PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

février 2024

   mise en ligne le 29 février 2024

« La vie quitte Gaza
à une vitesse terrifiante », alerte le chef des Affaires humanitaires de l’ONU

Agence France-Presse repris sur www.mediapart.fr

« La vie quitte Gaza à une vitesse terrifiante », s’est indigné jeudi le chef des Affaires humanitaires de l’ONU, Martin Griffiths, réagissant aux nombreux morts lors d’une opération de distribution d’aide humanitaire à Gaza.

« Je suis indigné par les informations selon lesquelles des centaines de personnes ont été tuées et blessées lors d’une opération de transfert d’aide humanitaire à l’ouest de Gaza City aujourd’hui », a écrit M. Griffiths sur le réseau social X.

Plus de 100 Palestiniens ont été tués jeudi à Gaza pendant une distribution d’aide humanitaire qui a tourné au chaos, a annoncé le Hamas en accusant les soldats israéliens d’avoir ouvert le feu sur une foule affamée.

« Le bilan du massacre de la rue al-Rashid (où la distribution alimentaire avait lieu à Gaza City, ndlr) s’élève désormais à 104 morts et 760 blessés », a déclaré dans un communiqué le porte-parole du ministère de la santé du Hamas, Ashraf al-Qudra, révisant à la hausse un premier bilan hospitalier qui faisait état d’au moins 50 morts.

Des sources israéliennes ont indiqué à l’AFP que des soldats israéliens se sentant « menacés » ont tiré à balles réelles sur des Palestiniens lors de cette opération de distribution.


 


 

Le Parlement européen appelle à un cessez-le-feu immédiat et permanent
à Gaza

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Après plusieurs semaines de pression des eurodéputés de gauche, le Parlement européen a adopté le 28 février un amendement exigeant un cessez-le-feu immédiat et permanent dans la bande de Gaza, où plus de 30 000 Palestiniens ont été tués depuis le 7 octobre. Pour la gauche, ce vote signe une avancée du camp de la paix.

C’est l’issue de plusieurs mois de pression et de combat porté par la gauche à Bruxelles. Il a fini par payer. Près de cinq mois après le début de la guerre israélienne contre la bande de Gaza, le Parlement européen, réuni en séance plénière le 28 février, a adopté dans la soirée l’amendement de la délégation des insoumis exigeant « un cessez-le-feu immédiat et permanent » dans l’enclave palestinienne. L’amendement 29 a remporté les suffrages à 269 voix pour et 234 voix contre.

« Une victoire pour la solidarité »

Une victoire largement saluée par les élus européens de gauche, dont le groupe au Parlement européen a réagi sur X en interprétant ce vote comme « une victoire pour la solidarité » et la preuve « qu’il faut maintenir la pression dans la rue et dans les institutions ».

Younous Omarjee, député La France insoumise, s’est pour sa part réjoui sur son compte X, dès l’annonce des résultats, de ce vote « important » obtenu après « plusieurs semaines d’efforts » et avoir essuyé plusieurs échecs. « Cela veut dire que la mobilisation des Européens, des Français, qui chaque semaine sont dans la rue pour faire entendre la voix de la paix, la voix de l’humanité sont des voix qui portent et des voix qui comptent. Nous ne cesserons jamais de travailler ici dans ce Parlement européen pour la paix et pour que cesse le martyre du peuple palestinien », a souligné l’élu.

Même satisfaction pour l’eurodéputée insoumise Leïla Chaibi, qui voit dans l’adoption de cet amendement une « progression du camp de la paix ». Ce texte marque en effet un changement significatif par rapport à la frilosité passée du Parlement, qui s’était contenté en octobre 2023 d’appeler à une simple « pause » humanitaire afin d’accélérer l’acheminement de l’aide aux civils de Gaza.

Plus de 30 000 morts dans la bande de Gaza

Si Manon Aubry, eurodéputée FI et présidente du groupe de la gauche au Parlement, s’est également réjouie du succès de cette initiative, elle estime pour sa part qu’une nouvelle étape doit être franchie, avec des « sanctions claires contre Israël pour mettre fin au massacre ».

Ce vote intervient après cinq mois de guerre, qui a causé la mort de plus de 30 000 Palestiniens, tandis que la famine menace de s’abattre sur les survivants contraints de manger des feuilles, du fourrage pour le bétail, voire d’abattre des animaux de trait pour se nourrir. Une catastrophe humanitaire sans précédent, dénoncée de toutes parts par les ONG et les médecins, qui risque encore de s’amplifier avec l’attaque imminente programmée par l’armée israélienne sur la ville de Rafah où 1,5 million de Gazaouis espéraient trouver un dernier refuge.

 

  mise en ligne le 29 février 2024

Marine Le Pen en phase
avec le patronat français

Romaric Godin sur www.mediapart.fr

L’ancienne cheffe du Rassemblement national publie une tribune dans « Les Échos » pour paraître crédible sur le plan budgétaire. Les signes d’une évolution inquiétante du capitalisme français.

La « normalisation » de Marine Le Pen atteint les rives du capital. Jeudi 29 février, l’ancienne candidate du Rassemblement national (RN) a eu les honneurs des pages opinions du seul quotidien économique de France, Les Échos, propriété du groupe de luxe LVMH. Elle publie donc en page 13 de l’édition papier un « point de vue » titré : « Face au mur de la dette, l’urgence d’une stratégie nationale ». Avec un appel de une.

Le texte de Marine Le Pen répond à ce qui a été longtemps présenté comme la faiblesse de son parti : la « crédibilité » économique. Cette crédibilité n’est pas une bénédiction métaphysique – les échecs patents et répétés de la science économique orthodoxe auraient, dans ce cas, placé des cohortes d’économistes sur les listes de France Travail –, elle est le produit de forces sociales dominantes validant ou ne validant pas certaines propositions.

Dans ce cadre, il convient de ne pas sous-estimer la portée de la publication de ce petit texte. Sa diffusion même dans un journal dirigé par l’homme le plus riche de France, Bernard Arnault, vaut bénédiction. Mais cette onction va évidemment de pair avec le contenu proposé par la dirigeante d’extrême droite.

Cette dernière agite en effet la panique d’une crise de la dette publique en s’appuyant, bien sûr, sur les chiffres habituels, le ratio de la dette brute sur le PIB, le montant nominal de la dette, la comparaison du montant des intérêts versés aux budgets des ministères, mais aussi en reprenant à son compte les critiques du président de la Cour des comptes Pierre Moscovici.

Quête de crédibilité

« Cette dérive des finances publiques constitue un péril pour la souveraineté nationale dans un contexte de taux d’intérêt durablement durables », martèle la députée. On croirait entendre Édouard Philippe (Horizons) qui, précisément, trois jours auparavant, dans les colonnes du quotidien libertarien L’Opinion, déclarait, que la dette publique « [devait] être une obsession politique, parce que lorsqu’on la laisse filer on perd progressivement sa souveraineté ».

On saisit donc sans peine la quête de respectabilité qu’engage ici Marine Le Pen qui, dans la première partie de son texte, reprend des arguments qui ne seront pas étrangers aux lecteurs réguliers des Échos. Ainsi, un éditorial du 18 janvier mettait en garde contre la « montagne de dettes » de l’État en s’appuyant sur la même mise en garde de Pierre Moscovici.

Marine Le Pen se présente comme une alternative non pas au système économique dominant, mais dans le système économique dominant.

L’expression « mur de la dette » elle-même est présente dans le titre d’une opinion rédigée le 21 juin 2022 par Agnès Verdier-Molinié, la directrice de l’institut Ifrap, prophétesse préférée des médias généralistes pour annoncer l’effondrement du pays sous le poids de sa dette publique.

Marine Le Pen adopte ainsi sans difficulté la critique libertarienne du macronisme, jugé trop dépensier, et qui, jusqu’ici, semblait être surtout l’apanage d’Édouard Philippe et du parti Les Républicains. Elle fustige l’objectif, qui suppose pourtant une austérité sévère, de ne ramener le déficit à 3 % « qu’en 2027 ». « Tant pis pour l’avenir », estime-t-elle.

Ce qui est intéressant, c’est que cette critique est une critique interne au néolibéralisme. Et c’est précisément où Marine Le Pen voulait en arriver : se présenter comme une alternative non pas au système économique dominant, mais dans le système économique dominant.

La reprise des vieilles rengaines

Marine Le Pen a beau jeu de proposer une « stratégie ordonnée de redressement budgétaire » qui flatte les réflexes des classes dominantes du pays. Les propositions qui suivent dans cette tribune visent ainsi principalement à rétablir l’équilibre budgétaire par la réduction rapide des dépenses.

La méthode proposée reprend aussi les propositions habituelles des politiques adeptes de l’austérité depuis des décennies en France. La suppression des « agences, autorités ou commissions » est un passage obligé de la démagogie budgétaire visant à faire croire à une « gabegie » de l’État français, alors même que les dépenses de fonctionnement de ce dernier sont dans la moyenne européenne.

Marine Le Pen ne montre aucune volonté de rétablir l’équilibre budgétaire par une imposition plus juste.

Marine Le Pen, ici, se place dans les pas de Jean-Pierre Raffarin, de Nicolas Sarkozy et même encore récemment de Gabriel Attal, qui, tous, ont annoncé leur volonté d’en finir avec les « comités Théodule », lesquels ne sauraient être à l’origine de la situation dégradée des finances publiques.

Dans la même veine, Marine Le Pen annonce la lutte contre la « fraude fiscale et sociale », sans réellement entrer dans le détail. Or, là aussi, depuis longtemps, tous les gouvernements ont annoncé une politique sérieuse de lutte contre la fraude, à commencer par celui de Jean Castex, dont le ministre des comptes publics Gabriel Attal avait lancé un grand plan dans le même esprit, comme, avant lui, Gérald Darmanin.

Tout cela a fait chou blanc, non sans raison : la fraude fiscale n’est qu’une part de l’optimisation fiscale, bien légale, elle. Le problème réside aussi dans les montagnes de baisses de cotisations et d’impôts qui bénéficient aux entreprises depuis maintenant plus de trois décennies. Mais Marine Le Pen ne montre aucune volonté de rétablir l’équilibre budgétaire par une imposition plus juste. Ce sujet est d’ailleurs totalement absent de son texte.

Bien au contraire, l’ancienne présidente du RN propose « la recréation d’une économie de production enracinée, entièrement tournée vers la création de valeur ». Un turbo-capitalisme national qui s’appuiera sur de nouveaux soutiens au capital identifié comme français, notamment par la « fin des normes sclérosantes », le « refus de la concurrence internationale déloyale » et « la mise en œuvre de la préférence nationale pour les entreprises françaises ».

Bref, un État protecteur, au service des capitalistes locaux. Un libertarianisme à l’intérieur, soutenu à l’extérieur par le protectionnisme. Une vision qui n’est pas étrangère à certaines formes de néolibéralisme comme l’ordolibéralisme allemand. Et là encore, ce n’est pas un hasard tant cette pensée allemande fascine une grande partie du capitalisme français, qui a passé les trois dernières décennies à se comparer au « modèle allemand ».

Au reste, cette idée n’est pas si étrangère au macronisme lui-même qui, depuis la crise sanitaire, ne cesse de parler de souveraineté et agite même l’idée d’une forme de protectionnisme européen. Or c’est le seul possible dans le cadre de l’UE, qui a compétence dans ce domaine – rappelons que le Frexit n’est plus dans le programme du RN.

La répression sociale et ethnique comme politique budgétaire

Pour financer cet État nounou du capital, il faudra sabrer dans les dépenses sociales. C’est ce que Marine Le Pen propose en reprenant là encore une vieille lubie néolibérale : celle de diviser les « bonnes » et les « mauvaises » dépenses publiques. Elle souhaite ainsi diviser le budget entre un « budget d’investissement », qui pourrait être financé par la dette, et un « budget de fonctionnement », qui devrait être à l’équilibre.

Mais cette idée que le « fonctionnement » représente de mauvaises dépenses cache le fait que celles-ci permettent de faire fonctionner les services publics et sont déjà très largement insuffisantes au regard des besoins. L’état déplorable des hôpitaux et de l’éducation nationale ne dit rien d’autre que cette insuffisance des dépenses de fonctionnement.

Évidemment, la députée RN dirige son regard ailleurs, vers la baisse des « transferts sociaux » qui lui permet de reprendre un classique du discours néolibéral : celui sur les assistés. En cela, elle s’inscrit parfaitement dans le chœur dirigé par l’actuel premier ministre qui, depuis son arrivée à Matignon, n’a cessé d’opposer la « classe moyenne » à ceux qui « vivent sans travailler » des aides sociales. Là encore, cette démagogie permet à Marine Le Pen d’être parfaitement intégrée dans les attentes des élites économiques.

Mais l’élément principal de la stratégie budgétaire de la candidate du RN à la présidence est l’immigration. Elle reprend dans le texte publié par Les Échos les éléments de son programme de 2022 sur les « 16 milliards d’euros d’économies » à réaliser par la discrimination ouverte des étrangers.

Évidemment, c’est un leurre complet. Priver une partie de la population de prestations sociales n’aidera nullement l’économie du pays. Quant au prétendu effet sur « la baisse de rémunération des Français », il est non seulement contestable, mais il ne doit pas tromper.

Quand bien même − ce qui est illusoire − il n’y aurait plus d’immigrés en France, le patronat trouverait d’autres moyens pour peser sur les salaires des Français, et il y a fort à parier qu’il le ferait avec l’aide de l’État. La destruction de l’assurance-chômage n’a pas d’autre fonction, et la baisse des transferts sociaux, comme la fin des « normes sclérosantes » promise par Marine Le Pen, n’augure rien de bon pour les salariés du pays.

Les leçons de la tribune

Que retenir de cette publication ? D’abord que Marine Le Pen, sur le plan économique, tente de se situer dans une optique de réforme libérale-nationale du capitalisme français et qu’elle adopte désormais les mots et les propositions de l’opposition de droite au néolibéralisme macroniste.

Ensuite qu’elle est aidée dans cette quête de crédibilité par le journal « officiel » des élites économiques françaises. Ce n’est pas un détail que Les Échos accepte de publier une opinion où l’on propose ouvertement, pour des raisons budgétaires, de discriminer une partie de la population. Une proposition évidemment contraire à la Constitution, mais qui semble être désormais suffisamment « acceptable » dans certains milieux pour n’être qu’une « opinion » dans un journal économique.

Enfin, la position de Marine Le Pen est très fortement facilitée par l’évolution du macronisme lui-même, qui tend, de ce point de vue, les verges pour se faire fouetter. Non seulement la majorité a décidé, dans la panique, de refaire de la dette publique une priorité, alors que son bilan en la matière n’est guère réjouissant, mais elle a ouvert des discussions où Marine Le Pen peut s’engouffrer : lutte contre « l’assistanat » et discrimination sociale avec la remise en cause de la couverture médicale universelle (aujourd’hui appelée Puma). Comment Marine Le Pen pourrait-elle apparaître comme « extrémiste » alors que ses propositions se situent sur ces mêmes niveaux ?

Ce que dit cette publication est assez inquiétant : le capitalisme français est désormais prêt à considérer l’option de l’extrême droite comme acceptable parce que, précisément, elle répond à ses demandes. Autrement dit, le RN se situe dans la zone de crédibilité définie par les élites économiques françaises. 

  mise en ligne le 28 février 2024

Accusations de génocide :
Israël piétine la décision
de la Cour internationale de justice

Jérôme Hourdeaux sur www.mediapart.fr

Le vendredi 26 janvier, la cour des Nations unies ordonnait à Israël de prendre dans un délai d’un mois une série de mesures afin d’éviter que des actes de génocide soient commis lors de son opération militaire à Gaza. Ce délai passé, les ONG dénoncent l’inaction de l’État hébreu.

Le lundi 26 février était la date butoir fixée par la Cour internationale de justice (CIJ) à Israël pour lui transmettre un rapport détaillant les mesures prises afin d’éviter que des actes de génocides soient commis à Gaza. Cette obligation est largement ignorée par l’État hébreu, dénoncent plusieurs organisations humanitaires.

« Israël défie la décision de la CIJ visant à prévenir un génocide en n’autorisant pas l’aide humanitaire adéquate à atteindre Gaza », écrit ainsi Amnesty International. « Israël agit en violation flagrante de la décision » de la cour, accuse de son côté la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH).

Le vendredi 26 janvier, la CIJ, instance judiciaire des Nations unies chargée de juger les litiges entre les États membres, avait donné un mois à Israël pour « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission à l’encontre des Palestiniens de Gaza de tout acte » de génocide.

La cour avait été saisie d’une requête déposée par l’Afrique du Sud accusant Israël de violer, dans le cadre de son opération militaire lancée en représailles à l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, qui impose aussi aux États de prendre des mesures pour prévenir le risque de génocide.

« À la lumière des droits en jeu, ainsi que du préjudice en cours, extrême et irréparable, souffert par les Palestiniens à Gaza, l’Afrique du Sud demande que la cour traite cette requête comme une question d’extrême urgence », plaidait la requête sud-africaine.

Une urgence reconnue par la CIJ, qui avait rendu deux semaines après la tenue des audiences, les 11 et 12 janvier, une ordonnance provisoire, le fond des accusations devant être jugé dans plusieurs années après une instruction approfondie.

En rendant cette décision, la présidente de la cour, la juge Joan Donoghue, soulignait ainsi « être pleinement consciente de l’ampleur de la tragédie humaine qui se joue dans la région et nourri[r] de fortes inquiétudes quant aux victimes et aux souffrances humaines que l’on continue d’y déplorer ».

Six mesures ordonnées par la CIJ

Six mesures provisoires avaient été fixées à Israël. Il doit notamment « veiller avec effet immédiat à ce que son armée ne commette aucun des actes » de génocide. L’ordonnance « considère également qu’Israël doit prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide à l’encontre des membres du groupe des Palestiniens de la bande de Gaza ».

La cour, basée à La Haye (Pays-Bas), demandait « en outre » à l’État hébreu de « prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza ».

Enfin, l’ordonnance de la CIJ ordonnait aux autorités israéliennes de « prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes » de génocide.

Pour vérifier la bonne application de ces mesures conservatoires, la cour demandait à l’État israélien de lui transmettre, dans un délai d’un mois, un rapport détaillant les mesures prises dans ce but.

Israël a poursuivi sa campagne à Gaza, entraînant la mort de près de 30 000 Palestiniens au 23 février.         La FIDH

Or, un mois plus tard, les opérations militaires se sont poursuivies, et le nombre des victimes palestiniennes n’a cessé de croître. « Bien que la CIJ n’ait pas expressément ordonné un cessez-le-feu, rappelle le communiqué de la FIDH, les mesures provisoires indiquées par la cour auraient les mêmes effets pratiques si elles étaient appliquées. Néanmoins, Israël a poursuivi sa campagne à Gaza, entraînant la mort de près de 30 000 Palestiniens au 23 février. »

Et l’État hébreu n’a non seulement pris aucune mesure pour faciliter l’accès de la population civile aux biens et services de première nécessité, mais a en plus entravé la livraison de l’aide humanitaire.

« Israël continue à faire obstacle à la fourniture de services de base et à l’entrée et la distribution à Gaza de carburant et d’une aide vitale », pointe Human Rights Watch (HRW). Pour l’ONG, Israël inflige ainsi une « punition collective » relevant « des crimes de guerre », qui « incluent l’utilisation de la famine comme arme de guerre contre les populations civiles ».

« Le gouvernement israélien est en train d’affamer 2,3 millions de Palestiniens de Gaza, les mettant encore plus en danger qu’avant la décision de la cour », s’inquiète Omar Shakir, directeur de HRW pour Israël et la Palestine. « Le gouvernement israélien a tout simplement ignoré la décision de la cour, et à certains égards a même intensifié sa répression, notamment en bloquant encore plus l’aide vitale », accuse-t-il.

« Une indifférence impitoyable »

« Non seulement Israël a créé une des pires crises humanitaires au monde mais il fait également preuve d’une indifférence impitoyable au sort de la population de Gaza en créant des conditions qui, selon la CIJ, l’exposent à un risque imminent de génocide », alerte de son côté Heba Morayef, directrice régionale Moyen-Orient et Afrique du Nord d’Amnesty International.

« Les provisions entrant à Gaza avant la décision de la CIJ étaient déjà une goutte dans l’océan comparées aux besoins sur les seize dernières années, souligne par ailleurs Amnesty. Pourtant, dans les trois semaines suivant la décision de la CIJ, le nombre de camions entrant à Gaza a diminué d’environ un tiers, d’une moyenne de 146 par jour durant les trois semaines précédentes à une moyenne de 105 par jour durant les trois semaines suivantes. Avant le 7 octobre, en moyenne environ 500 camions entraient à Gaza chaque jour », détaille l’ONG.

Les associations pointent par ailleurs les déclarations belliqueuses et jusqu’au-boutistes de responsables israéliens totalement insensibles au sort des civils palestiniens, comme celle de la ministre pour la promotion des femmes May Golan, déclarant le 19 février à la Knesset (le Parlement israélien) : « Je suis personnellement fière des ruines de Gaza et que chaque bébé, dans quatre-vingts ans, puisse dire à ses petits-enfants ce que les Juifs ont fait. »

« Cette déclaration, parmi beaucoup d’autres, indique que le gouvernement israélien ne faiblit pas et ne montre aucun remords pour ses actions qui ont poussé la CIJ à reconnaître la plausibilité d’un génocide israélien contre les Palestiniens », souligne la FIDH.

Israël affirme respecter ses obligations

Israël, de son côté, a bien transmis un rapport à la CIJ lundi 26 février, soit à la date exigée par l’ordonnance, a rapporté la presse israélienne. Son contenu n’a pas été divulgué mais, selon le quotidien Haaretz, le gouvernement israélien y affirme remplir ses obligations humanitaires et assure que ses opérations militaires n’entraînent pas d’actes de génocide.

Face au déni israélien, les ONG en appellent à la communauté internationale pour convaincre Israël d’accepter un cessez-le-feu. « Seul un cessez-le-feu immédiat et maintenu peut sauver des vies et assurer que les mesures provisoires de la CIJ, notamment la livraison d’une aide vitale, soient appliquées », insiste Heba Morayef.

Or, un cessez-le-feu ne pourra être imposé à Israël que par une pression internationale. La CIJ ne dispose en effet d’aucun pouvoir coercitif direct. Celui-ci est du ressort du Conseil de sécurité des Nations unies, où Israël dispose d’un allié jusqu’à présent indéfectible et qui bénéficie d’un droit de veto lui permettant de bloquer toute décision : les États-Unis.

« Les USA ont, pour la troisième fois, opposé leur veto à une résolution des Nations unies demandant un cessez-le-feu, donnant ainsi leur feu vert à plus de morts, de souffrance de masse des Palestiniens », regrette Heba Morayef.

Utiliser toutes les formes de pression, y compris les sanctions et les embargos.         Appel d’Human Rights Watch à la communauté internationale

« Les pays ayant une influence sur le gouvernement israélien, dont les USA, le Royaume-Uni, l’Allemagne et les autres alliés, ne doivent pas rester les bras croisés et regarder les Palestiniens mourir d’une mort évitable comme un bombardement, le manque de nourriture et d’eau, la propagation de maladies et le manque de soins », plaide encore Heba Morayef.

HWR appelle de son côté la communauté internationale à « utiliser toutes les formes de pression, y compris les sanctions et les embargos, pour pousser le gouvernement israélien à se conformer aux ordonnances contraignantes de la cour ».

La date du lundi 26 février était par ailleurs également celle du dernier jour des audiences, débutées une semaine plus tôt, consacrées à une demande d’avis consultatif « sur les conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est ».

Cette autre procédure, impliquant 49 États, fait suite à une demande d’avis adressée à la cour par l’Assemblée générale des Nations unies par une résolution adoptée le 30 décembre 2022.

Dans ce dossier, la CIJ est appelée à répondre à deux questions. La première vise à préciser « les conséquences juridiques de la violation persistante par Israël du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, de son occupation, de sa colonisation et de son annexion prolongée du territoire palestinien occupé depuis 1967, notamment des mesures visant à modifier la composition démographique, le caractère et le statut de la ville sainte de Jérusalem, et de l’adoption par Israël des lois et mesures discriminatoires connexes ».

La seconde demande à la cour de tirer les conséquences de ces pratiques « sur le statut juridique de l’occupation » ainsi que les « conséquences juridiques qui en découlent pour tous les États et l’Organisation des Nations unies ».

La CIJ rendra sa décision à une date qui n’a pas encore été précisée.

  mise en ligne le 28 février 2024

Loi Pacte 2 : démolir encore les Prud’hommes

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/

Les Prud’hommes ? « C’est l’enfer », racontent les salariés qui y passent. Et ça pourrait encore s’aggraver. Dans sa prochaine réforme du code du travail, prévue après l’été, le gouvernement pourrait bien proposer de réduire la durée pendant laquelle un salarié peut contester son licenciement aux Prud’hommes à 6 mois au lieu d’un an. Une mesure qui fragiliserait encore les salariés.

Elle avait été licenciée, prétendument, pour un vol de bouteille d’eau en plastique dans la clinique dont elle assurait la propreté. Plus sûrement, pour sa grande gueule et son refus de voir son planning décalé sans cesse. Voilà bientôt 3 ans que Safi* a décidé de contester la décision de sa boite de nettoyage et attend d’obtenir réparation auprès des Prud’hommes. Un long chemin de croix.

Sa lettre de licenciement – consultée par Rapports de force – est datée d’avril 2021, mais son audience au conseil des Prud’hommes de Lyon n’a eu lieu qu’en septembre 2023. Et si cette dernière s’est « bien passée », son jugement n’a toujours pas été rendu. « C’est tellement long, c’est l’enfer. Tant que cette histoire n’est pas réglée, j’ai du mal à passer à autre chose. Mon licenciement a été injuste et violent, s’il y a une justice, elle ne peut pas laisser passer ça. » Une justice ? Oui, il y en a peut-être une. Mais dans quel état ?

L’état « catastrophique » des Prud’hommes

« L’état des prud’hommes est catastrophique, convient Alexandre Derksen, avocat lyonnais spécialisé en droit du travail, à Lyon, il m’est arrivé d’attendre un an entre une audience et la rédaction du jugement. Ça décourage tout le monde. » Un jugement partagé par la Cour des comptes en 2023 dans un rapport au vitriole. « Il établit que, malgré une réduction du nombre de contentieux, la durée de traitement des affaires n’a cessé de s’allonger. Et ça, ce n’est vraiment pas possible », soupire l’avocat.

Ainsi, selon la Cour des comptes, cette durée s’est allongée de 9,9 mois en moyenne en 2009, à 16,3 mois en 2021, alors que « le nombre d’affaires a été divisé par plus de deux durant la même période ». Loin de s’expliquer par une amélioration de la relation entre patronat et salariat, la réduction du nombre d’affaires trouve ses causes dans une série de lois qui n’ont eu de cesse d’affaiblir la justice prud’homale, au détriment des salariés.

Parmi elles : la création de la rupture conventionnelle, en 2008, où l’instauration du barème d’indemnité prud’homales dit « barème Macron », en 2017, suite à l’application de la Loi Travail. Ce dernier a entraîné une diminution des dommages-intérêts versés par la justice en cas de licenciement abusif. Enfin, autre mesure de nature à vider les Prud’hommes : la réduction de la durée pendant laquelle un salarié peut contester son licenciement devant les juges. Et sur ce point, le gouvernement souhaite remettre le couvert.

Ramener le délai de prescription à 6 mois

« Initialement fixés à 30 ans, [les délais de prescriptions] sont passés à 5 ans en 2008, à 2 ans en 2013, puis enfin à 1 an en 2017… En 14 ans, le temps alloué aux salariés pour agir a ainsi été divisé par 30 : vertigineux », rappelle la CFDT.

Oui, mais un an c’est toujours trop pour Bruno Le Maire. Le ministre de l’Economie, qui a lancé un ballon d’essai dans Le Parisien le 2 décembre, suggère d’abaisser ce délai à 2 mois dans sa prochaine loi Pacte 2. « Voilà encore une bonne nouvelle, soupire Safi*, désabusée. En deux mois je n’aurais jamais pu aller aux Prud’hommes. On dirait qu’ils veulent juste que les salariés la ferment. »

 La volonté de s’attaquer aux Prud’hommes est confirmée quelques mois plus tard dans un rapport parlementaire, publié le 15 février 2024 et intitulé « Rendre des heures aux français ».

Le texte, qui doit servir d’inspiration pour la future loi Pacte 2, propose une réduction du délai de prescription après le licenciement, à 6 mois. Argument massue : « Ce délai affecte la prévisibilité du coût du licenciement et impacte in fine les décisions d’embauche. »

« Autant, réduire ce délai à deux mois, je n’y crois pas. Par contre, passer à 6 mois c’est totalement possible. Cela irait dans la logique des lois précédentes : permettre aux employeurs de mieux anticiper le coût ou la durée d’un conflit. Pendant une période de contentieux, l’employeur est obligé de faire une provision sur charge, de bloquer de l’argent dans l’attente du délibéré. Avec cette nouvelle mesure, on raccourcit la durée pendant laquelle cet argent sera bloqué. La mise en place des barèmes prud’homaux s’était faite avec exactement les mêmes arguments. En attendant on ne se soucie pas du salarié, qui se retrouve fragilisé. Six mois, ça va très vite. Il y a le temps d’encaisser, de se retourner, de prendre contact avec Pôle emploi [ndlr : devenu France Travail] et que ce dernier fasse la requête… »

Sous couvert de simplification, la loi Pacte 2, qui aurait tout aussi bien pu s’appeler Loi Travail 2, tant elle repose sur la même logique, risque bel et bien de fragiliser les salariés lors des conflits avec leur employeur. D’après les déclarations de Gabriel Attal, elle devrait être présentée après l’été. En attendant, Safi* n’a pas retrouvé un travail qui la satisfasse autant que son emploi d’agent de nettoyage dans une clinique. « C’était dur mais j’avais mon équilibre. Mes collègues, mes horaires. Aujourd’hui j’enchaîne les contrats d’un jour ou deux dans les Ehpad, j’ai perdu ma vie d’avant. Et même la justice ne pourra pas me la rendre », regrette-t-elle.

*Le prénom a été modifié à la demande de l’intéressée.

  mise en ligne le 27 février 2024

Décès aux urgences : 
après l’alerte,
la dégringolade

Caroline Coq-Chodorge www.mediapart.fr

En 2019, les soignants des urgences alertaient sur la mise en danger des patients entre leurs murs. Si les premières victimes médiatisées étaient des personnes âgées isolées, désormais de jeunes patients décèdent. C’est le signe d’une dégradation accélérée de la situation.

Y compris dans Mediapart, qu’est-ce qui n’a pas été dit, écrit sur les dramatiques dysfonctionnements des urgences, porte d’entrée éventrée de l’hôpital ? En 2019, c’est bien de ces services qu’est partie une vaste mobilisation hospitalière, fauchée net par le Covid. À l’origine du mouvement de colère, un décès déjà, celui de Micheline Myrtil, 55 ans, fin 2018, oubliée en salle d’attente.

Qui est responsable ? La justice vient de donner un début de réponse, à la suite de la plainte de la famille de Micheline Myrtil. Au terme de l’instruction, le parquet de Paris a demandé, début 2023, le renvoi en correctionnelle de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Ce ne sont pas les soignant·es, mais la direction qui est mise en cause. Et derrière elle, les politiques qui ont inlassablement voté des budgets au rabais, dont l’hôpital a fait les frais.

Aujourd’hui, les témoignages de proches de patient·es décédé·es déferlent. Tous méritent du temps : il faut obtenir les dossiers médicaux par l’intermédiaire des familles, recouper les témoignages, écouter la douleur et la colère de voir partir un proche, déterminer l’origine des dysfonctionnements. Ce sont souvent les mêmes. 

Les signaux d’alerte sont trop nombreux pour être tous énumérés. Rouge vif ou sombre, les codes couleur n’ont plus de sens.

Dans les zones d’attente surchargées de brancards, les patient·es sont trié·es de plus en plus vite. Les personnes âgées ont été les premières victimes rendues publiques : isolées, porteuses de nombreuses maladies chroniques, les différents services qui pourraient les accueillir se les renvoient comme des balles de ping-pong.

Ils les refusent faute de lits, mais aussi parce que ce sont de probables « bed blockers », des patients et patientes qui peuvent occuper des lits pour de longues semaines, parfois des mois. Or, à l’hôpital, un lit rapporte peu. Et de manière moins cynique : les lits manquent partout, y compris pour des malades plus jeunes aux pathologies plus aiguës.

La situation est plus périlleuse encore pour les personnes qui n’ont pas les codes pour communiquer avec les soignant·es, ou s’expriment mal en français, comme Achata Yahaya, 79 ans, Comorienne, qui ne parlait pas français. À Jossigny (Seine-et-Marne), elle est décédée le 30 octobre 2022 dans la zone d’attente couchée des urgences, d’une détresse respiratoire pourtant identifiée comme « prioritaire », qui aurait dû être prise en charge en moins de 20 minutes. Près de deux heures plus tard, les médecins ont tenté de la sauver, en vain. Dans le dossier médical d’Achata, « la barrière de la langue » est mentionnée à plusieurs reprises. Sa fille Fatima, qui parle français, était pourtant à ses côtés.

Souvent, l’alerte vient des soignant·es, qui passent outre leur devoir de réserve. À Hyères, après le décès de Lucas aux urgences dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 2023, révélé par Mediapart, ce sont des médecins qui ont encouragé la famille à réclamer son dossier médical. Finalement, une partie de celui-ci a été déposée dans sa boîte à lettres, de manière anonyme.

« Avant, la politique de l’hôpital était d’éviter les plaintes, en traitant ce qu’on appelle “les événements indésirables graves” en interne », explique Pierre Schwob, infirmier à l’hôpital Beaujon à Clichy (Hauts-de-Seine) et président du Collectif inter-urgences, à l’origine de la mobilisation de 2019. « Il y a cinq ans, on a lancé l’alerte et rien n’a été fait. Aujourd’hui, les médecins incitent les patients à porter plainte. » À ses yeux, il y a un autre fait nouveau, qui est le signal d’une aggravation manifeste de la situation : « Les premières victimes aux urgences étaient des personnes âgées, souvent isolées. Aujourd’hui, ce sont des jeunes. La population prend conscience que cela peut toucher tout le monde. »

En décembre 2022, le syndicat Samu Urgences de France, pourtant le plus proche du pouvoir, était monté d’un cran dans l’alerte. Il demandait à ses adhérent·es de dénombrer les « morts inattendues » dans leurs services, soit les personnes qui n’ont « pas été identifiées comme étant en urgence vitale, qui sont souvent sur des brancards, dans des couloirs, depuis des heures, et qui décèdent. Ou encore tous ceux qui n’ont pas pu être sauvés parce que le Smur [le véhicule d’urgence des urgentistes – ndlr] n’est pas arrivé assez vite. Ces morts inattendues, il y en a toujours eu. Mais là, il y en a beaucoup trop », expliquait le docteur Marc Noizet, président du syndicat. Samu Urgences de France a rapidement cessé ce recensement : « C’était trop dur pour les équipes », explique-t-il aujourd’hui.

Les fermetures de lits s’accélèrent

Après le Covid, les politiques ont multiplié les promesses. Depuis, les signaux d’alerte sont trop nombreux pour être tous énumérés. Rouge vif ou sombre, les codes couleurs n’ont plus de sens. L’augmentation de la fréquentation des urgences est continue : 22 millions de passages en 2019, 17 millions dix ans plus tôt, soit une augmentation moyenne de 500 000 patient·es par an.

Mais le problème clé reste l’aval des urgences, c’est-à-dire la capacité du reste de l’hôpital d’hospitaliser dans d’autres services les patient·es des urgences. Malgré les promesses politiques, les lits d’hospitalisation ferment toujours : − 1,8 % en 2022, un rythme « plus rapide qu’avant la crise sanitaire (− 0,9 % par an en moyenne) », a révélé en décembre dernier la Drees, le service des statistiques du ministère de la santé.

Les politiques continuent à creuser la dette des hôpitaux

En janvier 2020, la ministre de la santé Agnès Buzyn s’était engagée à effacer 10 milliards des 30 milliards d’euros de dette des hôpitaux, qui plombent un peu plus leurs finances. La crise du Covid a balayé la promesse. La dette est toujours de 30 milliards et se creuse encore. En 2022, les hôpitaux affichaient un déficit de 1 milliard d’euros. Il pourrait atteindre 2 à 3 milliards pour l’année 2023, estime la Fédération hospitalière de France. En cause : l’inflation et les augmentations de salaire consenties après le Covid, non compensées.

Les hôpitaux publics subissent en prime une baisse d’activité, liée à la fermeture de lits (ce qui contribue à l’engorgement des urgences), et ne parviennent pas à consommer leur enveloppe financière votée en loi de financement de la Sécurité sociale. Cette enveloppe non consommée est « mise en réserve ». La ministre du travail, de la santé et des solidarités Catherine Vautrin s’est félicitée de leur restituer 388 millions d’euros… sur 720 millions. Question de perspective : pour la FHF, c’est « une ponction de plus de 300 millions d’euros », « au profit du secteur privé lucratif », qui a lui dépassé son enveloppe, dénonce la FHF.

Et de nouvelles coupes se profilent. La loi de financement de la Sécurité sociale 2024 revient à des niveaux d’économies identiques à ceux des années 2010, qui ont laminé l’hôpital : l’objectif de dépense d’assurance-maladie (246,6 milliards d’euros en 2023) doit progresser de 3,4 % en 2024, puis de 3 % en 2025 et de 2,9 % en 2026 et 2027, très loin de la progression naturelle de ces dépenses portée notamment par le vieillissement de la population. Le premier ministre Gabriel Attal a annoncé à sa nomination 32 milliards d’euros en cinq ans pour le système de santé… soit moins que les maigres enveloppes déjà programmées.

Un nombre de médecins toujours insuffisant

La démographie médicale n’offre pas plus de perspectives. Là encore, les politiques ont multiplié les promesses de papier. Le numerus clausus, soit le nombre de places ouvertes en deuxième année de médecine, a été remplacé par un numerus apertus : le nombre de places, bien que toujours limité, est désormais déterminé au niveau régional, en fonction des besoins du territoire. Plus de dix mille places en deuxième année de médecine sont maintenant ouvertes, comme dans les années 1970 (le nombre de places avaient chuté à moins de trois mille dans les années 1990).

Mais comme le soulignent les député·es de la commission sociale dans un récent rapport, dans les années 1970, il y avait 15 millions de Français·es en moins, bien plus jeunes qu’aujourd’hui… Les projections restent inquiétantes : les effectifs de médecins vont stagner jusqu’en 2027, avant de légèrement augmenter jusqu’en 2050.

Dans l’une de ses premières prises de parole, vendredi 16 février sur France Info, le nouveau ministre délégué à la santé Frédéric Valletoux a décliné la proposition en ciblant les patient·es : selon lui, certains « Français n’ont pas besoin » de se présenter aux urgences. Il s’est très vite heurté au mur du réel : en catastrophe, il s’est déplacé au CHU de Toulouse (Haute-Garonne), où deux viols et un suicide sont survenus aux urgences psychiatriques en quelques jours. Il n’aurait, a-t-il déclaré, « jamais vu ça ».

Le président Samu Urgences de France Marc Noizet déplore de son côté « la valse des ministres : quatre en dix-huit mois. Les cabinets ont changé, les dossiers ont été oubliés, il n’y a aucune continuité. Je repars à zéro pour la troisième fois en un an, dans un moment aussi critique… »

Le problème des urgences est intimement lié à l’accès à un médecin généraliste. Six millions de Français·es n’ont pas de médecin traitant. Les négociations conventionnelles entre les médecins libéraux et l’assurance-maladie reprennent après avoir échoué au printemps 2023.

L’assurance-maladie est prête à porter à 30 euros la consultation de base des médecins généralistes, à la condition notamment de leur participation à la permanence de soins, au moins en première partie de nuit, pour soulager les urgences. Aujourd’hui, seuls 40 % des médecins généralistes participent à la permanence des soins.

Pour Agnès Gianotti, présidente du syndicat de médecins généralistes MG France, la mesure est illusoire. La première difficulté, rappelle-t-elle, est de « trouver un médecin aux heures ouvrables. Aujourd’hui, tous les médecins généralistes doivent refuser de nouveaux patients, c’est insupportable ». Ceux-ci atterrissent aux urgences. Elle insiste elle aussi sur le risque d’une fuite des médecins généralistes vers d’autres formes d’exercice, bien moins pénibles : des « centres à horaire élargi », qui accueillent des patient·es sans rendez-vous, sans aucun suivi, ou les « téléconsultations ».

Aux urgences, le docteur Marc Noizet constate lui aussi des réflexes de protection chez les jeunes médecins. « Il y a un virage sociétal. Leur première exigence est la qualité de vie. En novembre dernier, j’ai recruté quatre médecins, trois ont demandé un temps partiel. »

Aux urgences du CHU de Bordeaux, les plus grandes de Nouvelle-Aquitaine, Mediapart racontait, à l’été 2022, la valse des chefs de service. Parmi eux, Guillaume Valdenaire a préféré quitter la spécialité qu’il « pensait exercer toute [s]a vie ». Il ne supportait plus « les nuits aux urgences, les dizaines de patients non vus, en permanence, qui attendent cinq ou six heures ». À 45 ans, il lui fallait « des jours pour [se] remettre de la violence de ces nuits ».

  mise en ligne le 27 février 2024

Combattre
l’hystérie militariste

Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

Au moment où, en de multiples endroits du globe, rougeoient les fournaises des tensions et des conflits, les classes dominantes basculent dans l’hystérie de guerre.

Le mot paix est désormais effacé des interventions publiques au profit de celui du réarmement. L’agression guerrière poutinienne contre le peuple ukrainien, a considérablement dérouté, divisé et affaibli les mouvements pour la paix, et a permis aux États-Unis de se réinstaller en Europe et d’élargir encore l’Otan, tout en donnant de la force au complexe militaro-industriel outre-Atlantique allié aux géants du numérique.

Au placement de son pays en économie de guerre contre les besoins sociaux, Poutine ajoute un autoritarisme renforcé et un nationalisme belliqueux. Développant ses thèses lors d’un entretien avec un journaliste d’extrême droite américain, il a, à nouveau, refait l’histoire et contesté Lénine qui reconnaissait la possible autonomie de l’Ukraine et des nations périphériques de la Russie. Comme les Occidentaux, il a enfoui en son obscur tréfonds les mots « paix », « détente », « diplomatie ». Pire, il paradait la semaine dernière à bord d’un avion de nouvelle génération capable de transporter des bombes atomiques. Cette politique de la force tue chaque jour, détruit des capacités de production industrielle, agricole en Ukraine comme des services publics, des écoles, des lieux de culture, tandis que les jeunes Russes sont enrôlés dans une guerre qui n’est pas la leur, mais celle des oligarques soucieux d’élargir leur sphère d’exploitation et de profits.

En voulant coûte que coûte intégrer l’Ukraine à l’Union européenne, les classes dominantes nourrissent la même ambition qui les conduit, sans attendre, avec la complicité des oligarques ukrainiens, à demander des sacrifices et des reculs sociaux aux travailleurs ukrainiens déjà victimes de la guerre. Déjà la guerre économique est installée entre paysans ukrainiens et ceux des autres pays de l’Union européenne. Comme quoi la guerre ne libère pas, elle asservit au seul service du grand capital de part et d’autre.

Les dirigeants des États-Unis et de l’Otan entretiennent ce conflit tout en attisant désormais un climat de peur en Europe.

Telle était l’ambiance lors de la récente conférence de Munich*, qui s’est tenue du 16 au 18 février, au cours de laquelle a été mis en discussion un programme politique visant à appeler les citoyens des pays européens à se préparer à la guerre. Elle s’est conclue par la pressante demande de l’accélération de la production d’armement en Europe. Cette orientation stratégique a été justifiée par les déclarations de Donald Trump à la veille de cette réunion. Lui, redevenant président des États-Unis, il n’aiderait plus les pays membre de l’Otan à se défendre si ceux-ci ne consacraient pas 2 % de leurs richesses annuelles aux dépenses militaires. Il déclara même vouloir encourager « la Russie à faire ce que bon lui semble ». On aurait tort d’y voir une simple provocation.

Attiser la peur et la militarisation est un programme commun aux directions des deux principaux partis des États – Unis. L’imperium étale ses difficultés à débloquer 60 milliards de dollars supplémentaires pour l’armement ukrainien, tout en fournissant les bombes qui tuent les enfants de Gaza. Cette sortie de M. Trump, partagée en large partie par la Maison-Blanche, est interprétée dans les capitales européennes comme l’urgente nécessité de s’armer et de se préparer au combat. En fait, les Américains demandent à l’Union européenne de renforcer – comme le prévoient les traités européens – le pilier européen de l’Alliance atlantique. Afin de contenir leur crise et leurs colossaux déficits, ils demandent aussi aux Européens de fortifier ce « pilier » en leur achetant avions, chars, drones et missiles ultra-sophistiqués alors que les importations de ces armes par les États européens ont déjà augmenté de 47 % depuis l’année 2019.

Forts de ces recommandations, les dirigeants européens, chancelier allemand en tête, ont donc décidé d’accélérer leurs programmes de réarmement, d’appeler à une militarisation de l’économie, d’introduire la conscription et surtout d’ouvrir la possibilité de se doter d’une arme nucléaire européenne. Ils se sont bruyamment réjouis de l’offre du président Macron « d’européaniser » les armes nucléaires françaises. Le ministre allemand des Finances et dirigeant du parti libéral, Christian Linder, appelle dans le journal Frankfurter Zeitung au développement d’armes nucléaires communes.

Il y a ici un inquiétant point de bascule faisant de l’Allemagne une puissance nucléaire pour la première fois de son histoire. La tête de liste des sociaux-démocrates allemands aux élections européennes Katarina Barley, comme son concurrent de la droite Manfred Weber, ont soutenu cette idée de développement d’armes nucléaires européennes indépendantes. Et la ministre allemande de la Défense Christine Lambrecht a insisté, en marge d’une réunion des ministres de la Défense de l’Otan, à Bruxelles il y a quelques jours, sur le rôle de son pays devenant « la colonne vertébrale et la plaque tournante logistique de la défense de l’Europe ». La présidente de la Commission européenne propose de nommer au sein de la commission un commissaire européen à la défense (ou à la guerre) et s’apprête à présenter un plan pour soutenir l’industrie européenne de la défense avec les milliards d’euros qu’elle soustraira aux besoins sociaux et environnementaux.

Cette hystérie guerrière fait frémir

Les traités de défense que signent plusieurs pays dont la France et l’Allemagne avec l’Ukraine ont pour objectif de préparer les conditions de l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan. Tout le monde sait pourtant qu’il s’agit d’un casus belli pour les Russes.

Se réjouir de la déclaration de Trump pour mieux prôner le surarmement comme le font de grands journaux en Europe signifie qu’une vaste opération visant à préparer les citoyens européens à de nouveaux sacrifices en vue de la militarisation à outrance est lancée. Ainsi le journal Politico, propriété du groupe allemand Springer, écrit : « Le coup de tonnerre de Trump devrait aider à recentrer la boussole stratégique de l’Europe » tandis que l’éditorial de nos confrères du Monde de samedi dernier appelle les dirigeants européens à « désormais assumer une lourde tâche de conviction auprès de leurs peuples ». Cette hystérie guerrière fait frémir.

Cette préparation à la guerre inclut une guerre sociale contre les travailleurs et les familles populaires comme en témoignent déjà les 10 milliards d’euros d’économies budgétaires sur le bien public annoncé par le ministre de l’Économie. Son homologue allemand aux finances ne cache pas que c’est au peuple de supporter le coût du militarisme. « Les dividendes de la paix » ont hier été utilisés pour l’État social, dit-il. « Aujourd’hui, nous sommes au début de l’ère de l’investissement pour la liberté, c’est pourquoi un changement de direction est nécessaire. » Et le chancelier allemand Olaf Scholz a été clair en déclarant, lors de son discours justifiant la course aux armements, à la conférence de Munich : « Cette guerre au cœur de l’Europe nous demande des efforts. L’argent que nous dépensons aujourd’hui et à l’avenir pour notre sécurité nous manque ailleurs. »

C’est dans cette fournaise que grandissent les nationalismes et les extrêmes droites en Europe et aux États-Unis

L’alignement permanent de l’Union européenne sur les États-Unis, alors que les contradictions intra-capitalistes et intra-impérialistes s’aiguisent, ouvre ces inquiétantes voies. Une autre stratégie autonome, non alignée, de l’Union européenne, la plaçant au centre de médiations possibles, tout en négociant un cadre de sécurité commune et de paix pour tous les pays de la grande Europe, permettrait à la fois d’éviter de nouveaux sacrifices pour les peuples et de bâtir des coopérations nouvelles dans la justice et la paix. L’alignement atlantiste est mortifère. À la veille des élections européennes, il serait temps de sortir des petits jeux politiciens et de s’emparer de cet immense enjeu.

En effet, la déclaration de Trump et les imbéciles déclarations de Biden en réponse à Poutine cachent à la fois des objectifs plus profonds et une crise interne aux États-Unis trop sous-estimée. Les dirigeants Nord-américains, qu’ils soient démocrates ou républicains nationalistes, dictent la stratégie du camp occidental. Ils demandent à l’Union européenne de rentrer en conflit avec la Russie, afin d’entretenir leur rivalité systémique avec la Chine. Mais les Américains et avec eux le camp du capitalisme occidental voient leurs positions notablement fragilisées aux yeux du monde. Leur deux poids-deux mesures sautent aux yeux quand ils appellent à l’aide pour les populations ukrainiennes alors qu’ils soutiennent le pouvoir d’extrême droite israélien qui multiplie les crimes à Gaza tout en poursuivant la colonisation de la Cisjordanie.

Ainsi, les connexions et interactions entre la guerre russe contre l’Ukraine et les autres théâtres géopolitiques dans le monde, Moyen-Orient, Extrême-Orient ou même Afrique, auxquels s’ajoute le creusement des déficits et dettes alors que nombre de pays veulent s’émanciper du dollar, affectent sérieusement les positions des États-Unis et avec eux celles de tout le camp occidental. C’est donc une folie de les suivre dans cette course à l’abîme.

C’est dans cette fournaise que grandissent les nationalismes et les extrêmes droites en Europe et aux États-Unis. Les peuples ont tout à y perdre. Laisser faire prépare au pire. Les travailleurs de tous les pays, les citoyens doivent redoubler d’effort pour se solidariser et construire la paix, le progrès social et humain. Cela ne peut plus attendre !

* La conférence dite « de Munich » est une réunion transatlantique discutant des enjeux de sécurité et de stratégie.


 


 

Guerre en Ukraine : Macron valide l’idée d’une future « attaque de la Russie » contre les Européens

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

En cette troisième année de guerre, une vingtaine de chefs d’État et de gouvernement se sont réunis à Paris pour « remobiliser et examiner tous les moyens de soutenir l’Ukraine efficacement ». Le président ukrainien, qui reconnaît des difficultés sur le front, revendique une aide militaire plus importante. « Rien ne doit être exclu », pas même l’envoi de « troupes au sol », a déclaré Emmanuel Macron à l’issue du sommet, assurant que « notre sécurité à tous est aujourd’hui en jeu ».

Une vingtaine de chefs d’État et de gouvernement, en majorité européens, se sont réunis, ce lundi, à Paris, pour réaffirmer leur soutien à l’Ukraine, depuis l’invasion russe le 24 février 2022. Le chancelier allemand, Olaf Scholz, le président polonais, Andrzej Duda, et le ministre des Affaires étrangères britannique, David Cameron, se sont déplacés en personne. L’Élysée qui a expliqué que cette conférence imaginée à la signature d’un accord bilatéral entre les présidents français et ukrainien, le 16 février (voir ci-contre) se voulait « exceptionnelle au sens où elle vise à remobiliser et examiner tous les moyens de soutenir l’Ukraine efficacement ».

À son issue, Emmanuel Macron a tenu un discours extrêmement martial et offensif. « Il n’y a pas de consensus aujourd’hui pour envoyer de manière officielle, assumée et endossée des troupes au sol. Mais en dynamique, rien ne doit être exclu. Nous ferons tout ce qu’il faut pour que la Russie ne puisse pas gagner cette guerre », a-t-il déclaré. Le chef de l’État n’a pas souhaité en dire plus sur la position de la France sur cette question, évoquant une « ambiguïté stratégique que j’assume ».

« Beaucoup de gens qui disent ”Jamais, jamais” aujourd’hui étaient les mêmes qui disaient ”Jamais des tanks, jamais des avions, jamais des missiles à longue portée” il y a deux ans », a-t-il cependant insisté, semblant prêt à entrer dans un engrenage belliciste. Et d’ajouter : « Ayons l’humilité de constater qu’on a souvent eu six à douze mois de retard. C’était l’objectif de la discussion de ce soir : tout est possible si c’est utile pour atteindre notre objectif ».

Déjà en ouverture du sommet, le ton était donné. Tout en soulignant le « durcissement de la Russie » sur le terrain en Ukraine et en interne, le président français a asséné sans sourciller que « l’analyse collective partagée par l’ensemble des pays rassemblés ce lundi était que d’ici à quelques années, il fallait s’apprêter à ce que la Russie nous attaque ». Le chef de l’État a poursuivi « notre sécurité à tous est aujourd’hui en jeu. Malgré les efforts fournis, l’Ukraine a besoin de nous. Nous sommes dans une période qui mérite un sursaut de notre part à tous face à la menace ».

Depuis l’Ukraine, Volodymyr Zelensky avait estimé « n’avoir reçu que 30 % des obus promis par l’Union européenne » et attend un engagement adapté aux circonstances du terrain pour pouvoir « inverser la tendance ». Car sur le front, la situation actuelle s’avère particulièrement difficile en cette troisième année de guerre avec l’intensification des attaques russes à l’est et au sud du pays. Dmytro Lykhovy, l’un des porte-parole du commandement opérationnel ukrainien, a confirmé que les troupes « se sont retirées du village de Lastochkino (près de la ville d’Avdiivka – NDLR) afin d’organiser la défense ». Cela indique une poussée russe continue dans ce secteur, après avoir déjà pris le contrôle d’Avdiivka mi-février.

31 000 soldats ukrainiens tués en deux ans

Lors d’une conférence de presse, organisée dimanche, à Kiev, le président ukrainien a prévenu : « La question de savoir si l’Ukraine perdra, si la situation sera très difficile et s’il y aura un grand nombre de victimes dépend de vous, de nos partenaires, du monde occidental. » Ces dernières semaines, Volodymyr Zelensky, qui a remplacé son commandant en chef des forces armées Valeri Zaloujny par le général Oleksandr Syrsky, a multiplié les alertes sur la pénurie d’artillerie.

Un discours réitéré dimanche où il a révélé un chiffre jusqu’à présent tabou des deux côtés : 31 000 soldats ukrainiens tués. Le dirigeant a déclaré vouloir contrer la propagande russe et d’autres estimations beaucoup trop élevées. Selon les services de renseignements américains, le nombre de pertes – tués, blessés et disparus — serait de 250 000.

Malgré les annonces de la réunion organisée à Paris, ce lundi, l’un des objectifs de la part de Kiev, en 2024, pour combler cette pénurie d’armes reste d’accroître sa production notamment de drones et de systèmes d’armes hybrides comme l’a présenté le ministre de la Défense, Roustem Oumierov.

« Les États-Unis souhaitent depuis longtemps geler le conflit en Ukraine »

Côté russe, le directeur d’un centre de recherche géopolitique à la Haute École d’économie de Moscou, Vassili Kachine, juge dans un long entretien au site russe business-gazeta que « le camp d’en face n’a pas assez de ressources pour tenir dix ans. Mais que le conflit pourrait bien se poursuivre jusqu’en 2025. L’élection présidentielle américaine constituera probablement une étape importante ».

L’analyste militaire explique que « les États-Unis souhaitent depuis longtemps geler le conflit en Ukraine. Mais ils ne peuvent l’accepter aux conditions tolérables pour la Russie, notamment celles liées à la démilitarisation et au statut neutre de l’Ukraine. Autrement dit, ils seraient prêts à geler la ligne de front actuelle et à réarmer l’Ukraine immédiatement. Le problème est que nous ne pouvons pas l’accepter car, dans quelques années, nous pourrions avoir une nouvelle guerre dans des conditions bien pires ».

Seule bonne nouvelle, la timide reprise du processus diplomatique. Le ministre des Affaires étrangères suisse, Ignazio Cassis, a plaidé jeudi et vendredi au siège de l’ONU, à New York, une initiative de paix avec l’Ukraine. À la tribune de l’Assemblée générale, puis devant le Conseil de sécurité, il a défendu l’organisation d’une conférence d’ici l’été, soutenu par Kiev qui veut faire avancer son plan de paix en dix points. Le ministre suisse a appelé « toutes les nations à travailler ensemble à la réalisation de notre objectif commun ». L’ambassadeur de la Russie à l’ONU, Vassily Nebenzia, a lui qualifié le plan de paix de « projet futile ».

Dans une analyse sur ces deux ans de guerre, l’ancien ambassadeur de France en Russie, Jean de Gliniasty, a porté un regard sévère sur la France et l’Allemagne. « Ils n’ont pas su faire entrer en application les accords négociés en février 2014 et les accords de Minsk en février 2015. Cela signe une forme d’impuissance de la diplomatie européenne à faire appliquer ces résolutions qu’elle a elle-même négociées alors même que l’initiative était payante. Cet échec a en quelque sorte disqualifié la France et l’Allemagne comme acteurs de paix. Car ils n’ont pas su empêcher la guerre », déplore-t-il.

  mise en ligne le 26 février 2024

TAX THE RICH - Attac déploie
une banderole géante sur la façade du futur hôtel LVMH de Bernard Arnault

sur https://france.attac.org

Ce 24 février à 18h30 sur les Champs-Élysées à Paris, une quarantaine d’activistes d’Attac ont pris part au déploiement d’une immense banderole sur la façade du futur hôtel LVMH fraîchement racheté par Bernard Arnault pendant qu’une centaine d’activistes prenaient part à un rassemblement en face du bâtiment. Sur cette banderole était écrit « Tax the Rich », en référence à l’enrichissement indécent des milliardaires avec la complicité du gouvernement, et pour rappeler qu’une politique de justice fiscale est possible et nécessaire.

Ce samedi 24 février, plus d’une centaine d’activistes d’Attac ont pris part au déploiement d’une immense banderole sur la façade du futur hôtel LVMH sur laquelle on pouvait lire "Tax the Rich".

Une cinquantaine d’entre elles et eux se sont infiltré·es dans l’échafaudage de l’édifice pour accéder au toit afin de déployer le message et disperser des faux-billets de 60 milliards, une somme qu’Attac propose de récupérer à travers sa campagne « Super-profits, ultra-riches, méga-injustices ».

L’autre partie du groupe, rassemblée en face du bâtiment, a pris le temps d’expliquer les raisons de cette action et les revendications d’Attac aux passant·es et aux touristes par le biais de prises de paroles de partenaires associatifs et syndicaux et distribution de tracts.

Le lieu ciblé par cette action, racheté par Bernard Arnault pour en faire un futur hôtel de très haut standing, est actuellement en chantier. Il est recouvert d’un échafaudage de luxe symbolisant une malle Louis Vuitton. Ce lieu matérialise l’opulence et l’indécence sans limite de Bernard Arnault et plus généralement des ultra-riches.

« Pour Attac, taxer les riches est nécessaire pour dégager des recettes publiques qui seraient investies pour financer la bifurcation sociale et écologique, pour réduire les inégalités et pour renforcer le consentement à l’impôt, pilier d’une démocratie digne de ce nom. En France, avec un impôt sur la fortune débarrassé de certaines « niches » que comportaient l’ancien ISF, c’est 10 milliards d’euros qui peuvent être dégagés à court terme. Dans l’Union européenne, un impôt de 2% sur la fortune des milliardaires pourrait rapporter 40 milliards d’euros et près de 200 milliards d’euros s’il était appliqué au plan mondial. » explique Lou Chesné, porte-parole d’Attac.

Ce que nous défendons :

En déployant le message géant "Tax the Rich" sur la façade du futur hôtel LVMH, c’est l’enrichissement indécent des ultra-riches facilité par le gouvernement que nous dénonçons, symbole de l’évasion fiscale et de l’inégalité de traitement devant l’impôt. Lire plus ici.

À l’opposé de la politique d’austérité injuste et injustifiée annoncée par le gouvernement, Attac a formulé les solutions pour financer les urgences écologiques et sociales. En inscrivant nos 6 mesures concrètes au PLF2025, nous pourrions récupérer à minima 60 milliards. En mettant enfin à contribution les ultra-riches et leurs multinationales 15 à 20 milliards d’euros pourraient être collectés rien qu’en mettant en place un ISF rénové et en modifiant la taxation sur les héritages. Lire plus ici.

Ces recettes supplémentaires permettraient de financer la rénovation énergétique des bâtiments, une vraie politique de logement social, des alternatives alimentaires face à l’inflation, la remise sur pieds de l’hôpital public...

Pour que ce plan d’urgence soit réellement mis en œuvre, une mobilisation citoyenne d’ampleur est nécessaire. C’est pourquoi Attac lance la campagne : « Super-profits, ultra-riches, méga-injustices ». Au programme : éducation populaire, interpellation d’élu·es, actions locales... Dans toute la France dans les mois à venir, Attac et ses militant·es se mobiliseront pour la justice fiscale et la fin du ruissellement vers le haut !

   mise en ligne le 26 février 2024

Un an après le scandale
de Tetra Medical, les anciens salariés attendent toujours des réponses

Cécile Rousseau sur www.humanite.fr

Depuis un an, les anciens salariés de Tetra Medical ont découvert qu’ils avaient été exposés, sans presque aucune protection, à l’oxyde d’éthylène, un gaz toxique. Pris dans un tourbillon d’angoisse sur leur santé et celle de leurs enfants, ils exigent des réponses et que la justice fasse son travail.

Depuis un an, ses nuits sont devenues presque blanches. En cette fin janvier, dans l’ancienne école primaire d’Annonay (Ardèche) reconvertie en union locale CGT, Daniel accuse trois ou quatre heures de sommeil devenues habituelles : « La journée, je marche, je chasse ou je découpe du bois de chauffage. Je me dépense. Mais le soir, je n’arrive pas à fermer longtemps les yeux. » Si l’ex-cariste chez Tetra Medical n’a plus l’esprit tranquille, c’est qu’il est pris dans un tourbillon d’inquiétude sur sa santé et celle de ses proches. « Je n’aurais jamais cru qu’un patron puisse faire ça, empoisonner ses employés. J’en veux aussi à la médecine du travail, qui ne l’a pas empêché. »

La prise de conscience progressive des anciens salariés a commencé ici même le 24 octobre 2022. Ce jour-là, Cathy, 55 ans, ex-agent de contrôle dans cette entreprise de fabrication de matériel médical stérile, pousse la porte de la CGT. Victime d’un cancer du sein en 2019, après un premier du col de l’utérus, elle se demande si le travail n’y est pas pour quelque chose. Son collègue Alain, qui l’accompagne, a amené avec lui le résultat d’une prise de sang montrant un taux énorme d’oxyde d’éthylène. Chez Tetra Medical, ce gaz classé comme cancérogène, mutagène et reprotoxique (CMR) servait à stériliser des compresses. Pièce par pièce, témoignage après témoignage, les 190 employés de la société liquidée en mars 2022, majoritairement des femmes, ont reconstitué le puzzle de leur surexposition à ce produit, notamment interdit en Union européenne en tant que pesticide.

Depuis plus d’un an, cette quête de vérité s’est muée en scandale sanitaire majeur dont se sont fait écho les médias (et notamment « l’Humanité », avec un premier article le 15 février 2023). Lanceuse d’alerte malgré elle, Cathy a depuis raconté des dizaines de fois son quotidien dans l’entreprise où elle a commencé sa carrière à 19 ans : la « sensation de chaud » quand elle se penchait sur les cartons remplis de compresses en train de « désorber » ce gaz. « On nous disait qu’il n’y avait pas de risque », se rappelle-t-elle en esquissant une grimace. Au contact direct de ce poison, elle travaillait vêtue d’une blouse, sans masque, ni gants.

Une enquête toujours en cours

Assise dans l’ancienne salle de classe peu chauffée, Sabine, 57 ans, enfoncée dans son manteau, confirme qu’elle a aussi du mal à trouver les bras de Morphée. Employée à l’accueil et en production chez Tetra Medical, elle portait une simple blouse et une charlotte sur la tête. « Mais uniquement pour éviter que mes cheveux tombent dans les machines », précise-t-elle. Avec le recul, le danger semblait omniprésent. « L’alarme (signalant un excès d’oxyde d’éthylène dans l’air – NDLR) sonnait tout le temps, mais on nous disait de ne pas y faire attention. Nous ne nous méfiions pas car la direction nous assurait que le gaz était tellement lourd qu’il restait au sol… » Au fil des réunions d’information organisées par la CGT, notamment par Guy Rousset, militant retraité et fin connaisseur des questions de santé au travail, les multiples manquements des ex-dirigeants se sont fait jour. « Je recevais des appels d’anciens salariés quotidiennement, se remémore le syndicaliste. On me sollicitait aussi pour les demandes de maladies professionnelles. On a dû composer une task force pour faire face. »

Pour une fois, la machine judiciaire n’a pas tardé à s’emballer. Face à la gravité de la situation, le pôle de santé publique du parquet de Marseille (Bouches-du-Rhône) a ouvert une information judiciaire pour mise en danger de la vie d’autrui mais aussi blessures involontaires, risque d’exposition à des agents chimiques cancérogènes ou toxiques sans évaluation des risques conformes et pratique commerciale trompeuse. L’enquête est toujours en cours. « Lors des auditions, on s’est sentis écoutés, relate Cathy. Depuis un an, il se passe beaucoup de choses. Mais les différentes étapes prennent du temps. Ça ne va pas assez vite. »

Malformation congénitale, cancer…

Le 21 novembre, une audience s’est tenue aux prud’hommes d’Annonay pour préjudice d’anxiété concernant 103 salariés. Durant cette première séance, certaines phrases et sous-entendus prononcés par la défense (les AGS et les liquidateurs judiciaires de la société) sont restés en travers de la gorge des victimes. « Ils disaient que la stérilisation était réalisée seulement la nuit, pour minimiser notre exposition à l’oxyde d’éthylène, or, c’est complètement faux », s’agace Cathy. Si, de son côté, elle a fait reconnaître son cancer comme maladie professionnelle (hors tableau) et a entamé une action pour faire reconnaître la faute inexcusable de son ex-employeur, le prix à payer est lourd : « Je me lève et me couche avec Tetra Medical depuis des mois », appuie-t-elle. Guy Rousset, lui, salue son courage, comme celui de ses camarades : « Elle s’est révélée, est devenue pugnace. »

Car une fois la boîte de Pandore ouverte, les ouvriers n’ont cessé de découvrir l’ampleur des dégâts. C’est notamment à la lecture d’un mémoire scientifique rédigé par Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche honoraire à l’Inserm, que certaines femmes ont appris que ce produit toxique avait également pu contaminer leurs enfants durant la grossesse. Aurélie, 38 ans, dont le fils souffre d’une malformation congénitale, a alors contacté d’autres mères de famille potentiellement concernées. « J’imagine qu’il y en a encore d’autres qui n’osent pas se faire connaître. Ce n’est pas facile d’en parler », pointe l’ex-agent de contrôle. Aujourd’hui, elles sont plus d’une dizaine, comme Sabine, dont le fils est en situation de handicap, à attendre des réponses : « On sait que les effets perdurent sur dix, vingt, trente ans. Je pense aussi à ma fille. Pourra-t-elle avoir des enfants ? », questionne-t-elle alors que ce gaz est considéré comme reprotoxique. Des demandes auprès du fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP) sont en train d’être déposées par leur avocat. Mais ensuite ? Pour faire la lumière sur les conséquences de cet empoisonnement, tous réclament un suivi postprofessionnel de long terme sur le modèle de celui des victimes de l’amiante.

« Elle disait ”cette usine va me tuer”, elle ne savait pas pour le gaz, mais parlait des conditions de travail, de la pression qui était constante. » Daisy, sa mère a travaillé pour Tetra Medical

Si cette catastrophe sanitaire fait grand bruit dans la région, c’est pourtant via son père, voisin de Tetra Medical, que Daisy en a entendu parler, il y a seulement six mois. « Je suis triplement impactée, affirme cette professeure des écoles de 49 ans : j’ai travaillé trois étés là-bas quand j’étais étudiante, ma mère, morte d’un cancer à 63 ans, y a fait toute sa carrière et j’ai, en plus, grandi à 100 mètres du site ! Je n’avais pas imaginé que son décès puisse être lié à l’entreprise. Je la revois encore laver ses blouses avec nos vêtements en rentrant du travail. Elle disait ”cette usine va me tuer”, elle ne savait pas pour le gaz, mais parlait des conditions de travail, de la pression qui était constante. »

Daisy a depuis rejoint le comité de défense des riverains en tant que trésorière pour tenter de tirer au clair les périls environnementaux autour du site. Mais les informations sont encore parcellaires. « Le cas des salariés est prioritaire, souligne-t-elle. J’ai aussi demandé le dossier médical de ma mère, j’aimerais faire reconnaître sa maladie professionnelle de manière posthumeQS. Avec ce passif, si je n’ai pas de pathologie, j’aurai vraiment de la chance… », résume celle qui refuse de plonger à corps perdu dans la littérature scientifique sur le sujet, redoutant un « effet anxiogène ». Depuis un an, cette histoire a fait remonter beaucoup de souffrance à la surface. Et a durablement abîmé leur confiance dans le monde de l’entreprise. À 61 ans, Daniel a fait une croix sur la suite de sa vie professionnelle. « J’ai suffisamment donné, tranche-t-il. Ma femme, qui a bossé là-bas, a aussi le moral à zéro. »

Sabine, elle, aimerait retrouver un emploi. « C’est vital, avance la quinquagénaire. On doit encore payer la maison. » Suite à son licenciement économique, elle s’est formée à l’accueil. Car pas question de retourner à l’usine. Ces années entre les murs lui ont laissé un goût très amer. « Cette société avait beaucoup de pouvoir, réalise-t-elle. La plupart des femmes étaient en travail posté. Nous devions lever la main pour aller aux toilettes. Les hommes, qui étaient dans des emplois plus mobiles, pouvaient prendre leurs pauses quand ils voulaient. Un jour, un chef m’a dit en parlant des pauses-café des hommes : ”Eux le méritent.” »

Une solidarité s’est nouée dans l’adversité

Depuis que l’affaire a éclaté, les salariés ne cessent de découvrir l’envers du décor de leur exploitation. Ils ont notamment appris qu’ils étaient sous la convention collective du textile, beaucoup moins avantageuse en termes de rémunération et sans rapport avec leur activité. « J’ai donné trente-quatre ans de ma vie à une entreprise qui me payait 1 300 euros par mois, souffle Cathy. On allait bosser à reculons, parce qu’on n’avait pas le choix pour faire bouillir la marmite. Il y a quelques années, nous avions reçu 7 euros d’augmentation. Ce n’était même pas le prix d’une pizza. »

Si Aurélie cherche activement un poste, elle n’a pas la tête à ça, préoccupée par une intervention chirurgicale que doit subir son fils. Son combat pour son enfant n’est pas toujours bien compris par son entourage. « On me dit que je fais beaucoup de bruit pour rien », déplore-t-elle. Avec ses ex-collègues, en revanche, la solidarité s’est nouée dans l’adversité : « Alors qu’au sein de l’entreprise, nous ne nous racontions pas nos vies personnelles, tout était cloisonné. Nous n’avions de toute façon pas le temps de discuter », poursuit-elle. Face à ces trajectoires cabossées, à l’angoisse de l’avenir, pour le cégétiste Guy Rousset, il apparaît évident « qu’ils devraient pouvoir bénéficier d’une retraite à 55 ans pour leur exposition à ce CMR, comme pour les personnes victimes de l’amiante ».

Alors que l’enquête pénale se poursuit, Cathy, Daniel, Aurélie, Sabine et Daisy savent qu’ils n’obtiendront pas justice avant des années. « On y est préparés, assure Sabine. Même si c’est pesant, il n’est pas question d’abandonner. Je ne regrette pas d’avoir parlé. Ce qui nous fait tenir maintenant, c’est la rage. »


 

et un article plus ancien qui associe les riverains comme potentiellement contaminé par cette usine :


 


 

Après l’exposition des salariés, un scandale environnemental en vue ?

Cécile Rousseau sur www.humanite.fr

Les voisins de l’usine Tetra Medical et la mairie d’Annonay s’inquiètent d’un risque pour la santé publique aux abords du site où a été utilisé pendant des décennies de l’oxyde d’éthylène.

À Annonay, l’onde de choc de la situation chez Tetra Medical n’en finit pas de se propager. Dans une lettre adressée au préfet que nous avons pu consulter, le 6 février dernier, le maire de la commune, Simon Plénet, s’alarme d’un « risque sérieux de santé publique. Ces éléments suscitent évidemment une forte inquiétude parmi les anciens employés. Je partage cette inquiétude et m’inquiète également des niveaux d’exposition autour de l’entreprise ».

L’oxyde d’éthylène, ce gaz dangereux interdit en Europe en tant que pesticide, a-t-il pu ici engendrer un risque environnemental ? C’est la crainte de la directrice de recherche honoraire à l’Inserm, Annie Thébaud-Mony, qui se base notamment sur des études de l’Agence américaine pour la protection de l’environnement (EPA) confirmant ce risque cancérogène environnemental.

Un article paru le 6 février dans Environmental Health News rapporte ainsi un taux des cas de cancer supérieur à 100 pour un million dans le quartier d’une entreprise de stérilisation de matériel médical basée à Zelienople, aux États-Unis. Un « risque élevé inacceptable », qui oblige l’EPA à intervenir et à réviser la réglementation relative à l’oxyde d’éthylène.

« On n’a jamais pensé qu’il pouvait y avoir un danger avec une entreprise fabriquant des compresses »

Juste à côté du site industriel d’Annonay, aujourd’hui en déshérence, deux chevaux gambadent tranquillement dans un enclos. Serge Plana, riverain et ancien élu communiste au conseil municipal, commence, lui, à se faire du souci. Habitant à 100 mètres de là, derrière un centre de formation pour adultes (CFA) en train de s’agrandir, il regarde vers l’Adapei (Association départementale de parents et d’amis des personnes handicapées mentales), juste en face de l’usine, et la crèche pour enfants en soupirant : « On n’a jamais pensé qu’il pouvait y avoir un danger avec une entreprise fabriquant des compresses. À part l’odeur de l’usine de biscottes, je n’ai jamais rien senti. Je suis prêt à aller voir mes voisins pour discuter de tout ça. » De son côté, l’avocat François Lafforgue confirme avoir été saisi sur cette question concernant les riverains.

Olivier Dussopt dont la mère travaillait chez Tetra Medical n'a pas répondu

Le site était-il répertorié comme potentiellement dangereux au niveau du département ou de la commune ? Jointe pour des précisions, la préfecture de l’Ardèche n’a pas souhaité s’exprimer avant d’avoir toutes les informations sur cette affaire. Mais, selon le maire d’Annonay, Simon Plénet, « Tetra Medical n’était pas une installation pour laquelle l’activité était considérée comme pouvant provoquer un risque haut pour le voisinage ou un risque pour la santé ou la salubrité publique, comme peuvent l’être les entreprises classées Seveso. » Il précise que le dossier départemental sur les risques majeurs (DDRM) de 2021 établit que, en matière de risque industriel, l’agglomération est principalement exposée à la Plateforme chimique des Roches-Roussillon.

Pour l’édile , outre une enquête sur l’exposition des salariés, « il ne faut rien exclure, y compris des analyses complètes du bâtiment pour comprendre quelle est l’ampleur de la pollution ». Sollicité par l’Humanité pour des précisions, l’ancien maire de la commune entre 2008 et 2017 et ministre du Travail, Olivier Dussopt, dont la propre mère travaillait chez Tetra Medical, il y a quelques années, n’a pas donné suite.

  mise en ligne le 25 février 2024

Bande de Gaza : « Ce sont 
des héros malgré eux,

mais
ils sont en train de mourir »

Bérénice Gabriel et Camille Busquets sur www.mediapart.fr

Pascal André, médecin, est de retour de l’hôpital européen de Khan Younès, dans le sud de l’enclave palestinienne. À travers des témoignages audios enregistrés sur place, il documente la détresse absolue de médecins palestiniens. Mediapart les diffuse en même temps que son interview.

Les yeux cernés, le visage creusé, Pascal André, urgentiste et infectiologue, est parti le 5 février afin de faire le point, pour l’association Palmed, sur la situation infectieuse dans la bande de Gaza, anéantie par plus de quatre mois de guerre.

« Il n’y a pas de savon disponible et pas d’eau non plus pour prendre une douche avant l’intervention. Il y a encore du gel hydroalcoolique, mais il est utilisé pour allumer des feux, pour se chauffer et faire cuire la nourriture. Les gens n’ont plus rien et trois bouts de bois, ça coûte plus d’un dollar. » 

Ce médecin est parti avec une vingtaine d’autres confrères, des chirurgiens, des anesthésistes, des urgentistes. « Les salles d’opération débordent, l’activité est multipliée par quatre. Du jamais-vu, même pour des collègues spécialisés dans la traumatologie de guerre depuis plus de quarante ans. »

Il faut que l’on se rappelle que nous sommes tous humains. Pascal André

Ces conditions de travail, de vie, il les a immortalisées dans une cinquantaine d’audios, mais aussi en vidéo et en photographies, déjà publiés par Mediapart (voir en lire aussi). « Les journalistes internationaux ne peuvent pas se rendre sur place, les journalistes gazaouis qui continuent de faire leur métier sont ciblés. J’en ai reçu deux à l’hôpital européen, dans un état dramatique, qui venaient d’être ciblés par des tirs. » 

Pour Pascal André, la couverture médiatique en France n’est pas à la hauteur de ce dont il a été témoin : « Il est temps d’ouvrir nos oreilles à d’autres narrations que la narration unique qui nous est proposée. Il faut que l’on se rappelle que nous sommes tous humains, nous sommes tous les mêmes, quelle que soit notre couleur de peau ou notre religion. » 

À son micro, les médecins palestiniens décrivent leurs conditions de travail, leur fatigue après quatre mois à être déplacés du nord vers le sud, à opérer à tour de bras sans dormir, sans nourriture, sans eau, sans salaire, et à essayer de continuer de prendre soin des autres. « Un anesthésiste local m’a dit : “Là, j’endors cet homme et en même temps je me demande ce que je vais faire avec mes quatre filles, comment je vais les protéger. J’ai déjà perdu ma femme et un fils.” »

Avec un autre membre de l’équipe, il a aussi pu se rendre à Rafah, où il a visité la dernière maternité de l’enclave et le service de néonatologie. Une ville surpeuplée de 1,4 million de réfugié·es, selon l’ONU, qui est régulièrement bombardée ces derniers jours et menacée d’assaut par le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, si le Hamas ne libère pas les otages d’ici le 11 mars, date du début du ramadan. « On se dirige vers une nouvelle Nakba [la « catastrophe » en arabe, par référence à l’exode en 1948 de centaines de milliers de Palestinien·nes hors de la Palestine mandataire – ndlr] », estime le médecin humanitaire, qui espère retourner en mission d’ici une quinzaine de jours, « même si ça semble compliqué, au vu de [s]a prise de position. Pas sûr qu’Israël [l]e laisse re-rentrer ».


 


 

À Rafah, la vie quotidienne est un exploit

Gwenaëlle Lenoir sur www.mediapart.fr

Les discussions diplomatiques se succèdent pour un cessez-le-feu, Washington affirmant dimanche 25 février qu'un « terrain d'entente » a été trouvé à Paris. Pendant ce temps, la population prise au piège dans la bande de Gaza déploie une énergie folle pour survivre. Témoignages depuis Rafah.

Ce 26 février, Israël doit présenter à la Cour internationale de justice un rapport « sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour exécuter » l’ordonnance du tribunal onusien rendue un mois plus tôt, le 26 janvier. Parmi ces mesures provisoires contraignantes figurent celles permettant « la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza ».

Israël devait donc faciliter le passage des convois humanitaires, l’accès aux soins, à la nourriture, à des abris, à l’eau, à l’électricité, bref à ce qui relève de la vie la plus basique.

Les ONG et les agences onusiennes présentes dans la bande de Gaza n’ont pas noté d’amélioration. Au contraire, ces dernières ont publié le 21 février un communiqué commun intitulé « Les civils de Gaza sont en grand danger tandis que le monde regarde : dix conditions pour éviter une catastrophe encore plus grave ». Les mots claquent : « Les maladies sévissent. La famine menace. L’eau arrive au compte-gouttes. Les infrastructures de base ont été décimées. La production alimentaire s’est arrêtée. »

Sur les réseaux sociaux se multiplient les appels à financement collaboratif en provenance de la bande de Gaza. Ici un musicien demande des milliers de dollars pour faire sortir sa femme et ses enfants de l’enclave. Comme l’a documenté une enquête du regroupement de journalistes d’investigation OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project) et du média égyptien Saheeh Masr, des courtiers ou des agences de voyage égyptiennes fournissent un « ticket de sortie » pour lequel il faut débourser entre 4 500 et 10 000 euros par tête. Là, des personnes se mobilisent pour une famille, indiquant juste qu’elle a tout perdu et n’a plus de quoi vivre.

Un même sentiment d’urgence ressort des déclarations des acteurs humanitaires internationaux, exaspérés de leur impuissance et de la surdité volontaire d’Israël et de ses alliés, et des Gazaoui·es, qui ne savent plus vers qui se tourner.

À quoi ressemble la vie à Rafah ? De quoi sont faits les jours et les nuits dans ces quelques dizaines de kilomètres carrés où s’entassent, depuis déjà des mois, 1,4 million de personnes, souvent déplacées plusieurs fois ?

Des abris bricolés, des boîtes de conserve

« J’ai construit un abri avec des morceaux de bois, des bâches de plastique et du tissu, explique Adam, un jeune infirmier. C’est si dérisoire. » Il y vit avec ses parents, sa femme et ses deux petits garçons depuis qu’il a dû fuir Nousseirat, dans le centre de la bande de Gaza. Avant cela, lui qui travaillait dans le département d’oncologie de l’hôpital Al-Shifa, avait déjà été déplacé de Gaza City.

Sur une courte vidéo envoyée le 24 février, il fait « visiter [sa] maison ». Au sol, posés directement sur le sable, des sacs en plastique pour l’isolation. Des matelas en mousse, des couvertures sont roulés dans un coin, les deux gamins assis dessus. Le plus petit, à peine plus de 1 an, ressemble à un bonhomme Michelin, tant il est engoncé sous des couches superposées de pulls. À côté, la tente de ses parents, de même facture. Et puis la « cuisine », un âtre creusé dans le sol, et la « salle de bains », qu’il s’excuse de montrer, un trou dans le sol derrière une bâche, et un jerricane pour se laver.

Il a presque de la chance, Adam. Il a un semblant de toilettes à côté de sa tente.

« Ma femme, mes filles, mes belles-filles, elles attendent la nuit tombée pour aller se soulager, parce qu’elles doivent se rendre jusqu’à la mosquée qui est à presque un kilomètre du camp. Dans la journée, il faut faire la queue longtemps », raconte Ismaïl. Dans cette société conservatrice où la pudeur est une valeur cardinale, se rendre aux toilettes et y attendre au vu et au su de tous est pour les femmes une humiliation. Même si les conditions de vie plus que précaires ont bouleversé les coutumes.

L’intimité est un luxe. Ismaïl, 73 ans, fonctionnaire de l’Autorité palestinienne à la retraite, a été déplacé deux fois, comme Adam, de Gaza City à Nousseirat, puis de Nousseirat à Rafah. Lui aussi a construit une tente, avec du bois, des bâches, des morceaux de tissu. Elle lui a coûté 1 700 shekels (433 euros). Elle abrite toute la famille, 25 personnes. Il pleut à l’intérieur.

Son nouveau chez-lui, lui et ses nouveaux voisins l’appellent le « camp de Siyam », du nom de la famille à laquelle appartient le terrain. Car partout à Rafah ont poussé des tentes, souvent bricolées. Une parcelle libre, un terrain vague avant la guerre, et voilà un camp. Il y a quelques semaines, de jeunes hommes sont allés récupérer des barbelés le long du mur frontalier avec l’Égypte. Ils voulaient ainsi protéger leur « camp ».

« On leur donne des noms, comme en 1948. À l’époque, on a appelé le rassemblement de tentes “camp de Shati”, parce qu’il était à côté du quartier Shati, “camp de Jabaliya” à côté du quartier de Jabaliya. Aujourd’hui, c’est pareil », soupire Rami Abou Jamous, un journaliste gazaoui lui aussi déplacé à Rafah. C’est en 1948 que la bande de Gaza, jusque-là provinciale et champêtre, a vu affluer des dizaines de milliers de personnes chassées de leurs villes et villages par les milices juives qui deviendront l’armée du jeune État d’Israël. Les abris bricolés d’aujourd’hui sont, dans l’esprit des Gazaoui·es, une terrible réminiscence.

Dans le « camp de Siyam », les habitant·es ont mis en place un comité. Il s’occupe de relever leurs besoins et d’organiser la collecte des biens de première nécessité, notamment la nourriture, auprès des ONG et surtout de l’UNRWA, l’agence onusienne d’assistance aux réfugiés palestiniens, principale pourvoyeuse d’aide dans la bande de Gaza aujourd’hui. 

Tout est très cher, à Gaza, sauf la vie humaine, qui ne vaut rien. Rami Abou Jamous, journaliste palestinien

Ismaïl, comme ses voisins, a enregistré toute sa famille auprès de l’UNRWA, même s’ils ne sont pas réfugiés de 1948 ou de 1967, ni descendants de réfugiés. L’organisation a accepté tout le monde, sur simple présentation d’un document d’identité. C’est la seule façon, quand on n’a plus d’argent, d’obtenir de quoi se vêtir et de quoi manger.

La population se nourrit quasiment exclusivement de boîtes de conserve. Les fermes, les serres, les poulaillers, les champs, les bateaux de pêche, tout a été détruit par les bombardements et les chars israéliens. Plus rien n’est produit dans la bande de Gaza.

« Les conserves viennent d’Égypte. Ce sont des fèves, des pois chiches, des petits pois, des boulettes de ce qui est censé être de la viande. Elles sont incroyablement mauvaises. Avant la guerre, jamais je n’aurais mangé ça », déplore Rami Abou Jamous. Lui n’est pas inscrit auprès de l’UNRWA car il a encore quelques moyens. Il a réussi à trouver une pièce à louer au rez-de-chaussée d’un immeuble et achète sa nourriture dans les rares épiceries encore ouvertes. Il y trouve parfois des pépites, du riz, par exemple. Parfois, bizarrement, des chips, des friandises au chocolat ou du soda. Mais, la plupart du temps, ce sont des boîtes de conserve.

Rentrer chez soi, même sur des décombres

« Les gens font la queue dans les écoles de l’UNRWA, aux points de distribution de l’aide. Parfois, il y en a, parfois non. Parfois, il y a des sacs de farine, on peut faire du pain. Tu as le droit à un certain nombre de sacs de 25 kg de farine, en fonction du nombre de personnes dans la famille », explique-t-il.

Sur le « marché du secteur privé », les prix des denrées ont explosé. Le kilo de sucre coûte, selon les jours et les arrivées, 8, 20 ou 25 euros. Celui de poulet était vendu 75 centimes d’euros avant la guerre, il faut débourser aujourd’hui 12 euros pour de la volaille congelée de la plus basse qualité. « Il est sûr que certains se font beaucoup d’argent, avec l’appui des Israéliens, car ce sont les Israéliens qui autorisent, ou non, le passage des camions depuis l’Égypte, affirme Rami. Tout est très, très cher à Gaza, sauf la vie humaine, qui ne vaut plus rien. »

Tout est difficile, à Gaza. Quand on a de quoi manger, de quoi faire le thé, il faut le combustible pour le brasero ou pour la cuisinière à gaz. Remplir la bouteille de gaz tient du miracle et vide les portefeuilles déjà plats. Alors, il y a le bois. Celui des palettes de l’aide humanitaire, qui se vend. Celui du peu d’arbustes qui restent encore. Celui, même, des racines de ces arbustes. Faute de bois, il y a tout ce qui brûle. Le plastique, les morceaux de pneus.

Ce vendredi 23 février, il y a eu un petit miracle dans le pâté de maisons où Rami Abou Jamous habite avec sa femme et ses enfants : l’eau s’est mise à couler du robinet. L’eau municipale, comme on dit. Alors tout le monde s’est précipité, avec des seaux et des jerricanes pour remplir les citernes. Car cette eau-là est gratuite.

À défaut d’être potable. De toute façon, de l’eau potable, il n’y en a plus. Sauf les bouteilles, tellement chères – 1 euro la pièce – qu’elles sont réservées aux enfants qui, pour beaucoup, souffrent déjà de diarrhées chroniques.

Une des premières activités de la journée consiste à aller chercher de l’eau. Dans les écoles de l’UNRWA, dans les mosquées. Il faut faire la queue pour cette eau que l’on boira, à défaut d’autre chose, et qui rendra malade.

Pour se laver, Saad, chef pâtissier, déplacé comme Ismaïl dans le « camp de Siyam », doit aller à la mosquée trouver du bois pour faire chauffer un peu l’eau. Évidemment, il n’est pas le seul. Là aussi il faut faire la queue. Les déplacé·es se lavent rarement entièrement. Saad, du coup, est obsédé par les maladies, favorisées par une hygiène précaire, par la promiscuité, la faiblesse des corps dénutris. Il les craint pour ses trois enfants, surtout la plus jeune, âgée de 11 mois.

Il veut que la guerre s’arrête. « Qu’on respire », dit-il. Même une trêve provisoire est bonne à prendre, juge-t-il. Son voisin de misère et de camp, Ismaïl, n’est pas de cet avis : « Après tant de mois de souffrances, ce n’est pas imaginable de ne rien obtenir. » Sans être vraiment capable de définir quoi. Mais au moins retourner chez lui, même si sa maison est détruite. « Le jour où ça s’arrête, je prends la tente et je vais la planter sur les décombres de ma maison. Au moins, ce sont mes décombres, et je serai chez moi », lâche-t-il.

  mise en ligne le 25 février 2024

De l’Afrique de l’Ouest
aux Canaries,
de plus en plus d’embarcations disparaissent en mer

Nejma Brahim sur www.mediapart.fr

Les alertes concernant des exilés partis depuis les côtes sénégalaises ou mauritaniennes sont de plus en plus nombreuses. Les ONG insistent sur la dangerosité de cette route migratoire, à nouveau très empruntée ces dernières années.

Le bateau a pris la mer depuis les côtes mauritaniennes, à environ 100 kilomètres de la commune de Nouakchott, dans la nuit du 7 au 8 janvier. 107 à 108 personnes se trouvaient à son bord et espéraient rejoindre, en quelques jours de navigation à travers l’océan Atlantique, les îles Canaries, où les arrivées de migrant·es rythment le quotidien de l’archipel depuis près de quatre ans.

« Au moins quatre personnes de mon village, mais aussi mon frère, étaient parmi les passagers », confie Kemoko, un Malien basé en région parisienne, près de vingt jours après leur départ, meurtri par l’inquiétude. Le trentenaire ignorait tout du projet de son frère jusqu’à ce qu’il apprenne qu’il se trouvait en Mauritanie, prêt à partir. « Quand j’ai tenté de le joindre, j’ai appris qu’il avait déjà pris la mer… »

Les raisons de leur départ ? « Ils étaient à la recherche d’une vie meilleure, comme tout le monde », répond-il avec pragmatisme. Ni Kemoko ni les proches des autres passagers n’ont eu de nouvelles depuis : ils se sont donc organisés, avec ces proches mais aussi avec le maire du village, pour tenter de retrouver leur trace.

« Il a fallu lister toutes les personnes qui pouvaient se trouver à bord, avec leur identité complète et leur village d’origine », explique Moussa Sissoko, président de la Fédération des associations de développement de la commune de Dialafara en France (FADCDF), également alerté de la situation dès la mi-janvier.

Ce dernier a aussi contacté deux ONG, Caminando Fronteras (qui tente d’identifier les personnes disparues sur cette route migratoire) et la plateforme Alarmphone, qui est parfois en lien direct avec des exilé·es en détresse en mer ou leurs proches resté·es à terre, et qui reçoit de nombreux signalements, soit en cas de difficultés rencontrées en mer, soit en cas de disparitions.

Une route migratoire réactivée

« Nous pensons avoir identifié le bateau en question, car nous avions été informés par les familles », rapporte Helena Maleno, de l’ONG Caminando Fronteras, qui dit avoir immédiatement prévenu les autorités de recherche et de sauvetage. Elle souligne la dangerosité toute particulière de cette route migratoire, où il est possible de « disparaître » sans laisser de trace dans les entrailles de l’océan.

Comme l’avait documenté Mediapart, la route s’est réactivée en 2019-2020 après être restée en sommeil durant près de deux décennies, notamment du fait de la surveillance accrue des frontières et de l’émergence de la route libyenne via la Méditerranée centrale. « Cette route se réactive tout simplement parce que d’autres ont été fermées », avait alors expliqué Eva Ottavy, responsable des Solidarités internationales à la Cimade, peu après le naufrage d’une embarcation partie depuis les côtes sénégalaises et transportant 200 personnes.

On garde un infime espoir, qui s’amenuise tous les jours. Cybèle, une proche de disparus

Depuis, cette route n’a cessé de prendre de l’ampleur dans le nombre d’arrivées en Europe. En 2023, les chiffres ont atteint des records : plus de 39 000 exilé·es ont débarqué sur l’archipel des Canaries en 2023, et près de 7 000 personnes sont arrivées par la mer pour le seul mois de janvier 2024 (soit plus que pour le premier semestre 2023 dans sa totalité).

Lorsque les personnes disparaissent sans laisser de trace, « malheureusement, pour l’équipe de surveillance, la seule chose [à faire] est de contacter la Croix-Rouge pour vérifier si les personnes ont atteint la terre ferme », détaille Lucia Lopez, de l’ONG Alarmphone.

« Après quelques jours, si aucun membre du bateau n’a pris contact, le pronostic est plutôt décourageant. » Les démarches auprès de la Croix-Rouge peuvent aussi permettre d’obtenir des indications dans le cas où le bateau aurait coulé, et où des corps s’échoueraient sur le rivage…

Des familles rongées par l’incertitude

Autour du 22 janvier, deux frères maliens, l’un âgé de 32 ans et père de famille, l’autre de 22 ans, sont partis à bord d’un cayuco (une longue pirogue) depuis les côtes mauritaniennes – Nouakchott également. « Le passeur a dit dans un premier temps qu’ils étaient arrivés, puis que c’était une rumeur. Et plus rien depuis », témoigne Cybèle le 9 février, avant de tenter elle aussi d’alerter les ONG déjà citées. « C’est leur frère, qui vit en France, qui s’en est préoccupé et qui les a recherchés. »

Les proches ont tenté de remonter leur trace jusqu’à Dakhla, au Sahara occidental, sans succès. Mais, le 15 février, les nouvelles sont « mauvaises » : une embarcation partie le 24 janvier, et identifiée par l’ONG Caminando Fronteras, correspond fortement à la description de la leur. « Les frères qu’on recherchait étaient sans doute sur ce bateau porté disparu. Ils étaient 66 à bord. Nous sommes effondrés », confie Cybèle, qui précise qu’ils venaient pour une « vie meilleure », dans l’objectif d’aider leur famille restée au Mali.

Dans le cas d’une embarcation ayant disparu dans sa totalité, retracer le récit est quasiment impossible. Laetitia Marthe, membre d’un collectif de Lanzarote

À moins d’un mois de leur disparition, elle ajoute garder « un infime espoir, qui s’amenuise tous les jours ». Le frère des deux disparus a déclaré leur disparition auprès du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) qui, comme nous le racontions pour une autre route migratoire reliant la Tunisie à l’Italie, aide à la recherche et à l’identification de victimes de naufrage et au rétablissement des liens familiaux.

Le plus frappant, conclut-elle, est qu’il n’imaginait pas une seconde qu’ils rejoindraient l’Espagne en passant par l’océan Atlantique – lui-même avait migré pour l’Europe, mais en passant par la Méditerranée.

Pour Mia*, dont l’amie a perdu la trace de son frère, lui aussi parti depuis la Mauritanie pour rejoindre les Canaries, l’issue est relativement plus positive. Après des semaines de recherches infructueuses, le frère a été retrouvé sur une liste dressée par la police pour un groupe de personnes renvoyées à la frontière malienne et a priori placées en détention au Mali. Le jeune homme aurait été intercepté peu après la traversée et tous les passagers auraient survécu. À ce jour, la jeune femme n’a toujours pas pu entrer en contact avec son frère, et de nombreuses questions restent donc sans réponse.

Après une année record en termes d’arrivées par voie maritime, leur nombre « ne baisse pas depuis janvier alors que la mer est moins bonne », constate Raphaële, une habitante des Canaries impliquée auprès du réseau Migreurop, qui suit depuis plusieurs années l’évolution des migrations sur l’archipel. « Ce qu’il se passe au Sénégal depuis quelque temps n’est pas anodin dans l’équation », ajoute-t-elle.

Deuil impossible

La gestion des disparitions fait de plus en plus partie du travail du collectif Solidaridad con las personas migrantes de Lanzarote, explique Laetitia Marthe, habitante de Lanzarote et membre du groupe. Les embarcations parties depuis le Sénégal ou la Mauritanie arrivent le plus souvent sur l’île d’El Hierro (10 000 habitant·es).

Mais, malgré les alertes que peut recevoir le collectif, il reste très difficile pour ses membres, « en tant qu’activistes ou militants », d’accéder aux procédures et protocoles officiels. Le CICR peut lancer des démarches mais doit être saisi directement par les familles.

Elle précise que la plupart du temps, la recherche est infructueuse. « Dans le cas d’une embarcation ayant disparu dans sa totalité [ce qu’on appelle les naufrages invisibles – ndlr], retracer le récit est quasiment impossible. Et même dans le cas d’un bateau qui arrive avec des survivants ou des corps, ça reste extrêmement compliqué. »

En 2022, une embarcation est arrivée avec un seul survivant et quatre corps, enterrés sans être identifiés alors qu’un militant était parvenu à faire le lien avec de probables proches, mais n’avait pas pu les faire venir pour réaliser des tests ADN qui auraient permis de le confirmer.

« Aucune famille, ni immigrée en Europe et en situation irrégulière ni depuis l’Afrique ne peut engager les frais et les risques de déplacement pour venir apporter son ADN. » La membre du collectif évoque une situation très complexe, où se mêlent un deuil constamment inachevé et l’espérance que les personnes soient toujours vivantes.

Une autre problématique concerne les démarches impossibles post-mortem, comme la pension de veuvage ou l’héritage que de nombreuses personnes ne parviennent pas à toucher car les corps de disparus n’ont jamais été retrouvés ou identifiés, faute de déclaration formelle de décès. Laetitia Marthe souligne « la masse de familles, voire de villages » que cela peut concerner.

« Nous, on est en faveur de la liberté de circulation. On est contre ce dispositif d’accueil, qui n’existerait pas si les personnes pouvaient voyager comme n’importe qui avec des visas et dans un avion. Elles n’auraient pas à transiter par les Canaries si elles pouvaient arriver autrement dans leur pays de destination », déroule Laetitia Marthe, précisant être scandalisée par le traitement infligé aux personnes exilées.

   mise en ligne le 24 février 2024

Manifestation
en marge des Césars : « Entendre c’est bien,
agir c’est mieux »

Lucie Fratta-Orsolin sur www.humanite.fr

Vendredi soir, aux abords de l’Olympia, à Paris, une soixantaine de personnes ont manifesté en marge de la cérémonie des Césars pour que la voix des victimes de violences sexistes et sexuelles soit enfin entendue.

Sous l’œil des passants en tenue de soirée, le rassemblement se forme. Ils et elles sont venus, au pied levé, soutenir et faire entendre la parole des victimes : « Il faut que les voix portent. Ce n’est pas qu’aux victimes de s’exprimer. On doit les accompagner », témoigne David Faure, comédien, qui veut être solidaire et lucide face à ces cas qui n’ont de cesse d’augmenter.

Une émulation collective s’empare des manifestants, les voix portent, les pancartes se dressent. on peut y lire : « Entendre c’est bien, agir c’est mieux », « On ne sera ni de passage, ni un effet de mode ». Sur l’une d’elles est également inscrite une citation d’Agnès Varda : « I tried to be a joyful feminist, but I was very angry » (J’ai tenté d’être une féministe joyeuse mais j’étais très en colère). La colère est devenue un moteur.

Initié par la CGT spectacle, le collectif 50/50, l’ADA (association des acteurices), le SFA (Syndicat français des artistes interprètes) et Femmes à la caméra, le rassemblement fait suite à une discussion avec l’Académie des César il y a une semaine. « On nous a répondu qu’une victime allait s’exprimer lors de la Cérémonie donc on ne nous a accordé qu’une prise de parole de deux minutes pendant le Tapis rouge », indique Ghislain Gauthier, nouveau secrétaire général de la CGT spectacle. Salomé Gadafi, secrétaire adjointe du syndicat et Marine Longuet, du collectif 50/50 ont pu s’exprimer au début de la diffusion télévisée en direct du Tapis rouge, sorte d’antichambre de la cérémonie où les invités et les nommés sont interviewés. « Nous voulons apporter notre soutien à Judith Godrèche, Isild, Anna Mouglalis », poursuit Ghislain Gauthier, « dire que derrière leurs prises de parole, il y a des techniciennes, des maquilleuses, des artistes qui se taisent parce que l’omerta est lourde dans le secteur ». Pour Marie Soubestre, membre du SFA, la situation n’a que trop duré : « Ces hommes utilisent leur statut pour commettre des agressions, ils mélangent leur désir artistique et sexuel, le regard du cinéaste et le regard de l’homme prédateur ».

une manifestation est prévue le 8 mars

Même si ce n’était pas prévu, une autre cause s’est agrégée au rassemblement, la situation dans la bande Gaza. Le collectif Artists against Apartheid est venu en masse, et ses membres parfois grimés, comme cet homme, dont le visage dégouline de sang, symbole de la violence qui perdure.

Après une heure passée dans le froid, la flamme ne s’éteint pas. À l’arrivée de Sophie Binet, elle brûle de plus belle. « Nous sommes ici ce soir pour donner rendez-vous à toutes les femmes, le 8 mars prochain, pour une grande journée de grève féministe. Les consciences bougent, les oreilles s’ouvrent, il faut que nous soyons nombreuses dans la rue pour forcer le patronat et les pouvoirs publics à prendre des mesures structurelles pour mettre fin à ces scandales », a déclaré la secrétaire générale de la CGT. Sophie Binet a conclu son intervention sous un flot d’acclamations et un tonnerre d’applaudissements. Rendez-vous le 8 mars.

   mise en ligne le 24 février 2024

« Si on écoute
le gouvernement,
il n’y a pas de problèmes de santé avec les pesticides »

Vanina Delmas  sur www.politis.fr

Giovanni Prete, maître de conférences en sociologie et auteur de L’Agriculture empoisonnée. Le long combat des victimes des pesticides, décrypte les enjeux cachés derrière la mise en pause du plan de réduction des pesticides Écophyto.

En réponse à la colère des agriculteurs et des agricultrices, le gouvernement a annoncé la « mise à l’arrêt » du plan Écophyto qui devait permettre de réduire de 50 % l’usage des pesticides d’ici à 2030. Un souhait de longue date de la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire. Des associations écologistes et de soutien aux agriculteurs victimes de ces produits se sont indignées, certaines ont même claqué la porte du comité d’orientation stratégique et de suivi du plan Écophyto le 12 février.

L’Agriculture empoisonnée. Le long combat des victimes des pesticides, Jean-Noël Jouzel, Giovanni Prete, Presses de Sciences Po, 286 pages, 24 euros,

Entourloupe macronienne par excellence : un nouveau plan devrait voir le jour au Salon de l’agriculture qui s’ouvre le 24 février, mais le gouvernement a acté l’abandon de l’indicateur français actuel, le Nodu (nombre de doses unités), par l’indicateur européen, le HRI1 (indicateur de risque harmonisé). Autre souhait ancien de la FNSEA.

Pour Giovanni Prete, maître de conférences en sociologie à l’université Sorbonne-Paris-Nord, à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et au Laboratoire interdisciplinaire sciences innovations sociétés (Lisis), ces décisions du gouvernement sont un recul dangereux pour la santé et l’environnement, et une preuve de mépris envers la communauté scientifique et les agriculteurs victimes des pesticides.

Pourquoi la « mise à l’arrêt » du plan Écophyto est-elle un recul ?

Giovanni Prete : C’est d’abord un recul sur la forme. Pour calmer la colère et éviter des débordements, le ministère de l’Agriculture et le Premier ministre ont décidé un certain nombre de mesures parfois assez éloignées des revendications initiales. Je trouve en particulier que le lien entre les revendications de départ et les annonces de la suspension ou l’arrêt du plan Écophyto est assez ténu. Surtout, ces mesures ont été négociées avec un cercle d’acteurs très restreint, essentiellement composé des syndicats majoritaires – même s’il y a eu des consultations de la Coordination rurale et de la Confédération paysanne.

Or, pour avoir un changement de système et faire vraiment évoluer les pratiques agricoles, il faut casser cette idée remontant aux années 1960 que l’agriculture ne concerne que les agriculteurs par la voix de leur organisation majoritaire et le ministère de l’Agriculture. Il faudrait mettre autour de la table, et les écouter, tous les ministères concernés : celui de la Santé, de l’Environnement, de l’Agriculture, et ne pas se contenter d’inviter des ONG environnementales au grand débat d’Emmanuel Macron au Salon de l’agriculture.

Il faut casser cette idée remontant aux années 1960 que l’agriculture ne concerne que les agriculteurs.

Ensuite, remettre en cause le plan Écophyto revient à remettre en cause l’ensemble de la communauté scientifique. Depuis près de vingt ans, l’État et le gouvernement, en lien avec les évolutions européennes, disent qu’il faut réduire l’usage des pesticides. Or, les mesures prises sont insuffisantes pour atteindre cet objectif et les plans Écophyto sont un échec. Ce n’est pas un propos militant, cela s’appuie sur plusieurs rapports publics.

Ils mettent donc en pause un plan qui est déjà considéré par de nombreux scientifiques comme pas assez radical pour répondre aux enjeux environnementaux et sanitaires actuels et futurs. L’effondrement de la biodiversité, la pollution des sols, des nappes phréatiques… Tout cela est une réalité et a des effets environnementaux et sanitaires. Il faut prendre la mesure de ces impacts pour s’engager dans un véritable plan de sortie des pesticides, et accompagner les agriculteurs pour y arriver.

Le Premier ministre, Gabriel Attal, a annoncé l’abandon de l’indicateur actuel, le Nodu (nombre de doses unités), au profit de l’indicateur européen HRI1. Quelles en seront les conséquences ?

Giovanni Prete : Il faut penser ce sujet en regard de la question plus générale : comment savons-nous ce qui est utilisé comme pesticides dans l’agriculture ? Depuis une quinzaine d’années, des acteurs en Europe militent pour qu’on sache exactement ce qui est utilisé par les agriculteurs et que ces derniers soient, par exemple, obligés de déclarer ce qu’ils utilisent à chaque fois à l’échelle de leur parcelle. Ces données permettraient de faire des études épidémiologiques, de pouvoir objectiver la question des effets des pesticides sur la santé des populations.

Il y a toujours eu une résistance alors que c’est possible techniquement puisque de plus en plus d’agriculteurs sont informatisés, utilisent des logiciels et des outils d’aides à la décision qui permettent une traçabilité. Cela existe en Californie depuis les années 1990, avec le Pesticide Use Reporting (PUR). En l’absence de ces informations, nous n’avons comme données que les chiffres de ventes des produits phytosanitaires. Sur la base de ces données, depuis longtemps sont mesurées les quantités de substances actives (QSA) vendues afin de voir l’évolution de la dépendance aux pesticides de l’agriculture à l’échelle nationale.

Mais les QSA ne prennent pas en compte la toxicité et la concentration des molécules. Si vous remplacez un produit qui est utilisé à 1 000 g par ha, peu toxique, par un produit très toxique utilisé à 10 g par ha, vous pouvez avoir l’impression qu’il y a une diminution d’utilisation. Après le Grenelle de l’environnement, un autre indicateur, le Nodu, pour nombres de doses utiles, a été choisi pour suivre l’évolution de l’usage des pesticides. Il s’appuie sur les doses à l’hectare permises au moment de l’homologation des produits commerciaux.

L’indicateur Nodu a des limites mais il a le mérite de prendre en compte de façon indirecte la toxicité des produits.

L’indicateur Nodu a des limites mais il a le mérite de prendre en compte de façon indirecte la toxicité des produits, et d’avoir permis aux scientifiques d’établir un suivi sur quinze ans de la réduction des usages des pesticides. Les syndicats agricoles majoritaires et les fabricants de produits phytosanitaires œuvrent depuis des années pour remplacer cet indicateur. Ils veulent surtout changer de logique : ils ne veulent pas qu’on parle de l’usage des pesticides mais qu’on se focalise sur leur impact sanitaire.

Ils militent donc pour un indicateur, le HRI1, utilisé dans d’autres pays européens, qui croise les quantités de produits vendues et leurs profils toxicologiques, notamment CMR (cancérigènes, mutagènes, reprotoxiques). Concrètement, cet indicateur, au lieu de suggérer qu’il y a une stagnation ou augmentation de l’usage des pesticides ces dernières années, permet de mettre en avant qu’il y a eu une diminution de l’usage des pesticides les plus dangereux pour la santé.

De nombreuses critiques de cet indicateur européen émergent d’ONG environnementales et d’experts, notamment les membres du Comité scientifique et technique du plan Écophyto, qui se sont exprimés sur le sujet. Quelles sont les principales objections ?

Giovanni Prete : Premièrement, cet indicateur se fonde sur une catégorisation des risques trop large, en quatre catégories, qui ne discrimine pas assez les différents types d’impact qu’il peut y avoir. Deuxièmement, cette classification est basée sur les connaissances actuelles du risque lié à chaque produit. Certains produits peuvent être commercialisés car ils sont considérés sans risques aujourd’hui, mais les connaissances scientifiques dans dix ou quinze ans montreront peut-être des effets cancérogènes. Au départ, le DDT était vendu comme un produit sans risque !

Si la solution envisagée est un produit miracle qu’on attend, il n’y aura pas de changement des pratiques agricoles.

Enfin, le problème majeur est qu’on sort totalement d’une logique de l’usage et qu’on assume que remplacer la technologie des pesticides dangereux par des pesticides non dangereux peut résoudre les problèmes. C’est simplificateur et aberrant. Si on veut une agriculture qui favorise la biodiversité, diminue l’impact sur la santé humaine des individus, et offre une alimentation de meilleure qualité, il faut sortir des pesticides progressivement.

Mais cela implique de revoir le parcellaire agricole pour replanter des haies, pour favoriser la biodiversité, revoir les techniques agronomiques, les assolements… Il faut changer tout un système sociotechnique, et pas seulement remplacer un pesticide A par un pesticide B. Dernier point : changer d’indicateur – au lieu d’enrichir et de faire évoluer celui qui a été utilisé pendant quinze ans – rend illisible l’évaluation de la politique publique et cela pose un vrai problème démocratique.

Ces choix s’inscrivent dans la philosophie « Pas d’interdiction sans solution », inlassablement répétée par la FNSEA, et que Gabriel Attal souhaite formaliser dans le futur plan Écophyto.

Giovanni Prete : Je me suis plongé dans les archives des plans interministériels de réduction des risques liés aux pesticides avant Écophyto et on voit que les mêmes arguments sont toujours répétés : « pas d’interdiction sans solution », « il ne faut pas interdire, il faut accompagner »… On pouvait comprendre cette argumentation dans les années 1990, quand le débat et les alertes sur les pesticides sont arrivés par la pollution de l’eau. Il y a toujours eu cette promesse d’une agriculture utilisatrice de pesticides vertueuse. Dans la réalité, cette promesse n’est jamais tenue puisqu’on découvre de plus en plus de pollutions, de nouveaux effets sanitaires, des maladies qui se déclarent…

Les annonces du gouvernement font passer le message qu’il n’y a pas de problème de santé publique avec les pesticides.

Qu’entendent-ils par « pas d’interdiction sans solution » ? Si la solution envisagée est un produit miracle qu’on attend, il n’y aura pas de changement des pratiques agricoles. Si la solution est un mélange entre des choix variétaux, des choix d’assolement, d’organisation des filières aval et amont du stockage des céréales, on touche au dur de l’agriculture. Les solutions existent, mais elles ne semblent pas être prises en compte dans la phrase « pas d’interdiction sans solution ». Celle-ci sert surtout à maintenir une forme de statu quo sur la dépendance aux pesticides.

Un sujet a été particulièrement absent des discussions sur Écophyto et des 62 engagements pris par le Premier ministre : ce sont les effets des pesticides sur la santé. La parole des malades des pesticides a été inaudible alors que les agriculteurs en sont les premières victimes. Qu’en concluez-vous ?

Giovanni Prete : En effet, on a très peu parlé des effets des pesticides sur la santé des travailleurs agricoles, des exploitants agricoles et des salariés agricoles. D’ailleurs, des acteurs tels que les syndicats de travailleurs agricoles n’ont pas eu leur mot à dire sur l’évolution du plan Écophyto. Pourtant, c’est un sujet primordial et complexe, car sortir des pesticides peut en effet diminuer l’exposition aux risques chimiques, mais aussi augmenter d’autres formes de pénibilité du travail.

Ce comportement donne l’impression que ces sujets n’existent pas alors que la question de l’exposition des travailleurs agricoles aux pesticides monte en puissance depuis une dizaine d’années grâce à des associations, des collectifs (Phyto Victimes, collectif de soutiens aux victimes des pesticides de l’Ouest, Générations futures…) et des agriculteurs et des agricultrices qui ont pris la parole. Dans le livre L’Agriculture empoisonnée, coécrit avec Jean-Noël Jouzel, on montre à quel point cela est difficile pour eux de remettre en cause une technologie à laquelle ils ont cru et qui a fait du mal à leur santé, à celle de leur famille.

Le nombre de reconnaissance des maladies professionnelles est relativement faible par rapport aux prédictions des études épidémiologiques.

Les enjeux de culpabilité sont énormes. Le nombre de reconnaissance des maladies professionnelles est relativement faible par rapport aux prédictions des études épidémiologiques sur le nombre de victimes potentiellement concernées. Il y a encore tout un travail de fond à faire pour donner de la visibilité à ce sujet. Les annonces du gouvernement font passer le message qu’il n’y a pas de problème de santé publique avec les pesticides, que leur utilisation peut continuer, et cela ne va pas inciter les exploitants, les salariés à se protéger, à prendre en compte leur santé et celle des riverains. On voit émerger des maladies liées à 30 ans d’usage des pesticides. Il y a beaucoup de substances actives, considérées comme cancérogènes, qui ont été retirées du marché.

On peut peut-être faire l’hypothèse que pour la santé des agriculteurs la situation est meilleure qu’elle ne l’était il y a vingt ans, mais ce n’est pas le cas pour l’environnement. Et encore, ce n’est pas certain. Surtout, les contaminations aux pesticides s’ajoutent à plein d’autres contaminations de l’environnement de vie qui interagissent avec. Il y a une généralisation de la pollution (les particules plastiques, la pollution de l’air…) qui engendre des effets sur la santé de plus en plus clairs aussi en termes de pathologies, de baisse de la fertilité, etc. Et l’agriculture y contribue


 


 

Main dans la main, le gouvernement et la FNSEA tapent encore
sur les plus précaires

Pierre Jequier-Zalc  sur www.politis.fr

À la veille du Salon de l’agriculture, le gouvernement a fait de nouvelles annonces pour calmer la colère des agriculteurs. Une nouvelle fois, les salariés agricoles en sont les grands absents. Pire, ils sont la principale cible.

« On n’a pas été invité. » C’est presque sans colère que Diane Grandchamp nous explique que le syndicat qu’elle représente, la FNAF-CGT, qui défend les salariés du secteur agricole, n’a pas été convié au « grand débat » organisé par l’Élysée pour le Salon de l’agriculture. Pourtant, ce dernier devait permettre à tous les acteurs de se parler et d’évoquer les problématiques – nombreuses – du secteur.

Si la FNSEA se fait désirer, les syndicats représentatifs des ouvriers agricoles, qui représentent plus d’un tiers de la production agricole, ont tout simplement été oubliés. « Ça ne nous étonne même plus. C’est systématique. On dirait qu’il n’y a pas de salariés dans les exploitations agricoles », glisse, désabusée, Diane Grandchamp.

Une main d’œuvre indispensable mais invisibilisée

Il faut bien le constater. Depuis le début de la crise des agriculteurs, les ouvriers agricoles et leurs conditions de travail sont totalement absents des débats. Pire, ils sont parfois décrits comme ces « normes » qu’il faudrait « simplifier » pour améliorer la compétitivité de l’agriculture française.

Pourtant, depuis plusieurs années, les salariés agricoles sont devenus une main-d’œuvre indispensable pour faire tourner l’agriculture française. Ainsi, entre 2010 et 2020, les salariés permanents non familiaux dans l’agriculture ont augmenté de 10 %, tandis que le nombre d’exploitants ou coexploitants a diminué, sur la même période, de 17,8 %. À eux seuls, ils réalisent donc plus du tiers du volume de travail agricole français.

Mais voilà, face aux très puissants syndicats d’exploitants agricoles – FNSEA en tête –, leur réalité est invisibilisée. Outre leur non-invitation au Salon de l’agriculture, un autre exemple permet de s’en rendre compte. Alors que la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs (branche des jeunes de la FNSEA) ont porte ouverte au ministère de l’Agriculture, et même à Matignon, les courriers de la FNAF-CGT demandant à être reçu par le gouvernement sont restés lettres mortes.

Dans ce cadre, il n’est pas étonnant que, dans les nouvelles annonces du Premier ministre mercredi 21 février, rien ne concerne l’amélioration des conditions de travail de ces travailleurs. Pire, plusieurs annonces les dégradent franchement.

Toujours plus d’exonération de cotisations patronales

En tête, la prolongation des TO-DE, ces contrats de travail qui permettent d’exonérer de cotisations patronales l’embauche de travailleurs saisonniers payés moins de 1,2 smic. Ce niveau a même été augmenté à 1,25 smic après les annonces de Gabriel Attal. Une « simplification » à l’embauche pour la FNSEA et le Premier ministre. Une véritable « trappe à bas salaire » pour les organisations syndicales représentatives du secteur.

Pour rendre l’agriculture attractive, les droits des salariés doivent être améliorés. Intersyndicale

« Nos organisations sont notamment opposées à la pérennisation des TO-DE, qui met à mal notre système de sécurité sociale et n’est rien d’autre qu’une trappe à bas salaire, alors que les emplois en agriculture sont de plus en plus qualifiés », écrivent-elles dans un communiqué intersyndical rassemblant la CFTC, la CGT, la CFE-CGC et FO.

Les travailleurs saisonniers forment une main d’œuvre déjà largement exploitée. Pourtant, le gouvernement s’y attaque à nouveau en déclarant ce métier « en tension », permettant « d’importer », pour des saisons, de la main d’œuvre étrangère, corvéable à souhait. « Ils veulent profiter d’une main d’œuvre vulnérable et en difficulté pour les surexploiter. C’est clairement de l’esclavage moderne », s’indigne Diane Grandchamp qui craint que ce qu’ont vécu certains travailleurs saisonniers en Champagne, se généralise.

« La FNSEA a exigé de placer l’agriculture en métiers en tension. Mais pour rendre l’agriculture attractive, les droits des salariés doivent être améliorés », proposent de leur côté les organisations représentatives des travailleurs agricoles. Un avis directement jeté aux oubliettes, donc.

Des dérogations au temps de travail facilitées

Car ce n’est pas terminé. Gabriel Attal a annoncé une autre « simplification » sociale. Faciliter la mise en place de dérogations au temps de travail, en arrêtant le cas par cas actuel qui devait être validé, à chaque fois, par un inspecteur du travail. Le tout pour que certains salariés travaillent donc plus facilement 60, parfois 70 heures, par semaine.

Nos organisations feront barrage à toutes velléités de remise en cause des droits sociaux et normes sociales. Intersyndicale

Alors que le salariat agricole est extrêmement atomisé et que l’organisation de ces travailleurs n’est pas toujours des plus évidente, cette offensive massive sur leurs droits sociaux est un véritable coup dur. Qui pourrait, encore, aller plus loin. Sentant avoir le vent dans le dos, plusieurs fédérations départementales de la FNSEA – les FDSEA – sont en train de s’attaquer aux conventions collectives locales du secteur garantissant quelques acquis sociaux.

En effet, depuis 2021, une convention collective nationale a été négociée par les organisations salariales représentatives du secteur avec la FNSEA. Celle-ci intègre un principe : si les conventions locales préexistantes sont plus favorables aux salariés, elles continuent de s’appliquer.

Des acquis sociaux menacés

Depuis la fin 2023, le puissant syndicat d’exploitants s’attaque à cet acquis, dénonçant les conventions collectives locales. Pour l’instant, trois départements sont concernés, l’Ain, le Gard et le Lot-et-Garonne, mais les organisations des salariés s’inquiètent que ce mouvement contre leurs droits sociaux s’intensifie. Dans le Gard, par exemple, cela ferait perdre une prime de treizième mois pour les agents de maîtrise, techniciens et cadres.

Acculés, les syndicats de travailleurs agricoles restent toutefois combatifs. « Si les droits des salariés sont remis en cause, nous saurons prendre nos responsabilités syndicales en conséquence. Nos organisations feront barrage à toutes velléités de remise en cause des droits sociaux et normes sociales », assurent-ils, dans leur communiqué commun. Malgré tout, alors que les exploitants agricoles – notamment les plus puissants – continuent de gagner avantage sur avantage, les salariés, eux, se battent pour simplement préserver les maigres droits acquis au fil des années.


 


 

Agriculture :
le bilan de huit années de renoncements de Macron

Emilio Meslet sur www.humanite.fr

Au Salon de l’agriculture, la visite d'Emmanuel Macron a été chahutée par les agriculteurs en colère. Contraint d'annuler le grand débat prévu, le président doit

Il voulait refaire le coup des gilets jaunes mais, cette fois, avec les agriculteurs. Alors que s’ouvre, ce samedi, la 60e édition du Salon de l’agriculture, Emmanuel Macron devait participer à un « grand débat », sur le modèle de 2019, avec tous les acteurs du secteur. Cette mise en scène d’un président prêt à la confrontation est finalement tombée à l’eau. L’arrivée du président sur le salon a été marquée par de très forte tensions.

Tout juste élu, à l’automne 2017, son discours de Rungis, avec la promesse d’un « changement profond de paradigme », avait pourtant suscité de l’enthousiasme. Emmanuel Macron promettait une révolution à venir, notamment en matière de partage de la valeur entre producteurs et grande distribution. Il n’en fut rien. « Le président s’inscrit dans la lignée de ses prédécesseurs, œuvrant pour une plus grande absorption de l’agriculture par le mode de production capitaliste », résume Jonathan Dubrulle, co-animateur de la commission agriculture, pêche et forêts du PCF. Et les récentes annonces gouvernementales ne bouleversent en rien ce modèle productiviste. Loin de là. Depuis près de sept ans, Emmanuel Macron ne répond à une crise structurelle, qu’avec des mesures conjoncturelles.

1. Agriculteur, métier en voie d’extinction ?

D’ici une décennie, plus de 200 000 agriculteurs pourraient prendre leur retraite, soit la moitié des effectifs actuels. Problème : la profession peine à attirer les paysans de demain. Quand 20 000 personnes stoppent leur activité, seules 14 000 s’installent, chiffrait, en 2015, la Cour des comptes. Il faut dire que le métier a largement perdu en attractivité, du fait de ses bas salaires et de sa pénibilité. Aujourd’hui, un agriculteur gagne en moyenne 1 860 euros pour 55 heures de travail hebdomadaires. Près de 18% de la profession vit sous le seuil de pauvreté.

Les trois volets de la loi Egalim devaient y remédier, notamment en obligeant la grande distribution à mieux rémunérer les producteurs. « C’est une fumisterie, tance Jonathan Dubrulle. Cette loi ne renverse en rien les rapports de force dans les négociations commerciales, avec un petit nombre d’acheteurs et un grand nombre de vendeurs. » Ajoutons à cela l’abandon du chèque alimentaire, censé soutenir le pouvoir d’achat des consommateurs et améliorer la rémunération des paysans, et cela donne une situation catastrophique qui perdure. La crise récente que traverse le secteur y puise largement ses racines.

2. Soutien inconditionnel au modèle industriel

Entre Emmanuel Macron et la filière bio, tout a mal démarré. Rien ne s’est ensuite arrangé. Dès la rentrée 2017, il supprime l’aide au maintien à l’agriculture bio. Et ce, alors que son programme présidentiel promettait, dans une formule relativement floue, que « 50 % des produits proposés par les cantines devront être bio, écologiques ou issus de circuits courts », d’ici 2022. Un engagement inscrit dans les lois Egalim mais jamais concrétisé. Faute de soutien d’ampleur, la filière s’enfonce aujourd’hui dans la crise, avec une chute de 4,6% des ventes en 2022. L’Assemblée nationale avait pourtant voté une aide d’urgence de 271 millions d’euros mais elle a été balayée par l’exécutif lors de l’utilisation de l’article 49.3. A la place, le premier ministre Gabriel Attal a débloqué 50 millions d’euros.

Depuis son élection, le président de la République a préféré soutenir l’agro-industrie, notamment via une fuite en avant mécanisée, favorisant la concentration des exploitations dans les mains de quelques industriels. Basée sur le triptyque numérique/robotique/génétique, la « troisième révolution agricole » annoncée, en 2021, par son ex-ministre de l’Agriculture Julien Denormandie va dans ce sens, avec un budget de trois milliards d’euros. « Plus on équipe les exploitations en matériel cher, plus elles ont besoin de faire des économies d’échelle pour être rentables, explique Aurélie Trouvé, députée insoumise et ingénieure agronome. Elles doivent donc se concentrer en rachetant le voisin via un endettement. » Le techno-solutionnisme de l’exécutif est aussi des plus visibles dans la lutte contre les conséquences du dérèglement climatique. En témoigne son soutien sans réserve aux mégabassines, ces énormes bassins qui pompent l’eau des nappes phréatiques au bénéfice de quelques irrigants. « Tout cela conforte le secteur de l’agro-fourniture. C’est une rustine verte sur le capitalisme », pointe Jonathan Dubrulle.

3. L’écologie, pas une priorité

C’est le dernier renoncement en date : la « pause » du plan Ecophyto, censé réduire l’utilisation de produits phytopharmaceutiques. Voilà qui signe la fin des maigres ambitions écologiques d’Emmanuel Macron, lequel avait déjà repoussé la sortie du glyphosate et des néonicotinoïdes. Si on ajoute à cela les dérogations quant aux 4% de terres cultivables que les agriculteurs doivent laisser en jachères ou transformer en infrastructures agro-écologiques (haies, bosquets, mares…), il y a de quoi être inquiet pour la biodiversité, et en particulier des insectes. 

Côté émissions de gaz à effet de serre, l’agriculture, avec 19% des émissions dont 60% liées à l’élevage, représente le deuxième secteur émetteur après les transports. Il est appelé à les réduire drastiquement : -16% d’ici 2030. « On doit aller beaucoup plus loin, beaucoup plus fort », demandait, il y a un an, le chef de l’Etat. Son plan de planification écologique, détaillé en septembre, reste encore trop peu précis : « Il manque un cap clair, fustige Ronan Groussier, chargé des questions agricoles pour le Réseau Action Climat. Il y a des mesures pour la transition mais pas une politique ambitieuse. »

4. Promotion des traités de libre-échange

« En l’état », dit Emmanuel Macron, « la France s’oppose » à la signature du Mercosur, traité commercial entre l’Europe et l’Amérique latine qui pénaliserait les agriculteurs européens. Voilà donc une surprise : « Je suis contre le libre-échange quand c’est la loi de la jungle », a même osé le président, fin janvier. Mais le Mercosur est l’arbre qui cache la forêt… Que penserait le Macron de 2024 du Macron de 2023 qui a signé un traité avec la Nouvelle-Zélande, géant laitier, ou de celui de 2019 qui a fait ratifier l’accord avec le Canada, menaçant ainsi les producteurs bovins ? On pourrait aussi citer les traités avec le Mexique ou le Vietnam. « Son logiciel est néo-libéral, pose Aurélie Trouvé. La dérégulation des marchés a été enclenchée avant lui mais il refuse absolument de revenir dessus, malgré la volatilité des prix. » Ces traités placent les agriculteurs dans une situation ubuesque : assurer la souveraineté alimentaire tout en essayant de se rémunérer correctement et accepter la mise en concurrence avec les fermes-usines de l’autre bout du globe. Emmanuel Macron n’a toujours pas résolu cette équation. Peut-être parce qu’elle est impossible

  mise en ligne le 23 février 2024

Ne renouvelez pas
les fréquences
de CNews et C8,
foyers de sexisme et de racisme !

Tribune d’associations sur www.humanite.fr

« La télévision n’est pas une zone de non-droit » : dans cette tribune, des organisations féministes et femmes politiques féministes ayant de longue date boycotté CNews et C8, interpellent l’Arcom.

8 février : énième saisine par de nombreux téléspectateurs de l’Arcom, le régulateur de l’audiovisuel, après une séquence profondément choquante sur TPMP : alors que Loana, première lauréate de « Loft story », raconte en direct et probablement en état de stress post-traumatique, son viol, l’animateur Cyril Hanouna glousse hors champ et une des chroniqueuses de l’émission, Kelly Vedovelli, est manifestement hilare.

CNews et C8 sont régulièrement sanctionnées pour avoir enfreint les obligations qui leur incombent en vertu de la loi du 30 septembre 1986 (qui prohibe l’incitation à la haine ou à la violence fondée sur les origines, la religion ou la nationalité et punit les propos antisémites, racistes ou homophobes ainsi que ceux faisant l’apologie de crimes contre l’humanité dans les programmes mis à disposition du public), mais aussi pour les infractions à la convention signée avec l’Arcom. En effet, les fréquences d’émission font partie du domaine public, elles appartiennent au peuple français et sont mises à disposition de chaînes privées en contrepartie d’une convention qui stipule notamment que les programmes n’encouragent pas « les comportements discriminatoires en raison de la race ou de l’origine, du sexe, de l’orientation sexuelle, de la religion ou de la nationalité » et assurent « le pluralisme de l’expression des courants de pensée et d’opinion ».

En 2017, une sanction de 3 millions d’euros contre C8 venait sanctionner un canular homophobe sur le plateau de Cyril Hanouna. La même année, une interdiction de diffuser de la publicité pendant deux semaines était infligée à la chaîne pour les comportements sexistes constatés dans la même émission, Touche pas à mon poste. En mars 2021, 200 000 euros de sanction pour incitation à la haine envers les mineurs étrangers isolés dans l’émission « Face à l’info » sur CNews après qu’Eric Zemmour y a déclaré qu’ils étaient « tous des voleurs, tous des assassins, tous des violeurs ».

Quant au pluralisme, 36 % des invités politiques de CNews sont classés à l’extrême-droite, sans compter, comme le souligne Le Monde, que les prises de parole plus que conservatrices des présentateurs et chroniqueurs, tels que l’essayiste Mathieu Bock-Côté ou encore Pascal Praud, ne sont pas décomptées à ce jour : c’est ce que le Conseil d’État vient de demander à l’Arcom de faire dans son évaluation du respect du pluralisme des expressions sur CNews.

Bien sûr, nous considérons que les conséquences politiques d’une telle désinhibition de la parole sexiste et raciste sont dramatiques (alors même que la loi encadre la liberté d’expression dans notre pays en prohibant l’appel à la haine). Olivier Mannoni, traducteur d’une version de « Mein Kampf » en français, explique de la manière suivante comment l’indicible horreur du IIIe Reich a pu survenir dans l’Histoire : « C’est arrivé aussi par le langage, une manière de faire sauter aussi les tabous du langage. Quand on dit « tu ne diras pas ça », c’est que le fait de le dire ouvre des portes et qu’une fois qu’on a ouvert les portes, il n’y a plus aucun contrôle ».

Mais le sujet ici est un sujet légal plus qu’un sujet politique : chercheuse spécialiste des médias Julia Cagé soulignait le 18 janvier devant la commission d’enquête parlementaire sur les chaînes de la TNT que « le non-respect des obligations conventionnelles par CNews n’est pas un problème idéologique mais un problème entièrement légal. (…) Si cela avait été fait par un actionnaire qui avait une ligne beaucoup plus marquée à gauche, cela poserait exactement les mêmes difficultés ».

Enfin, selon le sémiologue et spécialiste des sciences de l’information et de la communication François Jost, CNews ne peut même plus être considérée comme une chaîne d’information, contrairement à ce qu’indique sa convention avec l’Arcom. Une observation des programmes du 31 janvier au 4 février 2022 lui a permis de noter que dans les émissions Midi News et Soir Info, « l’information stricto sensu, comme énonciation de faits, occupe 13 % du temps ».

En deux ans, ce sont ainsi 34 interventions et sanctions de la part de l’Arcom qui ont été recensées à l’encontre de C8 et CNews pour « des faits de désinformation, de racisme, de sexisme, d’incitation à la haine, de non-respect du pluralisme, d’un manque « d’honnêteté dans l’information » comme le souligne la lettre ouverte de la députée Sophie Taillé-Pollian et de l’ex-journaliste Latifa Oulkhouir.

La télévision n’est pas une zone de non-droit. Au-delà des séquences ayant abouti à des sanctions effectives, nous ne pouvons plus accepter les propos racistes d’un Jean-Claude Dassier qui explique en toute impunité que « tant qu’on s’adressera à des classes qui comprennent 75 % de noirs, d’arabes, j’en passe et des meilleurs, on n’y arrivera jamais » ; qu’un Zemmour déclare qu’il est du côté du général Bugeaud quand celui-ci massacre les musulmans et les juifs en Algérie, qu’un Pascal Praud multiplie propos et comportements sexistes à l’antenne. La réalité, c’est que ces « dérapages » n’en sont pas et sont devenus la marque de fabrique de chaînes qui fonctionnent à coups de buzz et de comportements et propos racistes et sexistes de ses animateurs et chroniqueurs vedettes, repris sur les réseaux sociaux et qui essaiment dans le reste du paysage audiovisuel français. Ces chaînes paient les sanctions, quand sanction il y a, et rien ne change, mis à part la qualité du débat public et la crédibilité des régulateurs qui se dégrade. Elles seront certainement prêtes à signer les prochaines conventions élaborées par l’Arcom, avant de s’asseoir allègrement dessus comme elles le font depuis des années.

Dans ce contexte, nous, organisations féministes et femmes politiques féministes ayant de longue date boycotté CNews et C8, appelons l’Arcom à ne pas renouveler l’attribution de fréquence à ces chaînes.

À l’initiative de

Autrices :

  • Gabrielle Siry-Houari, autrice de « La République des hommes », Maire-adjointe du 18e arrondissement de Paris

  • Ursula Le Menn, porte-parole d’Osez le féminisme

Co-signataires :

  • Marie-Noëlle Bas, présidente des Chiennes de garde

  • Céline Thiebault Martinez, présidente de la coordination pour le lobby européen des femmes (CLEF)

  • Monique Dental, présidente du réseau féministe « Ruptures »

  • Suzy Rojtman,  porte-parole du Collectif National pour les Droits des Femmes (CNDF)

  • Nicole Chartier, Association pour le développement des initiatives économiques de femmes (ADIEF)

  • Jocelyne Andriant Mebtoul, Femmes du monde et réciproquement (FMR)

  • L’assemblée des femmes

  • Ensemble contre le sexisme

  mise en ligne le 23 février 2024

1,6 milliard en moins pour
l'éducation nationale et l'université :
ce que ce sacrifice nous coûtera

Olivier Chartrain sur www.humanite.fr

La baisse des prévisions de croissance amène le gouvernement à retirer près de 700 millions d’euros à l’éducation et plus de 900 millions à l’enseignement supérieur et à la recherche. Des coupes aux conséquences dévastatrices.

Bruno Le Maire l’avait juré, en annonçant que le ralentissement prévu de la croissance française allait entraîner 10 milliards d’euros d’économies dans le budget 2024 : « Tous les ministères seront mis à contribution, à hauteur de ce qu’ils représentent dans le budget national. » Oui, mais certains plus que d’autres… La publication du décret mettant en musique ces coupes claires, jeudi 22 février, le montre. Elle indique également les vraies priorités du gouvernement : l’éducation devra rendre 692 millions, l’enseignement supérieur et la recherche (ESR) 904 millions, mais la défense… que 105 millions.

Des milliers de postes vont disparaître

Comme l’Éducation nationale est avant tout riche de ses personnels, ce sont des milliers de postes qui vont disparaître. Combien ? Il est encore tôt pour le savoir avec précision. Le collectif Nos services publics, par la voix de son porte-parole Arnaud Bontemps, estime les pertes à 8 000 postes dans l’éducation et 7 500 dans l’ESR. La CGT Educ’action reprend, pour sa part, les estimations plus détaillées produites par le site du Café pédagogique : « 2 620 postes d’enseignant·e·s sont supprimés dans le premier degré public, 1 740 dans le second degré public et 1 760 postes dans le privé », énumère le syndicat. Soit 6 120 postes d’enseignants au total. « S’y ajoutent, reprend la CGT Educ’action, 4 600 postes d’AED et d’AESH » (assistants d’éducation et accompagnants d’élèves en situation de handicap), du fait de l’annulation de 262 millions d’euros de crédit au titre de la mission « vie de l’élève ».

Bruno Le Maire avait promis que les coups de rabot envisagés porteraient sur les dépenses de l’État mais « pas sur les Français » ? Mensonge. Il avait déjà tenté de dissimuler, dans la loi de finances 2024, la suppression de 1 100 postes d’AED, révélée voilà quelques jours par le président de la commission des Finances de l’Assemblée, Éric Coquerel (FI). Comme nous l’expliquions alors, ces décisions révèlent que, au contraire, les élèves les plus fragilisés subiront de plein fouet les conséquences de ces décisions : les élèves en situation de handicap, à qui l’État est déjà incapable de fournir l’accompagnement qui leur est dû, mais aussi tous ceux qui ont besoin de la présence de plus d’adultes pour assurer leur sécurité physique, morale et d’apprentissage, y compris la lutte contre le harcèlement, cette prétendue « priorité absolue ».

Guislaine David, porte-parole de la FSU-Snuipp (premier degré), abonde : « On est au bord de la rupture. On n’a plus d’enseignants spécialisés, on a besoin de psychologues, d’infirmiers. L’inclusion fait craquer des collègues. Si on ne fait rien, on va aboutir à son rejet, ce que nous ne souhaitons surtout pas ! » Elle se montre prudente sur les chiffres mais alerte : « Pour la rentrée prochaine, c’est surtout sur les embauches de contractuels qu’ils risquent de jouer. » Avec des conséquences immédiates sur les remplacements et surtout dans les départements qui concentrent déjà les difficultés sociales et scolaires, où ces personnels précaires sont les plus présents. Les suppressions de postes, elles, seraient peut-être décalées à la rentrée 2025.

L’indispensable sacrifié, le futile financé

Même approche pour Sophie Vénétitay, cosecrétaire générale du Snes-FSU (second degré) : « Faire aujourd’hui des projections en termes de postes peut être périlleux. Cela va-t-il impacter les contractuels ? Le » pacte « sera-t-il mis en extinction ? En tout cas, on enlève encore des moyens à l’Éducation nationale au moment où elle est au bord de l’effondrement. » La syndicaliste souligne les contradictions du discours gouvernemental : « On nous explique aujourd’hui que ces annulations de crédit porteront surtout sur la réserve de précaution du ministère. Mais c’est déjà elle qui devait financer les quelques centaines de créations de postes pour mettre en œuvre les groupes de niveau, dans le cadre du « choc des savoirs «. » De là à songer que ce dernier aurait du plomb dans l’aile…

Le plus odieux, aux yeux de la communauté éducative, c’est que, pendant qu’on tranche en vif dans le cœur de l’école, on persiste à vouloir dépenser des sommes parfois considérables pour des mesures au mieux discutables. Comme les 16 millions pour un livret (« inutilisable », tacle Guislaine David) sur les Jeux olympiques et une pièce commémorative de deux euros, bientôt distribués aux 4 millions d’élèves du premier degré. Ou, pire, l’uniforme, dont toutes les recherches à ce jour montrent qu’il ne sert à rien – mais qui, s’il est généralisé, coûterait à l’État quelque 180 millions d’euros – et autant pour les collectivités territoriales. Alors, si l’école est bien, selon les mots de Gabriel Attal, « la mère de nos batailles », c’est qu’en vérité, ces batailles-là ne défendent pas les valeurs qu’elle porte.


 


 

L’éducation et l’écologie sacrifiées
sur l’autel de l’austérité

Romaric Godin sur www.mediapart.fr

Un décret précise les détails des efforts budgétaires prévus dans le cadre du plan d’austérité du gouvernement annoncé lundi. L’Éducation nationale paie un lourd tribut en termes de postes, tandis que l’écologie est ratiboisée. Seule la défense est préservée.

Trois jours après l’annonce d’un plan d'austérité de 10 milliards d’euros pris en urgence par Bercy (lire ici l'analyse de Mathias Thépot), le décret d’application décrivant le détail des économies ministère par ministère a été publié au Journal officiel. Lundi 19 février, Bruno Le Maire avait promis que les efforts seraient proportionnels au poids budgétaire des missions ministérielles, et la veille, sur TF1, il avait assuré qu’il ne s’agissait que de réduire « le train de vie de l’État ».

Évidemment, cette poudre aux yeux disparaît immédiatement une fois que les décrets sont parus. L’austérité annoncée par Bercy est le reflet de choix budgétaires qui auront pour conséquence une dégradation des services publics. Pour une raison simple : la réduction du train de vie de l’État se traduit concrètement par des suppressions de postes.

11 000 postes de moins dans l’éducation

Le premier secteur touché est celui de l’Éducation nationale, qui voit son budget rogné par décret de 692 millions d’euros. L’effort concerne principalement des baisses de postes, principalement dans le premier degré (131,2 millions d’euros de moins) et dans la « vie de l’élève », autrement dit dans le personnel d’encadrement des élèves (pour 164 millions d’euros). Certes, cet effort est inférieur au poids de l’Éducation nationale dans les dépenses de l’État (10,4 %), mais il a des conséquences notables.

Selon le site spécialisé Le café pédagogique, les baisses de crédits concernant les emplois reviennent à supprimer 11 000 postes : 2 620 dans le premier degré, 1 740 dans le second degré, 1 760 dans l’enseignement privé et 4 600 dans le domaine de la « vie de l’élève ». Une saignée qui tranche avec les belles paroles du premier ministre Gabriel Attal, ancien ministre de l’éducation nationale, qui avait assuré faire de l’enseignement une « priorité absolue ».

C’est d’ailleurs un vrai camouflet que le premier ministre adresse à l’ancien ministre de l’éducation nationale puisque, dans le budget 2024 voté par la voie de l’article 49-3 de la Constitution, l’enseignement devait permettre la création de 2 137 postes. Par simple décret, Bercy transforme ces créations en destructions nettes et massives.

La première conséquence devrait d’ailleurs être l’incapacité de mettre en place les « groupes de niveau » qui constituait le cœur du plan de Gabriel Attal quand il était Rue de Grenelle pour « relever le niveau » des élèves. Ce dispositif devait « consommer » 7 000 postes dont la nouvelle ministre, Nicole Belloubet, avait récemment assuré qu’ils seraient pourvus grâce au recrutement de contractuels. On voit mal comment cela serait désormais possible après ce violent coup de rabot de Bercy.

L’avenir sacrifié

Pour le reste, on est frappé par les économies réalisées sur la préparation de l’avenir. C’est évidemment le cas du ministère de l’écologie qui, au moment même où la crise écologique s’aggrave, devra se passer de pas moins de 2,14 milliards d’euros, soit 21 % du total, alors même qu’il ne pèse que 5 % des dépenses. Outre la suppression de MaPrimRénov’ pour près de 1 milliard d’euros, on constate une baisse sensible des crédits accordés aux infrastructures (341,1 millions d’euros en moins) et au Fonds d’accélération de la transition écologique dans les territoires, amputé de 500 millions d’euros, qui devait notamment aider à la rénovation thermique des écoles, collèges et lycées…

Parmi les autres ministères sacrifiés, on trouve celui de l’enseignement supérieur et de la recherche, amputé de 904,2 millions d’euros, ce qui ne manque pas de piquant alors que dans son discours de politique générale, Gabriel Attal avait prétendu vouloir « désmicardiser » le pays, donc augmenter le niveau de gamme des emplois.

Or l’essentiel des coupes budgétaires porte sur des domaines susceptibles d’améliorer la compétitivité technologique de l’économie française : recherche fondamentale scientifique (383 millions d’euros de moins), recherche spatiale (192,9 millions de moins) et recherche dans le domaine de l’écologie (109,1 millions de moins).

Par ailleurs, au moment où les conditions de vie des étudiants sont frappées de plein fouet par l’inflation et les hausses de loyer, Bercy a jugé bon de couper 125,1 millions d’euros de budget dans la vie étudiante. Là encore, le poids de la recherche dans les économies, près de 9 %, est démesuré au regard du poids du poste dans les dépenses de l’État (3,3 %).

Parmi les autres postes mis à contribution de façon disproportionnée, on notera la présence de la culture, qui devra se passer de 204 millions d’euros, soit près de 2 % du total, pour un poids dans les dépenses de l’État de 0,57 %. Aide à la création et aide au patrimoine devront partager les économies.

La justice est aussi mise fortement à contribution. Alors même que le secteur souffre d’un manque chronique de moyens depuis des années, il devra se passer de 328 millions d’euros, soit près du double de son poids dans le budget de l’État. En proportion, l’effort sera surtout porté par les services centraux, mais la « justice judiciaire » devra se passer de 129 millions d’euros, soit un effort plus élevé que son poids budgétaire.

Enfin, Bercy a frappé, comme annoncé lundi dernier, là où les coupes sont traditionnellement les plus faciles : aide au développement (742 millions d’euros), aide au logement (330 millions d’euros), aides à l’emploi (1,1 milliard d’euros, avec la mise en place d’un reste à charge pour l’activation du compte personnel de formation).

Des choix politiques désastreux

En revanche, la serpe de Bercy a épargné la défense qui, quoique représentant 8,8 % des dépenses de l’État, ne devra se passer que de 105,8 millions d’euros, soit 1 % du total et, dans une moindre mesure, la sécurité, qui devra réduire ses dépenses de 232 millions d’euros, soit 2,3 % du total, un poids conforme à sa place dans les dépenses de l’État (2,4 %).

La publication de ce décret montre que, derrière les mots du gouvernement, ce dernier semble prêt à sacrifier non seulement la préparation de l’avenir du pays, mais aussi la qualité des services publics. Les Français risquent rapidement de constater les effets concrets de ces coupes budgétaires dans leur rapport à l’État.

Ce n’est cependant qu’un début. Le ministre délégué aux comptes publics, Thomas Cazenave, a déjà annoncé un collectif budgétaire pour cet été afin de réaliser un nouveau coup de rabot, après ces premières coupes réalisées par simple décret dans la limite de ce que permet la loi.

Refusant toujours de faire participer davantage le capital à l’effort collectif, le gouvernement n’a donc pas fini de faire payer la facture de l’inefficacité de sa politique (rendue évidente par le ralentissement d’une croissance déjà faible) à la majorité des Français et aux plus fragiles.


 


 

CAC 40 :
des milliards de profits
qui font débat

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

Alors que le gouvernement vient d’annoncer de nouvelles mesures d’austérité, des voix s’élèvent pour taxer les bénéfices des multinationales françaises, dont les résultats annuels s’annoncent supérieurs à 2023.

C’est un hasard du calendrier, un de ces carambolages dont l’actualité raffole. Le gouvernement a décidé d’annoncer un nouveau tour de vis budgétaire d’un montant de 10 milliards d’euros, en plein pendant la période de publication annuelle des résultats du CAC 40. 

L’effet produit par cette collision malheureuse est saisissant : chaque jour, le gouvernement donne le détail des coupes budgétaires qu’il compte opérer, pendant que l’indice boursier vole de record en record, dopé par l’optimisme des multinationales françaises. Le CAC 40 a ainsi dépassé les 7 880 points, un record historique (lors de sa création, en 1987, il valait 1 000 points).

Les rachats d’actions ont toujours le vent en poupe

La gauche et les syndicats ne se sont pas privés de s’engouffrer dans la brèche. « Je le dis à Bruno Le Maire, indique Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, sur RTL. S’il cherche 10 milliards d’euros, je peux lui dire où aller les chercher, en allant ponctionner les 100 milliards d’euros versés aux actionnaires en 2023. À 10 %, ça représente 10 milliards d’euros, sans pénaliser l’action publique, ni les Français. » Les syndicats, eux, sont vent debout, la CFE-CGC réclamant par exemple de « couper les subventions publiques aux entreprises qui font du rachat d’actions ».

Dans le collimateur, la santé rayonnante des 40 plus grosses entreprises tricolores. Tous les résultats ne sont pas encore tombés, mais selon le comptage que nous a transmis Scalens, spécialiste des sociétés cotées en Bourse, 28 entreprises avaient déjà enregistré 142 milliards d’euros de bénéfices cumulés, le 22 février au matin.

Un chiffre spectaculaire, à comparer aux 143 milliards réalisés l’an passé par l’ensemble du CAC 40. Parmi les grands gagnants figurent Stellantis (18,6 milliards d’euros de profits, + 11 %), Carrefour (1,6 milliard d’euros de profits, + 23,1 %) ou Axa (7,1 milliards, + 45 %). Dans l’ensemble, les multinationales ont profité d’une conjoncture favorable et encaissé les effets de leur politique de réduction des coûts.

Les performances françaises de Carrefour l’illustrent bien. « Dans un contexte de forte inflation, la bonne performance commerciale et la forte dynamique de baisse des coûts ont permis de faire progresser la marge opérationnelle de 37 points de base, à 2,6 % », se réjouit la direction, qui note que « la marge en France s’améliore pour la cinquième année consécutive ». Les syndicats, eux, mettent en avant les effets sociaux du plan de compétitivité, avec notamment une accélération du passage des magasins en location-gérance.

Une partie non négligeable de ces profits va « ruisseler » dans la poche des actionnaires. Selon les données de Scalens, 29 % des entreprises du CAC 40 ont déjà annoncé une nouvelle campagne de rachats d’actions pour cette année. Pour mémoire, lorsqu’une entreprise rachète ses propres actions pour les annuler ensuite, cela a pour conséquence d’augmenter le bénéfice par action (puisque le nombre de parts en circulation diminue mécaniquement), tout en poussant à la hausse le cours de Bourse. Les actionnaires apprécient, mais c’est autant d’argent en moins pour investir ou rémunérer les travailleurs.

Vers un capitalisme « financiarisé et oligopolistique » ?

Cette valse des milliards donne des idées à la gauche et aux ONG. Des voix s’élèvent pour mettre à contribution les « superprofits » réalisés par le CAC 40 depuis le début de la guerre en Ukraine, c’est-à-dire la part des bénéfices alimentés uniquement par la flambée des cours du pétrole et de l’inflation en général. « Les superprofits, je ne sais pas ce que c’est », a toujours répondu le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, pour clore la discussion.

« La France est un des seuls grands pays européens à ne pas avoir mis en place une forme d’impôt sur les superprofits, note l’économiste Dominique Plihon, membre du conseil scientifique d’Attac. L’Italie, l’Espagne et même l’Allemagne ont mis en place une taxation exceptionnelle sur ces bénéfices qui ne sont pas justifiés par des innovations ou la progression de l’activité, mais qui doivent tout à la capacité des grands groupes à imposer des hausses de prix. »

Pour l’économiste, les pluies de records annoncés par les multinationales depuis quelques années signent l’avènement d’un capitalisme « financiarisé et oligopolistique » : « Nos économies sont dominées par des grands groupes implantés dans tous les secteurs importants (alimentation, énergie, banques…), capables d’imposer leurs conditions au détriment des salariés, des petits producteurs et des consommateurs. Face à eux, le gouvernement pratique une politique de laisser faire et de collusion. La révolte des agriculteurs contre l’agro-industrie et la grande distribution en est une illustration. »


 


 

10 milliards en moins ?
Le mensonge, les prétextes et les dégâts

Clémentine Autain sur www.regards.fr

C’est donc (re)parti pour une cure d’austérité. Le gouvernement vient d’annoncer des coupes budgétaires d’ampleur qui touchent frontalement tous les domaines de l’État, de l’écologie à l’école en passant par l’emploi. Une décision sans le moindre débat démocratique.

De « quoiqu’il en coûte », il n’est décidément plus question. Le couperet est tombé : le budget de l’État sera amputé de 10 milliards pour 2024. L’annonce de Bruno Le Maire dit tout de la Macronie. La duperie pour appuyer une orientation politique. Le choix du privé et des plus riches, contre les services publics et l’écologie. Le mépris total pour le Parlement et la démocratie, cette décision étant imposée par décret. Un combo.

Diminuer les budgets de l’État et ne pas augmenter les impôts des revenus du capital et des hyper-riches, c’est un choix de société, celui du libre marché et de la loi de la jungle. Pour ce nouveau coup de rabot, aussi fou que cela puisse paraître avec la catastrophe climatique les budgets pour l’écologie paient un lourd tribut. Et les services publics trinquent, ce patrimoine de ceux qui n’en ont pas, ce lieu de l’affectation primaire des richesses. Un drame pour l’égalité et la cohésion sociale. 

Le mensonge

Une fois de plus, le gouvernement a agi sur la base du mensonge. Ce dépeçage de notre dépense publique a été savamment calculé par le gouvernement. Le motif ? Un changement de prévision de croissance. Le ministre de l’Économie table aujourd’hui sur 1% de croissance du Produit Intérieur Brut – au passage, rappelons l’urgence à sortir de ce maudit indicateur productiviste qu’est le PIB ! Or, au moment du vote du budget, Bruno Le Maire disait s’appuyer sur une anticipation de 1,4% de croissance. Une surévaluation de totale mauvaise foi puisque l’OCDE évoquait alors une croissance de 1,1%, la commission européenne de 0,8% et le Haut Conseil des Finances publiques de 1%.

En décembre dernier, quand venaient les conclusions des agences de notation, l’ensemble des journaux économiques pointaient une croissance au ralenti et des prévisions assombries. Mais qu’affirmait encore Bruno le Maire, alors interrogé sur France Inter ? « Je maintiens mes prévisions de croissance […] Je reste sur 1,4% ». Plus c’est gros, plus ça passe ? La duperie est pourtant passée avec de grosses ficelles.

Les prétextes

Le reste du travail de légitimation d’une telle décision repose sur le mantra « On n’augmente pas les impôts » et le matraquage sur la dette. Car c’est en leur nom que les suppressions de postes dans les services publics ou de programmes sociaux et environnementaux de l’État sont actées. Il n’est pourtant pas compliqué de s’ouvrir l’espace mental… 

D’abord, pourquoi toujours privilégier la baisse de la dépense publique et non l’augmentation des recettes ? Mieux remplir les caisses de l’État aujourd’hui, ce n’est pourtant pas compliqué. Surtout quand on pense aux dividendes des entreprises du CAC 40 versés en 2023 : 97 milliards, soit 21% de plus qu’en 2022 ! Ils ont grimpé dix fois plus vite que l’inflation et on laisse faire. Au même moment, les quatre milliardaires français les plus riches ont augmenté leur fortune de 87% depuis 2020 !

Quand le gouvernement propose de ne pas toucher aux impôts, c’est pour protéger les revenus du capital et les très riches. Pourquoi serions-nous à ce point obligés de comprimer nos dépenses publiques ? Je ne vois que la soumission aux marchés.

Franchement, rétablir l’ISF ou la flat-tax, c’est simple comme bonjour. Revenir sur la suspension de la Contribution sur la valeur ajoutée de l’entreprise (CVAE) aussi, ce qui remettrait pile 10 milliards en plus dans les caisses publiques. Il est tout aussi simple d’instaurer une taxe sur les super profits, d’autant que cette proposition a déjà été adoptée par l’Assemblée nationale, avant d’être balayée par un 49.3.

Le discours globalisant sur les impôts est terriblement pervers. Quand le gouvernement propose de ne pas y toucher, c’est pour protéger les revenus du capital et les très riches. Mais la Macronie veut ainsi laisser entendre qu’elle cajole les classes moyennes dont le sentiment de payer trop d’impôt, pour un rendu de moins en moins satisfaisant en termes de services publics, est réel. La vraie question, de justice sociale et environnementale, est de savoir quels impôts on baisse et lesquels on augmente pour satisfaire nos besoins. Ce débat est confisqué par une approche dilatoire et démagogique. L’urgence, c’est de réhabiliter l’impôt, en le rendant nettement plus progressif. 

Il reste le poids de la dette, rabâché à l’envi pour nous faire peur et rendre inéluctable la baisse de la dépense publique. Le choix macroniste de couper 10 milliards s’inscrit dans la lignée des dernières résolutions adoptées par l’Union européenne, auxquelles s’est opposée notre délégation emmenée par Manon Aubry. Une nouvelle cure d’austérité est prévue à cette échelle et le compte attendu s’élèverait à 27 milliards en moins pour la France. Or, ces saignées n’ont strictement rien d’inéluctables. 

En effet, contrairement à des pays plus périphériques comme la Grèce, l’Italie ou l’Espagne, la France n’a aucun problème à contracter de la dette sur les marchés financiers. Le titre est perçu comme un actif sûr, à l’instar de l’Allemagne ou des Pays-Bas. Pour l’État français, les investisseurs demandent même deux fois plus de titres que ce qui est émis ! Nous ne sommes pas menacés par une hausse des taux d’intérêts. Alors pourquoi le gouvernement français se soumet-il à la discipline de marché ? L’État fait semblant d’être sous contrainte. A-t-il réellement peur des agences de notation ? Ce serait absurde puisque les dernières dégradations des notes de la France n’ont pas détérioré le taux d’intérêt de l’emprunt. Nous avons besoin des marchés mais eux aussi ont besoin de nous, de notre dette publique qui fonctionne comme une huile de rouage dans leurs transactions. Et par ailleurs, nous sommes protégés par la Banque centrale européenne (BCE) qui pourrait racheter nos titres verts si nous en émettons davantage. 

De ce point de vue, les États-Unis de Biden sont beaucoup plus décomplexés. Ils ne craignent pas de s’endetter et le sont aujourd’hui infiniment plus que nous. Ils ont par exemple mis en œuvre le programme Inflation Reduction Act (IRA) avec un plan d’investissement de 400 milliards d’euros pour atteindre les objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre et un volet pour réduire le coût des soins, notamment pour les personnes âgées. Et leur économie ne s’est absolument pas effondrée. Au contraire même, Les Échos relève régulièrement sa bonne santé. Quant au FMI, il prévoit une hausse de la dette publique dans les pays riches pour faire face au choc climatique. Et chaque année perdue sur la transition écologique ajoute de la dette publique future, comme le rappelle l’ADEME. Alors, pourquoi serions-nous à ce point obligés de comprimer nos dépenses publiques ? Je ne vois que la soumission aux marchés.

Les méfaits 

Au nom de la dette, faire l’économie de 2,2 milliards sur les dépenses de la transition écologique, comme vient de l’annoncer le gouvernement, est une grossière erreur de gestion des finances publiques. L’écologie, « combat du siècle », « priorité du président de la République », peut-on lire sur le site de l’Élysée. Quel blabla ! C’est notamment le programme « Énergie, climat et après-mines » qui va être amputé de 950 millions d’euros. Or, il a pour missions de diriger la France vers la neutralité carbone à horizon 2050, de développer les énergies renouvelables et de soutenir la rénovation énergétique des bâtiments. Le gouvernement s’attaque à la prime Rénov : l’enveloppe passera de 5 à 4 milliards d’euros. Or, 4,8 millions de résidences principales sont des passoires thermiques – et 6,6 millions de résidences au total. La prime Rénov pour 2023 visait la rénovation de… 200 000 logements – et nous savons que le gouvernement n’arrive même pas réaliser ses objectifs ! Pour 2023, ce sera donc une goutte d’eau dans un océan de besoins. Affligeant.

Le couperet s’annonce sévère dans l’enseignement scolaire : entre 8000 et 11 000 postes vont être supprimés. Souvenez-vous, Gabriel Attal disait le 9 janvier 2024 : « Je réaffirme l’école comme la mère de nos batailles à qui je donnerai tous les moyens nécessaires pour réussir ». Balivernes.

Pour moitié des 10 milliards annoncés, Bruno Le Maire prévient qu’il va couper dans le budget de fonctionnement. Pour l’essentiel, il s’agira donc d’emplois publics. Le couperet s’annonce sévère dans l’enseignement scolaire : entre 8000 et 11 000 postes vont être supprimés. Souvenez-vous, Gabriel Attal disait le 9 janvier 2024 : « Je réaffirme l’école comme la mère de nos batailles à qui je donnerai tous les moyens nécessaires pour réussir ». Balivernes. La recherche va prendre également très cher, avec une suppression de 904 millions. Alors que l’on nous fait de grands discours sur la formation professionnelle, le budget dédié se trouve attaqué. Quant à l’aide au développement et la diplomatie, elle sera également sabrée. À ce compte-là, nous sommes très loin d’avoir un autre projet à l’échelle internationale que la vente d’armes et les accords de libre-échange. Consternant. 

Au total, des missions d’intérêt général sont maltraitées pour des motifs dogmatiques. Seul un gouvernement totalement soumis aux normes de marché peut s’enferrer dans une telle voie. Et il ose le faire par la voie réglementaire, comme cela lui est possible sous la Vème République dont il est plus que temps de sortir. Mon collègue Éric Coquerel, président de la commission des finances à l’Assemblée nationale, vient de demander un projet de loi de finances rectificatif. Car il est inadmissible que de telles décisions soient prises par décret.

   mise en ligne le 22 février 2024

Au Panthéon, Manouchian
mis au supplice
du verbe macronien

Antoine Perraud sur www.mediapart.fr

La translation des restes de Missak et Mélinée Manouchian au Panthéon a donné lieu à deux ou trois moments magnifiques, dont « L’Affiche rouge » chantée par Feu! Chatterton. Néanmoins, tout fut terni par l’accaparement et l’embrouillamini du pouvoir.

Où est le peuple ? Voilà bientôt cent ans, le 23 novembre 1924, le cercueil de Jean Jaurès entrait au Panthéon. Parti de l’Assemblée nationale, il était accompagné d’une foule de prolétaires, avec en tête les mineurs de Carmaux. Le Paris bourgeois tremblait d’effroi, rappelle, dans La Gauche en France depuis 1900, un professeur à Sciences Po de l’autre siècle, Jean Touchard. Celui-ci, sur un balcon familial du boulevard Saint-Germain, avait alors assisté à la frousse de la haute.

Aucun danger pour Manouchian. Pas un chat ou presque : The show must go on, place aux seules caméras. À l’extérieur, il pleut et la foule n’est de toute façon pas prévue : persona non grata. À l’intérieur, sous la coupole du Panthéon, les huiles de la République patientent – un Lionel Jospin émacié et, côte à côte, mais qui n’ont rien à se dire, Édith Cresson et Laurent Fabius.

Il y a le Parti communiste réduit à Fabien Roussel. Au fond près du radiateur, des collégiens, filles et garçons, s’agitent en s’apercevant sur les écrans, comme dans un stade de football – la réalisation jouera au chat et à la souris toute la cérémonie avec une telle joie d’être filmés, interrompue dès qu’elle s’exprime.

En attendant, c’est l’heure de meubler. France 2 est sage comme une image et se lance dans du micro-trottoir avec la léthargie du pêcheur quand rien ne mord. CNews déroule avec vaillance sa propagande en plateau : « Patriotisme républicain qui fait défaut aujourd’hui […] La France n’est pas un droit. Il faut l’aimer pour obtenir la nationalité. On a trop octroyé. » Julien Dray, qui représente ici la gauche, ose ceci : « Ces étrangers n’aimaient pas seulement des paysages, mais ce que représentait symboliquement la France depuis la Révolution. » Un démon passe…

Voici le président de la République, qui s’est transporté sur place. La bibliothèque Sainte-Geneviève à main droite, il tourne le dos à la tour Clovis du lycée Henri-IV – où il accomplit une partie de sa scolarité dans les années 1990. Tout à l’heure, Patrick Bruel, qui suivit une partie de sa scolarité au lycée Henri-IV dans les années 1970 (en de plus petites classes), lira la lettre de Manouchian à Mélinée. On appelle cela l’entre-soi.

Sur « la place des grands hommes », le président se livre à son passe-temps favori depuis Henry Hermand – Daniel Cordier et quelques autres en firent les frais : le détournement de vieillards. Il embarque vers le saint des saints deux résistants communistes, chacun dans sa 98e année : Léon Landini et Robert Birenbaum. Une prise de guerre en temps de paix.

Sur CNews, alors que la présentatrice Laurence Ferrari fait les gros yeux à ceux « qui ont tendance à dénigrer et réviser notre histoire », l’un des commensaux de la chaîne Bolloré, Alexandre Devecchio, pérore ainsi : « Pour les jeunes qui ont du mal à s’intégrer, il y a là un récit national qui peut aider. » Et comme à CNews on stigmatise ceux qui ont tendance à réviser notre histoire, il est martelé une fois pour toutes que « la Résistance est venue de la droite et de l’Action française ».

Attention, ça commence ! Nous sommes « rue Edmond-Rostand » (c’est en réalité une place), assure France 2. Résonne l’appel aux morts devant une immense reproduction de l’Affiche rouge. La question d’époque, « Des libérateurs ? », qui surmontait les visages indomptables, appelait une objection voilà quatre-vingts ans. La réponse est à présent positive. Cela ne fait pas un pli. Et cela fait du bien.

« Mort pour la France »

Les noms des vingt et trois éclatent dans la nuit, par la voix de Serge Avédikian, qui met à chaque fois l’accent pour faire retentir, sous la pluie et les étoiles, toutes les consonances étrangères possibles. C’est beau et puissant. Avant que ne réponde, après chaque patronyme, un déchirant : « Mort pour la France. »

Et ce « mort pour la France », qui souvent ne veut pas dire grand-chose sur tant de monuments de la Grande Guerre – « On croit mourir pour la patrie mais on meurt pour les industriels », dénonçait Anatole France dans L’Humanité il y a tout juste un siècle –, ce « mort pour la France » sonne enfin juste.

Les deux cercueils de Missak et Mélinée sont ensuite hissés sur les épaules de soldats de la Légion étrangère − faisons mine de ne retenir de cette troupe d’assaut que sa qualité de Compagnon de la Libération. S’enclenche le fameux pas lent idoine : « Un, un, deux, trois. »

Des haltes sont prévues rue Soufflot. Ce sera le pire du « en même temps ». L’empilement rococo ; un p’tit côté « on trouve tout à la Samaritaine » ; du « en veux-tu en voilà ». Tout cela résulte sans doute de l’apport d’une fourmilière de conseillers du prince, qui n’ont pas compris l’essentiel : commémorer, c’est choisir.

Alors ignorons Ils sont tombés de Charles Aznavour entonné par… la maîtrise populaire de l’Opéra-Comique (bonjour les oxymores). Glissons sur une interprétation faussement polyphonique et résolument sirupeuse de La Complainte du partisan – alors que la musique d’Anna Marly et les paroles d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie, comme avait su les sublimer Leonard Cohen, empoignent en toute autre circonstance.

Le Chant des partisans, heureusement, résiste, s’impose et donne la chair de poule : « Ami si tu tombes un ami sort de l’ombre à ta place », avaient composé Kessel et Druon, en tapant en rythme sur une table, tels des proto-rappeurs, dans un modeste hôtel du Surrey. C’était en 1943, trois mois avant que Manouchian et les autres fussent coffrés.

Aujourd’hui, c’est le premier jour du Congrès antifasciste, qui se tient à la salle Pleyel.
Carnets de Missak Manouchian

Mais voici que Missak s’évade. Ce sont les mots de ses carnets qui s’échappent, par la voix de comédiens se passant le relais – Lisa Toromanian, ou encore le fabuleux Serge Bagdassarian de la Comédie-Française : « Aujourd’hui, j’ai déposé ma demande de naturalisation. » Manouchian est là, tout près, au Luxembourg, ce jardin qu’il aimait tant, quand il écrivit cela.

Ses mots s’élancent vers notre vil aujourd’hui. Des télescopages donnent aux vivants le courage de continuer le combat, face à la hure du lepénisme qui ne cesse de fouir le sol démocratique prêt à se dérober : « Aujourd’hui, c’est le premier jour du Congrès antifasciste, qui se tient à la salle Pleyel. »

Un programme de vie jaillit des carnets de Manouchian : « Se consacrer à la lutte sociale […] Un grand poème germe dans mon esprit. » Et soudain, neuf mots tout neufs, qui cinglent, comme pour décrire la cérémonie voulue par le pouvoir, cette panthéonisation tenue en lisière, sans le peuple, sans la révolte, sans l’internationalisme (terme interdit de séjour) : « Autour de moi, on dirait que chaque chose vieillit. »

La démonstration va en être donnée avec le discours du président Macron. Mais avant, il y aura eu un autre moment sublime, qui se hissa presque à la hauteur du thrène bramé ici même, en décembre 1964 – soixante ans déjà –, par André Malraux. Il y aura eu L’Affiche rouge d’Aragon-Ferré, chantée par Feu! Chatterton. Calme de possédés, frénésie cadavéreuse, typhon intime, souveraineté secrète. Rien ne parut plus beau, plus bouleversant, plus essentiel.

Subséquemment : trajectoire en toboggan ! Petite tribune, petit Macron. « Et toujours le même président », se cabre la France entière. La grandeur, c’est de déléguer. De Gaulle laissa donc la parole à Malraux. Il fallait toute la mauvaise foi et le vieux fond pétainiste d’Alain Robbe-Grillet pour oser proférer qu’un discours du ministre d’État chargé des affaires culturelles du général, « c’était pire qu’Adolf Hitler ! ».

Le 20 avril 1995, lors de la cérémonie de translation de Marie Curie, François Mitterrand, très malade mais enlevant son manteau parce que le président Lech Wałęsa avait ôté le sien sous le péristyle du Panthéon balayé par le vent : cela avait de la gueule.

Sous les yeux las et l’ouïe rebutée d’un public déçu d’avance, le président semble conjuguer sans fin le verbe récupérer. Je récupère, tu récupères, il récupère, nous récupérons…

En 1996, pour la panthéonisation d’André Malraux – commentée pour la télévision par un drôle de duo : Alain Peyrefitte et Régis Debray –, ce fut Maurice Schumann qui officia. Il était quasiment aveugle, mais fit semblant de lire un discours appris par cœur : « La mort, parce qu’elle a conféré l’éternité à son angoisse… » Chapeau bas !

Or voici qu’en ce 21 février 2024, Macron macronne. Ivre d’être soi-même et d’être là, il abuse des silences appelés soupirs en musique, il impose avec les mots qu’il enfile une sorte de rubato dégoulinant, à la manière de certains interprètes de Chopin avant guerre. Il regarde furtivement de côté puis semble se rengorger, en le pensant si fort que nous l’entendons : « L’ai-je bien prononcé ? »

Un vrai flipper à paroles

Tout est attendu, convenu, conformiste, superficiel, artificiel. Nous n’en pouvons plus d’entendre ce vieux disque rayé, dont nous anticipons chaque ficelle usée jusqu’à la corde. Le président paraphrase Aragon. Fier de sa culture de khâgneux endormi sur ses lauriers – le contraire de l’autodidacte Manouchian toujours sur le qui-vive sprirituel –, le locataire de l’Élysée fait fuser de ses fiches des citations qui partent dans tous les sens : un vrai flipper à paroles.

C’est répétitif et redondant, vain, à l’image d’un pan précédent de la cérémonie, quand le portique du Panthéon, transformé en fond d’écran ou en boule à neige à coups de pixels, résumait la vie de Manouchian. Mêlant le kitsch et l’empoignant, le politique et le folklorique. Pour qu’il n’en restât rien ; pour que tout s’annulât.

Emmanuel Macron arbore le masque de l’émotion. Son regard se voudrait à la fois lointain et intérieur. Il nous vend son labeur désincarné pour de l’inspiration tripale. Il met du cœur là où il n’y en a pas. Il joue l’empathie, toujours chez lui absente. Il simule l’émotion, feint les affects, prend ses vessies rhétoriques pour des lanternes oratoires et fait passer son indécrottable boursouflure pour simplicité bienveillante.

Cabotin odéonien qui ne dupe plus personne, il n’habite pas son texte. Sous les yeux las et l’ouïe rebutée d’un public déçu d’avance, il semble conjuguer sans fin le verbe récupérer. Je récupère, tu récupères, il récupère, nous récupérons…

« Insolents, tranquilles, libres », dit-il, comme pour dépolitiser ces militants si politiques. Puis il s’adresse à la dépouille : « Vous entrez ici toujours ivre de vos rêves. » Non, non et non : Manouchian n’était pas ivre de ses rêves, mais soucieux de ses combats.

France 2 pense à la suite et feuilletonnise déjà : la prochaine panthéonisation de Robert Badinter pose problème, puisque sa veuve entend reposer plus tard auprès de lui – toujours très délicat, le service public. CNews y va franco. On y cause « héroïsme patriotique ». On y entend : « Sauver la France », comme si, chez Bolloré, on reprenait un cantique du temps de l’ordre moral : « Sauvez, sauvez la France, au nom du Sacré Cœur. »

C’est encore plus retors. La chaîne d’extrême droite voudrait que nous nous enfonçassions ceci dans le crâne : « La victoire contre le nazisme a eu lieu, elle est acquise. Ce qui menace la France, l’ennemi mortel d’aujourd’hui, c’est contre quoi s’est dressé un autre héros : Arnaud Beltrame. » Mission accomplie : un officier supérieur de gendarmerie français vient d’être symboliquement substitué, en fin de cérémonie, à un militant communiste apatride d’origine arménienne.

Les images de la célébration qui s’achève laissent entrevoir, à droite de l’écran, sur la place du Panthéon, côté mairie du Ve arrondissement, des rangées de sombres berlines officielles. Après avoir rendu hommage à Missak et Mélinée Manouchian, après avoir vanté les FTP-MOI de la Résistance, nos excellences, qui roulent carrosse, vont partir derechef nous concocter des lois antisociales ; sans oublier de bien faire la courte échelle à l’extrême droite.


 


 

Manouchian au Panthéon :
le double jeu de Macron

Hugues Le Paige (journaliste-réalisateur) sur https://blogs.mediapart.fr/

L'entrée des Manouchian au Panthéon et l'hommage rendu aux Francs-tireurs et partisans − Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI) est une réparation tardive mais indispensable à leur égard. Elle illustre aussi le double langage d'Emmanuel Macron qui se sert de la politique mémorielle pour se refaire une virginité politique.

Qui ne se réjouirait pas de l’entrée de Missak Manouchian et de sa femme Mélinée au Panthéon ? Ouvrir les portails du temple de la République à l’un des responsables des Francs-tireurs et partisans − Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI) à qui la France avait refusé par deux fois d’accorder la nationalité est d’abord un acte de réparation[1]. Elle comble, au moins partiellement- le trou noir d’une mémoire historique jusque-là soigneusement entretenue par tous les pouvoirs de la République. Enfin, des communistes, des internationalistes, de toutes origines (Juifs — en majorité-, Arméniens, Espagnols, Italiens, Polonais, Roumains et tant d’autres) ont droit à la reconnaissance de leur combat et de leur sacrifice pour la France et un autre monde. Ce n’est pas rien quand on connaît la conception étroite et souvent partiale de l’histoire officielle de la résistance.

Oui, de ce point de vue, on ne peut que se réjouir de voir entrer au Panthéon celui qui incarne « L’Affiche Rouge », celle ou les nazis dénonçaient « l’armée du crime, commandée par des étrangers et inspirés par les Juifs ». Et pourtant ce geste décidé par le Président de la République charrie sa part d’ombre et de double jeu. Car c’est bien le même Macron qui vient de faire adopter une loi sur l’immigration dont le Rassemblement National a pu proclamer triomphalement qu’elle représentait sa « victoire idéologique ». L’introduction de la préférence nationale, la mise en cause du droit du sol, l’alignement sur toutes les mesures réclamées à cor et à cri par l’extrême droite qui dicte désormais sa loi à la droite traditionnelle, le tout sur le regard complice du macronisme : voilà qui corrompt l’initiative mémorielle du chef de l’État. Emmanuel Macron est coutumier du fait : il sait utiliser la mémoire, le seul domaine où il affirme des principes, pour tenter de se refaire une virginité politique, mais du même coup il prend le risque de dénaturer la portée de ses propres initiatives.

La seule présence de Marine Le Pen ce 21 février au Panthéon en est la preuve. Par l’incessante pratique tacticienne de la triangulation, de la manipulation et de la confusion politique permanente, Macron a pris le risque de faire du Rassemblement National le maître du jeu et sans doute le futur vainqueur des prochaines échéances électorales alors qu’il avait été élu pour lui faire barrage. L’opportunisme présidentiel lui tient lieu de projet et les coups médiatiques remplacent les valeurs qu’il prétend porter.

Cela n’enlève rien à l’importance symbolique et historique de l’entrée des Manouchian au Panthéon même si d’autres parrains leur auraient fait honneur.

[1] Dans son discours au Panthéon, ce 21 février, Emmanuel Macron a regretté que « La France ait alors oublié sa vocation d’asile ». Et aujourd’hui ? Toute son intervention en hommage à Manouchian et à ses camarades contredisait la politique menée par  ses gouvernements. Double langage qui lui a aussi permis de saluer les communistes comme ceux-ci ne l’ont jamais entendu. "Est-ce  ainsi que les hommes font de la politique ?"  (pour ceux qui ont entendu le discours macronien…)


 


 

Manouchian :
la police française
insulte la mémoire
des résistants communistes

Olivier Doubre  sur www.politis.fr

Lors de la cérémonie d’entrée au Panthéon des héros de la Résistance immigrée communiste et internationaliste, Mélinée et Missak Manouchian, la police parisienne a empêché toute manifestation populaire d’antifascisme ou d’appartenance politique dans la foule. Récit.

Quelques minutes après 19 heures, mercredi 21 février. Les cercueils de Mélinée et Missak Manouchian remontent la rue Soufflot vers le Panthéon, portés par des soldats de la Légion étrangère, sous une pluie battante qui ne veut pas cesser. Ils s’arrêtent quelques mètres après le croisement avec la rue Saint-Jacques. L’émotion est palpable dans la foule, compacte, amassée derrière les barrières de sécurité. Des poings se lèvent.

Puis, de la terrasse d’un café qui jouxte le cortège, partent quelques cris : « Vive le combat antifasciste ! » ; « À bas le fascisme ! » puis, bientôt plus nombreux : « No pasarán ! » 
Peu après la lecture d’extraits des carnets de Missak Manouchian, les cercueils reprennent leur montée vers la cathédrale laïque en haut de la rue. Sous les applaudissements du public, nombreux, massé de chaque côté de la chaussée. Et le « Chant des partisans » alors de s’élever, interprété par le chœur de la Garde républicaine.

Mais à peine deux minutes plus tard, trois agents de la police parisienne en uniforme, dont l’un est même cagoulé, entrent dans le petit espace clos et bondé de la terrasse couverte du café d’où sont partis les quelques slogans criés joyeusement durant moins d’une minute. Contrôle des papiers, questions agressives pour les quelques « criards » qu’ils avaient dû repérer du dehors, à travers les vitres détrempées de la terrasse abritée.

Contrôle d’identité et confiscation des drapeaux

Les regards fixent les agents. Les papiers d’identité de quelques « suspects » sont examinés. Jusqu’à ce que les agents invitent vertement deux d’entre eux à les suivre à l’extérieur. On ne les reverra pas. Sans que l’on puisse en savoir davantage sur la suite de leur soirée. Beaucoup des témoins présents échangent et expriment alors, prudents, sans trop d’éclats de voix, d’une table à l’autre de la terrasse du café, leur révolte devant la scène à laquelle ils viennent d’assister. 


On peine à croire que dans de telles circonstances, la police française ait conservé certaines de ses ‘bonnes’ vieilles habitudes.

Quelques dizaines de mètres plus bas, à l’angle de la rue Soufflot et du boulevard St-Michel, avait lieu à peu près simultanément une autre intervention des agents de police. Avec quelques drapeaux du PCF, une poignée de militants s’était rassemblée au bas de la rue Soufflot. Là où les soldats de la Légion étrangère allaient bientôt porter les dépouilles du couple de résistants communistes arméniens des FTP-MOI jusque devant la tribune où sont rassemblés les familles des défunts et les corps constitués de la République – dont la présidente du groupe parlementaire du Rassemblement national, Marine Le Pen.

Au moment où allait débuter la cérémonie, des policiers se sont empressés de venir confisquer à ces militants leurs drapeaux tricolores et ceux de leur parti. Sans doute pour ne pas faire tache sur les vidéos de l’événement, retransmises sur écrans géants devant la foule imposante venue rendre un dernier hommage aux résistants immigrés, exécutés jour pour jour il y a 80 ans. On peine à croire que dans de telles circonstances, la police française ait conservé certaines de ses « bonnes » vieilles habitudes.

  mise en ligne le 22 février 2024

Ukraine :
après deux ans de guerre,
le spectre de la défaite

Pierre Barbancey Christophe Deroubaix Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Depuis l’invasion par la Russie, le 24 février 2022, les Ukrainiens ont résisté malgré des pertes considérables. L’année 2023 a été marquée par plusieurs échecs et un enlisement du conflit. Certains observateurs craignent que l’essoufflement conduise à des défaites plus prononcées pour le pays lors de la troisième année de conflit.

Depuis l’invasion russe, le 24 février 2022, 729 jours de combats se sont écoulés. La fatigue et l’usure se font sentir parmi les troupes ukrainiennes et russes. Alors que les deux pays se dirigent vers une troisième année de guerre, les pertes – morts, blessés et disparus – dépasseraient le chiffre de 700 000, selon diverses sources de renseignements. Un fardeau énorme pour les deux sociétés. L’Ukraine, avec ses 40 millions d’habitants dont 10 millions partis en exil, en paie le prix fort.

La fin d’un an de bras de fer

Sur le terrain, malgré les échecs de la contre-offensive de Kiev au printemps, les gains russes comme à Avdiivka demeurent limités. Si certains anticipent un enlisement sur le long terme, d’autres observateurs, dont le général Olivier Kempf, directeur du cabinet de synthèse stratégique La Vigie, alertent sur un succès révélateur sur l’état des troupes ukrainiennes qui, « dans cette guerre d’usure, semblent davantage touchées par l’attrition que les Russes ».

Le chercheur associé à Fondation pour la recherche stratégique poursuit : cette bataille « vient clore une année de bras de fer. En février 2023, les Ukrainiens sortaient de la reprise de la rive droite du Dniepr et de la saisie de positions à l’est de l’Oskil. Ils recevaient des matériels occidentaux en nombre et l’état d’esprit était fort optimiste. Chacun croyait à leur victoire. Puis il y eut la contre-offensive en juin, son échec patent dès le mois d’août, puis la reprise de la poussée russe dès octobre. La prise d’Avdiivka conclut donc un cycle qui a inversé les rapports de force et les perceptions ».

Face à cette situation, si le soutien des Européens reste massif, à peine 10 % pensent désormais que l’Ukraine peut vaincre la Russie, selon une enquête de YouGov et Datapraxis pour le centre de recherche Conseil européen des relations internationales (ECFR). Le sondage diffusé ce 21 février par The Guardian, a été mené dans douze pays de l’Union européenne (Allemagne, Autriche, Espagne, France, Grèce, Hongrie, Italie, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie, Suède).

L’un des auteurs du rapport, Mark Leonard, de l’ECFR, estime que la plupart des Européens « veulent désespérément empêcher une victoire russe » mais ne croient pas que Kiev puisse gagner militairement. L’argument le plus convaincant pour une opinion de plus en plus sceptique est que la poursuite de l’aide « pourrait conduire à une paix durable et négociée qui favorise Kiev (…) plutôt qu’une victoire de Poutine ».

Vers un conflit gelé ?

Les négociations entre les deux pays semblent peu probables. Dans un entretien accordé à la chaîne de télévision Rossiya 1, le 18 février, Vladimir Poutine a réaffirmé que « ce qui se passe » en Ukraine est une « question de vie ou de mort » pour la Russie. Le président russe a expliqué vouloir faire « comprendre notre état d’esprit, comprendre à quel point ce qui se passe autour de l’Ukraine est sensible et important pour notre pays ». Plusieurs diplomates constatent que l’impasse actuelle risque de déboucher sur un conflit gelé.

L’efficacité des livraisons d’armes supplémentaires promises par les Occidentaux ne modifierait pas en profondeur le champ de bataille. « Rien de tout cela n’a en réalité vraiment fonctionné. Certains continuent aujourd’hui de fantasmer sur l’arrivée des F-16, mais leur apparition en 2024 ne devrait pas non plus changer le cours du conflit », note Igor Delanoë de l’Observatoire franco-russe.

De son côté, le général Olivier Kempf se montre plus inquiet : « Il n’est aujourd’hui plus sûr que l’Ukraine puisse résister tout au long de 2024 en attendant que les prochains renforts (F-16 ou autres) arrivent et rééquilibrent le rapport de force (…). Car une guerre d’usure est une guerre de logistique. L’Ukraine manque de tout et l’Europe ne lui donnera pas tout cela, car cela aurait signifié une montée en puissance de l’appareil industriel. »

Un bloc occidental soudé mais isolé

Pour les États-Unis, l’invasion de l’Ukraine par la Russie représente toujours deux ans après une contrainte et une aubaine. Elle est intervenue alors que l’administration Biden voulait accélérer le « pivot asiatique » décidé sous la présidence de Barack Obama.

Ce virage stratégique reposait sur un double constat : l’échec des guerres de Bush et une montée en puissance de la Chine supérieure à ce que les élites américaines avaient prévu dans les années 1990. Il vise à délaisser les « terrains » habituels (Europe et Moyen-Orient) afin de se concentrer sur l’Indo-Pacifique, épicentre de la rivalité entre les États-Unis et la Chine.

Dès l’entrée des chars russes en Ukraine, Joe Biden décide de peser en faveur de Kiev tout en voulant éviter d’apparaître comme un cobelligérant face à la puissance nucléaire qu’est la Russie. Il tente, ces jours-ci, de faire avaliser par le Congrès une nouvelle aide de 60 milliards de dollars.

Pour le président alors en fonction depuis un an, cette guerre est aussi le moyen de résumer la géopolitique mondiale en un conflit entre les démocraties et les régimes autoritaires, et d’englober dans cette dernière catégorie la Russie de Poutine, mais aussi et surtout la Chine de Xi Jinping.

Côté européen, on a répondu dans le désordre, mais plutôt sur le registre d’un alignement atlantiste. Emmanuel Macron a multiplié les zigzags diplomatiques mais a finalement décidé que la France rejoindrait la cohorte des pays gonflant leurs budgets de défense.

Avec ses récents propos sur l’Otan, Donald Trump a donné du grain à moudre aux adeptes d’une Europe de la défense, au premier rang desquels le président de la République. Face à la « menace russe », le « bloc » des pays occidentaux s’est donc à la fois ressoudé derrière le leadership américain, mais aussi isolé sur la scène internationale, en raison de son soutien inconditionnel au gouvernement de Benyamin Netanyahou.

Le Sud global face à l’impasse de la guerre

La résolution du 2 mars 2022 des Nations unies qui « déplore dans les termes les plus énergiques l’agression commise par la Fédération de Russie contre l’Ukraine » a été votée par 141 États ; seuls 5 s’y sont opposés (Russie, Biélorussie, Érythrée, Corée du Nord, Syrie) et 35 se sont abstenus dont la Chine, l’Inde, l’Iran et plusieurs États africains.

Au-delà des chiffres, le nombre d’abstentions a retenu l’attention, notamment parmi les pays du continent africain. Et parmi ceux qui ont approuvé la résolution, très peu ont suivi la campagne de sanctions engagée contre la Russie par les États-Unis et les pays de l’Union européenne (UE).

Deux ans après le déclenchement de la guerre en Ukraine, les positions des uns et des autres n’ont guère changé. Mais l’« apparition publique » de ce qu’on appelle le Sud global, en opposition à un Nord occidentalisé, n’est pas sans conséquence sur la marche du monde.

Ce positionnement a sonné le glas de l’hégémonie des grands pays développés. « Ce sont les Occidentaux qui imposent leurs sanctions au reste du monde. Si vous ne ressentez pas à quel point cette politique-là fait monter un ressentiment contre nous, vous ne voyez pas arriver l’orage qui va s’abattre sur l’Europe », a même prévenu François Fillon, auditionné à l’Assemblée nationale, le 2 mai 2023.

La réussite du sommet des Brics (Brésil, Russie Inde, Chine et Afrique du Sud) et son élargissement dans le cadre d’un processus visant à s’exonérer du dollar comme monnaie d’échange commercial et à contourner le Fonds monétaire international, a précisé les choses. Cette fracture entre les pays occidentaux et le reste du monde s’est aggravée depuis le 7 octobre, avec l’attaque sanglante du Hamas et la terrible réplique israélienne contre la population de Gaza.

Une guerre menée avec le soutien des États-Unis et sans que les mêmes pays occidentaux ne prennent la moindre sanction contre Israël, comme ils ont pourtant su le faire avec célérité contre Moscou. Ce « deux poids, deux mesures » s’est transformé en affrontement de conceptions différentes des relations internationales.

Que l’Afrique du Sud soit le pays qui a saisi la Cour internationale de justice face à un possible génocide en cours dans la bande de Gaza ne doit rien au hasard. Reste maintenant à savoir si cette dichotomie aura une influence sur le règlement de la guerre en Ukraine.


 


 

Ukraine : l’appel à la raison
des militants de la paix

Bruno Odent sur www.humanite.fr

Les pacifistes européens dénoncent l’immense danger que représente la fuite en avant guerrière présentée par le bloc occidental comme la seule solution au conflit ukrainien

Ils étaient plusieurs milliers le week-end dernier dans les rues de Munich à rejeter Poutine et l’Otan dos-à-dos comme responsables de la prolongation et des risques d’extension de la guerre en Ukraine. À l’appel de plusieurs dizaines d’organisations regroupées au sein de l’alliance allemande pour la paix, ils ont fustigé la conception dominante et unique établie par les dirigeants occidentaux qui s’étaient donné rendez-vous pour la conférence de Munich sur la sécurité. « La stratégie qui présente la surenchère guerrière comme la seule solution au conflit ukrainien est criminelle et porteuse de lourds risques pour l’ensemble de l’humanité », explique Norbert Blume, dirigeant de l’alliance pacifique de cette ville allemande. Il prend ouvertement le contrepied des multiples appels à l’escalade militaire et revendique que soit « remise enfin sur le devant de la scène une négociation diplomatique sous l’égide de l’ONU ».

Cette démarche a quasiment pris une dimension iconoclaste tant elle se démarque des positions bellicistes présentées comme seule réponse possible à la situation par l’immense majorité de la presse européenne. Les tentatives avançant un plan de paix sous l’égide des Nations unies, qu’elles viennent de la Chine, du pape François, du Brésil ou de l’Indonésie, ont été systématiquement disqualifiées ou traitées par le mépris par les Occidentaux et les lobbies du surarmement.

Des interventions volontairement alarmistes

Le dirigeant français du Mouvement de la paix, Daniel Durand, dénonce un usage sans discernement « de tous les vieux poncifs de la propagande de guerre ». Il cite les interventions volontairement alarmistes de dirigeants politiques européens, comme le ministre allemand de la Défense, Boris Pistorius (SPD), qui envisage un inévitable élargissement du conflit impliquant une confrontation directe de l’Otan avec la Russie d’ici cinq ans. Ils « s’inscrivent donc dans une fuite en avant de production et de livraisons d’armes ». En lieu et place de cette escalade, il faudrait s’inscrire dans une tout autre logique, précise Daniel Durand, « pour en revenir enfin à la raison »1.

Cette guerre révèle de plus en plus sa dimension interimpérialiste. Déclenchée par l’agression de Poutine, elle est aussi la conséquence de la forfaiture de Washington et de dirigeants occidentaux qui s’étaient engagés auprès de Mikhail Gorbatchev à ce que la zone d’influence de l’Otan ne dépasse pas l’Elbe, comme l’ont mis au jour les révélations, jamais démenties, publiées par le magazine allemand Der Spiegel2.

En deux ans, la guerre aurait coûté la vie à quelque 300 000 militaires des deux côtés

Il serait temps de trouver une issue négociée, sous égide de l’ONU, à un conflit dont les aspects les plus lugubres, avec le gel actuel des fronts sur des centaines de kilomètres de tranchées, revêtent la physionomie de la boucherie de la Première Guerre mondiale. En deux ans, la guerre aurait coûté la vie à quelque 300 000 militaires – dont les deux tiers seraient russes – et à quelque 10 000 civils ukrainiens, selon les services de renseignement états-uniens,

Au Parlement européen, la députée irlandaise Clare Daly, du groupe The Left (la gauche), souligne « l’urgence d’un cessez-le-feu ». Elle s’insurge contre le bellicisme de la présidente de la commission, Ursula von der Leyen, pour réclamer, à l’inverse, une intervention de l’Europe qui permette enfin de déboucher « sur un vrai processus de paix ».

Note :

  1. On lira avec beaucoup d’intérêt le dernier article de Daniel Durand sur son blog : https://culturedepaix.blogspot.com/2024/02/ukraine-la-paix-but-central-de-notre.html.

  2. Der Spiegel du 18 février 2022 appuyait ses révélations sur des documents retrouvés dans les archives britanniques.

 

  mise en ligne le 21 février 2024

Israël ne cible pas l’UNRWA
mais le droit au retour

Ayman Al-Sayyad Journaliste et ancien conseiller du président de la République égyptien (2012) sur https://orientxxi.info/ traduit de l’arabe par Nada Ghosn.

En accusant sans preuves une partie du personnel de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) d’avoir participé à l’opération du 7 octobre, le gouvernement israélien tente de marginaliser la question des réfugiés palestiniens et de remettre en question le droit au retour. C’est également une manière de faire oublier que le pays s’est créé sur la base d’un nettoyage ethnique.

Le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a été on ne peut plus clair lorsqu’il a déclaré, lors de sa rencontre avec une délégation d’ambassadeurs à l’Organisation des Nations unies (ONU), le 31 janvier 2024, que la mission de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) devait prendre fin, car elle ne fait selon lui que « maintenir vivante la question des réfugiés palestiniens, et il est temps que l’ONU et la communauté internationale comprennent que cela doit cesser ». Plusieurs pays occidentaux, avec en tête les États-Unis, se sont alors empressés de prendre des mesures pour aider Nétanyahou à atteindre son objectif ultime : abolir l’UNRWA ou plutôt le principe juridique à l’origine de son existence.

Outre la tentative de semer le doute sur l’intégrité des rapports de l’UNRWA et des organisations apparentées – au lendemain de l’ordonnance de la Cour internationale de justice (CIJ) du 26 janvier, qui reposait en grande partie sur ses rapports -, la déclaration de Nétanyahou révèle le véritable objectif stratégique de la violente campagne israélienne contre l’organisation, durant laquelle Israël a accusé 12 de ses employés d’avoir participé aux attaques du 7 octobre, ou d’avoir exprimé leur joie à la suite de l’événement. Rappelons que ces accusations concernent seulement douze individus sur plus des treize mille travailleurs que compte l’organisation.

L’institutionnalisation d’un droit

Le Premier ministre israélien réitère ainsi une position israélienne bien ancrée sur la question des réfugiés et du droit au retour, qu’Israël perçoit comme une menace tant au niveau historique que géographique. Le simple fait de rappeler la question des réfugiés de 1948 saperait ainsi les fondements sur lesquels l’État d’Israël a été créé. Quant au droit au retour des réfugiés, quelles que soient les solutions précédemment proposées le concernant dans le cadre des Accords d’Oslo, il aurait certainement un impact géographique et démographique qui changerait toutes les équations sur le terrain.

En effaçant la question des réfugiés palestiniens, les Israéliens veulent perpétuer le mensonge « d’une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Et en essayant d’abolir l’UNRWA, les Israéliens tentent de faire oublier au monde entier comment leur État a été créé, soit à travers un processus de nettoyage ethnique et le déplacement de 750 000 Palestiniens, même s’ils cherchent à l’oublier eux-mêmes.

On peut citer ici une étude publiée en 1994 par le Centre d’études stratégiques de l’Université de Tel-Aviv, réalisée par Shlomo Gazit qui a été entre 1974 et 1978 chef du renseignement militaire après voir travaillé comme coordinateur des activités dans les territoires occupés. Cette recherche, qui faisait partie d’un ensemble de documents établis en prévision de possibles négociations fixées par Oslo sur une solution permanente, était consacrée exclusivement au « problème des réfugiés palestiniens ».

La question des réfugiés figurait officiellement parmi les questions liées à une solution permanente, censée être discutée à partir de mai 1996 selon l’agenda décidé à Oslo, négociations que les tergiversations israéliennes sont parvenues à empêcher pendant plus de cinq décennies, à savoir depuis 1948.

En préparation de ce qui pourrait être (mais n’a jamais été) les négociations d’Oslo sur une solution permanente, Shlomo Gazit prévient le futur négociateur israélien que la première étape devrait inclure « l’abolition de l’UNRWA » et le transfert de la responsabilité des camps aux pays hôtes. Il s’agissait là d’abolir le « statut légal/officiel » des réfugiés qui permet aux Palestiniens d’acquérir le « droit au retour », conformément à la résolution n°194 de l’Assemblée générale des Nations Unies (11 décembre 1948), stipulant dans son onzième article que l’Assemblée générale :

« décide qu’il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent, de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers et pour tout bien perdu ou endommagé lorsque, en vertu des principes du droit international ou en équité, cette perte ou ce dommage doit être réparé par les Gouvernements ou autorités responsables. »

Or, d’un point de vue purement juridique, la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU est toujours valable et la communauté internationale n’a pris aucune décision ultérieure pour l’annuler ou la modifier.

Même si personne dans les gouvernements arabes ne se soucie de cette question ou fasse les efforts nécessaires pour activer (ou du moins rappeler) les résolutions internationales, le fait est que Nétanyahou, comme ses prédécesseurs, n’a pas oublié que l’UNRWA, de par son statut juridique, est l’agence qui consolide le statut juridique des réfugiés en accordant la carte de réfugié, et en établissant les camps de réfugiés comme des unités échappant à la responsabilité des États hôtes, et distincts de leur environnement naturel, avec toutes les conséquences juridiques que cela entraîne.

Une position historique

Tout comme son prédécesseur Naftali Bennett, qui a tenu des propos similaires lors d’une interview sur CNN le 2 février 2024, Nétanyahou ne fait ici que reprendre d’anciennes positions israéliennes. L’on se souvient d’une première proposition américaine en 1949, stipulant qu’Israël autorise le retour d’un tiers du nombre total de réfugiés palestiniens, « à condition que le gouvernement américain prenne en charge les dépenses liées à la réinstallation du reste des réfugiés dans les pays arabes voisins ». Cependant, David Ben Gourion, fondateur de l’État d’Israël et son premier Premier ministre d’alors, avait rapidement rejeté la proposition américaine, avant même que les pays arabes concernés ne se soient prononcés.

Il n’y a donc rien de surprenant dans la position israélienne qui se perpétue de Ben Gourion à Nétanyahou, dans la mesure où la reconnaissance par Israël du droit des réfugiés impliquerait une reconnaissance de sa responsabilité dans l’émergence du problème et ce qui en découle légalement, c’est-à-dire le droit au retour. Rien de surprenant non plus dans la position du leader israélien à l’égard de l’UNRWA, qui est l’incarnation juridique du problème des réfugiés.

Au moment de la création de l’UNRWA, on pensait que cette agence serait « temporaire », en vertu des deux résolutions de l’Assemblée générale la créant (résolution 212 en novembre 1948 et résolution 302 en décembre 1949). Son travail, voire son existence même, devait prendre fin lorsque les réfugiés palestiniens dont elle s’occupait retourneraient dans leurs maisons et sur leurs terres saisies par les milices sionistes en 1948. Au lieu de cela, leur nombre a augmenté à mesure que l’État d’Israël s’est emparé de davantage de territoire pendant la guerre de 1967. Puis Nétanyahou est venu tenter de mettre fin à ce problème de réfugiés, non pas en leur permettant de rentrer dans leurs foyers, comme cela semblerait être la solution naturelle face à un tel problème, mais en éliminant l’organisation internationale qui « rappelle leur existence ».

En conclusion, la campagne israélienne contre l’UNRWA a plusieurs objectifs, dont deux principaux. Elle a tout d’abord un objectif immédiat qui, comme le soutient l’éminent professeur d’histoire anglo-israélien Avi Shlaim, est lié à la décision de la CIJ. En prévision des prochaines délibérations de celle-ci, la campagne israélienne entend déformer l’image de l’UNRWA, intimider ses responsables et les pousser à garder le silence sur les violations israéliennes qui n’ont pas cessé, en plus de saper la crédibilité de ses rapports et déclarations sur lesquels le tribunal s’est appuyé dans sa décision initiale. Très probablement, comme le font habituellement les avocats du mensonge lorsqu’ils manquent de preuves, ce sera la principale carte présentée par la défense israélienne à la reprise de l’audience (au moins pour des raisons de propagande). Le deuxième objectif de la campagne israélienne est stratégique, avec un impact plus profond. Il s’agit d’une tentative nouvelle et ancienne d’effacer totalement la question des réfugiés qui, du point de vue du droit international, est toujours d’actualité et n’a pas encore été éliminée.

Bien que Nétanyahou veuille faire oublier la question des réfugiés, avec toutes ses dimensions juridiques et humanitaires, sa position sur l’UNRWA et sa déclaration claire à ce sujet révèlent qu’à l’instar d’autres porteurs de l’étendard du sionisme comme idée et stratégie, il n’a pas oublié ce qui est dit dans les statuts de l’agence des Nations unies sur la définition du réfugié ; il peut être attribué à toute personne :

« qui a eu sa résidence normale en Palestine pendant deux ans au moins avant le conflit de 1948 et qui, en raison de ce conflit, a perdu à la fois son foyer et ses moyens d’existence, et a trouvé refuge, en 1948, dans l’un des pays où l’UNRWA assure ses secours »

Selon les registres de l’UNRWA, le nombre de réfugiés palestiniens dépasse les six millions. Ce chiffre serait donc une menace démographique pour le sionisme ? L’idée, la stratégie (et l’État) d’Israël seraient-ils au-dessus de toute tentative de porter cette question là où le droit international pourrait être applicable — et efficace ?

  mise en ligne le 21 février 2024

Jeux olympiques :
Paris aussi veut
« cacher les pauvres »

Faïza Zerouala sur www.mediapart.fr

Les villes organisatrices des JO ont toujours veillé à éloigner les populations jugées indésirables du cœur de la compétition. Paris n’y échappera pas car c’est « hélas gravé dans l’ADN des Jeux », dénoncent des militants canadiens et français.

Il n’y a aucune raison que Paris fasse exception. Comme lors des précédentes éditions, la capitale française veut présenter au monde entier son image la plus flatteuse à l’occasion des Jeux olympiques et paralympiques qui vont se tenir à l’été prochain. Quitte à opérer un « nettoyage social », selon l’expression des associations d’aide aux personnes précaires, en alerte maximale avant cet événement de masse aux importants enjeux financiers. 

C’est ce que craint Paul Alauzy, coordinateur de Médecins du monde et porte-parole du Revers de la médaille, qui réunit quatre-vingts associations et ONG françaises travaillant avec des personnes en situation de précarité, déterminé à dénoncer le côté sombre de la compétition mondiale. Le collectif a invité une délégation venue témoigner de ce qu’a vécu la population de Vancouver (Canada) lors de la préparation des JO d’hiver de 2010.

Nathan Crompton est l’un d’entre eux. Historien et militant, il travaille dans une association qui vise à la réduction des risques chez les usagers de drogue. À ses yeux, l’inquiétude des associations est légitime, car il a vu les déplacements de population se produire à Vancouver. Il doute que les Jeux de Paris diffèrent en matière de traitement des personnes sans abri et des exclu·es. 

À Vancouver, la pression était intense dès 2009, se remémore-t-il. Un campement de tentes avec près de deux cents personnes s’était installé sur un site qui serait utilisé un an plus tard dans le cadre des JO. Après plusieurs semaines de négociations et de lutte avec la municipalité, les personnes avaient été orientées vers des foyers d’hébergement au confort spartiate. « C’était une petite victoire, mais pas tant que ça. » Les militant·es ont compris que les mois suivants allaient être compliqués.

Plus largement, dans les années qui ont précédé, un processus de « criminalisation » s’était développé dans les quartiers défavorisés. Nathan Crompton raconte que pléthore d’amendes ont été distribuées aux vendeurs à la sauvette. « Ils ont même modifié la loi pour pouvoir verbaliser les personnes qui traversaient en dehors des passages piétons et celles qui étaient dans la rue, qui avaient l’air pauvres ou urinaient dehors. » Plusieurs se sont retrouvées avec des piles d’amendes impossibles à payer.

Enquête indépendante

La mise en œuvre de l’Assistance Shelter Act (ASA) à l’automne 2009 avait fait scandale, et la loi avait même été rebaptisée par ses opposants l’« Olympic Kidnapping Act ». Elle prévoyait qu’en cas de conditions météorologiques extrêmes, les sans-abri pouvaient être conduits avec une « force raisonnable » dans des centres d’hébergement d’urgence.

Les militants comme Nathan Crompton considèrent qu’il s’agissait surtout de « débarrasser les rues des sans-abri ». Car les températures rudes ne sont pas apparues avec les Jeux olympiques, souligne-t-il. Dave, l’un des membres de la délégation canadienne, sans-abri à Vancouver à l’époque, rapporte que la police proposait 50 ou 100 dollars aux personnes à la rue en échange d’un départ de la ville.

Melora Koepke, géographe urbaine, chercheuse à l’université Paris-Est-Créteil, travaille sur la gestion des espaces publics en temps de crise. Elle a accompagné la délégation de Vancouver lors de sa semaine parisienne. Ses observations de terrain se sont déroulées dans le nord-est de Paris, en particulier porte de La Chapelle, l’un des endroits clés des JO avec l’Arena construite pour cette occasion. Elle voit des points communs avec la situation de Vancouver.

Elle a pu observer les changements au fil des mois dans la capitale. Notamment sur le nombre de contrôles policiers, en augmentation. « Il y en avait une fois par semaine, une fois par mois. Désormais les sans-abri, les travailleuses du sexe, les usagers de drogues disent que cela se produit plus souvent, plusieurs fois par semaine. »

Le Revers de la médaille dénonce depuis plusieurs mois déjà les démantèlements de campements informels en région parisienne, les déplacements des personnes sans abri vers les « sas » régionaux en province, les évacuations de foyers de travailleurs immigrés ou l’interdiction de distributions alimentaires. 

En avril 2023, par exemple, le squat Unibéton, qui abritait 400 personnes à l’Île-Saint-Denis, a été démantelé. Le collectif Schaeffer a compté que plus de 4 000 ressortissant·es de pays africains ont été déplacés de la Seine-Saint-Denis, pour les seuls squats et foyers de travailleurs migrants. Sans compter les personnes déplacées dans les « sas » d’hébergement régionaux ouverts au printemps 2023.

Le Secours catholique sonne la même alerte et s’apprête à publier un plaidoyer appelant à prendre en compte « les oublié·es de la fête ». L’association déplore que « la France s’apprête à mettre la poussière de la pauvreté sous le tapis, plutôt que de tenir la promesse de Jeux solidaires. »

Les associations établissent un lien avec les Jeux olympiques, en raison de la concomitance de ces expulsions avec l’événement, même si la préfecture de la région Île-de-France a démenti ces accusations. Elle assure au contraire « proposer des places qualitatives à des personnes qui sont à la rue », et « faire un travail social de fond »

Des arguments peu convaincants visiblement, puisque fin janvier la Défenseure des droits, Claire Hédon, alertée par les associations membres de son comité d’entente Précarité, et par voie de presse, s’est autosaisie. Elle va mener une enquête indépendante pour évaluer les risques d’atteintes aux droits et libertés ainsi que d’éventuelles situations de discrimination dans le contexte de la préparation et de l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques.

Claire Hédon entend entre autres évaluer les risques de restriction de la liberté d’aller et venir dans les zones concernées par la compétition mais aussi de l’éviction de l’espace public de personnes jugées « indésirables » en amont des Jeux. Elle va aussi surveiller l’orientation des personnes sans abri vivant à Paris vers des sas d’accueil temporaires régionaux.  

En parallèle, des actions militantes commencent à être organisées pour dénoncer ces J.O.

Espace public contrôlé

Outre Vancouver, d’autres précédents ont été relevés au fil du temps. C’est ce qu’a mis en lumière un rapport de 2007 d’une organisation de défense des droits au logement basée à Genève, qui a fermé ses portes en 2014 (du nom de Centre on Housing Rights and Evictions). Elle s’est intéressée à sept olympiades, entre 1980 et 2007. Son constat est implacable : « Dans l’ensemble, pour les pauvres et les marginaux, les Jeux olympiques ont souvent été synonymes de précarité supplémentaire, notamment de vulnérabilité liée à la perte de leur logement et d’exposition à la violence. » 

L’association rappelle aussi que les Jeux olympiques « peuvent également servir de prétexte à l’expulsion de minorités ethniques » telles que celle de 2 700 Roms à Athènes en Grèce à l’occasion des JO en 2004.

C’est ce qu’a pu constater Jules Boykoff, professeur en science politique à la Pacific University dans l’Oregon, aux États-Unis. Il a décortiqué comment les Jeux affectent les classes sociales les plus défavorisées dans plusieurs publications, notamment dans un livre à paraître en mars (What Are the Olympics For, coécrit avec Dave Zirin).

L’enseignant états-unien s’est installé quelque temps à Londres en 2012, en amont de la compétition, et a fait de même à Rio de Janeiro en 2016. Auprès de Mediapart, il est formel : « Les Jeux olympiques sont une machine à amplifier les inégalités. » Il poursuit : « Il y a quelques tendances claires, par exemple [...] en 1988 pour les Jeux de Séoul, en Corée du Sud, plus de 700 000 personnes ont été déplacées pour faire place nette. Idem à Pékin, en Chine, en 2008 avec plus d’un million de personnes délogées. »

Ce n’est pas l’apanage des dictatures, reprend Jules Boykoff, convoquant l’exemple d’Atlanta (Géorgie), aux États-Unis, en 1996 : « Cette édition a été parmi les plus agressives vis-à-vis des plus pauvres. Beaucoup d’entre eux ont été envoyés à l’autre bout de la ville en bus ou vers l’Alabama ou la Floride. Des logements sociaux ont été détruits car la tendance commune des JO est de vouloir cacher les pauvres. »

En effet, dans la ville de Géorgie, trente mille familles pauvres ont été déplacées, en majorité des personnes africaines-américaines. Une organisation à but non lucratif a distribué des milliers de dollars de fonds accordés par les gouvernements locaux pour acheter des tickets de bus aller simple pour les pauvres et les sans-abri afin de leur faire quitter la ville pour les Jeux olympiques.

La tendance est si lourde qu’elle traverse les décennies, reprend Jules Boykoff. « J’étais à Tokyo en 2019, et j’ai interviewé deux femmes qui avaient été expulsées pour les Jeux olympiques de 1964. Et puis, elles ont été déplacées à nouveau à l’occasion de ceux de 2020 [qui ont finalement eu lieu un an plus tard en raison de la pandémie – ndlr]. »

À Vancouver, l’espace public a été contrôlé de toutes parts. « On était loin du compte en termes d’inclusion sociale », confirme l’urbaniste Irwin Oostindie, membre de la délégation canadienne et à l’époque en poste à la mairie. 

La ville, retrace-t-il, a réalisé toute une campagne en amont pour obtenir l’organisation des Jeux olympiques. Elle a intégré dans sa candidature officielle une série d’engagements visant à garantir que le logement de la population locale ne serait pas affecté de manière négative. « Il y a eu un marketing social avec la promesse d’être inclusifs comme Paris le fait mais, sur le terrain, on a plutôt assisté à un nettoyage et une militarisation de la ville. »

Irwin Oostindie développe : « Par exemple, après les Jeux, 27 000 nouveaux logements sociaux avaient été promis dans la ville. Mais il fallait rembourser la facture des JO, donc ils ont été vendus à un coût élevé et pas pour les plus pauvres. » Pour lui, c’est « une trahison claire » des promesses initialement formulées par la ville. 

« Dans l’ensemble, pour les pauvres et les marginaux, les Jeux olympiques ont souvent été synonymes de précarité supplémentaire, notamment de vulnérabilité liée à la perte de leur logement et d’exposition à la violence », confirmait encore le rapport suisse.

Dans un article baptisé « Restreindre le public dans l’espace public : Les Jeux olympiques de Londres 2012, l’hyper-sécurisation et la jeunesse marginalisée », les sociologues Jacqueline Kennelly et Paul Watt écrivent : « Contrairement à ce qu’affirment les organisateurs des Jeux olympiques de 2012 à Londres, qui se veulent une célébration pour tous, nous relatons l’expérience des jeunes à faibles revenus et à logement précaire, qui ont été exclus des avantages liés à la tenue des Jeux dans leur quartier. »

Les jeunes interrogés dans le cadre de cette enquête vivaient à Stratford, le principal centre-ville de l’arrondissement de Newham. Là se trouve le stade olympique où se sont déroulées de nombreuses épreuves des Jeux olympiques de 2012. Ils ont vu les travaux pour réparer les rues et routes d’ordinaire négligées. Ils ont vu leur quartier fleuri et les chewing-gums décollés des trottoirs. Mais cette énergie soudainement déployée leur laisse un goût amer, au regard de « la négligence de l’État à l’égard de leur propre situation ».

L’un d’entre eux fulmine : « Pourquoi a-t-il fallu les Jeux olympiques pour que ce quartier soit beau ? Avant, ce quartier était un trou à rats, personne ne s’intéressait à Stratford. »

Intensification du maintien de l’ordre

L’enjeu du logement et de l’environnement n’est pas anodin. Car l’un des autres effets pervers des JO dénoncé par les militants canadiens reste celui de l’embourgeoisement des quartiers ouvriers ou immigrés. Jules Boykoff l’a observé de ses yeux dans les quartiers populaires de Londres où se tenait la compétition.

Les secousses de ces transformations se sont fait ressentir des mois et des années plus tard. « Après les JO, des habitants de Newham, un quartier populaire de Londres, ont dû quitter leurs logements car les loyers devenaient trop chers, et le nombre de sans-abri a fortement augmenté. »

Cet embellissement s’est accompagné durant les JO d’une intensification du maintien de l’ordre et d’un ciblage lors de contrôles policiers, surtout pour les jeunes hommes noirs, décrivent les sociologues. Certains n’ont même pas pu jouir de la compétition et suivre les événements comme ils l’auraient souhaité.

Pour Jules Boykoff, le risque principal de « cet état d’exception durant lequel les règles normales de la politique ne s’appliquent pas » est qu’il perdure par-delà la période olympique. La vidéosurveillance développée à cette occasion n’est qu’un exemple parmi d’autres. La sécurité a été largement renforcée à Rio avec plus de 85 000 personnes dédiées.

La géographe Melora Koepke pense que les déplacements de population vont s’accélérer, à mesure que la compétition va approcher. Elle a assisté avant Noël à un transfert en région en bus et a vu les fonctionnaires de la préfecture de police « supplier les personnes d’aller à Strasbourg ». Certaines reviennent déjà, assure-t-elle. Elle pense aussi que de plus en plus de personnes étrangères vont être envoyées en centres de rétention administrative (CRA), le temps de la compétition.

Le Revers de la médaille s’attend d’ailleurs à ce que des arrêtés soient pris notamment contre la mendicité ou les travailleuses du sexe. Les conséquences des JO sur l’aide alimentaire ne sont pas neutres non plus, prophétise le porte-parole du collectif. Paul Alauzy pense que les distributions vont être interdites et que Médecins du monde va devoir fermer ou déplacer son centre de soins en Seine-Saint-Denis durant la compétition, car la circulation va être modifiée et il sera impossible de circuler librement.


 


 

Paris 2024 : « Ces JO ne peuvent pas devenir
un far west social »,
alerte Bernard Thibault

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

Bernard Thibault (ancien secrétaire général de la CGT) nous raconte comment il a participé à l’organisation des jeux Olympiques et Paralympiques, avec pour ambition d’y défendre l’intérêt des travailleurs.

Dans un livre à paraître ce vendredi 1, l’ancien secrétaire général de la CGT décrit les coulisses de l’élaboration des JO qui se tiennent cet été. En tant que coprésident du comité de suivi de la charte sociale des Jeux, signée par les organisations syndicales, patronales et les collectivités impliquées, Bernard Thibault s’était fixé pour mission de porter la voix des salariés. Un défi inédit.

Qu’est-ce qui vous a poussé à entamer l’aventure des jeux Olympiques ?

Bernard Thibault : Une conviction forte : les grands événements sportifs internationaux ne peuvent plus être des bulles exclusivement financières, où on ne se préoccupe pas des conditions sociales dans lesquelles ils se préparent. J’étais encore élu au conseil d’administration de l’Organisation internationale du travail (OIT) pendant la dernière Coupe du monde de football : pour nous, la désignation du Qatar comme pays hôte a constitué un véritable scandale.

Nous savions dès le départ (le Qatar a été désigné en 2010 – NDLR) que ce pays allait surexploiter dans des conditions infâmes des travailleurs immigrés pour construire les infrastructures nécessaires. Cela s’est vérifié. Plusieurs milliers de personnes ont trouvé la mort sur les chantiers.

Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui vous ont accusé d’avoir servi de « caution sociale » à ce gigantesque événement marchand que sont devenus les JO ?

Bernard Thibault : UEn 2018, une journaliste a commenté ma désignation par cette phrase : « Le comité d’organisation des JO s’assure la paix sociale. » La publication de ce livre vise précisément à prouver le contraire ! À aucun moment il n’a été question pour moi de jouer un rôle de composition, de figurant, dans le dispositif général.

Je n’ai pas accepté ce poste pour « faire bien dans la vitrine » mais pour obtenir des avancées concrètes qui serviront par ailleurs de point d’appui pour les futures compétitions de ce type. Je ne suis pas naïf quant au poids des syndicats dans ce genre d’événements : pour l’organisation des JO, nous n’avons pas obtenu de droit de veto, mais un rôle consultatif. Cela nous permet néanmoins d’agir concrètement.

Racontez-nous la naissance de cette « charte sociale des jeux Olympiques » dont la Ville de Paris s’est dotée en 2022…

Bernard Thibault : UC’est une première mondiale. Ce document a pour objectif de déterminer et promouvoir les engagements sociaux de la ville organisatrice autour de plusieurs axes : placer l’emploi de qualité et les conditions de travail au cœur de la préparation des JO, favoriser le développement des compétences des salariés et bénévoles engagés dans l’organisation, favoriser l’accès à l’emploi de publics éloignés, etc.

L’idée a émergé dès la candidature de Paris pour les JO, en 2012. À l’époque, j’étais en responsabilité à la CGT (en tant que secrétaire général – NDLR). Lors d’une discussion avec le maire de Paris, Bertrand Delanoë, ce dernier m’a expliqué qu’il s’inquiétait d’un argument développé par les pays concurrents selon lequel le Comité international olympique (CIO) prenait des risques en choisissant Paris. Motif ? La France serait un pays socialement imprévisible dans lequel les syndicats, en grands habitués des grèves, pourraient mettre en péril la tenue des Jeux. J’ai réfuté cet argument : jamais un événement sportif n’a été annulé dans notre pays pour ce genre de raisons, même en cas de grands conflits sociaux !

En revanche, la discussion a été l’occasion de dire au maire de Paris que je trouvais impensable qu’un pays comme la France organise un événement d’une telle ampleur sans se soucier de la question sociale. C’est dans la foulée de cette discussion qu’est née l’idée d’une charte sociale qui a ensuite été rajoutée au dossier de candidature de Paris 2012. Cela a constitué une base précieuse pour élaborer celle des prochains JO.

On ne peut que souscrire aux principes consignés dans la charte : comment s’assurer que cela ne reste pas un catalogue de belles intentions ?

Bernard Thibault : UEn se donnant les moyens concrets de la faire appliquer. J’ai pu bénéficier de plusieurs leviers d’action, notamment ma présence, au nom des cinq confédérations syndicales, dans deux conseils d’administration : la Société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo), chargée de gérer la construction de l’ensemble des sites, et le Comité d’organisation des jeux Olympiques et Paralympiques (Cojop).

Avec la Solideo, nous avons pu mettre au point des dispositifs qui allaient au-delà du droit du travail pour suivre ce qui se passait sur les chantiers des JO : visites régulières de l’inspection du travail ; mise à disposition d’un local pour les représentants syndicaux ; comité de suivi associant notamment les chefs de chantier des différentes entreprises, etc. Parmi nos priorités figuraient deux enjeux majeurs : la question de la sécurité au travail et celle du travail illégal.

Vous parlez de sécurité : vous avez pourtant recensé 167 accidents au cours de la préparation de ces JO, dont 27 graves. Ce n’est pas rien !

Bernard Thibault : UIl n’est pas question de relativiser la gravité de ces drames : chaque accident est un accident de trop. Néanmoins, je me dois de constater que pour ces JO, où 30 000 salariés ont travaillé pendant des mois, le taux d’accidentologie est quatre fois inférieur à ce qu’on observe en moyenne sur les chantiers. Je rappelle que dans notre pays, on recense un mort dans le BTP par jour ouvré. C’est un scandale français. Nos dispositions ont donné des résultats, au point que cette expérience pourrait aider à redéfinir la manière dont s’organise le travail dans le secteur en général.

Plusieurs affaires de travailleurs sans papiers ont également émaillé la préparation des Jeux, malgré les engagements des géants du BTP…

Bernard Thibault : UC’est malheureusement vrai. Tout commence début 2022, lorsque je reçois une alerte de la part de Jean-Albert Guidou, responsable de l’union locale CGT de Bobigny, qui est l’une des plus mobilisées sur le sujet. Une dizaine de travailleurs maliens viennent de frapper à la porte de la permanence pour expliquer qu’ils travaillent sans papiers sur le village olympique.

On a décidé d’intervenir directement auprès du gouvernement. L’histoire est parfois faite de concours de circonstances : il se trouve que j’étais invité par la fédération de rugby au match France-Angleterre, dans le cadre du tournoi des Six-Nations, un match auquel assistait aussi Jean Castex, alors premier ministre. J’ai sauté sur l’occasion pour lui en parler directement. Castex a immédiatement compris : le gouvernement n’avait aucun intérêt à ce qu’un scandale de ce genre s’éternise, en pleine préparation des JO.

Avant l’été, les travailleurs étaient régularisés. Il y a eu, hélas, d’autres cas sur les chantiers des Jeux : au total, la préfecture de Seine-Saint-Denis fait état d’environ 150 dossiers de travailleurs sans papiers régularisés.

Parlons des JO proprement dits : plusieurs entreprises ont fait part de leur intention de mettre entre parenthèses le droit du travail le temps des épreuves. Craignez-vous que ces Jeux deviennent une sorte de laboratoire de la régression sociale ?

Bernard Thibault : UDans le livre, j’écris que la dérogation au droit du travail est en passe de devenir une nouvelle discipline olympique ! L’enjeu est capital : ce n’est pas au droit social de s’adapter aux exigences du Comité international olympique, c’est à ce dernier de s’y conformer. Il ne faut surtout pas que ces JO deviennent une sorte de far west social, sinon l’espoir de voir les grandes compétitions internationales intégrer les droits des travailleurs s’envole.

« Je le dis clairement : l’absence de réelles négociations avec les agents risque de peser lourd le moment venu. »

L’offensive est venue notamment d’une filiale du CIO appelée OBS (Olympic Broadcasting Services). Entreprise espagnole chargée de la captation des images et du son lors des épreuves, elle fait venir à chaque Jeux une cohorte de techniciens du monde entier pour des diffusions à 4 milliards de téléspectateurs.

On nous a expliqué que la nature de certaines tâches ne permettait pas le respect du repos hebdomadaire. Malgré l’avis négatif des syndicats, le gouvernement a produit un décret permettant d’y déroger ainsi que pour le personnel du comité d’organisation. D’autres employeurs aimeraient avoir recours à cette possibilité : pour moi, il n’en est pas question.

Le bon déroulement des JO reposera aussi sur l’état de nos infrastructures : les hôpitaux et les transports en commun vous semblent-ils à même d’absorber le « choc » ?

Bernard Thibault : ULes capacités matérielles et humaines des services publics à répondre aux besoins de cet événement extraordinaire sont une condition de sa réussite. Malheureusement, de nombreux secteurs comme les hôpitaux sont déjà sous tension sans que le gouvernement n’ait imaginé des mesures exceptionnelles pour absorber le choc de l’événement, en dehors de l’interdiction des prises de congés aux personnels.

Je le dis clairement : l’absence de réelles négociations avec les agents risque de peser lourd le moment venu. Le gouvernement donne l’impression de compter sur la seule conscience professionnelle des salariés pour que tout se passe bien. Tout cela a ses limites.

Certains redoutent les effets des JO sur leur quotidien : ont-ils raison d’avoir peur ?

Bernard Thibault : UIl est évident que les JO auront un impact – surtout en région parisienne – sur la vie personnelle et professionnelle. Si tout le monde peut en comprendre les raisons, les changements qui pourraient intervenir sur la façon de travailler durant la période doivent eux aussi être clairement négociés rapidement.

Ne nous laissons pas imposer des mesures unilatérales comme la mise en congé d’office, le télétravail obligatoire ou de nouveaux horaires qui ne tiennent pas compte des obligations personnelles. Si des entreprises devaient fermer pendant les JO, il nous faudrait obtenir une compensation intégrale des salaires. Certains de province seront appelés en renfort sur Paris sans que leur logement ne soit organisé. On a encore beaucoup de pain sur la planche pour que ce soit réellement une fête pour tous !


 


 

Les JO accélèrent
la vidéosurveillance en France, avec la bénédiction de Darmanin

Clément Le Foll sur www.mediapart.fr

Sous l’impulsion du ministère de l’intérieur, de nombreuses communes accueillant des épreuves des JO augmentent leurs moyens de vidéosurveillance comme à Châteauroux, Torcy ou Saint-Denis. Une poignée d’élus, de citoyens et d’ONG s’inquiètent.

C’est un fleuron qui fait la fierté des autorités locales. Situé à cinq kilomètres à l’est de Châteauroux (Indre), le Centre national de tir sportif est l’un des plus grands complexes européens de la discipline. Inauguré en grande pompe en 2018, ce bâtiment de près de 140 000 mètres carrés a été agrandi en 2022 pour accueillir l’intégralité des épreuves de tir sportif des Jeux olympiques 2024.

Entre fin juillet et début septembre, 15 épreuves olympiques et 13 épreuves paralympiques de tir sportif se dérouleront dans ce hall appartenant à la Fédération française de tir. Près de 500 athlètes sont attendu·es à Châteauroux ainsi que des dizaines de milliers de spectateurs et spectatrices. Cette effervescence a poussé la ville à renforcer sa sécurité, notamment concernant la vidéosurveillance. Près de 40 caméras supplémentaires vont lorgner sur l’agglomération pour Paris 2024, dont 15 à Châteauroux.

Ce projet, Muriel Beffara y est opposée. Le 25 septembre dernier, lors des débats en conseil municipal, l’élue du groupe d’opposition « Châteauroux demain » a été l’une des seules à interpeller la mairie sur l’utilité de ces caméras. « Ne pourrait-on avoir une réflexion commune et faire savoir à nos concitoyens qu’à terme, cela peut devenir un risque grave pour le respect des droits fondamentaux et des libertés de notre pays ? » Une question à laquelle le maire Gil Avérous a rétorqué : « Vous savez que la demande de nos concitoyens est inverse à ce que vous évoquez. »

Interrogé par Mediapart, son adjoint à la sécurité, Brice Tayon, renchérit. « Chaque semaine, je reçois des citoyens pour parler de leur sécurité. Dans 99 % des cas, ce qu’ils me disent, c’est qu’ils veulent une caméra en bas de chez eux ou de leur commerce. De plus, notre projet est 100 % conforme avec les recommandations de la Cnil. »

Pas suffisant pour convaincre Muriel Beffara, qui note qu’aucune étude indépendante n’a jamais prouvé l’efficacité de la vidéosurveillance. Un élément déjà pointé par la Cour des comptes dans un rapport sur les polices municipales, daté de 2020. « Aucune corrélation globale n’a été relevée entre l’existence de dispositifs de vidéoprotection et le niveau de la délinquance commise sur la voie publique, ou encore les taux d’élucidation », notaient les auteur·es. L’élue estime également qu’avec un parc de plus de 300 caméras, Châteauroux est déjà suffisamment équipée.

Lors des débats municipaux, elle a d’ailleurs suggéré un déplacement de celles existantes vers les zones où vont affluer les gens durant Paris 2024 plutôt que de nouvelles caméras, sans succès. « On a l’impression que la mairie se sert des Jeux olympiques pour augmenter le nombre de caméras sans informer les citoyens de leur impact sur la liberté d’aller et venir », regrette-t-elle.

Un financement substantiel mais opaque

À l’image de Châteauroux, de nombreuses villes accueillant les Jeux olympiques renforcent leur nombre de caméras en vue d’assurer la sécurité des athlètes et des spectateurs de la plus grande compétition sportive mondiale. Ces équipements découlent directement de la volonté du ministère de l’intérieur.

Interrogé en octobre 2022 par le Sénat à propos de la sécurité de Paris 2024, Gérald Darmanin avait annoncé avoir demandé à chaque préfecture de préparer un plan « zéro délinquance » en vue des Jeux. « Nous avons devant nous dix-huit mois pour faire ce travail de harcèlement et de nettoyage – et ce sera un héritage des JO », arguait le ministre de l’intérieur face aux sénateurs et sénatrices.

Des termes que dénonce Noémie Levain, juriste à La Quadrature du Net, principale association française de défense des libertés numériques en France. « On est dans une politique autoritaire et répressive, avec une instrumentalisation de l’événement dans une perspective sécuritaire. Gérald Darmanin emploie des termes choc, comme “nettoyer la rue”, plutôt que de s’attaquer au fond du problème. »

En matière de caméras, ce plan « zéro délinquance » se matérialise par un triplement pour les cinq prochaines années des crédits du fonds interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (FIPDR), perfusion financière des communes souhaitant s’équiper. Rien que pour 2024, 44 millions d’euros y seront consacrés. La manière dont ce montant sera réparti entre les différentes préfectures chargées ensuite d’élaborer les appels à projets à destination des municipalités reste une énigme.

« Je n’ai jamais pu connaître les modalités de calcul », confie le chercheur Guillaume Gormand, auteur en 2021 d’une étude sur les dispositifs de vidéosurveillance en matière de délinquance du quotidien pour le Centre de recherche de l’École des officiers de la gendarmerie nationale.

Contacté par Mediapart sur les modalités de répartition du FIPDR et le nombre de caméras prévues en vue des JO, le ministère de l’intérieur n’a pas répondu. Mais lors de son audition devant le Sénat à l’automne 2022, Gérald Darmanin a mis en exergue quelques chiffres au détour d’une diapositive : 1 million d’euros du FIPD a été consacré à l’implantation de 330 caméras à Marseille en 2022 et 400 caméras supplémentaires devraient être installées à Paris en 2024.

Quelles seront les capacités totales de vidéosurveillance de ces deux villes pour les Jeux olympiques ? Ni la ville de Marseille ni celle de Paris n’ont retourné notre demande d’interview.

Des villes parfois contraintes de s’équiper

Ce désir de l’État de booster la vidéosurveillance en France pour sécuriser les JO se répercute déjà dans plusieurs villes. Pour l’agglomération de Châteauroux, les 40 caméras supplémentaires « ont coûté 300 000 euros, dont la moitié financée par l’État à travers le FIPD », renseigne Brice Tayon. À Nantes (Loire-Atlantique), ce fonds a facilité la pose de 17 caméras dans le quartier de la Beaujoire. Le stade du même nom accueillera lors des Jeux olympiques les épreuves de football (équipes féminines et masculines).

« Cette installation est le fruit des échanges que l’on a avec la préfecture et la police nationale lors de nos réunions, mais le chiffre n’est pas fixe. Si on estime en 2025 qu’il n’y en a pas assez, on en rajoute », complète Bassem Asseh, premier adjoint à la ville de Nantes.

D’autres communes n’ont, elles, pas vraiment eu le choix. La ville de Torcy (Seine-et-Marne) va par exemple devoir installer six caméras sur la route départementale numéro 10. Ouverte actuellement aux voitures, cette route sera réservée pendant les JO à l’acheminement des athlètes, officiels et spectateurs à la base nautique de Vaires-sur-Marne, qui accueillera les épreuves de canoë-kayak et d’aviron. « La nécessité de ces caméras nous a été notifiée par les services de l’État à la suite de discussions entre la police nationale et la direction de la sécurité publique », informe le maire, Guillaume Le Lay-Felzine.

Aucune corrélation globale n’a été relevée entre l’existence de dispositifs de vidéoprotection et le niveau de la délinquance. La Cour des comptes

Dans une zone routière où il n’existe ni poteau pour placer les caméras, ni raccordement à la fibre, ni réseau de récupération d’images, tout est à faire. Et l’addition est salée : 398 000 euros. Si l’on soustrait les 105 000 euros pris en charge par l’État dans le cadre du FIPD, les 60 000 par le département de Seine-et-Marne et les 101 000 par la région Île-de-France, il restera entre 120 000 et 130 000 euros à la charge de la commune selon le cabinet du maire.

« Il me paraît tout à fait anormal que les communes qui ont sur leur territoire un site devenu olympique soient appelées à financer ce type d’équipements, avec, qui plus est, des coûts particulièrement prohibitifs, proteste l’élue d’opposition Danielle Klein-Pouchol. La situation financière de la commune est difficile. Les agents de Torcy n’ont par exemple pas bénéficié de la “prime de vie chère” en 2023 au motif des difficultés budgétaires. Quelles retombées pour la ville et ses clubs sportifs ? Pas certain que le Torcy Canoë Kayak bénéficie de créneaux à des tarifs préférentiels sur les équipements une fois les Jeux terminés, l’inverse est même à prévoir. Dans ce dossier, la commune n’a la main sur rien, mais se voit imposer la facture. » Cette priorisation des budgets sécurité Jeux olympiques sur d’autres ne se manifeste pas qu’à Torcy.

Ville phare des Jeux olympiques, Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) hébergera le village des athlètes, le Stade de France et le nouveau centre aquatique olympique. Lors de son audition au sujet des JO, Gérald Darmanin a évoqué un investissement de l’État de 1,5 million d’euros en Seine-Saint-Denis en 2022 pour l’installation de 500 caméras. Surveillée il y a quelques années par une trentaine de caméras, Saint-Denis est aujourd’hui équipée de plus de 400 caméras et souhaite monter à 488 à la fin de l’année sous l’impulsion des JO.

« Les Jeux olympiques n’ont pas créé de nouveaux besoins, mais ils ont accéléré certaines priorités. Cela a notamment permis de construire un nouvel hôtel de police capable d’accueillir jusqu’à 130 agents et doté d’un centre de supervision urbaine qui fonctionnera 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 », liste Gwenaelle Badufle Douchez, adjointe chargée notamment de la sécurité et de la prévention.

Selon le dernier rapport d’orientation budgétaire, Saint-Denis a dépensé entre 2020 et 2024 6,7 millions d’euros en vidéosurveillance, dont « 40 à 50 % financés par le FIPD », précise la mairie. Ce chiffre fait bondir Alexandre Schon, membre du comité de vigilance citoyen JO 2024 à Saint-Denis, qui milite notamment pour plus de transparence quant à l’organisation de la compétition.

« Même subventionnée par l’État, cette somme est considérable dans le budget d’une ville comme Saint-Denis. À titre de comparaison, les investissements ville solidaire et sociale pour 2024 sont d’un peu plus de 1,7 million d’euros, alors que le taux de pauvreté de la ville est de 37 % et que 50 % des ménages sont non imposables. Cela montre les priorités de la mairie. »

À Saint-Denis, les images de vidéosurveillance pourront également être retransmises aux services de police nationale. C’est également le cas à Torcy et à Châteauroux, où la convention de partenariat entre la commune et l’État prévoit un déport vers la direction départementale de la sécurité publique de l’Indre afin de faciliter la sécurité des Jeux. « Cela décuple encore les possibilités de surveillance avec de nouveaux services qui auront accès à ces images. Comment pouvons-nous vérifier quel usage il en sera fait ? » La question de la conseillère municipale d’opposition Muriel Beffara reste pour l’heure sans réponse.

 

mise en ligne le 20 février 2024

Livraison d’armes à Israël : 
le silence troublant
de la France

Zeina Kovacs sur www.mediapart.fr

Alors que plusieurs parlementaires interpellent le gouvernement au sujet des armes françaises envoyées vers l’État hébreu, Amnesty International publie mardi une lettre ouverte demandant à Emmanuel Macron l’arrêt de ces ventes.

Dimanche 18 février, le ministre israélien Benny Gantz a promis une offensive sur la ville de Rafah si le Hamas n’a pas libéré les otages encore retenus dans la bande de Gaza d’ici au ramadan, c’est-à-dire autour du 10 mars. Face à l’éventualité de cette attaque sur la zone qui concentre 1,4 million de réfugié·es, la communauté internationale a cependant mis Israël en garde. 

Dans les colonnes de L’Humanité lundi, Emmanuel Macron a affirmé qu’une telle opération, « même si des combattants du Hamas s’y trouvent, c’est la certitude d’une catastrophe humanitaire ». Depuis la semaine dernière, le ton du président français s’est durci : le 14 février, il a exhorté Benyamin Nétanyahou, lors d’une conversation téléphonique, à « cesser » les opérations, dénonçant un « bilan humain » et une « situation humanitaire » « intolérables ».

n diplomatique plus sévère, la France n’a toujours pas pris de sanctions contre Israël, notamment concernant leur collaboration de défense. Depuis quelques semaines, la pression des parlementaires et des ONG sur la question des exportations d’armes françaises s’intensifie, et le gouvernement entretient le flou.

Pressions sur le Quai d’Orsay

Ce mardi, à la suite des articles de Mediapart sur le sujet, l’ONG Amnesty International a envoyé une lettre ouverte au président français pour demander un « arrêt des livraisons d’armes et de matériels de guerre à Israël ». « La France doit respecter un devoir de prévention du génocide. Cela implique notamment de ne pas fournir à Israël de moyens lui permettant de commettre des actes entrant dans le cadre d’un risque de génocide », stipule la lettre.

Cette demande d’embargo de la part d’Amnesty intervient dans un contexte de manque de transparence du ministère de l’Europe et des affaires étrangères sur la question des livraisons d’armes et de composants militaires vers Israël.

À l’heure actuelle, nous n’avons aucun moyen d’affirmer que les composants français ne servent pas à l’offensive en cours à Gaza. Aymeric Elluin, spécialiste des questions d’armement à Amnesty International

Le 14 février, la députée insoumise Mathilde Panot interpellait à ce sujet le ministre des affaires étrangères, Stéphane Séjourné, en demandant notamment « la liste [des armes et composants] déjà livrés par la France à Israël ». « Le ministre n’a pas répondu à la demande d’embargo mais s’est engagé à communiquer cette liste », a indiqué la députée, qui attend toujours le précieux document.

Le lendemain, c’est le sénateur communiste Fabien Gay qui demandait au Quai d’Orsay « des chiffres précis sur les exports et autorisations d’export d’armes décidés par la France vers Israël en 2023, et le détail des équipements qui ont été livrés dans cette période ». Une requête restée sans réponse à ce stade.

Depuis dix ans, la France a vendu pour 208 millions d’euros de matériel militaire à Israël, dont 25,6 millions en 2022, un chiffre marginal qui ne représente que 0,2 % des ventes totales de la France à l’étranger. Mais ce qui interroge, c’est surtout l’autorisation de vente de composants de type « ML4 » pour 9 millions d’euros apparaissant dans le dernier rapport parlementaire sur les exportations d’armes de la France en 2022. Ces composants désignent, d’après le rapport, les « bombes, torpilles, roquettes, missiles, autres dispositifs et charges explosifs et matériel et accessoires connexes et leurs composants spécialement conçus ».

Autrement dit, des composants ayant pu être utilisés, s’ils ont été livrés, pour bombarder la bande de Gaza où presque trente mille personnes ont été tuées depuis le 7 octobre. « À l’heure actuelle, nous n’avons aucun moyen d’affirmer que les composants français [comme des systèmes à distance d’aide à la conduite de tir, l’utilisation de composants utilisés pour le pilotage de drones – ndlr ] ne servent pas à l’offensive en cours à Gaza ou la facilitent », se désole Aymeric Elluin, spécialiste des questions d’armement à Amnesty International.

Si l’armée israélienne est volontairement floue sur la nature des armes utilisées sur le terrain, la France a toujours refusé de mettre en place un contrôle a posteriori de ses ventes d’armes. Interrogé par Mediapart, le Quai d’Orsay se contente de répondre que « chaque demande d’exportation de matériels de guerre repose sur un examen interministériel minutieux et rigoureux, au cas par cas, sur la base de différents critères ».

Situation humanitaire catastrophique à Gaza, nouvelle impasse en vue à l’ONU

La situation humanitaire reste catastrophique mardi dans la bande de Gaza, où 1,4 million de Palestinien·nes s’entassent dans la ville de Rafah menacée d’assaut par Israël, au moment où une nouvelle impasse se profile au Conseil de sécurité de l’ONU quant à un possible cessez-le-feu.

Après environ vingt semaines de guerre, les rapports des organisations humanitaires sur la situation dans la bande de Gaza sont de plus en plus alarmants. Selon les agences de l’ONU, les denrées alimentaires et l’eau potable sont devenues « extrêmement rares » dans le territoire palestinien, et 90 % des jeunes enfants y souffrent de maladies infectieuses. La perspective d’assaut sur Rafah inquiète la communauté internationale. Vingt-six des vingt-sept pays de l’Union européenne ont réclamé lundi une « trêve humanitaire immédiate ». Mais les espoirs qu’elle advienne sont de plus en plus minces.

Le Conseil de sécurité de l’ONU doit se prononcer mardi sur un nouveau texte, préparé depuis des semaines par l’Algérie, exigeant un cessez-le-feu « immédiat ». Une résolution menacée par un nouveau veto des États-Unis, allié d’Israël, qui serait leur troisième depuis le début de la guerre.

Ces critères évoqués par le ministère sont définis notamment par le traité sur le commerce des armes (TCA), que la France a signé et qui lui interdit de vendre des armes si elle a « connaissance […] que ces armes ou ces biens pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des violations graves des conventions de Genève de 1949, des attaques dirigées contre des civils ou des biens de caractère civil et protégés comme tels, ou d’autres crimes de guerre ».

La France est au courant des violations du droit international par Israël depuis au moins le mois de juillet 2023, date de son mémoire remis à la Cour internationale de Justice (CIJ) dans le cadre de l’« avis consultatif » que celle-ci doit rendre à l’Assemblée générale de l’ONU sur les « conséquences juridiques découlant des politiques et des pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé ». Dans ce texte que la France exposera mercredi – les audiences ont débuté lundi –, Paris pointe sans équivoque « les violations continues du droit international auxquelles Israël doit mettre un terme ». 

Mais l’élément qui aurait dû créer une « révolution copernicienne » pour Aymeric Elluin est la décision de la CIJ du 26 janvier dernier. La juridiction suprême onusienne a ordonné à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission à l’encontre des Palestiniens de Gaza de tout acte » de génocide. « Ce n’est plus une opinion politique, continue le spécialiste, la France a l’obligation de prévenir qu’un génocide se réalise. »

Muré dans le silence

Pourtant, depuis le 26 janvier, malgré les pressions des parlementaires et des ONG, aucune annonce en faveur d’un embargo n’a été prononcée par le gouvernement, qui préfère rester flou, voire silencieux, sur les questions qui lui sont posées à ce propos.

La France a-t-elle livré ou vendu des armes à Israël depuis le 7 octobre, et lesquelles ? Continuera-t-elle d’en livrer ou d’en vendre à l’avenir, malgré les risques de se rendre complice de crimes de guerre à Gaza ? Le 7 novembre déjà, le député insoumis Aurélien Saintoul posait les questions en ces termes au ministère des armées, restées pour l’heure sans réponse.

Depuis notre dernier article en date du 24 janvier, nous n’avons cessé de relancer le ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Dans une réponse en date du 31 janvier, le Quai d’Orsay affirmait que « les matériels exportés sont, pour l’essentiel, des composants, pour lesquels nous accordons une vigilance toute particulière s’agissant de l’utilisation du matériel final dans lequel ils ont vocation à être intégrés, et non des armes proprement dites » (voir la réponse intégrale en Boîte noire). Relancé le 19 février sur la question des matériels de type ML4 notamment, le ministère des affaires étrangères n’a pas donné suite.

La liste détaillée des armes exportées par la France par pays devrait, comme chaque année, être publiée en juin 2024. Ce n’est qu’en juin 2025 que sera rendue publique la liste du matériel envoyé à partir de janvier 2024.

Aux Pays-Bas, la justice a tranché la semaine dernière. Saisie par trois ONG, un tribunal de La Haye a, le 12 février, ordonné au gouvernement néerlandais de cesser ses livraisons d’armes en Israël - en l’espèce, des pièces détachées destinées aux F-35 américains stockées aux Pays-Bas - compte tenu du « risque clair de violations graves du droit humanitaire » par Israël.

En novembre, deux ONG américaines avaient saisi la justice américaine, dénonçant la complicité des responsables américains, au premier rang desquels le président Joe Biden. Fin janvier, le tribunal californien a rejeté la requête, estimant ne pas être compétent, tout en appelant cependant les trois responsables visés, Joe Biden, Antony Blinken et Lloyd Austin, à « examiner les résultats de leur soutien indéfectible au siège militaire contre les Palestiniens à Gaza », et acceptant l’affirmation selon laquelle il est plausible qu’Israël commette un génocide dans l’enclave.

Boîte noire

À nos questions du 24 janvier sur les livraisons d’armes à Israël depuis le 7 octobre ainsi que ses nouvelles commandes, et sur son souhait de continuer à le faire en dépit de ses engagements internationaux, le Quai d’Orsay nous a répondu le 31 janvier.

« Historiquement, la France est un partenaire marginal d’Israël en matière d’équipements de défense. Pour l’année 2022, le montant de nos exportations en matière d’équipements de défense vers Israël représente 0,2 % du montant total de nos exportations de matériel de guerre pour la même année. 

Les matériels exportés sont, pour l’essentiel, des composants, pour lesquels nous accordons une vigilance toute particulière s’agissant de l’utilisation du matériel final dans lequel ils ont vocation à être intégrés, et non des armes proprement dites.

La France dispose d’un dispositif de contrôle parmi les plus aboutis et les plus stricts, fondé sur un principe de prohibition conduisant à soumettre l’ensemble des activités dans le domaine de l’armement à autorisation préalable délivrée par les autorités étatiques compétentes.

Chaque demande d’exportation de matériels de guerre repose sur un examen interministériel minutieux et rigoureux, au cas par cas, sur la base de différents critères, dont ceux définis par le Traité sur le commerce des armes ainsi que ceux de la Position commune 2008/944/PESC “définissant des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires”. »

Le ministère a été relancé le 19 février sur la question des composants de type ML4 (bombes, roquettes, torpilles…) et sur la signature de nouveaux contrats et les livraisons depuis le 7 octobre, mais il n’a pas répondu à l’heure où nous publions cet article.

  mise en ligne le 20 février 2024

Niches fiscales et sociales :
plus de 200 milliards
d’exonérations
très opaques

Attac France sur https://lvsl.fr/

Alors que Bruno Le Maire vient d’annoncer 10 milliards d’économies supplémentaires sur le budget 2024, le maquis des plus de 400 niches fiscales reste intouché. Pourtant, nombre d’entre elles sont particulièrement coûteuses et n’apportent pas grand-chose à l’économie française. Pire, elles peuvent même avoir des effets pervers, comme la création de trappes à bas salaires. A l’occasion de la journée mondiale pour la justice sociale, Attac France publie une note riche en propositions pour réformer en profondeur le système fiscal pour le rendre plus équitable. Extraits.

Pour que chacun·e contribue à hauteur de ses facultés, comme le stipule l’article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme du 26 août 1789, le système fiscal doit être progressif. L’objectif est en effet de dégager des recettes publiques et de réduire les inégalités. Ceci doit permettre aux personnes les plus pauvres de contribuer faiblement, puisque leur revenu leur est vital pour subvenir, parfois avec difficulté, aux besoins essentiels, et aux personnes les plus aisées de contribuer plus fortement.

Or, les politiques fiscales menées en France depuis de longues années, et singulièrement depuis 2017, ont poursuivi une direction opposée : elles ont largement favorisé l’explosion des superprofits et l’accumulation des ultra-riches. Cette tendance n’est certes pas spécifique à la France. La concurrence fiscale et sociale, qui se traduit par un affaiblissement de la progressivité de l’imposition des revenus et une baisse de la fiscalité du patrimoine et de l’imposition des entreprises, bénéficie largement aux personnes les plus riches. Un rapport récent d’Oxfam France montrait ainsi que « les 1 % les plus riches ont accaparé près des deux tiers des 42 000 milliards de dollars de nouvelles richesses créées depuis 2020, soit près de deux fois plus que les 99 % restants ».

Les contre-réformes fiscales pèsent par ailleurs lourdement sur les budgets publics et justifient des politiques de rigueur budgétaire qui frappent directement les catégories moyennes et populaires. Ainsi, en 2021, les inégalités ont augmenté nettement alors que le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté atteignait 9,1 millions. Ces politiques bloquent également les investissements dans la bifurcation sociale et écologique. Pour financer les urgences sociales et écologiques, il faut une répartition de la charge fiscale qui soit plus progressive.

La mise en place d’une taxe sur les superprofits, d’une taxation unitaire des multinationales, d’un ISF rénové, d’un renforcement des droits de succession vont dans ce sens. À ces mesures doit s’ajouter une refonte en profondeur du système fiscal pour le rendre plus progressif, et donc plus juste. Une première piste pour améliorer la progressivité de la charge fiscale consiste à réduire le coût et le nombre de mesures dérogatoires, ou encore des « cadeaux fiscaux ». Une véritable mise à plat des niches fiscales et sociales serait nécessaire. 

Le coût des 465 « niches fiscales » recensées par la Cour des comptes en 2023 aurait atteint 94,2 milliards d’euros sur l’année 2022. Un coût colossal auquel il faut ajouter celui de mesures qui ne sont plus considérées comme des « niches fiscales », mais qui représentent pourtant un sérieux manque à gagner pour les recettes de l’État. Il en va ainsi notamment du régime de groupe de sociétés « mère fille » et de la « niche Copé » (une exonération de plus-valus en matière d’impôt sur les sociétés). 

Bien que non évaluées depuis 2018, ces mesures représentent respectivement un coût de 17,6 milliards et 7 milliards d’euros. Au final, le coût de l’ensemble de ces mesures fiscales dérogatoires avoisine donc les 120 milliards d’euros. De nombreuses « niches » bénéficient aux agents économiques qui ont les moyens de les utiliser dans leur schéma de défiscalisation.

Le coût de l’ensemble de ces mesures fiscales dérogatoires avoisine les 120 milliards d’euros.

Il en va ainsi des dispositifs en matière d’épargne (logement, placements financiers) pour les ménages ou encore du crédit d’impôt recherche (7,6 milliards d’euros de manque à gagner), largement concentré sur les grandes entreprises, mais qui présente un bien mauvais bilan. Il permet surtout à ses bénéficiaires de réduire leur impôt sur les sociétés, sans effet notable sur la recherche, alors même que la recherche publique manque cruellement de moyens. 

Quant aux « niches sociales », qui représentent un manque à gagner pour les caisses de la Sécurité sociale et favorisent la formation des profits, leur coût avoisine les 90 milliards d’euros. Si ces allègements procèdent de la volonté des gouvernements successifs de baisser le coût du travail pour favoriser la création d’emplois, le rapport du Comité de suivi des aides publiques aux entreprises et engagements en dresse un constat sévère.

Ces dispositifs présentent des effets pervers : ils peuvent inciter des employeurs à maintenir les salaires en dessous des seuils d’exonération, ce qui crée des trappes à bas salaires.

Pour le comité, « on ne dispose à ce jour d’aucune évaluation des effets sur l’emploi de cette politique sur l’ensemble des vingt-cinq dernières années. Enfin, on sait peu de choses sur la nature des emplois créés ou sauvegardés (par sexe, âge, diplôme, catégorie socioprofessionnelle, expérience) et sur leur ventilation par secteur d’activité ou taille d’entreprise. On ignore par ailleurs si l’efficacité de la politique allègements s’atténue à mesure que les allègements de cotisations sociales s’amplifient ». Ces dispositifs présentent en outre des effets pervers : ils peuvent inciter des employeurs à maintenir les salaires en dessous des seuils d’exonération, ce qui crée des trappes à bas salaires, maintient les inégalités et alimente la précarité.

Il faut donc passer en revue les niches fiscales et sociales pour supprimer les dispositifs dont le rapport « coût / efficacité / effets pervers » est défavorable et éventuellement maintenir ou réformer les dispositifs justes et efficaces. Pour ce faire, une meilleure procédure d’information annuelle du Parlement est indispensable. Celle-ci devrait comporter l’ensemble des dispositifs, « déclassés » ou non, rappeler la méthode d’évaluation et livrer les éléments d’analyse procédant de la « revue ». 

Une clarification du périmètre des « niches » est également nécessaire, notamment concernant certains dispositifs (l’abattement de 10 % sur les revenus des retraités ou certaines demi-parts additionnelles obéissent à une logique différente des réductions et crédits d’impôt). Par ailleurs, un renforcement des contrôles est indispensable, tant par la Direction générale des finances publiques s’agissant des « niches fiscales » que par les URSSAF s’agissant des « niches sociales ». 

Une telle « revue des niches » dégagerait des recettes publiques, rétablirait une meilleure progressivité de l’impôt sur le revenu et contribuerait enfin à l’équité fiscale entre grands groupes et PME. Sur les près de 200 milliards d’euros de niches fiscales et sociales, il est possible de dégager 15 à 20 milliards d’euros à court terme, davantage à moyen et long terme.

   mise en ligne le 19 février 2024

John Shipton, le combat d’un père pour faire libérer Julian Assange

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

À 78 ans, John Shipton mène une bataille sans relâche depuis 2019 pour faire libérer son fils. New York, Paris, Berlin, Melbourne, Genève, le père de Julian Assange a promis de ne jamais cesser son combat alors qu’un dernier recours doit être examiné, les 20 et 21 février, à Londres. Un rejet pourrait déclencher son extradition vers les États-Unis.

Traits tirés, barbe blanche, John Shipton enchaîne les déplacements dans un seul but : faire libérer son fils, Julian Assange. Assez discret durant les sept années d’asile à l’ambassade d’Équateur, l’arrestation du fondateur de WikiLeaks en avril 2019 par la police britannique pousse cet ancien architecte à sortir du silence. « Julian ne peut plus parler pour se défendre. C’est à sa famille et ses amis de parler pour lui. Je suis devenu un de ses ambassadeurs partout où je vais afin d’obtenir sa libération », explique John Shipton.

Dès les premières minutes d’incarcération de son fils, les États-Unis adressent une demande d’extradition visant l’Australien de 52 ans pour violation de la loi relative à l’espionnage, pour laquelle il risque cent soixante-quinze ans de prison. Washington le poursuit sans relâche pour la diffusion de 750 000 documents classifiés, à partir de 2010, qui ont révélé des crimes de guerre commis en Irak et en Afghanistan par les armées américaine et britannique.

Une lutte de tous les jours

Depuis l’Australie où il réside, John Shipton n’hésite pas et prend le premier vol direction Londres pour retrouver son fils, qui se trouve dans une cellule de la prison de haute sécurité de Belmarsh. Cette visite le marque profondément. Il y découvre le journaliste dans un état physique extrêmement dégradé et de santé mentale inquiétant. « Il avait perdu plus de 10 kilos avec une pression psychologique constante. Je lui ai immédiatement promis de revenir régulièrement tant qu’il ne serait pas libre », raconte-t-il.

À Belmarsh, Julian Assange demeure dans une petite cellule, 22 heures sur 24, et ne reçoit que deux visites par semaine et un appel téléphonique de dix minutes. D’où la colère de John Shipton, qui interpelle les autorités britanniques sur le fait de « mettre en prison un journaliste, sans jugement, dans un établissement de sécurité maximale, à l’instar d’un terroriste ou d’un meurtrier ! Qu’a-t-il commis si ce n’est publier des informations d’intérêt public ? Il s’agit d’une pierre angulaire de la liberté des médias, du droit des citoyens et des droits de l’homme qui fondent nos démocraties ». Les Nations unies ont reconnu et alerté sur une forme de « torture » que constitue sa détention.

À 78 ans, il n’a jamais renoncé à ce combat. Depuis cinq ans, ce militant antiguerre et progressiste n’a pas ménagé ses efforts en se rendant partout où il était invité. « Nous avons visité plus d’une cinquantaine de pays pour donner des conférences aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Europe, en Amérique latine avec sa femme, Stella, ou son demi-frère, Gabriel. Nous avons également visité diverses institutions comme le Haut-Commissariat des Nations unies, le Parlement européen, le Conseil de l’Europe et plusieurs Parlements, comme l’Assemblée nationale à Paris ». Dans cette lutte constante, le regret demeure de devoir laisser sa fille à Melbourne.

Un épilogue le 21 février

Ce soutien remonte à près de vingt ans, lorsque Julian Assange, étudiant, s’installe à Newtown chez son père. Plus tard, ils entretiennent de longs échanges sur la création de WikiLeaks ; l’adresse de la société a été réalisée sous le nom de Shipton.

Malgré tout, ce combat sans relâche a un coût financier qui a poussé John à vendre sa maison de Newtown, faute de liquidités, et à compter sur les dons des particuliers, la vente de livres. « Après tout, cette procédure symbolise un bras de fer international entre un homme et un empire sur la liberté de la presse », résume-t-il.

L’épilogue de l’affaire Assange pourrait se jouer les 20 et 21 février. La Haute Cour de justice britannique examinera durant ces deux jours la recevabilité de l’ultime appel du journaliste au Royaume-Uni pour empêcher son extradition vers les États-Unis. « À l’issue de ces deux jours d’audience, ou bien les deux juges autorisent le fondateur de WikiLeaks à présenter formellement cet appel ou bien ils le lui refusent. Dans ce cas de figure, le journaliste australien pourrait être extradé dans la foulée par Washington. On aura la possibilité de présenter un recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) mais celui-ci ne sera pas suspensif. Il appartiendra au Royaume-Uni de prendre en considération cette décision car rien ne l’y contraint », alerte, inquiet, John Shipton.

 

mise en ligne le 19 février 2024

« Derrière ces procédures,
c’est le débat public
qui est visé » : l'inquiétante criminalisation
des soutiens à la Palestine

Elisabeth Fleury sur www.humanite.fr

« Apologie du terrorisme », « incitation à la haine » : depuis le 7 octobre, les poursuites disciplinaires ou pénales se multiplient à l’encontre de quiconque remet en cause la politique d’Israël.

Père français, mère palestinienne, Selim a grandi à Jérusalem et vit à Paris depuis deux ans. Inscrit dans un lycée privé de la capitale, élève brillant, le garçon de 14 ans rêve de devenir journaliste. Samedi 7 octobre, à 10 h 30, l’attaque du Hamas commence tout juste à être éventée.

Les nouvelles sont rares. On parle de tirs de roquettes, on évoque des brèches dans le mur encerclant Gaza. Le nombre de victimes est inconnu, tout comme les atrocités perpétrées sur place. « La journée commence bien », écrit Selim sur sa story Instagram, joignant une photo de la home page du site du Monde.

Lundi matin, reprise des cours. Un élève de confession juive assène une violente gifle à Selim. Dans le bureau du proviseur, agresseur et agressé sont mis sur le même plan et écopent d’une sanction identique : un blâme. Quelques jours plus tard, dénoncé pour avoir consulté la chaîne Telegram du Hamas durant une récréation, Selim est à nouveau convoqué.

Seul face à la conseillère pédagogique, il est sommé de répondre par écrit à des questions très orientées. « Qu’avez-vous ressenti le 7 octobre ? » « Quels sites d’information consultez-vous ? » Ses réponses se veulent nuancées. Elles déplaisent. Un signalement pour « apologie du terrorisme » est envoyé au parquet.

« Votre fils met-il sur le même plan l’assaut du Hamas et la riposte israélienne ? »

Cette fois, l’interrogatoire se déroule au commissariat, en présence de ses parents. Un moment « lunaire », se souvient son père : « Les policiers étaient submergés par des dossiers comme le nôtre, ils n’en pouvaient plus, ça leur faisait perdre un temps fou. » Plus d’un mois s’est écoulé depuis le 7 octobre. Côté palestinien, on compte déjà près de 15 000 morts. « Votre fils met-il sur le même plan l’assaut du Hamas et la riposte israélienne ? » se voit-il demander.

Puis il entend, sidéré : « Est-il croyant ? » Selim, de son côté, fait preuve de pédagogie : « Cela vous ferait quoi si, un jour, des étrangers prenaient votre maison et vous interdisaient d’y remettre les pieds ? » Réponse du fonctionnaire qui lui fait face : « Je ne serais pas content. » « C’est ce qui est arrivé à mon grand-père, explique l’adolescent. Il était proche de l’OLP, il n’aimait pas le Hamas, il aurait juste voulu pouvoir rentrer chez lui. Je suis pareil. » Deux heures plus tard, l’interrogatoire est levé, le dossier classé.

« Depuis le 7 octobre, les procédures disciplinaires se sont multipliées dans les établissements scolaires », constate Elsa Marcel. La jeune avocate s’est spécialisée dans la défense des militants victimes de répression. Ici, c’est un conducteur de bus que sa hiérarchie menace de sanction pour avoir écouté un podcast jugé douteux. Là, un syndicaliste toulousain poursuivi pour un tweet pro-Palestine. « Les parquets répriment très vite, très fort. Pour empêcher la solidarité. Pour intimider. »

Le 15 octobre, alors qu’elle se rend au vernissage de l’exposition-hommage aux quarante ans de la marche pour l’Égalité, Véronique fait halte sur le Vieux-Port de Marseille. Une petite quarantaine de militants, pancartes, drapeaux palestiniens et keffiehs, défient l’interdiction de manifester. Adhérente de l’Union juive française pour la paix (UJFP), la retraitée les rejoint. « Nous sommes tous des Palestiniens ! » entonne-t-elle. Immédiatement, trois policiers l’encerclent.

Menottée dans le dos, la sexagénaire est embarquée sans ménagement avec deux autres militantes. Elle restera 24 heures en garde à vue, dans les odeurs d’urine, en compagnie d’une jeune femme interpellée avec elle : « Elle n’en revenait pas, elle n’avait jamais vu de juive antisioniste. » Agenda passé au crible. Prises d’empreintes. Photos.

Les enfants de Véronique, que personne n’a prévenus, sont fous d’inquiétude. Ils apprendront le sort de leur mère sur les réseaux sociaux : par chance, l’arrestation a été filmée. Devant le procureur, Véronique reconnaît sa « présence citoyenne » au Vieux-Port. Elle écope d’un « avertissement pénal probatoire ».

« Mettre en cause la politique d’Israël est devenu impossible »

En cas de poursuites pour « apologie du terrorisme » ou « incitation à la haine », Elsa Marcel a une position de principe : ne jamais reconnaître sa culpabilité.  « Il faut se défendre jusqu’au bout, dit l’avocate, car derrière ces procédures, c’est le débat public qui est visé. »

Un débat miné. Me Julie Gonidec, elle aussi spécialisée dans la défense politique, explique que « mettre en cause la politique d’Israël est devenu impossible ». Pour avoir retweeté des images d’Al Jazeera, l’un de ses clients, médecin dans les Hauts-de-Seine, a été sommé en audience de s’excuser d’être antisémite : « Il a évidemment refusé cet amalgame. Résultat : on attend la date de son procès. »

Les parents de Sélim ont eu, avec l’équipe de son lycée, une très orageuse explication. L’élève modèle n’a pas voulu quitter l’établissement. Les quelques heures au commissariat ne l’ont pas bouleversé. Il dort et mange bien, continue de s’informer. « Il est intelligent, se rassure son père. Il a compris qu’en France, il était impossible d’avoir une parole libre sur la Palestine. »

 

  mise en ligne le 18 évrier 2024

Sanctions contre Israël :
les gauches convergent sur le principe

Fabien Escalona, Pauline Graulle et Ilyes Ramdani sur www.mediapart.fr

Initialement portée par les seuls Insoumis, la revendication de sanctions diplomatiques et économiques contre l’État hébreu réunit de plus en plus les gauches françaises. L’embargo contre les armes fait consensus, de même qu’un durcissement des mesures contre la politique de colonisation.

Tardivement, le ton des diplomaties occidentales se durcit à l’égard de Benyamin Nétanyahou. Alors que le bilan humain de l’intervention militaire de l’État hébreu dans la bande de Gaza approche des 30 000 morts, le premier ministre israélien menace d’une opération d’ampleur la ville de Rafah où se sont réfugiées plus d’un million de personnes dans des conditions effroyables.

Jeudi soir, le président des États-Unis Joe Biden a tenté de dissuader Benyamin Nétanyahou. En France aussi, Emmanuel Macron a haussé le ton cette semaine, signifiant mercredi au chef du gouvernement israélien « l’opposition ferme de la France à une offensive israélienne à Rafah ». « Le bilan et la situation humaine sont intolérables et les opérations israéliennes doivent cesser », a dit Emmanuel Macron, avant de menacer deux jours plus tard de reconnaître l’État palestinien, ce qu’il s’est toujours refusé à faire jusque-là.

Les deux pays ont par ailleurs pris des mesures de rétorsion à l’égard de « colons violents » en Cisjordanie, mais aucune en lien avec les crimes et destructions commises à Gaza. Longtemps évitée par les chancelleries, mais aussi largement absente du débat public, la question des moyens concrets d’arrêter la tragédie en cours finit par devenir incontournable. 

En France, Jean-Luc Mélenchon a été le premier responsable politique de premier plan à demander clairement, le 14 décembre dernier, des « sanctions économiques contre le gouvernement de l’État d’Israël ». En Belgique, le président du Parti socialiste (PS) belge Paul Magnette a défendu la même chose. Mercredi, sans prononcer le mot, les premiers ministres d’Espagne et d’Irlande ont évoqué les « mesures adéquates » à prendre par la Commission européenne en cas de non-respect par Israël des droits humains. 

Mais qu’en pensent les gauches françaises dans leur diversité ? Ces dernières semaines, en dehors donc de l’expression de La France insoumise (LFI), il était difficile d’y voir clair dans le positionnement public des uns et des autres. La dénonciation de l’action du gouvernement israélien, souvent vigoureuse, s’achevait volontiers sur des propos plus évasifs à propos des pressions à exercer à son égard. 

Mediapart a donc sollicité par écrit les quatre partis disposant d’un groupe à l’Assemblée nationale – La France insoumise (LFI), le Parti socialiste (PS), Les Écologistes et le Parti communiste (PCF). Des questions similaires ont été adressées aux chef·fes de groupe et à des député·es identifié·es pour leur travail sur le sujet. Raphaël Glucksmann, tête de liste des socialistes aux prochaines européennes mais leader de Place publique, a également été interrogé. 

Sanctions contre les exactions de colons : un consensus pour aller plus loin

Tous les parlementaires interrogés approuvent les mesures prises par la France le 13 février « à l’encontre de colons israéliens violents » en Cisjordanie, que Paris souhaiterait également voir adoptées au niveau européen. À ce jour, 28 personnes sont concernées par une interdiction administrative du territoire français. 

« C’est un premier pas qui va dans le bon sens », concède la députée PCF Elsa Faucillon, tout en regrettant qu’« il aura fallu attendre que les États-Unis prennent des sanctions pour que le gouvernement français se décide à prendre une mesure similaire ». À son image, tous les élus pointent le caractère insuffisant de ces dispositions. Olivier Faure et Boris Vallaud, respectivement premier secrétaire du PS et président de son groupe à l’Assemblée, mentionnent ainsi qu’il pourrait y être ajouté « le gel des avoirs » des personnes déjà visées, en France et si possible en Europe. 

Dénonçant comme ces derniers le problème structurel posé par la colonisation illégale, qui mine toute perspective de paix entre Israéliens et Palestiniens, les autres parlementaires vont plus loin en déduisant un élargissement nécessaire des sanctions à édicter. 

Ce qu’il faut sanctionner, c’est la politique d’un gouvernement d’extrême droite. Cyrielle Chatelain, députée écologiste.

Selon Mathilde Panot, présidente du groupe LFI, « il ne faudrait pas que [le] changement de vocabulaire calqué sur les États-Unis vienne à faire oublier que ce n’est pas les seuls colons dit “extrémistes” qui sont le problème au regard du droit international, mais la colonisation elle-même. » « Il n’y a pas les colons “violents” et “les autres”, abonde l’écologiste Sabrina Sebaihi. La colonisation est une violence à part entière, que l’on prenne les terres qui ne nous appartiennent pas par les armes ou à la faveur d’une absence. » 

Pour Éric Coquerel (LFI), « les sanctions devraient concerner tous les colons qui sont tous en situation illégale par rapport au droit international ». D’autres affirment que les dirigeants israéliens eux-mêmes devraient être visés, comme ce que suggère l’avocate Sarah Sameur, qui vient de déposer une requête en ce sens à Josep Borell, le haut représentant de la diplomatie européenne. 

C’est le cas d’Elsa Faucillon (PCF), qui trouverait plus courageux de « prendre des sanctions contre le gouvernement israélien », dans la mesure où les exactions sont commises à l’intérieur d’un « système colonial ». « Ce qu’il faut sanctionner, affirme également l’écologiste Cyrielle Chatelain, c’est la politique d’un gouvernement d’extrême droite qui encourage ces comportements criminels et qui persiste dans sa politique de colonisation. »

Sanctions économiques contre Israël : une convergence, mais pas au même rythme

Si les mesures prises par la France sont insuffisantes, indiquent tous les parlementaires contactés, c’est aussi qu’elles ne concernent pas les pertes humaines et les destructions qui s’accumulent dans la bande de Gaza. À cet égard, les choses ont bougé depuis le mois de novembre, lorsque le socialiste Jérôme Guedj, déjà interrogé sur d’éventuelles sanctions par Mediapart, répondait « qu’après le 7 octobre ce serait un renversement de responsabilités terrible et injuste »

Les Insoumis, interrogés sur les sanctions précises qu’ils envisagent depuis décembre, se refusent à « une liste à la Prévert » mais répondent, sous la plume de Mathilde Panot, qu’« en toute hypothèse il faudrait arrêter les missions économiques et déclarer un embargo sur les produits liés aux colonies. Par ailleurs, Manon Aubry [eurodéputée LFI – ndlr] a demandé au Parlement européen la suspension des accords UE-Israël. Et il faut évidemment arrêter immédiatement toute coopération sécuritaire et militaire de la France avec Israël. » 

Mathilde Panot a interpellé à ce sujet le ministre des affaires étrangères Stéphane Séjourné, en demandant « un embargo sur la fourniture d’armes et de composants militaires à Israël » et « la liste de ceux déjà livrés par la France à Israël ». « Le ministre n’a pas répondu à la demande d’embargo mais s’est engagé à communiquer cette liste », indique l’Insoumise.  

Les communistes vont dans le même sens que LFI. « Les sanctions réputationnelles ne suffisent plus, constate Elsa Faucillon. Il faut engager un rapport de force. » Selon son président de groupe André Chassaigne, « il existe deux leviers efficaces pour sanctionner Israël : les armes et le commerce. L’UE pourrait tout à fait édicter des sanctions diplomatiques et économiques à l’égard d’Israël, ne serait-ce que pour sortir du cercle infernal du “deux poids, deux mesures”, qui affaiblit considérablement la crédibilité de la France et surtout le droit international. »

L’écologiste Sabrina Sebaihi fait valoir que l’UE a su prendre des sanctions contre l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, et qu’elle devrait désormais en prendre contre Israël, à commencer par un embargo sur les armes et les produits issus des colonies. Sa présidente de groupe, Cyrielle Chatelain, répond également que face à « des violations du droit international humanitaire », l’UE et la France ont le devoir d’adopter des sanctions « comme elle le ferait à l’égard de n’importe quel autre pays qui commettrait de tels actes ».

Les sanctions envisagées par le PS semblent moins larges que celles envisagées dans le reste de la gauche.

Du côté du PS et de Place publique, le principe de sanctions est accepté, mais en prenant soin de rappeler la condamnation sans faille des attaques du 7 octobre menées par le Hamas – « le pire crime antisémite de ce siècle » selon Boris Vallaud ; « le pire pogrom depuis la fin de la Seconde guerre mondiale » d’après Raphaël Glucksmann. 

« Rien ne saurait justifier les attaques terroristes du 7 octobre 2023 ; rien n’autorise en retour le massacre aveugle des Palestiniens de Gaza au mépris du droit international », résume Olivier Faure, en rappelant la triple revendication de libération des otages, de cessez-le-feu et d’enquête internationale de l’ONU. « Raser le Nord, déplacer les civils à Rafah et maintenant bombarder leur dernier refuge, ce n’est pas lutter contre le terrorisme », abonde Raphaël Glucksmann. 

Les sanctions envisagées par le PS semblent moins larges que celles envisagées dans le reste de la gauche. Ses responsables citent surtout un « embargo sur les armes et les munitions utilisées par les parties belligérantes à Gaza », même si la porte n’est pas fermée à des mesures supplémentaires. Boris Vallaud évoque ainsi « des mesures ciblées, économiques et diplomatiques », pour obtenir un cessez-le-feu et une véritable aide humanitaire. Le PS soutient par ailleurs la demande des premiers ministres espagnol et irlandais d’examiner le respect de l’accord d’association UE-Israël. 

La France a le devoir d’agir, et par ailleurs elle ne serait pas isolée en Europe si elle le décidait. Mathilde Panot, députée LFI.

Raphaël Glucksmann le dit plus clairement encore : « L’UE devrait agir et envoyer un signal clair : déclencher par exemple la procédure de suspension de l’accord d’association UE-Israël sur la base de l’article 2 portant sur les droits humains. » Avec une mise en conformité des États membres par rapport aux règles européennes d’exportations d’armes,  il y aurait là l’occasion d’une « fermeté » que l’eurodéputé juge difficile à atteindre dans un système où l’unanimité est requise. « L’Europe est trop divisée sur la question », constate-t-il, jusque dans sa propre famille politique. 

La France devrait-elle agir de manière unilatérale ? « La Cour de justice internationale (CIJ) a demandé des mesures conservatoires pour mettre fin à un risque de génocide à Gaza, répond Mathilde Panot (LFI). Dans un tel contexte, il n’est pas acceptable de ne rien faire sous prétexte que certains pays européens restent sur la ligne du soutien inconditionnel au gouvernement de Nétanyahou. La France a le devoir d’agir, et par ailleurs elle ne serait pas isolée en Europe si elle le décidait. »

Saisir la Cour pénale internationale ? 

Les sanctions sont des mesures décidées par des autorités politiques pour contraindre un acteur extérieur. La voie de la justice internationale, nécessairement plus longue, est aussi explorée par les partis de gauche. À cet égard, trois groupes parlementaires ont récemment pris une initiative supplémentaire. 

Déposée le 18 janvier, une proposition de résolution de Sabrina Sebaihi et Elsa Faucillon vise à inciter le gouvernement à saisir la Cour pénale internationale (CPI) sur la situation à Gaza. Cosignée par des parlementaires écologistes, communistes et insoumis, la résolution ne devrait toutefois pas être inscrite à l’agenda par la majorité.

Dans l’esprit de ses initiatrices, la saisine de la CPI aurait pour objet la qualification des crimes commis à Gaza (« y compris celui de génocide »), l’enquête sur les crimes de guerre et les éventuels crimes contre l’humanité et la demande de mandats d’arrêt internationaux à l’encontre de Benyamin Nétanyahou et d’autres dirigeants israéliens. 

« Il ne suffit pas de rappeler mollement à Israël qu’il doit se conformer au droit, souligne Elsa Faucillon. Il faut agir et lui imposer de le faire. Face à ce qui se passe à Gaza, les mots ne suffisent pas. » À l’unisson, Sabrina Sebaihi défend l’utilité de l’initiative en dépit de son caractère symbolique : « Cette saisie permet de continuer à mettre la pression au gouvernement français, qui a d’ores et déjà modifié son discours suite à la mobilisation citoyenne et politique. » 

La CPI, c’est le temps long. Si nous voulons aider les civils […] pris au piège à Rafah, il faut une action politique coordonnée et immédiate. Raphaël Glucksmann, eurodéputé Place publique.

Les socialistes, eux, n’ont pas signé la proposition de résolution. Ils en « partage[nt] l’intention », assure Boris Vallaud, mais « la saisine de la CPI trouvera malheureusement assez vite ses limites et ne sauvera dans le délai aucune vie », souligne Olivier Faure, rappelant que les États-Unis et Israël ne sont pas membres de la juridiction de La Haye. 

Le PS demande, plutôt qu’une enquête de la CPI, une « enquête internationale sous l’égide de l’ONU », qu’il estime plus efficace, et martèle la nécessité de « durcir la pression diplomatique », dixit Boris Vallaud. « Toute démarche permettant à la justice internationale d’établir les faits et les responsabilités est positive et reçoit mon soutien », indique de manière plus positive Raphaël Glucksmann, qui souligne néanmoins que « la CPI, c’est le temps long ». « Si nous voulons aider les civils bombardés et pris au piège à Rafah, il faut une action politique coordonnée et immédiate. »  

« Parfois, l’action politique ne parvient pas à se concrétiser mais son symbole reste fondamental, répond à distance André Chassaigne (PCF). Des parlementaires de plusieurs groupes réaffirment l’absolue nécessité du respect de la justice pénale internationale. C’est d’autant plus indispensable suites aux déclarations du Procureur de la CPI, Karim Khan, annonçant que son bureau pourrait prendre des mesures à l’encontre d’Israël. »

« Cette saisine seule ne peut changer la donne à court terme, [mais] elle s’inscrit dans une indispensable stratégie globale, défend Mathilde Panot (LFI). Et son impact n’est pas négligeable. S’il l’était, comment expliquer que le  gouvernement israélien soit vent debout contre ce type d’initiative ? »

Si des différences continuent à exister entre les gauches, dans la façon de parler du conflit et dans la radicalité des mesures à défendre par la France, les positions se sont rapprochées sur la nécessité de pressions concrètes pour inciter le gouvernement israélien à modifier son comportement. Sur un sujet qui avait contribué à faire exploser la Nupes, le constat n’est pas anodin. 

Boîte noire

Tous les parlementaires cités ont répondu par écrit aux questions de Mediapart, envoyées mercredi 13 février dans l’après-midi.

  mise en ligne le 18 février 2024

« La gauche doit porter
l’exigence d’utilité sociale du travail »,
juge le chercheur
Paul Magnette

Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr

Dans son livre l’Autre Moitié du monde, l’universitaire et dirigeant socialiste belge plaide pour une réappropriation de la valeur travail. Avec l’ambition de permettre à chacun d’accéder à un emploi épanouissant, suffisamment rémunérateur et socialement utile.

Professeur de théorie politique à l’Université libre de Bruxelles, Paul Magnette a été ministre de l’Énergie et du Climat au sein du gouvernement fédéral belge et ministre-président de la Wallonie. Il est actuellement bourgmestre de Charleroi et président du Parti socialiste belge. Après avoir développé l’idée de faire de la justice climatique une lutte sociale dans la Vie large. Manifeste écosocialiste (la Découverte, 2022), l’universitaire et homme politique décortique les origines et les ressorts de la valeur travail dans son essai l’Autre Moitié du monde (La découverte, 2024).

Il appelle les partis de gauche à résister à l’appropriation de la valeur travail par la droite conservatrice et à remettre du sens et du contenu qualitatif dans ce qui, pour lui, constitue la colonne vertébrale de nos vies et de nos sociétés.

Comment la notion de « valeur travail » a-t-elle évolué à travers les âges ?

Il faut rappeler la modernité du concept de valeur travail. Jusqu’au début du néolithique, dans les sociétés non sédentarisées, le travail n’est pas distingué des autres activités humaines. Puis dans les sociétés antiques il est identifié comme étant une activité propre mais très dévalorisée et réservée aux esclaves, alors que les citoyens doivent se consacrer à la philosophie, à la politique, au sport ou à la musique.

Dans le christianisme subsiste cette idée que le travail est une pénitence qui nous protège de l’oisiveté ou, pire encore, de la volupté ou de la luxure. C’est seulement à l’époque des Lumières que Diderot, dans l’Encyclopédie, valorise le travail en reconnaissant à la fois son caractère pénible et sa valeur émancipatrice. Émerge alors l’idée qu’à travers le travail l’homme épanouit ses facultés non seulement manuelles mais intellectuelles et construit du lien social. La gauche est vraiment la première héritière de cet idéal du travail.

Diderot n’idéalise-t-il pas un travail artisanal, que la révolution industrielle va dénaturer ?

Oui, au moment même où le travail commence à être valorisé en termes moraux au sens où il devient une valeur publique, un idéal politique, il est plus dégradé que jamais avec la division sociale du travail et l’aliénation. L’industrialisation produit du travail contraint, morcelé, réalisé en situation de quasi-esclavage.

D’ailleurs, chez Fourier, Proudhon ou Owen, il y a une première critique du dévoiement de la valeur travail avec l’apparition d’ouvriers aliénés privés de la substance émancipatrice de leur travail. C’est ce qui fonde la critique socialiste du travail, que Marx va conceptualiser de manière beaucoup plus puissante.

Ce morcellement du travail en tâches répétitives est consubstantiel au salariat…

Au départ le salariat est un contrat tout à fait asymétrique, un instrument du patronat qui utilise les concepts du droit, du contrat, pour en réalité imposer sa règle et établir une forme de domination juridique sur le travailleur. Puis, comme l’a montré le sociologue Robert Castel, le mouvement ouvrier va utiliser ce statut pour y ancrer des droits et donc pour rétablir une forme de symétrie dans le rapport contractuel entre le salarié et son employeur.

En suivant Bernard Friot, on peut affirmer que le travail est directement générateur de citoyenneté sociale quand les prestations de sécurité sociale sont financées par les cotisations des employés et des employeurs, donc directement prélevées sur le salaire. C’est ce qui permet d’échapper à la logique de marchandisation.

C’est déjà une forme de système communiste via des réformes qui ont été faites au gré de rapports de force et sans une vision d’ensemble, mais qui induisent une conception du travail qui s’efforce de sortir des rapports de domination.

Votre livre évoque une forme de bipolarité dans le rapport au travail, de quoi s’agit-il ?

Le titre l’Autre Moitié du monde vient de la lecture d’enquêtes menées en Belgique comme en France d’ailleurs, qui montrent que la moitié de celles et ceux qui composent la population active sont satisfaits de leur statut et de leur rémunération, et considèrent leur travail comme très important dans leur existence.

Mais aussi qu’une autre moitié d’entre eux, privés d’emploi ou qui survivent de petits boulots précaires, considèrent le travail comme une peine qui abîme leur santé. Pour cette seconde « moitié du monde », le travail ne permet pas de vivre dignement. Je pense que c’est important pour la gauche d’avoir cela en tête.

« Il ne faut pas se libérer du travail, mais il faut libérer le travail des rapports de domination qui le structurent »

*Opposer la gauche du travail à la gauche des allocations est pour le moins contre-productif, car ça revient à opposer une moitié du monde à l’autre. L’idée, c’est de permettre à ceux et celles qui souffrent d’accéder au niveau de satisfaction et de bonheur dont bénéficie déjà une première moitié du monde.

Quel pourrait être le rôle de l‘État pour garantir un droit au travail ?

Je suis contre l’allocation universelle parce que je pense que c’est une réponse individualiste à la question du manque de travail, je lui préfère la garantie d’emploi, qui est une réponse collective. À chaque fois qu’on développe des services publics accessibles de manière universelle, comme l’école, les crèches, les transports publics, etc., on démarchandise une partie des rapports sociaux et on finance dans le même temps des emplois qui sortent d’une logique de marché.

Je plaide pour qu’on reconnaisse de plus en plus la protection sociale contre le chômage comme devant relever de la responsabilité de l’État. Si quelqu’un peine à trouver un travail, c’est la faute de la collectivité, qui n’a pas été capable de produire des postes qui correspondent à ses facultés. On pourrait donc proposer aux personnes privées d’emploi, comme l’expérimente le programme « Territoires zéro chômeur de longue durée » en France, de réaliser dans le cadre d’un emploi durable des tâches utiles à la collectivité mais pas assez rentables pour le secteur privé.

En partant de cette notion de protection sociale, on peut créer une nouvelle forme d’emplois qui ne sont ni marchands ni publics, mais d’un troisième type, relevant d’un service public universel du travail.

Pourquoi les personnes qui font des métiers dits « essentiels » ressentent en moyenne une satisfaction supérieure à d’autres qui exercent des métiers, pourtant mieux payés, dans le secteur de la finance par exemple ?

Dans les conversations livrées spontanément, la première chose dont les gens parlent à propos de leur travail, c’est de son utilité. C’est vraiment la première chose qui permet à beaucoup personnes qui travaillent dans des conditions difficiles, dans le secteur de la construction, dans les voiries et les travaux publics, l’entretien d’espaces publics, le traitement des déchets, etc., de tenir. Ils disent « je fais un travail utile, qui permet aux gens de se loger, d’éviter des accidents de la route, que l’espace public soit propre, etc. ».

Au contraire, ceux qui exercent des emplois que l’anthropologue américain David Graeber qualifiait de « bullshit jobs » ont beaucoup moins de satisfaction, même si leur travail est parfois très rémunérateur. Des gens qui ont des boulots vraiment peu intéressants ou destructeurs tiennent le coup parce qu’ils gagnent 5 000 euros ou plus et qu’ils ont toute une série d’avantages complémentaires. Ils compensent leur mal-être par des vacances au soleil et une surconsommation. Ils auraient intérêt à gagner moins pour travailler mieux.

Une part de la jeunesse refuse, même pour un salaire important, de travailler dans certaines entreprises pour des raisons éthiques…

Avoir une prise sur son travail et ne pas se trouver en situation de conflit éthique sont des éléments de plus en plus importants pour les millennials. Mais on est loin de « la grande démission » ou de « l’épidémie de paresse » mises en avant par la droite pour réformer l’assurance-chômage dans un sens défavorable aux salariés.

En réalité, le rapport de force est en train de s’inverser en faveur des salariés. le travail est fondamental dans nos existences, sur le plan personnel autant que sur le plan collectif, où il crée de la cohésion sociale. Mais, sur le marché du travail, les femmes ne sont pas égales aux hommes, les personnes d’origine étrangère sont discriminées, les demandeurs d’emploi sont stigmatisés, etc.

Il ne faut pas se libérer du travail, mais il faut libérer le travail des rapports de domination qui le structurent. C’est vraiment un combat très important dont la gauche doit se saisir.

La tentation des titulaires d’emplois pénibles est pourtant de négocier des primes plutôt que de meilleures conditions de travail…

Oui, on a observé que la pénibilité s’est longtemps monnayée au travers des primes, non seulement pour les travaux physiques mais aussi pour les horaires décalés ou de nuit, pour le travail le week-end, etc. Parfois, ces compensations financières empêchent les employeurs de réfléchir à des horaires mieux adaptés ou à des solutions plus ergonomiques pour exercer certaines tâches.

Or l’argent ne compense pas la perte de la santé. Néanmoins, quand les salaires sont bas et permettent à peine de vivre, il est cependant normal d’être tenté de travailler plus pour payer ses factures. C’est pourquoi j’appelle à une juste rémunération des travaux utiles, non conditionnée à une prise de risque ou à des horaires impossibles.

Je plaide aussi pour que la gauche européenne s’appuie sur l’exemple belge pour porter le combat de l’indexation automatique des salaires sur les prix afin de maintenir le pouvoir d’achat des salariés.

Quid de la réduction du temps de travail ?

Je serais plutôt pour un volume d’heures global à répartir sur la vie active du salarié en fonction des contraintes et des aspirations qui jalonneront son parcours. On peut imaginer des périodes où il veut plus de temps pour s’occuper de ses enfants ou petits-enfants, pour avoir une autre activité, s’engager dans une association en tant que bénévole, etc. Ces éléments peuvent varier au fil du temps.

Aujourd’hui en Belgique on travaille en moyenne 70 000 heures avant d’accéder à la retraite, l’objectif de la Confédération européenne des syndicats c’est d’arriver à 50 000. On peut continuer à réduire. Mais l’aspect qualitatif du travail reste primordial. En France, les gens qui sont les plus épanouis dans leur travail sont aussi ceux qui sont les plus impliqués dans la vie civique. En revanche, des gens qui peut-être travaillent moins, ou bien qui sont au chômage, qui sont privés de travail sont aussi ceux qui sont les plus retirés de la vie publique.

En France l’actuel gouvernement a un discours qui vise à obliger les plus pauvres à travailler tandis que les classes moyennes sont incitées à investir pour tirer des revenus de leur capital, notamment immobilier. Qu’en pensez-vous ?

Il y a une différence entre être propriétaire du logement dans lequel on habite, qui est une forme de sécurité, et l’encouragement à devenir rentier, qui est très dangereux. En Belgique, 10 % de la population détient presque les deux tiers du patrimoine, 50 % détient l’autre tiers, tandis que 40 % ne possède aucun bien immobilier. Donc il y a une très forte inégalité dans la distribution du patrimoine. Mais elle est peu liée au travail, mais plutôt à la reproduction de génération en génération via l’héritage.

C’est pourquoi le débat sur la juste rémunération des retraites reste absolument fondamental. Si vous êtes propriétaire de votre logement et si vous avez une retraite décente, pas besoin d’aller la compléter avec des revenus du patrimoine. Dans le même esprit, je défends les services publics universels.

Car si vous vivez dans une société où les soins de santé sont gratuits, où l’éducation est gratuite, où les enfants sont nourris gratuitement dans les cantines scolaires, où il y a un accès aux bibliothèques, à des activités culturelles, où il y a des parcs, des espaces naturels accessibles à tous et où les transports en commun locaux sont gratuits, les besoins restant à votre charge ne sont plus énormes.

Donc vous pouvez vivre avec un revenu monétaire relativement bas. Une grande partie de la richesse a alors été socialisée et vous ne devez plus courir derrière de hauts salaires, ce qui vous permet alors de vous dire que vous allez peut-être davantage prendre du temps pour vous épanouir. C’est le grand idéal socialiste.

   mise en ligne le 17 février 2024

Sénégal : tout comprendre
à la crise politique
qui secoue le pays

Benjamin König sur www.humanite.fr

Souvent présenté hâtivement comme le « bon élève démocratique » de l’Afrique, le Sénégal connaît à son tour une période de fortes turbulences. Dans un pays où près de mille opposants, journalistes ou voix de la société civile, sont emprisonnés, le récent report de l’élection présidentielle a aggravé une situation qui s’était détériorée depuis plusieurs années. Jeudi 15 février, le Conseil constitutionnel a invalidé cette décision, prolongeant l'incertitude.

Le 2 février, le président Macky Sall, à la tête du Sénégal depuis 2012, a annoncé le report de l’élection initialement prévue le 25 février, après avoir annulé purement et simplement le décret convoquant le scrutin. Une décision invalidée, jeudi 15 février, par le Conseil constitutionnel. Loin d’être une surprise, cette nouvelle crise politique n’est que l’aboutissement de tensions et d’une dérive autoritaire du pouvoir en cours depuis plusieurs années.

1. Les manœuvres de Macky Sall

Durant les derniers jours précédant l’annonce, des rumeurs bruissaient de cette volonté de Macky Sall de reporter l’élection par crainte d’une défaite de son camp : la coalition Benno Bokk Yakaar (Unis par l’espoir en wolof), représentée par le premier ministre actuel, Amadou Ba. Le président a profité d’un contentieux entre des députés de l’opposition – notamment du Parti démocratique sénégalais (PDS) – envers le Conseil constitutionnel pour ajourner le scrutin. Un projet de loi a été déposé dans la foulée, mais l’opposition catégorique d’une centaine de députés a entraîné leur expulsion de l’Hémicycle par les gendarmes. Une scène hallucinante. Les députés restants, ceux de la majorité et du PDS, ont ensuite validé le texte…

Un coup d’État civil qui a entraîné des réactions outrées dans la population, mais aussi dans le propre camp de Macky Sall : le ministre et secrétaire du gouvernement, Abdou Latif Coulibaly, a démissionné : « Je n’ai pas de mots pour qualifier ça », a-t-il dénoncé. Durant ces deux journées des 4 et 5 février, malheureusement historiques, plusieurs manifestations ont été interdites et durement réprimées. Pire : plusieurs élus ont été arrêtés alors qu’ils comptaient mener campagne malgré tout, dont l’ex-première ministre de Macky Sall, Aminata Touré, emprisonnée puis libérée quelques heures plus tard.

2. Une répression féroce

Le président sortant voulait en réalité se représenter pour un troisième mandat, pourtant interdit par la Constitution. Il avait dû renoncer en juillet 2023 après des mois de mobilisation de la société civile et des intellectuels sénégalais. Le 20 janvier, le Conseil constitutionnel avait validé vingt candidatures, mais en écartant deux opposants, des poids lourds de la politique du pays : Karim Wade, du PDS, en exil au Qatar depuis 2016, fils de l’ancien président Abdoulaye Wade (entre 2000 et 2012).

Et surtout Ousmane Sonko, le dirigeant du mouvement Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), la bête noire de Macky Sall. Ousmane Sonko est en prison depuis juillet dernier après une condamnation pour appels à l’insurrection et complot contre l’État. Le Pastef avait également été dissous par le gouvernement après les manifestations de mars 2021 et juin 2023, où 28 personnes au moins avaient été tuées par les « forces de sécurité ».

Ousmane Sonko a été également condamné pour diffamation envers le ministre du Tourisme, ce qui a permis de le déclarer inéligible. Pour le scrutin du 25 février, son bras droit Bassirou Diomaye Faye avait vu sa candidature validée : moins connu et populaire que son leader, il n’a, pendant longtemps, pas représenté un danger pour le pouvoir. D’autant que lui aussi est… emprisonné pour « outrage à magistrat et diffamation » après avoir critiqué les juges.

Des cas qui illustrent l’instrumentalisation systématique de la justice. « Quand Macky Sall est arrivé au pouvoir, le Sénégal était considéré comme le phare de la démocratie et des droits humains sur le continent africain. Depuis lors, il s’est employé à détruire les acquis démocratiques en instrumentalisant la justice, la police et la gendarmerie », martèle Seydi Gassama, le directeur d’Amnesty International Sénégal.

3. Quel horizon pour le Sénégal ?

En réalité, la démocratie sénégalaise a toujours été imparfaite – comme toutes. Mais cette fois, le Sénégal plonge dans l’inconnu : jamais un scrutin n’avait ainsi été reporté. Qui plus est aussi loin – le 15 décembre. Une longue période d’incertitude qui pourrait déboucher sur une véritable déstabilisation du pays. Onze candidats sur les vingt retenus ont annoncé leur volonté de poursuivre leur campagne et s’en tenir à la date du 25 février.

« Macky Sall s’est mis au ban de la toute la communauté internationale (…). Mobilisons-nous pour obtenir le scrutin du 25 février ! », a exhorté Aminata Touré. Si la France, l’UE et les États-Unis ont fait part de leur « préoccupation », leur hantise, comme celle de Macky Sall, était de voir un candidat du Pastef l’emporter : ses positions souverainistes, panafricanistes, parfois populistes, mais dénonçant fermement le néocolonialisme, notamment français, rebutent. Pas au Sénégal : parmi la jeunesse, comme dans les pays voisins, ces thèmes rendent Ousmane Sonko et le Pastef – même dissous – très populaires.

4. Une nouvelle page de la Françafrique ?

« Pour une fois, au Sénégal, un candidat aurait pu être élu pour œuvrer à l’autonomie de son pays sans être sous la dictée de Paris, en étant issu d’élections normales. Jusqu’à samedi, je me suis demandé si c’était possible. Quand le report a été annoncé, je me suis dit que ça s’inscrivait parfaitement dans notre histoire françafricaine », analyse Ndongo Samba Sylla, économiste et coauteur de De la démocratie en Françafrique. Une histoire de l’impérialisme électoral, paru en janvier (la Découverte).

Car Macky Sall est notamment un allié d’Emmanuel Macron, sur le plan diplomatique comme idéologique. D’autant plus qu’un enjeu économique se fait jour avec l’ouverture prochaine des gisements de pétrole : une rente qui aiguise les appétits, ceux des dirigeants sénégalais mais aussi des compagnies pétrolières occidentales.

Cette domination économique symbolisée par le franc CFA ou les récents accords de pêche entre le Sénégal et l’UE, qui entraîne un pillage de la ressource au détriment des pêcheurs locaux, est au cœur des griefs formulés par la jeunesse sénégalaise. Désormais, les regards sont tournés vers plusieurs dates : celle du 25 février, mais aussi du 2 avril, qui devait sonner la fin du mandat de Macky Sall. Au-delà, son maintien en fonction peut être considéré comme illégal. Et enfin, celle du 15 décembre 2024, désormais date de l’élection présidentielle.

   mise en ligne le 17 février 2024

Logement :
un bien public à développer

Fabien Gay sur www.humanite.fr

Alors que l’on commémorait le 1er février dernier l’appel de l’abbé Pierre, le sujet du logement reste une réalité de souffrances et de brutalité pour beaucoup. 4,2 millions de mal-logés, 2,6 millions de demandeurs de logement social : voilà les résultats de choix politiques désastreux. Pourtant, Gabriel Attal a prononcé l’enterrement de toute ambition publique en faveur du logement par la remise en cause de la loi de Solidarité et renouvellement urbain (SRU) qui prévoit 25 % de logements sociaux dans les aires urbaines.

Comble du cynisme, la nomination de Guillaume Kasbarian comme ministre du Logement dit tout du séparatisme social qui anime ce gouvernement. C’est ce député qui a été le porteur d’une loi inique et brutale votée l’an passé pour « protéger les logements contre l’occupation illicite ». Par cette législation, les forces de droite et d’extrême droite criminalisent les locataires les plus pauvres en situation d’impayés au nom de la défense des petits propriétaires. Mais cela sert en réalité les 3 % de multipropriétaires qui possèdent 65 % du parc locatif privé. Dans le même temps, la remise en cause de la loi SRU valide la stratégie d’obstruction des maires de communes huppés qui ont toujours refusé de l’appliquer. La main ferme de l’État s’abat sur les plus pauvres mais tremble quand il faut faire respecter la loi par les plus fortunés.

Les problèmes du logement sont réels : manque de construction, impact d’Airbnb dans les grandes villes et les zones touristiques qui augmente les prix. De plus en plus de salariés et de travailleurs indépendants se retrouvent en grande difficulté pour se loger dignement. La loi Elan a sérieusement miné le logement social par la baisse des APL et fait baisser la construction de logements. C’est pourtant un secteur essentiel pour répondre aux besoins sociaux. Mais un de ces ministres a-t-il déjà vécu en logement social pour comprendre cette réalité ? 80 % des travailleurs sont en effet éligibles au logement social, notamment la part médiane des salariés vivant avec moins de 1 400 euros. Le logement social ne doit pas être l’apanage des plus miséreux, mais un droit effectif à la disposition de tous les travailleurs. Se loger dignement, c’est le symbole d’une sécurité de vie.

Plutôt que d’opposer les gens entre eux, c’est bien une politique ambitieuse où le logement serait public, retiré des griffes du marché, qui doit être instaurée. Il est intolérable que le logement soit le premier poste de dépense des foyers, qu’ils soient de classe populaire ou moyenne. Il faut agir pour rénover le parc existant en favorisant une TVA à 5,5 % sur les rénovations énergétiques. Des milliers de jeunes pourraient être formés dans ce secteur, véritable vivier économique.

Il faut avoir le courage de voter une grande loi de réquisition des logements vides qui permettrait de loger au plus vite ces demandeurs qui n’en peuvent plus de vivre dans l’attente. Par la mobilisation, avec les associations de défense du logement, de lutte contre l’exclusion et de nombreux maires courageux, faisons du logement un bien public.


 


 

Guillaume Kasbarian
au logement :
le coup de fouet libéral
d’Emmanuel Macron

Lucie Delaporte et Pauline Graulle sur www.mediapart.fr

Bête noire des organisations de mal-logés ou de locataires, le nouveau ministre, qui ne jure que par le libre marché et la suppression des « normes », a le pedigree idoine pour enclencher une dérégulation massive du secteur au détriment des plus précaires.

Son nom avait circulé avec insistance lors des deux précédents remaniements. La nomination de Guillaume Kasbarian à la tête du ministère du logement n’en demeure pas moins un choc pour les acteurs du secteur. Aussitôt annoncée, la nouvelle a déclenché un tollé dans les associations de mal-logés ou de locataires.

« C’est une gifle à l’ensemble des acteurs du logement et les défenseurs de la mixité sociale », s’est étranglée la Confédération nationale du logement (CNL), principale association de locataires du logement social. « On aurait difficilement pu faire pire. Il n’y a pas beaucoup d’ennemis du logement et des mal-logés : il en fait partie », pointe auprès de Mediapart Manuel Domergue, directeur des études à la Fondation Abbé Pierre. 

Kasbarian au logement ? Une « provocation » pour Pascal Brice, président de la Fédération des acteurs de la solidarité. « C’est comme si vous mettiez Depardieu à l’égalité hommes-femmes ! », a lui aussi réagi le député insoumis François Ruffin. « Sous le choc », le DAL (l’association Droit au logement) a quant à lui ironiquement salué l’arrivée du « ministre du délogement et de l’immobilier », appelant à un rassemblement de protestation ce vendredi après-midi à Paris. 

Il faut dire que, dans le milieu, la politique logement à la sauce Kasbarian a déjà été largement éprouvée depuis le second quinquennat d’Emmanuel Macron. C’est lui qui a porté la loi dite « anti-squat », critiquée par la Défenseure des droits, condamnée jusqu’à l’ONU, et considérée par les associations comme « piétin[ant] le droit au logement ».

Une loi adoptée en avril dernier avec les voix du Rassemblement national (RN) qui criminalise l’occupation de surfaces vacantes – y compris des bureaux vides – et qui prévoyait, dans sa première mouture et à la demande expresse du député d’Eure-et-Loir, six mois de prison pour les locataires en situation d’impayés. 

L’homme est assez constant dans ces combats puisqu’il signait déjà en 2020 une tribune appelant à revenir sur la trêve hivernale au motif que certains propriétaires se retrouvent dans des situations inextricables. « Il fait partie de ceux prêts à dégommer des tabous consensuels comme la trêve hivernale, obtenue par l’abbé Pierre après son appel de 1954. Ne pas expulser les gens quand il neige dehors c’est quand même le minimum du minimum », rappelle Manuel Domergue.

Alors que son prédécesseur à l’hôtel de Roquelaure, Patrice Vergriete, pouvait difficilement accepter de voir démanteler la loi SRU, une loi emblématique des politiques de mixité sociale qu’il a contribué à écrire lorsqu’il était au cabinet de Claude Bartolone, son remplaçant, lui, ne devrait pas faire de manière pour mettre en œuvre la feuille de route de Matignon.

« Autant Vergriete avait une fibre locataire, autant “Kasba” est plutôt fibre propriétaire », résume, à mots choisis, un de ses collègues de banc du groupe Renaissance où il est, malgré sa bonhomie, diversement apprécié. 

Une discrète passation de pouvoir 

La passation de pouvoir entre le ministre sortant et son successeur s’est déroulée vendredi 9 février à huis clos dans une ambiance étrange. « Kasbarian n’a pas dit un mot sur le logement social, pas un mot sur la politique de la ville. Tout a tourné autour de la politique de l’offre et la défense du petit propriétaire », raconte, navré, un participant. 

Alors que, la veille déjà, son nom circulait dans les couloirs du colloque des vingt ans de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru), le monde du logement social semblait incrédule. « Kasbarian, c’est le virage thatchérien de la politique du logement », lançait un acteur majeur du logement social estimant que « son projet c’est de financiariser le monde HLM ». En 1988, la première ministre britannique avait lancé un grand plan de privatisation du parc de logement social en prônant une politique d’accès à la propriété qui ne déplairait pas au nouveau ministre. 

Avocat de la propriété privée, Guillaume Kasbarian a aussi vigoureusement défendu dans l’hémicycle le « décret habitat » qui permet désormais de mettre en location des surfaces avec 1,80 m de hauteur sous plafond, peu éclairées et peu ventilées. Aux côtés de sa collègue Marie Lebec, ministre chargée des relations avec le Parlement, qui pouffait de rire en expliquant « 1,80 mètre, je passe », Kasbarian avait argumenté qu’au moment où les Français peinent à se loger, il « serait dommage de se priver de surfaces atypiques »

Une ligne plus dure encore que celle de Christophe Béchu, son ministre de tutelle, qui s’est dit prêt à revoir le texte mais qui contente les propriétaires de sous-pentes ou de caves autant que les marchands de sommeil. 

Ce fervent défenseur des petits propriétaires pourrait aussi se montrer plus sensible au très fort lobbying pour repousser le calendrier d’interdiction de location des passoires thermiques. Peu intéressé par les questions écologiques, il s’est moult fois fait le porte-parole des inquiétudes des acteurs de l’immobilier sur le sujet. 

Macroniste de la première et de la dernière heure

À 36 ans, le député, considéré comme « l’un des derniers membres sincères du fan-club de Macron », a connu une ascension éclair. Créateur du premier comité En Marche de Chartres et de ses alentours, Guillaume Kasbarian remporte en 2017 la très rurale première circonscription d’Eure-et-loir sur la promesse du « renouvellement ».

Dénué d’expérience politique mais diplômé de l’ESSEC, il lorgnera, tout le premier quinquennat, sur le portefeuille de l’industrie. Puis, après sa réélection en 2022, à la faveur d’une alliance avec un baron local Les Républicains (LR) et maire de Chartres, Jean-Pierre Gorges, il change son fusil d’épaule et se positionne sur le créneau du logement.

Très proche d’Aurore Bergé qui le pousse à la présidence de la commission des affaires économiques en 2022 et avec qui il fréquente le Printemps républicain, celui qui aime à cultiver son look de dandy des champs – béret en tweed, moustache impériale – devient l’une des figures en vue de la Macronie.

Quand on le pousse dans ses retranchements, il se met à réciter du Ricardo pour nous expliquer que seule la dérégulation du marché pourra résoudre la crise du logement. William Martinet, député La France insoumise

À la tête de la commission des affaires économiques, « Kasba » hérite ainsi de textes clefs, comme celui sur le pouvoir d’achat en tout début du mandat, ou celui sur le nucléaire. Il pique aussi à son collègue et président de la commission du développement durable, Jean-Marc Zulesi, avec qui il entretient des relations notoirement exécrables, une partie de l’examen du texte sur les énergies renouvelables. Il s’oppose alors à « la paperasse administrative, [les] procédures à rallonge et [les] lenteurs », bref, à tout ce qui pourrait entraver le développement du business des éoliennes et du photovoltaïque.

Ce libéral assumé qui espère, depuis le début de la législature, que la majorité nouera un « contrat de coalition » avec LR, a un credo : le libre marché. « Il a un point commun avec Macron, c’est son indifférence totale aux problèmes des gens : il considère sincèrement que ce n’est pas son job », dit de lui un membre du groupe LR à l’Assemblée nationale.

Pour William Martinet, spécialiste du logement à La France insoumise (LFI) siégeant à la commission des affaires économiques, il n’est rien qu’un « idéologue ». « Quand on le pousse dans ses retranchements, il se met à réciter du Ricardo pour nous expliquer que seule la dérégulation du marché pourra résoudre la crise du logement », raconte l’Insoumis qui estime qu’il est bien difficile pour l’opposition d’avoir prise sur son « dogmatisme » économique.

« Si Macron est libéral, alors Kasbarian est ultralibéral, et va donner aux marchés la tâche de répondre à une crise qui nécessiterait pourtant une ambition publique très forte », déplore le député communiste de Seine-Saint-Denis Stéphane Peu, qui rappelle les chiffres dramatiques de la crise du logement dans son département : 1 500 appels par soir au Samusocial, plus d’un demi-millier de personnes à la rue, dont des dizaines de femmes enceintes…

Une réalité que Guillaume Kasbarian devra pourtant se coltiner, lui qui pourfend la dépense publique, la dette, les impôts et les « normes » en tout genre – une ritournelle qu’il n’a eu de cesse de répéter à ses administrés pendant la crise agricole. Au printemps dernier, il sortait de l’anonymat après un tweet particulièrement véhément à l’égard de la réalisatrice Justine Triet, taclant « ce petit microcosme [du cinéma français – ndlr], biberonné aux aides publiques comme jamais, qui fustige une politique “néo-libérale”... » « Il est peut-être temps d’arrêter de distribuer autant d’aides à ceux qui n’ont aucune conscience de ce qu’ils coûtent aux contribuables », ajoutait celui qui refusera mordicus par la suite d’aller visionner la Palme d’or, lui préférant le dernier Astérix, de Guillaume Canet.

Pour Emmanuel Macron, le choix de ce ministre constitue en tout cas une nette rupture et un jalon supplémentaire de la droitisation de ses gouvernements. Jusque-là, le chef de l’État avait toujours opté pour le logement pour des profils issus du Parti socialiste : Julien Denormandie, Emmanuelle Wargon, Olivier Klein et Patrice Vergriete. Cette fois, c’est un libéral, un vrai, qui portera la politique du logement. Sans états d’âme.

mise en ligne le 16 février 2024

Grève chez Lacoste :
« On est la cinquième roue du carrosse »

Dan Israel sur www.mediapart.fr

L’approvisionnement des boutiques de toute l’Europe et les expéditions des commandes en ligne sont bloqués depuis lundi par un mouvement social dans le centre logistique de la marque au crocodile. Les salariés mobilisés pour leur salaire dénoncent aussi le « mépris » de la direction.

Buchères (Aube).– L’immense entrepôt, qui s’étend sur plusieurs dizaines de milliers de mètres carrés dans la zone industrielle de l’agglomération de Troyes, ne porte aucun signe distinctif. C’est en approchant les petits groupes de salarié·es bloquant l’entrée aux camions qui se présentent qu’on repère de discrets indices. Ici et là, quelques doudounes siglées, une poignée de chasubles orange portant le fameux logo et, sur le drap qui récapitule les revendications rédigées au feutre de couleur, un crocodile esquissé laisse couler ses larmes. Les slogans qui l’accompagnent sont des cris du cœur : « Vivre dignement de notre travail », « Notre pouvoir d’achat est en chute libre depuis 3 ans ».

L’anonyme site industriel « Solodi 2 », sur la commune de Buchères, abrite en fait la plateforme logistique de Lacoste pour toute la zone Europe et Méditerranée. Toutes les boutiques du continent sont approvisionnées depuis ce gigantesque hangar, ouvert en janvier 2021, et toutes les commandes en ligne des Européens partent de là. Elles en partent du moins quand les salarié·es de l’entrepôt ne sont pas en grève.

Depuis lundi 12 février, la quasi-totalité des 220 personnes travaillant en CDI pour la filiale logistique de Lacoste ont cessé le travail. Selon les syndicats, plus de 90 % des salarié·es sont impliqué·es dans le mouvement, en grève totale ou avec des débrayages partiels, voire avec une participation au piquet de grève en dehors de leurs heures de travail.

Les grilles sont fermées aux poids lourds venus décharger les marchandises ou emporter les produits prêts à être expédiés. Quelques provisions sont abritées sous un barnum, flanqué d’un petit barbecue : depuis mardi matin, un tour de garde est organisé 24 heures sur 24 pour s’assurer que des mouvements de camions n’aient pas lieu dans la nuit ou au petit matin, comme cela a été le cas le premier jour de la grève.

Ce jeudi matin, un salarié masque mal un profond bâillement : il a tenu la garde toute la nuit. « Ça pique un peu », glisse-t-il avant de s’éclipser. Pour les nuits prochaines, et pour chaque moment de la journée, un tableau récapitule la liste des volontaires, qui tâchent d’être au moins une dizaine à tout instant.

Le mouvement appuie les demandes de l’intersyndicale (CFDT-Unsa-CGT). La principale porte sur une augmentation de 175 euros brut pour toutes et tous. De quoi revaloriser d’environ 9 % les plus petits salaires, et ne pas augmenter l’écart de salaire avec les cadres les mieux payés.

« Cette augmentation identique pour tous représenterait une hausse de salaire moyenne de 4,5 % pour 2024, alors que la direction a imposé une hausse de 3 %, précise Jean-François Brevière, le délégué syndical Unsa. Et l’an dernier, l’augmentation des salaires a seulement été de 2,5 %. Avec la forte inflation que nous vivons, nous avons calculé qu’en deux ans, nous avons perdu presque 5 % de pouvoir d’achat. »

D’autres revendications portent sur une revalorisation des astreintes ou une petite augmentation des indemnités kilométriques. « Nos revendications ne sont pas folles et certaines auraient même un coût zéro pour l’entreprise », souligne le syndicaliste. Par exemple la mise en place du volontariat pour les heures supplémentaires pour les plus de 55 ans, ou l’instauration d’un congé menstruel d’un ou deux jours, sur présentation d’un certificat médical.

Cela n’empêche pas la direction de rejeter en bloc toutes les propositions. Deux courtes réunions, lundi et mercredi, ont permis de constater que la situation était bloquée. « Il y a une rupture complète du dialogue », constate Jean-François Brevière. La direction demande que le blocage de l’entrepôt – une pratique qui n’est pas autorisée dans le cadre du droit de grève – cesse avant tout début de discussion. Mais les salarié·es tiennent à conserver leur moyen de pression.

« Pourtant, nous sommes prêts à discuter. Nous avons même proposé, en gage de bonne volonté, de laisser passer deux camions au début d’une réunion, puis d’en laisser entrer d’autres si elle se déroulait bien », raconte Pierre Kolikoff, le délégué syndical CFDT. Refus. Pour l’heure, même une proposition de médiation par l’inspection du travail n’a pas trouvé d’écho chez les dirigeants de Lacoste.

L’entreprise se porte très bien 

Le mouvement est symbolique à bien des égards. Troyes est le berceau de Lacoste, qui a fêté ses 90 ans en 2023. C’est dans cette ville en 1933 que le bonnetier André Gillier, déjà inventeur du slip kangourou, a fabriqué le premier polo à la demande du champion de tennis René Lacoste. C’est ici qu’est encore installée une petite partie de la production de la marque, et que certains services opérationnels sont encore implantés.

La marque, rachetée en 2012 par le groupe suisse Maus Frères (qui possède aussi The Kooples ou Aigle), se porte à merveille depuis qu’elle a engagé une stratégie de « premiumisation » – le polo iconique est désormais vendu 110 euros pièce. En 2022, ses résultats ont progressé de 26 %, et son chiffre d’affaires a doublé en dix ans, atteignant le niveau record de 2,5 milliards d’euros. Pour 2026, les 4 milliards de chiffre d’affaires sont officiellement la cible. Et les syndicalistes évoquent le chiffre de 150 millions d’euros de dividendes dernièrement versés à l’actionnaire suisse.

Aujourd’hui, l’entreprise insiste plutôt sur les incertitudes de la conjoncture. « Dans un secteur textile en souffrance et où les difficultés des entreprises se multiplient, Lacoste accompagne ses collaborateurs dans la durée avec pour objectif principal la sécurité de l’emploi et la pérennité de la marque, en particulier concernant les zones de production et de logistique sur le territoire français », indique-t-elle à Mediapart.

Lacoste assure que sa politique de rémunération permet « de protéger le pouvoir d’achat [des salarié·es] et d’améliorer leurs conditions de travail ». Pas de quoi calmer la mobilisation, tant s’en faut, alors même que l’entreprise et ses filiales ne sont pas connues pour être particulièrement remuantes. L’an dernier, le mouvement d’opposition à la réforme des retraites n’a pas rencontré de succès dans l’entrepôt Lacoste, comme dans tout le secteur de la logistique.

« La dernière grève avec blocage, c’était dans les années 1990, se remémore Pierre Kolikoff. Ces dernières années, j’ai souvent appelé à organiser des petits débrayages au moment des Nao, et c’était assez peu suivi, on avait du mal à embarquer les gens. Là, c’est parti tout seul ! Il y a une accumulation de fatigue, de contrariétés, qui font que les gens sont très motivés. »

Des salaires rattrapés par le Smic

À 10 h 15 ce jeudi, un poids lourd se présente. Aussitôt, une ligne de grévistes se met en travers de son chemin devant l’entrée des camions, sifflets à la bouche pour certains. Un petit groupe vient expliquer la situation au chauffeur, qui renonce et va se garer avec son chargement dans une petite rue quelques mètres plus loin.

Dans les bouches de tout le personnel mobilisé, ce sont d’abord les salaires qui surgissent. Elles et ils sont caristes, préparateurs de commande, techniciens de maintenance. Une bonne partie est payée aux alentours de 1 850 euros brut, sur 13 mois. « Cela fait plus de cinq ans que nous travaillons ici avec mon conjoint, et lui a pris du galon entretemps, explique Julie*. Avant, on ne faisait pas les comptes et on s’en sortait sans problème. Aujourd’hui, je dois faire les comptes tous les jours. C’est devenu difficile, malgré les heures sup’, qui sont payées 25 % de plus : en période de pointe, je peux travailler jusqu’à 44 heures par semaine au lieu de 35. »

« Le Smic nous rattrape, on est sur du piétinage salarial », complète Marion, qui souligne que le salaire des préparateurs et préparatrices de commande est fixé à 11,70 euros de l’heure, alors que le salaire minimum est passé à 11,65 euros de l’heure en janvier. C’est ce que sont payé·es les intérimaires qui défilent – ils sont entre 150, en période normale, et 400, en « période haute » : fêtes de fin d’année, périodes de soldes, fêtes des pères et des mères… Le sentiment de déclassement est réel.

À leurs côtés, David*, technicien, souligne que l’écart de salaire entre un de ses collègues en début de carrière et un autre qui affiche plus de 30 ans d’ancienneté, « est seulement de 200 euros ». Il cite aussi la suppression des « primes de glissement de poste », qui accompagnaient auparavant la prise de responsabilité.

Dans ce cadre morose qu’ils sont nombreux à décrire, les conditions de travail sont aussi unanimement pointées du doigt. Le site de Buchères a été rénové et très largement agrandi pendant de longs mois, avant d’être relancé sous sa forme actuelle à partir de janvier 2021. La promesse était d’automatiser une grande partie des tâches logistiques et de pouvoir absorber un flux de marchandises en hausse perpétuelle, du fait de l’augmentation des ventes, mais aussi du rapatriement en interne des ventes online ou des commandes de chaussures, jusque-là gérées depuis la Grande-Bretagne.

Les promesses n’ont pas été tenues. Les premiers mois ont été très difficiles, la ligne automatique connaît de nombreuses pannes, les tâches répétitives se font encore largement à la main, l’afflux de marchandises peut gêner les lignes de préparation de commandes…

« Et la ligne a été mal conçue dès le départ, se plaint Marc*. On reçoit des cartons très épais et bien fermés, qu’il faut ouvrir à la main, au cutter. C’est déjà pénible pour le corps. Ensuite, il faut balancer les cartons sur le convoyeur à déchets, qui est situé en hauteur. Je peux l’atteindre en me mettant sur la pointe des pieds, mais les femmes moins grandes que moi doivent sauter. »

Les grévistes et les syndicalistes assurent que les accidents du travail sont fréquents. « On en compte déjà plusieurs depuis le début de l’année : un pied cassé, des tendinites à répétition… Les gens sont fatigués, il y a de l’inattention ou bien ce sont les corps qui lâchent », glisse Marion. En juin 2021, un homme a fait une chute mortelle dans l’entrepôt. Si l’enquête a montré qu’il n’avait pas respecté toutes les procédures de sécurité, nombreux pensent que la cadence imposée sur place explique en partie sa faute.

Plus récemment, un autre drame a été évité de peu : deux nacelles évoluant entre les rayons pour aller chercher les colis les plus hauts se sont percutées frontalement. L’une d’elles a basculé, faisant chuter le travailleur de 8 mètres de haut. « Quelques bleus seulement », croient savoir ses collègues, qui saluent un miracle. Mais l’homme était intérimaire, et il a disparu de l’entrepôt à la fin de son contrat.

Différences de traitement 

Un vrai sentiment d’être méprisé·es pointe aussi, régulièrement. Les salarié·es soulignent que les remerciements officiels pour leur implication sont rares, et toujours effectués par écrit, par mail ou sous la forme d’une petite note affichée à un tableau. « En janvier, on a battu un record de pièces à la journée, 104 000 pièces préparées en un jour, et on n’a même pas eu droit à des félicitations de vive voix », s’indigne une gréviste, se sentant « la cinquième roue du carrosse dans cette entreprise ».

La comparaison revient constamment avec « les Gayettes », le site historique de Lacoste dans le centre de Troyes, qui emploie encore des centaines de personnes, en partie pour la production de certaines des pièces les plus connues de la marque. « Ils sont mieux payés de 14 % pour le même métier », peste Marc.

Autre exemple, symbolique : jusqu’au début de cette année, le montant des tickets restaurant ou des primes « paniers repas » des employé·es du centre de Troyes était supérieur à ceux de la filiale logistique Solodi. « OK, ils sont mieux payés que nous parce qu’on nous dit qu’ils ont un savoir-faire particulier. Mais on n’aurait pas le même estomac ? », ironise Thomas*.

Dans ce contexte, et sans réponse adéquate de la direction, les grévistes assurent qu’elles et ils veulent inscrire leur mouvement dans la durée. Les sacrifices financiers sont déjà trop importants. Et quelque chose est en train de naître dans cette zone industrielle.

« Pour moi, qui n’avais jamais fait grève jusqu’à aujourd’hui, c’est devenu une mission. Je compte bien tenir, pour montrer qu’on n’est pas des petites mains, des numéros qu’on peut ignorer, professe Marion. On est solidaires, il y a des gens de tous les secteurs, des personnes qu’on ne croise pas tous les jours, on apprend à se connaître, tous les ouvriers s’y sont mis, c’est beau. »

« On montre aussi que si on a été capables de faire ça, on pourra le refaire », lance Marc, levé à 3 heures ce jeudi matin pour prendre son tour de garde avant d’embaucher, à 5 h 40. « On nous rappelle constamment les valeurs de Lacoste, par exemple “Play as one team”, jouer en équipe, décrit Jean-François Brevière, de l’Unsa. Mais aujourd’hui, face à nos demandes, elle est où, l’équipe ? »

Boîte noire

* Aucun des salarié·es non protégé·es par un mandat syndical n’a souhaité faire connaître son nom ou son prénom. Dans cet article, elles et ils s’expriment sous des prénoms d’emprunt.


 


 

« Porter l’uniforme SNCF n’est plus une fierté » : avant la grève, les contrôleurs désabusés

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Alors qu’un train sur deux circulera ce week-end sur les grandes lignes à la suite d’un mouvement de grève chez les chefs de bord, l’Humanité a recueilli les témoignages de deux contrôleurs. Des conditions de vie et des salaires loin des privilèges dépeints dans les médias.


Samedi, Stéphane, un agent du service commercial trains (ASCT) de 58 ans, était sur le pont. Ce contrôleur s’est levé dès 3 heures du matin pour atteindre la gare de Lyon, à Paris, depuis son domicile picard. L’embauche est faite à 5 h 30. Dix minutes plus tard, Stéphane effectue les vérifications sur son TGV, avant de débuter l’accueil embarquement des voyageurs à destination de Bourg-Saint-Maurice.

Arrivé à la station de ski vers 12 heures, le chef de bord repart une heure plus tard pour Chambéry. Pour Stéphane, la journée se termine à l’heure du goûter, dans la cité savoyarde. Le lendemain, après une nuit à l’hôtel, l’ASCT se rend en TER sur Grenoble, comme un voyageur lambda, pour effectuer son service à bord d’un TGV en direction de Paris.

« L’entreprise n’est plus la même »

Depuis ce lundi, après que la direction de la SNCF n’a pu s’engager à tenir les promesses formulées lors de la crise de Noël 2022, poussant ces agents à la grève, les contrôleurs sont sous le feu des critiques. Pourtant, les témoignages recueillis par l’Humanité font état du malaise dans la profession.

Agent sur l’axe Sud-Est, Stéphane dit « ne plus avoir la fierté familiale de porter l’uniforme SNCF ». Son père, électricien-dépanneur, avait participé à la validation des rames TGV avant leur mise en activité. « L’entreprise n’est plus la même. Nous ne sommes plus un service public. On nous explique que le client doit être au centre de nos préoccupations, déplore-t-il. Or, la SNCF fait tout pour les laisser à quai. Aujourd’hui, l’entreprise est segmentée par activités, TGV, Intercités, TER… Le voyageur est livré à lui-même. »

De quoi impacter le travail des plus de 8 000 ASCT. Au-delà des procédures de fermeture des portes et de départ des trains, « s’il se passe quoi que ce soit sur l’encadrement de la circulation, d’un choc du train au malaise du conducteur, j’ai une responsabilité en matière de sécurité », mesure Stéphane. La seconde mission : la vie à bord, c’est-à-dire la sûreté des passagers. « Nous pouvons intervenir face à des forcenés ou des personnes ivres », insiste-t-il.

Un traitement brut de 2 473 euros après trente-cinq ans de carrière

Un constat que partage Yohan. « Nous sommes assistante sociale, garde du corps… gérer l’humain est de plus en plus compliqué dans une société plus violente. La direction nous pousse à faire toujours plus de chiffre, forcément, cela amène à des clashs. Le pouvoir d’achat des Français n’est pas au mieux. Quand vous demandez 100 euros, des fois, ça fait très mal au porte-monnaie. » D’ailleurs, la présence de deux contrôleurs dans l’ensemble des TGV fait partie des revendications de ce mouvement de grève.

Le chef de bord de 45 ans poursuit : « En 2019, j’ai dû intervenir auprès d’un homme qui voulait frapper une dame. J’ai reçu deux coups de poing. » Pour l’agent, « la déshumanisation des gares rajoute des missions aux contrôleurs. En réalité, nous sommes à la fois vendeur de billets, aide à la clientèle, aide aux personnes à mobilité réduite… ».

Et les salaires ? Après trente-cinq ans de métier, Stéphane dit toucher un traitement brut de 2 473 euros. Auquel s’ajoute la prime de travail, de 593 euros. La CGT réclame son augmentation à hauteur de 780 euros brut. « Hors prime, je gagne 2 095 euros brut, note Yohan. J’entends Gabriel Attal dire que le travail est un devoir. Mais le premier ministre a-t-il seulement travaillé une journée comme un ouvrier ? »

 

  mise en ligne le 16 février 2024

« Rafah sera la honte du monde » : à Paris, mobilisation contre le massacre des Palestiniens

Pauline Migevant  et  Luna Guttierez  sur wwwpolitis.fr

Alors qu’Israël a annoncé une offensive militaire imminente à Rafah, où sont déplacés 1,4 million de Palestiniens, un rassemblement a eu lieu le 14 février dans la capitale devant le ministère des Affaires étrangères pour appeler la France à agir.

Une femme tient une pancarte tachée de sang. Elle y a accroché des chaussons de danse pour enfant, ensanglantés eux aussi. « Keep calm and watch the slaughter » : restons calmes et regardons le massacre. Au dos, en français : « Gaza, nous, on vous voit. Cessez-le-feu ». Elle n’est pas seule, autour d’elle des centaines de manifestants sont réunis ce 14 février devant le Quai d’Orsay, à l’appel du Collectif national pour une paix juste et durable, pour exiger des actes. Le carton est un peu défraîchi, la pancarte date de novembre. « Jamais on imaginait être encore là en février », soupire la femme. Elle a étudié le droit international public, et se dit « choquée » que de « telles violations des droits humains » puissent avoir lieu « sans réaction ».

« Ce n’est pas au peuple de dire à ses représentants de respecter le droit », intervient son amie. Sur sa pancarte, une Marianne a été dessinée, bonnet phrygien et bouche muselée par un sparadrap aux couleurs d’Israël. Ce qui la choque, « c’est le deux poids deux mesures » et le traitement par les médias. « Sur la 5, ils ont invité un Français qui s’est engagé dans l’armée israélienne et en face de lui, il n’y avait pas de contradicteur ». Elles évoquent les responsabilités face à l’histoire. « Quand on va réaliser ce qu’on a fait, ce sera trop tard. On se sera rendu compte qu’on était du mauvais côté de l’Histoire. »

Une autre femme, 35 ans, se trouve non loin. Elle aussi depuis quatre mois, est de toutes les mobilisations : elle a fait la marche de Paris à Bruxelles pour se rendre au Parlement européen début février, et s’est même rendue à La Haye, durant les audiences devant la Cour Internationale de justice en janvier après la plainte de l’Afrique du Sud pour génocide. Ce soir, à nouveau, elle est là. « Je me souviens quand on faisait de l’histoire au collège, je me disais ‘Comment ils ont fait pour laisser des gens partir dans les trains’. Et maintenant, on laisse faire. Nous, on n’est pas en danger, je ne vais pas mourir si je manifeste. Je me dois de sortir dans la rue. »

Ils tiennent sous les bombes et nous, il faudrait qu’on abandonne ?

La première fois qu’elle a entendu parler de la Palestine, elle avait 13 ans, sa mère regardait la télé, « c’était au moment de la mort de Mohammed Al-Durah ». À l’époque, la mort en direct du garçon de 12 ans, lors de la seconde intifada en 2000, avait ému l’opinion. Aujourd’hui, il en faut plus pour que la violence choque, selon elle. « Une boîte crânienne qui explose, c’est trash. Mais c’est ce qu’il faut. »

Une autre femme, seule, agite ardemment son drapeau palestinien. Elle scande les slogans avec la foule, mais son visage est empreint de gravité. « Ma douleur est profonde. Je ne crois plus en rien, ni aux droits de l’Homme, ni à la liberté, ni à la démocratie. Les images choquantes d’enfants mutilés qui nous parviennent ne font pas réagir le monde, personne ne bronche. » Pour elle, les décisions sont prises par les gouvernements et la volonté d’arranger la situation manque à l’appel.

Face à cette impuissance, elle exprime son désarroi et son soutien à la Palestine en étant présente ce soir. « Ils tiennent sous les bombes et nous, il faudrait qu’on abandonne ? Certainement pas. On doit continuer à montrer notre soutien face au nettoyage ethnique des Palestiniens. » Dévastée par ce qui se passe, elle affirme que « cette histoire à Rafah sera la honte du monde ».

« Plus personne n’est dupe, ce sont les civils qui sont visés »

Le rassemblement déborde sur la route. Cette mobilisation de soutien a pris plus d’ampleur que prévu. Pour un manifestant, « les déclarations sur Rafah ont eu l’effet d’un électrochoc chez les gens. Netanyahou ne peut plus parler de victimes collatérales dans sa lutte contre le Hamas. Plus personne n’est dupe, ce sont les civils qui sont volontairement visés ». En 48 heures, l’appel à manifester a rassemblé beaucoup de monde alors que le mouvement s’essoufflait depuis décembre. La police a dû bloquer les voitures pour sécuriser la manifestation.

L’armée israélienne a coupé le carburant, l’électricité, l’aide humanitaire passe au compte-goutte et la famine guette la population. Après avoir demandé à la population du nord de Gaza de se déplacer vers le sud pour leur sécurité, le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou a annoncé une « puissante opération militaire » à venir à Rafah, déjà sous les bombes depuis plusieurs jours. Plus de 1,4 million de Palestiniens sont entassés dans cette « ville refuge » suite aux bombardements au nord de la bande. 90 % de la population a été déplacée de force depuis le début du conflit.

Cacher l’intention génocidaire d’Israël semble de plus en plus compliqué. J. Legrave

Dans la journée, Emmanuel Macron a appelé Benyamin Netanyahou à renoncer à une offensive israélienne à Rafah qui « ne pourrait qu’aboutir à un désastre humanitaire ». Si le président a demandé un cessez-le-feu à Gaza, la France continue pourtant de vendre des armes à Israël. Selon le député LFI Jérôme Legrave, « la France est le premier exportateur d’armes d’Israël en l’Union européenne. Elle envoie vers Israël 20 millions d’euros de matériel militaire chaque année ». Édouard, membre du Nouveau parti anticapitaliste (NPA), pointe lui aussi la responsabilité de la France. « Notre pays est acteur de cette guerre. En laissant 4 000 Français se battre pour Israël, la France se rend coupable. »

Beaucoup de pancartes sur lesquelles on peut lire « Arrêtez d’armer Israël et de financer le massacre » sont brandies devant le ministère. « Il y a un lien évident entre les annonces de Netanyahou sur Rafah et le monde qui s’est mobilisé aujourd’hui. L’ampleur du massacre réveille les consciences. Cacher l’intention génocidaire d’Israël semble de plus en plus compliqué », poursuit Jérôme Legrave. Pour lui, Israël est un État colonial qui commet des atrocités et légitime le massacre en assurant qu’il n’y a pas d’innocents à Gaza. « On assiste à une nouvelle Nakba. Comme en 1948, l’objectif est d’expulser le peuple palestinien. »

« Pas en notre nom »

Sur le caddie de courses qu’il brandit sans relâche, Sami a placé une pancarte : « Boycott ». Pour forcer Emmanuel Macron a agir réellement, il explique vouloir ralentir l’économie du pays. « S’il n’y a pas de financement, il n’y a plus de guerre. » Il n’a pas manqué d’assister à presque toutes les manifestations de soutien à la Palestine. « Nous avons un levier pour agir » assure une membre de BDS, la campagne de Boycott Désinvestissement Sanctions, lancée en 2005. « Ce sont les Palestiniens eux-mêmes qui nous demandent de cibler des entreprises. »

Parmi elles, « Carrefour, installé depuis 2023 dans les colonies israéliennes ». Ou encore la compagnie d’assurance AXA « qui continue d’investir dans les banques israéliennes qui financent des crimes de guerre et le vol de terres et de ressources naturelles palestiniennes ». « Résiliez vos contrats et écrivez dans l’objet : soutien à un régime colonial génocidaire. » Ce week-end, des actions sont prévues contre Carrefour, pour interpeller les clients sur les activités du groupe en Israël.

Devant le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, les prises de parole se poursuivent, en arabe et en français, et fustigent la France, qui a coupé ses financements à l’UNRWA, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens. « Les Français qui sont là aujourd’hui vous disent ‘Pas en notre nom’. Non, on n’acceptera pas. » Les manifestants reprennent : « Pas en notre nom ! »

Dans la foule assemblée sur la place, des personnes portant une toile tentent de se frayer un passage. Sur le tissu blanc, il y a les noms des morts depuis le début de l’offensive israélienne. La banderole fait plusieurs mètres, sept ou huit peut-être. Depuis 130 jours, d’après le ministère de la santé gazaoui, l’offensive israélienne a tué 28 000 personnes au moins.


 


 

Le cri d’alarme
de Médecins du Monde

Par Francis Wurtz, député honoraire du Parlement européen sur www.humanite.fr

« On attend autre chose des États que des discours humanitaires ! », a lancé le vice-président de Médecins du monde, Jean-François Corty, à l’adresse de gouvernements européens qui, « à l’exception de celui de l’Espagne ou de la Belgique, notamment, s’alignent sur le récit radical d’Israël », selon lequel « tout le monde, à Gaza, est responsable, et donc, d’une certaine manière, tout le monde peut mourir » (1). Comment ne pas se rappeler à cet égard les déclarations du ministère français des Affaires étrangères se disant « gravement préoccupé » par l’annonce par Israël de l’intensification des frappes sur Gaza tout en assimilant fondamentalement cette guerre faite aux civils à l’exercice par Israël de son « droit de se défendre », ou encore celle de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, assurant, la main sur le cœur, que « nous pleurons toutes les familles de victimes », sans demander le cessez-le-feu !

Avec raison, le responsable de Médecins du monde fut très clair sur « le drame absolu du 7 octobre », appelant au « respect des 1 200 morts » et à la « dénonciation sans pitié » de ce massacre et des prises d’otages. Tout aussi légitimement a-t-il condamné « l’attaque russe ignoble en Ukraine et les morts civils ». Ce qu’il mit en cause, c’est « le deux poids deux mesures » qui désoriente l’opinion publique, soulignant qu’il y a « 50 fois plus de civils innocents morts par jour à Gaza qu’en Ukraine » ; des « bombardements indiscriminés » ; « des quartiers entiers rasés » ; « 80 % de la population déplacée » ; « une aide alimentaire qui ne peut pratiquement pas rentrer » ; « des poches de famine » ; « un défaut d’accès à l’eau potable » ; « une médecine de guerre obligée de faire le tri des blessés » ; « des centaines d’employés des Nations unies et d’acteurs humanitaires tués »… Il cita le cas du médecin chargé de coordonner les opérations de sa propre organisation, sans lien avec le Hamas, tué dans le bombardement de sa maison, puis le drame des proches de ce même médecin, tués à leur tour par un second bombardement alors qu’ils tentaient de déblayer les décombres du premier ! « Jusqu’où (laissera-t-on) aller cette cruauté monstrueuse ? », lança-t-il à l’adresse des dirigeants européens, dont il dit attendre qu’ils respectent les préconisations de la Cour internationale de Justice en empêchant le risque d’un génocide : « Des hôpitaux sont ciblés ; des écoles construites grâce à des fonds occidentaux sont détruites et vous ne dites rien ! »

Encore sous le choc de cet irrécusable réquisitoire fondé sur l’expérience de terrain, j’entendis Netanyahou annoncer son « plan combiné d’évacuation et de destruction » du secteur de Rafah, dernier pseudo-refuge pour plus de 1,3 million de Gazaouis, en grande majorité civils, fuyant une guerre dévastatrice. « Gaza doit-il disparaître ? » titrait le grand quotidien genevois « le Temps » ! Cette nouvelle offensive laisse présager une telle explosion des morts et des blessés graves que même la Maison-Blanche s’est crue obligée de dire sa crainte d’« un désastre » et que l’allié indéfectible numéro un de l’organisateur de ce désastre, Joe Biden – qui a « livré 10 000 tonnes d’armements et d’équipements militaires à Israël depuis le début de la guerre » (2) –, s’est fendu d’un communiqué qualifiant de « riposte excessive » les nouveaux crimes de guerre programmés par son protégé… sans l’accompagner de la moindre mesure coercitive. Eh, Paris ! Eh, l’Europe ! Réveillez-vous, ou l’Histoire ne vous pardonnera pas votre hypocrisie ni votre complicité !

(1) Sud Radio, 7 février 2024.

(2) The Times of Israel (26 décembre 2023) . S’y ajoutent les 147,5 millions de dollars d’armements envoyés « en urgence » le 30 décembre 2023. (Pas de chiffres pour 2024).


 


 

Le bureau de Médecins du Monde dans le centre de Gaza a été
"délibérément détruit cette semaine",
annonce son vice-président

sur https://www.francetvinfo.fr/

Le vice-président de l'ONG, Jean-François Corty, estime, sur franceinfo samedi 10 février, que les capacités d'intervention des soignants sont désormais "quasi nulles".

Le bureau de Médecins du Monde dans le centre de Gaza a été "délibérément détruit cette semaine", annonce samedi 10 février sur franceinfo Jean-François Corty, médecin et vice-président de l'ONG. 

Les capacités d'interventions opérationnelles sont donc désormais "quasi nulles", déplore le médecin. Il rappelle que "l'aide est pourtant massivement présente en Israël ou en Egypte", avec des médicaments et "tout ce qu'il faut pour faire des soins", mais regrette de ne pas réussir "à faire rentrer cette aide de manière proportionnée".

"Les choses n'ont pas évolué"

Selon le vice-président de Médecins du Monde, depuis que la Cour internationale de justice a évoqué le risque de génocide des Palestiniens en janvier "les choses n'ont pas évolué" au niveau "de l'augmentation de rentrée de l'aide".

Jean-François Corty rappelle également le décès d'un médecin urgentiste de Médecins du Monde, tué il y a deux mois dans le bombardement de son immeuble à Gaza. L'armée israélienne prépare désormais une offensive sur Rafah, ville tout au sud de l'enclave où se sont réfugiés des centaines de milliers de Palestiniens fuyant les bombardements et les combats.


 


 

Quand la France
accusait Israël de « violations du droit »
 

Ilyes Ramdani sur www.mediapart.fr

Dans un mémoire de juillet 2023, consulté par Mediapart, la France dénonce les « violations continues du droit international » perpétrées par Israël dans les territoires palestiniens. Une position qu’elle défendra mercredi devant la Cour internationale de justice.

Pour la deuxième fois en moins d’un mois, les regards de la communauté internationale vont se tourner vers La Haye (Pays-Bas). La Cour internationale de justice (CIJ) va y examiner, du 19 au 26 février prochain, la question des « conséquences juridiques découlant des politiques et des pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé ». Le 26 janvier, la plus haute juridiction internationale avait déjà dénoncé le risque « réel et imminent » d’un « préjudice irréparable » commis par Israël à Gaza.

La saisine, cette fois-ci, n’émane pas de l’Afrique du Sud mais de l’Assemblée générale des Nations unies. Autre différence de taille : elle ne porte pas spécifiquement sur les événements actuels puisqu’elle date de décembre 2022 et vise à émettre un « avis consultatif » à l’attention de l’institution internationale. Dans un télescopage singulier avec l’actualité dramatique à Gaza, vont ainsi défiler pendant une semaine à La Haye cinquante-deux États invités à se prononcer sur la situation en Palestine.

Entre la Russie et la Gambie, mercredi 21 février à 15 h 30, ce sera au tour de la France de livrer sa déposition, forcément attendue. Dans un document écrit par le ministère des affaires étrangères, transmis à la CIJ le 25 juillet et que Mediapart s’est procuré (et déjà évoqué par L’Humanité), Paris pointe sans équivoque « les violations continues du droit international auxquelles Israël doit mettre un terme ».

Une position claire, surtout à la lumière des circonlocutions diplomatiques du gouvernement français depuis le 7 octobre. Après avoir fermement condamné l’attaque sanglante du Hamas, la France s’était refusée à commenter la riposte menée par Israël, au nom de son droit à se défendre. Il avait fallu attendre le 9 novembre pour qu’Emmanuel Macron « exhorte Israël », au micro de la BBC, « à arrêter de bombarder des civils ».

Depuis, la France a souvent donné l’impression de changer de pied. Côté pile, un soutien réitéré à Israël. « Accuser l’État juif de génocide, c’est franchir un seuil moral », a par exemple déclaré Stéphane Séjourné, nouveau ministre des affaires étrangères, le 17 janvier, en réponse aux accusations notamment portées par l’Afrique du Sud. Le 5 février, le chef de la diplomatie s’est rendu à Jérusalem redire à Benyamin Nétanyahou, premier ministre d’Israël, toute « l’amitié » de la France.

Côté face, une condamnation croissante du carnage de Gaza. Mercredi, Emmanuel Macron a signifié au chef du gouvernement israélien « l’opposition ferme de la France à une offensive israélienne à Rafah ». « Le bilan et la situation humaine sont intolérables et les opérations israéliennes doivent cesser », a souligné le président de la République selon son entourage. Une façon pour la France de hausser le ton, alors que le bilan humain avoisine désormais les 30 000 morts.

Paris souligne le droit palestinien à l’autodétermination

C’est dans ce contexte que s’inscrit la plaidoirie française du 21 février. Dans la forme, celle-ci viendra renseigner la communauté internationale sur l’état d’esprit de Paris, où le débat divise l’exécutif entre les partisans d’une position conciliante à l’égard d’Israël, allié historique, et ceux qui exhortent le chef de l’État à assumer une pression, sinon des sanctions, vis-à-vis d’un gouvernement resté sourd jusque-là aux indignations de la communauté internationale.

Sur le fond, la position de la France a le mérite de resituer les événements actuels dans une perspective plus large que les quatre derniers mois. Dans ce document de vingt-six pages, le Quai d’Orsay remet des faits et des qualifications juridiques sur la colonisation et l’occupation israélienne en Palestine. Pointant la « violation du droit du peuple palestinien à un État indépendant », le rapport dénonce « la persistance des manquements imputables à Israël » en la matière.

La France rappelle notamment que le Conseil de sécurité de l’ONU a défini « les droits politiques légitimes du peuple palestinien », en particulier son droit à « l’autodétermination ». Un droit qui se caractérise, selon le mémoire, par celui « d’exercer sa souveraineté sur son territoire » et « d’accéder à l’indépendance dans son État ».

Les alinéas qui suivent prennent une tournure singulière à la lumière de l’action actuellement menée par Israël à Gaza. « Dans ce contexte, toute action allant à l’encontre de la nécessité de “préserver l’unité, la continuité et l’intégrité de l’ensemble du territoire palestinien occupé” constitue une violation du droit du peuple palestinien à un État indépendant. […] Au regard du respect de ce droit, Israël doit s’abstenir de tout acte qui aurait pour effet d’exploiter, d’altérer, de détruire, d’épuiser et de mettre en péril les ressources et les richesses naturelles du territoire palestinien occupé. »

Les récriminations françaises ne s’appliquent pas qu’à la Cisjordanie et à Jérusalem-Est. À Gaza aussi, insiste l’exposé écrit, le droit international fait d’Israël la puissance occupante : « Depuis […] 1967, Israël occupe les territoires de la bande de Gaza et la Cisjordanie. » Certes, Israël a retiré ses colons et ses soldats de Gaza en 2005, note la France plus bas, « mais ceci ne modifie pas le statut du territoire toujours considéré comme occupé au regard du droit international ». Une position affirmée par le Conseil de sécurité de l’ONU en 2009.

Israël est bien, à Gaza comme en Cisjordanie, la « puissance occupante » et doit, à ce titre, assurer « la protection des populations soumises à cette occupation ». La question de la légitimité même de cette occupation est posée par la France, avec les précautions diplomatiques d’usage. « Le statut d’occupation militaire d’un territoire […] fut envisagé dans son essence comme temporaire » et le « caractère prolongé » de l’occupation israélienne de Gaza « paraît difficilement pouvoir être justifié par les nécessités de guerre ». Plus loin, l’assertion se fait plus directe encore : les restrictions permises par le droit international « ne sont plus justifiables aujourd’hui ».

Le passage du temps ne suffit pas, en matière d’acquisition de territoires par la force, à rendre licite une situation gravement illicite. Le ministère français des affaires étrangères, à l’attention de la Cour internationale de justice

Dans un autre passage, la France réitère son opposition à la colonisation menée par Israël et pointe, de façon terriblement actuelle, ses conséquences sur la paix de la région. Le Quai d’Orsay cite notamment une prise de parole du représentant permanent de Paris aux Nations unies, en décembre 2016. « Au cours de la dernière décennie, la colonisation israélienne a connu une accélération incontestable qui n’a fait qu’attiser les tensions sur le terrain, y disait notamment François Delattre. Cette politique n’est pas seulement illégale […], elle met aussi en péril la perspective de la création d’un État palestinien viable et indépendant. »

À cet égard, Paris alerte sur les conséquences de la colonisation sur le peuplement d’un territoire. Dans un développement qui pourrait s’appliquer, pour d’autres raisons, à ce qui se passe actuellement à Gaza, l’exposé rappelle que « le droit international interdit clairement la mise en œuvre, par la puissance occupante, de mesures qui seraient de nature à modifier la composition démographique » d’un territoire.

Alors qu’Israël multiplie les ordres d’évacuation et incite la population gazaouie à quitter la bande, ces avertissements prennent tout leur sens à la lumière de l’actualité. De la même façon, une phrase de l’exposé fait écho aux projets, échafaudés par une partie de la majorité au pouvoir en Israël, de réoccuper Gaza dans les prochaines années : « Le passage du temps ne suffit pas, en matière d’acquisition de territoires par la force, à rendre licite une situation gravement illicite. »

En conclusion, le Quai d’Orsay invite la justice internationale à enjoindre à Israël de prendre des décisions radicales. « La première conséquence juridique résultant de [sa] responsabilité est la cessation de l’illicite », pointe l’exposé, soulignant ensuite « les violations continues du droit international dans les territoires palestiniens occupés, auxquelles Israël doit mettre un terme »

Parmi celles-ci, l’occupation prolongée du territoire palestinien par Israël, les colonies de peuplement, la démolition d’habitations palestiniennes, l’atteinte aux ressources naturelles et à l’environnement ou encore la dégradation d’infrastructures essentielles. Alors que l’actualité morbide à Gaza remet à jour de telles pratiques du gouvernement israélien, Paris maintiendra-t-il sa position ?

L’intervention orale du 21 février « s’inscrira dans la continuité du mémoire écrit déposé par la France », fait-on valoir au Quai d’Orsay. À l’époque où la résolution internationale avait été votée, Israël avait dénoncé « une tache morale sur l’ONU » et dénoncé toute éventuelle décision de la CIJ comme « complètement illégitime ». La France s’était alors abstenue. Un flou diplomatique sur le conflit israélo-palestinien que pourrait contribuer à lever l’audience de La Haye.

   mise en ligne le 15 février 2024

14 février 1974 :
en Martinique,
le massacre oublié
de la Saint-Valentin

Pierre-Henri Lab sur www.humanite.fr

Le 14 février 1974, à Basse-Pointe, les gendarmes ouvrent le feu sur les ouvriers agricoles en grève depuis la mi-janvier. La fusillade fera deux morts et de nombreux blessés.

Par Gilbert Pago, historien spécialiste de l’histoire de la Caraïbe et de l’histoire des femmes et du féminisme.

Le 14 février 1974, à Basse-Pointe, les gendarmes, qui ont reçu l’ordre d’écraser par tous les moyens la révolte des ouvriers agricoles de la banane, ouvrent le feu. Rénor Ilmany, 55 ans, s’écroule, mortellement touché, le corps de Georges Marie-Louise, 19 ans, sera découvert deux jours après. La fusillade fait aussi de nombreux blessés. Ce dénouement s’établit dans la mémoire collective comme une vive et nouvelle douleur de nos luttes sociales.

Cette remémoration s’insère dans la litanie du martyrologue des massacres de février 1900 au François, de la fusillade de Bassignac en février 1923, du carnage du Carbet en mars 1948, des tirs de mousqueton de mars 1953 à la Chassaing (Ducos), des tueries de décembre 1959 à Fort-de-France, de la boucherie de mars 1961 au Lamentin.

Rien qu’en l’espace de sept décennies, soit le temps de la vie d’un être humain, mesurons le coût terrifiant imposé aux résistances populaires martiniquaises ! Cette grève dure du 17 janvier 1974 jusqu’au protocole d’accord du 19 février. Ses temps forts sur tout un mois sont : Vivé du Lorrain, l’extension rapide de Grand-Rivière (au Nord) jusqu’à Rivière-Pilote (au sud), puis enfin les drames de Chalvet.

Les raisons de la colère

Ce soulèvement social agricole ne se disjoint pas des autres luttes revendicatives généralisées depuis 1971 dans le pays. Cet arrière-plan imprime une large partie de la force de ce mouvement des campagnes. En premier lieu, des secteurs nouveaux depuis trois ans, comme les salariés des banques ou de la Sécurité sociale, vécus jusque-là comme desdits privilégiés, rallient les luttes des milieux ouvriers. 

En second lieu, en fin d’année 1973, les personnels du quotidien France-Antilles réagissent fermement au monopole du groupe Hersant, celui-ci employant toutes les armes patronales (lock-out, licenciements, embauche de jaunes, interventions agressives d’hommes de main, etc.). En troisième lieu, le mouvement ouvrier traditionnel – avec les dockers, les ouvriers du bâtiment, les électriciens de SPDEM (future EDF), les employés du commerce (en grande majorité des femmes), les ouvriers de la métallurgie et ceux des dernières usines sucrières – ne cesse de se mobiliser.

Il appelle en intersyndicale en plusieurs fois à la grève générale. Ensuite et en dernier lieu, à ses côtés, un puissant mouvement lycéen tient la rue, en cohabitation avec les syndicats enseignants et ceux d’autres organismes du secteur public.

Par ces temps de dur chômage dont le premier choc pétrolier a eu immédiatement des effets dévastateurs, on relève une inflation statufiée dans les deux chiffres, un Smig et des allocations familiales beaucoup plus faibles qu’en France, un Smag réducteur des revenus des salariés agricoles, une émigration organisée.

Tout cela s’ajoute comme des facteurs aggravant la situation. Enfin, le contexte politique, avec l’ordonnance du 15 octobre 1960 et les enquêtes administratives et policières sur les diplômés revenant de France quand ils demandent des emplois (tant public que dans les groupes privés), est un élément de mécontentement.

La canne à sucre en crise

Le monde des campagnes n’est absolument pas séparé de toute cette atmosphère. En outre, il vient de subir en moins de vingt ans une brutale mutation. Désormais, les ouvriers de la canne ne forment plus la cohorte des salariés agricoles. Leurs effectifs ont considérablement baissé à la suite de la terrible crise mondiale du sucre et des fermetures de 13 des 17 usines centrales sucrières et de dizaines de distilleries rhumières. La nouveauté de cette lutte agricole vient de ce que les ouvriers et ouvrières sont d’abord ceux de la banane.

La fermentation sociale dans le pays facilite une préparation de la riposte depuis des mois. Sur ce nouveau secteur agricole, l’apparition de concurrents à la CGTM se fait jour. C’est encore une nouveauté ! D’autant plus qu’il s’agit de militants d’obédience maoïste et trotskiste, cependant en totale discorde.  

Outre les questions touchant aux salaires et rémunérations (passer de 20 francs à 32 francs, redéfinir les tâches, payer sans retard les congés payés), il est posé la question du refus des licenciements, des conditions de travail, des droits syndicaux. Vient surtout en bonne place la mise en cause des pesticides (Mocap, Nemacur, Kepone, tous ancêtres de la chlordécone).

Les fortes mobilisations à Fort-de-France et la grève générale du 12 février lancée par l’intersyndicale donnent un fort écho à la lutte agricole. Une multitude de travailleurs des champs y participent avec à leur tête leurs leaders, dont madame Cabrimol dite Man Toye. La campagne se connecte au puissant défilé de la capitale. On n’avait pas vu depuis longtemps de tels rassemblements et on constate comme une véritable convergence de luttes.

Deux jours après le 14 février, poursuivant leur traque harcelante contre les protestataires, les gardes mobiles s’en prennent, avec en outre l’utilisation d’un hélicoptère, à une colonne de grévistes traversant un champ d’ananas (plante de 50 centimètres de taille). C’était notre Saint-Valentin !

  mise en ligne le 15 février 2024

Le « choc des savoirs » de Gabriel Attal, une machine de guerre contre les classes populaires ?

Olivier Chartrain sur www.humanite.fr

En instaurant des « groupes de niveau » au collège, le gouvernement, qui prétend s’attaquer aux inégalités scolaires, va, au contraire, les figer et les aggraver. Le projet soulève chez les enseignants une colère rarement vue, et pas partie pour faiblir.

Simone est en colère. C’est écrit, en très gros et en très rouge, sur l’une des nombreuses banderoles déployées devant le rectorat de Lyon, ce 2 février, par des enseignants qui ont décidé de poursuivre localement le mouvement de grève national lancé la veille. « Simone », c’est l’appellation familière du collège Simone-Lagrange, à Villeurbanne, dont l’équipe, en grève à 100 % ce jour-là, est un des fers de lance de la mobilisation, organisée en coordination avec les établissements de la ville et ceux de la commune voisine de Vaulx-en-Velin. Dans leur viseur : le « choc des savoirs » et ses groupes de niveau au collège, annoncés fin 2023 par Gabriel Attal et dont sa nouvelle successeure, Nicole Belloubet, va devoir assumer la mise en œuvre dès la rentrée 2024.

Dans ces banlieues populaires de la capitale des Gaules, on a très vite compris de quoi il retournait, derrière l’affichage de la lutte contre les inégalités scolaires et l’éternel « niveau-qui-baisse ». Aline Guitard, professeure d’histoire-géographie à « Simone », résume : « Bien sûr toute l’éducation nationale est attaquée. Mais il y a vraiment un focus sur les établissements en réseau d’éducation prioritaire » (REP et REP +). Pourtant, en présentant son dispositif, le 5 décembre 2023, Gabriel Attal s’était voulu rassurant : « Nous ajouterons des moyens humains et financiers pour mener à bien ce chantier », avait-il assuré. Peut-être bien, mais en raclant les fonds de tiroirs, et à quel prix !

« Tout va disparaître : les dédoublements en sciences et en espagnol, le latin, la classe bilangue… »

Toutes choses égales par ailleurs, pour mettre en œuvre ce dispositif selon les modalités prévues – sur l’intégralité des horaires de français et de mathématiques, en 6e et 5e dès la rentrée prochaine, puis en 4e et 3e en 2025 –, il faudrait quelque 7 700 postes supplémentaires. Le ministère, lui, en trouve royalement 2 330 ; 830 sur des « marges budgétaires », et 1 500 autres par un tour de passe-passe bien pratique : les cours de soutien en français et mathématiques, créés l’an dernier dans le cadre du « pacte » au prix de la suppression d’une heure d’enseignement technologique en 6e, sont supprimés… mais l’heure de technologie n’est pas rétablie. Encore faudra-t-il, en pleine crise d’attractivité, trouver des enseignants pour occuper ces postes : le dernier concours de recrutement en mathématiques s’est soldé par près de 30 % de postes non pourvus.

Dans cette chasse aux heures, aggravée par des dotations horaires globales (DHG) annoncées – au mieux – stables, les collèges classés REP et REP + se retrouvent en première ligne. Et pour cause : ils sont parmi les derniers à bénéficier de quelques marges de manœuvre, au bénéfice de leurs élèves qui cumulent difficultés sociales et scolaires. Un « gisement » où le gouvernement s’apprête, sans le dire, à puiser brutalement.

À Simone-Lagrange, classé REP +, « nous avions 35,5 heures au titre de l’allocation progressive de moyens (APM), qu’on pouvait utiliser à notre guise, explique l’enseignante lyonnaise. Là, 34 heures se retrouvent fléchées vers les groupes de niveau ! Résultat, tout va disparaître : les dédoublements en sciences et en espagnol, le latin, la classe bilangue allemand, le projet de soutien en anglais sur les quatre ans de collège, etc. »

Même constat au collège Victor-Hugo, situé dans un quartier populaire de Chartres (Eure-et-Loir) mais qui accueille également des élèves issus de familles aisées, installées dans les villages alentour, et n’est donc pas classé REP : « Les dédoublements en physique-chimie et SVT (sciences de la vie et de la terre), les groupes de français, maths et histoire en 3e pour préparer le DNB (diplôme national du brevet), ceux de maths en 4e… » Catherine Simonnet, professeur d’allemand, n’en finit plus d’énumérer tout ce qui risque de disparaître dans quelques mois : « Nous avions 51 heures pour payer les profs qui animent des clubs, qui organisent des voyages, etc. Il va nous en rester 3 ! »

Autrement dit, pour ouvrir l’horizon de leurs élèves au-delà des « fondamentaux », les profs, déjà parmi les plus mal payés d’Europe, devront faire… du bénévolat. Elle-même va devoir renoncer à un projet passionnant autour du personnage de Crasse-Tignasse, d’Heinrich Hoffmann, l’auteur des célèbres contes, mené en commun avec une collègue de français. Surtout elle va se retrouver, pour sa discipline en 6e, « à l’horaire plancher : 2 heures par semaine, alors que j’en avais 3 ». Idéal, sans doute, pour remédier à la légendaire faiblesse des jeunes Français en langues.

Les groupes de niveau, outils de stigmatisation et de séparation

À rebours des grands discours sur la prétendue nécessité de décider à l’échelon local, ce sont toutes les initiatives pédagogiques prises sur le terrain, par des enseignants qui connaissent parfaitement les besoins de leurs élèves, qui risquent de faire table rase. Et le gouvernement y ajoute la provocation : « Je crois que ce qui a le plus choqué notre principale, reprend Aline Guitard, c’est qu’on nous laisse 1,5 heure d’APM. On nous prend tout sauf la petite monnaie. Et puis, ce que sous-entend le « choc des savoirs », c’est que nous ne sommes pas capables de faire réussir nos élèves : ici, avec 44 % d’élèves en difficulté, nous avons un taux de réussite au DNB supérieur de 3 % aux collèges voisins. Donc, nos dispositifs servent bien à quelque chose ! »

« Les groupes de niveau vont à l’encontre du projet républicain de l’école, qui n’est pas de trier les élèves et de les mettre en concurrence » Les enseignants du collège Marcel-Grillard

Tout le contraire des groupes de niveau, unanimement décriés à l’exception de quelques think tanks réactionnaires. Et plus encore dans la forme ici choisie. Portant sur un tiers de l’horaire hebdomadaire total, en plus de rendre les emplois du temps impossibles, ils fragiliseront le « groupe classe » – comme la réforme du lycée, mais sur des élèves bien plus jeunes. Surtout, loin de remédier aux inégalités, ils stigmatiseront les élèves en difficulté, figeront leur progression et les décourageront – même dans des groupes à effectif allégé, qui ne compenseront pas la perte des effets d’entraînement et d’entraide due à la coupure instaurée avec les plus à l’aise.

Et ne parlons même pas du sort des élèves en situation de handicap, qui risquent de se retrouver assignés pour quatre ans au groupe des « faibles » : on est à la limite de la maltraitance. Dans une adresse aux parents d’élèves, les enseignants du collège Marcel-Grillard de Bricquebec-en-Cotentin, dans la Manche, résument les enjeux : « Les groupes de niveau vont à l’encontre du projet républicain de l’école, qui n’est pas de trier les élèves et de les mettre en concurrence », écrivent-ils.

La mort du collège unique comme ambition républicaine

Il faut mettre ce projet en cohérence avec d’autres, comme la « découverte métiers » en 5e, ou l’annonce d’un DNB obligatoire pour passer au lycée – faute de quoi on se verrait orienter vers une année de « prépa lycée » ou de « prépa métiers » aux airs de voie de garage. C’est bien un collège à deux vitesses qui se dessine derrière ce « choc des savoirs ».

En France, où toutes les études internationales soulignent la très forte corrélation entre origine sociale et réussite scolaire, ce sont les élèves des classes populaires – qu’ils soient scolarisés en REP ou non – qui vont en faire les frais. Inspecteur général et ancien DGESCO (directeur général de l’enseignement scolaire, le n° 2 du ministère de l’Éducation nationale), Jean-Paul Delahaye avertit, dans une tribune publiée le 5 février sur le site du Café pédagogique : « En mettant à part ces élèves, on pense permettre aux autres de « s’envoler » comme disait le précédent ministre, car ils ne seront plus retardés par leurs camarades en difficulté. » Autrement dit, la mort du collège unique comme ambition républicaine d’un égal accès de tous au savoir.

« Colère, lassitude, dégoût », égrène Catherine Simonnet. « Tout ce qu’on a fait depuis des années dans le collège est foutu en l’air. » Les nombreuses et fortes actions locales qui continuent d’agiter les établissements depuis le 1er février, tous comme les rendez-vous et grèves déjà annoncés pour la rentrée des vacances d’hiver, donnent une indication de la détermination qui monte. Même si les salaires insultants au vu de la charge de travail, la maltraitance institutionnelle, la perte de sens pèsent lourdement sur la profession, on sait que, pour les enseignants, s’en prendre aux élèves dont ils ont la charge constitue la ligne rouge absolue. Le gouvernement devrait y songer avant de tenter un nouveau passage en force.


 


 

Collège : « Les groupes de niveau sont un équivalent moderne du bonnet d’âne », dénonce le sociologue Pierre Merle

Olivier Chartrain sur www.humanite.fr

Spécialiste des politiques éducatives et de la ségrégation scolaire, Pierre Merle confirme que l’instauration de groupes de niveau constituerait un recul terrible pour les élèves issus des classes populaires. Il souhaite que la nouvelle ministre y renonce.

La forte mobilisation dans l’éducation, à l’occasion de la Journée nationale du 1er février, n’est pas vraiment retombée. Elle se traduit depuis par des mouvements plus localisés, avec les collèges en première ligne. Le sociologue Pierre Merle explique pourquoi la perspective de la mise en place de groupes de niveau y suscite un rejet très puissant.

Des groupes de niveau au collège, est-ce une bonne idée ?

Pierre Merle : C’est une pratique très défavorable à la progression des élèves faibles. Les mettre ensemble accroît leurs difficultés : on les prive des « locomotives » que sont les meilleurs élèves. En « étiquetant » certains élèves comme plus faibles, on accroît la conscience qu’ils ont de leurs difficultés. C’est un équivalent moderne du bonnet d’âne.

Ce dispositif est contraire aux principes pédagogiques les mieux établis, qui consistent à ne laisser personne de côté. Placer sous ce régime l’intégralité des cours de maths et de français en 6e et 5e, au lieu d’une heure sur quatre par exemple, constitue le pire choix : on va procéder, dès l’arrivée au collège, à une séparation totale des élèves, alors que l’entrée en 6e doit marquer un palier positif, le passage chez les « grands ».

Mais on nous dit que les élèves ne seront pas stigmatisés, qu’ils pourront changer de groupe en fonction de leur progression ?

Pierre Merle : Cela signifie, pour que l’effectif des groupes reste gérable, que, quand des élèves « montent », il faut que d’autres descendent. Donc la proportion d’élèves jugés faibles ne varierait pas, alors qu’on doit les faire progresser tout au long de l’année !

Ce sera compliqué pour les élèves, mais également pour les professeurs, car n’enseigner qu’à des élèves en difficulté est éprouvant. C’est ce qui explique que certains enseignants qui arrivent en zone d’éducation prioritaire en début de carrière finissent par en partir. Et pour les personnels de direction, les emplois du temps vont devenir des casse-tête épouvantables ! En fait, on ne sait même pas si une telle organisation sera possible. Rien n’a été réfléchi.

« Les groupes de niveau reviennent à créer des filières séparées au collège. »

Tout indique que les établissements classés en éducation prioritaire vont le plus en pâtir, en perdant de nombreux dispositifs destinés à aider leurs élèves.

Oui, et cela va aller au-delà de l’éducation prioritaire, puisque même les dotations pour le dispositif « devoirs faits », créé par Jean-Michel Blanquer, pourraient être supprimées. En réalité, au nom de la différenciation des parcours, on éradique les initiatives pédagogiques. C’est comme pour l’uniforme : prétend-on vraiment bâtir une école capable de prendre en compte les différences en obligeant tous les élèves à porter les mêmes vêtements ?

Quels seront les effets du « choc des savoirs » sur les élèves des classes populaires ?

Pierre Merle : Les enquêtes internationales montrent que le système français établit des différences de compétences entre les élèves des catégories populaires et ceux des catégories aisées. Ce projet ne pourra qu’accentuer ce constat. On sait qu’il existe déjà une ségrégation entre établissements, et à l’intérieur de ceux-ci. Là, on la porte à l’intérieur des classes elles-mêmes.

Observons aussi que l’OCDE, avec son enquête Pisa, formule un certain nombre de préconisations : réduire les effectifs par classe, améliorer la formation initiale et continue des enseignants, développer la mixité sociale, etc. Aucune n’a été retenue. Au contraire, ce qui est proposé va à l’inverse de ces orientations.

Quelle est la cohérence des réformes déployées ces dernières années ?

Pierre Merle : Toute l’histoire de notre système éducatif est de faire en sorte que les scolarités soient conçues de la même façon pour tous. Jusqu’au début du XXe siècle, les enfants de la bourgeoisie faisaient toute leur scolarité dans le lycée. Les autres allaient à l’école communale et, parmi eux, seuls les meilleurs pouvaient accéder au secondaire. Toutes les réformes jusqu’aux années 1960 ont transformé ces deux réseaux parallèles en un seul système. Or, les groupes de niveau reviennent à créer des filières séparées au collège.

Que peut-on présumer de l’action de Nicole Belloubet ?

Pierre Merle : L’échec d’Oudéa-Castéra met sa remplaçante en position de force. Les premières décisions de Nicole Belloubet vont être capitales. Elle va peut-être devoir lâcher du lest face à la colère des enseignants, qui est grande. Si elle renonçait aux groupes de niveau, elle se donnerait peut-être la possibilité de travailler sur les sujets essentiels.

Espérons qu’elle aura cette lucidité car, à l’inverse, un nouveau passage en force générerait tensions, conflits, mais aussi anxiété et découragement chez les professionnels de l’éducation, qui ont trop souvent l’impression que les réformes vont à l’encontre de la finalité de leurs métiers.

mise en ligne le 14 février 2024

Mayotte : « avec ses annonces, Gérald Darmanin mène la politique
de Marine Le Pen »

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr/

En visite à Mayotte les 11 et 12 février, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a annoncé une batterie de mesures d’exception au nom de la lutte contre l’immigration. Principale promesse : la fin du droit du sol, un principe constitutionnel qui s’applique pourtant partout sur le territoire français. Autre annonce de taille : la relance d’une nouvelle opération Wuambushu, visant la destruction d’habitats informels au nom de la sécurité et de la lutte contre l’immigration irrégulière. Décryptage avec Mouayad Madjidi, secrétaire général de Solidaires à Mayotte. 

 

Rapports de Force : Que pensez-vous, à Solidaires, des annonces faites par le ministre de l’Intérieur sur la fin du droit du sol à Mayotte ?

Mouayad Madjidi : Nous sommes contre le fait que Mayotte soit injustement traitée comme cela, sur le mode d’une exceptionnalité du territoire. Depuis 30 ans, nous demandons l’égalité sociale par rapport aux autres départements. En 2011, nous avons obtenu notre statut de département : à partir de là, on ne comprend pas pourquoi nous restons dans le registre du droit local, au lieu d’appliquer le droit commun.

Il y avait déjà eu un durcissement du droit du sol en 2018 : pour obtenir la nationalité française à la majorité, il faut prouver que l’un des parents vivait en situation régulière à Mayotte depuis au moins trois mois au moment de la naissance. Ce type de dérogations n’a, par ailleurs, jamais été vraiment contrôlé, puisque nous n’avons pas les services et les infrastructures suffisantes. Toujours est-il que nous voulons les mêmes droits et mêmes lois que les autres territoires. En 1851, le droit du sol avait été renforcé dans la loi française : il faut que cela reste le cas à Mayotte aussi.

Dans quel contexte politique s’inscrivent ces annonces, selon vous ? 

Mouayad Madjidi : Aujourd’hui, avec ses annonces, Gérald Darmanin mène la politique de Marine Le Pen. Car c’est bien la ligne de Marine Le Pen [le RN s’est félicité de cette mesure sur le droit du sol déjà proposée en 2018 par Marine Le Pen, ndlr]. Nous, nous sommes contre cette propagande, qui fait de Mayotte un territoire d’exception. Ces annonces arrivent aussi parce que bientôt, en juin, ce sont les élections européennes. Il y avait eu un vote massif pour Marine Le Pen, à Mayotte, aux présidentielles de 2022. Le gouvernement dans lequel était déjà Gérald Darmanin avait pris une gifle. Comme dans tous les DOM-TOM. C’était un message fort pour dire à Emmanuel Macron que toutes ses promesses autour de l’égalité, de la sécurité, du droit commun, n’avaient pas été respectées. On les attend toujours.

N’y a-t-il pas aussi un contexte de xénophobie au sein de la population, avec des amalgames faits entre insécurité et immigration, sur lequel s’appuie ces annonces ? 

Mouayad Madjidi : Le problème, c’est que l’on s’emmêle les pinceaux. Lorsque vous écoutez la population, tout le monde dit que nous voulons l’égalité sociale. Nous voulons des minimas sociaux. Nous voulons être traités de manière égale par rapport aux autres territoires. Reste que lorsqu’ils parlent d’immigration, les Mahorais doivent se remettre en question. Car ce sont aussi les Mahorais qui en profitent : c’est nous qui louons des maisons aux arrivants ; nous qui les faisons travailler.

Il est aussi reproché à l’État de ne pas arriver à contrôler l’entrée des migrants par la voie maritime [en réponse, Gérald Darmanin vient d’annoncer la mise en place d’un « rideau de fer maritime » via le déploiement de moyens humains et technologiques de contrôle, ndlr]. Mais il faut rappeler que cette partie de l’Océan Indien entre les Comores et Mayotte, c’est une tombe. Des gens s’y jettent pour tenter leur chance et s’y noient. Il y a plus de décès dans cette mer que d’arrivées à Mayotte.

La présence de l’État sur ces sujets, ce n’est donc pas juste de venir comme ça faire des annonces, non. C’est de faire appliquer ici le droit commun qui s’applique partout ailleurs. Les Mahorais devraient plutôt sanctionner l’État pour le manque de droits et d’infrastructures sur l’île.

Quel est l’état des infrastructures d’accompagnement social, d’accueil ou encore d’hébergement, que ce soit pour les Mahorais ou pour les personnes immigrées ?

Mouayad Madjidi : Il n’y a rien, ici ! Rien. Il faut des infrastructures publiques pour accueillir, mais aujourd’hui, on ne les a pas : donc on produit de la discrimination. Les associations font seules le travail en gérant des foyers de jeunes, des maisons de jeunes… À Mayotte, on a tout donné aux associations. Ou à des familles d’accueil, pour ce qui est de la prise en charge des jeunes – en sachant qu’il y a de la maltraitance dans ces familles d’accueil. Or, il faudrait commencer par renforcer le service public, avant de déléguer à des services privés !

Mais l’État ne veut pas investir : cela impliquerait de former du personnel pour ces établissements, des assistantes sociales… L’État préfère subventionner des associations. L’argent arrive dans les poches des dirigeants de grandes associations ou des élus, et derrière, ces élus vont nous dire : « écoutez il y a de l’insécurité… ».

Vous êtes soignant à l’hôpital. En 2023, les soignants se sont fortement mobilisés, notamment pour dénoncer l’insécurité qui les touchent. Où en est-on aujourd’hui ? 

Mouayad Madjidi : Oui, en tant que soignant, nous sommes aussi touchés par des violences. Depuis trois ans, nous n’arrêtons pas de faire remonter des signalements sur les agressions que subissent les agents et les patients de l’hôpital, que ce soit sur les routes, ou juste à côté de nos établissements de santé. Nous avons obtenu des garanties de la part de notre direction, avec la mise en place de protocoles de prise en charge des soignants qui se sont faits agresser.

Récemment, aussi, nous avons pu discuter avec des jeunes auteurs d’agressions, et trouver des solutions. Nous leur avons expliqué que les forces de l’ordre ne travaillaient pas avec nous. Que si les forces de l’ordre détruisent leurs cases, détruisent leurs vies, ce n’est pas notre faute. Qu’il ne faut pas associer les agents de l’hôpital aux forces de l’ordre…

Avec l’annonce d’une opération Wuambushu 2, ne craignez-vous pas que ces efforts de dialogue avec les jeunes ne soient mis à mal ? 

Mouayad Madjidi : Cette annonce, c’est une honte. Avant de détruire, il faut construire. Si Wuambushu 1 a échoué, c’est parce que le gouvernement est sourd, il ne prend pas en compte les avis de la population de Mayotte. On peut déjà dire que la seconde opération sera elle aussi un échec… Lorsqu’un quartier insalubre est détruit, tant que les gens ne sont pas été identifiés, accompagnés socialement et relogés dans des maisons salubres, ils vont reconstruire un habitat avec les mêmes problématiques ailleurs. Cela ne fait que déplacer un problème existant dans un quartier pour le ramener dans d’autres quartiers.

Et puis, ce sont des familles qui habitent dans ces quartiers insalubres ! On détruit leur toit, des enfants grandissent dans la nature, sur les routes… Forcément dans cinq ou six ans, lorsqu’ils seront grands, ces jeunes en garderont des séquelles. Et ce sont ces séquelles-là, justement, qui amènent la violence. C’est comme une vengeance. Ces jeunes-là, ensuite, font leur loi, en attaquant les biens des agents publics, des services publics : parce que pour eux, tout le monde est fautif.

Aujourd’hui, ce qu’il faudrait, ce sont des sociologues, des professionnels prêts à étudier profondément la population et la vie au quotidien des Mahorais, afin que l’on puisse remédier à ces problématiques.


 


 

Mayotte : un raz-de-marée de naturalisations ?

par Martial Villefort sur https://regards.fr/

Le député de l’île alerte, depuis 2005, sur les « 50 000 naturalisations, par l’effet mécanique du droit du sol, qui interviendront dans les 15 prochaines années ». Loin des chiffres réels. Mais tout le monde s’en moque bien, des faits, même Gérald Darmanin.

La « submersion migratoire » à Mayotte inquiète. Elle inquiète au point que le ministre de l’Intérieur a trouvé une solution : empêcher les enfants nés à Mayotte de parents étrangers de devenir Français à leur majorité (ou à 13 ans s’ils ont vécu en France 5 années depuis l’âge de 8 ans), ces conditions étant déjà durcies à Mayotte, puisque « à la date de sa naissance, l’un de ses parents au moins réside en France de manière régulière, sous couvert d’un titre de séjour, et de manière ininterrompue depuis plus de trois mois ».

Comme à Mayotte un habitant sur deux est étranger, on pourrait se dire que les nouveaux « Français de papier » à leur majorité vont submerger Mayotte, et c’est le raisonnement d’un député LR de Mayotte qui, dans un amendement déposé en 2018 avec d’autres écrivait que « sur la base des naissances enregistrées depuis (2015), ce sont environ 50 000 naturalisations, par l’effet mécanique du droit du sol, qui interviendront dans les 15 prochaines années, soit un tiers de la population mahoraise actuelle ».

L’ennui est que, en 2005, le même député déposait une proposition de loi où il prédisait déjà, mot pour mot, que, « sur la base des naissances enregistrées depuis [2002], ce sont environ 50 000 naturalisations, par l’effet mécanique du droit du sol, qui interviendront dans les 15 prochaines années, soit un tiers de la population mahoraise actuelle ».

Qu’en est-il ? En 2022, il y a eu pour toute la France 32 000 acquisitions de nationalité par ce dispositif, un nombre assez stable depuis 25 ans si on excepte un maximum de 42 000 en 1999. À Mayotte, il y en a eu 799 en 2022, 1587 en 2013, 1314 en 2014, 648 en 2015, 1514 en 2016, 1708 en 2017, 2829 en 2018, 1467 en 2019, 446 en 2020, 649 en 2021. D’après notre député, on aurait donc dû en avoir 50 000 en 15 ans, soit 33 000 en 10 ans, et pas 13 000 comme observé. Cela relativise les choses et semble montrer que si les femmes étrangères viennent accoucher à Mayotte, ce n’est pas dans leur majorité parce qu’elles espèrent que leurs enfants deviendront Français un jour, mais que peut-être c’est lié à la meilleure situation sanitaire, par exemple.

La situation de Mayotte n’est pas simple. Comme on peine à voir comment empêcher quelques centaines de jeunes d’y acquérir la nationalité tous les ans va l’arranger, on en vient à se dire que cette proposition du ministre de l’Intérieur est pour le moins étrange. Sauf si son but est ailleurs. Il était parfaitement prévisible que l’extrême droite et la droite de moins en moins républicaine allaient se jeter dessus pour demander son extension à la France entière : modifier la Constitution le permettrait et on en vient à penser que la différence entre le régime en place et l’extrême droite se réduit comme peau de chagrin, car va-t-on réunir le Congrès pour seulement empêcher quelques centaines de naturalisations par an ? On en doute, par contre, si c’est pour la France entière… Une seule question, combien de millions de Français ne le seraient pas aujourd’hui, y compris parmi les dirigeants de droite et d’extrême droite, si on avait appliqué cette restriction depuis des décennies ?


 


 

Mayotte : « La suppression du droit du sol est une division pure et simple du territoire de la République »

Kareen Janselme sur ww.humanite.fr

En arrivant à Mayotte, ce dimanche, Gérald Darmanin a annoncé vouloir supprimer le droit du sol sur l’île grâce à une révision constitutionnelle. Une décision justifiée par un fantasme que démontre le chercheur en droit de la nationalité Jules Lepoutre.


 

Comment réagissez-vous à l’annonce de Gérald Darmanin de vouloir supprimer le droit du sol à Mayotte ?

Jules Lepoutre : Cette déclaration va beaucoup plus loin que la précédente, qui visait à étendre la période de résidence régulière des parents au moment de la naissance de l’enfant. Nous sommes passés d’un changement de modalités à une suppression pure et simple du droit du sol.

C’est complètement différent en termes de politique. La réforme de 2018 avait déjà créé un droit dérogatoire à Mayotte. Il fallait un séjour régulier d’un parent au moment de la naissance pour que la nationalité puisse être acquise, plus tard, par l’enfant. Le Conseil constitutionnel n’avait rien vu alors de contraire à la Constitution. Là, nous quittons la dérogation. Nous sommes dans une division pure et simple du territoire de la République.

Pour supprimer ce droit, Gérald Darmanin annonce une révision constitutionnelle. Qu’est-ce que cela change dans le droit français ?

Jules Lepoutre : Cela peut surprendre de prime abord qu’on veuille réviser la Constitution pour supprimer le droit du sol, alors que celui-ci est prévu par le Code civil. À mon avis, le gouvernement craint que, s’il supprime le droit du sol à Mayotte par une loi, le Conseil constitutionnel ne censure cette révision législative en considérant que le droit du sol a une valeur constitutionnelle.

L’idée est que le droit du sol est consubstantiel à la tradition républicaine de la France et que, pour le supprimer, il faudrait une loi constitutionnelle et non simplement une loi ordinaire. Et quand on change la Constitution, le Conseil constitutionnel ne contrôle rien.

Serait-il simple d’obtenir une majorité favorable pour changer la Constitution ?

Jules Lepoutre : Les deux chambres doivent d’abord tomber d’accord sur le même texte. Ensuite, celui-ci doit être adopté soit par référendum, soit par une majorité renforcée des trois cinquièmes de l’ensemble des deux chambres réunies en congrès. La majorité sénatoriale serait sans doute favorable à l’adoption d’un tel texte.

C’est d’ailleurs cette majorité qui était à l’origine de la première réforme du droit du sol en 2018. En revanche, pour l’Assemblée nationale, tout dépend si on prend en compte ou non les voix du Rassemblement national. Car il pourrait y avoir des difficultés dans l’aile gauche de la majorité. Après on peut aussi faire un référendum, et là, tout est possible.

Peut-on envisager une telle décision face à nos principes républicains ?

Jules Lepoutre : Figurez-vous qu’avant 1993, Mayotte était toujours régie par le droit colonial en termes de droits de la nationalité. Mayotte a intégré la France au XIXe siècle. À cette époque, le droit de la nationalité de la métropole ne s’appliquait pas aux colonies. C’est uniquement à partir de 1993 que la grande loi de droite Pasqua-Méhaignerie va intégrer Mayotte dans le droit commun de la nationalité. Si on supprimait aujourd’hui ce droit du sol, on reviendrait à la situation coloniale.

Que révèle cette déclaration du contexte actuel, après un premier durcissement de la loi immigration en décembre 2023 ?

Jules Lepoutre : Au-delà de travailler nos imaginaires sur l’aspect colonial, la justification du gouvernement se situe sur le terrain du fantasme, en évoquant l’attraction que créerait le droit du sol sur le parcours migratoire. Selon Gérald Darmanin, les populations comoriennes gagneraient Mayotte dans la perspective de donner naissance à un enfant sur le territoire français.

Cet enfant, en devenant français, créerait un ancrage pour ses parents, qui pourraient alors être régularisés et pleinement intégrés à la communauté française. Cela tient du fantasme pour au moins deux raisons. Une raison juridique : en France, il n’existe pas de droit du sol absolu, comme aux États-Unis.

Le seul fait de naître sur le territoire français ne donne droit à rien. Il faut attendre les 13 ans de l’enfant et que celui-ci ait déjà séjourné cinq ans sur le sol français. Ce n’est qu’à partir de là que les parents peuvent réclamer la nationalité française pour leur enfant. L’enfant né sur le sol français peut au plus tôt devenir français treize ans après sa naissance.

Cela paraît absurde que des personnes se lancent dans une migration, attirées par le droit du sol, alors même que ça ne leur ouvrirait des droits que treize ans plus tard. Autre raison qui montre que c’est un fantasme : aucune étude économique, sociologique, démographique ne démontre cette attractivité des règles françaises de nationalité.


 


 

Mayotte : le coup de com’ de Darmanin ne répond pas aux urgences

Nejma Brahim sur www.mediapart.fr

Le ministre de l’intérieur a annoncé une batterie de mesures sur l’île, dont la fin du droit du sol. Loin de répondre aux problématiques que connaît le 101e département français, il attise surtout la haine de l’autre et contribue à en faire une zone d’exception. 

La visite de Gérald Darmanin était attendue par les uns, volontairement ignorée par les autres. Plusieurs jours avant l’arrivée du ministre de l’intérieur, dimanche 11 janvier, sur l’île de Mayotte, des habitant·es se laissaient aller aux sarcasmes : « Que des paroles, il va repartir et vous allez oublier tous les problèmes. Vous êtes vraiment habitués aux belles paroles ? », interrogeait l’un d’eux sur un groupe Facebook d’actualité locale très suivi. « Donc en douze heures, vous allez me dire que le ministre aura répondu à toutes nos attentes ? Impressionnant ! », commente un autre en publiant l’agenda, effectivement serré, du ministre sur place.

Comment ne pas voir dans cette visite un coup de com’ bien ficelé ? Depuis près d’un an, Mayotte fait l’objet d’une attention pour le moins sélective. L’opération de lutte contre l’immigration, nommée « Wuambushu » et préparée en catimini par le ministère de l’intérieur avant d’être lancée au printemps 2023, a suscité l’intérêt de nombreux journalistes venus de métropole.

L’opération a très vite montré ses limites et provoqué le chaos, entre décision de justice interdisant la démolition d’un premier bidonville, violences policières et blocage des centres de soins par des collectifs favorables à l’opération Wuambushu et assumant de s’en prendre aux plus vulnérables.

La médiatisation a duré plusieurs semaines. Puis plus rien. La presse et les yeux du monde s’en sont détournés, laissant de nouveau l’île seule face à la pauvreté, au manque d’infrastructures, de professeur·es, de logements ou d’eau… En somme, de tout.

Jusqu’à l’occupation du stade de Cavani, à Mamoudzou, par des demandeuses et demandeurs d’asile africains, que certain·es habitant·es ont choisi de diaboliser et de cibler, tels des boucs émissaires responsables de tous leurs maux. Les occupant·es du stade n’aspiraient pourtant qu’à un simple hébergement, un droit parmi les plus élémentaires.

Cela a suffi à embraser l’île, où des collectifs se sont organisés pour monter eux-mêmes des barrages routiers et exiger l’évacuation du camp. Gérald Darmanin leur a donné raison et promis que ce serait chose faite. Ses annonces sur la fin du droit du sol, les restrictions sur le regroupement familial, la suppression des visas territorialisés et la mise en place d’un « rideau de fer » maritime, le 11 février, sont venues s’inscrire dans ce contexte de haine, exacerbé par une extrême pauvreté et une forme de sous-développement assumé, que jamais les dirigeant·es politiques ne jugent bon de pointer en évoquant la situation de Mayotte.

Des mesures outrancières

Un rapport caché mais explosif sur la situation de Mayotte, dévoilé par Mediapart en 2023, aurait pu servir de source d’inspiration pour répondre aux innombrables problématiques locales. Il suffit de s’y rendre pour voir combien l’île est en souffrance. Mais il est illusoire de croire que l’approche purement sécuritaire adoptée par l’État, aisément associée à la lutte contre l’immigration illégale, puisse l’apaiser. Les annonces du ministre de l’intérieur, d’une extrême gravité et pourtant validées par le président de la République, ne sont qu’un leurre.

Il s’agit avant tout de criminaliser les uns pour calmer la colère des autres ; et tant pis si, dans cette tentative de diversion, l’État bafoue ses principaux fondamentaux et donne crédit aux idées de l’extrême droite. Qui peut croire qu’avec la fin du droit du sol, les personnes originaires des Comores cesseront de tenter la traversée vers Mayotte, seul « îlot de richesses » (à relativiser, bien sûr) dans un « océan de pauvreté », comme le disait le chercheur Fahad Idaroussi Tsimanda ?

« Il ne sera plus possible de devenir français si on n’est pas soi-même enfant de parents français. Nous couperons ainsi littéralement l’attractivité qu’il peut y avoir dans l’archipel mahorais, il ne sera donc plus possible de venir à Mayotte, de mettre un enfant au monde ici et d’espérer devenir français de cette façon », a déclaré Gérald Darmanin à son arrivée à Mamoudzou. Mais, contrairement à ce que pourrait laisser croire le ministre de l’intérieur, le profil des migrants et des migrantes n’est pas homogène.

Il n’existe à ma connaissance aucune étude [...] qui indiquerait que la nationalité est un facteur d’attraction de la migration. Jules Lepoutre, professeur de droit public

On y trouve des femmes, parfois enceintes, mais également des personnes malades, handicapées ou âgées, des adolescent·es, des enfants et de jeunes adultes en quête d’un avenir meilleur. La fin du droit du sol comme les restrictions sur le regroupement familial n’empêcheront pas les prochains arrivants de s’orienter vers ce qu’ils estiment être le seul horizon, la seule « perspective », parfois au péril de leur vie.

« Il n’existe à ma connaissance aucune étude en démographie, économie ou sociologie qui indiquerait que la nationalité est un facteur d’attraction de la migration », fait remarquer Jules Lepoutre, professeur de droit public, spécialiste des questions liées à la nationalité, à la citoyenneté et aux migrations. Ces mesures, si elles sont appliquées un jour, n’auront pour effet que d’accroître la précarisation des plus vulnérables, une fois qu’ils auront déjà rejoint le territoire mahorais. Et c’est cette même vulnérabilité qui crée une partie de la délinquance au niveau local.

« Une juge des libertés et de la détention disait que la violence à Mayotte était justement créée par l’État, puisqu’en expulsant les parents, des enfants se retrouvaient souvent seuls, livrés à eux-mêmes », confie un greffier du tribunal judiciaire de Mamoudzou à Mediapart. Pour Sitina, une ressortissante des Comores vivant à Mayotte depuis 1996, la machine à expulser a en effet de lourdes conséquences : « Des femmes sont embarquées par la police aux frontières et expulsées après avoir accouché, et on s’étonne que des enfants se retrouvent seuls et deviennent desdélinquants”. »

Le mal-être de toute une jeunesse ignoré

Les problèmes liés à l’accès à la nationalité, poursuit-elle, existent déjà dans les faits. « Des jeunes qui sont nés ici, ont suivi leur scolarité ici, ont ensuite du mal à avoir leurs papiers à leur majorité. À l’âge de 18 ou 19 ans, ils réalisent qu’en fait, ils n’ont rien. » Depuis 2018, le droit du sol à Mayotte a déjà été limité via la loi Collomb, qui impose qu’au moins un des deux parents ait été présent en France de manière régulière depuis au moins trois mois au jour de la naissance.

« On grandit ici, on finit nos études et on se retrouve sans papiers, parfois à la rue. On jette des cailloux parce qu’on a besoin de manger », résume Djamal Eddine, un jeune du quartier de Tsoundzou. Amdou, son ami, abonde : âgé de 20 ans, il dit être né à Mayotte mais constate que la loi française, dont le droit du sol, « n’est pas appliquée » sur l’île.

« J’ai jamais eu de papiers. On est nés là mais on nous dit qu’on est des étrangers. Après, on est obligés d’arnaquer les autres pour avoir à manger. Quand t’as faim, tu peux faire des trucs bêtes. » Le jeune homme dit avoir déjà « barré la route », alors qu’il était ivre. Il a été condamné à deux ans de prison avec sursis en 2020.

Pourquoi [les autorités] n’envoient pas des entreprises ou des usines ici ? Je vois beaucoup de jeunes qui aimeraient travailler. Un jeune habitant de Mayotte

Les « bêtises », ou la délinquance, « c’est aussi une manière de dire : “On est là, on existe, faites quelque chose pour nous” », souligne Fatawi, membre d’une association Kaja Kaona, située à Tsoundzou, qui œuvre à la réinsertion sociale et professionnelle des jeunes à travers des ateliers dits « mobilisateurs », visant à valoriser les ressources et savoir-faire locaux.

Tous sont conscients que les responsables politiques n’hésitent pas à tracer le signe « égale » entre immigration et délinquance : qu’il s’agisse de Wuambushu ou des récentes annonces de Gérald Darmanin, les seules « réponses » apportées visent en priorité la question migratoire. « Pourquoi [les autorités] n’envoient pas des entreprises ou des usines ici ? Je vois beaucoup de jeunes qui aimeraient travailler. On n’est pas tous des délinquants, mais ils nous mettent tous dans le même panier », dit un autre.

Bien sûr, l’insécurité est un fléau et il ne s’agit pas de la minimiser. Il faut se rendre à Mayotte pour constater les barrages venant bloquer les habitant·es sur les routes de l’île durant des heures, empêchant de nombreuses personnes de se rendre sur leur lieu de travail ou à de simples rendez-vous ; pour voir les tentatives de caillassage sur les véhicules une fois la nuit tombée, qui contraignent les habitant·es à devoir adapter leurs déplacements en permanence ; pour entendre, aussi, les récits terrifiants d’agressions physiques, de viols ou de torture animale, face auxquels les témoins restent souvent impuissants.

Difficile, néanmoins, d’affirmer que cette insécurité est directement liée aux migrations. Interrogé par Mediapart durant l’opération Wuambushu, le sous-préfet de Mayotte, Frédéric Sautron, avait lui-même précisé qu’il n’y avait pas de lien direct entre les deux phénomènes devant le député Damien Carême, à l’occasion de la visite d’un lieu de rétention administrative. Les personnes qui y étaient enfermées n’étaient « pas des délinquants », avait-il souligné. L’opération Wuambushu et le renforcement des effectifs de forces de l’ordre sur place, de même que l’accélération des éloignements, faisait pourtant à elle seule le lien direct entre insécurité et immigration.

D’autre part, ce n’est certainement pas en créant de telles inégalités et en fracturant la société que cette problématique se dénouera. De nombreuses études scientifiques montrent combien la précarité, notamment financière, mais aussi administrative, peut engendrer différentes formes de délinquance.

L’impensé pourtant essentiel des Comores

Mayotte aurait besoin d’investissements massifs dans le système éducatif, culturel, social et économique. Les politiques migratoires appliquées sur place ont quant à elles montré toute leur inefficacité : plus de 20 000 personnes sont expulsées en moyenne chaque année, ce qui ne les empêche pas de revenir, pour toutes les raisons déjà évoquées.

« Le droit du sol sans une meilleure politique d’intégration pour les immigrés ne vaut pas grand-chose, souligne un éducateur spécialisé ayant vécu à Mayotte et suivi de nombreux jeunes au parcours difficile. Mais y mettre fin n’est pas une solution non plus. Il faut une meilleure politique de réinsertion sociale et éducative, à la fois pour les enfants et les familles. Il faut penser de nouvelles politiques d’immigration. »

Et de poursuivre, sur la question de la délinquance : « Je peux comprendre ceux qui s’en offusquent et qui en veulent aux jeunes. C’est assez humain, quand on est victime d’un problème, d’en vouloir à la cause directe. Mais je pense qu’il faut prendre du recul et questionner le problème dans sa globalité. » Et surtout, pointe-t-il, cela « ne justifie en rien la xénophobie et les mouvements d’extrême droite » qui fleurissent sur l’île, « tout comme le fait que certains brûlent les matelas des exilés sur le campement de Cavani ou cherchent à bloquer l’accès aux droits des immigrés ».

« Il faut que la France réfléchisse mieux à ce qu’elle fait à Mayotte. C’est l’État français qui est délinquant », assène un jeune originaire des Comores, qui considère être chez lui sur le territoire mahorais. « Si la France ne prend pas ses responsabilités, qu’elle s’en aille. » Aux yeux de l’éducateur déjà cité, les familles de migrants comoriens sont avant tout « victimes » des politiques menées à la fois par la France et les Comores, qu’il renvoie à leurs responsabilités respectives.

Dénoncer la situation que connaît Mayotte sans évoquer les Comores est en effet insensé. C’est l’angle mort du discours porté par les responsables politiques français depuis près d’un an : la situation de Mayotte ne pourra s’améliorer tant que rien ne sera mis en place pour juguler la pauvreté et la misère, la corruption, le chômage et le manque de perspectives aux Comores.

Rappelons que pour l’ONU, Mayotte n’est officiellement pas rattachée à la France, que l’île est surtout l’objet d’une longue colonisation consentie et que la séparation d’avec les autres îles des Comores est, pour beaucoup, intenable dans la durée. L’idée d’en faire un territoire d’exception, où sont assumées les dérogations en cascade, contribue surtout à sa mise à l’écart, comme le soulignait l’avocate Marjane Ghaem, spécialisée en droit des étrangers et basée à Mayotte.

  mise en ligne le 14 février 2024

Immigration en Europe :
la France à la manœuvre pour autoriser
la rétention des enfants dès le plus jeune âge

Enquête : Pascal Hansens, Maria Maggiore, Leila Miñano - Edition : Mathias Destal, Pierre Leibovici sur https://disclose.ngo/fr/article/

À Bruxelles, le gouvernement français a œuvré dans le plus grand secret pour obtenir l’autorisation d’enfermer des mineurs exilés, sans limite d’âge, dans des centres construits aux frontières de l’Europe. Cette disposition inscrite dans le Pacte sur la migration et l’asile, qui sera voté au printemps par le Parlement européen, pourrait violer la Convention internationale des droits de l’enfant.

« Il n’y aura plus de mineurs dans les centres de rétention administrative ». C’est un Gérald Darmanin combatif qui s’exprime devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, ce 21 novembre 2023. Accusé de souscrire à toutes les demandes de la droite pour durcir la loi immigration, le ministre de l’intérieur veut donner des gages à l’autre camp, vantant cette « belle idée de gauche ». Voté un mois plus tard, le texte interdit effectivement la rétention des enfants migrants sur le sol français. Mais Gérald Darmanin a dissimulé une information capitale : depuis plus de six mois, son gouvernement s’applique à faire pression sur ses partenaires européens pour légaliser l’enfermement des mineurs exilés… aux frontières de l’Europe, comme le révèlent des documents confidentiels obtenus par Disclose et Investigate Europe.

Ces documents, une centaine de pages, conservent la trace des échanges sur le futur Pacte européen sur la migration et l’asile, qui se sont tenus entre mai et décembre 2023 au sein du Coreper. Autrement dit, le comité des représentants permanents des 27 Etats membres auprès de l’Union européenne (UE), chargé de négocier les futures lois européennes, dont le fameux Pacte. Présenté comme un outil censé harmoniser et renforcer le contrôle aux frontières de l’Union européenne, ledit Pacte est composé de cinq règlements. Ce qui signifie qu’une fois entrés en vigueur, ils seront directement applicables dans les États membres.

Au fil des comptes-rendus de séances se dessine un lobbying acharné de l’État français pour convaincre ses partenaires d’adopter une mesure jusque-là illégale : la détention des enfants, sans limites d’âge, aux frontières de l’Europe. Pour mener ce combat politique, le gouvernement d’Emmanuel Macron a bénéficié du soutien actif des Pays-Bas, ainsi que celui, plus discret, d’au moins neuf pays, dont la Croatie, la Finlande, la République tchèque, Malte ou encore la Suède. Dans ce bras de fer au sommet, la France et ses alliés ont fait face à l’Allemagne et au Luxembourg, soutenus par l’Irlande et le Portugal. 

Parmi les dix réunions à huis clos dont nous avons obtenu les comptes-rendus, que nous ne publions pas pour préserver l’anonymat des sources, celle du 15 mai 2023 est particulièrement éclairante. Ce jour-là, le représentant de la France prend la parole, dévoilant le trouble jeu mené par Paris : « La France remercie la présidence [suédoise] de l’UE pour la suppression de l’exemption des mineurs de moins de 12 ans et leurs familles ». 

Les mineurs, « un risque majeur pour la protection de nos frontières », selon Paris

Pour comprendre ce qui se cache derrière cette marque de reconnaissance française, il faut remonter à 2020, au tout début des négociations. À l’époque, la Commission européenne avait proposé de rabaisser à 12 ans l’âge minimum de rétention des migrants aux frontières. Visiblement c’en était encore trop pour la France, qui insiste pour autoriser l’enfermement des enfants, dès le plus jeune âge. Et ce, qu’ils voyagent seuls ou avec leur famille : « Exempter les mineurs non accompagnés de procédures aux frontières représente un risque majeur pour la protection de nos frontières », tonne Paris, au cours de la réunion du 15 mai 2023. Avant de revenir à la charge en soulignant son « opposition ferme » à ce que la détention des mineurs isolés soit interdite.

La France veut ainsi voir les enfants migrants derrière les murs des  futurs « hotspots », des centres gigantesques, situés à la frontière où les exilés seront contrôlés, triés et retenus pendant un maximum légal de 12 semaines. Au grand dam de l’Allemagne et de ses trois alliés. Lors d’un précédent round de négociations, début mai 2023, l’Allemagne s’est opposée à cette mesure jugée « inacceptable ». Sollicité par nos soins, le gouvernement français n’a pas donné suite.

Un Pacte contraire à la Convention internationale des droits de l’enfant

Face au risque que Paris, Amsterdam et leurs alliés ne bloquent le texte, Berlin et ses soutiens ont fini par se rallier à ces exigences. C’est sur cette base qu’un accord provisoire avec le Parlement européen a été trouvé, le 20 décembre dernier. Il tient bel et bien compte des demandes formulées par la coalition menée par Emmanuel Macron.

Pourtant, cinq jours avant l’accord, le 15 décembre dernier, le  rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants aux Nations Unies, Gehad Madi, et trois autres diplomates onusiens s’étaient empressés d’alerter les trois présidents des institutions européennes, Ursula von der Leyen (Commission européenne), Roberta Metsola (Parlement européen) et Charles Michel (Conseil européen). Dans une lettre jusqu’ici passée inaperçue, les représentants de l’ONU affirment que le texte provisoire est contraire à la Convention internationale des droits de l’enfant. Selon ce traité ratifié par la France en 1990, toute personne « dont l’âge est inférieur à 18 ans » est considérée comme un enfant, qui doit bénéficier de multiples droits, dont celui « d’avoir des conditions de vie décentes ». Or, précise le courrier, «  la détention des enfants (…) contrevient au principe de l’intérêt supérieur de l’enfant. » Concernant les mineurs isolés, les auteurs rappellent qu’ils doivent « bénéficier de toutes les garanties nécessaires en matière de protection de l’enfance ». 

« À chaque fois, on pense avoir atteint le fond de l’inhumanité, mais en réalité nous tombons encore plus bas » La Cimade

Les craintes des rapporteurs de l’ONU sont partagées par Federica Toscano, membre de l’ONG Save The Children. D’après l’humanitaire, le texte en passe d’être voté au Parlement européen est « une brèche historique dans la protection internationale dont bénéficient les enfants ».  Il conduirait, selon Federica Toscano, à généraliser le « système des hotspots », à l’image du camp de migrants de Moria, installé sur l’île de Lesbos, en Grèce, qui a été incendié en 2020, et où « le mélange des enfants et des adultes aboutit aux pires violences contre les mineurs : viols, agressions, meurtres ». Un témoignage étayé par une précédente enquête d’IE, publiée en 2020. 

La « brèche » dénoncée par Save The Children ressemble plutôt à un gouffre. Le texte autorise la détention des enfants provenant d’un pays dit « sûr », comme la Turquie par exemple, alors qu’aujourd’hui, ils doivent bénéficier d’une prise en charge par la protection de l’enfance, dans le pays d’accueil. Même chose pour les mineurs considérés comme une menace pour la sécurité nationale ou l’ordre public. Sans que la nature de ladite menace ne soit précisée. « À chaque fois, on pense avoir atteint le fond de l’inhumanité, mais en réalité nous tombons encore plus bas », déplore une porte-parole de la Cimade, une ONG française qui accompagne chaque année des milliers d’enfants et adolescents isolés.

Empreinte biométrique dès 6 ans

Les coups de canif contre la Convention onusienne ne s’arrêtent pas là. Une disposition relative au recueil des données biométriques des mineurs a également été insérée dans le règlement encadrant Eurodac, la base des empreintes digitales des migrants et demandeurs d’asile enregistrés dans les États membres de l’UE. Le règlement européen va autoriser leur collecte à partir de six ans. Pire, il entérine la possibilité d’utiliser des moyens de « coercition » contre les enfants qui refuseraient le fichage. Comme la violence ? « Le texte ne donne aucune définition du mot. On peut tout imaginer ,» s’alarme Federica Toscano, de Save the Children Europe. La France a-t-elle manœuvré pour imposer cet autre aspect du texte ? Impossible à dire, faute d’avoir eu accès aux comptes-rendus complets des négociations sur le volet Eurodac. « Ces dispositions ont été ajoutées au dernier moment », assure une source ayant suivi les discussions au plus près.

Les élections européennes organisées en juin prochain ont pu contribuer à précipiter les discussions : dans la dernière ligne droite des négociations, la présidence espagnole a demandé aux Etats membres de mettre leurs « insatisfactions » de côté pour voter les textes restants avant l’échéance électorale. « Nous faisions face à un mur, témoigne un eurodéputé ayant participé aux tractations. A chaque fois que nous émettions une critique, on se voyait répondre qu’il n’y avait aucune place pour la négociation ». Une contrainte qui semble avoir fait le jeu de la France et de ses alliés. Mais pas celui des enfants qui échoueront demain aux

Cette enquête a été réalisée par Investigate Europe, un collectif européen de journalistes indépendant·es, dont Disclose est partenaire.


 


 

Contrôles au faciès et mesures illégales

Dans les Alpes, la police abuse de son pouvoir pour expulser les exilés

par Pierre Isnard-Dupuy sur https://www.streetpress.com

À Briançon, les demandeurs d’asile qui tentent de traverser la frontière par la montagne ont reçu illégalement des dizaines d'OQTF. Si elles ont pu être annulées par la justice, les associations dénoncent l'irrégularité des contrôles à la frontière.

Des éclats de voix résonnent en anglais, en russe ou en allemand. En ce 19 janvier, la pluie qui tombe abondamment à 1.300 mètres d’altitude ne dissuade pas les touristes à déambuler dans la Grande Rue du vieux Briançon (05). La quiétude règne dans cette sous-préfecture des Hautes-Alpes de 12.000 habitants, bastion historique redessiné par Vauban. Le calme tranche avec l’agitation policière de l’automne 2023, visant à refouler coûte que coûte les personnes exilées vers l’Italie voisine, ou même à chercher à les expulser vers leur pays d’origine, par des procédures illégales.

D’août à octobre 2023, la route de migration via Briançon a été très empruntée, tandis que les personnes exilées arrivaient en Europe par milliers sur l’île italienne de Lampedusa. « Jusqu’à plus de 100 personnes par nuit. Une fois, elles étaient 171 », se souvient Emma Lawrence, qui travaille à l’accueil du Refuge solidaire, lieu d’accueil associatif. Fin août, plus de 300 personnes logeaient entre ses murs, pour une jauge de 65 personnes. Déclarant ne plus pouvoir assurer la sécurité, le conseil d’administration du Refuge solidaire décidait alors d’évacuer le site. Dans ce contexte de forte affluence, la préfecture a engagé ses agents de police à réaliser des contrôles au faciès aux abords de la gare et dans la ville, dénoncés par l’avocat Fayçal Kalaf :

« Des contrôles discriminatoires sur des logiques liées à l’apparence physique et donc sur la couleur de peau, ce qui est illégal. »

Des obligations de quitter le territoire illégales

À l’issue de ces contrôles, plusieurs dizaines de personnes ont été retenues au commissariat de Briançon dans les cellules. Parfois plus de 12 heures – sur un total de 24 possibles pour ce genre de retenues administratives –, pour « vérification du droit au séjour ». La plupart des gens ont ensuite reçu des obligations de quitter le territoire français (OQTF) sans délai. Cette mesure est pourtant illégale car contraire au droit des personnes, qui ne disposent pas de temps pour s’y opposer juridiquement.

Tant pis pour le droit de ces migrants. Après l’OQTF, ces derniers ont souvent été conduits en centre de rétention administratif (Cra) à Marseille (13). Une dizaine ont même été emmenés jusqu’à celui de Toulouse (31), à 600 kilomètres de là. 18 de ces procédures d’expulsion contre 15 Soudanais, deux Marocains et un Ivoirien, engagées entre le 22 septembre et le 18 octobre, ont été annulées par le tribunal administratif  de Marseille. Celui de Toulouse en a fait de même pour les personnes placées dans le Cra local, principalement de nationalité soudanaise. Il a rappelé à l’État que les personnes visées ont exprimé leur souhait de demander l’asile en France auprès des policiers.

Les agents auraient dû faire part de la requête aux autorités administratives chargées de l’examen des demandes d’asile. La retenue aurait d’ailleurs dû être stoppée dès que les exilés ont exposé leur demande d’asile et ils n’y aurait pas dû ensuite avoir d’OQTF et de placement en Cra.« L’autorité de police est tenue de transmettre au préfet compétent une demande d’asile formulée par un étranger à l’occasion de son interpellation », précise le TA de Marseille. La préfecture n’avait ni transmis de mémoire en défense, ni dépêché de représentant aux audiences. Contactée, elle n’a pas donné suite aux interrogations de StreetPress. Sollicitée également par Le Dauphiné Libéré, elle a répondu succinctement au quotidien, avoir « pris acte de la décision du tribunal administratif de Marseille ».

Des illégalités qui sont légion

Les illégalités vis-à-vis du droit d’asile sont légion à la frontière, plus haut en altitude, aux alentours des cols de Montgenèvre (05) et de l’Échelle. Les agents de la police aux frontières (Paf) assistés d’autres forces de gendarmerie et de police, ainsi que des militaires de l’opération Sentinelle, procèdent à des refoulements systématiques vers l’Italie, lors de procédures de « refus d’entrée sur le territoire ». Le contrôle de cette frontière est reconduit de manière dérogatoire tous les six mois depuis les attentats de Paris de novembre 2015, au prétexte de l’antiterrorisme. Le 21 septembre 2023, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), saisie par une dizaine d’associations françaises via le Conseil d’État, a même rappelé l’irrégularité des refoulements immédiats et systématiques aux frontières à l’intérieur de l’espace Schengen.

Malgré l’arrêt de la CJUE, les demandes d’asiles ont continué d’être ignorées par la Paf depuis son chalet poste-frontière de Montgenèvre. Dans une décision rendue le 2 février, le Conseil d’État a validé les principes rappelés par la juridiction européenne. « Le Conseil d’État confirme que les forces de l’ordre ne peuvent pas faire de refus d’entrée en toutes circonstances », ce qui « devrait mettre un terme à leurs pratiques illégales », affirme Laure Palun de l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé).

La préfecture justifie le refoulement des demandeurs d’asile sur la base du règlement européen dit de Dublin, selon lequel la demande d’asile doit être étudiée par le premier pays d’arrivée en Europe. Mais, « il n’appartient pas aux services de la Paf de décider de l’application ou non de cette procédure », explique l’Anafé dans un rapport :

« Seuls l’Office français pour la protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) et le service asile du ministère de l’Intérieur ont ce pouvoir. »

Dans un autre rapport, l’association locale Tous Migrants rappelle une décision du Conseil d’État prise le 8 juillet 2020 à propos du refus d’enregistrer une demande d’asile à la frontière, qui pointe « une atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile, qui constitue une liberté fondamentale ». Tous Migrants plaide sans cesse que les demandeurs d’asile devraient pouvoir prendre le bus depuis la gare d’Oulx en Italie, jusqu’au poste-frontière, comme n’importe quel touriste ou habitant de la région, plutôt que de risquer leur vie dans la montagne.

Au moins trois morts depuis l’été 2023

Depuis 2016, entre 20.000 et 30.000 personnes exilées ont transité par le Briançonnais selon les associations qui leur viennent en aide. Depuis l’Italie, elles empruntent à pied des chemins risqués en haute montagne. Elles cherchent ainsi à contourner ces contrôles de police et de gendarmerie. Les associations dénoncent une « militarisation » de la frontière responsable d’une « mise en danger ».

Les blessures et gelures sont fréquentes. Au moins dix personnes sont décédées dans ces montagnes depuis 2018, dont trois en 2023. Le 7 août dernier, un vététiste découvrait le corps d’un Guinéen au-dessus de Montgenèvre. Mi-octobre, un autre jeune homme s’est noyé dans la rivière Cerveyrette. Et le 29 octobre, Yusef, un jeune Tchadien, a fait une chute de plusieurs dizaines de mètres depuis une barre rocheuse dans la Durance, aux portes de Briançon.

Malgré la décision de la Cour de justice européenne, le ministère de l’Intérieur a surenchéri dès le 22 septembre en communiquant sur son recours à des effectifs supplémentaires : de 500 à 700 pour l’ensemble de la frontière franco-italienne. L’investissement dans des moyens techniques de surveillance comme des drones a été également annoncé. « L’objectif, c’est d’étanchéifier complètement la frontière », a affirmé le préfet Dominique Dufour à propos de cette zone pourtant ouverte au tourisme, traversée de chemins de randonnée, d’un golf international l’été et de pistes de ski transfrontalières l’hiver.

   mise en ligne le 13 février 2024

SNCF : « 70 à 90 % des contrôleurs feront grève ce week-end », annonce la CGT

Naïm Sakhi sdur www.humanite.fr

Après plusieurs jours de négociations, la CGT Cheminots et Sud rails maintiennent leur préavis de grève et appellent les contrôleurs à se mobiliser entre le 16 et le 18 février. Sécurité à bord des trains, rémunérations et fins de carrières font partie des contentieux avec la direction de la SNCF, selon Thierry Nier (CGT).

Cette fois, les syndicats ont pris les devants. Débordés par une grève sectorielle des Agents du service commercial trains (ASCT, contrôleurs) durant la période des fêtes de fin d’année en 2022, la CGT Cheminots et Sud rails appellent les contrôleurs à se mobiliser du 16 au 18 février. La cause ? le non-respect de certains accords obtenus lors de la sortie de crise, après plusieurs tables rondes ces sept derniers jours. Entretien avec Thierry Nier, secrétaire général de la fédération CGT des Cheminots.

Pour quelles raisons estimez-vous que l’accord de sortie de crise, lors de la mobilisation catégorielle à Noël 2022, n’est pas respecté ?

Thierry Nier : Plusieurs points de cet accord n’ont pas abouti. À commencer par l’engagement pris d’avoir deux Agents du service commercial trains (ASCT, contrôleurs, NDLR) à bord des TGV. C’est une revendication de longue date de la CGT, dans un contexte de recrudescence des incivilités et agressions à bord des trains.

Deux agents pour assurer le bon voyage, l’information, l’accueil, la sécurité de circulation de 600 usagers, ce n’est pas de trop. Cette mesure n’est valable que dans 87 % des TGV. L’objectif de 100 % est remis à 2025, contre 2023 initialement. Nous le déplorons. Les conditions de travail à bord des TGV se dégradent et les ASCT sont en attente.

Le second point d’achoppement est celui des primes de travail. Ces dernières sont des éléments de rémunération qui reconnaissent les compétences et contraintes liées au travail en fonction des métiers. Dans le salaire des cheminots, elles s’ajoutent au traitement et à l’indemnité de résidence.

Depuis trois ans, la CGT propose un projet complet de revalorisation des primes de travail de l’ensemble des cheminots, dont les ASCT. En fusionnant des éléments de rémunérations, notamment des primes, nous pouvons passer de 590 à 780 euros brut. Ce projet est resté lettre morte auprès de l’entreprise. Cette attente provoque des crispations auprès des contrôleurs.

Qu’en est-il des fins de carrière ?

Thierry Nier : La renégociation de la cessation progressive d’activité devait avoir lieu en 2023. Ce dispositif n’a pas été revu depuis 2008. Nous réclamons d’urgence une table ronde pour l’ensemble des cheminots. Contrôleur est un métier à pénibilités avérées. Dans une carrière de 35 ans, un ASCT est hors de chez lui pour une durée d’environ cinq années, sans compter le travail de nuit. Un ASCT reste à bord du train, même si ce dernier a du retard ou un problème. Pour contrecarrer les effets de la réforme, nous voulons pousser l’ouverture de ce droit à 48 mois avant le départ en retraite.

Où en sont les 8 400 embauches promises par la SNCF ?

Thierry Nier : En dehors des promesses faites, la CGT a lancé 107 luttes locales pour concrétiser ces embauches. Le bilan mi-parcours se fera avant l’été. Nous apprécions positivement ces annonces. C’est un niveau de recrutement jamais vu depuis 2010.

Cela étant, en plus des 8 400 recrutements programmés, la CGT évalue les besoins dans l’ensemble des entreprises de la SNCF à 7 400 supplémentaires. Le compte n’y est donc pas. Concernant les ASCT, 650 recrutements ont été réalisés. Mais la direction n’a pas anticipé la durée de formation. Elle ne peut donc pas concrétiser l’engagement d’avoir la présence de deux contrôleurs à bord des TGV.

Le groupe a réalisé 2,3 milliards de bénéfices en 2022. Cette trajectoire devrait se poursuivre en 2023. Thierry Nier (CGT Cheminots)

Le président de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, a annoncé le versement d’une prime de 400 euros en mars, qui s’ajoute à celle du même montant en décembre dernier. Les cheminots recevront un intéressement lié à la bonne santé de l’entreprise de 1 200 euros en mai. Est-ce satisfaisant ? 


Thierry Nier : Pour la CGT, l’ensemble de ces sommes doivent être versées en augmentations générales de salaires, bruts, et cotisés, ou bien dans une réévaluation des primes de travail. L’intéressement de 1 200 euros résulte de l’excédent brut d’exploitation, à savoir la différence entre les recettes et les dépenses. Or dans cette différence figure la masse salariale.

De fait, cette logique de rémunération conduit à devoir baisser les emplois, la masse salariale, pour toucher des intéressements. Le groupe a réalisé 2,3 milliards de bénéfices en 2022. Cette trajectoire devrait se poursuivre en 2023. Mais les cheminots doivent pouvoir payer leurs loyers et leurs courses quotidiennement et non au gré des bons ou mauvais résultats de la SNCF.

Jean-Pierre Farandou vous appelle à « bien réfléchir » sur les conséquences de ce mouvement durant ces congés de février. À quoi faut-il s’attendre ?

Thierry Nier : Chez les ASCT, ce mouvement va être suivi : 70 à 90 % de la profession seront grévistes. Cela démontre d’un haut niveau de mécontentement. Cette colère est vraie chez les contrôleurs mais aussi auprès des autres métiers. Les agents du matériel et de la conduite doivent être solidaires de ce mouvement : fabriquer un train nécessite une singerie entre les métiers.


 


 

Jeu vidéo : une grève nationale inédite pour les salaires chez Ubisoft

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Tous les syndicats, présents pour la première fois de l’histoire du géant français dans les CSE des différents studios, appellent les plus de 5 000 salariés français à se mobiliser, ce mercredi, pour demander des augmentations de salaire.

Les choses ont bien changé chez Ubisoft, fleuron du jeu vidéo français. Pour la première fois dans son histoire, il y a des représentants du personnel syndiqués, fraîchement élus en 2023. Légitimement, ils ont demandé l’ouverture de NAO, les négociations sur les salaires.

Consciente de la nouveauté de la situation, « la direction a recruté un négociateur, mais sans vraiment lui en donner les moyens. Alors, il est venu discuter et il est reparti avec appel à la grève », raconte Marc Rutschlé, délégué de Solidaires informatique chez Ubisoft. Ainsi, tous les salariés de l’entreprise, plus de 5 000, sont appelés à se mobiliser ce mercredi, dans tous les studios de France.

À Paris, les trois syndicats, le STJV (Syndicat des travailleurs du jeu vidéo), la CFE-CGC et Solidaires ont conjointement appelé à la grève. Ils avaient déjà fait liste commune aux élections, se partageant chacun un tiers des élus. Dans les studios de Montpellier ou d’Annecy, le STJV est seul, ou avec le Printemps écologique.

Ubisoft, fidèle à son habitude, ne propose pas d’augmentation générale, mais confie aux directions des studios une enveloppe globale, à distribuer à discrétion par les managers. Mais partout, elle sera, pour la deuxième année de suite, inférieure à l’inflation. « L’année dernière, les résultats étaient mauvais, donc malgré le pic inflationniste, beaucoup des salariés ont compris qu’ils allaient se serrer la ceinture, explique Clément Montigny délégué STJV d’Ubisoft Montpellier. Mais là, c’est vécu comme une insulte. »

C’est que, ce jeudi 8 février, le patron d’Ubisoft, Yves Guillemot, présentait devant les actionnaires ses résultats supérieurs aux prévisions, vantant la « performance » et la « dynamique positive » de l’entreprise. S’il a pris soin de « saluer le travail remarquable des équipes d’Ubisoft », celles-ci attendent un peu plus que des remerciements.

200 millions d’euros d’économies

« Cela fait deux années de suite qu’on est augmentés moins que l’inflation, donc, concrètement, on perd en niveau de vie, alors que l’entreprise gagne de l’argent et en a gagné énormément pendant le Covid », déplore Vincent Cambedouzou, élu STV à Paris. Son collègue Alexandre Berneau, du studio d’Annecy, renchérit : « Le coût de la vie ici aussi est très cher, mais la direction nous dit qu’on est dans un plan d’économies, il faudrait même qu’on soit contents des miettes qu’on obtient. »

En 2023, en effet, Yves Guillemot a annoncé vouloir économiser 200 millions d’euros sur deux ans. Pas de plan de licenciement, mais de « l’attrition naturelle », un anglicisme synonyme d’usure. « Parfois, on se demande si nos conditions de travail et nos faibles rémunérations ne font pas non plus partie de cette stratégie d’attribution naturelle », soupire Vincent Cambedouzou.

Le STJV dénonce ainsi des économies de bouts de chandelle qui ont, à terme, de tristes conséquences sur la qualité des jeux produits. « Nous faisons du développement, mais nous fabriquons aussi une œuvre culturelle, nous voulons être fiers de ce que nous faisons. On accepte des salaires plus bas que dans d’autres industries, parce qu’on est là pour créer une œuvre commune. Mais, ces derniers temps, je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de salariés d’Ubisoft France qui soient réellement satisfaits des jeux qui ont été produits, quand leurs projets n’ont pas été tout simplement annulés, insiste Alexandre Berneau. C’est malheureusement de plus en plus courant dans l’industrie. »

Vers un procès pour harcèlement sexuel institutionnalisé

Preuve de cette « attrition », à l’échelle mondiale, le groupe est passé de 20 000 à 19 000 salariés en un an, sans plan social. Chez Solidaires informatique, on insiste sur le nombre de non-reconductions de CDD, et le syndicat déplore plusieurs licenciements disciplinaires (comme de l’insubordination) ou pour insuffisance.

« La direction coupe aussi dans les fonctions support, comme ils disent, dont les ressources humaines, qui sont débordées. Cela se voit notamment sur la baisse de qualité des lettres de licenciement », ironise Marc Rutschlé, qui souligne que des recours aux prud’hommes sont en cours.

Le rapport des salariés à la direction d’Ubisoft a aussi bien changé. Il est loin le temps où ils arboraient des tee-shirts en soutient à leur patron, sous la menace d’une OPA de Bolloré. Depuis, il y a eu les scandales de harcèlement et d’agression sexuelle qui ont notamment touché le numéro 2 du groupe. Ce que pudiquement la direction appelle en interne (prendre l’accent anglais) la crise « respect at Ubisoft 2020 » sera jugé en 2025 pour soupçon de harcèlement sexuel institutionnalisé.

La mobilisation exemplaire contre la réforme des retraites avait aussi permis aux jeunes syndicats du secteur de toucher plus largement les salariés de ces entreprises et d’améliorer plus généralement l’image du syndicalisme. La campagne pour les élections professionnelles a renforcé cette proximité, surtout depuis que, à peine élus, les représentants se sont saisis du sujet qui compte : les salaires. Tous les ingrédients sont réunis pour que la deuxième grève de l’histoire d’Ubisoft soit un succès.


 


 

Jeu vidéo : le malaise social grandit chez Don’t Nod

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Dans ce prestigieux studio parisien de jeux vidéo, les nouveaux représentants des salariés récemment élus font face à une direction qui s’oppose à l’organisation de NAO. Les risques psychosociaux s’accumulent.

Ce mardi est sorti Banishers, le nouveau gros jeu du studio parisien Don’t Nod. L’entreprise a bonne réputation. Elle est connue pour embaucher en CDI, comme pour la qualité de ses jeux narratifs tels Jusant, unanimement salué par la presse spécialisée, ou son premier grand succès, Life is strange. Bref, un studio plutôt marqué à gauche, qui, jusqu’à récemment, ne faisait parler de lui que pour la qualité de ses productions.

Mais force est de constater que cela ne va plus aussi bien. Signe qui ne trompe pas, aucun des quatre salariés de Don’t Nod à qui l’Humanité a pu parler n’a souhaité voir publié ne serait-ce que son prénom, y compris les représentants du Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo (STJV), nouvellement élus. « C’est la première fois que des syndicalistes, formés, siègent au CSE et, depuis, la direction est devenue très agressive, comme si chaque demande de document ou de tenue de réunion dans les règles était une attaque contre elle », se désole une salariée syndiquée.

Par exemple, en 2023, la direction a refusé toute NAO, oubliant le sens même de l’acronyme : négociation annuelle obligatoire. Pour 2024, des réunions sont programmées, mais uniquement sur les thèmes imposés (intéressement), rien en revanche n’est prévu sur les salaires. « Depuis que nous sommes élus, nous n’avons plus le droit de communiquer par mail avec l’ensemble des salariés, la direction prétend qu’il faut un nouvel accord de méthode, mais refuse toute tenue de réunion à ce sujet » raconte encore un représentant du STJV.

Des élus « au bout du rouleau »

Tous s’accordent sur le fait que la situation chez Don’t Nord s’est lentement dégradée depuis 2020. Les raisons potentielles sont multiples, mais c’est l’année où l’entreprise a vraiment grossi, passant de 170 à 360 salariés, de 3 à 6 chaînes de production, où le géant chinois Tencent y a injecté 30 millions d’euros, prenant 41 % du capital, et où s’est engagée une réorganisation interne jamais vraiment expliquée, ni achevée…

Et, dernièrement, c’est toute l’équipe de développement de Jusant qui s’est retrouvée dissoute, malgré la très bonne réception du jeu. « La direction n’avait pas prévu quoi faire de nous, alors pendant sept semaines, certains se sont retrouvés sans rien avoir à faire, comme mis au rebut », dénonce l’un des salariés concernés.

Selon une expertise demandée par le CSE, en 2020, seuls 14 % des salariés avaient pris un arrêt maladie (130 en tout) ; la proportion grimpe à un travailleur sur deux en 2022 (290 arrêts). Un autre salarié, en CDD, déplore que, depuis un an et demi, les embauches en CDI sont gelées, alors que c’était la norme auparavant.

L’ambiance s’est tellement dégradée que l’ancienneté moyenne des démissionnaires a doublé en deux ans. Les représentants des salariés veulent se pencher sur les risques psychosociaux, mais ils se disent eux-mêmes débordés et au bout du rouleau. « De plus en plus, les sujets importants sont expliqués par les élus au CSE et non plus par la direction, qui communique mal ou peu », explique une adhérente du STJV.

Au moins, à chaque permanence syndicale, plusieurs dizaines de salariés viennent s’informer, malgré le fort taux de télétravail. Les élus ressentent un fort soutien, mais espèrent encore une réaction de la direction avant d’appeler à se mobiliser, comme leurs camarades d’Ubisoft.

  mise en ligne le 13 février 2024

Hind Rajab, morte à 6 ans : une tragédie « ordinaire » de la guerre à Gaza

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

La dépouille de la fillette a été retrouvée, samedi, près de deux semaines après son SOS lancé en pleine opération militaire israélienne dans la ville de Gaza et alors que sa famille venait d’être tuée dans la voiture où elle se trouvait.

« Venez me chercher. J’ai tellement peur, s’il vous plaît, venez» Seule, blessée et coincée au milieu des tirs et des cadavres de ses proches, la petite fille avait imploré durant des heures les secours. Puis le silence.

Le corps de Hind Rajab, une Palestinienne de 6 ans, a été retrouvé samedi, à Gaza. « Hind et tous ceux qui se trouvaient dans la voiture ont été tués, a déclaré à l’AFP son grand-père, Baha Hamada. Ils ont été retrouvés par des membres de (notre) famille qui sont allés à la recherche de la voiture et l’ont trouvée près de la station-service. »

Il y a deux semaines, la gamine, seule survivante de sa famille, lançait son SOS en pleine opération de l’armée israélienne dans la ville de Gaza. La voiture dans laquelle elle se trouvait venait de croiser le chemin d’un char israélien.

« Pendant plus de trois heures, la fillette a désespérément imploré nos équipes de venir la sauver de ces chars (israéliens) qui l’entouraient, subissant les tirs et l’horreur d’être seule, prisonnière, au milieu des corps de ses proches tués par les forces israéliennes », a relaté le Croissant-Rouge palestinien (PRCS). Son grand-père est le dernier à avoir entendu le son de sa voix, lors d’un échange téléphonique. « Elle était terrifiée et elle était blessée au dos, à la main et au pied », avait-il raconté à l’AFP.

L’ambulance qui devait la soigner prise pour cible

Le PRCS avait alors dépêché deux secouristes, dont on était sans nouvelles également. Samedi matin : leurs dépouilles ont également été retrouvées dans leur ambulance, tout près de la voiture dans laquelle a succombé Hind Rajab, a annoncé dans un communiqué l’organisation, qui a également accusé « les forces d’occupation » (israéliennes) de les avoir « délibérément visés », ce « alors que lambulance avait été autorisée à aller sur place » pour secourir l’enfant. Les photos de l’ambulance calcinée ont été publiées sur les réseaux sociaux.

Interviewée par l’AFP, la mère de Hind, Wissam Hamada, a dénoncé « les mécréants Netanyahou, Biden et tous ceux qui ont conspiré contre Gaza et sa population », disant vouloir les interroger « devant Dieu sur ce jour où (s) a fille a lancé des appels à l’aide (…) sans que personne ne vienne à son secours ». Le Hamas a appelé « les institutions des droits de l’homme et les Nations unies à une enquête sur ce crime odieux ».

Le nom de Hind Rajab s’ajoute à la longue liste des enfants tués dans la guerre déclenchée par le gouvernement israélien après les attaques du Hamas le 7 octobre. « Des milliers d’enfants auraient été tués et des milliers d’autres blessés », selon l’Unicef, qui demande sur X : « Combien d’enfants devront mourir avant que ce cauchemar ne prenne fin ? » Toujours selon l’agence onusienne, la moitié du 1,7 million de déplacés estimés à Gaza sont des enfants.

C’est un fait dramatique établi par les statistiques : les enfants sont les plus massivement touchés lors de tous les conflits depuis la Seconde Guerre mondiale. Le gouvernement de Benyamin Netanyahou le sait parfaitement : ils ne sont donc pas des victimes « collatérales » mais voulues.


 


 

Tribune de Patrick Baudouin “Le respect du droit international doit être imposé à Israël” publiée sur Mediapart

Tribune de Patrick Baudouin, président de la LDH sur https://www.ldh-france.org/

Le plan de partage de la Palestine adopté par l’ONU le 29 novembre 1947 prévoyait la création d’un Etat juif et d’un Etat arabe. Si l’Etat d’Israël a pris naissance le 14 mai 1948, il n’en est toujours pas de même d’un Etat de Palestine. Ce constat traduit à lui seul la faillite de la communauté internationale. Alors que l’Etat d’Israël dispose des mêmes droits mais aussi des mêmes obligations que tous les autres Etats, c’est en toute impunité qu’il a pu de façon quasi constante s’affranchir du respect du droit international. Ainsi en va-t-il de l’absence d’application des résolutions du Conseil de Sécurité des Nations-unies, exigeant le retrait des territoires occupés et prônant la mise en œuvre du droit de chacun des peuples de vivre en paix dans des frontières sûres et reconnues.

C’est en violation complète de ces résolutions qu’Israël a poursuivi et intensifié sa politique de colonisation, suscitant des mouvements de révolte des palestiniens et générant des deux côtés un cycle infernal de violences. Israël a passé outre un avis de la Cour internationale de justice (CIJ) du 8 juillet 2004 selon lequel la construction d’un mur de séparation par la puissance occupante dans le territoire palestinien occupé est « contraire au droit international ». Israël a refusé toute coopération avec la Cour pénale internationale (CPI), pourtant compétente pour instruire les crimes relevant de sa juridiction commis depuis le 13 juin 2014 sur le territoire palestinien occupé. Israël a rejeté l’application de la résolution 2334 adoptée le 23 décembre 2016 par le Conseil de Sécurité exigeant qu’il soit mis un terme à l’expansion des colonies de peuplement pour préserver la solution de deux Etats.

A l’encontre de cette résolution, une nouvelle loi fondamentale du 19 juillet 2018 intitulée « Israël Etat nation du peuple juif », outre l’établissement d’un sous statut pour les citoyens non juifs, proclame que « l’Etat considère le développement de la colonisation juive comme un objectif national et agira en vue d’encourager et de promouvoir ses initiatives et son renforcement ». Cette politique d’humiliation et de négation des droits des palestiniens n’a pu qu’entretenir une stratégie de la terreur, en réalité favorable au mouvement fondamentaliste Hamas, amplifiée avec la constitution de l’actuel gouvernement d’extrême droite. L’inexorable explosion qui menaçait est survenue le 7 octobre 2023 dans des conditions aussi horribles qu’imprévues, à la stupéfaction du monde entier. Les milices terroristes du Hamas ont procédé au massacre d’environ 1300 hommes, femmes, enfants, bébés, et à la prise d’au moins 240 otages. Les auteurs de ces actes de barbarie ne sauraient rester impunis. Mais si l’inhumanité des atrocités imputables au Hamas peut justifier une riposte d’Israël traumatisé dans son existence, cela n’autorise nullement le recours à une violence elle-même inhumaine dictée par une vengeance aveugle. Or c’est pourtant, là encore en violation absolue du droit international, la voie choisie par les autorités israéliennes, celle d’une véritable punition collective d’une brutalité inouïe, frappant indistinctement les populations civiles, entraînant la mort ou les blessures de dizaines de milliers d’innocents dont beaucoup d’enfants. Chaque jour, depuis quatre mois, ce sont des centaines de victimes supplémentaires. Les destructions sont massives, n’épargnant pas même les hôpitaux et transformant la zone de Gaza en un champ de ruines. La population, dont deux millions de déplacés font craindre une épuration ethnique, est soumise aux privations d’eau, d’électricité, de carburants, et de nourriture jusqu’à la famine. La situation est décrite comme une catastrophe humanitaire sans précédent par les organisations humanitaires entravées dans les secours.

C’est dans ce contexte que la CIJ saisie par l’Afrique du Sud a rendu une ordonnance fondée sur la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. La CIJ estime, avant toute décision sur le fond, qu’il y a urgence à prendre des mesures conservatoires de protection au regard d’un risque réel et imminent de préjudice irréparable. Tout en soulignant aussi que toutes les parties sont liées par le droit international humanitaire, et en appelant donc à la libération immédiate et inconditionnelle des otages détenus par le Hamas, la CIJ juge que l’Etat d’Israël doit prendre toutes les mesures effectives en son pouvoir pour prévenir et empêcher la commission de tout acte génocidaire, pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide, pour permettre sans délai la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire, et pour assurer la conservation des éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes pouvant relever de la Convention sur le génocide.

Cette décision ayant une force contraignante s’impose à Israël. Elle s’impose aussi aux autres Etats parties à la Convention qui ont l’obligation d’apporter leur concours à la prévention du génocide, sous peine de s’en rendre complices. Plusieurs de ces Etats, dont sans surprise les Etats-Unis, au lieu de faire état de leur coopération, ont annoncé de façon choquante une décision précipitée de suspension du financement de l’UNRWA à la suite d’accusations d’Israël dénonçant la participation de 12 membres, sur les 30.000 que compte cette agence onusienne, aux attaques du Hamas du 7 octobre. Or la suppression du soutien financier à l’UNRWA, en contradiction avec la décision de la CIJ, ne peut qu’aggraver la catastrophe humanitaire. La communauté internationale, dont la France au sein de l’Europe s’honorerait d’être un élément moteur, doit exiger de l’Etat d’Israël la mise en œuvre au plus vite de toutes les mesures conservatoires ordonnées par la CIJ impliquant en réalité l’instauration d’un cessez le feu immédiat et durable. Seule cette démarche constructive peut permettre de parvenir à l’impérative libération concomitante de tous les otages, et à l’amorce d’un processus de paix devant permettre aux deux peuples, israélien et palestinien, de vivre à l’intérieur d’Etats aux frontières sûres et garanties. Il est temps enfin de ne plus fermer les yeux sur les violations réitérées du droit international par l’Etat d’Israël, et de mettre un terme à un deux poids deux mesures dévastateur. Israël doit cesser d’être un Etat exonéré de sanctions que ce soit pour la fourniture d’armements ou pour les poursuites pénales des responsables des crimes commis. Loin de garantir la sécurité de la population israélienne, la primauté donnée au droit de la force plutôt qu’à la force du droit ne fait qu’engendrer son insécurité. Il est grand temps d’exiger d’Israël une inversion de ce choix mortifère.

Patrick Baudouin, Avocat, Président de la LDH (Ligue des droits de l’Homme) et Président d’honneur de la Fédération internationale des droits humains (FIDH) et Président d’honneur de la Fédération internationale des droits humains (FIDH)

   mise en ligne le 12 février 2024

Médecin du travail
interdit d’exercer :
« Le patronat cherche à
court-circuiter
les règles »

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr/

Exerçant dans le secteur du BTP, un médecin du travail, le Dr Jean-Louis Zylberberg, vient d’être lourdement sanctionné par l’Ordre des médecins. Sa faute ? Avoir délivré des avis d’inaptitude « de complaisance », de nature à « léser» l’entreprise, estime l’Ordre. Le médecin concerné et ses soutiens dénoncent un système de pression exercé sur la profession, au détriment de la protection des salariés. 

Interdiction d’exercer la profession de médecin du travail durant un an, dont six mois avec sursis. C’est la sanction tombée sur les épaules du Dr Jean-Louis Zylberberg, médecin du travail dans le secteur du BTP, poursuivi par l’employeur Valente Sécurité. « Une nouvelle attaque à l’encontre de l’autonomie d’exercice des médecins (…), dangereuse pour la santé des salarié·es » a réagi la CGT dans un communiqué paru le 26 janvier.

En plus de son travail quotidien, Jean-Louis Zylberberg est présent dans plusieurs instances consultatives de la CGT. Il avait déjà été menacé de licenciement en 2016, alors qu’il exerçait toujours dans le secteur du BTP. Cette fois, la décision a été rendue par la chambre disciplinaire d’Ile-de-France de l’Ordre des médecins, le 12 janvier. Celle-ci conclut à une « pratique de délivrance de rapports et attestations tendancieux et de complaisance », de nature à« léser de manière directe et certaine » l’entreprise Valente Sécurité.

Pour rendre son verdict, l’Ordre des médecins dit avoir pris en compte le fait que le médecin « n’a fait l’objet d’aucune procédure disciplinaire durant plus de vingt-cinq ans de carrière ». Mais la sanction est lourde, tout de même, et sans précédent à ce titre : « elle me paraît être prise “pour l’exemple” », réagit Jean-Louis Zylberberg auprès de Rapports de force.

L’Association Santé et Médecine du Travail, dont le Dr Zylberberg assure d’ordinaire la présidence, qualifie cette sanction comme étant d’une « exceptionnelle sévérité ». Et dénonce un « pur prétexte pour tenter d’évincer un médecin du travail ».

Six avis d’inaptitude délivrés par le médecin du travail au coeur du dossier 

 Dans cette affaire, l’Ordre des médecins de Paris s’est associé à la plainte déposée par l’entreprise Valente Sécurité en février 2022. Qu’est-il reproché à ce médecin du travail ? Au coeur du dossier : six avis d’inaptitude, délivrés à six salariés de Valente Sécurité, de janvier 2020 à février 2022. Avant d’émettre ce type d’avis, un médecin du travail se doit de procéder à l’étude des postes et conditions de travail préalables.

Il est reproché au Dr Zylberberg de ne l’avoir fait « que sur la base des déclarations du patient et d’une visite dans l’entreprise qui aurait été effectuée en mai ou juin 2020 », écrit l’Ordre des médecins dans sa décision, consultée par Rapports de force. Une visite trop ancienne, aux yeux de l’Ordre. Et en se référant à une « fiche entreprise » datant de 2017 qui n’a été actualisée qu’en 2022 : trop ancien là encore, selon l’Ordre.

Mais il faut regarder de plus près les conditions d’exercice des médecins du travail. « J’ai 390 entreprises à suivre, dans mon secteur », rappelle le Dr Zylberbeg. Actualiser très régulièrement la fiche d’entreprise, « c’est mission impossible », selon lui.  Quant au déplacement pour étudier le poste de travail, « je me suis déplacé dans cette entreprise en 2020, après le confinement, sans prévenir car nous avons un libre accès ; et j’ai failli me faire foutre à la porte. C’est une entreprise très particulière… Y compris en termes de violences sur les salariés », tient à préciser le médecin du travail.

« Dans la réalité, vu le nombre de médecins du travail rapportés aux nombres de salariés à suivre, et le fait que l’on est confrontés à des boîtes aux conditions intenables… On est déjà sous l’eau », abonde Gérald Le Corre, inspecteur du travail et militant CGT.

« L’entreprise est extrêmement maltraitante » : le lien entre santé et travail en jeu

L’Ordre des médecins lui reproche aussi d’avoir écrit, dans une lettre adressée au médecin traitant de l’un de ces salariés, que l’ « entreprise est extrêmement maltraitante avec l’ensemble des salariés » et « respecte peu la réglementation ». Un propos tenu « sans l’avoir pourtant constaté lui-même », estime l’Ordre des médecins, qui conclut à une « pratique de délivrance de rapports et attestations tendancieux et de complaisance, sans constatation médicale correspondante ».

À noter : le courrier en question relève d’un échange privé. « Je ne sais pas où l’employeur a récupéré ce courrier, adressé à un confrère. C’est un courrier que l’on remet au salarié, sous enveloppe, pour son médecin traitant », s’indigne Jean-Louis Zylberberg.

Mais surtout, ce reproche soulève un enjeu central : l’Ordre des médecins, historiquement, n’accepte pas que le médecin du travail inscrive dans son diagnostic ce type d’analyse des conditions de travail. « L’Ordre dit : vous n’avez pas le droit de faire un certificat ou une attestation qui démontre un lien diagnostic entre santé et travail », explique Dominique Huez, médecin du travail à la retraite, l’un des premiers à avoir subi des poursuites judiciaires, après avoir exercé des décennies dans le secteur du nucléaire. « Et nous n’avons toujours pas réussi à faire reconnaître notre droit à instruire le lien santé-travail. C’est-à-dire le lien de causalité expliquant que des gens peuvent laisser leur peau au boulot ».

C’est ce que l’on appelle la clinique médicale du travail. Mais l’Ordre des médecins « ne veut pas entendre parler de ça », soupire Dominique Huez. « Le dogme de l’Ordre des médecins, c’est le diagnostic “objectif”. Un diagnostic type “coups et blessures”, basé sur le constat visuel. C’est une négation de tout ce qui constitue, par exemple, la clinique de la santé mentale », souligne Jean-Louis Zylberberg.

L’interdiction temporaire d’exercer, qui prend effet à partir du 1er avril, est assortie de l’obligation de verser 1000 euros à Valente Sécurité, au titre des frais exposés pour la procédure judiciaire. Le Dr Zylberberg annonce déjà son souhait de faire appel.

« Le patronat cherche à court-circuiter les règles »

Pour mémoire, avant 2017, ce type de contestation des avis d’inaptitude devait se faire devant l’inspection du travail. « Les employeurs le faisaient peu, par peur que l’inspection du travail mette le nez dans les contrats irréguliers, les heures supplémentaires non payées… », retrace Gérald Le Corre, l’inspecteur du travail et militant CGT. Depuis une réforme entrée en vigueur en janvier 2017, c’est fini. La contestation doit se faire devant les Prud’hommes, dans les 15 jours. Généralement, « le conseil des Prud’hommes demande alors un avis médical d’un médecin inspecteur du travail. C’est un médecin qui a une double casquette », précise Gérald Le Corre.

Mais quand l’employeur n’a pas non plus envie que ce médecin inspecteur du travail mette son nez dans le dossier, alors, il lui reste une possibilité : saisir uniquement le Conseil de l’Ordre. Cette possibilité est permise par une brèche dans la rédaction de l’article R. 4126-1 du code de la santé publique. Modifié par décrets fin 2019, cet article indique que les plaintes auprès de l’Ordre peuvent être « notamment » formées par des patients, associations d’usagers… Sans exclure les entreprises, donc. Nombre d’employeurs ont vu dans ce « notamment » une opportunité. « Le patronat au sens large, qui a souvent plus de juristes que nous, a imaginé ce système qui permet de faire pression. On a, depuis, une multiplication des procédures visant des médecins du travail, poussés à revoir leur pratique professionnelle et à se démunir de leur capacité d’analyse », déplore Gérald Le Corre.

« Que l’employeur puisse saisir directement l’Ordre des médecins, sans par ailleurs saisir le conseil des Prud’hommes, de peur d’avoir à s’étendre sur les conditions de travail de ses salarié·es, est une grave atteinte à la protection de ces dernier·es », estime la CGT dans son communiqué du 26 janvier. Le syndicat demande à l’État de retirer ce fameux terme « notamment » de la loi. « En utilisant la chambre disciplinaire de l’ordre des médecins, juridiction d’exception, le patronat cherche à court-circuiter les règles de droit de protection de la santé des salariés », conclut l’Association Santé et Médecine du Travail.

Toute cette affaire s’inscrit, en outre, dans une séquence politique au cours de laquelle la perception du métier de médecin du travail évolue. Fin 2022, « en pleine préparation de la loi sur les retraites, le ministre du travail a clairement annoncé qu’il comptait sur les médecins du travail pour « maintenir les salariés en emploi », rappelle la CGT dans un communiqué précédent. La loi du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail mettait déjà en avant la « prévention de la désinsertion professionnelle ». Le rôle attendu des médecins du travail : « proposer des reclassements afin d’éviter les licenciements pour inaptitude », analyse encore la CGT. « On veut passer d’une médecine du travail qui faisait de la prévention des risques professionnels à une médecine d’aptitude, qui vise à sélectionner la main d’œuvre », conclut Gérald Le Corre.


 


 

Jean-Louis Zylberberg,
un médecin du travail sanctionné
pour avoir fait son job

Latifa Madani sur www.humanite.fr

Jean-Louis Zylberberg, médecin du travail dans le secteur du BTP, est interdit d’exercice médical pour un an dont six mois avec sursis, par la chambre disciplinaire régionale de l’ordre des médecins d’Île-de-France. L’Ordre a été saisi par l’employeur Valente Securystar qui s’estime « lésé » par des avis d’inaptitudes délivrés par le médecin.

Pour avoir fait son job, à savoir protéger la santé et la sécurité des travailleurs, il risque d’être empêché d’exercer son métier. Jean-Louis Zylberberg, médecin du travail dans le secteur du BTP, est interdit, depuis le 12 janvier, d’exercice médical pour un an dont six mois avec sursis, par la chambre disciplinaire régionale de l’ordre des médecins d’Île-de-France. L’Ordre a été saisi par l’employeur Valente Securystar.

L’entreprise basée à Thiais (Val-de-Marne) fabrique des portes blindées. Il est reproché au docteur Zylberberg d’avoir émis des « avis d’inaptitude litigieux (…), de nature à léser de manière directe et certaine l’entreprise ». Il s’agit, en vérité, d’avis d’inaptitude pour la sauvegarde de la santé de salariés très précarisés, rédigés avec l’accord de ces salariés. « La sanction est d’une exceptionnelle sévérité », estime l’association Santé et Médecine du travail, qui note que « la contestation de ces avis ne relève pas de l’ordre des médecins (…) L’employeur aurait dû saisir les prud’hommes ».

« L’action des médecins du travail en faveur exclusivement de la santé des salariés est en jeu »

Le cas du docteur Zylberberg est emblématique des attaques subies par la médecine du travail et l’ensemble du secteur prévention, santé et sécurité, notamment depuis la loi El Khomri. Pendant ce temps, le bilan des accidents et morts au travail fait froid dans le dos.

Jean-Louis Zylberberg a fait appel. Il a reçu de nombreux soutiens, dont celui du syndicat des inspecteurs et contrôleurs (SNTEFP CGT), premier syndicat du ministère du Travail. Il est lui-même représentant de la CGT à la direction du service de médecine du travail du BTP, qui cherche à le licencier. À travers lui, souligne le service de presse confédéral, « c’est l’action des médecins du travail en faveur exclusivement de la santé des salariés qui est en jeu ».

 

mise en ligne le 12 février 2024

Les Oudéa-Castéra,
un archétype des
« patrons d’État »

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

Ex-dirigeante d’Axa et de Carrefour, Amélie Oudéa-Castéra, la ministre qui a perdu l’Éducation nationale mais gardé les Sports, a, par ses gaffes, lapsus et aveux, beaucoup éclairé les citoyens depuis un mois. Retour avec le sociologue François-Xavier Dudouet sur cette exception française des « patrons d’État » qui, en privatisant ou en pantouflant, ont fini, après celle des services publics et de la puissance publique, par creuser leur propre tombe.

Son mandat aura été court au ministère de l’Éducation nationale, mais reconnaissons une qualité à Amélie Oudéa-Castéra : en quelques semaines, cette femme qui, avec un patrimoine évalué à 7 millions d’euros, figure en bonne place sur le podium du gouvernement, aura offert aux citoyens une magistrale leçon de sociologie de la classe dirigeante en France.

À son corps défendant, certes. Mais avec ses déclarations sur l’école privée, puis sur le mérite – « mon seul héritage, c’est l’amour du travail bien fait » – et, enfin, pour dénoncer le « symbole d’une caste de privilégiés à abattre » qu’elle incarnerait, elle a, ricanent même certains, « fait plus que Pierre Bourdieu en des décennies au Collège de France ».

C’est très exagéré, bien sûr, mais il reste sans doute des enseignements à tirer… Directeur de recherche au CNRS et auteur, avec Antoine Vion, de Sociologie des dirigeants de grandes entreprises, François-Xavier Dudouet a bien voulu se prêter à l’exercice.

Un bref passage dans l’administration après être sortie de l’ENA comme conseillère référendaire à la Cour des comptes, des actions gratuites glanées chez Axa ou Carrefour, des jetons de présence chez Lagardère, Plastic Omnium ou Eurazeo… Quelle place occupe Amélie Oudéa-Castéra, avec son mari Frédéric Oudéa, parmi les grands patrons ?

François-Xavier Dudouet : On les avait repérés à la fin des années 2000 quand, avec Éric Grémont, nous travaillions sur les grands patrons en France. Frédéric Oudéa venait de prendre la tête de la Société générale et Amélie Oudéa-Castéra était rentrée chez Axa.

Parmi les dirigeants qu’on étudiait, c’était les seuls à former un couple au sein du CAC 40. Ils étaient passés tous les deux par l’ENA, puis par les hautes sphères de l’État avant d’aller pantoufler au sommet des grandes entreprises financières du pays. Frédéric Oudéa est resté un peu plus longtemps dans les rouages du pouvoir politique que sa femme.

Elle, elle a très vite pris le virage du privé. Le couple offre un archétype, très caractéristique, de ce que l’on appelle les « patrons d’État ». Mais, en fait, les Oudéa-Castéra, c’est une queue de comète : si les « patrons d’État » n’ont pas disparu, ils sont quand même en grande difficulté aujourd’hui.

Qu’entendez-vous par là ?

François-Xavier Dudouet : Dans les années 1980-1990, l’industrie financière française était dirigée par des inspecteurs des finances. BNP Paribas et Axa constituaient un axe majeur dans le CAC 40, au centre du réseau entrecroisé des sièges dans les conseils d’administration. Ces dix dernières années, tout a été bouleversé.

Les grandes entreprises se sont autonomisées pour se concentrer sur le seul but de servir de la valeur actionnariale. Les logiques transnationales et mondialisées, longtemps limitées aux employés, ont atteint les cadres dirigeants : à la tête des groupes français, mieux vaut aujourd’hui plaire aux marchés financiers et parler anglais que tutoyer les ministres.

On peut voir un signe de cet amenuisement de l’« atout État » dans le parcours même d’Amélie Oudéa-Castéra : si elle a amassé des actions gratuites, on ne peut pas dire qu’elle ait fait une grande carrière dans le CAC 40 ! C’est une femme d’appareil : privé ou public, peu importe, pourvu qu’elle puisse faire carrière et, le cas échéant, s’enrichir…

Là, elle s’en sort par un retour vers le pouvoir politique. Mais pour les autres, ce n’est pas du tout l’aboutissement de la carrière. À la sortie de Polytechnique, beaucoup fuient le pays pour partir dans la finance ou les start-up, ou aller faire de la recherche à Stanford ou Berkeley. La France n’est plus l’horizon ultime.

Quel rôle jouent les « patrons d’État » dans ce phénomène ?

François-Xavier Dudouet : Depuis les années 1970-1980, la puissance économique de la France a été démantelée : dans le viseur, on trouve les services publics forts, émanation d’un État tentaculaire avec une administration dirigée par une élite que Bourdieu décrivait comme une « noblesse d’État ».

Dans cette dynamique historique qui tend à disqualifier l’État-nation, les « patrons d’État » ont, en France, joué un rôle décisif. Ces gens incarnent la crise. Ils sont issus de l’État, ils ont été produits par l’État, leur carrière est liée à l’État… Et en même temps, ce sont peut-être les derniers, car ce sont eux qui ont privatisé les entreprises publiques et affaibli les services publics.

Ils parachèvent la destruction de l’État tel qu’on l’a connu. Dans le paysage, Emmanuel Macron apparaît comme le fossoyeur ultime, qui attaque même la haute fonction publique en supprimant l’ENA et en détricotant les grands corps de l’État.

Ce qui ramène à l’aveu d’Amélie Oudéa-Castéra sur l’éducation…

François-Xavier Dudouet : Oui, ce qu’elle a dit sur le privé et le public, c’est insupportable, c’est maladroit… et en même temps, c’est vrai ! Ses propos dévoilent une fracture profonde au sein du système scolaire qui ne touche pas que les plus aisés mais l’ensemble de la population. Dans les années 1970-1980, dans la jeunesse du couple Oudéa-Castéra, l’enjeu, ce n’était pas d’aller dans l’enseignement privé.

Frédéric Oudéa a fait tout son parcours dans le public, par exemple. Il fallait vraiment des convictions très profondes pour chercher à éviter le public. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. S’il n’y avait que Stanislas, on pourrait régler aisément les choses, mais le privé se développe partout.

Amélie Oudéa-Castéra fait scandale parce qu’elle dévoile, sans le vouloir, ce qu’elle est, mais aussi ce qui est : l’aboutissement d’une destruction des services publics et de l’État à l’œuvre depuis des décennies. C’est indicible parce que ça signifie que, derrière la fracture scolaire, si l’école n’est plus là pour unir le pays et fonder la légitimité de l’ordre social, c’est la paix civile qui est potentiellement menacée…

Sociologie des dirigeants de grandes entreprises, de François-Xavier Dudouet et Antoine Vion, la Découverte, collection « Repères », janvier 2024.

mise en ligne le 11 février 2024

Après quatre mois de
guerre génocidaire israélienne

par Gilbert Achcar sur https://www.cadtm.org/

Quatre mois se sont écoulés depuis l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » et le début de la guerre génocidaire sioniste qui l’a suivie. La Nakba de 1948 est désormais dépassée sous le rapport de l’intensité du désastre et de l’horreur. Considérons les faits présentés par le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à un logement convenable, dans un article remarquable publié par le New York Times le 29 janvier : Israël a largué sur la bande de Gaza l’équivalent en explosifs de deux bombes atomiques du type de celle qui a été larguée par les États-Unis sur Hiroshima en 1945.


 

Ce bombardement massif a entraîné à ce jour la destruction d’environ 70 % des bâtiments de l’ensemble de l’enclave et 85 % de ceux de sa moitié nord. En conséquence, 70 000 habitations ont été complètement détruites et 290 000 habitations l’ont été partiellement. Si l’on ajoute à cela la destruction des infrastructures de services tels que l’eau et l’électricité, du système de santé, y compris les hôpitaux, ainsi que du réseau éducatif (écoles et universités), des sites culturels et religieux et des bâtiments historiques, le résultat est l’éradication presque totale de la Gaza palestinienne. Cela est semblable à la suppression de la plupart des traces de vie palestinienne par la destruction d’environ 400 villes et villages sur les 78 % de la terre de Palestine entre le fleuve et la mer saisis par l’État sioniste en 1948.

Le rapporteur de l’ONU a proposé d’ajouter un nouveau crime à la liste des crimes contre l’humanité, un crime qu’il a proposé d’appeler « domicide ». Il a cité des situations du siècle présent auxquelles peut s’appliquer ce concept : Grozny en Tchétchénie, complètement détruite par l’armée russe de Vladimir Poutine au tournant du siècle ; Alep en Syrie, détruite par l’armée russe alliée aux forces iraniennes et à celles du régime Assad en 2016 ; et Marioupol en Ukraine, détruite par l’armée russe au cours premiers mois de l’invasion russe de l’Ukraine en 2022. Il faut ajouter à cette liste la ville irakienne de Falloujah, dont la majeure partie a été détruite par l’armée américaine en 2004 lors de la deuxième année de son occupation de l’Irak, ainsi que Mossoul en Irak et Raqqa en Syrie, toutes deux détruites par les forces américaines et leurs alliés lors de la guerre contre l’État islamique en 2017.

Le « domicide » de Gaza diffère cependant de tous ces cas en ce qu’il n’a pas touché une seule ville, mais toute l’enclave avec toutes ses villes – une zone bien plus vaste que celle de chacune des villes susmentionnées. Le « domicide » de Gaza s’est accompagné d’un génocide contre sa population. Pas seulement par le meurtre d’une proportion élevée de celle-ci : environ 27 000 à l’heure où ces lignes sont écrites, soit plus de 1 % de la population totale, selon les chiffres fournis par le ministère de la Santé de Gaza – chiffres qui ne tiennent pas compte du nombre de personnes qui meurent en raison des conditions sanitaires catastrophiques créées par l’agression, aggravées par les restrictions imposées par Israël à l’accès de l’aide humanitaire à la bande de Gaza. Ces conditions exposent une grande partie des blessés palestiniens, qui sont environ 70 000, à la mort ou à des séquelles permanentes qui auraient pu être évitées si les traitements nécessaires avaient été disponibles. Il en va de même pour le nombre de personnes souffrant de maladies naturelles qui ne reçoivent plus les médicaments nécessaires à leur survie et dont le nombre n’est pas disponible.

Ajoutez à tout cela qu’environ deux millions de personnes, soit 85 % de la population de la bande de Gaza, ont été déplacées de leur domicile vers la ville de Rafah et autres zones adjacentes à la frontière égyptienne. Même si l’agression cessait soudainement aujourd’hui et que les personnes déplacées étaient autorisées à aller où elles le souhaitent dans la bande de Gaza, la grande majorité d’entre elles seraient contraintes de rester dans leur abri actuel en raison de la destruction de leurs demeures. De plus, l’armée sioniste s’apprête maintenant à compléter son occupation de la bande de Gaza en envahissant Rafah, aggravant ainsi inévitablement la situation des déplacés, même si elle les oblige à se déplacer encore une fois, vers une autre zone du sud de la bande de Gaza, afin de les placer sous son contrôle et de les détacher de ce qui reste des institutions que le Hamas a dominées depuis qu’il a pris le contrôle de l’enclave en 2007.

Il s’agit bien d’une immense catastrophe qui dépasse en intensité et en horreur la Nakba de 1948, une nouvelle Nakba dont l’impact politique sur l’histoire de la région, voire du monde, ne sera pas moindre que celui de la première Nakba, comme l’avenir ne manquera pas de le prouver. Face à cette scène d’horreur, le bavardage de l’administration américaine et des autres gouvernements préoccupés par les conséquences de cette nouvelle Nakba, ou plutôt leur radotage sur une « solution » à la question palestinienne, évoque une extension du statut de la zone A de la Cisjordanie à la bande de Gaza, en remettant celle-ci sous la tutelle de l’Autorité palestinienne qui est elle-même sous le contrôle direct d’Israël, outre le déploiement continu des forces d’occupation dans la majeure partie de la Cisjordanie (zones B et C) et leur intervention militaire à volonté dans la zone A. Appeler « État » une telle entité croupion qui jouirait en réalité de moins de souveraineté que les bantoustans d’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid, n’est rien d’autre qu’une misérable tentative de dissimuler la responsabilité de Washington, avec la plupart des États européens, dans l’encouragement prodigué à la guerre génocidaire sioniste et dans son soutien militaire – car Israël n’aurait certainement pas été en mesure de faire tout ce qui est décrit ci-dessus sans le soutien militaire des États-Unis.


 

Traduit à partir de la version anglaise de l’original arabe publié dans Al-Quds al-Arabi le 6 février 2024, postée à l’origine sur le blog de l’auteur.


 

Gilbert Achcar est professeur de relations internationales et politiques à la School of Oriental and African Studies (Université de Londres). Il a publié dernièrement, en français, Symptômes morbides (2017) Le peuple veut (février 2013), Marxisme, orientalisme et cosmopolitisme (6 mai 2015), Les Arabes et la Shoah (2009).

 

  mise en ligne le 11 février 2024

 

École, hôpital : comment financer le redressement du service public ?

En débat sur www.humanite.fr

Devant la dégradation des services publics se pose la question récurrente des moyens alloués par l’État, tandis que le niveau d’endettement de la France invite à trouver de nouvelles ressources. 4 personnalités prennent position.


 

La solution doit passer par une refonte du rôle de l’État et l’application d’une justice fiscale, afin d’aller chercher l’argent là où il est.

Jean-Marc Tellier, député PCF du Pas-de-Calais

Le président Macron prône l’audace économique. Mais cette audace se perd dans les méandres du libéralisme. Pourtant, le monde entier envie l’exception française, qui réside dans nos services publics et notre Sécurité sociale. Alors que l’audace actuelle du gouvernement se traduit surtout par des privatisations et des coupes budgétaires, il est peut-être temps de repenser cette politique économique pour qu’elle serve enfin à l’hôpital, à l’école, à la justice, à la jeunesse et aux familles…

Au lieu de voir l’audace dans la réduction de l’État, nous devrions faire tout le contraire et envisager un changement de cap à 180 degrés : renforcer drastiquement l’État et ses services en créant massivement des emplois dans le secteur public. Le financement des services public ne tient pas du miracle ou de l’impossible, c’est un choix politique.

Pour financer ce choix politique, il nous faut passer par une fiscalité plus juste et une reprise en main des grandes institutions financières, en commençant par l’instauration d’une taxe sur leurs transactions. Cette mesure pourrait capter une part des échanges colossaux effectués chaque jour sur les marchés, transformant une activité spéculative en une source de financement pour l’État.

Parallèlement, la lutte contre l’évasion fiscale doit devenir une priorité absolue. Des milliards d’euros nous échappent chaque année. Nous devons mener une offensive déterminée contre toutes les stratégies d’évitement fiscal employées par certaines grandes entreprises et fortunes privées. De même, il faut abolir les niches fiscales et renationaliser certain secteurs clés de l’industrie et de la banque, mais aussi de l’énergie.

Depuis son arrivée au pouvoir en 2017, le président Macron a délibérément démantelé des mécanismes de financement pourtant essentiels : la suppression de l’ISF, d’abord, a été un coup sévère porté à notre fiscalité. Revenir sur cette décision est impératif. Les familles françaises les plus fortunées possèdent un patrimoine taxable dépassant 1 000 milliards d’euros et doivent contribuer à l’effort national au même titre que les travailleurs qui, eux, peinent à boucler leurs fins de mois, mais sont de plus en plus taxés.

La suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) et la réduction des impôts de production, ensuite, ont largement asséché nos collectivités. Ces collectivités, véritables chevilles ouvrières de nos services publics, seraient les premières bénéficiaires de ces ressources, à travers une dotation globale de fonctionnement (DGF) que nous souhaitons revalorisée et indexée sur l’inflation. Cette indexation, projet de loi proposé par le groupe GDR, leur apporterait une aide financière plus que bienvenue. Mais elle ne constituerait qu’une solution partielle.

En réalité, c’est une révision complète du système fiscal et un nouveau pacte budgétaire qui s’imposent. Chacun doit contribuer à hauteur de ses moyens. Qu’on cesse de faire reposer le fardeau financier sur nos classes populaires, particulièrement affectées par la TVA, qui représente 40 % des recettes de l’État.


 

Au-delà d’une révision du système d’imposition et du financement national, il faut questionner le plan d’austérité et les politiques européennes.

Patrick Hallinger, membre de la Convergence nationale des services publics

Les services publics sont financés principalement par les impôts. Le constat est celui d’une crise de financement et d’efficacité. Il faut y voir les conséquences sur une longue période, depuis le milieu des années 1980, d’un mouvement de privatisation et de destruction de pans entiers de services publics. Les valeurs inhérentes aux services publics ont été saccagées. La feuille de route gouvernementale est celle d’un plan d’austérité d’ici à 2027, au nom des critères de Maastricht.

Ce plan d’austérité vise en premier lieu à réduire les services publics et les droits sociaux en s’attaquant en d’abord aux plus fragiles (chômeurs, migrants…). Il a des impacts plus larges sur l’ensemble de l’économie et nous en voyons d’ores et déjà les conséquences sur le BTP, le commerce, l’agriculture… Les inégalités s’accroissent et conduisent à des tensions sociales de plus en plus fortes (gilets jaunes, émeutes urbaines, mouvement des agriculteurs…).

Cela n’empêche pas les tenants d’un nouvel ordre néolibéral de penser le remodelage de la société. Pour le ministre de l’Économie et d’autres, notre modèle social n’est plus tenable. Pour quelle société demain ? Le « quoi qu’il en coûte » ne s’applique pas lorsqu’il s’agit de préserver les profits des grands groupes mondialisés et assurer la défense de l’ordre social établi !

Quelles propositions pour demain ? Il convient de rappeler la crise financière de 2008 ou celle du Covid : ce sont nos institutions, avec les services publics, la Sécurité sociale, nos lois sociales qui ont permis d’éviter l’effondrement de l’économie, le chômage massif et la misère dans les familles. La réponse passe par la préservation d’outils publics fondamentaux avec la remise en place de vrais services publics répondant aux besoins pour l’éducation, les transports, la santé…

La question de leur financement est posée, avec en premier lieu l’arrêt des exonérations de toutes sortes des cotisations sociales concomitamment à l’augmentation des salaires, une taxation des revenus et patrimoines financiers des plus riches… Il s’agit d’autre part de produire sur notre sol les biens essentiels dont nous avons besoin pour notre énergie, soigner la population, assurer une alimentation de qualité pour tous, développer les moyens de transport… Nous créerons ainsi plus de richesses permettant d’assurer les financements indispensables, tout en mettant en place un autre mode de production et de consommation, compatible avec les enjeux climatiques et environnementaux.

Nous avons besoin d’une autre Europe, une Europe des besoins sociaux et de la transition écologique, avec la mise en place de fonds pour le développement des services publics en France et en Europe. C’est tout l’enjeu des prochaines élections européennes et des campagnes citoyennes à développer partout.


 

Taxer le capital ne suffirait pas à combler le déficit public. Seule une hausse de la production en France générerait des recettes le permettant.

Antoine Armand, député Renaissance de Haute-Savoie

Notre modèle français est financé par la production domestique. Cette évidence se trouve aujourd’hui de moins en moins partagée et doit donc sans cesse être rappelée : ce sont par les cotisations et les impôts, c’est-à-dire par la richesse créée sur notre sol, que nous nous payons l’école publique, l’hôpital public, l’assurance-maladie, l’assurance-chômage, les allocations familiales et de handicap, nos retraites et nos services de proximité.

Ces prélèvements obligatoires sont les plus importants de toute l’Europe. Et nous sommes plus de 6 points au-dessus de la moyenne européenne ! Et pourtant, ils ne suffisent pas : chaque année, nous nous endettons pour payer les dépenses publiques – la bagatelle de 127 milliards de déficit en 2022 ; chaque année, nous gageons sur la richesse que nous créerons demain le financement de la société telle que nous la souhaitons.

Cela ne s’arrête pas là. Nous portons, et c’est la volonté continue depuis 2017 du président de la République, une remontée en puissance de ces services publics. Dédoublement des classes dans les quartiers populaires, augmentation inédite de la rémunération des professeurs, des soignants, des agents publics en général.

C’est bien la volonté collective : nous voulons toutes et tous de meilleurs services publics, plus de contact humain, plus de proximité, plus de technologies médicales de pointe. On reproche même parfois à la majorité présidentielle de ne pas aller assez loin ou plus vite ; de ne pas augmenter davantage les salaires et de ne pas améliorer assez fort la qualité du service public.

Avec quel argent allons-nous le faire ? Certains prétendent que nous pourrions le faire avec l’argent « des riches » – avec le capital, fini et limité, de ceux mêmes qui créent l’emploi et génèrent les cotisations dont nous avons besoin. La lucidité oblige à rappeler que les ordres de grandeur ne sont pas les bons.

Quand bien même nous taxerions le capital comme les plus radicaux le souhaitent (le rétablissement d’un ISF ? une taxe supplémentaire sur les dividendes ?), nous n’atteindrions que quelques milliards d’euros qui nous coûteront bien davantage avec la perte d’attractivité que cela implique et sans doute sur une seule année, puisque beaucoup d’euros trouveraient à aller ailleurs et s’investir autrement dès l’année suivante. Au contraire, en baissant les taux d’imposition, nous avons atteint des recettes fiscales supérieures – c’est un fait.

Nous ne soutiendrons donc notre modèle qu’avec de la croissance, dans un effort de production et de solidarité nationales. Il n’y a pas de chemin pour les services publics qui ne passe pas par une économie prospère : les décroissants portent en eux une dynamique de rétractation de nos moyens financiers qui ne pourra se traduire que par des salaires plus bas, des équipements moins performants, un service public dégradé.

Cela ne dispense pas de réfléchir à la répartition des fruits de cette croissance, mais cela oblige à éviter les facilités. Il n’y a jamais eu et il n’y aura pas de protection sociale sans production nationale.


 

Les besoins des services publics doivent faire l’objet d’une prévision à moyen et long terme, et leur satisfaction passe par une réforme fiscale.

Anicet Le Pors, ancien ministre PCF de la Fonction publique, conseiller d’État honoraire

Dans le passé, des commissions ou comités dits de la hache ont été mis en place pour parvenir, selon leurs promoteurs, à « mieux d’État » par la réduction de la dépense publique afin de financer, au minimum, le service public. L’idée de rationalité fut ensuite convoquée à l’appui de cette démarche.

Valéry Giscard d’Estaing institua la rationalisation des choix budgétaires (RCB). Jacques Chirac fit voter la loi organique relative aux lois de finances (Lolf). Sarkozy décida la révision générale des politiques publiques (RGPP), dont il confia la réalisation à des cabinets de consultants privés.

François Hollande créa un organisme dit de modernisation de l’action publique (MAP), dont il ne reste aucun souvenir. Enfin, Emmanuel Macron fabriqua un instrument très sophistiqué, le comité action publique 2022 (CAP 22), qui n’était qu’un leurre pour faire diversion à la réforme du Code du travail, à la suppression du statut des cheminots et à la dénaturation du statut général des fonctionnaires.

Soumises au principe de l’annualité budgétaire, ces politiques centrées sur les moyens étaient dépourvues de toute analyse sérieuse de l’évolution des besoins essentiels de la population. Ainsi, l’écart entre la faible progression des moyens budgétaires et celle beaucoup plus importante des besoins fondamentaux n’a cessé de croître, comme l’ont démontré les études du collectif Nos services publics, publiées en septembre 2023.

Il s’est ensuivi, d’une part, une précarisation accentuée des couches populaires, d’autre part, l’ouverture d’opportunités lucratives pour des intérêts privés. Les services publics étant un moyen déterminant de l’égalité sociale, la confiance dont ils bénéficiaient dans l’opinion publique en a été affectée. Il convient donc de partir des besoins pour en déduire les moyens les plus pertinents, et non l’inverse.

Les besoins des services publics doivent faire l’objet d’une prévision à moyen et long terme, largement débattue et traduite par une planification, « ardente obligation » de la nation, selon la formule consacrée. Globalement, les moyens nécessaires peuvent relever de trois catégories. D’abord, des dotations budgétaires, dont le relèvement implique une lutte contre la fraude et une profonde réforme fiscale frappant les revenus les plus élevés et les plus importants patrimoines.

Ensuite, une révision de l’ensemble des engagements conventionnels des collectivités publiques, conduisant à une réglementation stricte des interventions privées dans les différentes formes de partenariat et de délégation de service public, ce qui concerne notamment les secteurs de l’éducation, de la santé, de l’énergie, des transports, de l’eau.

Enfin, on se gardera d’oublier que, selon les termes de la Constitution, tout bien, toute entreprise dont l’exploitation a ou acquiert le caractère d’un service public ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité (point 9 du préambule de la Constitution de 1946, qui fait partie du bloc de constitutionnalité aujourd’hui en vigueur).

  mise en ligne le 10 février 2024

Montpellier : nouvelle grève chez les salariés de l’association Issue

sur https://lepoing.net

Après une première journée de mobilisation en décembre, les salariés de l’association Issue, qui s’occupe d’un accueil de jour pour personnes sans-abris, étaient de nouveau en grève ce jeudi 8 février, pour s’opposer au non-renouvellement de CDD. Ils dénoncent des conséquences délétères pour le suivi des personnes qu’ils accompagnent

9 h 30, les salariés de l’association Issue, distribuent, comme à leur habitude, un petit déjeuner aux personnes à la rue qu’ils accompagnent au sein de leur accueil de jour, un lieu qui permet d’offrir repas, douches, machines et accompagnement à des personnes sans-abris. Seule différence : ils ne sont pas dans leurs locaux quartier Gambetta, mais devant la Direction Départementale de l’Emploi, du Travail et des Solidarités (DDETS), pour s’opposer au non-renouvellement de trois postes, qui mettraient selon eux leur mission d’accueil de jour en difficulté.

Car s’ils sont en grève, ils ne veulent pas pour autant abandonner leurs bénéficiaires, qui se servent un café pendant que Mathieu Granat, délégué syndical, explique la situation. « Quatre CDD ne vont pas être renouvelés faute de moyens, alors que nous sommes déjà en flux tendu sur notre accueil de jour à Gambetta. Nous avons déjà fait une journée de grève en décembre pour s’opposer à cela, notre direction a dit qu’elle ne pouvait rien faire et qu’il fallait voir avec le financeur, donc l’État. C’est pour cela qu’on est là, devant la DDETS. »

Actuellement, la structure est répartie sur deux lieux d’accueil de jour, un à Gambetta, et un à Richter. « Le site de Richter va être fermé trois mois de avril à juin faute de financements nécessaires, avec une réouverture possible en septembre », explique le syndicaliste. « Du coup, ce sont entre 150 et 180 personnes qu’on accompagne là-bas qui seront rapatriés dans notre local quartier Gambetta. »

« Sauf qu’on a aucune garantie de réouverture en septembre », complète Max Boyer, coordinateur du site de Richter. « Il nous manque 12 000 euros par mois. Ce ne sont pas des frais de fonctionnement, c’est pour payer les salaires. C’est pour cela qu’on demande un rendez-vous avec la DDETS, pour ne pas que le site ferme. » Une fermeture, qui selon lui, peut entrainer une rupture de lien avec les bénéficiaires. « Notre combat, c’est pour eux. »

« On reste dans le flou total »

Christine, salariée de la structure, est elle-même menacée par ces suppressions de postes. « Mon contrat va s’arrêter en mars. A Gambetta, on reçoit déjà 300 à 400 personnes chaque matin pour le petit-déjeuner, et manque de moyens pour accompagner les gens. On ne peut pas assurer le service des machines à laver et on a réduit les heures d’ouvertures, car on n’est pas assez nombreux. Donc là, on reste dans le flou total sur l’organisation. »

Pour compenser, la structure, associative, a recours à des bénévoles, qui sont des « usagers-participants », soit des personnes accompagnées volontaires dans l’aide à l’association. « Sans eux, on ne peut pas ouvrir », commente Christine.

Mohamed en fait justement partie.
« Je suis venu en soutien, car grâce à Issue, j’ai eu une aide morale, j’ai pu me doucher, et ne pas rester dans la solitude que la rue impose. Si ces postes sont supprimés, il n’y aura pas assez d’effectifs pour être disponible pour tout le monde. » Aujourd’hui, Mohammed aide les autres usagers de la structure en passant des coups de fils ou en rédigeant des lettres pour eux.

« Toute une chaîne d’acteurs »

La mobilisation des salariés d’Issue a attiré d’autres travailleurs sociaux montpelliérains, venus en soutien. C’est le cas d’Anouk (prénom modifié), infirmière dans une structure médico-sociale qui travaille en lien avec l’accueil de jour. « Ce que vivent les salariés, c’est le cas dans tout le secteur. Chez nous aussi, on supprime des postes et on a recours à des bénévoles, on vit tous la même chose. Les populations à la rue ne font qu’augmenter, donc c’est du boulot supplémentaire, mais nous, on ne pourra pas tout traiter. »

Pour elle, des suppressions de postes chez Issue affecte « toute une chaîne d’acteurs » du secteur du médico-social. « Dans mon association, on dépose des gens à l’accueil de jour, s’il ferme ou que ses heures d’ouvertures se réduisent, ça va créer des sortes d’embouteillage dans le processus d’aide des gens. On le voit, les personnes à la rue restent déjà longtemps dans de l’hébergement d’urgence faute de moyens. » Une conséquence selon elle de la crise du logement qui frappe le Clapas.

Les salariés d’Issue ont demandé un entretien à la DDETS, mais ne pourront pas être reçus ce jeudi. « nous allons faire une assemblée générale, et demander un rendez-vous plus tard », conclut Mathieu Granat. La mobilisation semble donc partie pour durer.

   mise en ligne le 10 févrizer 2024

Agriculture paysanne : « Ceux qui traversent la mer connaissent la terre »

Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr


Née de rencontres d’exilés voulant vivre dignement du travail agricole et de l'artisanat, le réseau A4 développe, à travers l'entraide et la formation, un modèle respectueux des sols et des hommes. Une réponse aussi à la crise du renouvellement des générations en milieu rural. Reportage dans les Côtes-d'Armor.

De l’extérieur, les deux immenses serres ressemblent à celles qui abritent le maraîchage intensif breton. Situés à quelques encablures du centre-ville de Lannion (Côtes-d’Armor), ces bâtiments vitrés de plus de 3 000 m2 étaient dédiés à la culture hors-sol de fleurs jusqu’à ce que le propriétaire prenne sa retraite en 2015, les laissant à l’abandon. Depuis la fin de l’été dernier, l’ancien exploitant a décidé de les mettre, pour deux ans et demi, à la disposition de l’Association d’accueil en agriculture et artisanat (A4).  « Notre but, explique Tarik, qui l’a cofondée en 2021 avec Habib et Bako, c’est de monter un réseau national d’accueil axé sur la formation, le travail qualitatif et l’accompagnement administratif des personnes exilées, avec ou sans papiers, souhaitant exercer leurs compétences dans l’agriculture ou l’artisanat. »

Une ambition née d’un constat : « Qu’ils viennent d’Afrique, d’Amérique latine ou d’Afghanistan, beaucoup d’exilés travaillaient la terre avant de devoir quitter leur pays. En France, ils se retrouvent cantonnés aux métiers de la sécurité, de la restauration, du bâtiment ou de la propreté… Des travaux pénibles, souvent exercés dans des conditions dégradantes, qui peuvent les détruire physiquement », constate Habib, qui en a fait l’expérience. Arrivé du Soudan il y a une dizaine d’années, ce trentenaire filiforme est issu d’une famille d’éleveurs peuls. Depuis son arrivée dans l’Hexagone, il est passé par Calais puis Notre-Dame-des-Landes, avant d’installer son atelier de chaudronnerie en région parisienne, où il assemble des fours à pain mobiles en métal destinés à des paysans boulangers ou des associations. C’est d’ailleurs sous sa houlette que se déroule, en cette fin janvier, le chantier qui occupe une petite dizaine de bénévoles dans les serres de Lannion.

Retrouver une souveraineté”

Difficilement identifiable sous le masque qui la protège des projections incandescentes, Alice est en train de souder des pattes métalliques sur la cuve du four tandis que Sembala joue de la meuleuse pour ajuster les pièces. « C’est la première fois que je tiens un fer à souder », avoue Alice. La jeune femme a rejoint le groupe pour « apprendre à construire (son) outil de travail ». Parallèlement à ses études universitaires, elle a passé un CAP de boulangerie et commence à faire du pain au levain au sein d’une coopérative nantaise.

« Ce four, d’une valeur de plus de 10 000 euros, réunis grâce à un financement participatif, nous l’avons acheté en kit à l’Atelier paysan, une coopérative qui accompagne les agriculteurs dans la conception et la fabrication de machines et de bâtiments adaptés à l’agroécologie avec des tutos et des plans en open source. Cela permet de retrouver une souveraineté technique, une autonomie et de ne pas trop s’endetter », éclaire son amie Clarisse, qui effectue un service civique au sein d’A4 et s’affaire à couper des pommes (bio et de récup) pour le crumble qui régalera les participants au chantier.

« Nous avons fait un tableau de répartition pour la cuisine et la vaisselle, cela évite que ces tâches soient trop genrées », précise Sandra en enfournant un plat. Cheveux courts et regard acéré, la quarantenaire d’origine aymara et quechua vit entre Lannion et le centre de la Bretagne depuis quatre ans. Sa famille vit dans le Potosi, au sud de l’actuelle Bolivie, au cœur d’une Amérique que Sandra préfère nommer Abya Yala. « Ce qui m’attire dans les serres de Lannion, c’est la possibilité de réfléchir ensemble, en dehors de tout paternalisme infantilisant, à un projet décolonial, confie-t-elle. Les exilés ne sont pas seulement de la main-d’œuvre, ils peuvent développer des concepts et faire des propositions de transformation sociale. »

Un œil sur la soupe de pois cassés qui mijote dans un grand faitout sur une gazinière trônant au milieu de meubles hétéroclites, Anne raconte sa rencontre avec A4 : « Je faisais des pizzas lors d’un événement organisé par l’Internationale boulangère mobile (IBM), qui propose du pain au levain dans des lieux de lutte, afin d’allier échange de savoirs sur les pratiques boulangères et engagement politique. C’est à cette occasion que j’ai croisé Idriss, qui m’a parlé des serres. »

Une multitude de projets solidaires

Depuis, la Lannionnaise y vient régulièrement et a de beaux projets pour le four en construction : « Nous pourrons produire 35 kg de pain par fournée, et nous aurons des débouchés à Lannion, puisque aucun boulanger ne fait de pain au levain. » L’idée est de vendre la production pour financer les activités de l’association. « Nous mettrons le pain en dépôt, dans des cafés, et nous le vendrons aussi sur place. Cela permettra de faire découvrir aux clients ce lieu qui a vocation à s’ouvrir à différentes expérimentations en collaboration avec d’autres associations locales », complète Clarisse, qui espère bien voir s’y développer une multitude d’activités, comme « de l’entraide pour passer le permis de conduire, indispensable en milieu rural, des cours de français, et du maraîchage bien sûr ».

« Il faut partager nos savoirs, d’autant que des cultures adaptées aux sols arides, comme le sorgho, vont se développer ici à cause du réchauffement. » Idriss, à Lannion depuis 7 ans

D’ailleurs, un système d’irrigation à partir de la collecte des eaux de pluie est en cours d’installation et les plantations ont déjà commencé : « Nous avons fait pas mal d’essais, témoigne Idriss, botaniste passionné, en désignant de grands bacs en bois remplis de terre et, pour certains, garnis d’algues fertilisantes et de paille. Ici, j’ai planté des cacahuètes, des haricots… Là, des herbes aromatiques, des piments, des patates douces. » Installé à Lannion depuis sept ans, après un passage par la jungle de Calais, le trentenaire est désormais salarié de l’association.

« Avec les paysans d’ici, nous avons des approches et des techniques différentes, issues de nos pays respectifs. Mais souvent, ceux qui traversent la mer connaissent la terre. Il faut partager nos savoirs, d’autant que certains types de cultures adaptées aux terres arides, comme le sorgho, vont peut-être se développer en Europe à cause du réchauffement climatique », explique-t-il, tout en donnant deux coups de marteau sur les planches d’un futur poulailler qu’il installera dans le champ, en contrebas, pour loger une dizaine de pondeuses.

Reprendre des terres pour contrer l’artificialisation

Depuis le mois de septembre les événements et chantiers s’enchaînent dans les serres, qui sont devenues le point nodal d’A4 et ses plus de 70 adhérents dans toute la France : marché de Noël, soirées de soutien à la Palestine… En témoignent des panneaux de bois indiquant les prix indicatifs des boissons et la direction des toilettes sèches. Sont également organisées régulièrement des projections de films, dont le documentaire « D’égal à égal », tourné durant un voyage enquête d’A4 à la rencontre de paysans du Limousin proches de la Confédération paysanne et de Terre de liens.

« Quand on sillonne la France à la recherche de fermes accueillantes, on ne cherche pas la charité mais des manières de collaborer, car, dans dix ans, la moitié des agriculteurs partiront à la retraite. Sans repreneurs, leurs terres seront artificialisées ou viendront grossir des exploitations intensives à la solde de l’agro-industrie, qui détruit les sols et les hommes », pointe Tarik. Cependant, rien n’est simple puisque, dans le milieu agricole, la législation permet de nombreuses dérogations au droit du travail et des types de contrats (journaliers ou saisonniers) qui n’amènent pas forcément la possibilité d’une régularisation ultérieure pour les étrangers. « Nous avons monté un groupe de travail qui s’attelle à ces questions », note le cofondateur d’A4, qui espère que son association contribuera à « revitaliser les milieux ruraux » et démultiplier « les écosystèmes vertueux ». Écologiquement et socialement.

mise en ligne le 9 février 2024

Procès pour
apologie du terrorisme
à Montpellier :
de la prison avec sursis requise

Elian Barascud sur https://lepoing.net/

Le 4 novembre dernier, Abdel L., un militant décolonial, avait fait une prise de parole à la fin d’une manifestation de soutien à la Palestine dans laquelle il avait parlé de l’attaque du Hamas du 7 octobre comme d’un “acte héroïque de la résistance palestinienne” et un “battement d’aile de papillon”. Il était jugé ce jeudi 8 février à Montpellier.

Ils étaient quelques uns, ce jeudi 8 février, place Pierre Flotte à Montpellier, à s’être réunis devant le tribunal pour venir en soutien à Abdel, militant décolonial, convoqué pour apologie du terrorisme à la suite de propos tenus à la fin d’une manifestation le 4 novembre dernier.

Dans le hall, un journaliste de l’AFP tendait le micro à Perla Danan, présidente de la section Montpelliéraine du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), constitué partie civile dans le dossier. “Le Crif demande une peine exemplaire. On parle de personnes radicalisées, il faut barrer la route aux personnes qui distillent de la haine.”

Le paradoxe survint quelques minutes plus tard, quand, arrivée dans la salle d’audience, elle s’assit aux côtés d’une femme, l’embrassa puis papota d’un air amical avec elle. Il s’agit de Florence Médina, ancienne candidate Reconquête aux législatives de 2022 dans la première circonscription de l’Hérault, elle même convoquée à l’audience pour incitation à la haine, après avoir posté un message sur Facebook en disant “Si c’est la guerre que les racailles veulent ils vont l’avoir. Dans les années 80 il existait des ratonnades – au risque de choquer on peut recommencer” après le meurtre du jeune Thomas à Crépol. Son avocat étant malade, son affaire a été renvoyée au 14 novembre prochain.

Un discours politique”

C’est aux alentours de 16 heures qu’Abdel L. a été appelé à la barre, et que la présidente de séance a rappelé les faits qui lui étaient reprochés : “Le 4 novembre à Montpellier, lors d’une manifestation de soutien à la Palestine, vous avez pris la parole publiquement, et avez qualifié l’attaque du Hamas du 7 octobre “d’acte héroïque”, “d’acte de résistance”,de “réponse proportionné” et de “battement d’aile de papillon”. Une enquête a été ouverte par le préfet pour apologie du terrorisme après la diffusion d’une vidéo sur les réseaux sociaux, et vous vous êtes rendu spontanément au commissariat.”

Le prévenu, qui était depuis lors sous contrôle judiciaire avec interdiction de se rendre en manifestation de soutien à la Palestine, a assumé ses propos, et les a explicité devant le tribunal. “Le bout de vidéo a décontextualisé mon propos, qui se voulait plus large. C’est un discours politique, qui souligne la déroute de l’armée israélienne, la victoire militaire de la résistance palestinienne l’espoir que cela représente pour les palestiniens. Il faut comprendre le contexte Je parlais de la destruction d’un mur, construit illégalement et de façon contraire au droit international, dans lequel les palestiniens sont enfermés depuis des décennies. L’acte de résistance, c’est de s’être échappé de ce mur pour rentrer chez eux. Même les militants décoloniaux Israéliens disent que cette situation est une cocotte minute qui allait exploser.”

Un débat sur le mot terrorisme

C’est ensuite le terme de “terrorisme” qui a été débattu, Abdel le récusant face aux questions et relances du tribunal. “Si on veut condamner des morts de chaque côté, il faut parler de crimes de guerre, c’est un terme juridique.” Selon lui, le terrorisme est “un terme fourre-tout” qui impose un récit favorable à l’Etat d’Israël. et d’insister “Cela a été perçu par les palestiniens comme un acte de résistance. On ne peut pas parler du 7 octobre sans parler de la colonisation Israélienne. Oui, ces morts sont tragiques, mais qualifier la résistance palestinienne de terrorisme est une insulte. Qualifier quelque chose de terrorisme n’apporte pas de solution. Moi, je suis pour la paix, il faut appliquer le droit, définir ces morts juridiquement pour qu’il y ait des jugements, sinon ça va créer encore de la violence.”

Il a également argumenté a propos des accusations d’antisémtisme dont il a fait l’objet sur les réseaux sociaux après la diffusion de la vidéo de son intervention. “Je pense que ce jour-là, les gens qui m’écoutaient ont compris que je dénonçais l’instrumentalisation de la question juive à des fins politiques, j’ai même été applaudi.”

L’avocate de l’Organisation des Juifs d’Europe, constituée partie civile ,lui a ensuite demandé comment il qualifiait “le massacre de jeunes Israéliens qui écoutaient de la musique ce soir-là”. “Un mort est un mort, j’ai de la peine”, a répondu Abdel L.. Et l’avocate de reprendre : “Est-ce du terrorisme ?”, allant jusqu’à comparer cette scène aux attentats du Bataclan en 2015, provoquant des réactions choquées dans la salle. “Je ne sais pas pourquoi vous me demandez cela.”, a simplement répondu le militant.

Autre association partie civile dans le dossier, le Bureau National de Vigilence contre l’antisémitisme (BNVCA), dont l’avocate a ensuite demandé quelle était l’habilitation d’Abdel L. à défendre les Palestiniens, en sachant qu’il n’était “ni dans un parti politique, ni un palestinien vivant sur place.” Réponse du prévenu : “Des blancs d’Afrique du Sud ont soutenu les noirs pendant l’apartheid, des français ont soutenu les algériens dans leur désir d’indépendance.” Il a également ajouté qu’il avait mené des missions humanitaires dans plusieurs pays, dont la Palestine.

Pas habilité”

Devant les questions récurrentes des avocats des parties civiles pour savoir si il qualifiait l’acte du 7 octobre, Abdel L. a fini par répéter qu’il n’était “pas habilité” à répondre à ces questions, car il fallait répondre sur un plan juridique. C’est alors que le procureur, après avoir recadré les débats en précisant que “si chacun avait son avis sur la question, ce n’était pas une arène politique”, a alors rappelé la définition du terrorisme en droit français, en parlant “d’atteinte à l’intégrité d’autrui”.

Les plaidoiries des avocats des parties civiles se sont ensuite enchainées. Celui du Crif a rappelé que depuis le 7 octobre, les actes antisémites avaient augmentés de 1 000 % en France, et que “ces propos distillent la haine dans notre société en usant d’un sophisme qui fait passait un terroriste pour un résistant. Or, ce n’est pas l’objectif politique qui sépare le résistant du terroriste, mais l’objectif opérationnel”, a-t-il martelé. “Ce n’est pas un acte héroïque, c’est une abomination.”

Puis, rappelant la cérémonie nationale d’hommage aux français tués en Israël le 7 octobre qui a eu lieu le 7 février, il a cité Emmanuel Macron. “Le 7 octobre est le plus gros massacre antisémite de notre siècle” puis a évoqué pèle-mêle l’attentat de l’hypercasher et la mort de Samuel Paty. L’avocate de l’organisation juive européenne a parlé de “pogrom” et a comparé le 7 octobre aux “atrocités nazies”.

De son côté, l’avocate du BVNCA a dénoncé “une tribune politique devant le tribunal” et a rappelé “l’horreur de viols, de tortures, commises par le Hamas le 7 octobre”, en disant qu’Abdel niait ces massacres. “Quand vous allez manifester dans la rue et que vous prononcez ces paroles de justification de ces actes, vous transposez le conflit en France”, a-t-elle scandé. Elle a demandé 5 000 euros de préjudice et une publication de la décision de justice dans les journaux aux frais d’Abdel L.

Prison requise

Avant d’entamer ses réquisitions, devant la sensibilité du sujet, le procureur a tenu à rappeler qu’il ne tiendrait pas de discours politique. “J’ai mon opinion, mais je représente la nation entière.” Pour lui, le caractère d’apologie du terrorisme des propos d’Abdel L. est caractérisé. Il a donc requis douze mois d’emprisonnement avec un sursis probatoire intégral et un stage de citoyenneté à effectuer.

Au 24 janvier, il y avait 25 700 palestiniens morts et 63 000 blessés” ont précisé les avocates de la défenses avant d’entamer leur plaidoiries, en parlant de “génocide”. Citant plusieurs arrêts, elles ont tenté de démontré que la parole de leur client était politique et qu’elle s’inscrivait dans le cadre de la liberté d’expression. “Il n’est pas dans le déni des crimes, il parle de paix et de lutte contre l’antisémitisme, et il soutient tous les peuples en lutte”, ont-elle argué. “L’apologie du terrorisme, dans ce cas, n’est que de l’interprétation, on ne peut pas condamner quelqu’un sous le coup d’une émotion nationale.” Elles ont également plaidé que la constitution des parties civiles étaient infondée, tout en soulignant le fait qu’elles “tentaient d’instrumentaliser le dossier.” On lui a demandé si il était habilité à militer en faveur de la Palestine. Moi je suis blanche et d’origine chrétienne, je n’ai donc pas le droit d’être contre le racisme ?”, a lancé une de ses avocates. Elles ont demandé la relaxe.

Le délibéré aura lieu le 21 février à 14 heures.

mise en ligne le 9 février 2024

François Ruffin :
« Le rôle de la gauche, c’est de porter
la fierté du cariste
ou de l’auxiliaire de vie »

Florent LE DU sur www.humanite.fr

Face à l'« épidémie d’inaptitudes » et de souffrances mentales et physiques dans le monde salarié, François Ruffin veut s’attaquer aux conditions de travail. Pour le député insoumis, la priorité est de redonner la parole aux travailleurs dans l’entreprise.

François Ruffin : L’organisation et les conditions de travail au cœur du combat de la gauche ? Voilà l’appel de François Ruffin. Dans son nouveau livre, Mal-travail. Le choix des élites (Les liens qui libèrent), paru ce mercredi 7 février, le député insoumis de la Somme fustige un engrenage libéral responsable de l’explosion des contrats précaires, de l’accélération des cadences et du développement d’un management qui broie les corps et les têtes.

Des choix politiques aboutissant au mal-être, aux maladies professionnelles, voire aux déclarations d’incapacité des salariés. Il s’agit alors, pour les forces progressistes, d’en tirer les conséquences, avec pour objectif principal que « la démocratie franchisse le seuil de l’entreprise ». Entretien.

Qu’appelez-vous le « mal-travail », qui est le titre de votre livre ?

François Ruffin : C’est considérer le travail comme un coût et non comme un atout. À partir de ce postulat, les pouvoirs publics et les dirigeants économiques ont mis en place des politiques plutôt cohérentes pour diminuer le salaire réel mais aussi agir sur le contenu du travail.

Il s’agit des délocalisations pour aller chercher moins cher ailleurs ou de la sous-traitance, avec l’externalisation des vigiles, de l’entretien, de la logistique, donc moins de protection du salarié, souvent payé à l’heure et avec des cadences qui s’accélèrent. Un autre facteur, c’est la hausse de la précarité. Des métiers qui assuraient statuts et revenus sont désormais réduits à des bouts de boulot : l’intérim – qui a triplé – ou l’autoentrepreneuriat.

Enfin, les cadences se sont accélérées par la conjugaison de la pression managériale et de l’introduction de technologies. Ces dernières ne soulagent pas les travailleurs, au contraire. C’est le casque qui donne les ordres dans les oreilles du cariste, qui lui fait traiter 350 colis par jour au lieu de 100.

Pour les auxiliaires de vie, c’est le portable qu’on bipe à l’entrée pour calculer le temps passé et supprimer le lien social, considéré comme du temps perdu. L’enjeu commun à ces quatre points – délocalisation, sous-traitance, contrats précaires, cadences – est de ne plus payer que le temps hyperproductif. Le travail devrait être une brasse coulée : on fait une tâche, on respire, on fait une tâche, on respire. C’est devenu de l’apnée, les tâches s’enchaînent. Donc les salariés se noient.

Quelles sont les conséquences de cette réorganisation du travail ?

François Ruffin : D’une part, elle donne le sentiment aux gens de mal faire leur travail, comme lorsqu’on oblige à une infirmière, un facteur de supprimer tout le lien social. Pendant le conflit sur les retraites, de ronds-points en manifs, partout, on m’a presque moins parlé des deux ans de plus à cotiser que du mal-être au travail.

Que ce soit des hospitaliers, des caristes, des ouvriers, des cadres, ces phrases reviennent : « On aime bien notre travail mais on n’aime pas comment on nous le fait faire » et « on ne respire plus ».

Vous parlez d’ailleurs d’une « épidémie d’inaptitudes », c’est-à-dire ?

François Ruffin : Les salariés déclarés inaptes dans leur travail sont des gens broyés, physiquement et psychiquement, par le marché du travail, mais on n’a pas de données. Il a fallu que je fasse une enquête parlementaire pour que le ministère du Travail finisse par me donner un chiffre : plus de 100 000 personnes licenciées pour inaptitude tous les ans. 100 000 ! C’est de la folie. Le plus gigantesque des plans sociaux se fait dans le silence et l’indifférence.

Des poussières d’humains qu’on met sous le tapis. Dans sa réponse, le ministère me dit qu’il n’y a pas de hausse. Or, en dix ans, on passe de 50 000 à 100 000. Cette réponse témoigne de la complicité de nos dirigeants politiques avec le mal-travail. Ce mal-travail au coût élevé, tant humain que financier, pour la Sécurité sociale rapporte beaucoup à quelques-uns. Le triplement de la part des dividendes dans la valeur ajoutée en est le fruit.

La suppression de l’allocation de solidarité spécifique (ASS), annoncée par Gabriel Attal, au prétexte de « combattre les trappes de l’inactivité » entre-t-elle dans ce système du mal-travail ?

François Ruffin : C’est la suite de ce qu’ils produisent. Leur bouche dit « valeur travail », leurs mains l’étranglent. Est-ce en mettant la pression sur l’assurance-chômage qu’on va résoudre les pénuries dans certains secteurs ? Ou est-ce en prenant soin des salariés, en leur assurant statut, revenus, stabilité, sécurité ? La suppression de l’ASS concerne beaucoup des 100 000 personnes limogées pour inaptitude chaque année.

Ceux-là, dézingués pour le marché du travail, se retrouvent à Pôle emploi, bénéficient le plus souvent du chômage, puis de l’ASS, et enfin du RSA. Les mesures du gouvernement ne valorisent en rien le travail. Un projet valorisant le travail devrait commencer par se demander comment stopper l’hémorragie des inaptes et mettre en place une vraie analyse sur ce qu’ils pourraient faire dans d’autres métiers, d’autres entreprises.

Vous écrivez que « la participation des salariés, c’est la clé » pour en finir avec le mal-travail. Que proposez-vous ?

François Ruffin : Pour mieux organiser le travail, il ne faut pas laisser les décisions aux seules mains des patrons. C’est le grand saut que nous avons à faire. Je propose d’abord la démocratie par le haut : un tiers des conseils d’administration de chaque entreprise doit être réservé aux salariés. Ils représenteraient ainsi une force pour peser sur les orientations. Mais il faut aussi une démocratie par le bas.

Je plaide pour qu’une demi-journée par mois soit consacrée à un groupe de parole, compris dans le temps de travail payé, où les salariés discutent de comment ils travaillent et des difficultés qu’ils rencontrent… Il faudra aussi former des médiateurs pour faire parler les salariés et ne pas le faire à leur place. La reprise de la parole est déjà une prise de pouvoir, et c’est une première étape pour revoir les conditions de travail, les adapter au réel et, en définitive, retrouver de la fierté.

Comment les pouvoirs publics peuvent-ils, par ailleurs, agir sur d’autres étapes de ce mal-travail, comme les arrêts maladie, la santé mentale, etc. ?

François Ruffin : La loi sur la Sécurité sociale de 1945 disait que la priorité était de prévenir plutôt que guérir. Aujourd’hui, où est la prévention au travail ? Où est la prévention des inaptitudes ? Il faut embaucher des préventeurs, ces personnes qui vont dans les entreprises pour proposer des aménagements de poste, prévenir les risques physiques pour les salariés.

Il nous faut également plus de médecins du travail, d’inspecteurs du travail mais aussi un retour des CHSCT, qui servaient de garde-fous. Sans oublier la reconnaissance des troubles psychiques comme maladie professionnelle, car c’est l’amiante d’aujourd’hui.

Les conditions de travail doivent-elles être au cœur du projet politique de la gauche, au même titre que la bataille pour les salaires ?

François Ruffin : Le cœur de la gauche, pour moi, c’est que tous les habitants de ce pays doivent bien vivre de leur travail. Pas survivre, vivre. Conditions de travail et salaires doivent être liés, y compris pour faire face au grand défi du choc climatique et les transformations qu’il implique, pour le logement, les déplacements, l’énergie, l’industrie. On n’y arrivera pas avec un travail humilié, méprisé. On y arrivera que si les Français ont le cœur à l’ouvrage, s’ils retrouvent la fierté de leur travail et la reconnaissance.

La vie au travail a-t-elle été délaissée par la gauche ?

François Ruffin : Les sociologues ayant travaillé sur la question expliquent que la gauche a évacué la problématique de l’organisation du travail, la laissant entre les mains du patronat pour chercher des compensations sur les salaires et sur le travailler moins, avec les congés payés, la retraite et les 35 heures.

Mais il faut maintenant se bagarrer sur le cœur du travail. Le Rassemblement national s’est imposé grâce aux délocalisations, au travail méprisé, par l’angoisse de le perdre… Si on veut stabiliser notre démocratie contre l’extrême droite, il faut d’abord stabiliser le travail. Le rôle de la gauche, c’est de porter ce projet, de porter la fierté du cariste, de l’auxiliaire de vie… Qu’ils sachent que si la gauche arrive au pouvoir, c’est pour améliorer leurs salaires et leur existence, y compris dans leur vie au travail.

La colère des agriculteurs fait-elle écho à votre constat sur le mal-travail ?

François Ruffin : Oui, d’abord sur un point évident qui est la revendication de bien vivre de son travail. Le mal-être des agriculteurs, sur lequel j’ai pu travailler depuis 2017, vient d’abord de la question des prix. Il faut de la régulation, de l’État, des prix planchers, des revenus garantis.

Ensuite, de la même manière qu’on a délocalisé notre industrie, veut-on laisser partir notre agriculture vers les fermes-usines du Brésil ou d’Ukraine ? Il faut arrêter avec l’impératif permanent de la compétitivité et se demander ce qu’on veut produire. La ministre Agnès Pannier-Runacher nous a parlé d’une « invasion de pneus asiatiques ».

Si on veut maintenir une industrie du pneumatique en France, avec des salariés respectés, il faut tempérer cette concurrence internationale. C’est poser des normes, des barrières douanières, des protections. De la même façon, pour les agriculteurs, si on veut du bien-être animal, de l’agriculture familiale, du progrès environnemental, il faut tempérer la concurrence internationale.

Ces dernières semaines, des idées défendues par la gauche comme les prix planchers pour les agriculteurs, la remise en cause des accords de libre-échange ont eu un écho important, sans pour autant lui permettre d’être véritablement audible. C’est son plus grand problème ?

François Ruffin : D’une manière générale, je pense que leur système craque. Au moins depuis le référendum de 2005, leurs mantras – compétitivité, croissance, mondialisation – ne font plus envie mais angoissent. Il y a dans la société un profond désir d’autre chose.

Idéologiquement, sur les questions économiques et sociales, il y a une demande de stabilité et de sécurité de gauche. Mais, c’est vrai, nous avons encore une gauche émiettée, inaudible, qui ne répond pas à l’aspiration de changement des Français.

Le RN ne dit rien du mal-travail, de l’intérim, des autoentrepreneurs, de l’indexation des salaires… Mais sa force est aussi pour beaucoup notre faiblesse. Nos propositions de fond doivent être incarnées, avec le ton qui convient et une force commune au service de ce projet. Ce que je dis, c’est que nous sommes les garants de l’ordre. La gauche doit incarner cet ordre qui repose sur la justice pour garantir stabilité et sécurité aux Français.

  mise en ligne le 8 février 2024

À Lyon,
des identitaires violents
bien connectés
aux partis traditionnels

Daphné Deschamps et Arthur Weil-Rabaud sur www.mediapart.fr

Deux militants du groupuscule identitaire des Remparts, dont son ancien porte-parole, ont été condamnés mardi à de la prison ferme pour une agression raciste à Lyon. Candidats à des élections pour le RN et LR, leurs profils mettent en lumière les liens entre le groupe d’extrême droite et la politique partisane.

Lyon (Rhône).– Vendredi 2 février, à Lyon, la fin de soirée de K., M. et T. vire au drame. Les trois amis ont une première altercation avec plusieurs militants identitaires dans un bar dansant de la place des Terreaux, dans le centre-ville. Une fois dehors, une bagarre éclate. L’un des militants identitaires fait alors usage d’un couteau et porte une dizaine de coups au visage et au cou des trois victimes. Le plus sévèrement touché passe la nuit au bloc opératoire et s’en tire avec dix jours d’ITT (incapacité totale de travail). Ses deux amis en auront moins de huit, mais sont traumatisés par l’agression.

Parmi leurs agresseurs se trouvent une figure majeure et un militant des Remparts, organisation d’extrême droite locale héritière de Génération identitaire (GI) : son ancien porte-parole, Sinisha Milinov, et Pierre-Louis Perrier, un jeune militant âgé de 20 ans et auteur des coups de couteau. Mardi 6 février, les deux hommes ont été condamnés pour « violences aggravées à caractère raciste » : Sinisha Milinov a écopé de seize mois de prison dont six ferme, Pierre-Louis Perrier de trente-six mois dont douze avec sursis. Ils ont également interdiction d’apparaître dans le Rhône et sont inéligibles pendant cinq ans.

Outre leurs engagements au sein du groupuscule identitaire, Sinisha Milinov et Pierre-Louis Perrier entretiennent des liens avec d’autres partis ou organisations, classés à droite ou à l’extrême droite : des Républicains (LR) à Reconquête, en passant par le Rassemblement national (RN) ou la Cocarde, un syndicat étudiant proche des formations de Marine Le Pen et Éric Zemmour. Et leur cas n’est pas isolé aux Remparts.

Le CV de Sinisha Milinov est bien chargé. Passé par une bonne partie des chapelles de l’extrême droite lyonnaise, le militant a fait ses armes à Génération identitaire avant la dissolution du groupe. En 2020, l’étudiant, également engagé auprès de la Cocarde, est candidat aux élections municipales et métropolitaines à Villeurbanne sur une liste RN. Il devient ensuite responsable de la section lyonnaise de la Cocarde, avec laquelle il pratique la provocation.

À Lyon comme ailleurs, la dissolution de GI n’affecte pas beaucoup les identitaires, qui se renomment « Remparts ». Milinov en devient le porte-parole et profite, comme nombre de ses camarades, de la présidentielle de 2022 pour devenir un des « adhérents pionniers » de Reconquête. Entre-temps, il a été impliqué dans plusieurs actions violentes, dont une confrontation avec des militants antifascistes au cours de laquelle il s’était armé d’un couteau. Depuis septembre 2023, Sinisha Milinov se consacre à sa carrière d’influenceur identitaire, mais continue de fréquenter les Remparts.

D’une liste LR-LREM-UDI... aux Remparts

Arrêté à ses côtés vendredi 2 février au matin, Pierre-Louis Perrier a un profil assez rare chez les radicaux. L’auteur des coups de couteau, qui fait partie des proches de l’ancien porte-parole des Remparts, s’est présenté aux élections départementales de 2021 dans le canton de Saint-Vallier (Drôme) en tant que candidat suppléant sur une liste rassemblant des candidat·es issus de LR, de La République en marche (LREM, ex-Renaissance) et de l’UDI. Âgé de 18 ans à l’époque, il était même le plus jeune candidat du département.

Aux Remparts, les connections avec les partis et organisations politiques sont nombreuses. Antoine Jaumouillé, qui milite sous le pseudonyme « Antoine Durand », est le nouveau porte-parole du groupuscule depuis le départ de Milinov. En parallèle, il a aussi pris la tête de la Cocarde Lyon, réglant ainsi ses pas sur celui de son mentor. Il conduit la liste de la Cocarde pour les élections étudiantes au Crous, qui ont lieu cette semaine.

Sur cette liste, on trouve en cinquième position un autre militant des Remparts, Augustin Patzelt, un proche de Pierre-Louis Perrier. Les deux militants fréquentent régulièrement les gradins de l’Olympique lyonnais, dans la tribune de Lyon 1950, un groupe ultra qui penche fortement à l’extrême droite. 

Stéphane Ravier donne conférence aux identitaires

Les jeunes militants des Remparts s’inscrivent dans la tradition de leurs aînés, qui entretenaient aux aussi des liens avec le parti des Le Pen. Fin novembre, plusieurs militants affiliés au groupuscule ont été interpellés par les forces de l’ordre alors qu’ils collaient en hommage à Thomas, tué lors d’une soirée à Crépol (Drôme), et « contre le racisme anti-blancs ». Parmi eux : deux anciens candidats RN.

Historique de la mouvance identitaire lyonnaise, Roxane Chaudesaigues s’est présentée dans l’Ain aux élections départementales puis régionales en 2015 sous l’étiquette du Front national. Cette défenseuse de la suprématie blanche a depuis évolué vers Éric Zemmour. Il y a quelques mois, à l’occasion de la Fête des moissons organisée près de Lyon par Reconquête, elle prenait ainsi la pose avec la tête de liste aux prochaines élections européennes Marion Maréchal, au côté d’un autre militant des Remparts.

Parmi les personnes arrêtées fin novembre pour le collage, on retrouve aussi un certain Adam. Sous son pseudonyme « Aubert », il était le contact privilégié de la section lyonnaise de Génération identitaire. C’est pourtant sous son vrai nom, Adam Vega, que le militant préside Top Sport Rhône, l’association qui occupe l’Agogé, la salle de boxe des identitaires. Et c’est sous ce nom qu’il est apparu sur une liste du RN, lors des élections métropolitaines lyonnaises de 2020, aux côtés d’une autre militante identitaire, sympathisante des Remparts, Lucie I.

Enfin, l’un des anciennes figures du groupe, Adrien Ragot, dit « Lasalle » − condamné en juin 2022 pour avoir lui aussi fait usage d’un couteau dans les rues lyonnaises − a fréquenté les rangs de Reconquête − plus précisément ceux de sa branche jeunesse Génération Z − aux côtés de Sinisha Milinov. Les deux apparaissent dès 2021 sur des photos de soirée « entre militants » postées par Génération Z Auvergne-Rhône-Alpes, en compagnie notamment d’Hilaire Bouyé, le vice-président et coordinateur national du mouvement.

Les liens entre le groupuscule d’extrême droite et la politique « traditionnelle » se concrétisent également au sein de la Traboule, le bar des identitaires à Lyon, où des figures connues viennent donner des conférences. Récemment, on y a ainsi vu le sénateur Stéphane Ravier, ancien RN passé chez Reconquête, ou encore le fondateur de l’Institut Iliade, Jean-Yves Le Gallou, référence intellectuelle de la Nouvelle Droite, ancien membre du RN, qui a longtemps conseillé les Le Pen, avant de soutenir Éric Zemmour.

Boîte noire

Contactés par Mediapart, les Remparts de Lyon, le Rassemblement national de la jeunesse (RNJ) Rhône, Reconquête Rhône, et Les Républicains Drôme n’ont pas donné suite à nos sollicitations.

Daphné Deschamps et Arthur Weil-Rabaud sont journalistes indépendant·es, spécialistes de l’extrême droite. Elle et il signent ici leur premier article pour Mediapart.


 


 

Enquête : comment l’extrême droite s’arme légalement en France

Romane Frachon et Mathieu Burgalassi sur www.humanite.fr

En France, de nombreux attentats meurtriers sont commis avec des armes légales. Si la législation se veut stricte, il n’est en fait pas si difficile de s’armer. Et l’extrême droite en profite.

Le 19 mars 2022, à Paris, l’international de rugby Federico Martín Aramburú boit un verre à la terrasse du bar Le Mabillon. À côté de lui, un groupe tient des propos racistes. Il intervient, une bagarre éclate, on les sépare. Federico Martín Aramburù règle la note et prend le chemin de son hôtel avec son associé Shaun Hegarty. Sur le retour, une jeep les rattrape. Deux hommes en descendent, les mêmes qui tenaient des propos racistes au Mabillon. Ils sont armés, hors de contrôle. Six coups de feu partent. Federico Martin Aramburù s’effondre. Il meurt dans la nuit.

Première surprise de l’enquête : les tireurs auraient dû se trouver en prison. Ce sont des militants d’extrême droite qui ont tabassé et torturé Édouard Klein, leur ancien chef au GUD. Selon le journal « Marianne », ils ont bénéficié d’une libération sous caution payée par un proche de Marine Le Pen. Deuxième surprise, selon Me Christophe Cariou-Martin, l’avocat de Shaun Hegarty, les armes utilisées étaient « parfaitement légales ». Il s’agissait de « revolvers à poudre noire, une arme de catégorie D, en vente libre, sans permis ». Chez l’un d’entre eux, les enquêteurs trouvent même une dizaine d’armes de ce type, rangées à côté d’une statuette de Hitler et d’un exemplaire de « Mein Kampf ». Comment ces hommes fichés S, membres d’un mouvement raciste et en attente d’un jugement pour violences volontaires, ont-ils pu conserver légalement leurs armes jusqu’au jour du meurtre ?

Est-il si facile de s’armer en France ? Michel Baczyk, président de la Fédération française de tir, nuance : « En termes de législation, on applique la loi européenne ; seules quatre fédérations ont l’autorisation du ministère des Sports pour acquérir des armes : celles de tir, de chasse, de ball-trap et de ski. » Il reconnaît néanmoins qu’une fois affiliés à ces fédérations, les Français peuvent avoir accès à « toutes sortes d’armes légalement, de l’arbalète jusqu’à des fusils de guerre – attention, pas en rafales, c’est strictement interdit ». Jean-Michel Dapvril, directeur délégué aux affaires juridiques de la Fédération nationale des chasseurs, admet lui aussi qu’il est possible pour les membres de sa fédération d’acquérir « jusqu’à 12 armes ». Mais il rappelle que « la loi s’est considérablement resserrée ».

« On aimerait que l’État ne réduise pas la voilure sur les contrôles »

Depuis 2011, un fichier administratif géré par le ministère de l’Intérieur, le Finiada, recense toutes les personnes soumises à des interdictions d’acquisition et de détention d’armes. « Dès que vous êtes dans le fichier, vous êtes bloqué, vous ne pouvez ni acquérir une arme ni obtenir un permis de chasser », indique le responsable de la fédération. D’ailleurs, que ce soit à la FN chasse ou la FF Tir, tout le monde est formel : « On vérifie toujours au Finiada en amont de chaque inscription. »

Selon le ministère de l’Intérieur, plus de 100 000 personnes sont actuellement inscrites au Finiada et, en 2020, 1 600 d’entre elles ont essayé d’acquérir une arme malgré leur interdiction. Un contrôle qui semble se renforcer, comme l’explique Jean-Michel Dapvril : « Quand le dispositif Finiada a démarré, on avait 400 contrôles positifs par an ; maintenant, c’est plutôt dans les 1 200. » Pour autant, la mesure n’est pas vécue négativement. Michel Baczyk complète : « On voit nos armes comme un outil de sport, mais on sait que la dérive peut arriver, donc on comprend le contrôle. » Un avis que partage Jean-Michel Dapvril : « On aimerait que l’État ne réduise pas la voilure sur les contrôles ; en fait, les chasseurs veulent plus de contrôles et plus de police de la chasse. »

Si le système semble efficace, il n’est pas sans défaut. Des angles morts existent. David Durand, auteur d’un article intitulé « Porosité du contrôle des utilisateurs d’armes » dans la revue « Sécurité globale », ne mâche pas ses mots : « Même après les graves attentats des années 2015-2016 et les récents événements liés au terrorisme ( « Charlie Hebdo”, le Bataclan et Nice – NDLR), le contrôle des personnes dans le tir sportif reste, en l’état actuel, poreux et peu performant. »

Il pointe du doigt une juridiction s’intéressant davantage à la détention qu’à l’utilisation : « Dans le monde du tir français, des non-licenciés peuvent utiliser des armes par le biais d’initiations payantes ou sur invitation d’un tireur licencié. La France ne dispose toujours pas de moyens techniques pour contrôler ces utilisateurs d’armes. » N’importe qui peut ainsi apprendre à tirer sans rejoindre une fédération, donc sans être soumis à une vérification auprès du Finiada. Une faille d’ailleurs exploitée en 2015 par Samy Amimour et Charaffe Al Mouadan, deux des terroristes du Bataclan. Ils avaient suivi des cours de tir en passant par une société privée qui organisait des sessions d’initiation à l’usage des armes de poing et des armes longues.

Le député FI Thomas Portes a été alerté sur ces stages : « C’est un vrai sujet, un moyen détourné de former des gens au maniement des armes qui ne demande aucun contrôle ou justification. Vous venez, on vous met une arme entre les mains et on vous apprend à tirer. » Son collègue de la Nupes, Aurélien Taché, partage ce constat : « On voit des stages de type survivalistes où les gens font du maniement d’armes sans être rattachés à la moindre association agréée. Des stages bien loin de tout esprit sportif et souvent » vendus comme des séminaires de combat » », écrit David Durand. « C’est une pratique qui existe et contre laquelle on se bat, s’agace Michel Baczyk, de la FF Tir, il faudrait que tous les stages d’initiation au tir soient faits par des formateurs qui ont des brevets fédéraux et des diplômes d’État. » Un souhait qui nécessiterait un changement de la loi. En attendant, de nombreuses sociétés privées continuent de vendre des initiations au tir hors de tout contrôle étatique.

Le pistolet à poudre noire : en accès libre et prisé de l’extrême droite ?

Toutefois, pour Thomas Portes, le plus gros du sujet n’est pas là : « On a un vrai problème avec les catégories d’armes et surtout avec les armes à poudre noire. » Christophe Cariou-Martin, l’avocat de Shaun Hegarty, développe : « Ce sont des armes à feu de catégorie D qui sont en vente libre sans aucune contrainte, si ce n’est celle d’être majeur. » Ce que confirme Michel Baczyk, de la FF Tir : « Pour les armes de catégorie D, il n’y a aucune vérification du casier ou du Finiada, elles peuvent être achetées et détenues librement. » Il nuance tout de même : « C’est dur à utiliser, il faut savoir ce qu’on fait pour ne pas qu’elles vous explosent à la figure. »

Des armes en tout cas suffisamment fonctionnelles pour permettre l’assassinat de Federico Martín Aramburú en 2022. « Ce sont des armes létales, qui ont été utilisées pour tuer jusqu’au XXe siècle ! tempête Christophe Cariou-Martin. Quand vous voyez la force de l’impact d’une balle à poudre noire sur des plaques d’acier, c’est tout simplement effroyable. » Ces armes sont en vente sur de nombreux sites Internet. La marque Pietta propose même des modèles de revolvers à six coups, à 195 euros. Et il ne s’agit pas de pétoires usées, mais d’armes neuves, en parfait état de marche.

Le député Thomas Portes se désole : « Ce sont des armes qui tuent mais qui peuvent être achetées sur simple dépôt d’une pièce d’identité, même par des gens déjà condamnés pour des actions violentes. » Pour lui « l’affaire Martín Aramburú montre qu’il faut agir sur la classification et restreindre l’accès légal aux armes à poudre noire ». Une proposition de renforcement du contrôle qui semble séduire les fédérations : « Sur les armes à poudre noire, on trouverait normal que tous les utilisateurs soient aussi encadrés et contrôlés que nous », estime Jean-Michel Dapvril, du côté des chasseurs.

Cet encadrement semble d’autant plus urgent que les affaires criminelles qui impliquent des armes de catégorie D se multiplient. Outre le meurtre de Federico Martín Aramburú, l’affaire dite de la famille Gallicane en est un exemple frappant. Il s’agissait d’un groupuscule survivaliste constitué de supporters d’Éric Zemmour qui s’étaient filmés en train de tirer sur des caricatures racistes et antisémites avec des revolvers à poudre noire. Un type d’arme retrouvé aussi lors des perquisitions chez Logan Nisin, le terroriste d’extrême droite condamné à neuf années de prison pour avoir planifié des tentatives d’assassinat visant Jean-Luc Mélenchon et Christophe Castaner. D’ailleurs, concernant les violences d’extrême droite, le recours à des armes légales est presque toujours systématique.

« L’extrême droite théorise le fait de s’armer, il y a une culture des armes à feu. Les militants se préparent à combattre de manière violente et militaire les gens qui sont face à eux », relève Thomas Portes. « Dans l’extrême droite française, l’arme est un symbole politique », ajoute Aurélien Taché. Aussi les influenceurs d’extrême droite ont-ils pris l’habitude de conseiller leurs followers sur les meilleurs moyens de s’armer légalement. Par exemple, le youtubeur d’extrême droite Tireur Zéro (12 100 abonnés) a proposé plusieurs vidéos sur les armes à feu en vente libre. Parmi ses « conseils » : comment obtenir une arme à poudre noire mais, surtout, quels modèles peuvent être détournés et utilisés avec des munitions standards. On y apprend que, en France, le célèbre fusil Winchester utilisé par Schwarzenegger dans « Terminator II » s’achète sans permis. Une arme que l’on peut pourtant utiliser avec des cartouches de calibre 12 classiques, ce qui devrait la classer parmi les armes de chasse nécessitant un permis.

Évidemment, ce n’est pas la dimension sportive qui intéresse ces influenceurs racistes. Dans sa vidéo sur le survivalisme, le youtubeur d’extrême droite Code-Reinho (328 000 abonnés) conseille lui aussi la poudre noire et ne cache pas ses intentions. Selon lui, s’armer, c’est se préparer à tirer sur ceux qu’il surnomme les « chances pour la France », comprenez les immigrés. Interrogé à ce propos, Michel Baczyk, de la FFTir, s’irrite : « Ce genre de tireur qui prend une licence en sous-marin, c’est une grosse problématique que l’on a… Il y a quelque temps, on a dû sanctionner une personne qui faisait du tir sur des silhouettes humaines. »

« Il faut à peine six mois au stand de tir pour rapporter une arme de poing chez soi »

Joint par « l’Humanité », Nico1, un détenteur d’armes à feu qui a été longtemps proche de l’extrême droite, témoigne : « C’est sûr qu’il n’y a rien de bien compliqué à s’armer en France. » D’après lui, les armes à poudre noire ne sont que le sommet émergé de l’iceberg : « C’est facile d’accès au début, mais on réalise vite qu’en fait, ce n’est pas compliqué de passer le permis de chasse, et qu’il faut à peine six mois au stand de tir pour rapporter une arme de poing chez soi. » De nombreux militants d’extrême droite semblent avoir fait le même constat. Claude Sinké, ancien candidat FN, auteur de l’attaque de la mosquée de Bayonne en 2019, avait utilisé un fusil à pompe et un pistolet 9 mm : deux armes qu’il détenait grâce à sa licence de tireur sportif. Valentin Marcone, le survivaliste qui avait abattu deux personnes en 2022, était lui aussi un tireur sportif en club et l’arme utilisée pour ses meurtres était parfaitement légale.

Un scénario qui tend à se répéter, notamment lorsque des réseaux d’extrême droite sont démantelés. Par exemple, en 2021, les armes du groupuscule Honneur & Nation – qui voulait commettre des attentats contre une loge maçonnique et le ministre Olivier Véran – étaient toutes enregistrées pour du tir sportif. Une situation qui rappelle celle du groupuscule Action des forces opérationnelles – qui voulait assassiner des femmes portant le foulard et des imams –, dont la grande majorité des armes était aussi détenue grâce à des licences de tir sportif et des permis de chasse.

Si les experts et les fédérations semblent réclamer un durcissement des règles, du côté du ministère de l’Intérieur, rien ne bouge. Un rapport parlementaire s’est bien penché, en novembre 2023, sur l’activisme violent. Mais, si la dangerosité de la menace identitaire est constatée, les armes légales ne sont pas évoquées. Pire, le ministère de l’Intérieur vient d’acter une nouvelle mesure autorisant les bureaux de tabac à vendre des munitions. Depuis le 1er janvier 2024, chacun peut donc se procurer des cartouches de catégories C et D chez son buraliste. Deux ans après l’assassinat de Federico Martín Aramburú, les balles utilisées pour son meurtre s’achètent comme un simple paquet de cigarettes.

Malgré la gravité de la situation, actuellement, rien n’est mis en œuvre pour interdire l’acquisition d’armes létales sans permis et hors de tout contrôle fédéral par des mouvements suprémacistes. Aucun projet de loi, aucun amendement, aucun décret ministériel. Pour Aurélien Taché, cela prouve que le problème relève moins d’un angle mort de la législation que d’un aveuglement du ministère : « Dès qu’on sort du djihadisme, il y a une absence de volonté politique sur le sujet terroriste, insiste le député écologiste. Le dernier rapport d’Europol prévient que la moitié des attentats d’extrême droite sur le sol européen ont eu lieu en France, mais l’extrême droite n’est toujours pas considérée comme une menace sérieuse par le gouvernement. »

Si Thomas Portes partage cette analyse, il est moins diplomate : « Ne rien faire sur les armes quand on voit la situation actuelle du terrorisme d’extrême droite, c’est assumer une volonté de laisser faire. » Rappelant les amitiés passées de Gérald Darmanin avec le mouvement royaliste, collaborationniste et antisémite Action française, pour lequel le ministre a publié cinq articles en 2008, Thomas Portes considère qu’il est « toujours un militant d’extrême droite » et que « cela a un impact sur la gestion sécuritaire du terrorisme ». Nico, le détenteur d’armes, résume : « Si rien ne change, on va forcément avoir de plus en plus d’attentats d’extrême droite dans les années à venir. » Malgré de multiples relances, le ministère de l’Intérieur n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Son nom a été changé à sa demande pour sa sécurité.

   mise en ligne le 8 février 2024

L'exception agricole française :
de gauche à droite...
qui propose quoi ?

Anthony Cortes et Florent LE DU sur www.humanite.fr

La mobilisation paysanne et ses racines très profondes ont consacré l’idée d’engager une « exception agricole » pour sauver notre agriculture. Sauf qu’en fonction de la formation politique, les définitions de ce concept sont, en réalité, très différentes.

Les barrages sont levés, mais tout n’est pas réglé. À quelques mois des élections européennes, la crise agricole a propulsé au premier plan de l’actualité politique une proposition-slogan, « l’exception agriculturelle ». Référence directe au principe d’« exception culturelle » qui encourage la diversité des productions cinématographiques françaises par un système de subventions plutôt que de l’abandonner aux lois du marché, elle revêt en revanche plusieurs définitions selon qui l’exprime, de la gauche à l’extrême droite.

La gauche d’opposition au marché

Du côté de la première, pendant cette crise agricole, François Ruffin, député insoumis de la Somme, a été le premier à dégainer cette cartouche. Dans les colonnes de « Libération », le Picard proclame : « On a sorti la culture des accords de libre-échange : sans cela, il n’y aurait plus de cinéma français, pas de Justine Triet aux Oscars. Il faut faire de même pour l’agriculture : sortir la terre, ses fruits, nos assiettes de la mondialisation ! » Oui, mais comment ? « C’est une crise du marché, une crise du libre-échange, qui réclame une réponse “de gauche“, poursuit-il. Réguler le libre-échange, réguler le marché. La politique agricole commune (PAC) l’a longtemps fait : quotas d’importation, quotas de production, prix minimums, coefficients multiplicateurs… Mais, à Bruxelles comme à Paris, nous avons des ayatollahs de la concurrence. »

Une position qui n’est pas nouvelle dans son camp. En 2022, Jean-Luc Mélenchon (FI) plaidait déjà en faveur d’un refus des accords de libre-échange et de partenariat économique en cours de négociation et la sortie de « ceux déjà négociés par l’UE », mais aussi des prix planchers français « fixés chaque année par le ministère de la Production alimentaire à l’issue d’une conférence sur les prix rassemblant producteurs, fournisseurs et distributeurs ».

Bien avant cette campagne, en 2019, le Parti communiste français portait déjà la possibilité de prendre cette voie, évoquant avant l’heure la nécessité d’une « exception agricole ». À l’époque, Ian Brossat, alors tête de liste du PCF pour les élections européennes, s’engageait pour « la mise en place d’une assurance publique agricole permettant de couvrir les risques climatiques, sanitaires et environnementaux, gérée par les acteurs de l’agriculture et l’État, et non pas par des actionnaires qui ne pensent qu’au profit ». Un volontarisme que l’on retrouve dans le programme présidentiel de Fabien Roussel, trois ans plus tard : « Il faut sortir ce secteur des logiques marchandes et instaurer une exception agricole : les biens et services qui visent à assurer nos besoins alimentaires doivent être soustraits du jeu du marché libéral. »

Des intentions que Jonathan Dubrulle, ingénieur agronome et animateur de la commission agriculture du PCF, décrypte : « Cette volonté très ferme d’agir sur les prix et la répartition de la valeur, c’est aussi vouloir renverser les rapports sociaux d’ordre capitaliste, c’est certainement ce qui nous démarque du reste des formations politiques. » Dans le détail, en plus de refuser les accords de libre-échange parce que « les biens agricoles ne peuvent être troqués, en acceptant par exemple l’importation de viande bovine sud-américaine dans l’espoir d’obtenir des marchés publics sur le BTP et les Télécom chez eux », les communistes entendent déterminer les prix à l’échelle nationale à l’occasion de « conférences permanentes territoriales » pour « tendre par une négociation équilibrée, sans rapport de force commercial avec des centrales d’achat en position de force, vers un partage de la valeur ajoutée agro-alimentaire ».

La social-démocratie de la « régulation »

Chez les socialistes, difficile de déterminer une position claire et constante sur la question. Alors qu’en 2020, par une tribune parue dans « Libération », certains de ses caciques, tel son premier secrétaire, Olivier Faure, ou le sénateur Patrick Kanner, demandaient que « notre pays (défende) auprès des Nations unies la reconnaissance d’une exception agricole et alimentaire », ce n’était plus le cas deux ans plus tard, où cette possibilité était totalement absente du programme de la candidate Anne Hidalgo comme des éléments de langage de ses secrétaires nationaux.

Pour autant, même en 2020, cette « exception » socialiste n’a rien à voir avec celle des communistes ou des insoumis… « Une nouvelle régulation des marchés agricoles, basée sur le ”juste échange”, peut se substituer au dogme du libre-échange, écrivent-ils. Car, comme l’avait souligné Edgard Pisani (ancien ministre de l’Agriculture du général de Gaulle – NDLR), ”le monde aura besoin de toutes les agricultures du monde pour nourrir le monde“. Nous devons inventer une nouvelle génération de traités fondés sur des règles équitables et qui s’inscrivent dans un nouveau multilatéralisme. »

Comment expliquer ces circonvolutions ? « On le dit peut-être parfois autrement, mais on en parle toujours, c’est une constante, évacue Dominique Potier, député du Parti socialiste. Notre position, ce n’est pas de renoncer aux échanges internationaux, mais d’échanger juste ce qu’il faut et de façon équitable. Mais je préfère parler d’exception agriculturelle plutôt qu’agricole, notre proposition n’a pas vocation à être démagogique et souverainiste. »

Une position qui se rapproche de celle des écologistes, qui entendent davantage travailler sur une exception européenne plus que nationale. « Je n’ai pas de problème avec le fait de parler d’exception agricole, mais favoriser une production locale ne doit pas nous faire perdre de vue notre idéal européen, développe Marie Pochon, députée verte de la Drôme. On n’est pas là pour nous mettre en concurrence les uns les autres ou rétablir des frontières. Une exception européenne, c’est travailler à l’harmonisation des normes pour garantir un marché équitable à l’intérieur des frontières de l’UE. »

La droite libérale avance masquée

« Je le dis ici solennellement : il y a et il doit y avoir une exception agricole française. » Depuis l’Assemblée nationale, à l’occasion de sa déclaration de politique générale mardi 30 janvier, le premier ministre Gabriel Attal s’est essayé aux grandes annonces, bien que sans contenu, pour le monde agricole. Cette agriculture qui « constitue l’un des fondements de notre identité, de nos traditions », a-t-il assuré, soucieux de brosser dans le sens du poil des paysans qui n’entendent pas revenir au calme. Deux jours plus tard, le premier ministre est revenu à la charge, sans donner davantage de substance à ce concept. « L’exception agricole française, c’est hisser au plus haut (notre) souveraineté, a-t-il déclaré. C’est une question de fierté et d’identité de notre pays. »

Ce n’est pas la première fois que la Macronie s’empare de la formule. En 2020, Emmanuel Macron affirme : « La France a une exception agricole qui est forte et qu’il faut défendre. Celle d’une agriculture de terroir avec des exploitations qui sont à taille humaine et avec une production d’alimentation de qualité. » Sauf que, entre le soutien aux méga-bassines, symbole d’une agriculture intensive, les renoncements multiples sur la question des pesticides, et les traités de libre-échange… toute l’action du gouvernement va à rebours de ces paroles creuses. Si les mouvements de blocage ont poussé Emmanuel Macron à engager un bras de fer avec l’Union européenne sur la question du Mercosur, qu’il avait jusqu’ici soutenu, celui-ci a fermé les yeux sur le Ceta, l’accord de libre-échange entre l’UE et le Canada, ratifié en 2019 par l’Assemblée nationale.

Légèrement à sa droite, « Les Républicains » (LR) n’ont pour leur part jamais utilisé l’expression. Et pour cause. Qui imagine la droite française contester la direction donnée par le Parti populaire européen (PPE) – dont elle est membre – à l’Union européenne ? Avec, pour conséquence, l’écrasement de notre agriculture par la concurrence internationale… D’autant que sur son site, encore aujourd’hui, le PPE n’amorce aucune remise en question : « Le groupe PPE estime que le libre-échange et la mondialisation ont sensiblement amélioré le niveau de vie de la population et réduit la pauvreté au sein de l’UE et à travers le monde. »

L’extrême droite et ses contradictions

Au même titre qu’ils cherchent à récupérer le mouvement des agriculteurs, le Rassemblement national et son président Jordan Bardella tentent de s’approprier depuis deux semaines l’expression d’« exception agriculturelle ». En l’adossant à leurs mots usuels, du « patriotisme économique » à la « défense de cette part inestimable de notre identité française ». Mais le RN est bourré de contradictions. Marine Le Pen et son parti veulent par exemple « un moratoire sur les accords de libre-échange », ce qui n’empêche pas leurs partenaires européens du groupe Identité et Démocratie d’avoir majoritairement voté pour les traités avec la Nouvelle-Zélande, le Chili ou encore le Ceta. Surtout, son « exception agriculturelle » passerait par une « nationalisation de la politique agricole commune ». Qui peut avoir deux issues.

Première option : sortir de la PAC, comme le proposait Marine Le Pen en 2017 et l’a suggéré Jordan Bardella le 20 janvier avant de se rétracter. « Ce serait priver les agriculteurs français des aides de l’Union européenne, je ne sais pas comment ils feraient sans », avait alors réagi le secrétaire national du PCF, Fabien Roussel. Deuxième option : « Prendre la main sur les aides de la PAC pour mieux les redistribuer », détaille le programme du RN.

Une grande hypocrisie, quand on sait que tous ses eurodéputés ont voté contre le plafonnement des aides qui auraient permis une meilleure répartition, avant de voter pour le texte de la PAC 2023-2027. « Jordan Bardella et les autres ont validé ce système qui fait que 80 % des subventions vont aux plus gros exploitants, sans par ailleurs de prix garantis pour les paysans et sans encadrement des marges de la grande distribution », détaille l’eurodéputée FI Manon Aubry.

Là où le Rassemblement national est constant, en revanche, c’est sur son attaque démagogique de « l’idéologie de l’écologie punitive » et de la « tyrannie des ONG », que Jordan Bardella tient pour « responsables » de la situation des paysans français. En clair, l’extrême droite ne veut pas de mesures écologiques tout court, votant contre l’interdiction du glyphosate, la réduction des pesticides, et soutenant sans condition le modèle agricole productiviste.

  mise en ligne le 7 février 2024

Mayotte paralysée par les blocages, et par la haine

Grégoire Mérot sur www.mediapart..fr

Depuis le 22 janvier, Mayotte est paralysée par des barrages routiers érigés aux quatre coins de l’île par des militants antimigrants. Le mouvement se durcit. Au-delà, transpire un sentiment d’abandon de l’État, pris à son jeu de la surenchère xénophobe.

Mamoudzou (Mayotte).– « Nous sommes menacés, quoi que nous fassions. On retrouve ici ce qu’on a fui. » Vendredi 26 janvier au matin, alors que les trombes d’eau ont enfin cessé de s’abattre sur les bâches bleues du camp de migrant·es installé dans l’enceinte du stade de Cavani, à Mamoudzou, un petit groupe d’hommes et de femmes tient forum. Et racontent. Ils viennent de l’Afrique des Grand Lacs, là où, sous différents uniformes, les soldats se livrent aux mêmes horreurs, violent, pillent, tuent, sans cesse. Il fallait fuir, à tout prix, traverser l’Ouganda puis la Tanzanie. Et de là, embarquer.

« On ne savait pas trop où on allait. Mayotte, on n’en avait jamais entendu parler », explique un père de famille. Beaucoup sont morts en mer. Puis une lueur d’espoir : « la France ». La paix, la sécurité, enfin ? « Non, rétorque le papa. Depuis que nous sommes ici, la situation que nous vivons est inhumaine. » 

D’abord, l’État n’assure pas son obligation d’héberger les demandeurs et demandeuses d’asile à Mayotte : faute de place, expliquent ses représentants depuis 2019 et l’apparition des premiers campements de ressortissant·es africain·es sur l’île. Le système dérogatoire étant la norme à Mayotte, principalement en termes d’aides sociales et d’accueil, les demandeurs et demandeuses d’asile ne bénéficient que de 30 euros par mois, sous forme de bons d’achat.

« Avec ça, c’est vraiment impossible de survivre ici », commente un demandeur d’asile entouré de ses compagnons d’infortune. Ils acquiescent. Alors, pour survivre, face à la misère cette fois, « les Africains », comme les désigne la population, se regroupent pour partager les fruits de la débrouille quotidienne et les dons de « quelques bons samaritains » : « Ils se cachent car ils ont peur, mais il y en a quand même. » 

Fin 2023, lassé des nuits à subir les rackets et les agressions de bandes dans sa rue-dortoir, un groupe de demandeurs d’asile investit un monticule en friche dans le périmètre du stade de Cavani. Le mur d’enceinte devait leur apporter un peu de la protection tant recherchée, introuvable au pied des locaux de l’association Solidarité Mayotte – la Spada (Structure du premier accueil des demandeurs d’asile) locale –, débordée par les demandes de quelque 2 000 nouveaux arrivants et arrivantes du continent en 2023.

Très vite, l’installation suscite l’indignation d’un côté, l’imitation de l’autre. Et alors qu’en décembre, le maire de Mamoudzou invite ses agent·es à manifester quotidiennement contre la présence des demandeurs et demandeuses d’asile, les tentes bricolées se multiplient le long du mur. De son côté, le conseil départemental, propriétaire des lieux, forme un recours en référé pour demander l’expulsion des occupant·es. Le juge administratif le déboute le 26 décembre, considérant que le caractère d’urgence n’avait pas été démontré. La préfecture, elle, se mure dans le silence. Les « collectifs » entrent alors en scène.

« Les collectifs » mènent la danse

Depuis 2018 et le dernier grand mouvement social qui a paralysé l’île pendant deux mois, ces groupes d’habitant·es plus ou moins structurés, comme le Collectif des citoyens de Mayotte 2018 ou le Comité de défense des intérêts de Mayotte, sont devenus des acteurs incontournables de la vie politique locale. Ne cachant rien de leur xénophobie, ils accueillent Marine Le Pen en 2021 devant les locaux de la Cimade, association qu’ils assiègent car fautive, selon eux, d’aider les étrangers et étrangères au détriment des Mahorais·es. La structure, si elle n’a pas officiellement mis la clef sous la porte, n’opère plus sur le territoire. 

Depuis, les différents représentants de l’État, et spécialement Gérald Darmanin, leur prêtent une oreille des plus attentives. Caution populaire de l’opération Wuambushu, les collectifs ont le champ libre pour bloquer l’hôpital et les dispensaires – accusés eux aussi de favoriser l’immigration clandestine – en mai 2023. Les forces de l’ordre ont pour instruction de ne pas intervenir, comme elles ont celle de ne pas débloquer le service des étrangers de la préfecture, lui aussi (toujours) verrouillé par les militant·es, ce qui empêche l’émission de titres de séjour. De quoi, pour l’État, faciliter les expulsions et assurer le quota annuel de 25 000 personnes reconduites. Un jeu trouble qui ne pouvait que mal finir.

Ils m’ont dit : “Rentre dans ton pays, on n’a pas besoin de toi” Un médecin métropolitain bloqué par un barrage

Début janvier, les « collectifs » rejoignent ainsi le groupe de riverain·es installé aux abords du stade de Cavani pour réclamer son évacuation. Depuis, « on nous menace, on nous insulte tout le temps, on nous empêche de circuler », témoigne un réfugié. Haine et discrimination deviennent la règle, alors que les habitant·es du camp s’abreuvent dans une rivière saumâtre : « Pendant les distributions d’eau qu’il y avait pour tout le quartier aux abords du stade, quand les membres des collectifs voyaient un Africain, ils demandaient à arrêter la distribution et tout le monde s’exécutait », illustre Daniel Gros, délégué local de la Ligue des droits de l’homme (LDH). Sa présence quotidienne aux côtés des réfugié·es et demandeurs et demandeuses d’asile du stade lui vaut un lot journalier de menaces et d’intimidations.

Mi-janvier, c’est l’explosion quand un groupe de ressortissants somaliens débarqués le jour même sur l’île tente de rejoindre le campement. Riverain·es et collectifs veulent les en empêcher physiquement. Pour la seule soirée du 14 janvier, 17 migrants sont blessés, selon Mayotte la 1ère. Des batailles rangées se font jour, plongeant riverain·es et réfugié·es dans un quotidien fait d’explosions, de gaz lacrymogène, de pluie de pierres et d’incendies.

« Il va y avoir des morts », assure un père de famille demandeur d’asile. « Si l’État ne prend pas vraiment les choses en main, ça va être une catastrophe », poursuit celui qui n’envoie plus ses enfants à l’école, car « c’est trop dangereux, ils sont harcelés tout le temps ». 

Darmanin reprend Le Pen

Le 17 janvier, l’État, par l’entremise de son ministre de l’intérieur et des outre-mer, prend enfin la parole. « Ils ont raison [ceux qui demandent le démantèlement du camp – ndlr] », indique-t-il. « Non, il n’y a pas de faillite de l’État, il y a des associations qui aident ces personnes à venir », poursuit alors Gérald Darmanin. Marine Le Pen a été condamnée en diffamation pour des propos similaires tenus à l’endroit de La Cimade-Mayotte.

« C’est un fantasme local bien ancré, pourtant il n’y a plus aucune association qui vient en aide aux étrangers. La seule qui existe, c’est Solidarité Mayotte, et elle opère pour le compte de l’État », rappelle Daniel Gros, de la LDH. 

Qu’importe, voilà les collectifs soutenus dans leur analyse. Leur mobilisation s’intensifie. Lundi 22 janvier, les premiers barrages se font jour pour réclamer le démantèlement effectif du camp. Le préfet Thierry Suquet confirme dans la foulée le début des opérations dans les jours qui suivent.

Pas de quoi faire lever les barrages qui, au contraire, essaiment aux quatre coins de l’île, avec, à chaque fois, des arbres coupés au milieu de la chaussée, des poubelles, palettes ou autres gazinières, un coin cuisine, le tout tenu par quelques militant·es, principalement des femmes, dans une ambiance festive mais déterminée. Personne ne passe. Même le personnel soignant reste souvent bloqué.

« Ils m’ont dit : “Rentre dans ton pays, on n’a pas besoin de toi” », raconte un médecin métropolitain qui tentait de rejoindre son dispensaire. Le système de soins est pourtant déjà très fragile. « À la maternité, on a fait dix accouchements en trois jours, alors qu’on fait normalement le triple. Ça veut dire qu’il y a eu une vingtaine d’accouchements à domicile dont on n’a même pas encore entendu parler... Ce qu’il se passe est hallucinant », explique-t-il. 

La traque aux réfugiés

Jeudi 25 janvier, l’opération menée par la préfecture au stade de Cavani commence au petit matin. Sous les huées et les insultes de la population locale, 77 personnes sont exfiltrées pour regagner un hébergement d’urgence. « C’était affreux, les gens nous filmaient, filmaient nos plaques et nos voitures pour savoir où on allait », témoigne une salariée chargée de conduire des familles de réfugié·es.

Dans les villages et les barrages, les rumeurs et la folie xénophobe s’emparent de certains esprits chauffés à blanc. Partout, les réfugié·es sont pisté·es, traqué·es. Des maisons d’« ennemis de Mayotte » sont présentées à la vindicte comme hébergeant des « Africains ». Même les ambulances sont fouillées par les barragistes pour s’assurer qu’elles ne transportent pas des réfugié·es. L’idée que « les Africains » s’installent dans les villages leur est insupportable. Et ne fait que renforcer le mouvement.

« Pour beaucoup d’entre nous, c’est la même chose, ce qu’il se passe ici, que ce qu’on a voulu fuir, témoigne le père de famille qui vit encore au stade avec ses deux enfants. Même si on nous donne un hébergement, on est pris au piège parce qu’on ne pourra pas en sortir, ils savent où on est. » Il dit aussi que celles et ceux qui avaient réussi à louer un petit banga (case en tôle) se font mettre à la porte car les propriétaires ont peur.

« Nous demandons à la population de comprendre que nous sommes tous des humains, nous voulons juste la paix. La xénophobie ne leur amènera rien de bon », poursuit un voisin de campement.

La supplique de la préfecture

Vendredi, le préfet demande aux collectifs d’appeler à la levée des barrages. Dans un communiqué, il leur demande de ne pas faire revivre 2018, alors que « de lourdes conséquences sur le fonctionnement de l’île » se font déjà sentir. La gravité des actions entreprises est pour une fois pointée, à l’instar des fouilles d’ambulances. 

Les collectifs refusent. Pris au piège de la frange radicale longtemps choyée, le représentant de l’État appelle désormais « la majorité silencieuse » à la rescousse. Reste à voir qui volera au secours de l’État, jusqu’alors incapable d’assurer la sécurité des habitant·es de l’île, qui subissent chaque jour une violence inouïe et des services publics déficients. De graves carences et un sentiment d’abandon qui, pour beaucoup d’habitant·es, légitiment une forme de révolte.

Samedi matin, alors que les barrages sont toujours en place, les blindés de la gendarmerie ont fait le tour de l’île pour dégager les axes routiers. Mais dans plusieurs localités, les routes sont à nouveau barrées sitôt la caravane militaire passée. « Ce n’est pas fini », préviennent les collectifs, sur un ton guerrier. 


 


 

À Mayotte, l’école, ses élèves,  ses enseignants,
pris en étau dans les violences

Grégoire Mérot sur www.mediapart.fr

Alors que les moins de 20 ans représentent 55 % de la population de l’île, aucun plan pour la jeunesse ne se profile, laissant chaque jour la violence et l’errance gagner du terrain. Dernier rempart à un abandon généralisé, l’école tente de faire face mais se retrouve elle-même bien isolée.

Mamoudzou (Mayotte).– Deux mois après la visite express d’Élisabeth Borne, alors première ministre, rien n’a changé ou presque à Mayotte. « C’est encore pire », dit-on même du côté de Koungou, où les conflits entre quartiers font plus que jamais rage. Le 24 janvier, le collège était pris d’assaut par une cinquantaine de jeunes. Partout, les droits de retrait fleurissent en même temps que les violences explosent aux abords des établissements scolaires.

« École en sous-France », disait une pancarte rouge sang, érigée le 8 décembre, jour de la visite d’Élisabeth Borne devant le collège de Passamainty, un « village » de Mamoudzou. Autour, bloquant l’accès à l’établissement, professeur·es et élèves voulaient se faire entendre : le mal-être partagé entre générations a son mot : l’insécurité.

Tous et toutes évoquent alors les pluies de pierres quotidiennes, les coups de machette, de couteau, de ciseaux, la panique générale puis les sirènes, les détonations en salves fournies. Car à Mayotte, principalement autour de Mamoudzou, les affrontements entre bandes ou avec les forces de l’ordre rythment la vie et charrient leurs lots de dommages collatéraux. Sur le maigre réseau routier, les bus scolaires sont pris pour cible au petit matin. Le soir venu, au tour des automobilistes et des motards de recevoir cailloux et fers à béton pour être mieux rançonnés.

« On vit dans la peur, on a peur pour nous, pour nos élèves, parce que l’on sait qu’à un moment, dans la journée, ça va péter. La question n’est plus de savoir si ça va péter mais quand. Ce ne sont ni des conditions de vie, ni des conditions d’enseignement acceptables quand on est censés être dans un département français », dénonce une enseignante du collège du Koungou, commune au nord de Mamoudzou. Autour de la professeure de sport, une équipe de collègues en T-shirts rouges, toujours. Ce jour-là, ils auront enfourché leur deux-roues à chaque déplacement de la cheffe du gouvernement dans l’espoir d’un échange, aussi bref soit-il, avant que 8 000 kilomètres ne les privent encore de cette occasion. En vain.

Pour ajouter à la déconvenue, au terme de la visite au pas de course – cela faisait huit ans qu’un premier ministre ne s’était pas rendu sur le territoire –, cette annonce : l’État prendra à sa charge le coût du blindage des vitres des bus scolaires. « C’est désespérant, réagit une infirmière scolaire. Quand on voit la souffrance de nos gamins au quotidien, on se sent vraiment abandonnés. »

Dans le même temps, une partie de la population a érigé des barrages aux quatre coins de l’île, initialement pour exiger le démantèlement d’un camp de réfugié·es et de demandeurs et demandeuses d’asile, avant de faire muter le mouvement en une protestation plus large contre l’insécurité et l’immigration clandestine. Un glissement qui, en ces temps violents qui secouent l’île, permet aux militant·es de s’attirer quelques soutiens supplémentaires. À l’instar de plusieurs équipes pédagogiques.

Rebondissant sur les prises de position effectuées par la base, le syndicat CGT Éduc’action prend à son tour la parole dans un communiqué commun diffusé début février avec la CGT Protection judiciaire de la jeunesse. Les deux branches locales expriment ainsi « leur solidarité envers tous ceux et celles qui se mobilisent pour défendre nos droits afin que Mayotte puisse enfin vivre dignement et sereinement ».

Mais les syndicats alertent : « En ces jours difficiles, il nous paraît vital de ne pas se laisser berner par celles et ceux qui tenteraient d’opposer les différentes franges de la société mahoraise en ciblant des boucs émissaires. »

Il manque une véritable politique jeunesse, c’est pourtant essentiel. Jacques Mikulovic, recteur de Mayotte

Illustrant cette mise en garde, la manifestation du mardi 6 février, organisée par « Les Forces vives », la nouvelle bannière des différents collectifs locaux mobilisés contre l’immigration et l’insécurité, a été émaillée d’incidents au tribunal judiciaire de Mamoudzou, dont les manifestants accusent les magistrats de laxisme envers les délinquants. Puis elle s’est soldée par le cadenassage et le siège des locaux de deux associations à caractère social, accusées de favoriser l’immigration clandestine.

De manière générale, toute structure qui œuvre sans distinction de nationalité est perçue comme favorisant un « appel d’air » migratoire. Et sur un territoire où la moitié de la population est étrangère, c’est avant tout là que le bât blesse, selon nombre de professeur·es. « Le problème, c’est qu’en dehors de l’école, il n’y a plus aucun accompagnement pour énormément d’enfants, ne serait-ce que pour les besoins les plus primaires comme manger ou se soigner. Si l’on devait faire des “informations préoccupantes” auprès des services de l’aide sociale à l’enfance sur les mêmes standards qu’en métropole, on ne ferait que ça. Mais c’est impossible, car on sait qu’il ne se passe rien derrière », déplore une infirmière scolaire qui, accompagnée d’une collègue, a « l’impression de pallier à travers l’école tout ce que le reste de la société devrait faire, sans en avoir les moyens ».

Et les deux infirmières d’exposer leur quotidien, avec majoritairement « des élèves dont les parents ont été expulsés » – en moyenne, 25 000 personnes par an sont expulsées du territoire. Des enfants aux mères seules et sans revenu, et pléthore de jeunes confiés à des adultes peu regardants. « Ils font parfois l’objet de suivi par des éducateurs spécialisés mais qui sont eux-mêmes complètement débordés et ne sont pas en mesure de répondre aux besoins. » Des moyens qui manquent de toutes parts, comme les perspectives : près de la moitié des lycéen·nes sort de l’école sans papiers ni avenir. De quoi décourager nombre d’élèves en amont, qui viennent gonfler les rangs des quelques 10 000 mineur·es non scolarisé·es de l’île.

Quant aux situations moins critiques, « on constate que l’immense majorité des élèves n’ont rien à faire quand ils sortent de l’école, ils sont très demandeurs mais il n’y a quasiment aucune activité à leur proposer. Alors, forcément, ils traînent et pour beaucoup, c’est le début d’un engrenage sans fin », explique l’équipe du collège de Koungou.

« Il manque une véritable politique jeunesse, c’est pourtant essentiel », abonde le recteur de Mayotte, Jacques Mikulovic. Reste à convaincre les élus locaux de la mettre sur pied, puis en œuvre. « C’est compliqué, souffle le recteur. Nos partenaires ont tendance à se tourner vers l’État sur ces questions. Il y a des choses qui se passent avec des associations, avec quelques maires qui embrayent mais c’est encore embryonnaire et l’opinion politique locale ne va pas dans ce sens-là », explique-t-il, craignant que le mouvement social en cours ne remette encore les compteurs à zéro.

Reste que pour la CGT Éduc’action, « le principal fautif est bien l’État, incapable d’assurer ses missions sur le territoire ». État auquel le syndicat demande de « concevoir une vraie politique qui ne se limite pas à l’envoi des forces de l’ordre à Mayotte, mais [procède] à des investissements massifs dans tous les services publics ».

  mise en ligne le 7 février 2024

Gaza.
« On ampute des enfants sans anesthésie.
C’est ça la réalité 
»

par Sarra Grira sur https://orientxxi.info/

Au moment où le président français Emmanuel Macron décide de rendre hommage aux victimes franco-israéliennes des attaques du 7-Octobre perpétrées par les Brigades Ezeddine Al-Qassam, les Palestinien·nes de Gaza comme ceux et celles de Cisjordanie continuent à être tué·es et déplacé·es dans l’indifférence totale de la plupart des gouvernements occidentaux. Le « risque de génocide » contre lequel s’est prononcé la Cour internationale de justice le 26 janvier a été rapidement balayé par les accusations non vérifiées portées par Israël contre l’UNRWA. Et le massacre qui se poursuit ne figure même plus dans les principaux titres de la presse française. Dans ce contexte, nous avons choisi de donner la parole à Jean-François Corty, médecin et vice-président de Médecins du monde, qui compte une équipe dans la bande de Gaza. Il raconte la médecine de guerre dans ses pires conditions, mais également les risques de mort à moyen et long terme pour une population de presque deux millions de déplacé·es. Propos recueillis par Sarra Grira.

Jean-François Corty est médecin, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), vice-président de Médecins du Monde.

Il faut d’abord comprendre une chose : il est difficile pour les autorités sanitaires d’avoir des données précises sur les mortalités, les blessés, mais aussi concernant les infrastructures. Les moyens de communication ne marchent pas tous les jours, et les gens meurent au quotidien. Les chiffres des décès sont sous-estimés car ils ne tiennent pas compte des personnes restées sous les décombres, ni de tous ceux qui n’ont pas pu être pris en charge d’un point de vue médical.

Cela fait pas mal de temps que la plupart des hôpitaux sont totalement ou partiellement non fonctionnels. Beaucoup sont devenus des morgues. Et pour les établissements qu’on estime encore fonctionnels, il faut s’entendre sur le sens de ce mot : on parle d’hôpitaux qui tournent à 300 %, surchargés de malades, de blessés et de familles qui sont là pour les accompagner, ou de personnes venues tout simplement y trouver refuge. Mais tant que les blessés peuvent encore y être reçus, on estime que l’hôpital est plus ou moins fonctionnel. Les services font de la médecine de guerre, toutefois sans avoir les médicaments nécessaires, tels que les antalgiques, les antibiotiques ou les anesthésiants, sans parler du manque de fuel - et donc d’électricité1. La médecine de guerre, cela veut dire : faire du tri, choisir des patients qu’on estime pouvoir sauver par des gestes simples. On ne va pas s’engager sur de la chirurgie longue pour sauver la vie de quelqu’un, alors que cela pourrait être possible dans un autre contexte. Vu le type d’armes utilisées dans une zone aussi petite et dense en population, on se retrouve souvent devant des blessures graves qui nécessitent des amputations. Si l’on disposait d’un plateau technique plus poussé, comme il en existe chez nous, en Égypte ou dans n’importe quel pays doté d’installations médicales importantes, on aurait recours à la chirurgie pour essayer de récupérer le membre. Cependant à Gaza, cette option n’est pas envisageable. On ampute des enfants sans anesthésie. C’est ça la réalité.

L’offre de soin est donc extrêmement diminuée. En plus des morts causés par les bombardements, il y a ceux qui meurent parce que leur maladie n’a pas pu être prise en charge, et ça ce n’est ni facilement détectable, ni dénombrable. En France, si vous avez un infarctus, vous appelez le SAMU qui arrive en quelques minutes. Si cela vous arrive à Gaza, vous allez mourir chez vous et on ne le saura pas forcément. De même pour toutes les maladies chroniques, comme le diabète décompensé, l’asthme, les problèmes thyroïdiens, etc. La plupart des personnes atteintes vont mourir chez elles sans comptabilisation épidémiologique. Sans parler de la médecine préventive pour la cancérologie ou la gynécologie. Tous les diagnostics préventifs ont volé en éclats. La perte de chance de survie va donc se poursuivre dans les semaines et les mois à venir.

Soigner « là où on ne risque pas de se faire sniper »

On meurt donc sous les bombes, mais aussi d’infections et de complications, par manque de traitement, et dans la douleur. Les brûlures et les blessures, dues principalement à l’écrasement de membres sous des bâtiments, ne peuvent pas être prises en charge faute de moyens. Il y a une perte de chance car les blessures s’infectent facilement et il n’y a pas d’antibiotiques. Sur les 66 700 blessés, beaucoup vont mourir, car la réponse médicale est largement en-deçà des besoins.

Nos collègues sur place nous le disent : il y a tellement de blessés qui arrivent en même temps qu’on fait les amputations à même le sol, dans le hall d’entrée, ou tout simplement là où le bâtiment de l’hôpital n’est pas détruit et où l’on ne risque pas de se faire sniper. On est donc en dehors de tous les standards d’asepsie et d’hygiène classique. Sans oublier le fait que le système de santé est visé en tant que tel, et que les hôpitaux ont été délibérément attaqués et bombardés par l’armée. C’est donc chaque maillon de la chaîne de ce dispositif qui est défaillant.

Une des particularités de ce contexte, c’est aussi le nombre d’enfants blessés, probablement handicapés à vie s’ils survivent, et qui ont perdu toute leur famille dans les bombardements. Cela pose des questions sur leur devenir. Je ne parle pas en termes de « radicalisation », mais en termes social, médical, d’accompagnement, de projet de vie… La proportion de ces enfants parmi les blessés est très importante à Gaza, comparativement à d’autres contextes de guerre.

L’aide est là, mais elle est bloquée

Sous blocus depuis 17 ans, la bande de Gaza dépendait déjà de l’aide extérieure à 90 %. Depuis le 7 octobre, Israël a accentué ce blocus. Aujourd’hui, rien ne rentre, ou alors de manière très éparse. Médecins du monde (MDM), comme d’autres organisations, a prépositionné du matériel côté israélien et côté égyptien. Tout notre stock se trouve là-bas. C’est la même chose pour le Croissant-Rouge. Kerem Shalom2 devait être un lieu de passage, finalement c’est devenu une zone de combat militaire. La question n’est pas de mobiliser de l’aide : elle est là, prête à rentrer. Mais les conditions de sécurité pour la faire distribuer sans que les aidants meurent sous les bombes sont inexistantes. Les Israéliens ne laissent pas entrer les camions en nombre, en plus de procéder à des fouilles. Il faut négocier longtemps par exemple pour faire entrer un peu de fuel. Il faudrait six à dix fois plus que la moyenne quotidienne actuelle de véhicules entrants pour subvenir aux besoins de la population.

Aujourd’hui, nous avons 14 collègues de MDM encore sur place, tous des Palestiniens. Un collègue a été tué début novembre3, et quatre autres, qui sont binationaux, ont été évacués. Nos collègues sur place sont tous formés à la médecine d’urgence, ils travaillent depuis plusieurs années avec MDM. Notre équipe vit dans les mêmes conditions que le reste de la population. Très vite, ces membres sont aussi devenus une cible. Et comme la plupart des Gazaouis, un grand nombre a été contraint de partir vers le sud. Certains n’ont cependant pas pu bouger parce qu’ils avaient des parents malades.

Depuis qu’ils sont dans le sud, certains collègues dorment dans leurs voitures, d’autres ont pu trouver un point de chute à 25 dans un petit appartement, le tout dans des zones censées être sécurisées et hors combat. Une fois qu’elle a répondu à ses besoins vitaux, notre équipe a essayé de s’organiser à nouveau pour reconstituer des équipes de soin mobiles. Ils ont pu retrouver un lieu pour en faire un bureau. Mais depuis l’offensive de l’armée israélienne dans le sud, leur secteur n’est plus sécurisé, et les bombardements intenses reprennent à côté de leur bureau et de leurs lieux de vie. Nos équipes doivent à nouveau bouger, sans aucune perspective : le nord est totalement détruit et le sud vers Rafah, totalement bloqué.

Le déplacement de la population, un risque supplémentaire de mortalité

Dans ces conditions de déplacement forcé de population, des épidémies ont été rapidement identifiées en lien avec l’eau non potable, saumâtre ou mal filtrée, telles que l’hépatite A ou la gastroentérite. Il y a des endroits où les gens disposent à peine d’un ou deux litres d’eau par jour et par personne pour tous les usages (boire, se laver, cuisiner…), alors que le standard minimum est de 20 litres par jour.

D’autres maladies sont dues à la vie dans la précarité, comme les infections respiratoires. Encore une fois, ces épidémies ne seraient pas graves dans un système de santé classique, mais elles le sont dans un système à plat, où vous avez des enfants et des nourrissons qui ne mangent pas à leur faim, qui ont donc des défenses immunitaires diminuées et ne peuvent pas répondre à ce genre d’agressions virales ou bactériennes. Le déplacement de la population ajoute par conséquent au risque de mortalité. Un des aspects caractéristiques de la situation à Gaza est que la grande majorité des Gazaouis, qui vivent « emprisonnés », n’ont pas pu faire de stock ni anticiper les événements. Ils n’ont rien. Ce sont des « sans domicile fixe » baladés au gré des bombardements, et ils consacrent chaque jour le plus gros de leur temps à essayer de trouver à manger et à boire, voire à se soigner. On oscille en permanence entre les temps d’accalmie où l’on arrive à se poser un peu - pour les équipes de MDM à se restructurer - et le temps de la survie.

Enfin, toutes les personnes qui vivent à Gaza sont sous pression. C’est la peur de la mort à chaque minute. Toutes les conditions du trouble de stress post-traumatique sont réunies. Nous en parlons avec nos équipes. Normalement, quand le contexte de travail est difficile, nous organisons des débriefings, du soutien psychologique à la demande ou de manière préventive. La santé mentale de nos équipes a toujours été pour nous un enjeu majeur. Mais aujourd’hui, ce suivi est impossible. Nous faisons beaucoup de régulation et de soutien par téléphone. Toutefois, on n’est pas dans une configuration où l’on peut apporter une réponse appropriée. On ne peut ni faire sortir nos équipes, ni faire rentrer ce qu’on veut.

Le problème ce n’est pas l’UNRWA, ce sont les bombes

Dans ce contexte, toute la polémique autour de l’UNRWA (l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) est – excusez-moi le terme – dégueulasse. La Cour internationale de justice s’est prononcée sur un risque de génocide. Cela veut dire que poser la question est légitime. L’enjeu aujourd’hui c’est comment sauver des vies. Malheureusement, la CIJ n’a pas appelé à un cessez-le-feu, cependant elle rappelle qu’il faut tout mettre en œuvre pour éviter l’avènement d’un génocide potentiel. Dans ce cadre, on peut dire que la décision de certains pays occidentaux de ne plus financer l’UNRWA est une manière de ne pas respecter la décision de la CIJ. Et de contribuer à l’agonie des civils.

Les accusations portées contre cette organisation méritent certes une enquête interne. Mais on assiste à une forme de punition collective. Pourquoi toute une institution serait-elle sanctionnée à cause des actes d’un nombre infime de ses employés ? C’est du jamais vu. Les Occidentaux prennent une décision rapide, sur la bonne foi des déclarations d’une seule des parties, alors que parallèlement, les besoins sont immenses. Vu la situation humanitaire et le faible nombre présent sur le terrain - contrairement à des situations de catastrophe naturelle où il y a un embouteillage d’aide humanitaire –, vu l’incapacité des organisations à être opérationnelles, c’est de l’UNRWA que dépend la survie de 2 millions de personnes. Cette institution onusienne est un acteur local incontournable, avec le Croissant-Rouge palestinien, puisqu’elle investit dans la distribution de nourriture, d’eau potable et dans l’hébergement. Elle contribue à l’amélioration des conditions de vie qui ont un impact direct sur la santé.

On assiste à un nouveau cas de figure de deux poids deux mesures dans le traitement des atrocités. Des pays occidentaux sont prompts à réagir à ces accusations, mais pas aux bombardements et au blocus qui engendre cette situation à Gaza. C’est vraiment ignoble. En mettant en suspens le financement de l’UNRWA, on joue le jeu des Israéliens qui, depuis le début, ont cherché à détruire cette institution. Tout ce qui peut concourir à améliorer le sort des Palestiniens est ciblé dans le contexte actuel. Le problème ce n’est pas l’UNRWA, ce sont les bombes et le blocus. Dire le contraire, c’est inverser la figure victimaire.

 

mise en ligne le 6 février 2024

Allocation de solidarité spécifique : comment
le gouvernement va plonger les chômeurs
dans la pauvreté

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

En s’attaquant à l’allocation de solidarité spécifique, le filet de sécurité destiné aux chômeurs en fin de droits, pour la remplacer par le revenu de solidarité active, l’exécutif poursuit sa politique délibérée de précarisation des chômeurs et de démantèlement de l’assurance-chômage. Leur horizon : le contre-modèle allemand.

On peut reprocher beaucoup de choses à Emmanuel Macron, mais pas de manquer de constance : après avoir entamé son premier quinquennat en expliquant aux chômeurs qu’ils n’avaient qu’à « traverser la rue » pour retrouver du boulot et poursuivi en menant les réformes les plus régressives de l’histoire de l’assurance-chômage, le voici qui relance son second mandat en rouvrant le chantier de démolition.

Lors de son discours de politique générale du 30 janvier, le premier ministre Gabriel Attal a annoncé qu’il comptait supprimer l’allocation de solidarité spécifique (ASS), filet de sécurité destiné aux chômeurs en fin de droits, pour la remplacer par le revenu de solidarité active (RSA).

Vu de loin, cette mesure peut paraître purement technique. Il n’en est rien : les quelques phrases prononcées à l’Assemblée nationale par le premier ministre, assorties du couplet de rigueur sur la nécessité de « chercher un modèle social plus efficace et moins coûteux », ont dû faire trembler environ 322 000 personnes.

L’allocation de solidarité spécifique, c’est 18 euros par jour, soit environ 540 euros par mois

Selon les derniers chiffres de la Drees (le service statistique ministériel), datant de fin 2022, c’est le nombre de bénéficiaires de l’ASS, une allocation créée en 1984 et destinée à des privés d’emploi ayant épuisé leurs droits au régime d’assurance-chômage (dix-huit mois d’indemnisation au maximum pour les moins de 53 ans). Le montant de l’ASS n’a rien de somptuaire : 18 euros par jour, soit environ 540 euros par mois ; 58 % des bénéficiaires ont 50 ans et plus. « Les chômeurs de longue durée qui perçoivent l’ASS sont souvent des seniors, confirme la sociologue Claire Vivès. Le gouvernement part d’un problème réel (le chômage des plus de 50 ans), mais rend les personnes qui le subissent responsables de leur situation, plutôt que de remettre en cause, par exemple, le comportement des employeurs. »

Le basculement programmé de ces personnes au RSA risque de faire des dégâts pour au moins deux raisons. La première, c’est que les personnes à l’ASS cotisent automatiquement pour leur retraite, contrairement aux bénéficiaires du RSA. La seconde, c’est qu’il est plus facile pour une personne en couple de percevoir l’ASS, même si son conjoint travaille. Pour le dire autrement, un chômeur vivant avec une personne payée au Smic peut toucher l’ASS, mais n’aura pas le droit au RSA si l’ASS vient à être supprimée. Selon les calculs de l’économiste Michaël Zemmour, la décision de Gabriel Attal pourrait faire perdre entre 100 et 150 euros par mois à un ménage dont un des conjoints travaille au Smic, soit 5 à 10 % de ses revenus.

Au fond, cette décision s’inscrit dans le droit-fil de la politique macroniste de démantèlement de l’assurance-chômage menée tambour battant depuis 2017. Cette politique s’appuie à la fois sur un présupposé idéologique (le mythe du chômage « volontaire » ), un objectif financier de réduction de la dépense publique et un mot d’ordre implicite, selon lequel un travailleur précaire vaut mieux qu’un chômeur indemnisé. « Il s’agit de rendre la situation des salariés plus enviable que celles des chômeurs, mais sans augmenter les salariés, résume la sociologue Claire Vivès. Ce qui revient en fait à dégrader les conditions de vie des chômeurs, tout en mobilisant un discours glorifiant la dignité du travail. »

« Mais qu’est-ce que les chômeurs ont fait à Macron ? »

Dans l’histoire de la Ve République, aucun pouvoir ne s’était attaqué à l’assurance-chômage avec un tel systématisme. Les gouvernements macronistes ont joué sur tous les paramètres : dégressivité des allocations pour les cadres (entrée en vigueur en juillet 2021) ; modification du calcul de l’allocation (octobre 2021) ; durcissement des conditions d’accès (décembre 2021) ; réduction de 25 % de la durée maximale d’indemnisation pour les nouveaux inscrits (février 2023). Avec un double objectif : faire baisser le nombre d’inscrits et réaliser des économies.

La dernière réforme, entrée en vigueur en février 2023, va faire « économiser » 4,5 milliards d’euros par an à l’assurance-chômage. Selon les estimations de l’Unédic, le nombre d’allocataires indemnisés chuterait mécaniquement de 12 % à horizon 2027, soit environ 300 000 personnes en moins. Sans indemnités, des milliers de chômeurs seront poussés à accepter n’importe quel boulot, ce qui n’est peut-être pas pour déplaire à l’Élysée : après tout, Emmanuel Macron s’est fixé pour objectif d’atteindre le plein-emploi en 2027, mais sans préciser les modalités pour y parvenir.

Le chef de l’État n’a pas l’intention de s’arrêter en si bon chemin. Lors du récent sommet de Davos, il a redit son intention d’ouvrir « un deuxième temps sur la réforme de notre marché du travail en durcissant les règles de l’assurance-chômage ». De quoi susciter une levée de boucliers généralisée parmi les syndicats. « Mais qu’est-ce que les chômeurs ont fait à Macron ? » fait mine de s’interroger la dirigeante de la CFDT, Marylise Léon, tandis que Sophie Binet, son homologue de la CGT, prévient l’Élysée que « si, encore une fois, il s’agit de remettre en cause les droits des travailleurs », ce serait « un casus belli ».

Emmanuel Macron a souvent vanté les mérites de la « flexisécurité » danoise, mais le « modèle » allemand l’inspire au moins autant. C’est probablement un hasard, mais Gabriel Attal a annoncé le prochain tour de vis en moquant « le droit à la paresse » devant les députés : c’est en dénonçant ce même « droit à la paresse » que le chancelier Gerhard Schröder préparait les esprits, dès 2001, aux réformes du marché du travail. En 2005, la loi Hartz IV (du nom de l’ex- DRH, Peter Hartz) prévoit que les chômeurs ne seront plus indemnisés que pendant douze mois (contre trente-six mois au maximum auparavant), pour basculer ensuite sur une indemnité forfaitaire très faible. Par ailleurs, les contrôles sont durcis.

Il est difficile de ne pas percevoir l’écho de cette politique (au moins dans son esprit), dans les récentes mesures macronistes : réduction de la durée d’indemnisation, remplacement de l’ASS par le RSA, renforcement du contrôle des chômeurs. Reste que la comparaison avec l’Allemagne est cruelle. C’est précisément au moment où la France s’engage dans cette voie pied au plancher que le voisin allemand fait prudemment machine arrière : il y a quelques semaines, Hartz IV a été édulcorée par la coalition au pouvoir.

   mise en ligne le 6 février 2024

Pesticides :
le gouvernement veut-il
la peau de l’expertise scientifique de l’Anses ?

Anthony Cortes sur www.humanite.fr

Derrière la mise en pause du plan Ecophyto et son objectif de réduire de moitié l’utilisation de pesticides par le gouvernement, un duel entre l'exécutif et le travail scientifique se joue. L’Anses, autorité indépendante qui a pour mission d'évaluer et autoriser les mises sur le marché est directement visée.

Dans les rangs de l’Anses, l’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, l’annonce a eu l’effet d’une bombe. « C’est une insulte à notre travail, à notre utilité, à la science, peste l’un de ses membres. On veut nous enterrer ». Jeudi 1er février, pour calmer la colère agricole, le Premier ministre, Gabriel Attal, a tranché dans le vif la question des pesticides soulevée notamment par la FNSEA et sa demande de « moratoire » .

Deux annonces. Une mise « en pause » du quatrième plan Ecophyto qui fixait un objectif de réduction de 50 % de l’usage des pesticides d’ici 2030 (par rapport à 2015-2017). Et une volonté affichée d’en finir avec la « surtransposition » des règles européennes en réalignant le calendrier de l’Anses avec celui de l’autorité européenne de sûreté des aliments (EFSA) sur l’autorisation des produits phytosanitaires. « Que l’Anses se prononce sans coordination avec le régulateur européen n’a pas de sens, a-t-il fait savoir. Nous sortirons de cette situation ». Faut-il y voir une volonté de mise au pas de l’Anses, à la manœuvre dans l’objectif et la réalisation de réduction de l’utilisation des pesticides ?

Le dernier épisode de « tentatives de déstabilisation » de l’agence

Depuis 2014, l’Anses est chargée de l’évaluation et des décisions d’autorisation ou de retrait des autorisations de mise sur le marché (AMM) des produits phytosanitaires (en lieu et place du ministère de l’Agriculture). « Si l’Anses a récupéré ces responsabilités, c’est parce que le ministère de l’Agriculture est le siège de tous les lobbies, observe un autre de ses membres qui siège au comité scientifique de l’agence. Avoir une autorité indépendante, c’était le seul moyen de pouvoir avancer sur la question des pesticides et de s’assurer que les décisions seront prises à partir des enjeux de santé publique et de protection de l’environnement. Et non pas des seuls intérêts économiques de l’agro-industrie… Forcément, ça dérange ».

Pour cette source, qui voit en Marc Fesneau un « opportuniste » qui n’entend que « contenter la FNSEA » davantage pour obtenir une « paix politique » que par « idéologie », ces annonces constituent le dernier épisode de « tentatives de déstabilisation » de l’agence et de son pouvoir. Car depuis quelques temps, les bras de fer sont récurrents entre le pouvoir politique et l’autorité scientifique autour de la question des pesticides. Le plus symbolique est à trouver sur la question du S-métolachlore, l’une des substances actives herbicides les plus utilisées en France.

Février 2023, les études menées par l’Anses démontrent que ce produit « contamine » les eaux souterraines. Afin de « préserver la qualité des ressources en eau », l’Anses engage « la procédure de retrait des principaux usages des produits phytopharmaceutiques à base de S-métolachlore », et lève treize autorisations de commercialisation d’herbicides.

« Les méthodes du ministre à notre encontre sont d’une violence inouïe »

Immédiatement, la FNSEA voit rouge. « Cette décision crée des impasses techniques réelles, prive les agriculteurs d’un outil de production essentiel, et met en péril la capacité de l’agriculture française à produire une alimentation sûre, saine et de qualité », s’indigne-t-elle alors. Jusqu’à trouver un allié de poids… Le ministre de l’Agriculture lui-même.

Lors du congrès annuel du syndicat, en mars 2023, Marc Fesneau tient à rassurer tout en se montrant offensif : « Je viens de demander à l’Anses une réévaluation de sa décision sur le S-métolachlore. (…) Je ne serai pas le ministre qui abandonnera des décisions stratégiques pour notre souveraineté alimentaire à la seule appréciation d’une agence ». Un bras de fer qui s’est conclu par une défaite pour le ministre, le S-métolachlore ayant finalement été interdit au niveau européen en ce début d’année. Faut-il y voir le moteur d’une certaine rancœur gouvernementale ?

« Les méthodes du ministre à notre encontre sont d’une violence inouïe, se scandalise un troisième scientifique de l’Anses. Que ce soit sur le S-métolachlore, la phosphine (un insecticide hautement toxique utilisé pour traiter les cargaisons de céréales – NDLR) dont les restrictions d’utilisation ont aussi été contestées par le gouvernement, ou les dernières annonces, nous sommes désignés comme des empêcheurs de tourner en rond alors que nous sommes là pour pousser la robustesse des décisions à partir d’expertises solides, mais aussi pour éclairer le gestionnaire des risques, à savoir le pouvoir politique, dans l’élaboration de réponses de long terme à ces enjeux essentiels… ».

« Gabriel Attal réussit l’exploit, dans une seule déclaration, de mettre en cause nos institutions à plusieurs niveaux »

Des attaques en règle déplorées également dans l’arène politique, en très grande partie à gauche. « Nous avons besoin d’une autorité indépendante, plaide la députée écologiste de la Drôme, Marie Pochon. Ecophyto est un échec terrible : les objectifs n’ont pas été atteints, les dates ont été reculées pour masquer l’échec… Et maintenant on fait tout sauter : objectifs, dates, et même l’Anses ? Alors que toutes les études scientifiques montrent l’impact négatif des pesticides sur la santé humaine et le vivant, c’est un terrible aveu de soumission à l’agro-industrie et un retour en arrière terrible ».

Un avis partagé par Dominique Potier, député socialiste de Meurthe-et-Moselle et rapporteur de la commission d’enquête « sur les causes de l’incapacité de la France à atteindre les objectifs des plans successifs de maîtrise des impacts des produits phytosanitaires », conclue en décembre 2023. « Gabriel Attal réussit l’exploit, dans une seule déclaration, de mettre en cause nos institutions à plusieurs niveaux, constate-t-il. L’autorité scientifique, confiée à l’Anses, tout d’abord. L’autorité judiciaire ensuite, puisqu’un jugement du tribunal administratif de Paris du 29 juin 2023 enjoint le gouvernement à respecter ses trajectoires de baisse de produits phytosanitaires avant le 30 juin 2024. Et enfin les règlements européens qui invitent les Etats membres à prendre cette direction. Viser l’Anses et ses décisions, c’est une décision stupéfiante sur le plan démocratique et scientifique ».

Cette défiance de l’Anses et de son rôle n’apparaît pas uniquement dans les mots du gouvernement. On la retrouve également dans certaines initiatives parlementaires soutenues par la majorité. Le 11 mai 2023, l’Assemblée nationale adopte – avec les voix de LR et du RN- une résolution relative aux « surtranspositions » de directives européennes en matière agricole. Le texte appelle à « conditionner toute interdiction de mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques, qu’elle émane d’une autorité nationale ou européenne, à l’existence de solutions alternatives efficaces ». Même chose au Sénat quelques jours plus tard dans un autre texte : la proposition de loi « Ferme France » de Laurent Duplomb (LR), agriculteur de profession.

Une volonté partagée qui constitue, pour les associations favorables à la diminution de l’utilisation des pesticides, une remise en cause groupée du principe d’autorisation de mise sur le marché fondées sur l’évaluation scientifique, et donc des prérogatives de l’agence. « Nous voilà donc revenus dans une ère dans laquelle le politique, sous pression de la FNSEA, décidera de maintenir sur le marché plusieurs mois ou années de plus des pesticides alors même que l’on saura qu’ils ont des effets inacceptables pour la santé ou l’environnement ? », soupire Générations futures. Pour combien de temps encore l’Anses conservera ses marges de manœuvre ?


 


 

« Nous riverains,
victimes collatérales
de la suspension
du plan Ecophyto »

sur https://basta.media/

« Nous soutenons les paysans qui veulent vivre dignement mais exigeons la fin des pesticides qui les font mourir ainsi que nos enfants », défendent des associations de victimes des pesticides après la suspension annoncée du plan Ecophyto.

Nous, riverains d’exploitations agro-industrielles, soutenons les paysans qui se sont battus pour changer en profondeur un modèle agricole insoutenable et qui ont subi la pression des forces de l’ordre pour mettre fin à leur résistance, dès que la FNSEA a obtenu ce qu’elle désirait. Plutôt que d’accompagner la transition vers un modèle agroécologique seul à même de répondre aux enjeux climatiques et sanitaires, le gouvernement se plie aux appels de la frange financiarisée et écocide du secteur agricole.

Le constat est sans appel  : les marges des petits producteurs ne cessent de s’éroder tandis que les bénéfices du complexe agro-industriel explosent. Aujourd’hui, environ 20% des agriculteurs vivent sous le seuil de pauvreté. A l’inverse, entre les premiers trimestres 2022 et 2023, les profits bruts de l’industrie agro-alimentaire ont plus que doublé, passant de 3,1 milliards d’euros à 7 milliards. Le modèle actuel d’intégration au profit des firmes agrochimiques et agroalimentaires enferme la majorité des agriculteurs dans une logique productiviste mortifère, avec des conséquences terribles sur les plans sanitaire et écologique. 

L’agriculture intensive entraîne une dégradation des écosystèmes et a un impact négatif important sur de nombreuses espèces animales et végétales. Cet effondrement du vivant est une menace pour la pérennité du secteur agricole lui-même. Les paysans qui produisent pour le marché local en agriculture biologique reçoivent moins de subventions que les grands céréaliers qui exploitent plusieurs centaines d’hectares en utilisant quantités d’intrants chimiques aux effets mal mesurés, et dont une partie est destinée à l’exportation.

« Nos enfants sont les plus vulnérables »

Nous, riverains, vivants des campagnes, voulons que chaque agriculteur et agricultrice puisse vivre dignement de son travail tout en garantissant la protection de la biodiversité et de la santé de tous. Que nous ne courrions plus le risque, lorsque nous sortons dans nos jardins, que nous buvons notre eau ou que nos enfants partent à l’école, de contaminations chroniques par des pesticides.

Certains d’entre nous sont touchés par les mêmes maladies que celles reconnues comme maladies professionnelles chez les agriculteurs : Parkinson, lymphome, leucémie, myélome, prostate, tumeur cérébrale... Nos enfants sont les plus vulnérables, et nombreux sont touchés par des cancers pédiatriques.

Avant un épandage, nous ne sommes pas prévenus. Si nous sommes absents, nous ne savons pas que le linge, les jeux des enfants, les fruits et légumes qu’on cultive sont touchés. Le centre antipoison nous conseille de tout nettoyer : fruits et légumes, tables et chaises de jardin, jouets… mais peut-on nettoyer l’herbe sur laquelle jouent les petits et les grands, l’arbre sur lequel nos enfants vont grimper ?

Quand nous demandons aux exploitants en agriculture intensive le nom du produit épandu, ils refusent de nous le communiquer. Il n’y a pas de transparence. Actuellement, il n’y a pas de règlementation qui nous protège réellement. Où est le principe de précaution ? 20% de la population française reçoit une eau non conforme, contaminée par des pesticides et leurs métabolites. 

« Le modèle agricole peut devenir soutenable »

Le modèle agricole a un impact considérable sur l’environnement et sur la santé, et ceux qui cultivent la terre sont les premiers exposés. Par la multiplication des pratiques vertueuses, agriculture biologique, agriculture paysanne, circuits courts, application du principe de précaution et renforcement du droit à l’environnement, le modèle agricole peut demain devenir soutenable et aligné sur l’intérêt général. 

Nous demandons un accompagnement économique et politique à la transition agroécologique à la hauteur des enjeux sanitaires, climatiques et écologiques. Cela passe par un soutien à l’installation et une limitation de l’agrandissement des exploitations, un financement accru de toute la filière d’agriculture biologique, le maintien du moratoire sur les OGM et la mise en œuvre de mesures de réciprocité pour les denrées agricoles importées en Union Européenne, afin que celles-ci respectent les mêmes normes environnementales et sanitaires que celles imposées à nos agriculteurs. Il faut sortir des traités de libre-échange et stopper les négociations en cours. 

L’arrêt des négociations autour du futur plan Ecophyto 2030 est une farce puisque celui-ci prévoyait de continuer à ne rien exiger. Mais c’est un signal fort annonçant que la réduction de l’usage des pesticides n’est plus à l’ordre du jour. La remise en question des zones de non-traitement est une décision inacceptable à l’heure où justement, les tribunaux administratifs contestent leur réduction.

Nous exigeons le déblocage de moyens ambitieux pour poursuivre la transition en cours vers une sortie des pesticides de synthèse. Réduire leur utilisation est un impératif de santé publique, un préalable pour assurer la pérennité de notre système agricole et une nécessité pour assurer la protection de la biodiversité, de nos ressources naturelles et de nos modes de vie. Cela ne peut se faire sans mettre les moyens nécessaires. Ce n’est pas aux paysans seuls de porter le poids de la transition écologique vitale pour nous tous.

Seul un changement radical de modèle agricole peut sauver les paysans et les riverains, les sols, l’eau et tout le vivant.

Signataires : Alerte Pesticides Haute Gironde, Avenir santé environnement (Charente-Maritime), Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’Ouest, Les Jardins d’Entrevennes (Alpes-de-Haute-Provence), Riverains ensemble Durance (Alpes-de-Haute-Provence), Saint Nolff 21 (Morbihan), Stop aux cancers de nos enfants (Loire-Atlantique), Vaurais nature environnement (Tarn)

   mise en ligne le 5 février 2024

Droits des personnes exilées aux frontières intérieures :
le gouvernement sommé de revoir sa copie

Communiqué commun dont la LDH est signataire

sur https://www.ldh-france.org/

Le Conseil d’Etat vient de rendre sa décision, ce 2 février 2024, sur le régime juridique appliqué aux frontières intérieures depuis 2015 après que la Cour de justice de l’Union européenne a, dans un arrêt du 21 septembre 2023, interprété le droit de l’Union.

Conformément aux demandes des associations, le Conseil d’etat annule l’article du Ceseda qui permettait d’opposer des refus d’entrée en toutes circonstances et sans aucune distinction dans le cadre du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures.

Surtout, suivant son rapporteur public, le Conseil d’Etat souligne qu’il appartient au législateur de définir les règles applicables à la situation des personnes que les services de police entendent renvoyer vers un Etat membre de l’espace Schengen avec lequel la France a conclu un accord de réadmission – entre autres, l’Italie et l’Espagne.

Après huit ans de batailles juridiques, le Conseil d’Etat met enfin un terme aux pratiques illégales des forces de l’ordre, notamment en ce qui concerne l’enfermement des personnes hors de tout cadre légal et au mépris de leurs droits élémentaires à la frontière franco-italienne. Le Conseil constate que leur sont notamment applicables les dispositions du Ceseda relatives à la retenue et à la rétention qui offrent un cadre et des garanties minimales. Enfin, il rappelle l’obligation de respecter le droit d’asile.

Nos associations se félicitent de cette décision et entendent qu’elle soit immédiatement appliquée par l’administration.

Elles veilleront à ce que les droits fondamentaux des personnes exilées se présentant aux frontières intérieures, notamment aux frontières avec l’Italie et l’Espagne, soient enfin respectés.

Organisations signataires : ADDE, Alliance DEDF, Anafé, Emmaüs Roya, Gisti, Groupe accueil et solidarité, La Cimade, LDH (Ligue des droits de l’Homme), Roya Citoyenne, Syndicat des avocats de France, Syndicat de la magistrature, Tous migrants

Paris, le 2 février 2024

 

  mise en ligne le 5 février 2024

La hausse de l’électricité, premiers pas de la
politique d’austérité

Martine Orange sur www.humanite.fr

Avec la nouvelle hausse de 10 %, le prix de l’électricité a augmenté de plus de 40 % en deux ans et doublé depuis 2008. Cette augmentation s’inscrit dans les engagements d’austérité pris par le gouvernement auprès de la Commission européenne. Au détriment des plus précaires.

CelaCela a été le grand jeu du mistigri au sein de l’exécutif ces dernières semaines. C’est à qui se défausserait sur l’autre pour annoncer la hausse du prix de l’électricité. 10 % de hausse, quand, dans le même temps, le gouvernement se vante d’être le défenseur du pouvoir d’achat et des classes moyennes, cela fait tache. Mieux valait éluder la question.

Lors de sa conférence de presse le 16 janvier, Emmanuel Macron s’est donc bien gardé d’évoquer le sujet. Le premier ministre, Gabriel Attal, a fait aussi l’impasse sur cette hausse lors de son discours de politique générale devant l’Assemblée nationale le 30 janvier. S’il a insisté sur sa croyance dans le nouveau nucléaire, il n’a pas évoqué le dossier des réacteurs actuellement en service, pourtant censément construits pour protéger le pays des aléas de marché.

Revenir sur cette nouvelle augmentation était de toute façon inutile. Le ministre des finances, Bruno Le Maire, qui s’est désormais attribué les fonctions de « ministre de l’énergie », s’était chargé de l’annonce de la manière la plus technocratique possible, pour enterrer toute dimension politique.

À la mi-janvier, il a annoncé au détour d’un discours que la taxe sur la consommation finale de l’électricité (TIFCE) – fusionnée désormais avec la contribution au service public de l’électricité –, qui avait été abaissée à 0,5 euro le MWh (mégawattheure) pendant la crise énergétique, allait retrouver son niveau antérieur de 21 euros le MWh. Un simple « retour à la normale » qui ne méritait pas qu’on s’y arrête, selon le ministère des finances.

Ce « retour à la normale » va pourtant concerner directement 20 millions de particuliers et de professionnels. Depuis le 1er février, les abonné·es au tarif de base paient leur électricité 8,6 % plus cher et celles et ceux qui ont choisi le tarif modulable – heures pleines-heures creuses – vont voir leur facture augmenter de 9,8 %.

Cette différenciation entre les abonné·es n’est que la première illustration de l’absurdité technocratique qui tient lieu de politique énergétique au sein de l’exécutif : alors que le gouvernement, le gestionnaire du réseau de transport de l’électricité (RTE) et EDF encourageaient l’an dernier les consommateurs et consommatrices à économiser l’énergie et à mieux étaler leur consommation, en en différant justement une partie la nuit, afin de préserver le système électrique, celles et ceux qui ont choisi de suivre ces incitations sont aujourd’hui les plus pénalisés.

Cette hausse de 10 % vient s’ajouter aux augmentations antérieures. En à peine deux ans, le prix final de l’électricité a augmenté de plus de 40 %. Depuis 2008, il a plus que doublé. La concurrence était censée faire baisser les prix : bizarrement, plus personne n’ose reprendre cet argument usé jusqu’à la corde lors de toutes les dérégulations mises en œuvre au cours des dernières décennies.

Une précarité accrue

Mais, dans le domaine de l’électricité, cela prend une dimension supplémentaire, car cette énergie, dans nos économies modernes, est un bien essentiel, aussi indispensable que l’eau. La progression des prix de l’électricité se traduit donc par une charge incompressible de plus en plus lourde sur les budgets des ménages. Entre 1990 et 2020 – c’est à-dire avant la crise énergétique –, les dépenses énergétiques pour les logements étaient déjà passées de 8 à 14 % pour les ménages. Les chiffres manquent encore pour évaluer le poids des dernières augmentations.

Depuis les hausses de 2022, les associations ne cessent de sonner l’alarme sur la précarité énergétique qui frappe les foyers. Selon les chiffres de la Fondation Abbé Pierre, près d’un·e Français·e sur cinq (soit 12 millions de personnes) a du mal à se chauffer ou doit dormir dans le froid. Près d’un tiers des ménages dit avoir du mal à payer ses factures chaque mois. Ils n’étaient que 18 % il y a trois ans. La nouvelle hausse ne peut donc que fragiliser les ménages les plus modestes.

Ce qui est vrai pour les ménages l’est tout autant pour les PME. La révolte des boulangers, suivie par celle de nombre d’artisans face à la flambée énergétique l’an dernier, a démontré l’importance des prix de l’électricité dans l’équilibre général de leurs activités. Pour beaucoup, les coûts fixes de l’énergie sont souvent bien plus importants que les coûts sociaux, que l’exécutif a érigés, comme les normes environnementales, en boucs émissaires.

Les 10 % de hausse sur ces coûts dans un environnement stagflationniste, où la consommation est en berne, risquent d’être impossibles à répercuter. Combien de faillites en perspective ? Dans sa vision très court-termiste, le gouvernement a repoussé le problème à plus tard.

Le retour de l’austérité

Cette stratégie de l’ellipse est totalement assumée par le gouvernement. Depuis le début de l’année, l’exécutif joue cartes sous table par rapport aux engagements financiers qu’il a pris auprès de la Commission européenne. La France a accepté un programme de redressement de ses comptes publics. Présenté comme le grand retour du couple franco-allemand, ce plan de stabilité européen prévoit de revenir au plus vite dans les clous du traité de Maastricht et même au-delà.

Cela passe par l’apurement de la politique du « quoi qu’il en coûte », au nom de laquelle, depuis la crise sanitaire, l’exécutif a distribué des centaines de milliards de façon indifférenciée, sans contreparties, y compris à des personnes ou des entreprises qui n’en avaient pas besoin.

Lors de la présentation de ses vœux, Bruno Le Maire y avait fait une rapide allusion, sans plus s’étendre : il faut trouver « 12 milliards d’euros d’économies » dès cette année. Il y a mille manières de faire des économies pour un État.

Sans le dire publiquement, l’exécutif a choisi de mener une politique de dévaluation interne, qui, sans en avoir la même intensité, prend la même pente que celle qui a été menée en Grèce : la remise en cause de tous les filets sociaux et la remise en vigueur de la fiscalité indirecte, la plus injuste, la plus inégalitaire, mais celle aussi qui rapporte le plus. La hausse des tarifs de l’électricité s’inscrit dans ce programme.

Des prix administrés

Se défendant de faire payer le « quoi qu’il en coûte » aux Français, le ministre des finances a expliqué que la fin du bouclier tarifaire mis en œuvre « pour protéger les Français » est plus que justifiée puisque la crise énergétique est derrière nous et que « les prix du marché de gros de l’électricité » étaient redescendus à un niveau plus raisonnable.

L’argument se veut imparable : on ne discute pas les prix de marché. Sauf qu’il n’y a rien de plus administré que les prix de l’électricité : ils résultent d’une construction technocratique sur laquelle l’exécutif, en dépit de l’habillage de la commission de régulation de l’énergie (CRE), a la haute main.

Mais les ménages français restent privilégiés, s’est empressé d’expliquer Bruno Le Maire : ils paient leur électricité moins chère que les autres pays européens. C’est faire totalement abstraction des conditions de production de l’électricité, qui n’ont rien de comparable d’un pays à l’autre.

La France produit – en dehors du cas particulier de l’hiver 2022-2023, où des centrales nucléaires ont dû être arrêtées pour cause de corrosion – plus de 80 % de sa consommation électrique, EDF assurant 94 % de cette production hexagonale.

La production d’électricité est un secteur industriel à haute intensité capitalistique et à coûts fixes. Pour le nucléaire, c’est encore plus vrai : le prix du combustible représente une part infime dans les charges de production. Compte tenu de ces données économiques, le prix de l’électricité devrait rester stable – autour de 70 euros le MWh, selon les calculs d’EDF – ou en tout cas ne prendre en compte que la part des approvisionnements achetés ailleurs, c’est-à-dire autour de 20 %.

Or, au nom du marché unique, de la « concurrence libre et non faussée », les gouvernements successifs ont choisi de passer outre les règles économiques de base et de distordre les principes de concurrence : les prix de l’électricité en France sont désormais totalement décorrélés des coûts de production pour être alignés sur les prix du marché de gros européen de l’électricité, dépendant lui-même des cours du gaz – car c’est l’énergie la plus utilisée par les autres électriciens en Europe. Le tout selon des modes de calcul totalement opaques. 

Pour faire bonne mesure, afin d’assurer une libre concurrence, il a été imposé à EDF de vendre au prix coûtant de 42 euros le MWh le quart puis le tiers de sa production nucléaire historique – dans le cadre du désormais célébre Arenh (accès régulé à l’énergie nucléaire historique) – à des concurrents qui ne produisent rien mais se contentent de jouer les intermédiaires. Dans quel autre pays exige-t-on qu’un producteur, parce qu’il est trop compétitif, reverse une partie de ses avantages à ses concurrents ? La réponse est simple : nulle part.

Afin d’assurer la survie de cette concurrence factice, la commission de régulation de l’énergie a accédé à la demande des producteurs virtuels. Elle a mis au point des calculs byzantins pour les tarifs réglementés de l’électricité – qui servent de référence sur tout le marché français.

Ils sont établis de telle sorte qu’ils soient toujours plus élevés que les prix de marché afin que les concurrents d’EDF puissent offrir des tarifs moins chers et préserver leurs marges. Un système qui fait assumer par les consommateurs et consommatrices les risques de marché pris par ces opérateurs virtuels.

Le bouclier tarifaire de l’électricité n’a pas été fait pour protéger les Français mais pour couvrir une hérésie économique accouchant d’un marché dysfonctionnel.

Avant même la crise de l’énergie, ces dispositifs ubuesques dysfonctionnaient à plein, poussant sans nécessité les prix de l’électricité pour les ménages à la hausse, pour le seul profit de ces intermédiaires. À l’automne 2021, c’est-à-dire avant la guerre d’Ukraine qui sert d’alibi pour justifier les hausses récentes, la CRE avait calculé que les prix de l’électricité devaient augmenter de 94 %... Cela faisait un peu désordre, surtout en pleine campagne présidentielle.

Le gouvernement décida de limiter la hausse à 4 % mais exigea d’EDF qu’il fournisse 20 % de sa production nucléaire en plus à ses concurrents. Coût du cadeau : 8 milliards d’euros. Dans le même temps, il refusa de taxer les superprofits des autres énergéticiens qui profitaient de l’aubaine de la flambée des cours.

La mise à contribution d’EDF a été une des premières mesures du bouclier tarifaire mis en place pour le gouvernement. Celui-ci n’a pas été instauré pour protéger les Français et les Françaises mais pour couvrir une hérésie économique accouchant d’un marché dysfonctionnel. La suite en a apporté une démonstration flagrante.

La crise de l’énergie, aggravée par la guerre d’Ukraine, conjuguée à l’arrêt d’une partie des centrales nucléaires, a provoqué un mélange détonant. D’autant plus que les traders, qui ne s’étaient jamais intéressés auparavant aux marchés du gaz et de l’électricité en Europe, ont vite compris qu’il y avait des milliards à se faire, en profitant de l’extrême volatilité et des tensions du moment. Ils ont débarqué de tous les continents pour spéculer, poussant les cours du gaz au-delà des 1 000 euros le MWh et, par alignement, ceux de l’électricité à plus de 250 euros le MWh, et parfois au-delà des 600 euros.

Pendant qu’EDF vendait son électricité à 42 euros le MWh, il lui fallait pallier sa production manquante au prix fort sur le marché de gros, tandis que certains intermédiaires la revendaient au prix fort sur le marché et empochaient la différence. Officiellement, selon la CRE, il n’y a eu, après enquête, que quelques cas de détournements. Elle a imposé une amende totale de 1,6 milliard d’euros aux contrevenants.

Forcé et contraint, le gouvernement a dû prendre des mesures pour limiter cette folie spéculative. Tout à sa volonté de montrer combien il s’était dépensé et avait dépensé pour protéger les ménages, il a avancé des chiffres faramineux pour le bouclier tarifaire. Il a parlé d’abord de 100 milliards d’euros, mêlant allègrement les allègements sur l’essence et les produits pétroliers au reste, puis de 45 milliards.

Trois études ont été commandées, une à l’Inspection des finances, une autre par l’Assemblée nationale et une troisième à la Cour des comptes, pour tenter d’y voir clair. À ce stade, personne ne sait. Mais en attendant, les ménages doivent payer. Et ce n’est pas fini, semble-t-il : une nouvelle hausse d’au moins 4 % serait déjà programmée pour août.

Moulinets

En septembre 2021, Bruno Le Maire, semblant découvrir le fonctionnement du marché de l’électricité, avait demandé à ce que les modes de calcul des prix soient revus afin de tenir compte de la dominante du nucléaire et de l’hydroélectricité dans le mix énergétique français.

Avec l’Espagne, il avait aussi demandé une révision du mode de fixation du prix de l’électricité déterminé selon le coût marginal le plus élevé de la dernière centrale à gaz en fonctionnement.

Poursuivant le constat, l’Espagne et le Portugal avaient décidé de sortir du marché européen de l’électricité – ce qui ne les empêche pas, contrairement à ce que soutiennent tous les thuriféraires du marché européen, de recevoir de l’électricité du reste de l’Europe en cas de besoin – et de fixer un prix plafond à 100 euros le MWh.

Depuis la fin de la crise énergétique, ils n’ont pas réintégré le marché européen et ne le feront sans doute jamais, de l’avis de plusieurs experts.

Après avoir fait des moulinets, Bruno Le Maire a soigneusement oublié ses déclarations passées. Comme pour le nouveau pacte de stabilité, il s’est incliné, devant les exigences allemandes notamment. Le projet de réforme du marché de l’électricité en France dont il a présenté les grandes lignes porte les traces de cette nouvelle capitulation en rase campagne : la production électrique française sera encore plus alignée sur les aléas du marché.

Dès lors, une question se pose : pourquoi accepter plus de nucléaire, en demandant aux Français et aux Françaises d’en assumer les risques financiers et écologiques, sans en retirer aucun avantage ?

 

mise en ligne le 4 février 2024

Suspension du plan Ecophyto : une décision « inefficace » pour des syndicats et des ONG environnementales

Samuel Eyene sur www.mediapart.fr

Ce jeudi 1er février, le ministre de l’Agriculture a annoncé la « mise en pause » du projet qui doit définir la stratégie française de réduction de l’usage des produits phytopharmaceutiques à l’horizon 2030. Syndicats et ONG environnementales fustigent cette décision.

« La stratégie Ecophyto 2030 est soumise à la consultation des parties prenantes pour une publication à l’horizon début 2024 », précisait le 30 octobre dernier le ministère de l’Agriculture sur son site mais force est de constater que les dirigeants de la FNSEA et des JA ont eu sa peau. Ce jeudi 1er février, pendant que les agriculteurs mobilisés attendaient des nouvelles annonces du premier ministre pour répondre à leur crise, le ministre de l’agriculture Marc Fesneau a révélé la mise « en pause » du projet qui doit définir la stratégie française de réduction de l’usage des produits phytopharmaceutiques à l’horizon 2030. Une « mise à l’arrêt » confirmé dans la foulée par l’hôte de Matignon, lors de sa conférence de presse.

Une « mesure allant dans le bon sens » pour la FNSEA et les JA mais immédiatement décriée par les ONG environnementales et autres syndicats agricoles. Sur le barrage de l’A43 à Saint-Quentin-Fallavier (Isère), Thierry Bonnanour, porte-parole de la Confédération Paysanne Auvergne-Rhône-Alpes déplore le « recul » d’un plan qui « n’était déjà pas très efficace pour réduire l’usage des pesticides ».

« Le politique décide à la place des experts scientifiques »

De son côté, François Veillerette de Générations Futures, estime que depuis l’élaboration du plan Écophyto I, la FNSEA et les JA poussaient « pour retirer le Nodu ». Lancé en 2008, il sert à calculer de nombre de doses de produits phytosanitaires utilisés à l’hectare par les exploitants agricoles. Pourtant, le premier ministre Gabriel Attal a annoncé « l’élaboration d’un nouvel indicateur ». Une décision que regrette le porte-parole de l’ONG : « La FNSEA et le gouvernement vont en mettre au point un nouveau en toute opacité. Nous n’aurons pas accès à leurs discussions ».

Et les mauvaises nouvelles s’enchaînant, lors de son intervention le premier ministre Gabriel Attal a aussi visé indirectement l’activité de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) en voulant « sortir d’une situation » où l’agence des pouvoirs publics décide de quelle molécule chimique interdire sans attendre l’accord de l’Union européenne. « On en revient à un système où le politique décide à la place des experts scientifiques », se désole François Veillerette.

Pour le président du Modef, Pierre Thomas, ces annonces sont le signe que le gouvernement « n’incite pas à trouver des solutions » pour changer de modèle. « Si le gouvernement avait dit ”on met sur pause le plan Écophyto, parce qu’il met en difficulté les agriculteurs, mais on lance à fond la recherche et les investissements sur les nouvelles méthodes de culture pour changer nos pratiques”, nous aurions pu entendre l’argument. Mais là, il met sur pause les mesures environnementales sans rien proposer ensuite ». Un avis partagé par Marine Tondelier, secrétaire nationale d’EELV. « Le gouvernement peut décider de ne plus protéger l’eau, la terre, la biodiversité et même notre santé. Mais avec ça nos agriculteurs ne gagneront pas plus (leur principale revendication), a-t-elle publié sur X. À la fin, tout le monde est perdant ».

Le 14 décembre 2023, une commission d’enquête parlementaire sur les produits phytosanitaires dénonçait déjà une forme d’« incurie » des pouvoirs publics à réduire l’usage de ces produits chimiques. Et lors de ces précédentes annonces, Gabriel Attal a notifié la mise au pas les agents de l’Office français de la biodiversité, désormais placés sous la tutelle des préfets. « Le quinquennat sera écologique ou ne sera pas », la promesse présidentielle, formulée en 2022 dans l’entre-deux-tours, est déjà bien lointaine.

   mise en ligne le 4 février 2024

Allons z’enfants 

Par Maryse Dumas, syndicaliste, sur www.humanite.fr

« Allons z’enfants », c’est le titre d’un livre d’Yves Gibeau lu à l’adolescence et jamais oublié. Il raconte l’enrôlement militaire de jeunes garçons promis à un destin de chair à canon. Plus près de nous, « la Servante écarlate », de Margaret Atwood, imagine l’asservissement et l’assignation des femmes à de strictes fonctions sociales, notamment la fonction reproductrice. Dans les deux cas, uniformes, embrigadement, discipline sévère et… lumière d’espoir grâce à de fortes têtes qui se révoltent. C’est à ces deux livres qu’indissociablement je pense en entendant l’expression d’Emmanuel Macron « réarmement démographique », aux relents à la fois natalistes et militaristes.

L’injonction faite aux femmes de produire des enfants a déjà eu cours dans notre pays. Elle s’est accompagnée de la répression de leur droit à refuser ou à interrompre une grossesse. Le contrôle du corps des femmes et de leur fécondité a toujours été un enjeu politique. Les atermoiements actuels de la droite au sujet de l’inscription de l’IVG dans la Constitution montrent que rien n’est définitivement acquis dans ce domaine. De quoi nous faire froid dans le dos. Quel est le sujet ? Oui, depuis 2010, le taux de natalité fléchit dans notre pays et non, ce n’est pas catastrophique. Oui, il faut aider les femmes et les couples qui souhaitent procréer à réaliser leurs espoirs, non, il ne faut recourir ni aux injonctions ni aux mesures coercitives. Le taux de fécondité s’établit actuellement à 1,68 enfant par femme, chiffre suffisant, d’autant plus si l’on admet que la population française puisse s’accroître tranquillement du fait d’un solde migratoire actuel positif de 180 000 personnes par an pour 68 millions d’habitants. Le métissage fait hurler l’extrême droite, essentiellement préoccupée d’une pseudo-pureté ethnique, mais il est déjà une réalité, puisqu’un Français sur quatre a l’un de ses grands-parents étranger.

On peut aussi se demander si la présence humaine sur terre n’atteint pas des seuils limites : 8 milliards aujourd’hui, 10 milliards à l’horizon 2050, les ressources de la planète s’épuisent. Aucun lien n’a pu être établi entre croissance de la population et développement économique et encore moins mieux-être social. Pourquoi alors chercher à accroître encore la natalité ? Pour financer la protection sociale et les retraites ? Mais d’autres solutions existent, par exemple la mise à contribution des profits et grandes fortunes, ou l’utilisation des technologies numériques à des productions utiles, réparties équitablement, avec un temps de travail réduit. Une société d’égalité et de confiance en l’avenir, voilà ce qu’il faut aux femmes et aux couples pour réaliser leur désir d’enfant, lorsqu’ils en ont un. C’est d’une tout autre dimension qu’un congé parental de six mois qui, même s’il est utile, laisse les parents sans solution au-delà.

Enfin, une question doit être prise très au sérieux : celle des difficultés d’un nombre grandissant de femmes et d’hommes à procréer. La fertilité humaine est menacée par les pollutions, les perturbateurs endocriniens, les pesticides que nous ingérons sans même nous en rendre compte. Comme quoi tous les enjeux ont quelque chose à voir les uns avec les autres. La préoccupation écologique devient majeure, y compris sur la question de la natalité. S’attaquer véritablement à ces sujets serait bien plus utile pour nos perspectives d’avenir que de nouvelles et rétrogrades injonctions à l’égard des femmes.

mise en ligne le 3 février 2024

Cabinets de conseil : l’Assemblée valide
en première lecture
une proposition de loi vidée de sa substance
par le gouvernement

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

L’Assemblée nationale a adopté jeudi 1er février en première lecture la proposition de loi des sénateurs communistes visant à encadrer les dépenses de conseil des pouvoirs publics, dans une version largement détricotée par les amendements du gouvernement. Pour la sénatrice communiste Éliane Assassi, rapporteure de cette loi au palais du Luxembourg, « le texte de l’Assemblée nationale multiplie les reculs ».

L’Assemblée nationale a adopté, jeudi 1er février en première lecture, la proposition de loi des sénateurs communistes visant à encadrer les dépenses de conseil des pouvoirs publics, dans une version largement détricotée par les amendements du gouvernement. Deux changements majeurs ont été validés par rapport à la version adoptée par le Sénat : l’intégration des collectivités de plus de 100 000 habitants au champ d’application du texte et le fait que cette loi ne s’appliquera pas aux prestations de conseil déjà en cours au moment de sa promulgation.

Le gouvernement souhaitait en effet étendre la loi aux collectivités territoriales (communes, département, régions) de plus de 100 000 habitants. Si l’intention est louable, elle n’a fait l’objet d’aucune étude d’impact, déplore Nicolas Sansu. Cela pourrait conduire le Sénat, où l’influence des élus locaux est importante, à enterrer purement et simplement le texte en deuxième lecture. Les députés sont en revanche parvenus à rétablir, contre l’avis du gouvernement, une disposition prévoyant une déclaration d’intérêts obligatoire pour les consultants et les cabinets sollicités par l’administration.

Le risque d’un enterrement de la loi au Sénat

Le gouvernement de Gabriel Attal était à la manœuvre pour vider de sa substance cette proposition de loi sur les cabinets de conseil. Cette dernière avait été votée à l’unanimité au Sénat fin 2022, sous l’impulsion de la communiste Éliane Assassi, après les révélations dans l’affaire McKinsey.

Lors de l’examen du texte, jeudi 1er février, à l’Assemblée nationale, le gouvernement faisait désormais marche arrière, comme l’a souligné le co-rapporteur du texte, le député PCF Nicolas Sansu. Plusieurs amendements, examinés mercredi soir en commission, avaient été ainsi transmis par l’exécutif. Ils en disent long sur la philosophie qui anime le gouvernement de Gabriel Attal.

Ce dernier souhaitait une réécriture des articles 3 et 4, qui instaurent une obligation de publier les recours aux cabinets de conseil. L’article 5 bis visant à interdire de confier à un cabinet de conseil la rédaction d’une étude d’impact sur une nouvelle loi est également dans le viseur.

Les amendements exigés par le gouvernement conduiraient à « réduire » les pouvoirs de contrôle de la Haute autorité de transparence de la vie publique (HATVP), selon Nicolas Sansu. Par ailleurs, les sanctions ne seraient plus administratives, mais pénales, les rendant plus difficiles à appliquer. Pour Éliane Assassi et Arnaud Bazin (LR), « le texte de l’Assemblée nationale multiplie les reculs » et « n’est pas à la hauteur des constats alarmants de la commission d’enquête ».

  mise en ligne le 3 février 2024

Israël, la Cour de justice
et l’Occident

par Francis Wurtz, député honoraire du Parlement européen sur www.humanite.fr

Si certains journalistes ou experts ont clairement explicité le sens et la portée de ce verdict sans précédent, plus d’un commentateur s’est, à l’inverse, évertué à minimiser l’événement : « Les décisions de la Cour ne sont pas contraignantes », s’est rassuré l’un d’eux sur France Info ; « cette décision reste purement symbolique », affirma un autre, sur LCI, supputant à l’avance que, dans la décision de la CIJ, « personne n’est nommé de manière directe »… Toutes ces assertions péremptoires sont fausses !

D’une part, l Quant à l’Afrique du Sud, elle peut saisir le Conseil de sécurité, dont chacun des membres devra prendre ses responsabilités devant l’opinion mondiale : celui d’entre eux qui assumerait d’ignorer les demandes expresses du plus haut tribunal de l’ONU perdrait toute crédibilité en matière d’État de droit, à plus forte raison de référence démocratique vis-à-vis du reste du monde. Dans le contexte international actuel, marqué par une réaction de plus en plus vive du Sud global contre la pratique du « deux poids, deux mesures » des pays occidentaux, pareille attitude coûterait politiquement cher à Washington, Londres ou Paris.

Par ailleurs, dans les attendus de sa décision, la Cour a bien « appelé l’attention » sur des dirigeants israéliens tels que… le président Herzog en personne, le ministre de la Défense, Gallant, et le ministre des Infrastructures, de l’Énergie et de l’Eau, Katz, soulignant à leur propos qu’« au moins certains actes (à Gaza) semblent susceptibles de tomber sous le coup de la convention sur le génocide » ! Ce constat, d’une extrême gravité s’agissant de personnages investis de hautes responsabilités et dont les actes mis en cause sont restés totalement impunis en Israël, a conduit la Cour à ordonner à Israël de prendre « toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation à commettre le génocide ». La décision, « adoptée à 15 voix contre 2 (…) reconnaît la “plausibilité” des allégations de l’Afrique du Sud, selon lesquelles les Palestiniens doivent être protégés contre le génocide », souligne avec courage le quotidien en ligne israélien « The Times of Israël » (26 janvier 2024).

La meilleure défense étant l’attaque, Netanyahou nargue la Cour en annonçant qu’il continue la guerre, cherche à étendre le conflit à toute la région, traite l’OMS de « complice du Hamas » et cherche à salir l’UNRWA, agence de l’ONU dont les 30 000 employés rendent des services vitaux (éducation, soins de santé, protection sociale, microfinance…) aux réfugiés palestiniens depuis soixante-quinze ans !

Dès lors, pour chacun de nos États (France, Europe, Occident), la poursuite de l’impunité à l’égard du pouvoir israélien serait une violation directe de l’ordonnance de la justice internationale. Leur devoir est d’obtenir d’Israël « des mesures immédiates et efficaces pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire dont les Palestiniens ont un besoin urgent ». Ce qui, selon tous les humanitaires sur le terrain, passe par un arrêt des combats.


 


 

Guerre à Gaza : la passivité politique l’emporte sur le droit international

François Bougon, Fabien Escalona et Jérôme Hourdeaux sur www.mediapart.fr

Malgré la décision de la Cour internationale de justice appelant Israël à tout mettre en œuvre pour prévenir tout acte de génocide, rien ne vient freiner l’hécatombe palestinienne. Suscitant des questions sur le pouvoir des juridictions et des institutions intergouvernementales. 

Les mesures provisoires réclamées par la Cour internationale de justice le 26 janvier à La Haye, adoptées par une large majorité des seize juges venu·es du monde entier (États-Unis, Russie, Slovaquie, France, Maroc, Somalie, Chine, Ouganda, Inde, Jamaïque, Liban, Japon, Allemagne, Australie et Brésil) et appelant en particulier Israël à mettre tout en œuvre pour prévenir tout acte de génocide, n’ont pas été suivies d’effet. À Gaza, les civils continuent de périr et de mourir de faim.

Comment expliquer cet état de fait qui peut susciter colère et incompréhension et renforcer les accusations de double standard adressées aux pays occidentaux, entre soutien à l’Ukraine et indifférence envers la Palestine ? Existe-t-il d’autres voies pour mettre un terme aux massacres et à la mise en danger d’une population entière au nom du droit d’un État à se défendre ? Que peuvent les États, les ONG ou de simples citoyen·nes ? L’ONU est-elle condamnée à l’impuissance ? Quelle est la place, dans ce contexte, du droit international ?

La décision de la CIJ, quelles conséquences ?

La Cour internationale de justice (CIJ) est l’organe judiciaire des Nations unies. Et elle souffre des mêmes faiblesses que son institution. Comme le souligne la professeure de droit public Mathilde Philip-Gay dans son livre Peut-on juger Poutine ? (Albin Michel, 2023), « depuis sa création en 1946, des “petits pays” ont pu saisir la [CIJ] pour faire reconnaître une violation du droit international par des grands pays, mais la reconnaissance de la responsabilité de ces derniers continue à dépendre largement de l’étendue de leur puissance ».

La CIJ ne dispose en effet d’aucun moyen coercitif pour rendre ses décisions exécutoires. Pour cela, elle doit se reposer sur le Conseil de sécurité de l’ONU. Or, ce « gendarme du monde » est composé de quinze membres, dont cinq permanents (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni et Russie), dotés d’un droit de veto qui leur permet de s’opposer à toute décision. Israël a ainsi déjà totalement ignoré une décision de la CIJ de 2004 ayant déclaré illégal le mur de séparation construit en Cisjordanie.

Comme le souligne Matei Alexianu, un spécialiste du droit, sur le blog de l’European Journal of International Law, le taux de respect des décisions de la CIJ tourne autour de 50 %, mais a diminué « ces dernières années à mesure que la Cour s’est prononcée sur des affaires plus controversées et aux enjeux plus importants ».

Le fait de respecter une décision de la CIJ « peut consolider la réputation d’un État sur la scène internationale, ce qui est particulièrement important pour ceux qui tiennent à leur statut d’acteurs respectueux de la loi ». Mais « la conformité est également coûteuse : elle exige souvent des États qu’ils modifient un comportement qu’ils perçoivent comme politiquement ou économiquement avantageux », écrit-il.

Cependant, la toute dernière décision de la CIJ est un pas « historique », expliquait à Mediapart, peu avant les audiences, Johann Soufi, avocat, ancien procureur international et ancien responsable juridique de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) à Gaza. Tout d’abord, même si elle n’est que provisoire et que le fond du dossier ne sera jugé que dans plusieurs années, elle annihile, explique-t-il, « une partie des arguments contestant la réalité de la gravité de la situation ».

De plus, une condamnation sur le fond, même sans effet direct, aurait une portée qui pourrait peser. « Si Israël est condamné, dans plusieurs années, pour avoir violé la convention de 1948 sur le génocide, poursuivait Johann Soufi, ce sera un basculement symbolique très fort. Il sera délicat pour certains États de continuer à soutenir Israël de manière inconditionnelle, par exemple en envoyant des armes. »

« Le fait qu’il existe un risque sérieux de génocide signifie que tous les États qui sont parties à la convention sur le génocide ont le devoir de l’empêcher. Cela est particulièrement important pour les États qui ont soutenu Israël et lui ont fourni une assistance militaire », estime aussi Giulia Pinzauti, professeure assistante à l’université Leiden (Pays-Bas). 

Que peut faire la Cour pénale internationale ?

La CIJ n’est pas la seule juridiction internationale à avoir ouvert une procédure à l’égard d’Israël. En février 2021, la Cour pénale internationale (CPI) a en effet rendu un avis affirmant sa compétence pour traiter des territoires occupés et ouvert la voie à une enquête confiée à la procureure Fatou Bensouda, puis à son successeur Karim Ahmad Khan.

Cette enquête a été en premier lieu motivée par l’opération « Bordure protectrice » lancée durant l’été 2014 contre Gaza par l’armée israélienne, accusée d’attaques disproportionnées. Mais elle a été étendue aux faits postérieurs, et couvre donc ceux commis depuis le 7 octobre.

Contrairement à la CIJ, la CPI ne dépend pas des Nations unies, mais toutes deux sont situées à La Haye (Pays-Bas) et sont compétentes pour le crime de génocide. La Cour pénale internationale, entrée en vigueur en juillet 2002, est régie par le Statut de Rome signé en 1998, ratifié à ce jour par 124 États.

Autre grande différence avec la CIJ, la CPI est une cour pénale : elle juge des individus, non des États, et ses décisions s’imposent aux parties, avec des conséquences concrètes.

Le 17 mars 2023, elle a par exemple émis un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine et sa commissaire aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova, pour la déportation d’enfants ukrainiens en Russie. Même si l’application des décisions de la CPI dépend du bon vouloir des États où se rendrait Vladimir Poutine, le président russe a été contraint, au mois de juillet dernier, de renoncer à un voyage en Afrique du Sud, de crainte d’y être interpellé.

En cette période de fortes turbulences, la loi est plus que jamais nécessaire. Karim Ahmad Khan, procureur de la Cour pénale internationale

Pour que la CPI soit compétente, il suffit qu’une des parties ait reconnu le traité de Rome. Ce n’est pas le cas d’Israël, qui refuse de le ratifier. En revanche, la Palestine, bien que ne bénéficiant pas du statut d’État à part entière, a adhéré en 2015, en tant qu’observatrice, au traité régissant la Cour. Ainsi, nous expliquait Johann Soufi en octobre dernier, « à partir du moment où les crimes sont commis en Palestine ou par des ressortissants palestiniens, la CPI est compétente pour enquêter ». La procédure vise donc les deux parties, c’est-à-dire l’armée israélienne ainsi que le Hamas.

Le 18 janvier, le Mexique et le Chili ont annoncé avoir saisi la CPI, comme le leur permet les articles 13 (a) et 14 du statut de la CPI, au sujet de « la situation de l’État de Palestine » afin que le procureur « enquête sur la commission probable de crimes relevant de sa compétence ». Selon le communiqué du ministère mexicain des affaires étrangères, « l’action du Mexique et du Chili fait suite à l’inquiétude croissante suscitée par la dernière escalade de la violence, en particulier contre des cibles civiles, et la poursuite présumée de la commission de crimes relevant de la compétence de la Cour, notamment depuis l’attaque du 7 octobre 2023 par des militants du Hamas et les hostilités qui se sont ensuivies à Gaza ».

Karim Ahmad Khan s’est rendu en décembre en Israël et en Palestine – mais pas à Gaza –, la première visite de ce genre pour un procureur de la CPI. Dans un communiqué, il a souligné qu’« en cette période de fortes turbulences, la loi est plus que jamais nécessaire ». « Je tiens à souligner que nous travaillons intensément pour garantir la protection et le respect de la loi, pour tous », a-t-il ajouté.

La CPI est confrontée à un défi existentiel en ce qui concerne la situation en Palestine. Leila Nadya Sadat, professeure à l’Université de Washington

Les décisions de la CIJ et de la CPI pourraient en outre s’influencer mutuellement. « Si la CIJ en vient à considérer qu’Israël a manqué à ses obligations en matière de prévention du génocide, cela sera bien entendu un signal fort, y compris pour la CPI, insiste Johann Soufi. On voit mal comment la CPI pourrait alors s’abstenir d’émettre des mandats d’arrêt envers des responsables israéliens, incluant possiblement le crime de génocide. »

« À l’inverse, poursuit l’avocat, s’il arrivait que la CPI émette des mandats d’arrêt contre des responsables israéliens incluant le crime de génocide avant que la CIJ ne se prononce sur le fond de l’affaire opposant l’Afrique du Sud à Israël, ce serait un argument supplémentaire fort pour l’Afrique du Sud. »

Leila Nadya Sadat, professeure à l’Université de Washington et conseillère spéciale auprès du procureur de la Cour pénale internationale de 2012 à 2023, estime également que « la CPI est confrontée à un défi existentiel en ce qui concerne la situation en Palestine ».

Même si le procureur Khan a été critiqué pour avoir été plus prompt à dénoncer les attaques du Hamas que les opérations militaires israéliennes, écrit-elle, il a cependant créé une « équipe unifiée pour poursuivre l’enquête ». Et la pression pour qu’il agisse est de plus en plus forte, « avec huit États parties de la CPI qui demandent maintenant une enquête complète et la Belgique qui offre un soutien financier supplémentaire de 5 millions d’euros ».

Face aux craintes d’une politique de deux poids deux mesures, les enjeux sont de taille pour la CPI. « Après avoir fait preuve de courage dans l’affaire ukrainienne, beaucoup espèrent qu’il [le procureur Khan – ndlr] renforcera le prestige et l’importance de la Cour en agissant avec audace pour enquêter et suivre les preuves, où qu’elles mènent, dans la situation en Palestine », conclut Leila Nadya Sadat.

L’impuissance du Conseil de sécurité des Nations unies

En 2009 et 2014, le Conseil de sécurité de l’ONU avait condamné l’usage disproportionné de la force par Israël à Gaza et appelé à y mettre fin. Mais depuis le début de l’opération israélienne lancée à la suite de l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, l’organe a montré à quel point, malgré un bilan effroyable parmi les civils palestiniens, il est incapable de se mettre d’accord : seules deux résolutions ont été adoptées dans la douleur, deux ont été rejetées et trois ont fait l’objet de veto de la part de membres permanents.

Comme le souligne le Conseil de sécurité dans son bilan de l’année 2023, « aucune conflagration n’a autant mis en lumière les dissensions au sein du Conseil que celle survenue dans le Territoire palestinien occupé, à la suite du massacre de 1 200 personnes et de la prise de 240 otages par le groupe militant palestinien Hamas en Israël, le 7 octobre, et des opérations militaires de représailles menées par ce pays par la suite ».

En août 2023 devant le Conseil de sécurité, Tor Wennesland, coordinateur spécial pour le processus de paix au Moyen-Orient, soulignait que 2023 avait déjà été l’année la plus meurtrière jamais enregistrée en Cisjordanie et en Israël. Il s’inquiétait de l’absence d’horizon politique qui laissait un vide dangereux rempli par les extrémistes des deux camps. La suite lui a malheureusement donné raison. 

L’arme des sanctions : juridiquement faisable, politiquement écartée 

Le contraste est saisissant. En réaction à l’agression de l’Ukraine par Vladimir Poutine, plusieurs trains de sanctions internationales ont été édictés par les pays occidentaux et leurs alliés. Transports, énergies, services, matières premières, avoirs financiers… Sur le site du Conseil européen, on trouve la liste des secteurs concernés par « les mesures restrictives » de l’Union européenne, qui « s’appliquent désormais à un total de près de 1 950 personnes et entités »

Aucune décision de ce type n’a été prise concernant Israël, en dépit de violations caractérisées du droit international à Gaza et dans les territoires occupés, et du bilan humain et matériel effroyable de l’opération menée par l’armée de l’État hébreu.

Jeudi 1er février, seuls quatre colons israéliens ont fait l’objet d’un décret présidentiel de Joe Biden, visant des actes violents commis en Cisjordanie. L’administration états-unienne envisage d’étendre ces sanctions financières et interdictions de visas à d’autres personnes impliquées dans des faits similaires. 

Pour le reste, l’hypothèse de sanctions plus générales n’anime aucune conversation politique ou médiatique de haut niveau. En Europe, seules quelques voix politiques se sont exprimées à ce sujet. À la mi-décembre, le leader de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, a plaidé pour « des sanctions économiques », en précisant que « ce ne serait pas des sanctions contre les Israéliens mais contre le gouvernement qui les conduit à ce massacre ». En Belgique, le président du Parti socialiste, Paul Magnette, a lui aussi appelé mi-janvier à « prendre des sanctions économiques »

Sur le plan juridique, existe-t-il des obstacles infranchissables à des sanctions internationales ? La réponse est négative. 

Concernant Israël, les Vingt-Sept sont loin d’être alignés.

Certes, les sanctions qui posent le moins de difficultés restent celles qui sont autorisées par le Conseil de sécurité des Nations unies, dans le cadre du chapitre VII de la Charte de cette organisation multilatérale. Mais bien des sanctions internationales ont déjà été prises en dehors de ce cadre, rendu inopérant pour toute une série de cas, comme la Syrie ou la Russie, en raison du droit de veto des membres permanents du Conseil de sécurité. Si la question se posait pour Israël, les États-Unis auraient ainsi le pouvoir de bloquer le processus.

Au niveau de l’Union européenne (UE), le Conseil européen possède un rôle crucial en la matière, puisque les mesures restrictives doivent être prises à l’unanimité de cet organe qui réunit les chef·fes d’État et de gouvernement. C’est dans ce cadre que la France participe aux sanctions contre la Russie ou encore contre l’Iran, décidées en coopération avec d’autres États dans le monde. De « graves violations des droits humains et de graves atteintes à ces droits » sont les critères du régime de sanctions de l’UE actuellement en vigueur. 

De ce point de vue, « il existe une base factuelle et juridique suffisante pour justifier des sanctions de la part de l’UE », explique l’avocat Johann Soufi. « La politique de l’État d’Israël est décrite par beaucoup comme contraire au droit international humanitaire, mais aussi au droit international des droits humains », rappelle-t-il. Ces sanctions pourraient alors prendre des formes bien connues, ciblant des personnes physiques ou morales, et se traduisant par des gels d’avoirs, des interdictions de voyager et d’obtenir des visas, de commercer dans l’Union, etc. 

« Les mesures restrictives de l’UE sont des instruments de politique extérieure, dans le but d’imposer à leur cible de changer de comportement », indique la professeure en droit public Charlotte Beaucillon. « Par définition, confirme Johann Soufi, un régime de sanctions est une décision politique, car il est décidé par un organe politique, même quand ce dernier se fonde sur des critères juridiques. Cela peut d’ailleurs poser problème, car les sanctions ne sont pas soumises à un contrôle du juge. Elle ne donnent lieu à aucune possibilité d’appel. Et cela vaut pour l’UE comme pour les États-Unis. » 

Problème : concernant Israël, les Vingt-Sept sont loin d’être alignés. La France – qui par ailleurs forme l’armée ukrainienne au droit de la guerre dans le respect du droit international – (ou un autre État membre) pourrait-elle décider isolément de trains de sanctions unilatéraux ? « Elle le pourrait théoriquement à titre souverain, répond Pierre-Emmanuel Dupont, expert en droit international public. Dans les faits, cependant, sa politique consiste essentiellement à mettre en œuvre, et à transcrire en droit français, des décisions prises plus haut, par l’UE ou le Conseil de sécurité. »

Un État seul pourrait encore plus facilement prendre des « mesures inamicales », consistant par exemple à geler des coopérations en cours sur le plan culturel ou sportif. « Ce faisant, on ne viole pas des obligations internationales vis-à-vis de l’État ciblé. Cela renvoie au concept de rétorsion, qui est la forme la plus bénigne de sanctions », précise Pierre-Emmanuel Dupont. 

Une histoire d’impunité s’est installée. Ziad Majed, politiste

Si aucune rétorsion ou sanction économique significative n’est prise, c’est donc pour des raisons essentiellement politiques. « Je pense qu’après le 7 octobre, ce serait un renversement de responsabilités terrible et injuste », avait répondu le socialiste Jérôme Guedj à Mediapart. Mais d’autres interlocuteurs font valoir des raisons plus structurelles. 

C’est le cas du politiste Ziad Majed, qui estime qu’« une histoire d’impunité s’est installée », en faisant valoir les dizaines de milliers de morts et de blessés causés par la guerre menée par Israël au Liban en 1982, ou encore les 4 600 morts civiles à Gaza au cours de conflits précédents sur ce territoire : « Rien ne s’est passé. » Selon lui, l’Europe a maintenu Israël dans un « exceptionnalisme » explicable par les conditions de sa création, après la Seconde Guerre mondiale et le génocide des juifs perpétré par les nazis. 

Depuis, poursuit-il, « Israël est considéré comme un État occidental qui se bat face à des Arabes, des gens de l’autre partie du monde. Des comparaisons et des métaphores récurrentes – “la seule démocratie de la région”, “l’armée la plus morale du monde” – témoignent du fait que le pays est considéré comme “l’un de nous”, ce qui est amplifié par toute une série de rapports économiques privilégiés ». Le résultat serait une complaisance envers ses multiples entorses au droit international. 

Le chercheur indépendant Thomas Vescovi abonde dans ce sens : « L’Occident voit Israël comme son miroir au Proche-Orient. Nétanyahou est considéré comme un adversaire de la paix par une grande partie des parlementaires européens, mais l’État en tant que tel est encore perçu comme une démocratie. En dépit de tous les reproches possibles sur la colonisation et l’occupation, cela fait une différence majeure avec la Russie, dont le caractère autoritaire ne fait aucun doute. Par ailleurs, depuis vingt ans, la lutte contre le terrorisme islamiste a renforcé l’idée d’un combat partagé avec Israël. »

En termes de sanctions unilatérales, il faut cependant remarquer que les pays arabes ne se sont pas distingués de l’inaction occidentale. Beaucoup d’entre eux ont certes des relations bien plus glaciales que celles qu’entretient l’UE avec l’État hébreu, mais on n’observe pas de dégradation significative depuis le massacre à Gaza.

« Leurs positions facilitent les politiques européennes extrêmement partiales, admet Ziad Majed, car ils n’ont pas de position collective ferme vis-à-vis d’Israël. Les pays qui avaient normalisé les relations avec cet État n’ont même pas rappelé leurs ambassadeurs. L’Arabie saoudite n’a pas non plus renoncé de manière claire à un processus de normalisation, au-delà de le conditionner à un cessez-le-feu, ce qui est une exigence minimale. »

  mise en ligne le 2 février 2024

La France prête à enterrer
la définition européenne du viol

Sarah Brethes et Mathieu Magnaudeix sur www.mediapart.fr

Éric Dupond-Moretti a affiché jeudi son opposition à une révision de la définition pénale du viol fondée sur la notion de non-consentement. Ce veto compromet un accord à Bruxelles sur un article clé d’une directive sur la lutte contre les violences envers les femmes, qui fait l’objet d’une ultime négociation mardi 6 février.

Frances Fitzgerald ne cache pas sa « déception ». L’eurodéputée libérale irlandaise bataille depuis des mois pour faire aboutir une directive européenne de lutte contre les violences faites aux femmes. 

Pourtant, à quelques jours des ultimes tractations entre le Parlement européen, la Commission et les chef·fes d’État et de gouvernement, qui auront lieu le 6 février, Frances Fitzgerald avoue son scepticisme sur la possibilité de faire aboutir dans cette directive une définition juridique européenne commune du viol fondée sur la notion de non-consentement.

« Nous n’avons pas de majorité qualifiée, déplore-t-elle, alors même que la directive a été votée à une large majorité par le Parlement européen. Pour l’obtenir, nous avions besoin du soutien d’États représentant 65 % de la population européenne. Mais ni la France ni l’Allemagne ne sont d’accord pour inclure le viol dans cette directive. » La Hongrie de Viktor Orbán ne l’est pas davantage, au contraire de quinze autres États, dont la Pologne, depuis peu gouvernée par une coalition libérale. 

Jeudi, des déclarations d’Éric Dupond-Moretti sont venues confirmer le scénario d’une absence d’accord sur ce texte clé. Lors d’une audition devant la délégation aux droits des femmes au Sénat, le ministre de la justice a appelé à la « prudence » face aux appels en faveur d’une révision de la définition pénale du viol en France. « La législation française est une des plus répressives d’Europe », a-t-il ajouté. 

Dans notre émission « À l’air libre » consacrée à ce sujet, Véronique Riotton, la présidente de la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale, a confirmé qu’à ce stade, « l’article 5 [sur le viol] est enlevé de cette directive ». « La France, a dit cette députée membre du parti d’Emmanuel Macron, doit changer de position : elle a jusqu’au 5 février pour le faire. » Les propos du ministre de la justice laissent peu d’espoir. 

Au Parlement européen, les eurodéputé·es macronistes sont pourtant favorables à cette définition du viol fondée sur le non-consentement. Dans une tribune publiée par Le Monde, vingt-trois d’entre elles et eux ont « appel[é] le gouvernement [français] à permettre de finaliser les négociations avec une définition européenne du viol en phase avec les aspirations de notre temps », et de ne plus utiliser des « argumentaires juridiques byzantins », qui donnent « un sentiment de déconnexion totale avec la souffrance des victimes »

L’eurodéputée Frances Fitzgerald se dit « choquée » : « J’aurais attendu de la France qu’elle se prononce pour ce symbole. » Pour sauver le reste de la directive, qui lutte contre les mutilations forcées, les mariages forcés, le harcèlement sexuel ou le « revenge porn », la version actuelle du texte ne comprend donc plus l’article sur le viol, qui fâche. 

À Bruxelles, le temps presse car il ne sera plus possible d’avancer dans quelques semaines, à cause des élections européennes de juin ; mais aussi de la présidence du Conseil européen qui passera à la Hongrie ultra-conservatrice de Viktor Orbán à partir du 1er juin.

L’autre rapporteure du texte, l’eurodéputée suédoise Evin Incir, une sociale-démocrate, veut encore croire que « tout peut changer jusqu’au bout ». Elle estime qu’il est encore temps de « mettre la pression sur Macron ». « Si la France dit oui, cela suffira à avoir une majorité », affirme-t-elle à Mediapart. 

Une définition du viol restrictive

Le 24 janvier, de nombreuses ONG et organisations féministes européennes, comme Amnesty International, Human Rights Watch ou le Center for Reproductive Rights, ont déploré « que certains États membres fassent preuve d’une absence de réponse têtue face au besoin de combattre le viol dans l’Union européenne, en se cachant derrière des interprétations légales restrictives »

Selon l’Insee, 100 000 viols sont recensés chaque année dans l’Union européenne. D’après l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, une Européenne sur trois âgée de plus de 15 ans a subi des violences physiques et/ou sexuelles, et une femme sur vingt a subi un viol. 

Au cœur du désaccord, l’idée même d’une définition commune européenne du viol, notamment refusée par la France qui estime que le viol ne relève pas du domaine de compétence de l’Union européenne. Mais aussi les mots choisis dans la directive : le viol y est en effet défini comme un rapport sexuel sans consentement. 

En théorie, cette définition s’impose aux États européens, en vertu de la convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe ratifiée par la France en 2014. De nombreux États européens (Espagne, Italie, Belgique, Irlande, Suède, Danemark, etc.) l’ont d’ailleurs déjà incluse dans leur législation. L’Allemagne l’a fait également, mais elle bataille aujourd’hui contre la directive pour des raisons de souveraineté juridique. 

Il y a un risque majeur de glissement vers une contractualisation des relations sexuelles dont, je le crois, personne ne veut. Éric Dupond-Moretti

En France, ce n’est pas le cas. Le viol reste en effet défini dans le Code pénal français comme un acte sexuel commis sous « la menace, la contrainte, la surprise ou la violence ». Une définition jugée très restrictive par des professionnel·les du droit et défenseur·es des droits des femmes. En France, 74 % des plaintes pour viol sont classées sans suite. Seulement 0,6 % des viols ou tentatives de viol auraient donné lieu à une condamnation en 2020.

« La législation française en matière de viol est sans doute la plus répressive d’Europe : 15 ans de réclusion criminelle jusqu’à la perpétuité [...] lorsque l’Espagne fixe une peine de 6 à 12 ans depuis 2022 », a fait valoir jeudi Éric Dupond-Moretti. « Notre définition du viol protège les victimes et permet de sanctionner lourdement les auteurs en s’attachant à démontrer la responsabilité de l’agresseur qui impose une relation sexuelle non consentie », a-t-il défendu.

« Est-ce le rôle de la loi pénale que de définir le consentement d’une victime, au lieu de s’attacher à définir la responsabilité d’un criminel ? », a encore déclaré le ministre de la justice, pointant « des risques de glissement vers une contractualisation des relations sexuelles dont, [il] le croi[t], personne ne veut ». « Je veux ici mettre en garde quant au risque de braquer la focale sur la victime alors que le seul responsable est le violeur. Le risque majeur est de faire peser la preuve du consentement sur la victime », a-t-il ajouté. 

Ces derniers mois, les appels à changer le Code pénal pour introduire la notion de consentement se sont multipliés aussi chez les expert·es du droit.

« Indéniablement, punir un acte sexuel car il a été commis en l’absence de consentement de la victime sans inscrire cette notion de consentement au cœur de la loi conduit à un traitement judiciaire des viols semé d’embûches, source de grandes désillusions pour les victimes, insistent dans Le Monde la professeure de droit pénal Audrey Darsonville et le magistrat François Lavallière. Comment prouver que l’acte était violent quand la victime n’a pas eu la force de résister ou n’a pas pu s’opposer ? Comment attester que l’auteur avait placé la victime dans une situation de contrainte morale annihilant tout consentement ? Comment établir le défaut de consentement quand celui-ci est un fantôme dans la loi ? » Quand les victimes sont en état de sidération psychique, des juges peuvent aussi passer à côté de cette absence de consentement. 

« Dans tous les pays où la législation a changé, les condamnations ont augmenté, assure à Mediapart Evin Incir, la co-rapporteure de la directive. Et aussi les plaintes, car les femmes se disent que ça sert à quelque chose de signaler ces agressions. »

Renversement sociétal

Depuis des mois, la France fait obstinément obstacle à la directive. Ces derniers jours, un arbitrage élyséen était attendu. Mais il semble tarder, alors même que certains ministres, à commencer par Stéphane Séjourné, ancien président des eurodéputé·es macronistes récemment nommé ministre des affaires étrangères, y sont favorables. 

« Certains ont instrumentalisé ce débat pour dire que la France était rétrograde : c’est d’abord, surtout, et uniquement à nos yeux, un débat de compétences de l’Union et de doctrine », a dit jeudi le ministre de la justice, jugeant « primordial de ne pas prendre le risque d’un texte qui se ferait annuler par la Cour de justice de l’Union européenne ».

En introduisant le consentement dans la loi sur le viol, on s’attaque à la culture du viol. Véronique Riotton, députée Renaissance

Certain·es spécialistes estiment par ailleurs qu’il ne serait pas pertinent d’intégrer la notion de consentement dans le Code pénal. « C’est une erreur et une erreur sexiste ! – que de définir le viol par le non-consentement, assure dans Le Monde la philosophe Manon Garcia, autrice de La Conversation des sexes (Flammarion, 2021). Certains pays l’ont fait parce que leur définition du viol reposait jusque-là uniquement sur la violence et c’est un indéniable progrès, mais la législation française n’a pas ce problème. »

Manon Garcia assure que « croire qu’il suffit de définir le viol pour y mettre fin est illusoire ». Elle pointe le risque de voir des victimes « scruté[e]s » dans les prétoires sur leur propre consentement, « au lieu » que les audiences ne se « concentr[ent] sur le comportement du mis en cause ».

Au-delà des arguments juridiques, la députée Véronique Riotton assure qu’il existe « un autre frein, colossal », d’ordre culturel, et qui peut expliquer la frilosité du gouvernement français. « En introduisant le consentement dans la loi sur le viol, dit-elle, on s’attaque à un renversement sociétal encore plus grand. On s’attaque à la culture du viol. » Et donc à un imaginaire sexiste très ancré, dès qu’il s’agit de la sexualité. 

« Selon le dernier rapport du Haut Conseil à l’égalité, un quart des jeunes de 18 à 25 ans pensent que lorsqu’une femme dit non, elle dit oui. Et 25 % des hommes pensent encore qu’une femme prend du plaisir quand elle est forcée », déplore-t-elle. 

Pour la sénatrice écologiste Mélanie Vogel, elle aussi favorable à la définition du viol par le non-consentement, « cette proposition se heurte à ce qui est encore malheureusement inscrit dans l’imaginaire de la société vis-à-vis de la sexualité : la présomption de consentement ». « Aujourd’hui, le Code pénal nous dit : a priori, vous êtes consentante sauf si vous êtes capable de prouver la menace, la contrainte, la surprise ou la violence. Là, il s’agit de renverser cet élément et de considérer que, a priori, on n’est pas consentante. » 

« Quand on dit cela, on nous répond souvent : et donc on va devoir signer un contrat avant un rapport sexuel maintenant ?, poursuit-elle. Mais en réalité, la prise en compte du consentement n’est difficile que pour la sexualité. Si vous êtes chez vous, sur votre canapé, que quelqu’un rentre alors que vous n’avez invité personne, tout le monde comprend que ça ne va pas. On ne va pas aller vous dire “Mais vous étiez assis comment sur le canapé ?”,Vous avez regardé par la fenêtre ou la porte ?”,Vous n’avez rien dit quand il est entré ?”. Ça, tout le monde le comprend ! Mais pour votre corps, ce n’est pas si simple. Et c’est à ça qu’on s’attaque, en réalité. »

« C’est le patriarcat qui tremble, le droit inaliénable des hommes à avoir les femmes à leur disposition », analyse l’avocate Élodie Tuaillon-Hibon, qui défend des victimes de violences sexuelles et conjugales. 

« On a 94 000 viols ou tentatives de viol tous les ans en France, rappelle Véronique Riotton. Dans l’imaginaire collectif, le viol, c’est : on est dans la rue, on se fait attaquer, étrangler, et du coup cette notion de consentement paraît dérisoire. Or la réalité du viol [est différente] : à 90 %, ils se passent dans l’univers personnel, avec des gens qui sont connus. » La notion de consentement interroge donc profondément la dynamique des relations hommes-femmes dans toutes les sphères de la société, y compris le couple ou la famille. « Quand je dis que c’est colossal, c’est qu’on s’embarque dans un changement de société. Qu’est-ce qu’on change dans les relations hommes-femmes ? » 

Voilà la nature profonde de la question à laquelle l’exécutif français, qui a pourtant érigé la lutte contre les violences sexistes et sexuelles faites aux femmes comme sa « grande cause » depuis 2017, n’a sans doute pas envie de répondre immédiatement. 

 

   mise en ligne le 2 février 2024

Quand les délais d’une préfecture mènent à la mort d’un nourrisson

Pauline Migevant  sur www.politis.fr

Fanta avait 3 mois quand elle est morte en novembre, intoxiquée au monoxyde de carbone. Une mort survenue après les retards de la préfecture du Nord pour délivrer une carte de résidence à sa mère, réfugiée. Celle-ci avait perdu tous ses droits sociaux et sa dette avait conduit à une limitation d’électricité.

Fatima berce le vide en mimant son enfant décédé. Sa fille, Fanta, est morte il y a deux mois à peine. L’acte de décès indique la date, 4 novembre 2023 et l’heure, 6 heures 12. Quand l’ambulance est arrivée, le nourrisson était déjà inerte, intoxiqué au monoxyde de carbone. Quelques heures plus tôt, Fatima et son compagnon avaient allumé un brasero pour chauffer la maison à Armentières (Nord) où ils vivaient avec trois jeunes enfants. Depuis le mois de février 2023, Fatima n’avait plus de ressources pour vivre en raison du délai de la préfecture pour renouveler ses papiers. L’électricité n’était pas suffisante pour allumer le chauffage et la nuit était froide. La tempête Ciaran atteignait le département du Nord.

Fatima se souvient s’être réveillée à 5 heures du matin. À ce moment-là, « je ne sens plus mon corps. Je suis tellement faible que je n’ai même plus la force de soulever ma main. » Elle réveille son compagnon, qui ne peut se lever non plus. Puis, elle regarde Fanta, allongée dans son lit. Elle a vomi. Elle ne bouge pas. Fatima parvient à appeler l’ambulance. Elle répète les mots que l’ambulancière lui « verse au visage » et qu’elle ne veut pas croire : « Madame, votre fille est décédée ».

J’ai cru que le match était terminé. Mais en fait, il ne faisait que commencer.  Fatima

Pendant deux heures, elle reste dans l’ambulance en berçant son enfant, avant d’être elle-même transférée à l’hôpital. Les médecins l’interrogent sur ses problèmes de cœur, alors qu’elle n’a que 26 ans. Elle explique : « Avant le drame je me plaignais tout le temps que j’avais mal au niveau du cœur. Le stress c’est quelque chose. Avec la préfecture, les soucis dans ma tête, les pleurs et les angoisses, j’ai eu cette maladie au niveau du cœur. »

En 2018, Fatima, 20 ans, a fui la Côte d’Ivoire pour échapper à l’excision. Elle survit au désert, à la prison en Libye, aux viols. Quand elle traverse la Méditerranée sur un zodiac, enceinte, elle voit neuf personnes se noyer. Après le sauvetage par SOS Méditerranée, elle arrive à Lampedusa. Son fils naît, malade, en Italie. Elle traverse la frontière entre l’Italie et la France, à Vintimille, dort tantôt dans les trains, tantôt dans les aéroports. Quand elle obtient finalement la protection de la France en février 2022 et le statut de réfugiée, Fatima souffle. « J’ai cru que le match était terminé. Mais en fait, il ne faisait que commencer. »

Délais et silences

En juillet 2022, Fatima fait sa demande de carte de résident, un titre valable 10 ans. Mais la préfecture, qui dispose légalement de 3 mois pour répondre à la demande, ne lui délivre pas à temps. En janvier 2023, le récépissé, un document attestant que la demande de titre a été déposée et qu’elle est en situation régulière, arrive à échéance. Avec son assistante sociale, Fatima sollicite un renouvellement du document. Sans nouvelle de la préfecture.

« Lorsqu’on fait les demandes de renouvellement, on a un numéro de dossier disant que la demande a été enregistrée, mais il n’y a pas de réponse ou de délai qui sont donnés », explique Camille, l’assistante sociale du Graal, association qui accompagne Fatima dans ses démarches et lui loue son logement. Elle ajoute : « Les délais de traitement pour avoir de nouveaux récépissés se sont allongés. Et ça entraîne systématiquement une rupture de droits auprès de la CAF, de Pôle Emploi et de toutes les institutions. » En février, Fatima perd ainsi ses allocations, le RSA, les seules ressources dont elle disposait pour s’occuper de ses deux enfants en bas âge. Rapidement, la situation se dégrade.

Elle est alors enceinte d’un troisième enfant. Les factures d’électricité et de loyer s’accumulent. Fatima demande de l’aide au CCAS (Centre communal d’action sociale), à la Maison Nord Solidarités, à la mairie, à la CAF (Caisse d’allocations familiales), partout où elle peut. Les différents travailleurs sociaux écrivent à la préfecture. « Mais toujours rien », répète Fatima.

En juillet, à 8 mois de grossesse, elle est contrainte de mendier devant la mosquée d’Armentières. Elle décrit un état de fatigue intense et des insomnies. « Quand je me couchais la nuit, je me disais : ‘Demain comment ça va se passer ?’ J’avais ça seulement dans ma tête, ce qui faisait que je ne pouvais pas dormir. » Elle vend sa télé et hésite à vendre son téléphone, mais s’abstient. Comment, sinon, recevoir le mail de la préfecture ?

Dématérialisation et dysfonctionnements

Le 31 juillet, elle accouche de Fanta, « un bébé qui souriait tout le temps ». Dès sa sortie de la maternité, elle recommence à mendier et deux jours après son accouchement, en raison de sa dette, l’électricité est restreinte, très strictement. « EDF commence à tout couper dans la maison. Je ne pouvais même pas faire chauffer un biberon », explique-t-elle. Le nourrisson a trois semaines quand elle tente, accompagnée d’une assistante sociale, de se rendre à la préfecture. Sans succès. Le 21 août 2023, les portes de la préfecture restent fermées.

Depuis le covid, aucun accueil physique n’a rouvert pour les étrangers à Lille. Deux jours plus tard, l’assistante sociale renvoie un mail à la préfecture. Enfin, l’attestation de prolongation d’instruction apparaît sur la plateforme de l’ANEF (Administration nationale des étrangers en France). Impossible à télécharger, comme en atteste une capture d’écran consultée par Politis.

L‘ANEF est la plateforme lancée par le ministère de l’Intérieur dans le cadre de la dématérialisation. En 2019, elle d’abord concerné les visas pour long séjour, puis les titres de séjour étudiants en 2020 (le tout représentant 1/5 des demandes). À la fin de 2022, le processus de dématérialisation s’est achevé : l’ensemble des demandes de titre de séjour et d’accès à la nationalité française devant se faire via cet outil. Ses dysfonctionnements sont dénoncés par les personnes qui y sont directement confrontées, par les associations de soutien aux personnes exilées mais aussi par le Défenseur des Droits.

Benoît Rey, juriste au sein du Défenseur des Droits, déplore la façon dont a été menée la dématérialisation. « Dans les préfectures comme dans de nombreux services publics, l’État a d’abord supprimé des postes puis mis en place des procédures dématérialisées pour tenter de compenser le manque, alors que les outils étaient loin d’être parfaitement fonctionnels et que les gains de productivité n’étaient pas constatés. On a ensuite tenté de compenser le manque de personnels par des contrats temporaires mais cela n’a pas suffi. »

Résultat : entre 2019 et 2022, les réclamations concernant les droits fondamentaux des étrangers ont plus que triplé, devenant le principal motif de saisine de l’institution. Sur la même période, la part de saisine venant du département du Nord concernant le droit des étrangers a quasiment doublé. Morade Zouine, coprésident de l’Adde (Avocats pour la défense des droits des étrangers) abonde : « Avant la dématérialisation, le contentieux était lié à la contestation du refus des titres par les préfectures, aujourd’hui, c’est simplement pour que nos clients accèdent aux services publics. »

« Extrême urgence »

En l’absence de réponse de la préfecture, le Graal finit par orienter Fatima vers une avocate. Une intervention qui permet de débloquer la situation. Le 15 octobre, Me Caroline Fortunato échange par téléphone avec Fatima. Cinq jours auparavant, elle a fait une requête devant le tribunal pour contraindre la préfecture à délivrer urgemment un récépissé. Mais l’appel lui fait comprendre le caractère vital de la situation. Le lendemain, elle interpelle la préfecture par mail. Dans l’objet du courriel, on peut lire ‘EXTRÊME URGENCE’. Elle alerte notamment sur « la mise en danger immédiate de l’état de santé du nourrisson« .

Après ce message, la préfecture répond que la demande de titre de séjour de Fatima a été acceptée. Le titre est en cours de fabrication, un an après les délais prévus par la loi. Le 18 octobre, l’avocate reçoit l’attestation de décision favorable qui permet de débloquer les droits auprès de la CAF et les transmet à l’assistante sociale. Sauf que les conséquences perdurent. Les températures baissent et l’électricité est toujours limitée. Le service de solidarité d’EDF explique avoir contacté Fatima le 26 octobre « pour comprendre sa situation d’impayé et essayer de trouver une solution ». Pour retrouver la pleine puissance, Fatima doit payer 20 % de sa dette. EDF ajoute : « Ce paiement n’a pas été possible et EDF a maintenu un service minimum de fourniture d’électricité»

En effet, Fatima ne dispose pas de carte ou de compte bancaire, simplement d’un livret A. « Ouvrir un compte bancaire avec un simple récépissé, c’est très compliqué auprès des banques », explique Camille, l’assistante sociale. Si Fatima dispose désormais de la somme lui permettant retrouver la fourniture complète d’électricité, le montant dépasse ce qu’elle peut virer depuis son livret A. Pour régler la situation définitivement, un rendez-vous est pris avec EDF, la deuxième semaine de novembre.

À deux jours près, les choses se passaient autrement.  Camille

Mais les premiers jours du mois sont particulièrement froids. Fanta est morte avant le rendez-vous. Pour le fournisseur d’énergie, ce décès, le 4 novembre, est une « immense tristesse ». « Madame arrivait en bout de course, déplore l’assistante sociale, elle avait son récépissé, les droits étaient rouverts et on bloquait juste pour le paiement. » Visiblement encore émue, Camille reprend : « À deux jours près, les choses se passaient autrement. »

La veille du drame, le 3 novembre, Fatima téléphone à EDF, comme le confirme son journal des appels. La trêve hivernale en vigueur depuis deux jours empêche les fournisseurs d’électricité de couper l’électricité, mais la fourniture minimum de courant, 1 kVA (kilovoltampère), n’est pas suffisante pour chauffer la maison. « Il faut que j’aie l’électricité parce que ça ne va pas, dit Fatima en relatant son appel au service client. Ma petite, quand elle dort la nuit et que je touche ses doigts, tout est froid, tout est glacé. »

Elle tente à nouveau de s’acquitter de sa dette en allant à la Poste pour payer, ce qui n’est toujours pas possible. Au vu du froid, elle contacte à nouveau le service client. « La dame me dit : ‘À partir de 20 heures ou de minuit, vous allez avoir de l’électricité ou de l’eau chaude.’ Je lui ai demandé trois fois : ‘Vous êtes sûre ?’ Elle m’a dit oui. » Sollicitée sur ce point, EDF, répond : « Il n’y a pas eu d’engagement dans ce sens. »

De vingt heures à minuit, Fatima vérifie sans cesse s’il y a de l’eau chaude ou de l’électricité. « Rien. » « À minuit, il faisait tellement froid que j’ai fait la pire chose que je ne devais jamais faire. » Elle allume un brasero sans en soupçonner la dangerosité. Dans la chambre séparée où dorment ses deux fils, « il y a un petit radiateur électrique qui fait un peu d’air ». Elle leur ajoute deux couvertures et n’approche pas le charbon de leur chambre. Avant d’aller se coucher, la maison est chaude, et elle demande au père de sa fille d’aller éteindre le brasero. Mais les substances du gaz, inodores, incolores, atteignent la pièce où elle dort avec sa fille et son compagnon.

« Un toit sur la tête »

À 6 h 50, il fait encore nuit quand Dylan Finne, directeur de cabinet du maire d’Armentières, reçoit un appel du cadre d’astreinte de la mairie qui l’avertit « d’un feu dans un logement et une famille sous oxygène ». Immédiatement, il se rend rue de Dunkerque, où s’est produit le drame. Sur place, deux ambulances et une camionnette du Samu. Il s’agit d’une intoxication au monoxyde de carbone. Le nourrisson est mort. Un « choc » pour le directeur de cabinet et les personnes confrontées au décès, comme les officiers d’état civil, « à qui on a demandé, un samedi matin, de vérifier l’identité d’un bébé mort ».

On avait le sentiment que le logement était insalubre. D. Finne

Malgré le week-end, les services de la ville font leur possible et trouvent des solutions en urgence pour éviter à la famille de se retrouver à la rue ou de retourner dans le logement, loué par le Graal à Fatima. « On avait le sentiment qu’il était insalubre », estime Dylan Finne, en évoquant notamment « l’eau qui coulait à travers les spots de la salle de bains ». Il décrit aussi « les prises électriques à nu », ce que confirment des photos consultées par Politis, prises avant le drame par Fatima, qui s’était plainte au Graal de l’état du logement. « On a donc diligenté une enquête », reprend le directeur de cabinet. Finalement, « les critères cumulatifs n’étaient pas remplis pour que le logement soit considéré comme insalubre », conclut Dylan Finne. « Mais il n’était pas non plus exploitable », estime-t-il.

Pour Olivier Desrousseaux, président du Graal, certes, le logement « n’était pas BBC » (bâtiment à basse consommation), mais « il était décent et fonctionnel. On est très loin du logement indécent, insalubre ou même du marchand de sommeil. » D’ailleurs, « l’enquête n’a pas relevé de défauts techniques majeurs. » Il explique que le drame qui « a choqué tout le monde dans l’association » était difficilement anticipable. Les travailleurs sociaux voient au quotidien des situations « extrêmes », comme « cet homme qui nous racontait l’autre fois qu’il dormait dans un caveau au cimetière pour s’abriter ». Un contexte pouvant conduire « à parfois relativiser des situations comme celle-là, où, au départ, la famille a un toit sur la tête ».

« Justice pour Fanta »

Fatima n’a pu revoir le corps de sa fille qu’une fois l’autopsie effectuée. Après le décès, elle a pu quitter son logement à Armentières, ville où elle retourne pour voir sa fille au cimetière. « Rien ne peut effacer cette douleur », souffle-t-elle. « Je suis fatiguée de la tête et du cœur. » Tout ce qui évoque son nourrisson décédé, les cris des enfants ou les vitrines de magasins pour bambins, lui est insupportable. Fatima explique la difficulté à ne pas pleurer devant ses deux garçons.

Ce qui est arrivé à ce bébé est choquant mais pas surprenant. Leurs politiques mènent au charbon et à la mort. C. Fortunato

Elle pointe la responsabilité de la préfecture, contre qui elle entend engager une action au tribunal administratif. « La préfecture était bel et bien au courant de la gravité de la situation. Mais ils ont préféré rester dans le silence parce qu’ils sont fous. » Interrogée, cette dernière n’a pas souhaité répondre à nos questions. Fin janvier, Fatima a aussi formé une saisine auprès du Défenseur des droits. Elle espère que l’autorité pourra interpeller la préfecture sur ses délais, la dématérialisation, et ses conséquences, et pour lui demander des mesures afin que le drame ne se reproduise plus.

En septembre, plus de 40 organisations avaient déjà interpelé le préfet du Nord sur les ruptures de droit liées au délai de traitement des demandes de titres et au non-renouvellement des récépissés. La Cimade avait recueilli des témoignages sur les conséquences des délais de traitement des titres de séjour de la Préfecture de Lille. Le samedi 3 février, c’est devant le bâtiment de cette dernière, rue Jean Sans Peur, que se tiendra la marche blanche pour Fanta.

L’avocate, Caroline Fortunato, explique être « hantée » par ce dossier, qui résonne avec la loi asile immigration. C’est « la veille de l’examen du texte par le Sénat » que sa cliente l’a appelée pour lui annoncer le décès de Fanta. Le 19 décembre, alors que le Collectif pour Fanta se réunissait pour la première fois, la commission mixte paritaire s’accordait sur une version durcie du texte, votée par l’Assemblée nationale et le Sénat le même jour.

Une loi considérée comme une « victoire idéologique » par l’extrême droite et dont un des articles – finalement censuré par le Conseil constitutionnel – prévoyait que les allocations ne puissent être délivrées aux étrangers qu’après une certaine durée de présence sur le territoire. « Ce qui est arrivé à ce bébé est choquant mais pas surprenant. Leurs politiques mènent au charbon et à la mort », estime l’avocate. Une famille syrienne dont elle gère le dossier a, elle aussi, été intoxiquée au charbon début décembre. Ce qu’elle espère aujourd’hui ? « Un sursaut humain. »

  mis en ligne le 1° février 2024

Mobilisation nationale
samedi 3 février 2024
contre la Loi Darmanin

https://solidaires.org

Ce jeudi 25 janvier, au moment où se tenait un rassemblement à proximité, a eu lieu le rendu du Conseil constitutionnel sur la loi Darmanin. Même s'il a retiré un certain nombre de dispositions, ce qui en reste demeure l'une des pires lois de la Ve République, une loi anti-immigré et anti-ouvrière qui facilitera grandement les conditions d'expulsions, qui ne respecte pas les droits fondamentaux, qui rendra plus précaire l'accueil des réfugiés et plus difficiles les conditions de vie, pas seulement des Sans-papiers, mais de l'ensemble des personnes d'origine étrangère. Pour cela, nous appelons à une nouvelle journée nationale de manifestations le samedi 3 février 2024 prochain.

ABROGATION DE LA LOI ASILE IMMIGRATION !!

La loi Asile Immigration, votée le 19 décembre 2023, marque un tournant que nos collectifs, associations, syndicats, organisations ne peuvent accepter. Elle reprend de nombreuses idées de l'extrême droite comme la préférence nationale et aura des conséquences terribles sur la vie de centaines de milliers d'habitante.es étrangère-es sur le sol français. Il s'agit de la loi la plus régressive depuis 40 ans. Cette loi raciste et xénophobe restreint le droit au séjour, accentue considérablement la répression. En outre, ce 19 décembre, les parlementaires ont fait sauter des digues jusque-là infranchissables via l'attaque contre l'hébergement d'urgence, l’instauration de la "préférence nationale" par le durcissement de l'accès aux prestations sociales dont les allocations familiales et les aides aux logements, par les restrictions au droit du sol, les attaques contre le séjour des personnes étrangères malades ou encore des étudiant.es non européen.nes.

Cette loi, telle que promulguée par Macron, va précariser davantage les travailleuses et travailleurs, les lycéens, les étudiants avec ou sans-papiers. L'arbitraire préfectoral est encore renforcé, refoulement aux frontières, délivrance systématique des OQTF et IRTF et allongement de leur durée, notamment pour les travailleuses et les travailleurs. Cette loi s'attaque aux libertés publiques, bafoue les droits fondamentaux tels que le droit au regroupement familial, le droit d'asile, réinstaure la double peine et fait honte à la France, qui prétend défendre des valeurs d'égalité entre toutes et tous. Nous exigeons donc l'abrogation de cette loi.

Nous appelons :

À soutenir toutes les luttes pour la régularisation des sans-papiers, notamment les grèves

À empêcher l'application de cette loi en multipliant les actions de solidarité, de grèves, de refus.

À manifester massivement sur tout le territoire le samedi 3 février, pour que cette loi soit abrogée,

À combattre le racisme, la xénophobie et défendre une politique migratoire d'accueil et de solidarité.


 

POURSUIVONS LA MOBILISATION SUR TOUT LE TERRITOIRE

CONTRE LA LOI DARMANIN

SAMEDI 3 FÉVRIER 2024


 

appel signés par de nombreuses associations, syndicats et partis politiques


 


 

 

Loi Darmanin :
maintenant, désobéir !

par Marche des Solidarités sur https://blogs.mediapart.fr/

Nous n’avons pas réussi à l’empêcher. Ce samedi 3 février nous montrerons que nous ne lâchons rien. Mais revendiquer l'abrogation est insuffisant. Car ce qu’il faut déterminer désormais c’est comment se battre dans les conditions concrètes créées par l’adoption de cette loi.

Samedi 3 février des manifestations contre la loi Darmanin auront lieu dans toute la France. Réclamant l’abrogation de la loi elles permettront de montrer que le combat ne s’arrête pas. De plus, dans de nombreux endroits, comme à Paris, Lyon, Marseille ou Rennes, les cortèges contre le racisme et en solidarité avec les Sans-Papiers seront rejoints par les cortèges de solidarité avec la Palestine.

La vitalité de ce mouvement est cruciale. C’est la base sur laquelle il peut redéfinir ses stratégies alors que la loi a été promulguée.

Ce lundi 29 janvier, à la Bourse du travail de Paris, lors de la réunion hebdomadaire de la Marche des Solidarités, la salle était encore comble comme pratiquement chaque semaine depuis quelques mois : représentant·e·s des collectifs de Sans-papiers, lycéen·ne·s, étudiant·e·s, enseignant·e·s, personnels de la santé, membres de différents réseaux et associations…

C’était la première réunion depuis la promulgation de la loi Darmanin. La première réunion depuis la fin d’une séquence de plus d’un an et demi à combattre pour que cette loi ne soit pas adoptée.

Nous indiquons ici les premières pistes issues de la discussion pour faire face à la situation nouvelle créée par l’adoption de cette loi.

Nous invitons tous les cadres qui se sont mobilisés dans les régions à nous faire remonter leurs propres réflexions et pistes pour riposter. Trouver comment répondre à la nouvelle situation nécessitera de multiplier les échanges d’idées et d’expérimentations.

Car croire qu’on peut simplement faire comme avant risquerait fort de nous laisser désarmé·e·s et surtout de laisser isolé·e·s les Sans-papiers et les immigré·e·s.

Exiger l'abrogation, oui mais...

Nous avons suffisamment alerté contre les conséquences de cette loi pour se permettre le luxe de l’oublier, une fois la loi promulguée. De ne pas en tenir compte pour notre lutte.

Il faut bien sûr ajouter l’abrogation de cette loi à notre liste de revendication. Mais disons-le se focaliser sur cette revendication risque d’être à la fois trop et pas assez pour orienter concrètement notre activité.

Trop : comment imaginer que cette revendication soit pratique, c’est-à-dire oriente concrètement notre activité alors que nous n’avons pas réussi à empêcher que la loi ne passe.

Trop : parce que, en attendant, cette loi va être appliquée et que la revendication de son abrogation ne doit pas masquer les tâches pratiques de résistance contre ses conséquences concrètes pour les Sans-papiers et tous et toutes les immigré·e·s.

Pas assez : parce que cette loi et son processus d’adoption n’ont fait que renforcer le développement du racisme, son emprise idéologique dans toute la société comme sa réalité en termes de politique d’État.

Pas assez : parce que cette loi et son processus d’adoption n’ont fait que préciser le danger fasciste et la légitimité des courants qui le portent.

Le mot d’ordre de désobéissance

Darmanin ne fera pas sa loi ! Personne n’est illégal !

Voilà ce que nous avons proclamé pendant toute cette séquence de combat contre la loi. Cela reste.

La loi est passée. Continuer de la combattre, dans les faits, c’est assumer qu’il est juste désormais d’y désobéir, de ne pas accepter ce qui sera fait, légalement, au nom de cette loi. Pas simplement attendre qu’elle soit abrogée. Nous ne parlons pas là des intentions de désobéissance affichées (avant la promulgation de la loi) par des cadres institutionnels. Tant mieux si les discours sont suivis d’actes à ces niveaux. Mais nous parlons ici d’une désobéissance de lutte.

Ce mot d’ordre donne un des contenus de l’activité à développer. Les formes de cette désobéissance sont à construire et à inventer. (Et il va aussi falloir suivre dans les détails les décrets d'application et circulaires qui formaliseront les modalités précises)

Car la loi va d’abord restreindre considérablement les possibilités de régularisation des Sans-papiers tout comme l’accès spécifique au droit d’asile qui en est une des modalités. 

Elle soumet désormais totalement l’attribution du titre de séjour à l’arbitraire préfectoral selon des critères flous juridiquement (intégration, respect des valeurs de la République, menaces à l’ordre public) et liés à la considération raciste qui fait des immigré·e·s un potentiel danger.

Elle va ensuite précariser considérablement les titres de séjour (un an renouvelable, lien à un « métier en tension »), possibilité de retrait du titre de séjour selon les mêmes critères soumis à l’arbitraire préfectoral et policier.

Mais les conséquences les plus immédiates et directes vont être la traduction du versant répressif qui permet à Gérald Darmanin de se réjouir d’avoir les mains libres pour expulser des milliers d’étranger·e·s.

Réseaux de défense

Désobéir c’est donc construire d’abord tout ce qui permet aux Sans-Papiers et Immigré·e·s et aux réseaux de solidarité d’empêcher à la machine à harceler, contrôler, assigner, emprisonner et expulser de fonctionner.

Le renforcement des organisations de Sans-Papiers et d’immigré·e·s est une des premières réponses. Cette machine à illégaliser les Sans-Papiers (arrestations, Ordres de Quitter le Territoire, Interdictions de Retour sur le Territoire, assignations à résidence, rétentions, expulsions) fonctionne d’autant mieux sur des personnes isolées et atomisées. Les formes d’organisation collective sont une protection et un moyen de réponse dès le contrôle et/ou l’arrestation.

Et la protection collective et la capacité de défense immédiate est bien sûr considérablement renforcée quand elle peut s’appuyer sur un réseau au sein du quartier, de la ville, de l’école, du lieu d’études ou du lieu de travail.

C’est la raison pour laquelle nous pensons qu’une des premières tâches est de renforcer et de coordonner tout ce qui a commencé à émerger dans la mobilisation contre la loi Darmanin avec comme objectif immédiat d’organiser la solidarité concrète autour des Sans-papiers et immigré·e·s menacé·e·s :

- les Collectifs de Sans-papiers et leur unité

- les formes de mobilisation dans les écoles, personnels et parents d’élèves

- l’organisation des lycéen·ne·s et des étudiant·e·s

- la mobilisation active de syndicalistes contre le racisme et en solidarité avec les Sans-papiers

- la convergence avec différents réseaux et fronts de lutte (environnement, féminisme, LGBTQI, solidarité avec la Palestine…)

Luttes pour la régularisation

La lutte pour l’égalité des droits est d’abord une lutte pour la régularisation. Plus la régularisation sur des critères individuels se ferme et plus la lutte collective prend un sens immédiat. Pas de régularisation sans combat : il faut trouver les modalités d’action et de luttes permettant d’imposer des régularisations collectives.

La décision de régularisation ne sera plus autant répartie, en ce qui concerne la régularisation dite « par le travail » entre patronat et État. Elle sera désormais bien plus exclusivement aux mains de l’État (en réalité le ministère de l’intérieur via les préfectures).

Cela n’enlève pas la grève comme outil de lutte mais devra en modifier les modalités.

La perspective d’une journée de grève en mars impliquant travailleurs et travailleuses avec et sans papiers a été avancée lors de cette réunion de la Marche des Solidarités. Cela implique bien sûr de convaincre des syndicalistes et syndicats de cette perspective. Ce serait par ailleurs un outil pour développer un réseau syndical de solidarité avec les travailleurs et travailleuses sans-papiers.

Cela devra s’accompagner d’autres répertoires d’action avec les Sans-Papiers en lutte. L’exemple de la lutte actuelle des Jeunes mineurs de Belleville en est un exemple. Les luttes menées il y a quelques années autour des écoles avec RESF en sont une autre. Tout comme le sont les luttes menées avec des familles à la rue et les occupations menées à Lyon, Rennes ou ailleurs.

Lutte contre le racisme et le fascisme

Racisme, fascisme, colonialisme, de cette société-là, on n’en veut pas !

Le vote de la loi l’a illustré : sur le dos des immigré·e·s avec et sans papiers c’est toute l’évolution de la société qui est concernée.

Laisser se développer les attaques contre l’immigration c’est légitimer une société de plus en plus inégale, liberticide, nationaliste et sécuritaire. Et ouvrir la voie aux courants fascistes. Symétriquement, laisser se développer ces tendances c’est rendre de plus en plus difficile la lutte pour l’égalité des droits et la régularisation des sans-papiers.

Il va bien sûr falloir prendre le temps pour comprendre pourquoi nous n’avons pas réussi à construire un mouvement suffisamment fort pour empêcher la loi de passer.

Mais, dans tous les cas, la lutte, immédiate sur des lignes défensives, doit s’accompagner d’une lutte politique plus générale contre le racisme et le fascisme.

A court-terme la Marche des Solidarités participera à la manifestation contre le fascisme appelée par les syndicats le 10 février prochain.

Nous appelons à participer aux manifestations organisées par des familles victimes des violences policières les 16 mars et 21 avril prochains.

Nous lançons déjà l’appel à organiser, dans tout le pays, des manifestations, comme chaque année, le 23 mars prochain à l’occasion de la Journée Internationale contre le racisme.

Nous prévoyons de travailler sur la mobilisation contre l’organisation des Jeux Olympiques : Pas de JO sans papiers ! Pas de Jo sous loi raciste ! Pour la solidarité internationale.

Ce ne sont que de premières grandes lignes ouvertes à la discussion et qui devront être précisées et enrichies.

Nous invitons déjà :

- A participer, à Paris, à la soirée organisée avec la Marche des Solidarités et les Collectifs de Sans-Papiers, ce vendredi 2 février à partir de 19H00 (prises de paroles, concert,…)

- A rejoindre toutes les manifestations organisées ce samedi 3 février (Pour Paris à 14H00 à République)

- A participer, pour la région parisienne, à la réunion de la Marche des Solidarités (tous les lundis à 19H00 - Bourse du travail 2 rue du Château d’eau Métro République) et aux assemblées organisées dans différentes villes.

Les collectifs de la Marche des Solidarités

  mis en ligne le 1° février 2024

La crise agricole pose
la question de la transformation
de la société

Par Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

Abaisser la part du budget des ménages consacré à l’alimentation pour ne pas relever les salaires ouvriers est une vieille stratégie du capitalisme. Pour cela, la rémunération du travail paysan est sans cesse écrasée, tandis que les salaires et les retraites sont pressurés. Cela tisse un lien ténu entre travailleurs-paysans et salariés.

Le pillage du travail paysan se fait par les deux bouts. D’un côté, les industries d’amont, fournisseuses de l’agriculture, de plus en plus concentrées (machines, engrais, phytosanitaires), vendent leurs produits de plus en plus cher. De l’autre, les secteurs d’aval de la production (industries de la collecte, de la transformation et la grande distribution) achètent au prix le plus bas possible, dès lors qu’à leur demande, tous les mécanismes de régulation des prix à la production ont été démantelés.

Puis, les banques prélèvent leur dîme grâce à l’endettement des paysans. En ce sens, toutes les dérégulations libérales ont tenu leurs sordides promesses. Les réformes successives de la politique agricole commune, de la création de l’organisation du commerce et les 40 traités dits de libre-échange signés par l’Union européenne ont fait de la matière première agricole une marchandise comme une autre, alors qu’il s’agit d’un bien commun ouvrant la possibilité au droit fondamental à l’alimentation pour toutes et tous.

Au nom de l’intérêt général et de la nature

L’insertion de la production agricole dans le capitalisme mondialisé conduit à compenser les pertes de revenu par des augmentations de production au prix de l’épuisement des travailleurs-paysans et de la nature. Nous atteignons aujourd’hui les limites de cette course à la productivité. C’est ce qui conduit le capital à chercher des technologies permettant de se passer du travail paysan et de la terre, en inventant des viandes de synthèse, du lait artificiel et la culture industrielle d’insectes, sous la baguette des grandes firmes nord-américaines et israéliennes.

Il ne suffira pas de quelques sparadraps pour « calmer la colère ». Tout le système doit être transformé au nom de l’intérêt général et de la nature. L’heure est à inventer un nouveau projet de développement agricole et alimentaire pour les êtres humains et la nature. Cela nécessite un grand débat démocratique associant paysans-travailleurs, citoyens-consommateurs, chercheurs et scientifiques, élus locaux, associations et coopératives, travailleurs des industries agroalimentaires.

Un projet mariant rémunération correcte du travail, préservation de l’environnement et droit à l’alimentation. Le savoir-faire paysan, combiné à l’utilisation de la photosynthèse, à la rotation des cultures, à la valorisation des diversités variétale et animale, peut permettre d’utiliser moins d’engrais et de produits phytosanitaires et d’améliorer ainsi la fertilité des sols et les rendements.

Un statut du travailleur-paysan

Le travail peut être rémunéré grâce à des prix de base intra-européens, pour une quantité donnée de production négociée avec les organisations professionnelles. Des offices nationaux et européen par production permettraient de mettre en place de nouveaux mécanismes de régulation pour des prix stables. Un statut du travailleur-paysan viserait à intégrer dans la rémunération l’ensemble des fonctions du travail agricole pour la préservation de la biodiversité, la qualité alimentaire ou la santé. C’est l’intérêt des agriculteurs, eux-mêmes victimes des pertes de biodiversité et des modifications climatiques.

La « clause de sauvegarde sanitaire » de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) doit être activée, dès lors que des importations de produits alimentaires ne respectent pas les « normes » environnementales en vigueur dans l’Union européenne et en France. Celle-ci permet de suspendre durant au moins quatre ans des produits agricoles importés traités avec des substances interdites sur notre sol. Une exception agricole dans les négociations internationales doit être instituée.

La grande industrie phytosanitaire ou vétérinaire doit être impliquée dans la recherche de méthodes de soins aux cultures et aux animaux compatibles avec le progrès écologique en donnant aux travailleurs de ces industries la souveraineté sur la production en lien avec la recherche publique. On ne peut accompagner un grand plan d’installation de jeunes agriculteurs sur des fermes à taille humaine et organiser une bifurcation écologique associant tous les intéressés sans annuler la dette des petits et moyens paysans et sans utiliser la création monétaire de la Banque centrale européenne pour un grand projet alimentaire et de santé d’intérêt général.

Droit à l’alimentation et rémunération du travail agricole dans le cadre d’un nouveau projet agroécologique jusqu’à une sécurité sociale de l’alimentation appellent à ouvrir les chemins communs pour un processus communiste du vivant.


 


 

Mouvement des agriculteurs :
comment sortir des contradictions ?

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr

À bien des égards, le mouvement de révolte lancé par les agriculteurs mi-janvier est inédit et complexe. Comment comprendre sa dynamique et ses contradictions ? Que pourrait-il en sortir de bon, et de moins bon ? Entretien avec l’Atelier paysan.

 

Coopérative d’autoconstruction fondée en 2009, l’Atelier paysan milite pour un changement radical de modèle agricole et alimentaire. Fin observateur du monde agricole, ses thèses sont consignées dans son ouvrage collectif Reprendre la terre aux machines. Hugo Persillet est animateur et formateur à l’Atelier paysan. Il a accepté de répondre aux questions de Rapports de force.

Depuis le 16 janvier, un mouvement de contestation très fort est né dans le monde agricole. Il semble différent des mobilisations habituellement encadrées par le premier syndicat d’exploitants, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles). Quel regard poses-tu sur ce mouvement ?

Hugo Persillet : Je dirais que c’est logique qu’un mouvement de protestation arrive maintenant, mais que sa forme est aussi une surprise. Logique parce qu’il y avait déjà de nombreux signes qui montraient qu’on allait atteindre un point d’exaspération maximal dans le monde agricole. Et parce qu’à cela s’ajoute un calendrier politique où se croisent à la fois les élections européennes de 2024, les élections dans les chambres de l’agriculture (février 2025) et le salon de l’agriculture, qui est dans un mois. En plus, nous sommes en période hivernale, c’est plus commode pour mobiliser les agriculteurs. On pouvait donc s’attendre à ce qu’il y ait une montée en force des organisations syndicales sur leurs sujets.

Mais il y a aussi une surprise face à l’ampleur et la vitesse du mouvement. Elle nous pousse à le regarder de plus près et on constate déjà des signes de débordement des appareils syndicaux, notamment de la FNSEA. Ce qui nous fait dire qu’on est face à un moment historique, qu’on n’avait pas vu depuis très longtemps.

Tu parles d’une exaspération du monde agricole, est-ce que tu pourrais détailler ?

Hugo Persillet : Les injonctions contradictoires qui sont faites au monde agricole ne cessent de s’aggraver. On lui demande de prendre en compte une demande sociale environnementale de plus en plus grande… tout en continuant à le contraindre à être dans un projet de sur-industrialisation et de sur-capitalisation des fermes. Les agriculteurs se retrouvent complètement compressés. Enfin, on a une crispation et un sentiment d’être menacé face à la montée de l’écologie politique, ça donne un cocktail explosif.

Tu dis que la mobilisation est inédite. Mais en quoi ?

Hugo Persillet : Le mouvement est historique par son ampleur. Pour voir des occupations, des blocages et autant de tracteurs sur les routes, il faut remonter au moins au début des années 90, voire avant. J’habite à Grenoble. Une occupation de plusieurs jours, sur plusieurs autoroutes en même temps, je n’avais jamais vu ça en 20 ans.

Autre fait qui est passé un peu sous les radars, c’est ce qui se passe dans les Corbières, le Minervois, ou plus généralement dans l’Aude. Là-bas, il y a une colère viticole complètement incontrôlable par les appareils syndicaux, en tous cas nationaux, qui a démarré dès la mi-novembre. C’est aussi un des points de départ au mouvement actuel, même s’il reste régional, spécifique à la question viticole et à la tradition de lutte du comité d’action viticole. Pour que le lecteur comprenne bien : les comités d’action viticole (CAV) apparaissent dès les années 1920 avec une grande culture de l’action directe. Dans les années 1970, il a été impliqué dans des affrontements où il y a eu des morts, avec des situations quasi insurrectionnelles [ndlr : voir affrontement de Montredon en 1976]. Il y a de ça actuellement dans l’Aude. En ce mois de janvier, il y a eu une attaque à la bombe de la Dreal à Carcassonne, ou encore l’incendie de la MSA à Narbonne. Dans le coin on a aussi des barrages filtrants qui arrêtent les camions venant d’Espagne, ouvrent les camions et brûlent les fruits et les légumes étrangers. On est sur un très haut niveau de radicalité, qui n’est absolument pas assumable par les centrales syndicales.

On a aussi eu un « effet gilets jaunes » avec ce qui s’est passé en Haute-Garonne au mois de janvier. Là, il y a eu une dynamique de débordement de la FNSEA et des JA (Jeunes agriculteurs) avec une blocage illimité de l’autoroute A64. Ce blocage, et ceux qui ont suivi, ont déjà réussi à obtenir la baisse du prix du GNR (gazole non routier). Le mouvement a été tellement fort que Gabriel Attal s’est senti obligé d’aller annoncer ses mesures sur place et non pas à Paris devant les centrales syndicales. On voit bien que le gouvernement est précautionneux face à cette mobilisation, il y a une incertitude sur la manière dont les choses vont se passer.

Autre élément qui varie par rapport aux mobilisations habituelles menées par la FNSEA, c’est le rôle important joué par le deuxième syndicat d’exploitants agricoles, la CR (Coordination rurale).

Hugo Persillet : Oui. Rappelons qu’il y a trois grands syndicats qui se partagent les chambres d’agriculture. La Confédération paysanne, issue de la gauche paysanne [ndlr : 20% des voix chez les exploitants agricoles lors des élections des chambres d’agriculture en 2019] est minoritaire. La FNSEA, qui fait alliance avec les JA [ndlr : 55% aux dernières élections à elles deux], a remporté presque toutes les chambres. Mais il y a aussi la CR, [ndlr : 21,54%] née des grands mouvements sociaux agricoles du début des années 1990 et issue d’une scission de la FNSEA. Elle a remporté 3 chambres en 2019. C’est un syndicat assez dur à situer puisqu’il regroupe un spectre assez large de tendances, qui peuvent varier selon les départements. La CR est assez centriste à certains endroits et clairement affichée comme d’extrême droite à d’autres.

Mais il ne faut pas mettre un signe égal entre la FNSEA et la CR, même si ces syndicats peuvent se rejoindre sur certaines revendications. Quand la Coordination Rurale est aux manettes dans une chambre d’agriculture, elle défend et applique une volonté de maintenir un nombre de paysans important sur le département. Ce n’est pas le projet de la FNSEA. De ce fait, nous ne pouvons pas considérer que la CR appartient au complexe agro-industriel.

Qu’est-ce que le complexe agro-industriel ? Et que signifie de ne pas y appartenir ?

Hugo Persillet : C’est un objet conceptuel que l’on définit dans notre ouvrage Reprendre la terre aux machines. Le complexe agro-industriel est constitué d’une part, par les multinationales qui interviennent en aval de la production, à savoir celles de l’agro alimentaire et de la grande distribution. D’autre part par les multinationales dites « de l’amont » : celles qui produisent des semences, des machines et des produits phytosanitaires. Mais le complexe agro-industriel, c’est aussi l’État, dans la manière dont il a développé l’agriculture depuis 70 ans, la recherche appliquée et la FNSEA comme appareil syndical national – et qui n’est pas l’électeur ou l’encarté FNSEA de base.

Le complexe agro-industriel a œuvré à la diminution du nombre de paysans en demandant aux agriculteurs une productivité toujours plus élevée et en les poussant à remplacer le travail vivant par le travail mort – les machines. Dans les années 1980, il y avait encore un million de fermes, et on avait déjà perdu 80% de la population agricole présente après-guerre. Aujourd’hui, on est à moins de 380 000 fermes. Or le projet officiel du ministère, partagé par la direction de la FNSEA et tout le complexe agro-industriel, c’est de ne pas remplacer les paysans qui vont partir à la retraite et donc de descendre à court moyen terme à 250 000 fermes. Avec toujours plus de mécanisation et de chimie. En tant que militant pour une agroécologie paysanne, nous pensons que c’est lui l’adversaire. Or la CR ne peut pas être strictement rangée dans ce complexe. C’est un objet un peu non identifié mais qui s’est construit sur la colère paysanne, notamment vis-à-vis de certaines pratiques de la FNSEA.

Tu veux dire que la CR serait une alliée de l’agroécologie ?

Hugo Persillet : Non, je n’irai pas jusqu’à la classer comme une alliée, car sur énormément de points on est en désaccord. Je dis juste qu’on ne peut pas mettre un signe égal entre elle et la FNSEA simplement parce qu’elle est d’accord sur la réduction des normes environnementales. Elle ne s’est pas constituée de la même manière et elle signifie autre chose. Ce qu’elle exprime en ce moment, c’est vraiment l’expression de la colère, un peu désordonnée, un peu brute.S Son renforcement était un signe avant-coureur que peut-être la structure historique de maintien de l’ordre qu’est la FNSEA allait se faire bousculer.

Il va falloir être attentif à la manière dont les choses vont se dérouler dans les prochains jours. Rien qu’aujourd’hui [ndlr : mardi 30 janvier], il y a deux actions qui sont menées en parallèle. D’un côté le siège de Paris, opéré par la FNSEA. De l’autre, la montée de colonnes de tracteurs depuis le sud-ouest, en passant par l’Ouest, qui souhaite s’attaquer à Rungis. On voit d’entrée de jeu que la réponse du ministère de l’Intérieur n’est pas la même en fonction des actions. La première ne subit pas de répression. Par contre face à ceux qui veulent « attaquer Rungis », il a déjà annoncé qu’il y aurait une concentration de policiers.

Puisque la FNSEA est en partie à la manœuvre dans ce mouvement, n’y a-t-il pas un risque que celui-ci aboutisse simplement à une réduction des normes environnementales ?

Hugo Persillet : Oui, c’est un risque. Mais il faut préciser que la baisse des normes environnementales n’est pas simplement un projet de la FNSEA mais du complexe agro-industriel tout entier. Sur ce point, l’État joue d’ailleurs un double jeu. Il est bien content qu’il y ait un rapport de force qui émerge publiquement pour pouvoir renoncer aux promesses environnementales qu’il avait faites d’autre part.

À l’Atelier paysan, on dit souvent que la politique agricole de l’État est une non politique. Parce qu’il fait toujours ce geste de développer l’industrialisation et la capitalisation des fermes, tout en essayant d’augmenter les contraintes environnementales. C’est par exemple ce qui avait été fait avec la fin de l’exonération du GNR (exonération qui date de 1956), adoptée en 2015, avec les accords de Paris. Selon ces accords, l’État ne peut plus proposer de politique publique qui favorise la production de CO2. Face à la mobilisation des agriculteurs, le gouvernement a mis un coup de braquet dans l’autre sens, cela va lui poser quelques problèmes juridiques mais c’est loin d’être un gros renoncement politique.

Mais on peut craindre autre chose du mouvement. Une partie du monde agricole se sent acculé par cette injonction contradictoire – produire mieux mais à plus bas coût. Si bien qu’il finit par s’identifier à ce qui le détruit. Il finit par s’identifier au productivisme et aux pesticides. Ainsi, toute critique de ces derniers est prise comme une critique de lui-même. On peut donc craindre que le complexe agro industriel réussisse son coup et dirige la colère du monde agricole contre les militants écolos.

N’y a-t-il rien à attendre de positif de ce mouvement ?

Hugo Persillet : Si, ce mouvement permet de se parler. Ce que libère un mouvement comme ça, c’est du temps. C’est la possibilité de se retrouver en dehors des fermes et de passer des soirées et des journées à discuter. Et l’extrêmement bonne nouvelle, qui n’était pas gagnée d’avance, c’est que tout le monde est bienvenu sur les rassemblements des agriculteurs.

Qu’on viennent de l’agroécologie militante, du monde conventionnel, on a beaucoup de choses en commun. Et quand tu fais un peu parler les gens sur les blocages, les premiers mots ça va être « productivisme » et « pesticides » mais en allant plus loin les agriculteurs parlent du risque de disparaître, de revenu et de catastrophe climatique.

Face au projet du complexe agro-industriel, la multiplication des pratiques agroécologiques est-elle la solution ?

Hugo Persillet : Aujourd’hui, une ferme qui s’engage dans une démarche agroécologique est aussi obligée de s’engager commercialement vers un public de niche, en allant chercher le segment le plus privilégié de la demande. Or ce segment plafonne à moins de 10% de la demande depuis plus de 20 ans – avec une compétition au sein même de cette niche.

En 2022, la demande en bio s’est effondrée. C’est aussi une des causes de la colère paysanne actuelle. Le marché a signé la fin de la récrée, la fin de l’illusion selon laquelle toutes les fermes allaient pouvoir tranquillement transitionner vers de l’agroécologie une fois qu’on aurait bien convaincu chaque paysan qu’il était un pollueur. En fait, ce n’est pas possible, il y aura toujours une énorme partie de la population qui n’aura pas accès, par manque de moyen, à cette alimentation plus coûteuse et donc plus chère.

C’est pour cela que pour l’Atelier paysan, la solution c’est une sécurité sociale de l’alimentation ?

Hugo Persillet : On pense que c’est une des solutions possibles, mais ce n’est pas la seule. Effectivement, au vu de tout ce que je viens d’expliquer, nous pensons qu’il n’est pas possible de se contenter de réclamer plus d’agroécologie. Encore moins en essayant de tordre le bras à chaque paysan sur sa ferme et en l’obligeant à adopter telle ou telle pratique. C’est voué à l’échec puisqu’il n’y a actuellement pas de modèle économique permettant que tout le monde face sa transition.

Donc, pour généraliser une agroécologie, nous pensons qu’il ne faut pas seulement amener une offre alternative, mais également modifier la demande. Pour cela, une des propositions pourrait être de créer une nouvelle branche de la sécurité sociale, dédiée à l’alimentation. L’idée serait de lever une cotisation sur l’ensemble des revenus. Les plus riches paieraient beaucoup plus que les plus pauvres, pour les classes moyennes ça serait une espèce d’opération blanche et les plus pauvres d’entre nous cotiseront beaucoup moins que ce qu’ils recevront. Ainsi, chacun recevrait une somme d’une monnaie marquée (équivalente à 150€ par exemple) qui ne pourrait être utilisée que dans les magasins dont la production serait homologuées démocratiquement, grâce à des caisses de sécurité sociale alimentaire les plus locales possibles.

Ainsi, on créerait une demande nouvelle, constituée d’un public qui aurait les moyens de choisir des productions issues de l’agroécologie. Evidemment, pour produire toujours en quantité en enlevant de la chimie et des machines, il faudrait bien évidemment augmenter drastiquement le nombre de travailleurs agricoles.

 

*Notre collègue Ricardo Parreira, qui a pris les photos de cet article, s’est fait menacer lors de son reportage par les militants d’un groupuscule d’extrême droite, en marge de la mobilisation des agriculteurs à Montpellier le 26 janvier. Nous lui adressons tout notre soutien. De telles attaques doivent cesser.

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