PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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Publiéle 28/02/2019

Chômage, vie chère ou pollutions : dix ans après la révolte des Guadeloupéens, l’État n’a pas tenu ses engagements

par Samy Archimède (sitebastamag.net)

En janvier 2009, le LKP, collectif contre la « profitation », déclenchait la plus longue grève générale de l’histoire guadeloupéenne : 44 jours pour exiger la fin de l’héritage colonial, responsable de la vie chère. Sous la pression populaire, l’État et les collectivités signaient, le 26 février 2009, un accord instaurant une hausse de 200 euros des bas salaires. Un protocole comportant 165 points d’accord était paraphé par le préfet et les élus locaux. Accès à l’emploi, lutte contre la vie chère, création d’un prix unique de l’eau, indemnisation des victimes de pesticides… Dix ans plus tard, la plupart de ces engagements n’ont pas été respectés. Retour sur une lutte, et sur ses promesses trahies.

Il n’y a pas foule ce matin devant le palais de la mutualité, à Pointe-à-Pitre. L’appel à « reprendre le chemin de la lutte » lancé par une trentaine de syndicats et d’associations ce samedi 2 février 2019 n’a pas convaincu les Guadeloupéens. C’est donc un cortège modeste qui met le cap sur le centre commercial Carrefour Milénis. Depuis plus de deux mois, l’hypermarché est en proie à un conflit social tendu. Sur les visages des manifestants, beaucoup de colère, de la rage aussi. « Despointes, voleur, Despointes, esclavagiste ! » Jean Huygues-Despointes, propriétaire de cet hypermarché Carrefour, est dans le collimateur de la CGTG et de l’UGTG, les deux principales organisations syndicales de Guadeloupe. Elles exigent notamment que tous les salariés gagnant moins de 1,4 Smic bénéficient de la hausse de salaire de 200 euros prévue dans l’accord interprofessionnel sur les rémunérations, signé il y a dix ans, le 26 février 2009. Il y a là, effectivement, de quoi s’impatienter.

L’accord « Jacques Bino » – du nom du syndicaliste de la CGTG tué par balles le 17 février 2009 dans des circonstances toujours pas élucidées – symbolisait à lui seul la victoire du LKP, le « collectif contre l’exploitation outrancière », qui a conduit la plus longue grève générale de l’histoire de l’archipel au nom de la lutte contre la vie chère [1]. Ce mouvement social de 44 jours a aussi été un grand moment de vérité, révélant au public l’étendue de l’exploitation exercée en Guadeloupe par quelques descendants de colons. Une semaine plus tard, le 4 mars, un second accord plus étendu, historique, était conclu avec l’État et les collectivités sur 165 points, reprenant presque intégralement les revendications du LKP.

La hausse de 200 euros des bas salaires : « Une très grande victoire »

Hausse de 200 euros des bas salaires, hausse des minimas sociaux, baisse des prix des produits de première nécessité, baisse de 43 centimes du litre d’essence, baisse de 5 à 10 % des tarifs bancaires, baisse de 3 à 10 % du prix de l’eau, gel des loyers… Les deux accords de fin de conflit ont suscité beaucoup d’espoir. Il fallait encore que l’État et les collectivités territoriales lui donnent une traduction réelle. Élie Domota, toujours secrétaire général de l’UGTG et leader du LKP, veut retenir la « très grande victoire » que constitue la signature de l’accord Bino, grâce à laquelle « plusieurs dizaines de milliers de travailleurs ont obtenu une augmentation de salaire ».

Pourtant, comme le montre le conflit à Carrefour Milénis, l’application de cet accord reste un combat de tous les jours. La hausse de 200 euros des bas salaires devait être financée pendant les trois premières années par l’État, les collectivités et les entreprises. Puis par les entreprises seules, en vertu d’une clause de convertibilité. Or, dès le 10 avril 2009, cette clause a été retirée de l’arrêté ministériel censé entériner l’accord. Résultat : certaines entreprises versent 200 euros, d’autres rien du tout. D’autres encore, ont signé leur propre accord. « l’État a institué une discrimination entre les salariés et une distorsion de concurrence entre les employeurs », déplore Élie Domota.

L’alimentaire 42 % plus cher que dans l’Hexagone, la téléphonie 60 %

Gilets jaunes avant l’heure, les Guadeloupéens qui sont descendus en masse dans la rue en 2009 avaient mis le pouvoir d’achat en tête de leurs priorités. La vie est-elle devenue moins chère depuis ? Le prix des carburants, déclencheur de la révolte, a incontestablement baissé. Il est aujourd’hui inférieur d’environ 20 centimes au prix moyen pratiqué dans l’Hexagone. Les produits de première nécessité, en revanche, ne semblent pas avoir diminué. La dernière étude comparative de l’Insee sur les prix à la consommation, publiée en 2016, relève des prix de l’alimentaire supérieurs de 42 % à ceux de l’Hexagone, si l’on prend comme référence le panier métropolitain.

Pour les autres produits, c’est encore pire. Dans la téléphonie, l’écart atteint 60 %. Quant aux pièces détachées automobiles, leur prix passe facilement du simple au double en traversant l’Atlantique. « C’est un marché captif », soupire Victorin Lurel, sénateur socialiste de la Guadeloupe et ancien ministre des outre-mer. Un marché contrôlé par la famille Hayot, la plus riche des Antilles.

L’échec d’une politique misant exclusivement sur « le marché et la concurrence »

En dépit des engagement pris par les pouvoirs publics, aucun suivi régulier des prix n’a été réalisé. Un Bureau d’études ouvrières (BEO) intégrant syndicats et associations de consommateurs a bien vu le jour, conformément au protocole du 4 mars 2009, mais il a dû jeter l’éponge, l’État n’ayant pas payé sa contribution... Nommé ministre des outre-mer à l’arrivée au pouvoir de François Hollande, Victorin Lurel jette le BEO aux oubliettes et met tous ses espoirs dans sa loi du 20 novembre 2012, dite de « régulation économique dans les outre-mer », ou loi Lurel. Parmi ses objectifs : faire la chasse aux pratiques anti-concurrentielles et instaurer un « bouclier qualité prix » (BQP), censé modérer les prix des produits de grande consommation. Victorin Lurel, interrogé par Basta !, en résume la philosophie : « Le marché et la concurrence restent les seuls facteurs pour faire baisser les prix et préserver le pouvoir d’achat. (...) Les prix administrés, ça ne marche plus, c’est d’un autre temps. »

Aujourd’hui sénateur PS, l’ancien ministre admet que son texte, plus de six ans après, n’a pas permis d’établir une « concurrence effective » dans les outre-mer. Ni de de s’attaquer aux marges abusives et aux abus de position dominante. L’import et la distribution restent dominés par deux familles, les Despointes et les Hayot. Quant au BQP, « il n’a servi à rien », enfonce Jean-Yves Le Merrer, président de l’Association de défense, d’éducation et d’information du consommateur (Adeic) en Guadeloupe. Selon l’Adeic, certains produits du bouclier sont souvent en rupture de stock. L’association pointe également des écarts de prix injustifiés entre deux magasins d’une même enseigne. Pour Jean-Yves Le Merrer, « la loi Lurel est inapplicable. »

53 % des jeunes guadeloupéens sans emploi

Fin janvier 2019, Victorin Lurel a déposé deux amendements au Sénat pour améliorer sa loi. Mais « au pôle concurrence des Direccte [2], les agents ne sont même pas assez nombreux pour aller sur le terrain », regrette le sénateur. Dans le protocole du 4 mars 2009, l’État s’était pourtant engagé à « augmenter le nombre d’inspecteurs et contrôleurs de la concurrence et de la répression des fraudes pour créer une brigade de contrôle des prix ». Le 20 décembre 2018, 6 ans après le vote de la loi Lurel, Bruno Le Maire et Annick Girardin ont nommé un délégué à la concurrence en outre mer. Une décision qui sonne comme un aveu d’échec.

Si la « vie chère » est un mal récurrent outre-mer, le chômage l’est tout autant, et particulièrement celui des jeunes. En 2009 selon l’Insee, 55% des Guadeloupéens âgés de 15 à 24 ans étaient sans emploi. En 2017, ils étaient encore 53%. Année après année, Élie Domota continue de dénoncer le sacrifice d’une jeunesse désœuvrée, ainsi que la préférence trop souvent donnée, selon lui, aux métropolitains et aux étrangers dans l’attribution de certains postes. « Le chantier EDF à Jarry, ce sont des Espagnols qui ont travaillé dessus. Et sur le chantier du nouveau CHU, pourquoi les autorités, les élus, n’ont pas fait en sorte que les Guadeloupéens soient dignement formés pour occuper un certain nombre d’emplois ? »

Quel avenir pour les jeunes dans cet archipel qui a conservé la structure d’une économie de plantation et où domine l’emploi administratif ? « Nous avons un gros problème de création de valeur », juge Willy Angèle. Aujourd’hui dirigeant d’une société de conseils, il était président du Medef Guadeloupe au moment du mouvement social de 2009 et n’a pas signé à l’époque l’accord d’augmentation de 200 euros des bas salaires. Insoutenable économiquement, selon lui. « Notre économie marche sur une seule jambe, explique-t-il : la consommation. Et celle-ci est nourrie essentiellement par des transferts de fonds publics. Quand on a créé les départements d’outre mer en 1946, on avait deux options : construire le développement économique ou faire du transfert social. On a choisi la deuxième option. »

« Nous payons pour être empoisonnés ! Et nous payons chèrement »

Willy Angèle oublie de dire que l’égalité des droits sociaux en outre-mer a été un long combat. Ainsi, les Guadeloupéens n’ont bénéficié du Smic et du RMI métropolitains qu’en 1996 et 2002, respectivement. Bien longtemps après leurs compatriotes de l’Hexagone. Pour l’ex-président du Medef Guadeloupe, l’île aux belles eaux est resté « un pays en développement » faute d’investissements suffisants. Sur ce point, l’état actuel du réseau de distribution d’eau potable lui donne malheureusement raison.

Se lever, vouloir prendre sa douche... mais pas une goutte ne sort du robinet. Voilà une situation tout à fait banale dans la Guadeloupe de 2019. Les « tours d’eau », ces coupures organisées pour pallier la vétusté du réseau, n’épargnent personne. En raison de l’état désastreux des canalisations, selon la préfecture deux litres sur trois n’arrivent pas au robinet ! Premières responsables : les collectivités, qui ont en charge leur gestion depuis la loi de décentralisation de 1982. De plus, « les compteurs sont défaillants et notre eau contient des pesticides, de la boue et des engrais », dénonce Germain Paran, président du Comité des usagers de l’eau de la Guadeloupe. « Nous payons pour être empoisonnés ! Et nous payons chèrement », s’emporte-t-il. Selon la préfecture, « 70% des stations de traitement des eaux usées ne sont pas conformes » à la réglementation.

État désastreux du réseau de distribution d’eau potable

En Guadeloupe, le prix du mètre cube peut doubler d’une commune à l’autre. Le réseau d’eau potable souffre non seulement d’un grave sous-investissement, mais aussi de la multiplicité des acteurs en charge de sa gestion. Les associations militent depuis dix ans pour la création d’un syndicat unique de gestion. En vain. Un rapport d’audit interministériel publié en mai 2018 estime qu’il faudrait investir au minimum 50 millions d’euros par an « pour commencer à rattraper un peu le retard pris dans le renouvellement » du réseau. Problème : les intercommunalités sont mal en point. A commencer par la communauté d’agglomération Grand Sud Caraïbes (autour de Basse-Terre), qui traîne une dette de 75 millions d’euros [3].

Une île toujours malade du chlordécone

Le Préfet Philippe Gustin est inquiet. La population guadeloupéenne est en baisse et les projections ne sont pas bonnes. Au cours de la prochaine décennie, l’archipel pourrait perdre jusqu’à 50 000 habitants, soit un habitant sur huit. « On savait que les jeunes diplômés quittaient la Guadeloupe, mais les jeunes non diplômés aussi, tout comme les anciens (…), parce que l’environnement qui leur est offert ne les satisfait pas. » Et là encore, on ne peut pas dire que l’État soit exemplaire en la matière.

Prenons le sujet qui préoccupe le plus les Antillais aujourd’hui : la pollution au chlordécone, un pesticide ultra-toxique utilisé pendant plus de vingt ans dans les bananeraies avec la complicité des autorités françaises [4]. Emmanuel Macron, à l’occasion du « grand débat national », le 1er février, a prétendu devant les élus d’outre-mer que le chlordécone n’était pas cancérigène. Un jeu pervers visant à éviter à l’État de devoir indemniser des milliers de personnes malades de ce pesticide, comme le demandait déjà le LKP en 2009.

 

Pendant encore plusieurs siècles, le chlordécone restera bien une menace directe pour tous les travailleurs de la banane mais aussi pour les autres habitants qui mangent des tubercules ou des légumes locaux et boivent l’eau du robinet. En 2006, déjà, l’avocat Harry Durimel, à l’époque porte-parole des Verts en Guadeloupe, déposait plainte contre X, au nom de plusieurs associations, « pour mise en danger de la vie d’autrui et administration de substances nuisibles ayant porté atteinte à l’intégrité d’autrui ». Treize ans plus tard, toujours aucune mise en examen. Pourquoi une telle lenteur ? « Parce que c’est une affaire d’État ! », lâche l’avocat. Parmi les personnes visées par cette plainte, de hauts responsables politiques sont en cheville avec les lobbies agricoles. Le 23 janvier, la proposition de loi visant à créer un fonds d’indemnisation des victimes du chlordécone, déposée par la députée guadeloupéenne Hélène Vainqueur-Christophe a été rejetée par la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale.

Les sargasses, l’autre catastrophe qui ne dit pas son nom

Depuis 2011, un nouveau fléau est venu s’ajouter aux difficultés des Guadeloupéens, restaurateurs et hôteliers notamment : les sargasses, des algues brunes, venues vraisemblablement des côtes brésiliennes, qui envahissent chaque année les plages et les marinas. En se décomposant, elles dégagent de l’ammoniac et de l’hydrogène sulfuré, un gaz mortel à très forte dose. La préfecture et l’Agence régionale de santé affirment qu’en raison des faibles émissions gazeuses, les risques encourus par les riverains sont sans commune mesure avec le phénomène des algues vertes en Bretagne. L’État refuse aux communes sinistrées de reconnaitre l’état de catastrophe naturelle car il s’agit, dit-il, d’un phénomène « récurrent ».

Récurrent, sans doute, mais de plus en plus persistant. Cette année, les premières algues sont arrivées dès le mois de janvier et ne devraient pas disparaître avant août ou septembre. Une nouvelle bataille en perspective pour Maître Harry Durimel, qui a décidé de porter l’affaire devant le tribunal correctionnel. Il compte sur une jurisprudence bien fournie en la matière. L’an dernier, par exemple, l’État a été condamné à verser plus de 500 000 euros à l’agglomération de Saint-Brieuc. Sa faute ? N’avoir pas su empêcher la prolifération d’algues vertes dans cette baie polluée depuis des décennies par l’élevage industriel. De même, l’avocat guadeloupéen considère que l’État aurait dû « mettre les moyens » pour empêcher les sargasses d’atteindre le littoral antillais.

Trois grands messes, deux lois, et la déception d’une population

En l’espace de dix ans, les outre-mer auront connu trois grands-messes : les « États généraux » en 2009, les « Assises » en 2017-2018, et le « Grand débat national » aujourd’hui. Mais aussi deux lois censées changer les choses : « contre la vie chère » en 2012, pour « l’égalité réelle » en 2017. Tout cela sans résultats tangibles. L’État, notamment, ne s’est pas donné les moyens de bousculer les pouvoirs économiques responsables de la vie chère. Tout comme il se révèle incapable de répondre aux conséquences sanitaires de l’un des plus graves scandales français de ces dernières décennies, celui du chlordécone. La gestion des problèmes d’eau potable et d’assainissement par les élus locaux s’est révélée catastrophique, tandis que la défiance entre syndicats et patronat reste forte, et toujours marquée par le fantôme de l’esclavage.

La Guadeloupe reste empêtrée dans des aspirations contradictoires : davantage d’égalité avec la métropole, et davantage d’autonomie aussi. En clair : plus d’État et moins d’État... Aujourd’hui déçus par les faibles résultats de leur mobilisation historique en 2009, les Guadeloupéens n’ont pas pour autant abdiqué, assure Elie Domota, le porte-parole du LKP : « Le peuple va continuer à descendre dans la rue et poursuivre son chemin vers l’émancipation. Nous ne serons peut-être plus là pour le voir, vous et moi, mais le combat continue. »

Samy Archimède (texte et photos)

Notes

[1] « Lyannaj kont pwofitasyon » signifie « collectif contre l’exploitation outrancière ». En 2009, le LKP comptait 48 syndicats et associations. Il en reste 20 aujourd’hui.

[2] Directions régionales des entreprises, de la concurrence, du travail et de l’emploi.

[3] Présidente de cette Communauté d’agglomération jusqu’à son retrait de la vie politique en janvier dernier, Lucette Michaux-Chevry est soupçonnée de détournement de fonds par la justice.

[4] Voir notre enquête publiée le 17 juillet 2018.

Publié le 27/02/2019

« Il y a une campagne mondiale de diffamation et de criminalisation visant les défenseurs des droits humains »

par Thomas Clerget (site bastamag.net)

Les Nations-Unies ont fêté les 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Considérés comme des « défenseurs des droits humains », des femmes et des hommes les font vivre au quotidien : des journalistes, des lanceurs d’alerte, des blogueurs, des syndicalistes, des membres d’ONG, des magistrats, des activistes... Ils sont désormais la cible « d’une véritable offensive » au niveau mondial, selon le rapporteur spécial de l’Onu Michel Forst. Non seulement au sein des dictatures, mais aussi de la part de certains gouvernements européens, sud-américains, ainsi que d’entreprises multinationales. Entretien.

En photo : Hommage à la militante féministe brésilienne Marielle Franco, élue municipale de gauche à Rio, assassinée le 14 mars 2018 avec son chauffeur par des hommes armés à Rio, avec des balles provenant d’un lot de cartouches de la police fédérale / CC Midia Ninja.

Basta ! : Pourriez-vous nous rappeler la raison d’être de la déclaration des Nations-unies sur les défenseurs des droits de l’homme – adoptée en 1998 –, et pourquoi votre mandat de « rapporteur spécial » a été créé deux ans plus tard ?

Michel Forst [1] : Les droits inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 sont des droits proclamés. Il faut ensuite les faire vivre de manière effective. C’est ce que font, sur le terrain, les défenseurs des droits humains, qui peuvent être aussi bien des défenseurs de l’environnement, des droits et des libertés individuels, ou encore des défenseurs des droits économiques, sociaux et culturels... A partir des années 1980, Un groupe de diplomates, d’ONG et d’États, au premier rang desquels la Norvège, ont voulu adopter une définition – via une déclaration de l’Assemblée générale des Nations-Unies – permettant de protéger ces personnes.

En 1998, leur travail a abouti à ce que l’on appelle la déclaration des Nations-Unies sur les défenseurs des droits de l’homme. Deux ans plus tard, ces mêmes pays on voulu créer un instrument plus contraignant que le texte seul. Un rapporteur spécial a été nommé par la Commission des droits de l’homme. Son mandat, au nom des Nations-Unies, lui permet de se déplacer dans les pays pour y observer la situation, de publier des rapports, d’intervenir auprès des gouvernements sur des cas individuels. Le rapporteur peut communiquer publiquement sur certaines situations importantes, mais aussi déclencher la mise en œuvre de mesures de protection pour des défenseurs menacés.

Quel type de personnes est-ce que cela concerne ? Qui sont les défenseurs des droits humains ?

Les États ont adopté une définition très large, étendue, de ce qu’est un défenseur des droits humains. L’article 1 de la déclaration parle de tout individu, groupe ou organe de la société – comme une ONG, un syndicat, une association ou des mouvements sociaux, au sens large. Mais un individu n’a pas obligatoirement à être membre d’une organisation pour être reconnu défenseur. La définition inclut également des institutions nationales. Dans la pratique, je reçois des demandes d’intervention concernant des journalistes, des lanceurs d’alerte, des blogueurs, syndicalistes, membres d’ONG, des magistrats, des activistes – comme les personnes qui aident les migrants en France, en Italie ou d’autres pays. Toutes ces personnes sont considérées par les Nations-unies comme des défenseurs, et bénéficient par conséquent d’une protection internationale.

Cependant, à l’heure actuelle cette définition – qui avait initialement été adoptée par consensus entre tous les États – est vivement attaquée par un groupe de pays, environ une quinzaine emmenés notamment par la Russie, et parmi lesquels on trouve le Venezuela, le Nicaragua, le Burundi, la Hongrie, et d’autres pays. Ils tentent d’obtenir une définition bien plus restreinte des défenseurs, n’incluant que des organisations officiellement enregistrées et reconnues par l’État. L’idée sous-jacente, bien-sûr, n’étant pas de donner cette autorisation à tout le monde, et certainement pas aux plus critiques...

Pour la première fois, en mars dernier, alors que je présentais mon rapport devant le Conseil des droits de l’homme à Genève, la Russie – qui ne fait même pas partie du conseil – a demandé l’abolition de mon mandat. Si la bataille était gagnée – mais à ce jour, je ne pense pas qu’elle le sera – ce serait un coup dur porté au mandat ainsi qu’à la protection des ONG, et des défenseurs des droits humains dans le monde entier.

Cette vision restrictive a-t-elle néanmoins une chance de l’emporter ?

A ce stade, ces États mènent ce combat pour le principe. Mais il y a toujours une large majorité de gouvernements qui soutiennent l’idée selon laquelle le mandat du rapporteur spécial doit rester tel qu’il est, et que la définition des défenseurs des droits humains la plus large possible est aussi celle qui convient le mieux au droit international.

Quel bilan faites-vous, depuis le début de votre mandat en 2014, de la situation des défenseurs des droits humains dans le monde ? Ces derniers sont, dites-vous, de plus en plus ciblés...

Oui, le bilan est inquiétant, en tous cas à court terme. On voit une augmentation du nombre d’assassinats politiques des défenseurs des droits humains. On estime qu’environ 3500 d’entre-eux ont étés tués depuis 2000, dont plus de 1100 sur les trois dernières années, entre 2015 et 2017. Il y a une augmentation très importante du nombre d’assassinats, notamment en ce qui concerne des défenseurs des droits de l’environnement, dans des pays comme la Colombie, le Mexique, le Honduras ou le Guatemala. Ainsi que dans certains pays en Asie, mais l’Amérique centrale et l’Amérique latine sont les plus touchées par le phénomène. Dans ces pays, on voit le taux d’homicide général diminuer, et pourtant le taux d’homicide des défenseurs augmente.

Il y a une campagne mondiale de diffamation et de criminalisation visant les défenseurs, y compris dans certains pays d’Europe comme la Hongrie, la République Tchèque, la Pologne, mais aussi dans une moindre mesure en Autriche, en Allemagne, en France ou en Italie. Les défenseurs sont présentés comme des empêcheurs de tourner en rond, des alliés de l’étranger... C’est une tendance qui concerne la quasi-totalité des pays, et qui révèle l’existence d’une véritable offensive, bien que n’étant pas concertée, contre ces femmes et ces hommes qui essaient tout simplement de faire vivre les droits issus de la Déclaration universelle. Alors que l’on vient de fêter son 70ème anniversaire, les attaques contre les défenseurs sont de plus en plus fortes.

Vous évoquez la France : quel bilan faites-vous de la situation dans l’hexagone ?

En France, le point le plus préoccupant concerne la situation des défenseurs des droits des migrants. A Vintimille, à Calais, dans les Alpes-Maritimes avec le cas de Cédric Herrou, et de toutes les personnes qui apportent une aide aux migrants. Dans ce cas, ce sont principalement des personnes, à titre individuel, qui revendiquent le fait de pouvoir mener une action indépendante, désintéressée, pour soutenir les migrants. Mais les autorités considèrent leur action comme contraire à l’ordre public, ou en tous cas à leur ordre public. Pour le reste, le cadre général est plutôt satisfaisant, en tous cas sur la question spécifique des défenseurs des droits humains.

Comment expliquez-vous cette dégradation plus générale de la situation ?

Je n’ai pas nécessairement d’explication globale. Des campagnes de stigmatisation sont menées un peu partout dans le monde. On observe une montée des extrémismes en Europe, l’arrivée au pouvoir de personnes comme Trump aux États-Unis, comme Bolsonaro au Brésil... De nouveaux dirigeants émergent, qui n’hésitent pas à s’attaquer aux protecteurs des libertés fondamentales. Un autre trait particulier du contexte est la lutte contre le terrorisme, souvent invoquée par les États pour s’en prendre de manière directe ou indirecte à toute personne qui remet en cause l’ordre public, ou le besoin de surveillance qui s’exprime de plus en plus ouvertement.

On voit des défenseurs qui sont mis sur écoute, arrêtés de manière préventive, maltraités plus ou moins gravement selon les pays. Et cette criminalisation, qui consiste à attaquer les défenseurs en invoquant la loi, est bien un phénomène très lié à la lutte contre le terrorisme. J’ai aussi été frappé par le nombre de représailles frappant des défenseurs qui essaient se s’adresser à moi ou aux Nations-Unies, et qui en retour sont arrêtés, comme en Égypte, aux Philippines, au Bahreïn, en Arabie Saoudite, au Burundi... Autant de pays qui sont pointés du doigt par les Nations-Unies.

Enfin, à côté de la répression menée par les États, on voit apparaître de nouveaux acteurs très dangereux pour les défenseurs. Ils l’ont en fait probablement toujours été, mais on ne l’avait peut-être pas suffisamment relevé par le passé. Ce sont notamment les firmes internationales. En particulier l’industrie extractive, l’agro-alimentaire ou les grands projets de barrage. Ces entreprises s’en prennent parfois aux populations autochtones ou à de simples paysans, souvent avec la complicité de l’État et l’appui de forces de sécurité, privées ou publiques. Il s’agit de menacer, voire de tuer des défenseurs de l’environnement, ou encore des populations indigènes.

Diriez-vous que vous êtes isolé face à cette évolution ? Ou bien suscite-t-elle des réactions, et pouvez-vous compter sur certains alliés ?

Depuis vingt ans, un certain nombre d’alliés se sont manifestés, notamment des États qui ont créé de nouveaux mécanismes de protection des défenseurs. La plus en pointe est l’Union européenne, qui a désormais toute une politique tournée vers les défenseurs, avec un budget important qui a permis la création d’ONG spécialisées. L’Europe finance également sur le terrain des mécanismes de protection. Par exemple, si un défenseur est en danger de mort au Burundi, l’UE peut, en l’espace de deux heures, lui faire quitter le pays et le mettre à l’abri à Nairobi (capitale du Kenya, ndlr) ou à Kampala (en Ouganda). C’est un budget qui permet, en urgence, de délocaliser les défenseurs en danger. Ensuite, des mécanismes de protection ont été développés sur le plan national avec parfois, pour les pays les plus dangereux, des dispositifs très lourds. Par exemple le Mexique, la Colombie, le Honduras, ont un mécanisme national de protection qui implique des voitures blindées, des gilets pare-balles, des gardes du corps. Tout cela coûte une fortune à ces pays.

Il y a aussi beaucoup d’ONG, sur le terrain, qui sont aux côtés des défenseurs, qui vivent avec eux, les protègent. Par exemple les Brigades de paix internationales, qui sont des personnes – souvent des Français, des Anglais ou des Américains – qui partent vivre avec les défenseurs les plus menacés, restent à leurs côtés... L’idée est que l’on osera pas attaquer un défenseur s’il est physiquement accompagné par un occidental, parce que l’on craint d’éventuels problèmes diplomatiques avec ces pays. Cela fonctionne plutôt bien. Il y a aussi un réseau qui a été développé avec l’aide de l’UE et des États-Unis, celui des « villes refuges », dans lequel des familles entières sont parfois relocalisées, avec par exemple la scolarisation des enfants. Un soutien réel s’est donc mis en place au niveau international, de la part de quelques États notamment.

De quels États en particulier viennent les financements qui alimentent ces programmes ? Qui joue le jeu sur ce point ?

On a d’une part l’Union européenne, avec un budget de l’ordre de 500 millions d’euros sur trois ans, ainsi qu’un groupement d’États emmenés par les États-Unis, avec la Norvège, la Suède, la Suisse, le Liechtenstein... Puis des États individuellement, comme l’Irlande, la Finlande, le Canada, qui consacrent des fonds assez importants au soutien des défenseurs. Les ambassadeurs de ces pays peuvent également intervenir sur le terrain, par l’observation de procès, ou en affichant sur le terrain leur soutien à certains défenseurs. Il y a tout un réseau qui est d’un réel soutien, et qui finance également une partie de mes activités.

Le discours qui consiste à dire, "De toutes manières aujourd’hui, plus personne ne respecte les droits humains et leurs défenseurs", est donc à prendre avec précautions ? Certains États jouent toujours le jeu...

Oui, mais la question pour ces pays est celle de la cohérence. C’est à dire qu’ils doivent être aussi cohérents en interne qu’ils peuvent l’être à l’extérieur. Un pays comme la France par exemple, au delà de la seule question des défenseurs, a certainement des progrès à faire dans d’autres domaines. Mais je trouve intéressant de voir ces pays ne pas hésiter à prendre publiquement la parole. Récemment, sur l’affaire Khashoggi, le Canada n’a pas hésité à s’exprimer publiquement de manière assez forte [2]. Ces pratiques jouent un rôle intéressant, en faisant connaître le mécontentement d’un État quand des défenseurs sont attaqués.

La cohérence ne manque-t-elle pas aussi, parfois, sur le plan extérieur ? La France a été plus discrète vis-à-vis de Ryad concernant l’affaire Khashoggi ou les militantes emprisonnées, de même qu’elle l’est vis-à-vis de la répression terrible des activistes en Égypte...

Tout à fait. Il y a des considérations d’ordre diplomatique qui interviennent, et nous savons que cette diplomatie fait souvent une large place aux intérêts économiques. En tous cas, c’est ce qui se passe avec la France. Et bien évidemment, les États avec lesquels un pays a de fortes relations économiques sont des États qui sont probablement moins ciblés que d’autres par la diplomatie. Il est effectivement d’autant plus facile de prendre la parole que l’on a pas de relations diplomatiques avec un pays donné, et que des marchés ne risquent pas de vous échapper.

Propos recueillis par Thomas Clerget

Notes

[1] Michel Forst est Rapporteur spécial des Nations-Unies sur la situation des défenseurs des droits de l’homme depuis 2014. Avant cela, il a notamment été expert indépendant des Nations-Unies sur la situation des droits de l’homme en Haïti (2008-2013), secrétaire général, en France, de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH, de 2005 à 2016), secrétaire général de la Cimade (2003-2005), ou encore directeur d’Amnesty international France (1989-1999).

[2] Le journaliste saoudien Jamal Khashoggi a été assassiné le 2 octobre 2018, puis vraisemblablement découpé en morceaux, alors qu’il venait retirer des documents au consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul. L’affaire a été révélé par les autorités turques, déclenchant un tollé international contre la monarchie saoudienne.

Publié le 26/02/2019

Eclairage de Shlomo Sand sur les amalgames

(site lamarseillaise-encommun.org)

Nous prenons le parti de revenir sur la lettre ouverte au Président de la République française rédigée par l’historien juif israélien, Shlomo Sand, en juillet 2017. Ce document faisait suite au discours d’Emmanuel Macron tenu en présence de Benjamin Netanyahou, pour la commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv. Il concerne son amalgame entre “anti-sionisme” et “antisémitisme”. Ce rappel historique demeure d’actualité à l’heure où un groupe de parlementaires présidé par le député LREM  Sylvain Maillard lance une initiative législative visant à faire de l’antisionisme un délit au même titre que l’antisémitisme.

Lettre ouverte à M. le Président de la République française

Par Shlomo Sand, historien israélien (Traduit de l’hébreu par Michel Bilis). Publié dans le club de Médiapart, le 21 juillet 2017.

En commençant à lire votre discours sur la commémoration de la rafle du Vel’d’hiv, j’ai éprouvé de la reconnaissance envers vous. En effet, au regard d’une longue tradition de dirigeants politiques, de droite, comme de gauche, qui, au passé et au présent, se sont défaussés quant à la participation et à la responsabilité de la France dans la déportation des personnes d’origine juive vers les camps de la mort, vous avez pris une position claire et dénuée d’ambiguïté : oui la France est responsable de la déportation, oui il y a bien eu un antisémitisme, en France, avant et après la seconde guerre mondiale.
Oui, il faut continuer à combattre toutes les formes de racisme. J’ai vu ces positions comme étant en continuité avec votre courageuse déclaration faite en Algérie, selon laquelle le colonialisme constitue un crime contre l’humanité.

Pour être tout à fait franc, j’ai été plutôt agacé par le fait que vous ayez invité Benjamin Netanyahou, qui est incontestablement à ranger dans la catégorie des oppresseurs, et ne saurait donc s’afficher en représentant des victimes d’hier. Certes, je connais depuis longtemps l’impossibilité de séparer la mémoire de la politique. Peut-être déployez-vous une stratégie sophistiquée, encore non révélée, visant à contribuer à la réalisation d’un compromis équitable, au Proche-Orient ?

J’ai cessé de vous comprendre lorsqu’au cours de votre discours, vous avez déclaré que :

«L’antisionisme… est la forme réinventée de l’antisémitisme». Cette déclaration avait-elle pour but de complaire à votre invité, ou bien est-ce purement et simplement une marque d’inculture politique ? L’ancien étudiant en philosophie, l’assistant de Paul Ricœur a-t-il si peu lu de livres d’histoire, au point d’ignorer que nombre de juifs, ou de descendants de filiation juive se sont toujours opposés au sionisme sans, pour autant, être antisémites ? Je fais ici référence à presque tous les anciens grands rabbins, mais aussi, aux prises de position d’une partie du judaïsme orthodoxe contemporain. J’ai également en mémoire des personnalités telles Marek Edelman, l’un des dirigeants rescapé de l’insurrection du ghetto de Varsovie, ou encore les communistes d’origine juive, résistants du groupe Manouchian, qui ont péri. Je pense aussi à mon ami et professeur : Pierre Vidal-Naquet, et à d’autres grands historiens ou sociologues comme Eric Hobsbawm et Maxime Rodinson dont les écrits et le souvenir me sont chers, ou encore à Edgar Morin. Enfin, je me demande si, sincèrement, vous attendez des Palestiniens qu’ils ne soient pas antisionistes !

Je suppose, toutefois, que vous n’appréciez pas particulièrement les gens de gauche, ni, peut-être, les Palestiniens ; aussi, sachant que vous avez travaillé à la banque Rothschild, je livre ici une citation de Nathan Rothschild, président de l’union des synagogues en Grande-Bretagne, et premier juif à avoir été nommé Lord au Royaume Uni, dont il devint également la gouverneur de la banque. Dans une lettre adressée, en 1903, à Théodore Herzl, le talentueux banquier écrit : «Je vous le dis en toute franchise : je tremble à l’idée de la fondation d’une colonie juive au plein sens du terme. Une telle colonie deviendrait un ghetto, avec tous les préjugés d’un ghetto. Un petit, tout petit, Etat juif, dévot et non libéral, qui rejettera le Chrétien et l’étranger.» Rothschild s’est, peut-être, trompé dans sa prophétie, mais une chose est sûre, cependant : il n’était pas antisémite !

Il y a eu, et il y a, bien sûr, des antisionistes qui sont aussi des antisémites, mais je suis également certain que l’on trouve des antisémites parmi les thuriféraires du sionisme. Je puis aussi vous assurer que nombre de sionistes sont des racistes dont la structure mentale ne diffère pas de celle de parfaits judéophobes : ils recherchent sans relâche un ADN juif (ce, jusqu’à l’université où j’enseigne).

Pour clarifier ce qu’est un point de vue antisioniste, il importe, cependant, de commencer par convenir de la définition, ou, à tout le moins, d’une série de caractéristiques du concept : « sionisme » ; ce à quoi, je vais m’employer le plus brièvement possible.

Tout d’abord, le sionisme n’est pas le judaïsme, contre lequel il constitue même une révolte radicale. Tout au long des siècles, les juifs pieux ont nourri une profonde ferveur envers leur terre sainte, plus particulièrement pour Jérusalem, mais ils s’en sont tenus au précepte talmudique qui leur intimait de ne pas y émigrer collectivement, avant la venue du Messie. En effet, la terre n’appartient pas aux juifs mais à Dieu. Dieu a donné et Dieu a repris, et lorsqu’il le voudra, il enverra le Messie pour restituer. Quand le sionisme est apparu, il a enlevé de son siège le « Tout Puissant », pour lui substituer le sujet humain actif.

Chacun de nous peut se prononcer sur le point de savoir si le projet de créer un Etat juif exclusif sur un morceau de territoire ultra-majoritairement peuplé d’Arabes, est une idée morale. En 1917, la Palestine comptait 700.000 musulmans et chrétiens arabes et environ 60.000 juifs dont la moitié étaient opposés au sionisme. Jusqu’alors, les masses du peuple yiddish, voulant fuir les pogroms de l’empire Russe, avaient préféré émigrer vers le continent américain, que deux millions atteignirent effectivement, échappant ainsi aux persécutions nazies (et à celles du régime de Vichy).

En 1948, il y avait en Palestine : 650 000 juifs et 1,3 million de musulmans et chrétiens arabes dont 700.000 devinrent des réfugiés : c’est sur ces bases démographiques qu’est né l’Etat d’Israël. Malgré cela, et dans le contexte de l’extermination des juifs d’Europe, nombre d’antisionistes sont parvenus à la conclusion que si l’on ne veut pas créer de nouvelles tragédies, il convient de considérer l’État d’Israël comme un fait accompli irréversible. Un enfant né d’un viol a bien le droit de vivre, mais que se passe-t-il si cet enfant marche sur les traces de son père ?

Et vint l’année 1967 : depuis lors Israël règne sur 5,5 millions de Palestiniens, privés de droits civiques, politiques et sociaux. Ils sont assujettis par Israël à un contrôle militaire : pour une partie d’entre eux, dans une sorte de « réserve d’Indiens » en Cisjordanie, tandis que d’autres sont enfermés dans un « réserve de barbelés » à Gaza (70% de ceux-ci sont des réfugiés ou des descendants de réfugiés). Israël, qui ne cesse de proclamer son désir de paix, considère les territoires conquis en 1967 comme faisant intégralement partie de « la terre d’Israël », et s’y comporte selon son bon vouloir : jusqu’à présent, 600 000 colons israéliens juifs y ont été installés….et cela n’est pas terminé !

Est-cela le sionisme d’aujourd’hui ? Non ! Répondront mes amis de la gauche sioniste qui ne cesse de se rétrécir, et ils diront qu’il faut mettre fin à la dynamique de la colonisation sioniste, qu’un petit État palestinien étroit doit être constitué à côté de l’État d’Israël, que l’objectif du sionisme était de fonder un État où les juifs exerceront la souveraineté sur eux-mêmes, et non pas de conquérir dans sa totalité « l’antique patrie ». Et le plus dangereux dans tout cela, à leurs yeux : l’annexion des territoires occupé constitue une menace pour Israël en tant qu’État juif.

Voici précisément le moment de vous expliquer pourquoi je vous écris, et pourquoi, je me définis comme non-sioniste, ou antisioniste, sans pour autant devenir antijuif. Votre parti politique inscrit, dans son intitulé : « La République », c’est pourquoi je présume que vous êtes un fervent républicain. Et dussé-je vous étonner : c’est aussi mon cas. Donc, étant démocrate et républicain, je ne puis, comme le font sans exception tous les sionistes, de droite comme de gauche, soutenir un État juif. Le Ministère de l’Intérieur israélien recense 75% de ses citoyens comme juifs, 21% comme musulmans et chrétiens arabes et 4% comme « autres » (sic). Or, selon l’esprit de ses lois, Israël n’appartient pas à l’ensemble des Israéliens, mais aux juifs du monde entier qui n’ont pas l’intention de venir y vivre. Ainsi, par exemple, Israël appartient beaucoup plus à Bernard Henry-Lévy et à Alain Finkielkraut qu’à mes étudiants palestino-israéliens qui s’expriment en hébreu, parfois mieux que moi-même ! Israël espère aussi qu’un jour viendra où tous les gens du CRIF, et leurs « supporters » y émigreront ! Je connais même des français antisémites que cette perspective enchante ! En revanche, on a pu entendre deux ministres israéliens, proches de Benjamin Nétanyahou, émettre l’idée selon laquelle il faut encourager le « transfert » des Israéliens arabes, sans que personne n’ait émis la demande qu’ils démissionnent de leurs fonctions.

Voilà pourquoi, Monsieur le Président, je ne peux pas être sioniste. Je suis un citoyen désireux que l’État dans lequel il vit soit une République israélienne, et non pas un Etat communautaire juif. Descendant de juifs qui ont tant souffert de discriminations, je ne veux pas vivre dans un État, qui, par son autodéfinition, fait de moi un citoyen doté de privilèges. A votre avis, Monsieur le Président : cela fait-il de moi un antisémite ?

Shlomo Sand, historien israélien
(Traduit de l’hébreu par Michel Bilis)

Source Mediapart 21/07/2017

Publié le 25/02/2019

Amazon : « On est étouffés, pris pour des chiens »

Ludovic Finez (site humanité.fr)

Le géant de la vente en ligne a viré plusieurs de ses salariés français qui ont soutenu le mouvement des gilets jaunes. Deux d’entre eux l’ont été sur le site de Douai. Reportage à la porte de l’entrepôt nordiste, où une présence de 2 ou 3 ans vous donne déjà un statut d’ancien. Et, à certains, une furieuse envie d’aller voir ailleurs.

Quelle couleur de badge ? Pour entrer au volant de sa voiture sur le parking de l’entrepôt Amazon de Lauwin-Planque, près de Douai (Nord), il faut montrer patte blanche. Le vigile de Securitas veille : seuls les 1 500 salariés en CDI, détenteurs d’un passe de couleur bleue, sont autorisés à le faire. Pas les 200 à 300 intérimaires, avec leur carte bordée de vert autour du cou. Damien et Laurent (1), deux jeunes intérimaires de 20 et 22 ans, ont donc laissé leur voiture à plusieurs centaines de mètres, avant de rejoindre à pied le portillon de l’entreprise. Comme des dizaines d’autres, qui se garent comme ils peuvent autour des ronds-points de la zone d’activité ou dans la boue qui borde les axes de circulation. Damien et Laurent prennent leur poste à 13 h 20. Ils ont plus d’une demi-heure d’avance mais ils prévoient du temps pour se changer dans le vestiaire. Et puis ils aiment « prendre un café tranquillement » avant d’attaquer leur journée de travail, qui s’achèvera à 20 h 30. « On critique Amazon, mais on n’a pas à se plaindre, nous assure Damien. J’ai vu plusieurs reportages qui disaient qu’on était pistés pour aller aux toilettes. Ce n’est pas vrai, on n’est pas fliqués. » Leur mission, commencée en octobre et renouvelée une fois, durera au total huit mois. Leur boulot ? « On range les articles sur les pick towers », ces rayonnages superposés sur trois étages, installés fin 2016, qui ont considérablement augmenté la capacité de stockage. On attend d’eux une production de 1 500 articles par jour. Tout à fait réalisable, jurent-ils. Et ceux qui ont du mal à atteindre ce chiffre ? « Il y a beaucoup de fainéants. » Et le salaire ? « Il est normal… le Smic. »

« pas envie de parler », puis il se lâche...

« Généralement, ici, il n’y a que des jeunes, commente Habib Latreche, délégué syndical CGT. Les anciens, soit ils partent, soit ils sont mis de côté. Ça en dit long sur les recrutements. » Long aussi sur les kilomètres qu’il faut parcourir chaque jour dans l’entrepôt et sur les « trajets qu’on n’essaie pas d’optimiser » pour ménager les salariés. « À force de marcher, certains ont des restrictions médicales », commente le délégué syndical. « En ce moment, c’est très tendu », confie-t-il, évoquant le licenciement de deux salariés du site qui ont posté sur leur compte Facebook des messages de soutien au mouvement des gilets jaunes (lire l'encadré). « Pour certains salariés, ils (ces salariés licenciés) ont commis une faute professionnelle et l’entreprise a fait valoir ses droits. Une autre partie trouve que ce n’est pas normal et le reste ne se prononce pas », résume-t-il. L’illustration ne se fait pas attendre, avec le passage de quatre jeunes filles intérimaires. Elles ne souhaitent pas répondre à nos questions, car elles n’ont « pas d’avis » sur l’affaire. « Ce n’est pas normal d’avoir peur de son entreprise… » souffle Habib Latreche.

Assis devant le portillon, balayé par de violentes et glaciales bourrasques de vent, Christophe (1) fume une dernière cigarette avant de rejoindre son poste de travail. Il nous coupe immédiatement dans nos intentions : « Je n’ai pas envie de parler ; je ne veux pas perdre ma place pour des conneries. » Pourtant, il échangera avec nous pendant presque un quart d’heure, ponctuant certains de ses propos d’un « sans plus de détails… ». À 33 ans, père de trois enfants, au travail depuis l’âge de 16 ans, ce poste d’ouvrier à Amazon Douai, décroché il y a trois ans et demi, est son premier CDI. « J’ai une situation stable, qui m’a permis d’avoir ma maison, confie-t-il. Et puis, l’ambiance avec les collègues, ça va. Mais le boulot… » Et là, il se lâche : « On nous prend pour des chiens. La pression, l’impression d’être enfermé, d’étouffer… On n’est jamais venu me voir pour me reprocher mon chiffre de production, mais ça peut arriver, car ils en veulent toujours plus. » Quant au sort de ses deux collègues licenciés ? « Ça choque, car maintenant ils sont dans la merde. On ne peut quand même pas licencier pour le plaisir d’Amazon ! »

Curieux, Vincent (1) se mêle à la discussion et ne s’embarrasse pas de préambule : « J’en ai marre. Cela fait deux ans que je travaille ici. Il y a beaucoup de pression. Il n’y a pas de changement, pas d’évolution, toujours les mêmes personnes aux mêmes postes. J’attends de trouver autre chose pour partir. » Mylène (1), qui vient de terminer sa journée, s’arrête quelques minutes avant de repartir chez elle. Que pense-t-elle des « licenciements Facebook » ? « On n’est pas réellement choqués car on est habitués à ce qu’Amazon licencie pour rien, mais ça marque toujours. Maintenant, les gens ont peur d’écrire sur Facebook, même sur leur vie personnelle. » Son travail consiste à gérer les mouvements de camions qui arrivent et repartent de l’entrepôt : « Je n’ai pas de pression sur la production mais plus sur la sécurité. »

« journées have fun »

Elle se souvient cependant du poste qu’elle a dû occuper pendant une semaine à la préparation des colis : « J’ai oublié une étiquette code-barres sur un article. On est venu me voir deux jours après. Ce sont comme des petits avertissements verbaux. Ici, on appelle ça des “feed-back”. On est également venu me voir un mois après pour un courrier d’avertissement, correspondant à un arrêt de production. » Dans le jargon Amazon, on appelle cela un « courrier de sensibilisation ». « Ici, le management a une forme insidieuse, estime Habib Latreche. On essaie de faire copain-copain avec vous. On aime bien également infantiliser les salariés, avec par exemple les journées “have fun”, où il faut venir déguisé. Le but est d’instaurer une fausse complicité. Mais, quand on se retrouve seul devant le bureau du chef ou du DRH, il n’y a plus d’amis. »

(1) Les prénoms ont été modifiés.

Ludovic Finez

Publié le 23/02/2019

"Menteur", "PetroCaribe", "Malédiction" : six mots-clés pour comprendre la crise actuelle en Haïti

par Amélie Baron, Thibaut Cavaillès@T_Cavailles  (site franceinter.fr)

Depuis le 7 février, Haïti est ébranlée par des dizaines de manifestations qui ont jusque-là fait sept morts. Les routes principales bloquées par les manifestants paralysent l'activité du pays. Pourquoi cette colère populaire a-t-elle explosé ? Éléments de réponses en six mots-clés.

 

"Menteur"

C’est la première critique adressée au président Jovenel Moïse par les manifestants. Inconnu du grand public avant d’être choisi comme son poulain par le président d’alors Michel Martelly (ancienne star du carnaval haïtien), il a été élu lors des dernières élections de fin 2016. Dès sa campagne électorale, il avait multiplié les promesses populistes intenables. Deux ans après son élection, les habitants des quartiers les plus pauvres ne supportent plus d’avoir une nouvelle fois été bernés.

 

"Faim"

La première revendication des manifestants est de pouvoir manger. Près de 60% de la population vit sous le seuil de pauvreté (2,13€ par jour). Les plus pauvres sont aujourd’hui dans l’incapacité d’acheter suffisamment de nourriture à cause d’une inflation annuelle de 15% depuis 2016 et aussi car la monnaie nationale, la gourde, perd quotidiennement de la valeur, ce qui ne fait que monter les prix des denrées alimentaires, majoritairement importées dans le pays le plus pauvre du continent américain.

"Jeunesse"

Dans la rue ou sur les réseaux sociaux, la contestation vient des jeunes. Plus de la moitié de la population haïtienne a moins de 25 ans. Face à la corruption et au clientélisme de la classe politique dominée par les plus âgés, beaucoup de jeunes n’ont que l’exil comme espoir : par la voie légale, plus de 165 000 Haïtiens ont migré au Chili ces quatre dernières années. Ils tentent la traversée en bateau de fortune, se font souvent arrêter par les gardes-côtes américains ou finissent par couler. Une trentaine d’Haïtiens sont ainsi morts le mois dernier au large des Bahamas.

"PetroCaribe"

Du nom du programme d’aide que le Venezuela a signé avec Haïti et plusieurs pays de la Caraïbe. Depuis 2008, ce sont près de 2 milliards de dollars américains qui ont été mal gérés sinon probablement détournés par les gouvernements haïtiens successifs. À l’été 2018, des jeunes ont lancé sur Twitter le #PetrocaribeChallenge pour exiger la transparence dans la gestion de ce fonds. Selon un premier rapport de la Cour des comptes haïtienne, publié fin janvier, une quinzaine de ministres sont épinglés, pour des contrats bancals signés avec des dizaines d’entreprises, dont deux ayant appartenu à l’actuel président Jovenel Moïse.

"Korypsion"

Depuis quelques années, Haïti semble condamnée à subir la corruption (korypsion en créole local) de ses élites. Elle est parmi les plus mauvais élèves de la planète, 161e sur 180 au classement de Transparency International, logée entre la RDC et le Turkmenistan. L'affaire Petrocaribe est considérée comme le plus important scandale de corruption qu'ait connu Haïti, même si déjà sous la dictature de Jean-Claude Duvalier (1971-1986), "Baby doc" -surnom du président d'alors- aurait détourné quelques 100 millions de dollars à des fins personnelles. Duvalier est décédé en 2014 avant que son procès pour "crime contre l'humanité" ne puisse se tenir.

"Malédiction"

Outre les différentes affaires de corruption, les Haïtiens sont confrontés à des drames depuis plusieurs années. Des catastrophes naturelles d'une part, avec de nombreux séismes meurtriers au fil des siècles, dont celui de janvier 2010 qui a fait 200 000 morts, ou des ouragans récurrents. Le dernier en date, le plus ravageur, Matthew, remonte à 2016, coûtant la vie à 372 personnes. S'ajoutent également des pluies diluviennes régulières ou des périodes de sécheresse. Les drames sanitaires, d'autre part, s'ajoutent à cette douloureuse liste. Depuis le séisme de 2010, une épidémie de choléra sévit en Haïti. 10 000 personnes ont perdu la vie, 800 000 ont été contaminées.

Mais ces "malédictions", ne sont pas dues à un mauvais sort. Mais plutôt à une mauvaise gestion du pays depuis l'Indépendance de 1804 ou encore à l'influence de pays tiers. Les forêts rasées alors qu'elles protègent des ouragans en sont un des exemples, tout comme l'épidémie de choléra de 2010, provoquée par des soldats népalais de l'ONU.

Publié le 22/02/2019

Gouvernement : gilets jaunes ou pas, le cap reste libéral

(site rapportsdeforce.fr)

Loi Pacte pour les entreprises, réforme de la fonction publique et suppression de 120 000 fonctionnaires, projet de loi libéral dans la santé, autoritaire dans l’éducation, le gouvernement n’a pas ralenti le rythme effréné des réformes. Pas plus qu’il n’en a modifié le contenu pour coller aux aspirations à plus de justice sociale exprimées dans le mouvement populaire qui secoue le pays depuis le 17 novembre.

« Toutes les questions sont ouvertes », a assuré Emmanuel Macron en guise d’introduction à l’ouverture du Grand débat le 15 janvier. À l’issue de celui-ci fin mars, les Français pourraient être interrogés par voie référendaire. Quelles seront alors les questions posées par l’exécutif ? Nul ne le sait à ce jour, le gouvernement ne pouvant se payer le luxe de les fixer aujourd’hui sous peine de confirmer à ses détracteurs que le Grand débat est une simple opération de communication. Cependant, elles ne devraient pas remettre en cause la politique de l’exécutif. À plusieurs reprises, des membres de la majorité ont affirmé qu’il ne s’agissait pas de détricoter ce qui a été fait depuis 18 mois. Et ce, malgré un mouvement des gilets jaunes qui a bousculé le pouvoir, l’obligeant à lâcher un peu de lest en décembre.

Mais faute de détricotage, les Français risquent d’être habillés pour plusieurs hivers à la mode libérale. Le marathon législatif se poursuit sans pause ni changement de cap. Commencé au mois de septembre, l’examen du projet de loi « plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises » poursuit discrètement son bonhomme de chemin. Contrairement à l’ISF, il ne s’est pas retrouvé en tête de gondole des récriminations surgissant des ronds-points. Pourtant, ce texte de 73 articles et plus de 900 pages, qualifié de « fourre-tout » par l’opposition, prévoit parmi ses mesures en faveur des entreprises, la privatisation d’Aéroport de Paris, pour lequel Vinci s’est porté candidat. Autre bijou de famille promis à la vente : la Française des jeux dont les résultats économiques sont florissants. Un jackpot qui rappelle celui des autoroutes bradées il y a dix ans pour le plus grand bénéfice des sociétés d’autoroute, avec Vinci au premier rang.

La droite sénatoriale est certes revenue avec une certaine dose d’opportunisme sur cette vente, mais elle devrait réapparaître dans la loi dès son retour à l’Assemblée nationale, où le gouvernement détient une imposante majorité. Autre disposition législative inscrite dans le texte, le relèvement des seuils d’effectifs dans les entreprises et l’allongement du délai à cinq ans pour s’y conformer. Une mesure aux contours apparemment techniques, mais qui a pour conséquence de réduire les cotisations et nombres d’obligations des employeurs. Ainsi, moins de contrainte en matière d’aide au logement, de licenciement, de droits syndicaux ou de communication des rémunérations les plus élevées pour ne prendre que quelques exemples. Un cadeau réclamé de longue date par le Medef, et qui pourrait générer 500 millions de gains pour les entreprises selon les estimations de l’exécutif. Pas vraiment une décision de justice sociale dans ce projet de loi qui pourrait être adopté définitivement en mars ou avril.

Moins de services publics et plus de fracture territoriale

Le mouvement social qui secoue le pays depuis trois mois a beau prendre appui sur le manque de services publics en zone rurale et périphérique, cela n’empêche pas le gouvernement de tenter de mettre en musique, dans sa réforme de la fonction publique, les propositions libérales du Comité d’action publique 2022. Tans pis pour la fracture territoriale que le président de la République entendait pourtant réduire après son élection.

Présenté aux syndicats de fonctionnaires le 14 février, le projet de loi de « transformation de la fonction publique » prévoit toujours un recours accru aux contractuels, plus de mobilité pour les agents, un plan de départ volontaire et des salaires au mérite. Le tout afin d’accompagner la suppression de 120 000 postes de fonctionnaires d’ici 2022. Il n’est pas certain que les Français goûtent à la promesse orwellienne de plus de services publics avec moins de moyens. Pas plus qu’ils n’apprécient la dématérialisation des services publics comme moyen de réduire les coûts, et de pallier aux suppressions de postes, alors que la question de l’affaiblissement du lien social est criante. Proximité, quand tu nous échappes.

Autre réforme n’allant pas vraiment dans le sens d’une présence des services publics également répartis sur l’ensemble du territoire, le projet de loi sur la Santé qui est arrivé en première lecture à l’assemblée mercredi 13 février. Il reprend tous les éléments du Plan santé présenté quelques mois plus tôt, sans réels moyens supplémentaires, pourtant réclamés ardemment par les agents hospitaliers. Parmi les mesures du projet de loi, le classement en trois catégories des centres hospitaliers. Dans les zones rurales ou périphériques, la population aura le plus souvent accès aux 500 ou 600 « hôpitaux de proximité », sans maternité ni chirurgie. La carte de ceux-ci pourra être fixée par ordonnance par le gouvernement, dans une vision très verticale des décisions qui concernent la population.

Autre réforme qui fait la part belle à la verticalité : le projet de loi « pour une école de la confiance », composé d’une trentaine d’articles. Outre la présence obligatoire des drapeaux français et européens dans toutes les classes, le texte prévoit dans son article premier un rappel à l’exemplarité pour les personnels de l’Éducation nationale invités au « respect de l’institution scolaire, dans ses principes comme dans son fonctionnement ». Le tout, ajouté à un regain de pouvoir octroyé aux rectorats dans la formation des enseignants. Cela, dans un contexte de suppressions de postes dans l’éducation, et de réformes contestées du baccalauréat, de l’enseignement supérieur et de la filière professionnelle. 

N’en rajoutez plus, la coupe est pleine !

 Cependant, l’agenda libéral de l’exécutif ne s’arrête pas là. Plusieurs dossiers chauds sont sur la table. Celui de l’assurance chômage a été renvoyé à une négociation entre organisations syndicales et représentants du patronat depuis le mois de novembre. Mais le gouvernement a fixé une feuille de route prévoyant une économie de presque quatre milliards sur trois ans, et les discussions patinent. Faute d’un accord dans les prochaines semaines, il reprendra la main et pourrait imposer des mécanismes réduisant les droits des chômeurs pour atteindre l’objectif d’économie qu’il a tracé. En tout cas, avec ou sans accord entre les « partenaires sociaux », un texte législatif devrait être présenté devant le Parlement avant l’été.

Mais le dossier le plus explosif est celui de la réforme du système de retraite. Prudemment repoussé après les élections européennes, par crainte d’une défaite dans les urnes, le gouvernement n’a pas pour autant abandonné son projet d’instituer une retraite par points. Ce changement de modèle entraînerait une baisse importante des revenus des futurs retraités, selon plusieurs organisations de salariés. Ce, malgré les discours se voulant rassurant de Jean-Paul Delevoye. Le Haut-commissaire à la réforme des retraites, en charge de ce dossier particulièrement épineux pour le gouvernement, marche sur des œufs en attendant le mois de mai. Mais il avance, là encore, sans modifier les objectifs du pouvoir. Encore un grand coup de barre en direction du marché roi.

Publié le 21/02/2019

Sommet de guerre à Varsovie

Par Bill Van Auken

(site mondialisation.ca)

La conférence organisée conjointement par les gouvernements américain et polonais à Varsovie cette semaine sous le prétexte de travailler à «Promouvoir un avenir de paix et de sécurité au Moyen-Orient» a révélé la menace immense et imminente que l’impérialisme américain se prépare à traîner l’humanité dans une nouvelle guerre potentiellement mondiale et catastrophique.

A la veille de la conférence, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, le seul chef de gouvernement de premier plan à se rendre en Pologne pour cet événement, a accordé un entretien à Varsovie dans lequel il a déclaré que l’importance de la conférence était de « tenir une réunion ouverte avec les représentants des principaux pays arabes, réunis avec Israël afin de faire avancer l’intérêt commun de la guerre contre l’Iran. »

Le texte de cette déclaration belliqueuse a ensuite été posté sur le compte Twitter du Premier ministre israélien. Par la suite, apparemment à cause de pressions politiques des sponsors américains et polonais de l’événement, le tweet a été modifié pour se lire comme suit: «afin de faire avancer l’intérêt commun de la lutte contre l’Iran».

Une grande partie des médias ont traité la déclaration initiale de Netanyahu comme une gaffe. Ce n’était rien de la sorte. Le Premier ministre israélien décrivait les objectifs réels de la conférence de Varsovie en termes clairs, car cela convient à ses propres intérêts politiques étant donné qu’il doit faire face à une élection dans deux mois sur fond de scandales de corruption grandissants et qu’il est impatient de rassembler sa base électorale de droite.

Israël et les dictatures monarchiques réactionnaires du Golfe persique, bien représentées au rassemblement de Varsovie, constituent les deux piliers de l’axe anti-iranien en cours de formation par le gouvernement Trump.

Les tentatives des responsables américains et polonais de masquer le véritable objectif de la conférence en parlant de «paix» et de «sécurité» étaient ridicules. Les responsables polonais ont insisté sur le fait que la réunion ne concernait pas un pays en particulier, mais plutôt des « problèmes horizontaux » auxquels la région devait faire face, tels que la prolifération des armes, le terrorisme, la guerre, etc. Cependant, il s’est avéré que l’Iran était visé comme étant à l’origine de chacun de ces problèmes.

Le vice-président américain Mike Pence a prononcé un sermon moralisateur dans lequel il dénonçait Téhéran pour avoir menacé d’un «autre holocauste» et avoir tenté de recréer l’empire perse en ouvrant un «couloir d’influence» à travers l’Irak, la Syrie et le Liban.

Pence, qui a ponctué son discours avec des références bibliques et affirmé que la foi et Dieu apporteraient la paix au Moyen-Orient, a décrit l’Iran comme «le principal État parrainant le terrorisme et l’État qui sème le plus grand mal et la plus grande discorde à travers la région, raison pour laquelle nous sommes réunis ici aujourd’hui.»

Cette expression «principal pays qui a parrainé le terrorisme» a été répétée ad nauseum par des responsables américains, sans chercher à étayer l’allégation par des faits ou des preuves. Un mensonge éhonté de la part d’un gouvernement qui a investi des milliards de dollars dans le financement des guerres terroristes menées par les milices liées à Al-Qaïda dans leur quête d’un changement de régime en Libye et en Syrie.

Alors même que se tenait la conférence de Varsovie, un attentat-suicide terroriste commis en Iran a coûté la vie à 27 membres des Gardes de la révolution du pays qui rentraient chez eux après leur déploiement à la frontière avec le Pakistan. Un groupe obscur lié à Al-Qaïda et à l’Arabie saoudite, l’allié principal de Washington dans le monde arabe, a revendiqué l’attentat.

En ce qui concerne «l’État qui sème le plus de mal et la plus grande discorde», est-ce que quelqu’un saurait dire sans perdre de son sérieux que Washington, qui a mené pendant un quart de siècle des guerres sans fin et ruineuses dans la région, a rasé des sociétés entières et a laissé des millions de morts, de mutilés et de réfugiés, pourrait se voir contester ce titre par quiconque?

L’élément le plus discordant du discours de Pence, toutefois, visait les anciens alliés de Washington au sein de l’OTAN pour ne pas avoir respecté la ligne américaine vis-à-vis de l’Iran. Le vice-président américain a demandé à l’Allemagne, à la France et au Royaume-Uni, tous signataires de l’accord sur le nucléaire iranien de 2015, de suivre l’exemple de Washington en déchirant l’accord et en imposant un blocus économique qui équivaut à un acte de guerre.

En dehors du Royaume-Uni, aucune des puissances européennes n’a envoyé ne serait-ce qu’un ministre des affaires étrangères à la réunion de Varsovie, qui a été considérée à juste titre comme un rassemblement pour faire la guerre contre l’Iran parrainé par les États-Unis. Federica Mogherini, responsable de la politique étrangère de l’UE, qui a participé à la négociation de l’accord sur le nucléaire iranien, a également refusé d’y assister.

Pence a accusé «certains de nos principaux partenaires européens» d’essayer de «briser les sanctions américaines contre le régime révolutionnaire iranien meurtrier». Il faisait référence à un mécanisme financier mis en place par le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France pour permettre le troc de marchandises entre des sociétés européennes et l’Iran sans transactions financières directes ni utilisation du dollar américain pour échapper aux sanctions extraterritoriales américaines. Cette mesure visait à sauver l’accord sur le nucléaire iranien et à empêcher Téhéran de renoncer à l’accord, compte tenu de la disparition de toutes les mesures d’allégement des sanctions qu’il était censé entraîner.

Le vice-président américain a demandé aux puissances européennes de «se tenir à nos côtés» en annulant l’accord nucléaire et, vraisemblablement, en se préparant à une guerre avec l’Iran. Reconnaissant le fait que l’Iran soit en conformité avec l’accord nucléaire, Pence a déclaré que la question n’était pas celle de la conformité, mais celle du caractère indésirable de l’accord lui-même.

L’impérialisme américain n’a jamais pardonné aux masses de travailleurs et de pauvres iraniens leur révolution de 1979 qui a renversé la dictature du Shah, soutenue par les États-Unis, qui était le pivot de la domination américaine dans la région. Si cette révolution a été usurpée par le régime théocratique bourgeois mis en place sous l’ayatollah Khomeiny, Washington a toujours refusé toute entente en dehors d’un changement de régime, celui de la nouvelle imposition d’une dictature fantoche américaine.

Dans son discours à Varsovie, Pence a averti que toute tentative d’échapper au régime de sanctions américain «créerait encore plus de distance entre l’Europe et les Etats-Unis».

En 2003, à l’approche de l’invasion américaine en Irak, le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld, avait ridiculisé l’opposition de l’Allemagne et de la France à cette guerre d’agression criminelle en qualifiant ces pays de «vieille Europe» et en exaltant le soutien à l’impérialisme américain provenant de la «nouvelle Europe», composée des régimes d’Europe de l’Est et principalement de la Pologne.

Le fait que la Pologne ait parrainé cette conférence sur une guerre contre l’Iran, alors qu’elle n’a pas joué un rôle particulièrement déterminant dans les affaires du Moyen-Orient, a ramené sur le tapis cette tentative antérieure d’opposer la «nouvelle» à la «vieille» Europe.

Le soutien de Varsovie à la croisade anti-iranienne est lié à la volonté de son gouvernement de droite de garantir une présence militaire américaine permanente en Pologne en tant que prétendu rempart contre toute menace de la part de la Russie. En septembre de l’année dernière, le président polonais Andrzej Duda a proclamé lors d’une conférence de presse à la Maison Blanche que son gouvernement souhaitait l’érection d’une «Forteresse Trump» sur le sol polonais.

La rhétorique virulente anti-iranienne délivrée à la conférence de Varsovie sur «la paix» et la «sécurité» a été égalée par la diatribe contre la Russie prononcée par le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, qui en marge de sa participation à la conférence, a rendu visite aux militaires pendant des manœuvres en Pologne.

Pompeo a invoqué sa carrière militaire en tant qu’officier de chars d’assaut en Allemagne pendant la guerre froide, déclarant que si, à l’époque, la région de la Trouée de Fulda en Allemagne était perçue comme le point d’affrontement en cas d’invasion de l’Europe occidentale par l’URSS, la Pologne occupait désormais une position similaire en raison de «l’agression russe».

Aujourd’hui, la tentative de Washington de monter les régimes de droite de la «nouvelle Europe» contre ses anciens alliés de la «vieille Europe» est liée non seulement à un bain de sang potentiel en Iran, mais également à la préparation d’une nouvelle guerre mondiale. L’impérialisme américain est déterminé à affirmer son hégémonie sur l’Iran, le Moyen-Orient, l’Asie centrale et le Venezuela afin d’établir son contrôle incontesté sur toutes les réserves énergétiques mondiales, lui donnant ainsi la capacité d’y refuser l’accès à son principal rival mondial, la Chine.

La conférence de Varsovie, malgré tous ses aspects ridicules et sa rhétorique grotesque, a un contenu extrêmement grave. Elle constitue un point nodal dans la poussée vers une troisième guerre mondiale entre les principales puissances nucléaires du monde.

Bill Van Auken

Article paru en anglais, WSWS, le 15 février 2019

La source originale de cet article est wsws.org

Publié le 20/02/2019

En Palestine occupée : des potagers suspendus pour s’évader, « car nous ne pouvons aller nulle part ailleurs »

par Anne Paq, Craig Redmond, Sandra Guimarães (site bastamag.nt)

Dans les territoires palestiniens occupés par l’armée israélienne, près d’une famille sur trois survit en situation d’insécurité alimentaire. A Bethléem, dans un camp de réfugiés surpeuplé, des mères de famille font face en installant de petits potagers sur leurs toits. C’est le cas de Draguitsa Alafandi, qui y cultive depuis quelques années céleris, betteraves, concombres, menthe et tomates. En plus d’accroître l’autonomie alimentaire de sa famille, elle offre à ses enfants un petit lieu pour rêver, s’échapper d’un camp « de fer et en béton ». Reportage, en images.

L’expulsion de 700 000 Palestiniens en 1948 – restée comme la « catastrophe » (al-Nakba) dans la mémoire palestinienne – a jeté sur les routes et disséminé dans les camps autant de réfugiés [1]. Soixante-dix ans plus tard, ils attendent toujours une solution politique qui leur permette de bénéficier de leur « droit au retour ». Construit en 1949 pour accueillir 3000 réfugiés en provenance de 45 villages, le camp de Deheisheh abrite aujourd’hui 15 000 personnes. Il s’étend sur 0,33 km2, soit une densité de population d’environ 45 000 habitants au km2, plus de deux fois la densité de la ville de Paris... C’est le deuxième plus grand camp de réfugiés en Cisjordanie.

La plupart des réfugiés palestiniens étaient agriculteurs. Privés d’accès à la terre, ils sont aussi amputés d’une part de leur identité. A Deheisheh, ils plantent et sèment dès qu’un coin de terre est disponible. Ici et là, des arbres fruitiers se glissent dans les espaces étroits qui séparent les bâtiments. Des pots de fleurs et d’herbes aromatiques ornent le pas des portes. Des vignes grimpent sur les murs. Elles rejoignent parfois les micro-fermes installées sur les toits depuis 2012, à l’initiative de l’association Karama (« dignité » en arabe) qui aide les femmes du camp à lancer de petits potagers.

Micro-fermes suspendues

Avec ses toits plats, où l’on peut aisément stocker des réservoirs d’eau, l’architecture des camps se prête bien aux jardins suspendus. Les femmes qui le souhaitent peuvent se procurer une serre et des semences. L’association propose également une formation agricole et des réservoirs. L’accès à l’eau reste un défi important en Palestine, surtout dans les camps de réfugiés.

« Il est désormais quasi-impossible d’acheter des terres », constate Draguitsa, qui a commencé à planter des fleurs et des plantes grasses sur son toit il y a quelques années. Puis un jour, Mustafa, son mari, a ramené des graines de piment fort qu’un ami lui avait données. « A ce moment là, je me suis dit : "Pourquoi ne pas planter des légumes ?" » Draguitsa a entendu parler du projet des micro-fermes par un voisin qui travaille à Karama. Elle a obtenu une serre en 2017 mais continue à planter dans des pots, des sacs et autres récipients recyclés.

Draguitsa est née et a grandi en Bosnie. Elle a déménagé en Palestine en 1994 pour vivre avec Mustafa, son mari palestinien. La Bosnie est alors déchirée par la guerre, et en Palestine c’est au contraire une période d’espoirs. Les accords d’Oslo viennent d’être signés, et les Palestiniens pensent sincèrement être sur la voie de la liberté. Mais la promesse d’autodétermination ne s’est jamais réalisée. Aujourd’hui Draguitsa, Mustafa et leurs quatre enfants vivent encore sous occupation militaire, de plus en plus violente.

« Ça fait du bien de regarder des plantes et légumes grandir »

Son beau-père, ses beaux frères et même son mari ont été emprisonnés par l’armée israélienne. Les conditions de vie dans les prisons se sont considérablement dégradées depuis 1994. Dans le même temps les libertés, tout comme le territoire palestinien, ne cessent de se réduire.

« À Deheisheh, je me sens exclue de tout. Mais avoir des plantes à entretenir c’est vraiment bien. Avoir quelque chose à mettre sur la table est un gros bonus. Ça fait vraiment du bien de regarder des plantes et légumes grandir. De nos jours, ceux que l’on achète sont tellement chargés de produits chimiques, ce sont plus des poisons que des aliments. »

Selon Draguitsa, le plus gros problème des micro-fermes suspendues du camp de réfugiés est l’accès à l’eau. A Deheisheh, il y a de l’eau à peu près tous les dix jours pendant 24 heures. Parfois moins. « N’oublions pas que nous sommes dans un camp de réfugiés, en Palestine », dit-elle.

« Ici, des soldats israéliens tirent presque toutes les nuits. Des bombes lacrymogènes volent partout. Notre toit est assez haut, mais j’ai toujours peur qu’ils détruisent la serre. Ce serait un désastre. »

« Un petit trésor » qui produit menthe, piments et légumes frais

Cultiver un potager a permis à Draguitsa d’améliorer les repas de sa famille. « Nous mangeons davantage de légumes frais, de salades et de soupes. Mon plus jeune fils, Aissa, adore monter ici et ramasser tout ce qu’il y a à manger. »

« Ma fille Miriam aime beaucoup les salades. Elle nous en prépare souvent avec des feuilles et des fleurs qu’elle cueille dans le potager. Toute la famille apprécie de pouvoir mettre beaucoup de menthe dans son thé. Et tout le monde aime les piments forts. » Le jardin suspendu de Draguitsa ne lui suffit pas pour cultiver tout ce dont sa famille a besoin. « Mais nous apprécions vraiment de cuisiner les quelques légumes et plantes qui poussent ici. Ils ont toujours un petit goût particulier. »

« Mes enfants aiment venir ici, s’asseoir et profiter simplement du bonheur d’être entourés de plantes. Je ne cultive pas que des plantes comestibles, mais également des plantes médicinales. C’est bon pour le moral. Ce jardin est vraiment un petit trésor, perdu au milieu d’un camp de fer et de béton. Les toits sont des endroits qui nous permettent de nous évader, puisque nous ne pouvons nous échapper nulle part ailleurs. »

Sandra Guimarães

Notes

[1] Les Palestiniens considèrent souvent les événements de 1948 comme un « nettoyage ethnique », de même que certains historiens israéliens comme Ilan Pape – voir Ilan Pappe, Le nettoyage ethnique de la Palestine, Fayard, 2008, ou encore cet article du Monde qui fait le point sur la quetion.

Publié le 19/02/2019

Répression judiciaire des Gilets Jaunes : Edouard Philippe fait du chiffre

Condamnations de Gilets jaunes : la curieuse approche quantitative de la justice mise en avant par Édouard Philippe

Par Me Régis de Castelnau

 (site mondialisation.ca)

Les chiffres dévoilés par le premier ministre indiquent une instrumentalisation de la justice et un mépris du droit.

 Atlantico : ce mardi 12 février, le premier ministre, Edouard Philippe, a déclaré devant l’Assemblée nationale : « Depuis le début de ces événements, 1796 condamnations ont été prononcées par la justice et 1422 personnes sont encore en attente de jugement » (…) « plus de 1300 comparutions immédiates ont été organisées et 316 personnes ont été placées sous mandat de dépôt ». Comment comprendre de tels chiffres, faut-il y voir une excessive sévérité, ou traitement « juste » de la situation eu égard aux événements ?

Régis de Castelnau : Ces chiffres sont proprement ahurissants. Il s’agit donc, et c’est assumé comme tel, d’une répression de masse. C’est-à-dire qu’on a mobilisé l’appareil judiciaire depuis trois mois pour faire ce qui ne peut plus s’apparenter à une justice normale, mais à une justice d’exception, à une justice de masse.

La justice française complètement en crise par défaut de moyens, et qui a beaucoup de mal à effectuer les missions qui sont les siennes dans le cadre de son service public vient d’être instrumentalisée au service du pouvoir exécutif pour mettre en place une répression sans exemple depuis la fin de la guerre d’Algérie. Soyons clairs, on ne peut pas rendre une justice digne de ce nom, avec des procédures régulières, des débats contradictoires, des décisions équilibrées dans ces conditions. 316 personnes placées sous mandat de dépôt, dont une proportion considérable de gens sans casier judiciaire, ce chiffre doit être rapporté à ce que la presse nous apprend tous les jours concernant la délinquance des quartiers ou des gens ayant jusqu’à 20 condamnations pour des délits graves à leur casier n’ont jamais fait un jour de prison. Cette statistique est claire, c’est une justice d’exception qui a été rendue indigne d’un pays comme le nôtre. Le président de la république a fait le choix, non pas du maintien de l’ordre mais celui d’une répression brutale du mouvement des gilets jaunes. Que la justice souvent parquet et juges du siège ensemble ait accepté d’exécuter les ordres de l’Élysée et de la place Vendôme est une régression qui nous renvoie des dizaines d’années en arrière. Désormais lorsque les syndicats de magistrats nous parleront d’indépendance et d’impartialité ils se feront rire au nez. Surtout que dans le même temps, et l’affaire Benalla est là pour le démontrer, la même justice est d’une complaisance surprenante avec les délinquants qui entourent le chef de l’État.

Des groupes d’avocats se sont organisés pour faire face à ce moment liberticide, et les informations qui remontent sont consternantes. Incriminations fantaisistes, procédures bâclées, peines exorbitantes infligées pour des infractions imaginaires, mises en cause systématique des droits de la défense. Il y a aussi bien sûr les comportements des parquets comme par exemple celui de Paris par le Canard enchaîné, ou le procureur du tribunal de grande instance ordonne à ses substituts de violer la loi et de conserver les gens garde à vue en commettant des séquestrations arbitraires. Il y a bien sûr également les refus catégoriques malgré les évidences de poursuivre les policiers frappeurs, alors que les préfets en saisissant l’IGPN font eux leur devoir.

Je dois reconnaître que la façon dont l’appareil judiciaire s’est comporté à l’occasion du mouvement des gilets jaunes a quand même été pour moi une surprise. L’image d’une justice équitable, respectueuse de sa mission et de la loi est détruite dans l’opinion publique pour longtemps. Comment pour complaire au pouvoir exécutif des magistrats ont-ils accepté de prendre ce risque ?

En tout cas cette statistique établit que cet appareil judiciaire, oubliant sa mission de rendre la justice, a choisi de se comporter en supplétif de la police pour rétablir l’ordre. C’est complètement déplorable.

Comment interpréter cette vision quantitative de la Justice de la part du premier ministre ?

Que le premier ministre revendique triomphalement de telles statistiques qui n’établissent qu’une chose, c’est la vision instrumentale de la justice de ce pouvoir, en dit long sur le mépris du droit qui le caractérise. Il dirige un gouvernement qui est en train de faire voter une nouvelle loi sur l’organisation de la justice que tout le monde judiciaire considère comme de pure régression, et qui passe son temps à rogner sur le budget de ce qui devrait être un grand service public. Et maintenant il vient à l’Assemblée nationale brandir des statistiques que ceux qui savent ce que doit être la justice, considèrent comme déshonorantes. « Regardez, la justice expéditive que nous avons ordonnée a condamné 1796 de ces horribles gilets jaunes. Elle en a mis 316 au trou. C’est une magnifique victoire ! » A quand le premier ministre venant de la même façon triomphale brandir les statistiques des gens éborgnés, des mains arrachées, des blessés de toutes sortes ?

Ce qui apparaît dans ce comportement passablement indigne, c’est cet aveuglement sur ce qui se passe dans ce pays et sur le rejet dont le président de la république lui-même font l’objet. Persuadés d’être plus intelligents que tout le monde lui et ses équipes emmènent le pays dans une impasse mortifère en continuant de l’abîmer. Je ne sais pas comment tout cela finira, mais il est sûr que la trace que Monsieur Édouard Philippe laissera dans l’histoire sera particulièrement laide.

Interview publiée dans Atlantico. Via le site Vu du Droit

La source originale de cet article est Atlantico.fr

Copyright © Me Régis de Castelnau, Atlantico.fr, 2019

Publié le 18/02/2019

« Ce qui se passe ici, cette entraide, je n’avais jamais vu ça » : reportage à la maison du peuple de Saint-Nazaire

par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)

 

A Saint-Nazaire, les gilets jaunes ont leur quartier général : la « maison du peuple », un ancien bâtiment du Pôle emploi qu’ils occupent depuis la fin novembre. Dans le bouillonnement des discussions, des débats et des actions, travailleuses précaires, retraités, chômeuses ou SDF s’y politisent à grande vitesse. Dans ce territoire marqué par une forte culture ouvrière, leur action s’articule avec celle des syndicats, dont ils reçoivent le soutien. Après bientôt trois mois d’une mobilisation nourrie par cette force collective, tout retour en arrière leur semble impossible : « Le mépris et la violence n’ont fait qu’accroître notre détermination. » Reportage.

L’après-midi touche à sa fin à la « maison du peuple » de Saint-Nazaire. Ce bâtiment de 900 m2 est occupé depuis deux mois par des gilets jaunes. Les manifestants, qui battent le pavé depuis le petit matin, ce 5 février, jour de « grève générale », arrivent au compte-goutte. Certains repartent illico rejoindre leurs « collègues », qui improvisent des soirées festives sur les ronds points occupés. Pour la première fois depuis le début du mouvement, la CGT avait appelé à rejoindre les gilets jaunes pour cette journée de mobilisation. Chacun fait part de son expérience : est-ce qu’il y avait du monde ? Comment cela s’est-il passé avec les syndicats ? Y avait-il beaucoup de policiers ? Les vannes fusent. Tout le monde rit. « C’est tellement agréable, après une journée de manif dans le froid de revenir à la maison du peuple. Il fait bon, il y a du café, et tous les gens », se réjouit Céline, qui a rejoint le mouvement courant décembre.

« Chaque fois que l’huissier se pointe pour que l’on dégage, les dockers menacent de se mettre en grève »

Héritière des bourses du travail et des usines occupées, espace d’élaboration politique et d’organisation d’actions, la maison du peuple (MDP) de Saint-Nazaire a éclos le 24 novembre. Ce jour-là, les manifestants se dirigent vers la sous-préfecture locale pour y tenir une assemblée citoyenne, comme dans bien d’autres endroits en France [1]. Ils trouvent porte close et décident alors de se diriger vers l’ancien bâtiment du Pôle emploi, inoccupé depuis des années. « Nous avons décidé d’y aller pour tenir notre assemblée. Et nous y sommes restés. C’est devenu un lieu d’organisation du mouvement, dit Philippe, habitué des luttes sociales et encore étonné de cette action très spontanée. Ce n’était pas du tout prévu. Peu de gens, parmi nous, avaient déjà occupé des lieux. »

Si fin novembre, beaucoup de gilets jaunes battent le pavé pour la première fois, plusieurs sont aussi syndiqués depuis longtemps. « Nous sommes dans un bassin ouvrier important. Avec une forte tradition syndicale », remarque Philippe. Plus de deux mois après le lancement du mouvement, les rangs se tiennent bien serrés. Deux des ronds points occupés dans la zone portuaire ont encore des cabanes. Et personne n’a l’intention de les laisser être détruites. « C’est grâce au soutien des dockers et des travailleurs portuaires que l’on tient depuis si longtemps, assure Philippe. Chaque fois que l’huissier se pointe pour que l’on dégage, ils menacent de se mettre en grève et la direction renvoie l’huissier chez lui. » Début décembre, le maire de Donges, commune limitrophe de Saint-Nazaire, avait également refusé de détruire les cabanes situées dans la ville, ce que le préfet lui avait demandé.

« Des mères au foyers, des chômeurs, des intérimaires font partie des piliers de la maison du peuple »

Les liens noués entre gilets jaunes et syndicats se sont faits plus formels depuis peu. Le rassemblement du 5 février est la première action conjointe officielle. Avant cela, « on a organisé des rencontres ici, à la maison du peuple. Chacun a fait part de sa méfiance et de ses attentes », se remémore Philippe. Les gilets jaunes craignaient d’être trahis et de voir la lutte centrée autour du travail, alors que leurs mobilisations parlent aussi du handicap, des services publics, des minima sociaux. « Des personnes éloignées du travail – mères au foyers, chômeurs, intérimaires… – font partie des piliers de la maison du peuple », ajoute Philippe. Côté syndical, on se demandait où étaient les gens en 2016, lors des gros mouvements qui ont agité la France contre la loi Travail. Ils avaient aussi peur de la casse.

Finalement, chacun a accepté les limites des autres. Et il a été décidé de profiter de cette situation pour inventer autre chose. « Les syndicats ont une implantation dans les entreprises que nous n’avons pas. Il y a parmi nous des travailleurs éloignés des syndicats qui peuvent, du coup, se rapprocher d’eux. Voire envisager de créer une section syndicale dans leur entreprise, parce qu’ils réalisent en discutant que c’est une façon de faire respecter leurs droits. » Les syndicats permettent de grossir les rangs des rassemblements qui se tiennent devant les tribunaux quand des gilets jaunes sont convoqués par la Justice, tandis que la maison du peuple offre à tout le monde une solide base arrière pour organiser des actions. « Le blocage du port, ce n’est pas une mince affaire. Il faut bloquer six entrées et cela demande pas mal de boulot. »

 

Le 5 février, deux ronds points ont été bloqués sur le port. Défilant à proximité d’un gigantesque paquebot sur le point d’être mis à l’eau, les manifestants ont tâché de débaucher les travailleurs d’Arcelor Mittal. Ils ont pu entrer dans l’entreprise, le temps de glisser un mot aux travailleurs, et de montrer que non, ils n’avaient pas l’intention de tout casser. « C’était fort de rentrer comme ça sur les lieux de travail », notent des retraités eux-aussi mobilisés ce 5 février. « Allez-y rentrez, c’est chez nous ! », glissait un gilet jaune aux manifestants intimidés de passer la porte de l’entrepôt.

« Ici il y a des gens qui bossent et qui dorment dans leur bagnole. On est dans le concret de la précarité »

Au fil des soirées à refaire le monde et des actions menées sur les ronds points, les liens se resserrent. « Je n’avais jamais vu ça. Tellement de gens différents dans un mouvement, dit « Jojo », un habitué des luttes sociales qui a notamment passé du temps sur la zad de Notre-dame-des-Landes. Yann, chômeur mobilisé dès le début du mois de novembre, et présent aux premiers jours de la Maison du peuple, lui renvoie le compliment : « Je me retrouve avec des jeunes qui se sont battus sur la zad. Je n’ai jamais compris le sens de leur lutte là bas. Et je ne comprends toujours pas, d’ailleurs. Mais on est là, ensemble, on discute, on s’engueule, on s’embrasse. Ce qui se passe ici entre nous, cette entraide, je n’ai jamais vu ça. C’est incroyable. C’est devenu comme une drogue. » « C’est la première fois que je côtoie des SDF au quotidien, raconte Céline, qui est institutrice. Avant, tisser des liens avec eux aurait été impensable pour moi. »

« Ici, il y a beaucoup de cabossés de la vie, ajoute Yann. Perso, je suis un enfant de la Dass, j’ai connu la violence. Quand j’écoute les anciens parler entre eux, ce que j’entends me fait mal. Il y en a qui ont eu des vies vraiment dures. » « Il y a beaucoup d’histoires personnelles de précarité, reprend Jojo. Un travailleur handicapé, qui fait 35h par semaine, nous a amené sa fiche de paie : 633 euros. Ça nous a fait bizarre. Il y a des gens qui bossent et qui dorment dans leur bagnole. On est vraiment dans le concret de la précarité. Ça pique. » Les vingt chambres de la maison du peuple sont occupées par des personnes en galère. Jojo habite l’une d’elles depuis le premier jour. « C’est mon premier logement, dit-il. En attendant que ma demande de logement social aboutisse. »

« J’étais dans ma petite vie, vautré dans mon canapé en train de regarder BFM. Ici, mon cerveau s’est remis à fonctionner »

« On fait beaucoup de social, reprend Yann. Les restos du cœur, le 115, les maraudes, ils viennent toquer chez nous. Mais on a dû clarifier les choses quand même, et dire que les gens étaient les bienvenus, y compris ceux qui avaient besoin de dormir au chaud, mais en précisant qu’ils étaient ici pour la lutte. On ne voulait pas que ce soit le bordel. » Très ordonnée, et bien tenue, la maison du peuple ne tolère ni drogue, ni alcool.

Autant qu’une base arrière pour les actions, la maison du peuple est devenue un lieu de formation. L’endroit fourmille de discussions en tout genre, d’échanges plus ou moins informels, d’ateliers, de conférences et d’assemblées générales. Il y a aussi des pièces de théâtre, des soirées cinéma, des dîners collectifs. « Ici c’est vivant H24, décrit Jojo. On parle de politique à longueur de journée, alors qu’avant les gens s’en foutaient. » « J’étais dans ma petite vie, vautré dans mon canapé en train de regarder BFM, s’esclaffe Yann. Ici, mon cerveau s’est remis à fonctionner. » Ce qui soude les gens, politiquement, est une volonté farouche de voir les richesses mieux partagées, et un effarement total face aux milliards de l’évasion fiscale.

« Ça fait douze semaines que ça dure. On dirait que les gens sont infatigables »

« On ne se rendait pas compte, avant, qu’il y avait tant et tant d’argent public volé, explique Céline. Ce n’est pas possible pour nous d’être traités d’enfants gâtés alors que les plus riches se gavent. Dans le débat national, il nous est clairement demandé quel service public il faut supprimer. Ils n’ont vraiment rien compris à ce que l’on veut. On lutte pour le maintien de tous les services publics. » « Il y a largement de quoi financer tout ça, si on arrête de filer le pognon aux riches », glisse Denis, ouvrier dans une entreprise d’insertion. Eric intervient et parle de « ces gros patrons qui négocient leurs primes de départ au moment où ils sont embauchés et avant même d’avoir prouvé quoi que ce soit ». Eric, Yann et Céline approuvent, évoquant aussi « les entreprises qui font des bénéfices et qui licencient quand même ».

« D’habitude, on entend une info, ça nous écœure, et puis on retourne au boulot. On reprend le rythme. Maintenant, on est dans la lutte. On se dit que ce n’est vraiment pas possible, tempête Céline. Et plus on est informés, plus on trouve ça injuste et écœurant. » La motivation s’aiguise au fil de la formation politique informelle et collective que les uns et les autres reçoivent à la maison du peuple. « Les ouvriers et ouvrières qui viennent à la maison ou sur les ronds points avant ou après leurs journées de travail sont increvables, admire Jojo. Ça fait douze semaines que ça dure. On dirait que les gens sont infatigables. »

 

Pour Céline, « le mépris et la violence n’ont fait qu’accroître notre détermination ». « Nous avons eu deux blessés graves ici », affirme Yann. Philippe est l’un d’eux : « Le 8 décembre, j’ai reçu un tir de LBD qui m’a provoqué une grave hémorragie interne. Je suis resté deux semaines à l’hôpital. » Le 29 décembre, un autre vent de panique a secoué le cortège des gilets jaunes. Le bruit a couru un instant qu’une personne de la maison du peuple était morte, frappée par un tir de LBD. « Tout le monde s’est tu. On a senti une grande angoisse, c’était terrible », se souvient « Kiki », un adolescent de 14 ans, le « bébé révolutionnaire » de la maison du peuple. Adrien, 22 ans, n’est pas mort ce jour là. Mais il a été salement amoché, avec plusieurs fractures au crâne [2]. « En janvier, quatre membres actifs de la maison du peuple ont été interpellés chez eux ou au travail. Trois d’entre eux passent au tribunal jeudi 14 février pour dégradations », ajoute encore Philippe.

L’autre menace judiciaire, c’est le risque d’expulsion, réclamée par le promoteur qui possède les lieux. Une audience aura lieu à la fin du mois de février, après avoir été reportée deux fois. « Ce qui se vit ici est tellement fort que même si le mouvement est écrasé, il en restera quelque chose », relativise Jojo. « La maison du peuple n’est pas qu’un bâtiment, elle se déplace avec nous », affirment plusieurs habitants dans une vidéo publiée le 1er février, qui appelle tous les gilets jaunes à ouvrir des maisons du peuple partout en France, « pour s’organiser durablement face à un pouvoir de plus en plus répressif. »

Côté action, la prochaine grande échéance, à Saint-Nazaire, est l’organisation de la seconde « assemblée des assemblées » au début du printemps [3], dans la droite ligne de la dynamique initiée, dans la Meuse, par les gilets jaunes de Commercy.

Nolwenn Weiler

Notes

[1] Ce projet d’assemblée locale citoyenne a été lancé sur Facebook le 20 novembre. La vidéo a été vue un million de fois. Les gilets jaunes de la zone portuaire de Saint-Nazaire appelaient toutes les villes de France à organiser le même jour à la même heure une assemblée dans les lieux d’exercice du pouvoir exécutif. « Nous demandons aux autorités publiques de laisser le peuple entrer dans ces locaux qui sont les siens, qu’il a construit de ses mains », disaient-ils.

[2] Voir la conférence de presse donnée par sa mère ici.

[3] La première assemblée des assemblées s’est tenue à Commercy, dans l’est le 26 janvier dernier. Voir notre reportage.

Publié le 17/02/2019

La liberté d’informer selon LREM : chronique d’un quinquennat autoritaire (2017 - …)

par Basile Mathieu, Benjamin Lagues, Pauline Perrenot, vendredi 15 février 2019

En juin 2018, nous publiions une chronologie des différentes initiatives d’Emmanuel Macron et de La République en marche portant atteinte à l’indépendance des médias ainsi qu’à la liberté d’informer. Nous l’actualisons aujourd’hui – de l’événement le plus récent au plus ancien – et le ferons régulièrement à l’avenir. Une manière de rappeler d’où viennent les menaces les plus pressantes et systématiques vis-à-vis de la liberté d’informer. Comme nous l’écrivions, ce panorama ne montre rien de bien « nouveau » que l’« ancien » monde politique n’ait déjà expérimenté pour faire pression sur les journalistes. L’accumulation de ces attaques témoigne cependant d’un souverain mépris pour le journalisme et pour son indépendance, d’une intolérance à la critique et d’une volonté obsessionnelle de contrôle.

 Février 2019 : dans le cadre de l’affaire Benalla-Macron, le procureur de Paris Rémi Heitz lance une perquisition des locaux de Mediapart, sans le mandat d’un juge indépendant. La rédaction refuse cette perquisition « au nom de la protection des sources et de la confidentialité de nos informations », comme elle en a le droit, ainsi qu’elle le rappelle dans un article le 6 février. Les auteurs y révèlent que Matignon est à l’origine de cette perquisition et pointent, en écho à un article du Monde, « la légalité contestable de la procédure » : si l’enquête du Procureur est notamment ouverte pour « atteinte à l’intimité de la vie privée », la rédaction affirme qu’aucune plainte n’a été déposée, « de personne, pour dénoncer une quelconque violation de la vie privée. » Après avoir dénoncé les mensonges de la Garde des Sceaux Nicole Belloubet sur cette affaire, Mediapart rappelle les conditions troubles dans lesquelles Rémi Heitz fut nommé par le pouvoir exécutif (« l’Élysée ayant retoqué les trois postulants retenus par le ministère de la justice et le Conseil supérieur de la magistrature. ») La rédaction met enfin le doigt sur l’objet réel de cette perquisition : « identifier les sources et les informations confidentielles de notre journal dans l’affaire Benalla, qui fait trembler le sommet de l’État depuis l’été dernier. »

 Février 2019 : Lors d’un échange avec une poignée de journalistes, Emmanuel Macron pense à créer des « structures » dans les médias, financées par l’État et composées de journalistes, dont les objectifs seraient de vérifier l’information et de s’assurer de sa « neutralité ». Avant de poursuivre : « Le bien public, ce n’est pas le caméraman de France 3. Le bien public, c’est l’information sur BFM, sur LCI, sur TF1, et partout. » Rapportés par Le Point le 5 février, ces propos font suite à des considérations concernant les gilets jaunes, dont les paroles n’auraient à ses yeux pas la même valeur que celles d’élus ou d’experts en plateau. « Accepter la hiérarchie des paroles », tel est son dicton. Le 14 février dans la matinale d’Inter, le secrétaire d’État chargé du Numérique, Mounir Mahjoubi, démine le tollé provoqué dans la presse : il s’agit selon lui de permettre « aux journalistes entre eux de définir quelles sont les meilleures pratiques entre eux. [...] Il n’y a pas une volonté de mettre les journalistes sous contrôle. Jamais, et pas notre majorité, ne proposerait un organisme certificateur de la vérité, tout de même, c’est la pire des sciences-fictions possibles ». C’est noté…

 Janvier 2019 : Marlène Schiappa, secrétaire d’État à l’Égalité entre les femmes et les hommes, propose de co-animer avec Cyril Hanouna (grâce à la grande complicité de ce dernier et à celle de la direction de la chaîne) une émission de « Balance ton post » sur C8. Ce « numéro spécial » dit s’inscrire dans « le grand débat » voulu et orchestré par le gouvernement pour canaliser le mouvement des gilets jaunes. Vivement critiquée, elle se justifie sur BFM-TV, mettant davantage en lumière le problème qui fonde cette initiative : « Nous allons animer un débat comme si nous animions un atelier du grand débat national ». Sauf qu’il s’agit là… d’un média, et que l’initiative en soi met à mal le principe d’indépendance de la sphère médiatique vis-à-vis du milieu politique, peu importe la manière dont se déroule l’émission.

 Décembre 2018 : Mouvement des gilets jaunes : suite aux manifestations parisiennes du 1er décembre, la politique de « maintien de l’ordre » se durcit du côté des autorités gouvernementales et policières. Elles co-construisent (avec les grands médias... !) une communication anxiogène et un récit qui verse dans la surenchère sécuritaire, afin de légitimer par avance les répressions. Lors d’une conférence de presse le 7 décembre, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner invite la presse à « ne pas renseigner les casseurs ».

 Novembre 2018 - … : pendant les manifestations des gilets jaunes, nombre de journalistes ont été blessés par la police, certains affirmant avoir été visés délibérément ou s’être fait confisquer leur matériel de protection. À tel point que, le 15 décembre 2018, plusieurs plaintes ont été déposées par vingt-quatre photographes et journalistes contre les violences policières qu’ils ont subies. Dans notre actualité des médias du 9 janvier, nous rapportions des témoignages et relayions les différents communiqués de journalistes parus sur le sujet.

 Novembre 2018 : adoption définitive de la proposition de loi « relative à la lutte contre la manipulation de l’information ». Voulue par Emmanuel Macron, cette loi a pour objectif de lutter contre ce qu’il est convenu d’appeler les « fausses informations ». En décembre 2018, celle-ci a été, malgré quelques réserves, validée par le Conseil constitutionnel. Cette loi est dénoncée par quasiment tous les médias et associations de journalistes, dont le syndicat national des journalistes.

 Juillet 2018 : dans la cour de la Maison de l’Amérique latine, du haut de sa tribune face à un parterre de députés LREM, Emmanuel Macron fait une première déclaration publique concernant les débuts de « l’affaire Benalla » qui déstabilisent le pouvoir. Une défense sous forme d’attaque, dont une partie vise de manière virulente… les médias et leur « fadaises ». Extraits choisis [1] :

- J’ai cru comprendre qu’il y avait des images ? Où sont-elles ? Sont-elles montrées avec la même volonté de rechercher la vérité et d’apporter de manière équilibrée les faits ? [...] Nous avons une presse qui ne cherche plus la vérité.

- Je vois un pouvoir médiatique qui veut devenir un pouvoir judiciaire. Un pouvoir qui a décidé qu’il n’y avait plus de présomption d’innocence dans la République et qu’il fallait fouler au pied un homme et avec lui la République.

 

 Juin 2018 : suite à la publication par la cellule investigation de Radio France d’une enquête sur les sous-facturations supposées dont aurait bénéficié la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron, un communiqué de La République en marche s’en prend à toute la profession : « Journalistes, que vous considériez que c’est votre travail de consacrer vos ressources et votre temps à enquêter sur des procédures qui sont closes et qui ont été légalement validées de manière indépendante, c’est votre droit le plus strict. Il vous appartient. Que vous considériez que c’est votre travail de monter en épingle des pseudo-révélations pour jeter le doute sur l’ensemble d’une campagne, c’est votre droit le plus strict, là encore. Mais dans ce cas, faites le travail jusqu’au bout. Car votre crédibilité s’effondre en même temps que vos accusations. »

 Mai 2018 : adoption d’une proposition de loi sur le secret des affaires malgré la mobilisation de nombreux journalistes, société de journalistes, collectifs et associations, tous auteurs d’une pétition ayant rassemblé près de 600 000 signatures. Cette loi constitue une menace pour la liberté d’informer en offrant une arme juridique supplémentaire à ceux qui lancent des « poursuites bâillons », ces procédures judiciaires destinées à dissuader les journalistes d’enquêter ou de rendre publiques des informations gênantes.

 Avril-juin 2018 : lors des mouvements sociaux, des journalistes ont été brutalisés et blessés dans l’exercice de leur travail par les forces de l’ordre. Des violences qui ont suscité l’indignation d’un certain nombre de leurs confrères et des syndicats de journalistes. On peut citer, par exemple, le cas de deux photographes grièvement blessés lors des opérations de Notre-Dame des Landes, celui d’un photojournaliste matraqué et blessé à la tête pendant une manifestation à Paris, ou encore l’arrestation et la poursuite d’un journaliste et d’une documentariste indépendants lors de l’occupation du lycée Arago à Paris.

 Avril 2018 : Emmanuel Macron décide de s’exprimer au cours du JT de 13h de Jean-Pierre Pernaut, sur TF1, dans une école de l’Orne, sélectionnant ainsi son interviewer, et le cadre de l’interview. Trois jours plus tard, il récidive en choisissant cette fois-ci Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin. La première « interview », est mise en ligne sur le site de l’Élysée, comme n’importe quel support de communication de la présidence…

 Avril 2018 : alors qu’ils tentent de couvrir l’évacuation de la ZAD Notre-Dame des Landes, plusieurs journalistes sont empêchés de travailler par… les forces de l’ordre (journalistes « écartés », « bloqués » ou « reconduits sous escorte policière jusqu’à leur point de départ », cartes de presse photographiées, etc.). Des entraves que vient confirmer un communiqué du ministère de l’Intérieur lui-même : « Pour la sécurité de tous, le Ministère de l’Intérieur appelle les équipes de reporters présentes sur place à la responsabilité, en veillant à ne pas se mettre en danger inutilement et à ne pas gêner les manœuvres opérées par la Gendarmerie nationale. Les journalistes sont invités à se rapprocher de la Préfecture de Loire-Atlantique, qui met à leur disposition un espace presse. La Gendarmerie nationale mettra à disposition des rédactions, des photos et vidéos de l’opération libres de droits. » Le même procédé (images et vidéos de la gendarmerie) avait été utilisé lors de l’évacuation de Bure deux mois plus tôt.

 Avril 2018 : Sybile Veil, camarade de promotion d’Emmanuel Macron à l’ENA, est nommée présidente de Radio France.

 Mars 2018 : Bertrand Delais, journaliste-militant auteur de deux films documentaires apologétiques sur Emmanuel Macron, est nommé président de La Chaîne parlementaire (LCP).

 Février 2018 : la présidence décide unilatéralement de déménager la salle de presse hors des murs du palais de l’Élysée. L’Association de la presse présidentielle, soutenue par les sociétés de journalistes de plusieurs médias, déplore la méthode et une décision qui constitue « une entrave à leur travail ».

 Février 2018 : une journaliste de France 3 Hauts-de-France n’appartenant pas au « pool » de journalistes choisis par Matignon proteste publiquement après avoir été empêchée d’assister à la visite d’une usine L’Oréal par le Premier ministre et le ministre de l’Économie. Elle devra se contenter du dossier de presse, qu’elle présente comme un « joli livret sur papier glacé, avec plein de photos de rouges à lèvres et de shampoings à l’intérieur »

 Décembre 2017 : Laurent Delahousse, le présentateur vedette de France 2, est invité à déambuler dans le palais de l’Élysée aux côtés du président, sous l’œil des caméras du service public. Une alternance de compliments, de flagorneries et de flatteries pour une interview présidentielle d’anthologie.

 Décembre 2017 : Emmanuel Macron déclare en public que l’audiovisuel public est « une honte pour nos concitoyens ».

 Novembre 2017 : la ministre de la Culture menace de porter plainte contre X après une nouvelle fuite de documents de travail portant sur la réforme de l’audiovisuel public qui sont publiés dans Le Monde. Finalement, la ministre renonce mais on imagine que l’effet d’intimidation sur les sources des journalistes dans l’administration a dû jouer à plein.

 Octobre 2017 : seul un petit groupe de journalistes désignés par l’Élysée peut suivre Emmanuel Macron dans l’usine Whirlpool-Amiens qu’il visite après s’y être engagé pendant la campagne présidentielle. Les autres attendent sur le parking.

 Août 2017 : Bruno Roger-Petit, journaliste multimédias et chroniqueur macroniste officiel à L’Obs durant la campagne présidentielle, est nommé porte-parole de l’Élysée.

 Juin 2017 : publication d’une tribune dans Le Monde, intitulée « Liberté de la presse : 23 sociétés de journalistes inquiètes de l’attitude du gouvernement », qui alerte sur « des signaux extrêmement préoccupants au regard de l’indépendance des médias et de la protection des sources » envoyés par le gouvernement.

 Juin 2017 : tensions lors de la photo officielle du gouvernement, initialement réservée à trois photographes appartenant à une agence de presse, un magazine et un quotidien. Face aux protestations, les autres photographes sont autorisés à prendre la photo mais le moindre cliché des « à-côtés » leur est interdit.

 Juin 2017 : le ministère du Travail porte plainte contre X pour « vol et recel » après que Libération a publié le projet de réforme du code du travail. Si la plainte pour recel qui visait directement Libération et les médias ayant publié les documents a été retirée, celle pour vol est maintenue, ciblant ainsi les sources des journalistes de Libération, soit les fonctionnaires leur ayant transmis les documents.

 Juin 2017 : François Bayrou, alors ministre de la Justice, appelle en personne le directeur de la cellule d’investigation de Radio France pour se plaindre de ses « méthodes inquisitrices » et le menace de poursuites pour « harcèlement ».

 Mai 2017 : alors que Richard Ferrand, ex secrétaire général d’En Marche ! et ministre de la Cohésion des territoires est mis en cause pour des conflits d’intérêts alors qu’il dirigeait les Mutuelles de Bretagne, Emmanuel Macron déclare : « Les choses ne vont pas forcément bien quand la presse devient juge », ajoutant que « dans une société démocratique, chacun doit être à sa place ».

 Mai 2017 : En Marche ! dépose plainte contre La lettre A (une publication confidentielle consacrée à l’actualité politique, économique et médiatique en France) pour « recel d’atteinte à un système automatisé de données ». Exploitant les « MacronLeaks », des documents internes au mouvement En Marche ! piratés et dévoilés sur Internet avant l’élection présidentielle, La lettre A avait publié les noms de grands donateurs du parti présidentiel.

 Mai 2017 : à peine élu, le nouveau président choisit nominativement, au sein des rédactions, et contre tous les usages, les journalistes qui l’accompagneront dans un déplacement au Mali. Une vingtaine de sociétés de journalistes publient une lettre ouverte de protestation dans Le Monde. Ce qui n’empêchera pas le service de presse de l’Élysée de recourir à cette pratique lors de déplacements ultérieurs (voir ci-dessus).


À suivre...


Basile Mathieu, Benjamin Lagues et Pauline Perrenot

Publié le 16/02/2019

En quelques paragraphes, l’essentiel est dit de ce qui se joue dans l’ombre

Venezuela : Déclaration du gouvernement révolutionnaire cubain

Gouvernement cubain (traduction J-F. BONALDI) (site legrandsoir.net)

Ces derniers jours, des avions de transport militaires états-uniens se sont posés sur un aéroport de Porto Rico, sur une base aérienne en République dominicaine et sur d’autres îles des Caraïbes.

Ce sont-là quelques informations inédites que notre ami Jacques-François Bonaldi nous envoie et que nous extrayons d’une analyse fine et particulièrement bien informée du gouvernement cubain. Les USA se préparent à faire subir au Venezuela le sort tragique de la Yougoslavie, l’Irak et la Libye.
S’ils réussissent, les compagnies pétrolières ExxonMobil et Chevron (USA), Total (France,) BP (GB), Repsol (Espagne) se partageront les dépouilles de PDVSA, la compagnie nationale pétrolière du Venezuela, principale ressource du pays.
Mais lisez le texte admirable qui nous arrive tout chaud de La Havane.
LGS

Il est urgent de stopper l’aventure militaire impérialiste contre le Venezuela

Le Gouvernement révolutionnaire de la République de Cuba dénonce l’escalade de pressions et d’actions de l’administration étasunienne qui prépare une aventure militaire sous couvert d’ « intervention humanitaire » en République bolivarienne du Venezuela et appelle la communauté internationale à se mobiliser pour l’empêcher.

Du 6 au 10 février 2019, des avions de transport militaire ont volé vers l’aéroport Rafael Miranda de Porto Rico, vers la base aérienne de San Isidro en République dominicaine et vers d’autres îles des Caraïbes stratégiquement situées, sûrement à l’insu des gouvernements de ces nations, en provenance d’installations militaires étasuniennes où opèrent des unités des forces d’opérations spéciales et de l’infanterie de marine qui sont utilisées pour des actions clandestines, y compris contre des dirigeants d’autres pays.

Des milieux politiques et médiatiques, y compris étasuniens, ont révélé que des jusqu’au-boutistes de cette administration, qui ont derrière eux une longue carrière d’actions et de mensonges visant à provoquer ou à stimuler des guerres, tels que John Bolton, conseiller à la sécurité nationale, Mauricio Claver-Carone, directeur du département Continent américain au Conseil de sécurité nationale, de concert avec Marco Rubio, sénateur de la Floride, ont conçu, financé et organisé directement et en détail, depuis Washington, la tentative de coup d’État au Venezuela par le biais d’un individu qui s’est proclamé président de la manière la plus illégale.

Ce sont ces mêmes individus qui, personnellement ou par département d’État interposé, exercent des pressions brutales sur de nombreux gouvernements pour les obliger à appuyer une convocation arbitraire à de nouvelles élections présidentielles au Venezuela, tout en promouvant la reconnaissance de cet usurpateur qui n’a décroché que 97 000 voix comme parlementaire, face aux plus de six millions de Vénézuéliens qui ont élu en mai dernier le président constitutionnel Nicolás Maduro Moros.

Après que le peuple bolivarien et chaviste a résisté à ce coup d’État, comme le prouvent ses manifestations massives d’appui au président Maduro, et que les Forces armées nationales bolivariennes ont ratifié leur loyauté, l’administration étasunienne a intensifié sa campagne politique et médiatique internationale et renforce ses mesures économiques coercitives unilatérales contre le Venezuela, qui incluent entre autres le blocage dans des banques de pays tiers de plusieurs milliards de dollars appartenant à ce pays et le vol des revenus pétroliers de cette nation sœur, ce qui provoque de graves dommages humanitaires et de dures privations à son peuple.

Non contents de ce pillage cruel et injustifiable, les USA prétendent fabriquer un prétexte humanitaire pour entamer une agression militaire contre le Venezuela et se sont proposé d’introduire sur le territoire de cette nation souveraine, en recourant à l’intimidation, aux pressions et à la force, une prétendue aide humanitaire qui est mille fois inférieure aux dommages économiques que cause la politique d’encerclement imposée depuis Washington.

Le soi-disant « président », un vil usurpateur, a déclaré sans vergogne qu’il était prêt à réclamer une intervention militaire des Etats-Unis sous prétexte de recevoir cette « aide humanitaire » et a taxé le rejet digne et souverain de cette manœuvre par le gouvernement vénézuélien de « crime contre l’humanité » !

De hauts fonctionnaires étasuniens rappellent jour après jour, d’une façon arrogante et sans le moindre scrupule, que « toutes les variantes, dont la variante militaire, sont étalées sur la table » en ce qui concerne le Venezuela.

Cherchant à fabriquer de toutes pièces des prétextes, l’administration étasunienne a recouru à la tromperie et à la calomnie en présentant au Conseil de sécurité des Nations Unies un projet de résolution où, cyniquement et hypocritement, elle exprime sa vive inquiétude pour « la situation humanitaire et celle des droits de l’homme » au Venezuela, « les tentatives récentes de bloquer l’arrivée de l’aide humanitaire, l’existence de millions de migrants et de réfugiés, […] le recours excessif à la force contre des manifestants pacifiques, la situation de rupture de la paix et de la sécurité internationales », et où elle appelle instamment à « l’adoption des mesures nécessaires ».

Il coule de source que les Etats-Unis préparent le terrain pour établir par la force « un couloir humanitaire » sous « protection internationale », en invoquant « l’obligation de protéger » les civils et d’appliquer « toutes les mesures requises ».

Faut-il rappeler que les Etats-Unis ont suivi une conduite similaire et fabriqué des prétextes semblables comme prélude aux guerres qu’ils ont déclenchées contre la Yougoslavie, l’Iraq et la Libye, causant d’énormes pertes de vies humaines et d’immenses souffrances ?

L’administration étasunienne tente de faire sauter le plus gros obstacle – la Révolution bolivarienne et chaviste – à sa domination impérialiste sur « Notre Amérique » et au vol au peuple vénézuélien des plus grandes réserves certifiées de pétrole sur notre planète et d’autres abondantes ressources naturelles et stratégiques.

On ne saurait oublier la triste et douloureuse histoire d’interventions militaires des USA au Mexique à plusieurs reprises, au Nicaragua, en République dominicaine, en Haïti, à Cuba, au Honduras et, plus récemment, à la Grenade et au Panama.

Raúl Castro Ruz avait averti le 14 juillet 2017 :

« L’agression et la violence putschiste au Venezuela font du tort à toute “Notre Amérique” et favorisent uniquement les intérêts de ceux qui s’acharnent à nous diviser pour dominer nos peuples, peu importent les conflits aux conséquences incalculables qu’ils provoquent dans la région, à l’image de ceux auxquels nous assistons à différents endroits du monde. »

L’Histoire jugera sévèrement une nouvelle intervention impérialiste dans la région et la complicité de ceux qui, d’une manière irresponsable, la secondent.

La souveraineté et la dignité de l’Amérique latine et des Caraïbes, ainsi que celles des peuples du Sud, sont en jeu aujourd’hui au Venezuela. La survie des normes du droit international et de la Charte des Nations Unies est aussi en jeu. La question de savoir si la légitimité d’un gouvernement émane de la volonté expresse et souveraine de son peuple ou de la reconnaissance de puissances étrangères est pareillement en jeu.

Le Gouvernement révolutionnaire de Cuba appelle la communauté internationale à se mobiliser pour défendre la paix au Venezuela et dans la région, conformément aux principes de la Proclamation faisant de l’Amérique latine et des Caraïbes une Zone de paix adoptée par les chefs d’État ou de gouvernement de la Communauté des États latino-américains et caribéens (CELAC) en 2014.

Il se félicite, tout en l’appuyant, de l’initiative dite Mécanisme de Montevideo, lancée par le Mexique, l’Uruguay, la Communauté des Caraïbes (CARICOM) et la Bolivie afin de préserver la paix au Venezuela en se fondant, comme l’affirme sa récente Déclaration, sur les principes de non-intervention dans les affaires intérieures des États, d’égalité juridique des États et de règlement pacifique des différends.

Il se félicite de ce que le président Maduro Moros et la communauté internationale aient accueilli favorablement cette Initiative et exprime sa vive inquiétude devant le rejet catégorique de la part de l’administration étasunienne des initiatives de dialogue, dont celle-ci, lancées par plusieurs pays.

Le Gouvernement révolutionnaire de Cuba réitère sa solidarité résolue et invariable avec le président constitutionnel Nicolás Maduro Moros, avec la Révolution bolivarienne et chaviste, et avec l’union civico-militaire de ce peuple, et lance un appel à tous les peuples et gouvernements du monde pour qu’ils défendent la paix et s’unissent, au-delà des divergences politiques ou idéologiques, pour stopper une nouvelle intervention militaire de l’impérialisme en Amérique latine et dans les Caraïbes qui fera du tort à l’indépendance, à la souveraineté et aux intérêts des peuples depuis le Río Bravo jusqu’à la Patagonie.

La Havane, le 13 février 2019

Traduit par Jacques-François BONALDI

Publié le 15/02/2019

École en Marche autoritaire

lefillefil    (site lefildescommuns.fr)

 

Il est habile, pas modeste ! Le ministre de l’Education nationale avait annoncé qu’il n’y aurait pas de grande loi Blanquer. Et puis finalement il n’a pas résisté. Il y aura donc cette semaine un projet de loi gros de 24 articles discuté à l’assemblée nationale. Mais toujours pas de grande loi selon le Ministre, simplement de nécessaires ajustements législatifs afin d’ « élever le niveau général des élèves » et promouvoir « la justice sociale ». Ne vous étouffez pas tout de suite ! 

Au menu : pression sur la libre expression des enseignants, refonte par le bas de la formation des profs, nouvelles écoles internationales modelées pour les enfants des exilés du Brexit, mise sous tutelle de l’évaluation des politiques éducatives, habilitation pour le gouvernement à refondre par ordonnances l’organisation des académies métropolitaines. 

Et comme le métier d’enseignant est de moins en moins attractif et qu’il n’est surtout pas question d’augmenter leur salaire, le texte offre la possibilité de piocher dans le vivier des assistants d’éducation qui préparent leur concours pour donner cours…

Le ton est donné dès l’entrée du texte, le Ministre veut l’exemplarité des enseignants et s’assurer de leur devoir de réserve. Dans les années 80, les débats sur l’école mettaient des millions de personnes dans la rue. C’est loin. La colère et le désarroi des enseignants sont pourtant aujourd’hui bel et bien vivaces. Mais peine à se faire entendre. Ils font alors avec les moyens du bord et ça se lâche sur la toile. Après le #pasdevague dénonçant le manque d’action du gouvernement sur les violences scolaires, les stylos rouges ont rapidement emboité le pas des Gilets jaunes, cherchant très vite les convergences. Les revendications de dignité, de justice sociale, de respect, se font écho. 

Le grand débat national n’a pour autant pas eu raison de la Loi Blanquer, pas de report à l’inverse de la Révision constitutionnelle ou de la réforme des retraites, l’école ne met pas le feu aux poudres et le Ministre de l’éducation nationale est jugé par l’exécutif comme ayant les épaules pour affronter la période. 

Au jeu de la comm’ orwellienne, « l’ignorance, c’est la force », Blanquer est passé Maitre. Celui qui a été directeur général de l’enseignement scolaire sous Sarkozy n’a pas oublié ses gammes. Son passé de recteur lui a aussi appris les rouages de la division parents-profs. Le gouvernement a donc réactivé un vieux serpent de mer : la suppression des allocations familiales pour les parents dont les enfants auraient commis des actes violents à l’école, tentant ainsi de dévier les colères des enseignants vers les parents. 

ParcourSup, réforme du bac et du lycée, c’est la logique de tri sélectif qui domine, les parcours d’initiés qui sont renforcés. Comment parler de justice sociale quand on pousse les enfants dès 14 ans à se déterminer sur leur avenir sans possibilité d’erreur, quand on officialise le recrutement sur dossier à l’université, quand on réécrit des programmes de lycée que tous les experts jugent excessivement complexes pour des adolescents et quand on réduit de près d’un tiers l’enseignement des matières générales en lycée professionnel. C’est une régression sans précédent dans le processus de démocratisation scolaire.

Face à cette maltraitance de la jeunesse -dont les réformes éducatives sont l’une des expressions – il nous faut considérer le sujet à cette hauteur : c’est une insulte à l’espoir !

Elsa Faucillon

Publié le 14/02/2019

UNE POLITIQUE EXPERIENTIELLE (II) – Les gilets jaunes en tant que « peuple » pensant

Entretien avec le sociologue Michalis Lianos

paru dans lundimatin#178, (site lundi.aù)

Depuis le mois de novembre 2018, le sociologue Michalis Lianos est allé à la rencontre de centaines de gilets jaunes afin de recueillir leurs paroles et de tenter d’analyser ce mouvement aussi surprenant que protéiforme. Fin décembre, nous avions publié les premiers résultats de ses recherches sous la forme d’une interview : Une politique expérientielle – Les gilets jaunes en tant que « peuple ». Cette semaine, nous publions ce second entretien. Une mise à jour autant qu’un approfondissement, un travail d’analyse aussi fin que tranchant.

Il y a huit semaines, vous avez restitué vos premières observations sur les gilets jaunes à partir de votre enquête sociologique. Votre recherche continue. Où en êtes-vous aujourd’hui ?

 

J’ai voulu dès le départ éviter une recherche « d’actualité ». Mon objectif scientifique – si l’on peut se permettre cette prétention – est de suivre la dynamique socio-politique de l’expression et de la répression organisée autour du mouvement des Gilets Jaunes. Je ne cherche pas à comprendre seulement une lutte ponctuelle mais comment une lutte naît et meurt dans le cadre des sociétés postindustrielles contemporaines. Tous mes travaux confluent sur un thème qui reste constant : les contraintes de la socialité humaine. Qu’il s’agisse du conflit ou du don, de la confiance ou du soupçon, de la liberté ou du contrôle, de l’amour ou de la violence, la forme que prend le lien social détermine ce qui est possible pour une collectivité.

En l’occurrence, le mouvement des Gilets Jaunes se transforme à partir de deux fondements spécifiques : une conscience profonde de la situation et la solidarité en tant que réponse à cette situation.

“Conscience profonde” ?

 

Oui. Il ne s’agit pas seulement de réflexivité, c’est-à-dire de la capacité de réfléchir sur la condition dont on fait partie et de notre rôle dans cette condition. Ce que je constate est l’émergence d’une représentation très dense qui commence à s’organiser en tant que philosophie sociale et politique.

Le point de départ est une immense frustration concernant la réponse de pouvoirs établis et des institutions qui les expriment. Vous vous souvenez peut-être que les premières manifestations étaient des événements de famille, des bandes d’amis, des voisins, des collègues. On est venu avec ses enfants en poussette en pensant que l’on ferait comprendre aux “élites” le besoin d’agir de façon urgente. Il s’agissait de montrer que l’on faisait partie de l’âme de ce pays, du “peuple” qui allait communiquer avec ses dirigeants. Certes, il y avait la colère d’en être arrivé à la situation qui obligeait à cette manifestation mais il y avait aussi l’enthousiasme de se voir protagoniste sur la scène civique et la certitude que l’on allait se faire comprendre.

Or, que découvre-t-on de samedi à samedi ? Que “le pays” n’est pas comme on le pensait. Ce n’est pas seulement le pays des tensions des ronds-points et des supermarchés bloqués. A un autre niveau, c’est le pays de quelqu’un d’autre - on ne sait qui précisément - quelqu’un qui n’hésite pas à aligner devant vous des murs anti-émeutes, des blindés, des armes, des lacrymogènes. A vous qui avez dépensé une partie non négligeable de votre revenu mensuel pour venir sur les Champs Elysées et communier avec la nation des citoyen.ne.s, telle que vous la ressentiez à travers ce que l’on vous a appris à l’école et que l’on vous la présente dans les discours solennels. Et là, sur les Champs Elysées, le chemin le plus symbolique du pays, on vous traite comme un ennemi de cette chose précise que vous êtes venu réclamer et qui nourrit votre enthousiasme, votre frustration et votre espoir : la République.

La déception est immense. Vous comprenez assez rapidement qu’il ne s’agit pas d’une mécompréhension. Je l’ai entendu plusieurs fois - aussi bien par des gens de gauche que de droite - à partir de la mi-décembre : “Je ne mettrai plus les pieds à Paris pour me faire gazer comme un criminel. C’est une honte !”, “Je viens ici pour le bien de mon pays, pour les jeunes ; et tout ce que je trouve, c’est la matraque”.

Cela explique le changement dans la composition des manifestants avec le temps. Pas d’enfants, bien moins de femmes, retrait des non urbains dans leur espace d’origine. L’effet de percolation de ces expériences à travers les réseaux en ligne et les contacts directs sur les ronds-points fut rapide et profond. Une autre perception de la société française commence donc à émerger progressivement chez les Gilets Jaunes.

Quelles sont les caractéristiques de cette nouvelle perception ? Comment change-t-elle leur propre positionnement dans le paysage politique ?

 

En premier, la confiance qu’ils et elles avaient dans leur lien avec la communauté civique nationale est brisée. Mais leur analyse n’est pas que tout le monde est contre eux. Ils voient que la majorité de la population - donc d’autres classes que la leur - les soutiennent. Par conséquent, ils ressentent que ce lien est brisé parce qu’il est ‘trahi’ par les “élites”. Ce terme désignera à partir de cette étape tous ceux qui ont le pouvoir d’agir comme intermédiaires entre les différentes parties de la société française parce qu’ils sont des acteurs puissants ou institutionnels, souvent les deux. La perception est alors que le jeu est faussé depuis la distribution des cartes elle-même. Hormis quelques inévitables éléments de conspiration ça et là, cela conduit à la réalisation que l’impasse dans lequel ils se trouvent n’est pas due à une coïncidence conjoncturelle mais à une tendance ‘lourde’. Ils expriment cela en affirmant qu’ “ils veulent faire de nous des rien-du-tout, ils ne veulent plus qu’il existe de classe moyenne ; pour qu’on soit pauvre et qu’on obéisse à tout”. Quand on leur demande qui sont “ils”, la réponse est complexe : “la finance qui tient le gouvernement dans chaque pays ; si on remplace Macron par un autre, ça ne changera rien. Le nouveau sera obligé de faire comme l’ancien”.

N’oublions pas que pour une grande partie d’entre eux, qu’ils aient voté pour Emmanuel Macron ou non, LREM représentait un espoir de changement par le seul fait de se réclamer d’une politique non ‘professionnelle’. Or, ils commencent à penser que si cela ne peut faire aucune différence, le pouvoir est ailleurs. Cette dimension obscure ils l’appellent “système”, “mondialisation”, “finance”, “Europe”, “l’argent”... selon leurs affinités et cultures politiques. Mais ils parlent clairement - et de façon très précise et habile - de l’architecture du système sociopolitique qui limite de fait les changements substantiels. Ils en concluent donc que cette dimension qui canalise et cadre les évolutions possibles dépasse en force la volonté du “peuple”, car elle aboutit toujours à des compromis qui la perpétuent.

C’est à ce point que le lien se fait avec un pouvoir spécifique auquel ils n’attachaient pas une grande importance avant : qui pose les questions ? Et ensuite : qui les rend pertinentes, voire importantes ? Vous voyez ici la mise en question fondamentale du processus politique dans son ensemble et, dans un deuxième temps, la mise en question du rôle de la sphère médiatique dans ce processus. Dans leurs discussions, ils découvrent alors que toute sorte de question peut être posée et doit être examinée. Je vous donne mon exemple le plus extrême ayant eu lieu au sein d’un groupe des gilets jaunes inconnus entre eux aux abords de l’Etoile : un homme paraissant absolument sain d’esprit, très éloquent et avenant, explique qu’il est naturel qu’une espèce change son environnement et que c’est seulement dans ce cadre que nous devons considérer l’écologie politique. De toute façon, dit-il, nous avons déjà engagé notre avenir sur des milliers d’années. Si la terre ne peut plus nous accueillir dans le futur, il faudra se préparer à habiter d’autres planètes. L’embarras est total dans le groupe. Un illuminé ? Un provocateur ? Quelqu’un lui pose alors spontanément la question : “Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? - Je travaille dans le traitement des déchets nucléaires”. Vu son discours, l’homme est en plus de formation supérieure, probablement ingénieur. L’assistance se fait donc à l’idée qu’ici existe une question absolument “hallucinante” mais qui pourrait finalement sous certains aspects constituer une question politique légitime.

L’interaction au sein du mouvement cultive le sentiment que le cadre d’interrogation du politique n’est ni si certain ni si justifié qu’on le croyait. Cela ne signifie pas que les gilets jaunes ne sont pas en majorité des pragmatistes convaincu.e.s focalisé.e.s sur la vie ordinaire. Il signifie au contraire qu’ils sont obligés par le processus qu’ils ont lancé eux-mêmes de se rendre à l’évidence que ce pragmatisme n’aboutira à rien s’il est déjà encadré par les questions posées par les pouvoirs en place, par les interrogations intelligentes de “ceux qui savent comment faire”. On réalise en somme que quand on sait faire quelque chose, il est impossible de revenir à la position où on ne sait pas le faire afin de l’interroger totalement.

C’est dans ce processus d’approfondissement que se cultive le goût pour la démocratie directe - sous la forme du RIC et de la réforme constitutionnelle - et la méfiance face au “grand débat” organisé par le gouvernement. Ce que les couches sociales supérieures ne comprennent pas à propos de cette méfiance est sa complexité. Il ne s’agit pas d’un rejet des positions précises du gouvernement et des acteurs politiques établis, plus généralement. Il s’agit du rejet d’un processus que l’on connaît convaincant, car il l’est objectivement une fois les jalons de l’interrogation posés. Les gilets jaunes ne doutent pas une seconde de l’intelligence des dirigeants, ils doutent que cette intelligence soit exploitée autant qu’il le faut au bénéfice du “peuple”. Leur revendication ne relève donc plus du raisonnement technique de résolution des problèmes, elle relève du principe politique de l’identification des problèmes.

Comme toute interrogation politique profonde, celle-ci met l’interrogeant face à un horizon pratique à 360 degrés. Que faire avec ce que l’on a compris ? N’en déplaise aux amateurs de la violence, aussi bien fascistes qu’insurrectionnels, les gilets jaunes ne sont majoritairement pas là pour pratiquer la subversion et encore moins la guerre sociale. Ils sont partisans d’un ordre permanent, prévisible et relativement juste. Mais ils ont compris qu’il n’y a pas grand-chose à attendre de l’ordre établi non plus. Nous arrivons donc au deuxième fondement de leur action : la solidarité. Puisqu’il heurte les analyses que nous avons l’habitude de faire, nous ne relevons pas assez la rareté d’un phénomène politique majeur dont nous sommes témoins. Les gilets jaunes arrivent à être solidaires dans le désaccord. Ce n’est pas sans intuition émotionnelle que certains voient le mouvement comme “leur famille”. A travers une architecture neuronale dont le modèle est bien sûr l’Internet, ils sentent que la fin de leur diversité sonnera le glas de leur légitimité, car ils se transformeront en un ‘courant’ politique comme les autres, avec ses propres mécanismes et ses propres vérités ; convaincantes mais fermées, donc sujettes aux mêmes pressions qu’ils considèrent malsaines. Entrer dans les couloirs et dans les débats du pouvoir ne peut se faire sans limiter son horizon. Or, maintenant ils sont conscients que leur apport à la France et à l’Europe est précisément cette possibilité alternative d’ouverture.

S’il est donc extrêmement difficile de trouver une issue qui évite un “retour à la normale”, il n’est pas impossible de gagner du temps en s’appuyant les uns sur les autres pour maintenir l’ouverture. L’ “Assemblée des assemblées” à Commercy exprime précisément cette affirmation de solidarité. Par sa transmission transparente - gérée sans médias externes - et par sa réserve face aux possibilités de la représentativité politique, elle maintient l’équilibre entre une large plateforme de revendications politiques et une pratique qui respecte les principes que le mouvement prône désormais. On se doit de demander combien d’espaces politiques - militants ou intellectuels - peuvent s’enorgueillir d’un tel équilibre.

Si tout cela prouve une maturité, on dirait que cela ne résout pas la question de l’action. Les institutions les pressent vers une normalisation partisane d’un côté tout en limitant leur capacité de manifester de l’autre. Combien de temps peuvent-ils tenir leur position fine avant que leurs sources d’énergie se tarissent ?

 

Cela dépendra de plusieurs facteurs parmi lesquels les aléas joueront un rôle déterminant. Par exemple, il est indéniable que les blessures graves causées par les armes de la police ravivent leur persévérance. Ils se le disent constamment pour s’encourager : “on ne lâche rien”. Evidemment, le gouvernement fait très attention pour éviter des morts, ce qui renflammerait le mouvement.

Il faudrait lire aussi dans la stratégie du gouvernement un mouvement d’encerclement de l’ ‘opinion publique’. Cela ne s’adresse pas au cœur du mouvement des gilets jaunes mais surtout à la périphérie et aux couches qui les soutiennent passivement. Le fameux “grand débat” est encore une démonstration d’intelligence à l’égard de ceux qui ne sont pas en train de questionner le cadre politique. Cette opération, si elle est suivie par un RIC de valeur symbolique, est susceptible de faire perdre aux gilets jaunes le statut des contestataires légitimes et de les requalifier en tant que ‘râleurs’ déraisonnés. Dans le même sens, l’engouement récent de l’état pour ‘les banlieues’ vise à éviter que leurs populations se rapprochent des gilets jaunes sur le plan militant ou émotionnel afin d’éviter que les couches inférieures traversent la plus grande barrière qui les sépare aujourd’hui, la barrière ethno raciale. Car si cette barrière est franchie et ‘les banlieues’ entrent dans une posture affirmée de revendication de citoyenneté, l’architecture politique et électorale dans les sociétés multiraciales s’effondrera immédiatement en Europe de l’Ouest. Là se trouve un des plus grands enjeux concernant l’impact possible des gilets jaunes. Il s’agit d’un enjeu profondément enfoui dont les partis politiques ont une conscience aiguë, car pour eux il s’agit d’une question de survie.

Un autre aspect est le rapport aux syndicats. La grève du 5 février a montré que si les convergences sont possibles et souhaitables, les ambitions politiques ne sont pas les mêmes. Les syndicats ne lient pas leur action à la condition sociopolitique générale et c’est pour cette raison qu’ils sont largement abandonnés. C’est étrange à énoncer de cette façon mais une vision du monde - implicite ou explicite mais avant tout réflexive - semble aujourd’hui nécessaire pour rendre un syndicat crédible. Les luttes contre les mesures spécifiques et le corporatisme co-gestionnaire ne produisent aucune loyauté, car justement la mise en question du cadre d’interrogation de la réalité manque. En apportant cela, les gilets jaunes menacent le modus operandi syndical fondé sur des lignes d’action spécifiques et datées. Les syndicats ne peuvent plus dire en somme qu’ils ne sont pas là pour questionner la légitimité d’un gouvernement, proposer une politique économique alternative, etc. Les gilets jaunes sont là pour tout, du prix du carburant à la démocratie directe. La dissonance est évidente. Comme pour la question ethno-raciale, on pourrait imaginer que les gilets jaunes puissent bouleverser le modèle syndical aussi.

Pensez-vous que de telles évolutions sont possibles ? Par exemple une convergence entre les gilets jaunes, la banlieue et les syndicats ?

 

Possible, théoriquement oui. Probable, non. Pour une série des raisons. En premier, seuls les gilets jaunes combinent la conscience politique collective avec l’absence d’une structure pyramidale. Cela signifie que tout acteur qui s’intéresse à eux doit en quelque sorte démonter sa hiérarchie interne, ce qui ne serait pas au goût de n’importe quel syndicat ou parti politique. Inversement, il faudrait faire confiance à une vision collective incluant ceux que vous avez appris à voir comme “Autres”, par exemple les premières ou deuxièmes générations des français par les français plus anciens.

Des structures de pouvoir et des identités collectives qui s’auto-déchoient pour laisser leur place à une vision politique partagée, ce n’est pas fréquent dans l’histoire humaine. Il est clair en même temps qu’un sentiment d’inadéquation systémique couvre l’Europe et cela devrait retenir notre plus grande attention. Si le souci d’un pouvoir est de se perpétuer en se légitimant, les conséquences de ses actions dépassent bien cette intention. En l’occurrence, l’Europe entière observe ce qui se passe avec les gilets jaunes en France. Un assèchement du mouvement sera bien sûr interprété par les partis politiques et les médias comme une victoire du gouvernement. Mais il ne sera pas interprété ainsi par les populations sous pression qui voient que la volonté de changement se heurte à un filtrage si puissant qui convertit tout le monde à l’absence d’alternative. Même quand vous accédez avec un mandat alternatif au pouvoir, vous n’avez qu’à vous adapter à une interdépendance qui vous dépasse. Le cas de Syriza en Grèce illustre parfaitement cette condition. Par conséquent, si les voies électorales et de protestation traditionnelle sont impossibles, que reste-t-il ?

Les gilets jaunes n’aiment pas parler actuellement de l’éventualité de “lâcher” mais que feront-ils si l’état parvient à user leur énergie ? Vers quelle direction iront-ils et elles ? Quelles sont les forces établies les plus ‘anti-systémiques’ déjà dans le jeu électoral et parlementaire ? Vous comprenez que nous pourrions avoir ici une belle prophétie qui s’auto-vérifie par un discours de respect du citoyen et de la nation, et par la promesse du lavage de l’affront que vous avez subi en vous sentant ignoré.e pendant des semaines et des semaines de protestation pacifique et solidaire. Je n’exclus donc pas la probabilité de ce scénario par lequel vous pouvez devenir réellement ce dont on vous accuse, ne serait-ce que pour faire tomber ceux qui vous ont humilié.e.s. Cela, non seulement s’est vu réaliser dans l’histoire européenne récente mais les signes d’une frustration à travers l’Europe sont forts. Chercher une victoire nette contre les gilets jaunes n’est pas du tout une chose positive, ni pour la société française ni pour l’Europe.

Vous insistez beaucoup sur le gouvernement et les médias que vous semblez comprendre comme un espace plutôt homogène dans l’univers des gilets jaunes. Dans quelle mesure cela est vrai et pour quelle raison cette homogénéisation existe ?

 

Dans l’univers symbolique des Gilets Jaunes existent bien sûr des distinctions et des nuances considérables. Cela n’empêche pas la convergence vers une vision assez unifiée des grandes influences qui s’exercent sur la société. Je parle de politique expérientielle. Considérons la situation suivante : vous êtes seul.e à ne pas vous en sortir en dépit de vos efforts. Vous avez honte de ne pas pouvoir faire ce que vous pensez être le minimum pour vos enfants et parfois aussi pour vos parents retraités. Vous vivez cela comme un échec personnel, une inadéquation individuelle. Votre image de ce qui veut dire ‘être normal.e” se construit à partir de ce qui ‘passe à la télé’, les représentations de fiction, les débats, les discours des hommes et des femmes d’influence paraissant aux infos. Puis, pour une raison qui est liée au prix du carburant, vous commencez à parler à d’autres qui sont touché.e.s par un sujet si important pour vous, si banal pour les gens ‘normaux’ que vous ne supposez pas en difficulté. Vous échangez sur Internet, vous les rencontrez, et vous découvrez alors que cela fait longtemps - très longtemps - que vous n’êtes pas seul.e. dans votre situation. Tout le pays est traversé par vos difficultés, vos incertitudes, vos angoisses. Alors, vous vous posez ensemble la question : comment cela se fait que vous ignoriez cette situation, que vos innombrables heures d’exposition au contenu de la sphère politique et médiatique ne vous ont pas révélé cette situation qui s’avère très répandue sur le plan de l’expérience ? “On a commencé à parler entre nous, à ne plus avoir honte” déclarent mes répondants. Parfois, on a l’impression d’être devant un MeToo social par lequel les Gilets Jaunes ont lié les pièces expérientielles individuelles en image sociopolitique générale.

Il en résulte naturellement que la contemplation collective de cette image provoque un violent rejet du récit politico-médiatique auquel ils adhéraient auparavant. Ici, il faut comprendre un autre point fin. Les couches qui se considèrent intellectuelles et adéquates se sentiraient aussi coupables de ne pas avoir pu comprendre la vérité, de ne pas avoir cherché d’autres sources d’information plus critiques etc. Mais pour les gilets jaunes ce qui prévaut est la confiance. On doit le répéter, ils ne sont pas demandeurs - du moins jusqu’à présent - d’un effondrement de l’ordre social mais ils veulent être respecté.e.s par les dirigeants. Alors, quand ces derniers ne vous révèlent pas ce que vous considérez comme le problème le plus grave du pays et de surcroît vous vous situez au cœur de ce problème, c’est que l’on cherche à abuser de vous. Il ne peut y avoir d’autres explications plus indulgentes.

La dernière étape de la rupture est la confirmation de ces conclusions dans la représentation du mouvement par les pouvoirs politiques et par plusieurs médias. Les Gilets Jaunes ont été pour la première fois conscients des luttes autour de la communication politique qui se livrent tous les jours. Ils ont été choqués par leur propre représentation dans les médias et par le fait qu’aussi bien le gouvernement que les médias qu’ils avaient l’habitude de regarder ou écouter refusaient de donner d’eux une image du “peuple” qui proteste légitimement et pacifiquement au bénéfice de tous. Cette réalisation douloureuse amplifie leur méfiance et leur hostilité en joignant les dimensions politiques et médiatiques dans un seul ensemble symbolique peu fiable, pour le dire de façon élégante.

Justement, on dirait que certaines dimensions de ce phénomène ont changé, notamment les représentations de la violence auprès de tous les acteurs impliqués avec le passage du temps. En dépit de l’abondance des discussions autour des Gilets Jaunes, nous n’avons pas une idée claire de leur posture concernant la violence en général et l’émeute en particulier. Avez-vous pu comprendre des éléments de leur posture ?

 

Encore une fois, on devra partir de deux points saillants. Leur refus initial de la violence, et la déception de s’être trouvé.e face à celle-ci. Dans le mouvement, il existe évidemment des groupes et des individus avec des postures différentes mais ils ont partagé très vite un constat : “On s’occupe de nous seulement quand il y a violence. Je le regrette mais je dois reconnaître que les black bloc nous servent au moins pour être entendus”. Ce rapport de bénéficiaire involontaire de la violence portée par les autres les a constamment interrogé.e.s au plus haut point, car il a déterminé très vite leur rapport avec la maturation politique du mouvement. A savoir, comment avoir un impact quand on cherche à vous contourner ? Si les barrages des ronds-points ont montré leur efficacité locale, le rapport avec la police, le gouvernement et les médias a déterminé leur impact national. A partir de décembre, l’enjeu était crucial et ils ont compris que les graffiti sur l’Arc de Triomphe - souvent décriés par eux-mêmes - faisaient plus la une que leurs revendications. Cela a donné rapidement voie à deux réactions ; la première, établissant une ‘vérité objective’ selon laquelle la violence n’était pas la dimension importante, communiquée à l’intérieur du mouvement sur les réseaux en ligne. La seconde, une tolérance de ceux qui étaient violents dans les manifestations. Ces deux réactions ont ensuite conflué pour construire et stabiliser leur compréhension du rôle que le gouvernement accordait à la police, à savoir de réprimer les manifestations de façon illégitime et de provoquer de la violence afin de décrédibiliser le mouvement. Naturellement, ils se sont donc tournés vers ce que la police faisait, les “nassages” systématiques et l’usage des armes à létalité réduite. La structure réticulaire de leurs communications a fait ensuite le nécessaire pour révéler l’ensemble documenté des blessés graves et injustifiés parmi les Gilets Jaunes. Et là, ils ont élevé ces expériences en conscience collective de victimes innocentes. Encore une fois donc, leur compréhension de la violence a changé, car ils ont pensé que subir cette violence sans céder à la peur, était un acte de résistance politique en soi. Il ne fallait donc pas riposter pour affirmer leur position. Être là suffisait.

Comme vous le comprenez, les gilets jaunes ne sont pas des émeutiers dans l’âme, ils ne veulent pas provoquer de situations d’émeute, car ils ont la conviction confiante qu’eux-mêmes sont l’âme de ce pays. Le fait que l’on ne les écoute pas ne représente pas pour eux la conséquence d’une lutte ; cela démontre directement une usurpation. Ils voient la révolution comme un fleuve qui grossit tranquillement et inonde bien au-delà de ses berges impuissantes. Cela ne signifie pas que l’insurrection violente - qui est avant tout une situation produite sur le terrain - est impossible. Il signifie que ce n’est pas un objectif, voire que l’objectif serait de parvenir aux changements souhaités en évitant toute violence.

Dans certains cas, on pourrait parler de centristes radicaux si l’on aime les paradoxes. Par exemple, comment classer une fonctionnaire d’environ quarante-cinq ans qui a participé à la “Manif pour tous” et ayant éprouvé la violence policière dans ce cadre, rejoint le Gilets Jaunes en considérant que la violence contre eux est “injustifiée et impardonnable” ? Elle se déclare “pas du tout radicale” tout en restant sur la place de la République tandis que la police cherche à l’évacuer par des charges et des émissions de lacrymogènes. Elle fait connaissance dans ces circonstances avec deux autres femmes qui sont venus d’ailleurs pour manifester à Paris et lui parlent des conséquences déchirantes du chômage pour des jeunes gens dans leurs familles. Elle écoute, elle comprend, elle compatit. Quand on lui pose des questions à propos de la violence ensuite, elle dit qu’ “elle ne sait plus” tout en étant consciente qu’il s’agirait aussi d’atteindre des objectifs politiques avec lesquels elle est partiellement en désaccord. La question se pose donc de plus en termes de clôture des voies de communication vers les élites et l’inadéquation du processus électoral actuel en tant que participation politique. Il est à noter ici que l’avènement de LREM en tant que nouvel acteur a favorisé cette représentation de clôture, car des appareils partisans n’étaient pas en place à tous les niveaux afin de “verrouiller” les réactions et de récupérer ou canaliser les revendications lors de leur émergence. Ainsi, des liens directs entre des individus ont pu se nouer et la représentation a pu émerger qu’en face il y avait directement le gouvernement et le Président.

En somme, la posture des Gilets Jaunes envers la violence continue à évoluer en restant toujours prudente sous une perspective de ‘délégation passive’ aux éléments les plus radicaux ou de tolérance de ces derniers. C’est significatif que les idées, les motivations et les objectifs de ces groupes radicaux ne sont pas discutés parmi les Gilets Jaunes sur le terrain. Au plus, vous entendrez certains dire que la raison pour lesquelles la police n’arrête pas les black bloc et les laisse déambuler facilement parmi les manifestants, est parce que “ça sert à Castaner”. Il existe un consensus général sur le fait que le gouvernement recherche des épisodes violents afin de délégitimer le mouvement. Ce consensus ne se fonde pas sur une vision complotiste générale mais sur des observations très précises lors des manifestations.

Finalement, les blessures graves causées par les armes de la police ont consolidé la représentation collective de la violence au point où cela a influencé les médias qui se sont penchés un peu plus sur le sujet et ont commencé à les représenter comme victimes. Les éborgnements et les mutilations ont finalement surgi à travers l’extraordinaire persévérance du mouvement. Les Gilets Jaunes ont progressivement compris aussi que l’on n’a pas besoin d’un complot pour expliquer le fonctionnement du pouvoir. Ils commencent à le comprendre comme un exercice d’influence et de filtrage. Comme ils le disent, “ce ne sont pas les journalistes sur le terrain, ce sont les patrons plus haut qui laissent ou laissent pas passer”. Encore une fois, leur expérience les conduit vers une conscience profonde, une critique calme et systémique qui renforce leur conviction qu’il n’est pas suffisant de changer les dirigeants, il faut un nouveau rapport du peuple au pouvoir. C’est ce qu’ils entendent par la VIe République.

Quelles sont les évolutions que vous voyez pour le mouvement des Gilets Jaunes ?

 

Bien sûr, non seulement l’histoire ne se prédit pas mais le plus souvent elle ne s’annonce pas non plus. Une issue heureuse serait évidemment que nous ayons de changements considérables du système électoral et exécutif vers une participation qui permet la priorisation et la décision par des grands nombres.

Mon appréciation à cet instant est que cette issue est improbable, car elle se heurte non seulement à la volonté du gouvernement mais aussi à celle de tous les acteurs politiques établis. Vous aurez par exemple remarqué que le Président consulte tous les autres partis politiques - chose inouïe - afin de fonder l’impression d’un dialogue large faisant paraître les Gilets Jaunes comme des mécontents obtus qui ne savent pas que ce qu’ils proposent est déjà là : la démocratie, le débat avec la société, l’écoute, la solidarité etc. En somme, hormis le “pouvoir d’achat”, ces gens n’ont aucune revendication raisonnable. C’est une façon structurée pour faire revenir les Gilets Jaunes à leur condition habituelle, à savoir se taire individuellement et voter pour quiconque semble plus susceptible de leur offrir une marge de consommation un peu plus élevée. Ils n’ont pas à se mêler des “grandes questions”. Cette fonction est trop importante pour leur laisser une place. En somme, il s’agit de la question politique primaire de qui se trouve sous la tutelle de qui, car les Gilets Jaunes affirment de plus en plus depuis un moment que ce sont les “élites” qui doivent être sous la tutelle du “peuple” et non pas l’inverse.

L’enjeu porté donc par les Gilets Jaunes avec force est pleinement la réorganisation politique des sociétés postindustrielles. Le fait qu’ils ne l’expriment pas de cette façon ne le rend pas moins important. On pourrait en vérité dire le contraire : puisque cet enjeu émerge en tant qu’expérience et non pas en tant que discours, il existe vraiment comme réalité plutôt que comme projection intellectuelle.

L’objectif inavoué de la classe politique établie est naturellement de contenir cette interrogation avant qu’elle ne paraisse légitime auprès de société élargie. C’est pour cette raison par exemple qu’à partir d’avant-hier (samedi 9 février) un nouvel assaut discursif est lancé sous le terme d’“antiparlementarisme”. Du moment où l’accusation d’extrême droite et d’extrême gauche n’a pas pu éroder le soutien pour le mouvement, voici un nouveau concept pour enfermer tous les Gilets Jaunes dans une catégorie ‘sale’.

La lutte symbolique est forte. Il y en a aussi parmi les médias et le monde politique certains qui ironisent sur leurs slogans mal orthographiés sans comprendre l’importance capitale de cet acte : oser publier sa vision même si on est conscient que l’on fait des erreurs. Se réclamer du droit d’exister en tant qu’être médiocre, simple, normal en dehors de toute “excellence”.

Tout cela augmente la probabilité que le mouvement soit contenu par une alliance spontanée et implicite de toutes les forces qui craignent un changement sociopolitique important. Si les choses avancent ainsi, le résultat paraîtra parfaitement recevable pour les vainqueurs mais ce sera probablement une catastrophe pour la France et pour l’Europe. La seule voie qui restera alors ouverte sera la voie électorale où ceux qui surenchérissent en crainte ou en identité récolteront les bénéfices de l’impasse. Ce sera un résultat malheureux pour tous, sauf pour les partis politiques qui échapperont à la révélation de leur inutilité croissante devant l’affirmation d’une citoyenneté prétendant à l’accès direct au pouvoir.

Michalis Lianos est professeur à l’université de Rouen et directeur de la revue « European Societies » de l’Association Européenne de Sociologie. Il est notamment l’auteur de l’excellent Le nouveau contrôle social - Toile institutionnelle, normativité et lien social

Publié le 13/02/2019

La RATP perd une manche dans un conflit du travail hors norme

Le tribunal administratif de Paris a annulé les avis d’une enquête administrative de sécurité estimant le profil de deux salariés non « compatible » avec leur poste, ce qui avait mené à leur licenciement.

Par Bertrand Bissuel (site lemonde.fr)

La justice vient d’infliger un revers à la RATP et au ministère de l’intérieur dans des conflits du travail totalement atypiques. En 2018, l’entreprise publique avait licencié deux de ses agents au motif qu’ils auraient fait courir un risque à la sécurité de leurs collègues et des usagers. Sa décision était étayée sur deux avis rendus par un service rattaché au directeur général de la police nationale. Les avis en question ont été récemment annulés par le tribunal administratif de Paris, ce qui remet en cause le choix du transporteur de se séparer de ces salariés.

L’un des différends concerne M. X : embauché, il y a six ans, à la RATP en qualité d’opérateur de maintenance, il avait demandé sa mutation en vue de devenir conducteur de métro. L’autre contentieux implique M. Y, recruté en novembre 2017 pour conduire le métro. L’un comme l’autre ont donc été congédiés en 2018, à quelques mois d’intervalle, dans des circonstances analogues : ils ont d’abord été relevés de leurs fonctions avant de recevoir, quelques jours plus tard, une lettre de licenciement.

Pour justifier la rupture du contrat de travail, la direction s’est prévalue d’une enquête administrative, qu’elle avait réclamée au ministère de l’intérieur. Cette investigation avait abouti à la conclusion que le comportement des deux hommes n’était pas « compatible » avec le poste convoité ou occupé, sans qu’un motif soit donné.

Métiers jugés sensibles

Une telle procédure est prévue par la loi du 22 mars 2016. Elle offre la possibilité aux sociétés de transport de voyageurs de contrôler le pedigree de personnes qui désirent travailler chez elles ou de salariés déjà en place qui veulent changer d’affectation. Ces vérifications ne sont admises que pour certains métiers jugés sensibles – par exemple chauffeur de bus ou agent de sécurité.

Le but est de s’assurer que les intéressés ne représentent pas une menace pour les personnels et la clientèle. C’est le Service national des enquêtes administratives de sécurité (Sneas), placé sous la tutelle du ministère de l’intérieur, qui se charge de « scanner » le profil des personnes. Il s’appuie, notamment, sur des fichiers relatifs « à la prévention du terrorisme ou des atteintes à la sécurité et à l’ordre publics ».

M. X et M. Y ont été stupéfaits d’apprendre le soupçon pesant sur eux. Et le traitement qui leur a été réservé les a profondément choqués. Primo : ils ignoraient tout des raisons pour lesquelles un avis d’incompatibilité avait été émis à leur égard. En outre, l’avis incriminé ne leur avait pas été notifié et la RATP avait mis fin à la relation de travail, sans qu’ils puissent se défendre. S’estimant victimes de pratiques expéditives qui ont violé leurs droits, ils se sont tournés vers le tribunal administratif de Paris afin d’obtenir l’invalidation de la sentence du Sneas.

Argumentaire différent

La démarche engagée a tourné à leur avantage. S’agissant de M. X, le juge a estimé que le ministère de l’intérieur n’avait produit « aucun élément factuel » permettant de démontrer que le salarié « constituerait une menace pour la sécurité ou l’ordre public ». Du fait de cette « inexacte application » de la loi, le requérant est « fondé » à demander l’annulation de l’avis d’incompatibilité.

Quant à M. Y, l’argumentaire du tribunal est différent mais parvient au même résultat : l’agent « aurait dû avoir notification de l’avis d’incompatibilité » et ce dernier aurait dû, de surcroît, « être motivé ». Or, tel n’a pas été le cas. Dans ces conditions, M. Y est, lui aussi, en droit de réclamer « l’annulation » de l’avis du Sneas.

Sollicités par Le Monde, le ministère de l’intérieur et la RATP se bornent à indiquer qu’ils ont pris acte des jugements du tribunal, prononcés le 31 janvier. Un appel sera-t-il interjeté ? Pas de réponse, à ce stade. Tout laisse à penser, par ailleurs, que la RATP n’a pas l’intention de revenir sur sa décision de congédier les deux hommes.

La bataille judiciaire continue

Ce licenciement, M. X et M. Y le contestent, en parallèle, devant la justice prud’homale. Pour le premier, l’audience, initialement prévue vendredi 8 février, a été repoussée au 6 mars. Son avocat, Me Raphaël Kempf, « ne voi[t] pas comment les prud’hommes ne pourraient pas tenir compte de la décision du tribunal administratif ». Autrement dit, la logique voudrait, selon lui, que la RATP soit condamnée, la rupture du contrat de travail ne reposant sur aucune « cause réelle et sérieuse ».

M. Y, lui, est déjà passé devant les prud’hommes, mais il a été débouté, le 1er février. Son conseil, Me Thierry Renard, avait demandé que les débats soient rouverts de manière à prendre en considération l’invalidation de l’avis d’incompatibilité, mais il n’a pas été suivi. Il va donc faire appel.

Outre M. X et M. Y, quatre autres hommes, au moins, ont été remerciés de la même manière par la RATP. Epaulés par Me Thierry Renard, trois d’entre eux ont déjà engagé des actions en référé devant les prud’hommes, qu’ils ont perdues. Les décisions ont été rendues avant le jugement du tribunal administratif de Paris. Mais la bataille va continuer, affirme Me Thierry Renard : des requêtes sur le fond ont été déposées. Celui-ci compte également s’adresser au juge administratif afin que soit annulé l’avis d’incompatibilité émis à l’encontre de ses clients.

Bertrand Bissuel

Publié le 12/02/2019

Libertés publiques. Bienvenue au pays du libéralisme autoritaire

(site humanité.fr)

7 000 arrestations, 1 900 blessés, 1 000 condamnations en deux mois… Cette répression policière – et judiciaire – ne suffisait pas pour défendre l’ordre établi. Désormais, le pouvoir attaque la liberté de manifester et le droit à l’information.

«Nous n’avons pas construit, comme beaucoup de nations autoritaires, les anticorps au système. Donc, nous, on est des pitres ! » déplorait Emmanuel Macron, la semaine dernière, devant quelques journalistes autorisés. On comprend mieux l’impitoyable répression décrétée au sommet de l’État. À la violence policière s’ajoute, comme le déplore l’avocat Raphaël Kempf, une « violence judiciaire » orchestrée par un parquet plus que jamais aux ordres. Avec la loi dite anti-casseurs, votée hier par l’Assemblée, il s’attaque désormais au droit de manifester. Décryptage d’une véritable dérive autoritaire.

1 LA LOI "ANTI-CASSEURS" S'ATTAQUE AU DROIT DE MANIFESTER

Interdiction de manifester, fouilles, fichage… si beaucoup de députés trouvaient à redire au texte, peu pourtant ont assumé de voter contre. Le texte dit « anti-casseurs » a donc été voté largement hier par la majorité LaREM, avec l’appui de la droite LR, d’une majorité de députés Modem et UDI (387 pour, 92 contre) ; 74 députés parmi la majorité et ses soutiens se sont abstenus, témoignant des questions lourdes qu’il soulève en termes de libertés publiques.

Le groupe UDI devait ainsi en majorité voter le texte, quand bien même son article 2 donne aux préfets le pouvoir d’interdire à quelqu’un de manifester avant même toute infraction commise. Michel Zumkeller (UDI) pointe bien l’absence de débat, avec un texte de la rapporteure déposé… deux minutes avant l’heure limite de dépôt des amendements et il a beau s’insurger contre un texte outrancier rédigé par la droite du Sénat « en étant certain qu’il ne passerait pas », le gouvernement s’est saisi de la proposition LR, et c’est une version à peine édulcorée qui a été mise au vote hier soir, avant de revenir au Sénat le 12 mars. Si, pour la droite, le texte ne va pas assez loin, Julien Aubert (LR) ironisant sur « Dark Vador peut venir manifester, du moment qu’il n’a pas l’intention de commettre un trouble à l’ordre public », d’autres ont la conscience effleurée par des questionnements. Le texte, convient Olivier Becht (UDI), est ainsi « bricolé » en cours de route, durant le travail parlementaire. Si le gouvernement procède de la sorte, c’est que, s’il avait présenté son propre projet de loi, alors il aurait dû présenter en même temps une étude d’impact, « ce dont il ne voulait sans doute pas », relève Michel Zumkeller. Pour la socialiste Valérie Rabault, « il y a déjà dans la loi le délit de préparation à un acte de violence avant une manifestation », l’arsenal est suffisant. Son groupe annonce un recours devant le Conseil constitutionnel.

Sébastien Jumel (PCF) effectue un parallèle avec la tentative de perquisition à Mediapart, lundi, et évoque « la trumpisation d’Emmanuel Macron ». « C’est une liberté de la presse sous contrainte que veut Macron », dénonce le député de Seine-Maritime. Sa collègue Elsa Faucillon critique une loi qui « fait le trait d’union entre casseurs et manifestants, alors que des lois existent déjà », dans un « oubli de la mémoire », rappelant que « notre fête nationale, c’est le 14 juillet », et que cela devrait faire sens aujourd’hui.

2 UNE MANSUÉTUDE COUPABLE FACE AUX VIOLENCES POLICIÈRES

La loi anti-casseurs va de pair avec la propension du gouvernement à fermer les yeux sur les violences policières qui émaillent les rassemblements de gilets jaunes depuis trois mois. Face aux vidéos accablantes et à un bilan déjà historique (1 mort, 129 blessés graves, dont 20 énucléations et 4 mains arrachées, selon le site Désarmons-les), l’exécutif, loin de condamner les exactions de certains agents, joue la stratégie de la tension, espérant écœurer la contestation sous la lacrymo et les batailles rangées avec les casseurs. À ce jeu-là, le déni de réalité prend des proportions ubuesques. « Aucun policier n’a attaqué des gilets jaunes », osait Christophe Castaner, le 15 janvier, alors que l’IGPN (la « police des polices ») a été saisie de 116 enquêtes et a reçu plus de 300 signalements. Même irresponsabilité face à ceux (CGT, Ligue des droits de l’homme, Défenseur des droits) qui demandent à suspendre, lors des manifs, l’emploi des LBD 40 et autres grenades GLI-F4, à l’origine de graves mutilations. Pas question ! « Ces armes intermédiaires sont fondamentales », martelait, vendredi, le secrétaire d’État à l’Intérieur, Laurent Nunez. Pour le sociologue Christian Mouhanna, c’est clair : le gouvernement accroît une dérive violente du maintien de l’ordre – surutilisation de l’armement et des brigades anticriminalité – sans chercher de procédés plus pacifiques comme la négociation et l’isolement des casseurs. « Le ministère de l’Intérieur semble n’avoir aucun recul sur la gravité de la situation, s’étonne le chercheur. On est dans une pauvreté de réflexion incroyable. Même un ministre jugé réactionnaire comme Charles Pasqua avait supprimé les voltigeurs à son époque… »

3 UNE INGÉRENCE DANS LA FABRIQUE DE L’INFORMATION

La tentative de perquisition de Mediapart, ce lundi, est une atteinte directe à la liberté de la presse. Et surtout au secret des sources, qui permet aux journalistes de recueillir des informations sensibles. « Ce secret est protégé par la loi française et ne peut céder que lorsqu’il y a un motif prépondérant d’intérêt public », explique, très ferme, Christophe Bigot, avocat spécialiste du droit de la presse. Or, « on ne voit pas bien comment une atteinte à la vie privée peut entrer dans ce cadre ». Et quand bien même le parquet, hier, invoquait une enquête pour « utilisation de matériel d’interception », l’avocat s’étonne qu’on puisse le reprocher à Mediapart. Et, insistet-il, « ce serait, le cas échéant, à un juge de trancher ». Il est aussi très ferme sur les propos d’Emmanuel Macron rapportés par le Point le week-end dernier. Pour garantir une information « neutre », le chef de l’État plaiderait pour « une forme de subvention publique assumée, avec des garants qui soient des journalistes ». Soit une sorte de conseil de la « vérité ». Ce qui fait bondir Christophe Bigot, qui parle « d’une ingérence et d’une intrusion dans la fabrique de l’information ». Ce conseil de déontologie « est totalement contraire à la tradition juridique du droit de la presse en France ». Selon lui, ce droit repose « sur un principe de liberté et un certain nombre d’infractions très précises ».

4 UNE JUSTICE AUX ORDRES, ÇA PEUT SERVIR…

C’était il y a quelques mois, les gilets jaunes ne battaient pas encore le pavé, mais l’affaire Benalla était déjà venue rappeler que des magistrats aux ordres – ou redevables –, ça pouvait servir. « J’assume parfaitement le fait d’être certain que celui qui sera proposé à la nomination (au poste de procureur de Paris – NDLR) sera parfaitement en ligne et que je serai parfaitement à l’aise avec ce procureur », avait admis Édouard Philippe, le 2 octobre. « En ligne et à l’aise »… Exit, donc, les trois candidats proposés par la garde des Sceaux pour succéder à François Molins, au profit du très Macron-compatible Rémy Heitz. On comprend mieux aujourd’hui pourquoi…

Révélé par le Canard enchaîné du 30 janvier, un courriel du parquet destiné aux magistrats parisiens délivre ainsi d’incroyables consignes de fermeté à l’égard des gilets jaunes, invitant les juges à « maintenir » l’inscription au fichier du traitement des antécédents judiciaires même lorsque « les faits ne sont pas constitués » et à ne « lever les gardes à vue » des manifestants interpellés que « le samedi soir ou le dimanche matin ». On n’est jamais trop prudent… Autre illustration de cette dangereuse proximité entre pouvoirs exécutif et judiciaire : l’invraisemblable tentative de perquisition de Mediapart, lundi (lire ci-dessus). « Engager une procédure pareille, aussi sensible, qui menace liberté de la presse et protection des sources, est très surprenant », estime Vincent Charmoillaux, vice-procureur au TGI de Lille et secrétaire général du Syndicat de la magistrature. « C’est même surréaliste, appuie Me François de Castro. Le responsable du parquet ne se cache même plus d’agir pour le compte de celui qui l’a nommé ! Et ce, sans saisir un juge des libertés, qui aurait pu, lui, imposer une perquisition sans assentiment… » Pour l’avocat parisien, « le procureur de Paris n’a sans doute jamais été aussi dépendant du pouvoir exécutif »

LIONEL VENTURINI, LAURENT MOULOUD, CAROLINE CONSTANT ET ALEXANDRE FACHE

 

 

 

Christophe castaner et les « bêtises » de la police

Interpellé sur les violences policières par Konbini, dans un entretien diffusé hier, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a déclaré avoir envoyé une vidéo à toutes les forces de l’ordre, après la manif du 1er décembre. « Je leur ai fait un message, en leur disant, en des termes un peu différents : “Faites gaffe les gars, vous avez une doctrine d’emploi, soyez responsables, soyez exemplaires”. » Concernant les tirs aux visages de LBD, il renvoie aux enquêtes de l’IGPN. « S’il y a eu un mauvais usage de la force, il faut qu’il y ait une sanction. » Puis il ajoute : « J’avoue que le procès que l’on fait à la police de façon quasi systématique, il n’est pas juste. Parce que, comme dans toute profession, on peut faire des bêtises. C’est vrai chez les journalistes, chez les politiques, chez les plombiers, c’est vrai chez les boulangers… »

 

Publié le 11/02/2019

Comment les sanctions contre les chômeurs risquent, demain, de s’étendre à l’ensemble des minimas sociaux

par Rachel Knaebel (site bastamag.net)

Depuis début janvier, les chômeurs sont soumis à des contrôles renforcés en France. Un rendez-vous manqué, une offre d’emploi dite « raisonnable » refusée, et c’est la radiation, plus ou moins longue, avec suspension des indemnités. Cette politique punitive s’inspire clairement de celles qui sont menées en Grande-Bretagne et en Allemagne, où les sanctions se sont progressivement appliquées aux autres prestations sociales, allocations familiales ou aides au logement. Leurs conséquences sont sans appel : « Elles frappent d’abord les personnes les plus faibles », repoussées vers une encore plus grande pauvreté. En Allemagne, le tribunal constitutionnel est d’ailleurs en train de se pencher sur la légalité de ces sanctions. Explications.

Début janvier, le gouvernement français a durci par décret les contrôles et les sanctions à l’encontre des chômeurs. Cette politique ne tombe pas du ciel. Au Royaume-Uni, la possibilité de supprimer les allocations aux demandeurs d’emploi, qui manquent des rendez-vous ou sont jugés trop peu assidus dans leurs démarches, existe depuis plus de dix ans. « En 2007, le gouvernement travailliste a adopté une loi prévoyant des sanctions contre les personnes handicapées et en longue maladie, considérant que beaucoup n’étaient pas vraiment en incapacité de travailler », rappelle Anita Bellows. Depuis cette date, l’activiste du collectif « Personnes handicapées contre les coupes » (Disabled People Against Cuts) suit les effets de ces sanctions sur les personnes concernées. Et elles sont de plus en plus nombreuses.

Ces sanctions ont rapidement été étendues à l’ensemble des demandeurs d’emplois et des travailleurs pauvres qui perçoivent une allocation. Outre-Manche, une personne qui se retrouve au chômage percevra une indemnité forfaitaire pendant six mois (le Jobseeker allowance). Ensuite, elle recevra un minima social calculé en fonction de sa situation familiale, de ses revenus, du montant son aide au logement, etc. « En 2012, les conservateurs ont fait adopter une nouvelle loi, un "Welfare Act", qui a durci les sanctions à l’extrême. Elles ont gagné en durée et en sévérité », poursuit Anita Bellows.

« Les allocations peuvent être interrompues jusqu’à trois ans d’affilée »

« Les allocations peuvent être interrompues jusqu’à trois ans d’affilée, précise John, conseiller dans une agence du « Jobcentre » britannique du centre de l’Angleterre [1]. Même si la personne recommence à chercher du travail avec assiduité, si elle accepte de candidater à tout, ces sanctions ne sont pas levées. Une fois la décision prise, les allocations restent suspendues. » Et ce, jusqu’à l’échéance de trois ans ou si l’allocataire porte un recours en justice. « Des gens qui ne viennent pas à un rendez-vous parce qu’ils sont à l’hôpital sont sanctionnés, de même que des femmes qui sont en train d’accoucher… Quand les gens engagent un recours au tribunal, ils ont de bonnes chance de gagner, de faire annuler la décision », illustre Anita Bellows.

La justification affichée, en Grande-Bretagne comme en France, de ce nouveau régime de sanctions est d’inciter les personnes à retravailler le plus vite possible. Quels sont les résultats concrets de cette politique ? « Certaines catégories de personnes sont particulièrement vulnérables et affectées par la suspension des allocations. Cela inclut les parents isolés, les jeunes adultes qui sortent tout juste du système d’aide sociale à l’enfance, les personnes malades ou handicapées », souligne un rapport du Parlement britannique en octobre dernier. Souvent, les personnes sanctionnées « empruntent de l’argent, coupent dans leurs dépenses alimentaires et les autres dépenses de première nécessité, ou ne paient plus leurs factures, plutôt que d’augmenter leur revenus en retrouvant du travail », rapporte encore l’enquête parlementaire.

« Ces sanctions ont été utilisées pour faire baisser artificiellement les chiffres du chômage »

Les députés britanniques citent le cas d’une mère célibataire contrainte de se tourner vers les banques alimentaires. Son allocation avait été réduite parce qu’elle avait quitté un emploi à temps plein pour travailler à temps partiel, ne pouvant plus payer la garde de ses enfants. « Les personnes les plus sanctionnées sont celles qui ont déjà le plus de mal à naviguer dans le système, a constaté Anita Bellows. Ces sanctions, nous y sommes opposés par principe. En plus, elles ont été utilisées pour faire baisser artificiellement les chiffres du chômage » Résultat : si le taux de chômage officiel britannique affiche un séduisant 4 %, le nombre de travailleurs pauvres y est trois fois plus élevé qu’en France, avec plus d’un salarié sur cinq concerné !

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En Angleterre, « la mise en place des sanctions s’est faite dans une grande indifférence, parce que les chômeurs sont stigmatisés. Mais aujourd’hui, avec le système de l’Universal Credit, qui fusionne les allocations sociales et chômage sous un même guichet, des personnes qui travaillent mais touchent des allocations parce que leurs revenus sont bas se retrouvent aussi sanctionnées. On commence donc à en parler plus largement », rapporte Anita Bellows. La réforme du « Crédit universel » (Universal Credit), votée en 2012, se met en place progressivement. Elle fusionne dans un même service et une même allocation l’ensemble des aides : l’allocation chômage minimum – l’équivalent du RSA –, l’allocation pour les personnes dans l’incapacité de travailler pour cause de maladie ou de handicap, l’aide au logement, le crédit d’impôt pour la reprise d’un travail et le crédit d’impôt pour les enfants à charge. C’est cette allocation devenue unique qui peut désormais être réduite « si vous ne faites pas ce pourquoi vous vous êtes engagé », comme chercher du travail et fréquenter un Jobcentre [2].

En Allemagne, des sanctions renforcées pour les jeunes

En Allemagne, les sanctions contre les chômeurs peuvent également concerner leur aide au logement. Mi-janvier, le tribunal constitutionnel, la plus haute juridiction du pays, a commencé à étudier la question : ces suspensions d’allocations sont-elles compatibles avec la Constitution ? Le contrôle des demandeurs d’emploi y a été durci il y a plus de dix ans, au moment de la réforme du système d’assurance-chômage de 2005. La durée du chômage indemnisé a alors été limitée à un an. Le chômeur touche ensuite une allocation minimum, appelée « Hartz IV ». Le versement de cette allocation fait l’objet de contrôles renforcés destinés à « remettre au travail » au plus vite la personne concernée. Un rendez-vous raté, une formation refusée, une offre d’emploi à laquelle on ne candidate pas, signifient une coupe immédiate d’une partie de l’allocation, jusqu’à une suspension intégrale en cas de récidive.

 

Pour les moins de 25 ans, les sanctions sont encore plus drastiques : au moindre manquement, c’est la suppression totale de l’allocation. Au deuxième, l’aide au loyer – payée directement au propriétaire du logement – est aussi suspendue. « Ce traitement plus dur envers les jeunes est officiellement justifié comme une mesure “éducative” », déplore Inge Hannemann, aujourd’hui élue municipale de Hambourg pour le parti de gauche Die Linke. L’élue travaillait auparavant au Pôle emploi allemand, le « Jobcenter », entre 2005 et 2013, où elle a protesté contre la politique des sanctions. Avant, finalement, de se faire licencier.

Spirale d’endettement et perte de logement

« Les sanctions touchent avant tout les personnes qui sont déjà dans des situations difficiles : celles qui ont des troubles psychiques, les migrants, les personnes qui ne maîtrisent pas bien l’allemand ou qui, même si elles sont allemandes d’origine, ne maîtrisent pas le langage administratif. En fin de compte, elles frappent les plus faibles », souligne Inge Hannemann. Un centre social de la région de Wuppertal, dans la Ruhr, a récemment réalisé, en vue de l’audience au tribunal constitutionnel, un sondage auprès de plus de 21 000 personnes, chômeurs, travailleurs sociaux, avocats, agents du Jobcenter, sur les conséquences du régime de sanctions.

Les résultats de l’étude sont sans appel. Pour près trois-quarts des participants à l’enquête, les réductions d’allocation représentent le début d’une spirale d’endettement. Plus de 60 % des personnes interrogées affirment aussi que les sanctions contribuent à une perte de logement. Plus de 90 % des personnes qui ont répondu estiment, en outre, que les sanctions n’aident pas du tout à réintégrer les chômeurs sur le marché du travail. La majorité des agents des Jobcenter partage également ce point de vue.

« On n’aide pas les gens en leur faisant peur »

Pourtant, les sanctions pleuvent. Selon l’Agence pour l’emploi allemande, entre octobre 2017 et septembre 2018, plus de 920 000 sanctions ont été prononcées contre 400 000 chômeurs. Un chômeurs sur six a été sanctionné dans l’année ! Pour les trois-quarts des sanctions, le motif était un simple rendez-vous raté [3]. « Quand j’ai commencé à dénoncer publiquement les sanctions, des collègues m’ont donné raison en interne, mais ils n’osaient pas le dire publiquement parce qu’ils craignaient de perdre leur job. Leur peur était justifiée. C’est ce qui m’est arrivé », témoigne aujourd’hui Inge Hannemann. Avec la procédure en cours auprès du tribunal constitutionnel, les langues se délient. Fin janvier, la directrice d’un Jobcenter local, celui de Brême, a sévèrement critiqué le système des sanctions dans une interview à un quotidien régional : « On n’aide pas les gens en leur faisant peur », a-t-elle déclaré, dénonçant les « dégâts » provoqués par les coupes dans les allocations.

Pour autant, l’ancienne conseillère Inge Hannemann ne croit pas que le tribunal constitutionnel, qui devrait rendre sa décision dans quelques mois, va interdire de couper les allocations aux chômeurs. « Le tribunal pourrait arriver à la conclusion qu’on ne peut pas couper le minimum vital. Mais pour les chômeurs, il y a un système de bons alimentaires qui peuvent être attribués quand les allocations sont suspendues. Donner ces bons est obligatoire pour les foyers où il y a des enfants mineurs. Sinon, il faut en faire la demande. Mais c’est le même conseiller qui décide de sanctionner et d’attribuer, ou pas, les bons. Et tous les magasins ne les acceptent pas, surtout à la campagne. Le tribunal pourrait en revanche affirmer qu’il faut arrêter de sanctionner plus sévèrement les moins de 25 ans, et qu’on ne peut pas supprimer l’aide au paiement du loyer, parce que cela met les gens à la rue, analyse l’ancienne conseillère. Mais il est possible que cela ne soit qu’une recommandation, et qu’ensuite la gouvernement prenne son temps pour légiférer, ou attende les prochaines élections. » Celles-ci auront lieu en 2021.

En France, l’ensemble de la protection sociale bientôt soumise aux mêmes sanctions ?

Et en France ? L’aide au logement ou les allocations familiales pourront-elles, demain, être aussi concernées par les sanctions visant un demandeur d’emploi jugé pas suffisamment zélé ? Pendant sa campagne présidentielle, Emmanuel Macron a annoncé vouloir mettre en œuvre la fusion des allocations et aides. La version française de l’Universal Credit c’est l’« Allocation sociale unique », envisagée par le gouvernement [4]. « Il faut regarder ce qui se passe en Grande-Bretagne car ils sont souvent les premiers à mettre en œuvre des réformes que les autres pays reprennent ensuite », alerte Inge Hannemann. La mise en place de l’aide sociale unique telle que le souhaiterait Emmanuel Macron va-t-elle suivre les modèles allemands et britanniques, et soumettre tous les bénéficiaires d’aides sociales au régime de sanctions qui vaut désormais pour les chômeurs ?

Rachel Knaebel

Publié le 10/02/2019

 

Comme les Français, les Vénézuéliens n’écoutent pas Macron

En direct du Venezuela : La mayonnaise Guaido ne prend pas

Romain MIGUS (site legrandsoir.info)

Contrairement à des médias payants et subventionnés, le Grand Soir, site d’information gratuit, s’attache le concours de journalistes qui sortent de leur bureau, ne se contentent pas de se lire entre eux ou de lire les dépêches de l’AFP, ont une certaine idée de la vérité et du respect du lecteur. Lisez. - LGS

Caracas. 7 heures du matin. Le soleil se pose sur les montagnes de l’Avila entourant la ville, qui commence à fourmiller. Des files de personnes descendent la colline où se perche le barrio El Manicomio pour rejoindre l’avenue Sucre, l’artère principale qui se faufile entre les quartiers populaires de l’Ouest de la Capitale. Des dizaines d’enfants en uniforme scolaire, certains cavalant d’autres aux mains de leurs mamans prennent le chemin de l’école. Je pense à ma fille qui elle, en raison d’un conflit social en France, restera à la maison.

A quelques encablures de là, des militaires en armes boivent un café au check point qui mène à Miraflores, le Palais Présidentiel. L’image de Caracas respirant la normalité contraste brutalement avec celle que l’on peut avoir d’un pays menacé d’intervention militaire par l’administration Trump.

Une vie quotidienne à mille lieux des annonces de la « révolution vénézuélienne » qui commence à s’imposer dans nos médias.

Juan Guaido, nouveau Frankenstein politique crée par la Maison Blanche, est un produit médiatique qui se vend surtout à l’extérieur du pays. Un peu comme nos mauvais vins, ou les médicaments anti-paludisme produits par Sanofi. Ça n’a aucun intérêt pour la population locale. La majorité des vénézuéliens ne semblent pas vouloir consommer ce produit. Croisé par hasard, Alejandro, un jeune boxeur vénézuélien opposant à la Révolution Bolivarienne me confiera : « J’aime pas Maduro, il est nul, mais vraiment nul. Mais aujourd’hui, on a le choix entre ça et retourner à l’esclavage. Il n’y a pas de sortie ». Alejandro résume assez bien le point de vue d’une partie de l’opposition. Malgré l’intransigeance de Guaido, la guerre civile n’est pas une option. 

La mayonnaise putschiste ne prend pas au pays. Peu importe, elle est un rouage essentiel dans la story-telling occidentale pour justifier un renversement de régime. Un cynisme absolu, imposé par les États-Unis, et récemment validé par le président Macron.

Plus occupé à résoudre un quotidien affecté par un infâme blocus économique, les habitants de la Capitale ne semblent guère prêter attention aux gesticulations des députés de l’opposition, réunis ce mardi 5 février en session plénière. Sur la place Bolivar, situés à cent mètres, un spectacle de break dance capte l’attention de plusieurs centaines de personnes. 

Le Capitole est un symbole de la confrontation des pouvoirs et des tensions de la vie politique vénézuélienne. Passé l’entrée principale, les députés à l’Assemblée Nationale rejoignent l’hémicycle, situé sur leur gauche. Les députés à l’Assemblée Nationale Constituante eux prennent la direction opposée, vers le salón Elíptico, siège de l’ancien sénat. Les deux salles se font face, comme pour ancrer symboliquement le conflit de pouvoirs et de légitimité. Les députés des deux assemblées se croisent à l’entrée, ne se saluent pas, se défient. « C’est assez symbolique en effet, nous dit Tania Diaz, vice-présidente de l’Assemblée Constituante. La seule chose qui ne l’est pas, c’est que, passé l’entrée, nous devons aller à droite, et eux à gauche », ajoute-t-elle en riant. 

Une situation certes inédite, dans l’histoire de cette République, mais qui balaie les accusations d’État failli, de « dictature totalitaire », ainsi que tous les éléments de langage mis en place par Washington et repris à l’unisson par le système médiatique. 

Ce mardi, l’opposition a retouché et voté sa loi sur la Transition pour tenter de masquer sous un vernis officiel la construction de leur para-Etat. Étrangement, aucune personnalité politique ni aucun média ne relève que cette « loi sur la Transition » autorise l’Assemblée Nationale à s’arroger illégalement tous les pouvoirs de la République Bolivarienne du Venezuela. Comment appelleriez vous ca ? Un coup d’Etat ? Dans la novlangue trumpienne, désormais parlée dans l’Union européenne, on considère ça comme « une transition démocratique ». Et qu’importe le Peuple. 

Le pouvoir de Guaido va donc nommer un Pouvoir électoral parallèle dans le but d’organiser un simulacre d’élection. Ce scénario aurait plus de succès sur Netflix, mais là encore il est nécessaire pour imposer leur légitimité dans l’opinion publique internationale. Soit les politiciens d’opposition réalisent une élection sans aucun contrôle, et médiatiquement ils pourront légitimer un pouvoir fantoche dans l’opinion publique internationale, soit ils poussent Nicolas Maduro à interdire un scrutin illégal et truqué d’avance, et l’image du président sera dégradée à l’étranger. Pile ou face, tu gagnes. 

Notons au passage, que le « chavisme critique » soutient cette tentative de coup d’Etat institutionnel. Ce mouvement politique est un regroupement d’universitaires dont les voix sont abondamment relayées par leurs pairs européens malgré leur manque absolu de responsabilités politiques et de légitimité démocratique. Lorsqu’ils décident de soutenir électoralement un candidat, celui-ci peine à arriver à 0,5% des voix. 

Le 5 février, les représentants les plus éminents de l’extrême gauche intellectuelle vénézuélienne ont rencontré Guaido pour ne pas être exclus de la partie si jamais le coup d’Etat réussissait. Cette réunion met un terme définitif à la fable d’un « chavisme critique », censé représenter un courant politique indépendant. Imagine-t-on un « gaullisme critique » négocier avec Pétain leur participation au régime de Vichy ? Cette « troisième voie » imaginaire tant promue hors du pays (encore une fois) a désormais choisi son coté de la tranchée. Le slogan « Ni Maduro Ni Guaido », scandés par leurs réseaux internationaux vient de voler en éclats. Il serait donc judicieux que les soutiens étrangers de ce courant de l’opposition adoptent la position de leurs mentors vénézuéliens et s’alignent ouvertement sur les positions de Trump, de Bolsonaro, d’Uribe, de Macron.

Comme la marque Guaido n’arrive pas à s’imposer dans le marché politique vénézuélien, l’opposition prépare une nouvelle action destinée à ternir l’image du président Maduro au niveau international. La demande d’aide humanitaire est un leurre. Les 20 millions de dollars promis par Trump pour résoudre les problèmes des vénézuéliens est une faible aumône. Cette somme représente l’équivalent de 800.000 caisses de nourritures CLAP. En comparaison, le gouvernement bolivarien en achète 6 millions par mois. Et ces miettes ne sont rien en comparaison des 23 milliards de dollars de pertes économiques dues aux sanctions financières et au blocus

Encore une fois, il s’agit d’une opération politique visant à décrédibiliser Nicolas Maduro au niveau international. Soit le président autorise le passage de convois et assume la violation de la souveraineté territoriale depuis la Colombie, soit il refuse et les médias ne manquerons pas de dénoncer l’infâme Maduro, affamant son peuple. Répétons le encore une fois : les pays qui feignent de se préoccuper du sort des vénézuéliens ferait bien de lever le blocus qui les martyrise

Face à ce scénario, la grande inconnue reste la patience de l’Oncle Sam. Quelle sera la prochaine étape lorsque ils admettront que le médiatique Guaido ne parviendra pas à s’imposer sur la scène nationale ? 

Romain MIGUS

Publié le 09/02/2019

« Macron, c’est la violence de classe totalement assumée »

Dominique Sicot (site humanité.fr)

 

Outre sa politique, le mépris de classe affiché du président a contribué à déclencher la colère. Passé l’irruption, les gilets jaunes s’organisent pour durer. Une assemblée des assemblées s’est tenue à Commercy. Et, comme la CGT, certaines figures du moment appellent à la grève le 5 février.

Parmi les premiers intellectuels à aller à la rencontre des gilets jaunes, les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon leur proposent, à travers leur nouveau livre, des armes de combat idéologique contre le président des ultra-riches. Entretien avec Monique Pinçon-Charlot.

L’idée de ce livre vous est-elle réellement venue « entre deux tartines un matin d’automne 2017 », comme vous l’évoquez dans le préambule ?

En fait, nous nous intéressons au parcours d’Emmanuel Macron depuis dix ans. Après avoir travaillé pour Sarkozy, sur la commission pour la libéralisation de la croissance, il est entré en septembre 2008 à la banque Rothschild, dont il deviendra associé-gérant deux ans plus tard. Nous nous sommes dit voilà un jeune homme qui a l’air d’en vouloir !

Nous n’avons donc pas cru une seconde à cette histoire de candidat hors système. C’est au contraire un enfant du sérail, un enfant de l’oligarchie, qui a construit ses réseaux avec une grande rapidité et même instrumentalisé son couple. Alors quand il a dit : « Je ne suis pas le président des riches », nous y avons vu un défi et nous l’avons relevé. Ce livre devait sortir pour la Fête de l’Humanité 2019. Mais à la fin de l’allocution d’Emmanuel Macron, le 10 décembre 2018, nous avons demandé à notre éditeur s’il était possible d’accélérer la sortie. Tout le monde a dit oui, et tout a suivi ! L’objectif est de donner des armes aux gilets jaunes – qu’ils souhaitent ou non participer au grand débat –, dont beaucoup n’ont pas la formation politique et syndicale des militants habituels.

Après « le Président des riches », en 2010, voici « le Président des ultra-riches ». Quelle est la différence ?

Les cadeaux faits par Emmanuel Macron aux plus riches sont infiniment supérieurs au bouclier fiscal de Nicolas Sarkozy. C’est un système qui est mis au point. Prenons la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) au profit de l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) : sortir les valeurs mobilières de la base d’imposition des riches, c’est pour les plus riches d’entre eux exclure 90 % de leur fortune. Autrement dit, le stock de patrimoine mobilier échappe à l’impôt. De plus, l’impôt sur le flux des capitaux mobiliers a été diminué d’une façon indécente. Avec la flat tax, les revenus du capital ne sont imposés – de manière non pas progressive mais forfaitaire – qu’à 12,8 %. On nous raconte que c’est à 30 %, mais c’est un mensonge ! Quand il s’agit des plus riches, on inclut en effet dans le taux d’imposition la CSG et les autres prélèvements sociaux. Mais pas quand il s’agit des salariés. Les revenus du capital sont donc moins imposés que ceux du travail.

Non content d’avoir supprimé l’ISF, Macron a créé la flat tax. Elle permet au mieux loti des actionnaires de payer moins en impôt sur le revenu, sur chaque euro de dividendes perçus (12,8 %), que le plus mal payé des contribuables sur chaque euro de salaire reçu (14 %).

Non content d’avoir supprimé l’ISF, Macron a créé la flat tax. Elle permet au mieux loti des actionnaires de payer moins en impôt sur le revenu, sur chaque euro de dividendes perçus (12,8 %), que le plus mal payé des contribuables sur chaque euro de salaire reçu (14 %).

Non content d’avoir supprimé l’ISF, Macron a créé la flat tax. Elle permet au mieux loti des actionnaires de payer moins en impôt sur le revenu, sur chaque euro de dividendes perçus (12,8 %), que le plus mal payé des contribuables sur chaque euro de salaire reçu (14 %).

Ce qui caractérise ce quinquennat, c’est aussi le mépris de classe, comme le souligne le sous-titre de votre livre. N’est-ce pas ce qui nourrit la colère des gilets jaunes plus encore que la politique menée ?

La politique économique menée, avec tous ces cadeaux faits sans aucun contrôle, ne fait pas baisser le chômage. Mais c’est difficile pour beaucoup d’avoir accès aux chiffres, de bien les comprendre, alors que de nombreux médias manipulent l’opinion. Ce qui va couler Macron, c’est la violence linguistique. La violence de classe à l’égard des travailleurs. Tous ces mots dont nous avons fait un florilège pour ouvrir le livre. Les premiers gilets jaunes que nous avons rencontrés nous ont dit : « On peut accepter d’avoir faim, de ne pas pouvoir offrir de Noël à nos enfants, on peut accepter de survivre, mais être humiliés à ce point, ça, ce n’est plus possible ! » Aujourd’hui le couple Macron suscite de la haine. Brigitte Macron elle-même, « sexygénaire » à la silhouette fine et au visage semblant échapper au temps, passe mal auprès des femmes gilets jaunes dont les corps portent les marques de leur vie difficile.

Ce mépris n’est pas dissimulé...

C’est même totalement assumé. Dès le soir du premier tour, alors que son score est faible (moins de 18 % des votes des inscrits), il va fêter ce qui n’est pas encore advenu à la Rotonde, une brasserie chic de la rive gauche. Il est déjà dans cette violence de classe qui est faite pour tétaniser, pour rendre impuissant. Il savait que ce traumatisme allait étouffer le peuple et l’a expérimenté dès son arrivée au pouvoir avec les ordonnances poursuivant, après la loi El Khomri, le détricotage du Code du travail. Il s’est dit : c’est gagné, on continue ! La taxe sur le carburant a été pourtant l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Mais, en réalité, c’est le bouquet final d’un feu d’artifice qui était là.

Dans les ors de Versailles, le 19 janvier, le peuple et les ouvriers ? Tout ce qui fait tourner l’économie réelle ? Non, les sociétés du Cac 40 et ses 2 500 filiales dans les paradis fiscaux.

Dans les ors de Versailles, le 19 janvier, le peuple et les ouvriers ? Tout ce qui fait tourner l’économie réelle ? Non, les sociétés du Cac 40 et ses 2 500 filiales dans les paradis fiscaux.

Ce président des ultra-riches a aussi des airs de monarque, lui qui affirmait, dès 2015, que « l’absent » dans la politique française, c’est « la figure du roi ».

La Ve République instaure une monarchie républicaine. L’élection au suffrage universel du président de la République, depuis 1962, puis l’inversion du calendrier électoral, depuis 2000, ont aggravé cette tendance. Emmanuel Macron a poussé un peu plus loin ce processus et l’a mis en scène. Dès l’annonce de sa candidature, il est allé se recueillir à la basilique de Saint-Denis, nécropole des rois de France. Il s’agissait de s’inscrire symboliquement dans la lignée d’une ancienne dynastie. C’est pourquoi nous avons consacré un chapitre aux « deux corps du roi » : la théâtralisation du pouvoir sacralise la fonction et transcende le corps du roi en une immortalité symbolique.

Vous avez été parmi les premiers intellectuels à aller à la rencontre des gilets jaunes. Quel est votre constat ?

Le 17 novembre, jour de l’acte I, nous faisions une conférence à Manosque où était jouée l’adaptation théâtrale de « la Violence des riches ». Sur le trajet, depuis la gare d’Aix-en-Provence, nous avons été surpris de voir que deux voitures sur trois arboraient le gilet jaune sur le pare-brise. Une idée géniale en termes de visibilité. Le soir, à la conférence, il y avait des militants communistes, des syndicalistes qui avaient participé aux manifestations, impressionnés par ce mouvement populaire, réfutant l’étiquette d’extrême droite dont certains voulaient l’affubler. La semaine suivante nous étions à Paris. En tant que « spécialistes des beaux quartiers », nous avons décidé d’aller voir comment des gens de milieu populaire venus de tous les coins de France allaient investir les Champs-Élysées. Nous avions toujours été un peu déçus que la CGT ou le Parti communiste ne manifestent pas dans les beaux quartiers. C’est vraiment important que les grands bourgeois nous voient, qu’ils nous entendent. Et les gilets jaunes le font spontanément. Comme nous l’avons raconté dans les articles publiés dans « l’Humanité », nous avons été surpris par le niveau de conscience de classe, par la lucidité de ces manifestants. Bien sûr, ceux qui venaient nous parler étaient ceux qui nous reconnaissaient, il y avait un biais. Mais cela s’est confirmé avec les slogans, les graffitis, les tags visant le pouvoir, les beaux quartiers, Macron…

Aujourd’hui, les conflits sont souvent analysés en opposant les élites et le peuple. Qu’en pensez-vous ?

C’est une manipulation idéologique de parler d’élites contre le peuple. Nous sommes marxistes et bourdieusiens. La théorie de l’exploitation par Marx et la sociologie de la domination chez Bourdieu donnent un tout théorique très cohérent pour analyser les sociétés d’aujourd’hui. Nous parlons de capitalisme, de capitalistes, de créanciers, d’actionnaires, de capital, de travail. C’est pourquoi nous nous sommes immiscés dans le mouvement des gilets jaunes pour essayer, si on peut apporter quelque chose, que ce soit dans cette direction. Mais, honnêtement, ils n’avaient pas besoin de nous !

Cela dit, leurs attaques et leurs revendications ciblent le pouvoir politique. Mais pas le capital ?

Si, ils s’attaquent systématiquement aux banques et à tout ce qui symbolise la grande richesse.

À la finance, mais pas à l’exploitation capitaliste, semble-t-il ? Ils ne revendiquent pas de hausses de salaire dans les entreprises.

Le fait qu’ils soient passés au-dessus des corps intermédiaires – les syndicats, les partis politiques installés – fait qu’effectivement ils sautent une étape. Ils vont directement contre le pouvoir politique. Mais ce pouvoir, en réalité, c’est la finance, le capitalisme qui vient donner le coup d’épée final dans un État protecteur, un État providence, un État où existait la défense de l’intérêt général. Avec le pantouflage, le revolving door dans tous les sens, l’État est pillé. Certes, les gilets jaunes ne revendiquent pas au niveau des entreprises, mais c’est peut-être bien, d’une certaine façon. Ils vont directement au cœur, à une classe sociale, des prédateurs qui ont pris le pouvoir, et qu’il faut éliminer. Ensuite, tout s’écroulera comme un château de cartes.

Mais cela génère des incompréhensions pour certains militants syndicaux ou politiques...

Certains disent effectivement : on ne les a pas vus au moment de la loi travail, des luttes pour la SNCF… on ne va pas aller les soutenir. Je pense qu’ils ont tort. Les gilets jaunes n’étaient pas là, c’est hautement probable. Mais d’une certaine manière on s’en moque. Parce qu’ils ont trouvé des moyens d’action originaux. Ils continuent à travailler, ne font pas grève, et donc ne mettent en péril ni leur emploi ni le peu de salaire qu’ils ont. Ils occupent des ronds-points, qui sont des lieux de transit que l’on traverse pour aller de sa maison au travail, des aires de péage d’autoroute, domaine des actionnaires de Vinci. Ils vont aux Champs-Élysées, lieu de pouvoir mais aussi de déambulation, où se réalise une certaine mixité sociale. Dès le 17 novembre, ils ont cherché à atteindre l’Élysée. Ils sont bien sur les bons lieux. Et cette stratégie leur a permis de s’installer dans la durée.

Les beaux quartiers, le jour d’après

 

Le dimanche 9 décembre 2018, lendemain de manifestations des gilets jaunes, nos deux sociologues sont de retour dans les beaux quartiers. À 11 heures, c’est la messe à l’église Saint-Augustin, dans le 8e arrondissement de Paris. Extrait du livre.

 

« L’église immense est quasiment pleine de fidèles dont les apparences et les manières ne laissent aucun doute quant à leur appartenance sociale. Ils sont venus en famille avec des ribambelles d’enfants pour s’entendre confirmer qu’ils sont bien sur le chemin de la vérité, de la justice, du droit, de la paix et de la béatitude – c’est du moins ce que leur a dit le curé. Le sermon est consacré, à partir de l’Évangile selon saint Luc, au thème de la marche. Il faut faire la distinction entre les bons chemins, les voies du rassemblement, celles qui guident vers l’étoile qui brille au firmament du grand large, et les mauvais, ceux de l’errance où le mouvement est sans fin ni but. Nous croyons saisir l’allusion. (…) Après le baptême des santons, apportés par les petits enfants, le prêtre se laisse aller à quelques trivialités en rappelant, non sans quelque gêne, que ceux qui auront la générosité de donner de l’argent pour le denier du culte bénéficieront de déductions fiscales à hauteur de 66 %. L’église a même trouvé “une astuce” pour que ses chers paroissiens puissent payer par carte bancaire et obtenir sur place leur reçu fiscal.

 

Les chants de fin de messe emplissent le bel édifice dont le décorum, mêlant style néobyzantin et néo-Renaissance, magnifie l’entre-soi de la bonne société dont l’interconnaissance nous est confirmée sur le parvis de l’église à la sortie de la cérémonie. Tout le monde reste et bavarde, des groupes se forment pour discuter des événements de la veille. Les uns racontent qu’ils ont définitivement fermé fenêtres et volets après qu’un pavé a échoué sur le canapé du salon, les autres expliquent à leurs enfants que le Monoprix a été pillé par des gens qui ne sont en réalité que des voleurs. L’évocation des blindés rassemble un petit groupe de préadolescents qui échangent dans l’enthousiasme, tout émoustillés d’avoir vécu des scènes de violence dans le confort et l’aisance de leur vie quotidienne, toujours sous haute protection du pouvoir. Une société affable, malgré les événements, et toujours ravie d’être ainsi elle-même. »

entretien réalisé par Dominique sicot

Publié le 08/02/2019

 

Répression. Face aux violences répétées, la révolte des mutilés

Marie Barbier (site humanité.fr)

Pas un samedi de mobilisation sans que la liste des blessés, gilets jaunes ou observateurs, ne s’allonge. En cause, l’utilisation massive de grenades explosives ou de LBD 40. Des collectifs de « gueules cassées » tentent de s’organiser.

Il a intégralement filmé la scène, diffusée en direct sur les réseaux sociaux : samedi après-midi, alors qu’elle se trouvait place de la Bastille, l’une des figures du mouvement des gilets jaunes, Jérôme Rodrigues, a été grièvement blessée à l’œil par les forces de l’ordre. Hospitalisé et placé en coma artificiel dans la nuit de samedi à dimanche, ­Jérôme Rodrigues ne savait pas encore, hier, s’il pourrait conserver l’usage de son œil. « L’hématome n’est pas encore assez résorbé pour qu’il puisse y avoir un avis sur la viabilité de son œil droit mais j’ai peu d’espoir, nous indiquait, en début d’après-midi, son avocat, Philippe de Veulle. Il est sous le choc. Il va être handicapé à vie. C’est un drame pour lui et pour sa famille. » Une plainte pour violence, coups et blessures volontaires a été déposée contre X, samedi, à 22 h 25, au commissariat du 13e arrondissement parisien. « J’ai la preuve matérielle que Jérôme a été blessé par un LBD (lanceur de balles de défense – NDLR) et non par une grenade de désencerclement, comme veut le faire croire le ministère de l’Intérieur. Il a été mis en joue ! Ce n’est pas un éclat involontaire », dénonce l’avocat. Le ­projectile ramassé par des témoins est « à la disposition » de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN, la police des polices), saisie samedi par le préfet de police de Paris.

Refus dans certains commissariats de prendre les plaintes

Jérôme Rodrigues intègre la longue liste des mutilés de la répression policière. D’après le recensement clinique effectué par le journaliste David Dufresne et mis à jour hier midi, il est le 157e blessé au visage depuis le début du mouvement, aux côtés de 18 éborgnés, 40 blessés aux membres inférieurs, 4 mains arrachées… Les estimations officielles font également état de cette violence sans précédent avec ce chiffre colossal de 2 000 blessés. Face à ces violences inédites, les victimes s’organisent. Dans l’Hérault, les gilets jaunes blessés peuvent s’appuyer, depuis le 8 décembre 2018, sur la « Legal Team » mise en place par la Ligue des droits de l’homme (LDH) de Montpellier. Dans un rapport rendu public jeudi dernier, elle dénonce « un maintien de l’ordre très agressif, avec un usage extrêmement important des lanceurs de balles de défense – LBD 40 –, grenades à main de désencerclement – GMD – et grenades de gaz lacrymogène instantanées – GLI-F4. Un tel niveau d’usage n’avait jamais été observé ». « La Legal Team a pu constater à plusieurs reprises que des volontaires dispensant les premiers secours avaient été visés et blessés par des tirs de LBD, précise encore le rapport. Après avoir organisé, le 15 janvier 2019, un rassemblement de soutien aux blessés, quatre gilets jaunes ont déposé un référé-liberté au tribunal administratif, rejeté vendredi. « C’est dommage, mais ça va nous permettre de saisir le Conseil d’État dès le début de cette semaine », indique Sophie Mazas, présidente de l’antenne locale de la LDH. Également avocate, elle souligne les difficultés pour les blessés à se faire entendre devant la justice : refus dans certains commissariats de prendre les plaintes, système de tri dans les hôpitaux, policiers masqués. « C’est impossible, par exemple, d’aller au pénal dans ces cas d’agression. Pour cela, il faudrait avoir les noms ou les photos des agresseurs. Mais en manifestation, les policiers agissent cagoulés et dissimulent leur matricule. »

La semaine dernière, la CGT et la LDH ont tenté en vain de faire suspendre par la justice administrative l’utilisation des LBD, à la veille des manifestations de samedi. Le tribunal administratif de Paris les a déboutés vendredi, en invoquant notamment l’expérimentation par les forces de l’ordre de caméras destinées à filmer les tirs. Une mesure annoncée par l’Intérieur pour répondre à la polémique, qui paraît bien dérisoire, vu les derniers blessés.

« Ce qui nous apaisera, c’est que ces armes soient interdites »

Les réseaux sociaux foisonnent de collectifs de blessés qui appellent, à l’occasion de l’acte XII de samedi prochain, à une marche pacifique à Paris. « Venez avec des bandages, des béquilles, un pansement sur l’œil ou tout ce qui pourrait symboliser la mutilation du peuple par l’État », lit-on sur l’une de ces pages. Dans l’une des vidéos partagées, Antoine, Axelle, Robin, Antonio témoignent : « Nous, bien sûr, on doit réapprendre à vivre avec nos handicaps. Avec tout ce que notre traumatisme implique. Mais il ne faut pas se cacher que ce sera très difficile. Ce qui pourra nous apaiser, c’est qu’enfin ces armes soient définitivement interdites. »

Le traumatisme, Christian Tidjani le porte depuis neuf ans. Sa vie a été bouleversée alors que son fils a pris un tir de LBD 40 en plein visage. Les faits remontent à octobre 2010 : Geoffrey, 16 ans, manifeste devant le lycée Jean-Jaurès de Montreuil (Seine-Saint-Denis) contre la réforme des retraites. Il déplace une poubelle pour bloquer son bahut lorsqu’un policier appuie sur la gâchette, invoquant la « légitime défense ». Bilan : fractures du visage et une hémorragie à l’œil. Aujourd’hui, Geoffrey, 24 ans, a subi huit interventions chirurgicales et n’a jamais repris une scolarité normale. « Mon fils ira chez le médecin toute sa vie, nous confie son père. Son mal de crâne ne s’arrête pas, même avec des traitements médicamenteux très lourds. Il a perdu tout espoir et a commencé à péter des câbles. Il a même mis le feu à sa chambre… Il a sombré psychologiquement au moment où le policier s’est pourvu en cassation, en 2017. Pendant sept jours, il a été interné en hôpital psychiatrique. » Militant au sein de l’Assemblée des blessés, Christian Tidjani conclut : « Si les blessés n’obtiennent pas réparation, ils se feront justice tout seuls dans la rue. Ils sont en train de créer de nouveaux monstres… »

Marie Barbier, Lola Ruscio et Émilien Urbach

Publié le 07/02/2019

Dans la tête des grévistes

Stéphane Ortega (site rapports de force.fr)

Les facteurs d’un des deux bureaux de Montpellier sont en grève depuis le 21 janvier. Tous les matins, ils se rassemblent devant leur centre de distribution, refusant une réorganisation qui supprime une vingtaine de tournées, et exigeant la titularisation des précaires. C’est le second conflit long que vit ce bureau en trois ans. Treize jours sans salaires, dans le froid, sans certitude d’obtenir gain de cause. Voyage au cœur d’une grève.

 

« Ils s’en foutent de la vie des gens », affirme catégoriquement Benjamin, en décrivant la nouvelle organisation du travail mise en place dans son bureau depuis le mardi 22 janvier. Avec près de 20 % des tournées supprimées, la mise en place d’une coupure méridienne, des tournées dont la taille varie en fonction des moments de l’année, c’est tout son cadre de travail qui est chamboulé. Dépité par une réorganisation « sans queue ni tête », ce facteur de 35 ans semble plus atterré qu’en colère : « Le samedi, finir à 16 h quand tu as ta fille qu’un week-end sur deux, cela veut dire que tu ne la vois que le dimanche ». Benjamin a commencé la grève le lundi, veille de la nouvelle organisation. Le lendemain matin, par curiosité, il entre dans le bureau pour jeter un coup d’œil à son nouveau casier de tri. Celui-ci contient bien plus de case. Il a absorbé les rues de tournées qui ont été supprimées. Cela confirme son choix : il ressort et rejoint ses collègues sur le piquet de grève. Il y est encore.

Il n’est pas le seul. À quelques mois de la retraite, Bernard trouve un parfum particulier à ce qui devrait être sa dernière grève. Avec ses « trente ans de boîte » et son tempérament sanguin, il fait autant office d’ancien que de mascotte. Au-delà des moqueries bienveillantes qui fusent à son égard autour du brasero dès 5 h 30 du matin, Bernard est un blessé de La Poste. Après une longue carrière où il a vu défiler les patrons de passage, il subit un déclassement, puis de fermeture de centre en fermeture de bureau, il échoue « rouleur à la distribution », à l’âge de 54 ans. Chaque jour, une nouvelle tournée, un nouveau moyen de locomotion, et de nouvelles douleurs en fin de vacation. Avec autant de mépris accumulé, la grève est plus qu’une évidence, c’est « une revanche personnelle, une envie de leur faire payer l’addition ». Il ira jusqu’au bout.

La détermination : une histoire de convictions

« Dans l’état actuel, je ne retournerai pas au boulot », certifie un troisième facteur. Malgré ses seulement 29 ans et quatre ans d’ancienneté en CDI à La Poste, c’est son second conflit. Déjà en 2016, il avait comptabilisé 10 jours de grève contre une réorganisation qui n’avait finalement pas vu le jour. Pour lui, c’est « une question de convictions », assume-t-il, un peu agacé par ceux de ses collègues qui « râlent et ne font pas grève parce qu’ils ne sont pas touchés individuellement ». Moins tranchante, mais tout aussi déterminée, Émeline découvre la grève pour la première fois. En CDI depuis un an, après un purgatoire postal fait de plusieurs contrats précaires, elle a le profil de l’employée modèle. Pourtant elle est sur le piquet de grève tous les matins.

« Je n’ai pas envie que mes collègues vivent ce que j’ai vécu. Les tournées sont beaucoup trop longues pour faire un travail de qualité », expose-t-elle simplement. Avant qu’elle signe son CDI, elle a testé les « tournées sacoches », une innovation de la direction qui supprime au facteur le tri de sa tournée, pour le laisser dehors en continu, en distribution de 9 h à 17 h. Forte de cette expérience calamiteuse, où elle a sombré physiquement et psychologiquement au bout de six mois, elle craint le rallongement des tournées, inclus dans la nouvelle organisation. Pour elle pas question de voir détruire son « beau métier ». « Je n’aurais pas été en accord avec moi même en restant dedans, et en faisant du mauvais travail », conclut-elle, le plus naturellement du monde.

« J’ai rarement vu une grève comme celle-là », explique Bernard, surpris par la détermination et l’implication de ses collègues. Le premier jour de grève, ils étaient 34 facteurs en grève, 48 au quatrième jour, puis 53, avant de redescendre depuis, à une fourchette comprise entre 35 et 45 grévistes. Chaque jour, ils sont présents au petit matin devant leur bureau, se répartissent les tâches et effectuent des rotations pour participer aux négociations avec la direction. « C’est la première fois qu’en arrivant au sixième jour de grève, le samedi, les gens sont prêts à continuer massivement, au lieu d’élaborer des stratégies pour savoir comment gérer la fin du mouvement », constate-t-il. La grève s’est déjà poursuivie une semaine de plus, avec un pic le jeudi, pour atteindre 80 % des titulaires. Pourtant, un tel résultat n’était pas assuré avant le début du conflit, malgré une longue préparation menée par les syndicats CGT et SUD.

La grève : une alchimie insaisissable

« Des facteurs se sont dit, ce projet n’est pas réaliste, mais nous allons sortir les tournées, et ils verront bien que ce n’est pas possible. D’autres ont dit : non, moi je ne veux pas m’épuiser, je ne suis pas responsable de ce qui va se passer, donc je me mets en grève la veille de la mise en place », raconte Doriane, un des visages de la CGT dans ce bureau. Face à ces deux options, elle a longuement hésité. « C’est difficile d’engager des gens dans un conflit de cette ampleur. C’est une grosse responsabilité de leur proposer d’entrer en grève en sachant qu’une journée ne suffira pas, et sans avoir de certitude sur l’issue du conflit. Il faut discuter pour que les gens se rendent vraiment compte de la difficulté du combat à mener, sans illusionner et ne berner personne », explique-t-elle.

Plutôt réservée initialement sur l’option de la grève, n’étant pas sûre que ses collègues soient prêts, elle s’y est jetée à corps perdu une fois la décision collective prise en assemblée générale. « Quand je vois l’état psychologique des facteurs qui ne font pas grève, je me dis qu’en étant dehors, nous nous préservons, c’est moins dur », relativise Doriane, certaine au final que le choix de la grève était le bon. Comme en écho à ces paroles, Mehdi admet volontiers être partagé, parfois mal-à-l’aise, et ressentir de la culpabilité, lui qui se définit comme n’étant « pas encore en grève ». Il y a deux ans, il avait pourtant participé au conflit de bout en bout, recevant même, comme une vingtaine de ses collègues, une convocation au tribunal pour « entrave à la liberté du travail ». Mais ce coup-ci, il ne l’a pas senti malgré le « choc de la réorganisation ». Plutôt partisan de « sortir les nouvelles tournées » en faisant la démonstration que « cela ne passe pas », il exprime un manque de visibilité et de discussion sur la stratégie la plus pertinente pour combattre la nouvelle organisation.

Tenir ! Entre pression financière, incertitudes sur l’issue du conflit, et solidarité

Aux doutes de ceux qui sont dedans, répondent ceux des grévistes à l’extérieur du bureau depuis deux semaines. « C’est un peu long, nous sommes fatigués, et puis il y a les sous », admet Stéphanie qui au début imaginait se mettre en grève une seule journée. Avec un salaire net de 1300 € et un retrait par journée non travaillée d’au moins 50 €, elle compte en partie sur la caisse de grève pour continuer. Mais avec une quarantaine de grévistes, chaque journée coûte 2000 € pour compenser la totalité des salaires perdus. « La prime Macron de 300 euros permet de tenir un petit moment », calcule un autre facteur. Reçue le 18 janvier, nombre de grévistes l’ont mise de coté pour se constituer un mini trésor de guerre avant la bataille.

Mais tous les matins, la récolte de soutiens financiers occupe une partie des grévistes. Fort heureusement, aux dons de postiers de différents bureaux, se sont ajoutés ceux de syndicats de toute la France, et ceux de particuliers à travers une cagnotte Leetchi. La compensation de plusieurs journées de grève est déjà assurée. Mais il n’y a pas que l’argent qui compte pour tenir. « Il y a des gens qui viennent te voir, qui te soutiennent, cela fait chaud au cœur », confie Benjamin qui voit chaque jour des personnes extérieures venir les encourager sur le piquet de grève. Ce soutien moral, tous notent son importance, en même temps que beaucoup découvrent une nouvelle fraternité avec des collègues qu’ils ne faisaient parfois que croiser. « Quoi de mieux qu’un piquet de grève pour connaître les gens », s’amuse Bernard, à qui ce mouvement, où les jeunes sont nombreux, donne de l’espoir.

Lundi 4 février, les facteurs attaquent le 15e jour de leur mouvement. Mais les grévistes ne sont pas les seuls à ressentir une pression. La direction a déjà reculé sur plusieurs points en deux semaines. Dans la nouvelle organisation du travail, le nombre de tournées changeait en fonction des périodes de l’année, passant de 80 à 72 pendant 16 semaines. La Poste s’est dite prête à abandonner ce point, à « déprécariser » quelques CDI intérimaires, et à aménager certains éléments de structure. Des propositions qui impliquent encore la suppression de vingt tournées. Pas vraiment du goût des facteurs, après deux semaines de lutte. Le bras de fer se poursuit. À l’entame de la troisième semaine du conflit, il va encore se passer beaucoup de choses dans la tête des grévistes. Dans celle de la direction aussi.

Publié le 06/02/2019

Les « gilets jaunes » et le malaise démocratique

par Alain Garrigou, (site mondediplo.net

Le mouvement des « gilets jaunes » a surpris. Des commentateurs l’ont humblement avoué, ils ne l’avaient pas vu venir. Puis ils avaient parié sur l’avortement rapide d’un mouvement sans organisation. Plus éloquents que les mots furent les visages graves et inquiets des dirigeants, pris de cours par la révolte qu’ils avaient suscitée avec une mesure fiscale intempestive.

Pour eux, il ne s’agit pas seulement de commentaires — qu’on pourra toujours refaire quand l’amnésie aura effacé les erreurs — mais bien de leur capacité à gouverner. Après coup et souvent par vanité, les mémorialistes, tout à leur affaire de dénouer les causes, ne laissent souvent rien paraître. Alexis de Tocqueville avait entendu des hommes politiques aussi éminents que Guizot, Thiers ou Molé dire de la révolution de 1848 « qu’il ne fallait attribuer cet événement qu’à une surprise et ne le considérer que comme un pur accident, un coup heureux et rien de plus (1) ». Dans ce cas, le jugement servait à consoler ou à excuser. À l’inverse, Tocqueville avait fait quelques jours avant, le 29 janvier 1848, un discours prémonitoire, au point qu’on lui reprocha d’avoir cherché à faire peur. Se demandant s’il avait été aussi alarmé qu’il l’avait dit à la tribune, il se livra à un exercice rare d’humilité : « Non je ne m’attendais pas à une révolution telle que nous l’allions voir ; et qui eut pu s’y attendre ? (2 ». Les prophètes rétrospectifs n’ont pas toujours cette modestie.

En bonne logique, on ne devrait plus être surpris à force de l’être, ou être surpris de toute autre chose : comment en effet expliquer que les situations dramatiques et intenables durent aussi longtemps sans bruit ni réaction ? Réponse : parce que se révolter est difficile, coûteux et dangereux. Cela pourrait être un résumé d’une histoire millénaire d’événements prévisibles et imprévus. Pourquoi à ce moment, sur ce sujet ? Les crises politiques arrivent généralement par surprise. L’irruption du mouvement des gilets jaunes n’y a pas échappé.

Dans ce cas, on peut dire que la surprise s’est conjuguée au pluriel : portant à la fois sur la population protestataire, les méthodes, la violence et enfin sur les causes. Il y eut d’abord la surprise d’un mouvement venu d’ailleurs, en tout cas d’où on ne l’attendait pas, une mobilisation qu’on appelait autrefois « spontanée » pour dire qu’elle venait des populations elles-mêmes et non de quelque parti ou organisation dite représentative. Et encore une population a priori peu politisée, comprenant une forte proportion de femmes, vivant dans des régions périphériques, périurbaines et rurales. En somme celles et ceux qu’on n’avait pas l’habitude de voir dans les mouvements sociaux, en tout cas au premier rang et selon une identité propre.

Comme un redoublement de cette originalité sociale première, les méthodes ont été inédites, tranchant avec le répertoire classique de l’action collective. Les réseaux sociaux ont joué un rôle important en donnant à des citoyens dispersés les moyens de coordonner leurs actions, d’organiser l’occupation des ronds-points, de gérer les rassemblements mouvants lors des samedis de manifestation, au point de désorienter dans un premier temps les forces de l’ordre tout en fixant l’attention médiatique. Sans parler du détournement de l’usage d’un instrument de la panoplie légale de l’automobiliste, transformé en étendard de la révolte au point de lui donner son nom. Ce nouveau répertoire d’action collective va probablement se reproduire à mesure que les corps intermédiaires perdront du crédit et que l’économie numérique ouvrira de nouvelles possibilités, en France comme ailleurs.

Il y eut aussi la surprise d’une violence inhabituelle, physique et verbale. On n’était plus habitué à des scènes de sédition rappelant les révolutions du XIXe siècle. Oubliés, les gestes comme les défis lancés aux forces de l’ordre. Oubliés, les attroupements itinérants et les manœuvres de harcèlement qui étaient le savoir-faire insurrectionnel du peuple parisien. Les voici qu’ils resurgissent, signe d’une exaspération désinhibée offrant un cadre favorable à certains individus ou groupes plus ou moins préparés à la guérilla urbaine.

Enfin, les interprètes se sont rapidement accordés sur les causes. Sans doute personne n’avait imaginé, à commencer par le gouvernement, qu’une augmentation de la fiscalité sur les carburants allait provoquer la révolte d’une population appauvrie issue des catégories populaires ou moyennes. Puis sont venues les demandes plus larges sur le pouvoir d’achat, en attendant que, fort de son écho et de ses succès, le mouvement avance d’autres revendications comme le référendum d’initiative citoyenne.

Rappelons que la révolte antifiscale fut la protestation la plus ordinaire dans la France d’Ancien Régime. Si la pression fiscale était alors bien moins forte qu’aujourd’hui, elle était aussi plus pesante du fait de la faiblesse de l’économie monétaire. Plus proche de nous, le mouvement initié par Pierre Poujade dans les années 1950 est celui qui s’apparente le plus au mouvement des « gilets jaunes », non seulement parce qu’il s’attaquait à la pression fiscale mais aussi parce qu’il touchait surtout les régions pauvres, des catégories sociales différentes sans doute — les petits commerçants plutôt que les salariés —, mais se servait d’une rhétorique similaire au « dégagisme » actuel. Le mot d’ordre de la campagne législative pour les élections du 2 janvier 1956 était parfaitement explicite : « sortez les sortants ». S’il faut envisager un prolongement partisan aux « gilets jaunes », l’histoire du poujadisme risque bien de devenir un leitmotiv des commentaires médiatiques.

La démocratie sans délégation

Le régime représentatif semble avoir été toujours en crise. En France, sa critique a souvent été plus vive qu’ailleurs. Avec le mouvement des « gilets jaunes », elle a pris une acuité spéciale, jusqu’au refus de toute représentation politique ; ce qu’illustrent un tag comme « Ni Macron ni personne », la revendication du référendum d’initiative citoyenne (RIC) et encore le refus de se doter de porte-paroles. Cette protestation se nourrit de la critique des élites ou de la représentation politique, formulée depuis longtemps mais confinée à des sphères intellectuelles ; plus encore : elle se nourrit de l’existence bien visible d’élites homogènes culturellement, si ce n’est socialement. Leur méconnaissance de « la France d’en bas », selon l’expression d’un ancien premier ministre, est chez eux quasi congénitale. Au sentiment de supériorité des élites répond le sentiment d’autonomie de populations qui s’estiment désormais à égalité de compétence politique avec les dirigeants. Le credo démocratique de l’égalité, l’élévation du niveau d’instruction, l’accès à l’information facilité par Internet, et les propres discrédits accumulés par les dirigeants, sinon par les corps intermédiaires, ont affranchi les gouvernés de toute rapport consenti de délégation. Une coupure encore approfondie par les relations nouvelles d’intermédiation, technologiques, entre les gens.

Lire aussi Jean-Michel Dumay, « La France abandonne ses villes moyennes », Le Monde diplomatique, mai 2018. Pour connaître la simple et concrète réalité, il suffit de parcourir la France : commerces de centres-villes fermés, façades aveuglées, panneaux « à vendre » sur des maisons rurales et citadines dont on voit mal ce qui pourrait les sauver. Quant aux écoles primaires et aux postes, il en reste souvent des bâtiments désaffectés. À l’inverse, les centres commerciaux installés en périphérie drainent les consommateurs sur des parkings couverts d’automobiles, où les caddies illustrent moins un consumérisme débridé qu’une atomisation de la sociabilité. Aux heures de pointe, les routes qui séparent lieux d’habitation et lieux de travail sont embouteillées. On peut imaginer une autre convivialité que la télévision du soir, le jardinage du dimanche, la possession de deux voitures par couple, l’éloignement du lieu de travail, de l’école, de la Poste et des commerces. Chacun n’a qu’à se débrouiller avec la précarité au travail, la décentralisation et la concurrence. Quant aux gens dont on dit justement mais avec décence qu’ils sont « à la rue », les voit-on encore ? Bien trop nombreux et souvent très jeunes. Dérangeant forcément. On a pourtant des mots pour en parler : paupérisation, désertification des campagnes, déclin des centres urbains. Mais ce ne sont que des mots.

Des études, des essais grand public comme des publications sociologiques et économiques, pointent depuis longtemps les maux de la société française. Plusieurs courants de pensée ont sonné l’alerte. Dès 1992, La misère du monde, sous la direction de Pierre Bourdieu, attirait l’attention non seulement sur la « misère de situation » mais sur la « misère de position », et donnait la parole aux victimes en transformant le plus possible l’enquêteur en scribe. Les naufragés, de Patrick Declerck (2001), Les classes moyennes à la dérive, de Louis Chauvel (2004), La France périphérique de Christophe Guilly (2014), pour n’en citer que quelques-unes ayant obtenu le plus large écho. Est-ce l’abondance de livres qui finirait par nuire ? Mais elle s’étire sur plusieurs décennies. Leurs leçons ont peut-être été oubliées. Ou peut-être ont-ils été pas lus, mal lus — comme Woody Allen le disait pour Guerre et paix de Tolstoï, lu selon la méthode de lecture rapide : « Ça se passe en Russie ». Il faut dire que les livres qui ne sont pas franchement désespérants ne sont pas non plus très distrayants. Quant aux dirigeants ? Peut-être les approchent-ils sous forme de fiches de lecture.

Pas lu, pas vu, en tout cas pas compris. Cette mal-appropriation intellectuelle des faits entache toute l’éducation, particulièrement celle des élites. Celle en tout cas de ceux qui, après avoir excellé dans leurs études secondaires, s’engagent dans des classes préparatoires, font Sciences Po ou entrent directement dans une grande école puis à l’ENA ? Croit-on que ces années de forçage soient propres à doter d’une culture approfondie ? Qu’elles permettent de rester en phase avec la vie de la plupart des gens ?

Les débuts de carrière des élites ne favorisent guère le contact avec la vie banale. On ne se soucie guère plus du souci de l’apprentissage de terrain dont l’expression « aller au charbon » — désignant le début du travail d’ingénieur devant descendre à la mine — garde la trace. En tout cas pour ceux qui entrent dans les administrations centrales, les grands corps ou les services auxiliaires de l’État, jusqu’aux entreprises publiques où le recrutement se fait forcément sur les titres scolaires. Le détour par le privé, ou « pantouflage », ne saurait être considéré comme un passage initiatique par le bas. Lorsque les hauts-fonctionnaires reviennent au service de l’État, c’est pour y importer plutôt les principes de la gestion entrepreneuriale et les mœurs des sièges sociaux que l’expérience du monde du travail. Ajoutons que ces vies ne laissent guère de temps à la lecture et encore moins à la réflexion. Les exceptions impressionnantes de ministres écrivains sont rares.

On peut certes toujours faire confiance à l’intelligence de jeunes gens doués, mais que peut-on à la force des choses ? Sans doute profitent-ils du concours de plus jeunes gens doués pour leur résumer les dossiers, et peuvent-ils éventuellement briller avec les connaissances acquises par procuration. Elles n’en restent pas moins une connaissance de dossier. Comment cet habitus pourrait-il être amendé, sinon corrigé, par la forte endogamie des élites, se rencontrant quotidiennement, se fréquentant régulièrement et partageant les mêmes valeurs de carrière ? Si l’ENA fut une fausse bonne idée, on voit mal comment on reviendrait sur cette voie de la formation de la haute administration, tant il affecterait trop d’intérêts. Il est probablement possible de faire des aménagement en prévoyant des parcours plus diversifiées de carrières avant de s’installer dans les palais républicains, en supprimant les possibilités de « rétropantouflage », ou en interdisant les reconversions politiques, sauf à quitter définitivement la fonction publique comme sous la IIIe République, mais on a presque le sentiment de proférer là une grossièreté. Ou un crime de lèse-majesté si l’on considère que le président actuel, avec de telles règles, n’aurait pas pu l’être.

Comme il est trop facile et intellectuellement régressif de s’en prendre à une personne, fût-il un chef d’État, il est aussi partiel de s’en prendre à une noblesse d’État qui a le tort d’être homogène et visible. Cela ne résume aucunement le système politique français. Le régime représentatif ne donne plus aux gouvernants une juste vue des choses et des gens ? C’est que la case parlementaire du processus législatif ressemble surtout à un mauvais moment à passer pour le gouvernement qui toujours, in fine, décide. Les députés relaient-ils encore l’état d’esprit de leur circonscription ? Seraient-ils défaillants, il resterait encore les maires. D’autant plus lorsqu’ils gèrent de petites communes, les maires connaissent bien leur population. N’ont-ils pas alerté le pouvoir central sur la paupérisation qui dure depuis plus de trente ans ? Bien sûr, ils l’ont fait. Chaque année, leur association organise le congrès des maires de France où traditionnellement le président de la république vient faire un discours. En 2018, Emmanuel Macron l’a ignoré quelques jours avant la révolte des « gilets jaunes ». Avant d’en rencontrer quelques-uns triés sur le volet pour lancer son « grand débat » censé y mettre un terme.

Quels sont les relais entre les maires et le gouvernement ? En principe l’administration préfectorale. Dans l’État français, les préfets et les policiers (des souvent décriés Renseignements généraux) faisaient régulièrement leurs rapports sur cette « France périphérique ». Aujourd’hui, les principes du management public conduisent à se passer de plus en plus des corps dits intermédiaires, donc de la négociation, pour appliquer les normes de la bonne gestion comptable. Au nom de la rationalité, des contraintes financières et de la dépendance internationale, la prise en compte du public y est réduite au minimum. C’est l’ère du technocratisme éclairé comme il y eut un temps du despotisme éclairé.

Finalement il faudrait peut-être parler d’addiction tant les pouvoirs politiques sont devenus dépendants de sources d’information purement instrumentales. Jamais sans doute n’ont-ils été autant obsédés par les médias, la télévision surtout, épiant les réactions à l’aide d’une armée de chargés en communication attachés à les influencer. Quant aux sentiments des gouvernés, ne sont-ils pas censés être mieux connus que jamais grâce aux sondages que des officines privées et autres conseillers dissèquent quotidiennement ?! Question osée : les sondages n’avaient-ils pas prévu la révolte des « gilets jaunes » ? S’ils n’ont rien annoncé, n’est-ce pas qu’ils ne servent à rien ? Puisque l’on ne voit plus certaines réalités du monde, spécialement la souffrance, derrière les outils d’objectivation (sondages et statistiques) qui sont ceux de la science et du pouvoir, ne devrait-on pas s’en passer ?

La mobilisation des gilets jaunes est une piqûre de rappel concernant la coupure entre gouvernants et gouvernés. S’agissant de l’avenir, on n’est pas certain qu’elle ait plus d’effet que les précédentes ou qu’au contraire, elle laisse une trace durable.

Alain Garrigou

Publié le 05/02/2019

Loi anti-casseurs : réprimer, quel qu’en soit le prix

Par Loïc Le Clerc | (site regard.fr)

Ce mardi 22 janvier arrive à l’Assemblée nationale la fumeuse loi "anti-casseurs". L’exécutif veut reprendre à son compte ce texte de la droite sénatoriale, même si certains députés LREM le jugent « liberticide ».

Voilà bientôt dix semaines que les gilets jaunes manifestent. Autant de jours où le pouvoir semble bien incapable d’apporter une réponse favorable à cette crise sociale. Au contraire, l’exécutif entend perdurer dans son triptyque incendiaire : lacrymogène, Flash-Ball, prison.

Selon Libération, on compte désormais « 109 blessés graves parmi les gilets jaunes et les journalistes, dont 79 par des tirs de lanceur de balle de défense. Au moins 15 victimes ont perdu un œil. » Mais le ministre de l’Intérieur reste aveugle à cette violence d’Etat. Le 14 janvier dernier, Christophe Castaner déclarait :

« Naturellement, je n’ai jamais vu un policier ou un gendarme attaquer un manifestant ou un journaliste. »

Naturellement [1] .

Ainsi, en plus d’équiper toujours plus les forces de l’ordre, au point de militariser la répression, le gouvernement espère pouvoir aller aussi loin sur le volet pénal. C’est tout le but de la loi dite "anti-casseurs". Il est vrai que dans un pays où l’on fait seulement 36 heures de garde à vue pour un tag "Macron démission", où l’on bat le record du plus grand nombre de GAV pour un mouvement social (plus de 5000 personnes), il était temps de sévir.

Tous casseurs

Le 7 janvier 2019, au JT de 20h de TF1, Edouard Philippe fait donc cette annonce sur la prochaine loi anti-casseurs. Le Premier ministre compte bien montrer à aux Français que la fête est finie. Sauf que, as usual, il ne s’agit que d’un effet d’annonce. Le texte en question est une proposition de loi émanant du sénateur Bruno Retailleau (LR), intitulée "proposition de loi visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs" et déjà adoptée par le Sénat en octobre 2018.

Cette loi est de différentes inspirations, notamment les lois anti-hooligans et anti-burqa. À l’instar des différentes lois antiterroristes, l’exception visant un groupe d’individus particuliers, dans des circonstances particulières et des temps exceptionnels finit par atterrir dans le droit commun. Tous hooligans, tous casseurs, tous fichés S ?

Dans le fond, ce texte de loi envisage de créer un délit de port de la cagoule (un an de prison), un délit de participation à une manifestation non déclarée (ce qui relève d’une contravention aujourd’hui) ou encore un fichier recensant les manifestants "violents". Serait interdite de manifestation « toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ». Quand c’est flou…

Rappelons ici le fact-checking d’Amnesty au sujet du droit de manifester :

« Le droit de manifester ne peut pas être soumis à autorisation préalable […] l’absence de notification aux autorités de la tenue d’une manifestation ne rend pas celle-ci illégale. »

Loi anti-casseurs, loi anticonstitutionnelle ?

Nombreux sont les juristes à s’inquiéter de cette dérive sécuritaire. L’avocat Patrice Spinosi y voit, dans Le Monde, une « atteinte disproportionnée au droit de manifester ses opinions ». Même constat pour l’avocat William Bourdon qui, auprès de nos confrères de franceinfo, évoque le fait qu’« interdire une manifestation peut se heurter à des problèmes constitutionnels ou risquer la censure du juge européen ».

La loi anti-casseurs serait-elle contraire à notre Constitution ? Le texte arrive ce mardi à l’Assemblée nationale pour l’examen en commission, avant qu’il ne soit débattu dans l’hémicycle la semaine prochaine.

Sur France Inter, mardi 8 janvier, la députée LFI Clémentine Autain dénonçait la « dimension assez hallucinante de ce pouvoir qui ne comprend pas ce qu’il se passe et qui est dans une escalade de surenchères de répression ». Même au sein de la majorité cette loi divise, certains redoutant un dispositif « liberticide ». Mais rassurez-vous, selon Europe 1, « cette semaine, Christophe Castaner qui va recevoir les élus récalcitrants ». La République en marche, ou crève, pour changer.

 

Loïc Le Clerc

Notes

[1] [Maj. 23/01/19] : Après avoir nier toute violence policière, Christophe Castaner a déclaré que quatre manifestants « ont été frappés violemment à la vision ». Au-delà de la minimisation des chiffres, on appréciera la novlangue pour éviter l’emploi du verbe "éborgner".

 

Publié le 04/02/2019

Bla/nquer aux profs : « travaille et tais-toi ! »

(Site humanité.fr)

Avec son projet de loi sur « l’école de la confiance », le ministre entend contraindre les enseignants au devoir de réserve. La colère monte. Une mobilisation nationale est prévue le 5 février.

Elle était « ivre de rage » devant son téléviseur, ce 10 décembre 2018, en écoutant Emmanuel Macron tenter de faire front à la colère des gilets jaunes. Sophie Carrouge, professeure de français dans un lycée de Dijon, prend sa plume deux jours plus tard et signe dans une tribune « Le grand chef blanc a parlé ». La sanction tombe vite. Le 20 décembre, son rectorat la convoque et lui rappelle son devoir de réserve. « Un fonctionnaire ne doit pas critiquer sa hiérarchie et l’État employeur ! » lui assène-t-on. « L’État est en train de bétonner le système pour restreindre la liberté d’expression de chaque fonctionnaire ! » s’inquiète alors l’enseignante qui, de guerre lasse, a depuis refermé son stylo. Sophie Carrouge n’a pas été sanctionnée. Mais l’affaire risque « d’avoir un effet sur l’ensemble du personnel de la communauté éducative », réagit Brendan Chabannes, cosecrétaire de la fédération des syndicats SUD éducation.

En octobre 2018, à travers le #pasdevagues, les enseignants dénonçaient l’inaction du ministère de l’Éducation face aux violences. Des milliers de témoignages dévoilaient un malaise profond. Un mois plus tard, le collectif des « stylos rouges » entendait lutter contre la dévalorisation matérielle du métier. Né sous la forme d’un groupe Facebook, il est rapidement devenu très visible (66 000 membres fin janvier 2019). Au cœur des revendications, portées dans un manifeste du 17 décembre 2018, l’augmentation des salaires, la révision des statuts, mais aussi l’exigence « d’une vraie bienveillance de l’État pour ses élèves », ce qui doit notamment passer par la limitation du nombre d’élèves par classe, l’arrêt des suppressions de postes… D’un mouvement à l’autre, la communauté éducative en souffrance crache sa colère. « Ces expressions collectives posent un problème au ministre de l’Éducation, estime Claude Lelièvre, professeur honoraire d’histoire de l’éducation à la faculté des sciences humaines et sociales de la Sorbonne (Paris-V). Jean-Michel Blanquer veut contrôler les enseignants, mais il n’aime pas être critiqué, surveillé lui-même. »

Sanctions et jurisprudence

Alors, entre deux mouvements, il pond un projet de loi, « pour une école de la confiance », présenté le 5 décembre 2018 et qui sera examiné par l’Assemblée à partir du 11 février 2019. Dès son article 1, le texte donne le ton. Le gouvernement veut s’assurer de « l’engagement de la communauté éducative » et menace « d’affaires disciplinaires les personnels s’étant rendus coupables de faits portant atteinte à la réputation du service public ». Le message est clair : il n’est pas de bon augure de critiquer la politique du ministère, sous peine de sanctions. Dans les faits, il s’agit surtout d’une opération politique. Car, rappelle Claude Lelièvre, « le Conseil d’État a invalidé cet article, il estime que ses dispositions ne produisent par elles-mêmes aucun effet de droit ».

Une jurisprudence sur le devoir de réserve – donc, au cas par cas – existe déjà depuis des dizaines d’années. En 1983, lorsque Anicet Le Pors, ministre de la Fonction publique, réexamine le statut des fonctionnaires, la question de l’obligation de l’expression des enseignants dans la loi sera écartée sciemment au nom des principes de la Déclaration des droits de l’homme. « Nous avons d’emblée expliqué aux personnels que ce texte est nul et non avenu, c’est de l’affichage », souligne Brendan Chabannes. « Le ministre Blanquer a agi en connaissance de cause, poursuit Claude Lelièvre. Il espère avant tout intimider. » Francette Popineau, cosecrétaire et porte-parole du SNUipp-FSU, y voit une « entrave à la liberté d’expression » avec un article de projet de loi « dans la lignée de la politique verticale, orchestrée, du ministre de l’Éducation ».

Les limites d’une méthode

La méthode, largement utilisée par ce gouvernement, pourrait pourtant cette fois toucher ses limites. Pour le responsable de SUD éducation, « soit le gouvernement mettra en acte, en sanctionnant, ce qui entraînera un mouvement dur de la part des enseignants, soit cela restera de l’ordre du symbole ».

Du côté des stylos rouges, le choc a été violent. Et si certains craignent les représailles de leur hiérarchie pour s’être exprimés sur les réseaux sociaux, la plupart redoublent d’envie de se faire entendre. « Je fais ce métier par vocation, explique Sam, l’une des fondatrices du mouvement. Nous ne faisons qu’exprimer nos conditions de travail de plus en plus déplorables et, pour ça, on risquerait la sanction ? J’enseigne en Seine-Saint-Denis. Ma réalité au quotidien, c’est un livre pour deux élèves, faute de budget, pas de chauffage en classe, des photocopies que je dois faire chez moi, des ramettes de papier que l’on demande aux parents… Face à cela, notre ministre nous répond  : “Travaille et tais-toi !” C’est déshumanisant, extrêmement brutal. »

 

Déconsidérés, sous-payés, surveillés et muselés... les profs ne cachent plus leur malaise et se mobilisent sur les réseaux. Après lemouvement #pasdevagues contre l’omerta sur les violences, un vaste groupe de « stylos rouges », né sur Facebook, appelle à manifester.

Déconsidérés, sous-payés, surveillés et muselés... les profs ne cachent plus leur malaise et se mobilisent sur les réseaux. Après lemouvement #pasdevagues contre l’omerta sur les violences, un vaste groupe de « stylos rouges », né sur Facebook, appelle à manifester.

Des AG dans chaque académie

Chaque jour, sur les réseaux sociaux, un nouveau stylo rouge vient renforcer les troupes. Le mouvement regroupe instituteurs, professeurs des écoles, professeurs des collèges, des lycées généraux ou pro, contractuels et titulaires, CPE, surveillants, auxiliaires de vie scolaire (AVS)… Ils sont syndiqués ou non. « Nous sommes tous unis sur des revendications de corps de métier, explique Arnaud Fabre, professeur agrégé de lettres classiques dans un collège du Val-de-Marne. Nous ne sommes pas du tout opposés aux syndicats qui nous représentent, bien au contraire, nous œuvrons ensemble. » L’enseignant énumère pêle-mêle les raisons de la discorde : des salaires désindexés depuis 1983 qui entraînent la dévalorisation de la profession, des directions qui ne les soutiennent pas… « On a perdu 40 % de notre pouvoir d’achat, on nous charge les classes au maximum et lorsqu’un incident survient, on vous explique que le problème vient de vous. Alors, si on ne peut même plus dire que l’État abandonne ses professeurs et une grande partie de ses élèves… »

Sentant le vent tourner, le gouvernement s’empresse de réveiller un vieux serpent de mer : la suppression des allocations familiales pour les parents dont les enfants auraient commis des actes violents à l’école. « Ce n’est pas un hasard, pense Claude Lelièvre. Le gouvernement tente de dévier certaines colères, frustrations des enseignants, vers les parents. Jean-Michel Blanquer est un vrai politicien, qui sait comment on divise. » Arnaud Fabre ne s’y trompe pas. Le stylo rouge sait parfaitement que « ce n’est pas en prenant l’argent des familles les plus modestes que le clivage scolaire se trouvera amélioré ».

Même si un vent de rébellion souffle parmi les professeurs, le recours massif aux emplois contractuels – on compte aujourd’hui 36 000 enseignants contractuels, soit trois fois plus qu’il y a dix ans – pourrait museler des jeunes en attente de titularisation. « Une administratrice contractuelle n’a pas voulu monter à la tribune lors d’une action des stylos rouges de peur d’être filmée, se souvient Arnaud Fabre. Dans les organismes de formation, on déconseille aux jeunes professeurs contractuels de faire des vagues, de se syndiquer. » Pour Brendan Chabannes, les choses sont claires : « Il faut renverser la crainte en colère. » Il le constate au quotidien : « Dans les établissements où la vie syndicale est efficace, les peurs s’estompent. » Les stylos rouges ont bien compris l’importance de se fédérer au-delà des réseaux sociaux. Des assemblées générales commencent à se constituer dans chaque académie. Le 2 février, ils lancent leur première grande manifestation nationale, avec des rassemblements partout en France. Se laisser mettre au pas ? Non, sans façon.

nadège dubessay

ÉVALUATIONS, FORMATION... LES GROSSES FICELLES D’UN PROJET DE LOI POUR METTRE LES PROFS AU PAS

Le projet de loi « pour une école de la confiance » instaure la scolarité obligatoire dès l’âge de 3 ans. Pourtant, aujourd’hui, 97 % des enfants de 3 ans sont scolarisés, et dans le public ils sont 90 %. Cette décision n’a été élaborée que dans un but : faire payer les communes, qui auront l’obligation de participer aux dépenses de fonctionnement des maternelles privées. Par ailleurs, cela marque la disparition de la scolarisation des enfants de moins de 3 ans, pourtant reconnue encore il y a peu dans le rapport Borloo sur les banlieues comme un formidable outil dans la lutte contre les inégalités. Le projet de loi réforme aussi les écoles supérieures du professorat et de l’éducation (Espe), créées en 2013, qui forment les enseignants de la maternelle au lycée.

Elles seront replacées par des instituts nationaux supérieurs du professorat (INSP), dont les directeurs seront nommés par arrêté conjoint des ministres de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, alors qu’ils étaient nommés sur proposition du conseil de l’Espe. Le Snes-FSU a dénoncé une reprise en main par le ministère de la formation des maîtres. Les syndicats s’inquiètent également du recrutement des assistants d’éducation. Les surveillants pourront se voir confier des fonctions d’enseignement s’ils préparent les concours d’enseignement. Autre sujet qui déplaît fortement aux syndicats : le remplacement du Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) par le Conseil d’évaluation de l’école (CEE). Le Cnesco avait pour mission d’évaluer le système scolaire en s’appuyant sur des exemples de ce qui se fait à l’étranger. Il a notamment produit des études sur le décrochage scolaire, le redoublement… Le CEE, lui, ne pourra pas s’autosaisir ni évaluer les politiques d’éducation, mais seulement les résultats des établissements et des élèves. Il sera composé de quatre personnalités choisies par le ministre de l’Éducation, quatre représentants du ministère, ainsi que d’un député et d’un sénateur désignés par les présidents des quatre chambres.

Publié le 03/02/2019

Le complotiste de l’Élysée

par Frédéric Lordon, (site mondediplo.net)

On peut tenir pour l’un des symptômes les plus caractéristiques des crises organiques l’emballement des événements, et la survenue à haute fréquence de faits ou de déclarations parfaitement renversants. En moins de 24 heures, nous aurons eu les enregistrements Benalla, aussitôt enchaînés avec une rafale de propos à demi-« off » signés Macron, et la mesure du dérèglement général est donnée à ceci que, dans la compétition des deux, c’est Benalla qui fait figure de gnome. En fait, on n’arrive plus à suivre.

Il le faut pourtant, car tout est magnifique. Macron en « off », c’est chatoyant. C’est qu’il est l’époque en personne, son plus haut point de réalisation : managérial, ignorant de tout ce qui n’est pas sa classe, le racisme social jusque dans la moelle des os, le mépris en toute innocence, et surtout l’absence complète de limite, de censure, de reprise de soi. C’est une compulsion venue de trop loin : dans l’instant même où il annonce sa propre réforme et jure de faire désormais « très attention » à ses « petites phrases », il se scandalise que le premier « Jojo avec un gilet jaune » ait « le même statut qu’un ministre ou un député » — « les petites phrases, j’arrête quand je veux », d’ailleurs « je commence demain ». Et c’est cet individu dont les « analystes » des grands médias se demandent « dans quelle mesure il tiendra compte des résultats du grand débat »… Mais peu importe, c’est tellement beau qu’on en reste émerveillé. Même une fiction à petit budget n’oserait pas se donner un personnage aussi énorme, aussi « cogné » — mais c’est sans doute le propre de cette époque que la fiction, même débridée, peine à se tenir au niveau de la réalité.

Avec « Jojo » déjà, il y avait de quoi faire — un hashtag #JeSuisJojo par exemple ? Mais on n’avait encore rien vu. C’est quand il entre dans « l’analyse » que le « patron » de Benalla se surpasse. La restitution par Le Point de ces merveilleux « off », assurément des documents pour l’Histoire, livre sur l’entendement, il faudrait plutôt dire sur la psyché présidentielle des aperçus proprement vertigineux — et, à chaque jour qui passe, nous savons un peu mieux à qui nous avons à faire.

C’est tellement ahurissant qu’on est presque obligé de se demander s’il n’y a pas quelque part de malignité chez les scribes du Point. En revanche il n’y a pas beaucoup de place pour le doute quant à la fidélité de la transcription. « Le président de la République considère l’embrasement du mouvement des « gilets jaunes » comme une manipulation des extrêmes, avec le concours d’une puissance étrangère » (c’est Le Point qui parle). Dès la première ligne on mesure le diamètre du cigare de moquette. Tout le reste n’est qu’une énorme taf, avec cendriers qui débordent et ronds de fumée comme ça. « Dans l’affaire Benalla comme “gilets jaunes”, la fachosphère, la gauchosphère, la russosphère représentent 90 % des mouvements sur Internet (…) Ce mouvement est fabriqué par des groupes qui manipulent, et deux jours après, ça devient un sujet dans la presse quotidienne » (Macron). « Selon lui (ici c’est Le Point qui parle), il est évident que les “gilets jaunes” radicalisés ont été “conseillés” par l’étranger ».

En général, le spectacle d’une déchéance n’est pas beau à voir, à plus forte raison quand elle est si précoce. Mais disons les choses : ici, c’est franchement drôle. Un peu inquiétant, sans doute (en fait beaucoup), mais drôle. En fait c’est surtout drôle d’imaginer les mâchoires décrochées des chasseurs de complotistes. Parce que Macron en roue libre dans la russosphère, les « gilets jaunes » pilotés depuis le Kremlin, pour n’importe qui, c’est à mourir de rire, mais pour eux, c’est Ganelon, Trafalgar et Blücher réunis. Normalement, on était d’accord : le complotisme, c’était pour les « autres », les « affreux », ceux précisément qui ne croient pas en la raison libérale. Mais comment fait-on si c’est le héros, celui pour qui on a raconté tout ça, qui décompense et se met à courir en chemise de nuit dans les rues ?

Ici, on rêverait de voir leurs têtes à tous : Jean-Michel Aphatie, Patrick Cohen, Nicolas Demorand, Léa Salamé, Ali Baddou, Sonia Devillers (la chasse au complotisme n’a pas de soldats plus typiques que les demi-habiles de France Inter), mais aussi les inénarrables Décodeurs, les animateurs de France Culture qui n’ont pas cessé d’organiser, gravement concernés, des émissions et des débats publics sur les fake news, de la parlote au kilomètre, de la conférence à rallonge, des régiments d’intellectuels vigilants, à Blois, au Mans, aux Bernardins, à l’Opéra Bastille, bref partout où l’on « pense », et puis aussi les chefferies éditoriales qui s’étaient trouvé cette opportune croisade de substitution pour faire oublier leurs propres abyssales défaillances. Mais le point de tragédie est atteint quand on pense aux malheureux de Conspiracy Watch, à ce pauvre Rudy Reichstadt qui vient de se manger l’équivalent psychique d’un tir de Flashball, qui vit son moment LBD à lui — et comme les autres : en pleine tête.

Voilà donc toute cette armée de la Vertu, totalement décomposée, pétrifiée même, à la limite de la fatal error face à au dilemme qui vient : Macron qui passe le 38e parallèle, en parler ou n’en pas parler ? En parler, c’est ou bien se couvrir de ridicule ou bien devoir renoncer à ses buts de guerre cachés — le complotisme, c’était les gueux, l’anticomplotisme le passeport tamponné pour le Cercle, doublé d’une pétoire idéologique anti-contestation. N’en pas parler donc ? Mais patatras : boulevard pour RT France qui s’est spécialisée dans tout ce dont les médias français ne parlent pas, et qui ne se refusera pas pareil caviar : retourner le complotisme contre ses accusateurs de complotisme, un mets de choix.

C’est qu’en effet RT se porte bien en exacte proportion de ce que les médias officiels font défaut. S’être redémarrés à la manivelle pour essayer de refaire leur retard sur les violences policières, n’ôtera pas que, pendant presque deux mois, ils ont été aveugles et sourds à l’un des événements les plus importants de l’histoire française depuis un demi-siècle : un soulèvement sans précédent, la montée du régime vers un niveau de répression inouï, l’effondrement de toute démocratie dans l’obligation pour les manifestants de mettre très gravement leur intégrité physique en jeu au moment d’exercer leur droit politique le plus fondamental. Il restera dans l’Histoire que ces médias ont d’abord recouvert l’Histoire.

C’est pourquoi il est fatal que la honte du journalisme français se mesure à ce paradoxe tout à fait inattendu que RT est devenu à peu près le seul média audiovisuel honorable ! Personne n’est assez malvoyant pour ne pas saisir que l’entrain de RT ne doit pas qu’aux enthousiasmes déontologiques de la « bonne information » — mais enfin la presse du capital a elle aussi les ressorts troubles de ses propres entrains, ou plutôt de ses propres absences d’entrain. Il reste que RT donne à voir pendant que les autres oblitèrent, et que ça fait quand même une sacrée différence quand il s’agit d’information.

Lire aussi Maxime Audinet, « La voix de Moscou trouble le concert de l’information internationale », Le Monde diplomatique, avril 2017. Alors le Russe a un mauvais fond, c’est certain, mais il n’a pas oublié d’être malin. En réalité, dans l’état de ruine où se trouve le champ médiatique français, sa stratégie était gagnante à coup sûr : 1) repérer dans le système du débat public français le défaut de la cuirasse : les médias mainstream totalement alignés sur l’européisme libéral et pâmés devant sa variante macronienne ; 2) fournir tout ce qu’il était devenu presque impossible d’avoir dans ces médias : de l’information immédiate, gênante, du débat rouvert ; 3) faire passer en contrebande, et bien enrobé dans le reste, tous les contenus de la géopolitique poutinienne, jusqu’aux plus limites, parce que de ce point de vue, en effet, ça y va, et sans se gêner (cependant, personne ne s’est beaucoup offusqué que depuis des décennies Le Monde soit le porte-voix du Quai d’Orsay, ni que France 24 ait l’indépendance d’une roue dentée). Heureusement, Macron, qui n’est pas la moitié d’un futé non plus, voit tout dans le jeu des Russkofs : ils organisent les « gilets jaunes » et font faire du média-training au Gitan, c’est assez clair. Et pendant ce temps « nous, on est des pitres » (Macron au Point). Pour le coup, c’est pas faux.

Qui s’étonnera, en tout cas, que la stratégie RT rentre comme dans du beurre ? L’événement produit implacablement ses effets de crible : les médias officiels se sont d’abord déconsidérés, à proportion de ce que le mouvement des « gilets jaunes » est historique ; logiquement les autres se sont engouffrés dans l’énorme vacuum, RT portés par ses intérêts particuliers, Le Média parce qu’il a immédiatement saisi l’importance de ce qui allait se jouer. Qui s’en plaindra, à part les pouvoirs assiégés et leurs officines anticomplotistes ?

Il y a quelque temps, on avait essayé de défendre qu’il n’y a parfois pas tournure d’esprit plus complotiste que celle des anticomplotistes (1). C’est que l’anticomplotisme est devenu par excellence la grammaire disqualificatrice des pouvoirs installés, à qui ne reste d’autre argument que de saturer le paysage avec des errements, au reste fort minoritaires, pour ne plus avoir à engager la discussion sur les contenus. Or, les hommes de pouvoir vivent dans l’élément du complot — ils se souviennent très bien des moyens qui les ont fait parvenir, et s’inquiètent sans cesse, à raison, de ceux qui pourraient les faire tomber : des complots en effet — entre ici, Carlos Ghosn. De là que toute leur vision du monde en soit teintée, et qu’en vérité ils soient incapables de penser autrement, et puis, par imprégnation (et insuffisance), tous ceux qui vivent dans leur proximité et importent leurs formes de pensée — éditorialistes, journalistes politiques. Macron sait très bien de quel concours organisé il est le produit : financement des plus fortunés, portage par tous les lobbies de la richesse, soutien de la presse du capital. Racisme social aidant, la spontanéité des Jojos ne saurait à ses yeux constituer la moindre menace sérieuse, au reste, ont-ils quelque raison réelle de se plaindre ? Les Jojos ont donc forcément été manipulés — par une puissance supérieure, c’est-à-dire équivalente à la sienne.

Les Jojos ont donc forcément été manipulés — par une puissance supérieure, c’est-à-dire équivalente à la sienne.

Dans ce jeu de miroir et de projections renversées, c’est avec l’effet de retour de la russophobie en roue libre que le complotisme de l’anticomplotisme se fait le plus spectaculaire. Il faut dire que tout ce que le pays compte d’élites auto-proclamées (par définition anticomplotistes) s’en est monté le bourrichon jusqu’à se créer une obsession maléfique au pouvoir explicatif universel : « c’est les Russes » — soit à peu près la définition canonique du complotisme. En tout cas, on savait déjà que Macron ne comprend rigoureusement rien à la société qu’il prétend diriger, mais il est bien certain qu’avec ce pâté dans la tête, ses vues ne sont pas près de s’éclaircir. Sur aucun sujet d’ailleurs : « Si on veut rebâtir les choses dans notre société », poursuit-il, décidément bien allumé, « on doit accepter qu’il y ait une hiérarchie des paroles (…) Celui qui est maire, celui qui est député, celui qui est ministre a une légitimité. Le citoyen lambda n’a pas la même » — passe ton chemin, Jojo. On ne niera pas qu’en pleine crise démocratique, au moment où la population hurle pour avoir droit de nouveau à la parole et où, accessoirement on essaye de faire tenir debout la pantomime du « grand débat », nous avons là un mot ajusté au millimètre, et comme une pièce d’orfèvrerie.

Arrivé à ce point d’étonnement, toutes les certitudes vacillent, toutes les hypothèses demandent à être rebattues. Normalement on postule qu’un homme de pouvoir désire s’y maintenir. On ne manque pas d’arguments raisonnables pour l’appliquer à Macron, à commencer par son usage délirant des forces de police. « En même temps », comme dirait l’autre, on le voit faire méthodiquement, et continûment, tout ce qui est requis pour s’attirer la plus grande détestation possible, et finir expulsé. C’est tout de même très étrange, et presque incompréhensible.

Prenons les choses autrement. Hegel écrit quelque part que l’Histoire se trouve toujours les individus particuliers capables d’accomplir sa nécessité. C’est peut-être sous cet angle qu’il faut envisager le cas Macron. Comme une bénédiction imprévue. Peut-être fallait-il l’extrémité d’un grand malade, produit ultime d’une séquence de l’histoire pour en finir avec cette séquence de l’histoire. Si vraiment il faut en passer par là, ainsi soit-il.

Frédéric Lordon

Publié le 02/02/2019

Violences policières : le poker menteur de Macron, Castaner et Nuñez

Par Loïc Le Clerc (site regards.fr)

Dix semaines de gilets jaunes, des milliers de blessés, onze morts et un pouvoir qui oscille entre déni de réalité et mensonges au sujet de la violence des forces de l’ordre.

En matière de "faits alternatifs" et de "post-vérité", Donald Trump est le fer de lance à l’échelle planétaire. En France, Marine Le Pen, Nicolas Dupont-Aignan et même quelques cadres Les Républicains s’y sont récemment illustrés avec le pacte de Marrakech et le traité d’Aix-la-Chapelle. La palme revient à la tête de liste RN aux élections européennes, Jordan Bardella, invité sur France Inter le 22 janvier dernier et qui, alors que Léa Salamé le prend en flagrant délit de mensonge, rétorque : « On a le droit d’avoir un avis divergent ». 2019, la réalité des faits compte moins qu’un "avis".

Mais l’extrême droite n’a pas le monopole de la mauvaise foi politicienne.

Depuis plus de dix semaines, les gilets jaunes manifestent chaque samedi leur colère à l’encontre de la politique d’Emmanuel Macron. En réponse à leurs demandes sociales, ils n’auront eu droit qu’à des tirs de LBD (c’est comme les Flash-Balls, mais en plus puissant) et une loi, dite "anti-casseurs" en discussion en ce moment au Parlement. Face aux innombrables faits de violences policières, l’exécutif s’emmure dans le déni.

Castaner ment

Fin janvier, le ministère de l’Intérieur compte « plus de 1700 blessés parmi les manifestants et un millier chez les forces de l’ordre », peut-on lire sur 20 Minutes. Un nombre de manifestants blessés par les forces de l’ordre qui serait bien en deçà de la réalité selon le collectif Désarmons-les, qui en dénombre entre 2000 et 3000.

De son côté, le journaliste indépendant David Dufresne compile depuis le début du mouvement ces violences. À l’heure où nous écrivons ces lignes, il fait état de 358 signalements pour des blessures graves, dont 160 blessures à la tête, 18 éborgnés, quatre mains arrachées et un décès.

Mais à en croire le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner, lors d’une audition à l’Assemblée nationale le 22 janvier, il y aurait seulement « quatre personnes qui ont eu des atteintes graves à la vision. Certains pouvant effectivement perdre un œil. » Outre l’affreuse novlangue d’"atteinte à la vision", on passerait donc de 18 éborgnés à quatre personnes blessées dont "certaines" auraient perdu un œil. « On est dans le mensonge d’Etat », lance David Dufresne au Monde

Macron ment

En voyage en Égypte pour louer les bienfaits de la démocratie... Euh... Non, pardon. En voyage en Égypte pour vendre des armes à un dictateur, Emmanuel Macron est interpellé lors d’une conférence de presse au sujet des violences policières françaises. Le chef de l’Etat rétorque :

« Je déplore que onze de nos concitoyens français aient perdu la vie durant cette crise [...] Je note qu’ils ont bien souvent perdu la vie en raison de la bêtise humaine mais qu’aucun d’entre eux n’a été la victime des forces de l’ordre. »

Si la quasi-totalité des morts en question est plutôt due à des accidents de la route aux abords des ronds-points occupés, Emmanuel Macron omet le décès de Zineb Redouane, début décembre – bien qu’il la compte parmi les onze. Cette Marseillaise de 80 ans est morte après avoir reçu en plein visage une grenade lacrymogène. Elle voulait simplement fermer ses volets pour se protéger des heurts qui avaient cours en bas de chez elle. Une victime collatérale des forces de l’ordre n’en est pas moins une victime des forces de l’ordre.

Nuñez ment

Le cas de Jérôme Rodrigues est devenu emblématique. Parce qu’il est une figure du mouvement des gilets jaunes, mais aussi et surtout parce qu’il effectuait un "Facebook live" au moment de sa blessure. On voit sur sa vidéo un manifestant pacifique, délibérément pris pour cible le 26 janvier. Lui affirme avoir d’abord reçu une grenade de désencerclement, puis un tir de LBD40 qui l’a atteint à l’œil. 

La version policière diffère quelque peu, puisque le 27 janvier Laurent Nuñez, secrétaire d’Etat auprès de ministre de l’Intérieur, affirme à qui veut l’entendre qu’il n’a « aucun élément [lui] permettant de dire qu’il y a eu usage d’un lanceur de balle de défense », mais que Jérôme Rodrigues aurait été blessé par des éclats de grenade de désencerclement.

Notons ici que Laurent Nuñez dépense beaucoup d’énergies à justifier comment a été mutilé Jérôme Rodrigues, sans jamais aborder le pourquoi. Sans regretter, non plus, qu’on en soit arrivé là : revenir blessé, voire éborgné, d’une manifestation.

Laurent Nuñez a multiplié les apparitions médiatiques pour contredire la version de Jérôme Rodrigues. Parole contre parole. Et puis, l’émission Quotidien s’est procurée des images de la scène filmée sous un autre angle. Et l’on y voit clairement deux moments : l’explosion d’une grenade suivie d’un tir de LBD.

En attendant la résolution de cette histoire, l’IGPN a déjà ouvert 101 enquêtes. Et vivement la loi sur les fake news ! Ou pas.

Loïc Le Clerc

 

Publié le 01/02/2019

2019, « année sans pareille » ?

Reportage à « l’assemblée des assemblée » de Commercy

paru dans lundimatin#176, (site lundi.am)

« Un succès d’affluence », Médiapart
« Une solidarité à toute épreuve », Libération
« Débat citoyen  », la Croix
« Une assemblée de toute la France propose un appel commun », le Monde

Heureusement, il n’est pas question du débat national.

Ces éloges concernent tous l’initiative des Gilets jaunes de Commercy, petite localité à cheval sur le cours de la Meuse, au cœur du Grand-Est. L’idée ? Organiser une grande assemblée des assemblées, afin de s’essayer à la coordination du mouvement et d’en dessiner peu à peu les contours, les espoirs et les capacités d’action. Le tout en respectant le plus scrupuleusement possible des principes de démocratie directe.

A un moment crucial du mouvement des Gilets jaunes, après deux mois de mobilisation, l’initiative meusienne trace une voie singulière. Face à l’émergence de porte-paroles autoproclamés qui entendent tirer légitimité des réseaux sociaux, des plateaux télévisions ou de listes électorales, les gilets de Commercy font le choix de l’horizontalité et l’autonomie locale. Pourquoi ne pas proposer au mouvement une organisation qui ne soit pas une structuration par le haut ou une intégration au système politique ? Une troisième voie, celle de Commercy.

Toutes les routes mènent à Commercy

Le pari peut sembler fou, pourtant des dizaines de délégations ont répondu à l’appel, choisies par leurs assemblées par vote ou tirage ou sort et tenues de respecter des mandats divergents d’un rond-point à l’autre. Des Bouches-du-Rhône, d’Ariège, de Nantes, de Saint-Nazaire, de Poitiers, de Grenoble, du Vigan, de Bordeaux, de Toulouse, de Strasbourg ou d’Ile-de-France, une bonne partie des quelques 75 délégations est arrivée la veille, après avoir traversé le pays. Des frais souvent financés par les caisses de solidarité locales.

Samedi de bon matin. La petite salle des fêtes de Sorcy-Saint-Martin, à quelques kilomètres de Commercy, surnage et irradie de fluo. Au moins 400 personnes y sont entassées, bien plus que la capacité du lieu. Les journalistes sont présents en nombre. L’ambiance est électrique : le café n’est pas fameux, mais les espoirs sont immenses. Sur la route, un ami ne disait pas autre chose : « Si ça se trouve, on parlera de l’appel de Commercy dans les bouquins d’histoire, ça peut être historique », avant de se reprendre : « ça l’est déjà ».

L’histoire reste à écrire, mais de la bouche de certains organisateurs confiants, la salle municipale en contient peut-être « un petit bout  ». Sur les chaises en plastique, chacun y va de sa référence. Deux ombres semblent planer au-dessus des participants. Le serment du jeu de Paume et la Révolution de 1789 reviennent sous la tonnelle où l’on s’abrite de la pluie pour fumer sa cigarette. Sommes-nous en train d’assister à un transfert de souveraineté et de sacralité comparable à celui de l’été 1789 ? Une autre, plus discrète, n’en demeure pas moins essentielle : celle du communalisme libertaire, le modèle de l’écologiste américain Murray Bookchin basé sur la démocratie directe à l’échelle de la commune, modèle que les Kurdes tentent aujourd’hui d’instaurer au Rojava, le Kurdistan syrien.

En début d’après-midi, lorsque les échanges s’ouvrent enfin, c’est pour laisser la place aux délégué.e.s qui présentent un.e.s à un.e.s leur mobilisation, l’histoire de leur rond-point, la naissance de leur assemblée, leurs difficultés aussi. Avec toujours, en filigrane, cette prise de conscience qu’un autre destin commun est possible dès lors qu’on réalise qu’on est plus seul, qu’on s’organise. On se répond les uns les autres par des applaudissements nourris. Lorsque Saint-Nazaire impressionne par son ouverture d’une Maison du Peuple, squat qui fait office de cœur logistique de la mobilisation dans la cité portuaire, d’autres mettent en avant les soupes populaires ou les ébauches d’autonomie alimentaire. Les numéros s’échangent, les bonnes pratiques aussi.

Rapidement, il s’agit de mettre les pieds dans le plat. Est-il question oui ou non de produire un texte commun, même de principe ? Des délégué.e.s s’insurgent. « Ce n’était pas prévu !  ». « Nos mandats ne nous le permettent pas  ». « Nous ne pourrons pas le signer  ». Un débat avant tous les autres, incontournable : comment définir cette assemblée ? Quels contours lui attribuer ? Personne ne le sait, alors il faut débattre et se convaincre. Cela prend des heures. Les esprits fatiguent, certains se mettent à douter. Et si l’initiative ne parvenait à rien de concret ? Le souvenir inachevé de Nuit Debout et ses travers « assembléistes » s’invite dans les têtes. Après des heures de tractation, un accord est trouvé, basé sur le principe d’une validation a posteriori par les assemblées locales, sans oublier un droit d’amendement et de proposition. Il fait presque nuit dehors et aucun point à l’ordre du jour n’a encore été évoqué, l’assemblée est déjà épuisée. Mais après tout, la démocratie c’est peut-être ça.
 

L’idée d’un texte s’impose, mais pour y mettre quoi, au juste ? Le travail préparatoire des Gilets jaunes de Commercy est colossal, notamment sur les remontées des doléances. Une feuille double jaune pâle contient un tableau minutieusement préparé, une synthèse des centaines de revendications récupérées, classées par ordre d’importance et de récurrence. Finalement, il semble que les gens qui se mobilisent ont beaucoup plus en commun qu’il n’y parait : la répartition des richesses, le droit à une vie digne, la préservation de l’environnement, la fin des privilèges, le refus de l’abandon du monde rural et des quartiers populaires, l’amélioration des services publics, le référendum d’initiative citoyenne, la conservation d’une autonomie à l’échelle locale, la condamnation de la répression etc. Rassurés de ce constat, les délégué.e.s récalcitrant.e.s consentent à travailler à une voix commune, sous réserve d’une future approbation de leur assemblée.

A mesure que la journée se consume, des nouvelles des manifestations du jour parviennent de toute la France. Peu évoquées, elles occupent les esprits et habillent les temps de pause. En premier lieu, la blessure d’une des figures du mouvement, Jérôme Rodrigues, place de la Bastille à Paris. Bien que peu de gens sache vraiment de qui il s’agit, tout le monde s’accorde à dire que le gouvernement fait là un bien mauvais coup. « Ils sont complétement barrés, ils n’ont aucune limite  » s’étouffe une lyonnaise.

Encore plus de débat, toujours des débats

Et puis il y a cette agression ultra-violente de militants du NPA par un groupuscule fasciste parisien dont la vidéo circule sur les réseaux sociaux. La nouvelle pousse un sujet brulant sur le devant de la scène. « Il faut prendre position vis-à-vis de l’extrême droite » s’indigne une des déléguées.

Des voix s’élèvent : « Le mouvement est et doit rester sans étiquette ».

Ça se bouscule dans la salle. Le ton monte. Distinction est finalement faite entre l’extrême droite et le groupe fasciste auteur de l’agression. Mais le sujet n’est pas le seul à échauffer les esprits. La position à adopter vis-à-vis des syndicats fait aussi débat. Comment composer avec la grève nationale qui s’annonce pour le 5 février ? Certains participants égrainent les trahisons des directions syndicales. Tous s’accordent à converger avec les bases en lutte.

Les débats se prolongent autour des axes de travail définis par l’équipe de Commercy. Comment maintenir le rapport de force ? Comment s’organiser localement ? Comment se protéger des attaques du gouvernement, renforcer notre solidarité et assurer notre autonomie ? Quelle position vis-à-vis du « grand débat national » ? Faut-il envisager une liste pour les élections ? Comment être le plus démocratique possible, et surtout comment le rester ?

Une soirée festive était prévue, elle est vite oubliée. Les discussions durent tard dans la nuit. Quelques délégué.e.s de toute la France poursuivront encore le travail en petit comité, avec pour mission d’élaborer un texte nourri des échanges de la journée et espérer le faire accepter par l’assemblée le lendemain.

Dimanche matin, la proposition de texte commun est présentée. Ovationnée, mais insuffisante. Les amendements pleuvent. Décision est prise d’en proposer une deuxième mouture, en essayant d’en intégrer un maximum. Texte ou pas texte ? « Il ne faut pas confondre rapidité et précipitation  » glisse une déléguée venue de l’Ouest. Un autre : « Une révolution prend au moins 4 ans. Regardez 1789…  » Oui mais tout de même, ressortir du week-end sans texte de principe aurait nécessairement un gout d’échec. Le doute s’installe.

Le temps que les délégué.e.s retournent à leur labeur, l’assemblée se scinde en une multitude de petits groupes de travail, autant que d’axes de réflexion. L’occasion pour les observateurs qui n’avaient jusqu’ici pas eu voix au chapitre de s’exprimer. Les échanges sont intenses, parfois houleux. Il faut attendre la fin du déjeuner pour qu’une version amendée soit enfin présentée à l’assemblée. Les portables sont sortis, chacun imagine capturer un moment historique. La lecture se solde par un tonnerre d’applaudissement. Le texte est adopté.

Vite, en faire une vidéo. Tout le monde l’a compris, avant que l’histoire se souvienne de ce qui s’est passé dans cette assemblée de Meuse, il faut que l’expérience parvienne à convaincre les ronds-points, les assemblées et tous ceux qui s’organisent.

Appel de la première « assemblée des assemblées » des Gilets jaunes

Nous, Gilets Jaunes des ronds-points, des parkings, des places, des assemblées, des manifs, nous sommes réunis ces 26 et 27 janvier 2019 en « Assemblée des assemblées », réunissant une centaine de délégations, répondant à l’appel des Gilets Jaunes de Commercy.

Depuis le 17 novembre, du plus petit village, du monde rural à la plus grande ville, nous nous sommes soulevés contre cette société profondément violente, injuste et insupportable. Nous ne nous laisserons plus faire ! Nous nous révoltons contre la vie chère, la précarité et la misère. Nous voulons, pour nos proches, nos familles et nos enfants, vivre dans la dignité. 26 milliardaires possèdent autant que la moitié de l’humanité, c’est inacceptable. Partageons la richesse et pas la misère ! Finissons-en avec les inégalités sociales ! Nous exigeons l’augmentation immédiate des salaires, des minimas sociaux, des allocations et des pensions, le droit inconditionnel au logement et à la santé, à l’éducation, des services publics gratuits et pour tous.

C’est pour tous ces droits que nous occupons quotidiennement des ronds-points, que nous organisons des actions, des manifestations et que nous débattons partout. Avec nos gilets jaunes, nous reprenons la parole, nous qui ne l’avons jamais.

Et quelle est la réponse du gouvernement ? La répression, le mépris, le dénigrement. Des morts et des milliers de blessés, l’utilisation massive d’armes par tirs tendus qui mutilent, éborgnent, blessent et traumatisent. Plus de 1.000 personnes ont été arbitrairement condamnées et emprisonnées. Et maintenant la nouvelle loi dite « anti-casseur » vise tout simplement à nous empêcher de manifester. Nous condamnons toutes les violences contre les manifestants qu’elles viennent des forces de l’ordre ou des groupuscules violents. Rien de tout cela ne nous arrêtera ! Manifester est un droit fondamental. Fin de l’impunité pour les forces de l’ordre ! Amnistie pour toutes les victimes de la répression !

Et quelle entourloupe que ce grand débat national qui est en fait une campagne de communication du gouvernement, qui instrumentalise nos volontés de débattre et décider ! La vraie démocratie, nous la pratiquons dans nos assemblées, sur nos ronds-points, elle n’est ni sur les plateaux télé ni dans les pseudos tables rondes organisées par Macron.

Après nous avoir insultés et traités de moins que rien, voilà maintenant qu’il nous présente comme une foule haineuse fascisante et xénophobe. Mais nous, nous sommes tout le contraire : ni racistes, ni sexistes, ni homophobes, nous sommes fiers d’être ensemble avec nos différences pour construire une société solidaire.

Nous sommes forts de la diversité de nos discussions, en ce moment même des centaines d’assemblées élaborent et proposent leurs propres revendications. Elles touchent à la démocratie réelle, à la justice sociale et fiscale, aux conditions de travail, à la justice écologique et climatique, à la fin des discriminations. Parmi les revendications et propositions stratégiques les plus débattues, nous trouvons : l’éradication de la misère sous toutes ses formes, la transformation des institutions (RIC, constituante, fin des privilèges des élus…), la transition écologique (précarité énergétique, pollutions industrielles…), l’égalité et la prise en compte de toutes et tous quelle que soit sa nationalité (personnes en situation de handicap, égalité hommes-femmes, fin de l’abandon des quartiers populaires, du monde rural et des outres-mers…).

Nous, Gilets Jaunes, invitons chacun avec ses moyens, à sa mesure, à nous rejoindre. Nous appelons à poursuivre les actes (acte 12 contre les violences policières devant les commissariats, actes 13, 14...), à continuer les occupations des ronds-points et le blocage de l’économie, à construire une grève massive et reconductible à partir du 5 février. Nous appelons à former des comités sur les lieux de travail, d’études et partout ailleurs pour que cette grève puisse être construite à la base par les grévistes eux-mêmes. Prenons nos affaires en main ! Ne restez pas seuls, rejoignez-nous !

Organisons-nous de façon démocratique, autonome et indépendante ! Cette assemblée des assemblées est une étape importante qui nous permet de discuter de nos revendications et de nos moyens d’actions. Fédérons-nous pour transformer la société !

Nous proposons à l’ensemble des Gilets Jaunes de faire circuler cet appel. Si, en tant que groupe gilets jaunes, il vous convient, envoyez votre signature à Commercy (assembleedesassemblees@gmail.com). N’hésitez pas à discuter et formuler des propositions pour les prochaines « Assemblées des assemblées », que nous préparons d’ores et déjà.

Macron Démission !
 Vive le pouvoir au peuple, pour le peuple et par le peuple.

Appel proposé par l’Assemblée des Assemblées de Commercy.

Il sera ensuite proposé pour adoption dans chacune des assemblée

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