous prévoyons un grand rassemblement en début d’année, probablement en février, à Bercy.

Le chèque énergie pour les locataires HLM, c’est une respiration pour un million de foyers. J’ai aussi obtenu, lors de rencontres avec la première ministre, que les associations puissent être exonérées de la taxe d’habitation à partir de l’année prochaine. Par la mobilisation, on arrive à obtenir des avancées.

Pour les européennes, la gauche part divisée. Vous avez tourné la page de la Nupes. Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné selon vous ?

Fabien Roussel : L’élection européenne est une élection à un tour, avec une liste. Chaque électeur peut choisir de voter pour la liste dont il se sent le plus proche et qui correspond à ce qu’il attend d’un député européen français. Sur l’Europe, nous avons des projets très différents entre forces de gauche.

Nous voulons défendre la souveraineté française dans une Europe plus juste, une Europe des nations qui coopèrent entre elles. Notre liste menée par Léon Deffontaines sera très ouverte à d’autres forces politiques, à des personnalités, à des syndicalistes. Ce n’est pas une liste soutenue seulement par le PCF mais aussi par des syndicalistes et d’autres communistes, mais une liste très large qui rassemble des forces de gauche partageant la même priorité : que la France reprenne la main sur ses choix. Nous voulons revenir sur les traités européens. C’est indispensable pour sauver la planète.

La Nupes, de son côté, a été discréditée par les propos tenus par Jean-Luc Mélenchon et ses lieutenants. La crise internationale, la construction de rassemblements très larges pour la paix en Israël et en Palestine auraient nécessité une union des forces de gauche. Malheureusement, ses choix ne l’ont pas permis.

Nous voulons construire une nouvelle union des forces de gauche, écologistes, républicaines. Avec la volonté de gagner les luttes et les élections, de redonner de l’espoir. Nous avons décidé de rencontrer toutes les forces d’ici à la fin de l’année. Nous le faisons en ce moment, et nous avançons sans communication pour pouvoir travailler sereinement, dans une nouvelle méthode respectueuse entre nous, sans hégémonie et sans insultes. C’est fondamental.

Lorsque la menace de l’extrême droite est si forte, que des milices défilent dans nos rues, que des médias sont en croisade contre les musulmans, il y a besoin de forces de gauche unies, capables de parler d’une même voix et de porter l’espoir d’une République démocratique et laïque.

Vous soulignez la menace de l’extrême droite. Ses victoires en Europe pourraient-elles se produire en France ?

Fabien Roussel : L’extrême droite prospère sur la pauvreté qui grandit, les inégalités et un sentiment de colère de plus en plus fort. Mais elle peut aussi reculer, comme c’est le cas en Pologne, ou en Espagne avec la coalition des socialistes et des communistes.

En France, Il ne faut pas non plus sous-estimer la violence dans la société. L’insécurité existe, et ce sont toujours les plus modestes qui en souffrent, dans les quartiers, dans les villages. Je pense aussi aux enseignants, en particulier celui assassiné à Arras. Au couple de policiers de Magnanville. À l’aide-soignant allemand, un modeste touriste, tué à Paris.

Mais la violence, c’est aussi le racisme, l’antisémitisme qui grandissent dans notre pays. Nous ne pouvons pas laisser l’extrême droite se saisir de ces sujets pour diviser encore plus les Français. Nous devons dire haut et fort que nous voulons garantir la sécurité et la protection de tous nos concitoyens.

Le trafic de drogue n’a jamais été aussi important en France. L’Europe est la nouvelle aire de jeu des narcotrafiquants. Il faut des moyens, des politiques publiques au service du peuple. L’extrême droite instaure le chaos pour créer les conditions d’un régime autoritaire. La gauche ne doit pas mettre la poussière sous le tapis. La gauche doit être à la hauteur de ces menaces.

Après l’attaque du Hamas le 7 octobre, Israël fait payer un prix exorbitant aux Palestiniens. Où sont passées les voix de la paix ?

Fabien Roussel : Les peuples doivent s’en mêler davantage pour que la communauté internationale impose le cessez-le-feu. Il faut remonter loin dans le temps pour retrouver trace d’un siège aussi meurtrier que celui de Gaza. La responsabilité des États-Unis est énorme, qui financent l’armée israélienne. La voix de la paix est aussi portée par des juifs du monde entier, y compris en Israël. Pour sauver les otages. Mais aussi parce qu’ils ont bien compris que cette guerre à outrance n’amènera pas la paix.

J’ai rencontré Elie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France, qui appelle à ce que la communauté internationale impose un cessez-le-feu. L’armée israélienne ne tient que par le soutien militaire de ses alliés. Les rassemblements en France devraient être le plus large possible. Je regrette que, semaine après semaine, ils s’étiolent, sans jamais réussir à trouver les moyens de s’élargir.

J’appelle à un grand rassemblement pour la paix pour le début de l’année 2024. Sans aucun autre mot d’ordre que celui-là, pour qu’il nous permette de tous sortir dans la rue, dans notre grande diversité.

Nous sommes aussi dans un pays où les soutiens à la cause palestinienne sont taxés d’antisémitisme, de Jean-Luc Mélenchon à Dominique de Villepin. Est-ce que ça ne met pas en danger le camp de la paix ?

Fabien Roussel : Le gouvernement Netanyahou a utilisé l’accusation d’antisémitisme contre des dirigeants et des diplomates de pays comme la France qui remettaient en cause sa politique. C’est inadmissible. Il faut s’appuyer sur les forces progressistes, y compris en Israël, qui appellent au cessez-le-feu, dénoncent l’entreprise terroriste du Hamas autant que les crimes du gouvernement Netanyahou.

Je rappelle que l’Organisation de libération de la Palestine, que nous avons toujours soutenue, s’est battue pour une Palestine libre, laïque et démocratique. Elle avait choisi, avec Yitzhak Rabin, la solution à deux États. C’est ce combat que les communistes français portent, et ce n’est pas le projet du Hamas, ni celui de Netanyahou.

  publié le 12 décembre 2023

Gaza : « Nous ne sommes pas dans l’erreur de ciblage,
le carnage est totalement assumé par Israël »

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

Le bilan s’établirait à plus de 25 000 morts, selon l’ancien officier spécialiste des opérations militaires extérieures Guillaume Ancel, conséquence de la stratégie du gouvernement Netanyahou de confondre la population palestinienne et le Hamas.

Neuf semaines après le déclenchement des bombardements sur Gaza, la lumière se fait sur leur véritable bilan et sur les intentions de la coalition de droite et d’extrême droite au pouvoir à Tel-Aviv. Il s’avère que la réalité dépasse les chiffres communiqués par le Hamas. Malgré cela, l’administration Biden refuse toujours de faire pression sur le premier ministre israélien : elle continue de fournir des armes à Israël et met son veto à une résolution de l’ONU réclamant un cessez-le-feu à Gaza.

Il existe une controverse sur le bilan du nombre de tués à Gaza dans le cadre de la guerre menée par Israël, Joe Biden affirmant même qu’il ne fait pas confiance aux chiffres du Hamas. Pourtant, selon vous, le bilan réel est bien supérieur…

Guillaume Ancel : En réalité, il s’agit d’une question technique. Les Israéliens font entre 400 et 500 frappes par jour. Chaque frappe est normalement destinée à une cible avec au moins une victime : cela fait une moyenne de 450 tués par jour. Vous multipliez par huit semaines, puisque pendant une semaine il y a eu une trêve, cela donne 25 000 morts et autour de 75 000 blessés, car, là aussi, on connaît le ratio tués/blessés dans ce genre d’opération. C’est un calcul d’artilleur très froid. Et je pense qu’il s’agit d’une fourchette basse : quand on fait autant de bombardements chaque jour avec des charges de 250 kg, on commet des dégâts énormes.

Le décalage avec les chiffres du Hamas s’explique facilement. Le Hamas n’est pas fiable. Depuis l’affaire de l’hôpital Al-Ahli, je ne m’appuie jamais dessus : il avait affirmé qu’il y avait 500 morts. En regardant les photos, c’était une évidence qu’il s’agissait d’un missile de type Hellfire (construit par l’entreprise américaine Lockheed Martin et utilisé par l’armée israélienne – NDLR), donc d’un bilan maximal qui ne pouvait dépasser les 50 morts.

Ce calcul d’artilleur dont vous parlez, les États-Unis sont évidemment en capacité de le faire…

Guillaume Ancel : Les États-Unis le savent très bien, ainsi que les Israéliens. Pour l’instant, Israël ne donne aucune estimation du bilan dans la bande de Gaza. Il ne parle que des militants du Hamas qu’il aurait tués, soit 5 000 à 6 000. Compte tenu de la difficulté de distinguer un milicien d’un civil, puisque par définition un milicien est un civil qui prend une arme à un moment, ce chiffre est, à mon sens, dopé. Le chiffre de 3 000 me semble plus réaliste.

Ce qui veut dire que, lorsqu’il y a un milicien « neutralisé », on compte dix « victimes collatérales », ce qui est juste inacceptable. C’est un carnage que font actuellement les Israéliens dans la bande de Gaza. Et un carnage totalement assumé puisque c’est répété de manière systématique. Nous ne sommes pas dans l’erreur de ciblage. C’est totalement intégré dans le système d’intelligence artificielle utilisé pour faire le ciblage quotidien.

Le ratio communément accepté par les Occidentaux est de 2 ou 3 pour 1. Cela s’apparente à des crimes de guerre, même si ce n’est pas à moi d’en juger. Cela ne respecte clairement pas le droit international, mais ne répond pas, selon moi, à la définition du génocide. Si Israël tuait systématiquement tous les Palestiniens – et il en a les moyens –, on serait dans le génocide. Là, il frappe des cibles et n’épargne pas des civils.

A-t-on déjà connu une telle intensité de feu ?

Guillaume Ancel : L’Ukraine a vécu des journées d’une telle intensité. Mais cela se déroulait sur des zones de front et concernait des unités militaires. Là, c’est appliqué dans une zone où 2,5 millions de Palestiniens sont massés et dont ils n’ont aucune possibilité de sortir. C’est, selon moi, la violation du droit : appliquer un feu intense sur une zone qui s’apparente à une prison à ciel ouvert où on a volontairement concentré autant de population.

Lorsqu’on cherche à viser des cibles de ce type, on le fait avec des charges adaptées. Typiquement, ce sont des missiles avec des charges de 8 kg, ce qui fait déjà une grosse bombe. Les Israéliens utilisent actuellement des charges de 250 kg. Ils savent pertinemment qu’ils ne vont pas seulement tuer un milicien du Hamas mais dévaster l’ensemble de son environnement.

Peut-on parler de « punition collective » ?

Guillaume Ancel : Je dirais qu’il y a une confusion totale entretenue par le gouvernement Netanyahou entre la population palestinienne et le Hamas. Il considère qu’au fond les Palestiniens soutiennent le Hamas : s’ils se font tuer, c’est donc de leur faute. Il rend collectivement responsables les Palestiniens, y compris les enfants et les vieillards. C’est un peu comme si on avait accepté que les Ukrainiens, pour se défendre, se soient mis à bombarder massivement les villes russes. Les 50 pays occidentaux qui soutenaient Kiev auraient refusé. C’est incompréhensible qu’on accepte cela d’Israël, une société démocratique.

« Si Washington décidait de la fin de cette offensive, au bout de trois jours, elle serait terminée de fait. »

J’ajoute un élément. Depuis le 7 octobre, 1 500 Israéliens sont morts : les 1 200 victimes du 7 octobre et les 300 soldats tués depuis le début de la guerre. Il y a, côté palestinien, 20 à 30 fois plus de victimes. C’est typique d’une doctrine israélienne connue, celle de la riposte disproportionnée. Les Israéliens estiment qu’en ripostant de manière massive, cela va dissuader tout agresseur potentiel.

Le Hamas cherchait justement cela. Cela a été affiché comme objectif de guerre : entretenir un état de guerre permanent avec Israël. Pour une roquette tirée depuis Gaza, le gouvernement Netanyahou vient dévaster la bande de Gaza, ce qui garantit le recrutement du Hamas pour les quinze prochaines années.

Cette puissance de feu que vous évoquez a besoin de se nourrir de munitions. Où Israël les trouve-t-il ?

Guillaume Ancel : Les Israéliens n’ont pas de stocks de munitions d’artillerie et de bombes guidées. Ils sont intégralement dépendants des livraisons américaines. Puisque les Américains ne disposent pas d’un stock infini, cela veut dire d’abord que ces munitions ne sont pas livrées aux Ukrainiens. Cela signifie aussi que si Washington décidait de la fin de cette offensive, au bout de trois jours, elle serait terminée de fait. S’ils n’ont pas décidé de cette offensive, les Américains disposent du robinet d’approvisionnement crucial pour les Israéliens.

Est-ce une guerre qu’Israël peut gagner politiquement ?

Guillaume Ancel : Je dirais que, non seulement il ne va pas la gagner politiquement, mais il ne va pas la gagner militairement. J’ai l’impression de revivre les débats animés, lorsque nous étions étudiants, sur la guerre du Vietnam. Les Américains pouvaient envoyer 80 000 ou 100 000 soldats supplémentaires, au-delà du nombre toujours plus conséquent de Vietnamiens tués, ils avaient perdu cette guerre dès le début.


 


 

Guerre Israël-Hamas :
« Joe Biden court le risque d’être associé à
une politique génocidaire »

Elisabeth Fleury sur www.humanite.fr

Spécialiste du monde arabe, l’ambassadeur Yves Aubin de La Messuzière est longtemps resté à la tête de la direction Afrique du Nord et Moyen-Orient au Quai d’Orsay. Selon lui, la Maison-Blanche joue avec Israël un jeu dangereux.


 

Les États-Unis jouent-ils toujours un rôle prépondérant dans l’ordre mondial ?

Yves Aubin de La Messuzière : Avec l’émergence notamment de la Chine, les États-Unis sont de moins en moins seuls sur la scène internationale. Au regard du conflit israélo-palestinien, ils conservent néanmoins une position dominante, leur poids dans la région reste central, et leur relation avec Israël demeure très forte. Israël, c’est leur principal point d’appui au Proche-Orient.

Au point de soutenir sans réserve sa politique de colonisation et sa campagne de bombardements à Gaza ?

Yves Aubin de La Messuzière : C’est ce que semble indiquer leur récent veto à la résolution de cessez-le-feu, pourtant très majoritairement votée au Conseil de sécurité. Les commentateurs soulignent à juste titre qu’il s’agit du 35e veto américain visant à exonérer Israël des résolutions des Nations unies. Les États-Unis fournissent aussi des armes et font des prêts bancaires à Israël. Mais il faut avoir de la mémoire. Il y a eu, dans leurs relations, des hauts et des bas.

En 2001, à Madrid, les États-Unis ont contraint Israël à accepter l’intégration de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à la délégation jordanienne, afin qu’elle participe aux négociations qui ont abouti aux accords d’Oslo. Et, en décembre 2016, leur abstention au Conseil de sécurité a permis l’adoption de la résolution 2334, appelant Israël à mettre fin à la colonisation des territoires occupés, y compris Jérusalem-Est. Même s’ils ont tendance à user de leur droit de veto au Conseil de sécurité, les États-Unis savent aussi exercer des pressions sur Israël.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Yves Aubin de La Messuzière : Joe Biden a exercé des pressions pour obtenir une trêve. Il a pensé qu’il pourrait avoir une influence sur Netanyahou, qu’il pourrait le calmer. Or la trêve a pris fin et la deuxième offensive de l’armée israélienne a été pire que la première. Face aux suprémacistes, racistes et messianistes du gouvernement israélien, les États-Unis sont visiblement en perte d’influence. Leur image se dégrade dans les pays du Sud global.

Et avec leur récent veto, immédiatement suivi par une vente massive d’obus à Israël, ils se mettent à dos les opinions publiques arabes. S’il avait été un peu courageux, Joe Biden aurait pu s’abstenir. La résolution pour un cessez-le-feu aurait ainsi été votée et Israël aurait été contraint de se modérer.

Joe Biden joue donc avec le feu ?

Yves Aubin de La Messuzière : Sur le plan international, il court le risque d’être associé à une politique génocidaire. En interne, il perd des voix chez les musulmans et le camp démocrate se divise. En pleine année électorale, avec Donald Trump en embuscade, le président américain fait un pari très risqué. L’image qu’il laissera dans l’histoire est en jeu. Mais il peut encore se rattraper.

De quelle manière ?

Yves Aubin de La Messuzière : J’entends une petite musique selon laquelle, s’il est réélu, Joe Biden entend se consacrer entièrement au règlement du conflit. Une sorte de Bill Clinton bis. Il a un an devant lui. Il n’a pas la maîtrise de Netanyahou et de son gouvernement qui, pour l’instant, n’en font qu’à leur tête.

À cause de son veto, l’antiaméricanisme risque de repartir de plus belle. Cela va être très difficile. Il va falloir énormément travailler en coulisses, convaincre des États de porter certaines initiatives, faire preuve d’imagination, de persuasion. Il en va de la crédibilité internationale des États-Unis.

Une solution à deux États est-elle encore possible ?

Yves Aubin de La Messuzière : C’est la seule possible. Le schéma d’un seul État pour deux peuples, dont certains rêvent, reviendrait à transformer Israël en un État d’apartheid. Qui peut soutenir un tel projet ? Personne. La solution à deux États implique un cessez-le-feu, l’arrêt de la colonisation et la définition d’un État palestinien viable et démocratique.

Cela prendra beaucoup de temps. Le Hamas sera toujours là, d’une façon ou d’une autre, et l’Autorité palestinienne, pour redevenir crédible, doit changer. Pour l’instant, la machine diplomatique américaine semble tourner à vide. Mais les États-Unis disposent encore d’importants leviers. Et Israël est de plus en plus isolé.

Les États-Unis restent donc les arbitres incontournables de ce conflit ?

Yves Aubin de La Messuzière : La Justice internationale a un rôle à jouer, elle aussi. L’an prochain, la Cour internationale de justice doit rendre un arrêt crucial sur l’occupation des territoires palestiniens depuis 1967. Et la Cour pénale internationale est saisie de demandes d’enquêtes sur des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité. Les États-Unis restent centraux, mais leur influence diminue. Et la communauté internationale a aussi son mot à dire.


 


 

Occupation israélienne :
ce document confidentiel de Washington
pour influencer
la Cour internationale de justice

Elisabeth Fleury sur www.humanite.fr

Principal organe judiciaire des Nations unies, la Cour internationale de justice doit bientôt se prononcer sur les conséquences de la colonisation israélienne depuis 1967. Dans un document confidentiel récent, que l’Humanité s’est procuré, les États-Unis la mettent en garde : la question de la colonisation des territoires palestiniens, selon eux, ne la regarde pas.

« Quelles sont les conséquences légales découlant des politiques et pratiques d’Israël dans les territoires occupés palestiniens, y compris Jérusalem-Est, depuis 1967 ? » À cette question posée, en février 2023, sur laquelle la Cour internationale de justice (CIJ) doit rendre dans quelques semaines un avis consultatif très attendu, 57 États et organisations ont déjà répondu au cours de l’été.

Après avoir lu leurs contributions, les États-Unis ont remis à la Cour un contre-mémoire. L’Humanité s’est procuré ce document confidentiel, daté du 25 octobre, qui résume en une quinzaine de pages la position de l’administration Biden. À cette date, l’attaque du Hamas s’est déjà produite. Et la réponse israélienne, sous forme de bombardements massifs, est en cours.

Dans un argumentaire plus politique que juridique, l’administration Biden réaffirme son soutien à un « processus de paix » qui, de toute évidence, a pourtant conduit à l’impasse. Objectif : discréditer, par avance, toute remise en cause de l’occupation israélienne par la Justice internationale.

Un plaidoyer pour ne rien changer

D’emblée, le document américain fait du Hamas le seul responsable des malheurs du peuple palestinien. « Les États-Unis soumettent ces commentaires à un moment sombre, à la suite de l’horrible attaque terroriste perpétrée par le Hamas contre la population civile israélienne », indique le mémoire. « Nous reconnaissons les aspirations légitimes du peuple palestinien et nous soutenons des mesures égales de justice et de liberté pour les Israéliens et les Palestiniens. Mais, ne vous y trompez pas : le Hamas ne représente pas ces aspirations, et il n’offre rien d’autre au peuple palestinien que plus de terreur et d’effusion de sang. »

Exhortant la communauté internationale à « redoubler d’efforts pour lutter contre l’extrémisme violent et le terrorisme », l’administration américaine insiste, tout au long de son mémoire, sur le caractère « vital » du cadre des accords d’Oslo. Signés en 1993 entre Israël et l’OLP, sous l’égide du président américain Bill Clinton, ces accords concédaient une autonomie temporaire de cinq ans à l’Autorité palestinienne, à charge pour les deux parties de régler leur conflit par des négociations bilatérales.

Ils ont placé, de fait, l’Autorité palestinienne sous la sujétion du gouvernement israélien et conduit à une reconfiguration de l’occupation, sans y mettre fin. Ces accords sont aujourd’hui, de l’avis général des spécialistes du droit international, obsolètes. C’est pourtant à eux que se réfèrent constamment les États-Unis, car ils constituent, à leurs yeux, la seule voie possible « pour un État palestinien indépendant et viable, vivant en toute sécurité aux côtés d’Israël, les deux populations jouissant de mesures égales de liberté, de propriété et de démocratie ».

Les réponses faites à la CIJ consistent en des « dizaines de milliers de pages de déclarations et de dossiers, couvrant des décennies d’événements historiques complexes » dont certaines, s’alarment les États-Unis, « invitent la Cour à substituer son arrêt à celui du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale, et à écarter des aspects fondamentaux du conflit israélo-palestinien ».

Face à cette tentation de « saper le cadre de négociations établi », selon eux, les États-Unis mettent en garde la Cour. S’écarter des accords d’Oslo reviendrait, pour la CIJ, à défier les organes politiques des Nations unies. Au contraire, la Cour devrait « servir les fonctions et les intérêts de l’ONU en conseillant l’Assemblée générale à l’intérieur du cadre de négociations établi », insistent-ils.

Parmi les avis transmis à la Cour, beaucoup lui demandent de se prononcer sur « un retrait immédiat et inconditionnel d’Israël des territoires palestiniens », constatent les États-Unis. Cette approche est « incorrecte », estiment-ils, d’autant plus que cette question ne relève pas, selon eux, de la compétence de la Cour. Ils invitent donc cette dernière « à faire preuve de prudence » et consentent, du bout des lèvres, à livrer leur propre analyse.

La justice internationale au placard

L’occupation militaire israélienne, y compris en Cisjordanie, est-elle illégale ? Ce n’est pas à la Cour de répondre, estiment les États-Unis. L’occupation d’un territoire est, selon eux, une question de fait. Le droit international humanitaire, certes, « impose aux belligérants des obligations dans la conduite d’une occupation ». Mais le statut juridique de l’occupation n’est pas de son ressort. « Il ne prévoit pas que l’occupation soit licite ou illégale. »

Les questions posées à la Cour de justice « portent sur la présence et les activités d’Israël dans le territoire à la suite de la guerre israélo-arabe de 1967 ». Le Conseil de sécurité y a déjà répondu, estiment les États-Unis, « non pas en ordonnant un retrait immédiat et inconditionnel, mais en adoptant un cadre », celui des « résolutions 242 et 338 », qu’il convient de respecter.

Pour rappel : la résolution 242, adoptée en novembre 1967 à la suite de la guerre des Six Jours, pose le principe d’un retrait d’Israël des territoires occupés en contrepartie d’une paix durable garantissant la sécurité de tous. La résolution 338, adoptée en octobre 1973 dans la foulée de la guerre du Kippour, appelle à un cessez-le-feu, à des négociations durables et réaffirme la validité de la résolution 242. L’une comme l’autre appellent les parties à s’entendre. « Ce n’est que par des négociations directes et l’application des résolutions 242 et 338 que la paix pourra être instaurée dans la région », reprennent à leur compte les États-Unis.

La mission de la Cour est de « conseiller l’Assemblée générale en tenant dûment compte des responsabilités et des décisions des principaux organes politiques de l’ONU », met en garde l’administration américaine. Si de tels conseils devaient toucher « aux questions relatives réservées à la négociation directe, telles que le statut du territoire, les frontières et les arrangements de sécurité », ils déborderaient de leur cadre. Pis : ils « n’aideraient pas à créer les conditions d’une paix négociée et, en fin de compte, ne serviraient pas les intérêts et les fonctions de l’ONU ».

Au lendemain de « l’horrible attaque terroriste et des atrocités commises par le Hamas contre des civils israéliens le 7 octobre » qui illustrent le « mépris persistant du Hamas pour la vie des Palestiniens », les États-Unis concluent à « l’urgence d’inverser la tendance sur le terrain et de créer les conditions nécessaires à la négociation entre les parties » afin d’aboutir à « une paix globale, juste et durable ».

L’avis de la Cour « doit renforcer le cadre de négociations existant et souligner la nécessité pour les parties de s’engager de manière constructive ». Pour cela, une seule voie : poursuivre la politique qui a pourtant conduit au désastre.


 


 

Tsahal,
conflit israélo-palestinien,
État hébreu :
pourquoi l’Humanité évite d’utiliser ces mots

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

« Notre façon de nommer les choses est déjà, de quelques côtés que l’on soit, une idéologie. » Dans les Temps modernes, en 1962, le philosophe Jean Baudrillard nous rappelait que les mots ne sont jamais neutres et qu’ils charrient avec eux un système de pensée. La situation au Proche-Orient confirme cette règle.

Conflit israélo-palestinien

L’expression est tellement consacrée qu’elle en devient un élément de langage courant que l’on n’interroge plus. Et pourtant. Dans l’Humanité magazine daté du 19 octobre 2023, Leïla Shahid, ancienne déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France, explique : « Je ne suis pas d’accord avec l’utilisation du terme ”conflit” : celui-ci concerne généralement deux parties égales, deux États, deux armées. La Palestine n’a ni État, ni armée ; il n’y a pas de symétrie. C’est pour cela que j’appelle ça la cause palestinienne. »

L’utilisation du mot « conflit » induit en effet une symétrie. Il peut être mobilisé dans le cadre de la guerre en Ukraine puisqu’elle oppose deux États reconnus comme tels par l’ONU. Mais certainement pas dans une situation qui oppose un pays constitué, avec son gouvernement et son armée (Israël, donc), à des habitants – organisés ou pas – vivant dans des territoires occupés par ce même État. Dans l’une de ses conférences, Gideon Levy, éditorialiste au quotidien Haaretz, pointe le ridicule de la formulation en s’appuyant sur un exemple historique, celui de la guerre coloniale que la France a menée en Algérie : « Est-ce que l’on parle d’un conflit franco-algérien ? »

Tsahal

Là aussi, vous entendez ou lisez ce terme à haute fréquence. Tsahal est l’acronyme de Tsva ha-Haganah le-Israël, nom donné à l’armée israélienne lors de la fondation de l’État en 1948. En français, cela signifie « force de défense d’Israël ». Or, depuis 1967 et la guerre des Six-Jours, Tsahal est une armée d’occupation. Au regard du droit international, Israël est une puissance occupante en Cisjordanie, à Jérusalem-Est (qui a même été annexée) ainsi qu’à Gaza.

Même si Israël s’est retiré de cette dernière bande en 2005, le fait qu’il maintienne un blocus en fait une puissance occupante. Le débat – académique et politique – se poursuit pour savoir si, dès 1948, Tsahal est une armée de défense ou d’occupation – puisque la création de l’État nouveau se fait en dehors du plan de partage de l’ONU et produit la Nakba, soit l’exode forcé de plus de 700 000 Palestiniens. Mais il n’y a aucune interprétation possible sur la nature de sa mission depuis 1967 : Tsahal est une armée d’occupation en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à Gaza.

État hébreu

La France est le seul pays à utiliser cette expression pour le moins bizarre. L’hébreu est la langue officielle utilisée en Israël mais ne saurait servir de caractéristique. La formule renvoie donc à la composition de la population qui habite cet État. Pourquoi choisir « hébreu », formulation pour le moins archaïque désignant en fait ceux qui se définissent aujourd’hui comme juifs ? Pourquoi utiliser un terme dont on ne retrouve au demeurant qu’une vingtaine d’occurrences dans la Bible hébraïque ? Mystère. Dans les pays anglo-saxons, on parle de « jewish state », « État juif ». À l’Humanité, nous ne l’utilisons pas mais on peut considérer que depuis 2018, cette formule n’est pas erronée : cette année-là, Benyamin Netanyahou a fait voter une loi fondamentale – de première importance dans un pays sans Constitution – qui stipule que « l’État d’Israël est le foyer national du peuple juif dans lequel il satisfait son droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination ».

Ce vote codifie ce qui était induit depuis la création de l’État d’Israël puisque c’est le propre du projet sioniste que de vouloir créer un État-nation juif. Mais que devient le cinquième de la population qui n’est pas juive tout en étant citoyenne d’Israël ? Pour le député Ahmed Tibi, vice-président de la Knesset à l’époque, la nouvelle loi fondamentale fonde « une théocratie qui a bâti un État comportant deux systèmes séparés : un pour la population privilégiée, les juifs, et un pour les citoyens palestiniens arabes de seconde classe. Israël est officiellement devenu un régime d’apartheid fondé sur la suprématie juive ». Ce même élu avait opposé cette repartie fulgurante à ceux qui présentaient Israël comme un pays « juif et démocratique » : « Démocratique pour les juifs et juif pour les Arabes. »

Depuis 2018, l’hébreu est la langue officielle et l’arabe se retrouve relégué au rang de « langue spéciale ». N’importe quel juif dans le monde peut devenir citoyen d’Israël. Mais une Palestinienne de Jordanie épousant un citoyen palestinien d’Israël ne pourra pas devenir automatiquement (et sans doute jamais) elle-même citoyenne d’Israël.

  publié le 11 décembre 2023

Santé, travail, famille, liberté :
les quatre menaces de la loi immigration

Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr

Après que les mesures les plus attentatoires à la Constitution votées au Sénat ont été supprimées en commission des Lois, les députés entament ce lundi les discussions sur le projet de loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ». Un texte qui comporte des atteintes graves à la liberté, la dignité et les droits humains, alertent associations et progressistes.

Dans quelle mesure la loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », dont l’examen débute ce lundi 11 décembre à l’Assemblée nationale, va-t-elle restreindre les droits des personnes étrangères vivant sur le territoire français ?

Cette question préoccupe des personnalités de gauche et une quarantaine d’organisations (Cimade, LDH, Droit au logement, Médecins du monde, Fondation Abbé-Pierre, Singa, SOS Racisme, etc.) réunies dans le collectif Uni.e.s contre l’immigration jetable, qui appellent à manifester devant l’Assemblée nationale chaque jour de cette semaine déterminante.

« La commission des Lois de l’Assemblée nationale a adopté une version édulcorée du projet de loi transmise par le Sénat. Cependant, un certain nombre de dispositions extrêmement inquiétantes persistent et certaines ont même été renforcées. Il s’agit de mesures que nous jugeons particulièrement dangereuses pour la dignité et les droits des personnes exilées », déplorent les associations dans un communiqué commun.

« La philosophie générale du texte, que nous contestons depuis sa première rédaction, reste la même : déployer toujours plus d’inventivité pour restreindre l’accès aux titres de séjour et renforcer la précarisation des personnes considérées comme indésirables », abonde Fanélie Carrey-Conte, secrétaire générale de la Cimade.

Elle déplore par ailleurs le contexte politico-médiatique qui entoure les débats autour de ce projet de loi, qui « a été accompagné de beaucoup de discours et de prises de position liant immigration et délinquance, et même présenté comme une réponse à des actes terroristes ».

Menaces sur la santé

Même si la suppression de l’Aide médicale d’État (AME), votée par les sénateurs, a été annulée en commission des Lois à l’Assemblée nationale, « des coups de rabot budgétaire et des freins réglementaires concernant l’AME dans d’autres textes » restent à craindre, selon la responsable de la Cimade.

Le vrai problème, pointe-t-elle, « c’est le non-recours à l’AME (plus de 50 % des personnes éligibles ne la demandent pas – NDLR), et les refus de soins de la part de certains professionnels de santé. Il faudrait au contraire renforcer cette aide réservée aux étrangers en situation administrative irrégulière à très faibles ressources ».

Un avis partagé par Médecins du monde, dont le vice-président, Jean-François Corty, prône « la suppression de l’AME, qui est l’objet d’instrumentalisations politiques récurrentes et stigmatise les étrangers malades, qui pourraient tout simplement intégrer le régime général de la Sécurité sociale ».

Privés du droit de vivre en famille

À l’heure actuelle, la procédure de regroupement familial, qui concerne seulement 10 000 à 15 000 personnes chaque année, est déjà longue (parfois, plusieurs années), complexe et soumise à des conditions drastiques : la personne vivant en France doit être titulaire d’une carte de séjour depuis au moins dix-huit mois, répondre à des conditions de logement et de ressources « stables et suffisantes », respecter des « principes essentiels » comme la monogamie ou l’égalité femmes-hommes, etc.

Le Sénat a durci encore ces conditions, sans que la commission des Lois de l’Assemblée ne revienne sur l’ensemble de ces restrictions proposées. Ainsi, perdure dans le texte la souscription impérative par le demandeur à une assurance-maladie pour les membres de sa famille, préalablement à leur arrivée. « Cette condition, absurde, nécessiterait donc de souscrire d’onéreuses assurances privées qui n’auraient en fait aucune utilité une fois les personnes installées en France, puisqu’elles pourraient être rattachées au demandeur », pointe Fanélie Carrey-Conte.

Une proposition faite par Brice Hortefeux, alors ministre de l’Immigration en 2007, ressortie par les sénateurs, est conservée : exiger un diplôme de français avant l’arrivée sur le territoire dans le cadre d’un regroupement familial. « Cela va être particulièrement discriminant pour les personnes, majoritairement des femmes, privées d’accès à la scolarisation dans leur pays d’origine », regrette la responsable de la Cimade. Par ailleurs, le fait d’avoir des liens familiaux en France ne constituerait plus une protection contre l’exécution d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF).

Expulsions et enfermements arbitraires facilités

Sur la base de « la menace à l’ordre public », définie par les préfets, de nouvelles possibilités de distribuer largement des OQTF et d’enfermer les personnes étrangères, y compris les demandeurs d’asile, sont ouvertes. « La notion de menace à l’ordre public est à géométrie variable. Une même infraction n’ayant conduit à aucune condamnation, comme participer à un rassemblement interdit ou même uriner sur la voie publique, sera considérée comme telle pour un étranger et non pour un Français », illustre Aboubacar Dembélé, du Collectif des travailleurs sans papiers du Val-de-Marne.

« Ce nouveau fondement crée un risque non négligeable d’enfermement arbitraire, dénonce Julien Fischmeister, de l’Observatoire de l’enfermement des étrangers. Il est d’autant plus prégnant que de nombreuses personnes pourraient être expulsées avant même d’avoir vu un juge. » Le projet de loi prévoit de porter la première phase de la rétention administrative à quatre jours (au lieu de 48 heures), sans possibilité de voir un éventuel recours examiné par un juge des libertés.

Cela permettrait à l’administration d’éloigner rapidement et en toute impunité les personnes retenues. Or, selon le rapport d’activité des associations intervenant dans les centres de rétention administrative (CRA), plus de 25 % des placements en rétention ne respectent pas le cadre légal, et sont donc annulés.

Des travailleurs à la merci des patrons et des préfectures

Le Sénat a supprimé la proposition du gouvernement consistant à créer, à titre expérimental, jusqu’au 31 décembre 2026, une carte de séjour temporaire portant la mention « travail dans les métiers en tension », accessible de plein droit aux personnes justifiant d’au moins trois années de présence en France et d’au moins huit mois d’activité au cours des vingt-quatre derniers mois dans un des métiers en tension.

Dans la version du texte soumise aux députés, il est uniquement prévu la création d’une nouvelle catégorie administrative « métiers en tension », mais n’ouvrant droit à un titre de séjour qu’après accord du préfet. Par ailleurs, la circulaire Valls pourra continuer d’être appliquée, avec l’écueil qu’elle oblige le salarié à avoir l’appui de son employeur pour être régularisé à la discrétion de la préfecture.

« C’est vraiment beaucoup de bruit pour rien, s’agace Fanélie Carrey-Conte. Le marchandage politique autour de cette mesure pour essayer d’obtenir une majorité sur le texte nous éloigne de l’enjeu essentiel qu’est la régularisation des sans-papiers maintenus dans une précarité insupportable. »

Quelle que soit leur situation, toutes les personnes étrangères non occidentales vivant en France sont plus ou moins visées par ce projet de loi que la Défenseure des droits, Claire Hédon, a qualifié ce week-end, dans le Monde, de « dangereux pour la protection des droits fondamentaux ». À ses yeux, il laisse présager « de nouvelles formes d’ostracisme (…) néfastes pour l’intérêt général ».


 


 

Derrière le projet de loi immigration,
la voix de ceux et celles
que l’on n’entend pas

Nejma Brahim et Pauline Graulle sur www.mediapart.fr

Depuis son annonce, il y a plus d’un an, la loi Darmanin a suscité d’interminables discussions entre la droite Les Républicains et le gouvernement. Mais les personnes étrangères présentes en France, elles, n’ont jamais été consultées et vivent depuis des mois dans l’angoisse du sort qui leur sera réservé.

« Parce« Parce qu’on est sans-papiers, ils considèrent qu’on n’a pas notre mot à dire ? », lance Rachel* au bout du fil. Depuis plusieurs mois, cette Ivoirienne observe la vie politique française avec consternation. Le débat sur la régularisation d’une partie des travailleurs en situation irrégulière dans le secteur des métiers dits « en tension » l’a pour le moins déçue. Car la droite et l’extrême droite ont tout fait pour faire disparaître la mesure, ou en tout cas la vider de sa substance.

Alors, la jeune femme reste perplexe : « C’était déjà une mesure très précaire puisqu’il s’agissait d’un titre de séjour temporaire [d’un an renouvelable - ndlr]. » Que se passe-t-il le jour où ces mêmes travailleurs décident de ne plus travailler dans le métier en question ? « On se retrouvera de nouveau sans papiers en France, on nous jettera dès qu’on n’aura plus besoin de nous… », craint-elle, regrettant que le gouvernement et les parlementaires ne trouvent pas de « solution concrète » pour les sans-papiers présents en France. « Ils ne vont pas assez loin, ils ne sont pas assez courageux. Ces lois sur l’immigration ne fonctionnent pas. »

À 25 ans, Rachel dit avoir quitté son pays pour une vie meilleure et a rejoint la France pour « trouver la paix » au printemps 2023. Très vite, elle a décroché un travail dans l’agriculture, dans le sud de la France, constatant les besoins énormes en main-d’œuvre de ce secteur. L’exploitant agricole aurait d’abord hésité à recruter une sans-papiers, mais aurait fini par céder, au pied du mur, alors que la période de récolte avait déjà débuté et qu’il manquait de bras.

Si Rachel a « bien aimé travailler là-bas », elle nourrit toutefois d’autres ambitions : étudier, se former à un métier. Mais elle constate toutes les barrières qui s’imposent à elle, comme aux membres de la communauté avec laquelle elle vit aujourd’hui. Certains sont présents en France depuis sept ans et n’ont toujours pas pu régulariser leur situation. D’autres ont déjà écopé d’obligations de quitter le territoire français (OQTF). Une ambiance « inquiétante », d’autant que le système lui paraît un brin absurde : « On nous dit qu’on ne peut pas travailler mais pour être régularisé on doit déposer une demande à la préfecture avec des fiches de paie », rappelle-t-elle. 

Des politiques « déconnectés de la réalité »

Sans doute, Rachel aurait-elle eu beaucoup de choses à dire à Gérald Darmanin, dont le projet de loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », reporté à plusieurs reprises après son annonce, en novembre 2022, arrive lundi 11 décembre 2023 à l’Assemblée nationale. Mais pendant ces longs mois d’interminables discussions entre le gouvernement et la droite Les Républicains (LR), le ministre de l’intérieur, toujours prompt à « traiter » - comme on dit dans le jargon – ses alliés potentiels pour décrocher une majorité au Parlement, s’est montré beaucoup moins allant pour être à l’écoute des premiers concernés.

Résultat, la loi s’est écrite dans le huis clos des hautes sphères de l’État, où l’on soupèse au trébuchet les conséquences des choix effectués. Non pour les étrangers concernés, mais pour les états-majors politiques en présence désireux de « capitaliser » sur la « séquence » en envoyant des « signaux » à leur électorat.

La loi s’est déplacée sur un terrain purement politique qui n’a plus d’autre enjeu que lui-même. Elsa Faucillon, députée communiste

« La loi s’est déplacée sur un terrain purement politique qui n’a plus d’autre enjeu que lui-même et a abandonné toute considération pour la vie des gens », résume ainsi la députée communiste Elsa Faucillon. À l’opposé du spectre idéologique, le député Les Républicains (LR) Aurélien Pradié constate, lui aussi, « l’écart entre les défis gigantesques en jeu et le côté misérable des solutions proposées dans ce texte, qui n’est au final qu’une distraction de carrière pour Gérald Darmanin ».

Un ministre qui joue ni plus ni moins que son avenir politique sur ce texte – s’il obtient une majorité, le voilà mis en orbite pour Matignon, et pourquoi pas pour l’Élysée en 2027. Le tout, sous le regard placide d’une première ministre qui tire elle aussi les ficelles dans l’espoir de le faire trébucher.

Des considérations à mille lieues des préoccupations de Karim*, qui a lui aussi suivi les débats autour du projet de loi (le 117e texte sur le sujet depuis 1945), notamment le volet sur le durcissement du regroupement familial adopté par le Sénat début novembre. Au programme : une série de mesures qui ajoutent d’importants critères restrictifs, comme l’obligation pour les proches situés dans leur pays d’origine de présenter une assurance maladie et de passer un examen de langue avant de rejoindre le territoire français. « Ils veulent aussi ajouter des critères sur la rémunération, mais beaucoup de Français vivent avec le Smic aujourd’hui », note-t-il.

Présent en France depuis vingt-trois ans, cet Algérien occupe un poste à responsabilité dans le secteur de la sécurité et détient une carte de séjour de dix ans. Il se dit « révolté » par ces mesures, qui viennent ajouter de la complexité à la complexité. Pour lui comme pour beaucoup d’autres, la procédure de regroupement familial s’est transformée en véritable cauchemar, s’étalant sur dix-neuf mois au lieu de six comme le veut la loi. Les parlementaires et membres du gouvernement sont selon lui « déconnectés de la réalité », « coincés dans leurs bureaux », incapables de faire la différence entre la théorie et la pratique.

Des politiques qui seraient mus par un seul objectif : chercher à « décourager » ceux qui souhaiteraient se lancer dans cette procédure. « L’examen de langue pourrait créer des inégalités entre les gens. On ne choisit pas son conjoint en fonction de son niveau de français », peste Karim, expliquant que ces restrictions viennent attenter au droit à vivre en famille, dont le reste des Français peut jouir sereinement. « C’est pourtant un droit sacré. Cela veut dire qu’ils nous rangent dans une catégorie à part et qu’on n’est pas égaux face à cela. » Pourtant, observe le quadragénaire, les étrangers qui entament une telle procédure travaillent et cotisent. Comme tout le monde.

Outre le durcissement des conditions du regroupement familial, la question de l’accès à la naturalisation concentre aussi les tracas sur les réseaux sociaux. Durant des semaines, sur plusieurs groupes Facebook consacrés à cette procédure, les principaux concernés se sont interrogés sur les potentiels effets de la loi à venir : « Mis à part la durée de présence en France qui passe de cinq à dix ans, quels sont les potentiels changements de conditions ? J’entends dire que les lois s’endurcissent », s’inquiète ainsi Leïla. « La loi de prolongation de la résidence de cinq à dix ans a été votée par le Sénat. Pensez-vous qu’elle sera adoptée ? », demande un autre internaute, qui indique vouloir déposer sa demande avant que la future loi ne soit définitivement votée.

Incertitudes et angoisses pour les immigré·es

Au sein du Groupe d’information et de soutien des immigré·es (Gisti), la juriste Anne Sibley s’est interrogée sur la pertinence de commenter des mesures « qui n’ont toujours pas été validées dans la loi » et déplore le « jeu d’échec politique » en cours. « Les LR veulent montrer qu’ils font aussi bien que le Rassemblement national sur ces questions-là », et tentent de faire passer des « mesures qui, évidemment, se font sur le dos des immigrés », souligne-t-elle.

Lors de l’examen du texte au Sénat la droite « républicaine » a ainsi paru sacrifier toutes ses valeurs sur l’autel d’une course sans fin avec l’extrême droite. À commencer par la « valeur travail », avec une série d’amendements destinés, au nom d’un prétendu « appel d’air », à restreindre le plus possible l’accès au marché de l’emploi des personnes étrangères, qu’elles soient sans-papiers ou demandeuses d’asile, les condamnant dès lors à une vie de débrouille, entre travail non déclaré et maigre allocation pour demandeur d’asile (ADA).

Une attitude particulièrement répressive et hors sol qui, pour Anne Sibley, s’expliquerait entre autres par le contexte de recrudescence des attaques terroristes. À Arras au mois d’octobre, l’attentat perpétré par un jeune originaire d’Ingouchie, dont la famille avait frôlé l’expulsion en 2014, a déclenché une surenchère de discours sécuritaires ; à Annecy au mois de juin, l’attaque au couteau par un réfugié syrien chrétien qui avait déjà déposé une demande d’asile en Suède a libéré la parole raciste. Or, relève la porte-parole du Gisti, « le projet de loi vise très majoritairement des personnes qui ne sont pas concernées par ça ».

En s’attaquant au droit du sol, au regroupement familial, à la naturalisation, à la délivrance des titres pluriannuels selon des critères de maîtrise de la langue, aux titres de séjour « étudiant » ou « étranger malade », mais aussi à l’aide médicale d’État (AME) – dont Patrick Stefanini, ancien directeur de campagne de Valérie Pécresse a rappelé l’importance, déplorant « les postures » de sa propre famille politique sur le sujet –, ou encore à la réduction octroyée aux étudiants sans papiers pour les transports en commun, le gouvernement comme la droite ont en effet ciblé M. ou Mme tout le monde : des personnes étrangères présentes en France pour étudier, travailler, rejoindre des proches ou accéder à des soins non disponibles dans leur pays d’origine. 

La voix des étrangers ne compte pas.  Rachel*, travailleuse sans papiers

À aucun moment en depuis un an, ce public n’a été consulté ou entendu s’agissant d’un texte de loi qui, s’il était voté en l’état, pourrait pourtant fouler aux pieds les droits fondamentaux des personnes étrangères en France. « Ils n’ont pas besoin de l’avis des étrangers ; ils s’en fichent, ils font comme ils veulent de toute façon, estime Rachel. Ils auraient pu prendre le temps de nous écouter et de nous demander ce qu’on peut apporter au pays. Mais la voix des étrangers ne compte pas. » 

« On n’a jamais demandé l’avis des premiers concernés, que ce soit les sans-papiers, les demandeurs d’asile ou les réfugiés », affirme également Bchira, déléguée de la Coordination des sans-papiers de Paris (CSP75), dont le collectif dénonce depuis la loi Collomb de 2018 les nombreuses problématiques qui s’imposent aux étrangers en France. « On s’attendait à une réforme qui facilite les choses et non qui les complexifie encore davantage. »

Elle pense aux femmes sans papiers, « grandes oubliées » de ce projet de loi, à la « diabolisation » des demandeurs d’asile d’abord perçus comme des « menteurs », à la criminalisation des exilé·es avec l’accent mis sur les expulsions et la « fermeté », ou encore à la dématérialisation en préfecture. « Être dans un pays où on cherche juste à détester les étrangers, c’est compliqué à vivre », complète Rachel, qui se protège parfois en refusant d’écouter les débats, mais se fait peu d’illusions pour la suite.

« On verra bien ce qui sera voté », souffle Delphine Rouilleault, directrice générale de France terre d’asile. Mais quand bien même le texte finalement adopté serait, du fait des pressions de la dite « aile gauche » de la majorité présidentielle, « plus raisonnable » que celui que les sénateurs avaient voté, ce débat aura conduit les macronistes du Sénat à voter la fin du droit du sol ou la préférence nationale pour les aides sociales. 

Un vote « purement tactique », justifiait alors, le sénateur François Patriat, proche d’Emmanuel Macron, soulignant qu’il s’agissait ainsi d’offrir une victoire à LR au Sénat afin de mieux battre LR à l’Assemblée. Reste qu’à force de jeux tactiques et de postures politiciennes, « les digues ont sauté, elles seront dures à reconstruire, et le gouvernement portera une responsabilité réelle dans cette dérive en ayant refusé d’assumer une ligne ferme de défense des valeurs républicaines », assène Delphine Rouilleault.

Près d’un an après la réforme des retraites, qui avait mobilisé comme jamais dans les rues de France, le projet de loi sur l’immigration, dont le volet « régularisation » pourrait pourtant concerner plusieurs dizaines de milliers de salariés, ne suscite en tout cas ni mobilisation syndicale d’ampleur, ni intérêt médiatique patent, autre que celui sur une supposée déferlante migratoire – une thèse qui résiste pourtant à l’épreuve du réel, comme ne cesse de le répéter le chercheur au Collège de France François Héran, auteur de Parlons immigration en 30 questions (Doc’ en poche).

Certaines associations d’aide aux étrangers ont certes été auditionnées au début du processus, mais nombreuses sont celles qui estiment n’avoir pas été entendues aujourd’hui. Le Gisti, lui, a refusé d’emblée de participer aux consultations, refusant de donner quitus aux supposées « bonnes intentions » du gouvernement.

Quant à la Défenseure des droits, Claire Hédon, elle prenait la plume, samedi 9 décembre dans Le Monde, pour alerter sur ce texte « d’une gravité majeure pour les droits fondamentaux des étrangers » et dénoncer « la surenchère démagogique lors des débats parlementaires, notamment au Sénat, [l’ayant] aggravé au mépris des obligations constitutionnelles et internationales de l’État ». Étudié à partir de lundi à l’Assemblée nationale, le projet de loi devrait être soumis au vote des députés le 22 ou le 23 décembre, juste avant Noël.


 


 

Elsa Faucillon :
« La gauche doit faire entendre
un autre récit sur l’immigration »

Diego Chauvet sur www.humanite.fr

Alors que l’Assemblée entame la lecture du projet de loi de Gérald Darmanin, la députée communiste Elsa Faucillon, cheffe de file GDR sur le sujet, entend mener la « bataille culturelle » durant les débats. Avec une attention particulière sur la régularisation des travailleurs sans papiers. Interview.


 

Le projet de loi sur l’immigration arrive en seconde lecture à l’Assemblée. Que pensez-vous du texte après son passage au Sénat ?

Elsa Faucillon : Le projet de loi initial était très clairement déséquilibré et allait compliquer les conditions de vie des étrangers présents sur notre territoire. Son passage au Sénat l’a considérablement durci, et les débats ont été marqués par des propos abjects et xénophobes. La droite dite républicaine a emboîté le pas à nombre de thèses et de propositions de l’extrême droite. Les sénateurs Renaissance les ont validés à travers leur vote.

Lors de l’examen en commission des Lois à l’Assemblée, nous avons essayé de nettoyer le texte voté au Sénat. Nous avons obtenu le retrait de la suppression de l’AME (aide médicale d’État – NDLR) et du conditionnement à cinq ans de présence sur le territoire pour le versement des APL et des allocations familiales. Mais il reste beaucoup de choses : je pense au durcissement du regroupement familial ou encore aux quotas, même transformés en objectifs chiffrés.

Avec notre groupe, mais aussi avec les députés de gauche, nous refusons que l’Assemblée nationale puisse être la caisse de résonance de propos xénophobes. La majorité relative a été pour le moins silencieuse face à ce déferlement. Même si elle a semblé adoucir ce qu’a fait le Sénat, en réalité, elle en valide les thèses.

C’est vrai de la « submersion migratoire », mais aussi de celle, infondée et dangereuse, de « l’appel d’air », voire de la théorie du « grand remplacement ». Des charognards tentent d’exploiter des faits divers, certes graves, pour tenter d’imposer la guerre civile. Nous devons tenir et exprimer frontalement notre opposition, mener la bataille politique et culturelle.

Quel est l’objectif de la majorité et de la droite ?

Elsa Faucillon : La majorité sénatoriale a tourné le dos à toute ambition d’inclusion républicaine pour les personnes venant d’ailleurs. Ce sont des pans entiers de l’échiquier politique qui décrochent et renoncent à ce qui a fait notre histoire, mais aussi l’État de droit. Chez les macronistes, le soutien à Gérald Darmanin est assez fort, même s’il se manifeste par une forme de silence. L’aile dite de gauche de la Macronie s’est rapidement rangée derrière le rapporteur et le ministre.

Sur les trente dernières années, les lois sur l’immigration vont toutes dans le même sens. Chaque président de la République a voulu se montrer plus ferme que les autres. C’est une stratégie électorale selon laquelle la course avec l’extrême droite serait profitable. Or, on sait qu’elle ne fonctionne pas, et qu’elle se retourne toujours contre celui qui l’adopte. Ces lois empilées viennent compliquer les droits des étrangers, alourdir leur parcours administratif. Elles fabriquent des sans-papiers qui restent sur le territoire et dans la pauvreté.

La gauche semble pourtant inaudible. Au-delà des questions humaines sur la question de l’accueil, comment allez-vous mener cette bataille ?

Elsa Faucillon : Sur la question de l’immigration, on a peut-être trop déserté cette bataille culturelle. Pour de bonnes et de mauvaises raisons. Ce n’est pas la préoccupation principale des Français, qui se soucient davantage du niveau des salaires, du logement, etc. Mais si on ne mène pas cette bataille, l’offensive réactionnaire gagne du terrain.

Nos voix doivent permettre de faire entendre un autre récit sur l’immigration, la ramener à une proportion rationnelle. Il faut dire la réalité, qui sont ces personnes qui arrivent dans notre pays, qui aspirent à s’intégrer, à scolariser leurs enfants. Quand on leur accorde l’hospitalité, les choses se passent bien.

Le droit au travail le plus tôt possible, y compris pour les demandeurs d’asile, c’est le plus sûr moyen d’une insertion rapide. La régularisation des sans-papiers, c’est une garantie pour toutes et tous. Nous souhaitons au moins obtenir celle des travailleurs.

C’est une mesure de justice pour tous ceux qui exercent des métiers utiles à la société, et dont les patrons se servent pour imposer des conditions de travail qui sortent de tout cadre légal. De ce fait, ces régularisations sont aussi une mesure de protection de l’ensemble des travailleurs de ce pays.


 


 

Droit d’accueil :
quarante ans de reculs

Zoé Neboit  sur www.politis.fr

Le projet de loi Darmanin arrive après quatre décennies au cours desquelles la gauche comme la droite ont fait de l’immigration un enjeu sécuritaire, au détriment de l’accueil des migrants.

Qu’avons-nous fait de l’asile ? Que reste-t-il de la France comme terre d’accueil ? Les gouvernements se suivent et se ressemblent, et les ministres de l’Intérieur entendent, tous, marquer leur passage de leur loi « asile et immigration ». Gérald Darmanin n’y échappe pas. Et si sa loi, prévue fin mars, a été reportée, elle promet de durcir plus encore les droits des étrangers.

Comment en est-on arrivé là ? Obligation de quitter le territoire (OQTF) ; possibilité d’expulsion express de ressortissants qui séjournent en France depuis plus de dix ans ; généralisation du juge unique à la Cour nationale des demandeurs d’asile (CNDA)… Sous le jargon administratif alambiqué du droit des étrangers, réside un « un vaste plan de restrictions des droits au séjour et d’expulsions massives sous fond d’amalgame généralisé entre l’immigration et la délinquance » résume Anna Sibley, juriste au Gisti (Groupe d’information et de soutien aux immigré·es).

Le texte est présenté à l’automne dernier dans un contexte émotionnel particulier. Le meurtre de Lola, 12 ans, par une femme algérienne sous le coup d’une OQTF est exploité dans toute sa moelle par l’extrême droite, mais aussi par la majorité présidentielle.

Avec la mesure qui caractérise habituellement ses prises de parole publiques, Gérald Darmanin explique vouloir rendre « impossible la vie des OQTF en France ». Vantée comme « équilibrée » entre « humanisme et fermeté », sa loi présente un caractère éminemment dangereux et répressif qui n’a jamais fait l’ombre d’un doute pour les associations de solidarité.

« À chaque fois, on a l’impression qu’on a atteint un seuil. Mais il faut reconnaître leur formidable inventivité dans le répressif, dont les trouvailles parviennent même à nous étonner », ironise Jean-François Martini, juriste et également membre du Gisti. Le projet de loi apparaît comme la couche supplémentaire d’un mille-feuille législatif déjà bien fourni.

Si quelques rares avancées ont été rendues possibles au cours des dernières années par des décisions de justice, à l’instar de la décision du Conseil constitutionnel qui a consacré la fraternité comme principe à valeur constitutionnelle dans l’affaire Cédric Herrou, on retient surtout les inquiétants reculs contre les droits.

Depuis 1980, sans compter les circulaires, décrets et autres mesures plus discrètement glissées dans des textes portant sur la sécurité ou le travail, ce ne sont pas moins de dix-sept lois majeures qui ont réformé le droit des étrangers et l’asile en France. Dit autrement, l’arsenal législatif s’est doté d’une nouvelle loi en moyenne tous les deux ans. Pourquoi ?

Des mesures toujours plus répressives

« Régulation des flux », « contrôles à la frontière » ou encore « intégration républicaine » sont des éléments de langage récents. Ce n’est qu’à la Libération, avec l’ordonnance du 2 novembre 1945, qu’est octroyée à l’État la responsabilité de cadrer l’immigration, notamment via le travail. Durant les trente années qui suivront, la France se montrera plus accueillante, en raison d’un besoin massif de main-d’œuvre.

Les circulaires Marcellin-Fontanet de 1972 annoncent un tournant en conditionnant le titre de séjour à l’obtention d’un travail et d’un logement. La même année, le Gisti est créé. À la suite d’une mobilisation massive des sans-papiers, les mesures sont annulées trois ans plus tard par le Conseil d’État.

À partir du moment où l’État providence a été vidé de sa substance, on a accusé l’immigration de tous les maux.

Mais le ton est donné : « À partir du moment où l’État providence a été vidé de sa substance, on a accusé l’immigration de tous les maux, explique Marius Roux, juriste en droit des étrangers et membre du collectif Fontenay Diversité. Après, ça a été la course à l’échalote pour savoir qui serait capable de faire une loi pire que la précédente. »

La loi Bonnet de 1980 « relative à la prévention de l’immigration clandestine » est la première à porter atteinte à l’ordonnance de 1945. Le séjour irrégulier devient un motif d’expulsion. « On fait définitivement de l’ensemble des étrangers en France une population asservie et traquée, dont on réduit le nombre à volonté », écrit alors dans une tribune publiée par Le Monde le père André Legouy, militant des droits des étrangers et cofondateur du Gisti, après l’expulsion du journaliste Simon Malley, d’origine égyptienne.

ZOOM : Chronologie d’une frénésie législative sur l’immigration

« Avec les alternances politiques, dans les années 1980, on observe un va-et-vient sur les questions migratoires », constate Jean-François Martini. En 1984 est créée la carte de résident universelle, demandée par les militants depuis dix ans. Mais la loi Pasqua de 1986 impose un ensemble de mesures très répressives, sur lesquelles celle de Joxe en 1989 revient partiellement. « Droite ou gauche, les objectifs sont les mêmes : c’est juste une question d’intensité », conclut le juriste.

L’extrême-droitisation de la question migratoire

Ces sauts de puce législatifs se produisent dans un contexte où la voix du FN s’élève de plus en plus dans l’espace public. Aux élections législatives de 1986, Jean-Marie Le Pen est élu député aux côtés de 34 autres cadres du parti. Du jamais vu. « La question de l’immigration a été politisée par Jean-Marie Le Pen à cette époque, explique Anna Sibley. On se disait qu’il valait mieux exposer les idées du FN que les cacher. Aujourd’hui, on peut sérieusement se questionner sur les conséquences de cette stratégie. »

Un questionnement qui traverse également Marius Roux : « À chaque fois, on est allé crescendo dans le mauvais sens. On s’est inquiété de la montée de l’extrême droite dans le débat public, et cela a eu l’effet exactement inverse. » Au fil des réformes, les personnes exilées apparaissent de plus en plus comme des dangers potentiels à contenir hors de nos frontières.

À chaque fois, on est allé crescendo dans le mauvais sens.

À titre d’exemple, la durée d’enfermement en centre de rétention administrative (CRA) n’a fait que s’allonger via les lois Bonnet en 1980, Pasqua en 1993, Debré en 1997, Sarkozy en 2003, Besson en 2011 et Collomb en 2018. On retire une à une leurs libertés aux réfugiés « en les mettant littéralement en quarantaine sociale », expose Gérard Sadik, responsable de la thématique asile à la Cimade. Depuis 1991, les demandeurs d’asile n’ont plus le droit de travailler.

Des expressions naguère prisées de l’extrême droite sont recyclées par les ministres se succédant place Beauvau. Au lendemain de la victoire de Jacques Chirac face à Jean-Marie Le Pen au second tour, Nicolas Sarkozy s’inquiète des « dérives » du droit d’asile qui en feraient « un vecteur d’immigration irrégulière » et entend légiférer à propos des « abus » de « mariages blancs ».

Quinze ans plus tard, deux mois après l’élection d’Emmanuel Macron face à Marine Le Pen, son ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, s’alarmera face au risque de « l’appel d’air » et de la « spirale ». Il parlera même de « submersion » migratoire.

Parallèlement, certaines promesses jamais tenues deviennent le symbole d’une gauche dépourvue de courage. Le droit de vote des étrangers aux élections locales, proposé par Mitterrand en 1981, abandonné par Jospin aux portes du Sénat en 2000, repris par Hollande en 2012 puis à nouveau enterré lors de la « crise syrienne » de 2015, en livre un exemple manifeste.

Les contextes changent, les recettes restent

La dernière version, publiée mi-mars, du sondage annuel sur le droit de vote des étrangers réalisé depuis 1994 par La Lettre de la citoyenneté, indique pourtant que 68 % de la population y est favorable. Une part en constante augmentation depuis 2013, alors à 54 %. Malgré cela, il apparaît aujourd’hui presque inconcevable qu’une telle mesure puisse figurer au menu de la loi Darmanin.

Les contextes changent, mais la recette reste la même : à des discours simplistes – « être méchants avec les méchants, gentils avec les gentils »  succède tout un lot de dispositions techniques et complexes qui ajoutent de la maltraitance.

Aujourd’hui en France, personne n’est plus capable d’appliquer le droit des étrangers.

« Aujourd’hui en France, personne n’est plus capable d’appliquer le droit des étrangers, constate Jean-François Martini, il faut un niveau d’hyperspécialisation. Comment un fonctionnaire de préfecture pourrait intégrer une masse aussi dense d’informations ? » Un constat que Marius Roux fait tous les jours : « Dans nos permanences, nous passons notre temps à contester des OQTF. Nous n’avons plus celui d’aider les personnes sur tous les autres volets de la vie », se désole-t-il.

Pire, il n’est pas rare que l’État français se rende responsable de fautes graves : « Des réfugiés ont été renvoyés dans leur pays d’origine. C’est complètement contraire au droit », atteste Gérard Sadik. En octobre dernier, les autorités avaient ordonné des expulsions vers la Syrie, bafouant le droit français, européen et international. Les OQTF n’avaient pu être empêchées que parce que l’ambassade syrienne avait refusé de délivrer un laissez-passer.

   publié le 11 décembre 2023

Mayotte : Élisabeth Borne fait encore des promesses, mais les crises perdurent

Caroline Coq-Chodorge sur www.mediapart.fr

La première ministre a fait un crochet par Mayotte pour tenter d’apaiser une île en souffrance. Elle a promis de nouveaux investissements pour l’eau, le logement ou la santé. Seulement, les engagements multipliés depuis des mois par le gouvernement n’ont jusqu’ici rien arrangé à la situation.

Les ministres défilent à Mayotte, avec chacun·e leurs lots de promesses d’apaisement et d’investissements en centaines de millions d’euros. En juin, le ministre de l’intérieur, Gérard Darmanin, a orchestré l’opération « Wuambushu » de destruction de bidonvilles et d’expulsion des personnes en situation irrégulière. Fin octobre, il devait revenir sur l’île française de l’archipel des Comores, et se confronter sans doute à l’échec de cette opération censée mettre fin aux éruptions de violence. Le ministre des outre-mer, Philippe Vigier, multiplie les allers-retours pour parer au plus pressé face à la crise de l’eau, dont les habitant·es sont toujours privé·es à leur robinet deux jours sur trois.

Vendredi 8 décembre, la première ministre Élisabeth Borne a fait un saut de puce et annoncé de nouveaux investissements dans la santé, le logement, l’aide sociale à l’enfance, la protection maternelle et infantile et les transports scolaires. Elle a aussi annoncé élargir les droits à la santé, bien plus restreints qu’en métropole : la complémentaire santé solidaire (l’ex-CMU-C) sera ouverte aux Mahorais et Mahoraises le 1er janvier prochain.

Toutes ces promesses ne suffisent pas. À son arrivée en barge à Mamoudzou, elle a été huée par des manifestant·es dénonçant une « sous-France », un « paradis transformé en enfer ».

Selon un médecin de l’hôpital de Mayotte, ce n’est pas l’eau ou l’accès aux soins – le département est pourtant le moins doté de France en médecins généralistes ou spécialistes, de très loin – mais bien « l’insécurité qui est dans toutes les conversations ». Les vagues de violence se succèdent et ont repris ces quinze derniers jours : « Il y a beaucoup de blocages de routes sur l’île, de caillassages de voitures, des bus de transports scolaires, raconte Paul Vanweydeveld, secrétaire du syndicat d’enseignant·es SNEP-FSU. Recevoir une brique ou un marteau à travers son parebrise, c’est violent. Il y a aussi des vols violents, avec des tournevis ou des poignards. Ces quinze derniers jours, six collègues se sont fait agresser à leur domicile. »

L’enseignant explique que les bandes violentes sont des « gamins abandonnés, qui n’ont plus de famille ». « Mais on s’interroge, car ils sont très bien organisés, précise t'il. Il y a eu des attaques de plusieurs établissements scolaires en même temps, pour régler des comptes entre bandes. C’est traumatisant pour le personnel et les élèves ».

Les services de santé et de secours sont également visés. Un médecin de l’hôpital, qui souhaite conserver son anonymat, raconte « une intervention en urgence, pour un arrêt cardiaque » : « On s’est retrouvés au milieu d’affrontements très violents entre les gendarmes et des jeunes, c’était hallucinant. Il fallait traverser un pont pour rejoindre la victime, mais ce n’était pas possible. Les pompiers sont passés sous la protection des gendarmes, ont commencé la réanimation, mais ils ont dû cesser. Le patient est décédé. », relate l'hospitalier.

Des bidonvilles sous les gaz lacrymogènes

Les bidonvilles souffrent aussi de la violence, cette fois celle des forces de l’ordre, récemment consolidées par un nouvel escadron de 80 gendarmes mobiles. Hassane, qui habite un banga de Kawéni, près de Mamoudzou, explique n’avoir pas dormi depuis « trois jours » : « Des jeunes et la Bac [la brigade anticriminalité – ndlr] s’affrontent, et ils nous arrosent de gaz lacrymogène, le quartier est pris au piège. Ils en ont lancé près de la mosquée, à 18 heures, dans les rues du quartier. Des personnes âgées, des petits-enfants souffrent. Mais ces bandes de jeunes, ils ont entre 12 et 14 ans ! »

Dans de telles conditions, de nombreux métropolitains, qui travaillent dans les services publics, quittent l’île. Sur les cinq maternités de l’île, deux sont déjà fermées, et celle de Kangani serait menacée de fermeture à la fin de l’année, faute de personnel, selon nos informations.

L’Éducation nationale fonctionne à majorité avec des contractuel·les. Quant aux enseignant·es diplômé·es, elles et ils « ne sont pas encouragés à s’engager, parce que les gouvernements successifs ont préféré accorder des primes à l’installation plutôt que des majorations des salaires » : « Notre salaire est majoré de 40 %, ce qui n’est plus suffisant parce que la vie est chère à Mayotte, difficile, et que nos conditions de travail sont terribles. On demande une majoration de salaire de + 80 %, comme les gendarmes. Mais on n’est pas entendus, et les gens partent », regrette Paul Vanweydeveld.

Les réserves d’eau remplies à 6 %

Il n’y a pas d’accalmies non plus du côté de la pénurie d’eau. La saison des pluies a débuté, mais trop timidement. Les deux réserves d’eau de l’île ne sont plus remplies qu’à 6 % de leur capacité. C’est désormais de l’eau boueuse qui est filtrée avec difficulté par les usines de traitement. Jeudi 7 décembre, la préfecture de Mayotte a alerté sur la présence de métaux lourds dans 28 prélèvements. Dans plusieurs communes, l’eau du robinet, même bouillie, a été interdite à la consommation. L’alerte a été levée le lendemain après une nouvelle série de prélèvements, tous conformes, assure l’Agence régionale de santé.

Anthony Bulteau, le coordonnateur à Mayotte de l’ONG Solidarités International, spécialisée dans la gestion de l’eau dans les situations de crise, explique que « les travaux sur l’usine de dessalement de Petite-Terre et des forages devraient produire 20 000 mètres cubes. Mais aujourd’hui, Mayotte consomme 27 000 mètres cubes d’eau. 7 000 mètres cubes d’eau vont manquer si on ne peut plus prélever dans les retenues, que les pluies actuelles ne suffisent pas à remplir. Les coupures d’eau ne vont pas s’arrêter demain, et vont peut-être s’accentuer ».

Les habitant·es font ce qu’ils peuvent. Celles et ceux des bangas consomment l’eau de pluie, récupérée avec des installations de fortune, et s’évitent ainsi la corvée de l’eau. « Mais cette eau, qui ruisselle sur les toitures en tôle, n’est pas potable, et est stockée dans de mauvaises conditions. Les autorités commencent tout juste à envisager les solutions que notre ONG promeut dans de telles situations de crise : la généralisation de la collecte d’eau de pluie, afin de diminuer la pression sur la ressource, et la distribution de comprimés de chlore à la population qui consomme cette eau », précise Anthony Bulteau.

300 000 bouteilles d’eau sont distribuées gratuitement chaque jour, mais de nombreux habitant·es n’y ont pas accès. Les personnes en situation irrégulière craignent d’être contrôlées par la police, et certaines mairies « demandent des certificats de résidence », explique Hassane, l’habitant d’un banga de Kawéni. « Nous n’en avons pas. Je n’ai jamais pu récupérer un pack d’eau », se désole-t-il. Être présent aux distributions est également difficile pour les Mahorais et Mahoraises, « car les distributions ont lieu en journée, sur [leurs] heures de travail », explique Racha Mousdikoudine, porte-parole du collectif « Mayotte a soif ».

Alors, elle cuisine avec « une eau pleine de résidus » : « On espère ne pas tomber malade. Moi, j’ai envoyé mes enfants à La Réunion, chez ma mère. Ils ne reviendront pas, parce qu’il va y avoir une escalade de la violence sur l’île », prédit-elle.

 

  publié le 10 décembre 2023

Le maître du monde
face aux prolétaires

par Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

Fort d’une fortune de 192 milliards de dollars, M. Elon Musk tente de conquérir le ciel avec Space X et Starling, les routes avec Tesla, les réseaux de communication avec X. Tout à son fantasme de domination mondiale, il en oublie qu’ici bas, dans la réalité matérielle, les seuls producteurs de richesses et de valeur sont les travailleurs et les créateurs. Les prolétaires de Suède viennent de le lui rappeler dans l’unité et avec force. Entre deux crachats antisémites, il doit se rendre à l’évidence : sa richesse n’est que le résultat de l’exploitation capitaliste des travailleurs et du pillage du travail des scientifiques des secteurs de la recherche publique. Pour augmenter encore la plus value qu’il extorque de l’exploitation du travail, il refuse d’appliquer les conventions collectives des pays ou il s’implante. C’est ce qu’il s’apprête à faire en Suède. L’enjeu est énorme pour tous les salariés de ce pays, mais bien au-delà pour tous les travailleurs européens. Alors que le président de la République se vante d’avoir signé un accord pour implanter l’une de ses usines dans le nord de La France, il faut donc y regarder à deux fois. Avec le terrain et une baisse d’impôt en guise de cadeau de bienvenu, le mandataire du capital qui occupe l’Élysée veut aussi fournir une main-d’œuvre à bon marché qui permettrait d’entailler encore plus le droit social Français. Tout ceci au nom de… « l’emploi », qui a décidément bon dos.

Preuve, s’il en fallait, que la lutte des classes existe et qu’elle se déploie chaque jour dans le vacarme des débats nauséabonds sur « la guerre des identités » ou de « civilisation ». Autant de diversions pour cacher celle que mène le capital contre le travail et le nouveau prolétariat.

Refusant de signer une convention collective à 130 mécaniciens-réparateurs de voiture électrique Tesla, répartis dans sept concessions en Suède, le magnat nord-américain a déclenché une réaction en chaîne qui fait honneur à la classe ouvrière. Les mécaniciens ont cessé le travail à l’appel de leur syndicat IF Metal pour obtenir « des conditions de travail équitables et sûres, comparables à celles d’entreprises similaires dans le pays ». Ce mouvement, soutenu par huit autres syndicats, a mis en branle une multitude de travailleurs de différents métiers pour faire comprendre à Tesla que, sans eux, sans leur travail, rien ne fonctionne, vérité universelle que cherche à maquiller, en tout temps et en tout lieu, le capital. Les garagistes refusent ensuite de réparer les voitures Tesla. Puis les dockers refusent de décharger les voitures électriques des bateaux. Les électriciens laissent les bornes de recharge en panne. Les facteurs ne livrent plus le courrier, les pièces détachées et les plaques d’immatriculation. Les agents d’entretien ne font plus le ménage. Dans d’autres pays nordiques et en Allemagne, les salariés et leurs syndicats s’apprêtent aussi à se mettre en mouvement.

Honneur aux ouvriers suédois ! Ils doivent pouvoir bénéficier de notre soutien actif pour le droit et le progrès social. À la veille des élections européennes, ils nous rappellent la nécessité de faire voter des directives protectrices pour les travailleurs et entraver ainsi la route pavée par le capital et ses mandataires pour que Musk et ses épigones s’essuient les pieds sur le droit social. Pour cela les prolétaires de tous les pays doivent s’unir et agir.


 

 

En Suède, dix syndicats
à l’assaut de Tesla

Nicolas Lee sur www.humanite.fr

Le plus gros vendeur de voitures électriques du monde, Tesla, refuse de signer les conventions collectives suédoises. Un mouvement de grève très suivi paralyse l’activité de l’entreprise dans le pays.

Suède, correspondance particulière.

La Suède est-elle en train de renouer avec son histoire sociale ? « Peu de gens s’en souviennent, mais c’est l’un des pays qui faisait le plus grève en Europe au début du XXe siècle », rappelle Anders Kjellberg, professeur émérite de sociologie de l’université de Lund (Suède). Depuis, avec le modèle social réputé unique du pays, le nombre de conflits sociaux a chuté. Le 27 octobre, la grève des salariés des dix centres de réparation de voitures Tesla à l’appel du syndicat IF Metall, a donc surpris le monde entier. Dans les semaines suivantes, le mouvement est devenu encore plus retentissant, avec pas moins de neuf syndicats qui l’ont soutenue par des actions de solidarité : ceux des transports, des électriciens ou encore celui du BTP.

À l’origine de ce conflit, la firme automobile Tesla refuse de signer les accords collectifs de branche avec le syndicat IF Metall, deuxième en nombre de membres. Après cinq années passées à faire miroiter une hypothétique signature, Tesla a claqué la porte des négociations, fin octobre. Le conflit s’articule notamment autour des salaires, des assurances et des pensions de retraite. Autant d’éléments inscrits dans les conventions collectives qui couvrent 90 % des salariés suédois.

« Tesla risque d’ouvrir une brèche »

Pour Marie Nilsson, présidente d’IF Metall, l’organisation doit défendre bec et ongles cette spécificité. « C’est la manière dont le système de protection des salariés s’applique en Suède. Les droits des travailleurs – à la différence d’autres pays européens – sont principalement garantis par ces accords collectifs », précise-t-elle. Si la mobilisation ne concerne peut-être que 130 mécaniciens, la représentante y voit une offensive plus globale contre le système des accords collectifs.

Une vision partagée par Britta Lejon, présidente du syndicat suédois des fonctionnaires Statstjänstemannaförbundet, « Tesla risque d’ouvrir une brèche et inciter d’autres entreprises à reconsidérer l’utilité des négociations », s’inquiète la chef de file de l’organisation. Ses membres, qui comprennent notamment des postiers, mènent depuis le mardi 21 novembre une grève de solidarité et bloquent tous les courriers à destination des ateliers Tesla. La multinationale se retrouve donc dans l’impossibilité de mettre ses nouveaux véhicules en circulation, les plaques d’immatriculation étant d’habitude livrées par la poste. « La livraison des pièces nécessaires à la réparation mais aussi celle des plaques d’immatriculation sont interrompues », confirme Britta Lejon.

Tesla n’a pas tardé à réagir, Elon Musk, patron de l’entreprise, lâchant sur son réseau social X un « C’est de la folie ! » en réponse à cette solidarité. Ce lundi 27 novembre, Tesla a déposé plainte contre l’État afin de récupérer les plaques d’immatriculation auprès de l’agence publique qui les met à disposition. Une autre action en justice contre PostNord – entreprise des postes détenus par les États suédois et danois – a été lancée pour demander la reprise des livraisons.

« Nous savons que la grève sera longue »

« Jour après jour, on reçoit de plus en plus de soutien », se réjouit David (1), en grève depuis un mois dans une ville de l’ouest de la Suède. Pour le jeune « senior technician » de 25 ans, l’offensive de Tesla est un signe encourageant : « C’est que les effets des actions solidaires portent leurs fruits. » Avec une compensation à 130 % de son salaire par le syndicat IF Metall, il se fait le porte-parole de ses collègues avec lesquels il se réunit régulièrement « Nous savons que la grève sera longue, mais nous attendrons le temps nécessaire pour faire revenir Tesla à la table de négociations. »

La décision temporaire de tribunal du Norrköping saisi sur la plainte contre l’agence des transports a d’ailleurs surpris Anders Kjellberg. « En ordonnant à l’administration publique de mettre à disposition les plaques d’immatriculation directement à Tesla, le tribunal remet d’une certaine manière en cause les mesures de solidarité », avertit le sociologue. D’autre part, le droit de grève inscrit dans la Constitution exige une neutralité de l’État lors des conflits sociaux, or, « par cette décision, la cour ordonne à l’État de renoncer à sa neutralité ».

En parallèle, « les organisations patronales observent attentivement l’évolution de la situation. Ils considèrent ce conflit comme une opportunité stratégique pour remettre en question le droit aux actions solidaires, longtemps source de puissance pour les syndicats », conclut Anders Kjellberg.

(1) Le prénom a été modifié.

 

   publié le 10 décembre 2023

Extrême droite : une armée au service de la bataille culturelle

Florent LE DU sur www.humanite.fr

Des identitaires aux « parents vigilants », des groupuscules aux partis politiques, les nationalistes de tout poil étendent leurs concepts et influence dans quasiment toutes les sphères de la société. Une diffusion des idées qui délie les langues et s’ancre dans les esprits.

Tous les acteurs de l’extrême droite mènent ensemble la même bataille culturelle. Des élus RN et Reconquête aux groupes identitaires, ils cherchent à faire entrer dans les esprits qu’un « enjeu civilisationnel » serait en train de se nouer. « Une vision de la société française qui oppose le « nous » à « eux » », résume le sociologue Samuel Bouron. Par des pressions, des événements médiatiques, des rassemblements ou des raids organisés, ils sont des centaines, voire des milliers de militants au service de la diffusion de cette idéologie.

Leur combat est désormais livré dans quasiment tous les secteurs de la société, aussi bien sur les plateaux télévisés, les réseaux sociaux, que dans les écoles, le monde de la culture et les syndicats, afin d’imposer leur agenda et leur vision du monde.

L’arrivée en séance publique de la loi Darmanin à l’Assemblée nationale, ce lundi 11 décembre, sur fond de diabolisation de l’immigration, intervient trois semaines après le meurtre du jeune Thomas Perotto à Crépol (Drôme), le 18 novembre. Un fait divers tragique que l’extrême droite est parvenue à placer au centre de l’actualité, en plus d’imposer son propre récit des événements. Celui de « racailles venues pour planter du Blanc », dixit Éric Zemmour, de « razzias » pour Marine Le Pen ou de « pogroms », selon la chroniqueuse de BFMTV Juliette Briens.

Une vision qui ne résiste pas à l’épreuve des faits : les éléments de l’enquête révélés par le Parisien, mercredi, ont démontré que « rien n’accrédite la thèse d’un raid prémédité ». Mais, sur CNews, Pascal Praud y voit un coup monté : « La réécriture est en marche : vous n’avez pas vu ce que vous avez vu. Le système va vous expliquer. »

Les groupuscules d’extrême droite, eux, défilent de plus en plus, jusqu’à préparer des expéditions punitives, comme à Lyon début novembre ou à Romans-sur-Isère, le 1er décembre, quand 80 néonazis ont déferlé dans le quartier de la Monnaie, avec les noms et adresses des suspects du drame de Crépol. Selon le Canard enchaîné, ces informations leur avaient été communiquées par des membres de la police ou des services de renseignements. Preuve que l’extrême droite tisse partout sa toile et étend ses réseaux.

École : les raids idéologiques de Parents vigilants

L’école est particulièrement ciblée depuis plus d’un an. Dès l’été 2022, Éric Zemmour monte le réseau Parents vigilants pour « combattre la détestation de la France » ou encore l’« idéologie LGBT » et « woke » qui seraient enseignées dans une éducation nationale « islamisée ». Des termes relayés par des tracts diffusés jusqu’au portail des établissements scolaires.

Le réseau revendique aujourd’hui plus de 20 000 membres lui permettant de repérer et relayer tout ce qui lui pose problème à l’école. Sur ses réseaux, massivement repris, Parents vigilants chasse les « livres de propagande immigrationniste et progressiste », les sorties scolaires ou rencontres « faites pour endoctriner », avec des associations, des réfugiés, des imams.

Jusqu’à intimider professeurs et élus, comme à Castelnaudary (Haute-Garonne), dans l’objectif de faire interdire une réunion d’information « sur les questions liées aux spécificités LGBTI + ». À Valenciennes (Pas-de-Calais), une enseignante a même reçu des menaces de mort pour un projet de rencontre entre ses élèves et des migrants. Le rectorat a alors annulé la sortie, Parents vigilants s’en est félicité.

« Les parents sont livrés à des campagnes politiques malsaines, constate quotidiennement Nageate Belahcen, ancienne présidente de la FCPE. Sur les groupes WhatsApp ou Facebook, de fausses informations, sur l’éducation à la sexualité par exemple, ou des messages désignant les familles étrangères comme responsables des maux de l’école, comme le manque de moyens, circulent beaucoup. Ce n’est pas toujours signé Parents vigilants, mais la démarche politique est claire. »

En outre, Nageate Belahcen dénonce un entrisme des Parents vigilants au sein des syndicats, alors qu’Éric Zemmour assure que le réseau a obtenu 3 500 sièges aux dernières élections de représentants des parents d’élèves. Avec le risque qu’il puisse influencer les projets pédagogiques des établissements.

Un entrisme qui inquiète des syndicats d’autres secteurs, alors que les votes en faveur de Marine Le Pen ont augmenté parmi les salariés syndiqués entre 2017 et 2022, pour atteindre au premier tour de la présidentielle, selon une étude de l’Ifop, respectivement 29 et 21 % chez les « sympathisants » FO et CGT. Autre exemple, à Perpignan (Pyrénées-Orientales), Bénédicte Vincent, secrétaire départementale de SUD collectivités locales, alerte régulièrement sur les « accointances entre la FO et le RN » qui « favorisent la politique d’extrême droite de la mairie ».

La culture ciblée

Dans la culture, historiquement visée, les pressions et attaques contre des œuvres qui déplaisent à l’extrême droite se multiplient. Avec les mêmes mécanismes que pour l’école : les représentants politiques du RN et de Reconquête s’insurgent, des militants harcèlent sur les réseaux sociaux et, parfois, certains vont jusqu’aux menaces ou à l’agression.

Les chanteurs Bilal Hassani et Médine en font régulièrement les frais, au même titre que de nombreuses drag-queens, jusqu’à voir certaines de leurs représentations annulées sous la pression et les menaces. L’été dernier, à Avignon, des comédiennes de la pièce Carte noire nommée désir, qui traite de l’hypersexualisation des femmes noires, ont même subi des violences, tandis que le RN, dont la députée Caroline Colombier, s’est saisi du sujet à l’Assemblée. Depuis le 28 novembre, la pièce est rejouée à Paris, avec une sécurité renforcée, alors que sur les réseaux sociaux, les insultes et les menaces perdurent.

Idem pour l’actrice Camélia Jordana, qui a pris position contre les violences policières, une des thématiques du film de Mehdi Fikri, Avant que les flammes ne s’éteignent, visé par les identitaires depuis sa sortie, le 15 novembre. « Des commentaires de haine d’une violence inouïe », relate le distributeur, David Grumbach. Sur le site Allociné, un raid de militants a aussi fait chuter les notes du long-métrage. Et de fausses informations, selon lesquelles le film aurait reçu 900 000 euros de subvention publique (410 000 euros en réalité) circulent via des comptes locaux de Reconquête, de pseudo-spécialistes du cinéma, ou sur le plateau de Pascal Praud.

« Le modus operandi de l’extrême droite est assez clair : une cible est désignée dans des forums ou des cercles de messagerie privée, et tous les moyens possibles sont utilisés pour lui nuire », explique Chloé Florens, directrice générale adjointe de la Société des réalisateurs et réalisatrices de films, qui a décidé de monter une cellule de veille consacrée aux militants d’extrême droite.

« Le pouvoir de nuisance sur ces films ou d’autres qui ont été récemment ciblés parce qu’ils traitent d’immigration, de banlieue ou de la police, reste relatif, complète-t-elle. Mais une petite musique mensongère d’un cinéma biberonné par de l’argent public et qui privilégierait des thématiques dites « de gauche » prend de l’ampleur. » À l’inverse, le film contre-révolutionnaire Vaincre ou mourir, produit par le Puy du Fou, et Sound of freedom, porté par les adeptes de QAnon, ont été l’objet de pressions auprès d’exploitants de salles pour qu’ils soient diffusés.

Les réseaux sociaux, nerf de la guerre

Des médias sont aussi ciblés par les mêmes méthodes. Ces dernières semaines, les journalistes de StreetPress qui travaillent sur les groupuscules violents ont vu leur adresse personnelle circuler sur les réseaux de ces groupes, tandis que l’animatrice de France Inter Charline Vanhoenacker, harcelée après la mauvaise blague de Guillaume Meurice sur Benyamin Netanyahou, a dû être « mise en repos par le médecin ».

Si l’usage des réseaux sociaux, avec notamment une armée de faux comptes appelés trolls, n’est pas propre à l’extrême droite, celle-ci a peut-être mieux compris que d’autres courants comment mener la bataille culturelle sur Internet. « Aidée par le fonctionnement des algorithmes, le laxisme des plateformes, la fascination du public pour les discours radicaux, l’extrême droite a conquis une influence colossale sur notre vie publique », résume ainsi Achraf Ben Brahim dans son livre Pourquoi l’extrême droite domine la Toile (l’Aube, 2023).

Appuyé par des « influenceurs » comme Damien Rieu sur X (ex-Twitter) ou le Raptor sur YouTube (parmi une trentaine d’autres) et le succès des sites de la fachosphère (Riposte laïque, Breizh Info ou Boulevard Voltaire), ce réseau identitaire se révèle aussi une machine à mobiliser. Sur Internet toujours, comme lorsque la cagnotte ouverte pour le policier qui a tué le jeune Nahel, en juin, a récolté 1,6 million d’euros ou, en ce moment, avec une pétition ouverte le 3 décembre par le même Jean Messiha et qui réunit plus de 150 000 signatures en cinq jours afin de réclamer un référendum sur l’immigration.

Ou physiquement : devant des théâtres, des symboles religieux menacés de destruction, des œuvres d’art moderne jugées ou contre des projets de centres d’accueil pour demandeurs d’asile. Le tout accompagné de menaces, voire de violences à l’image de la maison incendiée du maire de Saint-Brevin-les-Pins (Loire-Atlantique), en mars. Mais avec des victoires, de plus en plus fréquentes, qui les renforcent. C’est le cas d’un autre projet de centre pour migrants, à Callac (Côtes-d’Armor), abandonné après plusieurs rassemblements sur place, ou encore d’une statue de la Vierge sur l’île de Ré, de concerts annulés…

« Leurs concepts finissent par entrer dans les têtes »

Les militants de Reconquête et des groupuscules identitaires ont accéléré ce type de rassemblements depuis un peu plus d’un an. « L’objectif est double : mobiliser localement pour garnir les rangs, et mener la bataille culturelle, faire infuser leurs idées dans la société », explique l’historien Nicolas Lebourg.

Samuel Bouron, sociologue des médias, qui, il y a une dizaine d’années, a infiltré ce qui allait devenir Génération identitaire (groupuscule dissous en 2021), explique que « ce type d’actions qui se sont développées ces derniers mois ont surtout pour but d’être médiatisées ». « Cette extrême droite identitaire sait comment fonctionne le jeu médiatique et se sert de faits locaux pour mettre en scène son opposition entre « Français de souche » et ce qu’elle appelle les « allogènes », une population musulmane qui chercherait à les remplacer. »

Et, à force de mobilisation et de relais sur les réseaux ou dans les médias traditionnels, de normaliser cette vision de la société : « Ses concepts finissent par entrer dans les têtes. Le lien entre insécurité et immigration, omniprésent dans ce type d’actions, ou les rassemblements pour Thomas Perotto, est en passe de devenir le discours dominant, constate Samuel Bouron. C’est ce que cherchent avant tout les identitaires, qui sont persuadés que des millions de Français pensent comme eux mais n’osent pas le dire. »

De fait, les langues, y compris racistes, se délient et des points de vue qui paraissaient collectivement inacceptables il y a peu de temps trouvent un écho considérable. D’après un sondage Elabe du 30 novembre, l’affirmation d’Éric Zemmour selon laquelle « deux peuples vivent en France », dont « les Français » qui « subissent un véritable djihad du quotidien », est partagée par 54 % des sondés.

À l’arrivée, Marine Le Pen en récolte les fruits électoraux. « Elle n’a pas à se salir les mains et, pendant ce temps, ce sont ses thématiques, ses concepts qui sont mis en avant », remarque Samuel Bouron. Si, par malheur, elle parvenait au pouvoir, ce serait aussi une victoire des groupuscules, des identitaires, des ultranationalistes. Qui sauront le lui rappeler.

Une milice zemmouriste ?

Après les « parents vigilants », les gros bras d’Éric Zemmour. L’ex-polémiste a annoncé, le 5 décembre, la création du « Groupe de sécurité de Reconquête, GSR ». Ses contours n’ont pas encore été dévoilés mais ce service d’ordre a de quoi inquiéter, au vu du contexte actuel et des violences commises lors du meeting du candidat à la présidentielle à Villepinte, lorsque des militants de SOS Racisme avaient été roués de coups. Le Parti socialiste a d’ores et déjà réclamé la dissolution du GRS, le secrétaire général du parti, Pierre Jouvet, le désignant comme une « milice fasciste pour organiser des ratonnades ».


 


 

Dans les médias, « les chefferies éditoriales ont renoncé à déconstruire le discours d’extrême droite »

Florent LE DU sur www.humanite.fr

Pour mener sa bataille culturelle, l’extrême droite ne bénéficie pas seulement d’invitations dans les médias traditionnels. Ceux-ci reprennent de plus en plus ses mots et ses concepts pour traiter l’information. Ce qu’a observé Pauline Perrenot pour Acrimed.


 

Vous dénoncez, avec Acrimed et l’Observatoire des médias, une « extrême droitisation », à la fois dans la presse écrite et l’audiovisuel. Comment se manifeste-t-elle ?

Pauline Perrenot : Le symptôme le plus visible, c’est que de nombreux concepts portés par l’extrême droite sont désormais jugés dignes d’être discutés légitimement dans des médias généralistes traditionnels. Des mots comme « grand remplacement », « ensauvagement » ou « islamo-gauchisme » ont par exemple été rabâchés et légitimés. 

Au-delà des mots, il y a des tendances structurelles, comme ce que nous appelons les coconstructions de la peur et de la haine. Les préoccupations historiques de l’extrême droite, à savoir l’islam, l’immigration, la sécurité, sont largement et régulièrement surexposées dans l’agenda médiatique.

Surtout, si on étudie l’audiovisuel et la presse écrite sur les trente dernières années, on observe que ces thématiques sont de plus en plus traitées selon des angles qui font écho aux thèses de l’extrême droite. Par exemple, l’émission de France 2 l’Événement, consacrée à l’immigration le 9 novembre, avait pour postulat de départ « Comment réguler les flux migratoires ? » avec une surreprésentation des invités de droite et d’extrême droite.

Vous y voyez un renoncement de la part des rédactions à limiter la diffusion d’idées d’extrême droite, même lorsqu’elles sont mensongères ?

Pauline Perrenot : Les chefferies éditoriales, sociologiquement solidaires des intérêts des classes dominantes, ont le plus souvent renoncé à déconstruire les discours d’extrême droite. Il y a aussi une forme de routine, parfois inconsciente, dans la pratique du journalisme politique qui contribue à cette normalisation. Un journalisme de commentaires qui se concentre sur des petites phrases, la communication des partis. C’est bénéfique pour le RN, car cela est très rarement compensé par un travail de reportage et d’analyse sur la réalité du programme frontiste. 

Le mythe de « Le Pen sociale, candidate du pouvoir d’achat » est à peine déconstruit. Ce sont les mêmes dégâts avec les sondages. Au printemps dernier, alors que des centaines de milliers de personnes manifestaient contre la réforme des retraites, une étude présentant le RN comme « le grand gagnant des retraites », était discutée, avalisée, jamais remise en question.

L’évolution de l’audiovisuel, avec notamment les chaînes d’information en continu, joue-t-elle un rôle ?

Pauline Perrenot : Pour ces chaînes, mais aussi pour le reste de l’audiovisuel, les contraintes commerciales et les rapports de concurrence réclament une production accrue de contenu dans des temps toujours plus restreints. Ce qui a pour conséquence de sacrifier les enquêtes sociales pour privilégier des formats à bas coût, comme les plateaux de « toutologues », spécialistes de rien mais qui s’expriment sur tout. Ce type de formatage du débat public profite toujours au récit dominant, en particulier sur les thématiques de sécurité ou d’immigration. 

Les commentateurs d’extrême droite, qu’ils soient journalistes ou politiques, nagent dans ces dispositifs comme des poissons dans l’eau. Ils sont beaucoup moins interrompus que les autres, ils profitent des cadrages éditoriaux qui sont souvent conformes à leur vision. Pour des intervenants qui sont critiques de l’ordre établi, c’est beaucoup plus difficile.

Il y a une marginalisation des chercheurs et des chercheuses, et les discours qui s’éloignent du périmètre préétabli sont disqualifiés. Les accusations de naïveté, d’ingénuité, d’irréalisme s’abattent facilement. Dans le même mouvement, la gauche est diabolisée, particulièrement depuis les dernières législatives ou encore plus après le 7 octobre. Le tout, au mépris des fondamentaux journalistiques : le contradictoire, les éléments factuels…

Au-delà même des émissions de CNews ?

Pauline Perrenot : Oui, même si le développement de ce front ouvertement réactionnaire qu’est le groupe Bolloré est particulier, il faut déconstruire le mythe selon lequel il y aurait une étanchéité totale entre ces médias et les autres. Déjà, parce que le constat que nous venons de faire sur une extrême-droitisation des médias prend en compte les autres chaînes d’information, comme le service public ou encore les magazines hebdomadaires.

Également, parce que, si on regarde les commentateurs ou personnalités phares des chaînes du groupe Bolloré, beaucoup, y compris les ex-journalistes de Valeurs actuelles comme Geoffroy Lejeune, ont d’abord été reçus par des médias généralistes, qui ont contribué à construire leur crédibilité et leur stature publique. Il y a un continuum dans la circulation des idées d’extrême droite.

 

  publié le 9 décembre 2023

À l’ONU, Les États-Unis bloquent
la paix à Gaza

Axel Nodinot sur www.humanite.fr

Appelé à se réunir de manière exceptionnelle ce vendredi par Antonio Guterres, le Conseil de sécurité des Nations unies a une nouvelle fois échoué à appeler au cessez-le-feu à Gaza, à cause du véto états-unien.

Il aura abattu toutes ses cartes, sans succès. Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU, ne peut que regretter l’impuissance du Conseil de sécurité après l’avoir convoqué, ce vendredi 8 décembre. Deux jours auparavant, le Portugais avait annoncé recourir à l’article 99 de la charte des Nations unies, lui permettant de précipiter une réunion du Conseil. Dispositif politique ultime de l’ONU, cet article n’avait pas été utilisé depuis 1971. Eli Cohen, ministre des Affaires étrangères d’Israël, a affirmé sur X que cela constituait « un soutien à l’organisation terroriste Hamas », ajoutant que Guterres était un « danger pour la paix mondiale ». Mardi, ce même ministre avait annoncé ne pas vouloir renouveler le visa de travail de la coordinatrice humanitaire en Palestine, Lynn Hastings.

Les 15 pays membres devaient donc voter un projet de résolution demandant un cessez-le-feu humanitaire immédiat dans la bande de Gaza, sous le feu de l’armée israélienne depuis deux mois. « La communauté internationale doit tout faire pour mettre un terme à ces souffrances. Les yeux du monde entier sont grands ouverts », a déclaré Antonio Guterres après une introduction sous forme de longue liste de maux que subissent les Palestiniens depuis deux mois, ainsi qu’un report du vote de plusieurs heures pour permettre aux diplomates des États arabes de convaincre leurs semblables.

13 votes pour, une abstention, un veto

Malheureusement, cette résolution s’est une nouvelle fois heurtée au système de vetos qu’ont les cinq membres permanents du Conseil de sécurité (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie). Ce vendredi, les États-Unis, grands alliés d’Israël, ont encore voté non à un cessez-le-feu à Gaza. « Les terroristes du Hamas se cachent sciemment parmi la population de Gaza », a affirmé le représentant américain, enjoignant une nouvelle fois Israël à « limiter les pertes civiles ». Même le Royaume-Uni, traversé par des mouvements populaires de soutien au peuple palestinien, a préféré s’abstenir. L’Albanie, le Brésil, la Chine, les Émirats arabes unis, l’Équateur, la France, le Gabon, le Ghana, le Japon, Malte, le Mozambique, la Russie et la Suisse ont voté pour un cessez-le-feu.

À eux seuls, les États-Unis bloquent donc le processus de paix et limitent fortement l’efficacité des Nations unies. Avant que ne se réunissent les diplomates autour de la fameuse table en arc de cercle, le représentant permanent de la France Nicolas de Rivière avait pourtant prévenu « qu’un échec à cause d’un seul veto » signifierait « l’échec du Conseil de sécurité ». « Nos collègues américains ont devant nos yeux condamné à mort des milliers voire des dizaines de milliers de civils palestiniens et israéliens supplémentaires », a réagi l’ambassadeur russe, Dmitry Polyanskiy.

« Un triste jour »

Depuis le 7 octobre, Antonio Gutteres a pourtant tout fait pour la paix, condamnant l’attaque du Hamas en Israël, les prises d’otages, les violences sexuelles sur les femmes, mais aussi la réponse disproportionnée d’Israël dans la bande de Gaza. Depuis la riposte de l’armée israélienne, 17 487 Palestiniens y ont été tués, selon le porte-parole du ministère de la Santé du Hamas, Ashraf al-Qidreh. Environ 1,9 million de Gazaouis (sur une population de 2,3 millions) ont fui le nord de l’enclave selon l’ONU. Mais les bombardements et les chars israéliens ciblent désormais l’entièreté de la bande de Gaza.

« C’est un triste jour dans l’histoire du Conseil de sécurité », a déclaré Riyad Mansour, représentant palestinien au Conseil de sécurité, regrettant que même l’activation de l’article 99 ne mène à rien. Selon Stéphane Dujarric, porte-parole du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres « reste déterminé à pousser pour un cessez-le-feu », malgré les plus vives critiques d’Israël. L’ONG Médecins sans frontières, qui souhaitait un cessez-le-feu durable et « la fin du siège du Gaza », a déclaré dans un communiqué que « l’histoire jugera le retard accumulé pour mettre fin à ce massacre ». Car ce dernier continue, à la faveur d’un veto états-unien donnant un blanc-seing au gouvernement d’extrême droite de Benyamin Netanyahou, qui supprime la population gazaouie en toute impunité.


 


 

Le veto américain à l’ONU
condamné de toutes parts

La rédaction de Mediapart sur www.mediapart.fr

La proposition d’un cessez-le-feu immédiat à Gaza pour raisons humanitaires présentée au Conseil de sécurité s’est heurtée au veto américain. Treize autres membres ont voté pour et la Grande-Bretagne s’est abstenue. Le soutien inconditionnel américain au gouvernement israélien est critiqué de toutes parts. 

La décision du gouvernement américain de mettre son veto à la proposition de cessez-le-feu humanitaire immédiat à Gaza présentée à l’ONU le 8 décembre par les Émirats arabes unis est vivement critiquée par les organisations humanitaires. Amnesty International estime que la position des États-Unis est « moralement indéfendable ». Sur X (anciennement Twitter), le directeur général de l’organisation aux États-Unis, Paul O’Brien, accuse le gouvernement américain « de tourner le dos aux souffrances des civils [...] et à la catastrophe sans précédent à Gaza ».

De son côté, l’ONG Human Rights Watch met en garde l’administration Biden, affirmant que les États-Unis risquent d’être accusés « de complicité de crimes de guerre » en continuant de fournir des armes à Israël et en le couvrant diplomatiquement. Médecins sans frontières (MSF) a ajouté que l’inaction du Conseil de sécurité des Nations unies le rend « complice du massacre » dans la bande de Gaza.

La résolution de l’ONU demandant un cessez-le-feu immédiat à Gaza au nom des principes humanitaires avait été lancée par le secrétaire général de l’ONU, António Guterres. Il avait invoqué l’article 99 de la Charte des Nations unis. Un article utilisé quatre fois dans l’histoire de l’ONU. Présenté par les Émirats arabes unis, le texte avait le soutien de 100 pays. Sur les quinze membres du Conseil de sécurité, 13 ont voté pour le texte, les États-Unis ont mis leur veto et la Grande-Bretagne s’est abstenue.

Le gouvernement américain avait indiqué par avance qu’il allait mettre son veto sur le texte, estimant que celui-ci était trop déséquilibré : il ne faisait aucune mention au massacre terroriste commis par le Hamas le 7 octobre. L’ambassadeur américain à l’ONU, Robert Wood, a ajouté lors de la discussion que tout arrêt de la guerre risquait de renforcer les positions du Hamas. En même temps qu’elle mettait son veto, l’administration Biden a demandé au Congrès d’approuver la vente de 45 000 munitions pour les tanks Merkava utilisés par l’armée israélienne dans sa guerre contre le Hamas.

L’ambassadeur israélien auprès de l’ONU, Gilad Erdan, a remercié les États-Unis et Joe Biden pour avoir mis son veto à la proposition de résolution présentée au Conseil de sécurité. Sur les réseaux sociaux, il a salué le président américain pour « rester ferme aux côtés » d’Israël et montrer « son leadership et ses valeurs ».

Alors que le Hamas accuse les États-Unis de « participer directement au massacre des Palestiniens », l’ambassadeur palestinien auprès de l’ONU, Riyad Mansour, a de son côté condamné la décision américaine, estimant que son veto marquait « un tournant dans l’histoire ». Dans un discours devant le Conseil de sécurité après le vote, il a estimé que ce scrutin était « désastreux », mettant en garde contre une prolongation du conflit à Gaza, impliquant « la poursuite des atrocités, la perte de plus de vies innocentes, et plus de destruction ».

Son point de vue est largement partagé par les pays arabes et plus largement du Sud, qui y voient la confirmation « du double standard » utilisé par l’Occident. L’Iran a mis en garde, samedi, contre « la possibilité » d’« une explosion incontrôlable » au Moyen-Orient si les États-Unis continuaient de soutenir Israël contre le Hamas à Gaza. « Tant que l’Amérique soutiendra les crimes du régime sioniste et la poursuite de la guerre, il y a la possibilité d’une explosion incontrôlable de la situation dans la région », a déclaré le ministre des affaires étrangères, Hossein Amir Abdollahian, lors d’une conversation téléphonique avec le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies.

Le comité ministériel arabo-islamique a rencontré le secrétaire d’État américain Antony Blinken à Washington et lui a demandé que les États-Unis utilisent toute leur influence pour obtenir le plus rapidement possible un cessez-le-feu à Gaza. Sur place, un des responsables de l’aide humanitaire pour l’ONU parle « d’une situation cauchemardesque ».

  publié le 9 décembre 2023

Maxime Combes : « La COP n’est que le reflet de la situation géopolitique et
géo-économique actuelle »

Théo Bourrieau sur www.humanite.fr

La COP 28, qui s’est ouverte le 30 novembre à Dubaï, prendra fin le 12 décembre. Les énergies fossiles ont été au cœur des discussions. Maxime Combes, économiste et spécialiste des négociations climatiques, estime que la COP 28, comme les précédentes, « n’est que le reflet de la situation géopolitique et économique actuelle ».


 

Doit-on se réjouir de voir le sujet des énergies fossiles abordé à la COP 28 ?

Maxime Combes : Oui, c’est une bonne chose. Désormais, la question des énergies fossiles est mise dans le débat public. Ce sera même un des éléments majeurs pour évaluer le résultat de cette COP 28. Depuis 30 ans, les COP mettait le sujet de côté alors que les énergies fossiles représentent plus de 80 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales.

C’était un peu l’éléphant au milieu de la pièce : tout le monde le voyait, mais personne n’en parlait. C’est donc une très bonne nouvelle que ce sujet soit pleinement au cœur du débat sur le réchauffement climatique à l’échelle internationale.

On ne manque pas aujourd’hui de rapports du GIEC, de scientifiques, mais aussi de l’Agence internationale de l’énergie, qui expliquent que pour respecter les objectifs que la communauté internationale s’est donnés à travers l’accord de Paris c’est à dire limiter le réchauffement en dessous de 1,5° ou 2 °C maximum, il était nécessaire de laisser dans le sol entre 80 et 85 % des réserves d’énergies fossiles (gaz, pétroles, charbon). Ces réserves les grands pays producteurs et les multinationales de l’énergie veulent les exploiter dans les années à venir. Finalement, nous sommes en train de réduire l’écart qui pouvait exister entre le débat sur le réchauffement climatique et la réalité physique qu’il sous-tend.

Mais il faut aussi souligner que l’émergence du sujet est lié à cette COP, devenue celle des énergies fossiles : organisée aux Émirats arabes unis, présidée par le ministre de l’Énergie de ce pays qui n’est autre qu’un PDG d’une multinationale pétrolière qui a eu des déclarations qui s’apparentent à du déni climatique.

Pourquoi les énergies fossiles étaient absentes des débats auparavant ? Pourquoi est-il si difficile pour les États de s’emparer de cette question ?

Maxime Combes : Il s’agit de la COP où les lobbies sont les plus présents. Ceux des industries fossiles ont toujours tout fait pour éviter les dispositions pouvant empêcher leurs business et leurs activités lucratives. Elles ont d’abord nié l’existence du réchauffement climatique alors même qu’elles savaient que leurs activités y contribuaient, pour ensuite contester son origine anthropique et l’urgence à agir. Aujourd’hui, elles prétendent ne pas être responsables, ou faire partie de la solution.

D’autres raisons fondamentales permettent d’expliquer cette absence. Il y a d’abord une inertie dans les négociations, venant du mandat des négociations fixées en 1992 au sommet de Rio. Les États ont alors décidé de traiter la question du réchauffement climatique uniquement du point de vue de ce qui était relâché dans l’atmosphère.

Pour le comprendre, il faut revenir au protocole de Montréal (NDLR ratifiée en 1987), les négociations internationales avaient conduit à la réduction d’émission de CFC, les chlorofluoro­carbures, des gaz mettant à mal la couche d’ozone. Il y avait alors une solution technique : remplacer ces gaz par d’autres.

La communauté internationale a alors imaginé que la question du réchauffement climatique pourrait être traitée de la même façon, en se focalisant sur les émissions de gaz à effet de serre, sans s’intéresser à la cause fondamentale du problème : l’économie mondiale accro aux gaz, pétrole et charbon. Elle a finalement mis trente ans à lever ses œillères et rompre cette inertie.

Les négociations sur le réchauffement climatique sont basés sur un principe : la neutralité. Ce n’est pas le rôle des négociations international de définir le mix énergétique des États-Unis, de la France…ou de l’Arabie saoudite. C’est laissé à la libre appréciation de chaque pays.

Ce principe de neutralité produit une difficulté à discuter des énergies fossiles. On observe alors une forme de déni des États, y compris ceux du nord, soi-disant les plus avancées en matière de changement climatique. Ils refusent de mettre la question des énergies fossiles sur la table, considérant que finalement, on pourrait la résoudre par des dispositifs technologiques, par des améliorations techniques, ou je ne sais quoi…

Enfin, c’est également lié à la façon dont les relations internationales se sont constituées depuis la décolonisation. On touche, ici, à la question des ressources naturelles des États, et donc à leur souveraineté nationale.

Structurellement, le droit international n’est pas construit pour permettre ce genre de négociations. Cela génère une tension inévitable entre des politiques énergétiques nationales et un mix énergétique mondial, qui, lui, organise le réchauffement climatique. L’accord de Paris ne s’intéresse par exemple pas aux questions de hiérarchie.

Qu’est-ce que nous pouvons espérer de cette COP 28, notamment en matière d’encadrement des énergies fossiles ?

Maxime Combes : Les COP ne sont pas armées pour organiser la sortie des énergies fossiles à l’échelle mondiale. À ce stade, trois options sont discutées à cette 28e Conférence des Parties. D’abord, une option volontariste, qui énonce une élimination progressive et planifiée des énergies fossiles. Il est très improbable qu’elle soit conservée.

Une deuxième proposition vise à traiter une grande partie du problème par la capture et le stockage du carbone. Elle prévoit que seuls les gisements non soumis à ces dispositifs devront faire l’objet d’efforts pour être éliminés. Ce serait problématique parce que cela ferait dépendre notre avenir climatique d’une technologie qui, aujourd’hui, n’est pas maîtrisée, est mal répandue, et est extrêmement coûteuse. Le coût de la transition énergétique serait alors augmenté de façon extrêmement conséquente. C’est ce que veulent un certain nombre de pays, notamment les pays producteurs.

La troisième option serait de ne pas avoir d’accord. Le plus probable est d’arriver à un engagement un peu général, conditionné à ce captage de CO2, sans aller plus loin. Le côté positif serait la reconnaissance, ferme et définitive, que les énergies fossiles font partie du problème. Laisser les énergies fossiles dans le sol ne serait alors plus vu comme une idée complètement farfelue, mais comme la condition sine qua none d’une lutte contre le réchauffement climatique à la hauteur des enjeux.

La COP 28 va produire une décision de COP, c’est-à-dire un document qui relate les décisions qui sont prises, mais sans être du droit international en tant que tel. C’est une décision qui n’implique rien d’immédiat dans les politiques menées par les États.

Au lendemain d’une décision sur l’arrêt de l’extraction des énergies fossiles, la Nouvelle-Zélande, qui veut rouvrir l’exploration offshore d’énergies fossiles, la Chine, les États-Unis, la France, qui a donné de nouveaux permis d’exploitation sur le territoire national, ne vont pas subitement dire : « Suite à la décision de la COP hop, on arrête tout ! ». Cette décision ne s’impose pas aux États. Elle n’est pas contraignante.

Le plus intéressant serait non pas un message un peu général mais que la COP décide que les énergies fossiles font partie de son mandat et ouvre un groupe de travail permanent, permettant de lancer des négociations, pouvant conduire à un traité international sur les énergies fossiles.

Cela ne signifie pas que la COP est le problème. Le problème, ce sont les politiques nationales des États. Ce sont les autres institutions internationales qui poussent au contraire à toujours augmenter la production et la consommation d’énergies fossiles.

Ce sont les institutions internationales qui organisent l’économie mondiale, comme l’OMC, dont les règles conduisent à ce qu’on exploite toujours plus d’énergies fossiles. La COP n’est que le reflet de la situation géopolitique et géo-économique actuelle. Elle est désarmée pour lutter contre les énergies fossiles, elle n’a pas les outils juridiques, elle n’a pas le droit international avec elle.


 


 

2 500 lobbyistes des énergies fossiles à la COP28 sur le climat,
un record absolu

par Juliette Quef sur https://vert.eco/articles/

Au moins 2 456 représentants de l’industrie fossile ont été autorisés à participer au sommet mondial sur le climat à Dubaï, dévoile la coalition Kick Big Polluters Out (KBPO). C’est quatre fois plus que le précédent record. Le Français TotalEnergies a envoyé 12 salarié·es, selon notre décompte. Décryptage.

«On va les dégager de cette COP, on va les dégager de nos communautés!» L’ambiance est électrique, ce mardi matin, à l’entrée de la COP28 à Dubaï. Des représentant·es de pays vulnérables et de peuples autochtones viennent donner de la voix après l’annonce du nombre de lobbyistes à la COP28. «À cause de cette industrie, il y aura bientôt 1,2 milliard de personnes déplacées», s’époumone, poing levé, Keury Rodriguez, Portoricaine et membre du peuple autochtone Taino. «Nous ne sommes pas simplement des personnes déplacées, nous avons été déplacés !». La cible de la jeune femme, comme des autres activistes : les géants du gaz et du pétrole.

Si les lobbyistes des énergies fossiles étaient un pays, ils compteraient la troisième plus grande délégation après les Emirats Arabes unis et le Brésil. Les représentant·es d’intérêts du charbon, du pétrole et du gaz sont 2 456 à avoir obtenu une accréditation à la COP28 sur le climat qui se déroule en ce moment à Dubaï, selon l’analyse de la coalition Kick big polluters out (KBPO), qui regroupe 450 organisations non gouvernementales spécialisées dans la transparence, dont Global Witness, Corporate Accountability et Corporate Europe Observatory.

On compte plus de lobbyistes de l’industrie fossile que de délégué·es des dix pays les plus vulnérables au changement climatique combinés, dont le Soudan ou les Tonga. Et sept fois plus que les membres de peuples autochtones accrédités à la COP28 (316).

Le précédent record, qui date seulement de la COP27, organisée en 2022 à Charm el-Cheikh (Egypte) était quatre fois moindre, avec 636 lobbyistes accrédités.

TotalEnergies en bonne place

Le groupe français TotalEnergies a envoyé 12 personnes, selon notre décompte. Interrogé par Vert, la multinationale veut «dissiper d’éventuels fantasmes de « lobbying pétrolier » à la COP», explique Paul Naveau, du service presse. «En tant qu’entreprise du secteur de l’énergie, TotalEnergies a été invitée à la COP 28 par la Présidence émiratie.» Aucun salarié ne figure en réalité dans les invités du pays hôte, mais six d’entre eux, dont son PDG Patrick Pouyanné, sont accrédité·es dans la délégation française, comme nous l’avons constaté sur la liste des participant·es publiée par les Nations unies.

Six autres le sont au travers d’associations d’entreprises, comme l’International Emissions Trading Association (IETA), l’International Petroleum Industry Environmental Conservation Association (IPIECA), Entreprises pour l’Environnement (EPE), Comité21 et Business Europe. «La présence de ces six experts s’inscrit dans le cadre de leur adhésion au long cours aux associations. Toutes ces associations sont dédiées aux questions de transition énergétique et au soutien des objectifs de l’Accord de Paris», nous explique encore TotalEnergies.

KBPO analyse en effet qu’«un grand nombre de lobbyistes des énergies fossiles ont eu accès à la COP dans le cadre d’une association commerciale». Ainsi, l’Association internationale pour l’échange de quotas d’émission (IETA), basée à Genève et plus grande association du genre, a permis l’entrée de 116 personnes, dont les représentants de TotalEnergies, mais aussi Shell ou la société norvégienne Equinor.

Pourquoi vouloir assister à la COP28 sur le climat ? «Les sujets abordés lors de ces événements sont au cœur de l’ambition de la Compagnie et nos experts y assistent pour suivre les échanges et soutenir les actions collectives de progrès qui y sont présentées, répond TotalEnergies à Vert. Il va de soi que personne chez TotalEnergies ne participe de quelque manière que ce soit aux négociations entre les Etats, ni n’a accès aux espaces de négociations.» Le groupe avance par exemple son soutien à un fonds de la Banque mondiale pour lutter contre les émissions de méthane et un accord d’investissement pour le projet Mirny au Kazakhstan (1 GW de projet éolien géant avec batteries), conclu en marge de la COP28.

«Un brouillard de déni climatique»

Un avis que ne partagent pas les acteurs de la société civile, qui alertent depuis des années sur l’influence des énergies fossiles à la COP. C’est le cas de la cofondatrice de Start Empowerment, Alexia Leclerq : «Vous pensez vraiment que Shell, Chevron ou ExxonMobil envoient des lobbyistes pour observer passivement ces négociations ? […] La présence empoisonnée des grands pollueurs nous enlise depuis des années. C’est à cause d’eux que la COP28 est plongée dans un brouillard de déni climatique, et non dans la réalité climatique».

Même son de cloche chez Muhammed Lamin Saidykhan, responsable du Réseau Action climat international : «La fenêtre de préservation d’une planète vivable se referme rapidement. Dans le même temps, un nombre toujours plus important de grands pollueurs sont autorisés à se promener lors de ce sommet, que les communautés en première ligne ne peuvent se permettre de voir échouer une fois de plus».

Si les entreprises des énergies fossiles concentrent tous les regards, d’autres industries polluantes sont représentées à la COP, de l’aviation à la finance, en passant par l’agro-industrie.


 

  publié le 8 décembre 2023

STOP NOW !

sur www.msf.fr

Isabelle Defourny, Présidente de Médecins Sans Frontières, interpelle le Président de la République Emmanuel Macron pour la mise en place d’un cessez-le-feu immédiat et durable à Gaza.

Monsieur le Président, 

Je vous écris aujourd’hui pour vous demander d'engager tous les efforts nécessaires pour obtenir un cessez-le-feu dans la bande de Gaza. Il faut exiger du gouvernement israélien qu'il mette fin aux attaques meurtrières contre les civils palestiniens et qu'il permette un accès aux biens de première nécessité et à l'aide humanitaire à la hauteur des besoins. 

Les six jours de trêve qui se sont achevés vendredi dernier ont représenté un premier signe d'humanité après des semaines de violence indescriptible. Cependant, cette courte trêve n'a nullement permis de fournir les soins et l’assistance dont la population a besoin en urgence. Et nous sommes atterrés de constater que, passé ce court sursis, le carnage a repris de plus belle.

Nous avons été profondément émus par les massacres et les atrocités commis par le Hamas le 7 octobre. Leur ampleur et leur barbarie sans précédent sont révoltantes. Nous partageons l’angoisse des familles des 137 otages encore retenus par le Hamas.

Une guerre totale est menée en retour à Gaza par Israël, sous les yeux du monde entier.

Malgré ses affirmations, Israël ne mène pas uniquement une guerre contre le Hamas. Elle s’abat sur l'ensemble de la bande de Gaza et sa population. Israël applique aujourd’hui une doctrine militaire fondée sur le caractère disproportionné des frappes et la non-distinction entre cibles militaires et civiles, et la revendique publiquement : dès les premiers jours de l’offensive, le porte-parole de l’armée israélienne reconnaissait que cette campagne de bombardements visait à « faire des dégâts et non à être précise ». Selon les autorités sanitaires locales, plus de 15 500 personnes ont été tuées, dont plus de 6 000 enfants. Cela représente plus d’un habitant de Gaza sur 200. Et des dizaines de milliers de personnes ont été blessées. 

Les hôpitaux du nord de Gaza ont été anéantis, l’un après l’autre. Certains sont devenus des morgues, voire des ruines. Alléguant que les hôpitaux auraient été détournés de leur fonction à des fins militaires, l’armée israélienne les a bombardés, encerclés et pris d'assaut, tuant des patients et du personnel médical. Le 29 novembre, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) avait recensé 203 attaques contre des structures de santé.

Quatre membres du personnel de MSF ont été tués depuis le début de la guerre. Les soignants qui ont pu continuer de travailler l’ont fait dans des conditions inimaginables. Par manque d’anti-douleurs, de nombreux blessés sont morts dans d’atroces souffrances. En raison des évacuations forcées ordonnées par les soldats israéliens, certains médecins ont dû abandonner des blessés ou malades après avoir été confrontés à un dilemme insoutenable : sauver leur vie ou celle de leurs patients. 

S’ajoutent à cela les effets du siège complet imposé dès le début de son offensive militaire par le gouvernement israélien, qui a coupé l’approvisionnement en nourriture, en carburant, en médicaments et l’aide humanitaire dont dépendaient déjà 80 % des 2,3 millions de personnes dans l'enclave en raison du blocus en vigueur depuis 2007. Si la trêve a permis d’augmenter le nombre de camions acheminés chaque jour, la reprise des combats a entraîné à nouveau leur diminution et compromet les capacités de distribution au sein de l’enclave. La disponibilité de nourriture et d’eau à Gaza est aujourd’hui minime, et ceci alors que 1,8 million de personnes déplacées vers le sud, selon les Nations unies, sont entassées dans des abris précaires et surpeuplés et que l’hiver arrive. Le 16 novembre, la Directrice générale du Programme alimentaire mondial alertait ainsi que « les civils sont confrontés au risque immédiat de mourir de faim. »

MSF a récemment envoyé une équipe internationale d'urgence dans le sud de Gaza pour soutenir ses collègues palestiniens et renforcer les capacités de prise en charge dans les hôpitaux. Ces derniers jours, nos collègues sont témoins d’importants afflux de blessés après d’intenses bombardements, y compris à proximité des hôpitaux. De nombreux blessés souffrent de blessures complexes, de traumatismes multiples, de brûlures. Ils s’entassent dans des hôpitaux surchargés et débordés où le manque de place, d’hygiène et d’équipement rend impossible l’exercice de la médecine. Tous les jours, nos équipes essaient de soigner des patients qui devraient plutôt être évacués en urgence dans des hôpitaux spécialisés, à l’abri des bombardements.

Le nord de Gaza a été rayé de la carte. Pilonné, meurtri, privé de structures médicales fonctionnelles, il est devenu un lieu impropre à la vie, inhabitable.   

Après avoir enjoint la population à se déplacer vers le sud, tout laisse à croire qu’Israël s’apprête à y appliquer la même politique de destruction méthodique observée dans le nord. Plus aucun endroit n'est sûr.

Comment, dès lors, traiter les milliers de blessés ? Comment assurer les soins dont ces personnes auront besoin pendant des semaines, voire des mois ? Comment soigner sur un champ de bataille, sur un champ de ruines ? 

Les attaques indiscriminées et continues doivent cesser maintenant. 

Les déplacements forcés doivent cesser maintenant. 

Les attaques contre les hôpitaux et le personnel médical doivent cesser maintenant.

Le siège de Gaza doit cesser maintenant. 

Un cessez-le-feu durable est le seul moyen d'arrêter le massacre de milliers de civils supplémentaires et de permettre l'acheminement ininterrompu de l'assistance humanitaire. MSF demande la mise en place d'observateurs indépendants pour vérifier et faciliter l’accès adéquat aux biens et aux services essentiels à Gaza. Nous demandons également la mise en place de possibilités d'évacuation médicale sécurisées et stables vers des pays tiers, comme l’Égypte, pour des milliers de personnes souffrant de blessures graves. 

Nous avons pris acte de votre appel à « redoubler d’efforts pour parvenir à un cessez-le-feu durable ». Nous vous demandons de faire suivre ces intentions d’une mobilisation à la hauteur du rôle d'acteur diplomatique influent de la France, et d’exercer la pression nécessaire à convaincre l'État d'Israël que l'arrêt de mort qu'il a signé pour la population de Gaza est inhumain et injustifiable.

C’est au nom de notre humanité commune que nous vous demandons d'agir. 

« Nous avons fait ce que nous pouvions. Souvenez-vous de nous. » Ce sont les mots écrits par l’un des médecins urgentistes de MSF sur le tableau blanc d’un hôpital de Gaza, normalement utilisé pour planifier les interventions chirurgicales.

La France pourra-t-elle en dire autant lorsque les armes se tairont et que l'ampleur de la dévastation à Gaza se révélera ?

Dr. Isabelle Defourny, 

Présidente de MSF.  


 

   publié le 8 décembre 2023

Contrôles d’identité : une pratique « massive » mais « peu encadrée », dénonce la Cour des comptes

Camille Bauer sur www.humanite.fr

Saisie par la Défenseure des droits, la Cour des comptes estime que 47 millions de contrôles d'identité sont réalisés chaque année et pointe certaines dérives de la part des policiers et des gendarmes.

Dans le langage diplomatique qui est le sien, la Cour des comptes vient d’apporter sa pierre à la critique des contrôles d’identité tels qu’ils sont pratiqués par les autorités. En réponse à une sollicitation de la Défenseure des droits, la juridiction financière décrit une pratique « massive » mais « peu encadrée » et pose en filigrane la question de l’utilité de ces contrôles, dans un rapport rendu public le 6 décembre. Son président, Pierre Moscovici, souligne d’ailleurs « une absence de réflexion et de doctrine sur la finalité de ces contrôles, surprenante au regard de leur nombre ».

Palpations et tutoiements

La Cour est parvenue à démontrer la centralité des contrôles. Jusque-là, leur nombre faisait l’objet d’évaluations variées, la plus précise étant celle de 14 millions par an, réalisée en 2016 par une commission de l’Assemblée nationale. En se basant sur l’étude des vérifications faites par la police comme par la gendarmerie auprès des fichiers de détenteurs de permis (SNPC) et des personnes recherchées (FPR), les magistrats de la rue Cambon ont estimé que 47 millions de contrôles étaient effectués par an, soit 9 par patrouille et par jour.

Cette estimation, dont la Cour précise qu’elle a été « jugée plausible » par la préfecture de police de Paris, « reste imparfaite » notamment parce que « les forces de sécurité ne se sont pas donné les moyens de recenser les contrôles réalisés, ni leur motif ».

Une absence jugée « d’autant plus surprenante que la pratique des contrôles fait l’objet d’un débat de longue date dans l’opinion publique ». « Un recensement exhaustif », qui comporte également « leur localisation géographique et leur fondement juridique », est donc jugé indispensable.

Autre constat : ni les objectifs poursuivis ni la méthode à employer ne sont précisés. Au contraire, les contrôles sont vus comme « un simple outil » et la « conséquence des contrôles répétés sur les relations entre la police et la population n’est pas prise en compte », a souligné le président. Malgré un ensemble de règles complexes, « on ne peut pas dire qu’il y ait de doctrine de recours aux contrôles d’identité », souligne Pierre Moscovici.

« Ni la police ni la gendarmerie n’ont mené de réflexion approfondie sur les raisons de réaliser ou non un contrôle, selon les situations et les objectifs recherchés. » La complexité des règles « laisse donc une large place au discernement du fonctionnaire chargé sur le terrain d’opéré les contrôles », note le rapport. Ce flou, estime la Cour, entraîne des dérives, dont elle donne deux exemples. « La pratique de la palpation, qui a tendance à se généraliser », mais aussi le tutoiement, dont elle constate qu’il est « systématiquement utilisé dans la police alors qu’il est proscrit ».

Sortir de l’arbitraire

Les dispositifs de contrôle de cette pratique massive sont également insuffisants, pointe la Cour, tout comme la formation des agents. La saisie en ligne des inspections générales (IGPN pour la police et IGGN pour la gendarmerie) est possible mais peu utilisée : quelques centaines par an seulement. Surtout, ces plaintes sont traitées au cas par cas, sans qu’il n’y ait de tentative de la part des inspections d’avoir une vue d’ensemble quant au respect de la déontologie.

Autre outil facilitant la saisine, le RIO, ce numéro d’identification des agents, dont le port est en principe obligatoire depuis 2014, « reste encore dans de nombreux cas peu visible ». Quant à la justice, même quand c’est elle qui autorise les contrôles dans le cadre d’une réquisition, elle n’a pas les moyens d’examiner la légitimité des actes menés et leur bon déroulement.

Les recommandations de la Cour sont des outils pour sortir de l’arbitraire et gagner en transparence. Mais l’institution a botté en touche sur la question du caractère discriminatoire des contrôles d’identité, se retranchant derrière l’absence de données ethniques et renvoyant au Conseil d’État, qui avait estimé en octobre dernier que la pratique des contrôles discriminatoires « existe et ne se limite pas à des cas isolés », mais « ne peut être considérée comme « systémique » ou « généralisée » ».

Les magistrats n’ont pas non plus souhaité se prononcer sur la pertinence de la mise en place d’un récépissé, demandé de longue date par les associations. Ébauchant néanmoins une piste, le président a évoqué la possibilité que les agents puissent saisir eux-mêmes, sur leur tablette personnelle, le contrôle, ainsi que son lieu et son motif.

Au final, comme le Conseil d’État avant lui, la Cour a renvoyé les politiques à leurs responsabilités. « Ce que nous faisons, a précisé Pierre Moscovici, c’est porter à la connaissance des faits qui ne sont pas connus. Ensuite, c’est aux autres, notamment aux décideurs, de se saisir de ça pour en tirer les conséquences. »


 


 

Contrôles d’identité :
un chiffre noir et
des résultats flous

Camille Polloni sur www.mediapart.fr

La Cour des comptes publie mercredi 6 décembre une enquête sur les quelque cinquante millions de contrôles d’identité réalisés chaque année par la police et la gendarmerie. Une pratique « à la fois massive et mal mesurée », aux objectifs indéterminés, qui laisse une grande latitude aux agents. 

La Cour des comptes a beau y mettre les formes, c’est à se taper la tête contre les murs. En France, on ne sait ni combien de contrôles d’identité sont pratiqués par les forces de l’ordre chaque année, ni à quoi ils servent. Et vu le faible degré de supervision exercé sur ces contrôles, on ignore aussi s’ils sont réalisés dans les règles. 

Ce sont les principaux enseignements d’une enquête de 80 pages, réalisée par la Cour des comptes à la demande de la Défenseure des droits, Claire Hédon, et rendue publique mercredi 6 décembre. Après une série d’entretiens et de déplacements, couplée à l’analyse de données officielles, la Cour des comptes ne peut apporter que des réponses approximatives à des questions simples. 

Malgré la « place centrale » des contrôles d’identité dans le travail quotidien de la police et de la gendarmerie, la Cour des comptes constate que « les forces de sécurité ne se sont pas donné les moyens de recenser de manière exhaustive les contrôles réalisés ni d’en comprendre les motifs et d’en analyser les résultats. Cette situation est d’autant plus surprenante que la pratique des contrôles d’identité fait l’objet d’un débat de longue date dans l’opinion publique ».  

Aucun outil statistique ne permet de savoir combien de contrôles d’identité sont réalisés chaque année en France. À partir de « sources partielles et peu fiables » qui lui imposent la prudence, la Cour des comptes parvient à une estimation chiffrée de cette pratique « à la fois massive et mal mesurée » : 47 millions de contrôles en 2021, « soit en moyenne 9 contrôles par patrouille et par jour »

« La gendarmerie nationale a contrôlé environ 20 millions de personnes, dont 8,3 millions au titre d’un contrôle routier. La police nationale a réalisé de l’ordre de 27 millions de contrôles d’identité la même année, dont 6,6 millions de contrôles routiers. » Le rapport appelle le ministère de l’intérieur à mettre en place « un recensement exhaustif » qui paraît « indispensable » pour mesurer et analyser le phénomène. 

Pas de « stratégie nationale » sur les finalités des contrôles 

Au-delà de ce chiffre noir, la Cour des comptes déplore l’absence de « réflexion stratégique », à l’échelle nationale, sur les finalités des contrôles d’identité. Bien sûr, en théorie, ils permettent de découvrir ou de prévenir des infractions, retrouver des personnes recherchées ou prévenir les atteintes à l’ordre public. Mais rien ne permet de mesurer à quel point ces objectifs sont remplis. 

Le rapport n’aborde pas de front la question de l’efficacité des contrôles d’identité, sur laquelle très peu de données existent. Une expérimentation menée par la Direction générale de la police nationale dans deux départements (l’Hérault et le Val-d’Oise), entre avril et septembre 2014, suggérait que 4 % des 2 300 contrôles réalisés sur réquisition du procureur de la République au cours de ces six mois avaient conduit à des interpellations. 

Au sein des forces de l’ordre, la nécessité des contrôles fait « consensus ». Mais plus personne ne sait vraiment pourquoi.

Dans les faits, la « superposition de différents cadres juridiques » (contrôles d’initiative motivés par des soupçons, ou sur réquisition du procureur) finit par brouiller les objectifs jusque dans la tête des agents. « Chacun des gendarmes et policiers rencontrés durant les travaux de la Cour avait son idée, fruit de son expérience personnelle, pour définir et justifier sa pratique des contrôles d’identité », note le rapport. 

Au sein des forces de l’ordre, la nécessité des contrôles fait « consensus ». Mais plus personne ne sait vraiment pourquoi. La Cour des comptes appelle les autorités à « envisager le contrôle d’identité en partant des finalités qu’il doit permettre de poursuivre, et non comme un simple mode d’action − voire de présence − sur la voie publique ».  

Sur le terrain, les agents bénéficient d’une grande marge de manœuvre sur la décision de procéder à un contrôle d’identité comme sur son déroulement. Ils sont aussi les seuls à décider si la situation nécessite d’effectuer une palpation de sécurité sur la personne contrôlée ou de consulter les fichiers nationaux de police et de gendarmerie (comme le Fichier des personnes recherchées) pour voir si son nom y figure.   

La Cour des comptes note que ces actes complémentaires au contrôle, qui n’ont rien d’obligatoire, sont en voie de « généralisation ». Voire détournés de leur objet. « Des palpations de sécurité sont parfois réalisées pour la recherche d’infractions », comme la détention de stupéfiants, constate même la Cour. Selon le Code de sécurité intérieure, les palpations sont exclusivement destinées à vérifier si la personne est porteuse d’un objet dangereux, pour elle ou pour les autres (comme un couteau). 

Les contrôles routiers, quant à eux, se caractérisent par « la latitude totale dont bénéficient les policiers et les gendarmes dans le choix des conducteurs à contrôler, indépendamment de tout critère de comportement », note le rapport.

Un contrôle insuffisant de la hiérarchie et de l’autorité judiciaire 

Mais alors, qui contrôle les contrôleurs ? Pas grand-monde. Au-delà de la formation initiale et continue, un enjeu « central pour s’assurer que les policiers et gendarmes font un bon usage de l’autonomie qui leur est consentie en matière de contrôles », la Cour des comptes s’attarde sur les défaillances de l’encadrement. 

Dans les commissariats, les officiers de police judiciaire (OPJ) ne sont pas assez nombreux et manquent de temps. La hiérarchie intermédiaire, chargée de transmettre les bonnes pratiques et de veiller au respect des règles, fait défaut. 

La Cour estime que ces carences peuvent aller jusqu’à « une forme de “contrôle hiérarchique inversé” permettant aux agents de terrain de décider du niveau d’information de leur hiérarchie ». Avec une conséquence évidente : « rendre plus difficile l’identification d’éventuels manquements déontologiques » et autres « comportements inappropriés » lors des contrôles. 

Du côté des procureurs de la République, le contrôle apparaît « très limité », ou, pour le dire encore plus poliment, « peu effectif ». Là aussi, faute de temps, les magistrats se limitent à un examen « superficiel » des demandes de réquisition qui leur sont adressées et de l’usage qui en est fait par la suite.  

Pour contester les fondements d’un contrôle d’identité ou la manière dont il s’est déroulé, les citoyens peuvent toujours déposer plainte, saisir le Défenseur des droits ou adresser un signalement sur les plateformes de l’IGPN (l’inspection générale de la police nationale) et de l’IGGN (inspection générale de la gendarmerie nationale). Mais ces voies de recours « sont en pratique peu utilisées », note la Cour des comptes, et donnent lieu le plus souvent à des enquêtes locales. « L’IGPN reste peu informée de l’issue de ces dossiers : il ne lui est donc pas possible de porter une appréciation d’ensemble sur le respect de la déontologie des contrôles d’identité. » 

Le spectre des contrôles discriminatoires 

Ces constats permettent de réaliser dans quels interstices peuvent se loger les contrôles discriminatoires, rapportés depuis des décennies par les habitants des quartiers populaires comme par les associations, que des travaux de recherche ou le Défenseur des droits tentent périodiquement de mesurer. 

Sur ce point, la Cour des comptes se montre aussi timide que le Conseil d’État. Étant donné qu’en France les statistiques ethniques sont interdites, rappelle le rapport, « la surreprésentation de certains groupes dans la population contrôlée, souvent dénoncée, est difficile à objectiver ». Par ailleurs, « les inspections générales [de la police et de la gendarmerie nationales] ne sont dotées d’aucun outil permettant de surveiller le caractère discriminatoire ou non des contrôles »

La Cour des comptes préconise cependant de contourner ces obstacles en développant les sondages, « l’observation discrète » des contrôles pratiquée par certains chercheurs ou le « testing »

Elle estime aussi que la technologie des caméras-piétons, qui s’est améliorée ces dernières années, pourrait compléter le dispositif. « L’enregistrement des contrôles d’identité a été expérimenté pendant un an, en 2017 et 2018 », rappelle le rapport. À l’époque, cette tentative s’est révélée « peu concluante du fait des difficultés de déploiement puis d’utilisation des caméras ». Mais grâce aux progrès effectués depuis, une nouvelle expérimentation « contribuerait fortement à éclairer le débat national, ainsi qu’à renforcer la pédagogie et le contrôle interne », grâce à des séances de visionnage et d’analyse des images. 

Enfin, pour contourner « l’opposition constamment rappelée du ministère de l’intérieur » au récépissé de contrôle d’identité, utilisé au Royaume-Uni (pour les Stop and Search, l’équivalent des contrôles avec palpation) et dans certaines régions espagnoles, la Cour des comptes esquisse des alternatives : « la conservation et le traitement des données » relatives aux contrôles d’identité dans les terminaux Neo, utilisés par les policiers et les gendarmes. Mais aussi l’explication orale, par les fonctionnaires, des motifs du contrôle.

Simple comme bonjour, si ce n’est pas trop demander.


 

 

47 millions de contrôles d’identité par an,
pas évalués et
peu encadrés

Nadia Sweeny  sur www.politis.fr

Le rapport de la Cour des comptes pointe une pratique « massive » qui pose de nombreux problèmes. Il formule huit recommandations et étrille notamment la police nationale pour sa pratique du tutoiement et de la palpation de sécurité.

Dans un rapport rendu ce mercredi 6 décembre, la Cour des comptes évalue à 47 millions le nombre de contrôles d’identité effectués en France en 2021, soit une moyenne de neuf contrôles par patrouille et par jour. Un phénomène « massif » établi notamment en comptabilisant le nombre de consultations du Fichier des personnes recherchées (FPR) (1). Or, cette méthode pourrait invisibiliser une partie des contrôles sur la voie publique dès lors que les policiers ne consultent pas ce fichier. Pour Christian Charpy, président de la quatrième chambre de la Cour des comptes qui a effectué l’enquête, « tout contrôle d’identité donne normalement lieu à consultation du FPR, pour nous, il n’existe pas de chiffre noir ». Pourtant, dans le rapport, en tout petit sous les graphiques des données, il est bien inscrit : « Ces consultations ne sont pas systématiques »…1

Pour déterminer les éléments quantitatifs du rapport, la Cour des comptes s’est basée sur l’analyse de plusieurs systèmes d’information des services de sécurité : le système « Pulsar » pour la Gendarmerie, la « main courante informatisée » en police, et les historiques de consultation du fichiers des personnes recherchées et du système de permis de conduire.

Mais l’évaluation du nombre globale de ces contrôles fait consensus auprès des institutions. Cependant, il est impossible d’en savoir plus sur les mécaniques qui les sous-tendent et sur leur utilité concrète. « Les forces de sécurité ne se sont pas donné les moyens de recenser de manière exhaustive les contrôles réalisés, ni d’en comprendre les motifs et d’analyser les résultats », regrette la Cour. Cette absence de réflexion est jugée « surprenante » par Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes à l’occasion d’une conférence de presse ce 6 décembre, compte tenu de la « sensibilité de ces contrôles » et de son impact sur le rapport police-population qui n’est pas non plus évalué par les autorités.

Impossible de répondre sur la question du contrôle au faciès. P. Moscovici

En l’état actuel, il est donc « impossible de répondre sur la question du contrôle au faciès », poursuit-il, figurant pourtant parmi les demandes prioritaires de la Défenseure des droits, à l’origine de la saisine de la Cour sur les contrôles d’identité. Il est aussi impossible de connaître le détail de ces contrôles par territoire ou encore de savoir si une répétition de contrôles sur les mêmes individus est pratiquée, comme le dénoncent de nombreux habitants de quartiers populaires allant jusqu’à parler de « harcèlement policier ».

La Cour a cependant étudié les voies de recours les visant. Résultats : ils sont trop peu utilisés. Elle cite notamment la « mission Vigouroux » – mission de réflexion sur la lutte contre les discriminations dans l’action des forces de sécurité – qui relevait en novembre 2022 que 7 % des plus de 14 ans s’estimaient victimes de contrôles discriminatoires. Or, la même année, seuls 222 signalements ont été recensés, dont 218 contre la police nationale avec une surreprésentation de la préfecture de police de Paris (42 %). Mais ces affaires sont principalement traitées en interne par les directions d’emploi. Les inspections générales (police nationale ou gendarmerie) ne sont pas informées du suivi et ne peuvent donc pas produire d’analyse globale.

La police nationale, mauvaise élève

La Cour évalue à 20 millions le nombre de personnes contrôlées par la gendarmerie en 2021, dont 8,3 lors d’un contrôle routier et à 27 millions par la police nationale, dont 6,6 lors de contrôles routiers. D’après les chiffres du ministère de l’Intérieur, la répartition de la population française entre les deux zones – police et gendarmerie – sont équivalentes. Résultat : la police nationale effectue plus de contrôles d’identité par habitant que la gendarmerie.

La police nationale effectue plus de contrôles d’identité par habitant que la gendarmerie.

Un fossé probablement sous-estimé, glisse la Cour dans son rapport, qui s’explique notamment par une différence d’approche entre les deux forces de sécurité. « La gendarmerie indique qu’elle recherche avant tout à renforcer ses liens avec la population par une proximité accrue en recourant le moins possible au contrôle d’identité. » Alors que la police nationale, « présente une vision du contrôle d’identité visant à affirmer sa présence active sur la voie publique ». Une pratique, deux visions différentes.

La police nationale se voit aussi reprocher deux dérives : le tutoiement et le détournement de l’utilisation de la palpation de sécurité. « Le tutoiement est largement utilisé alors qu’il est interdit », a rappelé Pierre Moscovici, visant clairement « la police nationale qui respecte peu cette interdiction », contrairement à la gendarmerie. L’utilisation de la palpation de sécurité a aussi une tendance à se « généraliser à des fins de recherches d’infractions » ce qui constitue « un écart notable par rapport au cadre législatif », note la Cour, qui rappelle que la loi prévoit ces palpations dans le seul objectif de mettre en sécurité « l’agent, de la personne contrôlée et de leur environnement ».

Mécanique d’habituation

Les contrôlés d’identité sont mal encadrés. Pierre Moscovici évoque même un inversement du contrôle hiérarchique puisque « ne remontent que les informations que les policiers estiment importantes » rendant ainsi les « dérives indétectables par la hiérarchie ». Les raisons structurelles sont à chercher du côté du manque d’encadrement intermédiaire, particulièrement en région parisienne où une baisse de 40 % des effectifs d’officiers a été constatée entre 2010 et 2018 (contre 26 % dans le reste du territoire).

L’examen de la légitimité des demandes de réquisition apparaît superficiel.

Mais cette lacune est aussi à chercher du côté des procureurs de la République, qui permettent aux policiers de pratiquer de manière systématique des contrôles sur des territoires donnés, grâce à des réquisitions. Celles-ci sont souvent données à la demande de la police sans réel contrôle du procureur, ni avant, ni après. « L’examen de la légitimité des demandes de réquisition apparaît superficiel, en raison notamment du faible temps dont disposent les procureurs pour étudier leurs motivation », peut-on lire dans le rapport. Ainsi, les procureurs valident systématiquement les demandes policières sauf celles qui apparaissent vraiment inhabituelles. Une mécanique d’habituation s’est donc mise en place avec des demandes de réquisitions fondées « dans de nombreux cas sur une description générale de la délinquance récemment constatées dans la zone visée plutôt que sur une motivation spécifique du risque pressenti pour la sécurité publique ».

Résultat : une multiplication de contrôles dans des zones géographiques prédéterminées qui pourrait faire écho à la problématique déjà citée du sentiment de « harcèlement policier », parfois dénoncé par des habitants de certains quartiers populaires. « La Cour a pu relever des zones couvertes par des réquisitions suivant un rythme hebdomadaire orientant l’organisation des patrouilles en fonction du jour de validité de la réquisition », peut-on lire dans le rapport. Une dérive d’autant plus facilitée que les procureurs contrôlent peu et mal les effets de ces réquisitions. La Cour recommande donc aux parquets « d’enregistrer les réquisitions et les comptes-rendus de leurs mises en œuvre afin de permettre un suivi consolidé ».

Le rapport met en lumière des lacunes importantes dans la formation en matière de contrôle d’identité.

Enfin, le rapport met en lumière des lacunes importantes dans la formation en matière de contrôle d’identité, notamment lors de la formation continue. Côté police, elle note que seuls 300 policiers participent chaque année à des modules sur cette thématique. « Un si faible nombre ne permet pas de réduire le risque de dérives locales ou individuelles des pratiques », peut-on lire dans le rapport. Côté gendarmerie, le rappel du cadre d’exercice du contrôle d’identité ne se fait qu’à l’occasion de certains passages de grade.

Doctrine d’emploi et déroulé standard

Forte de tous ces constats, la Cour fait plusieurs recommandations au ministère de l’Intérieur, dont notamment la formalisation d’une doctrine d’emploi des contrôles d’identité et de leurs finalités, mais aussi d’assurer un recensement exhaustif de ces contrôles sans pour autant remettre sur la table la question du récépissé, un temps évoqué comme potentiel moyen de suivi, mais aussi de contestation. « Nous n’avons pas écarté le récépissé, se défend Pierre Moscovici. Ça n’était pas dans le spectre du rapport. »

Elle recommande aussi de renforcer la formation des policiers et des gendarmes et de décrire, dans les guides pratiques à destination des services de sécurité, le « déroulé standard d’un contrôle d’identité et des actes connexes qui peuvent ou doivent être mis en œuvre ». Elle recommande aussi d’organiser des « séances de retour d’expérience » notamment par le biais d’enregistrements issus des caméras piéton, que la Cour recommande d’expérimenter une nouvelle fois.

Dans sa réponse écrite à la Cour, le ministère de l’Intérieur dit « partager les constats et objectifs ». Il évoque la possibilité d’intégrer dans les terminaux Néo – tablettes professionnelles – une case à cocher en cas de consultation de fichier lors d’un contrôle d’identité. Mais son souci principal, rappelle-t-il, est que cette tâche « n’obère pas la fluidité des opérations de contrôles réalisées par les policiers et les gendarmes ».

 

publié le 7 décembre 2023

Devoir de vigilance :
une victoire syndicale à Paris qui donne des sueurs froides aux multinationales

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

Attaqué en justice par le syndicat Solidaires, le groupe a été condamné pour non-respect du devoir de vigilance. Les syndicats et ONG comptent prendre appui sur cette décision pour mener leurs combats à venir.

C’est un signe qui ne trompe pas. En apprenant le verdict annoncé ce 5 décembre, l’avocate de TotalEnergies, Ophélia Claude, s’est exclamée : « C’est un peu le début d’une nouvelle ère ! » (Novethic, 6 décembre). Et dans la bouche de cette ardente défenseure des multinationales, il n’y avait pas matière à se réjouir…

Les syndicats et les ONG viennent de remporter une victoire importante dans leur combat contre les multinationales. Le tribunal judiciaire de Paris a condamné La Poste pour non-respect du devoir de vigilance, une décision saluée par SUD PTT, qui avait assigné le groupe en justice : « C’est la première fois qu’une entreprise française se fait reprendre par la justice en matière de devoir de vigilance, avec la circonstance aggravante qu’il s’agit d’un employeur public. »

Le travail dissimulé, un « problème récurrent » à La Poste

Pour comprendre la portée de la décision, il faut rembobiner le fil. En janvier 2022, le syndicat saisit le tribunal judiciaire de Paris, car il estime que le groupe ne se conforme pas à ses obligations liées au devoir de vigilance. Pour mémoire, il s’agit de dispositions contenues dans la loi du 27 mars 2017, fruit de la bagarre des syndicats et des ONG pour renforcer les obligations des multinationales en matière de prévention des atteintes aux droits humains, à l’environnement et à la santé. La loi impose une série de mesures aux grands groupes, parmi lesquelles la cartographie des différents risques, l’évaluation régulière de la situation de leurs sous-traitants et fournisseurs, des actions de prévention, etc.

Cette loi, qu’on présente généralement comme une réponse politique à l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, qui avait tué plus de 1 100 travailleurs en avril 2013, n’est pas exempte de défauts. Mais elle a le mérite d’inciter les firmes à dépasser le stade des déclarations d’intention, dont les responsables RSE (responsabilité sociétale des entreprises) sont si friands.

Dans son assignation, dévoilée à l’époque par l’Humanité, SUD PTT pointait un certain nombre d’insuffisances comme l’absence d’une véritable cartographie des risques et la non-publication d’une liste complète des sous-traitants, alors même que le comportement de ces derniers est souvent dénoncé.

« Le recours au travail dissimulé » représente un « problème récurrent » dans le groupe, selon le syndicat, qui citait par exemple la tragique affaire Seydou Bagaga, du nom d’un chauffeur-livreur non déclaré travaillant pour un sous-traitant et qui s’était noyé dans la Seine en tentant de récupérer un colis, en janvier 2013.

Dans son jugement du 5 décembre, le tribunal donne raison aux syndicats sur plusieurs points. La direction va devoir compléter son plan de vigilance par une cartographie des risques destinée à leur identification ; établir des procédures d’évaluation des sous-traitants en fonction des risques précis identifiés par cette cartographie ; et mettre en place un mécanisme de recueil des signalements digne de ce nom, après avoir procédé à une concertation des syndicats.

« Ce jugement est très important, assure Céline Gagey, avocate de SUD PTT. Il vient rappeler que la loi sur le devoir de vigilance implique de prendre des mesures précises, en adéquation avec les risques identifiés, plutôt que de se limiter à des généralités. Jusqu’à présent, le plan de vigilance de La Poste se résumait quasiment à un document de communication ! »

Une jurisprudence pour les affaires en cours

La victoire n’est pas totale pour autant, dans la mesure où certaines demandes du syndicat sont restées lettre morte, comme la publication d’une liste des sous-traitants du groupe. « Pourtant, nous demandions simplement que, en cas de problème, les élus du personnel puissent avoir accès à ces informations en CSSCT (Commission santé, sécurité et conditions de travail), précise Nicolas Galépides, de SUD PTT. Il n’y avait rien de systématique, ni de public. Notre demande ne visait pas à embêter les directions, mais à obtenir des informations en cas d’accident ou de drame, comme dans l’affaire Seydou Bagaga. »

Néanmoins, les ONG estiment que cette décision va alimenter les batailles qu’elles mènent dans les prétoires. Depuis 2019, une douzaine d’actions en justice ont été lancées pour non-respect du devoir de vigilance, ciblant en particulier le méga-projet pétrolier de Total en Ouganda, la situation de travailleurs dans des filiales de Teleperformance ou encore la politique d’accès à l’eau potable de Suez au Chili.

Mais, très souvent, ces affaires s’enlisent dans les sables des procédures. « Les grands groupes jouent de tous les moyens juridiques pour faire en sorte que les procès n’aient pas lieu, rappelle Juliette Renaud, responsable de campagne sur la régulation des multinationales aux Amis de la Terre. À présent que la justice s’est enfin prononcée sur le fond, nous espérons que cela débloque des choses. »

En réaffirmant l’esprit de la loi de 2017, le tribunal de Paris vient appuyer certaines revendications. « Concrètement, La Poste va devoir refaire quasiment tout son plan de vigilance, explique Juliette Renaud. En particulier, la décision du tribunal reconnaît la cartographie des risques comme une pierre angulaire du plan de vigilance : cela va nous servir dans d’autres actions en justice, contre Total ou la BNP notamment, car nous reprochons justement à ces groupes leur manque de clarté sur ce point. »


 


 

La Poste, première entreprise condamnée pour manquement au devoir de vigilance

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr

Le tribunal de grande instance de Paris a rendu son jugement, mardi 5 décembre, dans le dossier opposant Sud PTT au groupe La Poste. Le syndicat avait assigné en justice l’entreprise privée à capitaux publics, détenue par l’État via la Caisse des dépôts, pour non-respect de son devoir de vigilance. Au coeur du dossier : l’exploitation de travailleurs sans-papiers par ses sous-traitants. Pour la première fois depuis l’adoption de la loi en 2017, une entreprise est condamnée en justice pour non-respect du devoir de vigilance.

 C’est une première, et une petite révolution en matière de jurisprudence : le groupe La Poste vient d’être condamné par le tribunal de grande instance de Paris dans le cadre de la loi sur le devoir de vigilance. Le groupe était assigné en justice par le syndicat Sud PTT pour plusieurs manquements, concernant en premier lieu les atteintes aux droits des travailleurs dans le cadre de la sous-traitance. Au coeur du dossier : le sous-traitant Derichebourg, qui a fait travailler des sans-papiers pour deux de ses filiales : Chronopost à Alfortville (94) et DPD au Coudray Montceaux (91).

L’audience avait eu lieu le 19 septembre. L’avocate du syndicat, Céline Gagey, espérait qu’il en ressortirait « un signal fort ». C’est chose faite avec ce jugement, communiqué ce mardi. « C’est la première fois que La Poste est condamnée par une instance judiciaire depuis le début de notre lutte », réagit Aboubacar Dembélé, l’un des porte-paroles des grévistes d’Alfortville.

« Les éléments examinés par le juge, nous les avions déjà signalés à l’inspection du travail et à la DRIEETS : marchandage, travail dissimulé… Tout cela engage la responsabilité de La Poste qui depuis deux ans se défendait en disant “on est pas responsables”», rappelle-t-il. « Nous on leur répondait : si, vous avez un devoir de vigilance et vous ne l’avez pas respecté. Aujourd’hui, le juge le reconnaît aussi ».

« Le juge dit : « faites votre boulot ! » »

 La loi sur le devoir de vigilance, votée en 2017, a pour but de responsabiliser davantage les entreprises donneuses d’ordre face aux atteintes aux droits humains et à l’environnement de leurs filiales et sous-traitants. Mais six ans après, le bilan d’application de cette loi demeurait mitigé. Sur 18 affaires judiciaires, six en étaient restées au stade de la mise en demeure et douze avaient franchi l’étape de l’assignation en justice, recensait l’agence de presse AEF.

Une seule avait été au bout du processus judiciaire : l’affaire TotalÉnergies en Ouganda. Sauf qu’après trois ans de procédures complexifiées par des débats sur la forme et non sur le fond, les associations avaient été été déboutées par un juge des référés s’estimant incompétent. L’audience du groupe La Poste, le 19 septembre, était la première à être menée par un juge du fond.

Et la décision qui en ressort pave la voie pour les suivantes. Celle-ci « nous redonne espoir quant à l’application de la loi devoir de vigilance, après nos dernières déceptions. C’est une décision positive, à la hauteur des exigences imposées par cette loi », commente ainsi Juliette Renaud, responsable de campagne régulation des multinationales pour Les Amis de la Terre France, ONG en première ligne du dossier Total-Ouganda.

« C’est comme si l’on reprenait tout à la base. Le juge dit : « faites votre boulot ! Votre plan de vigilance n’est pas bon », et le jugement détaille de nombreux trous dans la raquette », expose Nicolas Galépides, secrétaire général de Sud PTT.

Le tribunal enjoint La Poste à élaborer une vraie cartographie des risques

Dans son jugement, le tribunal exige du groupe qu’il complète son plan de vigilance par une cartographie des risques précise. Celle actuellement produite par La Poste pèche par un « très haut niveau de généralité », qualifie le jugement. Elle ne « permet pas de déterminer quels facteurs de risque précis liés à l’activité et à son organisation engendrent une atteinte » aux droits des travailleurs.

Par exemple, cette cartographie actuelle « ne fait nullement ressortir l’existence de risques liés au travail illégal », soulève le juge du fond. Or, les preuves sont là. En janvier 2022, l’inspection du travail listait 63 noms de personnes sans-papiers employées sur le site du Coudray-Montceaux par Derichebourg Interim, sous-traitant de DPD, filiale de La Poste.

Lors du procès, l’avocat du groupe La Poste avait reconnu « des incidents, extrêmement malheureux. Mais ce n’est pas parce qu’il y en a que le plan de vigilance est défaillant. On est sur une obligation de moyens, pas de résultats », défendait-il.

Ce n’est donc pas l’avis du tribunal. Le juge « reconnaît que la cartographie des risques est une pierre angulaire du plan de vigilance, et que celle-ci doit être assez précise pour être utile », souligne Juliette Renaud. Un enjeu central pour les ONG et syndicats dans les autres affaires liées au devoir de vigilance.

Mieux évaluer les sous-traitants de La Poste au regard du devoir de vigilance

À partir d’une véritable cartographie des risques, La Poste devra désormais mettre en place « des procédures d’évaluation des sous-traitants » plus solides, en fonction des risques précis identifiés par cette cartographie, intime le tribunal.

Car jusqu’ici, pour les fournisseurs et sous-traitants au coeur du problème, « il est tout au plus renvoyé (…) à un classement réalisé par l’AFNOR ». L’AFNOR (association française de normalisation) est l’organisme chargé de mener des audits des sous-traitants. Sauf que dans le cadre du plan de vigilance de La Poste, seul 1 % des 400 sous-traitants du groupe dans le secteur de la livraison et de la logistique ont fait l’objet d’un audit sur site, avait rappelé Céline Gagey, l’avocate de Sud PTT, lors de l’audience.

En revanche, la demande du syndicat de publier la liste des sous-traitants et fournisseurs, face à laquelle les avocats de La Poste opposait le secret des affaires, n’a pas été retenue par le tribunal.

 Co-construire les dispositifs d’alerte avec les syndicats

Enfin, le juge enjoint La Poste à publier un réel dispositif de suivi des mesures de vigilance, et à mettre en place un « mécanisme d’alerte et de recueil des signalements » co-construit avec les organisations syndicales – ce qui n’était pas le cas, dénonçait Sud PTT.

Jusqu’ici en effet, La Poste « avait acheté un logiciel aux Etats-Unis », rappelle Nicolas Galépides. Le nom de cette interface : « Whistle B » (pour « whistleblower », lanceur d’alerte). Pour le syndicaliste, ces dernières années, le groupe a ainsi cherché à « contourner le système existant de droit de retrait et droit d’alerte, par la mise en place d’un simple numéro vert dans les bureaux. Celui-ci renvoie vers un cabinet privé, sur lequel on a aucune visibilité ». 

Après étude approfondie des pièces du dossier, le tribunal abonde dans le sens de Sud PTT : « il n’est pas établi que La Poste ait cherché à établir un dispositif de concert avec les organisations syndicales », tranche-t-il. Avant d’exiger « une concertation » préalable à toute mise en place d’un mécanisme d’alerte.

Jusqu’où iront les injonctions des tribunaux sur le devoir de vigilance ?

Sud PTT va désormais travailler à partir de ce jugement pour construire ses revendications vis-à-vis du groupe. En espérant embarquer les autres syndicats dans ce travail de fond sur le devoir de vigilance. Et Nicolas Galépides voit déjà plus loin : « cela veut dire que la prochaine fois que quelque chose ne nous convient pas, on pourra s’appuyer sur cette décision pour exiger d’une boîte qu’elle se mette au travail ».

Reste une question : jusqu’où iront les injonctions des tribunaux ? Si aujourd’hui la justice enjoint La Poste à revoir tout son plan de vigilance, elle ne lui « impose pas de mesures concrètes qui doivent être mises en oeuvre, considérant que cela relève de la liberté de l’entreprise », relève Juliette Renaud.

De plus, le tribunal ne demande pas d’astreinte avec pénalité financière pour mettre en oeuvre ses injonctions. Les prochaines actions des syndicats et ONG sur le devoir de vigilance préciseront jusqu’à quel point la justice peut être, ou non, réellement contraignante.

  publié le 7 décembre 2023

Gaza : le camp de Jabalia,
bastion du Hamas
devenu « mer de sang »

Julie Paris sur www.mediapart.fr

Pendant que l’armée israélienne encercle Khan Younès au sud de l’enclave, les opérations se poursuivent au nord, notamment dans le camp de Jabalia, transformé en cimetière susceptible de devenir une « zone tampon » entre Israël et ce qu’il restera de Gaza. 

Le Caire (Égypte).– « Je ne sais pas ce que nous allons devenir. J’espère aller au paradis. » Au bout du fil, la voix d’Oum Samer* est chevrotante. La brève conversation est entrecoupée d’échos d’explosions. Après des semaines d’intenses bombardements et d’assauts répétés, les forces armées israéliennes sont entrées mardi 5 décembre dans le camp de Jabalia. « Prie pour moi, pour nous », gémit Oum Samer avant que la ligne ne soit coupée. Les yeux rougis et l’angoisse au ventre, Ashraf S., son fils, tente en vain de rétablir la communication.

Le jeune homme de 28 ans se plonge dans Google Maps pour évaluer la progression des blindés israéliens : « Ils sont à seulement un pâté de maisons d’eux. » Eux, c’est-à-dire sa mère, son père, ses deux frères, sa sœur et sa nièce de deux ans. La famille s’est d’abord rassemblée dans un immeuble situé à deux pas du marché de Jabalia, l’ancien cœur battant du nord de la bande de Gaza, avant de se replier dans un appartement à la lisière du cimetière de la ville. « C’est une boucherie. La mort est partout. Le camp se transforme en cimetière », soupire Ashraf en montrant une vidéo qui tourne sur les réseaux sociaux. Faute de place, des tombes sont creusées en pleine rue, au beau milieu de rares immeubles encore debout.

Jabalia, le plus grand camp de réfugié·es de la bande de Gaza, est sorti de terre en 1948 après la création d’Israël et l’expulsion de centaines de milliers de Palestinien·nes. Jusqu’en octobre, il comptait plus de 110 000 habitant·es. Combien sont-ils désormais ? Nul ne le sait. Si des dizaines de milliers de personnes originaires du camp ont rejoint le sud de l’enclave, elles ont souvent été remplacées par des habitant·es des communes voisines qui ont trouvé refuge dans l’entrelacs de bâtisses dépareillées de ce camp réputé imprenable.

Ashraf pourrait parcourir ses ruelles les yeux fermés. Pour l’heure, c’est dans les rues du Caire qu’il marche d’un pas pressé. Ashraf étudie en Égypte depuis trois ans. Face à ce cauchemar, il se sent impuissant : « J’ai réussi à envoyer quelques centaines de dollars à mes parents mais l’argent est inutile, il n’y a plus rien à acheter. Les rayons des épiceries sont vides. Ma mère n’a trouvé que de la sauce tomate et de l’huile de tournesol. » L’aide alimentaire qui peine à se frayer un chemin jusqu’au nord de l’enclave est totalement insuffisante.  

Depuis le début de l’offensive terrestre le 27 octobre dernier, la zone est coupée du monde et passe sous les radars médiatiques. Pourtant, chaque jour apporte son lot de victimes, d’immeubles effondrés, d’écoles et d’hôpitaux visés. Les combats entre l’armée israélienne et les groupes armés palestiniens continuent de faire rage autour de l’hôpital Kamal Adwan. Selon l’ONU, environ 10 000 civils sont pris entre deux feux aux abords de l’unique structure médicale en fonctionnement dans le nord de l’enclave.

Assiégée par les chars, Jabalia vit sous un déluge de bombes et de tirs d’artillerie depuis la reprise des hostilités le 1er décembre. La liste des victimes, anonymes ou illustres, s’allonge. Des histoires macabres circulent sur une boucle de messagerie regroupant des habitants du camp.

Le lendemain de la rupture de la trêve dans l’après-midi, des dizaines de personnes périssent dans le bombardement d’un immeuble. Parmi elles, Sofyan Taya, le président de l’Université islamique de Gaza. Le physicien reconnu avait trouvé refuge chez sa belle-famille après la destruction de sa propre maison.

Quelques heures plus tard, un bâtiment adjacent est victime d’une frappe. La famille touchée s’éparpille dans les rues étroites du camp. Les blessés sont évacués par des voisins à l’hôpital.

L’une des sœurs manque à l’appel. Dans le chaos ambiant, elle s’est traînée jusque dans l’arrière-boutique d’un magasin vide. Le temps que ses proches arrivent, il est trop tard. Elle gît, inanimée, dans une mare de sang.

Ces récits sont ponctués par des touches d’espoir. Un adolescent de 13 ans a été retrouvé sain et sauf sous les décombres, huit jours après le bombardement de sa maison. Épuisée par des recherches infructueuses parmi les débris, sa famille l’avait déclaré mort.

« Personne ne sait comment c’est possible. C’est une résurrection, commente Ashraf. J’espère qu’il restera des gens sur place pour continuer de nous informer. »  

L’objectif affiché de ce déchaînement meurtrier ? Démanteler un QG du Hamas selon l’armée israélienne qui déclare avoir « éliminé » des terroristes et saisi des armes et des munitions dans une clinique et une école au prix d’intenses combats.

Le « camp rouge » berceau de la première Intifada

« Ils s’attaquent surtout à Jabalia pour asseoir leur victoire, souffle Ashraf. Si le camp tombe, c’est toute la bande de Gaza qui tombe. » Car Jabalia, berceau de la première Intifada, est un symbole de poids. Celui de la résistance civile et armée palestinienne.

Le 8 décembre 1987, quatre ouvriers originaires du camp sont tués dans un accident avec un camion israélien au checkpoint d’Erez, dans le nord de l’enclave. Des manifestants envahissent les ruelles et lancent des pierres sur les soldats. C’est le début du long soulèvement qui aboutira à la signature des accords d’Oslo en 1993. Depuis, Jabalia est une forteresse réputée imprenable.

Surnommé « le camp rouge », il est dominé par les partis de gauche avant de passer aux mains du Hamas. Au tournant des années 2000, le mouvement islamiste issu des Frères musulmans remplit les portemonnaies avant de gagner les cœurs.

« Après avoir pris les mosquées, le Hamas a arrosé le camp via ses associations de charité, en offrant des sacs de courses, ou en affrétant des bus entiers les jours d’élections. C’est ainsi qu’ils ont pris le pouvoir dans toute la bande de Gaza », regrette de son côté Farès A. Employé dans un centre culturel, il était en voyage en Europe le 7 octobre dernier. Après un long périple, il a atterri au Caire où, comme des milliers de ses compatriotes, il reste pendu au téléphone. 

Le quadragénaire est inquiet. Mercredi matin, à l’aube, un immeuble s’est écroulé dans la rue Falloujah, au cœur de Jabalia. À cinq mètres seulement de la maison où une bonne partie de sa famille s’est confinée. Une trentaine de ses proches ont déménagé trois fois en 48 heures, en passant d’un bloc d’immeubles à un autre, au gré de l’avancée des tanks israéliens.

Combien de temps survivront-ils ? L’espoir s’amenuise. Farès s’étrangle : « Bientôt, Jabalia ne sera que sable et poussière, les Israéliens veulent nous éliminer de la surface de la terre. Pour une dizaine de combattants tués, combien de civils ont été massacrés ? Ce n’est pas une mare de sang, c’est une mer de sang ! »

Impossible de convaincre ses frères et sœurs de rejoindre la cohorte des déplacé·es lorsque l’armée israélienne a ordonné l’évacuation des civils au sud de l’enclave. Badr, son aîné de dix ans, est une forte tête. Il refuse de quitter son domicile et d’abandonner son camp natal.

Je préfère mourir chez moi plutôt que d’agoniser sur un bord de route ou bien périr sous un bombardement à Khan Younès ou à Rafah. Fatiha A., habitante de Jabalia

« Je ne veux pas participer à une deuxième Nakba [la « catastrophe » qui a poussé des centaines de milliers de Palestinien·nes à l’exode lors de la création de l’État d’Israël en 1948 – ndlr]. Je ne donnerai pas l’opportunité aux Israéliens de gagner cette guerre en m’expulsant moi-même », ne cesse-t-il de répéter à Farès.

Sa sœur Fatiha, surnommée le « roc », n’en démord pas non plus. « Partir, mais pour aller où ? C’est dangereux. On peut être arrêtés ou tués à tout moment. Je préfère mourir chez moi plutôt que d’agoniser sur un bord de route ou bien périr sous un bombardement à Khan Younès ou à Rafah », sanglote-t-elle. Pour la première fois en soixante jours de guerre, l’infirmière fond en larmes.

En guise de consolation, Farès formule quelques prières et incantations. Depuis l’appartement du Caire où il regarde les chaînes d’information en continu, le quadragénaire est tiraillé. L’armée israélienne encercle Khan Younès et intensifie ses frappes dans le sud de l’enclave.

Fatima, sa mère, Safia, son épouse, et leurs trois enfants sont hébergés dans cette ville prétendument refuge. Depuis des jours, Farès se démène dans l’espoir de les sauver. Ses tentatives pour leur obtenir des laissez-passer via le poste-frontière de Rafah demeurent vaines.

Sur l’écran, des scènes d’horreur tournent en boucle. Elles sont similaires à celles de Jabalia. « Je vivais suspendu aux nouvelles de mes frères et sœurs dans le nord. Désormais, c’est pour ma famille dans le sud que je meurs d’inquiétude. Je ne sais pas si je vais pouvoir tenir longtemps. » Loin des bombes mais loin des siens, Farès se consume à petit feu. 


 


 

Cisjordanie : à Qalandiya,
les enfants
ont la peur au ventre

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Dans les territoires occupés, l’armée israélienne multiplie les raids pour faire taire toute résistance, y compris pacifique. Les camps de réfugiés sont particulièrement ciblés par les colons. Les jeunes disent leurs souffrances, leur épouvante et leur espoir de la fin de l’occupation.

Camp de réfugiés de Qalandiya (Cisjordanie occupée), envoyé spécial.

La mosquée est pleine à craquer. À l’extérieur, des centaines de Palestiniens attendent le visage grave, silencieux. Ils sont venus rendre un dernier hommage à Ali Ibrahim Al Qam, 33 ans, tué la veille lors d’un raid de l’armée israélienne dans le camp de réfugiés de Qalandiya. Le corps enveloppé d’un linceul, seule la tête du défunt émerge. Il est porté à bout de bras par des jeunes qui laissent alors éclater leur colère.

Un drapeau palestinien flotte sur ce cortège funéraire qui marche dans les rues défoncées au cri de « Allah Akbar ! » (Dieu est grand). L’endroit porte encore les stigmates de l’attaque israélienne : magasins défoncés, vitres brisées, voitures endommagées, etc. Le triste quotidien d’un camp – témoignage de la première Nakba, celle de 1948 – situé en zone C, à quelques centaines de mètres du plus grand check-point de Cisjordanie qui marque l’entrée de Jérusalem.

Une zone tampon sans loi

« Zone C, cela signifie, selon les accords d’Oslo, que nous dépendons totalement des Israéliens, que ce soit pour la gestion administrative de la vie publique ou pour la sécurité ! » s’emporte Mohamed Aslan, la soixantaine vaillante, membre du comité populaire du camp de Qalandiya. « De la sécurité, nous n’en avons pas puisque l’armée d’occupation ne cesse d’intervenir ici et qu’elle est là pour protéger la colonie juive de Kokhav Yaakov toute proche. Quant à la gestion, vous n’avez qu’à constater par vous-même ! » assène-t-il en balayant d’un geste les environs.

« L’absence de réseaux séparés pour les eaux pluviales et les eaux usées présente des risques pour la santé des résidents et transforme le camp en fosse septique lorsqu’il pleut. » À l’intérieur comme à l’extérieur du camp, les infrastructures sont pratiquement inexistantes. La route principale reliant le check-point à Ramallah, plus au nord, est truffée de crevasses. Aucun éclairage n’a été mis en place et les ordures s’entassent sur les bas-côtés. Pour les Palestiniens qui doivent partir travailler à Jérusalem ou simplement rejoindre une autre ville de Cisjordanie, le trajet est un enfer d’embouteillages au quotidien.

Combien sont-ils à s’entasser dans ce camp ? Dix-huit mille, selon les chiffres de l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (UNRWA). « En réalité, nous sommes beaucoup plus », indique Mohamed Aslan, qui évoque les 55 % de jeunes de moins de 25 ans présents dans le camp. Il préfère mettre l’accent sur les 140 000 personnes qui vivent entre le check-point de Qalandiya et la municipalité d’Al-Bireh, qui jouxte Ramallah. « Ici, c’est comme une zone tampon. Il n’y a aucune loi. » Une situation voulue et perpétuée par les autorités israéliennes, qui trouvent dans ce désarroi social et humain le moyen de perpétuer l’occupation.

« Quand on quitte la maison, on ne sait pas si on va rentrer le soir »

Lundi, en milieu de matinée, alors que tout le monde vaquait à ses occupations, une quarantaine de véhicules de l’armée israélienne ont déboulé dans le camp. « Chaque fois qu’on essayait de bouger, ils nous tiraient dessus », témoigne Mohamed Aslan. Anas al Qam, 13 ans, le visage tiré, tente de rassembler ses souvenirs lorsque nous le rencontrons. Il se trouvait en classe, dans l’établissement à l’entrée du camp.

« Vers 10 h 30, on a entendu les Israéliens entrer dans le camp. On s’est tous mis à crier Allah Akbar ! parce qu’on s’est dit qu’on allait être tués. On était vraiment terrifiés, surtout lorsqu’ils ont lancé des grenades lacrymogènes dans l’établissement. » C’est en essayant d’aller chercher ses enfants à l’école qu’Ali Al Qam a été abattu, comme le rappelle son cousin Youssef, 16 ans, apprenti mécanicien, qui ne cache pas sa colère mais aussi son désarroi. « On est avec ses proches, sa famille, et, d’un coup, sans raison, on apprend la mort de l’un d’eux. » De rage, il a brisé son téléphone en le lançant au sol. Vingt-cinq Palestiniens ont été blessés durant ce raid.

Il faut imaginer la douleur de ces jeunes adolescents dont la vie est rythmée par la mort qui peut survenir à tout moment. « Mon voisin Ahmed Awad n’a que 17 ans. Nous étions en train de regarder ce qui se passait. Tout à coup, je l’ai vu tomber. Il avait été touché aux deux jambes par un sniper », décrit Radwan Al Qam, 15 ans. C’est aussi cette parole terrible de Moataz Al Khatib, 16 ans, qui va au collège dans la ville d’Al-Ram, à quelques kilomètres.

La semaine, il dort chez son grand-père, dans le camp, et décrit les fouilles systématiques des soldats, les interrogatoires, les attentes aux check-points pour laisser passer les colons, les photos d’identification que les soldats ont faites de lui à deux reprises, sans doute pour alimenter un fichier de reconnaissance faciale. « J’ai si peur que l’armée revienne dans le camp. Quand on quitte la maison, on ne sait pas si on va rentrer le soir. »

Le petit Mohamed Wahdan, 11 ans, évoque le sort de son ami « Anan, qui a le même âge que (lui). Hier (lundi – NDLR), il a reçu une balle dans le foie alors qu’il traversait la rue en revenant de l’école ». Mohamed demande, les yeux brillants : « Pourquoi on est devenus des réfugiés ? Pourquoi on souffre comme ça ? On n’a rien fait au monde et l’armée israélienne vient régulièrement nous tuer. »

Mettre fin à l’occupation

Le ministre palestinien de la Santé a annoncé, mercredi, que 260 Palestiniens ont été tués et 3 225 blessés en Cisjordanie depuis le 7 octobre, dont au moins 528 enfants ; 45 % d’entre eux dans le cadre de manifestations et 46 % lors de perquisitions ou d’autres opérations. En deux mois, le bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (Ocha) a enregistré 318 attaques de colons contre des Palestiniens.

« Depuis le 7 octobre, les Israéliens sont encore plus agressifs, frappent tout le monde, cassent tout dans les maisons lorsqu’ils viennent arrêter quelqu’un. Les check-points se sont multipliés en Cisjordanie, fait remarquer Mohamed Aslan. Se déplacer relève du parcours du combattant. » Mohamed Zahran, 34 ans, raconte l’histoire de son frère qui, deux semaines auparavant, a reçu une balle dans l’épaule, une autre dans le flanc alors qu’il se trouvait sur la terrasse de sa maison à boire un café. « Quand on a voulu l’emmener à l’hôpital en voiture, les soldats ont stoppé le véhicule et l’ont frappé. »

Membre du Fatah, père de deux filles, Mohamed Zahran a passé trois années en prison pour ses activités militantes. Il réclame « la paix et la sécurité parce qu’on souffre de l’occupation et de l’injustice subie », et voit dans l’attaque du Hamas du 7 octobre « un jour de fierté pour les Palestiniens ». Il ajoute : « On a le droit de mettre fin à cette terrible occupation. »

Sur leurs téléphones, tous regardent les insupportables images de Gaza

Du haut de ses 11 ans, Mohamed voudrait bien devenir médecin plus tard, mais lance à l’adresse des Israéliens : « Vous avez volé nos terres, on se défend ! » Anas, 13 ans, acquiesce. « Il faut que quelqu’un dise Stop ! Ça suffit. On ne se sentira en sécurité que s’ils partent de nos terres. On n’a pas d’avenir, on peut être tués à n’importe quel moment. » Youssef, 16 ans, déclare : « Je ne veux pas vivre avec ces crimes de guerre, cette injustice permanente, la destruction de nos maisons. »

Moataz, 16 ans aussi, parle de « l’avenir bouché. On est dans le brouillard », même s’il veut devenir avocat « pour savoir comment nous pouvons résister légalement aux Israéliens, mais aussi pour défendre les enfants des camps de réfugiés ». À 15 ans, Radwan exige « d’arrêter l’occupation, qu’on puisse se déplacer sans restriction et vivre enfin en paix ».

Sur leurs téléphones mobiles, tous reçoivent ces insupportables images venues de Gaza. Ils voient des gamins de leur âge, qui pourraient être leurs copains, tués, blessés ou en larmes devant des bâtiments en ruine. L’occupation israélienne a transformé ces enfants en adultes avant l’heure. Ils ont la peur au ventre. Ils n’ont pas de haine. Aucun n’a eu une parole insultante envers les juifs. Ils se demandent juste pourquoi la vie est si sombre pour eux, pourquoi le monde les abandonne.

  publié le 6 décembre 2023

Après trois mois de grève, une première victoire pour les agentes d’entretien d’Onet au CHU de Montpellier

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Après trois mois de grève, les employées de la société de nettoyage Onet, au CHU de Montpellier, en lutte avec le soutien de la CGT pour leurs salaires et leurs conditions de travail, ont obtenu gain de cause sur une partie de leurs revendications, samedi 2 décembre. Elles réclamaient notamment la fin d’un système oppressant de traçabilité de leur travail, qui s'apparente à du flicage.

« Nous voulons vivre dignement de notre travail. » C’est le mot d’ordre répété sans relâche pendant les 78 jours de mobilisation des salariées d’Onet, une société de nettoyage, spécialisée dans la prestation de services et sous-traitante du Centre hospitalier universitaire de Montpellier (Hérault).

Le 2 décembre, la quarantaine de grévistes, qui se battaient depuis trois mois pour leurs salaires et de meilleures conditions de travail, a décidé de signer un « accord de fin de conflit », après avoir obtenu gain de cause sur une partie de leurs revendications, à l’issue de cette lutte décrite comme « exemplaire ».

650 euros de prime et remise en cause de la traçabilité

« Nous avons obtenu : le respect des travailleuses et des travailleurs ; 650 euros de prime ; une organisation du travail à laquelle nous aurons notre mot à dire ; un aménagement de la traçabilité moins pénalisante par les travailleurs dont le résultat reste à apprécier », détaille le communiqué de la CGT, publié peu après la décision de reprise du travail.

La mise en place de ce système de « traçabilité », imposant sans concertation préalable aux employées — pour une écrasante majorité des femmes — de pointer après le nettoyage de chaque salle, a été le détonateur de cette lutte, qui s’inscrit dans une révolte plus générale contre des conditions de travail jugées indignes, avec des cadences souvent infernales, et des salaires stagnant à peine au-dessus du Smic, dans un contexte où l’inflation continue de restreindre les budgets des plus pauvres.

« Cela fait onze ans que je suis salariée chez Onet et plus ça va, plus les conditions de travail se dégradent », avait témoigné, en novembre dernier, dans les colonnes de l’Humanité, Claire Buron, l’une de ces employées en grève.

Au-delà de la remise en cause de ce système de flicage — les employées ne seront désormais astreintes qu’à badger une seule fois, à leur arrivée —, la CGT, qui a accompagné cette lutte, se réjouit, dans ce communiqué, d’avoir obtenu de la direction un changement de posture à l’égard du personnel et de ses représentants, qu’elle a dû se résoudre à entendre.

Solidarité sur le piquet de grève

Le syndicat se réjouit également du soutien exprimé aux grévistes tout au long de cette mobilisation, non seulement par le personnel médical du CHU de Montpellier, mais aussi par des citoyens, venus sur les piquets de grève. « Une solidarité autour de cette lutte a eu lieu, qu’elle soit en interne de la CGT (…) de la part des politiques de Gauche, des jeunes et de tous ceux qui sont venus sur le piquet de grève » indique le communiqué.

Une solidarité et une première victoire qui renforcent la volonté de ces employées à rester mobiliser sur les conditions de mise en oeuvre de ces nouvelles conditions de pointage et de continuer leur combat, avec la perspective d’obtenir une revalorisation des salaires, « un 13e mois, et le respect des emplois ».

Un rapport du Sénat publié fin juin avait alerté sur les conditions de travail de ces professionnelles du nettoyage, en se fondant sur les travaux de François-Xavier Devetter, professeur des universités au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé). Le chercheur rappelait qu’entre « 60 et 62 ans, 50 % des salariés ou anciens salariés des métiers du nettoyage déclarent des limitations pour effectuer les gestes de la vie quotidienne, contre un peu moins de 30 % pour l’ensemble de la population active. Les licenciements pour inaptitude sont fréquents : les entreprises de nettoyage représentent à eux seuls environ 7 % des licenciements pour inaptitude, alors qu’ils ne représentent que 1,8 % des CDI ».


 


 

Montpellier : le comité de soutien,
un appui solide pour les grévistes d’Onet

Elian Barascud sur https://lepoing.net/

Alors que la grève des salariées de l’entreprise qui gère le nettoyage du CHU de Montpellier a pris fin ce vendredi 1er décembre après 80 jours à la suite d’un accord avec la direction, Le Poing revient sur l’élan de solidarité qu’a suscité cette lutte

Cette solidarité, c’est ce qui nous fait tenir, ça nous donne le courage de continuer”, confiait Abdel, salarié de l’entreprise Onet, qui gère le nettoyage du CHU de Montpellier, à propos du comité de soutien à la grève, au mois d’octobre. Le 13 septembre dernier, les salariées (en grande majorité des femmes) avaient posé les balais pour demander des augmentations de salaires, une prime équivalente au treizième mois et pour marquer leur refus d’un dispositif de contrôle sur téléphone où elles devaient rendre compte de chaque prestation effectuée dans les divers endroits qu’elles nettoyaient.

Au bout de 80 jours de grève, elles ont finalement obtenu, via des négociations avec la direction, une prime exceptionnelle de 650 euros et un allègement du dispositif de traçage. 80 jours de lutte qui n’auraient sans doute pas été possibles sans un comité de soutien, rassemblant largement divers pans du mouvement social montpelliérain.

Un phare dans la nuit”

Dès le 3 octobre, Révolution Permanente (RP), organisation trotskyste, a monté un comité de soutien pour fédérer largement autour de cette grève. “On pense que beaucoup d’organisations de gauche anticapitalistes et révolutionnaires ont une analyse assez pessimiste de la situation politique et se contentent de revendications purement défensives, alors qu’il y a des failles sur lesquelles s’engouffrer pour obtenir des victoires”, analyse Lucas, membre de RP. “Dans une période d’attaques successives du gouvernement sur tous les fronts, avec une inflation galopante, cette grève de plus de deux mois, menée par des femmes, majoritairement issues de l’immigration, payées en dessous du SMIC et sans grande culture syndicale, est un phare dans la nuit. Elles nous montrent la direction à suivre. Il fallait qu’on dépasse nos propres forces pour en faire l’événement politique de la rentrée sur Montpellier.

Philippe, militant CGT-CHU, complète : “Cette grève coche toutes les cases : c’est l’hôpital public, fleuron de l’emploi à Montpellier, et on parle d’un personnel précaire, féminisé et racisé qui a subi de plein fouet la vague Covid. Si on est militant anticapitaliste, antiraciste et antisexiste, c’est là qu’il faut être pour soutenir.” Claire, déléguée au CSE d’Onet au CHU, abonde : “On n’a pas eu la prime du Ségur car on n’est pas considéré comme du personnel de santé.”

La première réunion du comité de soutien, début octobre, a su rassembler diverses forces : Le parti de gauche, le NPA, la France Insoumise, la gauche éco-socialiste, mais aussi un collectif féministe de Montpellier et quelques gilets jaunes du rond-point de près-d’arènes ont répondu à l’appel. Pour Sabine, figure emblématique de ce rond-point, “rien de ce qu’ont soulevé les gilets-jaunes n’a été résolu, en terme de salaires et de justice sociale. Aujourd’hui, c’est une manière de continuer le combat autrement.”

Soutien à plusieurs niveaux

Outre des discussions tactiques sur les modalités de la grève, le soutien était avant tout moral. “Pas question d’intervenir dans leurs assemblées générales, on les laissait s’organiser par la base et on demandait comment on pouvait les aider”, précise Lucas. “Nous voir débarquer à sept ou huit à 7 heures du matin, forcément ça les motivaient”, ajoute Elsa, une autre militante de RP.

Un soutien moral, mais aussi financier non négligeable pour compenser les feuilles de paie à zéro. « Pour certains c’est dur », confiait Abdel lors du 58e jour de grève. « Il y a des femmes seules avec enfants qui sont à mi-temps, d’autres qui sont en CDD de remplacement et pour qui faire grève est compliqué. »

Heureusement, le comité de soutien a redoublé d’inventivité : tombolas organisées au Quartier Généreux ou au bar le Madrediosa avec de nombreux lots à gagner en collaboration avec des artistes, tatoueurs et autres donateurs, cantine au local associatif le Barricade, caisses de grève qui tournaient pendant les manifestations, collages revendicatifs dans toute la ville pour dénoncer le silence de la direction du CHU… La chorale militante le cri du Choeur a même improvisé un concert pour reverser les bénéfices (au chapeau) aux grévistes.

Organisés via une boucle Whats’app réunissant 80 personnes, les soutiens ont mis en place un roulement quasi quotidien de personnes allant vendre des gâteaux fait maison sur les marchés en distribuant des tracts pour informer les gens sur la grève. “On ramenait une plus d’une centaine d’euros par jours sur le piquet, ça aussi, c’est bon pour le moral”, commente Lucas. Au total, plus de 20 000 euros ont été récoltés via la cagnotte en ligne et physiquement. “Pas de quoi compenser les 50 000 euros de salaires en moins, mais ça fait tampon”, relativise le militant trotskyste. La caisse de grève a également été largement abondée par la CGT, le syndicat Sud-chimie de Sanofi, qui a versé 750 euros, et également par la France Insoumise.

La FI active

Nathalie Oziol, députée France Insoumise héraultaise, allait régulièrement voir les grévistes. Autre figure du mouvement de Jean-Luc Mélenchon à être venue sur le piquet de grève des salariées d’Onet : Rachel Keke, députée et ancienne porte-parole de la grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles. Un conflit de 22 mois qui s’est soldé par une victoire pour les femmes grévistes.“Ne lâchez rien, la lutte paye ! Sachez que sans vous, ils [la direction] ne sont rien !” avait-elle affirmé aux grévistes.

Ce retour d’expérience nous pousse à continuer”, avait alors réagit Khadija Bouloudn, déléguée syndicale CGT-ONET du CHU.

François Ruffin, député FI de la Somme, s’était lui aussi déplacé à Montpellier, et avait contribué à hauteur de 500 euros à la caisse de grève.

Créer du lien

Quel bilan tirer de cette grève maintenant qu’elle est terminée ? “Il aurait fallu mobiliser du soutien et évoquer la question financière encore plus tôt”, rembobine Lucas. “Et aussi, on aurait pu plus médiatiser sur les conséquences d’un hôpital non nettoyé en publiant plus d’images. Personne n’a envie de se faire soigner dans un hôpital crade.”

Pour les grévistes, elle aura sans douter permis de créer des liens dans et en dehors d’un collectif de travail souvent atomisé par des horaires décalés. “La reprise va être dure“, “vous allez tous me manquer“, commentaient des salariées ce vendredi 1er décembre Pour Khadija Bouloudn, leur déléguée syndicale, la lutte continue : “La prime pérenne qu’on demandait, on se battra autrement pour l’obtenir.”

Et pour les salariées en lutte comme pour leurs soutiens, ce mouvement aura été l’occasion d’engranger de expérience, comme le décrit Elsa : “C’est exceptionnel d’avoir une grève de cette force ici à Montpellier. On dit souvent que la grève est un moment de politisation express. On a vu les grévistes évoluer en deux mois, intervenir beaucoup plus en assemblée générale… Même pour nous, militants, on en apprend beaucoup.” Grévistes et soutiens prévoient une dernière soirée ensemble pour faire la fête et conclure ensemble dans la joie ces deux mois et demi de mobilisation.

Quant au comité de soutien, Lucas l’assure, “Maintenant qu’il est crée, c’est un outil qui pourra venir en appui sur d’autres luttes à Montpellier dans le futur.”

  publié le 6 décembre 2023

Italie. L’orientation néolibérale économique du gouvernement Meloni se double d’un autoritarisme qui s’affirme

Fabrizio Burattini sur https://www.cadtm.org/ - à l’origine publié sur https://alencontre.org

Giorgia Meloni a dû déserter la « kermesse » convoquée par son parti pour célébrer l’anniversaire de prise de son gouvernement (22 octobre 2022). Elle est également restée à la maison car le monde politique, les médias, l’opinion publique et la presse à sensations ne parlaient que de sa séparation d’avec son compagnon, Andrea Giambruno, journaliste de télévision, qui venait d’être filmé sur le tournage de l’émission qu’il animait alors qu’il importunait sévèrement une journaliste qui était sa collaboratrice.

 Les divisions de la droite

La Première ministre (Présidente du Conseil des ministres) a réagi à la diffusion de ces images en criant au « complot » visant à faire tomber son gouvernement. Toutefois, les seuls qui peuvent être soupçonnés de complot sont ceux qui dirigent ces chaînes de télévision, à savoir la famille Berlusconi, les commanditaires de l’un des partis de droite membre de sa coalition, soit Forza Italia.

Autre élément révélateur des tensions internes au sein de la majorité de droite, le choix de Matteo Salvini, le leader de la Ligue (Lega), d’organiser sa traditionnelle journée nationale précisément à l’occasion de la visite conjointe de Giorgia Meloni et Ursula von der Leyen sur l’île de Lampedusa (le 17 septembre 2023), suite à l’arrivée de milliers de migrant·e·s. Ainsi, alors que la Première ministre manifestait activement son accord avec la Commission européenne sur la politique à l’égard des migrant·e·s, Salvini donnait la parole à Marine Le Pen qui fulminait devant le « peuple leghista » contre cette même politique jugée « trop accueillante » à l’égard des « islamistes » et des potentiels « terroristes ».

La tension entre les partenaires gouvernementaux est également attestée par le choix de Matteo Salvini d’organiser une manifestation à Milan le 4 novembre (sans grand succès : quelques centaines de participants) « pour la défense des droits, de la liberté, de la sécurité et de la paix », « pour la défense de la civilisation occidentale » et « contre le terrorisme islamique », alors que la Première ministre souhaite se positionner sur le plan international en faveur d’Israël, tout en évitant soigneusement d’évoquer le « choc des civilisations ».

 Tensions sur les politiques sociales

Sur le plan économique, les divisions s’étaient manifestées notamment sur la proposition que Giorgia Meloni avait présentée en août de taxer les « superprofits » que les banques ont accumulés grâce à la hausse des taux d’intérêt, un « impôt extraordinaire calculé sur l’augmentation de la marge nette d’intérêt » [c’est-à-dire la différence entre le taux d’intérêt auquel les banques prêtent et celui auquel elles se refinancent]. Selon de nombreuses études, les banques ont augmenté leurs bénéfices de plus de 50% par rapport à l’année dernière.

Immédiatement, le parti Forza Italia avait exprimé un vif désaccord (il ne faut pas oublier que la famille Berlusconi possède la Banca Mediolanum, huitième institution de crédit du pays). Un avis qui fut renforcé par celui, identique, de la Banque centrale européenne.

Après un affrontement musclé entre les ministres, dont rien n’a filtré, un accord a été trouvé à la majorité, qui annule en fait la proposition de Giorgia Meloni, étant donné que le règlement prévoit que les banques peuvent choisir entre le paiement de la taxe ou le renforcement de leurs « indices de solidité en fonds propres ». En d’autres termes, la taxe (de 0,26%) ne serait payée que si le bénéfice additionnel était distribué aux actionnaires sous forme de dividendes.

Evidemment, les tensions entre les partenaires de la coalition majoritaire s’intensifient, avant tout, dans la perspective des élections européennes de juin 2024, qui verront s’affronter non seulement des sensibilités politiques différentes sur les thèmes nationaux, mais aussi des projets divergents sur l’Union européenne.

 Le projet de loi de finances

Le 16 octobre, lors d’une conférence de presse, Giorgia Meloni avait solennellement présenté le projet de loi de finances pour 2024, annonçant, également au nom des autres dirigeants présent de cette droite présents, qu’aucun parlementaire de la majorité ne présenterait d’amendement à cette proposition. Au lieu de cela, au cours des deux semaines suivantes, de nombreux projets de loi différents ont été élaborés, manifestant les préoccupations corporatistes et sectorielles des différentes composantes du gouvernement.

Puis, en partie parce que c’était la date limite pour ne pas risquer que le processus complexe d’approbation de la loi ne se déroule pas comme prévu, le 31 octobre, le projet de loi officiel a été officiellement présenté au parlement. Ce projet est fortement conditionné par les exigences de l’UE.

Ce document confirme l’austérité budgétaire, la l’absence de mesures pour contrer l’augmentation du coût de la vie (environ 20% sur deux ans), la poursuite des coupes dans les services publics et un feu nourri de privatisations (il est prévu de vendre pour 20 milliards de biens publics au cours de la période triennale 2024-26).

Pour ce qui a trait aux salarié·e·s, la loi prévoit 15 milliards pour entériner la baisse des impôts et des cotisations sur les revenus du travail jusqu’à 35 000 euros, ainsi que l’unification des deux premiers barèmes d’imposition (qui déterminent le taux d’imposition). Il faut souligner que cette réduction n’entraînera aucune augmentation des salaires et des pensions, qui resteront parmi les plus bas d’Europe, car la réduction est déjà en place et la loi ne la prolonge que « provisoirement » jusqu’en 2024 (par pure coïncidence, l’année des élections).

De plus, il ne faut pas oublier que cette réduction de 15 milliards de cotisations et de déductions fiscales entraînera une diminution correspondante des recettes de l’Etat, ce qui obligera à réduire les dépenses sociales, d’autant plus que la dette publique est gigantesque (elle se situe à 144,4% du PIB).

Pour les familles pauvres (selon les données de l’Institut des statistiques, 1 960 000 ménages, soit 5 571 000 personnes, autrement dit 9,4% de la population résidente, et 13,3% dans le Sud), le fonds d’aide aux dépenses énergétiques est divisé par deux (de 400 à 200 millions d’euros) et le seuil de revenu pour en bénéficier passe de 15 000 à 9530 euros.

 La fin des promesses

Au cours de la campagne électorale, les partis de droite avaient attaqué de front la lourde réglementation sur les retraites introduite en 2011 par le gouvernement « technique » de Mario Monti [novembre 2011-avril 2013], – avec le soutien d’une grande partie du Parlement, la « réforme Fornero » [du nom de l’économiste de l’Université de Turin, devenu ministre du Travail et des Politiques sociales] – en promettant de l’abroger. Il s’agissait d’une promesse électoralement très convaincante puisque cette mesure (à laquelle les syndicats majoritaires ne s’étaient pas opposés) avait repoussé de 5 à 6 ans, pour des millions de personnes, la date de départ à la retraite.

Or, dans la loi de finances qui vient d’être présentée, non seulement il n’y a pas d’abrogation de cette loi, mais, paradoxalement, les conditions en matière d’accès à la retraite sont encore durcies, avec des pénalités plus lourdes pour ceux qui partent à la retraite avant 67 ans (nouvelle réduction du montant pouvant aller jusqu’à 15%), reprenant et renforçant les objectifs qui étaient à la base de la réforme de 2011 : décourager les départs à la retraite et allonger toujours plus la « durée de la vie active ».

Est également « oubliée » la promesse « historique » de l’ancien parti de feu Berlusconi, à savoir l’augmentation des pensions « minimales » : elles demeurent bloquées à 563,74 euros, depuis des années.

Les contributions de l’Etat aux collectivités locales sont encore réduites (4 milliards de moins), ce qui entraînera une détérioration des services locaux et une augmentation de la pression fiscale sur les municipalités.

Trois milliards supplémentaires sont alloués au système de santé, dont 2,4 milliards serviront à financer le renouvellement du contrat de travail du personnel du secteur (suspendu depuis 2021). Il ne reste donc que 600 millions d’euros pour financer les établissements de santé, soit une augmentation de 0,4%, ce qui est manifestement insuffisant pour faire face à l’augmentation des coûts d’environ 20%. Le ratio des dépenses de santé par rapport au PIB passera de 6,6% en 2023 à 6,3% en 2024, l’objectif étant, sur la base des prévisions économiques pour les années à venir, de le ramener à 6,1 en 2026. Il convient de souligner qu’il faudrait augmenter les dépenses de santé de 27 milliards, afin qu’elles atteignent la moyenne européenne (déjà socialement insuffisantes).

Le service public de santé italien, comme nous l’avons vu de manière flagrante lors de la pandémie, souffre d’une très grave pénurie de personnel médical et infirmier. Pourtant, la loi de finances n’alloue des fonds (d’ailleurs dérisoires) pour de nouvelles embauches qu’à partir de 2025.

En revanche, la loi, conforme à l’orientation économique néo-libérale, augmente de 600 millions les financements pour les soins de santé privés sous convention, récompensant de surcroît les régions qui, dans le passé, ont déjà favorisé les structures non publiques.

 Les inégalités sont ignorées

La loi de finances – qui « trahit » toutes les promesses « sociales » faites par cette droite lors de la campagne électorale – est tout à fait destinée à rassurer les technocrates de Bruxelles et, avant tout, les marchés financiers. Elle est dépourvue de toute mesure pour lutter contre le sous-emploi et la précarité, la pauvreté salariale de millions de travailleurs pauvres, le fardeau de l’inflation qui frôle les deux chiffres, l’accroissement des inégalités sociales et territoriales. On constate – ce qui certes n’étonne pas – l’absence de mesures pour compenser la suppression du revenu de citoyenneté décrétée avant l’été, pour lutter contre le changement climatique et les dérèglements hydrogéologiques qui continuent de provoquer des catastrophes à répétition dans diverses régions du pays.

Dans ce contexte, rien n’est prévu pour lutter contre la colossale fraude fiscale (un manque à gagner pour l’Etat estimé à environ 120 milliards par an). La flat tax est confirmée à 15% pour les revenus des indépendants jusqu’à 85 000 euros (une couche considérée, à juste titre, comme un réservoir électoral de la droite. Est confirmée, la dépense (sur trois ans) de 12 milliards pour le pont sur le détroit de Messine (entre le continent et la Sicile), un autre grand ouvrage inutile et néfaste (si ce n’est pour ceux qui savent tirer bénéfices de ce type de projet).

Evidemment, la loi ne touche pas au tabou d’un impôt, même minime, sur la richesse des plus riches du pays. Or, en Italie (selon les données d’Oxfam), 0,134% de la population dispose d’un patrimoine supérieur à 5 millions de dollars et possède une part de richesse égale à celle détenue par 60% de ses « citoyens » les plus pauvres. Les 5% les plus riches de la population italienne possèdent 41,7% de la richesse nationale nette, soit plus que les 80% des « concitoyens » les plus pauvres, qui ne possèdent ensemble que 31,4% du total. Ces inégalités se creusent d’année en année : la somme détenue par les 10% les plus riches de la population, six fois supérieure à celle détenue par la moitié la plus pauvre des habitants du pays, a augmenté de 1,3% par an. La part des 20% les plus pauvres est restée stable, celle des 70% qui restent a même diminué. La valeur monétaire des actifs des milliardaires italiens a augmenté d’environ 13 milliards de dollars, soit une hausse de 8,8% par rapport à la période précédant la pandémie.

 A la recherche d’une opposition

Maintenant, nous allons observer si sera respectée, au Parlement, la décision de la direction de la coalition d’inciter tous les députés de droite à voter sans hésitation le texte du projet de loi de finances, et cela sans amendements.

Les syndicats majoritaires ont tous exprimé des critiques plus ou moins fortes à l’égard du projet de loi. Mais ils ne sont pas allés au-delà de la déclaration d’une série de grèves régionales. Et même la CGIL de Maurizio Landini, malgré la bonne participation à la manifestation nationale du 7 octobre, s’est ralliée à cette forme de lutte à peine plus que symbolique.

L’opposition parlementaire continue de payer le prix de ses divisions, non seulement entre les partis, mais aussi à l’intérieur des partis. La partie la plus centriste de l’opposition s’est à nouveau et désormais formellement divisée entre l’Azione de Carlo Calenda et l’Italia Viva de Matteo Renzi. Le leadership d’Elly Schlein au sein du PD (Parti démocrate) fait l’objet de critiques de la part d’une grande partie de l’appareil du parti, qui la considère comme trop « radicale ». Le Mouvement 5 étoiles de Giuseppe Conte a été privé de son point atout, le Revenu de citoyenneté [qui prendra fin le 31 décembre 2023 ; il fut introduit fin 2019 par le premier gouvernement Conte].

Les incidents qui minent la crédibilité de ladite gauche se poursuivent également. Le député italo-ovoirien Aboubakar Soumahoro (ancien syndicaliste des travailleurs immigrés, élu en 2022, sur une liste les Verts) est de plus en plus dans le tourbillon du scandale impliquant sa famille, qui dirigeait une coopérative d’accueil d’immigré·e·s, dont les fonds auraient été utilisés pour des dépenses personnelles luxueuses (vêtements et bijoux de valeur).

Et la gauche, comme partout dans le « monde occidental », est accusée d’antisémitisme pour sa solidarité avec le peuple palestinien. Tout cela, d’ailleurs, dans un contexte ubuesque où, pour défendre Israël, on trouve aussi des représentants de l’extrême droite, disciples de ce Giorgio Almirante qui, de 1938 à 1942, dirigea la rédaction de la revue antijuive et raciste La difesa della razza.

 La menace d’une réforme constitutionnelle autoritaire

En outre, ces derniers jours, le Conseil des ministres a approuvé le projet d’une réforme constitutionnelle de grande envergure qui prévoit comme forme de gouvernement pour le pays une sorte de « primat du premier ministre » qui met à mal la répartition des pouvoirs prévue par la Constitution actuelle. La Première ministre Giorgia Meloni a qualifié cette réforme de « mère de toutes les réformes ».

La nouvelle architecture institutionnelle soustrait des pouvoirs au président de la République (qui ne choisirait plus le premier ministre – président du conseil – et ne pourrait plus dissoudre les chambres en cas de crise gouvernementale), tandis que ceux du premier ministre élu au suffrage universel seraient structurellement accrus. Le Parlement, lui aussi, verrait son rôle de plus en plus réduit à un simple lieu de ratification des décisions du premier ministre et de son gouvernement.

Le pouvoir serait concentré dans les mains d’une seule personne, de surcroît avec une loi électorale qui garantirait 55% des parlementaires à la coalition majoritaire (quel que soit le résultat en pourcentage des coalitions concurrentes), avec un parlement qui n’est donc plus représentatif de la « souveraineté populaire ».

Il s’agit d’une proposition qui n’a d’équivalent dans aucun autre pays du monde, mais qui réunit beaucoup des pires aspects des régimes « démocratiques » autoritaires qui gouvernent de nombreux pays.

Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser que cette proposition constitue le pire résultat des nombreuses réformes institutionnelles et constitutionnelles avancées par divers partis (de droite, du centre, de gauche) au cours des dernières décennies, toutes orientées vers la recherche d’une « gouvernabilité » qui mettrait les institutions à l’abri de la pression populaire, qui effacerait toute trace de participation démocratique en faveur d’une administration néolibérale de la « chose publique ».

Les socialistes craxiens [Bettino Craxi, président du Conseil des ministres d’août 1983 à avril 1987] ont commencé à pousser dans cette direction dès les années 1980, les post-communistes du PDS (Parti démocrate de la gauche 1991-1998) et du PD ont continué avec des réformes désastreuses qui ont été achevées (comme celle du titre V de la Constitution qui attribuait une grande partie des services publics aux régions, favorisant la différenciation territoriale, ou celle de l’article 81 qui obligeait à un « budget équilibré ») et d’autres qui n’ont pas été achevées.

Parmi ces dernières, il convient de mentionner la réforme globale de la Constitution tentée par le gouvernement Renzi en 2016, qui a été rejetée in extremis par un référendum populaire. Une réforme qui n’est pas sans rappeler celle avancée aujourd’hui par Giorgia Meloni. Ce n’est pas un hasard si Matteo Renzi (formellement dans l’opposition) a annoncé le soutien de son groupe à la proposition de la droite.

L’opposition se contente d’attaquer la Première ministre « pour la naïveté et le manque de compétences » avec lesquelles elle est tombée dans le piège tendu par deux humoristes russes qui l’ont entraînée dans un appel téléphonique avec un faux président de l’Union africaine. Au cours de cet appel, Giorgia Meloni s’est lancée dans des considérations géopolitiques sur l’Ukraine, le Niger et l’Union européenne qui ne sont pas toujours cohérentes avec ses prises de position publiques. Mais ce ne sont pas ces bourdes qui vont entamer de manière significative le consensus d’environ 30% que son parti enregistre encore dans les sondages. Elles ne pourront pas non plus mobiliser les 40% ou plus de l’électorat majoritairement populaire qui s’est abstenu lors des derniers scrutins et qui continue à considérer la participation à la vie politique comme inutile. Nous reviendrons, très vite, sur la réforme constitutionnelle et sur « l’accord » avec l’Albanie concernant « la délocalisation » de camps pour migrant·e·s. (Article reçu le 6 novembre 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)

  publié le 5 décembre 2023

Immigration : la gauche (ré)unie pour « passer à l’offensive »

Fabien Escalona et Pauline Graulle sur www.mediapart.fr

Alors que la Nupes vient de voler en éclats et que les gauches n’ont pas toujours été au diapason sur l’immigration, la loi Darmanin réussit à faire l’unanimité contre elle. Reste à se faire entendre dans le débat parlementaire « extrême-droitisé » qui démarre la semaine prochaine à l’Assemblée.

Comment peser dans un paysage saturé par les thèses de l’extrême droite et tenter de mobiliser une opinion publique peu passionnée par la technicité du sujet ? Dans un débat marqué par les rodomontades de Gérald Darmanin d’un côté, et la surenchère xénophobe de la droite Les Républicains (LR) et du Rassemblement national (RN) de l’autre, la gauche redoute d’être éclipsée lors de l’examen de la loi « immigration » qui arrive lundi 11 décembre dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale.

Avant un meeting à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), organisé à l’initiative du Parti socialiste (PS) jeudi, le parti Génération·s avait convié, lundi 4 décembre au soir, les collègues communistes, socialistes, écologistes et insoumis à une « soirée de la fraternité » à La Bellevilloise, une salle de l’Est parisien. 

« Si nous ne menons pas la bataille, alors la gauche se perd », a insisté, sur l’estrade, la députée communiste Elsa Faucillon devant 200 personnes, la plupart des militants politiques ou associatifs. « L’arc républicain, c’est nous ! Nous avons besoin d’union contre la droite radicalisée et les macronistes sans boussole », a exhorté son collègue Génération·s Benjamin Lucas. 

Avant la prise de parole des députés qui entendent s’opposer sans nuance au texte, de nombreuses personnalités de la société civile, parfois anciens responsables politiques, ont tenu à démonter les idées reçues et les imaginaires anxiogènes à propos de l’immigration, pour assumer l’impératif d’un accueil digne des exilés. 

« Depuis trente ans, la suspicion domine », a regretté Benoît Hamon, directeur général de l’ONG Singa et fondateur de Génération·s. L’ex-candidat socialiste à la présidentielle de 2017 a souligné que dans les enquêtes d’opinion en Europe, le nombre d’étrangers évalué dans chaque pays est largement supérieur à leur nombre réel. 

« Oui, l’immigration a augmenté partout dans le monde, mais beaucoup moins que la population mondiale et moins vers le Nord qu’entre les pays du Sud », a expliqué Marie-Christine Vergiat, ancienne eurodéputée et vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme (LDH). Au XIXe siècle, a-t-elle rappelé, ce sont les Européens eux-mêmes qui empruntaient en masse les routes de l’exil. Face aux discours sécuritaires de la droite, elle a martelé que « seuls 0,4 % des crimes sont commis par des étrangers »

Dénonciation d’une dérive droitière

Les conséquences des politiques toujours plus restrictives en matière d’asile et d’immigration ont été pointées par tous les intervenants. Aboubacar Dembélé, salarié sans papiers de Chronopost à Alfortville (Val-de-Marne), a relayé la lutte menée avec ses camarades contre des « règles ambiguës » : « Pour avoir des papiers, il faut avoir des feuilles de paie, alors que pour travailler, il faut avoir des papiers. Ces règles servent à créer des esclaves ! »

Ali Rabeh, maire Génération·s de Trappes (Yvelines), a raconté sa « honte » d’avoir vu se multiplier les hôtels dits « sociaux » sur son territoire, appartenant à des personnes privées mais solvabilisés par l’État pour accueillir des familles dans des conditions peu dignes. Le même a mis en avant les actions de solidarité mises en place au niveau communal, en rappelant face aux applaudissements qu’elles ne faisaient que compenser les défaillances de l’État. 

Sans surprise, le texte de loi en discussion a été dénoncé pour toutes les régressions supplémentaires qu’il contient. Delphine Rouilleault, directrice générale de France terre d’asile, a alerté sur le fait qu’elles apparaîtront peut-être minimes au regard du paquet « asile et immigration » discuté au niveau de l’Union européenne (UE). Dénonçant un « décalage de la fenêtre du tolérable », elle met en garde contre la possibilité de voir s’édifier « des camps de 30 000 personnes, pouvant être retenues pendant neuf mois »

Certaines mesures ont été atténuées ou évitées entre le Sénat et le passage en commission à l’Assemblée, comme le fait que les personnes étrangères en situation régulière ne pourraient plus prétendre aux prestations familiales ou à l’aide personnalisée au logement (APL) en dessous de cinq ans de présence en France. Mais « la droite républicaine a fait voter la préférence nationale, historiquement portée par l’extrême droite », s’est indigné Benoît Hamon. 

Tous les députés présents au meeting ont dénoncé la dérive droitière qui a affecté une large partie du champ politique. « Où est la droite sociale ? Où sont les gaullistes ? Messieurs Ciotti et Wauquiez, vous n’êtes pas républicains, vous avez une vision ethnique de la France ! », a interpellé la députée Génération·s Sophie Taillé-Polian, qui a appelé la gauche à « cesser d’être sur la défensive, pour passer à l’offensive »

On ne va pas s’excuser de revendiquer la fraternité ! Benjamin Lucas, député Génération·s

Andy Kerbrat, député La France insoumise (LFI) et chef de file de son groupe sur le sujet, a fait le récit des travaux en commission et raconté « l’islamophobie généralisée » portée par le RN, « la xénophobie souriante des bourgeois » du parti LR, et face à cela « le silence assourdissant de la macronie ». « Oui, le texte a été nettoyé des aspects les plus abjects, mais non, ce n’est pas un texte d’équilibre, a abondé la communiste Elsa Faucillon. Nous avons entendu parler des exilés et des étrangers comme de fraudeurs, de délinquants voire de terroristes. »

Contre ce « grand racisme d’atmosphère », Benjamin Lucas a appelé « la gauche et les humanistes à relever la tête ». En référence à une phrase du socialiste Laurent Fabius, qui avait déclaré en 1984 que le Front national (aujourd’hui RN) posait les bonnes questions sans apporter les bonnes réponses, le député Génération·s a martelé que l’extrême droite ne posait pas les bonnes questions. « On ne va pas s’excuser de revendiquer la fraternité ! »

Tout au long de la soirée, les interventions avaient pour but non seulement de réaffirmer des valeurs humanistes, mais d’insister sur les apports de l’immigration. Benoît Hamon a affirmé que l’accueil contribuait à une augmentation bienvenue de la population active. La présidente du groupe écologiste à l’Assemblée, Cyrielle Chatelain, a invoqué le consensus des économistes sur le fait que « l’emploi n’est pas un gâteau à la taille non variable ». Marie-Christine Vergiat de la LDH a quant à elle déploré que l’accueil d’étudiants africains soit en régression, alors que celui-ci permettrait à la France d’entretenir des liens forts avec les élites d’un continent appelé à prendre une place croissante sur la scène mondiale.  

Racontant le parcours d’un jeune Landais originaire de Guinée, le député socialiste Boris Vallaud a illustré ces « histoires heureuses » dont la droite et l’extrême droite ne parlent jamais, pour se focaliser sur « les chemins les plus sombres ». Renversant le stigmate de l’irresponsabilité, l’élu a déclaré : « Le désordre dans la République, c’est Darmanin, […] ces femmes et ces hommes qui travaillent et n’ont pas de papiers, l’impossibilité d’obtenir un rendez-vous dans une préfecture, la multiplication sans discernement des obligations de quitter le territoire. »

L’union retrouvée contre « la loi la plus dure depuis la loi Pasqua »

La gauche à l’unisson pour faire entendre une autre musique que celle déversée dans un champ médiatico-politique qui s’extrême-droitise : c’est peu dire qu’il n’en a pas toujours été ainsi au cours des dernières années. Après le traumatique mandat de François Hollande, marqué par l’affaire Leonarda ou la déchéance de nationalité, et lors duquel le nombre de personnes reconduites aux frontières avait surpassé celui des années Sarkozy, la gauche s’était retrouvée éparpillée « façon puzzle ».

Au moment de la loi Collomb, en 2018, la question migratoire avait même secoué très fort la gauche française. Si LFI, qui formait alors un groupe de 17 députés, avait mené la bataille dans l’Hémicycle, le discours final de Jean-Luc Mélenchon avait décontenancé, y compris dans ses rangs : « Le problème n’est pas celui de la gestion des arrivées mais celui de la gestion des départs. Le problème, c’est non pas de viser immigration zéro, mais émigration zéro ! », avait-il lancé sous les applaudissements de Marine Le Pen.

Quelques semaines plus tard, alors que l’Aquarius se retrouvait bloqué aux portes de l’Europe, la prise de position du leader insoumis, alors en pleine stratégie populiste, s’était fait attendre. Le même été, Jean-Luc Mélenchon, en meeting à Marseille (Bouches-du-Rhône), avait créé l’émoi, du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) au Parti socialiste (PS), semblant cantonner l’immigration à un outil de « pression sur les salaires et les acquis sociaux ». Deux ans plus tôt, alors député européen, il avait fustigé « le travailleur détaché qui vole son pain aux travailleurs qui se trouvent sur place ».

Après le limogeage de son ancien conseiller international, Georges Kuzmanovic, Jean-Luc Mélenchon était peu à peu retourné à un discours plus classique à gauche, se mettant à évoquer les morts en Méditerranée à chaque meeting avant les élections européennes de 2019.

Pendant des années, on a laissé le sujet de côté, […] mais en pleine offensive réactionnaire xénophobe, on ne va pas déserter le terrain.
Elsa Faucillon, députée communiste

Quatre ans plus tard, les divergences font figure d’histoire ancienne. En commission des lois à l’Assemblée, les quatre partis de gauche n’ont pas laissé la moindre brèche se former entre eux. Tous ont dénoncé l’extrême-droitisation des débats et la mollesse de l’« aile gauche » macroniste avec qui certains avaient pourtant signé une tribune « transpartisane » pour défendre l’article sur les métiers en tension. Ils ont finalement voté unanimement contre un texte préfigurant « la loi la plus dure depuis la loi Pasqua », selon le député insoumis Andy Kerbrat.

Lundi soir, dans les coulisses de La Bellevilloise, les élus se croisaient là encore en très bonne entente. « Tout le monde disait que la commission serait une négociation entre la majorité et LR, mais on a réussi à remettre la gauche dans les débats, ce que nous referons la semaine prochaine », indiquait Benjamin Lucas qui siège dans le groupe écologiste au Palais-Bourbon. « Pendant des années, on a laissé le sujet de côté, en pensant que c’était trop clivant, mais aujourd’hui, en pleine offensive réactionnaire xénophobe, on ne va pas déserter le terrain », abondait Elsa Faucillon.

Dans la salle du XXe arrondissement de Paris, l’unité retrouvée a en tout cas ravi l’assistance, et les députés eux-mêmes, qui ont juré à plusieurs reprises de « rester unis ». De là à y voir les premiers contours d’une nouvelle « Nupes » ? Ou comment le sujet de l’immigration pourrait être la première pierre d’une gauche en reconstruction et en quête de clarification.

 

  publié le 5 décembre 2023

Israël et ses alliés
au mépris
du droit des peuples

Rafaëlle Maison (Agrégée des facultés de droit ; professeur des universités) sur https://orientxxi.info/magazine/

Alors qu’Israël et ses alliés invoquent le droit international, y compris un soi-disant droit à se défendre, l’analyse des textes fondamentaux de l’ONU confirme le caractère mensonger de ces allégations. Les aspects juridiques de la situation dans le territoire palestinien occupé ne correspondent pas aux discours officiels tenus à Tel Aviv. Sont ici en jeu, principalement, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le maintien de la paix, et le droit régissant l’occupation militaire.


 

Aujourd’hui, je pense que la phase qui arrive va être désastreuse. Je ne vois pas au-delà. Il faudrait voir, si ce désastre survient, la forme qu’il prendra et, à ce moment-là, commencer à réfléchir sur l’après. Aujourd’hui, on ne peut pas aller plus loin que ça, sauf à spéculer .Interview d’Élias Sanbar, L’Humanité Magazine, 26 octobre-1er novembre 2023.

Le droit international public consacre sans aucun doute, depuis la période de la décolonisation, le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Ce droit est issu de la pratique juridique de la Charte des Nations unies, de grandes résolutions de son assemblée générale, telle la résolution 1514 (1960), qui ont acquis une force obligatoire générale. Si le processus de décolonisation est pour l’essentiel achevé, cet ensemble normatif conserve son importance pour des « territoires non autonomes » dans lesquels des mouvements indépendantistes existent toujours, et contestent le pouvoir des « puissances administrantes ».

Ainsi le Comité de la décolonisation de l’ONU continue-t-il d’exister et d’examiner ces situations, comme en témoigne le travail que mène l’assemblée générale sur la situation actuelle en Nouvelle-Calédonie. Cet ensemble normatif conserve aussi toute son importance s’agissant de la Palestine puisque, en tant que peuple subissant une occupation militaire (et la bande de Gaza est aussi considérée en droit international comme un territoire occupé par l’État d’Israël), le peuple palestinien en relève sans contestation possible. La Cour internationale de justice (CIJ), qui est l’organe judiciaire principal de l’ONU et qui fait autorité en droit international public, l’a très clairement confirmé dans son avis du 9 juillet 2004 sur l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé (§ 118).

Dans son principe, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes pose des obligations pour l’État colonial, l’État occupant ou l’État gouvernant par l’apartheid, mais aussi des obligations pour les États tiers. Il reconnaît des droits aux peuples qui en relèvent. S’agissant de l’État colonial ou occupant, il est tenu de permettre l’autodétermination des peuples qu’il gouverne. Cette autodétermination prend la forme principale de l’indépendance et donc de l’accès à la qualité étatique, qui emporte pleine souveraineté économique et sur les ressources naturelles.

Mais, dès lors qu’il est régulièrement consulté, le peuple colonial/occupé peut aussi choisir une libre association avec l’État colonial/occupant, voire une intégration dans cet État (Assemblée générale, résolution 1541, 1961). De manière logique, pour permettre l’autodétermination, l’État colonial ou occupant a l’obligation de ne pas réprimer les mouvements d’émancipation du peuple qu’il administre, il a le « devoir de s’abstenir de recourir à toute mesure de coercition » qui priverait les peuples de leur droit à l’autodétermination (Assemblée, résolution 2625, 1970). Et de manière également logique, les peuples titulaires ont en principe le droit de résister à un État interdisant leur autodétermination, y compris par le moyen de la lutte armée (Assemblée générale, résolution 2621, 1970, évoquant les peuples coloniaux et les puissances coloniales).

Ceci trouve des prolongements dans le droit de la guerre puisque les guerres de libération nationale ont été assimilées à des conflits internationaux par le premier protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1977, ce qui a pour conséquence que les combattants d’un mouvement de libération nationale sont considérés comme des combattants étatiques et doivent pouvoir jouir du statut de prisonnier de guerre s’ils sont mis hors de combat ; évidemment les combattants de tout type de conflit doivent respecter les règles humanitaires du droit de la guerre, fondées sur le principe de distinction entre objectifs militaires d’une part (qui peuvent être ciblés), personnes et biens civils d’autre part (qui ne doivent jamais l’être). Enfin, la CIJ a consacré depuis longtemps l’importance du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes en affirmant qu’il génère des obligations erga omnes, c’est-à-dire des obligations exceptionnelles pour tous les États qui sont tenus de ne pas reconnaître les situations de domination. L’avis de la CIJ de 2004 précité l’a rappelé s’agissant du peuple palestinien (§§ 155 et 156).

Les limites de la légitime défense

Aussi, l’État occupant, en présence d’une attaque émanant d’un territoire occupé, ne peut invoquer la légitime défense que consacre la Charte des Nations unies en son célèbre article 51. Le « droit naturel » de légitime défense de l’article 51 n’est accessible qu’à un État faisant l’objet d’une agression armée de la part d’un autre État ; dans ce cadre, l’État victime de l’agression armée peut être soutenu par d’autres États dans sa réaction en légitime défense puisque la Charte reconnaît la légitime défense collective. Il est vrai que la réaction en légitime défense à une attaque terroriste telle que celle du 11 Septembre a été discutée ; mais quoiqu’il en soit de ces discussions, elles n’ont jamais permis de penser qu’une attaque émanant d’un peuple vivant sous occupation justifiait l’invocation de la légitime défense de la Charte par l’État occupant.

C’est d’ailleurs ce qu’a affirmé la CIJ en 2004 : l’invocation de la légitime défense par Israël, s’agissant du territoire palestinien occupé, était « sans pertinence au cas particulier » (§ 139 de l’avis). Elle a aussi affirmé que si un État a le droit, et le devoir, de répondre à des actes de violence visant sa population civile, les mesures prises « n’en doivent pas moins demeurer conformes au droit international » (§ 141 de l’avis). S’agissant de précédentes opérations militaires d’Israël, l’Assemblée générale avait condamné en 2009 « le recours excessif à la force par les forces d’occupation israéliennes contre les civils palestiniens, en particulier récemment dans la bande de Gaza, qui ont fait un nombre considérable de morts et de blessés, y compris parmi les enfants, massivement endommagé et détruit des habitations, des biens, des éléments d’infrastructure vitaux et des édifices publics, y compris des hôpitaux, des écoles et des locaux des Nations Unies, et des terres agricoles, et entraîné des déplacements de civils » (résolution 64/94, 2009).

La récente résolution de l’Assemblée générale demandant une « trêve humanitaire immédiate, durable et soutenue, menant à la fin des hostilités » ne reprend pas explicitement cette condamnation d’un recours excessif à la force. Une seule demande explicite est formulée à l’intention d’Israël, puissance occupante, en l’occurrence « l’annulation de l’ordre donné (…) aux civils palestiniens et au personnel des Nations Unies, ainsi qu’aux travailleurs humanitaires et médicaux, d’évacuer toutes les zones de la bande de Gaza situées au nord de Wadi Gaza et de se réinstaller dans le sud de la bande de Gaza », selon la résolution A/ES-10/L.25 du 26 octobre 2023, point 5. L’Assemblée y insiste aussi sur le fait « qu’on ne pourra parvenir à un règlement durable du conflit israélo-palestinien que par des moyens pacifiques (…) ». Le soutien à la résistance armée du peuple occupé, parfois exprimé avant les accords d’Oslo a donc, à ce stade, largement disparu (1).

Une éradication à des fins d’annexion

En réalité, nous sommes actuellement en présence d’une bataille pour le droit qui se déroule sur plusieurs fronts.

Le premier, le plus visible, est donc celui qui cherche à convoquer la figure de la légitime défense de la Charte dans une « guerre contre le terrorisme » afin de soutenir le principe des attaques militaires israéliennes à Gaza. Ce discours passe par la désignation du Hamas comme groupe terroriste dans le droit des États-Unis et de l’Union européenne (voir Alain Gresh, « Barbares et civilisés », Le Monde diplomatique, novembre 2023). Le recours à la caractérisation « terroriste » justifie l’adoption de sanctions économiques par les États-Unis et l’Union européenne contre Gaza. Relevant qu’elles sont soutenues par le Quartet, John Dugard conclut dans son rapport de 2007 qu’il s’agit du premier exemple de sanctions économiques adoptées à l’encontre d’un peuple occupé.

Il se rencontre dans la malheureuse idée du président français de rassembler, en faveur d’Israël, la coalition internationale établie pour lutter contre l’organisation de l’État islamique (OEI) en Syrie et en Irak, idée qui, il est vrai, a été rapidement écartée. Lors de sa visite en Israël le 24 octobre 2023 le président français a affirmé : « La France est prête à ce que la coalition internationale contre Daech, dans le cadre de laquelle nous sommes engagés pour notre opération en Irak et en Syrie, puisse aussi lutter contre le Hamas » (Le Monde, 25 octobre 2023.). Ce discours a aussi été expressément avancé dans le projet de résolution porté par les États-Unis au Conseil de sécurité le 25 octobre 2023, suscitant l’opposition claire de la Russie.

Mais il y a une limite dans le discours des États alliés d’Israël qui passe par la délégitimation de l’adversaire comme terroriste. C’est celle de l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la guerre (annexion), soulignée, s’agissant d’Israël, dès la résolution 242 (1967) du Conseil de sécurité. Il ne sera donc certainement pas possible au Conseil de sécurité de soutenir « l’éradication d’un sanctuaire » créé par des groupes désignés comme terroristes sur un territoire, comme il l’avait fait s’agissant de l’OEI en 2015 (résolution 2249), de manière déjà très contestable. Une telle éradication à des fins d’annexion semble correspondre au projet du gouvernement israélien à Gaza.

Les interrogations sur le « régime militaire »

Le second front, plus discret, est celui qui tente de remettre en question la représentation, dominante en droit international, de l’occupation militaire du territoire palestinien contrôlé par Israël depuis 1967. Pour le droit international et l’ONU, ce territoire relève d’un régime d’occupation décrit dans la IVe Convention de Genève de 1949 sur le droit de la guerre. Or, cela fait plusieurs années que les rapporteurs spéciaux du Conseil des droits de l’homme de l’ONU sur les territoires palestiniens occupés depuis 1967 — parmi lesquels John Dugard, Richard Falk, Michael Lynk et Francesca Albanese, dont les rapports sont accessibles sur le site du Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies — s’interrogent : se trouve-t-on encore en présence d’un régime d’occupation militaire ?

Cette interrogation se fonde sur la longue durée de l’occupation (alors que l’occupation est censée être provisoire), sur la description de pratiques d’annexion par l’édification du mur, par la colonisation, de punition collective (blocus de Gaza), et sur l’instauration d’un système de discrimination ayant les caractéristiques d’un régime d’apartheid, considéré comme gravement illicite par le droit international. En 2022, le rapporteur spécial Michael Lynk concluait :

Le système politique de gouvernement bien ancré dans le Territoire palestinien occupé, qui confère à un groupe racial, national et ethnique des droits, des avantages et des privilèges substantiels tout en contraignant intentionnellement un autre groupe à vivre derrière des murs et des points de contrôle et sous un régime militaire permanent, sans droits, sans égalité, sans dignité et sans liberté, satisfait aux normes de preuve généralement reconnues pour déterminer l’existence d’un apartheid5. A/HRC/49/87, point 52

Cette autre bataille pour le droit pourrait trouver une issue judiciaire. Ainsi, la CIJ a été saisie, par la résolution 77/247 de l’Assemblée générale du 30 décembre 2022, d’une nouvelle demande d’avis qui semble bien relayer les interrogations relatives à la permanence du régime d’occupation. Les questions posées à la Cour sont en effet les suivantes :

a) Quelles sont les conséquences juridiques de la violation persistante par Israël du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, de son occupation, de la colonisation et de son annexion prolongées du territoire palestinien occupé depuis 1967, notamment des mesures visant à modifier la composition démographique, le caractère et le statut de la ville sainte de Jérusalem, et de l’adoption par Israël des lois et mesures discriminatoires connexes ?

b) Quelle incidence les politiques et pratiques d’Israël visées au paragraphe (…) ci-dessus ont-elles sur le statut juridique de l’occupation et quelles sont les conséquences juridiques qui en découlent pour tous les États et l’Organisation des Nations Unies ?

Si la Cour venait à considérer que l’occupation des territoires palestiniens n’a plus de fondement juridique et que l’on se trouve en réalité en présence d’une pratique d’annexion accompagnée de l’instauration d’une forme d’apartheid, la représentation de la situation et son encadrement juridique, seraient bien différents. Par-delà l’effet symbolique extrêmement négatif de la caractérisation d’un gouvernement d’apartheid, la présence d’Israël sur ces territoires serait en elle-même gravement illégale, et les mesures collectives de nature sanctionnatrice de l’ONU visant à mettre un terme à un régime d’apartheid, observées dans le contexte de l’Afrique australe, pourraient être mises en place.

L’émergence d’un troisième front dans la bataille des qualifications juridiques, où les pratiques israéliennes sont rapportées à la figure du génocide ne sera pas évoquée ici. Un crédit croissant et accordé à cette analyse, ce dont on ne peut pas se réjouir dès lors qu’elle semble correspondre à la condition actuelle du peuple palestinien à Gaza.


 

Note

1 - Voir, sur ce soutien, Assemblée générale, résolution 45/130, 1990, point 2, dans le contexte de la première intifada : « Réaffirme la légitimité de la lutte que les peuples mènent pour assurer leur indépendance, leur intégrité territoriale et leur unité nationale et pour se libérer de la domination coloniale, de l’apartheid et de l’occupation étrangère par tous les moyens à leur disposition, y compris la lutte armée ».


 


 

Guerre Israël-Hamas : l’ONU redoute un « scénario encore plus infernal »
avec la reprise des bombardements à Gaza

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

« Un scénario encore plus infernal (que dans le nord de l’enclave) est sur le point de se réaliser » dans le sud de la bande de Gaza où se concentre désormais l’offensive israélienne, alerte la coordinatrice humanitaire pour les territoires palestiniens de l’ONU tandis que l’OMS a dénoncé lundi 4 décembre un ordre d’évacuation d’un de ses entrepôts médicaux que nie Israël.

Alors que l’armée israélienne intensifie ses opérations dans le sud de la bande de Gaza, le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a alerté lundi soir de la situation de l’un de ses entrepôts, indispensables aux secours apportés aux Gazaouis dont près de 16 000 sont morts sous les bombes et 42 000 ont été blessés, selon le ministère de la Santé du Hamas.

« Aujourd’hui, l’OMS a reçu une notification des Forces de défense israéliennes pour retirer nos fournitures de notre entrepôt médical dans le sud de la bande de Gaza dans les 24 heures, car les opérations au sol le rendront inutilisable », a annoncé sur X (ex-Twitter) Tedros Adhanom Ghebreyesus, demandant « à Israël de retirer cet ordre et de prendre toutes les mesures possibles pour protéger les civils et les infrastructures civiles, y compris les hôpitaux et les installations humanitaires ».

La coordinatrice humanitaire de l’ONU accusée de ne pas être « impartiale »

Dans la foulée, l’organe de la Défense israélienne supervisant les activités civiles dans les Territoires palestiniens (Cogat) a répondu sur le même réseau social : « La vérité est que nous n’avons pas demandé à évacuer les entrepôts et nous l’avons signifié clairement par écrit aux responsables compétents de l’ONU. Nous nous attendons de la part d’un responsable de l’ONU qu’il soit au moins exact (dans ses propos) », s’est-il défendu.

Des échanges signes d’une tension toujours accrue entre Israël et les agences de l’ONU qui comptent plus de 100 morts dans leur rang en près de deux mois (« des pertes sans précédent dans l’histoire des Nations Unies », selon Khaled Mansour, un ancien porte-parole pour des agences onusiennes interrogé par Le Monde). Ces derniers jours, le non-renouvellement du visa de la coordinatrice humanitaire de l’ONU pour les territoires palestiniens, la Canadienne Lynn Hastings, accusée de ne pas être « impartiale » par les autorités israéliennes, a ainsi été annoncé.

« Un scénario encore plus infernal »

Encore multipliée par les bombardements dans le sud, la situation sanitaire dans la bande de Gaza est très inquiétante. Les populations civiles sont prises au piège, alors que le blocus va de pair avec un risque élevé d’épidémies et de famine. Selon l’OMS, le nombre d’hôpitaux opérationnels est passé de 36 à 18 – dont 12 dans le sud – en moins de 60 jours. Trois d’entre eux n’assurent que les premiers soins de base, tandis que les autres ne fournissent que des services partiels. « Un scénario encore plus infernal (que dans le nord de l’enclave) est sur le point de se réaliser, auquel les opérations humanitaires ne pourront peut-être pas répondre », a alerté lundi Lynn Hastings.

Depuis la reprise des bombardements le 1er décembre, « les opérations militaires israéliennes se sont étendues au sud de Gaza, forçant des dizaines de milliers d’autres personnes à fuir dans des espaces de plus en plus concentrés, avec un besoin désespéré de nourriture, d’eau, d’abris et de sécurité », a-t-elle également rappelé, estimant que « les conditions nécessaires pour fournir de l’aide à la population de Gaza n’existent pas », et que « personne n’est en sécurité à Gaza et il ne reste plus nulle part où aller ».

 

publié le 4 décembre 2023

Immigration : pour une inversion radicale de la politique d’accès au travail
des étrangers

Antoine de Clerck  sur www.politis.fr

TRIBUNE. La France doit revenir à la raison sur les questions migratoires et abandonner ses postures idéologiques erronées. Son intérêt est de donner de plein droit l’accès au travail et à la formation professionnelle dès la demande d’asile, suggère le cofondateur de l’appel pour une convention citoyenne sur la migration.

Antoine de Clerck, membre de l’association Refugee Food, organisme de formation professionnelle dans le secteur de la restauration, et cofondateur de l’appel pour une convention citoyenne sur la migration.

Pour qui vit une situation qu’il considère sans avenir dans son pays et se lance dans un parcours migratoire, qui ne puisse être justifié par un motif familial ou étudiant, il n’y a, dans l’immense majorité des cas et s’il aboutit en Europe, pas d’autre moyen que de se présenter sur le territoire sans titre de séjour ni visa. En France, la demande d’asile est alors la seule démarche permettant d’espérer l’accès à un titre de séjour.

Ainsi, sur les 5 dernières années, en moyenne, la France reçoit 90 000 demandes d’asile par an. Elle accorde sa protection à 36 000 personnes, soit à 40 % d’entre elles. Les 60 % restantes, déboutées, deviennent sans-papiers, expulsables. Sur la même période, les départs volontaires et expulsions sont en moyenne de 22 000 personnes par an. Par conséquent la France « fabrique » chaque année plus de 30 000 sans-papiers qui séjournent durablement sur le territoire.

La France « fabrique » chaque année plus de 30 000 sans-papiers qui séjournent durablement sur le territoire.

Les mesures d’éloignements forcés ne sont pas mises en œuvre en raison de freins administratifs et pratiques, mais aussi par intérêt bien compris, car c’est un vivier de main-d’œuvre flexible et disponible. Il y a 700 000 travailleurs sans-papiers en France, dont des pans entiers de notre économie dépendent : gardes d’enfants, employés de restauration, ouvriers du bâtiment, services de propreté… on ne compte plus les secteurs d’activité, en pénurie sur les emplois les moins qualifiés, qui y font massivement appel.

Aujourd’hui, la législation et les pratiques administratives empêchent l’accès à l’apprentissage du français, à la formation professionnelle et au travail régulier des demandeurs d’asile. On considère par défaut que la majorité des personnes ne relèvent a priori pas du droit d’asile, qu’elles en seront déboutées et donc expulsables. Ce serait alors une perte économique, et cela rendrait les expulsions plus difficiles en raison d’un début d’intégration, avec des employeurs qui parfois s’y opposent.

Mais comme en réalité, in fine, les 3/4 des personnes qui demandent l’asile restent durablement en France, que ce soit avec le statut de réfugié ou sans-papiers, cette politique est absurde à plus d’un titre : elle retarde voire rend inaccessible l’apprentissage du français, encourage le travail non déclaré à grande échelle, accroît la précarité des nouveaux arrivants, restreint leur capacité d’accès au logement, à une alimentation saine, des conditions de vie digne, retarde l’intégration sociale. Elle augmente le risque d’exposition aux réseaux délinquants ou criminels, et fait peser sur la finance publique et la société civile la prise en charge des dispositifs d’urgence (hébergement, santé, aide alimentaire etc.).

Cette position particulière de la France en Europe s’explique par la croyance de ses dirigeants dans la théorie de « l’appel d’air ». Offrir des conditions jugées trop hospitalières aux étrangers primo-arrivants, en particulier l’accès au travail, aurait un effet « aspirant » qui conduirait à un afflux soudain et incontrôlé de population étrangère. Cette théorie est contredite à la fois par d’abondants travaux de recherche, les observations de terrain mais aussi l’expérience de nos voisins européens. L’Espagne a par exemple régularisé 600 000 sans-papiers en 2005, sans observer d’incidence sur ses flux migratoires.

Revenir à la raison sur les questions migratoires nécessite d’abandonner cette posture idéologique erronée et d’adopter une approche pragmatique, à l’instar de nos voisins allemands ou espagnols, qui l’abordent par des considérations économiques. L’intérêt de la France, c’est de donner de plein droit l’accès au travail et à la formation professionnelle dès la demande d’asile, et de délivrer un titre de séjour à ceux qui ne relèvent pas du droit d’asile mais suivent une formation professionnelle ou travaillent, que ce soit comme salarié ou indépendant.

Car sortir de l’illégalité tous ceux qui travaillent, c’est un impact économique positif immédiat : apports de cotisations sociales, contributions fiscales, capacité de consommation etc., mais aussi une sortie de la spirale de la précarité, qui pèse sur les dispositifs d’urgence et la société civile, avec un accès possible au logement, à la santé, à une alimentation saine. Et au-delà, c’est un immense levier d’intégration : le travail est un déterminant primordial de l’inclusion sociale, linguistique, résidentielle et culturelle des primo-arrivants.

Sortir de l’illégalité tous ceux qui travaillent, c’est un impact économique positif immédiat.

Pour la petite proportion des personnes qui bénéficieraient de ces mesures mais ne resteraient pas en France, en raison d’un retour volontaire ou forcé, ils auront au moins, pendant la durée de leur séjour, eu une contribution économique et sociale positive et repartiront vers leur pays d’origine avec un bagage social et professionnel accru.

D’aucuns pointent la concurrence entre le travail des étrangers et celui des ressortissants nationaux. Les opposer n’est pas un reflet exact du marché de travail, il y a un effet de complémentarité et non de substitution, en particulier par « strate » de qualification. L’économie n’est pas un « gâteau » à taille fixe dont il faudrait se partager les parts, c’est un « gâteau » qui grossit par la contribution de différents agents, dont le travail. À titre d’exemple, le secteur de l’hôtellerie-restauration fait état, ces dernières années, de plus de 250 000 emplois non pourvus. Qui pense raisonnablement que ce secteur peut se passer de main-d’œuvre étrangère ? En tout cas pas les professionnels du secteur, qui s’expriment par la voix de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie pour une régularisation rapide des employés sans-papiers.

Favoriser l’accès des étrangers à l’emploi légal est doublement bénéfique : plus l’accès au marché du travail est rapide, meilleure est la contribution nette à l’économie (emplois en tension, contributions sociales, consommation), et plus l’inclusion sociale et culturelle est aisée. À moins que l’on revienne sur le tabou de l’immigration de travail, organisée depuis les pays d’origine, qui ni la droite ni la gauche, depuis la fin des années 1970, n’a le courage d’aborder, tout en lorgnant vers des pays qui la pratique comme le Canada, il est dans l’intérêt de la France d’autoriser le travail et le séjour de plein droit pour tous ceux, primo-arrivants demandeurs d’asile ou sans papiers, qui se trouvent déjà sur le territoire.

  publié le 4 décembre 2023

Refroidir les océans, ensemencer les nuages...: pourquoi la géo-ingénierie sauvera le marché
mais pas le climat ?

Emilio Meslet sur www.humanite.fr

Les climato-rassuristes ont de la ressource et, pour répondre à la crise écologique, ils ont une solution : la géo-ingénierie. Une façon de ne rien changer en pariant sur le progrès technique de demain.

Pour Emmanuel Macron, il y a visiblement deux catégories d’écologistes : les « amish », qui prôneraient « le retour à la lampe à huile », et les tenants, comme lui, d’une écologie « scientifique, souveraine, créant de la valeur économique, compétitive, planifiée, financée, territoriale et internationale, accessible et juste ». Une écologie qui ne bouleverse en rien le système de production et, surtout, qui parie sur le progrès technologique pour nous sortir du pétrin climatique. Un techno-solutionnisme, en somme, qu’on retrouve aussi bien à l’extrême droite que chez certains au Parti socialiste.

L’étiquette est d’ailleurs assumée par son ministre de la Transition écologique, Christophe Béchu, qui déclarait, en 2021, au Hub Institute : « Ma conviction, c’est que les technologies nous permettent de participer à cette fantastique bataille ô combien cruciale pour l’avenir de la planète qu’est la lutte contre le réchauffement climatique. »

Une vision quasi messianique… et climatosceptique

C’est d’ailleurs le sens des politiques gouvernementales qui, face à la pénurie d’eau dans l’agriculture, misent sur les méga-bassines ou qui poussent les grandes entreprises à développer des technologies de capture et de séquestration du carbone plutôt qu’à changer de modèle. Un cadre de la majorité préfère parler d’« espérance dans la science », car « ces cinquante dernières années la technologie a évolué et continuera d’évoluer pour répondre au défi climatique », citant notamment les technologies nucléaires EPR et SMR.

Cette vision quasi messianique est perçue comme une forme de climatoscepticisme par une partie des activistes écologistes et de la communauté scientifique, car ne s’attaquant pas aux causes tout en faisant perdurer le système. « C’est nier l’importance du problème, accuse la députée écologiste Sandrine Rousseau. C’est même le réduire à une difficulté qu’un ingénieur peut résoudre tout en conservant les rapports de domination et un système d’accaparement des richesses. »

Plus prudent, le Réseau Action Climat parle de « fausses solutions ». Tout comme le climatologue Jean Jouzel : « Promouvoir la géo-ingénierie est l’idée selon laquelle on peut quand même continuer d’émettre des gaz à effet de serre (GES). » Comme le système immunitaire, le système capitaliste a ses anticorps pour le défendre des attaques : ceux qui n’ont aucun intérêt à ce que la société évolue. Ces apprentis sorciers rivalisent donc d’inventivité pour ne s’en prendre qu’aux conséquences du réchauffement climatique, qu’ils minimisent parfois, et non à ses causes.

Le secteur aérien émet trop de GES ? Attendons « l’avion vert ». La pluie ne tombe pas assez ? Injectons de l’iodure d’argent dans les nuages. La banquise fond trop vite ? Semons du verre pilé sur la glace pour réfléchir les rayons du soleil. L’eau manque ? Dessalinisons la mer.

À chaque problème sa solution technique. Selon la croyance écomoderniste que promeuvent, entre autres, Jeff Bezos et Elon Musk, la résolution de la crise ne viendra pas du politique mais du marché. Elle ne peut s’inscrire contre le système puisqu’elle en vient. Cela revient donc à laisser notre avenir entre les mains des industriels. Ceux-là mêmes qui tirent leurs profits de la destruction du vivant.


 


 

Les forêts françaises,
puits de carbone crucial… et menacé

Isabelle Chuine sur www.humanite.fr

Alors que s’ouvre la COP28 et que tous les voyants sont au rouge, focus sur nos forêts, piliers de la lutte contre le changement climatique. Des alliées fragilisées, explique Isabelle Chuine, coauteure d’un rapport de l’Académie des sciences qui alerte et formule des recommandations.

Écologue terrestre, spécialiste de l’adaptation des espèces végétales au climat, Isabelle Chuine est directrice de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive. Membre de l’Académie des sciences, elle a piloté le comité de rédaction du rapport « Les forêts françaises face au changement climatique » (juin 2023 ; voir « En savoir plus »).

Les forêts françaises, qui couvrent 31 % du territoire métropolitain1, contribuent à l’économie du pays et au bien-être de ses habitants. Elles fournissent des matériaux et des produits issus de la récolte du bois et de la cueillette, ainsi que de l’énergie issue de la combustion du bois. Elles jouent un rôle indispensable dans la régulation de nombreux processus biogéochimiques, comme les cycles de l’eau, du carbone et des nutriments, l’érosion des sols, le climat, mais aussi dans la protection contre des événements extrêmes, tels que les glissements de terrain, les inondations et les canicules. Elles façonnent nos paysages et procurent des espaces de détente pour de nombreuses activités. Elles jouent un grand rôle dans notre identité culturelle et notre santé physique et mentale. Enfin, elles sont des refuges importants pour la biodiversité.

Depuis quelques années, les forêts françaises ont un rôle prépondérant dans la feuille de route de la France pour atténuer le changement climatique, la stratégie nationale bas carbone (SNBC), élaborée par le gouvernement à partir de 2015 pour atteindre la neutralité carbone en 2050. En effet, elles représentent un puits de carbone (réservoir qui capte et stocke le carbone atmosphérique) très important, sur lequel repose cette stratégie qui devrait permettre aux Français d’émettre encore 80 mégatonnes (Mt) équivalent CO22 chaque année dans l’atmosphère (un niveau divisé par 6 environ par rapport au niveau d’émission actuel) tout en absorbant la même quantité. Le puits de carbone forestier est assuré par la photosynthèse des arbres qui permet de séquestrer le CO2 atmosphérique et de le transformer en sucre utilisé ensuite dans toutes les fonctions vitales de l’arbre, telles que la croissance, la production de graines et la défense contre les ravageurs et les pathogènes.

Alors que la surface des forêts françaises et leur productivité n’ont fait que croître jusqu’au début de ce siècle, le puits de carbone forestier a fortement diminué au cours des dix dernières années et ne représente plus que la moitié de ce qu’il était, soit 32 Mt CO2 en 2020. Les grands incendies qui ont ravagé en 2022 plus de 40 000 hectares de forêts en France métropolitaine viendront sans doute alourdir cette tendance.

En 10 ans, les prélèvements de bois en forêt ont augmenté de 20 %

Cette chute du puits de carbone forestier a trois origines, dont deux sont directement liées au changement climatique : la mortalité des arbres a très fortement augmenté depuis une dizaine d’années (+ 54 %), tandis que leur croissance a diminué de 10 % : ils absorbent moins de CO2 qu’auparavant. Au cours de la même période, les prélèvements de bois en forêt ont augmenté de 20 %, à la fois en réponse à la SNBC, qui le préconise, et du fait de l’augmentation de la mortalité qui génère des volumes très importants de bois mort.

En conséquence, la stratégie nationale bas carbone doit impérativement être révisée très rapidement. En effet, l’essentiel du puits de carbone français est représenté par sa végétation, en premier lieu sa forêt. Or, la SNBC a été élaborée en prévoyant un puits de carbone forestier de 55 Mt CO2/an (en misant sur une très forte augmentation de la production de produits bois à longue durée de vie), le reste du puits reposant sur les prairies où celui-ci tend également à diminuer, et sur les technologies de captage et stockage géologique de CO2 (CSC), encore très hypothétiques et probablement irréalistes dans leur mise en œuvre à court terme.

Ainsi, nos forêts, piliers de notre stratégie de compensation de nos émissions de CO2, peinent aujourd’hui à assurer tous les services qu’elles nous rendaient à cause du changement climatique. Le climat de la France métropolitaine s’est réchauffé de + 1,7 °C depuis 1900, avec une accélération depuis 1980. Depuis le début des années 2000, l’Hexagone connaît également des sécheresses estivales plus fréquentes et plus intenses, avec un nombre variable de régions touchées, conséquence directe de l’augmentation de la température et, dans certaines zones, également de la baisse de la pluviométrie. La fréquence et l’intensité de ces sécheresses vont augmenter dans les années à venir. En fonction de notre capacité à réduire nos émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050 à l’échelle mondiale, nous pourrions connaître des sécheresses extrêmes chaque décennie, voire tous les deux ans. Or, la sécheresse est la première cause de dépérissement des forêts. Les sécheresses des dernières années (2018, 2019, 2020, 2022) ont fait beaucoup de dégâts, notamment dans les forêts d’épicéas, de sapins, de pins sylvestres et de hêtres.

Les risques d’incendie vont s’amplifier selon les projections climatiques

Un arbre qui manque d’eau arrête d’abord sa croissance, puis sa photosynthèse, mais il n’arrête pas de respirer, donc d’émettre du CO2. Ainsi, pendant les périodes de sécheresse, les arbres peuvent devenir des sources – et non plus des puits – de CO2. Ce faisant, ils s’affaiblissent et deviennent beaucoup plus sensibles aux ravageurs et aux pathogènes qui précipitent parfois leur mort. Si la sécheresse dure ou s’intensifie, l’arbre perd alors des feuilles pour limiter sa transpiration et économiser l’eau ; et, si cela ne suffit pas, le flux de sève dans ses vaisseaux conducteurs se rompt, provoquant la mort des branches touchées, voire de l’arbre dans son ensemble. Le desséchement de la végétation et l’augmentation du volume de bois mort augmentent alors le risque d’incendie.

Les projections climatiques pour les décennies à venir et notre connaissance du fonctionnement des forêts suggèrent que la baisse de la croissance des arbres et l’augmentation de leur mortalité ainsi que du risque d’incendie vont se poursuivre et s’amplifier. Ce dernier va particulièrement augmenter dans le Sud-Ouest et les régions de forêts de feuillus, jusqu’ici relativement épargnées, où le risque élevé deviendra la norme dès 2060. La saison des feux va également s’allonger et le risque de très grands feux augmenter.

Cette situation concerne en réalité toute l’Europe et est très préoccupante. En effet, si les puits de carbone ne remplissent plus les objectifs fixés, une révision à la hausse des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre semble inéluctable. Aucun autre levier ne permettra d’inverser les tendances actuelles : un arrêt du changement climatique est la seule solution.

Revoir à la baisse les plans de prélèvement de bois

Certains autres leviers pourront cependant ralentir la chute du puits de carbone. Il serait tout d’abord nécessaire de doter la France, et plus généralement l’Europe, d’un système de surveillance en temps réel du puits forestier – c’est-à-dire des flux de carbone et autres gaz à effet de serre que les forêts échangent avec l’atmosphère –, rendu possible grâce aux données collectées par les satellites.

Il faut aussi revoir à la baisse les plans de prélèvement de bois, en y intégrant notamment le bois dit de crise (bois mort), pour lequel une stratégie de prélèvement et de valorisation doit être définie. Les prélèvements amputent en effet très fortement le puits forestier pour trois raisons principales. Premièrement, seulement 1 % à 2 % du carbone prélevé dans les forêts sont actuellement séquestrés durablement dans des produits bois. Deuxièmement, 68 % de ce carbone sont utilisés pour produire de l’énergie et repartent donc immédiatement dans l’atmosphère, et il faudra des décennies pour les séquestrer à nouveau. Troisièmement, les coupes rases (90 % du couvert forestier est rasé) et fortes (plus de 50 % du couvert rasé), qui représentent 20 % à 25 % des surfaces coupées en forêt privée, engendrent un déstockage très important du CO2 et du méthane (autre gaz à effet de serre) séquestrés dans les sols forestiers, et il faudra là aussi plusieurs dizaines d’années aux arbres replantés pour les séquestrer à nouveau.

Le sujet des coupes rases a toujours été une source de tension dans nos sociétés, et certains pays comme la Suisse et la Slovénie les ont fortement réglementées, voire interdites depuis très longtemps à cause des dommages environnementaux qu’elles peuvent provoquer – notamment inondations, glissements de terrain, érosion des sols –, et les dangers qu’ils représentent pour les populations. La rentabilité économique des coupes rases elle-même peut maintenant poser question. En effet, les échecs de plantation après celles-ci sont en augmentation, atteignant 38 % en 2022, dont 90 % sont liés aux conditions climatiques trop chaudes et trop sèches pour la reprise des jeunes plants.

Il est également urgent de développer la filière bois construction et ameublement, et de créer une filière de valorisation des bois de feuillus (notamment chêne, hêtre, châtaignier), car c’est le bois construction et ameublement qui permet le stockage le plus durable du carbone, contrairement au bois énergie. Enfin, il est indispensable de revoir à la hausse les ambitions de diversification en essences dans le plan de relance pour les forêts, gage de résilience pour les peuplements forestiers, mais aussi d’encadrer le choix des essences plantées pour garantir la survie des jeunes plantations dans les conditions climatiques futures. Un certain nombre d’initiatives du gouvernement, notamment le plan de relance pour la filière forêts-bois, doté d’un budget pluriannualisé, permettraient d’initier de tels changements. Les conditions de mise en œuvre et de suivi de ces mesures seront capitales pour atteindre la neutralité carbone en 2050.

Note

  1. Les forêts françaises couvrent plus de 25 millions d’ha, dont les deux tiers se situent en métropole. Elles occupent 31 % du territoire métropolitain, 97 % du territoire guyanais, 42 % des autres régions d’outre-mer (cf. « Les forêts françaises face au changement climatique », rapport de l’Académie des sciences, juin 2023 ; voir « En savoir plus »).

  2. L’équivalent CO2, forme abrégée de l’équivalent en dioxyde de carbone, est la masse de dioxyde de carbone qui aurait le même potentiel de réchauffement climatique qu’une quantité donnée d’un autre gaz à effet de serre.


 

publié le 3 décembre 2023

Patron ne doit pas rester
seul maître chez lui !

Par Maryse Dumas, syndicaliste sur www.humanite.fr

Hasard du calendrier : le 20 novembre, « l’Huma » informe ses lectrices et lecteurs d’un décret qui, modifiant le Code des transports, place les services de l’inspection du travail, quand ils interviennent dans ce secteur, sous la tutelle de la Direction générale de l’aviation civile. Dénoncée par plusieurs syndicats, dont la CGT, cette disposition élaborée en catimini porte atteinte à un principe fondamental de l’inspection du travail : son indépendance, garantie par une convention internationale depuis 1947. La même semaine, le 22 novembre, se tenait un colloque, précisément sur l’inspection du travail, son organisation et son évolution tout au long du XXe siècle. Il était initié par l’Association pour l’étude de l’histoire de l’inspection du travail. L’administration du travail, la CGT et la CFDT, des historiens étaient présents mais aucun représentant du patronat, pourtant invité. Désertion symptomatique de la grande méfiance, pour le moins, du patronat à l’égard de l’inspection du travail. Les employeurs veulent écarter de leurs entreprises tout ce qui est susceptible de constituer un contre-pouvoir : le syndicalisme en premier lieu, et singulièrement la CGT, mais aussi la réglementation du travail et le contrôle de son application par l’inspection.

Ce n’est pas pour rien si droit du travail, inspection et syndicalisme CGT ont des parts d’histoire si ce n’est commune, du moins parallèle. Les trois apparaissent à la toute fin du XIXe siècle en outil d’organisation et de défense des travailleuses et travailleurs pour ce qui concerne la CGT, de rééquilibrage de la relation de travail très inégale entre employeurs et salariés pour ce qui est du droit du travail, en exigence d’effectivité dans l’entreprise pour ce qui est de l’inspection. Les grands moments qui rythment l’histoire de l’inspection sont aussi ceux qui marquent l’histoire sociale, avec les grandes conquêtes du Front populaire, de la Libération et de mai-juin1968, mais aussi les revers, tels les décrets Daladier de 1938, et le régime de Vichy pendant lequel l’inspection du travail a été utilisée pour sélectionner la main-d’œuvre susceptible de contribuer à l’industrie nazie jusqu’au STO et, plus près de nous, le retournement libéral de la fin du XXe siècle et début du XXIe.

Si l’inspection du travail revendique à juste titre son indépendance, condition d’un contrôle réel des pratiques patronales concrètes, les inspectrices et inspecteurs n’en sont pas moins des agents de l’État. Elles et ils sont, à ce titre, confrontés à toutes les réformes de ces dernières années visant à transformer l’État social en État libéral, et à imposer à l’ensemble des agents de l’État des politiques qui dénaturent leur fonction et portent profondément atteinte aux valeurs historiques du service public. Alors que l’éclatement du salariat, les sous-traitances en cascade, les précarités devraient conduire à un renforcement des moyens de contrôle, les effectifs sont au contraire dérisoires. Les agents se plaignent de charges administratives trop lourdes qui restreignent leurs temps de présence dans les entreprises, d’une évolution aussi de leurs fonctions vers davantage de conseils, ce qui est positif, mais au détriment de la verbalisation. Patron doit rester maître chez lui, c’est la devise non écrite qui fonde la politique macroniste, et plus généralement le libéralisme. C’est sur ce terrain-là aussi qu’il faut mener la contestation.

  publié le 3 déc 2023

« Ultradroite »,
extrême droite :
deux appellations,
une même idéologie

Marine Turchi sur www.mediapart.fr

Le terme d’« ultradroite » s’est imposé dans les médias pour désigner les groupes plus radicaux que le RN. Mais il ne prend pas en compte la porosité importante entre groupuscules et partis d’extrême droite, et présume à tort que ceux-ci n’usent pas de la violence.

« Ultradroite » : ces dernières années, le terme a fleuri dans les médias, qui l’utilisent à tout-va, comme un synonyme d’« extrême droite hors Rassemblement national (RN) ».

Dans la presse, il désigne pêle-mêle des groupes terroristes projetant des attentats contre des élu·es ou des mosquées, des groupuscules menant des attaques violentes contre des militant·es antifascistes ou des personnes racisées, ou des formations idéologiquement radicales mais non violentes.

Devenue « fourre-tout », cette classification se heurte à la réalité du terrain.

Un terme issu de la sphère policière

À l’origine, ce terme est issu de la sphère policière. En 1994, une affaire d’« espionnage » d’un congrès à huis clos du Parti socialiste (PS) par un agent des renseignements généraux (RG) provoque une réforme de ce service : le suivi de l’activité des partis politiques est alors interdit, mais pas celui des individus susceptibles, « au nom d’idéologies extrêmes », de recourir à la violence physique ou de préparer des actions illégales, et donc de constituer une menace pour l’ordre public.

Pour séparer clairement l’extrême droite violente de l’extrême droite partisane (légaliste et électoraliste), les services de renseignement parlent d’« ultradroite », « évoquant les “ultras” de la guerre d’Algérie », explique à Mediapart l’historien Nicolas Lebourg, spécialiste des extrêmes droites.

« Un groupe ultra partage ou propage des idées extrêmes et recourt à la violence pour tenter de les imposer, de les défendre, de les faire avancer », a précisé le patron de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), Nicolas Lerner, lors de son audition par la commission d’enquête sur la lutte contre les groupuscules d’extrême droite, en 2019. Outre le recours à la violence, ces groupes dits d’« ultradroite » partagent un point commun : l’extraparlementarisme, c’est-à-dire un mode d’action qui ne passe pas par des candidatures à des élections.

Le qualificatif, qui est aujourd’hui utilisé par la justice antiterroriste, s’est imposé dans les médias à l’occasion des attentats commis par Mohammed Merah en mars 2012, rappelle Nicolas Lebourg : « Les services de police hésitaient alors entre attribuer ses crimes à la mouvance djihadiste ou au milieu néofasciste, la presse a repris la formulation “ultradroite”, qu’elle tenait des enquêteurs. » Ce syntagme s’est ensuite développé avec le retour au pouvoir de la gauche et les manifestations contre le mariage pour tous émaillées de violences de groupuscules d’extrême droite.

Si cette formulation a un intérêt évident pour les fonctionnaires de police, elle demeure plus délicate d’usage pour les sciences sociales et les médias, souligne Nicolas Lebourg.

Des violences recensées aussi dans les formations partisanes

Car ce distinguo présente un premier problème : il laisse penser que l’extrême droite partisane serait forcément non violente et que les groupuscules à l’idéologie radicale passeraient forcément à l’action violente.

Or, dans l’ouvrage collectif Violences politiques en France, de 1986 à nos jours (Presses de Sciences Po, 2021), qui présente des chiffres inédits (lire notre Boîte noire), Nicolas Lebourg et la sociologue Isabelle Sommier comptent douze formations d’extrême droite légalistes (partisanes ou syndicales) impliquées dans des violences entre 1986 et 2016.

Parmi celles-ci, le parti de Marine Le Pen : « Sur 1 305 faits de violence d’extrême droite recensés sur cette période, 89 proviennent de militants du Front national », explique l’historien, qui souligne cependant que l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du parti a constitué « un vrai cap », puisque entre 2011 et 2016, « il n’y a “que” quinze cas de violences recensés ».

« Si vous êtes un parti qui respecte les institutions, national-populiste, mais que vous cognez dans un collage, vous êtes d’ultradroite ; si vous êtes radical et non violent, vous n’êtes pas d’ultradroite », résume Nicolas Lebourg. Il cite l’exemple de l’Institut Iliade, héritier de la Nouvelle Droite, qui est « radical idéologiquement, mais pas d’ultradroite ».

Même problème au niveau des idées, souligne La Croix. Si l’on retient, pour définir l’ultradroite, le critère de l’illégalité – et donc les expressions d’opinion délictuelles telles que la négation ou l’apologie de crime contre l’humanité, l’incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence à raison de l’origine, de la couleur de peau ou de la religion –, dans ce cas, Jean-Marie Le Pen (qui a été condamné pour les deux) et Éric Zemmour (pour la seconde) pourraient être qualifiés de représentants d’« ultradroite ».

La porosité entre « extrême droite » et « ultradroite »

Tracer une frontière étanche entre les extrêmes droites partisane et groupusculaire est impossible. Dans la pratique, les liens interpersonnels et amicaux sont importants. Et il arrive que certains membres de formations légalistes se rendent à des événements d’organisations violentes, ou se joignent à celles-ci pour aller faire le coup de poing. Cette forme de « double appartenance » est tolérée tant qu’elle reste discrète. Mais lorsque des membres sont épinglés publiquement, des sanctions sont prises.

Cette porosité parcourt l’histoire du Rassemblement national. Le parti est né, en 1972, de l’union de différentes chapelles – militants d’Ordre nouveau (groupuscule néofasciste réputé pour sa violence), anciens de l’OAS et ex-collaborationnistes.

Dans les années 1990, lorsque le Front national souhaite s’implanter davantage dans les facultés et lycées, les militants du GUD et ceux du Front national de la jeunesse (FNJ) se rapprochent et mènent des actions communes. L’une d’elles vaudra d’ailleurs à des membres des deux formations de se retrouver, en 1994, sur les bancs du tribunal de Nanterre, défendus par deux avocats : Marine Le Pen et l’ancien chef du GUD Philippe Péninque.

À son arrivée à la tête du parti en 2011, Marine Le Pen fait un grand ménage. Elle exclut un grand nombre de radicaux (historiques du Front national, pétainistes de l’Œuvre française, etc.) et répète qu’elle n’a « aucun rapport avec ces groupes », qui expriment d’ailleurs régulièrement « leur désapprobation à [son] égard ».

Malgré tout, des liens ont perduré, comme Mediapart l’a démontré dans une grande enquête publiée en 2013. Y compris dans le premier cercle de la présidente du Front national, qui a confié des postes clés à des anciens du GUD accusés d’antisémitisme et encore présents, en mai 2023, dans le défilé annuel des néofascistes, comme nous l’avons révélé (lire nos enquêtes, ici et là).

Cette porosité s’est illustrée à travers les prestataires sécurité ou communication du parti (lire nos enquêtes ici, là et là), mais aussi lors de soirées mêlant gudards et dirigeants du FNJ, comme celle des 40 ans du Front national, en 2012 :

Cette année encore, StreetPress et Libération ont documenté des connexions entre RN et radicaux (néofascistes, identitaires, royalistes), que ce soit à travers le Rassemblement national de la jeunesse (RNJ) ou à travers les collaborateurs d’élus.

Cette porosité est plus grande encore chez Reconquête qui, dès sa création en 2021, a réuni plusieurs chapelles de l’extrême droite la plus radicale, militants issus de l’Action française, de la Ligue du Midi ou de Génération identitaire (GI), comme Mediapart l’a dévoilé. Parmi eux, deux piliers des identitaires passés par le RN avant de devenir cadre ou élu de Reconquête : Damien Rieu, cofondateur de GI qui avait occupé, avec d’autres identitaires, le chantier de la mosquée de Poitiers en 2012 ; Philippe Vardon, cofondateur du Bloc identitaire au passé chargé.

La présence de radicaux a éclaté au grand jour en décembre 2021 lors du meeting de lancement de la campagne présidentielle d’Éric Zemmour, où des membres des Zouaves Paris (groupuscule néonazi héritier du GUD) ont agressé des militants de SOS Racisme, avant d’être remerciés par le service d’ordre.

Cette convergence s’est aussi illustrée dans les manifestations qui ont eu lieu à Saint-Brevin (Loire-Atlantique) ou Callac (Côtes-d’Armor) contre des projets de centres d’accueil de demandeurs d’asile, où se côtoyaient membres de Reconquête, de Civitas et de groupuscules violents.

Un même socle idéologique d’extrême droite

La porosité ne se limite pas aux militants, elle concerne aussi le socle idéologique. « Ce qui lie cette famille politique, c’est son idéologie », rappelait, sur le plateau d’Arrêt sur images, la politiste Bénédicte Laumond, qui étudie les radicalités d’extrême droite en France et en Allemagne.

Si les moyens d’organisation, le recours ou non à la violence varient, soulignait la chercheuse, l’idéologie reste la même, qui repose sur deux piliers : « l’ethnocentrisme » – l’idée que la nation est un peuple homogène, avec un groupe dominant (souvent culturel ou ethnoracial) dont sont exclues les minorités ; et « l’autoritarisme », c’est-à-dire le soutien à des politiques autoritaires, qui se déploie avant tout contre les minorités.

Les extrêmes droites partisane et groupusculaire partagent le même ciment idéologique (le rejet de la société multiculturelle, de la présence des immigrés et de l’islam en Europe), et certains slogans : comme le fameux « On est chez nous ! », entendu autant dans les meetings de Marine Le Pen que dans les expéditions de groupes violents ; la « préférence nationale », rebaptisée « priorité nationale » au RN ; le « racisme anti-Blanc » ou « anti-Français » ; ou encore la théorie complotiste du « grand remplacement », popularisée par les identitaires et Éric Zemmour, brandie par des terroristes d’extrême droite et aujourd’hui reprise à son compte par le président du RN Jordan Bardella.

Cette convergence des slogans a pu s’observer cette semaine concernant la mort du jeune Thomas à Crépol (Drôme) : 

Parler d’« ultradroite », c’est donc gommer le fait que ces groupuscules violents reposent sur un même socle idéologique d’extrême droite.

L’ambiguïté du RN, l’absence de condamnation de Reconquête

C’est la raison pour laquelle Marine Le Pen se refuse toujours à qualifier ou condamner l’idéologie de ces groupes.

En décembre 2022, lorsque des attaques émanant de groupuscules violents se multiplient, la cheffe de file du RN est contrainte de s’en dissocier, mais dans son courrier demandant leur dissolution, elle désigne de manière floue les « groupuscules extrémistes », « quel que soit leur profil politique ».

Autre exemple : en mai 2023, lors du défilé annuel des groupuscules néofascistes à Paris, elle condamne le type d’organisation, le recours à la violence (parlant d’un défilé « provocateur », « inadmissible », « en uniforme », « masqué »), mais jamais l’idéologie.

Plus ambigu encore : le positionnement du RN à l’égard de Génération identitaire, groupe connu pour ses actions d’agitprop flirtant avec la légalité. En 2018, Marine Le Pen rend « hommage » à leur action antimigrants dans les Alpes. En 2021, lorsque le ministère de l’intérieur annonce la dissolution du groupe – en raison de son idéologie incitant à la haine et à la violence envers les étrangers et les musulmans –, la cheffe de file du RN le défend au nom de la liberté d’expression – son porte-parole, Julien Odoul, le qualifiera même de « lanceur d’alerte ». Au fil des années, les identitaires ont constitué un vivier de cadres et d’idées pour le RN.

De son côté, le parti d’Éric Zemmour se refuse carrément à condamner les violences de ces groupes. Cette semaine encore, questionnée par RTL sur l’expédition punitive de militants d’extrême droite à Romans-sur-Isère, la vice-présidente de Reconquête Marion Maréchal a ironisé sur cette « soi-disant menace de la gigadroite », des « zozos qui ont des méthodes qui évidemment ne sont pas les [siennes] », dont la manifestation n’aboutirait « à aucune violence réelle ».

Mediapart et l’usage du terme « ultradroite »

Mediapart a commencé à employer le terme d’« ultradroite » en 2013, à l’occasion de la mort du militant antifasciste Clément Méric, tué par des skinheads, et lors des violences émaillant les manifestations contre le mariage pour tous (ici et là).

Au fil des années, nous avons eu à la rédaction de nombreux débats sur l’emploi de ce vocable, essentiellement policier, employé comme fourre-tout par les médias.

Aujourd’hui, cette manière de nommer les choses ne nous paraît plus correspondre à la réalité et sa complexité. La mouvance d’extrême droite est faite d’une multitude de chapelles, en constante recomposition, avec une porosité et des alliances ponctuelles importantes, comme nous l’avons raconté. Impossible, dès lors, de tracer une ligne étanche entre extrême droite partisane et ultradroite violente.

Considérant que l’époque nécessite le maximum de clarté, Mediapart parlera donc désormais d’« extrêmes droites », en distinguant les modes d’action – politique, violent ou terroriste.

La nécessité de distinguer les chapelles d’extrême droite

Les outrances de Reconquête et les violences de ces groupuscules ont permis à Marine Le Pen de parfaire sa stratégie de « dédiabolisation », en expliquant que l’extrême droite, ce serait eux, et non son parti. Le RN bataille d’ailleurs depuis des années pour ne plus être qualifié d’« extrême droite » par les médias, les universitaires et même le ministère de l’intérieur à l’occasion des élections – une bataille qu’il a encore perdue devant le Conseil d’État en septembre.

« Le RN correspond au courant national-populiste de l’extrême droite, qui apparaît dans les années 1880. Il n’est certes pas nazi, mais sous ce prétexte, dire qu’il n’est pas d’extrême droite, c’est violer la sémantique, l’histoire et la logique », souligne Nicolas Lebourg.

Pour autant, la qualification d’« extrême droite » ne peut à elle seule dépeindre la diversité de la mouvance. Et mettre au même niveau des partis politiques comme le RN, des groupuscules violents, des radicaux ne passant pas à l’action et des groupes préparant des projets terroristes serait évidemment malhonnête. C’est pourquoi il est nécessaire de parler d’« extrêmes droites », et de qualifier les courants idéologiques (identitaires, nationalistes-révolutionnaires, néofascistes, néonazis, catholiques intégristes, etc.) et les modes d’action (politique, violent, terroriste).

Boîte noire

Historien spécialiste des extrêmes droites, Nicolas Lebourg est chercheur au Centre d’études politiques et sociales de l’Europe latine (Cepel) à l’université de Montpellier et il participe au « Project on the Transnational History of the Far Right » de la George Washington University.

Il a travaillé sur trois corpus, recensant au total 32 000 faits de violences (toutes radicalités confondues) : les archives de la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG) sur la violence politique de 1976 à 1990 ; les archives de ces mêmes services sur les violences racistes de 1988 à 2002 ; un corpus de 9 200 faits de violences entre 1986 et 2016 établi avec l’équipe du programme de recherche « Violences et radicalités militantes en France » (Vioramil), dont 1 305 sont le fait de l’extrême droite, parmi lesquels 89 imputables à des militants du Front national.


 


 

Jordan Bardella à Florence :
le « dédiabolisé »
retrouve ses démons

Youmni Kezzouf sur www.mediapart.fr

Jordan Bardella participait en Italie à un grand meeting des extrêmes droites européennes, aux côtés d’alliés radicaux aux discours transphobes et complotistes, bien loin de la stratégie de normalisation du Rassemblement national.

Florence (Italie).– Il valait mieux ne pas se tromper de porte en arrivant à La Fortezza, la salle des congrès de Florence. Une entrée vous menait au grand salon du tatouage de la capitale toscane, celle d’à côté permettait d’accéder au meeting des extrêmes droites européennes. Cinquante nuances de nationalismes, réunies en Italie à l’occasion du meeting de lancement de la campagne de Matteo Salvini.

L’ancien premier ministre italien, leader de la Lega, avait invité tous ses alliés européens du groupe Identité et démocratie (ID), pour une réunion baptisée « Free Europe ». Sans Marine Le Pen, qui a préféré envoyer la tête de liste Jordan Bardella et s’est fendue d’un message vidéo, ni Geert Wilders, récent vainqueur des élections législatives aux Pays-Bas, en pleines tractations pour tenter de constituer une coalition de gouvernement.

L’organisation du meeting, qui a rassemblé près de 2 000 personnes, a mis Florence en émoi. Le maire Dario Nardella, membre du Parti démocrate, s’est opposé à la venue des représentant·es d’extrême droite dans la ville, illuminant plusieurs bâtiments aux couleurs de l’Europe en signe de protestation. Plusieurs manifestations ont également eu lieu autour de la salle qui accueillait le ministre Matteo Salvini et ses alliés européens.

Face à la presse, le leader de la Lega a exposé les axes de sa campagne, pour « une Europe centrée sur le travail, la sécurité, une idée de la famille bien claire ». Ses adversaires, eux aussi, sont clairement désignés : « Nous proposons une vision totalement différente de celle de Van der Leyen, Lagarde et Soros, l’Europe des banquiers, des bureaucrates et des financiers. » Salvini est coutumier de la référence complotiste au milliardaire américain George Soros, cible régulière d’attaques antisémites, supposé œuvrer « pour supprimer la culture de [son] pays ».

Avec la présence d’alliés européens divers, membres du groupe ID ou aspirant à le rejoindre, ce premier meeting européen a surtout montré la radicalité des discours nationalistes de ces souverainistes européens qui siègent ensemble, parfois bien loin de l’entreprise de « normalisation » du Rassemblement national (RN). Jordan Bardella, président du parti, a balayé face à la presse ces divergences : « Ça s’appelle l’Union européenne, la devise c’est “unis dans la diversité”, a-t-il défendu. Je ne cherche pas des clones, je cherche des alliés au sein du Parlement européen. »

Prorusses et suprémacistes

Aucun problème, donc, pour participer au meeting assis au côté de Kostadin Kostadinov, chef du parti nationaliste bulgare Renaissance. Ouvertement anti-LGBT et anti-Roms, le leader bulgare prorusse a prononcé une diatribe autour de la théorie raciste du « grand remplacement » : « La population de souche européenne vieillit, diminue et se fait remplacer par des personnes africaines et asiatiques », a-t-il exposé, avant de développer sa vision ethniciste : « Nos peuples ont leur propre système immunitaire et veulent lutter pour leur sauvegarde. »

George Simion, représentant roumain du parti Alliance pour l’unité des Roumains (AUR), a lui dénoncé « la gauche qui veut supprimer les nations et la famille naturelle », avant de convoquer l’auteur florentin Dante Alighieri : « Ce que nous voyons en Europe, c’est l’enfer. Nous avons des migrants, la désindustrialisation, le déclin du christianisme, l’interdiction d’utiliser les mots “père” et “mère”. C’est un vrai enfer. » La veille, le leader roumain avait affirmé sa volonté de rejoindre le groupe des conservateurs radicaux d’ECR au Parlement européen, concurrent du groupe ID, avant d’appeler à Florence, devant les journalistes, à une « union des partis souverainistes » au niveau européen pour lutter contre « les mondialistes, les néomarxistes et la gauche devenue folle ».

Un peu plus tard, Martin Helme, représentant estonien du parti Ekre, a pris la parole. Nationaliste, défenseur de la théorie du « grand remplacement », il s’était illustré en faisant le signe des suprémacistes blancs lors de son élection au Parlement estonien en 2019. À la tribune, il a fustigé pêle-mêle l’« ordre libéral » et « les fanatiques qui soutiennent la diversité », et dénoncé « le transgenrisme » et les « migrations de masse qui ont causé la mort et la destruction des sociétés ».

Tomio Okamura, leader tchèque radicalement islamophobe du parti Liberté et démocratie directe, qui suggérait en 2015 à ses partisans d’aller « promener des porcs près des mosquées », a lui aussi pris la parole. Sous les applaudissements, Okamura a dénoncé « l’invasion migratoire » et « l’islamisation de l’Europe », appelant à la stopper « par tous les moyens possibles ». Selon la Tribune dimanche, Jordan Bardella doit justement se rendre en République tchèque mi-décembre pour un nouveau déplacement européen en tant que tête de liste.

Discours complotistes

Les orateurs se sont succédé pendant deux heures, pour dénoncer « l’idéologie woke », « les bureaucrates de Bruxelles » et « l’écologie punitive » mais, surtout, l’immigration massive censée menacer « la civilisation européenne ». Présent à Florence pour représenter le RN, Jordan Bardella a dénoncé une Union européenne « ennemie de l’Europe […], qui cherche a imposer l’idéologie de la décroissance civilisationnelle, agricole et industrielle ». Sur scène, le président du RN a surtout prononcé un discours radicalement anti-immigration, dans la droite ligne de ses alliés présents à Florence.

« C’est parce que nous aimons l’Europe, que nous refusons que notre continent devienne la proie de Washington ou de Pékin, le paillasson d’Erdoğan ou l’hôtel cinq étoiles de l’Afrique », a-t-il déclaré, avant de faire référence au meurtre du jeune Thomas à Crépol : « Nous ne voulons pas d’une Europe où nos peuples seraient condamnés à côtoyer la barbarie, a-t-il martelé. Nous sommes chez nous, et nous voulons le rester. Nous voulons rester des Français en France, des Italiens en Italie, des Européens en Europe. »

Alors que la question d’un éventuel rapprochement des deux groupes d’extrême droite au Parlement européen – ID et ECR, le groupe où siège le parti Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni – agite les observateurs, les leaders de Fratelli ont répété leur ligne dans les médias italiens : certaines positions au sein du groupe ID, trop radicales ou prorusses, sont incompatibles avec une alliance.

En fin de meeting, Matteo Salvini, lui, a de nouveau appelé à reproduire au niveau européen l’alliance actuellement au pouvoir en Italie entre Fratelli, la Lega et l’ancien parti de Silvio Berlusconi Forza Italia : « Ce serait une erreur fatale de diviser en Europe le centre-droit, car entre Macron et Le Pen, je choisirai toujours Marine Le Pen. Une alternative à l’Europe dirigée par la gauche est possible. »

« Les vrais amis de l’Europe sont ici, a martelé Matteo Salvini dans un discours marqué par les références complotistes. Des gens armés de bon sens, de courage et de foi, qui infligeront une défaite à un géant qui est le vrai ennemi de l’Europe : une réalité bureaucratique, maçonnique, qui veut détruire les racines, les valeurs et l’identité de l’Europe. Nous n’avons pas peur du Goliath Soros, de ceux qui financent la destruction de notre civilisation. »

« Ce n'est pas à vous ou à moi de me prononcer sur les valeurs que tel ou tel porte », évacuait Jordan Bardella quelques heures plus tôt, en amont du meeting. Parti juste avant la fin pour prendre son avion, le président du RN n’est pas monté sur scène avec ses autres alliés pour la traditionnelle photo de famille.

 

  publié le 2 décembre 2023

Grève nationale des livreurs Uber Eats contre le changement du système de rémunération

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr

Ce samedi 2 et dimanche 3 décembre, les livreurs Uber Eats seront en grève nationale, à l’appel des syndicats CGT et Union Indépendants. Depuis un mois, les coursiers « subissent une baisse conséquente de leurs revenus » due à l’application « sans consultation » d’un nouvel algorithme de rémunération, alertent les syndicats. Un nouveau système jugé « opaque et incompréhensible ».

Au vu des premières remontées de ses adhérents, l’Union Indépendants estime que la perte de chiffres d’affaires journalier est de 7 à 20 % pour les livreurs, par rapport au précédent système en vigueur depuis 2019. Les coursiers avaient été informés le 25 septembre du changement, intervenu entre mi-novembre et début octobre. L’expérimentation a d’abord été lancée à Lille, Avignon et Rouen. Dans ces trois villes, « la rémunération moyenne des courses (…) est restée stable avec une augmentation moyenne du revenu par course de 1,4 % », assure de son côté Uber Eats France à l’AFP.

Dès le 22 octobre, des mouvements de débrayage ont été organisés dans plusieurs villes du nord de la France : à Lille où s’est tenue l’expérimentation, mais aussi à Caen, Arras, Douai… Un premier appel national a aussi été lancé du 3 au 5 novembre.

Le 6 novembre, une réunion avec les directions des plateformes s’est tenue, sans aboutir au retrait du nouveau système Uber Eats souhaité par les syndicats. Un système initialement acté par la signature d’un accord entre Uber Eats France et l’Association des Plateformes d’Indépendant (API). L’API écarte elle aussi toute possibilité de « rouvrir une négociation sur la rémunération globale des livreurs dans les prochains jours », prend acte l’Union Indépendants dans son dernier communiqué du 21 novembre.

La nouvelle grille tarifaire vise à « simplifier la façon dont sont rémunérés les livreurs et de valoriser le temps passé à réaliser la course », défend encore Uber Eats France auprès de l’AFP. « Il tient par exemple compte du temps d’attente au restaurant et du temps nécessaire pour s’y rendre, un enjeu fort pour les livreurs ». En outre, un accord sectoriel signé en avril et qui doit s’appliquer prochainement garantit un minimum de 11,75€ par heure, rappelle la plateforme ; mais uniquement sur le temps de commande.

Les livreurs Deliveroo et Stuart sont également appelés à rejoindre la grève de ce week-end. Au-delà de l’arrêt du nouvel algorithme Uber Eats, les syndicats exigent en effet pour l’ensemble des plateformes « une meilleure transparence » et des rémunérations plus justes.

  publié le 2 décembre 2023

Guerre au Proche-Orient : barrer la route aux briseurs de trêve

Joseph Confavreux sur www.mediapart.fr

La reprise du feu à Gaza n’est pas la simple continuité de la guerre débutée en octobre : elle fait entrer celle-ci dans une autre dimension. La rupture de la trêve est un opprobre pour Israël, une faillite pour ses alliés et une défaite pour le reste du monde.

Les noms et les visages des enfants otages libérés au compte-gouttes par le Hamas ont représenté, pendant une semaine, de l’émotion à l’état pur. Mais ils représentent aussi une exigence aujourd’hui bafouée.

Poursuivre après ces libérations l’écrasement de Gaza – qui plus est en étendant les opérations au sud de l’enclave et plus précisément à Khan Younès, où se cacherait le haut commandement du Hamas et où sont réfugiées des centaines de milliers de familles, comme ont déjà annoncé vouloir le faire plusieurs haut gradés de Tsahal et le gouvernement israélien – signifie déchiqueter les vies de milliers d’enfants aux visages semblables à ceux libérés ces derniers jours par le Hamas.

Comme anticipé, cette semaine aura été une tragédie, obligeant à se rapprocher d’une fin désespérante – la reprise du feu –, alors que le moment de trêve a achevé de mettre sous nos yeux l’ampleur de la catastrophe humanitaire à Gaza et l’absence de proportionnalité caractérisant la riposte israélienne aux massacres du Hamas, avec un taux dépassant les dix victimes palestiniennes pour une victime israélienne.

Ce moment de suspens a placé quiconque se sent concerné par le sort des otages israélien·nes et de la population gazaouie dans un étau proportionnel à la proximité personnelle, affective ou politique entretenue avec les uns, les autres, voire les deux.

Rêver de paix est aujourd’hui quasiment impossible, même si quelques figures israéliennes continuent de s’y employer, parfois au nom des membres de leurs familles massacrés par le Hamas dont ils veulent entretenir l’héritage pacifiste.

Côté Gaza, comment imaginer et éviter que les orphelins d’aujourd’hui ne deviennent les extrémistes de demain ? Il sera sans doute utile, le jour où ce sera possible, de s’intéresser aux trajectoires personnelles des 1 500 combattants du Hamas qui ont assassiné et ont été prêts à mourir les 7 et 8 octobre. Combien ont vu leurs proches tués par l’armée israélienne dans des affrontements précédents, à l’instar d’un Mohammed Deif, l’un des principaux stratèges du 7 octobre, dont la femme et le bébé ont été victimes d’un raid israélien en 2014 ?

Côté israélien, on peut craindre que les choses ne soient comme les décrit le journaliste Rogel Alpher dans un texte récent publié par Haaretz. Pour lui, la société israélienne était déjà emplie, depuis la deuxième intifada du début des années 2000, « d’une méfiance totale à l’égard des Palestiniens – ainsi [que d’une] soif de vengeance envers eux ». Le massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre et l’enlèvement de centaines d’Israélien·nes vers la bande de Gaza n’ont fait qu’empirer les choses et ont enfoui les restes de la solution à deux États – longtemps vue comme la seule voie de la paix possible – « à une profondeur habituellement réservée aux déchets radioactifs censés ne plus jamais revoir le jour ».

Évoquer le « jour d’après » la réconciliation ou même le dialogue dans la situation actuelle relève donc d’une démarche trop irénique pour être vraiment envisageable. Mais briser la trêve fait entrer la guerre à Gaza dans une dimension plus abyssale encore.

Les pauses, les trêves et les cessez-le-feu font partie de la nature et de l’histoire des guerres, antiques ou récentes, et l’on sait qu’elles arrêtent rarement pour de bon les combats. La première guerre dont on connaît le récit, celle de Troie, fut marquée par une trêve sollicitée par les Troyens après le décès d’Hector et accordée par les Grecs en échange d’otages. Quant aux motifs et aux durées des pauses dans les combats, ils furent toujours hétérogènes, de la « trêve de Noël » de quelques jours en 1914 sur le front de l’Ouest à celle qui s’étendit sur plus d’un an entre la Finlande et l’Union soviétique en 1940.

Ces trêves n’ont souvent préservé que quelques jours les vies des populations des pays qui s’affrontent. Mais certains cessez-le-feu, comme après la guerre de Corée ou dans le Sahara occidental, sans déboucher sur la signature de traités de paix, ont pu mettre fin à des moments de guerre.

L’arrêt des combats a changé la donne

Avant que le décompte macabre à Gaza ne monte à nouveau en flèche, l’exigence de maintenir la trêve rompue au matin du vendredi 1er décembre demeure intacte, même si ses conditions de possibilité s’éloignent toujours plus, notamment après que le Hamas a revendiqué l’attentat qui a fait trois morts à Jérusalem, jeudi 30 novembre.

Avant même cette attaque à Jérusalem et alors que certaines libérations d’otages étaient encore prévues, le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, avait averti, mercredi 29 novembre, qu’il n’existait « aucune situation dans laquelle [les soldats israéliens n’iraient] pas reprendre les combats jusqu’au bout ».

Mais l’arrêt des combats a en réalité déjà changé la donne, pour au moins deux raisons. D’abord parce que le gouvernement israélien et le Hamas, qui prétendent vouloir se détruire l’un l’autre, ont négocié de facto au quotidien depuis déjà une semaine, ce qui signifie au minimum que les États-Unis ont de l’influence sur le gouvernement israélien, et le Qatar et l’Égypte sur le Hamas. Pour cette simple raison, quel que soit le degré de haine entre les deux parties, il est envisageable de mettre le cauchemar en pause, même si sera avec des dégâts d’ores et déjà incommensurables de part et d’autre.

Ensuite, parce que la transformation de ce moment en simple parenthèse relève d’une faute située quelque part entre l’illusion politique et l’hallucination sanguinaire dont les conséquences ne retomberont pas seulement sur la population gazaouie, mais aussi sur Israël.

Alors que des centaines de civils palestiniens gisent dans les décombres ou les fosses communes, alors que la ville de Gaza a déjà été largement réduite en poussière, reprendre le feu constitue un opprobre pour l’État hébreu, une faillite pour ses alliés et une défaite pour le reste du monde. 

Dans la dialectique entre le droit d’Israël de se défendre et sa propension illégitime à se venger, cette trêve pèse lourdement, d’un point de vue politique comme géopolitique. La vengeance ne peut être comprise – ce qui ne veut pas dire justifiée – que comme une réaction à chaud ou élaborée comme un plat qui se mange froid.

Or la trêve a introduit un temps et une réalité qui ne relèvent ni de l’une ni de l’autre. Qu’on le veuille ou non, qu’Israël soit tombé dans le dernier piège du Hamas ou que l’État hébreu ait raison d’affirmer que c’est sa stratégie de table rase qui a acculé son ennemi à libérer les otages, l’équation politique s’est déplacée.

Que Tsahal bombarde à nouveau Gaza signifie que le tombeau qui s’ouvre à nouveau n’engloutira pas seulement les leaders du Hamas, des milliers de familles palestinienne et ce qu’il reste de légitimité internationale à Israël, mais aussi une certaine idée ou une part de ce pays.

Une certaine idée d’Israël

Cette idée a été récemment formulée dans le sermon de Yom Kippour prononcé quelques jours avant le 7 octobre par la rabbine libérale Delphine Horvilleur, dans un texte qu’elle disait alors n’avoir pas « voulu écrire » et qu’elle ne prononcerait sans doute pas aujourd’hui à l’identique, mais qu’il est néanmoins utile de citer.

Partant de la « douleur que beaucoup [de juifs français] ressentent aujourd’hui face à la crise terrible que ce pays traverse, la polarisation extrême qui a porté au pouvoir un gouvernement et des ministres d’extrême droite, un messianisme ultranationaliste », elle juge nombreux ceux qui regardent « cela avec angoisse, mais aussi avec la force de tout [leur] attachement et de [leur] amour pour ce pays et, pour beaucoup d’entre [eux], avec la conviction de [leur] sionisme qui, soudain, peine à se retrouver dans le discours de ceux qui revendiquent ce même amour d’Israël ou du sionisme pour un projet aux antipodes de [leurs] aspirations ».

Elle affirme ne pouvoir cesser de penser à la « façon dont, pour certains, il faut le reconnaître, le sionisme est devenu synonyme de pouvoir, de puissance, de propriété, et la façon dont un parti d’extrême droite, aujourd’hui aux commandes de postes clés, s’est donné un nom étrange ». « Le parti d’Itamar Ben-Gvir s’appelle Otzma Yehudit, “la puissance juive”. Mais de quelle puissance est-il question ? Où nous mènera-t-elle exactement dans l’Histoire ? » Un sermon qu’il est passionnant de lire en détail et qu’elle conclut par cette phrase qui résonne aujourd’hui de façon singulière : « Méfiez-vous de la puissance quand elle vous mène simplement à vouloir écraser l’autre. »

La volonté affichée par le gouvernement israélien d’annihiler Gaza est ainsi corollaire de sa disposition à détruire une certaine idée d’Israël qui serait autre chose qu’un pays ayant inscrit dans sa loi fondamentale en 2018 qu’il serait seulement et purement « l’État-nation du peuple juif », ou un pays incarnant un État colonial indéfendable, voire un laboratoire mondial des pathologies mortifères de l’État-nation, visibles sous d’autres latitudes de l’Inde à la Hongrie.

Les soutiens des Palestinien·nes jugeront sans doute que cette idée qu’Israël puisse être autre chose qu’une machine à oppresser et écraser est morte et enterrée depuis longtemps, que ce soit dès la Nakba de 1948 ou depuis que 500 000 colons sont installés en Cisjordanie

Les inconditionnels de l’autre camp jugeront sans doute que la « réprobation d’Israël », titre d’un livre d’Alain Finkielkraut, est quoi qu’il en soit inévitable, fondée sur un antisémitisme intemporel ou constitue au minimum une exigence qui ne s’applique pas à d’autres pays.

Il est exact de dire que les foules sont moins nombreuses à défiler à Londres ou à New York quand des populations arabes et/ou musulmanes se font massacrer en Syrie ou en Birmanie que lorsque ce sont les avions de Tsahal qui s’en chargent.

Mais de la même manière qu’on peut appuyer le droit à l’existence d’un État israélien dans les frontières de 1967 au nom de la légitimité d’un peuple génocidé à disposer d’un foyer national où il se sente protégé, on est en droit d’attendre plus particulièrement d’un pays dont la mémoire porte ce qu’est la destruction de tout un peuple qu’il n’en anéantisse pas un autre.

Autre exemple du même ordre : Israël n’est pas le seul pays à fournir des armes à l’Azerbaïdjan, que Bakou utilise contre les Arménien·nes, mais le poids de l’histoire n’est pas le même quand c’est Jérusalem ou Islamabad qui fournit de quoi prolonger la destruction et l’expulsion des Arménien·nes de leurs terres.

Exiger un cessez-le-feu au moment où les combats reprennent peut aisément sembler décalé et naïf, mais l’argument peut se retourner, si on envisage que cette reprise du feu n’est pas seulement la continuité d’un massacre mais une étape supplémentaire et de nature différente, dans la mesure où la trêve nous a rappelé qu’un autre destin pour Gaza et Israël était envisageable. 

La faillite sécuritaire

Appeler de nouveau à un cessez-le-feu demeure donc pertinent. Hors d’Israël, en accentuant encore la pression morale et électorale sur les pays susceptibles de peser dans la balance, les États-Unis en premier lieu. En Israël, en encourageant le sursaut de celles et ceux qui tiennent encore à une idée de ce pays qui n’a cessé de s’estomper depuis des années et qui avait pourtant semblé ressurgir lors des manifestations de masse de l’hiver et du printemps dernier contre la réforme de la Cour suprême.

La demande de maintenir le cessez-le-feu de la semaine dernière obéit bien sûr d’abord à des considérations humanitaires, de respect du droit international et d’entretien d’un espoir limité de préserver l’avenir. Mais aussi à l’impasse dans laquelle se trouve le gouvernement israélien, plombé par les révélations sur ses erreurs et errements passés et par son incapacité à définir des buts de guerre humainement soutenables, et encore moins les conditions d’un après-guerre possible.

Pour ce qui concerne le passé, on mesure chaque jour davantage la responsabilité croissante de Benyamin Nétanyahou et de ses gouvernements successifs dans la catastrophe en cours.

Responsabilité politique dans le blanc-seing donné à la colonisation accélérée de la Cisjordanie et dans sa gestion accommodante du Hamas pour prévenir toute possibilité d’un État palestinien.

Et négligence sécuritaire vis-à-vis des kibboutz et moshav installés à proximité de Gaza, à la fois en raison de la priorité donnée à la protection des colons de Cisjordanie et de l’inattention vis-à-vis des alertes répétées sur ce qui se tramait début octobre à Gaza.

Le journal Haaretz a ainsi documenté le mépris vis-à-vis des remontées toutes récentes de soldates chargées de surveiller la barrière avec Gaza. Et le New York Times vient de révéler que les officiels israéliens disposaient depuis un an d’un document de 40 pages intitulé de manière codée « Le Mur de Jéricho » décrivant méticuleusement le plan d’attaque du 7 octobre, et qu’un analyste militaire avait prévenu, il y a moins de trois mois, que sa mise en œuvre avait débuté en visant les « kibboutz ». Une cible dont la portée pour le mouvement islamiste était multiple.

D’abord s’attaquer aux rares Israélien·nes porteurs d’un projet de paix avec les Palestinien·nes, à la manière dont Daech voulait en son temps détruire la « zone grise » des musulmans pro-Charlie pour ne laisser place qu’à un face-à-face des extrêmes.

Ensuite détruire des emblèmes historiques de la colonisation juive, sans faire aucune distinction entre les différentes colonialités dont Israël est tissé : celle qui a débuté avant 1948 et a vu des affrontements mais pas d’expulsions massives ; celle qui s’est exprimée entre 1948 et la guerre de 1967, marquée par la Nakba, c’est-à-dire des milliers de morts et plus de 700 000 personnes déplacées, notamment à Gaza ; et celle qui se développe en violation de toutes les résolutions onusiennes depuis 1967 au-delà des frontières de la ligne verte, avec une accélération vertigineuse depuis vingt ans.

Enfin, donner le sentiment à Israël, pays fondé sur le traumatisme du génocide commis par les nazis, ainsi qu’à la majorité des juifs de la planète, que la menace pesant sur eux était de nouveau existentielle, en commettant des atrocités dont l’horreur faisait partie de la stratégie du Hamas puisqu’il aurait été plus « rationnel », d’un point de vue strictement militaire, de se replier plus rapidement avec encore davantage d’otages, sans laisser sur le carreau près de 1 500 de ses troupes d’élites, sans passer autant de temps à commettre et mettre en images des atrocités qui sont davantage que des assassinats.

Les buts de guerre

Si l’on prend la mesure à la fois de ce qu’a fait le Hamas et de ce qu’est le gouvernement israélien actuel, on peut comprendre que le seul but de guerre affiché soit « d’éradiquer » le Hamas : une volonté qu’on peut décomposer en deux objectifs corrélés mais distincts, mais qui ne peuvent ni l’un ni l’autre justifier un autre massacre à Gaza. 

Le premier objectif, sans doute techniquement possible, vise à décapiter le Hamas en assassinant Yahya Sinouar, Mohammed Deif et quelques autres. Mais seuls quelques commandants du Hamas ont péri pendant les premières semaines de combat, au prix de 15 000 victimes côté palestinien. Durant cette période, et même si le récit est en grande partie falsifié, la société et l’armée israélienne pouvaient encore se raconter qu’elles avaient laissé la possibilité aux civils de quitter les combats, bien que les images du Sud décrivent déjà une autre histoire qu’une destruction limitée au nord de l’enclave.

Désormais, même si les États-Unis poussent verbalement à ce que l’assaut annoncé sur le Sud ne soit pas de même nature que celui qui a réduit le Nord en poussière, on voit mal comment les chefs du Hamas pourraient être tués sans un prix humainement trop exorbitant pour ne pas mettre Israël au ban des nations. 

Le deuxième objectif est encore plus impossible, s’il s’agit vraiment « d’éradiquer » le Hamas. Certes, le mouvement islamiste était déjà rejeté avant le 7 octobre par beaucoup de Gazaoui·es pour son autoritarisme et sa gestion par la peur, et l’ampleur des destructions causées par les représailles israéliennes ne lui apportera cette fois peut-être pas le réflexe de soutien à la « résistance » dont il a bénéficié lors des dernières guerres de Gaza, comme le rappelait récemment dans nos colonnes la chercheuse Sarah Daoud.

Mais pour le dire comme le chef de la diplomatie européenne, Josep Borell : « Le Hamas est davantage qu’une simple organisation… C’est une idée, une idéologie. Et vous ne pouvez pas tuer une idée, à moins de prouver que vous en avez une meilleure. » Permettre l’émergence de meilleures idées repose aujourd’hui sur un préalable évident : reprendre la trêve pour se donner le temps et la capacité d’en formuler.

 

  publié le 1° décembre 2023

Décryptage
du projet de loi asile et immigration

par la CIMADE sur https://www.ritimo.org/

Le nouveau projet de loi sur l’asile et l’immigration intitulé « projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » qui sera prochainement débattu à l’Assemblée nationale, a franchi, par la version adoptée au Sénat, un cap supplémentaire vers des régressions sans précédent des droits des personnes migrantes. Analyse par la CIMADE.

Le texte initial présenté par le gouvernement s’inscrivait déjà la lignée d’une frénésie législative sur ce sujet, avec plus de 20 lois en près de 40 ans, et dans cette « loi des séries » que l’on peut ainsi résumer : à chaque nouveau gouvernement son projet de loi sur l’immigration, et à chaque nouveau projet de loi des restrictions de droits supplémentaires pour les personnes étrangères.

Car le texte initial, faussement présenté par le gouvernement comme « équilibré », reposait en réalité sur une philosophie marquée par l’idée qu’il faudrait à tout prix continuer à freiner les migrations des personnes exilées jugées indésirables, par un renforcement continu des mesures sécuritaires et répressives. Au mépris de la réalité de notre monde dans lequel les migrations vont continuer à occuper une place croissante. Au risque de nouveaux drames sur les routes de l’exil. À rebours d’une vision fondée sur la solidarité et l’hospitalité, qui ferait pourtant honneur à notre humanité commune.

Au lieu de cela, le texte était dès le début très centré sur les mesures d’expulsion du territoire, visant à criminaliser et à chasser celles qui, parmi les personnes étrangères, sont considérées comme indésirables par le gouvernement. La notion de menace à l’ordre public y est instrumentalisée pour faire tomber les maigres protections contre le prononcé d’une mesure d’expulsion.

Et lorsqu’elles ne sont pas expulsées, les personnes sont placées dans des situations de précarité administrative, avec l’ajout de conditions supplémentaires pour accéder à un titre de séjour plus stable ou pour le faire renouveler.

Sous couvert de simplification des règles du contentieux, les délais de recours sont raccourcis, les garanties procédurales amoindries. Et pour réduire la durée de la procédure d’asile, le fonctionnement de l’OFPRA et de la CNDA sont profondément modifiés, avec un risque d’affaiblissement de ces instances de protection.

Quelques mesures étaient présentées comme étant protectrices pour les personnes migrantes ou à même de favoriser leur intégration. Mais elles étaient, au mieux, insuffisantes pour répondre aux enjeux d’accueil des personnes migrantes – comme la régularisation limitée à des besoins de main d’œuvre – ou à la nécessaire protection des enfants – comme l’interdiction partielle de l’enfermement des enfants en centre de rétention. Quand elles n’étaient pas dangereuses et contre-productives, comme l’exigence d’un diplôme de français pour l’obtention d’un titre de séjour pluriannuel.

La vision des politiques migratoires sous-tendue par ces mesures a connu une inflexion encore accrue après le drame d’Arras, quand le projet de loi a été présenté comme la réponse politique à cet événement, avalisant un lien quasi exclusif et automatique entre immigration, délinquance et terrorisme. Accélération du calendrier, introduction des mesures répressives supplémentaires : c’est dans ce contexte que le projet de loi est arrivé dans la chambre Haute et que jour après jour, son examen a égrené son lot de mesures indignes, absurdes et dangereuses, portées par les parlementaires mais aussi par le gouvernement lui-même, venant durcir un texte déjà très inquiétant dès son origine :

  • Suppression de l’Aide Médicale d’Etat ;

  • Restriction du droit de vivre en famille via le regroupement familial, la réunification familiale ou les titres de séjour pour motifs familiaux ;

  • Suppression des articles, pourtant très drastiques à la base, portant sur la régularisation dans les métiers en tension ou l’accès au travail des demandeurs d’asile ;

  • Restriction des conditions d’accès à la nationalité française ;

  • Renforcement de la double peine ;

  • Rétablissement du délit de séjour irrégulier ;

  • Mise à mal des protections contre les expulsions jusqu’à la suppression des protections contre les obligations de quitter le territoire français (OQTF), au détriment de tout discernement et de toute considération humaine ;

  • Durcissement de la rétention administrative, notamment pour les demandeurs d’asile ou encore facilitation des expulsions sans que la légalité de l’interpellation et le respect des droits ne soient examinés par le juge des libertés et de la détention.

Mais au-delà de l’examen parlementaire, c’est également le débat médiatique l’entourant qui s’est montré dramatique, distillant, y compris sur des médias de service public, son lot d’émissions et de propos anti-migration stigmatisants, caricaturaux, voire carrément haineux.

Il y ainsi urgence à ce que lors du débat à l’Assemblée nationale, des voix s’élèvent pour rappeler qu’une autre politique migratoire est possible, fondée sur l’accueil et la solidarité, le respect des droits et de la dignité des personnes. C’est au nom de ces valeurs que La Cimade rejette fermement ce nouveau projet de loi répressif.

Lire l’analyse complète sur le site de La Cimade

  publié le 1° décembre 2023

« La guerre économique prépare
la guerre militaire » –
Entretien avec
Peter Mertens (PTB)

William Bouchardon et Amaury Delvaux sur https://lvsl.fr

Érosion de l’hégémonie du dollar, « mutinerie » des pays du Sud contre la politique étrangère occidentale, montée en puissance des BRICS, guerre économique des États-Unis envers la Chine… Le système international né de la fin de la Guerre Froide, dominé par l’hyperpuissance américaine, est en train de s’effondrer et de laisser place à un nouvel ordre mondial multipolaire. Plutôt que de prendre acte de cette nouvelle donne et de diversifier ses liens avec le reste du monde, l’Europe s’aligne toujours plus sur Washington. Mais est-il encore possible de mettre en place une politique altermondialiste, alors que les BRICS se comportent parfois eux-mêmes de manière impérialiste ? Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique, l’affirme, à condition de prendre un tournant radical dans notre politique étrangère. Entretien réalisé par William Bouchardon et Amaury Delvaux, avec l’aide de Laëtitia Riss.


 

Le Vent Se Lève – Vous êtes secrétaire général du Parti de Travail de Belgique (PTB), aux côtés de Raoul Hedebouw, et vous venez de publier Mutinerie. Comment notre monde bascule (à paraître en français aux éditions Agone début mars 2024, ndlr) afin d’analyser les recompositions du système international. Dans quelle mesure votre parcours au sein du PTB a-t-il nourri l’élaboration de ce livre ?

Peter Mertens – J’ai été président du Parti du Travail de Belgique (PTB) entre 2008 et 2021, date à laquelle Raoul Hedebouw a pris ma succession. Avec d’autres membres, j’ai participé au nécessaire renouveau du parti (tout en conservant un socle idéologique marxiste, ndlr) à partir du milieu des années 2000, où nous étions alors un petit parti avec des tendances sectaires. Ce renouveau nous a pris plus de 10 ans. Notre analyse était la suivante : nous devions construire un rapport de force et un parti de la classe travailleuse, capable de peser en Belgique.

Avec la croissance du parti, il y a beaucoup plus de travail, c’est pourquoi nous avons dédoublé le leadership du parti : Raoul Hedebouw est le président et le porte-parole principal et j’en suis le secrétaire général. Comme nous étions concentrés sur la construction du rapport de force en Belgique, nous étions moins occupés avec ce qui se passait à l’étranger. Désormais, nous sommes en train de remettre nos tâches internationalistes à la hauteur des défis d’aujourd’hui. Et sur ce terrain, nous sommes en contact avec de nombreux mouvements et partis à la gauche de la social-démocratie, en Europe et ailleurs dans le monde. 

« Les pays du Sud Global savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. »

C’est grâce à ce leadership collectif et à ces rencontres que j’ai pu écrire ce livre, qui n’est pas juste un projet individuel. Je m’appuie aussi sur le service d’étude de notre parti, dirigé par notre directeur politique David Pestieau. Lui et son équipe m’ont aidé à rechercher des documents exhumés dans mon livre, notamment les textes de l’OTAN et de l’Organisation Mondiale du Commerce.

LVSL – Ces organisations occidentales sont au cœur du système international qui a été hégémonique jusqu’à récemment. Le titre de votre livre fait cependant référence à une contestation grandissante du règne de l’hyperpuissance américaine. Comment expliquez-vous que les pays du Sud soient de plus en plus réticents à s’aligner sur la position américaine ?

P. M. – Le titre du livre vient d’une déclaration de Fiona Hill, une ex-membre du National Security Council américain (organe qui conseille directement le Président américain en matière de défense et d’affaires étrangères, ndlr). Selon elle, l’abstention de la plupart des pays du Sud Global sur les sanctions contre la Russie était une « mutinerie ». Soyons clairs : la majorité de ces États ont condamné l’invasion illégale de la Russie sur le territoire ukrainien, ce qui est logique vu que nombre d’entre eux ont été envahis de multiples fois et connaissent bien l’importance de la souveraineté. 

Toutefois, concernant les sanctions, ils n’ont pas suivi Washington. C’est là aussi logique : un pays sur dix sur la planète subit, sous une forme ou une autre, des sanctions de la part de Washington. Ces pays savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. Or, dans la majorité des cas, les conséquences de ces sanctions sont supportées par les peuples des pays en question et ces mesures n’ont aucun effet sur le régime politique en place.

Ici, en Europe, nous ne nous en sommes pas rendus compte ; l’eurocentrisme nous aveugle. Le regard de la majorité des peuples du Sud Global sur les événements internationaux est pourtant très différent de la vision développée en Europe. J’ai récemment discuté avec beaucoup de personnes issues du Sud Global et j’ai constaté des moments de fractures profonds avec l’Occident. La première fracture est la guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003, qui était illégale et basée sur un mensonge. Au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique Latine et en Asie, c’est un moment charnière majeur. La crise financière de 2008 constitue le deuxième moment charnière. En Europe, cette crise nous a contraint à sauver les banques avec l’argent public et a eu pour conséquence l’austérité. Pour les pays du Sud, cette crise a été plus profonde encore et a montré la fragilité de l’hégémonie du dollar américain, autour duquel est organisé tout le commerce international.

LVSL – Renaud Lambert et Dominique Plihon s’interrogent en effet sur la fin du dollar dans le dernier numéro du Monde Diplomatique. De nouveaux accords commerciaux sont, par ailleurs, conclus dans d’autres monnaies et les banques centrales commencent à diversifier le panier de devises qu’elles ont en réserve. Est-ce une des conséquences de la guerre en Ukraine ?

P. M. – Cette érosion du dollar débute avec la crise financière de 2008. C’est à ce moment-là que l’idée des BRICS est réellement née, bien qu’il existe également d’autres raisons historiques à son émergence. Le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud se sont rassemblés car ils veulent faire du commerce sur une autre base que celle du néo-colonialisme, en mettant en place un système financier proposant des alternatives de paiements au dollar. C’est pour cela qu’ils ont créé une banque d’investissement dirigée par Dilma Rousseff, l’ancienne présidente du Brésil. Certes, le dollar reste hégémonique, mais cela constitue malgré tout une nouvelle donne.

Parmi leurs sanctions contre la Russie, les autorités américaines ont débranché la Russie du système international de paiement SWIFT, dont le siège est en Belgique. L’usage de cette puissante arme de guerre économique a entraîné une panique dans beaucoup de pays du Sud, car ils ont réalisé qu’elle pouvait aussi être utilisée contre eux. Avec ce genre de sanction, les États-Unis peuvent prendre otage les pays avec leur propre argent ! Cela a sans doute incité certains pays à vouloir rejoindre les BRICS. Lors de leur dernier congrès à Johannesburg fin août, les BRICS ont accueilli 6 nouveaux membres (l’Argentine, l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Ethiopie, l’Egypte et les Emirats Arabes Unis, ndlr), sur un total de 40 pays candidats. C’est un vrai saut qualitatif.

« Entre 2003 et 2023, il y a eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003. »

De ce point de vue, la guerre en Ukraine est en effet un autre moment charnière, en raison des sanctions. J’en citerai encore deux autres. D’abord, la COP de Copenhague en 2009, où les pays occidentaux ont refusé de prendre des mesures fortes pour le climat et pour aider les pays pauvres face au changement climatique. Enfin, le refus des pays occidentaux de lever les brevets sur les vaccins contre le Covid-19, qui a marqué une fracture profonde face à un problème mondial.

Depuis le 7 octobre, la guerre contre la Palestine constitue un nouveau point de rupture, dont l’impact est potentiellement le plus important. L’axe guerrier États-Unis-Israël pratique une violence extrême, pensant être au-dessus de toutes les lois internationales et pouvoir se permettre n’importe quoi. Mais cet axe est plus isolé que jamais. Partout dans le monde, le deux poids deux mesures est devenu évident. Entre 2003 et 2023, il y a donc eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Et pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003.

LVSL – Outre le dollar et leur armée, les États-Unis disposent également d’une puissance technologique redoutable, qu’ils utilisent pour faire avancer leurs intérêts. Les GAFAM espionnent ainsi le monde entier, tandis que de nouvelles rivalités autour des microprocesseurs se mettent en place avec la Chine. Est-il possible d’échapper à l’emprise des États-Unis en matière technologique ? 

P. M. – Je pense qu’il faut regarder en face la puissance économique des BRICS : en termes de PIB mondial, ils pèsent désormais plus que le G7 (qui regroupe ce qui était les 7 pays les plus industrialisés au monde, ndlr). Cette puissance économique constitue une différence avec le mouvement des non-alignés des années 60-70. A l’époque, les États-Unis ont pu tuer le mouvement des non-alignés grâce à la dette. Puis l’URSS s’est effondrée et ils se sont retrouvés sans rivaux sérieux. Mais désormais, la situation est différente, notamment en raison du poids économique de la Chine. La réaction des États-Unis est claire : ils lui ont déclaré la guerre économique. J’emploie le mot guerre de manière délibérée : la guerre commerciale prépare la guerre militaire. Les bateaux de l’OTAN qui encerclent la Chine et les sanctions prises par les États-Unis contre Pékin font partie de la même stratégie.

Dans mon nouveau livre, je cite longuement Alex W. Palmer, un spécialiste américain des microprocesseurs. En 2022, deux dates sont importantes selon ce chercheur : le 24 février 2022 avec l’invasion de la Russie en Ukraine et le 7 octobre 2022, date à laquelle les USA ont pris les mesures pour interdire presque tout développement des microprocesseurs en Chine. D’après lui, ces mesures sont un acte de guerre économique inédit, dont l’objectif est de détruire tout développement économique en Chine. Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. Récemment, Joe Biden a convoqué le premier ministre néerlandais Mark Rutte à Washington pour lui ordonner de cesser l’exportation vers la Chine des machines fabriquées par la firme hollandaise ASML, qui sont essentielles pour la fabrication des semi-conducteurs de dernière génération. Le premier ministre hollandais a accepté sans contrepartie. 

« Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. »

Les États-Unis sont inquiets de l’avance de la Chine dans les secteurs de technologies de pointe. Il y a de quoi : sur les 90 domaines les plus avancés au niveau des sciences et technologies, la Chine mène la danse dans 55 d’entre eux. Les États-Unis ne l’ont pas vu venir. C’est pour cela qu’ils réagissent désormais par le protectionnisme et la guerre économique. Jack Sullivan (influent conseiller à la sécurité nationale auprès de Joe Biden, ndlr) l’affirme de manière assez transparente : « C’est fini le globalisme d’avant ; il faut du protectionnisme ; c’est fini avec le néolibéralisme ; c’en est fini avec l’accès de la Chine au marché international. »

On constate la même dynamique sur les ressources énergétiques, qui ont toujours formé l’infrastructure du système capitaliste. Au XIXe siècle, c’était le charbon, puis au XXe le pétrole. De l’arrivée de British Petroleum en Irak en 1902 aux guerres du Golfe, d’innombrables guerres ont été menées pour le pétrole. Désormais, c’est la guerre des batteries qui est lancée : tout le monde se rue sur le lithium et les ressources essentielles pour l’électrification. Là aussi, les États-Unis se montrent très agressifs vis-à-vis de la Chine et des BRICS. Malgré tout, je pense que les États-Unis ne parviendront pas à restreindre la montée en puissance de la Chine.

LVSL – Hormis cette opposition à l’hégémonie américaine, il est tout de même difficile de voir ce qui rassemble les BRICS. Par ailleurs, il existe de réelles tensions entre des pays au sein de ce bloc, notamment entre la Chine et l’Inde. Peut-on vraiment attendre quelque chose d’un groupe aussi hétérogène ?

P. M. – Aucune valeur ne réunit les BRICS ! C’est une association de pays strictement pragmatique, car c’est comme ça que l’ordre mondial fonctionne. La gauche a souvent une lecture erronée car elle pense en termes de morale et de « valeurs ». Or, l’impérialisme et les forces anti-impérialistes ne pensent pas en ces termes mais plutôt en termes de pouvoir politique et économique. Les BRICS ne sont pas un projet de gauche, mais un projet pragmatique visant à servir les intérêts de ces pays, en créant une alternative au dollar et au Fonds Monétaire International et en cherchant à favoriser le commerce Sud-Sud.

Je ne suis évidemment pas dupe. L’Inde connaît de grandes tensions avec la Chine et Modi est un homme d’extrême-droite. Ses trois grands amis étaient Jair Bolsonaro, Donald Trump et Boris Johnson. Il est responsable de l’assassinat de plus de 750 paysans lors de la plus grand révolte de l’histoire indienne de la paysannerie et a laissé des razzias racistes contre les musulmans avoir lieu.

De même en Arabie Saoudite : c’est le despotisme total. Il n’y a aucune liberté pour la classe travailleuse et pour les femmes. Il n’empêche que l’entrée de l’Arabie Saoudite dans les BRICS marque un tournant. En 1971, avec les pétrodollars, les États-Unis ont promis à l’Arabie Saoudite d’avoir toujours des armes et une stabilité politique en échange de pétrole bon marché. Désormais, l’Arabie Saoudite vend son pétrole à la Chine non plus en dollars, mais en yuans ! Bien sûr que c’est un régime haïssable. Mais en matière de politique internationale, on ne peut pas juste réagir émotionnellement en fonction de « valeurs », il faut analyser l’échiquier mondial avec réalisme. Et la réalité est que les BRICS défient le système construit autour du dollar. Personnellement, bien que je ne soutienne pas les régimes de certains pays des BRICS, je considère leur émergence comme une bonne nouvelle parce qu’elle défie l’unilatéralisme et l’hégémonie américaine pour la première fois depuis 1991. 

« La dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. C’est un mécanisme néocolonial ! »

Mais en parallèle de la mutinerie menée par les BRICS, il y a également une mutinerie au sein de ces pays. En Inde, je suis avec attention les luttes des paysans, des femmes et de la classe travailleuse contre le régime de Modi. De même, l’Afrique du Sud connaît une corruption énorme, le fossé entre riches et pauvres y est considérable et le régime politique est fortement critiqué par la population. Lula est un progressiste, mais son gouvernement n’est pas pour autant socialiste. Et contre les concessions faites aux grands propriétaires fonciers au Brésil, je soutiens ceux qui luttent pour les droits des paysans, comme le Mouvement des Paysans sans Terre.

LVSL – Dans votre livre, vous rappelez l’histoire du mouvement tiers-mondiste, à partir notamment de la conférence de Bandung en 1955. Ce mouvement était porteur d’espoir pour un rééquilibrage des relations internationales et de l’économie mondiale. Croyez-vous à la résurgence de l’altermondialisme et sur quelles bases ? Les tentatives consistant à faire revivre cet esprit de « non-alignement », notamment de la part de Lula, vous semblent-elles prometteuses ?

P. M. – Je crois que la tentative opérée par les BRICS de permettre un commerce dans d’autres monnaies que le dollar relève surtout du pragmatisme. Mais cette démarche est déjà un acte progressiste en soi. Regardons en face la situation depuis les années 50-60 : la dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. Cela signifie que ces pays doivent privilégier des monocultures tournées vers l’exportation, plutôt que des productions au service de leurs propres populations, afin d’obtenir des dollars. Et quand ils ont des difficultés à refinancer leur dette, le Fonds Monétaire International (FMI) ne leur octroie des prêts qu’à condition de couper dans les services publics, les salaires et les pensions et de privatiser davantage. Tout cela ne fait que les rendre plus dépendants des États-Unis et de l’Europe. C’est un mécanisme néocolonial ! Désormais, pour la première fois, les pays du Tiers Monde peuvent refinancer leur dette, indépendamment du FMI, grâce à la banque des BRICS. Certes, ce n’est pas un emprunt socialiste mais au moins c’est un mécanisme honnête et sans conditions. Quand bien même ce n’est un progrès en direction du socialisme, cela reste un progrès pour les pays du Sud Global, qui doit être soutenu.

Certes, cela ne suffit pas pour construire un altermondialisme de gauche. C’est pourquoi nous devons aussi soutenir les mouvements de gauche dans ces pays, afin de peser sur l’agenda politique. On peut tout à fait soutenir le MST au Brésil pour mettre la pression sur Lula, tout en reconnaissant qu’il joue un rôle important pour nos idées au niveau international. De la même manière, je soutiens le NUMSA, le syndicat des métallos sud-africains, qui lutte contre la corruption considérable au sein du gouvernement de l’ANC, tout en étant en accord avec la politique extérieure de l’Afrique du Sud. Bien sûr que la gauche a des valeurs à défendre, mais je refuse d’interpréter toute la complexité du monde actuel uniquement en termes de valeurs. L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux.

« L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux. »

LVSL – L’Union européenne tend à s’aligner sur les États-Unis, contrairement à ce qu’affirment nos dirigeants. S’ils prétendent réguler l’action des GAFAM, ou encore bâtir une « autonomie stratégique » en matière internationale ou de réindustrialisation, la réalité est que nous sommes de plus en plus dépendants des Américains, y compris dans des domaines où cela était encore peu le cas, comme les énergies fossiles. Comment peut-on retrouver une véritable autonomie ? Cela implique-t-il une rupture avec l’Union européenne ? 

P. M. – Ce qui s’est passé en Europe suite à la guerre en Ukraine, surtout en Allemagne, est grave. Quelques semaines après le début du conflit, le Bundestag a renié sa politique de non-militarisation de l’économie vieille de 75 ans et a investi plus de 100 milliards d’euros dans le budget de la défense. Tout ce qui existait en termes de liens avec la Russie, notamment de la part de la social-démocratie allemande – dont les liens de Schröder avec Gazprom (l’ancien chancelier allemand a ensuite siégé au conseil d’administration de la compagnie russe, ndlr) sont le symbole le plus évident – a été détruit. Il s’agit d’un bouleversement considérable : la mémoire des comportements barbares des nazis, qui étaient presque arrivés à Moscou, a longtemps conduit à une politique de coopération entre l’Allemagne et la Russie, plutôt que d’agressivité. En quelques semaines à peine, les États-Unis ont réussi à briser cela.

Cette coupure brutale avec la Russie a suscité des remous au sein des grandes entreprises allemandes : les grands patrons de BASF, de Bosch ou Siemens ont demandé au gouvernement allemand de ne pas rompre les liens avec Gazprom, car ils souhaitaient continuer de bénéficier du gaz russe bon marché. En se rendant dépendante du gaz américain, beaucoup plus cher, l’Allemagne est rentrée en récession. En prenant des sanctions contre la Russie, l’Europe a donc pris des sanctions contre elle-même et s’est tirée une balle dans le pied. De surcroît, avec l’Inflation Reduction Act (IRA), les États-Unis tentent d’attirer sur leur territoire des firmes européennes, notamment de technologie de pointe, grâce à d’importantes subventions et remises d’impôts. La réaction de l’Union Européenne à cette offensive américaine a été très faible. Aucune politique industrielle européenne autonome n’émerge.

Les États-Unis veulent maintenant répliquer cela avec la Chine. C’est une folie : non seulement ils auront beaucoup de mal à se couper de la Chine, mais l’Europe en aura encore plus : nous échangeons avec la Chine 850 milliards d’euros de marchandises chaque année ! J’ajoute que la neutralité carbone en Europe dépend pour l’instant de la technologie chinoise. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis d’accord avec les patrons de Bosch, Siemens, Volkswagen et Mercedes quand ils demandent de ne pas reproduire avec la Chine ce que l’Europe a fait avec la Russie. Dans le conflit inter-impérialiste entre capitalistes, j’espère que la bourgeoisie européenne se comportera de manière sérieuse et dira non à la bourgeoisie américaine qui veut nous entraîner dans de nouveaux conflits.

Bien sûr, je n’ai aucune illusion : la bourgeoisie européenne ne veut pas une Europe progressiste, mais cherche au contraire à imposer aux peuples européens une nouvelle dose d’austérité. Elle entend également conserver des relations néo-coloniales avec une partie du monde, bien que le rejet de la France en Afrique ne cesse de grandir. Mais c’est la même dialectique que pour les BRICS : on ne peut pas raisonner uniquement en termes de « gentils » et de « méchants », il y a de nombreuses contradictions sur lesquelles il faut jouer. Donc je soutiens les capitalistes allemands dans leur opposition aux États-Unis, mais continue de défendre une Europe socialiste, contre les intérêts de ces grandes entreprises.

LVSL – Il est vrai que les sanctions prises à l’encontre de la Russie ont renforcé la dépendance de l’Europe vis-à-vis des États-Unis. Pensez-vous qu’il soit possible de réorienter l’Union européenne vers une politique socialiste ? Ou faut-il rompre avec les traités européens et construire de nouveaux cadres de coopération ?

P. M. – Ma position sur cette question est liée à l’histoire belge : nous sommes un petit pays qui a été créé pour jouer le rôle d’État-tampon entre l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Un changement de société au niveau de la seule Belgique, ça n’existe pas! ! Je plaide donc pour une autre société, une autre industrialisation et une autre forme de commerce à l’échelle continentale. Cela passera, selon moi, par plus d’échanges entre ceux qui luttent et qui résistent dans toute l’Europe pour créer une rupture au sein de l’Union Européenne. 

Mais cela suppose que nous soyons à la hauteur. J’en ai assez de la dépression collective de la gauche européenne qui passe son temps à se lamenter de la percée de l’extrême-droite ! Quand je vais en Amérique latine ou en Inde, eux aussi s’inquiètent de la montée du fascisme, mais surtout ils le vivent et ils luttent. Bien sûr que l’extrême-droite progresse et nous menace. Mais pour reconquérir une partie de la classe travailleuse tentée par le vote fasciste, on ne peut pas se contenter de se plaindre. La droite et l’extrême-droite s’appuient sur une narratif dépressif, selon lequel la classe travailleuse n’existe pas et l’immigration va nous détruire.

« Face à l’extrême-droite, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. »

Face à cela, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. Les mobilisations sociales massives que nous avons connu récemment en Angleterre, en Allemagne et en France sont des points d’appui. Comme la grève des ouvriers de l’automobile aux États-Unis, avec une belle victoire à la clé ! Et puis nous devons être là où sont les gens, c’est-à-dire avant tout dans les quartiers populaires et sur les lieux de travail, pas seulement avec les intellectuels. Ce n’est que comme cela que nous pourrons arrêter la tentation fasciste au sein de la classe travailleuse. 

Par exemple, avec notre programme Médecine pour le peuple (initiative de médecine gratuite dans les quartiers populaires, ndlr), on touche des personnes qui votent pour le Vlaams Belang (extrême-droite indépendantiste flamande, ndlr). Plutôt que de les exclure, nous discutons avec eux et tentons de les convaincre. Les gens sentent si vous êtes honnêtes et convaincus du discours que vous portez. Donc il faut un langage clair et franc, comme celui de Raoul Hedebouw, qui permet d’attirer vers nous des gens en colère en raison de leur situation précaire et de politiser cette colère. Si l’on se contente des livres, on ne changera rien. Il faut aussi des gens sur le terrain.

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