PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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Publié le 31/10/2018

« Les raisins de la misère » : comment les grands crus du Bordelais prospèrent sur une pauvreté extrême

par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)

A l’ombre des luxueux châteaux du Bordelais se cache une pauvreté et une injustice saisissantes. C’est ce que révèle une enquête de la journaliste Ixchel Delaporte. Les saisonniers qui s’échinent dans la vigne, indispensables à la bonne tenue d’un grand cru, sont sans cesse plus précarisés. Les habitants les plus pauvres – chômeurs, mères célibataires, malades des pesticides... – ne voient pas les retombées économiques du négoce et du tourisme. Pire : ils doivent se rendre invisibles. Les raisins de la misère, titre du livre écrit par la journaliste, révèle aussi le lobbying des grands domaines pour conserver leurs privilèges, notamment fiscaux. Entretien.

Basta !  : Dans le Bordelais, une région de production vinicole particulièrement réputée, on trouve aussi, dites-vous, un « couloir de la pauvreté », peuplé de personnes qui habitent parfois de véritables taudis, et peinent même à se nourrir... Qui sont ces femmes et ces hommes ?

Ixchel Delaporte [1] : Identifié par l’Insee en 2011, ce « couloir de la pauvreté » forme en réalité un croissant qui contourne Bordeaux et son agglomération par le nord-est [2]. Ce couloir est empli de vignes, celles des grands crus et des châteaux. Au nord, on trouve par exemple le très connu Château Lafite Rothschild [dont les bouteilles s’arrachent jusqu’à 1000 euros pièce, ndlr], un peu plus loin, le long de la Garonne, la région de Saint-Émilion, et plus au sud, vers la fin du couloir, le Sauternais…

Au milieu de ces hauts lieux du luxe vivent des gens dont les taux de pauvreté individuelle sont si élevés qu’ils sont comparables à ceux des régions les plus pauvres de France : le Nord-Pas-de-Calais et le Languedoc Roussillon. Dans certaines petites villes ou villages, le taux de chômage atteint 25 %, les taux de RSA sont parfois supérieurs à 30 %, et les familles monoparentales sont très nombreuses. On trouve également des personnes qui sont en situation de grande pauvreté et qui ne sont même pas dans les radars des institutions ! Je pense notamment aux travailleurs saisonniers étrangers sans-papiers, de plus en plus précaires, du fait de l’augmentation de la sous-traitance des travaux viticoles.

Vous parlez, à propos de cette augmentation de la sous-traitance, de « professionnalisation de la précarité ». Pourquoi ?

La proportion de saisonniers est de plus en plus élevée parmi les travailleurs de la vigne. En 2015 dans le Médoc, il y avait environ 14 500 saisonniers en CDD contre 5000 en CDI. De plus, les châteaux recrutent de moins en moins la main d’œuvre directement. Ce sont des petites entreprises de quatre ou cinq personnes maximum qui forment les équipes pour entretenir la vigne et pour faire les vendanges. La situation de ces prestataires de service est d’ailleurs florissante, avec une progression de leur chiffre d’affaire qui va jusqu’à 20% par an. En général, ces entreprises emploient de la main d’œuvre non qualifiée et facile à exploiter : les Sarahouis, les Marocains, les latino-américains arrivent dans cette région par le bouche à oreille. Ils sont de plus en plus nombreux. En général, on ne leur demande pas de papiers. Ces pratiques créent une concentration de travail mal payé, exercé dans l’illégalité.

Les marchands de sommeil profitent bien de ces précarités extrêmes. Ils louent aux hommes, puis à leur famille, des maisons vétustes, nombreuses dans les centres villes à l’abandon. J’ai constaté cela en particulier dans la ville de Pauillac, la Mecque des vins du Médoc. Dans les villages plus éloignés, j’ai vu des gens qui vivent dans de vrais taudis, avec de la terre battue au sol, et des poêles à bois défectueux pour chauffer l’unique pièce de l’habitation. Les enfants qui vivent dans ce genre de logis sont malades en permanence. Dans le Sauternais, la région du Blanc liquoreux, au sud du « couloir de la pauvreté », les Tziganes - qui sont les petites mains de vignes depuis toujours - vivent cachés dans des terrains boueux ou au milieu de forêts de pins parce que personne ne veut les voir, même si l’économie du vin a vraiment besoin d’eux. Ils sont très nombreux à vivre dans de vieilles caravanes, regroupés parfois dans des campements de fortune, sans eau ni électricité.

Cette problématique de l’exploitation des travailleurs saisonniers existe aussi dans d’autres régions en France. Quelle est la spécificité du Bordelais ?

La situation géographique de Bordeaux, ville portuaire, a entraîné un modèle économique viticole unique en France, où le vin est devenu très tôt un business. Le port de Bordeaux attire les négociants anglais dès le 12ème siècle et la concentration foncière viticole s’amorce dès le 13ème siècle ! Plus tard, ce sont les négociants hollandais qui s’installent à Bordeaux. Au 17ème, ils établissent un système de vente des vins qui tient encore aujourd’hui, appelé « la Place » et qui réunit propriétaires, négociants et courtiers. Les riches propriétaires cherchent à augmenter leur capacité de production. Peu à peu les paysans et les journaliers deviennent dépendants des grandes propriétés qui, en échange du gîte et du couvert, les emploient comme des hommes à tout faire. Dans le cadre du commerce triangulaire, au 18ème siècle, qui organise la déportation de milliers d’esclaves Africains, le vin devient une monnaie d’échange très facile à transporter et à conserver. Bordeaux devient à cette époque le premier port commercial de France.

Aujourd’hui comme hier, les courtiers fixent le prix du vin avant même qu’il ne soit mis en bouteille. La liste des grands crus du Médoc a été établie au 19ème siècle et n’a quasiment pas bougé depuis. Ce système économique offre aux grands châteaux une position dominante et prestigieuse, qui se traduit au niveau international par des profits mirobolants et au niveau local par leur emprise foncière et leur capacité d’emploi. Les gens qui y sont employés restent tributaires de la vigne. Même s’ils essaient de se tourner vers d’autres débouchés, ils finissent par y revenir – dans les périodes de chômage en particulier. Dans les vignes, de très nombreuses personnes travaillent avec des corps déjà très abîmés. Les pesticides font des ravages, même si dans cette région il est difficile de le faire accepter. Sans compter la pénibilité des conditions climatiques. Les travailleurs de la vigne sont dehors qu’il neige, qu’il pleuve ou qu’il fasse 40°C. Beaucoup de saisonniers évoquent des cadences de plus en plus importantes, parfois l’absence de pauses et de fourniture d’eau. Dans des cas plus rare, il arrive que des saisonniers étrangers ne soient même pas rémunérés.

Les propriétaires de vignes prestigieuses ne produisent pas que des « grands crus ». Certains d’entre eux ont même fait fortune grâce à la vente de vins bas de gamme...

Tout a fait. C’est le cas du groupe Castel par exemple, qui a bâti sa fortune sur la vente de vins bas de gamme à 2 ou 3 euros la bouteille, étiquetés du Bordelais. Les consommateurs de ce genre de vin sont généralement en situation de grande précarité. Le groupe Castel possède plusieurs châteaux, dont le château Beychevelle dans le Médoc, quatrième cru au classement de 1855. En fait, les alcooliers se cachent derrière les grandes marques de vins associées au plaisir et au luxe, et utilisent cette image pour vendre 90 % de l’alcool. Castel possède aussi le maillon distribution puisqu’il a racheté la chaîne Nicolas. Le groupe de Bernard Magrez [négociant en vins, ndlr] a lui aussi fait fortune avec du vin bas de gamme avant de tout revendre à Castel, et d’investir dans des grands châteaux bordelais.

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Ces personnes tiennent les deux bouts de la chaîne, ainsi que le négoce. La plupart des vignerons hors grands crus fournissent les volumes nécessaires à la fabrication des vins bas de gamme, ou des vins de marque. Ils sont pieds et poings liés avec ces propriétaires mais aussi avec la grande distribution qui fixe les prix au plus bas. Notons que les grands crus n’appartiennent pas tous à des grandes et vieilles familles spécialistes du domaine. Divers grands groupes se paient aussi des châteaux pour l’image, et pour faire fructifier leur fortune en bénéficiant d’avantages fiscaux. On retrouve ainsi des assureurs (AG2R, AXA), des pétroliers (Perrodo), des groupes du BTP (Fayat) mais aussi Dassault, Auchan, Pinault ou Hermès…

Si les grands groupes investissent dans le vin, n’est-ce pas aussi parce que le secteur bénéficie d’avantages importants, notamment au niveau fiscal ?

Le vin est considéré comme l’un des piliers de la culture française. D’un point de vue fiscal, il n’est pas un alcool « comme les autres » : le vin est moins taxé que la bière ou les alcools forts – 3,6 % de TVA contre 20 %. Les « prémix », ces alcools très sucrés dont les jeunes raffolent, bénéficient eux aussi de ristournes quand ils sont élaborés à partir de vin. On sait pourtant que la faiblesse du prix a un effet immédiat sur la consommation. La refonte de la fiscalité du vin est l’un des grands enjeux du plan « Mildeca » de lutte contre les addictions, que le gouvernement est censé présenter bientôt... Les addictologues se battent contre ce traitement de faveur accordé au vin, étant donné le nombre de morts dus à l’alcool chaque année, qui est de 50 000 décès.

Et il est faux de dire, comme l’a prétendu Emmanuel Macron que les jeunes ne se soûlent pas au vin. Ils se soûlent aussi avec le vin, et notamment avec des prémix. Comme l’ont rappelé des médecins addictologues dans une tribune en mars dernier, le vin représente près de 60 % de la consommation d’alcool. Il est la seconde cause de cancers après le tabac. L’alcool, et notamment le vin, est à l’origine de violences familiales, conjugales et de violences sur la voie publique, de binge drinking (« beuverie expresse », ndlr), d’une part importante des affections mentales, des suicides et de la mortalité accidentelle et routière [3].

Mais entre la santé publique et le monde des grands crus, le pouvoir a toujours choisi les grands crus…

Il y a toujours eu en France une grande proximité entre les producteurs de vin et le pouvoir. Et Emmanuel Macron ne déroge pas à la règle. Sitôt arrivé à l’Élysée, il a envoyé un signal très fort de soutien aux producteurs de vin en nommant Audrey Bourolleau comme conseillère Agriculture, Pêche, Forêt et Développement rural. Ancienne déléguée générale du lobby Vin et société, elle a triomphé en 2015 en faisant assouplir la loi Evin qui encadre la publicité sur les boissons alcoolisées en France depuis 1991, avec le soutien précieux du ministre de l’économie de l’époque, un certain Emmanuel Macron [4]. Quand, l’hiver dernier, la ministre de la santé Agnès Buzyn a osé dire que le vin est un alcool comme les autres, elle a aussitôt été corrigée par le Premier ministre et le président de la République qui a dit, en direct du salon de l’agriculture, qu’il fallait « arrêter d’emmerder les Français » et que lui même buvait deux verres de vin par jour !

Comment faire passer quelque chose de dangereux pour quelque chose de sexy ? C’est tout le travail des lobbies, et les politiques les aident volontiers, les parlementaires n’étant pas en reste. Si les députés ont voté comme un seul homme l’exclusion du glyphosate de la loi Agriculture, c’est entre autres qu’ils y ont été poussés par les producteurs de vin. Quant à l’assouplissement de la loi Evin en 2015, elle a pu se faire via un amendement déposé par le sénateur maire de Gironde (LR) Gérard César, président du groupe d’études Vignes et vin au Sénat et… viticulteur.

L’œnotourisme et le luxe, qui sont des produits dérivés du secteur, permettent à certains châteaux de prospérer encore davantage, avec parfois, dites-vous, de substantielles aides publiques...

Oui, l’œnotourisme – qui propose des rencontres avec des vignerons, des visites de domaines, des dégustations de vins et autres plaisirs gastronomiques – est en pleine expansion. Il draine une économie faramineuse : dix millions de personnes par an, un chiffre d’affaires de plus de 5 milliards d’euros ! La région bordelaise arrive en tête des territoires les plus visités avec 18% de touristes. En Gironde, le vignoble génère 4,3 millions de visites par an, dont 1,3 million pour la seule juridiction de Saint-Émilion. De nouveaux chais sont construits, parfois très luxueux. Et des hôtels quatre étoiles font désormais partie du paysage. Ils reçoivent le soutien actif de l’État : FranceAgriMer (établissement public rattaché au ministère de la l’agriculture, ndlr) alloue 165 millions d’euros d’aide à l’investissement par an pour les vignerons. Mais les dossiers sont tellement complexes à monter que seuls les grands groupes, en mesure de se payer des cabinets d’experts, parviennent à rafler la mise.

L’Europe aussi octroie des aides conséquentes à l’investissement. Un château peut ainsi toucher jusqu’à 40 % du coût de construction, de rénovation et de modernisation de ses chais, de la réception des vendanges au quai de chargement, jusqu’à 150 000 euros pour un projet d’œnotourisme, et jusqu’à 30 % pour aider à la mise au normes des installations. Et sans doute bien plus si un domaine est conseillé par des cabinets spécialisés. Un château appartenant au groupe de champagne Louis Roederer a réussi à obtenir jusqu’à 800 millions d’euros de l’Union européenne pour refaire ses installations.

Les régions extrêmement pauvres où s’implantent ces chais et hôtels ne bénéficient en aucun cas des sommes faramineuses qui sont drainées quasiment sous les yeux de leurs habitants. A côté des châteaux clinquants, les ruelles des petites villes et villages sont décrépies, les services publics s’évanouissent, les commerces disparaissent. La financiarisation à outrance du secteur, qui fait grimper l’hectare de vignes à deux, voire quatre millions d’euros, ne facilite pas non plus la vie des 80 % de vignerons qui ne possèdent pas de châteaux.

Vous avez même pu constater, au fil de votre enquête, que la cohabitation entre ce luxe « quatre étoiles » et les travailleurs de la vigne n’était pas toujours harmonieuse...

Dans les grands châteaux, on préfèrerait que ces travailleurs soient invisibles… D’ailleurs, ils le sont dans les discours. Jamais ceux qui vantent les qualités de leurs grands vins ne parlent de ceux et celles qui s’échinent à entretenir la vigne à longueur d’année. Un ancien tractoriste de Cheval blanc, un grand cru de Saint-Émilion appartenant à LVMH, rapporte s’être senti « tout petit » quand le gérant est venu lui demander de garer sa voiture dans les vignes pour que personne ne la voit. Il me raconte que sur le parking, c’était plutôt des Porsche, Ferrari et Maserati. Il faut dire que le domaine détient le record de la bouteille de vin la plus chère jamais vendue au monde : une Impériale de six litres, remportée pour plus de 200 000 euros...

A Saint-Émilion, les saisonniers espagnols, qui ont fait le choix de vivre en itinérance dans des camions et qui travaillent à la vigne, ont toutes les peines du monde à ouvrir des comptes dans les banques. Quand ils rentrent dans une boulangerie, on les regarde de travers… Tous ces gens incarnent la pauvreté dans des endroits où l’on ne voudrait admirer que du luxe. L’image, c’est pour ces milieux ce qu’il y a de plus important. Les pauvres posent donc problème, mais en même temps, on a besoin d’eux. C’est tout le paradoxe.

Propos recueillis par Nolwenn Weiler

Publié le 30/10/2018

Comment La Poste se joue des élus et des usagers pour fermer toujours plus d’agences locales

par Le Postillon (site bastamag.net)

Saviez-vous que La Poste est exemptée à 95 % de taxe foncière et de contribution économique territoriale ? Que cet argent économisé est censé lui permettre de « moderniser » les bureaux de poste grâce au « fonds postal national de péréquation territoriale » ? Mais que La Poste s’en sert en réalité pour en fermer un maximum en les transformant en petits relais postaux ? Connaissez-vous les « modes opératoires » publiés par La Poste pour expliquer à ses cadres locaux comment fermer habilement un bureau, même s’il ne désemplit pas ? Vous a-t-on dit que l’État et les élus locaux sont souvent complices de cette destruction du service public ? Grâce à quelques documents internes, Le Postillon, journal local isérois partenaire de Basta !, vous explique quelques combines de la direction de La Poste.

Cet article a été initialement publié dans le numéro d’automne du Postillon, journal régional de Grenoble et de sa région.

En 2008, on comptait 204 bureaux de poste en Isère. Dix ans plus tard il n’en reste plus que 125. Beaucoup ont tout simplement fermé, d’autres ont plus subtilement été « adaptés en point de contact ». En novlangue managériale cela signifie qu’un recoin de mairie ou de supérette orné du logo jaune et bleu permet de faire quelques opérations basiques comme déposer un colis. Cette ruse est inspirée de la poste allemande privatisée dès 1995, qui est parvenue à fermer la majorité de ses bureaux en ouvrant des points relais dans des commerces. Fermer des bureaux de poste fait partie des objectifs des directeurs de La Poste. Un consultant en « management du changement » chez IBM a même rédigé des « modes opératoires » pour aider les cadres sup’ de La Poste à bien s’y prendre.

Dans la pratique, ce que vous observerez c’est d’abord une réduction des horaires d’ouverture et des services de votre bureau de poste. Ensuite, des fermetures se font un peu au hasard selon le manque de personnel. La direction fait alors un « diagnostic partagé » avec la mairie pour constater que la fréquentation du bureau est en chute libre. Ou plutôt elle remplit les cases vides d’une lettre type aux élus (que Le Postillon s’est procuré) dans laquelle elle constate « un niveau faible d’occupation du guichet, à hauteur de xx heures hebdomadaires et une diminution de xx% de la fréquentation du bureau ».

Pour expliquer cette baisse, La Poste invoque « l’évolution des modes de consommation des citoyens avec le développement de l’économie numérique qui entraîne une réduction de flux de clients ». Philippe Wahl, PDG de La Poste, affirme dans une lettre à l’Association des maires de France que les réductions d’horaires d’ouverture sont dues à « la baisse tendancielle de la fréquentation des guichets qui résulte du développement de l’accessibilité multicanale attendue par notre clientèle ».

La Poste a (presque) tout prévu

C’est donc la faute à internet et aux clients si on doit fermer votre Poste, sûrement pas à la privatisation. Heureusement, après avoir créé le problème, La Poste sait aussi souffler la solution : elle invite la commune « à faire une mutualisation de l’activité avec la mairie, sous la forme d’une agence communale ou la reprise d’activité par un commerçant, sous la forme d’un relais ». Mais parfois ça se complique. Comme à Grenoble où six bureaux devaient être fermés courant 2017 et 2018. Alerté par les syndicats Sud et CGT, un collectif de défense des bureaux de poste constitué d’habitants, d’unions de quartiers, de commerçants, de quelques élus et de syndicats a mené la bataille pour tenter de sauver les bureaux. Réunions publiques, pétitions, et même une manifestation le 1er juin 2017.

Lors d’une réunion publique le 25 septembre 2017, Anne-Marie Vassallo, directrice régionale de La Poste, vient défendre en personne les fermetures, projections vidéo à l’appui. Face aux explications du collectif d’usagers, le dirigeant du magasin Natural games qui était pressenti pour devenir « relais poste commerçant » à la place du bureau de Grenoble Championnet annonce au nez de la directrice qu’il se retire du « partenariat ». Il n’a aucune intention de voir son enseigne servir de prétexte à la fermeture du bureau de poste du quartier, et explique quelques jours plus tard que La Poste n’a pas été « franche du collier » [1].

Des exonérations d’impôts qui servent à... fermer vos bureaux de poste

Anne-Marie Vassallo boude désormais les réunions publiques iséroises. Son bras droit continue le combat et confie au journaliste de Place Gre’net : « On ne peut pas reprocher à La Poste d’évoluer. Les concurrents font exactement comme nous ! » Mais La Poste n’est pas une entreprise comme les autres : elle est signataire d’un « contrat de présence territoriale » conclu avec l’État et l’Association des maires de France. Elle est également investie par plusieurs lois d’une mission d’aménagement du territoire reconnue par la Commission européenne.

La Poste est ainsi tenue à des règles d’accessibilité du service public, en particulier dans les zones rurales et les quartiers prioritaires de la ville. Une grosse contrainte ? Pas exactement. Car pour financer le coût de ce maillage géographique, La Poste est quasiment exemptée de taxe foncière et de contribution économique territoriale. L’argent ainsi économisé en impôts est reversé au Fonds postal national de péréquation territoriale.

En 2017, l’enveloppe du fonds de péréquation allouée pour le seul département de l’Isère était de plus de 2,6 millions d’euros. Cet argent devrait servir à maintenir les bureaux de poste ouverts. Mais, dans les faits, en Isère, plus des deux tiers de la somme financent les travaux, équipements et rémunérations des « points de contact » externalisés. Ce fonds de péréquation sert donc avant tout à transformer des bureaux de poste en petits relais postaux. La Poste utilise donc l’exonération des impôts qu’elle doit à vos communes pour fermer vos bureaux de poste !

Des élus qui trahissent le service public

La Poste peut-elle utiliser l’argent de ce fonds librement ? Pas tout-à-fait. Normalement, des élus sont censés contrôler son utilisation. Un décret du 25 mars 2007 impose la création dans chaque département d’une Commission départementale de présence postale territoriale (CDPPT). Cette commission a pour rôle de proposer la répartition de l’intégralité de la dotation départementale du fonds postal national de péréquation territoriale, et de donner un avis sur le projet de maillage des points de contact de La Poste dans le département.

La CDPPT iséroise est composée de quatre élus locaux désignés par l’association des maires de l’Isère, deux conseillers régionaux, deux conseillers départementaux, d’un représentant de la préfecture, et d’un autre de La Poste. À noter que seuls les élus ont une voix délibérative. Mais que peuvent-ils bien se raconter durant ces réunions ? Le Postillon s’est procuré le compte rendu de la réunion du CDPPT du 23 juin 2017, en plein débat sur la fermeture des bureaux grenoblois. Où l’on se rend compte que les élus locaux et le préfet sont largement complices de la démolition du service public postal.

Maintenir un bureau de poste : oui, mais pour les stations huppées

Il y en a qui sont complices par omission : cinq des huit élus étaient absents, laissant ainsi les mains libres à la direction de La Poste. Les trois restants n’ont pas été plus vaillants et se sont contentés de prêcher pour leur paroisse. Marie-Claire Terrier, maire de Clelles et élue régionale sur la liste de Laurent Wauquiez (LR), est seulement intervenue pour « regretter les fermetures inopinées sur sa commune au bénéfice de Mens ». Daniel Michoud (maire PS des Avenières et soutien LREM) a « fait part du mécontentement de son conseil municipal au sujet des horaires d’été ». Le préfet de l’Isère a lui un combat encore plus important : Lionel Beffre « fait remarquer qu’il faut être vigilant sur la commune d’Huez ».

Les bleds paumés du Nord-Isère, les quartiers grenoblois ? Pas grave : ce qui compte c’est la présence postale dans les stations de ski huppées : Huez est un village de 1300 habitants, mais son bureau de poste est encore ouvert 20 heures par semaine, contrairement à beaucoup des villages de cette taille. Francis Gimbert, président de cette CDPPT et président de la communauté de communes du Grésivaudan (PS) va d’ailleurs dans le même sens : il souhaite « qu’une réflexion soit menée sur ce type de stations ». Ce serait quand même vraiment dommage que les riches touristes n’aient pas un bureau postal à portée de main.

Fermetures en cascade

Coté Poste, Anne-Marie Vassallo est venue accompagnée de trois cadres supérieurs de La Poste, contrairement à ce qui est prévu par le décret. Remarquons que la direction régionale ne semble pas en manque de personnel, contrairement aux bureaux de poste. Ils en ont profité pour faire ce qu’ils font de mieux : une séance vidéo publicitaire pour présenter les produits que La Poste vend aux collectivités. Tablettes tactiles pour les personnes âgées, offre canicule et grand froid, offre vigie urbaine et Géoptis, audit de voirie avec une caméra collée sur la Kangoo du facteur. Le préfet est « étonné par la qualité de ces services » et Daniel Michoud se dit ravi de l’offre canicule qu’il trouve « simple et efficace ». Sachez que Daniel Michoud est aussi cadre supérieur retraité de La Poste, ce qui en fait un excellent commercial. La Poste remercie les élus, la réunion est finie.

Pas un mot sur les bureaux de campagne en sursis, rien sur les bureaux de Grenoble, aucun débat réel sur les plus de 2,6 millions d’euros d’argent public. En 2018, en plus des nombreuses réductions d’horaires, sept bureaux ont déjà fermé en Isère : ceux de Claix, Jarcieu, Seyssins, Tignieu Jameyzieu, Vaulx-Milieu, ainsi que deux bureaux de Grenoble, Championnet et Grand Place. Le bureau de Championnet fermé début juin a été remplacé en septembre par un « point relais » dans une enseigne Carrefour qui recevra des commissions sur les opérations postales mais aussi 3804 euros par an prélevés sur le fond de péréquation. Quant aux centaines de clients qui fréquentaient chaque jour le bureau de Grand’Place ils se heurtent à une affiche : « La Poste de Grand’Place change d’adresse. Retrouvez nos services à Grenoble Lionel Terray ».

Le problème c’est que le bureau de Grenoble Terray situé entre le Village olympique et la Villeneuve débordait déjà. Le manque de personnel et d’espace font monter la tension alors les « incivilités » ont encore explosé cet été (voir le premier épisode du feuilleton dans Le Postillon n°46). Pour apaiser la situation, La Poste pourra compter sur des médiateurs qui expliqueront au public comment patienter plus longtemps sans s’énerver. Et ça tombe plutôt bien pour La Poste qui ne payera même pas leur gilet : les médiateurs sont financés intégralement par le fond de péréquation et l’état.

Publié le 29/10/2018

« Le moteur de la "violence" du cortège de tête, c’est la répression policière »

Mardi 23 octobre, le Sénat a voté une proposition de loi visant à « prévenir et sanctionner les violences lors des manifestations ». Dans le viseur des élus, les "Black blocks". Regards est allé à la rencontre de Marco, un militant révolutionnaire de trente ans qui participe au "cortège de tête".

Entretien extrait du numéro d’été 2018 de Regards. (site regards .fr)

Regards. Le cortège de tête est présenté dans les médias comme un repère de "casseurs" et de "Black blocks" violents. Tu peux nous le présenter ?

Marco. Le "cortège de tête" est apparu à Paris lors du mouvement contre la loi Travail en 2016. Il représente un renouveau et une massification des cortèges "autonomes" dans le mouvement social. Dans les années 90-2000, les autonomes formaient des petits groupes d’anars qui marchaient en fond de manif. Aujourd’hui, ils défilent devant et le phénomène dépasse largement les anars. Il faut bien comprendre que le moteur de ce que les médias appellent "violence" du cortège de tête, c’est la répression policière. Celles de 2016 contre un lycéen de Bergson ont constitué une étincelle importante. Depuis son arrivée au pouvoir, Macron a décidé d’écraser les mouvements qui se dressent face à lui, que ce soit dans les facs occupées ou les ZAD, d’intimider les gens, de les gazer pour les dissuader de résister. Le cortège de tête attire ceux qui se révoltent contre cette gestion sécuritaire du mouvement social, qui refusent de se soumettre et de co-organiser la manif avec la préfecture.

 Quel rapport avec les "Black blocks" ?

Dans ce cortège de tête, la partie la plus exposée à la police va s’équiper, et c’est elle qui sera décrite comme faisant partie des Black blocks. Il ne s’agit pas d’un mouvement ou d’une idéologie, mais d’une pratique militante qui consiste à travailler sur des techniques d’anonymisation et de protection – d’où les K-Ways noirs, les masques à gaz et les casques. Dans le cas du 1er Mai 2018, les médias se sont focalisés sur les 2000 Black blocks pour ne pas parler des 15.000 du cortège de tête. Or c’était ça l’événement : la massification inédite du cortège de tête, qui attire tous ceux qui veulent une manif plus offensive que celle des cortèges syndicaux. Même ceux qui ne veulent pas caillasser une vitrine de banque ou des CRS comprennent que c’est un geste politique, et ils aident à préserver l’anonymat de ceux qui le font en faisant masse autour d’eux.

Qui trouve-t-on dans le cortège de tête ?

À Paris, toutes sortes de parcours de lutte y ont débouché. Des étudiants mobilisés, qui auparavant auraient manifesté dans des cortèges de l’Unef, des syndicalistes radicalisés, des lycéens qui gravitaient avant autour du Mili, des participants de Nuit debout, des groupes de quartiers, des personnes nourries par les combats de la ZAD ou par les écrits du Comité invisible, des autonomes, des antifas…

…dont tu fais partie. Tu peux nous parler un peu plus de cette étiquette ?

On a assisté à un renouveau du mouvement antifa en région parisienne et dans certaines villes depuis quelques années, lié au développement de l’extrême droite, mais également en réaction à la radicalisation fascisante de l’État, avec Sarkozy puis Valls. Une génération a grandi durant ces années, qui s’est emparée de cette étiquette et qui se retrouve depuis deux ans dans le cortège de tête… C’est un antifascisme autonome qui, au-delà de la lutte contre l’extrême droite militante, prend également pour cible le racisme d’État, sur les questions des migrants ou des violences policières dans les quartiers populaires. Ces dernières années, on s’est aussi investi sur le terrain de la solidarité internationale, avec la Palestine, par exemple.

 Avec ton polo, tes cheveux courts, tu ne corresponds pas forcément à l’image que l’on peut avoir des antifas…

"Habille-toi bien comporte-toi mal" (rire). Il y a une évolution culturelle et esthétique par rapport au mouvement antifasciste lié à la séquence du punk rock alternatif des années 80, les redskins, les Béruriers noirs, etc. La nouvelle génération est plus influencée par les sous-cultures liées aux tribunes de foot, la culture hip-hop, le graffiti etc. Le 1er Mai, les slogans sur les banderoles ont souvent fait référence à la culture populaire, comme "Mars Attack", "À bas la Hess" (à bas la misère), qui fait référence au snapchateur HoMondieuSalva. Le slogan "La piraterie féministe n’est jamais finie" est un détournement du rappeur Booba, qui a d’ailleurs retweeté le slogan… L’esthétique du mouvement autonome ou antifasciste évolue avec le renouvellement générationnel.

Venons-en à la question de la violence. Quelle place a-t-elle dans le cortège de tête ?

Cibler une banque ou un fast-food est un acte politique, mais ce n’est pas forcément central. En réalité, la majorité des gens ne cassent pas, mais vont se concentrer sur la défense du cortège face à la police, vont chercher à mettre en difficulté le dispositif policier, par exemple en empêchant les nasses ou en sortant du parcours prévu.

Vous y réfléchissez comment ? Vous vous réunissez régulièrement pour discuter du déroulement des manifs ?

Il y a sûrement des dizaines de discussions entre petits groupes, mais aucune ne va pouvoir décider de comment va se passer la manif suivante. Par contre, il y a une intelligence collective du cortège de tête, qui évolue forcément plus lentement que l’intelligence collective d’un groupe de quelques personnes, mais qui a aussi beaucoup plus de potentiel. Et elle n’augmente que par la pratique, par l’expérience collective, en apprenant des échecs et des succès des diverses manifs. Regardons de plus près ce qui s’est passé le 1er Mai avec le concessionnaire brûlé : un premier feu est parti de l’intérieur du bâtiment, des manifestants cagoulés ont vu que c’était dangereux pour les gens qui habitaient au-dessus, ils sont allés chercher un extincteur, ont éteint le feu. D’autres ont sorti les voitures à deux mètres du bâtiment, puis leur ont mis le feu. Ces voitures n’appartenaient d’ailleurs pas à des particuliers, elles sortaient de la vitrine. Peut-être que certains ont pensé au jour où deux personnes sont mortes, en 2010 à Athènes, à cause d’un incendie de banque. C’est un épisode charnière qui a fait beaucoup de mal au mouvement et qui a marqué les esprits, là-bas. C’est ce que j’appelle intelligence collective.

« Prétendre que les Black blocks sont extérieurs au mouvement et ne viennent que pour casser a pour but de dépolitiser la manif émeutière. »

On sait que BFMTV adore passer en boucle les images des "violences" des "casseurs" cagoulés. Mais une partie de la gauche radicale aussi vous accuse de donner une mauvaise image au mouvement social, de vous faire plaisir en brisant des vitrines ou en provoquant la police…

Nous avons d’ailleurs beaucoup apprécié l’article de Guillaume Liégard, sur le site de Regards, qui nous traitait de « lumpenmanifestants en burqa paramilitaire »… Nous serions presque tentés de le revendiquer ! On retient souvent que "lumpenprolétariat" désigne les gens trop déstructurés pour avoir une conscience de classe, mais pour Marx, le terme désigne le résidu de toutes les classes qui n’arrivent pas à se mobiliser au sein des organisations de classe : petits bourgeois déclassés, paysans déracinés, sous-prolétaires, migrants, petits délinquants… Le cortège de tête, c’est aussi ce conglomérat de tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans les cortèges officiels, y compris de nombreux syndicalistes ! Parmi nous, des gens travaillent à la SNCF. Durant une journée de mobilisation, ils vont participer le matin aux débrayages, aux occupations de gare, aux AG puis, l’après-midi, venir manifester dans le cortège de tête. Pour eux, l’aspect le plus intéressant du syndicalisme, c’est tout ce qui relève de l’action et du blocage de l’économie dans l’entreprise, pas de la manifestation syndicale. Prétendre que les Black blocks sont extérieurs au mouvement et ne viennent que pour casser a pour but de dépolitiser la manif émeutière.

Selon François Ruffin, par exemple, qui prône la non-violence, la question a été tranchée à la fin du XIXe siècle quand certains anarchistes ont mené une politique de « propagande par le fait » avec des attentats contre des députés. Une stratégie qui a échoué dès lors que le peuple a rejeté ces méthodes.

La comparaison n’est pas pertinente. Je pense que le cortège de tête a plus à voir avec les manifestations émeutières des 1er Mai des débuts du syndicalisme qu’avec les attentats anarcho-individualistes. Les syndicalistes révolutionnaires de l’époque n’étaient pas contre "la violence" en général, mais contre le principe de l’action violente individuelle plutôt que collective. La CGT était en faveur de l’autonomie ouvrière et de l’action directe, un concept qu’elle a développé pour désigner surtout la grève, les occupations, les sabotages.

Ruffin estime aussi que les violences empêchent le mouvement de s’amplifier…

Face à la répression policière, certains vont effectivement rentrer chez eux, s’occuper de leurs vies, se dire : "C’est pas pour moi". Mais d’autres vont penser : "Ah bon, c’est comme ça ?", et revenir encore plus organisés et plus déterminés la fois suivante. Cela éloigne certaines personnes et en attire d’autres ; délégitime le mouvement pour les uns et le légitime pour les autres, notamment des gens lambda qui voient que cela commence à ressembler à ce qui se passe dans d’autres pays – quand il se passe vraiment quelque chose de significatif, comme pendant les révolutions arabes de 2011. 

Et que répondez-vous à ceux qui disent que les violences donnent une mauvaise image dans les médias ?

De toute façon, aucun mouvement social n’aura droit à un traitement médiatique favorable. S’il n’y a pas de violence, les JT diront : "Le mouvement s’essouffle", même si c’est faux. Quand il y a des affrontements, les médias parlent du conflit, montre qu’il y a une résistance, et cela attire certaines personnes qui ne suivent pas forcement le détail des reformes néolibérales, mais attendent que la tension sociale monte un peu pour participer.

Mais vous savez que vous ne pourrez jamais "gagner" contre les CRS…

Comme dans tous les conflits asymétriques… Les actions visent à se défendre, à mettre en difficulté le dispositif policier, à déborder les forces de l’ordre, à les fatiguer, à les délégitimer. Il y a des victoires collectives ponctuelles.

« Il faut parasiter et saboter son fonctionnement en occupant des bâtiments et des places, en prenant la rue et en bloquant les entreprises et les flux. »

Que voulez-vous obtenir, alors ?

Nous sommes loin des relais politiques. Pour nous, les débouchés du mouvement social, ce n’est pas faire élire le politicien ou le parti de gauche plus ou moins radical qui ferait passer les bonnes mesures. Le but est d’instaurer un rapport de forces dans la société, de redonner confiance à notre camp. Je considère qu’il est plus efficace de taper le système au portefeuille que d’essayer d’atteindre sa tête ou son cœur. Autrement dit, il est plus stratégique de le saboter, de lui faire perdre des sous, de parasiter son fonctionnement avec des grèves, des occupations et des manifestations que d’essayer de convaincre le gouvernement dans le cadre de négociations. En ce sens, le cortège de tête est dans la continuité du mouvement ouvrier et du syndicalisme révolutionnaire. Des précaires, des gens qui ne peuvent pas s’organiser syndicalement sur leur lieu de travail viennent dans le cortège de tête ou dans les occupations pour mener une espèce de syndicalisme urbain : si l’on considère que la métropole capitaliste est comme une usine, il faut parasiter et saboter son fonctionnement en occupant des bâtiments et des places, en prenant la rue et en bloquant les entreprises et les flux. La manif n’est pas que du symbolique et de l’image, elle est aussi du blocage matériel de la ville, une des modalités de la grève sociale, une prise de la rue par des gens en révolte. L’objectif est aussi de délégitimer le pouvoir en place. Macron soigne sa com. Il adore se présenter comme moderne et progressiste. Le mouvement actuel, dans sa diversité, montre au monde entier que les transports sont bloqués, qu’il y a des émeutes en centre-ville, que la présidence de Macron ne se passe pas si bien que ça…

Mais quel est l’objectif final ?

Cela dépend pour qui. Le cortège de tête réunit beaucoup de courants de pensée différents : des communistes, des anarchistes, des insurrectionnalistes, et surtout des personnes qui ne se revendiquent pas d’un schéma idéologique précis, mais sont quand même généralement anticapitalistes et antifascistes. Personnellement, cela m’intéresse peu de discuter des querelles idéologiques du mouvement ouvrier du XIXe siècle ou du XXe siècle. J’assume cet héritage, en bloc, une synthèse de tout ça, mais je préfère parler de pratiques et de stratégies militantes pour aujourd’hui… Je pense que ce que le cortège de tête a en commun, c’est de chercher à faire grossir un contre-pouvoir, plutôt que d’être la "gauche radicale" du pouvoir, comme Tsipras en Grèce. Le pouvoir en France est peu légitime, énormément de gens ne s’identifient pas aux institutions, aux médias et à la police. Pourtant, il manque une réelle force en face. Pour nous, cette contre-société doit se construire au sein même de la société, pas seulement en construisant des communautés autogérées à la campagne, mais aussi dans nos villes et nos quartiers, en se confrontant à l’existant.

Publié le 28/10/2018

Noam Chomsky : « J’ai rencontré Lula, le prisonnier politique le plus important au monde »

Un article de Noam Chomsky (The Intercept)  (site labas.org)

"Ma femme Valeria et moi, nous venons de rendre visite à celui qui est sans doute le prisonnier politique le plus important de notre époque, d’une importance sans équivalent dans la politique internationale contemporaine" Début octobre accompagné de sa femme, Noam Chomsky (89 ans) est venu à la prison de Curitiba, capitale du Parana pour rendre visite à LULA, ancien président du Brésil. Alors qu’il était donné largement favori pour les élections, LULA a été condamné à une peine de 12 ans de prison pour corruption. Une peine qu’il conteste tout comme une grande partie des brésiliens. Pour CHOMSKY, LULA est avant tout un prisonnier politique. Il dit pourquoi dans un article publié dans INTERCEPT.

Ce prisonnier, c’est Luiz Inácio Lula da Silva – plus connu dans le monde sous le nom de « Lula » – condamné à la prison à vie et à l’isolement, sans accès à la presse et avec des visites limitées à un jour par semaine.

Le lendemain de notre visite, au nom de la liberté de la presse, un juge a autorisé le plus grand journal du pays, Folha de S. Paulo, à interviewer Lula. Mais un autre juge est aussitôt intervenu pour annuler cette décision, alors que les criminels les plus violents du pays – les chefs de milice et les trafiquants de drogue – sont régulièrement interviewés depuis leurs prisons. Pour le pouvoir brésilien, emprisonner Lula ne suffit pas : ils veulent s’assurer que la population, à la veille des élections, n’entende plus parler de lui. Ils semblent prêts à employer tous les moyens pour atteindre cet objectif.

Le juge qui a annulé la permission n’innovait pas. Avant lui, il y a eu le procureur qui a condamné Antonio Gramsci pendant le gouvernement fasciste de Mussolini en 1926, et qui déclarait : « nous devons empêcher son cerveau de fonctionner pendant 20 ans. »

Nous avons été rassurés, mais pas surpris, de constater qu’en dépit des conditions de détention éprouvantes et des erreurs judiciaires scandaleuses, Lula reste un homme très énergique, optimiste quant à l’avenir et plein d’idées pour faire dévier le Brésil de sa trajectoire désastreuse actuelle.

Il y a toujours des prétextes pour justifier un emprisonnement – parfois valables, parfois pas – mais il est souvent utile d’en déterminer les causes réelles. C’est le cas en l’espèce. L’accusation principale portée contre Lula est basée sur les dépositions d’hommes d’affaires condamnés pour corruption dans le cadre d’un plaider-coupable. On aurait offert à Lula un appartement dans lequel il n’a jamais vécu.

Le crime présumé est parfaitement minime au regard des standards de corruptions brésiliens – et il y a à dire sur ce sujet, sur lequel je reviendrai. La peine est tellement disproportionnée par rapport au crime supposé qu’il est légitime d’en chercher les vraies raisons. Il n’est pas difficile d’en trouver. Le Brésil fait face à des élections d’une importance cruciale pour son avenir. Lula est de loin le candidat le plus populaire et remporterait facilement une élection équitable, ce qui n’est pas pour plaire à la ploutocratie.

Bien qu’il ait mené pendant son mandat des politiques conçues pour s’adapter aux préoccupations de la finance nationale et internationale, Lula reste méprisé par les élites, en partie sans doute à cause de ses politiques sociales et des prestations pour les défavorisés – même si d’autres facteurs semblent jouer un rôle : avant tout, la simple haine de classe. Comment un travailleur pauvre, qui n’a pas fait d’études supérieures, et qui ne parle même pas un portugais correct peut-il être autorisé à diriger notre pays ?

Alors qu’il était au pouvoir, Lula était toléré par les puissances occidentales, malgré quelques réserves. Mais son succès dans la propulsion du Brésil au centre de la scène mondiale n’a pas soulevé l’enthousiasme. Avec son ministre des Affaires étrangères Celso Amorim, ils commençaient à réaliser les prédictions d’il y a un siècle selon lesquelles le Brésil allait devenir « le colosse du Sud ». Ainsi, certaines de leurs initiatives ont été sévèrement condamnées, notamment les mesures qu’ils ont prises en 2010, en coordination avec la Turquie, pour résoudre le conflit au sujet du programme nucléaire iranien, contre la volonté affirmée des États-Unis de diriger l’événement. Plus généralement, le rôle de premier plan joué par le Brésil dans la promotion de puissances non alignées sur les Occidentaux, en Amérique latine et au-delà, n’a pas été bien reçu par ceux qui ont l’habitude de dominer le monde.

Lula étant interdit de participer à l’élection, il y a un grand risque pour que le favori de la droite, Jair Bolsonaro, soit élu à la présidence et accentue la politique durement réactionnaire du président Michel Temer, qui a remplacé Dilma Rousseff après qu’elle a été destituée pour des motifs ridicules, au cours du précédent épisode du « coup d’État en douceur » en train de se jouer dans le plus important pays d’Amérique Latine.

Bolsonaro se présente comme un autoritaire dur et brutal et comme un admirateur de la dictature militaire, qui va rétablir « l’ordre ». Une partie de son succès vient de ce qu’il se fait passer pour un homme nouveau qui démantèlera l’establishment politique corrompu, que de nombreux Brésiliens méprisent pour de bonnes raisons. Une situation locale comparable aux réactions vues partout dans le monde contre les dégâts provoqués par l’offensive néolibérale de la vieille génération.

Bolsonaro affirme qu’il ne connaît rien à l’économie, laissant ce domaine à l’économiste Paulo Guedes, un ultralibéral, produit de l’École de Chicago. Guedes est clair et explicite sur sa solution aux problèmes du Brésil : « tout privatiser », soit l’ensemble de l’infrastructure nationale, afin de rembourser la dette des prédateurs qui saignent à blanc le pays. Littéralement tout privatiser, de façon à être bien certain que le pays périclite complètement et devienne le jouet des institutions financières dominantes et de la classe la plus fortunée. Guedes a travaillé pendant un certain temps au Chili sous la dictature de Pinochet, il est donc peut-être utile de rappeler les résultats de la première expérience de ce néolibéralisme de Chicago.

L’expérience, initiée après le coup d’État militaire de 1973 qui avait préparé le terrain par la terreur et la torture, s’est déroulée dans des conditions quasi optimales. Il ne pouvait y avoir de dissidence – la Villa Grimaldi et ses équivalents s’en sont bien occupés. L’expérimentation était supervisée par les superstars de l’économie de Chicago. Elle a bénéficié d’un énorme soutien de la part des États-Unis, du monde des affaires et des institutions financières internationales. Et les planificateurs économiques ont eu la sagesse de ne pas interférer dans les affaires de l’entreprise Codelco, la plus grande société minière de cuivre au monde, une entreprise publique hautement efficace, qui a ainsi pu fournir une base solide à l’économie de Pinochet.

Pendant quelques années, cette expérience fut largement saluée ; puis le silence s’est installé. Malgré les conditions presque parfaites, en 1982, les « Chicago boys » avaient réussi à faire s’effondrer l’économie. L’État a dû en reprendre en charge une grande partie, plus encore que pendant les années Allende. Des plaisantins ont appelé ça « la route de Chicago vers le socialisme ». L’économie, en grande partie remise aux mains des dirigeants antérieurs, a réémergé, non sans séquelles persistantes de la catastrophe dans les systèmes éducatifs, sociaux, et ailleurs.

Pour en revenir aux préconisations de Bolsonaro-Guedes pour fragiliser le Brésil, il est important de garder à l’esprit la puissance écrasante de la finance dans l’économie politique brésilienne. L’économiste brésilien Ladislau Dowbor rapporte, dans son ouvrage A era do capital improdutivo (« Une ère de capital improductif »), que lorsque l’économie brésilienne est entrée en récession en 2014, les grandes banques ont accru leurs profits de 25 à 30 %, « une dynamique dans laquelle plus les banques font des bénéfices, plus l’économie stagne » puisque « les intermédiaires financiers n’alimentent pas la production, ils la ponctionnent ».

En outre, poursuit M. Dowbor, « après 2014, le PIB a fortement chuté alors que les intérêts et les bénéfices des intermédiaires financiers ont augmenté de 20 à 30 % par an », une caractéristique structurelle d’un système financier qui « ne sert pas l’économie, mais est servi par elle. Il s’agit d’une productivité nette négative. La machine financière vit aux dépens de l’économie réelle. »

Le phénomène est mondial. Joseph Stiglitz résume la situation simplement : « alors qu’auparavant la finance était un mécanisme permettant d’injecter de l’argent dans les entreprises, aujourd’hui elle fonctionne pour en retirer de l’argent ». C’est l’un des profonds renversements de la politique socio-économique dont est responsable l’assaut néolibéral ; il est également responsable de la forte concentration de la richesse entre les mains d’un petit nombre alors que la majorité stagne, de la diminution des prestations sociales, et de l’affaiblissement de la démocratie, fragilisée par les institutions financières prédatrices. Il y a là les principales sources du ressentiment, de la colère et du mépris à l’égard des institutions gouvernementales qui balayent une grande partie du monde, et souvent appelé – à tort – « populisme ».

C’est l’avenir programmé par la ploutocratie et ses candidats. Un avenir qui serait compromis par un nouveau mandat à la présidence de Lula. Il répondait certes aux exigences des institutions financières et du monde des affaires en général, mais pas suffisamment pour notre époque de capitalisme sauvage.

On pourrait s’attarder un instant sur ce qui s’est passé au Brésil pendant les années Lula – « la décennie d’or », selon les termes de la Banque mondiale en mai 2016 [1]. Au cours de ces années, l’étude de la banque rapporte :

« Les progrès socio-économiques du Brésil ont été remarquables et mondialement reconnus. À partir de 2003 [début du mandat de Lula], le pays est reconnu pour son succès dans la réduction de la pauvreté et des inégalités et pour sa capacité à créer des emplois. Des politiques novatrices et efficaces visant à réduire la pauvreté et à assurer l’intégration de groupes qui auparavant étaient exclus ont sorti des millions de personnes de la pauvreté. »

Et plus encore :

« Le Brésil a également assumé des responsabilités mondiales. Il a réussi à poursuivre sa prospérité économique tout en protégeant son patrimoine naturel unique. Le Brésil est devenu l’un des plus importants donateurs émergents, avec des engagements importants, en particulier en Afrique subsaharienne, et un acteur majeur dans les négociations internationales sur le climat. La trajectoire de développement du Brésil au cours de la dernière décennie a montré qu’une croissance fondée sur une prospérité partagée, mais équilibrée dans le respect de l’environnement, est possible. Les Brésiliens sont fiers, à juste titre, de ces réalisations saluées sur la scène internationale. »

Du moins certains Brésiliens, pas ceux qui détiennent le pouvoir économique.

Le rapport de la Banque mondiale rejette le point de vue répandu selon lequel les progrès substantiels étaient « une illusion, créée par le boom des produits de base, mais insoutenable dans l’environnement international actuel, moins clément ». La Banque mondiale répond à cette affirmation par un « non » ferme et catégorique : « il n’y a aucune raison pour que ces gains socio-économiques récents soient effacés ; en réalité, ils pourraient bien être amplifiés avec de bonnes politiques. »

Les bonnes politiques devraient comprendre des réformes radicales du cadre institutionnel hérité de la présidence Cardoso, qui a été maintenu pendant les années Lula-Dilma, satisfaisant ainsi les exigences de la communauté financière, notamment une faible imposition des riches et des taux d’intérêt exorbitants, ce qui a conduit à l’augmentation de grandes fortunes pour quelques-uns, tout en attirant les capitaux vers la finance au détriment des investissements productifs. La ploutocratie et le monopole médiatique accusent les politiques sociales d’assécher l’économie, mais dans les faits, les études économiques montrent que l’effet multiplicateur de l’aide financière aux pauvres a stimulé l’économie alors que ce sont les revenus financiers produits par les taux d’intérêt usuraires et autres cadeaux à la finance qui ont provoqué la véritable crise de 2013 – une crise que « les bonnes politiques » auraient permis de surmonter.

L’éminent économiste brésilien Luiz Carlos Bresser-Pereira, ancien ministre des Finances, décrit succinctement le déterminant majeur de la crise en cours : « il n’y a pas de raison économique » pour justifier le blocage des dépenses publiques tout en maintenant les taux d’intérêt à un niveau élevé ; « la cause fondamentale des taux élevés au Brésil, c’est le fait des prêteurs et des financiers » avec ses conséquences dramatiques, appuyé par le corps législatif (élu avec le soutien financier des entreprises) et le monopole des médias qui relaient essentiellement la voix des intérêts privés.

Dowbor montre que tout au long de l’histoire moderne du Brésil, les remises en question du cadre institutionnel ont conduit à des coups d’État, « à commencer par le renvoi et le suicide de Vargas [en 1954] et le putsch de 1964 » (fermement soutenu par Washington). Il y a de bonnes raisons de penser que la même chose s’est produite pendant le « coup d’État en douceur » en cours depuis 2013. Cette campagne des élites traditionnelles, aujourd’hui concentrées dans le secteur financier et servie par des médias qu’ils possèdent, a connu une accélération en 2013, lorsque Dilma Rousseff a cherché à ramener les taux d’intérêt extravagants à un niveau raisonnable, menaçant ainsi de tarir le torrent d’argent facile dont profitait la minorité qui pouvait se permettre de jouer sur les marchés financiers.

La campagne actuelle visant à préserver le cadre institutionnel et à revenir sur les acquis de « la décennie glorieuse » exploite la corruption à laquelle le Parti des travailleurs de Lula, le PT, a participé. La corruption est bien réelle, et grave, même si le fait de diaboliser le PT est une pure instrumentalisation, en regard des écarts de conduite de ses accusateurs. Et comme nous l’avons déjà mentionné, les accusations portées contre Lula, même si l’on devait lui en reconnaître les torts, ne peuvent être prises au sérieux pour justifier la peine qui lui a été infligée dans le but de l’exclure du système politique. Tout cela fait de lui l’un des prisonniers politiques les plus importants de la période actuelle.

La réaction récurrente des élites face aux menaces qui pèsent sur le cadre institutionnel de l’économie sociopolitique au Brésil trouve son équivalent dans la riposte internationale contre les remises en cause, par le monde en développement, du système néocolonial hérité de siècles de dévastations impérialistes occidentales. Dans les années 1950, dans les premiers jours de la décolonisation, le mouvement des pays non-alignés a cherché à faire son entrée dans les affaires mondiales. Il a été rapidement remis à sa place par les puissances occidentales. En témoigne dramatiquement l’assassinat du leader congolais, très prometteur, Patrice Lumumba, par les dirigeants historiques belges (devançant la CIA). Ce crime et les violences qui ont suivi ont mis fin aux espoirs de ce qui devrait être l’un des pays les plus riches du monde, mais qui reste « l’horreur ! l’horreur ! » avec la collaboration des tortionnaires historiques de l’Afrique.

Néanmoins, les voix gênantes des victimes historiques ne cessaient de s’élever. Dans les années 1960 et 1970, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, avec le concours important d’économistes brésiliens, a présenté des plans pour un Nouvel Ordre Économique International, dans lequel les préoccupations des « sociétés en développement » – la grande majorité de la population mondiale – auraient été examinées. Une initiative rapidement écrasée par la régression néolibérale.

Quelques années plus tard, au sein de l’UNESCO, les pays du Sud ont appelé à un nouvel ordre international de l’information qui ouvrirait le système mondial des médias et de la communication à des acteurs extérieurs au monopole occidental. Cette initiative a déchaîné une riposte extrêmement violente qui a traversé tout le spectre politique, avec des mensonges éhontés et des accusations ridicules, et qui finalement a entraîné le retrait du président américain Ronald Reagan, sous de faux prétextes, de l’UNESCO. Tout cela a été dévoilé dans une étude accablante (donc peu lue) des spécialistes des médias William Preston, Edward S. Herman et Herbert Schiller [2].

L’étude menée en 1993 par le South Centre, qui montrait que l’hémorragie de capitaux depuis les pays pauvres vers les pays riches s’était accompagnée d’exportations de capitaux vers le FMI et la Banque mondiale, qui sont désormais « bénéficiaires nets des ressources des pays en développement », a également été soigneusement passée sous silence. De même que la déclaration du premier sommet du Sud, qui avait rassemblé 133 États en 2000, en réponse à l’enthousiasme de l’Occident pour sa nouvelle doctrine d’« intervention humanitaire ». Aux yeux des pays du Sud, « le soi-disant droit d’intervention humanitaire » est une nouvelle forme d’impérialisme, « qui n’a aucun fondement juridique dans la Charte des Nations unies ni dans les principes généraux du droit international ».

Sans surprise, les puissants n’apprécient guère les remises en cause, et disposent de nombreux moyens pour y répliquer ou pour les réduire au silence.

Il y aurait beaucoup à dire sur la corruption endémique de la politique latino-américaine, souvent solennellement condamnée par l’Occident. Il est vrai, c’est un fléau, qui ne devrait pas être toléré. Mais elle n’est pas limitée aux « pays en voie de développement ». Par exemple, ce n’est pas une petite aberration que dans nos pays, les gigantesques banques reçoivent des amendes de dizaines de milliards de dollars (JPMorgan Chase, Bank of America, Goldman Sachs, Deutsche Bank, Citigroup) à l’issue d’accords négociés à l’amiable, mais que personne ne soit légalement coupable de ces activités criminelles, qui détruisent pourtant des millions de vies. Remarquant que « les multinationales américaines avaient de plus en plus de difficultés à ne pas basculer dans l’illégalité », l’hebdomadaire londonien The Economist du 30 août 2014 rapportait que 2 163 condamnations d’entreprise avaient été comptabilisées entre 2000 et 2014 – et ces multinationales sont nombreuses à Londres et sur le continent européen [3].

La corruption couvre tout un registre, depuis les énormités qu’on vient de voir jusqu’aux plus petites mesquineries. Le vol des salaires, une épidémie aux États-Unis, en donne un exemple particulièrement ordinaire et instructif. On estime que les deux tiers des travailleurs à bas salaire sont volés sur leur rémunération chaque semaine, tandis que les trois quarts se voient voler tout ou partie de leur rémunération pour les heures supplémentaires. Les sommes ainsi volées chaque année sur les salaires des employés excèdent la somme des vols commis dans les banques, les stations-service et les commerces de proximité. Et pourtant, presque aucune action coercitive n’est engagée sur ce point. Le maintien de cette impunité revêt une importance cruciale pour le monde des affaires, à tel point qu’il est une des priorités du principal lobby entrepreneurial, le American Legislative Exchange Council (ALEC), qui bénéficie des largesses financières des entreprises.

La tâche principale de l’ALEC est d’élaborer un cadre législatif pour les États. Un but facile puisque, d’une part, les législateurs sont financés par les entreprises et, d’autre part, les médias s’intéressent peu au sujet. Des programmes méthodiques et intenses soutenus par l’ALEC sont donc capables de faire évoluer les contours de la politique d’un pays, sans préavis, ce qui constitue une attaque souterraine contre la démocratie mais avec des effets importants. Et l’une de leurs initiatives législatives consiste à faire en sorte que les vols de salaires ne soient pas soumis à des contrôles ni à l’application de la loi.

Mais la corruption, qui est un crime, qu’elle soit massive ou minime, n’est que la partie émergée de l’iceberg. La corruption la plus grave est légale. Par exemple, le recours aux paradis fiscaux draine environ un quart, voire davantage, des 80 000 milliards de dollars de l’économie mondiale, créant un système économique indépendant exempt de surveillance et de réglementation, un refuge pour toutes sortes d’activités criminelles, ainsi que pour les impôts qu’on ne veut pas payer. Il n’est pas non plus techniquement illégal pour Amazon, qui vient de devenir la deuxième société à dépasser les 1 000 milliards de dollars de valeur, de bénéficier d’allègements fiscaux sur les ventes. Ou que l’entreprise utilise environ 2 % de l’électricité américaine à des tarifs très préférentiels, conformément à « une longue tradition américaine de transfert des coûts depuis les entreprises vers les plus démunis, qui consacrent déjà aux factures des services publics, en proportion de leurs revenus, environ trois fois plus que ne le font les ménages aisés », comme le rapporte la presse économique [4].

Il y a une liste infinie d’autres exemples.

Un autre exemple important, c’est l’achat des voix lors des élections, un sujet qui a été étudié en profondeur, en particulier par le politologue Thomas Ferguson. Ses recherches, ainsi que celles de ses collègues, ont montré que l’éligibilité du Congrès et de l’exécutif est prévisible avec une précision remarquable à partir de la variable unique des dépenses électorales, une tendance très forte qui remonte loin dans l’histoire politique américaine et qui s’étend jusqu’aux élections de 2016 [5]. La corruption latino-américaine est considérée comme un fléau, alors que la transformation de la démocratie formelle en un instrument entre les mains de la fortune privée est parfaitement légale.

Bien sûr, ce n’est pas que l’interférence dans les élections ne soit plus à l’ordre du jour. Au contraire, l’ingérence présumée de la Russie dans les élections de 2016 est un sujet majeur de l’époque, un sujet d’enquêtes acharnées et de commentaires endiablés. En revanche, le rôle écrasant du monde de l’entreprise et des fortunes privées dans la corruption des élections de 2016, selon une tradition qui remonte à plus d’un siècle, est à peine reconnu. Après tout, il est parfaitement légal, il est même approuvé et renforcé par les décisions de la Cour suprême la plus réactionnaire de mémoire d’homme.

L’achat d’élections n’est pas la pire des interventions des entreprises dans la démocratie américaine immaculée, souillée par les hackers russes (avec des résultats indétectables). Les dépenses de campagne atteignent des sommets, mais elles sont éclipsées par le lobbying, qui représenterait environ 10 fois ces dépenses – un fléau qui s’est rapidement aggravé dès les premiers jours de la régression néolibérale. Ses effets sur la législation sont considérables, le lobbyiste allant jusqu’à la rédaction littérale des lois, alors que le parlementaire – qui signe le projet de loi – est quelque part ailleurs, occupé à collecter des fonds pour la prochaine campagne électorale.

La corruption est effectivement un fléau au Brésil et en Amérique latine en général, mais ils restent des petits joueurs.

Tout cela nous ramène à la prison, où l’un des prisonniers politiques les plus importants de la période est maintenu en isolement pour que le « coup d’État en douceur » au Brésil puisse se poursuivre, avec des conséquences certaines qui seront sévères pour la société brésilienne, et pour le monde entier, étant donné le rôle potentiel du Brésil.

Tout cela peut continuer, à une condition, que ce qui se passe continue d’être toléré.

Noam Chomsky

Notes

[1] Banque mondiale, « Retaking the path to inclusion growth and sustainability », mai 2016.

[2] William Preston Jr., Edward S. Herman et Herbert I. Schiller, Hope and Folly. The United States and Unesco (1945-1985), Minesota Archive Editions, 1989.

[3The Economist, « A mammoth guilt trip », 28 août 2014.

[4] Anders Melin, Rebecca Greenfield et Jenn Zhao, « Workers of the World Shrug », Bloomberg Businessweek, 20 août 2018.

[5] Thomas Ferguson, Paul Jorgensen et Jie Chen, « How Money Drives US Congressional Elections », Institute for New Economic Thinking Working Paper Series n°48, août 2016.

Publié le 27/10/2018

Contrôles au faciès : l’impossible procès de l’Etat

Par Loïc Le Clerc (site regards.fr)

C’est une réalité à laquelle de très nombreux jeunes, principalement des hommes, sont confrontés quotidiennement : le contrôle d’identité dit "au faciès". Lundi 22 octobre, l’Etat était, de nouveau, face à cette accusation au tribunal correctionnel de Paris.

Beaucoup de monde, de soutiens, de médias était présent pour assister à l’audience d’Ilyas, Mamadou et Zakaria, ces trois jeunes de Seine-Saint-Denis qui ont attaqué la France pour cette pratique qu’ils jugent discriminatoire. Ils avaient 17 et 18 ans au moment des faits.

Le 1er mars 2017, alors qu’ils rentraient d’un voyage scolaire à Bruxelles avec leur classe de Terminale du lycée Louise-Michel (Épinay-sur-Seine), ils sont contrôlés par la police dans la gare du Nord. Leurs camarades de classe, un accompagnateur et leur professeure sont formels : ces contrôles se sont faits à base de tutoiement, de palpations et fouilles des valises devant les badauds qui passaient.

Selon Mediapart, un des policiers aurait même lancé : « On a eu raison de le contrôler, il a un casier judiciaire ». La professeure essayera de s’interposer, rien n’y fait. Le Bondy Blog précise que « le lendemain, l’enseignante tente de déposer plainte contre les policiers au commissariat de Saint-Denis mais la police refuse de prendre sa plainte ».

Le déni de l’Etat

Présent lors de l’audience, le député LFI Eric Coquerel rappelle qu’en début d’année, son groupe avait déposé une proposition de loi "relative à la mise en place d’un récépissé dans le cadre d’un contrôle d’identité". À Regards, il explique qu’au moment de la rédiger, « on savait que c’était discriminatoire, mais on a découvert des statistiques évidentes, que personne ne peut contester ». Pour rappel, en 2017 le Défenseur des droits publiait une enquête sur le contrôle au faciès, démontrant que les jeunes hommes perçus comme noirs ou arabes ont « une probabilité vingt fois plus élevée que les autres d’être contrôlés ».

Eric Coquerel ajoute :

« On a découvert que le contrôle au faciès était inefficace – le taux de contrôles qui débouchent en affaires c’est 4%, majoritairement pour "outrage et rébellion". Et on a découvert que c’était dangereux pour ceux qui les subissent – il y a eu des drames – mais aussi pour les policiers qui sont mis dans un contexte malsain qui ne peut que nuire au rapport qu’ils ont avec la population. »

Comme le souligne Mediapart, les contrôles d’identité "au faciès" ne laissent aucune trace administrative. C’est bien tout le problème. Au point que la préfecture ne retrouvera pas les policiers en cause ici. Pourtant, l’un d’entre eux a rédigé un rapport pour tenter de justifier ce contrôle, osant faire le parallèle avec le « contexte actuel » : « actes terroristes » et « trafic de stupéfiants ».

Les policiers refusent de penser leurs pratiques. Et ils sont tombés, bon gré mal gré, dans un tourbillon vicieux : s’il y a plus de noirs et d’arabes en garde à vue, en prison, ça n’est pas par hasard. Contacté par Regards, Mathieu Rigouste, chercheur en sciences sociales, est formel : « Dans la culture policière, les affaires faciles, c’est les stups et les histoires de papiers. On considère que pour ça, c’est plus rentable d’aller contrôler des jeunes noirs et arabes. Et cela permet de justifier un dispositif de ségrégation socio-raciste. » L’Etat a ainsi évalué les populations immigrées (ou qui semblent l’être) comme des populations "à risque". Slim Ben Achour, l’avocat des trois jeunes, évoque pour sa part un « racisme conscient ou inconscient ».

L’impossible preuve ?

À l’audience, lundi, le procureur Yves Badorc a, sans grande surprise, demandé le rejet des plaintes au nom de la « présomption de légalité » des policiers. En effet, il n’appartient pas à l’accusé d’apporter la preuve de son innocence. Il assène :

« On ne peut pas inviter les autorités publiques à chaque fois à se justifier au cas par cas. »

Et nous nous retrouvons dans une impasse. D’un côté des policiers qui nient leurs propres pratiques, de l’autre des jeunes gens incapables de prouver qu’ils ont été contrôlés, ne serait-ce qu’une seule fois. « Une discrimination qui pollue l’ambiance des quartiers, déplore le député insoumis, qui renvoie l’idée que la République méprise une partie de ses enfants. » D’où les demandes de caméras sur les agents, de récépissés, etc. Des solutions à double-tranchants, selon Mathieu Rigouste :

« Tous les policiers ne s’opposent pas aux caméras ou aux récépissés. Le modèle est déjà développé, notamment aux Etats-Unis, et on a des retours sur l’utilisation : des caméras qu’on allume et éteint quand on veut, des vidéos compromettantes pour la police qui disparaissent, etc. Le récépissé, lui, peut être utilisé contre un jeune qui aurait été beaucoup contrôlé sur le thème "c’est bien que vous avez quelque chose à vous reprocher". La police adapte ses pratiques de contrôle et sa violence en fonction du statut social, des formes d’organisation et des résistances qu’on lui oppose. »

À quand l’Etat de droit ?

Une impasse qui met le feu aux poudres dans une relation déjà extrêmement tendue entre jeunes et policiers. Si la plupart de ces contrôles ne débouchent sur rien, certains finissent au poste pour "outrage et rébellion", la formule consacrée lorsqu’un "contrôlé" exprime son mécontentement d’être contrôlé pour rien. Quand ça ne dégénère pas comme ce fut le cas pour la mort d’Adama Traoré en 2016 ou celles de Zyed et Bouna en 2005, entre autres.

Et Slim Ben Achour de conclure sa plaidoirie ainsi :

« Ce sont des jeunes qui sont venus me voir, car ils voulaient changer le monde en appliquant simplement le droit. »

Le verdict est attendu pour le 17 décembre prochain. D’ici là, « le contrôle au faciès sera un des sujets des "rencontres nationales des quartiers populaires", qu’on organise le 18 novembre, à Epinay », nous raconte Eric Coquerel, ajoutant : « C’est une bataille qu’il faut continuer à mener ».

Publié le 26/10/2018

Eduqués, formés et… discriminés: les injustices au travail des Français d’origine maghrébine

 Par Nesrine Slaoui (Bondy Blog pour Mediapart. Site mediapart.fr))

Malgré les efforts, le travail et les beaux discours, les discriminations à l’embauche des jeunes diplômés d’origine maghrébine persistent. Pour y remédier, chacun a sa méthode : accepter un poste en dessous de ses compétences ou créer sa propre entreprise. D’autres encore décident de quitter la France, contraints de devoir se réaliser en dehors des frontières.

« Fais des études et tu t’en sortiras. » Comme nombre d’enfants issus de l’immigration, Youcef*, 30 ans aujourd’hui, a entendu ses parents répéter inlassablement cette phrase. À leurs yeux, comme pour beaucoup de familles pauvres et immigrées, l’école est le seul moyen de s’en sortir, d’éviter la précarité et de s’élever socialement.

Même s’ils y sont encore largement minoritaires, les jeunes Français d’origine étrangère sont de plus en plus nombreux à fréquenter les amphithéâtres de l’enseignement supérieur et des grandes écoles : la garantie d’un emploi à la hauteur de leurs compétences une fois le diplôme obtenu, à en croire le discours méritocratique républicain. Pourtant, six ans après avoir fini ses études dans une école de commerce, Youcef est encore vendeur à mi-temps chez Ikea…

Un stand Pôle emploi au Forum de l'Alternance à Paris, en 2015. © Reuters

Malgré les efforts, le travail et les beaux discours, les discriminations, elles, persistent. Selon les conclusions d’une enquête publiée en décembre 2016 par le ministère du travail, réalisée entre avril et juillet 2016, les recruteurs ont tendance à privilégier les noms à consonance « hexagonale » au détriment de ceux à consonance maghrébine, et ce quel que soit le niveau de diplôme. Pour cette étude, deux chercheurs de l’équipe d’ISM Corum, un cabinet expert en testings, ont envoyé des faux C.V. à quarante entreprises françaises de plus de 1 000 salariés chacune.

Leur méthode ? L’équipe a créé deux profils quasi identiques : mêmes parcours scolaires, nationalité française, mêmes expériences professionnelles, à une seule différence, les noms des candidats. Un profil avait ainsi un patronyme à consonance maghrébine, l’autre « hexagonale ». Au total, ce sont environ 1 500 tests qui ont ainsi été menés.

Le résultat est implacable : 47 % des profils jugés de type « hexagonal » ont décroché un entretien contre 36 % des enfants d’immigrés maghrébins, soit un écart de 11 points. La discrimination est encore plus forte dans 12 des 40 entreprises testées, avec un écart de 35 points… Une situation que Zoubeir Ben Terdeyet a bien connue. Lors de ses études, ce Français d’origine tunisienne, aujourd’hui directeur de vente de Splunk, une multinationale américaine spécialisée dans le traitement de données, cherchait un stage pour valider son master : « J’ai envoyé ma candidature à un cabinet d’experts-comptables. Ils m’ont répondu qu’il n’y avait plus de place. Mais quelques jours plus tard, deux camarades ont postulé. Elles s’appelaient Marie et Coralie, et elles, ont été prises. »

Des expériences discriminatoires qui sont tout autant de déceptions pour ces jeunes diplômés qui arrivent sur le marché du travail. « On cumule le fait d’être pauvre, arabe et musulman », analyse Zoubeir Ben Terdeyet. Du haut de ses 40 ans, le père de famille se souvient des expériences vécues et énumère les récits de discriminations autour de lui. « Une fois, un ami d’origine maghrébine a postulé pour être manager. Il s’est vu répondre qu’il avait un bon profil mais que ce n’était pas possible car personne dans l’entreprise n’accepterait d’être dirigé par un Arabe. »

La loi, modifiée en 2016, sanctionne pourtant de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende toute entité qui discriminerait au travail. Aujourd’hui, en plus de l’origine ethnique, vingt-deux critères sont considérés comme discriminants, tels que le handicap, l’âge, le sexe, le lieu de résidence… Preuve qu’il ne s’agit pas d’un phénomène à la marge, selon le bilan 2017 du Défenseur des droits, l’origine est le premier critère, en volume, des réclamations auprès de l’institution dans l’emploi privé (21,2 %), le deuxième dans l’emploi public.

Mais il ne faut pas se méprendre : les discriminations sont loin d'être actives et visibles. Un des problèmes qui empêche un certain nombre de personnes d'accéder aux opportunités professionnelles correspondant à leurs compétences réside dans un système qui favorise le recrutement par cooptation. « Il y a un véritable marché caché de l’emploi, insiste Zoubeir Ben Terdeyet. Dans certains métiers, il faut être du sérail pour avoir simplement accès aux annonces. » Un système qui exclut davantage ceux dont le capital social est faible.

C’est pour lutter contre cette opacité que Zoubeir a fondé en 2004 son propre réseau, « Les Dérouilleurs ». Dès sa création, l’association s’est donné pour mission d’aider les jeunes issus de l’immigration à trouver un stage, une formation, un emploi dans leurs métiers de compétences ou tout simplement à développer leur réseau professionnel. « Au début, on avait beaucoup de profils dans l’informatique et la finance. Désormais, le réseau s’est ouvert, jusqu’aux avocats par exemple ! »

Les Dérouilleurs, qui comptent aujourd’hui plus de 4 000 membres, ont grandi grâce aux 52 soirées organisées à Paris et la dizaine à l’étranger, comme à Londres, Dubaï ou encore Genève. En quatorze ans d’activités, l’association a permis à plus de 200 personnes de trouver un emploi, selon le décompte de son fondateur. Mais le travail est loin d’être accompli, en témoignent les chiffres et les études qui montrent que les discriminations persistent : les Dérouilleurs doivent reprendre leurs soirées à partir de janvier 2019.

C’est ce manque de réseau que subit Youcef. Le trentenaire a grandi avec ses frères et sœurs à Franconville, élevé par une mère au foyer et un père commerçant sur les marchés. Après un DUT en gestion d’entreprise, il décide d’intégrer une école de commerce, l’ESGCI Paris. C’est son job de vendeur à Ikea le week-end qui lui a permis de financer ses études. Ce poste, il l’occupe toujours aujourd’hui, six ans après son master.

Comme Zubeir, Youcef a eu toutes les peines du monde à trouver un stage nécessaire à la validation de son diplôme. « Trois semaines avant la deadline, un de mes professeurs m’a proposé d’intégrer sa start-up pour créer une application mobile. Il m’a fait passer un entretien dans un kebab ! » L’enseignant lui promet qu’après les six mois de stage, il sera embauché en CDI : « Mais l’application n’a pas été finie à temps. Il voulait me prolonger comme stagiaire et j’ai refusé. »

Youcef s’est alors retrouvé sans travail. Pour gagner sa vie, il a accepté un CDD de trois mois à temps plein chez Ikea qu’il a ensuite prolongé pour six mois : « À un moment, j’ai arrêté de chercher un autre job. Je ne savais pas où postuler, à quelles annonces. » Finalement, il y a un an, c’est une école qui l’a contacté pour une formation de chef de projet digital. Depuis, il développe une plateforme qui permettra aux entreprises de créer leur propre site internet. « Mais je suis seulement en CDD et payé avec un salaire d’alternant, ce qui m’oblige à garder mon poste chez Ikea. »

Créer son entreprise ou partir à l’étranger pour échapper aux discriminations

Comme Zubeir et Youcef, de nombreux descendants de l’immigration trouvent moins facilement un emploi que leurs confrères sans origine étrangère. Selon l’Insee, ce sont les personnes originaires du Maghreb qui en souffrent le plus. Une enquête menée en 2017 démontre même que, d’une génération à l’autre, la discrimination ne s’est pas réduite.

« Ils rencontrent des difficultés voisines de celles de leurs parents en termes d’accès à un emploi ou pour en obtenir un qui soit stable ou en adéquation avec leur qualification », observe l’institut. Les descendants du Maghreb sont aussi plus exposés au chômage : « Leur taux d’emploi est inférieur à ceux sans ascendance migratoire. L’écart est de 23 points dans les dix années qui suivent les études », note l’Insee. « Vu que je n'arrivais pas à trouver de jobs même quand j'envoyais des candidatures tous les jours, ma mère me disait de raser ma barbe. Je ne l'ai pas fait, indique Youcef. Je n'arrivais pas à accepter l'idée que j'étais discriminé pour mes origines ethniques après autant d'années d'études. »

Un phénomène d’exclusion qui n’épargne pas les femmes. Même si Siham Hadjam a trouvé un poste dans une grande entreprise de télécommunication juste après ses études de communication à l’Inseec, elle a subi des remarques qu’elle n’oublie pas : « Un jour, on m'a demandé de quelle origine j’étais. Quand j’ai dit algérienne, j’ai eu comme réponse : “Tu as de la chance, ça ne se voit pas.” » C’est dans cette même entreprise, où elle est en charge des sujets responsabilité sociale et environnementale, que la jeune femme se rend compte de la sous-représentation des gens qui lui ressemblent : « Je voyais bien qu’aux postes de direction jusqu’aux vendeurs en boutique, il n’y avait pas beaucoup de personnes issues de l’immigration. »

La jeune cadre a fini par quitter son job pour se lancer dans l’entreprenariat. « Jusqu'à mes 26 ans, j’étais persuadée que quand on veut on peut. Puis, avec le temps et les expériences, je me suis rendu compte que parfois, c'est les autres qui ne veulent pas de vous. » En 2016, elle fonde Cyconia, un cabinet de conseil spécialisé dans les ressources humaines et le bien-être au travail. « Je voulais créer un espace pour me sentir moi-même, à l’aise avec ma double culture », explique-t-elle. Depuis un an, elle embauche une quinzaine de personnes : « Je reçois des C.V. de grande qualité de gens issus de l’immigration avec de l’expérience, en plus d’avoir mené des études dans de grandes écoles de commerce. En entretien, quand je leur demande pourquoi ils veulent travailler chez moi, souvent ils me répondent :“Vous êtes la seule à m’avoir répondu” ! Les embaucher, c’est aussi s’attaquer au syndrome de l’imposteur. Il y a tout un travail de déconstruction à réaliser. Certains pensent que je les ai recrutés parce qu’ils sont arabes alors que je les ai choisis pour leurs compétences. »

Face aux discriminations, chacun a sa méthode : créer un réseau d’entraide comme Zubeir ou sa propre entreprise comme Siham. D’autres encore décident de quitter la France, contraints de devoir se réaliser en dehors des frontières. C’est le choix d’Amir*, ingénieur de 30 ans, diplômé en 2013 d’un master en ingénierie des matériaux à Lyon. « Je n’arrivais pas à réaliser mon objectif professionnel en France. De plus, j’ai senti une atmosphère nauséabonde depuis le début des attentats. » En 2016, le jeune homme rend son appartement, achète un grand sac à dos, un billet aller pour l’Asie et voyage de pays en pays. « Un jour, j’étais derrière mon ordinateur à Osaka, au Japon. J’ai vu passer une offre de travail : un laboratoire allemand cherchait un assistant de recherche. Dans la journée, j’ai envoyé une candidature. J’ai pris le poste moins de deux mois plus tard. »

Amir se rappelle ses échecs en France, toutes les candidatures envoyées en vain. Il a bien tenté de pousser encore ses études, rêvant de poursuivre en thèse, mais le financement a été suspendu au dernier moment. Il s’est porté candidat pour quelques remplacements dans des laboratoires publics et privés mais les places sont chères, bien en deçà du nombre élevé de candidats. Sans autre choix, Amir a dû finalement se rabattre sur des petits jobs, des emplois alimentaires : « J’ai donné des cours à des enfants, j’ai fait des inventaires, j’ai même travaillé comme veilleur de nuit dans des résidences pour personnes âgées », tout en essayant de trouver un poste d’ingénieur, sans succès.

Désormais, c’est de l’autre côté du Rhin qu’il est heureux et s’épanouit professionnellement : « À l’étranger, je suis considéré comme Français. J’ai plusieurs fois essayé d’expliquer à mes voisins que j’étais aussi algérien de par mes origines mais ils ne savent pas où situer ce pays sur une carte ! Pour eux, je suis français, point. »

Publié le 25/10/2018

Social et santé face à l’épidémie marchande

De quoi le management est-il le nom ?

paru dans lundimatin#162,  (site lundi.am)

 

Dans ce texte, Sandra Leberthe, psychologue en addictologie et Jonathan Louli, sociologue, anthropologue et travailleur social, examinent le rapport entre soin, marchandisation et management.

« Une voix dans mon crâne s’égosille. Casser la culture du secret. Faire du bruit. Taper des mains sur la table et des pieds dans les portes. Briser la spirale du déni et de la culpabilité. RÉSISTER. »

Marin LEDUN, Carole Matthieu, les visages écrasés

« En multipliant la violence par l’entremise du marché, l’économie bourgeoise a tellement multiplié ses objets et ses forces que les bourgeois, comme les rois, ne parviennent plus à les gérer : la gestion a besoin de tout le monde »

Théodor ADORNO, Max HORKHEIMER, 1947, La dialectique de la raison

La fonction des secteurs de la santé et du travail social peut être ambiguë. Spécifiquement en ce qui concerne leur apport à l’émancipation individuelle et collective de personnes ou de groupes éloignés des sommets de la pyramide sociale. Une variété de dynamiques traverse ces champs professionnels et les rattache à la « totalité », c’est-à-dire à la société, à laquelle ils appartiennent [1]. Le propre de notre « totalité » actuelle étant d’être dominée par les logiques marchandes et capitalistes, le social et la santé sont de plus en plus traversés par de nouvelles dynamiques du capitalisme, de la marchandisation de l’État et des services publics.

Pour comprendre ces évolutions, il faut parvenir à en analyser les différents rouages. Ils vont des politiques publiques et réglementations jusqu’aux postures et interactions des différents acteurs, sans oublier tous les champs et domaines voisins qui ont une influence sur le social et la santé (la sécurité, l’économie, la culture…). Les nouvelles logiques managériales qui se développent dans ces deux secteurs sont à nos yeux l’un des rouages qui contribuent le plus aux oppressions des travailleuses, des travailleurs et des personnes bénéficiant de ce travail.

Nous avons tous deux observé ces phénomènes à travers différentes expériences professionnelles dans le travail social au sens large : de l’animation et du handicap à l’insertion par le logement, l’addictologie ou la prévention spécialisée, en passant par la formation, la recherche et les activités militantes. Ces expériences nous ont fourni l’occasion de recueillir différentes observations et échanges avec des acteurs, qui ont alimenté le travail d’analyse restitué dans les pages qui suivent. Nous ne prétendons pas à une vérité scientifique et académique, mais cherchons avant tout à partager une réflexion tirée de nos expériences, de nos observations, de témoignages recueillis, dans l’espoir d’aider à penser, à résister, d’autres personnes qui partageraient des expériences ou réflexions similaires.

Ce que nous appellerons les logiques managériales sont un ensemble de façons de penser, de faire, d’organiser le travail, tirées du système idéologique du management marchand, considéré comme un bras armé des logiques capitalistes. Jusque dans le dernier quart du XXe siècle, le management se présentait comme la « science de la gestion » du monde de l’entreprise. Avec pour unique fonction de défendre les intérêts et la pérennité de l’entreprise – donc de ceux qui y détiennent le pouvoir. Ce système de pensée, ou idéologie, s’est étendu en s’adaptant aux évolutions sociales et politiques de notre société, caractérisée par un développement des logiques marchandes. Ainsi, le management déborde du monde de l’entreprise, au fil des nouveaux marchés conquis, et s’immisce dans les domaines de la santé, du travail social, de la culture, de l’enseignement, de l’économie sociale et solidaire, des services publics au sens large…

En observant des tendances en cours dans les secteurs de la santé et du travail social, nous souhaitons montrer l’implication des logiques managériales marchandes dans la détérioration du sens et des conditions de travail subie par les acteurs de ces secteurs. Par-là, nous souhaitons montrer que ces évolutions dans l’organisation du travail ont des effets délétères sur des sphères professionnelles longtemps considérées comme totalement extérieures aux logiques marchandes et productivistes ; que, par conséquent, les personnes pouvant bénéficier de ces services (sociaux, sanitaires, éducatifs, etc.), subissent elles aussi les conséquences des réaménagements marchands. Cette invasion par les logiques managériales marchandes se présente comme un des assauts les plus révélateurs du capitalisme contre l’intérêt général.

Pour étayer ces analyses nous évoquerons dans un premier temps l’apparition et l’évolution de ce système idéologique managérial. On verra que d’après les idéologies dominantes, les « valeurs » de l’entreprise, ou plutôt ses injonctions à l’efficacité, à la performance et à la rentabilité, doivent se généraliser car elles seraient les plus rationnelles pour gérer une société. L’État gagnerait à fonctionner comme une entreprise, l’individu lui-même est incité à être « acteur » ou auto-entrepreneur de sa vie privée et professionnelle. Nous présenterons ensuite les principaux impacts de ces nouvelles façons de penser et de faire le travail que nous avons repérés dans les secteurs du social et de la santé.

Le mot « management  » vient de l’anglais « to manage » et désigne « celui qui s’occupe de quelque chose. », « qui conduit ». « To manage » au XVIe siècle est employé en anglais dans le domaine de l’équitation, et signifie « entrainer, dresser un cheval ». Ce mot en vient à évoquer le responsable d’une entreprise ou d’une institution, surtout dans le domaine des arts et du spectacle, au XIXe siècle, en Angleterre puis en France [2].

Rapidement, dans le monde anglo-saxon, avec le système de production fordiste, « manager » renvoie aux « cols blancs » qui pensent le découpage des tâches à effectuer par les travailleurs manuels ou subalternes. Les « managers » sont responsables de l’augmentation de la productivité, et contribuent à l’entrée dans des sociétés de consommation et de production de masse. Après la Seconde guerre mondiale, les Etats-Unis exportent leur savoir-faire managérial pour aider les économies européennes à se redresser. À une époque où il faut remettre sur pieds toute la production de biens de consommation courante et de logements notamment, le management montre toute son efficacité à organiser une production standardisée et industrielle. Les managers perfectionnent leurs méthodes et les organisent en une discipline à l’allure scientifique [3]. Pourtant le management marchand montre rapidement ses limites, notamment en termes de souffrance au travail, spécifiquement dans les secteurs industriels par lesquels il est arrivé.

Les sociologues P. Dardot et C. Laval remarquent en effet que si différents courants se succèdent dans le management de l’entreprise, tous visent à participer aux évolutions du capitalisme [4]. Les deux auteurs décrivent plus spécifiquement l’évolution du management au tournant des années 1970, dans une société française où l’État cesse peu à peu d’être « Providence », c’est-à-dire garant de droits sociaux sous la pression des nombreux travailleuses et travailleurs qui les défendent. Au contraire, lui-même conquis par l’idéologie néolibérale qui l’envisage comme une entreprise, l’État raisonne de plus en plus en fonction d’un calcul coûts / avantages, et gère les risques qu’il encourt.

Cet État néolibéral favorise le développement d’une logique managériale qui revêt les aspects d’une « science totale », comme en rêvait Von Mises, l’un des grands-pères du néolibéralisme. Ce courant de pensée dominant ne cherche donc pas exactement un recul de l’État, mais un État régi par les règles de l’efficacité, de la rentabilité, de la concurrence et de la sécurité, à l’image d’une entreprise privée. Pour les deux sociologues l’individu est enjoint à travailler pour l’entreprise comme si c’était pour lui-même. Cette dernière est donnée comme le lieu de toutes les innovations, comme un espace de compétition, d’adaptation aux constantes exigences du marché. Ce qui prime, c’est la recherche de la performance, de l’excellence, du « zéro défaut ». Le sujet est sollicité pour se conformer à cette image, intégrer les contraintes qui l’accompagnent, par un constant travail sur soi, il doit « s’investir dans son travail », « se motiver », « se dépasser ».

Mais la prosternation devant les logiques marchandes, conçues comme l’horizon le plus sûr, implique de sacrifier toute une partie du travail humain. La gestion marchande doit en effet exclure au maximum l’imprévu, le singulier, l’incommensurable, l’indicible, au profit de normes, réglementations et procédures, visant à augmenter la productivité et la rentabilité, autant que la maîtrise du processus de travail. En conséquence, estime A. Reverchon [5], les salariés agissent au quotidien dans un cadre qui n’est pas pensé par eux-mêmes (ni véritablement pour eux-mêmes). Ce qui paraît naturel au travail résulte en fait de plus en plus d’une accumulation d’idées et de concepts élaborés par des managers, des technocrates et experts en sciences de la gestion, de l’entreprise, de la finance : de ce qu’est devenu le travail en contexte capitaliste. L’écart se creuse entre le « travail prescrit » par le mangement et le « travail réel » vécu par les travailleurs [6].

Pour C. Dejours, le « travail prescrit » correspond à l’ensemble des procédures dictées par les managers et inspirées par les experts. Il revêt l’apparence d’une rationalité, d’une logique supérieure qui s’impose aux travailleuses et aux travailleurs. Le « travail réel » se compose des situations de travail ordinaires et quotidiennes, parsemées d’évènements inattendus, de pannes et autres incidents. Travailler, selon le psychologue, serait donc « combler l’écart entre le prescrit et l’effectif : le réel se fait connaître au sujet par sa résistance aux procédures, aux savoir-faire » (p. 38).

Le travail humain est soumis à une rationalisation croissante, c’est-à-dire une façon de le penser, de l’organiser, de l’évaluer, puis de le faire. Cette rationalisation, cette transformation, échappe de plus en plus aux désirs, volontés et revendications des travailleurs : les hiérarchies se passent généralement de leur avis. En conséquence, l’écart se creuse entre, d’une part, la pensée managériale construite autour de méthodes imposées de façon non-démocratique, et, d’autre part, le travail vécu par les salariés, indéfectiblement lié à l’affect et à l’imprévu, porteur d’invention et de créativité. L’évaluation managériale ou gestionnaire du travail, les « démarches qualité », ne tiennent pas compte de ce qui relève finalement de la dimension « humaine » (qui devient une simple « ressource »), de même que les références aux savoir-faire et travail concret sont largement gommés, et l’art du métier passe après l’art de la guerre économique.

Celui qui veut vraiment comprendre et évaluer un travail doit tenir compte de cet écart entre travail prescrit et travail réel, et s’intéresser à la construction de ce que Dejours appelle les « règles de l’art » par les travailleurs et aux sens et enjeux que ces derniers confèrent à leurs activités. Cela nécessite de reconnaitre la capacité de création et d’invention des travailleurs subalternes, pour dépasser les problèmes rencontrés dans les situations réelles et quotidiennes de travail. Nous en sommes très loin actuellement : les références au concret et au réel des métiers sont remises en cause dans les normes et procédures conçues par la pensée managériale, dans la plupart des domaines professionnels où celle-ci a pris le pouvoir dans l’organisation du travail. Les situations des secteurs du social et de la santé sont à ce titre intéressantes à observer pour différentes raisons. On peut en effet y voir les logiques marchandes dans une forme naissante (mais bien engagée) et hybride.

Le management du social et de la santé

La logique marchande est jugée par les détenteurs de pouvoirs économiques et politiques comme la plus pertinente pour gérer la société tout en leur permettant de maintenir leurs positions dominantes. À ce titre, elle est introduite dans un nombre croissant de champs sociaux et professionnels qui lui échappaient jusqu’ici. Après les transports, l’énergie et la protection sociale, après les communications et la sécurité, c’est la santé et le travail social au sens large, qui sont offerts en pâture à la privatisation, aux entrepreneurs et aux financiers. La loi, procédant à la façon d’une hache, ouvre les secteurs de la solidarité et du soin à la concurrence  : triste paradoxe. Les marchés gagnent du terrain, et de nouveaux aspects de la vie humaine tendent à devenir des marchandises sous le règne du capitalisme. Pour le social et la santé, la « chalandisation » [7] s’accentue, comme dit le sociologue Michel Chauvière.

À partir de la période de reconstruction du pays après la Seconde guerre mondiale, s’est développé un « État-Providence » qui concevait notamment le travail social et la santé comme des interventions de la société sur ses propres dysfonctionnements. Au prix d’une mise en œuvre autoritaire et bureaucratique (en un mot : technocratique), l’État déployait sa générosité, et gérait ces secteurs selon des logiques de solidarité sociale, donc des logiques d’inconditionnalité et de gratuité. Ce qui témoigne désormais de l’infection, par les logiques marchandes et concurrentielles, du social et de la santé, ce n’est pas seulement les diminutions budgétaires qui les frappent. C’est également et surtout l’introduction de dispositifs managériaux et entrepreneuriaux qui deviennent les outils privilégiés et les symptômes de cette infection capitaliste. Se faisant, l’État réoriente les buts et fonctions du social et de la santé, engendrant de fait, un recul de la solidarité. Les intérêts marchands se confondent chaque jour un peu plus avec les intérêts de l’État, et nos secteurs professionnels sont à leur entière merci.

En effet, tant que l’État est leur principal financeur, le travail social et la santé procurent des bénéfices en termes d’image. La population rechigne moins à payer l’impôt, à voter et à respecter la loi et les représentants de l’État, car ce dernier a l’air de défendre l’intérêt général. Dès que les bénéfices politiques sont insuffisants ou que leurs coûts sont trop élevés, la défense des intérêts de l’État se traduit par des réductions budgétaires souvent destructrices, et par la quête de bénéfices économiques et matériels. Baisser les budgets du social et de la santé, c’est faire du profit à investir ailleurs pour l’État. Le travail social et la santé pouvaient jusqu’ici être vus comme des conquêtes populaires et sociales ; elles étaient financées et dirigées par l’État, mais en usant du prétexte de la « crise économique », celui-ci impose une quête de rentabilité politique et financière. Dès lors, on retrouve dans ces champs professionnels une logique entrepreneuriale de quête de profits, notamment à travers l’injonction à la maîtrise des coûts, qui est au final aussi courante en entreprise marchande que dans le travail social et la santé, sous la forme des réductions budgétaires.

Depuis les Contrats Pluriannuels d’Objectifs et de Moyens (CPOM) ou les « appels à projet » que l’État signe directement avec les « opérateurs » (c’est-à-dire les associations et services de terrain), en passant par la diversité des réglementations et modes de pression des appareils d’État, les schémas départementaux, projets de territoire, projets d’établissement, chartes et autres gadgets administratifs, jusqu’aux projets de service et « démarches qualité », des objectifs sont fixés aux équipes et aux salariés, ainsi que les méthodes gestionnaires d’évaluation du travail qui portent majoritairement sur ces mêmes objectifs imposés d’en haut. Les salariés subissent une forme de contrôle de leur travail, qui s’exerce également par la pression budgétaire et le travail en « flux tendu », comme on dit à l’usine, ou « dans l’urgence », comme on dit dans le social et la santé. Plus fondamentalement, les critères utilisés par les « tarificateurs » et leurs experts pour lire l’action de terrain sont de plus en plus simples et limités, parfois statistiques et comptables seulement. Les objectifs fixés et les méthodes imposées pour évaluer l’activité sont en décalage avec le sens et la réalité du travail quotidien. Les professionnels de terrain qui veulent prendre du recul sur le travail, en rendre compte, en façonner le sens, sont finalement « bâillonnés » [8] par les indicateurs gestionnaires et les multiples pressions économiques et institutionnelles.

Le travail consiste globalement à respecter les directives hiérarchiques, les critères et règlementations promulgués par les différents services et strates de l’État. Il n’est pas nécessaire que ces réglementations et évaluations aient le moindre rapport avec une réalité de terrain, il faut simplement respecter les normes et alimenter les indicateurs de manière rationnelle. Alors, pour ne pas devenir des « imposteurs » [9] sidérés par les cyclones de normes opérationnelles qui balaient le sens du travail, beaucoup de collègues du social et de la santé doivent apprendre à mener continuellement de front deux métiers : d’un côté, travailler en respectant toutes les réglementations et prescriptions des appareils d’État tout en rendant compte du travail selon les langages gestionnaires de ces derniers ; d’un autre côté, s’occuper réellement des personnes, familles ou groupes qui sollicitent une aide. D’un côté, travailler pour l’État, de l’autre, pour le bien des congénères. La tension entre ces deux activités produit une souffrance au travail. Mais beaucoup de collègues ne perçoivent pas la distinction entre ces deux travaux : les appareils d’État finançant le social et la santé sont encore vaguement perçus comme une puissance tentant d’agir dans l’intérêt général. Il en découle souvent des confusions et incertitudes sur le sens du travail.

De plus en plus pèse sur les professionnels l’injonction à être avant tout des exécutants des réglementations et des politiques publiques, tandis que les hiérarchies de terrain deviennent des courroies de transmission de celles-ci. Certaines directions prônent donc l’adaptation aux nouvelles normes gestionnaires, ou prêchent une forme de pragmatisme désenchanté et calculateur pour tenter d’assurer la survie de leur établissement. L’adaptation doit se réaliser, quitte à faire taire les « lanceurs d’alerte » ou les militants. L’exercice de beaucoup de managers et équipes de direction est au service de ce réalisme comptable qui asphyxie les valeurs et l’éthique du travail social et la déontologie des personnels soignants.

La gestion entrepreneuriale importée par le néo-management dans le social et la santé peut ainsi générer des retournements du sens et des effets du travail : à l’hôpital et dans le médico-social, elle peut mettre en danger physique et psychique les soignants. Le personnel est sous pression, et doit également affronter la transformation de l’hôpital en structure quasi-entrepreneuriale, avec parfois un sentiment de « travail à la chaîne ». Dans certains hôpitaux, l’administration demande aux aides-soignantes de chronométrer le temps qu’elles passent à effectuer une toilette. Dans le social cette logique peut amener à exclure des dispositifs les bénéficiaires qui n’entrent pas dans les cases. On observe de manière flagrante ce phénomène dans le domaine de l’insertion, qui est le « cheval de Troie » par lequel les politiques libérales se sont introduites dans les secteurs du travail social historiquement les moins concernés par les logiques marchandes [10]. À la Mission Locale ou à Pôle Emploi, les conseillers et conseillères sont indirectement incités à concentrer leurs efforts sur les bénéficiaires dont la situation peut le plus facilement être réglée – ceux qui ont le moins de problèmes – de sorte à pouvoir améliorer les statistiques de réussite. Il en résulte que les personnes qui auraient le plus besoin de ces dispositifs en sont écartées puisqu’elles risquent d’en pourrir les résultats.

Au fur et à mesure que progresse dans le social et la santé, la logique de défense des seuls intérêts de l’État et de la compétitivité économique, les rares réglementations imposées par les luttes sociales pour protéger les salariés et les qualifications professionnelles apparaissent trop rigides, trop coûteuses. Dans la quête de fluidité et de profit des logiques entrepreneuriales, les métiers pensés pour réaliser ces activités sociales, sanitaires, humaines, deviennent bien trop encombrants avec leur éthique, leurs approches artisanales et cliniques, leur quête de sens. Ils deviennent des morceaux d’une culture obsolète.

De nombreux indicateurs suggèrent les conséquences de l’entrée des logiques managériales et entrepreneuriales dans les champs du social et de la santé, comme le suggèrent nos observations :

  • Du côté des salariés, c’est clairement la dégradation des conditions de travail : des arrêts de travail plus nombreux, des arrêts longs avec prolongations, de l’absentéisme, un « turn over » important, des abandons de poste, des avertissements pour « insuffisances professionnelles » parce qu’on ne remplit pas les documents de la démarche qualité, des inaptitudes « pour raisons non professionnelles » (c’est-à-dire la possibilité d’exercer son métier, mais ailleurs que chez l’employeur considéré), des licenciements pour « motif personnel » (quand par exemple la direction reproche à un salarié des « désaccords pédagogiques » trop fréquents et remettant en cause sa place dans l’association), un désenchantement qui pousse à ne plus voir le lieu de travail comme un espace démocratique, comme en témoignent les faibles taux de participation aux élections professionnelles notamment… Ce désenchantement est renforcé par des attitudes autoritaires des managers et équipes de direction, qui peuvent imposer leur vision du travail et lancer aux équipes : « si vous n’êtes pas content, vous n’avez qu’à changer de travail ».
     Du côté des directions, la volonté est à l’extension des associations, et certaines qui grossissent beaucoup ne sont plus adaptées au travail sur le lien social et la santé. Les Conseils d’administration de nombreuses associations ou hôpitaux deviennent aussi inaccessibles et muets à l’égard des salariés que les Conseils d’administration des entreprises. De ce fait, la communication y circule mal, les enjeux de hiérarchie et de concurrence brouillent le sens du travail au profit du respect des procédures, et entravent la répartition et le contenu des informations, provoquant parfois des rumeurs et des manipulations. Cette mise en cause des finalités et des conditions des métiers génère une insécurité supplémentaire pour les acteurs. Dans les établissements sous tension se développent des stratégies hiérarchiques de « diviser pour mieux régner », qui renforcent le développement des logiques de concurrence entre salariés.

La direction peut encenser le travail de certains services, et se désintéresser d’autres ou les critiquer ouvertement. Certains salariés ont les faveurs de la direction, ils sont écoutés, c’est auprès d’eux que celle-ci prend ses informations au sujet des échanges entre salariés et de ce qui se passe dans certains services, c’est eux que la direction peut parfois acheter avec des financements de formations (typiquement, de chef de service), ou différents autres arrangements, comme étouffer des scandales en échange d’un soutien : en d’autres temps on appellerait cela des courtisans. Après que l’ancien patron d’une association de prévention spécialisée ait proféré des injures et menaces à caractère sexistes à l’encontre des déléguées du personnel lors d’une réunion, plusieurs de ses courtisans ont reproché aux syndicalistes et à leurs alliés d’avoir alerté des acteurs extérieurs : « le linge sale se lave en famille », nous disait l’un de ces courtisans.Faire du collectif ne va pas de soi, dans le social surtout. La place des délégués du personnel (DP) est particulièrement exposée : des directions font régner un climat de suspicion à leur endroit, en se servant des courtisans et de leurs coteries. Les syndicats et leurs militants peuvent être véritablement diabolisés. Les motivations des DP sont souvent mises sur le compte d’une vindicte personnelle contre la direction. Ils sont accusés de fomenter juste pour « foutre du bordel », ou même parfois de vouloir simplement « faire fermer la boîte ».

Conclusion

La mainmise de l’État et des logiques marchandes génèrent dans les mondes professionnels du social et de la santé une structuration pyramidale et une dépossession des travailleurs et travailleuses de terrain du sens de leur activité tel qu’ils veulent le concevoir. En effet cette structuration pyramidale fait des directions et managers associatifs de simples relais des directives des « tarificateurs », et engendre de fait un autoritarisme managérial et patronal, puisque les salariés sont peu ou pas consultés. La tranquillité et la pérennité de l’activité des directions associatives et des hiérarchies dépendent de leur capacité à appliquer le cadre imaginé par les autorités, qu’il s’agisse du cadre budgétaire ou du cadre normatif : c’est-à-dire que les services étatiques n’attendent pas seulement l’équilibre voire le profit financier, ils attendent également que les « opérateurs » défendent certaines façons de penser et de faire le travail. Les valeurs républicaines et sécuritaires, et la délation et la sanction des déviants et des fraudeurs, l’efficience dans l’utilisation des fonds publics et l’intégrisme comptable qui en découle, la « qualité », le « droit de l’usager », et tout le fanatisme marchand et marketing qui s’ensuit…

Ce système de normes et de pratiques, ce cadre normatif, rend les métiers et cultures professionnelles obsolètes, il suffit d’appliquer les directives et respecter les normes. Les conséquences les plus visibles de ces évolutions parmi les professionnels du social et de la santé sont une augmentation des situations de souffrance et d’usure [11]. Les techniciens du pouvoir tentent alors de plus en plus d’incorporer de l’éthique dans leurs manies managériales : on voit apparaître un « management éthique ». Il est notamment encouragé par les recommandations de l’ancienne Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM), désormais disparue et incorporée dans la Haute Autorité de Santé (HAS). L’éthique affichée dans ces méthodes de management n’est qu’une éthiquette, un label, qui participe à l’uniformisation généralisée.

Face à ces tentatives de récupérations managériales du sens du travail, nous considérons que ce dernier doit être réfléchi, travaillé, par les acteurs de terrain et les observateurs indépendants. « Le travailleur social est à la fois porteur de normes, mais aussi émancipateur », écrit M. Autès [12]. Pour veiller au sens des normes transmises et conserver la dimension émancipatrice du travail social et du soin, on ne peut se contenter d’exécuter des actes standards ou une activité strictement quantifiable. Redonner du sens aux métiers implique une réflexion de fond sur les significations du travail social et du soin et les pratiques favorisant l’émancipation. Nous considérons que ces significations s’enracinent dans des valeurs de solidarité et d’autonomie, et que débattre de ces valeurs revient à avoir un débat politique. Pourtant, les conditions d’une prise de position collective des professionnels sur ces valeurs et sur le sens du travail ne semblent pas encore entièrement réunies. Les dimensions politiques du travail social et du soin sont en effet un vaste sujet… que nous étudierons dans la suite de ce texte.

[1] Lefebvre, Henri, 1955, « La notion de totalité dans les sciences sociales », Cahiers Internationaux de sociologie, Vol. XVIII, p.55-77.

[2] Alain Rey, 2006, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, articles « manager », et « management », p. 1330

[3] Luc Boltanksi, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999

[4] Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2009

[5] Reverchon, A., 2016, « Le management en quête de sens », Le Monde, accessible en ligne : http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/09/08/le-management-en-quete-de-sens_4994586_3232.html

[6] Dejours, C., 2003, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, Paris, INRA.

[7] Chauvière, M., 2011, Trop de gestion tue le social, Paris, La Découverte. Pour une présentation plus synthétique de ce concept, voir Chauvière, M., 2009, « Qu’est-ce que la « chalandisation » ? », Informations sociales, n°152, pp. 128-134, en ligne : https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2009-2-p-128.htm

[8] Jonathan Louli, « Critique des baillônements », dans Les Cahiers de la PRAF, n°3, janvier 2014, p. 19 – 22, consultable à l’adresse suivante : https://pagesrougesetnoires.wordpress.com/2017/03/25/critique-des-baillonements/

[9] Gori, Roland, 2013, La fabrique des imposteurs, Paris, Éditions Les Liens Qui Libèrent

[10] Autès Michel, 1999, Les paradoxes du travail social, Paris, Dunod, p. 157 et suivantes.

[11] Ravon, Bertrand. « Repenser l’usure professionnelle des travailleurs sociaux », Informations sociales, vol. 152, n° 2, 2009, pp. 60-68.

[12] Autès, Michel, 1996, « Le travail social indéfini » in Revue des politiques sociales et familiales, n°44, p. 1-10.

Publié le 24/10/2018

Évasion fiscale. 55 milliards d’euros volés par les banques aux États européens

Clotilde Mathieu (site l’humanité)

Le casse du siècle. Deux mécanismes, dont un frauduleux appelé le « Cum ex », ont permis d’escroquer à onze pays européens, dont la France, 55,2 milliards d’euros, révèle une enquête conjointe de 19 médias.

Après les scandales de LukLeaks, Panama Papers, voici « Cum Cum » et « Cum ex », le nouveau scandale d’évasion fiscale. Un hold-up à 55,2 milliards d’euros, estiment les 19 médias, dont le Monde, qui ont mené l’enquête. Ici, il n’est question d’aucun paradis fiscal, mais d’éviter de payer une taxe sur les dividendes versés aux actionnaires en profitant des petits arrangements entre pays européens et de la folie financière.

Le schéma inventé repose cette fois sur deux mécanismes, l’un légal permettant l’évitement de l’impôt appelé « Cum Cum », reposant sur les conventions fiscales passées entre plusieurs États, et l’autre, le « Cum ex », un vaste système permettant le remboursement illégal de l’impôt. Le premier joue sur la fiscalité différenciée entre investisseurs nationaux et étrangers. Via ce simple tour de passe-passe, la perte aurait ainsi été, entre 2001 et 2017, de 24,6 milliards d’euros pour l’Allemagne, 17 milliards pour la France et 4,5 milliards pour l’Italie, selon les calculs du consortium de médias établis sur la foi d’informations des autorités fiscales et judiciaires et d’analyses des données de marché.

Traders, avocats fiscalistes en bande organisée

S’ajoute ensuite l’escroquerie, appelée « Cum Ex », qui de son côté aurait coûté 7,2 milliards d’euros à l’Allemagne, 1,7 milliard au Danemark et 201 millions d’euros à la Belgique. Une fraude est née grâce à l’expérience d’un ancien contrôleur fiscal allemand devenu un avocat de renom, Hanno Berger. Son schéma qui, outre son montant spectaculaire donne à l’affaire une dimension supplémentaire, consiste à acheter et revendre des actions autour du jour de versement du dividende, si vite que l’administration fiscale n’identifie plus le véritable propriétaire. Ce qui permet de revendiquer plusieurs fois le remboursement du même impôt sur le dividende, alors que ce dernier n’a été payé qu’une seule fois. Un stratagème dans lequel fonds d’investissement, traders, avocats fiscalistes opèrent en bande organisée. La liste des pays concernés, ici, se restreint, certains pays ne disposant plus, comme la France depuis 2005, de ce dispositif de remboursement d’impôt.

L’enquête des CumEx Files affirme ainsi que cinquante institutions financières parmi les plus grandes de la planète y auraient participé, à des degrés divers. À commencer par les banques qui, une fois de plus, se retrouvent au cœur du système. Celles-ci auraient, par exemple, fourni les pièces justificatives nécessaires au remboursement fiscal. Seraient impliqués, selon le Monde, quelques grands noms de banques françaises : BNP Paribas, la Société générale et le Crédit agricole. Le journal précise d’ailleurs que si la BNP n’a pas souhaité commenter « en raison de l’instruction judiciaire en cours », les deux autres ont démenti avoir participé à « des opérations illicites ».

31,8 millions d’euros soutirés au fisc allemand

L’enquête part d’outre-Rhin, lorsqu’un agent des impôts trouve suspecte une demande de remboursement. En 2012, six enquêtes pénales visant Hanno Berger et plusieurs négociants en Bourse sont alors ouvertes. À l’époque, l’ensemble des estimations des sommes extorquées au fisc allemand vont d’environ 30 milliards d’euros selon la presse à 5,3 milliards selon le ministère allemand des Finances. Une fourchette aujourd’hui réévaluée à la suite des ­investigations conduites par les médias à 31,8 millions d’euros, d’après les calculs déjà connus de Christoph Spengel, ­spécialiste de fiscalité à l’université de Mannheim.

Clotilde Mathieu

Publié le 23/10/2018

La haine des médias ou la démocratie ?

Par Roger Martelli (site regards.fr)

La liberté de la presse est imprescriptible et inaliénable. Si le droit à la critiquer est tout aussi fondamental, rien ne peut justifier ce qui pourrait bien apparaître comme un désir de la museler. Et, a fortiori, rien ne peut justifier que l’on attise la haine contre elle et ses acteurs.

Voilà trop longtemps que la judiciarisation de la vie publique se substitue à un débat anémié, qui a oublié que la politique a pour fonction première de débattre de la société et des conditions de la vie commune. C’est là que git le problème principal, le vrai problème démocratique, celui qui nous étouffe et qui fait les beaux jours des semeurs de haine et d’exclusion. Faire porter la responsabilité de cette carence sur les acteurs de la presse et de la justice, comme s’ils constituaient un bloc, est une faute. Et agiter le spectre des complots est un facilité, trompeuse donc dangereuse. Au temps de la guerre froide, les uns vitupéraient le "parti américain", les autres le "parti de Moscou". Qui a gagné à ces simplismes ? En tout cas, je peux assurer que ce ne fut pas le Parti communiste français.

Qu’il y ait désormais une mise en scène publique délétère de la perquisition, de l’arrestation ou de la garde à vue est une chose. Elle est du même registre que l’étalage universel de la force, policiers grimés en Robocop ou vigiles bodybuildés qui arpentent les rues et les couloirs de métro. Mais cet usage spectaculaire, qui entend fonder l’ordre sur l’intimidation, n’est pas toujours étroitement ciblé. Il touche en grande majorité les humbles et épargne les puissants. Il peut aussi toucher des puissants, ou en tout cas des moins faibles, sans qu’il soit besoin d’invoquer le spectre des machinations, d’autant plus vénéneuses qu’elles sont bien entendu masquées. La main de Macron, après celle de Washington, de Moscou, de Tripoli ou de Téhéran ? Ce n’est pas être naïf que de dire que cette orientation du débat risque de présenter, pour ceux-là mêmes qui l’utilisent, plus de déboires que de succès.

Une presse plurielle

Il est arrivé, dans la dernière période, que des mots très durs soient employés contre la presse, parfois assortis de propos légitimant la « haine » à l’égard de la « médiacratie ». Stigmatiser en bloc une galaxie qui relève de statuts, d’options et surtout de moyens sans commune mesure entre eux est une facilité que l’on pardonne difficilement à qui veut changer le monde. Et que dire alors, quand les cibles ne sont pas les titres possédés par les puissances d’argent, mais des organes indépendants (Mediapart est un des rares qui soit parvenu à cette indépendance) et des médias du service public ? Comme si la dépendance présumée à l’égard du politique comptait bien davantage que la soumission bien réelle aux ratios financiers, à l’opinion publique calibrée et à l’air du temps. Comme si, parce que toute question sociale est fondamentalement politique, tout relevait dans le détail des organismes et des hommes politiques institués.

Qu’un responsable politique ou qu’un mouvement politique proteste contre ce qu’il croit être une injustice est un droit que nul ne peut contester. Mieux vaut toutefois se méfier de la façon d’exercer ce droit. Il est évident que, dans la pratique, la justice n’est pas si égale qu’elle doit l’être en théorie. Il n’est donc pas faux, hélas, de dire qu’il y a deux poids et deux mesures. Mais protester contre le fait que, par exemple, tel ou tel à droite a été moins sévèrement traité, quand les accusations portées étaient plus graves, est un exercice à double tranchant. On ne demande pas à la gauche d’être moins pire que la droite : on lui demande d’être autrement que la droite, dans un autre rapport à l’argent et au pouvoir. La gauche doit être irréprochable, ou bien, à un moment ou à un autre, elle se renie. Celui qui s’estime dans son bon droit doit s’attacher à démontrer son irréprochabilité, pas à étaler son agressivité.

L’indépendance inaliénable de la presse

On ne peut pas critiquer les magistrats et les policiers pour manque d’indépendance et agir avec eux comme si on leur demandait de se soumettre à une autre autorité. La justice doit être indépendante de tout pouvoir, quel qu’il soit. Elle ne doit pas plus dépendre du parlement que du gouvernement. La loi relève du parlement et des citoyens ; ce ne doit pas être le cas pour la justice. Ou alors, on risque de retomber sur les errements tragiques d’une certaine "justice populaire", aux ordres de ceux qui s’érigent en représentants légitimes et uniques du peuple souverain.

Il en est de même pour la presse. Il faut la libérer de la tutelle de l’argent, en premier lieu, mais aussi de celle de tout pouvoir. Je me méfie, de ce fait, de toutes les instances de contrôle qui, sous couvert de déontologie, sont le plus souvent des instances de mise au pas ou d’assujettissement à l’ordre, plutôt que des lieux de régulation et d’arbitrage sereins. La liberté de la presse se construit par le débat libre, pas par la mise sous tutelle, quand bien même elle serait morale et non administrative. Appeler le « peuple » à se soulever contre les médias, à les châtier ou à les « pourrir » évoque des souvenirs pas très glorieux…

Pour une presse libre, pas soumise à de nouveaux maîtres

Ne nous trompons pas de période. La question n’est pas de savoir qui sera le premier au sein d’une gauche exsangue, en 2019, 2020 ou 2022. Le problème est que nous sommes dans un moment d’incertitude extrême, où les digues démocratiques s’érodent, où les fantômes sinistres ressurgissent. Dans ce moment dangereux, il ne suffit pas de dénoncer les complots et surtout pas d’attiser les haines : il faut à la fois critiquer fermement et retisser l’espérance, celle sans laquelle le mouvement ouvrier et la gauche n’auraient pas su redonner aux catégories populaires le sentiment de leur force et de leur bon droit.

Qui pourrait ne pas comprendre la colère de celle ou de celui qui se sent injustement traité ? Mais quand on a l’ambition d’aider le peuple à installer sa dignité et sa souveraineté, tout écart de comportement dessert l’oeuvre collective que l’on souhaite impulser. La combativité est une qualité, la hargne n’en est que l’envers. Le courage est une vertu, l’invective révèle la faiblesse davantage qu’elle n’exprime la force.

Des millions d’individus sont en attente de projet, de sens partagé, de nouvelle espérance, individuelle et collective, qui les stimule et donne vie aux seuls idéaux valables, ceux de l’égalité, de la citoyenneté déployée et de la solidarité. C’est une force tranquille qui leur redonnera confiance. À la différence du passé, elle ne reposera ni sur une organisation unique ni sur un seul homme, mais sur le sentiment clairement exprimé de ce dont on ne veut plus et de ce que l’on veut construire. Et, dans ce cadre, plus que jamais nous aurons besoin d’une presse libre, pas d’une presse soumise à de nouveaux maîtres.

Publié le 22/10/2018

Pourquoi les marchés financiers sont de nouveau fébriles

 Par martine orange (site mediapart.fr)

C’était il y a à peine 18 mois. Les économistes se félicitaient alors du parfait alignement des planètes économiques. Taux à zéro, voire négatifs, pétrole bon marché, croissance mondiale : tout paraissait concourir à soutenir la reprise mondiale. Mais, insensiblement, les planètes se sont désaxées depuis un an.

« Je pense que la Fed est dingue. » Pour de nombreux commentateurs, cette nouvelle sortie de Donald Trump au sujet de la Banque centrale américaine aurait à elle seule suffi à déclencher la nouvelle débâcle boursière qui s’est abattue sur les marchés financiers mondiaux les 10 et 11 octobre. Les propos délirants du président américain, sa guerre commerciale contre le reste du monde participent sans nul doute à nourrir les tensions économiques et géopolitiques dans le monde. Mais, à y regarder de près, ils paraissent davantage être un facteur aggravant que la cause unique du malaise ambiant qui s’est installé dans le monde.

Depuis le début de 2018, les signaux d’alerte se multiplient un peu partout : il y a eu l’effondrement subit du marché boursier américain en février, la chute du marché boursier chinois et la multiplication des faillites d’entreprises en mars, l’avertissement italien dans la zone euro en mai, l’effondrement monétaire de l’Argentine, suivi par celui de la Turquie, la bulle des valeurs high-tech qui, après avoir atteint des sommets – plus de 1 000 milliards de capitalisation boursière pour Apple et Amazon –, se dégonfle, les tensions sur les marchés obligataires. Ces convulsions à répétition illustrent des dérèglements qui ne sont pas sans rappeler ceux de la fin de 2007.

Au sommet du Fonds monétaire international (FMI) à Bali, ces 13 et 14 octobre, les responsables politiques et économiques du monde ont pudiquement évoqué les « risques de chocs externes » susceptibles de faire dérailler l’économie mondiale. Le FMI a déjà révisé à la baisse ses perspectives sur la croissance mondiale, pour la ramener à 3,7 % en 2018 et 2019. Mais les responsables politiques disent officiellement que tout reste sous contrôle.

Beaucoup ont du mal à l’admettre, mais la période 2016-2017, cette parenthèse enchantée où le monde pensait en avoir fini avec la crise financière de 2008, est achevée. Les économistes parlaient alors de l’alignement parfait des planètes. Taux à zéro, voire négatifs, pétrole bon marché, croissance mondiale : tous les éléments paraissaient alors se mettre en concordance pour que l’économie reparte comme avant.

Insensiblement, pourtant, toutes les planètes se sont désaxées. Et elles laissent découvrir un paysage inquiétant. Aucune des causes qui avaient provoqué la crise de 2008 n’a vraiment disparu et les remèdes qui ont été apportés pour tenter de la juguler sont à leur tour porteurs de graves déséquilibres. Les banques sont plus grandes et plus systémiques qu’avant. À côté, une finance de l’ombre (shadow banking) aux contours et aux risques indéfinis s’est développée depuis dix ans.

Évolution de la dette mondiale.

L’endettement mondial, essentiellement lié à l’endettement privé, a explosé en dix ans pour atteindre le niveau historique de 217 000 milliards de dollars en 2017, selon la Banque des règlements internationaux. Et l’emballement continue. Au premier trimestre de 2018, la dette mondiale a encore crû de 11 %, selon l’Institut de la finance internationale. « Alors que la crise de 2008 offrait l’occasion de se désendetter, c’est l’inverse qui s’est produit. Les dettes se sont empilées dans le monde entier, les plus fortes augmentations étant dans le secteur privé des pays émergents », note après tant d’autres William White, ancien responsable de la Banque des règlements internationaux (BIS), dans un article intitulé Une mauvaise lune financière se lève.

Ces déséquilibres grandissants au sein d’un système capitalistique dominé par la finance, mais qui ne parvient pas plus à produire de la croissance égalitaire qu’à s’emparer d’une question aussi primordiale que celle du climat, jettent des ombres inquiétantes sur le monde. Cet article est le premier d’une série sur l’état des lieux d’une économie mondiale désaxée.

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Quand le resserrement monétaire de la Réserve fédérale américaine bouleverse le monde 

Ce retour à la normale aurait dû être célébré en grande pompe. Dix ans après la crise financière, la Réserve fédérale annonçait fin septembre que ses taux directeurs, portés entre 2 et 2,5 %, allaient enfin être supérieurs à l’inflation. Ce jour-là, Jerome Powell, le successeur depuis février de Janet Yellen à la tête de la Fed, se félicitait de tourner définitivement la page de 2008. « La bonne santé de l’économie américaine » – 4 % de croissance en rythme annuel –, expliquait-il, ne justifiait plus de maintenir une politique monétaire non conventionnelle.

Mais la planète financière a retenu autre chose des propos du président de la Fed. Dans son discours, ce dernier insistait sur les risques de la politique de relance menée par Donald Trump, qui se traduit par un déficit budgétaire de 1 000 milliards de dollars, comme sur les dangers de surchauffe de l’économie. Il prévenait alors que le resserrement monétaire américain allait être plus rapide que prévu. Une nouvelle hausse des taux aurait lieu d’ici à la fin de l’année, et trois ou quatre autres au cours de l’année prochaine, le loyer de l’argent devant se situer aux alentours de 3,5 % d’ici à 2020.

Les annonces de la Fed sont tout sauf une surprise. Depuis 2015, la Réserve fédérale met graduellement un terme à sa politique monétaire non conventionnelle, arrêtant d’abord son quantitative easing – rachat de titres obligataires –, puis remontant peu à peu ses taux directeurs, qui avaient été jusqu’à zéro. Mais le monde de la finance espérait encore que le retour à la normale continuerait à s’étaler dans le temps, indéfiniment.

Effet boule de neige

Évolution des assouplissements monétaires par banque centrale. © Bloomberg

Le président de la Fed a enterré cet espoir, prenant le monde financier à contre-pied. La seule perspective de voir s’achever « la plus grande expérimentation monétaire de l’Histoire » a mis le monde financier au bord de la crise de nerfs. Depuis dix ans, il vit dans un état de dépendance absolue par rapport aux banques centrales : tous ses engagements ont été bâtis là-dessus, au point de créer des bulles de tout et n’importe quoi. « Après 20 000 milliards de dollars d’expansion monétaire inconsciente, les actifs, des plus sûrs aux plus volatils, des plus liquides aux plus indéfinis, ont explosé, leurs valorisations étant démesurées », pointe l’économiste espagnol Daniel Lacalle. En neuf ans, les indices boursiers à Wall Street ont augmenté de 300 %, alors que l’économie réelle peinait à enregistrer une croissance moyenne de 2 % par an.

Ce changement de cap est en train de provoquer, par effet boule de neige, des mouvements sismiques mondiaux. Car quand la Réserve fédérale change de politique, ce n’est pas seulement la première économie mondiale qui est concernée mais le monde entier. Plus de 60 % des pays dans le monde, selon les estimations du FMI, ont lié leur monnaie et leur économie au dollar. Depuis la crise, le rôle de la Fed s’est encore accru, celle-ci devenant le garant et le banquier en dernier ressort de la finance mondiale.

Au fur et à mesure que les taux d’intérêt américains augmentent, toute la planète financière est en train de revoir ses positions et ses engagements, pris au temps où l’argent ne valait rien. Les premiers touchés ont été les pays émergents. Comme ceux-ci offraient des rendements beaucoup plus élevés que ceux qu’ils pouvaient trouver aux États-Unis (carry trade), les financiers se sont précipités pour leur prêter de l’argent.

Mais ces investissements, tant vantés par les organismes internationaux, ont la résistance d’une digue de sable. Ils peuvent déménager à la vitesse de la nanoseconde, laissant derrière eux des pays endettés, devant faire face à des remboursements de plus en plus élevés, alors que la monnaie américaine devient de plus en plus chère.

C'est un des paradoxes du moment. Alors que les banques centrales ont déversé des milliers de milliards depuis dix ans, l’argent vient à manquer. Depuis plusieurs mois, on assiste ainsi à des retours massifs de ces capitaux vers les États-Unis. Le système financier mondial se retrouve confronté à un asséchement de la liquidité en dollars. Les maillons les plus faibles ont déjà craqué. L’Argentine et la Turquie, qui ont financé leur croissance par des crédits massifs en dollars, se sont écroulées cet été. Leur effondrement n’ayant pas provoqué de crise financière internationale comparable à celle du Mexique en 1982 ou à la crise asiatique en 1997, certains en déduisent que ces accidents sont isolés, que le monde financier est devenu beaucoup plus solide.

Le ton du FMI et de la Banque mondiale, tout comme celui des responsables du Brésil ou de l’Indonésie, ce week-end, à Bali, tend à prouver que la situation est beaucoup plus tendue. Après l’Argentine, le Pakistan, au bord de la banqueroute, tape à la porte du FMI. Et d’autres semblent avoir approché l’institution internationale pour trouver des solutions à leurs finances en détresse.

En accusant la Fed de saborder sa politique et l’économie américaine, Donald Trump se fait aussi le porte-voix d’une partie de Wall Street, tétanisé par la perspective d’une correction financière. Car cette migration massive des capitaux est en train de toucher les marchés américains. Les investisseurs, qui ont construit des paris sur des effets de levier gigantesques grâce à de la dette à taux zéro, s’empressent de partir pendant qu’il en est encore temps. Les hedge funds, les fonds d’investissement, les fonds indiciels, les fonds spéculatifs font face depuis le début de la rentrée à des demandes de retrait se chiffrant en milliards, ce qui assèche un peu plus le marché des capitaux.

Les répercussions de ces choix se transmettent sur les marchés obligataires, boursiers et immobiliers. De véritables bulles s’y sont créées, grâce à une accumulation sans précédent de dette privée. Aujourd’hui, alors que les taux remontent, le remboursement de ces montages acrobatiques s’appuyant sur des endettements considérables devient beaucoup plus problématique : l’économie réelle ne peut permettre de dégager les revenus suffisants, auparavant assurés par l’ingénierie financière. Là encore, des désinvestissements massifs sont à l’œuvre.

Même la dette et les bons du Trésor américain, considérés comme les placements les plus sûrs au monde, sont secoués. Anticipant le resserrement monétaire annoncé, les investisseurs s’empressent de liquider les titres obligataires à taux bas, qui ne pourront que perdre de leur valeur lorsque les taux remonteront. D’où la tension actuelle sur les taux courts américains, qui ont dépassé la barre symbolique des 3 %.

Des économistes, à l’instar de Paul Jorion, redoutent que tout cela ne finisse par un krach obligataire. D’autant que les autres banques centrales suivent le chemin de la Réserve fédérale. Même si officiellement sa ligne reste inchangée, la banque du Japon a cessé depuis plusieurs mois de racheter de la dette japonaise. La Banque centrale européenne, qui a fait exploser son bilan pour sauver la zone euro, est elle aussi en train de fermer le robinet de quantitative easing, un programme de plus de 2 500 milliards d’euros. De 80 milliards d’euros par mois en 2016-2017, ses achats sont descendus à 30 milliards au début de 2018, puis à 15 milliards à partir de septembre. La BCE a annoncé arrêter tout rachat de dette européenne à partir de la fin décembre, avant de remonter ses taux d’intérêt, possiblement au cours de 2019.

Ce retrait de la BCE fait déjà frémir de nombreux observateurs. Par ces interventions, la Banque centrale a servi pendant toutes ces années de garante en dernier ressort des dettes d’État de la zone euro, ce qui a permis en quelque sorte d’anesthésier la crise de l’euro. Mais de l’avis de nombre d’économistes, notamment Joseph Stiglitz, aucun des problèmes de la zone euro n’a été réglé. Alors que la crise politique est devenue patente dans toute l’Europe, ils redoutent que l’effacement de la BCE ne précipite les événements. D’autant que les responsables européens ne semblent ni avoir tiré les leçons du passé ni pris la mesure des menaces, comme en témoigne l’intervention du gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, lors du sommet du FMI à Bali.

Publié le 21/10/2018

Le capitalisme mondialisé accélère de réchauffement climatique

Gérard Le Puill (site l’humanité.fr)

La publication du dernier rapport du GIEC sur le réchauffement climatique en voie d’accélération a suscité beaucoup de commentaires avec souvent des propositions bien trop parcellaires pour engager une réduction rapide des émissions de gaz à effet de serre (GES). Car la croissance des émissions de CO2 résulte surtout de la combustion du charbon, du pétrole et du gaz, les principaux combustibles utilisés dans le monde pour produire de l’électricité, faire circuler les voitures et les camions, faire voler les avions, chauffer les bâtiments et alimenter les cuisines en énergie.

 

En France, des partis politiques et des associations approuvant le rapport du GIEC souhaitent, « en même temps », une sortie rapide du nucléaire pour produire de l’électricité sans vouloir comprendre que notre production électrique en fonctionnement est « décarbonée » à hauteur de 90% avec 72% d’électricité d’origine nucléaire, 13% d’origine hydraulique, 5% d’origine éolienne et photovoltaïque. Fermer rapidement des centrales nucléaires en bon état de marche et rigoureusement contrôlée par l’Autorité de sûreté nucléaire(ASN), reviendrait à gaspiller beaucoup d’argent en surinvestissant dans l’éolien et le photovoltaïque pour une production intermittente d’énergie, ce qui demanderait une utilisation accrue du gaz et du fioul très émetteurs de CO2.

L’Allemagne nous montre la voie à ne pas suivre

L’Allemagne nous montre la voie à ne pas suivre dans ce domaine. En sortant du nucléaire civil d’ici 2022, notre voisin a relancé l’utilisation du charbon et du lignite très émetteurs de CO2. Car l’éolien et le photovoltaïque, s’ils peuvent parfois dépasser 45% de la production électrique du pays quand il y a du vent et du soleil, peuvent aussi tomber sous la barre des 5% de l’électricité consommée outre Rhin quand il y a trop peu de vent et pas de soleil. Ajoutons que l’électricité d’origine nucléaire n’est jamais montée à 25% du mix énergétique de l’Allemagne pour plus de 75% encore récemment en France. Rappelons aussi que le prix de l’électricité payé par les ménages allemands est deux fois plus élevé que pour les ménages français désormais alors qu’il était équivalent au début de ce XXIème siècle.

Le constat qu’il est possible de faire depuis des décennies est le suivant : le capitalisme mondialisé sur fond de quasi disparition des tarifs douaniers, de pratique permanente du dumping social, fiscal et environnemental, augmente les émissions de gaz à effet de serre à production constante. Malgré cela, la France et les autres pays de l’Union européenne continent de mandater la Commission européenne pour négocier des accords de libre échange fondés, dans le monde fini qui est le notre, sur la théorie des avantages comparatifs conceptualisée par le déjà spéculateur David Ricardo au début du XIXème siècle.

Le bilan carbone des délocalisations industrielles

Alors que 800 salariés licenciés « sans cause réelle et sérieuse » par la firme américaine Goodyear ont intenté un procès à leur patron et qu’il se déroule actuellement à Amiens, une note de l’INSEE publiée le 14 février 2018 indiquait que la France avait perdu 530.000 emplois entre 2006 et 2015 dans l’industrie manufacturière. La seule industrie du pneu avait perdu 11.700 emplois en France durant ces dix années (1). On a fermé et cassé des usines en France pour en construire les mêmes dans des pays à bas coûts de main d’œuvre. Ca permet d’augmenter le taux de profit via les économies faites sur les salaires des nouveaux exploités. Mais le bilan carbone de chaque voiture, de chaque tonne de pneus, de chaque sèche-linge de la marque Whirlpool délocalisés augmente considérablement. Il y a le bilan carbone de la construction de la nouvelle usine quand on sait que chaque tonne de béton utilisée largue 900 kilos de CO2 dans l’atmosphère. Il y a ensuite l’alimentation de cette nouvelle usine en électricité comme dans le cas de Whirlpool  en Pologne où 80% de la production électrique est issue du de combustion du charbon. S’ajoute à cela l’exportation des produits finis en camions sur de longues distances d’un bout à l’autre de  l’Europe.

La nourriture voyage plus que les consommateurs

Dans ces transports de marchandises, la nourriture parcourt souvent des milliers de kilomètres dans des camions frigorifiés entre le lieu de production et le lieu de consommation. Là encore c’est la conséquence d’une fuite en avant dans le dumping social, fiscal et environnemental. Alors que l’on pourrait produire des tomates de serres et autres denrées autour de nos grandes villes, elles viennent presque toujours du sud de l’Espagne, du Maroc, d’Italie  ou des Pays Bas tandis que des salariés sous-payés et parfois même clandestins sont exploités dans les serres de certains de ces pays.

Ajoutons que l’Union européenne promeut la surexploitation des transporteurs routiers ce qui, au-delà du bilan carbone désastreux, rend la circulation dangereuse. Dans le numéro 1457 de Courrier international  du 4 au 10 octobre 2018, trois articles racontent le quotidien des chauffeurs des pays d’Europe centrale et notamment des Polonais sous payés et privés de repos. Car déclare le président, Polonais lui aussi, de l’organisation patronale en évoquant les consommateurs de son propre pays: «nous ne pouvons réduire le temps de travail des chauffeurs que si les consommateurs renoncent aux oranges de Sicile, car il est impossible de faire le trajet en deux jours». Ils ont bon dos les consommateurs polonais !

Un salaire horaire de 1,57€ en Bulgarie

Un autre article de ce dossier nous indique que le salaire horaire minimum des chauffeurs routiers est de 1,57€ en Bulgarie, de 2,50€ en Roumanie, de 2,76€ en Slovaquie et de 2,85€ en Pologne alors qu’il est de 8,84€ en Allemagne, pays frontalier de la Pologne. Du coup 60% des camions des pays d’Europe centrale sont affrétés par des entreprises allemandes. Mais on commence à manquer de chauffeurs en Pologne. Qu’à cela ne tienne, des chauffeurs Ukrainiens sont de plus en plus nombreux à prendre le volant d’un bout à l’autre de l’Union européenne, en étant encore plus mal payés que les autres. Les autres dorment dans la cabine de leurs camions, économisent aussi sur les 8€ par jour que leur verse le patron au titre des frais de déplacement!

Alors que la campagne pour les élections européennes du printemps 2019 commence à se mettre en place, il faudra voir comment les candidats des différentes listes concilieront, ou pas, la lutte contre le réchauffement   climatique et le développement sans limite du transport routier, lequel est devenu une nouvelle forme d’esclavage depuis les élargissements de 2004 et de 2007.

Publié le 20/10/2018

Droits de l’homme. Quand l’Europe tente de torpiller un traité sur les multinationales

Damien Roustel (site l’humanité.fr)

Deux rapports d’ONG pointent l’obstruction des diplomates de l’UE, au moment où s’ouvre à Genève un nouveau cycle de négociations de l’ONU pour en finir avec l’impunité des grandes entreprises qui violent les droits humains et environnementaux.

Loin, très loin des projecteurs de l’actualité, sur les bords du tranquille lac Léman, une bataille diplomatique insoupçonnée va faire rage toute la semaine pour tenter de favoriser l’adoption d’un traité de l’ONU sur les multinationales. Un texte juridiquement contraignant – et c’est là toute la nouveauté –, qui pourrait de ce fait être considéré comme historique. Genève accueille à partir d’aujourd’hui, et jusqu’au 19 octobre, la quatrième session annuelle du groupe de travail intergouvernemental, du Conseil des droits de l’homme des Nations unies (CDH), chargé d’élaborer ce document visant à réguler les activités des multinationales en matière de droits humains et environnementaux.

Aux diplomates des 47 pays du CDH (un système de rotation est utilisé entre les 193 membres de l’ONU), se sont joints, en Suisse, plus de 100 ONG et mouvements sociaux du monde entier pour en finir avec l’impunité dont jouissent actuellement les sociétés mères et donneuses d’ordres en raison de la complexité de leur structure juridique et de l’absence de mécanismes judiciaires efficaces au plan international.

La tragédie du Rana Plaza a sans doute été celle de trop. L’effondrement, le 24 avril 2013, de cet immeuble pas aux normes de sécurité de la banlieue de Dacca, au Bangladesh, qui abritait les ateliers de confection des sous-traitants de groupes internationaux de l’habillement, fit plus de 1 000 morts et 2 000 blessés sans qu’aucune de ces grandes marques ne soit à ce jour inquiétée. Six mois après, plus de 140 organisations de la société civile formaient l’Alliance pour le traité (Treaty Alliance), pour l’adoption d’un texte contraignant. Et le 26 juin 2014, le CDH de l’ONU adoptait la résolution 26/9 demandant la création d’un groupe de travail sur ce sujet.

Ce n’est pas un hasard si c’est l’Équateur qui a présenté cette résolution. Le pays bataille depuis des décennies (voir page 6) dans les tribunaux contre le pétrolier Chevron, dont la filiale Texaco a pollué une partie de l’Amazonie. Les deux premières sessions de la CDH, en 2015 et en 2016, ont été qualifiées de « très réussies » par l’Alliance pour le traité. Mais celle de 2017 a bien failli être la dernière. En novembre 2017, l’Union européenne souhaitait tout stopper, avant de se rétracter face au tollé suscité.

« Nous comprenons que la résolution 26/9 du CDH ne prévoit que trois sessions du groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée », écrivait l’Union européenne. « Selon (cette dernière), la résolution de 2014 ne préciserait que la tenue des trois premières sessions. Estimant qu’elles ont déjà eu lieu, l’UE prétend que le groupe intergouvernemental de négociation n’aurait plus de mandat », dénonçait alors l’association Sherpa. « L’Europe, principal obstacle sur la route d’un traité international contre l’impunité des grandes entreprises ? » s’interrogeait l’Observatoire des multinationales.

Deux rapports d’ONG pointent le rôle négatif de l’UE

Un an après, l’heure n’est plus aux interrogations mais aux certitudes. Deux rapports d’ONG publiés à l’occasion de cette réunion à Genève pointent clairement le rôle négatif joué par l’Union européenne. Rédigé par le CCFD-Terre solidaire, le premier s’intitule : « Une stratégie de diversion ». Ce document recense toutes les manœuvres dilatoires de l’UE pour faire échouer le futur traité.

Ce rapport rappelle que l’ensemble des pays européens siégeant au CDH ont rejeté, avec les États-Unis, le Japon et la Corée du Sud, la résolution du 26 juin 2014 présentée par l’Équateur. L’UE a ensuite boycotté la session de 2015, puis a assisté de manière passive à celle de 2016, avant de vraiment se mêler aux débats en 2017. Puis l’UE, face aux avancées des discussions, a obtenu de l’Équateur l’organisation de pas moins de cinq réunions informelles entre mai et juillet 2018. À chaque fois, « l’Union européenne n’a eu de cesse de remettre en question le mandat du groupe de travail intergouvernemental et de l’opposer aux principes directeurs des Nations unies ! » s’insurgent les auteurs du document. Adoptés par l’OCDE, ces principes sont des recommandations non contraignantes, que les gouvernements adressent aux entreprises multinationales afin de respecter les droits humains et environnementaux. « L’Union européenne, via son service européen pour l’action extérieure, SEAE, a failli à soutenir ce processus de négociation historique », conclut le CCFD-Terre solidaire.

Le titre du deuxième rapport, réalisé par les Amis de la Terre, l’Observatoire des multinationales, le Cetim et TNI, est encore plus explicite : « Impunité “made in Europe”. Les liaisons dangereuses de l’Union européenne et des lobbies contre un traité contraignant sur les multinationales ». « Dans ces négociations à l’ONU, l’Union européenne dit exactement la même chose – avec les mêmes arguments et parfois les mêmes mots – que les lobbies des multinationales », dénonce Juliette Renaud, des Amis de la Terre France. Après quatre années de vaines obstructions, l’UE demande désormais que les entreprises transnationales soient associées aux négociations. Une nouvelle bataille en perspective.

Damien Roustel

La France, pionnière en europe avec la loi de 2017

La loi no 2017-399 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordres a été promulguée le 27 mars 2017. Ce texte crée l’obligation, pour les sociétés par actions employant, en leur sein ou dans leurs filiales, au moins 5 000 salariés en France ou au moins 10 000 salariés dans le monde, d’établir un plan de vigilance, de le mettre en œuvre et de le publier. Ce plan doit comporter les mesures de « vigilance raisonnable propres à identifier et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes, ainsi que l’environnement ».

Publié le 19/10/2018

« Fondamental », la fondation qui veut sauver la psychiatrie en partenariat avec les labos

par Rachel Knaebel (site bastamag.net)

La psychiatrie traverse une crise profonde. Tandis que les grèves se succèdent dans les hôpitaux, la sortie, mi-septembre, d’un ouvrage coécrit par deux psychiatres et intitulé Psychiatrie : l’état d’urgence, a fait du bruit. À y regarder de plus près, ce dernier pose cependant question. Coédité par l’Institut Montaigne, un think tank d’obédience néolibérale, et par « Fondamental », une fondation de recherche psychiatrique principalement financée par le secteur privé, le livre est un révélateur de tournants majeurs qui sont en cours dans la recherche et dans la pratique psy. Enquête.

De Rouen à Saint-Étienne, en passant par Niort, Nantes ou encore Amiens, l’année dernière également en Sarthe, dans le Cher, en Gironde ou à Rennes, les mouvements de grève s’enchainent dans des hôpitaux psychiatriques, confrontés à un manque de moyens, notamment humains, devenu insupportable (lire sur le sujet notre récent article).

Dans ce contexte, la parution, le 12 septembre, d’un ouvrage intitulé Psychiatrie : l’état d’urgence, a attiré l’attention des médias [1]. Ses auteurs, les psychiatres Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca, ont été reçus à la matinale de France Inter, de France Culture, dans les colonnes du Monde, ou encore de L’Express. Les deux auteurs estiment également que le système psychiatrique français est « à bout de souffle ». « Il y a une une baisse du nombre de lits de prise en charge en psychiatrie avec des créations en face de places en ambulatoire [hors hôpitaux] en nombre bien inférieurs », dit à Basta ! Pierre-Michel Llorca.

Coédité par l’Institut Montaigne, un think tank néolibéral

L’ouvrage Psychiatrie : l’état d’urgence peut pourtant difficilement se présenter comme le porte-parole des personnels en grève dans les hôpitaux psychiatriques à travers la France. Le livre est introduit d’un avant-propos de Nicolas Baverez. Cet économiste est un fervent promoteur du néolibéralisme, chroniqueur au Figaro et au Point. Dans une chronique de juin pour Le Point, l’économiste critiquait par exemple le remboursement des soins de santé. Dans les colonnes du même journal, il défendait l’ouverture à la concurrence du rail. Nicolas Baverez est aussi membre du comité directeur de l’Institut Montaigne, un groupe de réflexion (ou « think tank ») par ailleurs coéditeur de l’ouvrage. Créé en 2000 par Claude Bébéar, fondateur du géant des assurances Axa, l’Institut Montaigne est financé par de très grandes entreprises françaises comme Air France, Bolloré, Carrefour, SFR, Sanofi, Bouygues, Dassault, Orange, Veolia, Vinci, Total, Engie, LVMH, la Banque Lazard ou le Crédit agricole, ainsi que par des entreprises moins connues comme Elsan, le « leader de l’hospitalisation privée en France », dont quelques cliniques psychiatriques privées.

L’Institut Montaigne a proposé, ces dernières années, une réforme du code du travail pour donner « plus de pouvoir à l’entreprise dans la durée du temps de travail, en revenant à la semaine de 39 heures », ou encore une réforme du système de retraite français, visant à supprimer les régimes publics au bénéfice d’un système à points, plutôt que par répartition. Pourquoi une telle institution s’intéresse-t-elle au soin des troubles psychiques ?

Fondamental, une fondation qui cherche les causes des maladies psychiatriques avant tout dans le biologique

Psychiatrie : l’état d’urgence est aussi édité par la fondation Fondamental, une fondation de « coopération scientifique » (alliant fonds publics et fonds privés) créée en 2007 sous l’impulsion du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche d’alors. « Fondation de recherche dédiée à la lutte contre les maladies mentales, la fondation Fondamental allie soins et recherche de pointe pour promouvoir une prise en charge personnalisée et multidisciplinaire des troubles psychiatriques sévères », dit la fondation sur son site. Pour prévenir et soigner les troubles psychiatriques, la fondation regarde du côté de la neurologie, de la biologie, de la génétique, de l’imagerie cérébrale et des prises en charge médicamenteuses. Soit une vision de la maladie mentale centrée sur les causes organiques, biologiques, moins encline à s’intéresser au rôle de la relation entre patients et soignants ni, par exemple, à la psychanalyse.

Pour mener à bien ses travaux, Fondamental a notamment développé un réseau de plus de 40 centres dits « experts », dédiés au diagnostic des troubles bipolaires, de la dépression dite sévère, de la schizophrénie, de l’autisme. Ils sont hébergés par des Centres hospitaliers universitaires (CHU), des hôpitaux publics, à travers toute la France. « Les centres reçoivent des patients envoyés par leur médecin généraliste ou leur psychiatre. Il s’agit souvent de cas complexes, explique Pierre-Michel Llorca, coauteur du livre Psychiatrie : l’état d’urgence et codirecteur de la fondation Fondamental. Les centres établissent une évaluation clinique, également neurocognitive (sur l’attention, le traitement de l’information). Les centres font aussi un bilan somatique. À partir de là, un profil clinique est établi, et une synthèse est envoyée au médecin traitant ou au psychiatre qui a envoyé le patient. »

Si les patients sont d’accord, ils participent aussi aux projets de recherche de la fondation : « S’ils le veulent bien, les patients sont intégrés dans une base de données pour les recherches, par exemple sur la génétique. » Selon Pierre-Michel Llorca, environ 13 000 patients ont été accueillis par les centres de la fondation à travers le pays. « De tels dispositifs de centres experts existent dans de nombreuses disciplines, pour la maladie de Parkinson, pour les maladies génétiques », ajoute-t-il.

Approche économique de la pathologie mentale

C’est tout le sens de la ligne directrice affichée par Fondamental : la maladie mentale est une maladie comme les autres, comme les maladies « physiques ». Dans cette perspective, les recherches de la fondation vont vers la détection des maladies par l’imagerie cérébrale, la recherche sur des gènes ou sur des inflammations qui pourraient être causes ou vecteurs des troubles mentaux. Un programme de recherche sur « autisme et génétique » (financé par la fondation Bettencourt, la famille propriétaire de l’Oréal) se penche par exemple sur l’« identification de nouveaux gènes de vulnérabilité à l’autisme ». La plaquette de présentation du programme de recherche sur les conduites suicidaires assure que « plusieurs gènes liés aux conduites suicidaires ont déjà été identifiés ».

L’approche est loin de faire l’unanimité au sein de la psychiatrie. « L’enjeu, pour les porteurs de cette fondation, est de montrer qu’il y a un déterminant biologique à la schizophrénie, et de ramener toutes les pratiques psy à des pratiques cérébrales, pour faire de la réadaptation des individus, critique par exemple Mathieu Bellahsen, responsable d’un secteur de psychiatrie publique en banlieue parisienne et auteur de l’ouvrage La Santé mentale, vers un bonheur sous contrôle (La Fabrique, 2014). Fondamental veut truster l’ensemble de la psychiatrie française et dire : “Nous sommes les seuls qui arriveront à faire quelque chose, donnez-nous les rênes de la psychiatrie, et nous, nous ferons de la vraie science." Ils envisagent la santé mentale de manière très néolibérale, considérant que la pathologie mentale coûte cher. Leur but est de se placer à la pointe d’une réorganisation gestionnaire, experte et néolibérale des soins et de la société », poursuit le psychiatre.

Dans Psychiatrie : l’état d’urgence, Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca évoquent en effet (page 440) les « coûts indirects » des maladies mentales en termes de productivité perdue : « Souffrir d’une maladie mentale a souvent des répercussions sur l’activité professionnelle et la productivité de la personne malade. Les coûts indirects permettent d’appréhender la valeur de la production perdue du fait du chômage, de l’absence de travail, de l’absence de productivité au travail et de la mortalité prématurée liée aux troubles mentaux », écrivent-ils.

Au sujet des « centres experts » que la fondation a installé dans 43 hôpitaux, le psychiatre Mathieu Bellahsen n’est pas plus positif : « Les centres experts font un bilan sur une semaine, des recommandations aux patients, et ensuite, ces derniers doivent trouver un lieu de soin tous seuls, et ils viennent nous voir. Fondamental a créé ces centres sur le modèle des centres experts qui existent pour d’autres maladies. Pour eux, le modèle diagnostique et thérapeutique des troubles mentaux devrait être le même que celui actuellement promu pour des maladies chroniques comme le cancer, le diabète, l’obésité. Ils disent aux patients : “Vous avez cette maladie mentale, dorénavant vous aurez ce traitement toute votre vie”. »

L’industrie pharmaceutique au premier rang des financeurs

« Chez Fondamental, il ne sont pas du tout indépendants des firmes pharmaceutiques, ajoute Mathieu Bellahsen à sa critique. Qui finance en effet cette fondation et ses recherches ? En partie de l’argent public : près de 500 000 euros en 2016 ; 2,6 millions en 2015 ; plus 570 000 en 2014. Mais surtout de l’argent privé : 2,5 millions (hors legs) en 2014 ; 2,1 millions en 2015 ; 2,7 millions en 2016 [2]. Qui sont ces mécènes ? Des entreprises parmi les plus grosses du CAC 40 ou leurs fondations, comme le fabricant d’armes Dassault, la financière de la famille Pinault, Bouygues, ou la fondation Bettencourt.

Les financeurs privés se trouvent aussi parmi des entreprises du secteur de la santé. Deux groupes de cliniques psychiatriques privées, Clinea – filiale du groupe Orpea, leader des maisons de retraites privées, et mis en cause pour la souffrance au travail qui règne dans certains de ses Ephad – et OC Santé (un groupe de cliniques privées de la région Occitanie), figurent parmi les soutiens. Tout comme des laboratoires pharmaceutiques : les très gros comme Servier, Roche, Sanofi, Lilly (le producteur, entres autres, du Prozac), et d’autres comme Lundbeck, spécialisé dans les médicaments neurologiques et psychiatriques (antidépresseurs, neuroleptiques, traitement de l’alcoolisme), ainsi que les labos AstraZeneca, Janssen, Otsuka Pharmaceutical, et Takeda. « Les fonds privés viennent de mécènes, de toutes sortes de mécènes, défend Pierre-Michel Llorca. Le rôle de la fondation est aussi de récolter des fonds. À partir du moment où nous avons des partenariats avec des laboratoires pharmaceutiques, nous ne sommes pas indépendants d’eux, oui. Mais qu’est ce que cela signifie l’indépendance ? »

La composition de la gouvernance de la fondation peut aussi interroger. Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca, les auteurs de Psychiatrie : l’état d’urgence, sont co-directeurs de la fondation. Jusqu’ici, rien de surprenant. La personne qui siège à la tête du conseil d’administration (CA) l’est un peu plus : il s’agit de David de Rothschild, PDG de la banque d’affaires du même nom. Parmi les membres du CA, entre un représentant des hôpitaux de Paris, des représentants d’universités, de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), on trouve aussi la présidente d’une société de conseil en ressources humaines qui travaille essentiellement pour des laboratoires pharmaceutiques, et le PDG d’un groupe privé de cliniques psychiatriques, Sinoué. Le groupe Sinoué, fondé au début des années 2000, possède aujourd’hui une dizaine d’établissements psychiatriques privés en France et en Angleterre. « Le conseil d’administration reflète l’objet de la fondation, qui est d’associer privé et public, répond Pierre-Michel Llorca. Les fondations de coopération scientifiques allient public et privé, c’est leur principe. »

« Une négation de la psychiatrie et du soin de relation » ?

Recherches centrées sur les causes biologiques des troubles, financement et gouvernance qui associe des grands groupes privés… Autant d’aspects de la fondation qui indignent Philippe Gasser, psychiatre et vice-président de l’Union syndicale de la psychiatrie. « Fondamental est un lobby neuro-scientiste, dangereux pour la psychiatrie, estime-t-il. Et c’est évidemment l’industrie du médicament qui a des intérêts dans cette démarche. La fondation dénonce la misère de la psychiatrie tout en consommant un “pognon de dingue”. Il faut voir ce qui a été consommé comme budget, entre subventions et mécénat, pour les travaux de recherche de cette fondation, qui n’ont abouti à aucun résultat probant et validé. Ils collectent des quantités de données pour étouffer les gens avec la masse, mais c’est une illusion d’objectivité, comme s’ils allaient isoler le gène de la schizophrénie, sans jamais qu’il y ait de vérifications. Dans la maladie mentale, dans les troubles psychiques, différents facteurs interviennent : environnementaux, sociaux, familiaux. Pour nous, ce néo-scientisme est une négation de la psychiatrie et du soin de relation, essentiel dans nos pratiques », accuse-t-il.

« Fondamental veut relancer le recherche en psychiatrie en misant sur le fait que les troubles psychiques seraient des maladies comme les autres. En faisant cela, ils obtiennent des effets "collatéraux" qui peuvent être intéressants, modère Bernard Odier, du syndicat des psychiatres des hôpitaux. Par exemple, en considérant l’autisme comme un trouble du neuro-développement, les parents cessent de se sentir questionnés, et cela renforce l’espoir dans la recherche médicale et médicamenteuse. Même si le traitement peut être au final décevant, comme ce qui s’est passé dans le cas de la démence sénile, de la maladie d’Alzheimer. Mais les personnes qui, avant, se trouvaient dans le bâtiment des séniles gâteux des hôpitaux psy, ont été réintégrées dans la société. Après, l’ombre au tableau, c’est évidemment l’abandon des pratiques relationnelles de soin. »

Un abandon qui fait écho au mouvement de fond qu’a pris la recherche en psychiatrie en France. « Il y a deux modèles de développement possibles pour la science en psychiatrie : le modèle choisi par Fondamental, qui est le courant médical, avec la neuropsychiatrie, les neurosciences, est celui de la spécialisation et de la sur-spécialisation, explique Bernard Odier. Plus vous devenez spécialiste, moins vous avez d’intérêt pour la compréhension globale des problèmes des malades. La deuxième voie du progrès en psychiatrie, c’est la psychopathologie générale, c’est-à-dire quand le psychiatre tente de comprendre l’articulation des points de vues sociaux, biologiques, psychologiques. Les services de recherche en psychiatrie universitaire en France se sont presque tous dirigés, depuis des années, vers le courant médical, hyper-spécialisé. Ce n’est pas négatif en soi, mais cela oblitère l’autre mode de développement des connaissances et du savoir en psychiatrie. La situation a considérablement changé, en une seule génération. »

Une génération pendant laquelle, aussi, le nombre de places dans le secteur psychiatrique public a considérablement baissé : de 120 000 lits en 1980, à 41 000 en 2016 [3]. « Il y a des problèmes de financement dans le secteur psychiatrique public, oui, mais il n’y a pas que cela. Nous faisons aussi face à une perte de sens de ce qu’est le soin psychiatrique, estime Mathieu Bellahsen. Quand nous avons un patient délirant, ils nous dit quelque chose avec son délire. Il faut pouvoir écouter cela aussi. Dans les mouvements actuels de contestation dans les hôpitaux psy, les personnels soignants font un barnum devant l’hôpital. Ils campent. Un lien nouveau se noue alors avec les patients et leurs familles, qu’ils n’avaient pas pu créer avant. C’est ce type de lien qui s’est perdu et que ces collectifs réinventent avec les luttes actuelles. »

Rachel Knaebel

 À venir, le troisième volet de notre série sur la crise de la psychiatrie évoquera les profits réalisés par les groupes privés, tandis que la psychiatrie publique suffoque sous l’austérité budgétaire.

 Lire aussi : le premier volet de notre série : Hôpitaux psychiatriques : des infirmiers « comme dans une tranchée en temps de guerre ».

Publié le 18/10/2018

Entre Macron et Salvini, une vision économique partagée

Par Romaric Godin (site mediapart.fr)

Au-delà de l’opposition qui se dessine entre un Emmanuel Macron « progressiste » et ses adversaires « nationalistes », l’analyse des actions économiques des deux côtés des Alpes montre une troublante ressemblance.

L’opposition entre Emmanuel Macron et Matteo Salvini, destinée selon ces deux protagonistes à structurer la prochaine élection, a-t-elle un sens sur le plan économique ? La « démocratie illibérale » fustigée par Paris et dont Rome serait en passe de devenir un exemple mène-t-elle une politique différente du libéralisme revendiqué par l’hôte de l’Élysée ?

À première vue, et à écouter les protagonistes, ce serait l’évidence même. D’un côté, la coalition italienne a recruté dans les milieux keynésiens anti-euro, comme le montre l’élection du sénateur de la Ligue Alberto Bagnai, devenu président de la commission des finances du Sénat. Le gouvernement Conte a lancé un bras de fer avec la Commission européenne et les marchés sur son déficit public. Le vice-président du Conseil et ministre du travail Luigi Di Maio (Mouvement Cinq Étoiles) revendique une politique de rupture avec les anciens gouvernements sur la dépense publique.

En regard, le programme Macron a été (et l’est encore en grande partie) soutenu par une grande partie des économistes orthodoxes, d’Olivier Blanchard, ancien du FMI, à Jean Tirole, prix de la Banque de Suède. Son ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, ne cesse de faire de la baisse des déficits et des dépenses publiques une priorité. Bref, sur le plan théorique, l’opposition entre progressistes et nationalistes semble recouper une opposition économique entre néolibéraux et hétérodoxes.

Des déficits qui filent des deux côtés des Alpes

Mais cette vision est beaucoup moins vraie si l’on regarde dans le détail et des intentions et des mesures prises. Le gouvernement français ne se prive certes pas de faire la leçon à son homologue italien, mais, comme le font régulièrement remarquer les membres de la coalition transalpine, le déficit français sera supérieur en 2019 comme en 2018 à celui de l’Italie. Le projet de loi de finances français prévoit ainsi un déficit public de 2,8 % du PIB l’an prochain contre 2,4 % pour le projet italien. Entre 2018 et 2019, le déficit français est en hausse de 0,2 point, l’italien de 0,6 point.

Certes, le décalage s’explique, côté français, par une « dépense exceptionnelle » de 0,9 point de PIB liée à la concomitance de la baisse des cotisations remplaçant le CICE et du dernier versement de ce crédit d’impôt. On peut considérer que le surcoût de cette mesure est provisoire alors que le gouvernement italien prend des mesures structurelles (baisse des impôts sur les entreprises et revenu citoyen).

Mais ce serait oublier que ce creusement du déficit français est le fruit d’un choix : celui de lancer la baisse des cotisations alors qu’un dernier dû de CICE est à payer au titre de 2018. Il y a là le choix assumé de transférer 0,9 point de PIB aux entreprises et de financer ce transfert par des baisses de dépenses réelles et par le déficit. Ce soutien aux entreprises, qui s’incarne aussi dans le processus de réduction du taux de l’impôt sur les sociétés jusqu’à 25 % d’ici à 2022, constitue, avec les réformes du marché du travail et la loi Pacte, le socle de la politique économique française.

En va-t-il différemment des projets italiens ? Pas vraiment. Le point de départ des politiques du gouvernement Conte, ce sont les baisses d’impôts, centrées principalement sur les entreprises. Si le rêve d’une flat tax à 15 % pour tous avancé pendant la campagne par la Ligue a finalement dû être repoussé à plus tard, cela a surtout concerné les ménages. Les entreprises, elles, vont bénéficier d’une baisse de leur fiscalité avec une introduction progressive, d'abord limitée aux PME, de ce taux unique pour un coût de 600 millions d'euros en 2019 (1,7 milliard d'euros à plein régime). Mais c'est clairement un premier pas.

Dans le document publié le 4 octobre et préparatoire au projet de loi de finances (Nadef), le ministre des finances italien Giovanni Tria a précisé qu’il entendait réduire le coût du travail « pour créer un climat plus favorable à la croissance et à l’emploi ». Du reste, une des mesures phare du budget italien pour 2019 est l'amnistie fiscale pour les entreprises s'élevant à 100 000 euros avec des taux bonifiés pour le reste. Cette mesure a été imposée par la Ligue et est une façon de réduire de facto le taux d'imposition dû. 

C'est une logique de baisse des prélèvements obligatoires à laquelle le gouvernement français adhère pleinement. Et de fait, la politique de la coalition italienne et celle d’Emmanuel Macron semblent se rejoindre dans une vision centrée sur l’offre plus que sur la demande et obsédée par la fiscalité trop lourde. Alors que le Nadef italien juge que le taux de prélèvement obligatoire « reste très lourd », le projet de loi de finances français réaffirme que la volonté de réduire ce taux demeure un objectif de l’action gouvernementale…

Le revenu citoyen est-il « Macron-compatible » ?

Qu’en est-il du « revenu citoyen » ? Le Mouvement Cinq Étoiles a obtenu le financement d’un des principaux points de son programme, celui qui lui avait apporté une forte part des votes du sud du pays. Mais ce revenu citoyen n’est pas davantage un revenu de base que le revenu universel d’activité (« RUA ») annoncé par Emmanuel Macron lors de la présentation du plan pauvreté le 18 septembre dernier. L’économiste Stefano Palombarini rappelle que l’estimation de campagne du revenu citoyen était de 17 milliards d’euros. Il a été finalement évalué dans le budget 2019 à 9 milliards d’euros, près de moitié moins, donc. Et de fait, il a été redimensionné. Comme le RUA en projet en France, le revenu citoyen sera conditionné à l’acceptation d’au moins une des trois offres « raisonnables » d’emploi. C’est donc un « workfare » : il faudra travailler pour toucher ce revenu, ce qui a été également revendiqué par Emmanuel Macron.

La logique développée par ce revenu citoyen est donc bien celle d’une protection minimale permettant aux chômeurs et inactifs de revenir sur le marché du travail dans des conditions décentes. Une telle logique n’a rien qui puisse en théorie provoquer l’indignation d’Emmanuel Macron. Du reste, Luigi Di Maio, qui est aussi ministre du travail, s’est rendu à Berlin pour assurer à son homologue allemand social-démocrate Hubertus Heil, que le revenu citoyen était une « politique active du travail ». « Ce n’est pas une mesure d’assistance, mais plutôt une mesure proche de l’allocation Hartz IV », a-t-il assuré. On voit mal Emmanuel Macron fustiger une mesure proche de son RUA et fondée sur l’exemple des lois Hartz allemandes que lui-même estime tant.

La différence est cependant que l’Italie part de plus bas que la France. Selon l’OCDE, les dépenses sociales publiques italiennes sont inférieures de 2,6 points de PIB à celles de la France avec des dépenses liées aux retraites supérieures de 3 points. Alors que le gouvernement français peut, globalement, rassembler dans un seul dispositif les aides existantes, notamment le RSA, l’Italie doit en grande partie les créer ex nihilo.

Une différence de récits avant tout, sauf sur les retraites

Parallèlement, les effets des politiques d’austérité ont conduit au maintien d’une pauvreté également plus présente qu’en France. De l’autre côté des Alpes, le taux de pauvreté calculé par l’OCDE est supérieur de 77 %. Le coût est donc supérieur a priori, même s’il ne faut pas oublier que l’on ignore exactement le coût du RUA et qu’un nouveau pilier de la Sécurité sociale lié à la dépendance pourrait coûter également… 9 milliards d’euros. Le gouvernement italien peut cependant assurer qu’il ne fait pas de l’assistance. Il est désormais établi que le chômage de longue durée et la pauvreté empêchent le bon fonctionnement du marché du travail et conduisent à un taux de chômage structurel élevé. La réforme visant à abaisser ce taux n’est nullement hétérodoxe, elle vise avant tout à fluidifier le marché du travail. C’est un objectif également revendiqué par le gouvernement français.

Pourtant, alors qu’Emmanuel Macron a poursuivi en France les réformes du marché du travail entamées au cours du quinquennat précédent, les deux partis de la coalition gouvernementale italienne avaient fait campagne sur le renversement des réformes du même type engagées sous le gouvernement Renzi. Dès fin juin, une « réforme des réformes » a été engagée par le nouveau gouvernement sous le nom de « Décret Dignité ». Mais ce décret s’est montré très limité. « Le fonds du Jobs Act de Matteo Renzi n’a pas été remis en cause », affirme Stefano Palombarini. Pas question notamment de rétablir le fameux article 18 du code du travail qui permettait de réintégrer des salariés licenciés abusivement. Pas davantage question de modifier le nouveau type de CDI créé par le Jobs Act, plus facile à rompre.

La seule véritable modification a consisté à durcir légèrement l’usage des CDD en obligeant la justification des renouvellements. Mais l’usage des CDD demeure libre et ce durcissement n’a guère de sens si l’on conserve un CDI « assoupli ». Même si le gouvernement a revendiqué un durcissement de la politique du travail en Italie, il a conservé l’essentiel de la flexibilisation promue par les exécutifs précédents. Et du reste, le durcissement de l’usage du CDD est aussi une ambition affichée du gouvernement français qui songe toujours à un système de « bonus-malus ». L’idée est simple : la flexibilisation du CDI rend, en théorie, l’usage du CDD plus limité. Mais en refusant de revenir sur le Jobs Act, la coalition italienne a confirmé qu’elle adhérait à l’équation défendue également par Emmanuel Macron d’une identité entre flexibilité et emploi.

En revanche, les positions sont assez différentes sur la question des retraites. Le budget 2019 italien met en place une réforme du système des retraites qui revient sur la réforme engagée par le gouvernement Monti et sa ministre des affaires sociales Elsa Fornero en 2011. La nouvelle loi va permettre des départs en retraite moins tardifs, ce qui coûtera 7 milliards d'euros aux comptes publics italiens, en partie payés par une baisse des pensions les plus élevées. Cette loi Fornero était cependant devenue odieuse à une majorité d'Italiens qui y voyaient l'exemple de la politique d'austérité du gouvernement Monti. Par ailleurs, en favorisant les départs anticipés, elle va permettre de réduire le nombre d'actifs et de remplacer les anciens CDI par des CDI façon Jobs Act, plus souples.

Il n'empêche, la différence avec le gouvernement français est ici frappante. Avec sa réforme et l'introduction d'une retraite par points, Paris ne cache pas sa volonté de réduire le poids de la retraite dans la dépense publique et de repousser l'âge de départ effectif à la retraite. On notera cependant que les contextes sont très différents : le poids de l'échec de la politique austéritaire de Mario Monti pèse d'autant plus en Italie que l'âge effectif de départ à la retraite y est supérieur à celui de la France.  

Des baisses des dépenses et des privatisations

Concernant les investissements publics, le gouvernement affiche un projet de 3,5 milliards d'euros sur 2019. Mais Emmanuel Macron promettait 10 milliards d'euros par an en 2017, dans une vision prétendument équilibrée de la politique économique qui fait écho, là aussi, à ce que vise le gouvernement italien. En fait, Rome compte beaucoup sur la bonne volonté des grands groupes que le président du conseil a réunis vendredi 12 octobre et qui ont promis « 15 à 20 milliards d'euros d'investissement » sur trois ans. Une promesse qui ne se tiendra pas sans compensation fiscale… In fine, on voit mal comment ces 3,5 milliards d'euros, soit 0,2 point de PIB, pourraient faire la différence. D'autant qu'ils pourraient être aussi fantomatiques que dans les plans français. 

Les commentateurs européens se sont beaucoup concentrés sur les déficits italiens. Mais si le déficit transalpin dévie de la trajectoire promise par le gouvernement précédent, le financement des mesures prises par la coalition ne se fait pas que par le déficit. Rome prévoit aussi de fortes réductions de dépenses. En termes nominaux, sur 2019, les dépenses publiques seront réduites de 6,9 milliards d’euros. D’ici à 2020, les coupes pourraient s’élever à 15 milliards d’euros. À cela devrait s’ajouter un vaste programme de privatisations à hauteur de celui du gouvernement français (environ 10 à 15 milliards d’euros sur trois ans).

Dès lors, faire du gouvernement italien un gouvernement keynésien relançant l’activité par la dépense publique est une vision fausse de l’intention des dirigeants italiens. Leur idée est bien plutôt de relancer l’investissement par la baisse des impôts et l’emploi par des mesures ciblées sur les personnes en voie de marginalisation. C’est une vision qui n’a radicalement rien de différent avec la vision du gouvernement français.

Globalement, les politiques économiques ne semblent pas fondamentalement différentes des deux côtés des Alpes. La vraie différence tient à deux éléments : la première est que la situation économique italienne est très différente de la situation française. L’Italie sort exsangue de la crise, tandis que la France a, grâce à ses stabilisateurs automatiques, tenu le choc avec des performances supérieures à la moyenne de la zone euro. Les deux gouvernements ne partent donc pas du même point, ce qui ouvre la porte à des récits différents.

Cela est vrai au niveau politique également. La coalition se définit politiquement en opposition aux gouvernements précédents « réformateurs ». À l’inverse, Emmanuel Macron a écrit l’histoire d’un gouvernement réformateur s’opposant au conservatisme précédent. Mais cette narration de rupture, si elle est posée sur le papier, ne l’est guère dans les faits. Dans les deux cas, la continuité et les fondements idéologiques sont très proches

Publié le 17/10/2018

Pouvoir d’achat. Un budget gagnant pour le 1 % le plus riche

Sébastien Crépel (site l’humanité.fr)

Des chercheurs en économie montrent que les mesures fiscales pour 2018 et 2019 vont profiter aux revenus les plus élevés, tandis que les 20 % les plus pauvres y perdront.

C’est un pic isolé qui attire l’attention, tout au bout de l’échelle des revenus, une courbe qui remonte soudainement en flèche, en sortie d’une cuvette précédée d’un long faux plat. Le graphique sur lequel il apparaît dévoile l’impact des mesures budgétaires du gouvernement, en débat depuis hier soir à l’Assemblée nationale, selon le niveau de vie des Français. Le constat est sans appel : 1 % des ménages les plus aisés, ceux qui gagnent plus de 106 210 euros par an (8 850 euros par mois) pour une personne seule selon l’Insee (chiffres 2015, avant impôts), ou au moins 265 525 euros par an (22 127 euros par mois) pour un couple avec deux grands enfants, sont les vrais gagnants des choix fiscaux et sociaux du gouvernement d’Édouard Philippe. Et la concentration de ces gains augmente avec les revenus, ceux qui profitent au maximum des mesures fiscales de l’exécutif se situant parmi les 10 % les plus riches des précédents, le 0,1 % de très hauts revenus (259 920 euros par an de revenus avant impôts pour une personne seule, soit 21 660 euros par mois, ou 649 800 euros par an, soit 54 150 euros par mois, pour un couple avec deux enfants de plus de 14 ans).

Un gain qui n’est pas réparti de façon homogène dans la population

L’étude qui le montre a été réalisée à partir des hypothèses budgétaires pour 2018 et 2019 de l’Institut des politiques publiques (IPP, un organisme de recherche fruit d’un partenariat entre l’École d’économie de Paris et le Centre de recherche en économie et statistique). Après les travaux réalisés en septembre par l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et qui avaient déjà largement revu à la baisse les estimations gouvernementales des gains prétendus pour « les ménages » pris dans leur ensemble du fait des mesures fiscales et sociales des budgets de l’État et de la Sécurité sociale, l’IPP renouvelle et complète le calcul. En lieu et place des « 6 milliards d’euros de baisses d’impôts » rendus au porte-monnaie des Français selon le gouvernement, l’institut estime à seulement 1,2 milliard d’euros le gain net de pouvoir d’achat pour l’an prochain, contre 1,7 milliard selon l’OFCE, à périmètre comparable. Mais ce gain n’est pas réparti de façon homogène dans la population : il s’agit d’un solde entre perdants et gagnants des mesures budgétaires, qui diffère selon les niveaux de revenus.

Pour faire leurs calculs, les deux organismes ont en effet étudié l’ensemble des mesures prises par le gouvernement pour l’exercice budgétaire 2019 qui auront une incidence positive ou négative sur les prélèvements des particuliers : dégrèvement partiel de la taxe d’habitation, flat tax sur les revenus du capital et réforme de l’impôt sur la fortune, augmentation des taxes sur l’énergie et le tabac, revalorisation de la prime d’activité, quasi-gel des prestations sociales et des retraites, hausses du minimum vieillesse et de l’allocation adulte handicapé, réforme des APL, mais aussi relèvement des cotisations aux retraites complémentaires Agirc-Arrco, lequel n’est pas du ressort de l’État mais fait partie des prélèvements pesant sur le pouvoir d’achat en 2019. Il en ressort, selon l’IPP, que, si environ 60 % de foyers situés au centre de l’échelle des revenus (entre 1 455 euros et 4 112 euros par mois pour une personne seule, après impôts et prestations sociales) vont bénéficier de gains nets mais modestes (de l’ordre de quelques euros en moyenne), les ménages se situant aux deux extrémités perdront de l’argent : les 20 % les plus pauvres (en dessous de 1 455 euros par mois) verront leurs revenus baisser de 0 à 1 % en moyenne, de même que les 20 % les mieux dotés (au-dessus de 4 112 euros par mois).

Exception à cette situation, les foyers situés parmi le 1 % le plus riche qui, eux, verront leurs revenus grimper de près de 2 % en moyenne en 2019. Étendu à la période budgétaire 2018-2019, l’écart en faveur des mieux lotis s’accentue : l’accroissement des revenus disponibles du 1 % du haut de l’échelle flirte avec les 6 % – c’est-à-dire plusieurs milliers d’euros par personne –, quand les variations sont comprises dans une fourchette de +/- 1 %, selon qu’on se situe au centre de l’échelle des revenus ou vers ses extrémités.

Le 0,1 % de très hauts revenus gagneront 17 % de plus

Pas de mystère quant à la cause de cette inflation tout en haut du tableau : les réformes de la taxation du capital (impôt sur la fortune et flat tax) expliquent ces gains mirobolants. Et cette distribution ne reflète que partiellement la réalité. L’injustice de ces choix fiscaux éclate à mesure qu’on détaille les tranches de revenus à l’intérieur de ce 1 % le plus aisé. Comme le notent les auteurs de l’étude, il y a « nécessité de décomposer de manière fine le haut de la distribution » pour identifier qui sont les réels bénéficiaires des mesures Macron en faveur du capital. À l’épreuve de cette « loupe », on voit en effet le 0,1 % de très hauts revenus capter l’essentiel des gains : ceux-là voient leur porte-monnaie s’apprécier de 17 % grâce à ces réformes… Les avantages se concentrent ainsi « dans le top 0,4 % des niveaux de vie », relève l’IPP, avec un gain annuel moyen par foyer de 28 363 euros dans cette tranche, et même de 86 290 euros pour le 0,1 % le plus riche. À comparer aux 32 euros mensuels, toutes réformes confondues, hausse de la prime d’activité incluse, que gagnera en plus un salarié au Smic, et aux 18 euros par mois accordés à ceux émargeant à 1,5 Smic.

Sébastien Crépel

Des entreprises plutôt « mal » que « trop » taxées

Baisser le taux d’imposition sur les sociétés pour regonfler la compétitivité et l’investissement des entreprises se révèle contre-productif et coûteux pour les finances publiques, pointe l’OFCE. Promesse du candidat Macron, la baisse du taux statutaire d’imposition sur les sociétés (IS) – de 33,3 % à 31 % dès 2019, pour atteindre 25 % en 2022 – est confirmée dans le budget 2019. Résultat : « une réduction des recettes fiscales de 1,2 milliard d’euros », note l’OFCE. Calculé sur les bénéfices fiscaux des entreprises après crédits d’impôt et autres réductions fiscales, l’IS représente aujourd’hui « moins de la moitié de l’ensemble des impôts et taxes pesant sur les entreprises ». Le gros est donc prélevé sur la production, avec, en France, un taux d’imposition deux fois supérieur à la moyenne européenne. « Indépendant des profits des entreprises », ce système pénalise de fait « les secteurs les plus exposés à la concurrence internationale », l’industrie au premier chef, poursuit l’OFCE. Et de conclure, contrairement à ce que prône le gouvernement, qu’ « une réduction des impôts sur la production semble plus à même d’atteindre les objectifs d’investissements et de compétitivité ».

Publié le 16/10/2018

Enseignement. Le projet de loi Blanquer met le système scolaire en rang

Laurent Mouloud (site l’humanité.fr)

Le ministre présente aujourd’hui devant le Conseil supérieur de l’éducation un texte beaucoup plus ambitieux – et dangereux – que prévu, d’où émergent les contours de réformes libérales et une inquiétante volonté de reprise en main.

C’était en mai 2017, quelques jours après sa prise de fonction. « Il n’y aura pas de loi Blanquer, et j’en serai fier », avait annoncé le nouveau locataire de la Rue de ­Grenelle. À l’évidence, Jean-Michel Blanquer avait parlé trop vite. Comme ses prédécesseurs qu’il raillait en creux, le ministre présentera aujourd’hui, devant le Conseil supérieur de l’éducation (une instance consultative), « son » projet de loi, qui doit entrer en vigueur en septembre 2019. Un texte beaucoup plus ambitieux et dangereux que ne le laissaient présager jusqu’ici ses sorties faussement rassurantes. Baptisé « loi pour une école de la confiance », le texte devait se borner, pour l’essentiel, à traduire dans la législation l’instauration de la ­scolarisation obligatoire à 3 ans. Mais le 8 octobre, après des mois de mystère, les syndicats ont découvert les 24 articles. Et compris que du fourre-tout de mesures prétendues techniques émergeaient de profondes réformes et une inquiétante volonté de reprise en main.

Une logique de contrôle sur la formation des professeurs

C’est tout le paradoxe – ou la duplicité, diront certains – du ministre Blanquer. Côté pile, il défend le pragmatisme scientifique. Côté face, il marche sur les faits pour mieux imposer sa vision dogmatique de l’école. L’article 9 du projet de loi, qui prévoit la disparition du Conseil d’évaluation du système scolaire (Cnesco), résume à lui seul cette mécanique blanquérienne. La jeune institution lancée en 2014 était chargée d’évaluer en toute indépendance les résultats du système scolaire. Composé de quatre parlementaires, de deux membres du Conseil économique, social et environnemental et de huit personnalités extérieures nommées pour six ans, le Cnesco venait d’être salué par un rapport de l’Assemblée nationale, qui en parle comme d’une « instance productive et transparente », réclamant une extension de ses missions. Blanquer, lui-même, estimait que ce conseil « avait fait ses preuves ». Et donc ? Et donc, le ministre décide de le remplacer par un Conseil d’évaluation de l’école dont la Rue de Grenelle n’aura pas grand-chose à craindre. Sur les dix personnes qui le piloteront, quatre seront des « représentants » du ministre, quatre autres seront également choisies par ce dernier « pour leurs compétences », tandis qu’un député et un sénateur, désignés par les présidents de ces deux chambres, compléteront ce grotesque aréopage… Vous avez dit godillot ?

La même logique de contrôle est à l’œuvre sur la formation des enseignants. S’il ne dit rien de précis sur l’organisation imaginée par Jean-Michel Blanquer, le projet de loi acte, d’ores et déjà, la disparition des écoles supérieures du professorat et de l’éducation (Espé), qui forment depuis 2013 les profs de la maternelle au lycée. Ces Espé seront remplacées par des instituts nationaux supérieurs du professorat dont les dirigeants, une fois de plus, devraient fêter les grandes idées du gouvernement en matière scolaire. Normal : ils seront nommés directement par les ministres de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur ! Jusqu’ici, ces nominations se faisaient sur proposition du conseil de l’Espé. Trop démocratique pour Blanquer, apparemment.

La part belle à l’élitisme macronien et au privé

Dans la même optique de mise au pas, le projet de loi autorise le gouvernement à utiliser les ordonnances pour imposer le futur découpage territorial des services académiques. Cette réforme prévue pour 2020, qui entend réduire le nombre d’académies à 13 (contre 30 aujourd’hui) tout en rêvant de « mutualisation » et d’économies de postes, pourra s’imposer sans débat parlementaire. D’autres articles de ce projet soulignent, en creux, les préoccupations budgétaires de l’exécutif au détriment du service public. L’article 13, par exemple, porte sur le recrutement des assistants d’éducation, autrement dit les surveillants. Pour ceux « inscrits dans une formation préparant aux concours » de l’enseignement, le texte veut pouvoir leur confier « des fonctions pédagogiques et d’enseignement ou des fonctions d’éducation ». Traduction : mettre dans les classes ces novices peu ou pas formés pour pallier le manque d’enseignants titulaires. Le tout-venant scolaire peut se préparer à souffrir. En revanche, le projet de loi fait la part belle à l’élitisme macronien et au privé. À rebours de toutes les études sur les inégalités sociales à l’école, l’article 6 du projet de loi Blanquer propose de créer des établissements publics locaux d’enseignement international, sélectifs, qui dispenseront des enseignements en langues française et étrangères uniquement pour des élèves « aptes » à suivre. Des établissements dont le budget pourra être abondé par « des personnes morales de droit privé », autrement dit des associations ou… des entreprises. Décidément, le « pragmatisme » de Jean-Michel Blanquer puise toujours dans les mêmes eaux libérales.

Laurent Mouloud

Publié le 15/10/2018

Pourquoi la nouvelle réforme des retraites pourrait encore aggraver les inégalités femmes-hommes

par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)

La réforme des retraites annoncée par le gouvernement pour 2019 pourrait bien exacerber les fortes inégalités qui persistent dans le montant des pensions entre hommes et femmes. En cause : une possible généralisation du système par points au lieu du système par répartition, qui assurait jusqu’ici une solidarité entre carrières complètes et incomplètes, mais aussi entre hauts revenus et bas salaires. Les femmes seront les premières touchées, de même que les travailleurs intérimaires ou à temps partiels, les chômeurs, toutes celles et ceux présentant des carrières discontinues et des revenus injustement maintenus au plus bas.

En France, les femmes retraitées touchent en moyenne 1065 euros par mois, contre 1739 euros pour les hommes. « Leur pension est inférieure de 38,8% à celle des hommes ou, dit autrement, celle des hommes est supérieure de 63,3% à celle des femmes », détaille Christiane Marty, membre de la fondation Copernic, critique du néolibéralisme, et du conseil scientifique de l’association Attac. Les femmes représentent plus de la moitié des titulaires du minimum vieillesse – environ 800 euros par mois. Et celles qui touchent une pension complète restent minoritaires. Pourtant, les femmes travaillent en moyenne une heure de plus chaque jour que les hommes. Simplement, il s’agit d’un temps de travail en partie non rémunéré, inégalité de la répartition des tâches domestiques oblige [1].

Le président Emmanuel Macron affirme avoir pris acte de ces injustices et promet pour 2019 un système de retraites « juste, unique, transparent », notamment pour protéger au mieux ceux et celles dont les carrières sont « hachées, instables, atypiques » [2]. La réforme en préparation irait-elle dans ce sens ?

Les carrières interrompues pénalisées

Si ses détails ne sont pas encore connus, une certitude semble émerger : nous aurons à faire à un régime de retraite « par points ». De quoi s’agit-il ? Jusqu’à présent, pour percevoir une pension complète – ou « à taux plein » –, il faut avoir cotisé un certain nombre d’années, le montant de la pension étant calculé, dans le privé, sur la base des 25 meilleures années ou, dans la fonction publique, sur le dernier traitement (salaire de base hors prime). Dans un régime « par points », on accumule des points en cotisant tout au long de sa vie active, et pas seulement pendant les « meilleures » années, lorsque le salaire est le plus élevé – ou le moins bas. Au moment de la retraite, les points sont convertis en pension. Le montant de la pension dépendra de la valeur du point décidée par le gouvernement au moment du départ en retraite, en fonction du nombre de retraités et de la conjoncture économique.

Le régime par annuité – en basant le montant de la pension de retraite sur le salaire moyen et la durée de carrière – pénalise d’ores et déjà les femmes. Elle sont en effet nettement moins rémunérées que les hommes au cours de leur vie active – notamment du fait du temps partiel – et elles ont, pour beaucoup d’entre-elles, des carrières interrompues, notamment à cause de la maternité. « Elles sont d’autant plus pénalisées que le salaire moyen pris en compte résulte de la moyenne des 25 meilleures années, au lieu des 10 meilleures années avant la réforme de 1993 », déplore Christiane Marty.

Le système à points sur l’ensemble de la vie active empêche toute équité

Plus le nombre d’années pris en compte est élevé, plus il pénalise les femmes : choisir les 25 meilleures années oblige à retenir davantage de mauvaises années dans des carrières qui sont plus courtes, assorties de salaires plus faibles, et qui ont des périodes de temps partiel. Avec un régime par points ce sera encore pire, puisqu l’intégralité de la carrière sera prise en compte.

« Toutes les années compteront y compris les plus mauvaises », avertit l’Union syndicale Solidaires. Les inégalités entre les sexes seront nécessairement accentuées. Un exemple : la somme des salaires perçus par une femme née entre 1950 et 1960 ne représente que 58 % de celle d’un homme. Sa pension, avec un régime à points prenant en compte l’intégralité de sa carrière, égalerait donc 58 % de celles des hommes, contre 69 % actuellement. Soit un écart de près de 10 points. Pour l’équité promise, il faudra repasser.

L’ensemble des inégalités vont se cumuler à la retraite

« Les salarié-es du secteur privé connaissent déjà le système à points des régimes complémentaires obligatoires de retraite (Agirc et Arrco) dont les résultats sont très aléatoires ! » , souligne l’union syndicale Solidaires [3]. Dans ces deux régimes complémentaires – dont les pensions viennent s’ajouter à la retraite de base de la sécurité sociale pour constituer la retraite globale –, les écarts de revenus entre les femmes et les hommes sont plus importants qu’au sein des systèmes par annuités [4]. « Cela tient à la logique du fonctionnement par points, qui reflètent l’ensemble des cotisations versées tout au long de la vie active, insiste Christiane Marty. L’ensemble des inégalités qui frappent les femmes par rapport aux hommes au cours de leur carrière – inégalités salariales, précarité de l’emploi, temps consacré aux activités domestiques et familiales... – se cumulent au moment du calcul de la pension de retraite.

L’autre raison des ces inégalités accrues par le système à points, c’est l’affaiblissement des dispositifs de solidarité qui permettent de compléter un peu les pensions des personnes qui n’ont pas exercé d’activité professionnelle suffisante pour prétendre à une retraite à taux plein – les femmes, les chômeurs et chômeuses, les accidentés… « Ces dispositifs représentent moins de 7 % de la totalité des montants alloués dans les régimes complémentaires par points, contre 23 % dans l’ensemble des régimes par annuités. »

Individualiser le système

Lors de son discours devant le congrès de Versailles, en juillet dernier, Emmanuel Macron a tenu à faire taire la rumeur selon laquelle le gouvernement voudrait supprimer l’un de ces dispositifs : la pension de réversion, qui permet de toucher une partie de la retraite de son conjoint au moment où il décède. 4,4 millions de retraités en bénéficient, pour un montant total 36 milliards d’euros, dont 90 % sont des femmes. Cette pension constitue le quart de leur retraite, contre à peine 1 % pour les hommes [5]. Si les pensions de réversion seront maintenues, on ignore encore sur quelles bases elles seront calculées.

Il semble bien que l’ensemble de ces dispositifs de solidarité soient dans le collimateur du gouvernement. En mai dernier, le haut-commissaire à la réforme des retraites, Jean-Paul Delevoye, a affirmé qu’il n’y aurait « pas de points gratuits » [6]. Or, la pension de réversion, ou encore l’assurance vieillesse des parents au foyer sont, précisément, attribués gratuitement, dans le cadre d’un système assumant sa part de solidarité, au-delà des cotisations individuelles versées tout au long de la vie active.

De plus, lors des séances de travail avec les partenaires sociaux durant le mois de septembre, la pertinence de l’application du principe de solidarité – qui fonde les systèmes de protection sociale mis en place après la Seconde guerre mondiale – envers les retraités, a été clairement questionnée. « L’idée, c’est de sortir ces dispositifs du système des retraites pour les faire assumer par l’impôt », explique Christiane Marty.

S’attaquer aux inégalités durant la vie professionnelle

« S’il faut continuer à compenser la faiblesse des pensions des femmes, il faut surtout leur permettre de se constituer des retraites dignes de ce nom, prévient Christiane Marty. En intégrant le travail domestique dans le calcul des pensions retraites ? « Si les dispositifs familiaux sont indispensables pour réduire les inégalités de pension entre les femmes et les hommes, ils sont à double tranchant, appuie le syndicat FO. « Ils enferment les femmes dans le rôle de mère en pérennisant l’assignation sociale des femmes aux tâches parentales. Il est donc indispensable de lutter effectivement contre les discriminations professionnelles et d’assurer l’égalité salariale. »

Malgré leurs réussites exemplaires quand elles font des études, les femmes continuent à exercer une activité salariée bien moindre que les hommes : leur taux d’activité plafonne à 67,6 % contre 75,5 % pour les hommes. Leur salaire, tous temps de travail confondus, représente en moyenne 74,3 % du salaire des hommes. Les outils de lutte contre les inégalités dans la vie professionnelle et personnelle sont connus, mais encore trop souvent négligés. On pourrait par exemple condamner les entreprises qui ne respectent pas les obligations légales en matière d’égalité professionnelle à des amendes réellement dissuasives. Ou, comme le suggère Christiane Marty, « instaurer une sur-cotisation patronale sur l’emploi à temps partiel, puisque ces temps partiels sont très profitables aux employeurs, comme l’illustre l’exemple des caissières dans la grande distribution, qui ne travaillent qu’aux heures de pointe ».

L’égalité salariale rapporterait 11 milliards d’euros

Le développement des modes d’accueil de la petite enfance, à un coût abordable, est une autre piste. Pour atteindre l’égalité dans le partage des tâches parentales et domestiques – dont les femmes se chargent encore à près de 70% –, il serait possible de modifier le congé parental de manière à ce qu’il soit partagé de manière égale – et obligatoire – entre les deux parents... Aux grincheux qui s’inquiètent de voir le système totalement déséquilibré par une augmentation des retraites féminines, on peut répondre que l’augmentation du taux d’activité des femmes et de leur salaire permettrait à l’ensemble de la protection sociale de collecter davantage de ressources.

« Si les femmes ont des salaires équivalents à ceux des hommes, ce qui signifie un rattrapage de 25 %, les cotisations "retraite" vont beaucoup augmenter. Et ainsi de suite si leur taux d’activité égale celui des hommes », illustre Christiane Marty. En 2010, à la demande de la CGT, la Caisse nationale d’assurance vieillesse a fait une simulation pour évaluer l’impact de l’égalisation par le haut des salaires entre les sexes. Le gain annuel a été estimé à environ 11 milliards d’euros. Une autre projection, également réalisée à la demande de la CGT par les services de l’Agirc et de l’Arrco, montre que l’égalité salariale entre les femmes et les hommes permettrait un accroissement des cotisations tel que tout déficit serait effacé à l’Arrco. Celui de l’Agirc serait divisé par deux. « Il faut vraiment prendre les choses dans leur globalité, souligne Christiane Marty. Et insister sur le fait que l’émancipation passe pour toute personne par l’autonomie financière. »

Nolwenn Weiler

Photo : manifestation interprofessionnelle le 9 octobre à Paris / © Serge d’Ignazio

Notes

[1] Les femmes consacrent au travail non rémunéré une part de leur temps qui est plus du double de celle qu’y consacrent les hommes (24 % contre 11 %). À l’échelle européenne, ces inégalités sont encore plus criantes. Voir notre article à ce sujet.

[2] Voir le discours d’Emmanuel Macron devant le congrès de Versailles en juillet 2018.

[3] À partir de 2019, l’ARRCO (Association pour le régime de retraite complémentaire des salariés) et l’AGIRC (Association générale des institutions de retraite des cadres) fusionneront : il n’y aura plus qu’une seule caisse de retraite complémentaire pour l’ensemble des salariés.

[4] C’est également le cas d’autres régimes complémentaires « par points » : Ircantec (agents non titulaires de l’État et collectivités publiques), RSI complémentaire (régime spécial des indépendants), ou MSA complémentaire non-salariés (agriculture).

[5] D’autres dispositifs de solidarité permettent aux femmes de majorer leurs pensions de retraite : Majoration de durée d’assurance (MDA), qui permet l’attribution de trimestres au titre de l’accouchement et de l’éducation des enfants, ou Assurance vieillesse des parents au foyer (AVPF) qui permet d’acquérir des droits à la retraite pour les personnes qui élèvent un ou plusieurs enfants.

[6] Voir l’interview de Jean-Paul Delevoye dans le Parisien.

Publié le 14/10/2018

Le capitalisme est-il l’horizon indépassable de l’humanité ?

Compte-rendu de Jacques Wajnsztejn

paru dans lundimatin#159,

 

Du 20 au 22 septembre derniers se sont tenues des journées d’échanges organisées à l’initiative de Serge Quadruppani, dans le village d’Eymoutiers sis près du plateau de Millevaches dit aussi « la montagne limousine ». Sur le texte de présentation, on pouvait lire : "Réchauffement climatique s’accélérant hors de tout contrôle, montée des fanatismes et triomphe de la rapacité d’une hyper-bourgeoisie mondiale, chaque jour s’affirme un peu plus la conscience que des catastrophes vont s’accumuler, menaçant jusqu’à la vie même sur la planète Terre. Le sentiment d’impuissance n’a peut-être jamais été aussi grand devant un système social qui semble indéboulonnable. Le capitalisme est-il l’horizon indépassable de l’humanité ?"
Les journées se sont articulées "autour de livres qui racontent l’histoire et l’avenir d’une idée aussi solide que le capitalisme : sa remise en cause à travers l’auto-organisation des exploités ; de grands moments où l apossibilité de rupture est apparue : mai 68 en France et la décennie insurrectionnelle en Italie ; les opposition présentes à travers les luttes de territoires."
Nous publions ici le compte rendu de ces rencontres (présentation des livres par leurs auteurs et bribes de discussion) écrit par l’un des intervenants, Jacques Wajnsztejn, dont nous avions publié
les bonnes feuilles de son livre sur mai 68 à Lyon. Il nous livre également quelques impressions plus personelles.

Charles Reeve, Le Socialisme sauvage - Essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours.

Le livre de Ch. Reeves (CR) qui commence le cycle de discussions nous présente les luttes historiques anticapitalistes les plus marquantes et principalement les luttes prolétariennes. Au-delà d’une simple énumération/description, CR amorce un bilan critique qui oppose d’une part, les courants socialistes antiautoritaires aux courants autoritaires, d’autre part l’ère des émancipateurs à l’ère de l’auto-émancipation.

Si la puissance du courant autoritaire a été effective à partir de différentes expériences historiques, elle ne s’est exprimée qu’à travers la toute-puissance de l’État-parti et il s’en est suivi un autre type de dictature de classe que celle de la bourgeoisie, destructrice de toutes les autres formes de pratiques et d’organisation révolutionnaires. En effet, la question des moyens en rapport avec les fins a été peu à peu dévoyée sur la base de la priorité donnée à l’efficacité politique sur les principes, au quantitatif par rapport au qualitatif, au pouvoir du parti au détriment de la puissance de classe ou à la spontanéité des masses. En filigrane, CR fait de la démocratie directe le principe de fonctionnement antiautoritaire par excellence, qu’il prenne la forme des conseils ouvriers ou celle des assemblées. C’est le chemin (moyen) qui conduit à l’auto-émancipation posé comme fin.

Si le socialisme autoritaire a aujourd’hui à peu près disparu partout, il n’a pas été vaincu par des forces révolutionnaires, mais par l’échec de son ’modèle’ face à celui représenté par les démocraties capitalistes occidentales. Force est de constater qu’il ne s’est pas produit, en retour, un renouveau des courants qui se rattachaient historiquement au socialisme antiautoritaire [1]

[1] ce sont les termes de socialisme et a fortiori de...

. De là, un sentiment d’impuissance, non plus cette fois par rapport à la puissance des formes autoritaires du socialisme, mais par rapport à la puissance du capital. Sa nouvelle dynamique semble en effet déboucher sur un no limit sans alternative (fatalité de la course à la croissance et l’emploi, fatalité de l’innovation technologique), alors même que ses mutations engendrent destructions et limites [2]

[2] des limites qui ne seraient plus seulement ou...

.

Il en ressort une impression d’horizon indépassable dans la mesure où il n’apparaît plus clairement de perspectives autres et d’alternatives. C’est comme si se produisait un « effacement de l’histoire » comme l’énonce le dernier Rancière. Un double effacement en fait, le premier produit par l’idéologie du capital (la « fin de l’histoire » de Fukuyama), le second par des fruits dérivés du structuralisme à travers des thèses post-modernes (la fin des ’grands récits’, Furet à la place de Kropotkine dans l’appréciation du rôle de la révolution française).

Pourtant, comme disait Benjamin Perret : « Seuls ceux qui ont perdu leurs illusions sont porteurs d’espoir ».

Serge Quadruppani intervient alors, au cours de la discussion, par rapport à la question du pouvoir. En effet, pour lui, la façon qu’a CR de présenter l’auto-organisation des luttes comme le point essentiel pourrait conduire vers des thèses qui reprennent peu ou prou la formule selon laquelle on peut changer le monde sans prendre le pouvoir ou sans se poser la question du pouvoir [3]

[3] cf. Holloway, ndlr...

. SQ élargit sa remarque au fait plus général de considérer la question de l’organisation comme une question tellement centrale qu’on a l’impression, à la lecture du livre de CR, que le processus révolutionnaire se réduirait à une question de forme sans poser celles du contenu et des objectifs.

CR répond en précisant ce qu’il appelle les forces et l’énergie, termes qui correspondent peut-être à ce que SQ appelle « puissance » (dans le sens de capacité d’agir) et non « pouvoir » [4]

[4] toujours le problème de la correspondance des termes et...

. Une personne dans l’assemblée intervient alors pour dire que, si le contenu ne doit pas être sacrifié à la forme, forme et contenu n’ont aucune portée pratique si tout cela n’est pas rapporté à une analyse sérieuse des transformations du capital. Tout en étant pertinente, cette affirmation ne peut trouver de débouché dans un temps de discussion forcément réduit et centré sur une autre problématique.

Par-delà ces divergences d’appréciation, la discussion se termine par ce qui semble être un point d’accord et d’espoir mesuré pour toute l’assemblée. C’est celui de remettre en cause la séparation marxiste orthodoxe entre conditions objectives et conditions subjectives et a fortiori la primauté des premières par rapport aux secondes. Il est nécessaire de sortir du déterminisme absolu. S’il y a encore de l’histoire, il n’y a pas de sens de l’histoire. Donc finalement, rien ne serait inéluctable et définitif.

Cela nous renvoie à la question générale posée en entête de cette série d’exposés-débats.

Jacques Wajnsztejn, Mai 68 à Lyon et le mai rampant italien (avec Jacques Guigou)

Le lendemain, JW intervient autour de Mai 68 pour insister sur le fait que ceux qui critiquent le déluge commémoratif sont souvent les mêmes qui énoncent un « effacement de l’histoire » qui a déjà été évoqué dans l’exposé précédent. Or le problème, au moins pour les protagonistes de Mai, est justement de ne pas se laisser déposséder d’une histoire par des sociologues et des historiens ou des grands médias modernes comme Mediapart qui ont substitué au récit des protagonistes, mélange de vérité et de subjectivité militante, les témoignages de ceux qui ont été « traversés » par l’événement et à qui on demande témoignages et « ressenti » puisque la psychologisation des rapports sociaux s’étend aujourd’hui jusqu’aux questions de température climatique.

Essayer de rappeler la vérité des faits s’imposait comme la tâche première la plus évidente. Pour ne prendre que l’exemple lyonnais, il s’avérait essentiel, en ce qui concerne la mort du commissaire Lacroix à Lyon au cours de la manifestation du 24 mai, de faire pièce non seulement à la version policière puis judiciaire qui a longtemps prévalu dans les médias, mais aussi à la version colportée jusqu’en 2008 inclus, par les historiens chargés de coordonner les travaux universitaires sur Mai-68 (Michèle Zancarini-Fournel en l’occurrence). De la même façon, il fallait rétablir la vérité sur le rôle des trimards dans la révolte et le mouvement de Mai-68 à Lyon. Mais au-delà de ce minimum de mémoire, il était aussi nécessaire de mettre l’accent sur le caractère d’événement au sens fort du mouvement de Mai-68. De relever son caractère exceptionnel, dans tous les sens du terme, qui ne se laisse pas noyer dans la vulgate de termes tels : « les événements » de 1968, « les années 68 » qui envahissent aujourd’hui journaux, émissions de radio ou télévision et les maisons d’édition.

Tout d’abord, je pense qu’il est nécessaire de définir cet événement le plus précisément possible et c’est aussi le recul du temps et le retour à … qui permet mieux de le qualifier.

Mai-68 ne fut pas une révolution, même si l’événement, dans sa force, révolutionna beaucoup de choses. Il ne fut pas non plus une insurrection ou alors cela serait seulement au sens faiblard d’insurrection des esprits. Il me semble que le meilleur terme, le plus proche de ce qu’on a vécu et avec le bilan objectif qu’on peut en faire maintenant et rétrospectivement, est celui d’une insubordination sociale, terme que j’ai d’ailleurs choisi comme sous-titre de mon livre sur Mai-68 à Lyon. Ce terme me semble marquer le caractère extrêmement massif d’un mouvement qui ébranla la plupart des institutions, y compris culturelles et sportives. Une insubordination à un double titre, par rapport à la domination la plus concrète et directe qui faisait peser sa contrainte sur les adolescents, les élèves, les soldats, les ouvriers et les employés, mais aussi par rapport à la domination plus abstraite de la loi et de l’ordre établi sur l’ensemble des individus en position subordonnée (les femmes et les travailleurs immigrés en constituant des fractions). Cette insubordination toucha tous les secteurs, mais ne fut pas générale. Elle concerna et fut surtout portée par ceux qui cumulaient plusieurs situations de domination, mais qui tenaient à l’exprimer de façon unitaire et non dans leur particularisme (les arrestations de travailleurs immigrés furent particulièrement nombreuses, d’après les rapports de la police et la presse, au cours de la nuit du 24 mai à Lyon). De larges fractions de la jeunesse (étudiante, ouvrière, mais aussi paysanne) rejoignirent ainsi, sans en avoir majoritairement conscience, le courant transhistorique de socialisme antiautoritaire dont a parlé CR. Mais ce mouvement d’insubordination fut quelque peu autolimité dans la mesure où s’il a pris conscience de sa puissance, il n’a pas véritablement su quoi en faire ce qui nous ramène à la question du pouvoir posée par SQ dans la discussion précédente. Dans cette mesure et contrairement à ce qui s’est passé en Italie dès le début des années 70, la question de porter la lutte et l’offensive au cœur de l’État n’a pas été envisagée. Le mouvement a plutôt dévoilé (ce qui est important certes, mais insuffisant) la vacuité du pouvoir en place quand tout s’arrête tout autour, c’est-à-dire quand la politique, au sens politicien du terme, est mise hors-jeu par la force d’un mouvement qui ne la conteste même pas, mais qui l’ignore délibérément. Ainsi, une grande manifestation le 7 mai passa devant l’Assemblée nationale sans y jeter un coup d’œil. [5]

[5] La situation était donc très différente de celle...

. Une fois de plus nous sommes ramenés à la question du rapport au pouvoir et à l’État.

Ensuite, je dirais que mai-68 et plus généralement les mouvements de ces années là, dans de nombreux pays, correspondaient à un point d’inflexion entre deux périodes historiques, la première qui épousait le cadre théorique et pratique du vieux mouvement ouvrier, y compris dans ses ’orgasmes’ prolétariens que CR met bien en évidence dans son livre (1848, la Commune, révolutions de 1917, 1919, 1923 et le mouvement des conseils en Allemagne, 1936-37 et la révolution espagnole) tout en exprimant déjà une perspective a-classiste d’une révolution « à titre humain » reposant sur la critique du travail, des organisations syndicales et politiques ouvrières analysées non comme des outils révolutionnaires, mais comme des médiations assurant la défense de la force de travail au sein d’un rapport de dépendance réciproque entre le capital et le travail.

La période qui court entre 1968 et 1978 est celle pendant laquelle s’exprime, dans plusieurs pays, cette double nature des mouvements, mélange d’ancien (le lien avec le fil rouge des luttes de classes - Marx disait à peu près, en analysant les luttes de classes en France, que les révolutions nouvelles se font souvent encore sous les oripeaux des révolutions précédentes) et de nouveau comme la rupture avec les valeurs communes aux deux grandes classes (idéologie du travail et du progrès, nécessité d’une hiérarchie professionnelle, sociale, générationnelle, de sexe) qui permet de poser d’autres questions, de lever des apories liées à des contradictions antérieures à l’avènement de la société bourgeoise (rôles sociaux, rapports à la nature extérieure). Ce n’est donc pas un hasard si ce sont de larges fractions de la jeunesse qui ont porté ce mouvement, mais avec ses limites, puisque loin de conduire à une unité supérieure de la classe en lutte, il a plutôt marqué le début d’une décomposition des classes que la restructuration du capital qui a suivi a achevé. Il a aussi reposé, le plus souvent en creux, la question du sujet révolutionnaire et même celle du sujet tout court.

Enfin, c’est bien le caractère d’événement de Mai-68 qui soit l’isole de ce que certains appellent « le cours quotidien des luttes de classes » qui ne perçoit dans chaque événement qu’un soubresaut conjoncturel au sein d’un continuum déterminé par les structures ou alors un mouvement de rattrapage dans des aires où le capital manquait de dynamique. Ces deux types de positions empêchent de saisir le nouveau du mouvement ou alors l’englobent dans le mouvement plus général qui le suit comme s’il n’était que le déclencheur de quelque chose de finalement beaucoup plus important. Cette dernière position sera d’ailleurs reprise par une personne de l’assemblée qui, sans dénier l’importance de Mai-68, n’en fait que le commencement d’un grand mouvement de ’libérations’. Or, nous affirmons au contraire, que c’est bien l’appréciation de Mai-68 en tant qu’événement et discontinuité qui nous fait dire que ce mouvement a été battu quelles que soient les conquêtes sociales ou la « libération des mœurs » qui y seront rattachées par la suite. C’est parce qu’il n’y a pas eu dépassement de l’événement dans un processus révolutionnaire plus avancé (tout se joue en moins de deux mois) que son englobement devient possible au sein d’un autre processus qui n’est sa suite que dans l’ordre chronologique et qu’auparavant on aurait appelé « contre-révolutionnaire », mais que j’ai préféré nommer ’révolution du capital’ afin de bien montrer, là aussi, la discontinuité, y compris au niveau des concepts utilisés. Dans cette mesure, certaines transformations peuvent bien se produire, c’est de la défaite ou de la victoire du mouvement que dépendra alors leur sens principal : d’aliénation/séparation ou au contraire ’socialiste’ (j’emploie le terme au sens générique de CR). Or, la défaite du mouvement a agi comme un déverrouillage par rapport à tous les obstacles et vieilleries de l’ancienne société bourgeoise qui l’empêchait d’atteindre la dimension de ’société capitalisée’. Contrairement à ce qui a souvent été dit, et encore ici cet après-midi par certains dans l’assistance, il n’y a pas eu « récupération ». C’est un mouvement dialectique qui a porté les transformations d’un nouveau cycle à partir des limites de l’ancien (à la critique du travail a répondu l’automation puis le chômage, aux revendications seulement quantitatives a répondu le consumérisme, à la critique de la famille a répondu son éclatement en une diversité de formes, etc.).

Si nous voulons revenir à la question de SQ censée donner unité à ce cycle de discussion et aussi nous projeter dans le futur ou au moins l’avenir proche, nous pouvons dire que cet événement et le mouvement qui lui est lié, ne fournissent aucune recette pour l’avenir. En effet, aucune forme d’auto-organisation n’aura eu le temps de s’y exprimer et surtout de s’y développer. Les comités de grève ou de quartier correspondaient à des formes immédiates qui n’ont pas connu le processus de maturation sur plusieurs années de leurs correspondants en Italie. C’est son caractère d’événement plus que ses réalisations qui lui fait conserver sa charge subversive, car il indique finalement que tout est toujours ouvert et possible. En effet, il y a toujours une part d’imprévisible qui ne peut être anticipée par une quelconque théorie prétendument porteuse d’un sens de l’histoire. La révolte et la résistance sont des ressorts qui ne se laissent pas analyser rationnellement à partir de conditions. Un dysfonctionnement conjoncturel, une grosse bavure sont autant d’opportunités. Et au-delà d’une mystique de l’événement, celui-ci conserve aussi sa force symbolique dans la mesure où sa simple évocation continue, d’un côté à faire peur aux puissances dominantes par la capacité qui a été la sienne à tenir la rue, à arrêter toute activité ; et de l’autre, à constituer une référence pour de nombreuses luttes et mouvements dans le monde entier. Sempiternellement, les médias s’en vont effectivement questionner chaque nouvelle lutte, chaque nouveau fauteur de trouble de l’ordre public sur leurs rapports à Mai-68.

Michèle Riot-Sarcey, historienne, auteure de Le procès de la liberté intervient sur le thème : « Les chemins de la liberté en questions – histoire et politique de 1848 à Notre-Dame-des-Landes »  

Le lendemain en début d’après-midi, l’intervention de Michèle Riot-Sarcey (RS) est centrée sur la révolution de 1848 en France, mais elle est précédée d’un petit préambule dans lequel elle nous fait part de sa position plus générale par rapport à Mai-68 qui, pour elle, du côté ouvrier, est bien un échec (comme le montre le film « Reprise » qui sera d’ailleurs projeté demain en complément de ces journées). Et elle aussi nous fait part de ce sentiment d’effacement de l’histoire qui semble rythmer toutes nos journées de discussion : idéologie de la fin de l’histoire, mise en veilleuse des expériences historiques en sont les manifestations les plus patentes.

Si on entre plus avant dans le processus révolutionnaire de 1848, RS insiste sur cette expérience historique qui ne se laisse pas réduire à ses composantes théoriques (Proudhon, Louis Blanc, St Simon, Fourier certes lus), mais se caractérise par des associations et « l’association des associations », une organisation non étatique de l’époque regroupant 104 associations corporatives parisiennes d’origine très diverse, du boutiquier à l’artisan et au compagnon de petites entreprises en passant par l’instituteur et le personnel de maison. C’est que dès la Restauration souffle un vent de liberté à travers le souvenir de 1789 ou de 1830 (Les Canuts et « La liberté ou la mort », Delacroix et « La liberté guidant le peuple »). De même, le journal La Fraternité, dès 1840 porte les idées de fraternité (cf. P. Leroux) et d’égalité au sein de ce petit peuple qui n’est pas encore prolétariat. Les classes ne sont pas encore théorisées et définies clairement ce qui fait que les termes restent confus. Ainsi, alors que le terme de peuple est accaparé par Lamartine comme antidote au « vilain mot de prolétaire », d’autres notions semblent s’emboîter sans peine comme collectif-commune-communisme. Mais tout ça n’est pas encore référée à ce que CR délimite comme socialisme antiautoritaire ou autoritaire et est plutôt perçu dans le cadre de ce qui sera appelé plus tard par Engels le « socialisme utopique », dont les perspectives se voient attaquées ou moquées par les pouvoirs en place et leur moyens de propagande [6]

[6] un socialisme utopique qui peut d’ailleurs parfaitement...

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Il y a bien en 1848 une révolution sociale dont certaines des principales revendications sont l’abolition du salaire à la tâche et l’égalité des salaires. Certains de ces protagonistes cherchent à s’organiser de façon autonome au sein d’une commission ouvrière, tentative qui se substitue pendant un temps court à la Chambre des Pairs, mais la grande majorité rurale du pays est effrayée par les troubles et ce sont des Tocqueville et consorts qui organisent les élections politiques de l’après soulèvement. RS souligne que cette peur sera encore plus grande sous la Commune et elle ne touchera pas que les possédants et les paysans. Beaucoup d’intellectuels et écrivains verront en effet dans la Commune une pure aberration. Pour avoir une idée approximative des sentiments de l’époque, RS compare l’impression ressentie alors, à celle que produirait aujourd’hui le déversement impromptu et brutal des habitants des banlieues en direction des centres-villes [7]

[7] s’ils décidaient d’y faire autre chose que d’y...

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Comme dans la période 1789-1793, RS fait bien apparaître le rôle important des femmes en 1848 (Jeanne Deroin) et leur intégration dans le processus révolutionnaire tant que celui-ci est dans sa phase ascendante, alors que la République qui va conclure ce processus innove le ’travail/famille/patrie’ qui fera flore ensuite au cours de l’histoire contemporaine et sera un facteur de relégation des femmes de la vie publique et politique.

Là encore, dans la révolution de 1848, comme plus tard dans la Commune, l’événement surprend. RS cite Deleuze qui, dans Qu’est-ce que la philosophie, écrit que l’événement est ce qui échappe à l’histoire [8]

[8] on devrait plutôt dire qui échappe à la continuité...

et qui est irréductible parce qu’il n’a pas de dépassement. Là brille « le cristal de l’événement total » (Walter Benjamin).

RS rajoute [9]

[9] dans le langage de l’École de Francfort, ndlr...

que c’est le devenir non advenu qui fait l’histoire et que cette phrase rend compte d’une caractéristique constante de l’histoire des révolutions en France.

1848-1968-2011 et les printemps arabes, constitueraient un fil historique révolutionnaire qui relie de nombreuses expériences et pays, mais l’exemple de l’effacement de ces dernières expériences de 2011 montre qu’il est nécessaire de s’attacher à « restituer l’historicité de l’histoire ».

J’’interviens en toute fin de la discussion pour m’étonner que la référence principale de RS au sein de ce fil historique soit 1848 … et non pas 1789 ou 1793. RS me répond y avoir réfléchi, y compris à l’intérieur du présent livre et nous renvoie à de prochains échanges faute de temps pour aborder ce point.

Serge Quadruppani, Le Monde des Grands Projets et ses ennemis

En fin d’après-midi, SQ nous présente son dernier ouvrage pour lequel il utilise, notamment, la notion d’Empire mise en avant par Hardt et Negri sans pour cela qu’il épouse, évidemment, les positions politiques de ces deux auteurs, fort contestables au demeurant. C’est cette puissance de l’Empire qui nécessiterait de toujours plus pousser vers un quadrillage géopolitique de l’espace social, espace de circulation des flux, mais aussi espace de contrôle du temps des individus. Les exemples paradigmatiques de ce « monde des grands projets » nous sont donnés par le mouvement déjà ancien du No-TAV dans le val de Suze en Italie et plus récemment avec le mouvement de la ZAD de Notre dame des landes (NDDL) contre l’aéroport de la région nantaise, en passant par la lutte à Sivens.

Plus opportunément, c’est aussi le mouvement contre la loi-travail (printemps 2016) qui a amené SQ à poser les luttes de territoire dans une perspective plus large. En effet, certaines banderoles brandies à cette occasion, par exemple dans les ’cortèges de tête’, faisaient clairement référence à cette dimension plus large en proclamant : « Contre la loi-travail et son monde ». C’est donc bien contre les grands projets et leur monde qu’il faut se battre, même si SQ intègre le « et son monde » à sa façon dans l’intitulé de son livre de façon à faire apparaître aussi les ennemis de ce monde.

Comment expliquer ce « monde des grands projets » ? Pour SQ, il ne s’agit pas que d’une question de profit ou de rentabilité. D’ailleurs, la plupart de ces projets ne sont pas le fruit premier d’un audit de rentabilité de la part de ceux qui les décident et les organisent, puisqu’ils sont avant tout des projets politiques, économiques et stratégiques. C’est pour cela que leur chiffrage préalable n’est qu’un effet d’annonce, dont le montant est la plupart du temps largement outrepassé. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que les adjudications ne sont pas juteuses pour les entreprises qui en bénéficient. Mais si on prend de la hauteur stratégique et que l’on se place du point de vue global de l’Empire, il s’agit bien plutôt de passion (des ingénieurs) et d’hubris de la part des dominants et dirigeants de ce monde qui sont à l’origine de ces grands projets. Ils participent aussi de l’idéologie du progrès et de l’idée très actuelle que tout ce qui est possible doit être réalisé (les désirs et les besoins humains sont supposés illimités). Aucun champ n’y échappe plus aujourd’hui, y compris ceux qui étaient censés appartenir aux ’communs’ ou au ’vivant’ et si tous les projets concernent en principe un champ spécifique, ils s’insèrent néanmoins dans un projet plus général de la domination globale. Dans le cas des exemples principaux cités dans le livre, il s’agit ici précisément, de la mise en réseau des différentes métropoles de façon à faciliter les flux de marchandises et de personnes. Il en résulte non seulement une transformant de l’espace et du temps qui se trouvent tous deux comme réduits par la centralisation et la vitesse, mais aussi une marginalisation des espaces intermédiaires.

Contre ce monde se dressent des « ennemis » qui le contestent ou même en proposent un autre à travers des expériences qui tentent de réorganiser l’espace pour leur compte au sein des ZAD ou inventent une nouvelle temporalité comme dans le mouvement des « Nuits debout ». Ces expériences renouvellent quelque peu les expériences du socialisme utopique et l’État prend d’ailleurs prétexte de cette dimension utopique pour ne pas négocier sur les projets collectifs de sortie du conflit, ne prenant en compte que des projets individuels censés être plus rationnels alors qu’ils ne font que se conformer à la norme qui légitime le choix prioritaire en direction de la propriété privée individuelle ou familiale.

Pourtant, pour beaucoup de zadistes il ne s’agissait pas simplement de s’opposer à un projet capitaliste, mais de proposer des alternatives au rapport dominant à la nature. Comme le disent certains : « nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend ».

Ces luttes montrent qu’on peut gagner, même partiellement, en jouant sur les contradictions internes d’un Empire qui reste fragmenté [10]

[10] il n’y a pas de ’plan du capital’, ndlr...

. Elles tentent aussi d’échapper à une position strictement localiste en mentionnant bien qu’il ne s’agit pas d’aboutir à un déplacement géographique des grands projets, mais à leur remise en question (cf. le slogan : « ni ici, ni ailleurs »). Se mêlent ici étroitement la résistance des anciennes communautés montagnardes du Val de Suze et les nouvelles forces d’opposition à la domination globale des territoires formant, peu ou prou, un sujet collectif fort différent du sujet révolutionnaire tel qu’il était conçu dans les mouvements classistes historiques. Ces mouvements expriment, comme le dit SQ, une « puissance venue d’en bas » capable de poser des questions concrètes et situées, mais à valeur universelle. La formule de Marx sur le ’tort universel’ fait à la société toute entière à travers le ’tort particulier’ de l’exploitation subie par la classe ouvrière peut aujourd’hui être réutilisée par tous ceux « à qui on n’a pas fait qu’un tort particulier (le lieu agressé), mais aussi un tort universel (la marchandisation-destruction du vivant) ».

Par rapport au jugement qu’on peut avoir sur le résultat d’une lutte un débat s’engage entre ceux qui, comme CR, pensent qu’on ne négocie pas avec le capital ou ses représentants avec comme sous-entendu implicite, que la négociation ouvre vers le compromis et finalement un échec parce qu’on reconnaît par-là les forces de domination [ à la ZAD de NDDL, la négociation se fait sur la base du retrait des « nomades » de l’occupation et du maintien sur place de ceux qui peuvent arguer d’un droit de propriété, ndlr, JW] et ceux qui, comme SQ, estiment que c’est une façon de penser qui ne correspond plus à la réalité du rapport social capitaliste d’aujourd’hui. En effet, celui-ci impose maintenant dans tous les actes de la vie quotidienne aussi bien qu’au travail, des compromis, si ce n’est des compromissions [11]

[11] dit autrement, l’État et le capital c’est aussi nous...

.

De ce type de lutte peut se dégager un sujet collectif qui ne préexiste pas dans un commun déjà là, mais est en cours de formation dans des pratiques concrètes, des expériences de lutte.

Remarques personnelles

Les remarques qui suivent portent sur certains points présents dans le livre de SQ qui n’ont été qu’effleurés ou même pas été abordés au cours des échanges à Eymoutiers

Le principal bémol que je mettrais à cette construction théorique par ailleurs séduisante, c’est qu’elle repose bien trop sur le partage, à mon avis artificiel entre un monde (les autres, les dominants) et ses ennemis, ce qui donne tout à coup l’impression que « ses ennemis » forment déjà un autre monde. Outre que cette perspective s’origine chez Carl Schmitt et que comme le disait RS au cours d’un échange, on ne peut pas utiliser n’importe quel théoricien comme si ses thèses pouvaient être séparées de sa propre personne et du rôle qu’il a pu jouer dans l’histoire, ni de l’usage historique qui en a été fait. Or même si RS n’a pas précisé, il faut dire que Schmitt, spécialiste des théories du Droit, a été un haut dignitaire nazi et qu’il se trouve que ces thèses sur l’État d’exception et la ligne de partage fondamentale entre ennemis/amis étaient tombées dans l’oubli avec la défaite du nazisme jusqu’à ce que certains heideggériens de gauche, puis, plus récemment, les thèses des proches de l’Insurrection qui vient, les fassent resurgir. Mais je pense que ce n’est pas là l’essentiel qui est plutôt, pour moi, de vouloir tracer une nouvelle ligne de partage de ce type après l’échec qu’a pu constituer, au cours de l’histoire moderne, l’idéologie des frontières de classe. Et, qui plus est, de la voir resurgir, certes sous une autre forme, dans une période telle que celle dans laquelle nous vivons aujourd’hui, où le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on a bien du mal justement à délimiter une « ligne » et à fortiori une démarcation du type amis/ennemis. En effet, il se trouve que ces frontières sont justement de plus en plus floues, à tel point que certains croient qu’il il n’y a plus que 1% d’ennemis ou, autre variation, que l’ennemi n’est représentée que par une petite oligarchie, analyse qui se distingue mal de celle des souverainistes/populistes de droite et de gauche et néglige complètement les orientations réticulaires du capital qui viennent troubler ses tendances oligarchiques. Pour ne prendre qu’un exemple, voir l’importance prise par les ONG et leurs réseaux là où dominaient auparavant les anciennes fondations oligarchiques. Mais il n’y a pas forcément contradiction entre ces deux moments de la dynamique du capital dans la mesure où les deux reposent sur une crise de la forme État-nation et de ses institutions. Les réseaux de Greenpeace et Médecins sans frontières peuvent donc parfaitement coexister avec les conférences oligarchiques sur le climat, mais pas avec les anciennes manifestations de la souveraineté nationale (cf. l’affaire du Rainbow warrior). Dans le même ordre d’idée, l’ancien pantouflage entre élites publiques et privées a été bousculé par une interchangeabilité des personnels de tendance réticulaire et par l’importance prise par les jeunes loups du numérique et de la fintech. Cette difficulté à établir des délimitations claires ou antagoniques ne touche pas que l’analyse du capital, mais l’ensemble du rapport social capitaliste. Ainsi, l’hubris dont parle SQ ne touche pas que les dominants, car c’est le propre de la société du capital que de miniaturiser les grands projets collectifs du pouvoir, afin de rendre possible leur intégration (« internisation » dirait JG) dans des micro-projets individualistes de la société de consommation. Le tout est possible des ingénieurs, de la technologie et des grands mécanos de la domination est alors réapproprié (ou croît l’être), dans sa mise à disposition pour la satisfaction des désirs des individus de base. L’impression de toute puissance que procurait auparavant l’automobile a été démultipliée par la profusion des nouveaux objets techniques. Comme le disait Marx, mais pour la machine de l’usine, « le mort saisit le vif », mais il n’y a plus de repli hors champ dans la société capitalisée. Le mort tend à saisir l’ensemble du vivant avec les biotechnologies.

Cette passion de l’illimité est aujourd’hui la chose la mieux partagée du monde et appartient en propre à l’humanité, à la ’nature humaine’ (au risque de créer une seconde nature). Comme on dit vulgairement, le ver est dans le fruit et il n’y a qu’un seul monde. Les « ennemis » ne peuvent donc, au mieux et sans jeu de mot, ne faire qu’y camper. À la dépendance réciproque qui liait déjà travail et capital dans le rapport de production capitaliste vient alors se rajouter une nouvelle dépendance réciproque dans le rapport aux outils technologiques qui est à la base de la nouvelle reproduction des rapports sociaux dans la société capitalisée. On en a un peu parlé dans la discussion à travers la référence critique aux projets transhumanistes parce qu’ils entrent tout à fait dans le monde des grands projets, mais on a beaucoup moins parlé du fait que certains de ceux-ci sont déjà plébiscités par nombre d’individus et par l’ensemble des medias « éclairés » (les « grands sujets de société » faisant pendant aux « grands projets »). Je ne développerais pas plus pour ne pas ouvrir de polémique sur des sujets qui n’ont pas fait directement débat au cours de ces journées.

Pour conclure, si ces mouvements peuvent invoquer l’expérience historique de la « Commune de Nantes » et de l’expérience des ouvriers paysans de l’ouest de la France en 1968 ou la lutte du Larzac ou encore des communautés du Chiapas, la situation actuelle dans les pays industrialisés dominants a tellement évolué sous les coups de la mondialisation/globalisation/capitalisation du monde que la notion de ’base arrière’ ou celle de marge d’autonomie est devenue aujourd’hui hautement problématique. Résister oui, car, comme à l’époque des Canuts, c’est toujours la base minimum pour vivre debout ; se dissocier ? C’est une autre paire de manche et faudrait-il encore que ce soit la bonne stratégie, ce dont je doute.

 

JW 

[1] ce sont les termes de socialisme et a fortiori de communisme qui sont devenus incommodants, des ’gros mots’, ndlr, JW

[2] des limites qui ne seraient plus seulement ou essentiellement internes, comme la baisse tendancielle du taux de profit, la lutte des classes, mais externes, « environnementales », avec un développement subséquent des thèses catastrophistes, ndlr, JW

[3] cf. Holloway, ndlr JW

[4] toujours le problème de la correspondance des termes et de leur lisibilité dans les discussions, amplifié aujourd’hui par la disparition plus ou moins grande des grandes références théoriques et historiques et donc le flou artistique qui règne autour des différents concepts et des anciennes doxas, ndlr JW

[5] La situation était donc très différente de celle d’aujourd’hui ou tout est posé en termes de crise de la représentation, mais, en l’absence de mouvement, sans autre perspective immédiate que celles proposées par les divers populismes, ndlr, JW

[6] un socialisme utopique qui peut d’ailleurs parfaitement revêtir des traits autoritaires si on en croît les traités de l’époque, ndlr JW

[7] s’ils décidaient d’y faire autre chose que d’y consommer ou d’y voler, ndlr JW

[8] on devrait plutôt dire qui échappe à la continuité historique, ndlr JW

[9] dans le langage de l’École de Francfort, ndlr JW

[10] il n’y a pas de ’plan du capital’, ndlr JW

[11] dit autrement, l’État et le capital c’est aussi nous qui participons de la reproduction globale du rapport social capitaliste, ndlr, JW

Publié le 13/10/2018

Les EPR d'EDF en Grande-Bretagne menacés par la mer

(site politis.fr)

Les deux réacteurs nucléaires en construction outre-Manche nécessiteront des infrastructures pour les protéger des eaux marines, afin d'éviter un accident de type Fukushima.

La mise en route de l’EPR français connaît encore des difficultés qui vont une nouvelle fois retarder sa mise en route et grossir la facture finale. Les deux réacteurs EPR en début de travaux en Grande-Bretagne, sous la direction de ses constructeurs français (EDF) et chinois, est à nouveau contesté par les spécialistes de l’atome civil et les journaux anglais.

Sur le site de Hinkley Point, le mur de protection qui doit protéger l’installation de la mer est en construction. Ce sera la plus importante muraille jamais mise en place dans le monde autour d’une centrale : l’enceinte de ciment se dressera sur près d’un kilomètre, avec une hauteur d’une douzaine de mètres. Cela en fera la plus chère du monde, provoquant un nouveau dérapage financier qui devrait faire monter la facture au-delà des 24 milliards annoncés par le gouvernement britannique et EDF. Comme toujours, EDF rejette les critiques, mais le gouvernement britannique a lancé discrètement de nouvelles études. Sur ce mur nucléaire mais aussi sur l’ensemble du projet.

Menaces de tsunami et de tempêtes

Les protecteurs de l’environnement et les journaux anglais expliquent qu’en cas de grande tempête ou de tsunami, les réacteurs, situés à seulement huit kilomètres de la mer, ne seraient pas suffisamment protégés des eaux marines auxquelles les installations sont exposées par le grand chenal de Bristol. Cela leur fait redouter un accident du même type que celui de Fukushima.

Peter Roche, ancien conseiller de gouvernement anglais, signale « que certes le mur a l’air solide, mais cette zone côtière est l’un des endroits de la planète où les coefficients de marée sont les plus élevés et est minée par une très forte érosion ». Comme d’autres spécialistes, Peter Roche rappelle qu’en 1981 le site choisi avait été inondé suite à la conjonction d’une forte marée de printemps conjuguée avec une tempête. Cette situation avait entraîné la fermeture de l’ancienne centrale nucléaire pendant plus d’une semaine et qu’une catastrophe avait été évitée de justesse.

Le réchauffement climatique oublié…

Le problème, expliquent les contestataires, c’est que les plans de la centrale ont été conçus en 2012, avant que la fonte des glaciers du Groenland prennent l’ampleur actuelle et avant que ceux de l’Antarctique commencent à subir le même sort. Roche signale également que dans la région concernée le niveau de la haute mer a augmenté d’un mètre au cours des cinquante dernières années. Ces remarques rejoignent tous les rapports scientifiques publiés en 2018 :

• d'une part, les variations des niveaux de la mer vont mettre en danger les centrales de bord de mer bien plus rapidement que les installations industrielles littorales classiques ;

• d'autre part, les standards édictés par les Nations unies et l’Agence internationale de l’énergie atomique pour les centrales de bord de mer sont désormais périmées ;

• enfin, le réchauffement climatique n’a pas été suffisamment pris en compte par leurs concepteurs.

L’autorité mondiale rappelle aussi, citant le cas de Fukushima, qu’un événement lié à une invasion d’eau de mer est susceptible de mettre à mal ou de couper l’alimentation électrique nécessaire au refroidissement des réacteurs, quelle que soit leur technologie. Et que une sur quatre des 460 centrales fonctionnant dans le monde ont été installées au bord de la mer, à une époque où les effets du réchauffement climatique n’étaient pas pris en considération.


 

par Claude-Marie Vadrot

Publié le 12/10/2018

Migrations, le débat, pas la guerre : réponse à Jean-Luc Mélenchon

Par Roger Martelli | (site regards.fr)

Le débat politique n’est pas la guerre. Tout désaccord n’implique pas la haine et la rupture. En politique, la formule du "Qui n’est pas avec moi est contre moi" est la plus mauvaise des conseillères.

Dans son blog en date du 8 octobre, Jean-Luc Mélenchon s’en prend au Manifeste pour l’accueil des migrants. Il cible la responsabilité de ses initiateurs éditoriaux, Mediapart, Politis et Regards. Il oublie qu’un texte ne vaut pas d’abord par ceux qui l’écrivent, mais par ceux qui s’y reconnaissent : aujourd’hui, ce sont 50.000 personnes et un nombre impressionnant d’associations et de journaux. Tout ce monde n’est pas un ramassis de gogos abusés, engagés malgré eux dans on ne sait quelle croisade contre tel ou tel parti ou mouvement. Les signataires prennent parti sur un point et sur un seul : ils ne veulent pas laisser l’extrême droite pourrir l’espace public européen par ses idées sur l’immigration.

Ne pas se tromper d’adversaire

Je n’ai pas à répondre au nom de qui que ce soit et ne le ferai donc qu’en mon nom propre. Je rappelle tout d’abord que ce texte, dans sa formule initiale, n’a été signé que par des personnalités de la culture, des arts et du monde associatif. Il n’y avait volontairement pas de responsables politiques dans les 150 premiers signataires et il n’était pas question que sa rédaction et sa diffusion soient, au préalable, soumises à l’appréciation de quelque Bureau politique que ce soit. Il est tout de même incroyable que, en 2018, je sois obligé d’énoncer ce rappel démocratique minimal. Ne pas en avoir informé les autorités de la FI, pas plus que n’importe quelle autre instance, est-il un signe de défiance ? Faudrait-il que Mediapart, Politis et Regards s’excusent de ne pas avoir informé les partis ? Mais dans quel pays vivons-nous ?

J’ajoute que je n’ai pour ma part rien à dire contre le programme de la France insoumise. Il est dans la lignée directe des propositions qui ont été celles la gauche de gauche depuis au moins le début de ce siècle. Je n’ai rien contre l’activité du groupe parlementaire FI : avec celles et ceux du groupe constitué par le PC, ses membres mènent le combat contre tous les aspects de la politique Macron, y compris sur le dossier des réfugiés et sur la politique européenne de gestion des flux migratoires.

Je n’ai pour ma part jamais taxé Jean-Luc Mélenchon et la FI de complaisance à l’égard du Front national. En revanche, j’ai critiqué ouvertement les propos tenus par Djorge Kuzmanovic qui, eux, me paraissaient très critiquables, sur la référence allemande, sur la question migratoire et sur les questions dites "sociétales". J’aurais aimé alors que Jean-Luc Mélenchon prenne, sur le fond et non sur la méthode, ses distances avec celui que l’on présentait alors, à tort ou à raison, comme son "conseiller". Il ne l’a pas fait.

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Du temps où j’étais membre du PCF et de sa direction, j’ai pris l’habitude de dire ce que je pensais devoir dire. On ne manqua pas alors, à bien des niveaux, de me faire savoir que je participais à d’odieuses campagnes de dénigrement contre le parti et que, ce faisant, je jouais contre mon camp. Cela ne m’a jamais intimidé et j’ai, aujourd’hui encore, la faiblesse de penser que ce n’est pas de mes propos de l’époque que le parti a souffert, mais plutôt d’un certain autisme et d’une culture détestable de la citadelle assiégée.

Voilà des années que je dis et que j’écris mon inquiétude de ce que l’extrême droite ait imposé son obsession de l’identité, la peur viscérale de "ne plus être chez soi", le désir de protection contre un ennemi que, faute de visibilité des responsables vrais, on situe classiquement du côté de l’autre, de l’étranger, du migrant. J’ai souvent écrit mon regret de ce qu’une partie de la gauche baisse la garde. J’ai trouvé cette tendance dans la "Gauche populaire" du PS, dans le "Printemps républicain" avec lequel Emmanuel Maurel a naguère flirté, dans les publications de Laurent Bouvet sur « l’insécurité culturelle » et la nécessité de « comprendre » les angoisses des « petits Blancs », dans les propos de Jean-Claude Michéa brocardant la gauche dite « sociétale » et rêvant du retour au village, dans les développements de Christophe Guilluy expliquant que le clivage du « centre » et de la « périphérie » l’emportait désormais sur le clivage dominants-dominés, dans les dérives de Jacques Sapir affirmant que, dès l’instant où la question de la souveraineté nationale était centrale, le rapprochement des "souverainistes" des deux rives était possible.

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Voilà qui fait beaucoup d’exemples et qui justifie largement, me semble-t-il, que le Manifeste évoque la « petite partie de la gauche » tentée de prendre au sérieux les « questions » posées par l’extrême droite. Pourquoi Jean-Luc Mélenchon fait-il comme si ce membre de phrase le concernait ? À trop y insister, ne risque-t-il pas d’accréditer l’idée que ses propos peuvent effectivement relever de cette mise en garde ? Pour l’éviter, et plutôt que de vitupérer le Manifeste, il serait mieux inspiré de dire clairement ce qui l’éloigne des tentations énoncées ci-dessus, comme des énoncés de Djordje Kuzmanovic. Dès cet instant, on pourrait enfin débattre de vraies questions et de désaccords éventuels, qu’il ne faut sans doute pas sous-estimer, mais dont rien ne dit au départ qu’ils vont installer des lignes de fracture au sein de la gauche de rupture.

Peser les termes de la question migratoire

Le premier débat concerne la manière de penser aujourd’hui les phénomènes migratoires sous le seul prisme de la contrainte. Ce n’est pas faux dans l’absolu : la grande majorité des départs, et pas seulement au temps du capitalisme dominant, ont historiquement été motivés par l’exigence du mieux vivre, quand ce n’était pas celle de la survie. Mais le paradoxe de l’histoire est que ces mouvements contraints n’ont pas été pour rien dans la marche en avant de l’humanité. Que serait devenue l’Europe sans l’apport de vagues incessantes de migrations ? Les États-Unis seraient-ils devenus une grande puissance, s’ils n’avaient pas été un melting pot ? La France se serait-elle enrichie de son industrie et de son cadre urbain, sans les apports stimulants de l’exode rural, puis de l’immigration extérieure ? L’histoire a fait des migrations à la fois une douleur et une plénitude, le fruit du dénuement et la possibilité d’y échapper durablement. Que l’immigration pose des problèmes, aux sociétés de départ comme aux sociétés d’accueil, est une chose ; qu’elle soit en elle-même un problème en est une autre. Entre les deux affirmations, la ligne de partage est celle du vrai et du faux.

Je reviens sur la question des migrations contraintes. Qu’il faille réduire la part de cette contrainte est d’une évidence désarmante. Comment pourrait-on s’opposer à des politiques qui ont pour objectif de réduire la spirale des inégalités, des discriminations et des gaspillages qui sont le lot de nos sociétés contemporaines ? Comment ne pas tout faire pour réduire le poids de cette conflictualité incessante, qui épuise l’Afrique et ses peuples et que nourrissent les intolérables trafics d’armes, dont les grandes puissances font ouvertement et impunément commerce ? Comment dès lors contourner la nécessaire boussole de l’anticapitalisme ? Mais si l’on suit cette piste, ne nous cachons pas qu’il faut le faire de façon conséquente et jusqu’au bout. "L’aide au développement" est une nécessité, mais n’est qu’un simple correctif à la spirale inégalitaire. La règle de la "protection" partielle d’un territoire peut-être un passage obligé ; mais l’absolutisation de la protection, c’est-à-dire le "protectionnisme" est une impasse, quand bien même on y ajoute un adjectif – "solidaire" - qui le contredit. En bref, la protection, oui ; le protectionnisme, non.

S’attaquer à la puissance de la finance est une nécessité historique et la gauche au pouvoir s’est cassé les dents à s’accommoder de ses contraintes au lieu de la combattre. Mais ce combat est un processus global de long souffle. Et, en attendant qu’il soit parvenu à son terme, que fait-on ? Le flux des migrations – au demeurant exagéré par l’extrême droite et ses fantasmes de "l’invasion" – va-t-il se résorber et se tarir à court et à moyen terme ? L’expérience en cours montre que ce n’est pas vrai. L’amorce de développement des "émergents" n’affaiblit pas la tendance au départ, mais la stimule au contraire, car ceux qui partent vers les destinations les plus lointaines – les nôtres – ne sont pas les plus indigents.

Dans un premier temps, le développement ne ralentit donc pas les déplacements, mais accentue leur caractère inégalitaire : les plus pauvres – et notamment les réfugiés – se déplacent vers les pays pauvres du "Sud", les moins pauvres vers les pays du "Nord". De la même manière, il faut certes espérer que des mesures seront prises, dans l’urgence, pour éviter la dégradation incessante des équilibres climatiques. Mais, même dans l’hypothèse où cette rupture intervient dans le très court terme, il faudra un certain temps pour enregistrer leurs effets globaux. Nous devrons donc faire face à des risques de déplacements massifs de population provoqués par des catastrophes écologiques ou des conflits locaux. Nous le devrons d’autant plus que tout volontarisme doit mesurer ses limites, s’il ne veut pas s’abîmer dans le renoncement, dès le premier obstacle venu. Sur la question de l’aide à l’Afrique, par exemple, la France peut beaucoup, infiniment plus qu’elle ne le fait aujourd’hui. Mais elle ne réglera pas à elle seule l’une des questions les plus capitales, celle du devenir de ce continent africain dont on sait qu’il sera celui du XXIe siècle, comme l’Europe fut celui du XIXe siècle et l’Asie celui du XXe siècle.

Auquel cas, je me permets de poser à nouveau la question à laquelle il n’est pas répondu pour l’instant. Si les flux de migrations se maintiennent, que ferait une France choisissant la voie de la rupture ? Continuera-t-elle d’accepter l’infamie qui voue les pays du Sud à recevoir 80% du flux des réfugiés ? Et si elle constate la persistance de flux de ce type en direction de l’Europe, comment réagira-t-elle ? Suivra-t-elle la logique égoïste à courte de vue de l’Union européenne et de ses États ? A fortiori, laissera-t-elle se généraliser la logique inadmissible, inhumaine et irréaliste de ceux qui prônent le blocage des frontières ?

"No border" ? de qui se moque-t-on ?

Venons-en, d’ailleurs, à cette question des frontières et du chiffon rouge du "no border", repris par Jean-Luc Mélenchon. Il est en fait facile de s’inventer des ennemis qui, peut-être, n’existent pas, et en tout cas pas chez ceux que l’on désigne explicitement ? Au fond, le leader de la France insoumise, laisse entendre qu’il n’y a que deux options possibles, quand on pense la frontière. D’un côté, le no border qui est renvoyé aux limbes de l’utopie, de l’autre « l’éloge de la frontière » cher à Régis Debray.

Je n’ai nulle envie, et depuis longtemps, de m’enfermer dans ce dualisme. La frontière n’est pas une réalité naturelle, mais une construction historique, imposée à la fin du XVIIIe siècle et généralisée aux XIXe et XXe siècles. Politiquement, elle désigne la limite à l’intérieur de laquelle se dénombrent les composantes du peuple souverain et où s’exerce la souveraineté politique. Par fondation, la frontière est à la fois inclusive (le territoire de la citoyenneté partagée) et exclusive (la distinction du national et de l’étranger). Elle a nourri aussi bien le patriotisme démocratique que le nationalisme d’expansion et le chauvinisme cocardier.

Aujourd’hui, la frontière est dans une contradiction. D’un côté, elle est relativisée par la fluidité des échanges commerciaux et financiers et par la montée des déplacements humains de tous types. D’un autre côté, cette fluidité est contredite par le contrôle étroit de la mobilité des personnes. La frontière devient ainsi tout à la fois un lieu flou d’échanges, une sorte d’hypermarché frontalier et une clôture qui prend volontiers la forme d’un mur. Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

La nation, bien délimitée par ses frontières, reste un cadre de souveraineté qu’il ne sert à rien de vouloir rayer d’un trait de plume. Mais l’apologie de la frontière, en privilégiant la différence et l’identité au détriment du commun et de l’égalité, risque aujourd’hui de donner de l’eau au moulin de l’esprit de fermeture et au fantasme de la protection absolue. La question la plus décisive n’est donc pas de savoir s’il faut garder la frontière ou la détruire, à court terme en tout cas – à long terme, l’utopie d’un monde sans frontières reste une nécessité. L’essentiel est plutôt de dire quelle conception on a de la frontière : simple bornage du lieu d’exercice d’une volonté commune ou symbole intangible d’une fermeture à un extérieur vécu sur le registre de la menace ?

Si c’est cela le choix nécessaire et s’il faut privilégier son second terme, je complète les questions précédentes, très concrètes, que ne peuvent esquiver ceux qui aspirent au pouvoir. S’il s’avère demain, une gauche bien à gauche une fois installée « aux affaires », que les énormes mesures existantes de contrôle s’avèrent incapables de réguler complètement les passages, que fera-t-on ? Continuera-t-on la spirale européenne prônée par Frontex, en accroissant démesurément les techniques de contrôle, de répression et de refoulement ? Cherchera-t-on à maintenir au maximum les plus pauvres chez les déjà pauvres ? Ou bien se résoudra-t-on à suivre la seule politique possible à l’intérieur de nos frontières : la liberté de circulation, l’accueil, l’égalité d’accès de tous à des droits étendus, l’inversion des logiques de flexibilisation, de précarisation et de recul des services publics et l’extension de la citoyenneté à l’ensemble des résidents ?

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Pas de cadeau à l’extrême droite

Cessons donc d’agiter les sujets qui divisent au lieu de rassembler : protectionnisme contre libéralisme, "pro border" contre "no border", souverainisme contre fédéralisme. Sur la question des migrants, en revanche, l’alternative est simple. L’extrême droite fait son fonds de commerce de l’affirmation selon laquelle l’immigration est une plaie dont la résorption conditionne la possibilité de toute politique en faveur des "nationaux". Face à elle, il n’y a pas d’autre solution que d’affirmer que l’immigration n’est pas un problème, mais une chance et cela jusqu’à aujourd’hui. Si elle pose des problèmes, c’est parce que nous sommes dans un monde, dans une Europe, dans une France où l’on préfère la liberté des circuits financiers, la libre circulation des marchandises à la libre circulation des hommes, où l’on préfère la dérégulation et la privatisation à la stabilité des statuts et à l’appropriation sociale. Un monde, une Europe et une France, où l’on préfère la peur et le repli identitaire à la solidarité et à la mise en commun.

Accepter ou refuser : cela s’appelle un choix de société. Le Manifeste appelle en creux à faire ce choix. Qui, à gauche, peut se permettre de mégoter sur les possibles politiques que cela ouvre ? La montée de l’extrême droite européenne oblige en effet à poser en grand la question des dynamiques politiques nécessaires pour la contrer. On ne peut s’en remettre à la droite pour cela : elle est en train de craquer devant la pression de ses extrêmes. Se confier aux rassemblements plus ou moins centristes, en vitupérant les "extrêmes" qui se touchent ? Impossible : c’est cette logique d’accommodement qui a radicalisé la droite en épuisant la gauche. Si quelque chose se passe, c’est donc à gauche qu’on l’observera. Mais dans quel rapport à l’extrême droite ? En contournant le problème, en expliquant que la question migratoire n’est pas la question centrale ? En concédant à cette extrême droite qu’elle met au centre la question du peuple de sa souveraineté ? Pour ma part, je ne pense pas cette façon de faire recevable. Je la crois même dangereuse.

L’extrême droite se bat en démontant pièce par pièce ce qui la porte, ses pratiques, ses projets, mais aussi ses idées et ses mots. Pas plus en Italie, qu’en Hongrie, qu’aux États-Unis ou en France, la logique souverainiste de l’exclusion ne protège les peuples. Au contraire, elle accroît les inégalités, les tensions et les frustrations. Il en est de même pour la philosophie frontiste des migrations : on ne transige pas avec elle, ni dans les mots ni dans les actes.

L’immigration n’est pas un problème ; l’environnement global des politiques qui l’entourent en est un, et de taille. Ne créditons pas l’extrême droite de ce qu’elle a raison en recouvrant les deux.

Publié le 12/10/2018

Immigration : plus de sérieux, moins de petits jeux

(blog de Jean Luc Mélenchon du 8/10/2018 – site de JLM)

Un article de « Libération » fait un récit inacceptable d’une discussion du groupe parlementaire « La France insoumise » à propos d’un texte diffusé par Regards, Mediapart et Politis sur l’immigration. Cet article de « Libération » appelle plusieurs mises au point. La première pour garantir notre liberté collective.

En effet notre groupe doit pouvoir continuer à discuter librement des questions qui sont posées à ses membres sans que ces discussions soient aussitôt retranscrites sous la forme de psychodrame de « division » ou de « déchirements » par un média qui écoute aux portes et prétend avoir ses « informations » de l’intérieur. Faute de quoi aucune discussion n’est plus possible et une ambiance mortifère de méfiance mutuelle rend impossible toute vie commune. C’est sans aucun doute le but recherché ici.

La seconde concerne la liberté de chacun des membres du groupe. Celle-ci reste totale. Elle n’est pas mise en cause. Chacun d’entre nous reste maître de son point de vue et de son expression publique y compris quand il y a désaccord. Chacun naturellement doit évaluer l’intérêt d’une expression publique de ses divergences. Car afficher systématiquement sa « différence » comme moyen d’exister est aussi source de confusion même si cela peut flatter son égo. Et cela produit une image collective qui rappelle trop les nids d’intrigues habituels des partis de gauche et d’extrème gauche de toute taille. Chez eux toute l’activité est introvertie, se résume à des intrigues internes et consiste a se valoriser en dépréciant les autres. Le PS et diverses organisations d’extrême gauche ont beaucoup pratiqué ces mœurs, au prix d’une ambiance interne suffocante et d’une visibilité démoralisante. C’est avec cela que nous disions avoir tous voulu rompre pour retrouver un engagement positif, concret et aussi convivial que possible.

La troisième concerne le sujet en débat. Tout le groupe venait de découvrir un texte auquel seule une d’entre nous avait eu partie liée lors de sa rédaction et de la patiente collecte des 150 premières signatures. Aucun d’entre nous ne fut prévenu de rien pendant cette période de préparation. Or nous venions de mener collectivement le débat public des jours durant à l’Assemblée avec la loi « asile immigration » de Macron. Nous venions de présenter collectivement nos amendements et de publier ensemble une brochure sur le thème. Une certaine exaspération s’est donc en effet exprimée à se voir soudain mis en cause et interpellés sur des points déjà tranchés collectivement au fil de l’action parlementaire et dans le soutien sans faille aux actions de luttes de terrain. D’ailleurs, des propositions nouvelles étaient contenues dans nos amendements comme celle de créer un statut de réfugiés économique et climatique pour pourvoir apprécier les situations et décider sur une base légale ouverte. Autrement dit : pour rompre le cercle infernal du droit d’asile ou de l’expulsion.

Nous pensions avoir tout dit et mis au point une position globale, concrète et réaliste conforme à tout l’arc des principes dont se réclame la tradition humaniste. Personne ne nous a fait la moindre remarque sur ces prises de parole ni sur nos documents écrits. Aucun des signataires ne nous a non plus exprimé le moindre soutien dans la bataille parlementaire. Et je regrette d’ailleurs que le texte ne fasse aucune allusion à nos propositions et ne reprenne aucune de nos solutions concrètes. Mais je peux dire que nous restons disponibles pour discuter de toutes ces propositions. Cela alors même que plusieurs des signataires du manifeste se sont adressé à nous sur ce thème avant cela de façon… violente, pour ne pas dire davantage. Ou bien alors que certains ont appartenu ou soutenu le gouvernement Valls et son texte sur l’immigration et donnent à présent des leçons.

J’ai bien compris qu’en décidant de cette publication sans nous, sans avoir proposé la moindre discussion sur ce texte et sans aucun échange sur les solutions concrètes,  les signataires ont voulu marquer leur distance avec le travail de parlementaire que nous avons mené. C’est leur droit, cela va de soi. Pour autant, était-il nécessaire d’insinuer contre nous après avoir condamné la politique du « bouc émissaire » ? Une semaine après les diatribes que l’on sait, dans l’acharnement contre nous qui est visé, par la phrase : « il  ne faut faire aucune concession à ces idées, que l’extrême droite a imposées, que la droite a trop souvent ralliées et qui tentent même une partie de la gauche ».

Quoi qu’il en soit, si la méthode a choqué, le fond du désaccord est dans les termes qu’utilise le texte publié. « Il est illusoire de penser que l’on va pouvoir contenir et a fortiori interrompre les flux migratoires » déclarent Regard, Politis, Médiapart et leurs 150 signataires. Cela revient à renoncer purement et simplement à toute action politique contre les causes du départ. Cela revient à amnistier la responsabilité des gouvernements français et de la France-Afrique dans la misère et la corruption. Et surtout cela amnistie l’Union européenne pourtant particulièrement impliquée par ses soit disant « partenariats économiques » et ses « accords de pêche ». Le refus de mettre en cause l’Union européenne peut conduire aux pires aberrations.

Mais la suite du texte laisse pantois. Rajouter « A vouloir le faire, on finit toujours par être contraint au pire. La régulation devient contrôle policier accru, la frontière se fait mur » revient à dire que les frontières ne sont plus assumées. Ce n’est pas du tout notre point de vue. Nous croyons au bon usage des frontières. Sans elles, comment organiser « le protectionnisme solidaire » de notre programme économique, l’interdiction du statut de travailleur détaché, les obligations de ferroutage et ainsi de suite. Notre rapport aux frontière n’est pas idéologique. Il est concret dans un monde où celles-ci n’ont cessé d’exister que pour le capital et les riches et où nous avons l’intention de les rétablir contre eux. Disons-le clairement nous ne sommes pas d’accord pour signer à propos d’immigration un manifeste « no border », ni frontière ni nation. Nombre de nos amis les plus chers qui ont signé ce texte disent à présent n’avoir pas repéré cette phrase que les rédactions « no border » ont su placer.

Peut-être les formulations de Regards, Politis et Mediapart  sont-elles seulement maladroites ou involontairement ambigues. Peut-être sont-elles du registre du commentaire médiatique davantage que du domaine du concret et de ses luttes. Donc, on se serait évité tout cela en parlant du texte avant de le publier. Quoi qu’il en soit on peut y réfléchir sans s’insulter. Je veux de nouveau résumer notre point de vue.

Nous ne croyons pas que ce débat doivent être le centre du débat des européennes. Le faire serait faciliter le travail de Macron et de l’extrême droite qui se sert du sujet pour éviter tous les autres. Mais une fois le débat ouvert, nous croyons d’abord qu’il faut combattre les causes de départ et rappeler que les gens ne partent pas par plaisir ! Renoncer à ce combat c’est cesser la lutte contre cet ordre du monde et rayer le sens du combat que mènent nos amis dans ces pays pour en finir avec les causes de l’émigration. Avec cela, soyons tout aussi fermes pour dire : le devoir de secours aux détresses en mer ou ailleurs doit rester inconditionnel. Pour autant, qui est partisan d’un droit automatique d’installation ? Pas nous. Nous avons proposé de créer un statut de réfugié climatique ou économique pour apprécier légalement les situations de tous les réfugiés. Mais il faut aussi interdire le statut des travailleurs détachés. Et donner des papiers aux travailleurs étrangers sous contrat de travail. C’est un tout.

Pour ma part, je veux le préciser : personne ne m’a proposé de  signer. J’aurais dit pourquoi je suis en désaccord. Je suis internationaliste. Pas mondialiste. Je crois au bon usage des frontières, j’ai dit pourquoi. Je ne confond pas la coopération avec la libre circulation sans passeport ni visa. Je crois à un monde organisé par l’ONU. Comme je suis certain que nous gouvernerons tôt ou tard, je suis certain que mieux vaut avoir les idées claires sur ces sujets avant. En ce sens, la discussion n’est pas inutile si son but n’est pas de stigmatiser.

Car il est douloureux pour nous d’être traités de la sorte et d’avoir le sentiment que nos combats sont niées, que l’ambiguïté calculée d’un texte baptisé « manifeste » suffise à nous ranger dans un camp qui n’est pas le nôtre. Il est douloureux que mes discours de Marseille en pleine présidentielle sur ce thème, ceux de mes camarades à la tribune de l’Assemblée ne soient rien au point qu’on ne pense même pas à nous proposer de relire ensemble un texte sur le sujet. Un texte qui finalement ne connait aucune autre publicité que celle de la polémique et la division qu’il allume contre nous. Il est insupportable qu’un journal comme « Libération » en profite pour essayer de donner de notre groupe une telle image à ce point inverse à ce qu’il est, et à son fonctionnement réel.  Comme s’il n’y avait rien de plus urgent pour ce journaliste que de tout flétrir de ce que nous sommes : notre identité collective et notre vie de groupe, nos efforts et notre travail. Comme si sur un tel sujet il y avait trop de combattants. L’invention d’une gauche anti-migrant en France comme en Allemagne est tout simplement un renfort pour nos ennemis communs de toujours.

Publié le 11/10/2018

Sanctions américaines contre l’Iran : des solutions peu efficaces

(site idn-France.org)

Depuis le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien en mai 2018, l’Iran, l’Union Européenne, la Chine et la Russie tentent tant bien que mal de préserver l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien  (JCPOA). Les iraniens ont accepté de rester dans l’accord tant que leurs intérêts nationaux seraient garantis. Les sanctions économiques imposées unilatéralement par les États-Unis menacent aujourd’hui l’accord, et tous sont à la recherche d’une solution pour contrer l’extraterritorialité des lois et sanctions américaines. La saisine de la Cour Internationale de Justice (CIJ) par l’Iran et l’instauration de canaux de paiements indépendants du dollar par l’Union Européenne sont des mesures symboliques fortes mais leur efficacité reste à prouver.

Cette semaine à New-York, le dossier nucléaire iranien s’est invité à la 73e Assemblée générale annuelle de l’Organisation des Nations Unies. Entre invectives interposées entre Donald Trump et Hassan Rohani à la tribune de l’ONU et réunion du Conseil de Sécurité à propos de la lutte contre la non-prolifération des armes nucléaires dirigée par le président américain, le sujet nucléaire a été un des dossiers majeurs et brûlants de la grande messe annuelle des diplomaties. Ce jeudi 27 septembre, Benyamin Netanyahou a une nouvelle fois accusé l’Iran d’abriter en plein cœur de Téhéran un « site de stockage atomique secret » contenant plus de 300 tonnes de matériaux liés au nucléaire. Cartes à l’appui, le Premier ministre israélien a de nouveau dénoncé la duplicité du régime iranien tout en louant la décision de Donald Trump de quitter l’accord de Vienne. L’Iran, après avoir accusé Donald Trump de vouloir renverser le régime en place, a rejeté les accusations d’Israël en rappelant que l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) avait certifié à 12 reprises la dimension pacifique du programme nucléaire iranien depuis 2015. Le directeur général de l’AIEA Yukiya Amano a rappelé à ce propos l’indépendance et l’impartialité de l’agence dans la conduite de ses travaux.

 Un accord dénoncé par les États-Unis

Pour rappel, le JCPOA – Plan d’action global conjoint – avait été signé en juillet 2015 entre l’Iran d’une part et les cinq membres du Conseil de Sécurité de l’ONU et l’Allemagne d’autre part après plus de dix ans de négociations difficiles. Signé pour une période de dix ans, cet accord garantit le caractère strictement pacifique du programme nucléaire iranien en le soumettant à une surveillance draconienne de la part de l’AIEA. En échange, les États signataires devaient progressivement lever les sanctions asphyxiant l’économie iranienne. Le 08 mai 2018, Donald Trump a décidé de retirer les États-Unis du JCPOA. Il n’avait eu de cesse depuis son élection de dénoncer un accord « désastreux », dénonçant ses limites et accusant les iraniens de duplicité. Pour le président américain, l’accord ne serait pas assez contraignant pour l’Iran. Il conteste d’abord la limitation dans le temps de certaines clauses de l’accord lui-même. Selon Trump, rien n’empêcherait l’Iran, à l’issue de l’accord en 2025, de reprendre ses activités d’enrichissement d’uranium au-delà de 20%, seuil critique. Soutenu par Israël, Trump souhaiterait également une inspection plus poussée des sites suspects, une restriction de plus longue durée, et une limite au développement des missiles balistiques iraniens – considérés comme un moyen de projection de puissance à l’échelle régionale – et à son influence au Moyen-Orient, notamment dans son soutien au régime syrien et au Hezbollah libanais.

Le 06 août, les États-Unis ont imposé une première salve de sanctions unilatérales envers l’Iran concernant les transactions financières, le commerce de matières premières, les achats dans le secteur automobile et l’aviation commerciale. Le 04 novembre entrera en vigueur le second volet des sanctions américaines visant le secteur pétro-gazier et la Banque centrale iranienne. En raison de l’extraterritorialité des lois américaines [1], ces sanctions ont la particularité de toucher toute entreprise ayant des liens avec les Etats-Unis et qui commerce avec l’Iran. Les entreprises américaines mais aussi étrangères – comme Total, PSA, Siemens ou Air France – ont donc été sommées de quitter l’Iran sous peine de sanctions importantes. La stratégie des Etats-Unis vise à exercer une pression maximale sur l’Iran en étranglant son économie pour pousser le régime de la république islamique à accepter un nouvel accord incluant la question balistique.

La contestation juridique de la légalité du retrait et des sanctions des États-Unis

Pourtant, le retrait des Etats-Unis de l’accord semble s’être fait en dehors de toute base légale. Il faut rappeler que, si le JCPOA n’a pas valeur de traité, il est devenu juridiquement contraignant pour les États signataires après que ses dispositions ont été endossées par le Conseil de Sécurité des Nations Unies à travers la résolution 2231 du 20 juillet 2015. Et si l’accord de Vienne prévoit un mécanisme de sortie – appelé snap back –, il nécessite de prouver que l’une des parties signataires – l’Iran dans ce cas – ne respecte ses engagements. Or, aucune preuve de manquement n’a été apportée ni par les Etats-Unis, ni par l’AIEA. Au contraire, ce sont les Etats-Unis qui ont manqué à leurs engagements, et l’Iran aurait pu dénoncer l’accord pour ce fait. Mais si cela aurait permis à l’Iran de reprendre le développement de ses programmes nucléaires, cela aurait également signifié le rétablissement des sanctions onusiennes. Les autres signataires sont également impuissants : aucun mécanisme n’a été prévu dans le cas où un différend existerait entre deux membres du groupe P5+1. De même, toute saisine du Conseil de Sécurité de l’ONU pour régler le différend est inutile compte tenu du droit de veto dont disposent les Etats-Unis.

L’Iran a décidé de porter plainte en juillet devant la Cour Internationale de Justice (CIJ) pour contester la légalité des sanctions imposées par les Etats-Unis, en s’appuyant sur les dispositions du Traité américano-iranien de 1955 encourageant les relations amicales et les échanges commerciaux entre les deux États. Le régime iranien a ainsi appelé les quinze juges permanents de la CIJ à suspendre de manière conservatoire les sanctions économiques américaines. L’Iran souhaite ainsi inscrire son action dans un processus judiciaire multilatéral et symbolique qui lui permettrait d’éviter un rapport de force bilatéral. Ce mercredi, la CIJ a ordonné aux Etats-Unis de suspendre les sanctions économiques qui « mettent en péril l’aide humanitaire, l’aviation civile » et la santé et la vie des iraniens, soit les sanctions touchant aux médicaments, au matériel médical, aux denrées alimentaires, aux produits agricoles et aux pièces détachées nécessaires à la sécurité de l’aviation civile. La CIJ ne n’est pas prononcée pour l’heure sur le reste des secteurs ciblés par les sanctions. Une procédure sur le fond est parallèlement en cours, dont le jugement ne devrait intervenir que d’ici 3 à 5 ans. Et si les décisions de la CIJ sont contraignantes pour les États, la Cour n’a aucun moyen de les faire appliquer. On peut douter que les Etats-Unis acceptent de s’y plier alors que Washington a récusé la compétence de la Cour de l’ONU et a annoncé mettre fin au Traité d’amitié sur lequel se fonde la plainte de l’Iran. C’est donc une demi-victoire, surtout symbolique, pour l’Iran.

Des solutions politiques, symboliques mais peu efficaces pour sauver l’accord

En parallèle, l’Iran a affirmé à plusieurs reprises que le pays resterait dans l’accord tant que ses intérêts nationaux – surtout économiques – seraient garantis. Le cas échéant, Téhéran a menacé de reprendre ses activités nucléaires et d’augmenter sa capacité d’enrichissement d’uranium à un niveau supérieur à celui de 2015. Un tel phénomène menacerait gravement la sécurité d’une région déjà instable et, malgré les déclarations d’Hassan Rohani, l’économie iranienne est aujourd’hui en crise : l’inflation – et donc les prix – ne cessent d’augmenter et le rial – la monnaie iranienne – a déjà subi une dépréciation de 72% par rapport au dollar depuis février 2018. Pour l’éviter, l’Union Européenne, la Chine et la Russie cherchent depuis mai des solutions pour préserver l’accord sans abandonner le marché iranien tout en échappant aux sanctions américaines. L’Union Européenne a réactivé depuis le 06 août la loi dite de “blocage” de 1996 qui interdit aux entreprises européennes de se conformer aux injonctions américaines sous peine de sanction de la part de Bruxelles. Cette loi introduit la possibilité pour les entreprises européennes de demander une réparation pour les dommages occasionnés par l’application des sanctions. Elle n’a eu pour l’heure aucune efficacité.

Européens et iraniens ont évoqué de multiples pistes de réflexion : la saisine de l’Organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour atteinte flagrante au commerce international ; la sollicitation de la CIJ pour un avis consultatif à l’initiative de l’Assemblée Générale des Nations Unies ; ou encore la création d’un fonds monétaire européen et d’un système bancaire international Swift indépendant du dollar et donc des Etats-Unis. En début de semaine onusienne, tous les signataires de l’accord nucléaire de 2015 à l’exception des Etats-Unis se sont entendus sur la création d’un mécanisme complexe de troc pour donner la possibilité aux entreprises étrangères de continuer à commercer avec l’Iran sans subir les répercussions des sanctions américaines. Ce “véhicule dédié” – Special purpose vehicle ou SPV – fonctionnerait comme une bourse d’échange européenne sur le modèle d’une chambre de compensation. Pour donner un exemple concret, si la France décidait d’importer du pétrole d’Iran, l’argent serait versé au SPV. Dans le même temps, une seconde entreprise, espagnole, exporterait en Iran des marchandises d’un montant équivalent à la livraison de pétrole et serait payé directement par le SPV. La bourse d’échange aurait pour rôle de vérifier que la valeur des biens exportés et importés par l’Iran se compense. En utilisant l’euro, et non le dollar, comme monnaie d’échange, les firmes européennes éviteraient ainsi les sanctions de Washington. Réservé dans un premier temps aux seuls européens, ce système pourrait ensuite être progressivement ouvert à d’autres pays.

L’annonce de l’instauration de cette structure ad hoc pour faciliter les paiements liés aux exportations iraniennes est un véritable camouflet politique pour Washington. À New-York, Trump est apparu vindicatif, mais isolé face aux autres grandes puissances et particulièrement face à ses propres alliés au Conseil de Sécurité de l’ONU qui souhaitent tous préserver le JCPOA. L’Union Européenne en a fait une question de principe visant à la fois la maîtrise de la menace nucléaire iranienne, la préservation des normes internationales et l’acquisition d’une plus grande autonomie européenne vis-à-vis du dollar. L’Europe souhaite également conserver sa place sur le marché iranien – les transactions commerciales ont atteint 20 milliards d’euros en 2017 – sans l’abandonner aux russes et aux chinois – le groupe chinois CNPC a d’ores et déjà remplacé Total à la tête du consortium pétrolier avec lequel l’Iran avait signé un important contrat en 2017.

Mais si les gouvernements européens et chinois ont publiquement dénoncé les agissements des Etats-Unis, aucune des solutions envisagées n’a apporté de sécurité juridique aux entreprises et ne semble à même de contrecarrer les sanctions américaines. La création du SPV est surtout un geste symbolique pour donner des gages à l’Iran et assurer le maintien d’un minimum de commerce avec l’Iran pour les PME et les entreprises de taille intermédiaire. Le conseiller à la sécurité de Donald Trump John Bolton avait prévenu fin août : « les Européens devront choisir entre l’Iran et les Etats-Unis ». Les entreprises cibles du SPV – les compagnies pétrolières européennes comme Total, Repsol, Eni – ont déjà fait leurs calculs et coupé les ponts avec Téhéran pour préserver leurs échanges commerciaux avec les Etats-Unis.

Solène Vizier, membre du Bureau d’IDN

 

 

 

[1] Tout pays possède des lois extraterritoriales qui lui permettent de poursuivre des personnes ou des entités pour des faits commis hors de son territoire. La justice américaine applique cependant une conception très large des personnes et entités « rattachées au territoire américain ». Dans le cas de l’Iran, toute entreprise ayant des liens aux Etats-Unis (en y possédant des filiales ou en étant cotée sur les marchés financiers américains) ou même qui effectue des transactions en dollar peut être visée par les sanctions.

Publié lz 10/10/2018

Le quotidien intenable des routiers, nouveaux forçats de l’industrie automobile européenne

par Leila Minano (site bastamag.net)

Renault, Volkswagen, Jaguar, Fiat… Derrière les carrosseries rutilantes qui sortent des usines des géants européens de l’automobile, se cache une réalité moins reluisante : celle des conditions de travail des dizaines de milliers de chauffeurs-routiers qui livrent chaque jour les constructeurs. Les journalistes d’Investigate Europe ont enquêté, du Portugal à la Norvège, auprès d’une centaine de chauffeurs de quatorze nationalités différentes, d’élus européens, de syndicats, de constructeurs. Partout, le constat est accablant : l’exploitation des chauffeurs qui transportent les pièces ou les voitures des constructeurs montre l’un des pires visages de l’Union européenne.

Cet article a été réalisé dans le cadre d’une enquête menée par les journalistes d’Investigate Europe à travers toute l’Union européenne. Les différents articles, publiés dans plusieurs pays, sont regroupés sur le site du collectif.

En ce dimanche de la mi-septembre, l’usine Renault-Flins a des airs de manufacture désaffectée. Les 2500 ouvriers sont rentrés chez eux pour le week-end, laissant les chaînes de montage à l’arrêt. Le silence règne sur ce qui est habituellement une gigantesque fourmilière de 230 hectares. Personne... ni pour demander son chemin, ni pour témoigner qu’un jour quelqu’un a bien travaillé sur ce site, posé le long de la Seine au nord-ouest de la région parisienne. Soudain, au bout de la route longée par un grillage, des éclats de voix résonnent, provenant du parking situé à quelques mètres de la réception – un carré de bitume entouré par une barrière métallique. Une soixantaine de poids-lourds y sont garés en épi, de manière quasi-militaire. Les géants de la route sont floqués aux noms des entreprises de transport, des sous-traitants turcs, polonais, roumains, slovènes, mais aussi parfois français, de Renault.

A 14h, le thermomètre frise les 30 degrés. Le soleil cuit le goudron et les trois bennes à ordures installées dans les coins. Les conducteurs se sont installés à l’ombre, dans les interstices, entre les portières des camions. Ils profitent tant bien que mal de leur dimanche, assis sur des tabourets dépliants. Dans un coin, un groupe regarde un film sur un ordinateur portable, posé sur une table de camping. Un chauffeur fait sa toilette à l’aide d’un jerrican accroché sous son véhicule. Plus loin, un jeune homme étend son linge devant un immense pare-choc, après l’avoir lavé dans une bassine. Ça et là, de petits réchauds à gaz cuisent des entrecôtes ou des cuisses de poulet dans un bain d’huile.

La plupart devisent discrètement, mais Cosmin*, un roumain de 26 ans, blague fort, au milieu d’un petit groupe de collègues Moldaves et Bulgares. Hier, ils ne se connaissaient pas, mais aujourd’hui ils rigolent comme de vieux copains dans un mélange d’anglais et de russe. « Le dimanche, c’est free-time ! », lance-t-il, ravi de se reposer enfin après cette semaine passée sur la route. De grands yeux clairs, un corps d’athlète et des cheveux coupés ras, Cosmin a quitté Bucarest il y a trois mois. Depuis, il n’a dormi qu’une fois ou deux dans un vrai lit, se contentant de la banquette du fond de la cabine de son camion. Comme ses collègues, il cuisine chaque soir au réchaud et se passe de douche quand il n’en trouve pas une « un peu propre » sur les aires d’autoroute où il s’arrête.

Pour sa peine, il gagne 1200 euros par mois, dont 400 euros de frais réservés à ses dépenses sur la route. Un montant dérisoire pour se loger et se nourrir pendant un mois dans des pays comme la France, l’Allemagne ou la Suède. Alors, comme ses camarades du parking, il mène une vie de campeur, et il pourrait s’en arranger si les siens ne lui manquaient pas si durement. « J’ai une petite fille de deux ans, confie-t-il dans ce sourire dont il n’arrive pas à se départir. La dernière fois que je suis rentré, elle ne se rappelait même plus de moi... » Dans deux semaines, le jeune père de famille rentrera chez lui. En attendant, il compte les jours « en priant pour que cela passe plus vite ».

L’industrie automobile, friande du transport routier

Demain, les pièces détachées livrées par Cosmin et ses collègues seront montées sur les chaines de l’usine, spécialisée dans la fabrication des « citadines » de la marque au losange : Clio, Twingo, Micra, Renault 5... Depuis 1952, plus de dix-huit millions d’entre-elles ont été assemblées dans ces bâtiments, de l’autre côté du grillage. Mais toutes les pièces ne sont plus fabriquées ici depuis des années. A force de délocalisations, les morceaux de véhicules construits en Turquie, en Slovénie ou ailleurs doivent être rapatriés jusqu’à Flins. Une fois montés, les modèles flambants neufs doivent ensuite être livrés dans les 12 000 points de vente que la marque française, aux 58 milliards d’euros de chiffre d’affaires, utilise dans le monde (56% sont en Europe).

Courtes ou longues distances, dans la majorité des cas, ce sont les chauffeurs-routiers qui sont missionnés. Mais le constructeur français n’est pas le seul à faire la part belle au transport routier : ses concurrents aussi. Après les multinationales de l’agro-alimentaire et des produits manufacturés, les géants de l’automobile européens font partie des premiers « donneurs d’ordre » du secteur. Les journalistes d’Investigate Europe (IE) ont enquêté, du Portugal à la Norvège, auprès d’une centaine de routiers de quatorze nationalités différentes, des élus européens, des syndicats, des constructeurs. Partout, le constat est accablant. L’exploitation des chauffeurs-routiers étrangers qui transportent les pièces détachées ou les voitures des géants de l’automobile montre l’un des pires visages de l’Union européenne.

Un camion pour dix habitants en Pologne

Les constructeurs européens effectuent rarement les livraisons avec leurs propres camions. Ils font presque toujours appel à des sous-traitants, de grandes multinationales spécialisées dans le transport-routier, qui emploient elles-mêmes des filiales généralement basées dans les pays de l’Est ou du Sud de l’Union Européenne (UE). Il y aurait de quoi s’y perdre, mais la logique économique est pourtant limpide comme de l’eau de roche : il s’agit d’embaucher à l’endroit où les salaires sont les plus bas. Renault Trucks – comme Volkswagen, Volvo ou Scania –, travaille par exemple avec le transporteur néerlandais De Rooy, qui lui-même a une filiale en Pologne (De Rooy-Polska). Cette dernière embauche à des salaires de misère, et en toute légalité, des milliers de conducteurs qui traverseront les frontières avec leurs charges de véhicules.

Depuis l’entrée progressive des pays de l’Est dans l’UE, entre 2004 et 2007, les entreprises de transport ont pu faire des économies conséquentes. Les différences salariales entre les travailleurs de l’Ouest et ceux de l’Est sont immenses. Un chauffeur polonais gagne en moyenne 602 euros brut par mois, quand un français reçoit 2478 euros. Quatre fois moins. Aujourd’hui, la Pologne est devenue leader européen du transport international, devant la France et l’Allemagne. Trente-deux mille entreprises y ont fleuri, et 3,2 millions de poids-lourds y étaient enregistrés en 2017 [1]. Près d’un camion pour dix habitants.

Interminable course au moins-disant social

Mais ce qui pourrait apparaître comme une bonne nouvelle pour ce grand pays de l’Est, en est aussi une mauvaise pour l’ensemble des travailleurs de la route, qui doivent faire face à un féroce « dumping social », une interminable course au moins-disant salarial dont les limites semblent sans-cesse repoussées. Les travailleurs de l’Ouest subissent pertes d’emplois et baisses de salaires. Quant aux travailleurs de l’Est, déjà paupérisés, ils sont confrontés à une nouvelle concurrence : l’arrivée de conducteurs encore plus vulnérables en provenance de pays extérieurs à l’UE. Une véritable explosion si l’on en croit les chiffres obtenus par Investigate Europe : le nombre d’ « attestations » – documents qui autorisent les chauffeurs extra-communautaires à travailler dans l’UE – a augmenté de 286 % entre 2012 et 2017.

L’année dernière, 108 233 de ces documents ont été délivrés, dont plus de la moitié par la Pologne [2]. Moldaves, Biélorusses, Russes, Ukrainiens, Philippins, Kazakhs et même Sri Lankais, disputent désormais la route à l’ultra-prolétariat Est-européen. Interrogé, le ministère français de l’Écologie – en charge du Transport – assure pourtant que « ces conducteurs étrangers bénéficient de droits sociaux très proches de ceux des conducteurs de l’UE ». Notre enquête prouve le contraire.

« Fatigués ou malades, ils roulent, sans jamais s’arrêter »

Ewin Atema, syndicaliste du FNV, le syndicat routier des Pays-Bas, connait bien la misère dans laquelle sont plongés ces chauffeurs de troisième classe. En 2016, cet ancien chauffeur licencié en droit a fait reconnaître par la justice de son pays le statut de victime de la traite des êtres humains à 25 conducteurs philippins, qui gagnaient 690 euros par mois et dormaient tous les jours dans les cabines de leurs camions. Mais celui qui est devenu la bête noire des transporteurs ne s’est pas arrêté en si bon chemin. Armé de sa caméra, il continue de parcourir les routes à la recherche de nouvelles preuves contre les entreprises qui ont recours à l’exploitation. En août dernier, l’infatigable syndicaliste a fait condamner la société Brinkman – sous-traitante d’Ikea - à une amende de 100 000 euros pour avoir payé des routiers roumains en deçà des minimas légaux. Épinglé par la presse – notamment par un reportage édifiant de la chaîne britannique BBC – le magnat des meubles en kit s’est engagé à réagir.

Nous nous sommes rendu, avec Edwin Atema, aux abords de l’usine Renault Trucks – spécialisée dans les véhicules industriels et commerciaux – à Bourg-en-Bresse, alors qu’il s’apprêtait à recueillir de nouveaux témoignages. « Ces routiers sont privés de leur dignité. Ils sont sous-payés, ne peuvent jamais se reposer, ne peuvent pas rentrer dans leurs foyers car c’est trop loin... Ils ne dorment jamais dans un lit et mangent sur la route. Certains ne sont même pas inscrits à la sécurité sociale », se désespère le militant. Ces conducteurs, dont l’autorisation de travail en Europe dépend de leur employeur, osent encore moins se plaindre, alors « ils roulent, fatigués ou malades, ils roulent, sans jamais s’arrêter ».

Sur les routes d’Europe, nous avons recueilli plusieurs témoignages de ces travailleurs extra-communautaires embauchés par des sous-traitants de constructeurs automobiles (Renault, Peugeot, Volkswagen, Scania, Jaguar). La majorité était payée « aux kilomètres parcourus », une pratique illégale qui les pousse à conduire le plus longtemps possible, et peut avoir des conséquences dramatiques sur la route. En 2015, La Dépêche du Midi rapporte un accident meurtrier sur une départementale près de Dax, dans le Sud-Ouest de la France. Tomasz Krzempek, 33 ans, transportait des pièces automobiles pour une usine locale. Le chauffeur polonais avait avalé 2000 kilomètres en plus ou moins 24 heures, avec à peine une halte pour dormir dans son véhicule. A l’aube, le chauffeur, « très fatigué », s’était endormi au volant, le camion était sorti de la route pour percuter une voiture, tuant sur le coup sa conductrice, une aide-soignante retraitée.

Sous pression permanente

De tels cas dramatiques sont censés être évités par la réglementation européenne qui interdit, sous peine d’amende, de conduire plus de neuf heures par jour et 56 heures par semaine [3]. Mais certains employeurs ont trouvé la parade. Treize chauffeurs interrogés par Investigate Europe et travaillant pour De Rooy, un des sous-traitants de Renaults Trucks, affirment avoir été forcés par leur encadrement à truquer leur tachygraphe – un appareil qui enregistre la vitesse, les temps de conduite et de repos – afin de pouvoir dépasser le nombres d’heures autorisées. Une pratique confirmée en France par un fonctionnaire de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), en charge des contrôles sur les routes, qui parle sous couvert de l’anonymat. Philippe*, 25 années de contrôles routiers à son actif, affirme que les chauffeurs de De Rooy sont victimes de « nombreuses pressions. Car ils conduisent avec des tracteurs à 100 000 euros dont les clients ne tolèrent aucune égratignure ». Par ailleurs, ajoute-t-il, « grâce à la géolocalisation, De Rooy peut savoir quand le chauffeur se repose et n’hésite pas à le rappeler à l’ordre plusieurs fois par jour pour qu’il accélère la cadence » [4].

Il faut dire que dans le transport, l’employeur semble avoir un bon moyen de pression à sa disposition : les salaires déjà misérables peuvent varier du simple ou double quand on applique des pénalités aux chauffeurs « pour les égratignures constatées sur les camions ou sur les véhicules transportés », mais aussi pour les retards, ou pour les erreurs dans les documents administratifs à remplir. Grands princes, les transporteurs peuvent aussi ajouter des « bonus » – entre 20 centimes et 5 euros – si le chauffeur parle anglais ou s’il réalise plus de 11 000 kilomètres par semaine. La carotte et le bâton. Une méthode managériale plus ancienne que le droit du travail, mais qui sur la route peut avoir des conséquences désastreuses...

Vétérans de guerre au volant

Autre obstacle à la protection des travailleurs extra-communautaires : ils ne sont la plupart du temps pas en mesure de lire leurs contrats de travail, qui ne sont pas rédigés dans leur langue d’origine mais dans celle de leur pays d’« accueil ». Autrement dit, le pays de l’entreprise qui les embauche : De Rooy Polska imprime ainsi des contrats en polonais pour ses chauffeurs biélorusses ou kazakhs. Mais au premier rang des nationalités de ces routiers de troisième classe [5], on trouve les chauffeurs originaires d’Ukraine, un pays en guerre depuis quatre ans. Le malheur des uns fait donc le bonheur des transporteurs européens. Aujourd’hui, il n’est donc pas rare de croiser sur les routes d’Europe des vétérans de guerre au volant d’un poids-lourd.

Nous avons rencontré Bogdan sur le parking d’AutoEuropa, l’usine d’assemblage de Volkswagen, au Portugal. Le combattant au bomber « Kalashnikov » a été capturé plusieurs fois, et a même été le héros d’un documentaire tourné sur le front du Donbass. Mais le père de famille a fini par fuir la violence de la guerre, et par se reconvertir en chauffeur-routier pour le compte d’une entreprise polonaise. A Soumagne, en Belgique, nous avons aussi rencontré avec un autre ancien militaire ukrainien, à l’occasion d’un contrôle routier à la frontière franco-allemande. Ce conducteur qui avait quitté son pays il y a quatre mois était très angoissé à l’idée de croiser un policier. Il finira par payer une amende de 1900 euros, car il avait conduit trois semaines d’affilée sans prendre le moindre repos hebdomadaire.

« Quoi qu’il arrive, les chauffeurs français passent devant tout le monde »

A Flins, les Ukrainiens font partie des chauffeurs-livreurs de l’usine Renault. « Il y a aussi des Turques, des Slovènes, des Roumains... Tellement de nationalités que je ne peux pas toutes me les rappeler ! », assure, David*, un cariste du constructeur. Costaud, le visage rond, l’ouvrier charge et décharge les camions qui arrivent dans les « gares » de l’usine depuis plus de 20 ans. D’après la section CGT Renault-Flins, entre 200 et 700 camions déchargeraient ici chaque jour. Un ballet continuel qui ne s’arrête que le week-end, lorsque les ouvriers du constructeur sont en congé hebdomadaire. David assure que certains jours, les queues de camions sont interminables devant les gares. Les chauffeurs peuvent attendre « jusqu’à 27 heures » que leur camion soient déchargé. « Ils me font tellement pitié à attendre là, au volant de leurs poids-lourds, surtout les Slovènes qui ne sont pas payés quand leur camion ne roule pas. Ils sont crevés après avoir parcouru des milliers de kilomètres, et ils doivent rester là à poireauter par tous les temps ».

Désespérés, certains conducteurs habitués des lieux tentent même de soudoyer les caristes avec quelques bouteilles d’alcool ou des paquets de cigarettes. « Mais ça ne marche pas, quoi qu’il arrive les chauffeurs français passent devant tout le monde, ce sont les directives, poursuit-il tristement. Parce qu’eux ils se feront payer leurs heures supplémentaires, et ça, les boites n’aiment pas. » Et la pitié des caristes n’y change rien : « La direction ne se préoccupe pas de leur sort car ils savent qu’ils n’iront pas se plaindre. » Parfois sur les quais de déchargement de Renault, le malheur des conducteurs est plus grave encore que le camping ou l’attente. En avril 2017, un chauffeur lituanien de 59 ans a été écrasé par son chargement, quatre voitures neuves qui devaient partir pour l’Espagne.

Ali Kayat, secrétaire de la CGT Renault a porté la question des conditions de travail délétères des chauffeurs-livreurs à plusieurs reprises à l’occasion des réunions CHSCT. Selon lui, à chaque fois la réponse de la direction serait la même : « Ce n’est pas notre problème, ils ne travaillent pas pour Renault, et nous sommes là pour parler des conditions de travail des employés de Renault. » La CGT est toutefois parvenue à obtenir des réponses en abordant les questions de sécurité et d’hygiène posées par la présence des conducteurs sur le parking, dans des conditions indignes. La direction a fait refaire les sanitaires qui se trouvent à l’intérieur de la « réception », sans juger utile d’en construire davantage. Le bâtiment, juste devant l’aire de repos, comprend deux toilettes, deux urinoirs, et une douche... pour plusieurs centaines de chauffeurs.

De la Turquie à Flins en une journée

Cosmin, le chauffeur roumain, n’utilise pas ces sanitaires qu’il juge trop sales. Pas plus que Marco*, conducteur polonais de 49 ans qui se trouve lui aussi sur le parking. Cet ancien chauffeur de taxi s’est acheté ses propres toilettes portatives en plastique, qu’il installe sur le siège passager de son petit camion de moins de 3,5 tonnes. Ses grandes mains calées sur le volant, le chauffeur dodu a sorti claquettes et t-shirt de football pour profiter, à l’aise, de son jour de congé. Hier, il transportait des réservoirs à essence pour les citadines de Renault. Aujourd’hui, il partage une coupelle de cacahuètes et un verre de whisky avec un couple de collègues bulgares. Marco ne se plaint pas, il gagne trois fois plus que ce qu’il touchait en Pologne comme chauffeur de taxi. Père d’une fille de 21 ans, il appelle sa famille tous les jours sur une messagerie électronique, quand il trouve un réseau wifi gratuit. Par chance, à moins de deux kilomètres de Renault-Flins, il y a celui du McDonald’s : à chaque fois qu’il livre l’usine, il se gare sur le parking du fast-food et se connecte. Ce matin, il a pu appeler sa mère et regarder les informations polonaises en replay.

Ses collègues bulgares, Micka* et Lucas*, sont aussi des habitués des lieux. Ils sont parvenus à se faire embaucher « en double équipage » par un transporteur turc qui « paye bien mieux » que ceux de leur pays. Pendant que le premier conduit, le second dort, et vice-versa. Une manière d’arriver plus vite à destination. Lucas, 71 ans, presque 40 ans de route derrière lui, est le doyen des chauffeurs du parking. Officiellement il est à la retraite, mais comme sa pension de 150 euros ne suffit pas, il est retourné au turbin pour 600 euros mensuel. Depuis trois ans, les deux collègues effectuent régulièrement le trajet entre les usines Renault de Oyak-Borsa, en Turquie, et celle de Flins. Le duo de choc se vante de pouvoir parcourir les 3000 kilomètres qui séparent les deux sites « en une journée, une journée et demi », pour les livraisons urgentes. Pour battre de tels records, les Bulgares et leurs employeurs doivent s’arranger avec les limitations horaires.

Les constructeurs bientôt soumis au devoir de vigilance

« Chaque semaine les chauffeurs doivent prendre un repos de 45 heures d’affilée hors de leurs cabines, c’est la loi », analyse un fonctionnaire spécialiste du transport-routier au sein de L’Office nationale contre le travail illégal, le service du ministère de l’Intérieur qui lutte contre les formes graves d’exploitation au travail. L’OCLTI enquête notamment sur les réseaux criminels qui organisent la traite des êtres humains, mettent en place des conditions de travail et d’hébergement contraires à la dignité de la personne. L’inspecteur est formel : « C’est absolument interdit. Ces chauffeurs ne devraient pas dormir dans leurs camions pour leur repos hebdomadaire. Ces lois sont faites pour les protéger. Ce sont des êtres humains, ils ont besoin d’un vrai congé dans des conditions dignes. »

Les chauffeurs, mais surtout leurs employeurs – les sous-traitants de Renault -, qui ne leur donnent pas les moyens de se loger, sont en infraction. Même analyse du côté de l’inspecteur de la Dreal. Concernant les deux chauffeurs bulgares qui se relaient 24h sur 24, Philippe ajoute que s’il est prouvé que « l’essentiel de leurs missions se déroulent en France, que c’est l’endroit principal où ils déchargent leurs marchandises, le lieu d’où ils reçoivent leurs instructions et où sont stationnés leurs véhicules, ils doivent être payés selon la convention collective française ». Lucas avec ses 600 euros par mois, en est loin. Tout comme les chauffeurs roumains du sous-traitant d’Ikea défendus par Edwin Atema. Quant à Renault, sa responsabilité pourrait bientôt être mise en cause.

La loi relative au devoir de vigilance des donneurs d’ordre, qui devrait entrer en vigueur au premier semestre 2019, pourrait en effet mettre des bâtons dans les roues du constructeur. Initiée après l’effondrement meurtrier du Rana plazza – qui avait fait près de 1200 morts au sein d’ateliers textile au Bangladesh en 2013 –, cette loi oblige les entreprises à réparer les préjudices causés par leur absence de vigilance vis-à-vis de leurs sous-traitants. L’association Sherpa, qui lutte contre l’impunité dans la criminalité économique et financière, confirme : « Renault est une entreprise de plus de 5000 salariés qui a son siège social en France, explique Tiphaine Beau de Lomenie, juriste chez Sherpa. Elle peut être tenue responsable des agissements des sous-traitants avec lesquels elle entretient une relation commerciale établie**.

D’après la juriste, spécialiste de la nouvelle loi, le constructeur « doit identifier et prévenir les risques en matière de droits humains, environnementaux, de santé et sécurité liés aux activités de ses sous-traitants ». D’autant que le constructeur français, en publiant son plan de vigilance, avait promis d’agir « pour la santé, la sécurité et la qualité de vie au travail » et de réaliser des « audits de terrain » auprès de ses sous-traitants à risque. Pour l’usine de Flins, les contrôleurs missionnés par Renault n’auraient pas à aller bien loin.... Quelques dizaines de mètres à peine séparent le site du parking.

Leïla Miñano (Investigate Europe)
Photos : Jeanne frank / Collectif Item

*Ces prénoms ont été modifiés à la demande de l’interviewé.
**En dépit de nos sollicitations répétées, l’entreprise Renault n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Investigate Europe est un projet pilote pan-européen : une équipe de neuf journalistes travaillant dans huit pays européens, qui enquêtent sur des sujets ayant une résonance sur l’ensemble du continent. Chacune des enquêtes est publiée dans les colonnes de leurs partenaires médias européens, dont Bastamag fait partie – parmi eux : Tagsspiegel (Allemagne), EuObserver (UK), Newsweek Polska (Pologne), Publico (Portugal), Infolibre (Espagne), Aftenposten (Norvège), Corriere della Sera (Italie), Efsyn (Grèce), Falter (Autriche), Dagen Arbet (Suède), The Black Sea (Roumania), Ugebrevet A4 (Danemark), Pot Crto (Slovenie). Leur travail est financé par des bourses et des fondations, ainsi que des contributions de lecteurs. En savoir plus sur le projet et sur les journalistes ayant travaillé sur cette enquête : www.investigate-europe.eu.

Notes

[1] Données obtenue par IE auprès du Centre d’enregistrement des véhicules et des chauffeurs de Pologne.

[2] Soit 65 000 attestations. Source : Inspection générale du transport routier de Pologne.

[3] Selon le règlement social européen n° 561/2006 du 15 mars 2006. Voir ici.

[4] Sollicitée par Investigate Europe, l’entreprise De Rooy a fourni la réponse suivante : « Notre politique d’entreprise est de ne pas faire de déclarations de fond sur notre stratégie commerciale, sur l’exécution de nos activités et / ou celle de nos clients à un tiers. Par conséquent, nous ne pouvons accepter votre demande. (...) Nous espérons que vous vous êtes correctement informés et vous souhaitons beaucoup de succès avec cet article. »

[5] 30%, 20 000 attestations délivrées.

Publié le 09/10/2018

Guyane, retour sur une colère générale

Loic RAMIREZ (site legrandsoir.info)

Reportage dans ce territoire français d’Amérique latine 1 an après le mouvement de blocages de 2017. Les militantes et militants de l’époque font le bilan et tirent les leçons d’une mobilisation « historique » qui n’a malheureusement presque « rien changé ». Retour sur une colère générale qui cherche encore son chemin vers la victoire.

Vu depuis l’avion, la Guyane ressemble à un immense brocoli, dit-on. Et c’est vrai. Recouvert à plus de 95% de forêt, le territoire offre sa chevelure verdoyante aux curieux qui le guettent à travers les hublots. Lundi 14 mai 2018, arrivée à l’aéroport Felix Eboué de Cayenne (du nom de l’enfant de Cayenne devenu administrateur colonial au Tchad, qui rallia en 1944 cette possession française à la France libre de De Gaulle). Seuls les taxis peuvent vous amener en ville. Pas de bus, aucun autre moyen de transport, rien. Sur la route goudronnée, nul éclairage, à peine quelques panneaux de signalisation. Seule la forêt tropicale encadre le chemin, à perte de vue. Un paysage brut et sauvage pour un département français de plus de 80 000 kilomètres carrés situé sur le Plateau des Guyanes, au nord-est du continent sud-américain. « Le seul pays non indépendant de la région, une sorte de verrue » formule Fabien Canavy, le secrétaire général du Mouvement de décolonisation et d’émancipation sociale (MDES), un parti indépendantiste fondé en 1991. Vestige d’une époque coloniale, la Guyane a fait trembler le pouvoir parisien lors du printemps 2017 en devenant le théâtre de blocages et de manifestations historiques. « Il y a une dégradation sociale depuis plusieurs années » explique le dirigeant politique. « Nous avions déjà eu des émeutes en 1996 [1] et nous savions qu’il y aurait à nouveau une explosion sociale, mais quand ? La mèche était allumée mais nous n’en connaissions pas la longueur ».

Revenons au commencement : le 17 mars, un groupe d’hommes encagoulés, tous vêtus de noir, pénètrent dans le bâtiment de la Collectivité territoriale de Guyane (CTG). Là se déroule une réunion internationale avec plusieurs représentants des pays de la région. Les individus y interpellent la ministre de l’Ecologie de l’époque, Mme Ségolène Royal, qui rencontre alors des représentants de pays de la région. La principale revendication de ce « Collectif des 500 frères contre la délinquance » porte alors sur des questions de sécurité. Ils obligent les caméras à se braquer sur la situation sociale d’un département qui fait rarement la « une » des quotidiens ou des journaux télévisés. A cette action coup de poing s’ajouteront d’autres, qui réuniront un large éventail de la société guyanaise. Le 20 mars, plusieurs personnes (dont des grévistes d’EDF) bloquent un rond point stratégique devant le Centre spatial guyanais de Kourou. Les jours suivants plusieurs barrages se multiplient sur tout le territoire. Les établissements scolaires sont fermés, les routes bloquées, les vols annulés. Le pays est paralysé. Le 27 mars se tient la première conférence du collectif qui aspire à rassembler toutes les composantes du mouvement : Pou Lagwiyanne Dekolé (Pour que la Guyane décolle). Tous les acteurs et actrices du mouvement s’accordent pour le dire : le collectif des 500 frères a servi de détonateur à la colère. Ce sont les questions d’insécurité et de délinquance qui motivaient ces derniers, excédés par l’assassinat de trop (avec 42 homicides en 2016, la Guyane est le territoire le plus meurtrier de France [2]) : celui d’Hervé Tambour, un jeune du quartier. Rapidement, les revendications ont dépassé ce cadre pour englober d’autres sujets : le manque de moyens dans la santé, l’éducation, l’agriculture, etc.

Point culminant du mouvement, une grande manifestation est organisée le 28 mars à laquelle la population répond largement. « C’était un beau moment. Pourtant j’en ai fait des manifestations, mais là, c’était énorme. On avait des frissons  » dit en souriant Olivier Magnan, enseignant d’Histoire-géographie depuis 6 ans au Lycée Felix Éboué de Cayenne. Encore sous le charme des événements, Olivier relate le sentiment d’union partagé durant les premiers jours de la mobilisation : « Cela a permis à des gens de se rencontrer, ce qui n’aurait pas été le cas autrement. Nous organisions des cours alternatifs sur le barrage où je me trouvais car beaucoup de personnes du milieu enseignant y participaient. Nous avons eu jusqu’à 150 élèves venus volontairement ». Marc Rozan se rappelle lui aussi avec enthousiasme ces moments de lutte. Agriculteur, il s’organise avec d’autres collègues pour dénoncer les retards dans les versements d’aides et de financements européens que la CTG promet de débloquer depuis… presque 3 ans ! « Nous étions tous ensemble et là, ça a pété ! Nous avons aspergé la préfecture de lisier de porc, à Cayenne. C’était dur car chaque jour de blocage, nous perdions de l’argent. Mais il y avait une très bonne ambiance ». Grâce à une mobilisation inédite, un accord est signé entre les différentes parties le 21 avril 2017 (sous le nom de Plan d’urgence et accords pour la Guyane) censé répondre aux 428 revendications présentées par le collectif « Pou Lagwiyann dékolé ». L’Etat français s’engagea à verser près de 1,86 milliard d’euros immédiatement pour « rattraper le retard endémique et structurel de la Guyane » et à examiner la demande de 2,1 milliards supplémentaires.

L’union ne résistera pas au temps. Les premières dissensions se dessinent dès l’arrivée dans le département, le 29 mars 2017, de la première délégation gouvernementale suivi des ministres de l’Intérieur (Mathias Fekl) et des Outre mer (Ericka Bareigts) et ne feront que s’accentuer. « Certains refusent de les rencontrer, d’autres non, il y a des rencontres en sous-main ; ensuite lorsqu’arrivent les ministres il s’agit de savoir qui va à la table des négociations, qui est l’interlocuteur privilégié, etc. Chacun veut tirer la couverture à soi. En face évidemment l’État s’organise, gagne du temps et réussit finalement à fissurer le front » raconte Fabien Canavy, « Il y avait tout le monde dans ce mouvement, c’était à la fois sa force et sa faiblesse ».

Dès le début du mois d’avril une partie importante de la population montre son agacement vis à vis des barrages et à l’impossibilité de se déplacer. Un constat partagé aujourd’hui par la majorité des gens interrogés sur place : « les blocages ont duré trop longtemps ». Les agriculteurs, éleveurs et beaucoup de petites entreprises furent durement touchés. A l’inverse, les fonctionnaires continuèrent de toucher leur salaire car la fermeture des établissements publics ne relevait pas d’une grève de ses employés mais de décisions administratives. Quant aux grandes enseignes « elles se sont enrichies durant le mouvement ! » enrage Marc Ozan« Les Super U, Carrefour, et autres n’étaient pas bloqués. Du coup les gens allaient se ravitailler là bas car les stocks de ces magasins leur permettaient de continuer à vendre des produits. Nous, les agriculteurs, nous vivons au jour le jour ». Un bilan que souligne également le Medef local (acteur lui aussi de la mobilisation !) un an après le conflit. Dans un article d’Outre Mer la 1ère (francetvinfo.fr) Nathalie Ho-A-Chuck Abchée, présidente par intérim du Médef Guyane, affirmait que les entreprises du département «  ont payé un trop lourd tribut » alors que « les secteurs du spatial, du BTP et de la grande distribution tirent leur épingle du jeu » [3]. Comment expliquer une telle clémence à l’égard des grands magasins alors que les « 500 frères » s’étaient assurés la fermeture de tous les commerces de Cayenne lors d’une opération « journée morte » [4] ? Certains disent se souvenir de camionnettes qui approvisionnaient certains barrages de produits provenant des Super U et autres supermarchés afin de s’assurer la « bienveillance » de militants à leur égard. Des affirmations récurrentes mais qui n’ont pas pu être prouvées durant notre enquête.

Aujourd’hui, en mai 2018, plus d’un an après les mobilisations, quel bilan ? « Rien n’a bougé » s’exclame Marc Rozan « Ils ont juste payé des aides prévues. Ce n’est pas une victoire, c’était dû ». A la radio, sur Guyane 1ère, la démission collective de plusieurs médecins urgentistes du Centre hospitalier de Cayenne en guise de dénonciation de leurs mauvaises conditions de travail alimente l’actualité locale. La chaleur tropicale s’enroule autour des poumons comme pour étouffer la respiration tandis que la pluie, quotidienne, peine à vider les rues de la capitale (régionale). Sur le vieux port, une poignée de bateaux semblent échoués sur les bancs de vase que provoquent la proximité avec la forêt amazonienne.

Pour comprendre les raisons du conflit qui secoua le département, il nous faut (encore) revenir au commencement. Mais plus lointain celui-là : c’est au XVII° siècle que le Royaume de France entame la colonisation du territoire guyanais, obligeant les populations autochtones à se réfugier dans la forêt pour fuir l’invasion et le travail forcé. Après 1848, l’abolition de l’esclavage oblige les autorités métropolitaines a chercher des « travailleurs libres » (ou« engagés ») en Afrique et en Asie pour remplacer les esclaves noirs (eux-mêmes amenés en Guyane pour remplacer les Amérindiens). En vain. « L’économie de la Guyane n’a jamais fonctionné » lâche comme une sentence l’historien Dennis Lamaison. « Les conditions de travail sont tellement épouvantables que le taux de mortalité est élevé, y compris chez les engagés. Un exemple, parmi les 8000 travailleurs que l’on a fait venir d’Inde : 4000 meurent en quelques années ». Face à ce constat décevant, Paris décide, en 1852, de construire un bagne sur le territoire. « L’objectif était de se débarrasser des opposants politiques, vider les prisons surchargées de France et développer la Guyane » poursuit l’historien. « 68 000 bagnards sont venus ici jusqu’à la Seconde guerre mondiale. Le résultat est nul. En 1946, la population de Guyane était de 32 000 habitants, ce qui montre qu’il n’y a eu presque aucune descendance. Quant au niveau économique, rien n’a été fait ». Ces transferts de population sur plusieurs siècles ont doté le pays d’une palette communautaire dans laquelle cohabitent Amérindiens (autochtones, présents avant l’arrivée des Français), Créoles (descendants métissés d’esclaves ou d’engagés), Bushinengés (descendants d’esclaves appelés aussi Noirs Marrons), Blancs (métropolitains pour la plupart), Chinois ou encore Hmong (originaires du Laos, fuyant le gouvernement communiste). La colonie française hérita également d’une particularité singulière, comme l’explique Dennis Lamaison : « La découverte de l’or en 1854 provoque une fuite des travailleurs libres vers les chantiers aurifères. Ainsi, au contraire de ce qui s’est passé en Martinique ou à la réunion, les grands propriétaires terriens ont quitté le pays. Ici, il n’y a pas d’équivalent des békés ». Le sociologue Saïd Bouamama, dans un article sur le sujet, explique lui aussi l’absence de békés sur le territoire mais écrit que «  la seule spécificité ici (en Guyane) est l’utilisation de la bourgeoisie antillaise comme intermédiaire dans l’exploitation de la colonie (…) Le tissu commercial est détenu par des grandes familles Béké de Martinique (Le Groupe Bernard Hayot, le groupe Fabre-Domergue, la famille Dormoy, etc.) » [5]. Parallèlement, une classe dirigeante se met en place en Guyane au sein de la haute administration publique, comme le souligne Dennis Lamaison : « Dans la seconde partie du XIXème siècle, les Créoles accèdent donc aux postes de fonctionnaires et dans l’administration en l’absence des Blancs. Chose qui a mis beaucoup plus de temps dans les autres colonies. En Guyane, très rapidement, une élite créole s’est créée ». Ainsi, un lieu commun s’est fait une place chez beaucoup : les « Créoles » tiennent les rênes du département. Ce point de départ sociologique explique peut être l’une des raisons de la fissure du mouvement, le cloisonnement communautaire.

Tout à l’Ouest du département, à 3 heures de route de Cayenne, échouée sur les rives du fleuve et cernée par la végétation, la petite ville de Saint Laurent du Maroni s’affiche comme le dernier bastion urbain avant la jungle. A l’entrée de la ville, des dizaines de collégiens et lycéens agitent le pouce dans l’espoir qu’une voiture s’arrête pour les rapprocher de l’école. Le soir, les mêmes vous font signe de la main sur le bord de la route, pour rentrer chez eux cette fois. « Il y a un déni du territoire » souffle Serge Abatucci qui est directeur artistique d’une école de théâtre dans l’ancien bagne de la ville, la compagnie Kokolampoe. « Du nom des petites lampes à pétrole, la lumière autour de laquelle se réunissent les gens quand il y a l’obscurité » dit-il avec un sourire. L’homme, grand et robuste, critique « le mépris qui touche toutes les communautés qui vivent en Guyane ». Selon lui, le pouvoir centrale de Paris ne prends pas en compte les « intelligences plurielles » du pays et s’obstine à y reproduire, de façon condescendante, un modèle inadapté. « J’ai fait un théâtre, je n’ai pas adapté le théâtre au bagne. Je fais un théâtre, c’est tout » insiste l’artiste. « Il ne s’agit pas d’adapter la France à la réalité de la Guyane. Il y a déjà un savoir-faire ici. La collectivité territoriale guyanaise reproduit à son tour ce déni en étant cloîtrée à Cayenne, ils ne connaissent pas le territoire. Le système est verrouillé ». Sur le fleuve Maroni, dernière frontière de l’Union européenne qui sépare « la France » de la république du Surinam, naviguent sans cesse les piroguiers. « Ce n’est pas une frontière, c’est un fleuve ! » s’insurge M. Abatucci. Avant la France il y avait déjà une circulation des populations entre les deux rives. Il faut prendre en compte ça ». Sur l’eau, un embarcadère datant de 2006 est totalement inutilisé. « 600 000 euros pour construire ça, et regarde où se posent les piroguiers » dit il en pointant du doigt la rive. A quelques mètres de là, sur le sable de la plage, les navigateurs du fleuve s’affairent à charger leur embarcation. Passant continuellement d’une rive à l’autre (c’est à dire d’un État à un autre) sous les yeux des douaniers, aucun ne fera tamponner son passeport pour régulariser ce « passage de frontière ». Malgré tout, M. Abatucci est optimiste. Lorsqu’il se réfère au mouvement de l’année dernière, il parle « d’une vague qui n’est pas encore retombée » et qui a emporté avec elle toutes les communautés.

Marie-Ange voit, elle aussi, l’avenir avec confiance. De toute façon, elle se dit « pas assez vieille pour être pessimiste ». Lycéenne à Saint Laurent du Maroni durant les blocages, elle fonde avec d’autres camarades le collectif « Les Lumineux » afin de porter les revendications des établissements scolaires de l’Ouest de la Guyane. « Nous dénoncions la vétusté des locaux, l’absence d’anti-venin en cas de piqûre de serpent, le fait d’avoir une seule cantine pour tous les collèges et lycées de St Laurent » énumère la jeune fille. Comme elle le rappelle, l’ampleur de la mobilisation chez les jeunes durant le mouvement a été quelque chose « d’inédit » et rassemblait « toutes les diversités du pays, même politique ! Tu manifestais à côté d’un indépendantiste ou d’un pro-État ». CPE au collège Arsène Bouyer d’Angoma (St Laurent du Maroni), Marie Bauer travaille depuis 7 ans sur le territoire. Militante du syndicat SUD, elle regrette que le mouvement de l’année dernière n’ait pas effacé « tant que ça » les différences entre les communautés. « Il y avait les barrages des Amérindiens, celui des Créoles, etc. » dit elle. Point positif néanmoins : une « reconnaissance mutuelle » s’est faite entre les différents acteurs de la mobilisation. « Il y a l’image de ces Blancs qui se fichent des problèmes d’ici, des « chasseurs de primes », ces fonctionnaires de la métropole qui viennent juste empocher les bonus sur salaire pour le déplacement en Guyane. Je crois que nous avons réussi à rompre cette image » affirme la militante. « Mais au final, rien n’a changé » conclut Marie ; « ce que nous avons obtenu était ce qui était déjà prévu, les choses se sont débloquées plus rapidement, c’est tout » explique-t-elle en citant l’exemple de quelques nouveaux établissement scolaires en construction attendus depuis longtemps.

A première vue, Christophe Pierre paraît un garçon taciturne. Le regard plongé dans l’obscurité de la jungle il écoute attentivement mes questions avant d’y répondre. En réalité, le garçon est juste prudent et préfère sous peser chacun de ses mots avant de les délivrer à son interlocuteur. Figure reconnue de la Jeunesse autochtone de Guyane (JAG) dont il a été l’un des artisans, il résume son action et celle de ce mouvement par « trois notions : apprendre, partager et protéger ». La JAG vise à organiser les populations (jeunes) des peuples amérindiens du département français afin de faire reconnaître leurs particularités culturelles. Comme beaucoup, Christophe s’est investi dans le mouvement de 2017 à l’encontre du pouvoir central. Quelles sont ses revendications ? « Oui nous voulons des écoles, oui nous voulons plus d’enseignants.. mais sous quelle forme ? Je suis d’accord plus de profs mais pour enseigner quelle histoire ? Tout le monde étudie l’histoire d’Hitler, de Napoléon, mais ici aussi il y a eu beaucoup de massacres également. Nous apprenons l’appel du Général de Gaulle, mais pas les résistants d’ici comme Sépélou ». Pareillement à beaucoup d’autres, Christophe dénonce l’inadéquation entre ce que propose (ou impose) l’autorité centrale et les attentes des populations de Guyane. « Pourquoi ne pas adapter le rythme scolaire selon les besoins des communautés ? En France, il y a 4 saisons. Ici il y en a 2. Ce n’est pas la même chose. Durant la saison sèche les enfants apprennent à naviguer, à tisser, etc. Il faut leur libérer du temps à ce moment là. Un bac littéraire ne te sert pas à grand chose quand tu habites sur le fleuve (Maroni). Tu connais Voltaire, ok c’est bien mais tu ne sais pas pêcher ».

Manque de moyens, désintérêt de l’État, aveuglément face aux demandes locales, pourquoi toutes les revendications n’ont pas réussi à maintenir l’unité des révoltés ? L’une des réponses se trouve dans l’absence de projet partagé. Alain Mindjouk est dirigeant de l’association Action Prévention Santé dont les activités sont tournées vers les peuples autochtones. Il est lui aussi Amérindien. Comme Christophe Pierre, il se bat pour la « survie » de son peuple et pour une « reconnaissance de sa spiritualité ». Il se souvient de la manifestation générale du 28 mai comme d’un « moment unique » par sa grandeur. Pourtant, Alain Mindjouk n’a pas tout de suite été favorable à rejoindre le mouvement : « Cela concernait ‘l’Île de Cayenne’  [6]. Nous avons rejoint leur mobilisation après la mort du jeune homme par solidarité, mais ce n’est pas notre combat. Surtout, personne ne se mobilise quand ce sont des Amérindiens qui sont tués ». Pour le militant, son combat est avant tout en direction de sa communauté : « Ce que nous voulons c’est être libre dans notre territoire, nous n’irons pas plus loin ». Ce « pas plus loin » pose la question de l’horizon que visent les autochtones mais aussi toutes les autres « communautés » qui composent la masse des révoltés de Guyane. Quel est-il ? Aucun ne saurait y répondre. Cette absence de but défini a empêché le mouvement de 2017 de déboucher sur une victoire. Paradoxalement, tous semblent conscients de cet handicap : « Tout le monde se bat pour la Guyane, d’accord. Mais quelle Guyane ? » questionnait Christophe Pierre durant notre entretien. Même son de cloche chez Marie-Ange, des Lumineux, pour qui « le problème est au niveau du projet Guyane : il n’y en a pas ». Pour M.Canavy et le MDES, la réponse à cette carence impose de « construire une culture guyanaise ». Optimiste à l’idée que le projet d’indépendance pourrait rassembler l’ensemble des communautés, l’homme ne cache pas l’immense chantier que cela représente. Beaucoup craignent en effet qu’un tel dénouement signifierait de « donner le pays aux Créoles ». Pour M.Canavy, cette crainte est justifiée car « elle a été construite » ; « La classe créole a été placée dans une position d’élite durant la colonisation. Il suffit de voir les élus de Guyane, combien d’Améridiens ? Combien de Bushinangés ? Une poignée. Ce ressentiment d’être mis de côté est normal. Nous travaillons à ce que tous se sentent Guyanais avant de se sentir Créole ou autre ». Une « culture » guyanaise comme ciment de l’unité ? Le projet est ambitieux et le travail immense. Or le MDES possède un ancrage limité dans la société guyanaise, bien que M.Canavy affirme que la question indépendantiste « a fait beaucoup débat » durant le mouvement. Aux dernières élections territoriales de 2015, le parti indépendantiste faisait moins de 6% des voix. Problème, le constat est le même pour tous les autres acteurs de la lutte. Aucune organisation, aucun parti, ni même aucune « communauté », n’a la capacité politique et matérielle d’unifier le mouvement de colère guyanais… pour le moment.

Dans une enquête sur les militants et syndicalistes de la CGT [7], le journaliste Pierre Souchon obtenait de ses interlocuteurs une seule et même réponse quant aux raisons des échecs accumulés des différentes mobilisations sociales dans l’Hexagone : l’absence de projet concret. « Des heures, je dis bien des heures, on a raconté ce genre de platitudes, de généralités creuses, on a aligné des mots vides, des trucs sur l’humanisme, la justice, le partage, je sais pas quoi, les frères humains, ça virait new age, presque, réunion de hippies, fallait tous qu’on s’aime, parce que les patrons nous aimaient pas, qu’ils aimaient rien, à part le pognon, et nous on s’aimait, et on allait y arriver – c’était n’importe quoi » [8]. Il rappelait que dans le passé, le mouvement ouvrier avait pour projet de « détruire le capitalisme » et le « socialisme pour horizon » . Un but, une cible qui nourrissait l’engouement des hommes et des femmes qui se mobilisaient et qui leur assura des conquêtes sociales. Subtilement, parfois de façon presque imperceptible, c’est le même appel au secours qui se devine dans les témoignages des révoltés de Guyane. C’est l’absence de squelette idéologique commun qui a fait défaut au mouvement de 2017. Un squelette auquel serait rattaché chaque organe avec ses fonctions, ses revendications, et dont la mise en mouvement harmonieuse donnerait corps aux colères. Dans les paroles des mobilisés, à Cayenne comme à Saint Laurent du Maroni, ce qui fait l’unanimité c’est l’urgence à trouver un étendard commun, un horizon pour tous. Ce qui ne manque pas d’ironie. Mais ce qui est peut être déjà un début de victoire.

Loïc Ramirez

Publié le 08/10/2018

«Bruxelles chantiers». Enquête sur une construction européenne à la dérive

 Par La rédaction de Mediapart (site mediapart.fr)

Dans « Bruxelles chantiers. Une critique architecturale de l’Europe », notre journaliste Ludovic Lamant prend la construction européenne au pied de la lettre, et apporte un autre angle de vue sur la crise de l’UE et les ravages du « façadisme démocratique ».

Aux fondations branlantes de l’Europe. Au gré de ses promenades dans le quartier européen de Bruxelles, et des ressentis subjectifs d'un chroniqueur averti de la désintégration européenne, notre journaliste Ludovic Lamant, correspondant de Mediapart entre 2012 et 2017, livre un stimulant réquisitoire compréhensif à l'égard d'une architecture européenne atterrante, au sens politique comme au sens du bâti institutionnel.

Cette enquête architecturale accablante et fouillée, qui nous trimballe dans les recoins du district européen et d'autres quartiers de Bruxelles, en passant par Brasilia, Lille, La Haye ou Strasbourg, résume par ses bâtiments la construction politique ratée de l'Europe. Un récit divaguant des grandes étapes de l'intégration jusqu'au rappel de ses minables renoncements, et documentant la naissance architecturale des plus importantes constructions de la « bulle » bruxelloise, fruit de compromis successifs toujours moins ambitieux et toujours plus méprisants de l'avis des habitants.

Les anecdotes tragicomiques (le récit des premières fissures au Parlement en même temps que le commencement de la crise grecque, symbole d'une ruine annoncée) se mêlent aux notions architecturales lourdes de double sens. « Bruxellisation » (phénomène où une ville est livrée aux promoteurs au mépris du cadre de vie des habitants, et pour cause de modernisation), « style démocratique » (comme il y a eu un « style soviétique », moins massif qu'improvisé et minimal), ou « façadisme européen », n'offrant la démocratie qu'en vitrine, au milieu d'un désert urbain et autoroutier, déshumanisé et glacial…

Au fil du livre, on se nourrit des souvenirs journalistiques et des échanges de l'auteur avec les architectes et urbanistes (ceux qui ont construit les institutions européennes comme ceux qui ont vu leurs projets refusés), dont le mythique néerlandais Rem Koolhaas au sommet de sa forme, mais aussi de l'histoire des collectifs militants mobilisés contre la dénaturation européenne de la capitale belge, ou encore d'universitaires et de philosophes. On croise aussi les hommes politiques Paul Magnette, Jean-Luc Mélenchon ou Guy Verhofstadt, ou encore le fascinant secrétaire général du Parlement européen, Klaus Welle, « Prince des ténèbres de l'Europe » (ainsi surnommé par le Financial Times) plus vrai que nature. Tous concourent à dresser sous la plume de Ludovic Lamant le portrait sensible d'une structure déstructurée et d'une Europe en chantier permanent, proche de la destruction.

Nous publions ici des extraits de l'ouverture de Bruxelles Chantiers, une critique architecturale de l'Europe (Lux).

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LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE

Ceux des édifices qui ne parlent ni ne chantent, ne méritent que le dédain. Ce sont choses mortes.

Paul Valéry, Eupalinos

J’ai fini par m’y faire, à la colonnade exubérante du Lex : une dizaine de piliers recouverts d’une peau métallique qui tracent une courbe douce au rez-de-chaussée de l’édifice, en bordure d’autoroute. Depuis l’autre côté des voies, on dirait des troncs en carton-pâte, dont on peine à comprendre comment ils peuvent résister à la pression de la dizaine d’étages qui s’empilent au-dessus. Lorsqu’on toque sur l’un d’eux, un son creux confirme la fragilité de la structure. Ce portique clinquant possède au moins une qualité incontestable qui ne saute pas aux yeux, mais se révèle à l’usage : il offre au piéton bruxellois qui aurait osé s’aventurer sur ces terres hostiles un abri parfait en cas de pluie violente ou de bourrasques.

Le Lex héberge les services de traduction du Conseil de l’Union européenne, cette institution toute puissante qui relaie la voix des gouvernements nationaux à Bruxelles. Ce n’est donc pas dans ce bâtiment que les chefs d’État et de gouvernement se retrouvent pour leurs messes basses trimestrielles – ils se rendent à deux pas de là, à l’Europa, inauguré en 2016 –, mais l’édifice a tout de même été le théâtre de certaines réunions de crise qui ont marqué les esprits, dont l’une des plus mouvementées de la crise grecque. Le 11 février 2015, sur la volée de l’escalier principal, Yanis Varoufakis, alors ministre des Finances de la Grèce, a improvisé une conférence de presse dans un chaos invraisemblable, s’adressant à une centaine de journalistes du monde entier pressés au pied de l’escalier pour savoir si, oui ou non, la Grèce allait sortir de la zone euro.

Dans un élan de grandiloquence typique du projet européen, on a nommé cet édifice « Lex », « loi » en latin, sans doute parce que l’autoroute – quatre voies en sens unique, autrefois cinq – qui le borde s’appelle la « rue de la Loi ». C’est l’artère du district européen, principale, bruyante, épuisante, un exemple parfait de ce que Le Corbusier appelait la « rue-corridor », murée de bâtiments, presque hermétique à toute lumière. Elle est quasiment impossible à traverser à pied. Rampe de lancement de la E40 qui passe par Bruxelles et Liège, dans le sud du pays, puis par l’Allemagne, elle éventre le quartier européen. Lex, loi, sens unique, tout se tient, on n’en sort pas. À force d’être martelé partout dans le paysage, le message finit par passer : avant même d’être un objet politique difficile à saisir, l’Union européenne (UE) est une construction juridique, une masse d’articles de droit. C’est une machine à produire des milliers de règlements à appliquer, de la jurisprudence et des traités à respecter.

[…] À quelques mètres de là, en retrait de la rue de la Loi, un escalier longe les quais surélevés de la gare Schuman. Depuis le promontoire, en haut des marches, on perçoit le dénivelé et les reliefs de l’ancienne vallée du Maelbeek sur laquelle a été construit le quartier européen, dès la fin des années 1950. Le district européen occupe deux plateaux : en contrebas, autour de la place du Luxembourg, le parlement (l’ancien quartier Léopold). Dans la partie haute, autour du rond-point Schuman, les deux autres institutions clés : les sièges de la Commission (le Berlaymont) et du Conseil (le Juste Lipse et l’Europa) se regardent en chiens de faïence, aux abords du parc du Cinquantenaire.

En quelques décennies, les bureaux ont colonisé les deux plateaux comme une tache d’huile. Ils ont été construits à la va-vite sur les décombres des maisons bourgeoises et des hôtels de maître édifiés il y a cent cinquante ans, avec la fortune extraite des mines du Congo, pour attirer les habitants les plus aisés de Bruxelles à une époque où la Belgique se rêvait puissance coloniale de premier plan. Le quartier européen a tourné le dos à cette ostentation d’antan et piétiné sa mémoire – on y reviendra –, et ressemble aujourd’hui au quartier d’affaires anonyme d’une grande capitale, les tours en moins : rares sont les bâtiments qui dépassent la dizaine d’étages.

Un empilement de boîtes de verre, de béton et de plastique, que traversent chaque jour quelque 27 000 fonctionnaires européens. Le plan des rues en damier, hérité du XIXe siècle, et rappelant celui des grandes villes américaines, n’arrange rien : tout y est coupant, dur, angoissant. C’est ici, sur ces 85 îlots de bureaux où subsistent de rares logements, que sont fabriquées les politiques de l’UE.

Il est 21 heures, quelques rares voitures foncent dans la rue de la Loi. Il n’y a personne sur les trottoirs où je pousse mon vélo, incapable de distinguer à la nuit tombée les pistes cyclables des zones piétonnes, comme des chantiers aux contours sans cesse mouvants. À une centaine de mètres, la façade du Berlaymont impose son armure de verre et de métal. Ses détracteurs l’ont surnommé le « Berlaymonstre ». Des drapeaux bleus étoilés plantés sur le parvis claquent au vent. Ce bâtiment, qui ressemble à peu près, vu du ciel, à une croix de Saint-André aux angles arrondis, abrite le siège de la Commission, l’exécutif européen. Il s’agit sans doute du seul bâtiment iconique du quartier. Édifié en 1960 sur une structure copieusement bardée d’amiante, il a dû être évacué en 1991 pour une longue opération d’assainissement. Les commissaires y siègent à nouveau depuis 2004. Ce soir, la lumière de cinq ou six bureaux, aux douzième et treizième étages, est restée allumée.

Autour du même rond-point, de pâles éclairages publics laissent voir une façade de granit gris aux fenêtres en verre bleu : le bâtiment Triangle, propriété de l’assureur français Axa, sert de siège au Service européen pour l’action extérieure (SEAE), la diplomatie européenne dirigée par l’Italienne Federica Mogherini. Le loyer s’est élevé en 2017 à plus de 13 millions d’euros. La devanture, anecdotique, ne trahit rien de ce qu’il se passe à l’intérieur. La pierre terne de cette « façade-rideau », selon le jargon des architectes, n’est pas portante. Pas plus que les fenêtres qui ont été posées comme un vêtement, au dernier moment. La fine corniche en pierre qui court au-dessus du cinquième étage ne collecte pas les eaux de pluie : elle est, elle aussi, décorative.

Cette façade de façade, pour ainsi dire, est typique du postmodernisme, courant architectural très éclectique, d’abord théorisé par le critique américain Charles Jencks en 1977. Ce mouvement est une réaction à la grande architecture moderne du début du XXe siècle, celle des formes épurées des Walter Gropius – le fondateur du Bauhaus –, Le Corbusier et Mies van der Rohe, reprises plus tard dans le « style international », qui finit par s’essouffler dans les années 1970.

Le postmodernisme, lui, assume des emprunts à des courants historiques variés, sous la forme d’un bricolage foutraque d’influences et de citations, où l’apparence – l’habillage de la façade – prime sur la structure. C’est le retour des déguisements historiques : des frises, des colonnes et des ornements, copiés de l’Antiquité ou du château de Versailles, juxtaposés de telle manière que les références se brouillent et s’annulent entre elles. Contre New York ou Chicago, Las Vegas devient l’une des villes-totems, par sa capacité à fabriquer des images et susciter de l’ambiguïté architecturale. […]

Le postmodernisme est bien la grammaire dominante du district bruxellois. Mais il s’y déploie sous une forme moins puissante, encore plus carton-pâte, sans humour ni ambiguïté : une succession de façades flottantes à la pierre triste, parfois rehaussées d’arches, de mini-frontons et d’autres clins d’œil tièdes à l’histoire de l’architecture. Le bâti européen n’est pas facile à aimer, à première vue : il faut se laisser émouvoir par les infinies variations de granit gris, les pierres fades qui vieillissent mal, les reflets glaciaux des fenêtres-miroirs qui renforcent l’effet bunker d’institutions imprenables.

* * *

Lorsqu’on arpente le secteur, surtout la nuit, une étrange sensation nous envahit. Rien ne distingue vraiment les bâtiments du secteur public de ceux qui sont aux mains d’intérêts privés. Il faut se pencher sur la plaque à l’entrée, ou repérer un drapeau dans le hall d’accueil, pour déterminer si l’on se trouve devant l’ambassade d’un État membre ou un cabinet d’avocats chargés de lobbying pour des multinationales. Au cœur de la machinerie européenne, les politiques, les diplomates, les lobbyistes et les entrepreneurs sont tous logés à la même enseigne, retranchés dans leurs immeubles postmodernes. Fenêtres-miroirs, frontons, granit, les motifs se répètent jusqu’à l’écœurement.

Je fuis le rond-point Schuman par la rue Froissart, en contrebas, et longe des chantiers silencieux, protégés de fines barrières – il y a toujours quelque chose à démolir dans le district, en général pour y construire des bureaux quasiment identiques à ceux qui viennent d’être détruits. Puis je m’engage dans la rue Belliard, sur la droite. En surplomb, sur le ciel noir se découpe l’une des constructions les plus étonnantes du quartier : une version industrielle du pont des Soupirs vénitien.

À une quinzaine de mètres du sol, une imposante passerelle d’acier, de béton et de plexiglas enjambe la rue et permet aux fonctionnaires du Comité européen des régions (CdR) – une de ces institutions sans grande influence dont l’Europe a le secret – de circuler entre le bâtiment Jacques Delors et le bâtiment Van Maerlant, sans avoir à s’exposer aux intempéries. Figures de proue ou paratonnerres, on ne sait pas très bien, deux statues de bronze représentant Ariane avec son fil, créées par le sculpteur belge Jean-Paul Laenen, semblent vouloir s’extirper de l’étroit corridor où elles se trouvent coincées et s’élancer vers le ciel. Elles sont la métaphore désuète des lenteurs et frustrations de la construction européenne.

Un peu plus loin, je tourne à gauche et débouche sur l’esplanade Solidarność, ce long couloir piéton mais désert, pensé par ses concepteurs selon le modèle des ramblas barcelonaises, cette célèbre promenade en pente, toujours bondée de monde, qui mène à la mer. À Bruxelles, son symétrique est un aspirateur de courants d’air au dallage gris et rose saumon sans aspérités, qui permet surtout de séparer les deux rangées de bâtiments du parlement, sommet de postmodernisme bruxellois : pierres grises agrafées, arcs surbaissés et, toujours, ce verre-miroir bleu intense.

Une ornementation attire mon regard : une frise gravée dans l’acier inoxydable de la façade du bâtiment Altiero Spinelli. Elle court le long de l’édifice, portée par des colonnes de marbre vert d’environ trois mètres de haut. De loin, on dirait des motifs égyptiens. À y regarder de plus près, on distingue une couronne de feuilles, citation de l’Art déco bruxellois du début du XXe siècle.

Cette frise, je l’ai déjà vue ailleurs, à quelques blocs d’ici, au numéro 13 de la rue Montoyer. L’immeuble Sapphire, construit en 2003, héberge un poids lourd de l’assurance privée, Credendo. Au tiers de la hauteur, sa façade est décorée des mêmes motifs végétaux, à la différence près que les feuilles qui ornent le Sapphire ont des nervures apparentes, contrairement à leurs homologues du Spinelli. De plus, l’immeuble de la rue Montoyer est coiffé de pics d’acier qui rappellent ceux que l’on voit, plus modestes, sur la toiture du Spinelli, au parlement.

C’est l’Atelier d’architecture de Genval, pionnier de l’architecture postmoderne belge, qui a conçu les deux bâtiments, à quelques années d’intervalle. Pourquoi avoir donné à l’hémicycle européen, censé constituer le poumon démocratique de l’UE, les mêmes atours que le siège d’un assureur privé ? « Il n’y a presque aucune différence entre un édifice de l’UE et un siège social d’entreprise, ou un quelconque immeuble de bureaux », constatait, en 2007, un collectif d’architectes et de critiques auteur d’un livre culte sur le quartier, Brussels: A Manifesto. « Les valeurs cibles que sont la transparence, la communication, l’efficacité et la stabilité ont dégénéré pour adopter la forme du récit générique de l’architecture d’entreprise. »

Il est bientôt 22 heures, rue de l’Industrie, des grappes d’eurocrates quittent à pas pressés l’Aspria, le club de sport huppé du quartier, où l’on croise même parfois des commissaires européens. Une odeur de chlore monte dans la rue, au niveau de la porte de garage restée ouverte sur un monticule de serviettes sales qui attendent d’être envoyées à la blanchisserie.

La plupart des Bruxellois sont allergiques au district européen. Beaucoup préfèrent l’ignorer et n’y mettent jamais les pieds, même s’il se situe à deux pas de la Grand-Place et de l’hypercentre de la capitale. Sur la vingtaine d’architectes, urbanistes et dirigeants européens que j’ai rencontrés pour écrire ce livre, aucun n’a défendu le quartier, dont le nom lui-même oppose les partisans du « quartier Léopold », référence au roi Léopold Ier de Belgique, et ceux du « quartier européen ».

C’est une « balafre urbaine », admet Alain Hutchinson, un socialiste belge chargé des relations avec l’UE pour imaginer l’avenir du quartier. « J’y vois un trou noir qui assèche les énergies », explique pour sa part l’architecte Olivier Bastin, « maître architecte » de la ville (bouwmeester) de 2009 à 2014. Paul Magnette, figure du socialisme européen qui s’est fait connaître à l’international pour son combat acharné contre l’accord de libre-échange entre l’UE et le Canada, renchérit : « Il n’y a plus de vie, plus d’habitants, c’est fini, il n’y a plus que des lobbies, des ONG, des bureaux d’avocats, c’est un quartier totalement déshumanisé. » Dans un éditorial cinglant, la revue d’architecture belge A+ parle carrément d’une « bouillie sans goût ». Quant à l’architecte Rem Koolhaas, connu pour ses formules brillantes et provocatrices, il s’est emporté contre ce qu’il a surnommé le « Ground Euro », en référence au cratère du Ground Zero new-yorkais.

Lors d’une dérive dans le quartier que j’ai faite à ses côtés, en février 2013, l’architecte belge Nicolas Firket – qui a travaillé avec Koolhaas sur un appel d’offres pour le quartier, en 2009 – m’a fourni une clé, que je garde toujours précieusement en tête : « Tout cela est un style. Il y avait le style Empire, le style Louis XVI. Dans quelques siècles, tout le quartier sera classé. On parlera de “style UE” ou, pourquoi pas, de “style démocratique”. » Il a ajouté, dépité : « Mais pourquoi faut-il que le style démocratique soit aussi médiocre, consensuel, vide ? »

Résident contrarié du quartier européen, l’écrivain belge Geert van Istendael, lui, est carrément devenu europhobe : « Je me méfie des gens qui détruisent leur propre territoire. C’est exactement ce que fait l’Europe institutionnelle depuis un demi-siècle déjà. » Il y voit un « bric-à-brac international » à l’image de l’Union : « Un cercle de dieux autoproclamés, qui imposent leurs caprices destructeurs à 28 pays et 500 millions de personnes[2]. » En disant cela, l’écrivain fait référence au « caprice des dieux », le surnom ironique donné au Paul-Henri-Spaak, principal bâtiment du Parlement européen à Bruxelles, en raison de sa forme ovale qui rappelle celle de l’emballage d’un célèbre fromage industriel.

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Ce livre est né d’une peur, la peur de devenir gris, de finir par faire partie des meubles. Installé à Bruxelles en janvier 2012 pour suivre les « affaires européennes » pour mon journal, je me suis demandé plusieurs fois si je ne risquais pas, au fil des mois, de griser moi-même. Je redoutais de devenir aussi sinistre que les immeubles que j’arpentais, je craignais que le beige sombre des moquettes du parlement déteigne sur moi. Ou pire encore : que ce beige sombre finisse par me plaire.

Une vieille rengaine situationniste me taraudait, alors que je tâchais de me concentrer sur le discours d’un élu ou le briefing off the record d’un fonctionnaire cravaté : le décor, le climat, l’ambiance des rues influencent la manière dont on pense le monde. Un peu comme un moteur de recherche ou un réseau social bouscule nos manières de réfléchir, fréquenter trop longtemps les couloirs de l’euroghetto pouvait à la longue altérer mon rapport à la politique, réduire mon horizon des possibles, me faire perdre ma gauche.

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Devant l’imposante entrée de la chancellerie allemande, le 15 mars 1939, Emil Hácha, président de la République de la Tchécoslovaquie, n’en mène pas large. Il sait que la soirée qui l’attend sera effroyable. Après les accords de Munich signés en septembre 1938, la Tchécoslovaquie n’est déjà plus un État indépendant. Épuisé par le long voyage en train, il espérait encore, avant d’arriver, conserver un peu de dignité, mais c’était sans compter l’effet qu’allait produire sur lui le bâtiment flambant neuf construit selon les plans de l’architecte d’Hitler, Albert Speer (et qui sera détruit en 1945 par l’Armée rouge).

Pour l’emmener au bureau du Führer, on lui fait parcourir des halls en marbre de neuf mètres de haut, traverser l’oppressante cour intérieure dont les issues sont dissimulées, gravir un escalier monumental encadré de colonnes. Le soir même, Hácha, qui s’est déjà montré fragile du cœur par le passé, fait une crise cardiaque. Il y survivra, mais signera immédiatement après le document autorisant les nazis à occuper la partie du territoire encore souveraine. Cette annexion décisive pour la suite des événements européens se fera donc sans le moindre coup de feu.

« S’il fallait trouver l’exemple d’une architecture pensée comme une arme de guerre, ce serait celle-ci : la grandeur de la chancellerie fut l’un des éléments de la stratégie déployée par Hitler pour intimider Hácha et le forcer à lâcher », écrit le critique britannique Deyan Sudjic. L’édifice devient une démonstration de force, un instrument de torture de l’ennemi. « Une architecture pensée comme moyen, au service d’une fin », résume-t-il. Dans un tout autre registre politique, le Génois Leon Battista Alberti expliquait déjà dans son Traité sur l’art d’édifier, en 1452, que la somptuosité des palais princiers avait pour intérêt premier d’intimider l’ennemi. Leur beauté et leur opulence protégeaient le prince, le préservaient des agressions. « Pour l’humaniste, la mise en beauté du pouvoir est une forme de mise en défense », commente l’historien Patrick Boucheron.

À Bruxelles, de prime abord, aucun bâtiment ne risque de provoquer un infarctus à qui que ce soit. On ne trouve ni grandeur, ni beauté intimidante, ni arrière-pensée architecturales. L’UE ne se réfugie pas derrière des bâtiments grandiloquents et préfère faire comme si elle n’avait pas de valeurs à défendre. Il y a là une forme de franchise qui détend : la médiocrité du bâti est donnée d’emblée, montrée aux yeux de tous. Les failles sont exposées. Les rouages sont révélés au grand jour, à rebours de l’architecture systémique et imposante des régimes totalitaires. Dans cette architecture sans filtre, ce laissez-faire architectural trahissant les inconscients tourmentés de l’UE, certains bâtiments surgissent comme des lapsus.

Lors d’une conférence prononcée en 1948, alors qu’il enseigne à l’université de Princeton, l’historien de l’art allemand Erwin Panofsky analyse les plans des cathédrales du gothique flamboyant. Il s’intéresse aux portails de celles d’Autun (Saône-et- Loire), de Laon (Aisne) ou de Notre-Dame de Paris, comme aux façades de la cathédrale de Reims ou de la basilique Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Il compile surtout les plans de dizaines de narthex réalisés sur plusieurs siècles, et finit par établir des « concordances » entre ces schémas tracés par des architectes et la manière dont la pensée scolastique, au confluent de la philosophie et de la théologie, se structure et s’enseigne au Moyen-Âge au même moment.

Comment s’y prend-il pour mettre au jour cette fascinante circulation entre le bâti et la pensée ? Panofsky se penche par exemple sur le mouvement d’uniformisation des voûtes, lors du passage du roman au gothique. Exit les voûtes en berceau, les coupoles et demi-coupoles, ou encore les voûtes d’arête, propres à l’art roman : la voûte d’ogive s’impose partout, constate-t-il, de la nef au transept des cathédrales gothiques. Le bâtiment se compose désormais d’unités plus lisibles. La crypte, les galeries et les tours, sauf celles fixées à la façade, sont supprimées.

Ce serait là l’application d’un « principe de clarification » qu’il observe, presque identique au même moment, dans l’écriture de textes scolastiques. Les auteurs de l’époque veulent livrer des textes plus pédagogiques, pour sortir du mysticisme brumeux qui régnait jusque-là dans les monastères et gagner en rigueur intellectuelle. Panofsky repère des « homologies structurales » entre deux éléments a priori sans rapport : l’essor de la voûte d’ogive gothique d’un côté, la structure par articles de la Somme théologique de Thomas d’Aquin de l’autre. Le recours à la voûte gothique en architecture équivaudrait ainsi à l’enchaînement d’articles courts et précis au service d’un raisonnement. L’église devient un discours en soi.

Sans surprise, ce texte a marqué Pierre Bourdieu, théoricien de l’habitus, qui l’a traduit en français et lui a ajouté une postface marquante. Panofsky y expose justement certaines « habitudes mentales » propres au Moyen-Âge tardif, à partir d’une lecture minutieuse des plans de cathédrale. Ce qui ne signifie pas pour autant que les bâtisseurs du gothique ont sciemment cherché à traduire dans la pierre des cathédrales leurs lectures théologiques : « Il est très peu probable que les bâtisseurs des édifices gothiques aient lu Gilbert de la Porrée ou Thomas d’Aquin dans le texte original. »

« Mais ils étaient exposés à la doctrine scolastique de mille autres façons », précise Panofsky, soucieux de ne pas enfermer le travail de l’architecte dans le simple rôle d’un traducteur. Lecteur de Panofsky, Patrick Boucheron va jusqu’à écrire que l’observation des pierres nous permet de comprendre l’essence de la pensée scolastique avec davantage de « netteté » que celle des textes : « Ce que la cathédrale donne à voir dans l’éclatante évidence de son ordre visuel nous confie une clé d’accès à la pensée scolastique que les textes n’expriment pas aussi nettement. »

Les formes des bâtiments confrontées à la structure des textes et des traités : il est tentant de reproduire la démarche de Panofsky depuis le bitume du quartier européen à Bruxelles et de chercher à déchiffrer, dans le bâti des institutions de l’UE, les « habitudes mentales » de ceux qui font l’Europe, c’est-à-dire les partis pris politiques qui fondent les traités européens, souvent techniques et ardus, moins « nets ». Il faut, pour cela, considérer l’architecture comme un processus constituant plus large, celui d’une UE toujours en chantier, sans cesse contestée.

Le philosophe Benoît Goetz parle de l’architecture comme d’une « chambre d’écho à la fois gigantesque et finement articulée où l’essentiel de ce qui nous arrive trouve ses résonances » : « L’architecture, pourrait-on dire, “pense”. [...] Elle pense le politique en le mettant en place », écrit-il. Chaque architecture est parlante, tient un discours, dit une époque. Mais il faut rester à distance d’une discutable théorie du reflet, qui ferait de l’architecture le reflet instantané des goûts de la classe dominante. Les interactions sont plus complexes, et des dizaines d’acteurs différents entrent en jeu, depuis la commande jusqu’au chantier d’un édifice, qui obligent à nuancer l’analyse. Boucheron invite ainsi à penser l’architecture comme un « art de la persuasion » : le bâti n’est pas la simple expression d’un pouvoir politique, mais plutôt une rhétorique au service d’un discours, explique l’historien dans un essai récent consacré à « l’éloquence architecturale ». [...]

L’historien incite à regarder au-delà des « effets massifs de sens » de certains bâtiments, à se montrer à l’écoute de signes de basse intensité. Il propose de déchiffrer « l’efficace politique de l’architecture » non pas à la manière d’un spectateur de musée qui s’abîmerait dans la contemplation d’une œuvre, mais plutôt comme un usager de la ville, sensible aux sons, aux gestes, aux souvenirs, aux parcours – au climat, diraient les situationnistes. « Ce n’est pas dans l’ordre visuel que se déploie la persuasion architecturale, mais [...] par l’usage et la réception tactile qui demande plus d’accoutumance que d’attention », écrit-il.

Voici notre projet : analyser « l’éloquence » des bâtiments européens, pour mieux cerner la nature du pouvoir qui siège à Bruxelles, ses failles et son avenir. Dans les pages qui suivent, nous arpenterons les 85 blocs du quartier européen, surmontant notre dégoût du granit triste, des moquettes beiges et des bacs de plantes fatiguées. Nous apprendrons à déchiffrer Bruxelles l’Européenne comme un palimpseste, à distinguer les strates d’un quartier à l’histoire douloureuse. Ces blocs de béton seront notre pierre de Rosette, celle d’un régime politique encore en devenir, mais déjà menacé.

* * *

[…] La question se pose : les forces de gauche ont-elles encore quelque chose à faire à Bruxelles, à l’approche des européennes de 2019 ? Vaudrait-il mieux, stratégiquement, engager un repli ordonné ? Est-il trop tard pour réorienter le cours de l’UE ? Le projet d’une « refondation critique » de l’Europe lancé par Macron divise les gauches. Les « eurokeynésiens » continuent de défendre une « autre Europe », plus intégrée, ancrée à gauche, à l’instar des Yanis Varoufakis, Joseph E. Stiglitz ou Thomas Piketty. À l’inverse, d’autres plaident, par réalisme tactique, pour redéployer leurs forces ailleurs – aux échelons local et national. Il faudrait ainsi « suspendre la question européenne », plaide par exemple l’économiste français Cédric Durand dans un essai détonant : « L’Europe n’est pas la question principale pour les gauches sociales et politiques. Leur problème n’est pas de prendre en charge une solution pour l’UE. » […]

S’il est parvenu à neutraliser la plupart de ses opposants politiques au cours de sa première année de présidence, Macron doit tout de même composer avec quelques députés coriaces. Parmi eux, François Ruffin s’est fait connaître du grand public au moment de l’éclosion du mouvement Nuit debout en 2016. Élu d’une circonscription de la Somme aux législatives de 2017, rattaché depuis à la France insoumise, le journaliste, fondateur de Fakir, est aussi l’auteur de plusieurs livres, dont un petit pamphlet contre l’UE publié en 2014. Dans Faut-il faire sauter Bruxelles ?, Ruffin propose une « balade à Euroland » dans laquelle il joue le rôle du « reporter qui baguenaude ». Au terme de cette « excursion dans la capitale de l’Europe », son constat est sans appel : « [Il] s’y affiche tranquillement une idéologie. Une fusion, une confusion de la politique avec la finance. »

Le réalisateur de Merci patron ! s’intéresse moins à la forme des bâtiments qu’à une poignée de détails qui le font bondir, dont un portrait de Jacques Delors, ancien président de la Commission, « l’homme des firmes » qui s’étale « en quatre par trois, dans une affiche publicitaire » sur un bâtiment (et qui a, depuis, disparu). Une plaque commémorative retient aussi son attention, aux abords du parlement européen (elle y est toujours, rue Wiertz). « C’est par les discours, les débats et les votes que doivent se résoudre les grandes questions, avec détermination, patience et dévouement », y est-il écrit. La formule, a priori banale, prend tout son sens quand on voit qu’elle est signée par la Society of European Affairs Professionals (SEAP), une fédération européenne de lobbyistes.

« Imagine-t-on la même chose à Paris, à Rome ou à Madrid ? Une inscription, devant l’Élysée, qui unit le MEDEF et Hollande ? » s’emporte Ruffin, qui y voit la preuve qu’à Bruxelles, les lobbyistes ont remplacé « le peuple ». Dans un épilogue musclé, le journaliste français s’en prend aux sociaux-démocrates encore convaincus des vertus de l’Europe, les « eurogagas » et autres « imbéciles », mais il critique surtout sans ménagement certaines franges d’une gauche plus radicale, les « altereuropéistes », qui continuent de croire qu’« une autre Europe est possible » : « Le Parti communiste et ses partenaires ne semblaient pas [lors de la campagne des européennes de 2009] sortis de cette mièvrerie eurocompatible. » Ceux-là parient encore sur « la conversion “sociale”, non pas d’un homme – un miracle, en la matière, demeure pensable – mais d’institutions, qu’ils admettent pourtant vérolées jusqu’au trognon ».

« Notre balade politique nous incline à moins de détours, conclut Ruffin. Oui, il faut d’abord faire sauter Bruxelles. Le quartier européen, évidemment, je veux dire. Vu l’esthétique des bâtiments, un pareil projet devrait recevoir l’onction des habitants – qui apporteront sans doute d’eux-mêmes les explosifs. » Ruffin veut liquider la Commission, déchirer les traités, mettre un point final à l’Europe. S’il ne s’intéresse pas vraiment à l’architecture du quartier, et encore moins à l’histoire des lieux, le député insoumis renoue avec un imaginaire, celui des iconoclastes sous la Révolution française, qui voulaient détruire les signes du régime en place en s’en prenant à ses bâtiments. Face à ces rêves de table rase, il existe sans doute des strates enfouies du quartier européen à sauver.

Extrait de l'ouverture de : Bruxelles Chantiers, Une critique architecturale de l'Europe, éditions Lux, 2018, 16 euros.

Publié le 07/10/2018

« Les cadeaux faits aux premiers de cordée alimentent de nouvelles bulles spéculatives » – Entretien avec Eric Berr

Par

Pierre Gilbert (site lvsl.fr) – Le vent se lève -

Grèce, Portugal, Allemagne…France. Où en est-on presque 8 ans après le début de la crise des dettes souveraines ? L’Europe est-elle sortie d’affaire ? Eric Berr, membre du collectif des Économistes Atterrés, professeurs à l’université de Bordeaux vient de publier « L’économie Post-keynésienne » (Seuil, septembre 2018). Il est notamment l’auteur de « L’intégrisme économique » (Les Liens qui Libèrent, mars 2017) et fait avec nous un point d’étape sur l’actualité économique européenne, alors que l’on explique désormais que la Grèce est sortie de sa tutelle budgétaire et que l’économie européenne redémarre. Un entretien synthétique et pédagogique, abordant à la fois la situation économique de ces pays mais aussi le caractère dogmatique de la doctrine économique en vigueur presque partout en Europe, et en France notamment.  


LVSL – Le 20 août dernier Pierre Moscovici annonçait que la Grèce était sortie de la tutelle budgétaire imposée par la fameuse Troïka, qu’elle était en quelque sorte tirée d’affaire. Est-ce le cas ? Ou les grecs ont-ils encore du souci à se faire ?

Eric Berr – Si l’on se fie aux chiffres qui caractérisent l’économie grecque, elle est loin d’être tirée d’affaire. Certes, on assiste à un timide redémarrage de la croissance, et le déficit budgétaire a été résorbé. Mais l’excédent budgétaire constaté en 2017 est surtout le résultat de la grande braderie des biens publics (port du Pirée, aéroports, etc.) et de la baisse continue des dépenses publiques.

Si l’on regarde en détail ce qui s’est passé depuis 2009 et le début de la crise grecque, on voit que, si le taux de chômage baisse un peu depuis 2014, il reste toujours autour de 20%. Le PIB a quant à lui diminué de 25% tandis que les revenus, les salaires et les pensions de retraite ont baissé de 40%. On pourrait multiplier les chiffres. Preuve supplémentaire de cette situation dramatique, on assiste à un exode important des jeunes puisque 500 000 Grecs de 20 à 30 ans ont quitté le pays depuis le début de la crise, ce qui est énorme pour un pays de 10 millions d’habitants. Ce sont autant de forces vives qui vont manquer pour reconstruire ce pays. Et, cerise sur le gâteau si j’ose dire, les trois plans de sauvetage mis en œuvre à l’initiative de la célèbre troïka (regroupant la Commission Européenne, la Banque Centrale Européenne et le Fonds Monétaire International) et qui ont imposé l’austérité perpétuelle à la Grèce avaient pour objectif de réduire le rapport dette publique/PIB, qui était au début de la crise égal à 110% et qui, aujourd’hui, maintenant que « tout va bien », atteint 180%… Rien n’est donc réglé, bien au contraire.

LVSL – Avec ces nouvelles plutôt positives qui nous sont rapportées sur la Grèce par la presse, on pourrait être amené à croire que la situation économique en Europe va globalement mieux. Sommes-nous en passe de sortir de cette fameuse crise des dettes souveraines?

Eric Berr – Je ne vois rien de bien optimiste quant à l’avenir immédiat de l’Union Européenne en raison de la poursuite de politiques d’austérité totalement absurdes qui n’ont pas permis de réduire le niveau de la dette publique dans la grande majorité des pays de l’Union européenne. Et le fait qu’il y a de nouveau un peu de croissance économique, la France étant toutefois un peu à la traîne dans ce domaine, ne change rien à l’affaire.

 

LVSL – Les politiques de rigueur ont-elles fonctionné ? Est-ce qu’on a des éléments qui nous permettent d’en juger ?

Eric Berr – Non seulement elles n’ont pas fonctionné mais elles ont entrainé un accroissement des inégalités sans précédent, ce qui nourrit la défiance vis-à-vis de l’Union Européenne et de « l’Europe » en général. Ces inégalités génèrent toujours plus de précarité et de pauvreté pour de nombreux européens, renforcent les tensions sociales et conduisent à une remise en question du « vivre ensemble », terreau sur lequel se développent les extrémistes appelant au repli nationaliste, donc au rejet de l’« étranger », qu’il soit migrant ou réfugié, jugé responsable de ces maux.

Notons également que l’Allemagne, pays qui est supposé être le moteur de l’Union Européenne, assure sa prospérité en partie au détriment de ses partenaires grâce à ses énormes excédents commerciaux, qui représentent environ 8% de son PIB et se situent bien au-delà de ce que recommande l’Union européenne.

LVSL – On peut être en infraction en raison d’excédents commerciaux trop élevés ? Est-ce pénalisable ?

Eric Berr – En plus des critères de convergence inscrits dans le traité de Maastricht, Bruxelles surveille de près une série de critères macroéconomiques et fait des recommandations afin d’éviter de trop grands écarts entre les Etats membres qui pourraient menacer la stabilité économique de l’Union. Ainsi, la réforme du « Six-pack », entrée en vigueur en 2011, stipule notamment que l’excédent des transactions courantes d’un pays membre ne doit pas dépasser 6% du PIB. Sachant que les excédents des uns sont les déficits des autres, on comprend bien les risques que ces importants excédents commerciaux allemands font peser sur certains pays partenaires. Mais ces excédents et la croissance qu’ils génèrent masquent la fragilité du modèle allemand. Faute d’utiliser ces excédents pour investir et soutenir suffisamment la demande intérieure, on assiste à une forte augmentation de la pauvreté et des inégalités. Au final, ce modèle allemand apparaît beaucoup plus fragile que ce que l’on ne veut bien le dire. C’est en particulier le cas du secteur financier où les problèmes de la Deutsche Bank risquent de poser de sérieux soucis à l’Allemagne en cas de nouvelle crise de grande ampleur.

LVSL – On parle souvent du Portugal en ce moment comme un modèle de réussite économique. Les portugais prennent le contre-pied de la politique de rigueur traditionnelle imposée par la troïka. Est-ce vraiment le cas ? Est-ce que ça va vraiment mieux au Portugal et quelles sont les perspectives économiques ?

Eric Berr – Le Portugal, depuis bientôt 3 ans et l’arrivée de la coalition de gauche au pouvoir, a décidé de prendre le contre-pied des politiques d’austérité, vantées et promues par les instances européennes depuis de nombreuses années. Ainsi, le gouvernement portugais a augmenté le salaire minimum, les pensions de retraite et les allocations familiales. Il a arrêté les vagues de privatisation des services publics et a mis en place des mesures pour lutter contre les inégalités. Cette politique commence à porter ses fruits – le chômage recule, la croissance repart et le déficit public diminue – mais il faut aussi reconnaître que la situation économique et sociale du Portugal, qui était sous la tutelle de la troïka jusqu’en 2014, reste difficile à bien des égards, comme en témoigne l’exode des jeunes qui continue. Et si le Portugal redevient attractif en termes d’investissements – on assiste notamment à un redémarrage de l’industrie automobile – il le doit en partie à une main-d’œuvre bon marché mais plus qualifiée que celle des pays d’Europe de l’est avec qui il est en concurrence. En résumé, si le Portugal s’engage dans des politiques keynésiennes de relance par la demande, ce qui est une bonne chose, il le fait en respectant le cadre des traités européens qui ne peuvent qu’en limiter la portée.

LVSL – Mais ces investissements dont vous parlez sont un facteur exogène de la croissance : les industries qui reviennent parce que la main-d’œuvre est compétente, avec des salaires un peu plus haut qu’en Europe de l’Est mais plus bas que dans d’autres pays. Ce n’est pas lié aux politiques de relance ?

Eric Berr – En partie si puisque les entreprises qui reviennent se localiser au Portugal voient aussi qu’il y a une demande intérieure qui peut repartir, ce qui peut être intéressant pour elles.

LVSL – Dans vos derniers écrits vous parlez de la radicalisation de la pensée économique…

Eric Berr – En effet, je parle même, dans un livre que j’ai publié en 2017, d’intégrisme économique (L’intégrisme économique, 2017, éditions Les Liens qui Libèrent NDLR). La pensée économique dominante, relayée par Margaret Thatcher au Royaume-Uni à la fin des années 1970 et Ronald Reagan aux Etats-Unis au début des années 1980, a conduit à la mise en œuvre de politiques néolibérales qui, depuis près de 40 ans, ont montré leur inefficacité tant dans les pays en développement hier qu’en Europe aujourd’hui. Pourtant, les intégristes économiques continuent de promouvoir ces politiques et nous proposent même, comme Emmanuel Macron, de les approfondir, révélant ainsi que le nouveau monde qu’il promeut n’a rien d’autre à proposer que de vieilles recettes inefficaces pour plus de 80% des gens.

LVSL – Les chiffres du dernier trimestre sont parus récemment et nous sommes sur une capitalisation qui est extrêmement concentrée, comme jamais elle ne l’a été dans son histoire récente. En quoi cette concentration empêche une reprise économique ?

Eric Berr – Cette concentration est sans précédent en France où la distribution de dividendes a atteint des niveaux record en 2017. Cette extrême concentration des richesses pose problème. Contrairement à ce que prétend la supposée « théorie du ruissellement », qui favorise les « premiers de cordée » chers à Emmanuel Macron, la richesse concentrée dans les mains des plus riches n’est pas investie dans l’économie réelle, en raison d’une demande insuffisante. Plutôt que de soutenir l’investissement et l’emploi, elle alimente alors la spéculation financière. Et comme l’Union européenne s’évertue à ne pas vouloir voir que les problèmes actuels tiennent plus à une insuffisance de la demande qu’à des problèmes d’offre, les cadeaux faits aux « premiers de cordée » alimentent de nouvelles bulles spéculatives. Cette logique est mortifère, c’est une véritable impasse, sauf si l’idée est de plus enrichir les plus riches. Mais lorsque la bulle explosera toute cette richesse fictive s’évaporera également…

LVSL – Comment voyez-vous l’évolution de la conjoncture économique française dans les 5 prochaines années ?

Eric Berr – Il est toujours très délicat de se prêter à ce genre d’exercice car certains événements imprévisibles peuvent remettre en cause les prévisions les mieux établies. On peut toutefois raisonnablement penser que la croissance restera peu élevée, comprise entre 1 et 2%, en particulier en raison de la poursuite de politiques néolibérales inadaptées à la période actuelle. En effet, à l’heure où le réchauffement climatique se fait de plus en plus sentir, il nous faut changer de boussole et cesser de faire de la croissance la condition nécessaire à tout progrès social et environnemental. Le problème principal n’est pas de faire grossir le gâteau des richesses, donc de produire toujours plus de biens, dont certains ont une utilité discutable, mais de mieux répartir les richesses existantes. Le problème principal c’est une très grande inégalité dans la répartition des richesses. Une meilleure répartition serait favorable à l’économie dans son ensemble, parce qu’elle pourrait recréer de la demande, demande qu’il conviendrait bien évidemment d’orienter dans le sens de la transition écologique que l’on appelle de nos vœux mais que l’on peine à mettre en pratique.

Il est donc plus qu’urgent de s’affranchir du dogme néo-libéral et de la propagande d’intégristes économiques qui ne veulent rien changer quand bien même la réalité leur montre qu’ils nous mènent droit dans le mur.

Publié le 06/10/2018

Migrants : une question politique et morale, pas un micmac partisan

Par Roger Martelli | (site regards.fr)

Déjà près de 45.000 signataires pour le Manifeste pour l’accueil des migrants ! Un succès populaire qui rappelle que la question mérite mieux que les divisions partisanes, selon l’historien et directeur de la publication de Regards Roger Martelli.

Le Manifeste pour l’accueil des migrants, signé dans un premier temps par 150 personnalités, n’est pas passé inaperçu. La presse en a largement rendu compte, même si quelques grands médias sont curieusement restés discrets. Depuis sa sortie, d’autres journaux se sont joints à Mediapart, Politis et Regards. Des dizaines de personnalités se sont ajoutées aux initiateurs et, plus encore, le texte est signé aujourd’hui par des dizaines de milliers d’individus. Il est parti du monde de l’art, de la culture et des associations. Il est soutenu maintenant par plusieurs organisations de défense des migrants et des droits. Des responsables politiques ont pris le relais, couvrant tout l’arc des sensibilités de la gauche.

L’ampleur du rassemblement et la diversité de ses composantes découragent ainsi toute lecture étroitement partisane. Comment pourrait-il en être autrement ? Tout, dans ce pays comme dans toute l’Europe, ne se ramène certes pas à la seule question des migrations. Sur beaucoup de dossiers cruciaux, économiques, sociaux, institutionnels, la gauche tout entière ne converge pas et rien ne serait plus dérisoire que de l’ignorer. Mais il est des points qui constituent des lignes de partage distinguant ce qui relève de la gauche et ce qui en éloigne. À la charnière des XIXe et XXe siècles, ce fut l’affaire Dreyfus qui catalysa cette forte réalité.

Certains, à gauche, expliquèrent alors que le combat de cet officier de bonne famille n’était pas celui des prolétaires et que le seul combat qui valait la peine était le combat de classe, autour de la grande et décisive question sociale. Jaurès eut l’immense mérite de convaincre les socialistes que l’engagement aux côtés du capitaine Dreyfus participait de la lutte universelle pour la dignité et l’émancipation. Quelques décennies plus tard, quand le fascisme se mit à occuper dangereusement l’espace public, les communistes commencèrent par dire que l’opposition du fascisme et de la démocratie était un piège, où s’engluerait le combat ouvrier. Pas d’issue dans la gauche : le seul combat valable était celui d’une lutte classe contre classe. Là encore, la force du PCF fut de prendre conscience suffisamment tôt de l’impasse de cette ligne. Les communistes décidèrent de mettre au cœur de leur action la lutte antifasciste. Dans la foulée, il y eut le Front populaire et la plus grande avancée sociale de l’histoire contemporaine.

Ne faire aucune concession à l’extrême droite

J’estime pour ma part que l’attitude à l’égard des migrations est désormais une de ces questions où se joue l’hégémonie des idées. Je considère donc que toute timidité et toute hésitation sur ce point portent en germe les déroutes futures.
Que dit le Manifeste ? Il ne prétend pas que la question migratoire est l’alpha et l’oméga de tout combat émancipateur. Mais il constate que son traitement politique, par l’Union européenne et par ses États, est l’occasion de dénis humains d’une incommensurable ignominie. Il ajoute qu’elle structure partout la poussée de l’extrême droite, que la droite européenne est en train d’être parasitée par elle et qu’une partie de la gauche, surtout quand elle est au pouvoir, se laisse gagner par la thématique de la crise migratoire. L’affirmation centrale du manifeste est dès lors simple et claire : on ne laissera plus l’extrême droite pourrir le débat public ; on ne fera aucun cadeau, aucune concession à ses idées identitaires et sécuritaires sur les migrations. Rien de plus, rien de moins…

Il ne sert à rien de s’imaginer que l’on va contourner le problème, en expliquant que l’enjeu migratoire n’en est pas un et qu’il faut se contenter d’insister sur le dossier économico-social. L’espace politique est depuis longtemps occupé par les migrations et cela va encore structurer les consciences à court terme, pour une part non négligeable. Ou bien on dispute le terrain à l’extrême droite, ou l’on accepte qu’elle impose ses idées comme des évidences. Car ce n’est pas pour rien qu’elle cherche à imposer sa thématique d’exclusion en usant de la hantise de l’invasion migratoire. Voilà plusieurs décennies qu’elle explique que l’égalité n’est plus la question centrale et que, désormais, tout tourne autour de l’identité. Et si elle porte les feux sur ce sujet aujourd’hui, c’est parce qu’elle sait qu’elle peut surfer sur les désastres de la mondialisation capitaliste. Pour elle, l’ouverture des frontières a été la cause de tous nos malheurs, c’est à cause d’elle que l’on n’est plus chez nous, que les étrangers viennent manger le pain des Français.

Le ressort de l’extrême droite, c’est l’incompréhension des causes réelles des désordres du monde. Et quand on ne sait pas où sont les causes, quand on ne voit pas où se trouvent les responsabilités, on se tourne vers les boucs émissaires. Si l’on veut contredire l’ouverture, quoi de plus facile que de fermer un peu plus la frontière aux hommes, puisque c’est ce que l’on fait déjà ? La finance et les marchandises ne connaissent pas, ou si peu, les frontières ; les hommes, eux, n’ont cessé de se heurter à elles. Mais cette facilité de la protection par la clôture est un leurre absolu ! Ce qui pèse sur le marché du travail se trouve avant tout dans la dérégulation, la fin des statuts et des protections, la précarisation du travail. Or ces dérives n’ont pas besoin des migrations pour se déployer. Si quelque chose pèse à la marge contre la part salariale, ce n’est pas la masse des migrants, mais le nombre des clandestins. Or qu’est-ce qui fabrique le clandestin, si ce n’est la clôture hermétique de la frontière ?

Des flux humains croissants

Au fond, ce qui joue à la baisse sur le marché du travail, c’est l’extension planétaire d’un salariat dont la médiocrité des ressources et des protections tire vers le bas la part globale réservé au salaire. C’est l’accumulation de ces salariés démunis qui justifie chez nous les discours de la compétitivité, de la flexibilité et de l’austérité salariale. À l’extrême limite, on pourrait presque dire que c’est en restant chez eux, dans les conditions de chez eux, que ces légions d’exploités servent bien malgré eux d’alibi au capital. Pas en venant « chez nous », comme l’affirme la doxa d’extrême droite. C’est pourquoi il faut se battre pour réduire, à l’échelle planétaire, les mécanismes déprédateurs qui déstabilisent les sociétés locales, épuisent les ressources, fragilisent les écosystèmes et contraignent trop de femmes et d’hommes au départ forcé. C’est pourquoi il faut lutter pour que s’impose ce que réclament tant d’individus, d’organisations et même d’institutions internationales : passer d’une logique d’accumulation infinie et prédatrice des biens, des marchandises et des profits à une logique sobre de développement des capacités humaines.

Mais toutes les analyses montrent que, à court et moyen terme, continueront tout à la fois les flux des migrations choisies et ceux des déplacements contraints. Toute force qui aspire à gouverner doit donc dire de façon claire, non pas ce qu’elle fera dans 50 ans ou dans un siècle, mais dès demain. Ces flux migratoires planétaires, persisterons-nous à accepter qu’ils aillent avant tout dans les pays pauvres, ce qui ajoute de la misère au dénuement, déstabilise un peu plus les sociétés et fragilise l’équilibre mondial ? Et si, pour « protéger » les ressortissants de nos pays et constatant que les moyens utilisés ne parviennent pas à tarir les entrées, que fera-t-on, non pas dans les beaux mots de l’anticapitalisme, mais dans les faits ? On cherchera à rendre les frontières de plus en plus imperméables, comme entre les USA et le Mexique ? On dépensera de plus en plus d’argent pour la surveillance, l’édification de clôtures et de murs ? Si l’on est sérieux, c’est à ces questions qu’il faut répondre. Et pour cela, il ne suffira pas des vertueuses indignations contre l’irréalisme supposé du « no border ». L’irréalisme est aujourd’hui du côté du « border first » : aucune frontière, aucune clôture, aucun mur ne dissuade du passage, quand l’enjeu de ceux qui les franchissent est la survie. Les migrations ne se régulent pas par la clôture : elles s’humanisent, en faisant reculer peu à peu la part des déplacements contraints, en acceptant l’accueil et en confortant l’égalité des droits pour tous. Ce n’est pas une logique de protection qui rendra possible cette humanisation nécessaire, mais une logique de mise en commun planétaire, de partage et de solidarité. Telle est la seule voie raisonnable possible.

Un combat pour la gauche

Je crois qu’il est bon que la gauche, toute la gauche sans exception, s’interroge sérieusement sur un passé récent. À partir des années 1980, la social-démocratie a considéré que l’on ne pouvait plus combattre frontalement la doxa néolibérale, qu’il fallait accepter les paradigmes indépassables de la compétitivité, de la rentabilité et de la flexibilité. L’objectif n’était plus de contester la logique financière du capitalisme, mais d’en rendre le cours plus supportable. On sait les désastres de ces choix : nous les payons encore. Dans un moment où l’extrême droite montre les dents sur tout le continent, alors même qu’une part de la droite, à l’instar de Boris Johnston et de bien d’autres, envisage des rapprochements politique avec elle, ne tombons pas dans les mêmes illusions et ne faisons pas les mêmes erreurs. Faire reculer l’extrême droite suppose d’être impitoyable contre toutes ses idées.

Sur l’immigration, elles sont condamnables en bloc. On ne contournera donc pas le travail patient pour les détricoter, une par une, sans biaiser avec le problème. Si nous ne le faisons pas, que risque-t-il d’arriver ? L’extrême droite ne se gênera pas pour jouer la fibre sociale, le recours aux protections, le contrôle accru des frontières. Dans les promesses, elle ne sera pas hostile à ce que les travailleurs français reçoivent davantage. Elle ajoutera seulement que, pour que le gâteau à partager soit suffisant, il vaut mieux qu’il y ait moins de convives à table. Je souhaite alors bien du plaisir à ceux qui, sur cette base, voudront faire la différence. Et je redoute par avance de constater, plus tard, qui tirera les marrons du feu à l’arrivée.

Quels que soient les clivages qui traversent le monde politique, quels que soient les dissensions à l’intérieur de la gauche – et elles ne manquent pas -, il est bon que, sur la question migratoire se trace une ligne rouge séparant ce qui est tolérable et ce qui ne l’es

Publié le 05/10/2018

Caisse d’allocations familiales: le projet du gouvernement pour ficher les allocataires

Par Jérôme Hourdeaux (site mediapart.fr)

La direction de la Sécurité sociale élabore une « base ressources mensuelle » (BRM) rassemblant dans un fichier centralisé les revenus de plus de 30 millions d’allocataires, identifiés par leur numéro de Sécurité sociale. L’administration veut ainsi automatiser les contrôles et repérer plus facilement les « indus ». Le dispositif, qui s’inscrit dans une stratégie de dématérialisation des services, concernera tout d’abord les aides au logement.

Le gouvernement prépare discrètement la création d’un gigantesque fichier centralisé de l’ensemble des personnes bénéficiant d’allocations versées par la Caisse d’allocations familiales (CAF), incluant notamment les revenus des allocataires, identifiés grâce à leur numéro de Sécurité sociale.

Cette « base ressources mensuelle » (BRM) concernera dans un premier temps les bénéficiaires des aides au logement (AL), avant d’être étendue à l’ensemble des aides (RSA, allocation adulte handicapé, prime d’activité…), dans le cadre de la fusion de celles-ci prévue pour 2020 par le plan pauvreté, afin de créer un « revenu universel d’activité ».

La BRM intégrera l’ensemble des revenus d’activité et les allocations reçues par les personnes afin d’automatiser au maximum les procédures. « Un des grands enjeux pour le RSA et la prime d’activité est de parvenir à dispenser au maximum de déclarer les ressources », a expliqué début septembre le directeur général de la CAF Vincent Mazauric, lors d’une conférence de presse rapportée par le journal Espace social européen. Pour cela, la constitution de la BRM sera accompagnée d’une centralisation des données, jusqu’à présent gérées par les différentes caisses, au sein d’un fichier national des allocataires.

Cette automatisation du traitement des allocations s’inscrit dans une stratégie plus globale de dématérialisation des procédures et de contrôle renforcé des allocataires, inscrite dans la Convention d’objectifs et de gestion (COG) pour 2018-2022 signée entre l’État et la CAF au mois de juillet dernier. « L’objectif est de pouvoir réaliser progressivement l’essentiel des démarches en ligne, comme c’est le cas pour la demande de RSA depuis 2017 », est-il mentionné dans le dossier de présentation de la COG. Celui-ci évoque également la possibilité d’échanger des « données avec les partenaires. À chaque fois qu’elles le pourront, les CAF récupéreront, auprès de tiers de confiance, les données qui doivent aujourd’hui faire l’objet des déclarations des allocataires, souvent complexes et sources d’erreurs, voire de demandes de remboursement ».

Ces « indus », des sommes versées par erreur à des allocataires et que la CAF peine à récupérer, sont l’une des raisons avancées par la DSS pour justifier cette réforme. Mais la BRM pourra avoir bien d’autres usages. En centralisant l’ensemble des données des allocataires, et en y incluant leurs ressources, le tout à partir du numéro de Sécurité sociale, l’identifiant le plus efficace qui soit, l’administration disposera d’une base de données considérable et détaillée, qui concernera à terme plus de 30 millions de personnes. Et celle-ci pourra faire l’objet de différents traitements algorithmiques. « La branche famille va utiliser les nouvelles techniques de data mining pour repérer les droits potentiels des allocataires qui n’ont pas fait valoir leurs droits, et aller au-devant d’eux », est-il par exemple indiqué dans le dossier de présentation de la COG. Mais ces algorithmes pourront également être utilisés pour repérer les « indus » et plus globalement détecter les cas de fraude.

Malgré l’importance de ce projet BRM, il n'a fait l'objet d'aucune présentation détaillée. Il est évoqué dans le cadre de la COG, qui ne donne pas de détails sur le projet. Interrogée par Mediapart, la DSS n’a répondu à aucune demande d’information. Nous avons pourtant eu confirmation de l’existence de ce projet, dont l’élaboration est déjà bien avancée. Le 6 septembre, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) a d’ailleurs étudié une « demande de conseil relative à la création d’un traitement dénommé BRM », sans plus de précision. Interrogée, la commission indique ne pas avoir le droit de s’exprimer sur ce type de procédure.

Cette opacité entretenue par la DSS serait liée à l’aspect « sensible » du projet, nous indique une source au sein de l’administration. Une gêne compréhensible. La BRM pourrait en effet devenir l’un des fichiers les plus importants et les plus détaillés détenus par l’administration, fondé, qui plus est, sur l’identifiant le plus efficace mais également le plus dangereux en matière de libertés. Selon nos informations, pour identifier de manière certaine les allocataires, la BRM s’appuiera en effet sur le numéro d’inscription au répertoire (NIR), plus connu en tant que numéro de Sécurité sociale.

Or celui-ci est une particularité française au passé sulfureux. Peu de démocraties dans le monde disposent d’un système de fichage aussi pointu, attribuant à chaque citoyen dès sa naissance un numéro permettant de l’identifier à coup sûr. Le NIR permet, d’un coup d’œil, de connaître le sexe d’une personne, son âge, sa commune de naissance et de savoir si elle est née à l’étranger ou dans un territoire d’outre-mer. C’est même cette dangerosité qui est à l’origine de la création de la Cnil et du vote du texte fondateur en matière de protection des données personnelles : la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés.

Le 21 mars 1974, Le Monde avait publié un article, devenu historique, intitulé SAFARI ou la chasse aux Français, révélant l’existence du projet de Système automatisé pour les fichiers administratifs et les répertoires des individus (SAFARI), un projet d’interconnexion de l’ensemble des fichiers administratifs sur la base du NIR. Cette révélation avait suscité un réel émoi dans l’opinion publique et ouvert un débat passionné. Au cours de celui-ci, avait été notamment rappelée l’origine du NIR, un numéro créé sous le régime de Vichy et accusé d’avoir été utilisé pour arrêter des Juifs.

La réalité historique est plus complexe. Le créateur du NIR, René Carmille, était un officier polytechnicien passionné de statistique, pionnier de l’utilisation des cartes perforées, mais également un résistant très actif. Le projet, initialement baptisé « numéro de Français », était en fait un plan secret, mené à la barbe de l’occupant, visant à la remobilisation de l’armée lorsque le moment serait venu. L’introduction du 1 pour les hommes et du 2 pour les femmes était ainsi un stratagème – seuls les premiers intéressaient l’armée –, visant à dissimuler le but réel de ce recensement. René Carmille sera finalement arrêté en raison de son manque de coopération avec l’occupant. Torturé par Klaus Barbie et envoyé dans le camp de Dachau, il meurt du typhus le 25 janvier 1945.

Un débat ancien

À la Libération, le « numéro Carmille » deviendra le numéro de Sécurité sociale. Par la suite, le projet secret de René Carmille sera en partie oublié et le NIR restera pour beaucoup comme une création du régime de Vichy qui l’a, en effet, utilisé. Lors des débats sur le projet SAFARI, certains affirmeront même que le NIR avait été utilisé par l’administration pétainiste pour identifier des Juifs et les déporter. Une accusation fausse, le fichier des Juifs ayant été constitué lors d’un recensement spécifique, mais qui colle encore aujourd’hui à l’image de ce numéro.

Lors de l’élaboration de la loi de 1978 qui donnera naissance à la Cnil, cette question est au centre des débats législatifs. L’article 18 du texte impose que toute utilisation du NIR fasse l’objet d’un décret en Conseil d’État après avis de la Cnil. Cette disposition a d’ailleurs été récemment remaniée par la loi de transposition du Règlement européen sur la protection des données personnelles (RGPD), adoptée le 20 juin 2018. Un nouvel article 22 maintient le principe de l’obligation d’un décret pris en Conseil d’État après avis de la Cnil, tout en prévoyant une série d’exceptions, notamment lorsque le fichier « a pour objet de mettre à la disposition des usagers de l’administration un ou plusieurs téléservices de l’administration électronique ».

La Cnil s’est jusqu’à présent montrée extrêmement prudente dans ses autorisations, à une exception notable : celle de la sphère du médico-social. « L’histoire de la commission a consisté en partie à encadrer l’utilisation du NIR et de le cantonner à des domaines où il a une utilité et une légitimité, explique à Mediapart Paul Hébert, directeur adjoint à la direction de la conformité de la Cnil. L’un des premiers cantonnements a été ce qu’on a appelé la sphère sociale, globalement tout ce qui concerne la Sécurité sociale. Quand on cotise, quand on génère des droits, il faut bien que ce soit rattaché à une personne, et le NIR a été très vite utilisé dans la sphère sociale, l’assurance maladie, y compris jusqu’à la fiche de paye, où figure le numéro de Sécurité sociale. Quand un employeur cotise, il faut bien un numéro pour le rattacher à des salariés afin de générer des droits et d’éviter qu’il y ait des doublons. »

Cette « exception sociale » est même antérieure à l’existence de la Cnil. « Le NIR était en fait déjà très utilisé dans la sphère sociale au moment du vote de la loi de 1978, détaille Paul Hébert. Par la suite, ça s’est peu à peu étendu à des usages sociaux, à certains traitements de données sociaux, jusqu’au décret adopté en 2017 sur l’utilisation du NIR comme identifiant national de santé, ce qui a été un autre pas de franchi. » À chaque fois, la Cnil a donné son autorisation lorsqu’il s’agissait d’un traitement lié au secteur médico-social. Elle a en revanche refusé ceux sortant de ce domaine. « En 2013, lorsqu’il y avait eu des débats sur le fichier positif, sur le surendettement des personnes, dont l’idée était de faire un fichier centralisé, l’utilisation du NIR avait été évoquée. Et la commission n’y avait pas été favorable, car on aurait étendu son utilisation bien au-delà du secteur social ou médico-social », souligne Paul Hébert.

Une autre extension, cette fois validée par la Cnil, avait ravivé le débat sur le NIR en 2009. Trois ans auparavant, à l’occasion du vote de la loi de financement de la Sécurité sociale de 2006, le gouvernement avait introduit un nouvel article dans le code de la Sécurité sociale, le L 114-2-1, créant le Répertoire national commun de la protection sociale (RNCPS). Celui-ci n’est rien d’autre que l’ancêtre de la BRM, dont il partage les mêmes objectifs de lutte contre la fraude. Ce répertoire permet de regrouper, sur la base du NIR, l’identité des allocataires, les organismes auxquels ils sont rattachés, les risques couverts, etc.

Le projet est mis en sommeil durant trois années, pendant lesquelles le décret d’application devant être soumis à la Cnil n’est pas pris. En 2009, le RNCPS est remis à l’ordre du jour par le gouvernement de François Fillon. L’annonce avait alors été dénoncée par les associations de défense des libertés individuelles telles que la LDH, qui s’inquiétaient de cette « nouvelle arme dans la chasse aux fraudeurs ». Le RNCPS avait même eu les honneurs des Big Brother Awards 2009, une cérémonie récompensant les projets les plus liberticides, qui lui avaient attribué le « prix Orwell » dans la catégorie « élus-État ».

Le décret créant le RNCPS avait finalement été publié au Journal officiel le 16 décembre 2009, avec l’assentiment de la Cnil. « Dans son avis, la commission ne revenait pas sur l’opportunité de la création de ce fichier, vu que le législateur l’avait en quelque sorte entérinée lors du vote de la loi de 2006, explique Paul Hébert. L’idée était qu’il y avait un raisonnement qui devait fonctionner dans les deux sens : détecter une éventuelle anomalie, que ce soit un indu ou une anomalie qui serait au bénéfice de la personne. »

La grande différence entre le RNCPS et la BRM est que cette dernière intégrera, en plus, les revenus des allocataires. De plus, elle s’accompagnera de la création d’un fichier centralisé qui, aujourd’hui, n’existe pas. En effet, le RNCPS n’est pas réellement un fichier mais un répertoire. « Son originalité d’un point de vue technique, c’est qu’il fonctionne un peu en étoile, indique Paul Hébert. Il y a une espèce d’annuaire qui recense les personnes et qui va chercher l’information auprès de l’administration qui la détient. » Désormais, ces informations seraient rassemblées dans un seul et même fichier.

Cette nouvelle extension de l’utilisation du NIR sera-t-elle encore validée ? Ou ce fichage intégral des allocataires va-t-il trop loin ? La Cnil, qui n’a pour l’instant été saisie que d’une demande de conseil, ne peut pas encore s’exprimer sur la question. « L’utilisation du NIR sur la sphère sociale, c’est une utilisation qui a été admise et qui ne pose pas vraiment de difficulté, précise cependant Paul Hébert. Vous soulevez par ailleurs la question de la lutte contre la fraude. Est-ce que, en utilisant ce numéro et en créant des traitements, la finalité de lutte contre la fraude pose problème ou pas ? En plusieurs occasions, la Cnil a estimé que cette finalité de lutte contre la fraude était légitime. Ça ne pose pas de difficulté sur le principe. En revanche, se pose la question de la proportionnalité du fichier. Si vous utilisez une base monstrueuse, voire un fichier de population, pour un nombre de fraudeurs potentiellement limité, on pourra s’interroger sur la proportionnalité. » pas. Cette ligne clairement délimitée, tout ne sera sans doute pas réglé, loin de là. Mais l’air politique sera plus respirable.

Publié le 04/10/2018

L’Organisation des Nations Unies est-elle morte ?

En 2012-2013, pour la seconde fois en cinquante ans, l’Organisation des Nations unies (ONU) a adopté un budget en baisse. Officiellement justifiée par la crise financière, cette diminution témoigne d’une crise plus profonde : jadis portée par un idéal de multilatéralisme, l’ONU se voit aujourd’hui supplantée par une « diplomatie de club » qui fait la part belle aux grandes puissances.

par Bertrand Badie (site monde-diplomatique.fr) 

 

Le mot « multilatéralisme » apparaît en 1945, en même temps que l’Organisation des Nations Unies (ONU) elle-même. L’idée est : elle présage une nouvelle forme de diplomatie où les relations d’un Etat avec un autre sont remplacées par un effort d’élaboration collective. Dès la création de l’ONU, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité (Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni et URSS) obtiennent un droit de veto, les mettant à l’abri de toute décision susceptible de gêner leurs intérêts. La guerre froide confirme cette situation. Le jeu des blocs rehausse le pouvoir des Deux Grands. Au sein du Conseil de sécurité, ces derniers s’affrontent mais trouvent aussi les arrangements qui leur permettent d’établir le minimum de connivence que requiert la coexistence pacifique.

L’idée de « sécurité humaine » élargit la paix aux questions sanitaires et environnementales.

La chute du mur de Berlin en 1989 et la fin de la bipolarité suscitent de nouveaux espoirs. A défaut d’être un gouvernement du monde, l’ONU allait-elle enfin devenir un lieu de régulation et de résolution des conflits ? Quelques indices vont dans ce sens : de 1945 à 1989, on compte à peine plus de 600 résolutions prises par le Conseil de sécurité, tandis qu’on en dénombre 1 500 de 1990 à 2014. Sous l’impulsion de Kofi Annan, l’organisation s’ouvre également aux questions sociales. Les Objectifs du millénaire pour le développement visent ainsi à lutter contre la faim dans le monde, tandis que l’idée de « sécurité humaine » postule que la paix ne se limite pas à la sécurité militaire, mais intègre aussi les questions alimentaires, sanitaires et environnementales.

Minilatéralisme

Les blocages restent néanmoins nombreux. Les cinq membres permanents refusent d’élargir l’accès au Conseil de sécurité aux pays émergents (Brésil, Inde) ou aux puissances vaincues de la seconde guerre mondiale (Japon, Allemagne). Une grande partie du monde reste ainsi marginalisée. Sous prétexte d’efficacité, ils préfèrent, en effet, s’adonner au « minilatéralisme » pour régler directement le sort du monde. Cette « diplomatie de club » s’est institutionnalisée à travers le G8 (Etats-Unis, Japon, Allemagne, Royaume-Uni, France, Canada, Italie, et Russie depuis 1998). On constate aussi que l’essentiel des vraies négociations se passent hors de l’ONU. Les exemples ne manquent pas : accords d’Oslo entre l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et Israël, négociations sur le nucléaire iranien, tête-à-tête John Kerry - Sergueï Lavrov sur la Syrie en septembre 2013, etc.

 

Affiche des Nations unies pour la promotion des Objectifs du millénaire, par Nicole Robinson-Jans, 2010. / Affiche pour les Nations unies du graphiste argentin Paez Torres, 1948. / Couverture d’un livre de l’association altermondialiste Attac. Photomontage de Boris Séméniako, 2003.

Pourtant, les Nations unies continuent de se présenter comme l’incarnation d’une « communauté internationale » garante d’un intérêt général mondial. Dès 1988 pointe l’idée du « devoir d’ingérence humanitaire », entérinée alors par l’Assemblée générale. La thèse a depuis été précisée par la doctrine de la « responsabilité de protéger », reprise dans la déclaration adoptée lors du soixantième anniversaire de l’organisation. On y affirme que, lorsqu’un Etat n’est plus en mesure de protéger ses propres ressortissants, il est du devoir de tous les autres d’intervenir à sa place, y compris sur son propre sol, sa souveraineté étant ainsi suspendue.

Un petit nombre de ces interventions a incontestablement abouti. L’une d’entre elles a permis à l’ancienne colonie portugaise de Timor-Leste de recouvrer l’indépendance en 2002, à la suite d’une opération militaire sous mandat de l’ONU lancée en 1999. Mais la plupart ont débouché sur des résultats ambigus ou des échecs : Somalie (1993), Afghanistan (2001), Libye (2011)… En fait, deux interrogations pèsent sur ces pratiques et montrent les limites du système onusien. D’une part, qui intervient et sous quel contrôle ? D’autre part, que peut la force face à ces guerres nouvelles dont la cause est souvent à rechercher dans le sous-développement et les problèmes sociaux ? La puissance – ou ses illusions – étouffe encore le système.

Bertrand Badie

Professeur des universités à Sciences Po Paris. Auteur de l’ouvrage Le Temps des humiliés. Pathologie des relations internationales, Odile Jacob,

Publié le 03/10/2018

Lucien Sève : « Nous vivons l’entrée historique du capitalisme en phase terminale »

Par Catherine Tricot | (site regards.fr)

Le bicentenaire de la naissance de Marx, la sortie de Capital, exit ou catastrophe… de bons prétextes pour un entretien, rare, avec le philosophe Lucien Sève. Il nous ouvre son appartement à Bagneux pour revenir sur son parcours intellectuel et politique.

Regards. Comment situez-vous la présence de Marx aujourd’hui ?

Lucien Sève. En vraie hausse, par-delà l’effet de mode. Marx était tombé dans un puits d’indifférence avec la vague néolibérale qui a déferlé depuis les années soixante-dix. Pendant trente ans, le travail que nous avons poursuivi en ce domaine s’est fait dans la soute. Inaudible. Mais la grande crise financière de 2007-2008 a remis en lumière sa critique du capitalisme. Des milieux financiers même est venue l’idée que ce qu’il avait montré dans Le Capital gardait une pertinence. Et, dans la foulée, on a vu commencer à remonter l’audience du Marx penseur de bien des questions majeures. Par exemple, de l’aliénation, telle du moins qu’il la concevait dans sa jeunesse et que s’y intéresse toujours l’École de Francfort. En 2014, il est enfin mis pour la première fois au programme des épreuves écrites de l’agrégation de philosophie, reconnaissance majeure. Nombre d’objections traditionnelles s’effondrent – par exemple l’accusation de productivisme, alors que les textes montrent à l’opposé, en lui, un pionnier du souci écologique. Dans Le Capital, il montre comment le capitalisme « épuise à la fois la terre et le travailleur ». Nous sommes dans une nouvelle appropriation d’une œuvre où il y a encore beaucoup à découvrir. Et c’est un heureux fait nouveau que le retentissement de son bicentenaire dans la jeunesse états-unienne…

Regards. Et vous, quel jeune homme étiez-vous ? Comment êtes-vous devenu « marxiste » ?

Par la politique. En sept ans d’études philosophiques, on ne m’avait presque pas parlé de Marx. J’ai passé l’agrégation en 1949 sans le connaître. En khâgne, j’étais sartrien. À Normale Sup, où Althusser fut nommé en 1948 "caïman", c’est-à-dire préparateur des agrégatifs de philo, lui-même n’était encore qu’un marxiste débutant… Il nous parlait surtout de Bachelard. C’est l’énorme audience qu’avait alors le Parti communiste à la rue d’Ulm même qui m’a fait évoluer. Reçu en bon rang à l’agrégation, on me nomme au lycée français de Bruxelles. L’ambassade m’organise un cycle de conférences pour faire valoir la culture française, mais je suis en train de passer de Sartre à Marx, comme je l’explique à un public très bourgeois, au plus fort de la guerre froide... Malgré les mises en garde, je vais jusqu’au bout, je termine le cycle en disant : « Entre Sartre et Marx, notre choix est fait ». C’est comme si j’avais lancé une boule puante. Convoqué le lendemain même par l’ambassadeur, je suis brutalement révoqué, pour pur délit d’opinion. Alors j’adhère au Parti communiste. Le Marx auquel je suis venu d’abord n’est pas le philosophe, mais le communiste.

Regards. Vous n’aviez pas encore croisé les communistes ?

Si, mais j’étais repoussé autant qu’attiré par ce que je voyais du parti, le stalinisme dans sa caricature estudiantine. Mais ma révocation scandaleuse ne me laissait pas le choix. On ne sait plus ce qu’a été la répression anticommuniste des années 50. Féroce. Envoyé en punition dans une petite ville de province, j’ai frôlé la radiation de l’Éducation nationale, à laquelle je n’ai échappé qu’en résiliant mon sursis d’incorporation militaire. Mais on m’a expédié dans un régiment ex-disciplinaire en Algérie…Et c’est là que j’ai lu avec un soin extrême Le Capital (Lucien Sève va chercher ses notes de lecture d’alors, quatre-vingt pages d’écriture fine avec lignes numérotées).

Regards. C’est la révélation ?

Très au-delà de ce que j’attendais… Bien sûr, j’ai découvert l’économie politique et sa critique marxienne. Mais bien autre chose aussi : ce que Lénine appelait « la logique du Capital », la dialectique de Hegel profondément retravaillée en sens matérialiste, un vrai trésor de pensée. Dès ce moment, je deviens un enthousiaste de la dialectique, ce que je suis toujours. Et je dois dire qu’une de mes stupéfactions est de constater combien peu de marxistes et plus largement d’intellectuels y portent attention… Mais ce n’est pas tout. La seconde découverte fut plus bouleversante encore, et plus intime. Travaillé par des interrogations juvéniles sur le sens de la vie, je découvre en Marx un penseur qui entend ces questions et y offre une réponse puissamment neuve pour moi. Je découvre un Marx grand penseur de l’individualité, justement parce que grand penseur de la société – chose qui reste à mes yeux encore bien trop peu vue aujourd’hui. C’est de cette lecture-choc qu’est né Marxisme et théorie de la personnalité. Plus tard seulement, j’ai aussi découvert à quel point ce souci de l’individu marque tout le communisme marxien. Dans le Livre I du Capital, il écrit que le communisme est (c’est-à-dire doit être) « une forme de société supérieure dont le principe fondamental est le plein et libre développement de chaque individu ». Vue cruciale, qui fait corps avec la socialisation, et que le drame du communisme historique est d’avoir entièrement méconnue. Le stalinisme – par là, j’entends bien plus que ce qu’a fait Staline lui-même – a été à l’antipode, et par là a fait un tort incalculable à Marx. Il ne faut pas hésiter à dire que le communisme de Marx est en même temps et au même degré un individuellisme : il ne peut y avoir émancipation du genre humain qui ne soit en même temps celle de tous les individus. Point absolument capital pour ce qui est de nos tâches en ce XXIe siècle.

Regards. Vous disiez que, jeune homme, vous étiez sartrien… Finalement, dans votre façon d’être, il y a une continuité avec Sartre, pour qui il n’est de liberté que celle d’un sujet ?

(Rires) Oui, il y a du vrai ! Ce qui veut dire que mon communisme n’a pas trahi mes choix d’adolescent… Mais ce que Marx m’a appris, c’est que pour changer la vie, il est indispensable de transformer le monde, de sorte que le libre développement de chacun renvoie à beaucoup plus que la liberté du sujet sartrien… La grande erreur, n’est-ce pas justement d’opposer liberté individuelle et objectivité sociale ? C’est en s’appropriant ce « monde de l’homme », sans cesse sécrété par l’humanité en dehors des individus, que chacun s’hominise en acquérant les moyens de sa liberté. Ce que dit la sixième thèse de Marx sur Feuerbach : l’essence humaine – ce qui fait de nous les humains que nous sommes – n’est autre que « l’ensemble des rapports sociaux », intériorisés en des personnalités autonomes. Plus tard, j’ai découvert que cette thèse était la cheville ouvrière d’une œuvre psychologique superbe, celle du grand psychologue soviétique Lev Vygotski. Voilà qui définit un matérialisme à l’opposé du mécanisme sommaire auquel plus d’un socialiste réduisait la pensée marxienne dans les années 1870, qui faisait dire à Marx « je ne suis pas marxiste », et à quoi Jaurès n’avait pas tort de se refuser.

Regards. Aujourd’hui, on peut dire que cet impensé de l’individualité est devenu un problème politique essentiel et pratique. Le PCF n’est pas seul concerné…

On est même là au cœur de l’obsolescence de la forme-parti, avec sa foncière verticalité de pouvoir. Comment peut-on faire avancer l’émancipation sociale générale avec une organisation dont les acteurs ne peuvent avoir eux-mêmes la maîtrise ? J’ai de plus en plus vécu comme insupportable cette contradiction dans le PCF, surtout à partir du moment où je me suis mis à la combattre du dedans… Il est capital d’inventer enfin un mode d’organisation transformatrice fonctionnant entièrement à la centralité horizontale.

Regards. Si l’on s’accorde sur cette idée qu’il n’y a pas d’action politique viable qui ne fasse droit à la personne, à sa créativité, sa temporalité, sa liberté… il faut alors repenser la façon de fabriquer du collectif. Que pensez-vous du travail de Jean-Luc Mélenchon pour reconstruire du commun politique ?

N’étant plus sur le terrain, vu mon grand âge, je ne peux répondre qu’à partir de ce que je lis et vois. Je suis, comme tous, très sensible à ce qu’il a puissamment contribué à relancer, en rendant crédibilité à l’effort transformateur commun. Mais, contradictoirement, il enferme ce mouvement dans une personnalisation outrancière de la décision stratégique. Je crains fort que ce mélange détonant ne soit voué à produire de graves déceptions. Ce qu’il faudrait, au contraire, c’est jouer à fond la carte de la démocratie décisionnelle, qui exige en permanence vrai débat, vraie collectivité de réflexion. C’est difficile, mais c’est vital. L’expérience militante à laquelle participe mon fils Jean à Sarlat est très instructive en ce sens pour lui, et indirectement pour moi. Je le dis un peu brutalement : des chefs, on n’en veut plus.

Regards. Il existe une multitude de collectifs plus ou moins formalisés, plus ou moins explicitement politiques, qui prennent des initiatives dans tous les champs de la société. Mais comment leur donner force politique ?

La multitude ne sera une force qu’en se donnant une cohérence, et qu’est-ce qui peut apporter la cohérence, si l’on refuse celle qu’impose l’autoritarisme vertical ? C’est le partage d’une juste vision d’ensemble. Or trop rares encore ceux qui osent se convaincre de cette vérité d’évidence : nous vivons l’entrée historique du capitalisme en phase terminale, la tâche qui domine tout est donc l’invention concrète d’un postcapitalisme. Énorme tâche du XXIe siècle, qui ne s’accomplira pas d’un coup, comme en rêvait la révolution à l’ancienne, mais au contraire par enchaînement cohérent de grandes réformes révolutionnaires. Chaque collectif qui travaille en ce sens est dans le vrai, mais à condition impérative de mettre son objectif particulier à la hauteur de la visée transformatrice générale. C’est ce que le Parti communiste a fait de mieux en son histoire quand, dans le rapport des forces créé à la Libération, il fut le moteur d’avancées majeures comme la Sécurité sociale ou le statut de la fonction publique, que le capital s’acharne depuis trois quarts de siècle à liquider. Le moule n’est pas cassé, à preuve par exemple la loi sur l’IVG ou les acquis de luttes plus récentes.

Regards. Et aujourd’hui ?

C’est à cette stratégie qu’il faut donner puissamment corps, ce qui commence par des luttes d’idées bien plus mordantes et suivies que ce qui se fait aujourd’hui. Il faut disqualifier le capitalisme, système exploiteur désormais insupportablement destructeur de la planète et de l’humanité civilisée. On peut, on doit se proposer de passer à une libre autogestion sociale généralisée, enfin émancipée de la tyrannie archaïque de l’actionnaire. Et c’est aussi pourquoi il importe d’en finir avec la forme-parti à direction d’en haut, pour développer des réseaux de collectifs à centralisation horizontale, lieux de formation en nombre de citoyens responsables d’un communisme réinventé. Jaurès disait en 1901 : « Le communisme doit être l’idée directrice et visible de tout le mouvement ».

Regards. Cela fait deux fois que vous citez Jaurès…

Marx authentiquement compris, Gramsci et Jaurès de même, je pense que c’est un excellent bagage pour qui veut aujourd’hui changer la vie et révolutionner le monde…

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Publié le 02/10/2018

De la corruption à la guerre au Yémen, l’histoire secrète des chars français

 Par Fabrice Arfi (site mediapart.fr)

Des documents obtenus par Wikileaks et partagés avec Mediapart, Der Spiegel et La Repubblica lèvent le voile sur un secret d’État : la corruption cachée derrière la vente de chars français aux Émirats arabes unis. Ce sont les mêmes chars qui sévissent aujourd’hui dans la guerre au Yémen, à l’origine de la pire crise humanitaire du monde, selon l’ONU.

Les chars français utilisés depuis trois ans par les Émirats arabes unis au Yémen, dans une guerre qui a déjà fait plus de 10 000 morts (majoritairement des civils) et provoqué, selon l’ONU, la pire crise humanitaire du monde, cachent un lourd secret.

Un secret d’État vieux d’un quart de siècle.

Sa révélation ouvre aujourd’hui la porte sur les aveux inédits d’une corruption étatique à travers le versement, par une entreprise d’armement gouvernementale française, de 200 millions de dollars d’argent noir sur des comptes situés dans des paradis fiscaux, selon des documents obtenus par Wikileaks et partagés avec Mediapart, Der Spiegel (Allemagne) et La Repubblica (Italie), qui ont pu les authentifier par une enquête indépendante.

Ces documents offrent une plongée rare dans les arcanes de l’un des plus gros contrats d’armement signés par la France, aujourd’hui troisième pays exportateur d’armes au monde.

Les chars Leclerc vendus au début des années 1990 par la France aux Émirats arabes unis (EAU) ont été fabriqués par l’entreprise GIAT (Groupement industriel des armements terrestres, Nexter aujourd’hui), dont l’État français est actionnaire à 100 %. Ils ont commencé à être livrés au début des années 2000, mais n’ont connu leur baptême du feu qu’en 2015, à l’occasion du déclenchement de la guerre au Yémen, comme en témoignent de nombreux écrits spécialisés (voir ici ou ).

Depuis trois ans, des combats acharnés y opposent une rébellion houthie soutenue par l’Iran à une coalition emmenée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui cherchent à conforter le président yéménite en place, Abdrabbo Mansour Hadi. Selon l’ONU, la coalition, armée notamment par la France, a « causé le plus de victimes civiles directes ». Les Nations unies évoquent de possibles crimes de guerre, rappelant que des « zones résidentielles », des « marchés » et « même des installations médicales » ont été touchées. Et d’après l’ONG Save The Children, cinq millions d’enfants sont aujourd’hui menacés de famine au Yémen à cause de la guerre.

En son temps, le contrat de vente des chars Leclerc aux Émirats avait été qualifié par la presse française de « contrat du siècle ». Pour cause : le marché, signé le 6 avril 1993, une semaine après la formation du gouvernement Balladur, portait sur la livraison de 388 chars, 46 véhicules armés et quantité de munitions pour 3,6 milliards de dollars, montant revu légèrement à la baisse par la suite (3,2 milliards).

Mais des négociations secrètes avaient débuté deux ans auparavant, selon les documents récupérés par Wikileaks. En janvier 1991, sous le gouvernement de Michel Rocard, l’État français a missionné, par l’intermédiaire de l’entreprise GIAT, un émissaire très introduit auprès des autorités d’Abou Dabi. Son nom : Abbas Ibrahim Yousef al-Yousef.

Originaire du même village que le cheikh al-Zayed, le père de la nation émiratie, qui en fut le président de 1971 à 2004, Abbas al-Yousef a commencé sa carrière comme pilote de chasse. Marié à une femme vivant en Arabie saoudite, père de deux enfants qui feront leurs études aux États-Unis, il est notamment, au sein de l’armée émiratie, l’instructeur de Mohamed al-Zayed, l’un des fils du cheikh régnant. Un sésame. D’autant que le frère aîné de Mohamed, Khalifa, est l’actuel président des Émirats.

En marge de ses activités militaires – il a le grade de colonel –, Abbas al-Yousef a développé une prolifique activité de businessman dans l’armement. D’après un capitaine d’industrie français qui l’a bien connu, il devient de fil en aiguille l’intermédiaire privilégié de nombreuses sociétés de défense françaises aux Émirats, comme Thalès, Dassault ou Airbus. Et GIAT, donc, où il cultive une solide amitié avec un directeur commercial.

Une des sociétés offshore d’al-Yousef, Kenoza Industrial Consulting & Management Inc., domiciliée par un cabinet panaméen dans les îles Vierges britanniques, l’un des pires paradis fiscaux de la planète, obtient de GIAT en 1991 des commissions occultes de 234 millions de dollars pour la future vente des chars français aux Émirats.

Rien n’aurait jamais dû filtrer de la destination de l’argent noir. Seulement voilà, un différend entre al-Yousef et GIAT, qui sera porté entre 2008 et 2010 devant le tribunal arbitral de Paris (une justice privée qui contourne la justice ordinaire), poussera l’entreprise d’armement française à révéler la nature exacte du travail de son intermédiaire : la corruption.

N’ayant touché jusqu’en mars 2000 « que » 195 millions de dollars des 234 promis, al-Yousef avait saisi la justice arbitrale pour réclamer son dû à GIAT, qui a refusé de régler les 40 millions de dollars en souffrance.

Devant le tribunal arbitral de Paris, GIAT jouera franc jeu. Reconnaissant « une disproportion entre le montant des commissions et les services fournis » réellement par al-Yousef, l’entreprise française avoue que son intermédiaire « a commis des actes de corruption », selon les termes du jugement du 30 septembre 2010. De manière encore plus limpide, GIAT affirme également que Kenoza, la société offshore de son intermédiaire, « a été mis en place pour fournir un véhicule approprié à la corruption d’officiels des Émirats arabes unis ».

Un aveu qui relève du jamais vu à ce niveau.

Quand la corruption était légale...

Aucun nom d’officiel stipendié n’a toutefois été révélé. Mais les circuits de la corruption, oui. GIAT a ainsi expliqué que les 200 millions de dollars d’argent noir ont été versés sur des comptes bancaires ouverts au Liechtenstein et à Gibraltar, encore des paradis fiscaux.

Pour justifier son refus de payer le restant dû à son intermédiaire, GIAT invoque la loi. Plus précisément la transposition en juin 2000, dans le droit pénal français, d’une convention anticorruption de l’OCDE ratifiée par la France. De fait, aussi immorales fussent-elles, les commissions occultes sur les marchés d’armement – en d’autres mots les pots-de-vin – étaient jusqu’à cette date pénalement légales ; et même déductibles des impôts par l’intermédiaire d’un formulaire fiscal (dit « DAS 2 bis ») méthodiquement renseigné par l’appareil militaro-industriel.

Devant les juges du tribunal arbitral, GIAT a par conséquent argué que son contrat avec Abbas al-Yousef était « inapplicable » à partir de juin 2000, du fait de son « origine illicite ».

Contactée, l’entreprise d’armement se réfugie aujourd’hui dans le silence : « Il ne nous est pas possible de vous répondre car nous ne sommes pas en capacité d’avoir certains éléments et/ou les sujets sont couverts par différentes clauses de confidentialité », a fait savoir une porte-parole du groupe.

Durant la procédure d’arbitrage, l’intermédiaire al-Yousef, qui n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien, avait démenti tout fait de corruption. Il a assuré que son « intervention a essentiellement consisté à sécuriser l’obtention du contrat avec les Émirats ». Comment ? Il n’en dira jamais plus, avouant avoir détruit ses notes de travail pour « protéger la confidentialité de GIAT » et éviter des fuites d’informations commerciales vers la concurrence. L’Allemagne, le Brésil et les États-Unis étaient en effet en lice pour le marché des chars émiratis.

« Yousef al-Yousef était en réalité inquiet des accusations de corruption. C’est pourquoi il est apparu très en retrait durant les audiences, quitte à perdre toute crédibilité devant les arbitres », se souvient un acteur de la procédure, qui a témoigné auprès de Mediapart, sous couvert d’anonymat.

Finalement, les trois juges du tribunal arbitral (les avocats David Sutton et Michael E. Schneider, et le professeur de droit Ibrahim Fadlallah) ne feront pas droit à la requête de l’intermédiaire, qui ne touchera pas ses 40 millions de dollars encalminés. Les arbitres ont estimé que les 200 millions déjà perçus recouvraient très largement un travail dont il a eu par ailleurs le plus grand mal à prouver la réalité.

Cinq ans après ce jugement secret – les tribunaux arbitraux sont essentiellement utilisés pour leur confidentialité –, les chars au cœur de la corruption sont ceux qui sévissent dans la sale guerre au Yémen. D’après le sous-officier Guillaume Paris, instructeur à l’École de cavalerie spécialiste des missiles, entre 70 et 80 des chars français vendus aux Émirats arabes unis ont été déployés sur le théâtre des combats. « Il s’agit du premier engagement au combat du principal char de bataille français par une armée étrangère », note le militaire.

En mars 2016, le président de Nexter (ex-GIAT), Stéphane Mayer, par ailleurs poids lourd du lobby de l’armement français, affirmait devant l’Assemblée nationale : « Pour ce qui est des chars Leclerc, je vous confirme que leur implication au Yémen a fortement impressionné les militaires de la région. » C’est une façon de voir les choses. Car avec celle de l’Arabie saoudite, l’armée des Émirats arabes unis est la plus fréquemment pointée du doigt par l’ONU et des ONG pour d’éventuels crimes de guerre et violations des lois internationales commis sur le sol yéménite. Le Quai d’Orsay conserve, lui, un silence assourdissant sur ces faits depuis des mois.

Ceci explique peut-être cela : les Émirats font partie depuis plusieurs années des plus gros acheteurs d’armes au complexe militaro-industriel français. Les prises de commandes ont atteint jusqu’à 937 millions d’euros en 2014.

D’après un rapport commun de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), de la Ligue des droits de l’homme (LDH) et de l’Observatoire des armes, publié en avril dernier, de multiples armements ont été livrés par la France à l’Arabie saoudite et aux Émirats entre 2015 et 2017, outre les chars Leclerc. Sont cités : une centaine de blindés légers (Nexter et Renault Truck Defense), des hélicoptères (Airbus Helicopters), des drones de surveillance (Sagem), des patrouilleurs (Couach), des dizaines de missiles et des centaines de fusils de précision…

Cela pose aujourd’hui aux institutions françaises une question. Comment contrôler les ventes d’armes vers des pays soupçonnés de ne pas respecter les règles internationales ? Début avril, le député LREM Sébastien Nadot (Haute-Garonne), soutenu par une soixantaine de parlementaires, a déposé une proposition de résolution visant la création d’une commission d’enquête sur le sujet.

 « Depuis le début de la guerre au Yémen en 2015, la France a régulièrement octroyé des licences de ventes d’armes à des entreprises françaises qui ont ensuite servi aux belligérants du conflit », peut-on lire dans le texte déposé par le député Nadot.

La présidente de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée, Marielle de Sarnez (MoDem), plaide plutôt pour la création d’une mission d’information sur le contrôle des ventes d’armes et pourquoi pas, à terme, d’une délégation parlementaire permanente sur le sujet.

« C’est vrai que nous avons un retard important en France », explique la députée à Mediapart. « Si on prend d’autres parlements, en Angleterre ou en Italie par exemple, il y a un contrôle des ventes d’armes plus approfondi, plus substantiel que ce que nous connaissons en France, même si, j’en conviens, nous avons fait quelques petits progrès ces dernières années. Je ne parle même pas du Congrès américain, qui a un pouvoir absolu sur les ventes d’armes, ce qui n’empêche pas d’ailleurs les Américains de vendre beaucoup d’armes… », ajoute-t-elle.

L’entreprise Nexter (ex-GIAT) assure à Mediapart que « l’emploi des matériels acquis est du ressort des États utilisateurs souverains ». Elle vante également son attachement aux « règles en matière de contrôle des exportations » et son respect de " l’éthique des affaires".

Publié le 01/10/2018

Sur fond d’échec des privatisations

Renaissance des travaillistes au Royaume-Uni

Un pays où les divisions caractériseraient avant tout le camp conservateur ? Où la gauche susciterait l’enthousiasme des foules ? Où l’espoir de nouvelles conquêtes électriserait les progressistes ? Ce pays existe : il s’agit du Royaume-Uni, depuis que l’élection de M. Jeremy Corbyn à la tête du Parti travailliste, en 2015, a permis une refondation de la gauche à l’intérieur même du parti social-démocrate traditionnel.

par Allan Popelard & Paul Vannier  (site monde-diplomatique.fr)

 

 «Si vous voulez voir comment les pauvres meurent, venez voir la tour Grenfell. » Dans son discours de clôture du congrès travailliste de septembre 2017, le chef du Parti travailliste (Labour), M. Jeremy Corbyn, a cité ce vers du poète et romancier nigérian Ben Okri évoquant l’incendie qui a coûté la vie à 79 des habitants d’un immeuble d’habitat social, le 14 juin 2017 à Londres. Au nord du quartier de Kensington, l’un des plus chics de la capitale britannique, la tour se dressait dans une enclave populaire. Ses habitants, relégués aux abords de l’autoroute et de la voie ferrée, avaient été laissés à l’abandon par une politique violemment inégalitaire. Au Royaume-Uni, la part du revenu captée par les 1 % les plus riches a doublé ces trente dernières années, passant d’environ 4 % à plus de 8,5 % du produit intérieur brut (PIB). À Brighton, M. Corbyn s’est arrêté sur le sens du drame : « Grenfell représente un système failli, cassé, que le Labour doit — et va — remplacer. »

Aux mains des conservateurs depuis les années 1970, la circonscription de Kensington a, contre toute attente, été remportée par le Labour en juin 2017. Le Labour de M. Corbyn, est-on tenté de préciser, tant la ligne politique du principal parti de gauche britannique s’est transformée. « Beaucoup de gens l’avaient quitté sous [M. Anthony] Blair (1). Moi, je suis restée, en me pinçant le nez, lance Mme Emma Dent Coad, la nouvelle députée. Ils sont revenus et beaucoup de jeunes ont adhéré. D’autres ont soutenu la campagne sans rejoindre le parti. » Bien implantée localement, l’élue a profité d’une forte dynamique militante — le nombre des adhérents de la section locale est passé de 300 à 1 000 en deux ans — et du « déchirement des conservateurs en raison du Brexit ». Dans une circonscription très favorable au maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne, Mme Dent Coad a rassemblé bien au-delà de l’électorat travailliste traditionnel. « Des gens de droite ont voté pour moi, des gens qui s’étaient éloignés du Labour, des gens qui ne votaient jamais, des gens qui ne faisaient plus confiance aux politiciens. Beaucoup m’ont dit que c’était la première fois qu’ils se déplaçaient. »

À l’image de Kensington, nombre de circonscriptions ont basculé depuis la désignation de M. Corbyn à la tête du parti, en septembre 2015. S’ils restent minoritaires à Westminster, les travaillistes ont fait une percée historique à l’occasion des élections législatives anticipées de juin 2017 : trois millions et demi de voix et trente sièges supplémentaires. Une performance d’autant plus remarquable que, ailleurs en Europe, les vieux partis issus de la social-démocratie sont en crise. En France, le Parti socialiste a perdu environ 140 000 adhérents entre 2007 et 2016. En Allemagne, les effectifs du Parti social-démocrate (SPD) ont fondu de 70 000 membres durant la même période. Le Labour, lui, en compterait 570 000, soit 300 000 de plus qu’en 2015. Nulle force nouvelle, qui participerait, comme en France ou en Espagne, d’une recomposition profonde du paysage politique, ne conteste par ailleurs son hégémonie. Et, en proposant de renationaliser les chemins de fer ou de rendre gratuit l’accès à l’université, le Labour rompt avec le néolibéralisme que continuent de défendre, ailleurs dans le monde, les membres de l’Internationale socialiste. Au-delà d’un mode de scrutin qui favorise le bipartisme (2), comment peut-on expliquer cette triple exception britannique ?

« Ce n’est pas seulement le gouvernement qu’il faut changer. C’est tout un modèle qui est en crise. » Dans la périphérie du Grand Londres, l’éditorialiste Owen Jones, figure de la gauche britannique, harangue cent cinquante militants. Ils se sont retrouvés dans une salle de la commune d’Uxbridge décorée aux couleurs du Labour. À l’intérieur, on distribue un bref argumentaire sur les mesures fiscales, l’emploi, la santé, le logement et la position du Labour sur le Brexit ; on fait un point sur les problèmes locaux ; on s’entraîne en jouant des saynètes représentant des situations-types — comme la rencontre avec un électeur du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP, extrême droite). On organise enfin une trentaine d’équipes militantes pour un après-midi de porte-à-porte. L’endroit n’a pas été tiré au sort : M. Boris Johnson, l’ancien maire de la capitale et actuel ministre des affaires étrangères, est le député de la circonscription. La position qu’il a conquise en 2015 vacille. Le Labour a ainsi identifié dans le pays une soixantaine de territoires susceptibles de basculer à gauche. « Est-ce qu’on veut se débarrasser de Johnson ?, lance Jones. Allons-y ! Mettons-le dehors ! »

Le renfort de Momentum

On suit une équipe de porte-à-porte entre Cowley Road et Ferndale Crescent. « Never trust a tory » (« Il ne faut jamais croire un tory [conservateur] »), peut-on lire à une fenêtre. Cinq hommes et une femme marchent dans ce quartier pavillonnaire de la petite classe moyenne, situé sous le couloir aérien de l’aéroport de Londres-Heathrow. Parmi eux ne figure qu’un seul membre de la section travailliste locale. « J’ai adhéré au début des années 1980, explique ce professeur de musique à la retraite. Quand Blair a été élu, j’ai rendu ma carte. J’étais très mécontent des mesures éducatives prises par son gouvernement. Et puis je suis revenu avec Corbyn. » À ses côtés, M. Seamus McCauley, 41 ans, travaille dans la communication. Pour rien au monde il n’aurait voté pour le parti de M. Blair. Mais, en 2015, il a rejoint celui de M. Corbyn. La même année, Mme Keith Webb, la cinquantaine, décidait de s’engager. Avant, la politique ne l’intéressait pas. À l’inverse, M. David Carr militait de longue date au Parti communiste. Il s’est « reconnu dans Corbyn parce qu’il venait du syndicalisme ». Il apprécie également « qu’il soit féministe et écologiste, qu’il défende le peuple palestinien et qu’il se soit opposé à la guerre en Irak ». Il y a enfin M. Amir N., qui s’est engagé depuis deux mois, et Mme Deborah Olszewski, qui soutient M. Corbyn bien qu’elle appartienne à une autre formation, le Parti pour l’égalité entre les hommes et les femmes (Women’s Equality Party).

La diversité (y compris sociale) de ce petit groupe atteste la dynamique populaire que connaît le Labour. Aux côtés d’anciens militants, plutôt âgés, revenus au Labour après l’avoir quitté, nombreux sont les jeunes qui ont franchi le pas : à elle seule, l’organisation de jeunesse travailliste, Young Labour, compterait davantage de membres que le Parti conservateur tous âges confondus. Diplômés et membres de la classe moyenne, les nouveaux militants sont moins souvent syndiqués, mais voient dans M. Corbyn l’homme de la situation.

Après la démission de M. Edward Miliband, en mai 2015, l’élection de M. Corbyn avait pourtant donné lieu aux pires augures, ses adversaires ne manquant jamais de convoquer le souvenir de la débâcle électorale de 1983, du temps où la gauche était aux commandes du parti. À l’époque, ses détracteurs avaient rebaptisé son programme « la plus longue lettre de suicide de l’histoire ». Élu à la tête du parti avec 59,5 % des voix (3), le député d’Islington North (Londres), retournant à son avantage le principe de primaire ouverte, est parvenu à cristalliser autour de sa personne et de ses idées une ample aspiration populaire. Opposés à l’austérité et à la guerre (4), ses soutiens, entrés en force au Labour, ont permis de contenir la révolte des élites travaillistes converties au néolibéralisme. En 2016, un nouveau vote l’a conforté à la tête du parti avec 61,8 % des voix. Depuis, la dynamique n’est pas retombée. Signe des temps, le tract distribué aux habitants d’Uxbridge a pour titre « Labour, prêt à gouverner ».

Ciblée par les travaillistes, la circonscription de M. Johnson se trouve aussi au cœur de la campagne « Éjectons-les ! » (#Unseat) organisée au même moment par Momentum. Fondé en octobre 2015 par des proches de M. Corbyn, ce mouvement a été créé pour « conforter la position » du dirigeant travailliste, explique M. Yannis Gourtsoyannis, membre du groupe de coordination nationale, la direction de l’organisation. « Dès son élection, il a été pris pour cible » par le « parti parlementaire » : les députés en poste, souvent proches du blairisme.

Avec 36 000 membres, Momentum connaît un essor. Plusieurs centaines de personnes adhéreraient chaque semaine. Distinct des autres formations de l’aile gauche par son poids et son activisme, il mobilise indépendamment des consignes du parti, grâce à ses propres outils : une plate-forme numérique et une application en ligne. « Nous sommes en campagne permanente », explique M. Gourtsoyannis. Ce jeune médecin de l’hôpital public considère que de nouvelles élections législatives « pourraient être convoquées à tout moment » et se tient prêt. Le gouvernement de Mme Theresa May est en effet affaibli par des scandales de corruption et par les négociations sur le Brexit (lire « Un sourire derrière la barbiche »).

Fort de ses 170 groupes locaux, Momentum se préoccupe désormais de sa structuration. Des master class consacrées aux réseaux sociaux y sont animées, parfois par des cadres de l’équipe de M. Bernie Sanders, ancien candidat aux primaires démocrates américaines. Ses adhérents sont formés à l’organisation de réunions publiques ou d’actions de porte-à-porte. Loin des usages d’un congrès, les conférences nationales de Momentum privilégient des ateliers permettant l’échange de pratiques militantes. « Nous ne sommes pas un think tank. Nous ne produisons pas de rapports. Ce que nous faisons, c’est nous assurer que la politique du Labour reflète les aspirations de ses membres et pas celles de technocrates. » Sans chercher à se doter d’un corps de doctrine distinct, le mouvement tente d’infléchir les propositions du parti en matière de santé publique, d’industrie de défense ou de politique migratoire. « C’est le programme du Labour le plus à gauche depuis quarante ans. Mais il reste trop timide sur ces questions-là. »

Alors que 37 % des électeurs travaillistes — notamment ceux issus des milieux populaires — ont voté en faveur du Brexit, le groupe de militants a mené en 2016 une campagne intense en faveur du maintien du Royaume-Uni dans l’Union europénne. L’organisation peut ainsi apparaître en décalage avec une partie de la base électorale du Labour. Mais son action a par ailleurs contribué à une forme de rééquilibrage auprès de l’électorat jeune, qualifié et urbain, que la campagne européenne de M. Corbyn, économe, a pu désarçonner. Momentum s’impose ainsi peu à peu comme l’une des composantes centrales du Labour. En janvier dernier, trois de ses candidats, dont M. Jon Lansman, son fondateur, ont été élus au sein de l’exécutif travailliste. Pleinement intégrés, ses membres sont maintenant tenus d’adhérer au parti. Si les procès en entrisme ont toujours cours chez les adversaires de Momentum, il leur est de plus en plus difficile, en revanche, de le dépeindre comme un groupuscule de jeunes gens échevelés...

Les syndicats ont retrouvé leur centralité

« Notre but est de transformer le Labour, confie M. Gourtsoyannis. Nous voulons restaurer le lien entre le parti parlementaire et le grand nombre des adhérents. » L’arrière-garde des députés s’était opposée à la candidature de M. Corbyn, et c’est de justesse que le représentant de l’aile gauche était parvenu à se présenter, en recueillant un parrainage de parlementaire de plus que les trente-cinq nécessaires. Le soutien de 15 % du groupe parlementaire est en effet un préalable à toute candidature à la direction travailliste. Pour limiter la portée de ce « veto », Momentum défend l’abaissement de ce seuil à 10 %.

Ce qu’il s’agit de restaurer, poursuit M. Gourtsoyannis, ce sont « les liens avec les mouvements citoyens qui se mobilisent contre l’austérité (5), la guerre ou la casse de l’hôpital public ». Alors que nombre de partis, clos sur eux-mêmes, sont devenus des machines électorales minées par la bureaucratisation et l’opportunisme, Momentum veut explorer une voie alternative.

Sheffield, dans le Yorkshire. La ville est un bastion travailliste depuis les années 1920. Les usines de la Lower Don Valley en font encore un haut lieu de la sidérurgie britannique. C’est ici que fut fondée en 1866 l’organisation qui préfigura le Trades Union Congress (TUC). Cette confédération regroupe aujourd’hui cinq millions et demi de travailleurs. La quasi-totalité des quarante-neuf syndicats qui la composent sont « affiliés » au Parti travailliste et prennent ainsi part à son financement et à ses décisions. L’histoire du mouvement ouvrier britannique, originale en Europe, a conduit à une étroite association du parti et des syndicats. Ce sont ces derniers qui présidèrent à la création du Labour en 1900.

Dirigeant du TUC à Sheffield, M. Martin Mayer siégeait jusqu’à l’été 2017 au comité exécutif national du Labour, son organe de direction politique. « Les deux dernières années ont été très difficiles, dit-il. Corbyn a été sans cesse attaqué. » Contre les 172 parlementaires qui tentèrent un coup de force en juin 2016, en votant une motion de défiance, les syndicalistes firent bloc.

Marginalisés pendant la période du New Labour, lorsque M. Blair (1994-2007) puis M. Gordon Brown (2007-2010) étaient à la tête du parti, les syndicats ont retrouvé leur centralité. Le temps où certaines organisations, en désaccord avec la politique des néotravaillistes, se désaffiliaient du parti (comme la Fire Brigades Union, le syndicat des pompiers, en 2004) semble révolu. Tout comme celui où un dirigeant travailliste pouvait reprendre à son compte l’essentiel de la législation antisyndicale de Margaret Thatcher et réduire le poids des organisations de travailleurs au sein du congrès national annuel (6). « Avant l’arrivée de Corbyn, raconte M. Mayer, beaucoup de syndicats se demandaient s’ils devaient se désaffilier. Les salariés interpellaient leurs dirigeants : “Pourquoi restez-vous au Labour alors que vous n’obtenez rien ?” Mais on n’avait pas vraiment le choix. Les autres formations de gauche, le Parti communiste par exemple, sont tellement faibles qu’elles n’ont aucune chance, jamais, d’emporter un scrutin. Alors on est restés. »

Bien qu’ils ne forment pas un bloc homogène, les bataillons syndicaux se sont activement engagés aux côtés de M. Corbyn. Au siège londonien d’Unite, le principal syndicat britannique, qui compte 1,4 million de membres, M. Andrew Murray, directeur de cabinet du secrétaire général, explique que son organisation « a aujourd’hui une relation particulièrement forte avec Jeremy Corbyn ». « Une relation politique, souligne-t-il. Nous espérons de sa victoire un changement radical pour combattre les inégalités sociales, un transfert de pouvoir au profit du travail et des salariés, une extension de la sphère publique par rapport au privé, une politique étrangère rompant avec l’impensé atlantiste, un changement en faveur de la paix au Proche-Orient. »

« C’est un des nôtres »

Pour l’heure, la question européenne — qui embarrasse surtout les conservateurs — ne semble pas avoir contrarié la reconfiguration en cours.

Longtemps hostiles à Bruxelles, les syndicats britanniques poussèrent en 1975 à l’organisation d’un premier référendum pour quitter l’Europe politique. La victoire de Thatcher en 1979 changea la donne. L’Europe devint pour certains ce « précieux bouclier contre les excès du néolibéralisme (7)  ». En 2016, la campagne en faveur du Brexit, menée par les conservateurs, avive les débats dans les organisations syndicales. À Sheffield, « des députés et des syndicalistes des deux camps sont intervenus dans des réunions publiques, explique M. Mayer, mais le conseil syndical n’a pas tranché en raison des désaccords substantiels qui persistaient ». Dans le pays, treize des vingt-sept principaux syndicats du TUC se sont finalement — et très tardivement — déclarés en faveur du maintien du Royaume-Uni dans l’Union, onze n’ont pas pris position et trois ont bataillé pour la sortie sur les bases d’une campagne alternative, désignée sous le nom de « Lexit », contraction de left gauche ») et exit sortie ») (8).

Les syndicats, qui contribuent toujours à la moitié du financement du Labour et disposent d’un tiers des sièges dans son exécutif, engagent leurs adhérents à prendre part à la vie du parti. Ils interviennent aussi dans les campagnes internes, par de nombreux envois de courriels et de textos. Ainsi, en Écosse, où le secrétaire général d’Unite, M. Len McCluskey, a exprimé son soutien à M. Richard Leonard, candidat proche de M. Corbyn qui briguait la tête du Parti travailliste écossais. Un poste stratégique, là où le Labour doit, pour espérer conquérir le pouvoir, regagner le terrain perdu face au Parti national écossais (SNP).

En restaurant le lien organique qui unit son organisation au mouvement syndical, M. Corbyn a ressoudé le camp progressiste. « Le point crucial, c’est que nous avons désormais un parti démocratique », se félicite M. Murray, pour qui « Momentum et Unite sont comme les deux piliers de la nouvelle direction de Jeremy Corbyn ». L’édifice pourrait cependant s’avérer plus fragile qu’il n’y paraît. Début mars, à la surprise générale, M. Lansman, de Momentum, s’est porté candidat au poste de secrétaire général du Labour contre Mme Jennie Formby, issue des rangs d’Unite et soutenue par M. Corbyn.

Si M. Lansman s’est finalement retiré, cet épisode prélude sans doute à de futures divergences stratégiques, voire politiques. Alors que cette fonction est traditionnellement réservée à un représentant du mouvement syndical, M. Lansman n’a pas hésité à se présenter comme un recours. En proposant que le secrétaire général soit désigné par tous les militants du parti et non plus seulement par ses dirigeants, il souhaitait « renforcer les droits des adhérents » et « remplacer le vieux modèle hiérarchisé par une démocratie moderne, ouverte et transparente, pluraliste et participative ».

Durham, dans le nord-est de l’Angleterre. Avec 200 puits et 200 000 travailleurs, ce comté a longtemps constitué le plus grand bassin minier de la planète. Si la politique de la terre brûlée conduite par Thatcher, en hâtant la désindustrialisation, a laminé les travailleurs du charbon, ces derniers maintiennent encore une partie de leurs activités. Le gala des mineurs, un événement annuel qui se tient au mois de juillet, rythme la vie de la gauche britannique depuis 1871. « Le dernier en date a rassemblé 200 000 personnes », triomphe M. Alan Cummings, le secrétaire de l’Association des mineurs de Durham. Symbole du mouvement ouvrier, l’événement attire des militants et des sympathisants de tout le pays. « Jeremy Corbyn est un habitué. On le connaît bien ici. Quand il a décidé de se présenter, on n’a pas hésité une seconde à le soutenir. C’est un homme de principe. C’est un des nôtres. » Pour les anciens mineurs, la victoire de M. Corbyn sonne comme l’heure de la revanche, dans cette région qui fut longtemps l’un des fiefs du New Labour.

« Tony Blair, c’était un tory déguisé en travailliste. Du temps où il était premier ministre, il n’a jamais daigné venir à l’un de nos galas. » Pourtant, M. Blair était député de Sedgefield, à quelques kilomètres de là, et son bras droit, M. Peter Mandelson, celui de Hartlepool, dans le même comté. Mais les « modernisateurs » se souciaient peu de l’héritage du mouvement ouvrier. Après quatre défaites successives (1979, 1983, 1987, 1992), ils avaient décidé de conquérir les bastions conservateurs en changeant la base électorale du Labour, en fondant un projet de société sans classes, une politique sans adversaires, sublimée dans la figure de l’Essex man (9). À l’inverse, M. Corbyn n’a pas hésité à renouer avec l’histoire de la classe ouvrière en rompant avec ce recentrage idéologique et sociologique qui, à la recherche d’un « extrême centre », avait favorisé la conversion du Labour au néolibéralisme.

Autrefois dominants, les néotravaillistes sont désormais sur la défensive. Farouche opposant à la nouvelle direction, M. Phil Wilson, qui occupe le siège de M. Blair à Westminster, est demeuré impuissant à contrer l’effet Corbyn dans sa propre circonscription. En 2016, ses consignes n’ont pas suffi à convaincre une majorité de militants de voter pour M. Owen Smith, le candidat de l’aile droite. « C’est parce qu’il y a beaucoup de gens qui ont rejoint le parti, explique M. Peter Brookes. En 2015, nous étions quatre cents. Aujourd’hui, le double. » Élu du comté de Durham, M. Brookes représente la commune de Trimdon, celle-là même où M. Blair avait élu résidence. Il fait partie de cette « bande des cinq » qui, selon la légende, avait préparé le terrain à « Tony » lors de sa première victoire, en 1983. Reconnaissant volontiers que « quelque chose est en train de se passer », ce conseiller concède que les citoyens, les plus jeunes notamment, voient en M. Corbyn « un homme simple, constant, un homme qui fait de la politique autrement et peut changer leur vie en mieux ». En son temps, se souvient M. Brookes, M. Blair était parvenu à susciter le même enthousiasme : « Le nombre de militants dans les sections locales était passé de deux cents à deux mille en l’espace de deux ans. »

À présent minoritaires, les néotravaillistes aspireraient à « conserver [leurs] circonscriptions et à porter [leurs] candidats à la tête du parti ». Mais ils ne disposent plus des réseaux pour le faire. Leur principal groupe, Progress, est aujourd’hui à la peine, depuis que son fidèle donateur, M. David Sainsbury, l’une des premières fortunes du Royaume-Uni, a retiré sa mise en 2017. Du reste, il fonctionnait comme un think tank, et non comme un mouvement enraciné dans le parti et dans la société. « On devrait mieux sorganiser », admet M. Brookes. Après avoir désiré le départ des « modérés » pour fonder avec eux un nouveau parti, il espère trouver un « antidote à Momentum ».

À la tête du plus grand parti d’Europe de l’Ouest, M. Corbyn a transformé le visage du Labour. Ce parti de masse trace une voie originale. Sans marquer la même rupture avec les cadres politiques préexistants que Podemos en Espagne ou La France insoumise, il est le lieu d’une recomposition vivifiante. « For the many, not the few » (« Pour la majorité, pas pour une minorité ») : M. Corbyn semble décidé à ne pas céder.

Allan Popelard & Paul Vannier

Journalistes.

(1) Premier ministre de 1997 à 2007, M. Blair a été l’artisan du virage à droite du Labour (New Labour).

(2) Le scrutin uninominal majoritaire à un tour en vigueur aux élections législatives conduit à l’élection du candidat arrivé en tête le jour du scrutin.

(3) Cinq ans plus tôt, la représentante de l’aile gauche, Mme Diane Abbott, n’avait recueilli que 7,2 % des voix.

(4) Lire Alex Nunns, « Jeremy Corbyn, l’homme à abattre », Le Monde diplomatique, octobre 2015.

(5) C’est le cas par exemple du mouvement The People’s Assembly Against Austerity, lancé en 2013 par des dirigeants syndicaux, des militants et des journalistes. Organisé en 80 groupes à travers le pays, il aurait rassemblé 250 000 manifestants le 20 juin 2015 et entre 50 000 et 100 000 en avril 2016.

(6) Leur part a été réduite de 90 % à 50 % des votes.

(7) Houcine Msaddek, « Des anti-Marketeers aux Brexiteers : la rhétorique eurosceptique des syndicats britanniques d’un référendum à l’autre », Revue française de civilisation britannique, vol. XXII, n° 2, Paris, 2017.

(8) Stefano Fella, « Should I stay or should I go ? », Labour Research, Londres, juin 2016.

(9) « L’homme de l’Essex », du nom d’un comté du sud-est de l’Angleterre, désigne l’électeur médian. Courtisé par les tories dans les années 1990, il est devenu l’objet de toutes les attentions des travaillistes avec l’arrivée de M. Blair à la tête du parti.

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